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PrologueChapitre1Chapitre2Chapitre3Chapitre4Chapitre5Chapitre6Chapitre7Chapitre8Chapitre9Chapitre10Aujourd’huiChapitre11Chapitre12Chapitre13Chapitre14Chapitre15Chapitre16Chapitre17Chapitre18Chapitre19Chapitre20Chapitre21Chapitre22Chapitre23Chapitre24Chapitre25Chapitre26Chapitre27Chapitre28Chapitre29Chapitre30Chapitre31Chapitre32Chapitre33Chapitre34Chapitre35Chapitre36

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Chapitre37Chapitre38Chapitre39Épilogue

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Lecridusilence

AngelAREKIN

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L’auteurestreprésentéparBlackInkEditions.Tousdroitsréservés,ycomprisledroitdereproductiondecelivreoudequelquecitationquecesoitsousn’importequelleforme.

Nomdel’ouvrage:LecridusilenceAuteur:AngelAREKINSuiviéditorial:SarahBerziou

©BlackInkEditionsDépôtlégaljuin2019

Couverture:©BlackInkEditions.RéalisationElisiaBlade–SweetContours.CréditphotosShutterstock.ISBN978-2-37993-012-6

BlackInkEditions23chemindeRonflac17440Aytré

NuméroSIRET84065858700018Contact:[email protected]:www.blackinkeditions.com

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TabledesmatièresPrologueChapitre1Chapitre2Chapitre3Chapitre4Chapitre5Chapitre6Chapitre7Chapitre8Chapitre9Chapitre10Aujourd’huiChapitre11Chapitre12Chapitre13Chapitre14Chapitre15Chapitre16Chapitre17Chapitre18Chapitre19Chapitre20Chapitre21Chapitre22

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Chapitre23Chapitre24Chapitre25Chapitre26Chapitre27Chapitre28Chapitre29Chapitre30Chapitre31Chapitre32Chapitre33Chapitre34Chapitre35Chapitre36Chapitre37Chapitre38Chapitre39ÉpilogueRemerciements462

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Autrefois

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(Avantqueletempsnes’arrête,quemesyeuxtemettentànu,quejesachequituesvraiment…Avant)

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Prologue

Lecorpsreposaitaumilieudesherbesfolles, leventbalayait lapeaunueetmeurtrie.Desserpentsdeglaceetdesangsetissaientsurl’épidermegonflé.Descheveuxcollésparlapluiecommençaientàsedétacher,lesmèchesfrissonnantsous la tempête menaçante. Les yeux verts, vides et ternes, striés de rouge,semblaient fixer un point vers l’infini, par-delà les falaises de gneiss, endirectiondel’océanetdel’horizon.Lesoleilavaitdisparuderrièrel’armadadenuagesquilivraitbatailleau-dessusdeseaux.Lefracasdelahouleécrasaittouslesautressonsenheurtantlesrochers.Sionprenaitdelahauteur,telunoiseauvoltigeantenamontdel’île,onn’auraitvuquelasilhouettepâleetsublime,auxcourbeslongilignes,étenduesurleborddelacorniche,lesbrastendusverssondestin, l’herbe verte lui tenant lieu d’écrin. Le paysage était presque tropmagnifiquepourque laviedisparaisseainsi.Maissionserapprochait,battantdes ailes au-dessus de la forme allongée, alors on aurait remarqué lemasqued’effroiplaquésurlevisage,laboucheentrouvertesuruncri,lesourirefacticepeintdesang tranchant les lèvres jusqu’ausommetdes joues, lagrimacede lamorts’exposantsoussesfeuxlesplusterribles,etleventreouvert,dégarnissantlapeaujusqu’aupubis.Alors,malgrélabeautédeslieux, l’horreurdelascèneaurait heurté le plus sensible des êtres vivants. Le sommet de la falaise étaitdevenuuntombeaudanslequelunmonstreavaitdéposésonoffrande.Ilcontemplaitdepuisunlongmomentlacréaturemeurtrie,ungoûtamerdans

labouche.Ungoûtd’inachevé.Aigreetmétallique.Marquéparsonéchec,unelarmesolitaire roulasursa joue, tandisquesonvisages’offraitsans faillirauxélémentsglaciauxquis’emparaientdel’île.Au-dessusdesatête,lesnuagesserassemblaientetlesembrunsparvenaientjusqu’àluietmouillaientsapeau.Ill’avaitfait.À cette pensée, son cœur se comprima si violemment qu’il en éprouva la

douleur, lapeuret la jouissanced’uneextrémitéà l’autrede sonêtre. Il rejetacetteimpressionnouvelle,luttacontrelui-même,maisfaceàcecorpsqu’ilavaittantdésiré, ilfinitparsavourer lefragmentdesonespritquiétaitdifférentdesautres.Ilenprenaitàpeineconscience.Unesecondeplustôt,laviepalpitaitencore

sous ses mains, les cris se perdaient dans le silence, seulement rompu par lesifflementdes rafales.Son sexe était dur, son envie si tenacequ’elle terrassait

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touteraison.Fauchéparlaréalitédesongeste,iltombaàgenoux,prèsducorpsdélaisséen

unepostureétrange,auxmembresunpeutordusparlesviolencesqu’illuiavaitportées.Leremordsetlaterreurl’assaillirentetmanquèrentdelefairevomir.Ilse retintdepeu. Ilnepouvaitpas laisserde traces ici,mêmesi la tempête leseffacerait mieux qu’un détergent. Il s’essuya la bouche, puis les yeux. Il seredressa, frotta ses mains poisseuses de sang sur son pantalon, avant de lesenfouirdanslespochesdesonmanteau.Lefroidluimordaitlachair,maisilseforça à rester encore un peu.La nuit grignotait les contours du fjord.Bientôt,parmilavégétationluxuriante,ilneverraitpasassezpourretrouversonchemin,mais peu lui importait pour l’instant. Il ne pouvait se résoudre à l’abandonnertoutdesuite.Ilsegorgeaitdesavision,del’effroiqu’ilressentait.Soncœurétaitcisaillé par la douleur. Jamais il n’avait éprouvé un tel magma de sentimentscontradictoires:ledésircombattantlatristesseetl’horreur.Etl’envie…encore.Pulsant.Irriguantsesveinestelunpoisonmortel.Ilpinçaleslèvres,s’approchaduborddel’escarpementunedernièrefoispour

contemplerlevisageabîméqu’ilavaittantembrasséavantdeledéfigurer,puisd’ôterlavie.Cetteviequiavaithurléentresesbras.Ildéglutit,sedemandasi,perduainsiaumilieudenullepart,surlecordondes

falaisesacéréesdominantlefjordsolitaire,lecadavreseraitunjourretrouvé,silapoliceprofanerait ce lieu sacré, si celui-ciperdraitde samagie,outragépardespasinconnus.Ilformadanssonespritlapenséefugacequelecorpsputréfiénemanquerait pas d’être déplacé, conduit dansunemorgue stérile pour y êtredécoupé, dégarni de sa chair, violenté d’unemanière tout aussi terrible que lasienne. Il ne resterait rien de cette nuit qu’il avait partagée avec la silhouetteétenduesurl’herbe.Elleseraitsouillée.Ilenconçutunevivecolère.Sesmainssemirentàtrembler.Ilnevoulaitpas

que l’on y touche. Elle lui appartenait, il l’avait possédée si étroitement, sicharnellement…Ilessayadeserassurer.Ilsetrouvaitsurleshauteursisoléesdel’île.Ici,qui

s’aventurerait en dehors d’un randonneur ? Lamauvaise saison approchait, laneige recouvrirait la terre trèsbientôt et lanuitpolaire étendrait ses tentaculesau-dessusdesmontagnes.Oui,pourl’instant,personneneviendraitoutragercetendroitettouchercecorpsquiétaitàlui.Oui, voilà… tout irait bien. C’était juste une fois. Maintenant, tout était

terminé.Toutrentreraitdansl’ordre.Ilenétaitconvaincu.Ilnerecommenceraitpas. C’était juste pour elle. Ce désir morbide et violent désormais assouvi, il

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allaitsecontrôler.Ilenétaitcapable.Oui…ilnetueraitplus.

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Chapitre1Été2002,MajaLa baie d’Unstad étaitmagnifique sous le soleil deminuit.Des nuances de

rouge,deroseetd’orangécréaientdesrefletsfabuleuxsurleseauxvertesdelamer deNorvège. Il était vingt-trois heures passées et l’astre lumineux coloraitencore le rivage, lesmontagnesenformedecrocset lesétenduesd’herberasequientouraientlabaie.Uneidéedemonfrèrequedevenirsurferpendantquelesoleil deminuit nous offrait de la lumière, sur l’une des plus belles plages del’archipel. Les rouleaux étaient plus paisibles qu’en hiver où le vent, la nuitpolaireetlefroidrendaientlesurftripbeaucouppluspérilleuxqu’enété.Etonn’étaitpasobligédeporterlacombinaisonsexyquiallaitdepair:cagoulesurlatête,chaussonsetgantspourparfaireletableau.L’eauavoisinaitaujourd’huiles14°,uneaubainepournous.D’ordinaire,elleauraitpucongelerunphoque!Lachaleurestivalen’avait jamaisétésiélevée.L’archipeldesLofotenconnaissaitl’un de ses plus beaux étés, et nous comptions bienmettre à profit ce tempssuperbe.Je plantai ma planche dans le sable blanc, contemplai la houle qui nous

attendait, poings sur les hanches, tandis que mon frère, main en paravent,observait lesquelquessurfeursdéjàà l’œuvre.Lespotétaitconnu,mais iln’yavait jamais foule dans l’eau glaciale. Quelques touristes avaient installé leurbivouacdansl’herbenonloinetprofitaientdesmerveillesqu’offraitnotreîle.Laplus splendide au monde à mes yeux, malgré ses températures polaires et sarudesse.Erlendpassalamaindanssescheveuxenbataille, tournala têteversmoiet

plongeasesprunellesgrisesdanslesmiennes.—Tuesprudente,Maja.J’aipasenviederaconteràpapadequellefaçontu

t’esnoyée.—Auxdernièresnouvelles,jesurfemieuxquetoi!repartis-je.—Danstesrêves,sœurette.Ondiraitunebaleineéchouéesuruneplanche!J’hésitaiàluibalancermonmajeurauvisage,maismecontinsquandMadise

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campaentrenous.Mouléedanssacombinaisonnoire,elleobservaàsontourlahoulevigoureuse,levalesbrasausoleiletpoussaunpetitcridejoie.—C’étaitunesuperidéedeveniricicesoir!Commequoi,çat’arrivedete

montrerintelligent,Erlend!Monfrèreluitiralalangue.—Comme quoi, certaines personnes sont plus secourables que d’autres, se

moqua-t-ilenretour.Le restede labanded’Erlendcommençaitàaffluersur laplage, rompant la

sérénitédelabaiepardesriresetdescrisd’allégresse.— J’ai toujours de bonnes idées, ajouta-t-il en lui décochant un clin d’œil.

C’estmoiqui t’aioffertcetteplanchepour tonanniversaire.C’estmoiqui t’aiditquelescheveuxcourtsterendraientenfinsexy!Faussementexaspérée,Madisecoualatêteetm’adressaunegrimaceenguise

deréponse.Jemanquaidepoufferderire.Madiétaitlameilleureamiedemonfrère,maisellejouaitaussipourmoilerôledegrandesœuretparfoismêmedemaman. Elle m’aidait à supporter le caractère agaçant d’Erlend ainsi que lesaffres de l’adolescence depuis le décès de notre mère voici dix ans. Tout cequ’Erlendn’étaitpasenmesuredem’expliquer,Madis’enchargeait.C’étaitellequi m’avait accompagnée acheter mes premiers soutiens-gorge, mes premierstampons,mapremièrepilule,ellequiavaitséchémeslarmespourmonpremierchagrin d’amour, un garçon qui n’avait pas daigné répondre àmon invitation.J’adoraisMadi,autantquemonfrèrel’aimait.Affichantuneminenarquoise,Madi se tourna faceàErlend, croisa lesbras

surlapoitrine,puis,défiante,luibalança:—Erlend,ledernierdansl’eauestunnul!Sansattendrederéponse,ellesaisitsaplancheets’élançaverslespremières

vaguesenriant.Prisdecourt,Erlendmejetauncoupd’œildécontenancé,avantdegrognerunjuron,des’emparerdelasienneetdecourirderrièresonamieàtoute vitesse. Les cheveux blonds deMadi, coupés très courts à la garçonne,prenaient des teintes pourpres saisis dans le soleil de minuit, alors que ceuxd’Erlend,aussinoirsquel’ébène,seconstellaientd’or.Arméedesaplanche,MadidevançaErlenddepeuenpénétrantdansleseaux

verdoyantes. Elle poussa un cri de triomphe et nargua mon frère en setrémoussant sur une danse de la victoire cocasse. Ce dernier pesta, avant derigoleràsontour.Ilss’enfoncèrentsanstarderdanslamer.Jesourisenlesregardant.J’étaiscontented’êtrelà.Pourlapremièrefoisen

quinze ans, Erlend me traînait avec sa bande d’amis sans que notre père ait

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besoindeluiforcerlamainaupréalable.Dedeuxansmonaîné,cen’étaitpastoujoursdrôlepourluidemegarderàl’œilquandilsortaitavecsespotes,maisl’hôtel dema famille, d’anciennes cabanes de pêcheurs réaménagées, exigeaitbeaucoup de temps et d’entretien. Notre père n’était pas souvent disponible,accaparéetdébordépar le travail.Contre songré,Erlendse retrouvait à jouerrégulièrementlesnourrices,maismaintenantquejedevenaisplusintéressanteetquejeneressemblaisplusàl’horripilantepetitesœur,ilrechignaitunpeumoinsàmetrimballeraveclui.AccompagnéedeJensetdeLeiv,descopainsdelabande,jem’avançaivers

les eaux froides de lamer deNorvège. Les deux garçons de dix-sept ansmereluquaientdèsqu’Erlendregardaitailleurs,maismonfrèreadoréleuravaitdéjàvantélesméritesd’unebonnenoyadesi l’und’euxs’avisaitdemetoucher.Ilsavaient bien saisi le message, mais ça ne les empêchait pas de me fairecomprendre que je leur plaisais par de discrets clins d’œil ou des souriresintéressés. J’appréciais ces petites attentions, même si ces dernières n’iraientjamais plus loin.Mon frère y veillait, et j’étais bien trop complexée parmonphysique et mes formes ingrates, en particulier mes seins minuscules et mesfesses énormes, pourme faire des illusions.Une disproportion vicieuse qu’undieu avait dû trouver amusante. Un buste trop fin, un cul trop gros. Bref, jeressemblaisàuneamphore!Alors,quandJensmedécochaitunregardgorgéd’envie,çamerassuraitsur

mescapacitésàséduirelesexeopposé.Jen’avaisencorejamaiseudevraipetitami, enpartie à caused’Erlendqui faisait fuir lesprétendantspotentiels,maisaussi parce que ces derniers s’élevaient à un nombre ridiculement faible.SvolværétaitlacapitaledesLofoten,maisellen’enrestaitpasmoinsunepetiteville d’à peine quatre mille habitants. Ça réduisait considérablement meschancesde trouveruncopaindignedecenom.Unjour, j’auraipeut-êtreàmerabattresur l’undespotesd’Erlend,àdéfautdenouveautés,et lorsquece jourviendraenfin,l’apocalypseneseracertainementpasloin!Lafraîcheurde l’eaumesaisitmalgrémacombinaison.J’avais l’impression

deperdremesdeuxjambes.JensetLeivs’élancèrent lespremiers,habituésauspot de surf, même en hiver. Je les suivis rapidement et ne tardai pas àm’immergeravantquemoncouragenes’effrite.Latempératurebassecoupaitlarespiration,commesioninterrompaitbrusquementl’arrivéed’oxygènedanslespoumons.Enhiver,biensûr,c’étaitpire.Avecses4°enmoyenne,onn’yrestaitpasplusdecinqminutes,onn’accomplissaitquequelquesbrasses,onévitaitlesmouvementstropamplesetonsortaitviteseréchauffer.Au-delà,onrisquaitde

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mourir gelé, le corps figé par le froid. Lamer deNorvège était un paradoxe,aussi belle que les eaux bleues desCaraïbes et aussi dangereuse que les eauxtumultueusesdel’Arctique.Lapremièreimpressiondésagréablepassée,jenageaisurmaplancheversle

large,rejoignantErlendetMadi,etattendislabonnevague.Faceàmoi,labaied’Unstads’ouvraitetoffraitsonabondancedecouleurs.Lahouleétaitdenseetjememisàrameravecardeur lorsquej’avisaicellequej’attendais.Jepoussaisurmesmains,prisappuisurmesbrasetmeredressaienavant,pourmelaisserentraîner par la vague. L’écume recouvrit ma planche, le vent rafraîchit mesjouesetsecouamescheveux.J’étaisgalvaniséeparlamontéed’adrénaline.Priseparl’excitationdutubequis’ouvraitdevantmoi,j’entendistroptard:—Attention!Maplancheheurtaviolemmentcelled’unautresurfeur. Je fusprojetéedans

l’eau à la vitesse d’un boulet de canon. La vague me submergea, le froidm’engloutit comme si de la glace rompait sousmon poids. L’eau gelée léchamon visage, s’engouffra le long de ma nuque, semblable à des fils barbelésécorchantmonépiderme,etmeparalysatoutentière.Tétaniséedurantuninstant,jemanquaideboirelatasseetdepaniquer.Jebattisdesjambespourremonter,alors que j’avais l’impression de m’enfoncer dans la mélasse, quand unenouvelle vague s’abattit sur moi et m’entraîna au fond. La baie d’Unstadcommençaitàressembleràuntombeau.Oùquejeregarde,jenevoyaisquelesabyssesnoirsetl’écumeblanchequibalayaitlasurface.J’agitailesbrasentoussenspourtenterdelarallier.Lafatiguegrignotaitmesmusclescarbonisésparlefroid,laterreurétreignaitmestripes,quandsoudaindeuxmainsvigoureusesmesaisirent sous les aisselles et me tirèrent vers la lumière. La première gouléed’oxygène brûla mes poumons, je toussai, crachai un peu d’eau et mecramponnaiàlaplanchesalvatricequel’onm’offrait.Uncorpss’abattitcontrelemienquandjemanquaideglisser,agitéeparlesondestelleunepoupéeprisedansunmaelstrom.Lesmainsagrippèrentlerebordpar-dessuslesmiennes,etlaplanche trancha les vagues jusqu’au rivage. J’entendaisErlend crier dansmondos,mais jemesentaisvidéedemesforces,seulementconcentréesur lesablequi se rapprochait de mon champ de vision. Malgré le corps qui m’écrasait,aucune chaleur ne passait à travers nos combinaisons. Je claquais des dents,commesilefroidétaitparvenuàrentreràl’intérieurdemoi-même.Quand le sable et les cailloux roulèrent enfin sousmespieds, un frissonde

soulagement s’empara de tout mon être. Dans mon dos, le corps s’écarta etm’aidaàmeredresser,unemainsurmeshanches.Cefutalorsquejelevis,etle

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frissonsetransformaenterreurmutique,mêléeàuneétrangefascination.CaernCorangemetenaitparlatailleetm’entraînaitverslerivage.Jecomprenaislescris d’Erlend maintenant, mais je ne parvenais pas à me retourner vers monfrère.Médusée,jecontemplaislamâchoirecarréedujeunehommeàmescôtés,lescheveuxbruns,dontquelquesmèchescourtescollaientsesjouesetsonfront,et les magnifiques yeux verts qui lui conféraient tout son magnétisme et sadureté.Encomparaison,l’écringlacéquejevenaisdequittern’étaitrienqu’unbacd’eaufroideridicule.Caern était le fils d’un promoteur immobilier qui avait fait fortune à Oslo,

avant de tout perdre au jeu et en boursicotage.Originaire desLofoten, il étaitrevenu s’installer dans la maison familiale après sa faillite, seul bien qui luirestait encore, pour fuir l’opprobre et se faire oublier. Du moins, d’après lesracontarsenville.Ilavaitramenéavecluisafemmeetsesdeuxenfants:AennaetCaernCorange,troisansplustôt.À peine sur le sable, il me lâcha. Je pliai aussitôt le buste pour posermes

mains sur mes genoux et reprendre mon souffle. Caern était connu pour êtreavareenmots,aussijefussurpriselorsqu’ilmedemanda:—Toutvabien?Jehochailatête,prisunelongueinspirationetrelevailesyeux.Jefusaussitôt

frappée par les deux émeraudes enchâssées à la place des iris et manquaid’avaler ma salive de travers. Mon frère détestait Caern pour une raisonmystérieuse ; je ne les avais jamais vus discuter ensemble au lycée oumêmes’approcher l’unde l’autre.J’ignoraispourquoi ilnourrissaitune telleaversionenverslui,maisencequimeconcernait,j’étaisloindelapartager.Peuimportaitce que pensait Erlend, je ne pouvais m’empêcher de le trouver attirant. Il nepossédait pas la beauté esthétique d’un modèle de magazine, plutôt une auraviking,plussauvageetplushostile,àl’imagedenosîles.Ilétaitsemblableauxmontagnes aux crocs acérés qui façonnaient l’archipel, offrant des paysagesaussisublimesqueredoutables.—C’estmafaute,jenet’aipasvu,déclarai-je.Désolée.Ilhaussalesépaules,l’airdes’enficher,puispassalamaindanssescheveux,

chassantlesmècheschâtainquilegênaient.—Tum’asfaitpeur,jenetevoyaispasremonteràlasurface.—Lefroidm’asaisie.—C’estplusdangereuxiciqueçan’enal’air.J’acquiesçaiquandunjuronnousinterrompit:—Putain!Caern,tupouvaispasfaireattention?Yapasassezdeplacedans

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labaie?Caern recula sans sourciller lorsque mon frère se précipita sur nous tel un

missile.—Iln’yestpourrien,jenel’aipasvuarriver!tentai-jedecalmerErlend.Ce dernier m’attrapa par le bras et m’attira vers lui sans m’écouter,

m’éloignantd’unbonpasde l’ombredeCaern.Au lieuderiposter,celui-cisecontenta de hausser une nouvelle fois les épaules. Ilme jeta un ultime regardrendant fou mon frère qui vomit une autre bordée de jurons, puis tourna lestalonsensilence.—Bordel,maisçat’écorchelabouchederépondre?Manifestement,oui!Caernnepritpaslapeinederétorquerquoiquecesoit.

Sans daigner se retourner, il ramassa sa planche de surf et s’éloignatranquillementversunsacetdesserviettesjetéesentassurlaplage.Jelesuivisdesyeux jusqu’àcequ’Erlendme tirepar lebras,m’attrapepar lesépaulesetm’obligeàleregarderenface.—Est-cequeçava?—Plusdepeurquedemal.—Tum’asfichuunedecesfrayeurs,Maja.Merefaisplusjamaisça.—Onpourraitcroirequetutiensàmoi.—Dispasdeconneries!Ilmeserradans sesbrasenuneétreintebourrue,pleined’affection,quime

tiraunsourire.Enm’écartant,jedésignaiCaernd’uncoupdementon.—Tun’avaispasderaisondeluicrierdessus.—C’estluiquit’aheurtée.T’auraisputenoyer.Bonsang,j’aipasenvieque

tudisparaissesdemavie,mêmesit’eschiantelaplupartdutemps,etqu’est-cequej’auraisracontéàpapa,hein?L’ombredemamanvoguauninstantentrenous.Jesecouailatêteetluipinçai

lebiceps.Ilm’accordaenfinunsourire.Unbrasautourdemanuque,ilmeguidavers nos affaires et me lança ma serviette pour que je puisse me sécher lescheveux et le visage.Madi et les autres nous rejoignirent peude temps après,s’assurèrentquej’allaisbien.J’ôtaimacombinaison,passaiunt-shirtetunshortavantdemelaissertombersurlesablepourmeréchaufferausoleil.Lanuit,ilétait moins brûlant, mais il semblait irradier le ciel. Je fermai un instant lespaupièrespoursavourersachaleurtamisée,tandisquelesgarçonsdécapsulaientdesbières,puislesrouvrispourchercherdiscrètementdesyeuxlasilhouettedeCaern.Unpeuplusloin,prèsdesrochers,ildiscutaitavecsasœurtoutens’essuyant

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lafigureavecuneserviette.Aenna était plus petite que lui.De longues boucles auburn déferlaient dans

sondosetenveloppaientunjolivisage,maiscommeCaern,sabeautén’étaitpastraditionnelle. Elle reflétait la rugosité de nos terres. Froide, coriace etmagnifique.Caerndutsesentirobservé,car il tournala tête,balayalaplaged’unregard

circulaireets’arrêtasurmoi.Lefrissonrevintaussitôt, tourbillonnantaucreuxde mes reins, mais il s’enfuit aussi soudainement qu’il était arrivé. Pouraccaparer son attention, Aenna Corange se rapprocha de son frère, posa unepaumesursontorseetsaisitsamaindanslasienne.Unnœudmetorditleventre.Caernsedétournademoipourseconcentrersurelle.Presquefrontcontrefront,ils paraissaient chuchoter, leurs lèvres bougeant à peine, comme s’ilsprononçaientuneincantationocculteoudesmotsd’amour.—Ilssontsinistres,déclaraJens,àmescôtés.Unesueurglacéecoulalelongdemacolonnevertébrale,sansquejenem’en

expliquevraimentlaraison.Erlend les avait surnommés les Silent Twins, comme les jumelles

psychopathes anglaises, June et Jennifer Gibbons, qui avaient défrayé lachronique lors de leur arrestation dans les années 80. Ils étaient toujoursensemble tel le prolongement d’un corps, semblaient communiquer dans unlangage qui leur était propre et erraient dans les rues de la ville, enveloppésd’uneaurafantomatique.Ilsnes’adressaientauxautresquelorsqu’ilsyétaientforcés. Ils se comportaient demanière si ambivalente que les rumeurs allaientbontrainsurleurrelationet,commeilssefichaientdecequ’onpensaitd’eux,ils ne perdaient pas de temps à tenter de les éteindre. Ils adoraient jouer lesamantsmaudits.Erlendavaitentendudirequelorsquel’uns’installaitdansunepièce, l’autre prenait exactement lamême position dans une autre. Si on leurposait une même question, ils donnaient une réponse identique, alors qu’ilsn’étaientpascôteàcôte.Sil’unnemangeaitpas,l’autredévoraitdesquantitésde nourriture astronomique. Ils étaient complètement fusionnels etdysfonctionnels.Tout lemonde, àSvolvær, les regardaitd’unmauvaisœil.Lefaitqueleurfamilleétaitautrefoisl’unedesplusriches,etvivaitdésormaisdansunvieuxmanoirdéliquescentauxabordsdufjord,alimentait lesfantasmes.Lecomportement froid,distantetsulfureuxdes jumeauxnefaisaitque lesnourrirdavantage.Ilsnesepréoccupaientderienendehorsdeleurmoitié.C’étaitàcelaquejepensaisenlesobservant:deuxmoitiésdepersonnedésunies.Ilsétaientàlafois troublantsetfascinants.Ilscaptaient lesregards.Telsdesvoyeurs,nous

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cherchions à démêler la vérité du mensonge, mais les jumeaux Coranges’arrangeaientpourquecelle-ciresteinatteignable,jouantàlaperfectioncerôlequifaisaitjaser.Après avoir ramassé leurs affaires, ils s’éloignèrent vers la prairie et les

quelques maisons éparpillées d’Unstad, main dans la main. Toutes les pairesd’yeuxdelabandeétaientbraquéessureuxsansmontrerlamoindrepudeur.Monfrèremarmonna:—Ilsmefoutentlachairdepoulecesdeux-là.—Tucroisqu’ilselatape?renchéritLeiv.— C’est glauque, assura Madi en fronçant le nez, tandis qu’une boule se

nichaitdansmagorge.—ParaîtqueThéalesavussurlesquaisentraindeselécherlaglotteetqu’il

luitripotaitunsein.J’enfonçaimonmentonentremesgenoux.Erlendmejetauncoupd’œil,puis

grommela:—Parlepasdeçadevantmasœur.—Oh,çava,elleaplus…—Quinzeans!Luifourrepasdesidéesentête.Leiv m’adressa un sourire en coin, si bien qu’Erlend fut sur lui en moins

d’unedemi-seconde.Lesdeuxgarçonsroulèrentdanslesable.Leivétaitpliéderire, tandis que mon frère tentait de lui bourrer les côtes de coups de poing.L’empoignadetournaenfrancherigoladelorsqueMadisejetasureuxàsontour.Jem’endétournaietregardailasilhouettedesjumeauxentraindesauterd’un

caillouàl’autrepourgagnerlaprairie.Je ne pouvais nier cette aura lugubre qui les auréolait, comme s’ils

appartenaient à un vieux conte de Lovecraft. Lui, sculpture froide cachant lesangchauddesesveines.Elle,démoneauxcontourssublimeschargéed’attiserles pauvres mortels pour les conduire en Enfer. En dépit de la robe jaune etlumineuse qu’Aenna avait passée, sa grâce presque féline et son visage depoupée,elle ressemblaitàunecréaturepossédée. J’avaisbeau la regardersoustouteslescoutures, lemalsemblait larongeretdévorersasilhouette.Peut-êtreétait-ce dû à cette perfection rare, qui laissait penser que le Diable lui-mêmel’avaitfaçonnéepoursonplaisir.Jenemeleurraispassurcequim’inspiraitunetellemesquinerie,mais pour autant queCaernm’attirait, sa sœurme semblaitterrifiante.Aennatournabrusquementlatête,etmêmedelàoùjemetenais,sonregard

s’enfonçadanslemien.Jemesentismalàl’aise,commesiellemedéshabillait.

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Jenss’approchademoietmedonnauncoupdecoude.—Ignore-les,meconseilla-t-il.Jehochailatête,maisjenepusm’interdirededéviermonattentionsurCaern.

Monsoufflesecoupanet.Ilétaitentraindemedévisager.Jesentismesjouesrougiretbrûler.Ilattirasasœurversluietluichuchotaquelquesmotsàl’oreille.Celle-ciparut renifleravecmépris,nous fixaunedernière fois,puis tourna lestalons. Je restai muette de surprise lorsque je pris conscience que Caern meregardaittoujours.Moncœurbondit,etjesursautaiquandErlendsemitàcrierbrusquement:— Tu veux que je lui retire son t-shirt pour mieux t’aider à la reluquer ?

Occupe-toidetadégénéréedefrangine!Jemeredressai,piquéeauvif,maisCaernsecontentad’enrire,unrirequime

rentra sous lapeau tant ilmeparutgorgédedédain. Ilnepritpas lapeinederépondreàlaprovocationdemonfrère.—Qu’est-cequit’apris?m’écriai-je.— Je n’aimais pas sa façon de te mater. C’est malsain. Ces deux-là sont

pervers.Je détournai les yeux d’Erlend, mais Caern et Aenna reprenaient déjà leur

chemin.—Ondiraitqu’ilsprogrammentlemeurtredequelqu’un,c’estflippant,admit

Leiv,provoquantlelongdemacolonnevertébraleundésagréablefrisson.

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Chapitre2MajaJe sortais de Kringla Bakeri, l’une des plus délicieuses boulangeries de

Svolvær,arméed’uncinnamonroll1appétissant.J’avaisréussiàmesoustraireà

l’encombrante anxiété de mon père et d’Erlend en prétextant que Frøya, mameilleureamie,avaitbesoind’aideàlalibrairiedesesparents.C’étaitunpieuxmensongepourmedébarrasser d’eux.Depuis lamort demaman, l’un commel’autre se montrait étouffant. Je pouvais rarement faire un pas en dehors del’hôtelsansquejenesoisobligéed’êtreaccompagnéed’unchaperon,etc’étaitpiredepuisqueleLofotpostenavait titréenpremièrepage:«MeurtresordideauxLofoten»,déclenchantunvéritabletolléparmilapetitepopulationinsulaire,peu habituée à ce genre de crime sur ses terres. Le corps d’une jeune femmeavait été retrouvé sur le bord d’une falaise dominant la mer. D’après lesinformationsquej’avaisglanées,çafaisaitunmomentqu’ilypourrissait.Monpèrem’avait arraché le journal desmains, si bienque jen’eusguère le tempsd’enapprendredavantage.Lesconséquencessurmavieauraientpuêtrenulles,maisdesavoirqu’untueurrôdaitouavaitrôdéparminoussuffitàalimentersapsychose.Consigne : jenedevaisplussortirseule,mais lapunitionétait touterelative,jenemesouvenaispastellementdeladernièrefoisoùj’avaiseucettechance!Jemel’étaisdoncfabriquée.J’avaisdemandél’aidedeFrøya,aucasoùmon père ou Erlend appellerait la librairie, et je m’étais organisé une petitesortie.Lesoleilbrûlaitau-dessusdelaville.Lachaleurbattaitdesrecordscetteannée.Çaaurait étédommagedenepasenprofiter etde rester à l’hôtelpours’occuper des touristes. Oui, j’étais une vilaine ado à la recherched’indépendance,etsurtoutjefuyaislesresponsabilités.Àpeinesortiedelaboulangerie,jeprisladirectiondesquaisetdécidaideles

longer.Denombreuxzodiacsetbateauxmouillaientdansleport.Del’autrecôté,jepouvaisapercevoirsurl’éperonrocheuxlescabanesdepêcheursrougerubisquisedressaientsurpilotisau-dessusdel’eau.Lesrorbusseretrouvaientunpeupartoutsurl’archipel.Lepoisson,c’étaitlavieici.Lapêcheàlamorueoccupaitune bonne partie de l’année, mais les cabanes n’étaient plus utilisées par lespêcheurs.Laplupartavaientétéreconvertiesenmaisonsd’hôteouenhôtels.Le

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folkloredesLofotenattiraitdeplusenpluslestouristesquivenaientadmirerlesaurores boréales, le soleil de minuit et les baleines, sans compter le paysagesingulier de nos îles, ces morsures dentelées qui le marquaient, sa mer bleueprisedanslesfrimasdel’hiverousesvastesétenduesherbeusesetmarécageusesquis’esquissaientaunord.Jemordisàpleinesdentsdansmapâtisserie,savourantlegoûtdelacannelle

explosant sur mon palais, quand je sentis une présence dans mon dos. Unemèchedemescheveuxsesouleva,et leventn’avaitrienàyvoir.Jefisvolte-face, mon cœur bondissant soudain, et me retrouvai nez à nez avec CaernCorange.Avait-ilcaressémescheveux?Vêtu d’un jean et d’un t-shirt blanc, unemèche brune barrant son front, il

m’observaitdesonairperpétuellementsombre.Parautomatisme,jescrutaiàsadroiteetà sagaucheà la recherchedesa sœur,mais fus surprisedenepas ladécouvrir à ses côtés, scotchée à lui comme du chatterton. Il eut un rictus encomprenantlesensdemoninspection.—Aennan’estpaslà,meconfirma-t-il.Elles’esttordulachevilleendébutde

semaine.—Jesuisdésoléedel’apprendre.Je ne l’étais pas du tout ! Mais je fis mine que son sort me préoccupait,

toutefois,mon expression devaitmanquer de conviction, le rictus deCaern setransformaensourire,éclairantsonvisaged’ordinairesitaciturne.—Toiaussi,tuesseule,remarqua-t-il.—Monfrèren’estpasaussi…Bizarre?Sordide?Malsain?Jememordislalangued’avoirdébutécettephraseetdétournailesyeux.Le

silenceme répondit, soudain gênant.Nerveuse, je pinçai les lèvres et reportaimonattentionsurlui.Ilmedévisageait,sonvisagedenouveaurembruni.Jememorigénai intérieurement de l’avoir refermé alors qu’il semblait enclin àdiscuter.—Euh…je…çateditunepromenade?Étonné,ilhaussaunsourcil.—Commetulevois,jemesuisdébarrasséedemonfrère.J’enprofite.Situ

enasenvie…Mesjouesdevaientrougircommedesforges,maboucheétaitpâteuse.Jeme

sentaisaffreusementgauche. Il secontentadehocher la têteetdésigna lequaidésertd’uncoupdementon.Stupéfaitequ’ilaccepte,jepoussaimasalivedansmagorgeetm’élançaisurleponton,Caernàmescôtésaussisilencieuxqu’une

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tombe.J’hésitaisàmordredansmoncinnamondecraintedemecollerdusucrepartout commeunegaminemaladroite,mais le silencedevint particulièrementdérangeant. Je pris une petite bouchée que je mâchouillai timidement, et lelorgnai en tentant de me montrer discrète. Il dégageait une aura réellementinsaisissable.Ilsemblaitplusadultequelaplupartdesjeunesdesonâge.Peut-êtreavait-ilacquisdavantagedematuritéaprèslereversdefortunedesonpère.J’imaginais que cela devait être compliqué de réapprendre à vivre avec peulorsqu’onavaitconnulaluxuriance.Habiterdanscesordidemanoirsurlesbordsdufjordnedevaitpasaider.C’étaitunevieillebâtisseàmoitiécroulante,auboisetàlapeintureabîmés,auxtoitspentusdontlespointessemblaientcreverlecieletlesardoisess’effriter.Jejetaidansunepoubellelepapierdemongâteaulorsquejel’eusterminé,et

nousreprîmesnotreprogressionjusqu’àl’undespontsquireliaientlesdifférentsîlotsconstituantlavilledeSvolvær.Del’autrecôté, l’hôteldemonpèreetsespetitescabanesrougessepartageaientl’espacesurl’undesmonceauxderoche,plusloin,d’autrespetitesîlesmorcelaientlepaysage.—Oùest-cequetuveuxaller?medemanda-t-ilfinalement.Jen’enavaispaslamoindreidée.Audépart,jepensaismebaladerenvilleet

prospecter dans les quelques boutiques de Svolvær à la recherche de jolisvêtementspourlarentréescolaire,maismaintenant,jenemesentaispasdeluiproposeruneséancedeshopping.—Onpeutmarcherjusqu’àKjeøyakystbatteri,suggérai-je.Kjeøyakystbatterisesituaitàl’extrémitédel’îlesurlaquellesetenaitl’hôtel

demafamille.Onytrouvaitlesséchoirsàmorueetlesvestigesdel’occupationde la Seconde Guerre Mondiale. C’était un fantastique terrain de jeu quandj’étais plus jeune. Tout au bout, à Fiskerkona, on pouvait admirer la statuecélèbredelafemmedepêcheurquisaluaittouslesarrivantsdel’archipel.On s’y dirigea dans le silence, seulement rompu par l’agitation de la ville.

Arrivés près de l’hôtel, on contourna la bâtisse principale et on fit profil basjusqu’à ce que les habitations disparaissent de notre champ de vision. Çamefaisaitundrôled’effetdemecacheravecCaernCorange,l’undesSilentTwinsquemonfrèrehaïssait.C’étaitpeut-êtrepourcetteraisonqu’ilm’attirait,parcequ’ilavaitungoûtd’interdit.Ouparceque j’avaisenviedeconnaître lesecretqu’ildissimulaitderrièrel’aurasombrequil’enveloppaittelleunesecondepeau.Nousmontâmesune légère éminence et nous arrêtâmes aupiedde l’undes

blockhaus qui marquaient de leurs empreintes les déliés de l’îlot. Caern medésignaunpassageétroitdansleblocderoche.

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—Tuveuxyaller?Surprise,jescrutailetroubéantquis’ouvraitsurlesentraillesdelamassede

pierre.Jemeléchaileslèvres,unbrinanxieuseàl’idéedepénétrerlà-dedansencompagnied’ungarçonquetoutlemondeenvilleprenaitpourunjeunehommeimmoral, sans compter que j’avais l’interdiction formelle d’y aller. C’était unendroit dangereux. Outre qu’il traînait des tessons partout, c’était souvent lerepère de squatteurs et de quelques drogués. On n’en avait pas beaucoup surl’archipel,maiscommedanstouteslesrégionsdumonde,quelques-unss’étaientperdus ici. Cependant, c’étaitmoi, la fille irréfléchie, qui avais conduit Caernjusqu’àl’extrémitédel’île.Son regard au vert intense me sondait sans qu’il ne bronche. Il attendait

seulementmaréponse.Commejen’enfournissaisaucune,ils’approchademoi,se pencha à hauteur de mon visage et murmura de la même manière qu’ilsemblaitsanscessechuchoteravecsasœur:— Je n’ai pas l’intention de te manger,Maja. Rien que d’être avec toi, je

risquedemefoutreErlendàdos.—Pourquoitueslàalors?Ilhaussalesépaules.—Parcequej’aimebienteregarder.Le compliment se logea droit dans mon cœur, bien que sa façon de le

prononcer était troublante et nébuleuse. J’ignorais même si c’était une bonnechose.Dévorait-ilsesproiesencachette,àl’abrid’unblockhauspeut-être?Oubiensasœurlestransformait-elleencolliersd’osqu’elleaccrochaitensuiteau-dessusdesonlit?J’effaçaivitel’image.Jen’avaisjamaisvuCaernCorangeencompagnie d’une autre fille que sa sœur. En fait, je prenais conscience quej’étaislapremièreàmeretrouverseuleàseulaveclui.Alorssansdoutedisait-illavérité.Ildutlirelastupéfactionsurmonvisage.Unsourires’esquissasurseslèvres

pleines.—Àquoies-tuentraindepenser?—Je…jenet’aijamaisvusanstasœur.Un voile obscur traversa aussitôt ses traits, comme si parler d’Aenna le

dérangeait.Ilneréponditpas.Mesentantsoudainembarrassée,jepassaidevantluietgagnail’anfractuosité

parlaquelleonpénétraitdanslesentraillesdublockhaus.Ilfallaitquejeprenneune décision, rentrer ou poursuivre, mais au fond, la curiosité de pouvoirdécortiquer Caern Corange était la plus forte. Je devais découvrir ce qui se

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cachaitderrièrelesténèbresquil’enveloppaient,aupérildemeperdre.—Onyva?Ilmeregardameglisserdans le trouformépar lebétonet lavégétationqui

avaitreprissesdroitssurcettepartiedel’îlotetdisparaîtredanslanoirceurdel’abri.Jefaillisdégringolertêtelapremièredansl’escalierquejen’avaispasvu.Caernmerattrapainextremisparlataille,mestalonsmanquantdedérapersurleborddesmarches.Sansmelâcher,ilchuchota:—Attends.Ilattrapasonporte-clésmunid’unepetitelampetorchedanslapochearrière

desonjeanetbraqualefaisceauverslebasdel’escalier.Lepinceaudelumièrebalaya les profondeurs et rendit l’intérieur du blockhaus encore plus obscur,dessinant des ombres mouvantes, révélant les graffitis sur les murs, le bétonsouillé.Pas après pas, je descendis les marches. Le vent sifflait dans les couloirs

étroits etme hérissait les poils sur les bras. À peine en bas, Caern orienta lalampeversladroite.Uneporteenmétalrouillésedressaitsurnotrechemin,demême que sur la gauche, à ceci près que cette dernière était entrebâillée.J’essayaidel’ouvrir,maiscommeellerefusadebouger,Caerndutmedonneruncoupdemain.Lebruitdescharnièresetdubasdelaportequiglissasurlebétonet les cailloux résonna dans toute la bâtisse fatiguée par les ans, rongée etdévoréepetitàpetitparl’humiditédelamer.L’odeurdemorue,àlaquelletouthabitantétaitaccoutumé,imprégnaitleslieux,semêlantauxfragrancessalines.Unautrecouloirbasdeplafond,àlapeintureblancheécailléeetcouvertede

dessins, s’étirait devant nous. Mon cœur battait à toute vitesse. L’ombre deCaern,quiétaitdansmondos, s’étendaitpar-dessus lamienne, lanoyantdansses traits. Jemis le pied sur plusieurs tessons de bouteilles de bière. Le verregrésillasousmessemelles,brisantlesilenceétouffantquirégnaitici.Lachaleurétaitmoite,collantmont-shirtàmacolonne.LamaindeCaernseglissasoudainsurmonventre,etjemanquaidebondirde

stupeur et de pousser un hurlement. Il dut saisirma confusion ; ilme relâchaaussitôt et recula d’un pas, avec le faisceau de lumière qui éclaira brièvementson visage troublant. Il me désigna un chemin sur la droite qui semblaitdescendreplusbasdanslecœurdubunker.J’hésitai,monpoulspulsantencoretrèsfortderrièremescôtes.—Tuveuxquejepassedevant?meproposa-t-il.J’acquiesçai,songeantqueceseraitmoinseffrayants’ilouvraitlamarcheetsi

jepouvais legarderà l’œil.Ilmefrôladansl’étroitcouloir,puiscommençala

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descentedanslesprofondeurs.Lerayondelalampeétantassezfaible,jedusmerapprocherdeluipourvoiroùjeposaislespiedsdansl’obscuritédeplusenplusépaisse.Unefoisenbas,iltournaàgaucheets’enfonçaplusloindanslesdébrisdu passé. Son silence devint aussi éprouvant que l’endroit dans lequel nousévoluions.J’avaisbesoindelebriser,sanssavoircommentm’yprendre.Caernm’impressionnait etm’effrayait un peu. Jememordis la lèvre,me rapprochaiencorepournepasmelaisserdistanceretpercevoirlalumièresalvatrice,etfinisparlâchercommeunebombe:—Pourquoitun’asaucunami?Ils’arrêtabrusquementetjemanquaidem’aplatirlenezcontresonomoplate.

Iltournalatêtepar-dessussonépaule,maislalampedirigéetoutdroit,jenevisqu’uneombrevoguerau-dessusdesestraits.—Çaalemérited’êtreunequestiondirecte,admit-il.—Désolée…—Nelesoispas.Pourquoi…Ilhaussalesépaulesd’unairimpuissant.—Jen’aimepasbeaucoup lesgens,etplus lemondeestpetitetplus je les

déteste.—Petit?—Ici.Cetteîle.Ilrepritlamarcheetcontinuasaprogressiondanslecœurdel’abri.—OK,notreîleestpetite,maisenquoiçachangedesgensd’ailleurs?Dit la petite insulaire qui n’a jamais quitté son archipel de toute son

existence.Ilémitunricanement.—Lesgensjugenttoutletemps,sanssavoirquoiquecesoit.Ilsseregardent

ets’épientsansarrêt.—Jecomprends.Tupassesd’Osloàici.Çadoittechanger.Toutlemondese

connaîtàSvolvær,alorstusaisbien,lesrumeursvonttoujoursbontrain.Ilfautlesignorer.—Jenem’ensouciepas,rétorqua-t-il,maisjenem’attachepasnonplus.Il franchituneouvertureet entradansunepièce.Laporteenmétal reposait

contrelemur,détachéedesescharnières.Ilnerestaitriensouslepinceaublanc,justedesdétritus.L’odeurderenferméetdemorues’intensifiadansl’exiguïtédel’endroit.Caernmefitsignederetournerdanslecouloir.J’obéisetattendisqu’ilouvre de nouveau lamarche.On continuaquelquesmètres plus loin, jusqu’aupied d’un nouvel escalier, qui remontait cette fois. Je fixai son dos large et

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musclé tandis que nous l’empruntions. Il s’arrêta en haut des marches, jem’immobilisaiderrièrelui.Unvoiledelumièreéclairaitlefondducouloir.Nousnousyengageâmesaussitôtetàmesurequel’ons’enrapprochait,lepoidsdansmapoitrineparuts’alléger.Caernpoussalaporteetlesoleilpénétradansnotrechamp de vision. On cligna des paupières, éblouis, puis on s’approcha desouverturesquidéchiraientlebétonetdonnaientsurunevueépoustouflantedelabaiedeSvolvær.Lamerbleueetvertes’étendaitsousnosyeuxàpertedevue.Nousétionsdansl’ancienneplate-formedetir.Caernéteignitlalampetorcheets’adossacontrelemur,leregardbraquéen

direction du paysage. L’air plus frais de l’extérieur pénétrait dans la pièce etmalgré les débris qui gisaient sur le sol, l’endroit étaitmoins effrayant que lereste, même si je savais que nous devrions reprendre le chemin inverse poursortird’ici.Jem’approchaide l’ouverture,m’yaccotaietcontemplaimoiaussi lesoleil

quisemblaitirradierleseaux.Duboutdeslèvres,commeunsecret,j’osaidemander:—Pourquoimonfrèreest-ilfâchécontretoi?Une foisencore, le silenceme répondit.Caernne formulaitvisiblementune

réponsequelorsquelaquestionluiseyait.Jepivotaiversluipourleconfronterunebonnefoispourtoutes,maismeretrouvaisoudainfaceàsonbuste.Surprise,jetressaillis,maisnepusreculer,coincéecontrelebétondelacasemate.Jelevaides yeux confus vers lui. Son regard s’illumina, un rai de soleil plongeant enpleinsursesiris,lorsqu’ilsepenchaversmonvisage.Unrictuss’étenditsurseslèvres.—Erlendseraitfurieuxs’iltesavaitici,danscetendroitlugubre,seuleavec

moi.Unfrissonglacéserépanditdansmondos.—Detoutefaçon,c’estlapremièrefoisquejemeretrouveseuleavectoi.—Oui,maispeut-êtrequecen’estpaslapremièrefoisquej’essaiedel’être.J’arrondis les yeux, interdite. Caern s’approcha encore, son nez frôlant le

mien,etilmurmuradesavoixrocailleuse:—Peut-êtrequ’ilapeurpourtoi.—Pourquelleraisonaurait-ilpeur?Sonrictusparuts’agrandir,puissalanguepointaentreseslèvres,enparcourut

lasurface,tandisqu’ilfixaitlesmiennesavantderevenirversmonregard.—Parcequejem’intéresseàtoi.—Cen’estpasuncrime…

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Ileffleuramajouedelasienne,posasapaumeprèsdematêteetchuchotaàmonoreille:—Ilparaîtquejetouchemasœuraveccesmains…Ses doigts glissèrent le long de mon bras qui répondit à sa caresse d’un

frémissement.—…quejeluifaisdeschosesimmoralesetdégoûtantes,continua-t-il,alors

qu’ilseredressaitlégèrementjusqu’àpouvoirmeregarderdanslesyeux.Silesoleiln’éclairaitpluslapièceetsesprunelles, j’auraispuimaginerque

l’obscuritéavaitengloutil’espacedanslequeljemetrouvais.—Erlendpensequejepourraistetoucherdelamêmefaçon.Ici…Duboutdesonindex,ilfrôlamoncou,au-dessusdelaveinepalpitante.—…ici…Au-dessusdemonsein.—Ouici…Au-dessusdemonventrequisecreusa,marespirationsecoupantnetlorsqu’il

effleuramont-shirt.—Est-cequeçaterépugnerait,Maja,sijetetouchais?Mabouchedesséchéeneput s’ouvrir pour prononcer desmots intelligibles.

Comme je ne répondais pas, son index remonta lentement le long de monestomac,passadanslecreuxentremesseinsets’arrêtaau-dessusdemagorge.Ilenroulasesdoigtsautourdemoncou, jemanquaidepousseruncri.J’agrippaisonpoignetenunréflexeprimaire,maisilneserrapassapoigne.Ilpressasoncorpsplusgrandquelemiencontremoi, jusqu’àcequejepuissesentir touteslespartiesdesonêtreépousermescourbes.Ilredressamatêted’uneimpulsiondesamainsurmoncou,afindepositionnermeslèvresàlahauteurdessiennes.—C’estpourcetteraisonqu’Erlendmedéteste,déclara-t-ildesavoixgrave.

Parcequejeveuxsouillersapetitesœur.—Commetusouilleslatienne?murmurai-jeenréponse,medemandantoùje

trouvaissoudaincecourage.Il rit. Un rire sombre et rauque. Ses lèvres passèrent doucement sur les

miennes,melivrantleurlotdevibrations.—LesSilentTwinstuaientdesgens,Maja,ettumesuissansbroncherdans

unbunker isolé.Si je te faisais si peur que ça, tu ne serais pas là, à tendre taboucheverslamienne.Ilconnaissaitlesurnomdontl’avaitaffubléErlend,etilsemblaits’enamuser.—Jene…— Est-ce que je te répugne, Maja ? me redemanda-t-il avec un profond

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sérieux.—Jenesaispas.—Pourquoies-tulà?—Jenesaispas.J’étreignis plus fort son poignet à mesure qu’à chaque question, ses lèvres

continuaientdemartyriserlesmiennes.—Est-cequetuveuxquejet’embrasse,Maja?Moncœursetordit.Unedouleurpulsaenmoi.Sesdoigtsautourdemoncou

longèrentmesveinesetglissèrentsousmesoreilles.—Oui…Jen’euspasletempsderéfléchiràlaportéedemaréponse.Aucunsourirede

triomphe ou d’envie ne se peignit sur ses lèvres lorsqu’il les posa sur lesmiennes. Son visage aux contours sublimes et ténébreux remplit tout l’espacesousmesyeux.Jetressautaiaucontactdesalanguequiappuyacontremesdentspour que je le laisse franchir le dernier obstacle.Crispée de la tête aux pieds,j’enfonçailégèrementmesonglesdanssonpoignet,etentrouvrislabouche.Salanguetouchalamienneet,quellequesoitlavéritésursavie,sesmœursousapersonnalité, elle fut un instant occultée par la douceur dont il fit preuve. Ilm’embrassa avec une certaine langueur, comme s’il avait conscience qu’ilmedonnait mon premier baiser. Quand je fus familiarisée avec son goût, sonhaleine,sontoucher,sonhumidité,ilapprofonditsacaresse,pressamescheveuxdanssonpoing,sonautremainsaisissantmeshanchespourlesblottircontrelessiennes.Ilm’embrassalonguement,jusqu’àcequenousn’ayonsplusdesalive,puisil

s’écartademoi,plongeasesyeuxdanslesmiensetm’observa,enveloppédanssonsilencecoutumier.Ilôtasamaindemachevelureetlongeamamâchoireduboutdesdoigts.Puisildit,tranchantl’airavecsesmots:—Aennaserafurieusequandellel’apprendra.Jevoulusreculer,maisheurtailemuretsentisunedouleurirradierl’arrièrede

moncrâne.Troubléeet irritée, jedétournai lesyeuxmêmesi,au fonddemoncœur,jenourrissaisl’espoirqueCaernsaisissemonvisagepourmeconvaincrequecesmotsn’étaientnigravesniimportants,cependant,ilreculadanslapièce,détachant son corps dumien. Je frissonnai en son absence. J’eus le sentimentd’un baiser volé, qui nem’appartenait pas, et la question franchit mes lèvrescommesijejetaisausolunverrequisebriseraitenmillemorceaux:—Tutouchesvraimenttasœurdecettefaçon?Sonregardsebraquadanslemienetuneexpressiondecolèrechiffonnases

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traits.Unriremaussade luiéchappa.Sesprunellesd’émeraudeseconstellèrentdeglace,etillâchaens’éloignantverslaporte:—Ondevraitsortird’ici.

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Chapitre3CaernJemisplusd’uneheureàpiedspourrallierLeirosbakken,lapetiteroutequi

filaitentrelesbordsdufjordetlaforêt.Jetranspiraissouslachaleuretl’effort.J’étaisfatiguémaistellementsurlesnerfsquej’enressentaisàpeineleseffets.Je poussai surmes jambes, de plus en plus vite, puisme forçai à ralentir. Jen’étaispassipresséderentreraudomaine.Lanuitauraitdéjàdûcommenceràtomber,maisaveclesoleildeminuit,unecouleurpourpreetorangéeembrasaitlecieletretombaitsurlaterreenunemyriadedeparticulesmordorées.Prèsdufjord, les eaux changeaient de teinte et un feu semblait couver dans sesprofondeurs,prêtàlibéreruntrolldesmers.Jepassailamainsurmonfrontpouressuyerlasueur,m’arrêtaiaumilieudelarouteetfixaimesdoigts.Leveloutéde lapeaudeMaja s’imprimait encore sur leur extrémité.C’était grisant.Unechaleurrayonnaitdansmonbas-ventreàcesouveniretserpentaitlelongdemacolonne vertébrale jusqu’à ma nuque. Je fermai un instant les paupières, meremémorant le goût de sa bouche sur la mienne, puis crispai la mâchoire, denouveauagacé.Évacuanttantbienquemall’imagedelajeunefille,celledemasœurmepercutadepleinfouet.Aenna…Jemeremisàmarcher,sentantunedémangeaisoncouriràtraversmesveines.

Comment pouvait-on changer de peau, si ce n’était en en empruntant unenouvelle?J’aimeraismeglisserdansuneenveloppevierge,virer lamienneettoute la vie qui va avec, et renaître dans un corps neuf, innocent, dénué de lamoindre pensée obscure, détestable ou coupable. Aenna me reprochait cespensées ; elleenavaitpeur.Desonpointdevue,elleaimaitmoncorps,aussibienquematêteetmoncœur,sanssesoucierdesapparences,descommérages,des songes qui nous polluaient sans arrêt. Elle manquait cruellementd’objectivité.J’étaisunreptilecachésousunepeaud’homme.Jefermailepoing,fixaimachevalièreenargentdanslaquelles’enchâssaitle

valknut,lestroistrianglesentrelacés.Masœurdétestaitcettebagueetcequ’ellesignifiait. Elle représentait un symbole d’Odin, le Dieu de la mythologienordique, et évoquait lamort et la libération de l’âme.Le valknut associait lepassé, leprésentet le futur,et l’entrelacementdes trois trianglesmarquait leur

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unitéetleurpuissanceunefoisassemblés.J’étaistoutçaetrienenmêmetemps.Jemesentaisparfoisunifiéàmasœur,commesimachairaspiraitàredevenirsienne, et quelquefois, j’avais le sentiment d’être scindé, un fragment demois’étaitdétachéetavaitdisparuàtoutjamais.Jen’étaisplusrien.Nipoussière,nimorceaudeterre,niriend’humain.Justeunoubli.Unsouvenir.En face demoi, éclairés par le soleil deminuit, les contours sombres de la

maisoncommencèrentàsedécouvriraumilieudesbranchesdesapins.Lestoursérigées,commesortiesd’unvieuxbouquin,pointaienttellesdeslancesaffûtéesvers le ciel azuré. La peinture était claire, d’un beige délavé, mais tellementécailléequedepuislaroute,onl’auraitditeboufféeparlamoisissure.Mesaïeuxlui avaient donné le nom de Herregård av Stormen, « Le Manoir de laTempête », très approprié. La bâtisse avait été construite au sommet d’uneéminence, face au fjord, si bienque levent s’engouffrait dans le couloir et enfaisait gémir constamment la vieille structure. Le bruit de la charpente et desmurs donnait le sentiment dérangeant que le manoir était vivant, qu’il nousavalait dès qu’on passait la porte, nousmastiquait lentement jusqu’à ce qu’unjour,ilrecrachenososdanslaterresoussonventre.Jedétestaiscettebaraqueetcette île. Jememoquaisde l’argentquemonpère avait perduouqu’ondoivefaire gaffe à tout ce que l’on achetait,mangeait, dépensait. Jememoquais deporterencoremesfringuesd’ilyadeuxansoud’avoirquittélebelappartdanslequelonvivaitàOslo.Jememoquaisdescostumescravatedemonpèreetdumaquillage parfaitement apprêté de ma mère, qui s’étaient depuis longtempsévanouis.Toutelasuperficialitédanslaquelleonsevautrait.Non,çan’avaitpasréellement d’importance à mes yeux. C’étaient les conséquences du fiascofinancierdemonpèresurnotrefamille.Elleavaitexplosé,commesions’étaittenuaumilieud’unebombeàfragmentationetquedesboutsdenousavaientétééparpillés partout, sans aucune possibilité de réunification. Le manoir portaitdésormais l’opprobredesCorange. J’auraispresquepuensentir les fragrancesnauséabondes embaumer jusqu’ici. Les émanations âcres de la moisissure, del’alcooletdelafoliequirongeaientchaquelatteduparquetdelamaison.Je quittai la route et empruntai le chemin de terre qui coupait à travers les

bois.Aumilieudesbranchages,lafaçadecommençaàsedépouillerdesonhabitde verdure pourm’offrir la vision grandiose de sa décadence.Quelquefois, jesongeaisquelemanoirétaitmaudit.TouslesCorangefinissaientmal.Laveillede ses trente ans, la mère de mon père s’était suicidée ici, dans la chambrevoisinedelamienne.J’apercevaislafenêtresombre,rehausséedesonrideaudedentellesjauniesparlesans,augrédesoscillationsdesbranches.Monpèreavait

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une dizaine d’années lorsqu’on avait découvert son corps pendu à l’une despoutres.J’ignoraispourquelleraisonelleavaitagiainsi.Simonpèrelesavait,illegardaitpour lui.Monarrière-grand-pèreétaitmortnoyé, lorsd’une tempêtequiavaitemportésonbateaudepêche,avecl’undemescousins.Unautreétaittombéduhautd’unefalaise,àl’ouestdesLofoten,etainsidesuite.LaviedesCorangeétaitunelonguesériededrames.Onfinissaitpars’accoutumeràcetteréalité, à ce qui nous guettait au final,mais après tout, inutile de s’angoisser,nousétionstousvouésàmourir.Plusoumoinsvite.Jegravislesmarchesdumanoir,traversailaterrasseenloggia,auxsculptures

enboisdévoréesparl’humiditéambiante,etpassaileseuil.Àpeinepénétrai-jedanslevestibulequel’odeurdetabacfroidmesaisit les

narines.Jerefermailaporteetmetournaifaceàl’escaliersombrequigrimpaitvers lesétageset la tapisseriedéfraîchiequiornait l’entrée.La lumière régnaitau-dehors,malgré l’heure tardive,mais à l’intérieur, elle peinait à franchir lesstores.Seulsquelquespinceauxcoloréspassaientàtraversets’échouaientsurletapisaffreusement laidquirecouvrait leparquetabîmé.Lesilenceétaitabsolu.Unfrissondéplaisanttiraillamanuquelorsquej’avançaiversl’escalier,maisjem’arrêtaidevantl’entréedusalon.Souslavoussure,prèsdupoêleàbois,Aennaétait étendue sur le canapé, les jambes par-dessus l’accoudoir.Elle était seule,concentrée sur la lecture d’un roman. Jem’approchai d’elle et sans qu’elle nedétournelesyeuxdesonlivre,ellelevalesjambespourmelibérerdelaplace,avantdelesreposersurlesmiennes.Jepoussaiunsoupirenm’avachissantdansle canapé, unbras sur le haut demonvisage, l’autre sur sa cheville, celle quin’étaitpasfoulée.Lesilencesepoursuivitunmoment,meremplissantlecrâne.QuandAennasentitquejecommençaisàbouilliràl’intérieur,ellejetasonlivresur la table basse et dirigea son regard versmoi. J’abaissai aussitôtmon braspour saisir ses iris au vol. Ma sœur était l’une des plus jolies filles de cettesatanéeîle.Sesbouclesauxnuancesd’acajousculptaientunefiguredepoupéedeporcelaine.Sonteintétaitd’unblancnivéen,rehaussantlaprofondeurdesesirisde jade.Elleétait trèsdifférentedeMaja,dont levisageportaitencore lestracesdel’enfance,lesjouespleinesetlesyeuxvifs.C’étaitcequej’appréciaischezelle:sonregardpétillant,dénuédetouteméchanceté.Ellesemblaitbrilleretm’irradiaitunpeudanssonsillage.Jevoulaisjustetoucherduboutdesdoigtscettejoieetcetteinnocencequisedégageaientd’elle…—Oùétais-tu?medemandaAenna,dansunchuchotement.Jehaussailesépaules,sansaucuneenviederépondre.Unsourireenvahitses

lèvresvermeilles.Elleseredressapourserapprocherdemoietposalamainsur

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monbras,sesdoigtscavalantdepuismonpoignetjusqu’aucreuxdemoncoude.— Elle va te briser le cœur, Caern, murmura-t-elle, son regard obsédant

plongédanslemien.Mesmusclesseraidirent.Sesfessesglissèrentsurl’assisejusqu’àgrimpersur

mesgenoux ;ellese tourna tantbienquemal faceàmoi, flanquames jambesdessiennes,etnouasesbrasautourdemanuque.Sesdoigtspassèrentdansmescheveux,puissinuèrentlelongdemamâchoire.—Quelle importance ? répondis-je.Ce n’est pas comme si jem’en servais

souvent.Elle secoua la tête, avança son bassin vers moi et posa sa joue contre la

mienne. Un faisceau de lumière s’immisçait à travers le store vénitien ets’échouait dans ses cheveux, lui créant des mèches d’or. Je poussai un longsoupiretenfouislenezcontresapeau.Cettepeaurassurante,chaudeetdouce.—Jeneveuxpasquetusouffres,m’assura-t-elle.—Jenesuispassifragile.—Àl’extérieur,tunel’espas,maisàl’intérieur,Caern…Ellen’achevapassaphraseetredressalatêtepourmeregarderenface.Ses

doigtsgalopèrentsurmonfront,puisentremesyeux,lelongdemonnezetsefigèrentsurmabouche.—Erlendnetelaisserajamaisapprocherd’elle.—Jemefiched’Erlend.Ellesoupiraàsontour,décrivitlacourbedemeslèvresduboutdesesongles,

puisplusbasencore,elleajouta:—Majanetelaisserapasapprocherd’elle.Sontonchangea,devintacideetglaçant.—Tuessisale,Caern.Sirépugnant.Danstatête.Ellenepeutpasvouloirde

toi,tucomprends?Cen’estpaspossible…Moncœurse torditetmonbas-ventre secontracta.Le regarddeMajaalors

qu’elle était acculée contre lemur revinthantermes songes, son angoisse, sesincertitudes et son désir traversaient son visage à toute allure, son expressionmouvanteaurythmedemesmots.Jeposailesmainssurleshanchesd’Aennaetserraiavecunetelleforcequeje

luisoutiraiuneplainte,maisjen’arrêtaipaspourautantetellemelaissafaire.D’une voix rude, je lui décochai une flèche qui éveilla en moi un profondplaisir:—Ellem’alaissél’embrasser.Aussitôt,letraitatteignitsoncœuretenfracturalasurfacepolieetlisse,sans

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aucuneaspérité.Lecœurdemasœurétaitaussifroidetdurqu’unmorceaudeglace, sauf lorsque je donnais des coups dedans avec toute ma hargne, maviolenceetmonamour.Aennainclinalatêteversmoietregardameslèvres.—Tuasaimé?—Oui.Jeremontailesmainslelongdesesreinsjusqu’àsondospourlatenirserrée

contremoi.—Commentétait-ce?—Doux.Jecroisquejeluiaivolésonpremierbaiser.Unsourirecyniques’esquissasurseslèvres.—OhCaern,siseulementc’étaittoutcequetupouvaisluivoler.—Jeveuxplus.—Jesais.Elle soupira à nouveau et passa ses doigts plus fermement surma bouche,

comme si elle cherchait à effacer l’empreinte de Maja. Mais ça n’avait pasd’importancepourmoi.Elleétaitpartoutdansmatête.Lajeunefilleinnocenteetangélique.—TucroisquejedoismedonneràErlend?medemanda-t-elleenretour.—Pourquoidevrais-tut’offriràcetype?—Tusouillessasœur,ilabienledroitdesevenger,etçal’occuperait,n’est-

cepas?—Faiscequetuveux.—Tuesblessant,Caern.—Tuesunegarce,Aenna,répliquai-jeenappuyantsursonprénom.Ellepouffa,sonrireparutéclatercontrelesmursetenfairevibrerlabâtisse.

J’agrippai sa nuque et l’attirai vers moi. Frôlant ses lèvres, la main enfoncéedanssescheveux,jemurmurai:—Àquelpointmedétestes-tu?—Autantquejet’aime,merépondit-ellesansmarquerlamoindrehésitation.

Ettoi,Caern,àquelpointm’aimes-tu?—Autantquejetehais.Dutréfondsdemonputaindecœur.—Aucunefemmenetemériterajamais.Aucunefemmeneseraenmesurede

teconnaîtrecommetuledevrais.—Commetoi.—Oui,commemoi.

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Maprison.Monadorableetmagnifiquecelluledechairetd’os.Aenna avait raison. Maja ne me supportera certainement pas. Je suis trop

fracassépourunecréatureaussidélicateetvirginalequ’elle.Aenna s’apprêtait à ouvrir labouche lorsque lepêned’uneporte retentit un

peuplusloin,danslesentraillesdumanoir.Aussitôt,masœurfronçalessourcilsetreculasurmesgenoux.—Porte-moidansmachambre,m’ordonna-t-elle.J’obéis,glissaimesbrassoussescuissesetlasoulevaifacilement.Aennaétait

mince et élancée, elle ne pesait rien contre moi. Les bruits de pas, lents etbancals,serapprochèrent,aussij’accélérail’allure,passailavoussuredusalonetmeprécipitaiverslesmarchesquejegrimpaiàtoutevitesse.Enbas,j’aperçuslasilhouettevoûtéequiprogressaitdans lehall. Jem’endétournaiet remontai lecouloirplongédanslapénombrejusqu’àlaportedelachambredemasœur.Ellem’aida à l’ouvrir et je la déposai sur son lit à la courtepointe d’un rosepoussiéreux. Ici, la lumière s’invitait pleinement dans la pièce et laissait sesparticulesd’ors’échouersurleparquetpoli.Jem’assisàsescôtés,regardaiendirection du fjord, le désir lourd rongeant mes artères, et tournai la tête versAennalorsquecelle-ciposalamainsurmacuisse.—Caern,faisattention.J’aiunmauvaispressentiment.

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Chapitre4MajaPapadiscutaitdevantlecomptoird’accueilavecRoss,l’undescapitainesde

ferry,quimenaitlestouristesdeBodøàSvolvær.Leursvoixgravesetaniméesenvahissaient la réception de l’hôtel. Je trimballais un chariot de linges salesdans le couloir pour l’amener jusqu’à la buanderie, là où l’entreprise deblanchisserie viendrait le chercher demain matin. Quand les deux hommesm’aperçurent, traînant mon lourd chargement, ils se turent aussitôt. Ross, unvieux quinquagénaire, fit mine de feuilleter l’un des prospectus dédiés auxtouristes.Mon père braqua son regard gris perlé, semblable à celui d’Erlend,versmoi.—Tut’ensors,Maja?medemanda-t-il.—Oui,pasdesouci.Je donnai un coup d’accélérateur pour me débarrasser au plus vite de ma

corvée et dirigeai le chariot vers la porte qui trônait à gauche du comptoir.Àpeineleseuilfranchiquelechuchotisdeleursvoixmeparvintétouffépar-delàlacloison.J’ignoraiscequ’ilsse racontaient,mais lesecretsemblaitdemise :« on ne devait pas en parler devant les enfants ! » Mais je n’étais plus unegamine. Aussi, discrète tel un félin, je calai mon chariot près de la porte dederrière,longeailemurdelapetitepièce,m’approchaidelaréceptionetécoutaisansuneoncededécence.—Sørensenaaffirméquec’étaitlapremièrefoisdanstoutesacarrièrequ’il

tombaitsurunteltableaud’horreur,déclaraRoss.—Lesmédiasontminimisé les faits,d’aprèscequeSiljem’adit, continua

monpère.Pournepasaffolerlesgens.Sørensenétait lechefde lapolicedudistrictduNordland, ici àSvolvær,et

Silje,larédactriceenchefduLofotposten,lejournallocal.LesLofotenétaientminuscules, si bienque laplupartdeshabitants se côtoyaient.Sørensenvenaitsouvent dîner en compagnie de son épouse au restaurant de l’hôtel, l’un desmeilleurs de Svolvær, spécialisé dans le stockfish, nos traditionnelles moruesséchées.C’étaituntyped’unequarantained’années,svelteetavenant,maisauregardd’acierlorsquequelqu’unouquelquechoseluidéplaisait.

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—Letueurluiatracéunsouriredel’ange,déclaraRoss.J’ignorais ce que c’était, mais la mention me fit froid dans le dos, puis je

comprislorsqu’ilajouta:—D’unboutàl’autre,deslèvresauxoreilles.Ilnerestaitpasgrand-chosede

sonvisage,boufféparlesinsectesetlesasticots.Àl’évocationdecettebouchemeurtrie,j’eusunhaut-le-cœuretmedemandai

si,finalement,écouterauxportesétaitunebonneidée.— Les vacances de cette pauvre gamine se sont terminées de la plus

effroyabledesmanières.Siljepensequelafilleaétéassassinéeparl’unedesesconnaissances.— Oui, Sørensen a fait remonter l’info à la Police de son pays, mais peu

probablequeçadonnedesrésultats.Lecorpsapourri tellement longtempssurles hauteurs qu’il est sceptique sur une possibilité de trouver de l’ADN ou lemoindreindice.Cesalopardapasséunpréservatif…Jemis lamain devant la bouche et décidai que, cette fois, j’en avais assez

surpris.Lacuriositéétaitunvilaindéfaut.Cen’étaitassurémentpasdemonâged’entendre un recueil de parfaites atrocités. J’avais l’impression de piétiner lecorpsdecettetouristeabandonnéeauxaffresdel’îleetàlasauvageriedeceluiqui lui avait infligé une telle abomination. Je m’éloignai de la réception etfranchis le seuil de la porte arrière, pour prendre une goulée d’air frais sur laterrasse. Face au bras de mer qui sillonnait entre les îlots de Svolvær, jem’accoudaiàlarambardedeboisblancquientouraitlafaçadearrièredel’hôtelde ma famille, le Rorbuer. Au rez-de-chaussée, se trouvait le restaurant, laréception, ainsi qu’un petit salon pour les voyageurs et, à l’étage, nosappartements personnels. Les touristes logeaient dans les rorbus, le long descôtesdenteléesdenosîles,àquelquescentainesdemètresdelà.—Tutecaches?Lavoixdemonfrèresurgitsubitementderrièremoi.Jesursautaidepeuren

pivotantversluietmanquaideluibalanceruncoupdegenoudanslesparties.Ilricana de ma réaction excessive et recula vers le mur en bardage ivoirin, enagitantlesmainsdevantlui.—Tum’asfichulatrouille,idiot!—Turêvassaisàquoipourquejetefassepeur?Jehaussailesépaulesetdésignailaportedanssondos.—Rah,j’aieulemalheurd’entendrepapaetRossparlerducadavreretrouvé

prèsdupicdeFløya.Erlendsecoualatêtededésapprobation.

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—C’estmoche,dit-il.J’arrêtepasd’enentendreparlerenville.Çachoquelesgens dès qu’il se passe un truc qui sort de l’ordinaire par ici. On n’a pasl’habitude.Ilspasserontàautrechosed’iciuneoudeuxsemaines.—Formidable. Entendre parler de sourire de l’ange pendant encore quinze

jours!Àlamentiondel’ignoblemutilationimposéeàlajeunefemme,Erlendpoussa

unsoupir,lorgnapar-dessusmonépaule,puismedemanda:—OnsortaitfaireuntourenbarquesurLilleKongsvatnet,aveclescopains.

Tuveuxveniravecnous?—C’estunevraieinvitation?—Àpartsitupréfèrestetaperlescorvéesetparlerdecadavrejusqu’àcesoir,

c’estunevraieinvitation.Etnefaispascommesijenemepréoccupaisjamaisdetoi!Je lui offris un sourire qui le dérida à son tour. Il poussa la porte de la

buanderieetm’invitaàypénétrer.AprèsavoirprévenunotrepèreetsaluéRoss,onsortitdanslarueattendrequeLeiv,leseuldelabandeayantlepermis,viennenouschercher.Il débarqua quelquesminutes plus tard dans une vieille Ford grismétallisé.

Vitreouverte,unecigaretteentre lesdoigts–que, trèscourageux, ilne fumaitque lorsqu’il était certainque sesparentsne lependraientpar lespieds surunséchoiràmoruespourça–,ilsouriaitdetoutessesdentsenposantlesyeuxsurmoi. Son regard bleu océan, sémillant et malicieux, semblait prendre toutl’espace sur son visage. Leiv ne manquait pas de charme, ni de copinesd’ailleurs.Aubahut,denombreusesfilless’étaientdisputésonattention,avantdesedisputertoutcourt,etiln’étaitpaségoïsteouavarequandils’agissaitdedonner de sa personne. Frøya était dingue de lui. Ellem’en parlait sans arrêt.Elleaurait sûrementvenduun reinpourêtreàmaplacece jour-là, àquelquescentimètresàpeinedesonbellâtre.—Tuamèneslapetitesœur,Erlend,àcequejevois,lança-t-ilenm’adressant

unclind’œil.—Oui,ettudétournestoutdesuitetonregardlubriquedeMajasituveuxpas

perdreunœil!Leiv ricana et désigna les sièges arrière de la voiture. À l’avant, Madi,

cheveuxcourtsgominés,maquillagediscret,nouslançaungrandbonjour.Alorsqu’ons’installaitprèsdeJens,jepinçailebrasd’Erlend.— Tu veux bien arrêter de te montrer aussi protecteur ! Je ne suis pas en

sucre.

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—Quandtuserasmajeure,jeteprometsdefaireuneffort.— Super, encore trois ans d’Enfer ! Tu veux que je porte une ceinture de

chastetéjusque-là?—C’estàenvisager!J’eusleméritededéclencherunéclatderiregénéraldevantmaminedépitée

ethorrifiée,monfrèreentête.—Ya pas beaucoupde jolies filles àSvolvær,Erlend.Habitue-toi à l’idée

qu’onreluquetafrangine,renchéritJens.Erlendgrimaçaetpoussaungrognementdigned’unemamanours.—Ilyaunerègletacitequiexisteentrepotes.Elleaffirmequ’aucunamide

sexemasculinnetoucheraàlasœurdel’undesmembresdugroupe.Est-cequec’estclair?—Encequimeconcerne,çafonctionneaussi?lançaMadienriant.Erlendsecoualatête.—Nemefouspasdesimagescommeçaentête!Je ricanai à mon tour en posant la main sur l’épaule de Madi. Celle-ci,

joueuse, tira sur mon poignet et m’attira jusqu’à elle en minaudant et enproduisantdesbruits explicites,qui excitèrent lesautresmâlesde lavoiture, àl’exceptiondemonfrère.—Oh,Erlend,onferaitunbeaucoupletouteslesdeux!—Arrêteça,espèced’obsédée,plaisantaErlend,avantdem’agripperparlet-

shirtpourmerabattrecontreledossierdusiège.Onpeutyallermaintenantouvouscomptezdébiterdesconneriestoutel’aprèmsurlepotentielsexueldemafrangine?Madis’esclaffa,tandisqueLeivenclenchaitlapremièreetlançaitlaForddans

lesruesdelaville.Noustraversâmesdeuxpontsavantderallierlapetiteroutequi filait entre les pavillons jusqu’au lac de Lille Kongsvatnet. Celui-ci étaitentouréparlesmontagnesetlesdernièresdemeuresdeSvolvær,luitenantlieud’écrin.Lavégétationyétaitplusdenseetplusverdoyante,parseméedesapins,desorbiersetdefleurs.Leiv arrêta la voiture sur le bas-côté, devant un pré qui donnait accès à un

pontonenbois,branlantetvieux,maisauquelétaientarriméesplusieursbarques.Nous descendîmes en piaillant gaiement,mais le silence tomba d’un coup surnotre petite troupe. Sur le ponton qui se profilait devant nous, une silhouettefamilièresedressaitàsonextrémité.Debout,faceaulac,Caerntenaitunecanneàpêcheentresesmains,levisageoffertàlabeautédupaysage.Ànotrearrivéebruyante, il tourna la tête, nous remarqua et arqua un sourcil curieux. Erlend

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grogna à mes côtés et leva les yeux par-dessus son épaule, en direction dumanoir sur la colline,dont l’ombredes toits s’esquissait parmi les arbres,par-delà la route que nous venions de quitter. Nous étions sur le territoire desCorange.—Jecroyaisqu’ilsortaitjamaisdechezlui,levampire!marmonnaJens.—Peuimporte,ignorez-le,conseillamonfrère.Nousnousdirigeâmesversl’étroitembarcadère,maissilesautrestentaient–

bienenvain–d’agircommes’iln’étaitpaslà,jen’yparvenaispas.LeregarddeCaern Corange m’attirait comme un papillon par la flamme d’une bougie. Jesavaisquejerisquaisdemebrûler lesailesàsoncontactdangereux,maisà lasecondeoùj’avaisreconnusondoslarge,sagrandetailleetsescheveuxbrunsbattusparlabrise,moncœuravaitbondiets’étaitviolemmentcomprimé.Jenepusmedétacherdeluiqui,sansfairecasdemonfrère,mefixaitsanspudeur.Ànotreapprochesur leponton, ilposasacanneàpêchesur les lattesenboisetobserva les garçons en train de délier les cordes qui maintenaient lesembarcationsauxamarres.Ignorant leur présence, il lança soudain, figeant mon frère par la même

occasiondansuneposturecocassedestupéfaction:—BonjourMaja.Je crus que les yeux d’Erlend allaient lui sortir des orbites. Mes joues

rougirentquandjerépondis:—Bonjour.Erlendsetournaversluietdressaunindexsentencieux,avantdem’agripper

parlebrasetdem’entraînerverslabarque.—Détournetonputainderegarddemasœur!—Pourquoi?Laquestionparutprendremonfrèreaudépourvu,maisjetranchainetenme

soustrayantàsapoigne:—Erlend, arrête.On part en balade, tu te souviens ? Pas la peine de faire

touteunehistoirepourunbonjour,OK?Ilgrommelaouvertementetsautadanslabarquepourtouteréponse.Madile

rejoignitàsontouretLeivs’apprêtaitàm’inviteràprendreplacesurlasienne,lorsqueCaernledevança:—Jepeuxmejoindreàtoi?J’enrestaicommedeuxrondsdeflan.Erlendpoussaunjuronetsepréparaità

remontersurleponton,maisCaernajouta:—Vousêtescinq,ilmanqueunepersonnepourunebarque.

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—Onpeutmonteràtrois,prétextaaussitôtErlend.Ilyaassezdeplace.ViensMaja.Je ne l’écoutai pas, hypnotisée par le regard d’émeraude de Caern et du

magnétisme sibyllin qui s’en dégageait. Ses iris semblaient brûler alors qu’ilfixaittoutesonattentionsurmoi,peuimportaitquemonfrèrevitupèreentresesmâchoires.—Jeveuxbien,répondis-je.—Merde,Maja!Cetypeestunmalade!—Maja,tonfrèrearaison,renchéritLeiv.—UnSilentTwins, ajouta Jens en feignant d’être étranglé, ses deuxmains

enserrantsoncou.Heureusement,maseulealliéevolaàmonsecours:— C’est juste une promenade sur le lac, Erlend. Elle sera à côté de nous.

Caern ne va pas la manger. Qu’est-ce que tu préfères : qu’elle fréquente cegarçonsousnosyeuxletempsd’unebaladeouqu’elletecachetout,parcequetuvaslafliquer?Erlendcompressalesmâchoires,avantdehocherlatêteàcontrecœur,vaincu

parledernierargumentdeMadi.J’auraispuluisauteraucoupourlaremercier.—C’estpasunebonne idée,marmotta Jensà son tour,mais jene l’écoutai

pasdavantage.Nullement ébranlé par le débat, Caern m’adressa un discret sourire en

détachant la corde qui retenait l’une des dernières barques. Les autress’installèrent et commencèrent à ramer pour s’éloigner de la berge. Le regardd’Erlendrestaitbraquésurnoustelsdeuxfaisceauxlasersprêtsànouscuire,cequi finit parm’arracher un rire. Je lui tirai la languepour le dérider. Je le vissoupirer, plus que je ne l’entendis, et il accepta de relâcher enfin sa vigilanceinutile.Jem’approchaideCaern,monpoulschaotique,etm’arrêtaiàsescôtés.Ilme

tenditlamainpourm’aideràdescendredanslabarque.Alorsquejeglissaismesdoigts entre les siens, nos regards s’accrochèrent et je fus traversée de l’enviebrutale,incendiaire,degoûterdenouveauàsesbaisers.J’avaisdéjàressentidudésirpourungarçon,mais jamais iln’avaitbouillonnéainsienmoi,dansmesveines, dans mon cœur, comme si mon instinct primaire et animal surgissaitbrutalementaucontactdeCaern.Cedernierdutlireenmoicommedansunlivreouvert,carilmurmura:—Dèsqu’onseratouslesdeux,Maja.J’essayaidemaîtrisermonexpressionàlafoischoquéeetdébordanted’envie,

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hochai la tête discrètement, consciente que si je sautais au cou de Caernmaintenant sous les yeux d’Erlend, je risquais de lui provoquer une crisecardiaque.Autantéteindresessoupçonsaumaximumetjouerlejeudelapetitefillesage.Caernm’aidaàm’installerdanslabarque.Jeprisplaceaumilieu,aubasdes

piliersquisoutenaient leponton.Uneodeurd’alguememontaaussitôtaunez.Caern s’apprêtait à descendre à son tour, quand une voix l’interrompitbrusquement:—Etmoi,jepeuxvenir?Uneondeglacéemesaisitinstantanément.Jemeredressaipourapercevoirla

silhouetted’Aenna,mouléedansunejolierobeblanche,presquespectrale,quisedécoupaitdepuisleboutduquai.Plusloin,surlelac,j’entendismonfrère:—C’estpasvrai!Voilàl’autredégénérée.AennaricanaetoffritsonmajeuràErlendsanssedémonter,puiselles’avança

et posa les yeux sur moi, alors que Caern ne bougeait plus d’un pouce,transformé en statue de roche impassible. Même son regard semblait s’êtreéteint, comme si Aenna avait appuyé sur un interrupteur pour couper toutelumièreenlui.—Çanet’ennuiepas,Maja,c’estça?Jehochailatête.—Tonfrèresembleêtrecontrel’idéequemonfrères’intéresseàtoi.Moi,je

préfèrefairetaconnaissance.Tuveuxbien?Contreuntelargument,quepouvais-jerépliquer?EllelevalesyeuxversErlendetluicria:—Ladégénéréevaleurservirdechaperon,dequoiteplains-tu?PuiselletournalatêteversCaernquiserraittellementfortlesmâchoiresque

j’enapercevaisl’ossaillantsoussonépidermepâle:—Tum’aides?Elleglissalamaindanscelledesonjumeauausilencesépulcral.Ainsi,côteà

côte, je pouvais distinguer leurs ressemblances : lesmêmes lèvres charnues etrosées,lemêmeregardaussivertqu’unepierreprécieuse,lenezfin,légèrementretroussé ;maiségalement leursdissemblances : la chevelured’Aennavirait àl’acajou quand celle de Caern était plus foncée, la peau de la sœur était plusclaire que celle son frère, et leur façon de considérer les gens détonnait, lui,distantetfermé,enveloppédemystères,elle,froideetarrogante,affichantunairdepesteaveceffronterie.Unpeudéboussolée, jem’apprêtais àm’installer au fondde labarquepour

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libérerdel’espace,lorsqu’Aennam’interrompit:—Resteoù tu es, jevais à l’arrière. Jenevoudraispas t’empêcherdevoir

Caern.Malgrésontonironique,jerestaiimmobile,monsangsetransformantenun

plombsolideetdurdansmesartères.Caernétaitdéjàdéstabilisant,maisAennasemblaitporterunparfumméphitiqueetétouffant,quiembrasaitlagorgeetlespoumons.Elle se laissa glisser dans la barque, et prit place dansmon dos, ce quime

donna aussitôt l’impression d’avoir un fusil braqué entre les omoplates. EtlorsqueCaerns’installadevantmoidanssonsilenceangoissant,cefutdanslesmâchoiresd’unpiègeàloupsquej’avaislesentimentd’êtreprisonnière,àdeuxdoigtsd’êtrebroyéeparlesjumeauxCorange.Unepeuridiotes’emparademoi,cependant, je tentaideretrouverunsemblantderaison.Si jevoulaisdécouvrirlessecretsdeCaernetdémystifierlesfantasmesquel’onsecréaitautourd’eux,jedevaisbienmefrotteràsafamille,etsasœurfaisaitpartieintégrantedelui-même.Jen’avaispaslechoix.Caern prit les rames et commença notre périple sur le lac, rejoignant par

petitesavancéeslabarquedesautres.Monfrèrenoussurveillaitducoindel’œilavecsipeudediscrétionqu’Aennalançad’untonmoqueur:—Erlend,détends-toi!Tuferaismieuxdeprofiterdelabalade.—Quandunepsychopatheenpuissanceestavecmasœur, j’aidumalàme

détendre,répliqua-t-il,avantdedonnerunnouveaucoupderame.Aennaéclataderire.—Tunedispastoujoursçaenmaprésence.Stupéfaite,jetournailatêteversErlendquirougitcommeunetomatesousla

riposte,mais ce quime fit le plus demal fut le regard ahuri, puis blessé, quelançaMadiàmonfrère.Ilnelavitpas,concentrésurAenna,alorsquejevoyaislajalousieetladouleurdeMadiserépandrecommeunpoisondanssesveines.Erlendcouchait-ilavecAenna,laSilentTwins?Cederniermaugréaun«salope»quidéclenchaunmouvementd’oscillation

danslabarque,quandCaernsecrispa,sesmainsferméesavecviolenceautourdesrames.Ildardaitsurmonfrèreunregardassassin,aussijedécidaidecoupercourt:—Jesuistoujourslà!Ohoh!petitesœur,quinzeans.Mercidetenircompte

demondésintérêtabsolupourlaviesexuelledemonfrère!Erlendbattitenretraiteetéloignalabarqued’uncoupderamefurieux,alors

qu’Aennapouffaitderireets’excusaitàvoixbasse:

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—Tuasraison,c’étaitdéplacédemapart.Elleparutsincère.J’enprofitai:—Monfrèresaitsemontrerdésagréable.C’estluiquiacommencé.Désolée

pourlui,déclarai-jeàmontour.Je redressai la tête et fondis dans les prunelles deCaern. Ilme dévisageait,

enveloppédans sa noirceur et son silence. J’ébauchai un sourire timide et sonregards’abaissasurmabouche,avantderemonterlentementversmesyeux.Unfrissondedésirme traversade la têteauxpiedssouscetteattention francheetdirecte. Je me léchai les lèvres d’un coup de langue nerveux et tentai uneconversationpourdétendrel’atmosphèresurchargée.J’avaisenviededemanderdebutenblanc:est-cequetucouchesavectasœur,maislaquestionmeparutinopportune,àlaplace,j’optaipour…plusstupide:—Vousvenezsouventici?Caernregardapar-dessusmonépaule,verssasœur,commes’ilattendaitson

assentiment,puishochalatête.—Moi,dit-il.J’aimebienlapêche.—Cen’estpastropennuyeux?—Moinsquederesterenferméàlamaison.Jelevailesyeuxversl’immensebâtissequiapparaissaitentrelessapins.Elle

étaiteffrayante,mêmebaignantdanslesoleilestival.Sescontourss’esquissaiententre lesbrasobscursde la forêt, acérés, commesi lespointesde flèchede latoituredésiraienttranspercerlavoûteduciel.—Qu’est-cequetuaimesfaired’autre?demandai-je.Ildonnauncoupderameetfitavancerlabarquesurleseauxvertesdulac.

Sanslevouloir,lesautresprogressaientplusviteverslecœurdufjord.Ilhaussalesépauleset,commes’ilétaitgêné,répondit:—Lire.Dessiner,unpeu.Etbricoler.Çamevidelatête.—Qu’est-cetuaimeslire?—Despolarsetdesthrillers,engénéral.Tuaimeslireaussi?J’acquiesçaietdéclarai:—Delascience-fictionetdesromanssurlesvampires.Ileutunsourireréservé,quis’effaçabrutalementquandlabarqueoscilla.Une

secondeaprès,unsouffleserépandaitcontremanuqueetmapeausehérissadechairdepoule.Lesdoigtsd’Aennaseposèrentdansmescheveuxetglissèrentjusqu’àmesépaules.—Ilaimeteregarder,chuchota-t-ellecontremonoreille.Ilaimeimaginerte

fairedeschosesquetonfrèreréprouverait.

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—Aenna…murmuraaussitôtCaernd’unevoixsoudaindure.Arrête…Ellenel’écoutapas,sepenchapar-dessusmonépaulepourmeregarder.Ses

yeuxauxnuancesdevert,plusclairesquecellesdesonjumeau,s’ancrèrentdanslesmiens,auxteintesgrisesetbleutées.—Ilm’araconté,Maja,lebaiserqu’ilt’avolé.Tuasaiméqu’ilt’embrasse?

Seslèvressontdouces,n’est-cepas?Unviolentfrémissementmefittrembler.—Jevoulaistevoiretjugerparmoi-même.Tuesjolie,c’estvrai,maistues

jeuneetinexpérimentée.Quepourrais-tuluiapporter?—Aenna,grognaCaern,tais-toi.Elle ne l’écoutapasdavantage et je n’osais pas le regarder, focalisée sur sa

sœurquicontinuaitdecaresserlalignedemesépaulesduboutdesongles.—Tu en fais une tête.Tu croyais que c’était un secret ?Caernme raconte

tout.Mais toi, que sais-tu de lui ? À part qu’il aime lire, se moqua-t-elle enlevantlesyeuxauciel.Elleapprochasajouedelamienneetsusurra:—Tucroisquesesdésirssontnormaux,commeceuxdetouslesgarçonsde

ton âge ?... Tu te trompes. Il n’a rien d’ordinaire. Caern est si… beau àl’extérieurmaissiviciéàl’intérieur.Turessemblesàunpetitoisillonprisdanslagueuled’unloup,jolieMaja.Je levai malgrémoi les yeux vers Caern, qui restait tétanisé sous les mots

acerbesetignoblesdesasœur.Unerides’étaitcreuséesursonfront.Jelevoyaislutter en lui-mêmecontredesparolesqui refusaient de sortir, comme s’il étaitprisonnierd’uncarcaninvisible.Sadouleurmepercutaaveclaforced’unchar.J’ignorais ce qu’il vivait, ce qu’il traversait ni ne comprenais ce lien sordidetresséavecAenna,maisjesavaisqu’iln’aimaitpascequ’elleracontaitdelui.Je tournai la têteversAenna touten reculant suffisammentpourarracher sa

joueàlamienneetromprececontactdésagréable,etbalançai:—Jen’aipasbesoinquetumedresses leportraitde tonfrère, jepréfère le

découvrirmoi-même,merci.Elleeutunrictus.—Tunecomprendspas,Maja.Tun’esrienpourlui.Toutauplus,tebaisera-

t-il et prendra-t-il ton innocence, et il te jettera pour me revenir. Il net’appartiendrajamais.Caernestàmoi.—Arrête…LavoixdeCaernsiffla,basseetsourde,maisAennal’ignora.Ellemesaisit

parlebras,plantantsesonglesdansmapeau,etm’asséna:

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— Regarde celui dont tu t’éprends, Maja. Regarde-le. Je te balance deshorreursauvisageetilnepeutriendire,rienfaire.Tucomprendsmaintenant?Je tentaide la repousserd’unmouvementvif,mais elle continuade frapper

moncœur:—Tunereprésentesriendeplus.Quandilt’auraprise,ilmeraconteraetse

blottiradansmesbras…Cette fois, jemerelevaisibrutalementque labarquevacilla.Erlendcriaen

me découvrant debout, mais moi, tout ce que je distinguais, c’était le visagedécomposédeCaern,sonsilencepesantetsaminebasse.Aennaavaitraison,ilétaitincapabledeprononcerunmotcontresasœur.Jedétournailesyeuxdeluietlesposaisurlesberges.Nousn’étionsqu’àquelquesmètresdubord.—Ramène-moi!luiordonnai-je.—Déjà?semoquasasœur.Nousavonstoutletempspourtant.Tudevraiste

rasseoir.—Ramène-moi!hurlai-je.La barque remua dangereusement. Aenna me saisit par la cheville pour

m’obliger à me rasseoir, mais je me débattis, la repoussai avec violence etsoudain,cherchantàreculer,montalonbutacontrelereborddelabarqueetjepartisàlarenverse.

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Chapitre5MajaJ’entendislecrideterreurdemonfrère,puislechocmesaisit.L’eauglaciale

me coupa le souffle, engloutit mon corps et paralysa mes muscles. Je neparvenais même pas à crier. Je m’enfonçai comme un bloc dans les eauxinsondables du fjord, incapable de lutter contre le froid qui plantait ses crocsdansmachair. Je tentai d’agripper le rebordde labarque, envain.La surfaceparut disparaître, effaçant le paysage, quand unemain saisit brutalementmonpoignetetmetirahorsdel’eauavecvigueur.AennaetCaernm’attrapèrentparla taille et me hissèrent dans l’embarcation. Je tombai à moitié sur Aenna,dégoulinante et tremblante. J’entendis Caern grogner un « putain » avantd’empoignerlesramesetdesouqueràtoutevitesseverslaberge.Jeclaquaidesdents,prisedespasmes,alorsquelevisagedecettegarcesepeignaitau-dessusdumien.—Quelleidiotefais-tu,souffla-t-elle.Tudoismieuxteprotéger,petitoisillon,

sinontusouffrirasdel’aimer.Tudevraist’ypréparer.Ellemeprit lesmainset tentade lesfrictionnerdans lessiennes,mais jene

ressentaisaucunechaleur.J’avaisl’impressionquelaglaceavaitprispossessiondemesentraillesetdemesorganes.Moncœurm’élançaitetmatêteparaissaitsedéchirersouslabrûlureincandescentedugivre.Caernarrêtalecanotàproximitéduponton,sautasurlariveetletiraàterre,

puisilrevintversmoietm’attrapadanssesbras.Jecrusnerienpeserlorsqu’ilmesoulevadeterre,alorsquej’étaisimbibéed’eauetquejetremblaiscontreluicommesionm’avaitjetéedansuncarcandeglace.Sansattendrequelesautresaientregagnélaberge,Caerntournalestalonset

rejoignit rapidement la route. Il la traversaetempruntaunsentierquigrimpaitparmilesarbres,sasœursursespas.Danslemarasmedemonesprit,jecomprisqu’ilme conduisait dans sonhorriblemaison,mais j’avais tellement froidquepeu importaitd’oùviendrait lasourcedechaleur.J’aspiraisseulementà retirermes vêtements et me blottir sous des tonnes de couvertures. Le soleil desLofotennemeréchauffaitpas,mêmelapeaudeCaernnepassaitpaslabarrièreglacéedutissutrempé.

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—Çavaaller,Maja,memurmura-t-il.J’avais envie de lui hurler dessus, mais mes poumons en feu en étaient

incapables.—Jesuisdésolé.Pasautantquemoi…—Ilfallaitlaprévenir,lançaAennasurnosarrières.— Tu n’avais pas besoin d’aller aussi loin. Je l’aurais fait. Tu voulais

seulementmarquertonterritoire.—C’estunfait,Caern.Ilgrognasansrépondreetaccéléral’allure.Quandlemanoirsedessinaentrelesbranches,Erlendarrivaitsurnous,hors

d’haleine.— Espèce de salopard, hurla-t-il en essayant d’arrêter Caern, mais celui-ci

ignoramonfrère.Aennalesaisitparlebrasetleretint:—Si tu ne veux pas que ta sœur attrape lamort, il faut qu’elle change de

vêtementsetsemetteauchaud.—C’esttafaute,espècedevipère.—Tun’espastoutblanc,Erlend,déclara-t-elled’untonvenimeux.Quandtu

temetsentremesjambes,tuneprétendspluslamêmechose.Nelaramènepas!Jenevispaslevisagedemonfrère,cependant,ilsetutaussisec.Caernles

ignora, grimpa les marches de l’immense bâtisse, dont la peinture abîmée etl’étatdélabrémeparurentencorepluscriantsdeprès.Ils’arrêtapourtantsurlaterrasse,setournaetlançaàErlendetsasœur:—Restezici.—Sûrementpas,protestaErlend.Aennamitlamainsursonbras.Sonvisagesemblatoutàcouppluspâleetses

sourcilssefronçaientsurunregardpolaire.—Garde-moienotage,situveux,plaisanta-t-elle.Caernneluiferarien,mais

chut…nefaispasdebruit.Ilnefaudraitpasréveillerlesmonstres.Elleposaunindexsurseslèvres,maisilchassarapidementsonbras.Ildarda

surCaernunregardmeurtrier:—Situlatouches,jetebute!Caernnepritpaslapeinederépondreàlamenace,ilpivotaetentradansla

maison,melaissantungoûtdecendredanslabouche.Àpeinelaportesereferma-t-ellesurnousquel’obscuritéfrappamesrétines,

l’odeurécœurantede tabacfroidetderenfermés’insinuadansmesnarines.Je

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meblottisplusprèsdelui,parvenantàenveloppersanuqued’unbras,ettentaiderespirersonparfumagréablepoureffacercelui,dérangeantetvieillissant,quidemeuraitimpriméentrelesmursdecettemaison.Caern traversa le vestibule, avançant avec prudence, comme s’il guettait

l’arrivée inopinéedequelqu’un,puis il s’engouffradans l’escalierquiaffichaitdevieuxportraitsdefamille.Enhautdesmarches,ilparcourutunlongcouloiraussisombrequelerestedumanoir,poussauneporteetmefitpénétrerdanssonantre.Semblantreprendresonsouffleunefoislebattantreferméderrièrenous,ilmeconduisitjusqu’àsonlitetmedéposaavecdélicatessesursacouettenoire,décorée de pictogrammes chinois. Il recula ensuite, passant la main dans sescheveux en bataille. Il affichait une mine contrite et pinçait les lèvres denervosité.—Tudevraistedéshabiller,Maja,meconseilla-t-il,sonregarderrantsurma

formemortifiée.J’ouvrislesyeuxdestupeur,mesmembrescontinuaientdegrelotter, lefroid

estampillé surma peau. Sans voir si je lui obéissais, Caern se détourna et sedirigea vers une armoire de laquelle il tira un t-shirt propre et un pantalon dejogging. Il revintprèsdemoi, tandisque,demesdoigts tremblants, j’essayaisd’ôtermondébardeuretluttaiscontrel’humiditédutissucollant.Ils’accroupitdevantmoi, posa lesmains sur lesmiennes pourm’aider, son regard vissé aumien.Commejenebronchaipas,ilmeleretiraetleboutd’étoffetombasurleparquet,libérantmonsoutien-gorgebleupâletoutaussigorgéd’eau.Ilbaissauninstant lesyeuxversmapoitrine,puisvers le sol, etdirigea sesdoigtsvers labraguette de mon short. Plus habile que moi, il parvint à la faire glisser etm’enlevafacilement leboutde tissu.Unefoisque je fusensous-vêtements, ilsaisitlesbordsdesacouetteetm’enenveloppadelatêteauxpieds.Alorsqu’ilse relevait et marchait vers une porte, près de l’armoire, j’en profitai pourdétailler sa chambre.Celle-ci était sobre, sans apprêt, d’une tristesse àmourir.Personne n’aurait cru qu’un adolescent de dix-sept ans vivait ici. Il n’y avaitaucunedécorationauxmurs,justeunetapisserieaussivieillequelemanoir,dontles bords se décollaient. Seul un bureau à l’ancienne, en joli bois, donnait unpetitcaractèrechaleureuxàlapièce,surlequelreposaientquelqueslivres.Maisaucunetélé,aucuneconsoledejeu.Aucunornement.Levideintersidéral.JetournailatêteverslasalledebainsdanslaquelleCaernavaitpénétré.Une

lumière jaunâtreensortaitetdévoilait lescontoursd’unedouche toutesimple,au carrelage blanc, ainsi que des toilettes. Caern revint versmoi, armé d’uneserviettequ’ildéposasurmoncrâne,avantd’entreprendredeséchermonépaisse

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tignasse.Soussesmains, jefrissonnaistoujoursmalgrélachaleurquediffusaitla couette, mon cœur pompait mon sang à toute vitesse et semblait résonnerjusquedansmestempes.Mesdentscommençaientàpeineàcesserdeclaquer.Quandileutterminédes’occuperdemescheveux,ilfrictionnamesbraspar-

dessuslacouverture.— J’avais envie d’être avec toi, murmura-t-il brusquement près de mon

oreille.Maispascommeça.Jehochailatête,incapablededirequoiquecesoit.Quandilbrisaitlesilence,

sa voix basse et veloutée me procurait toujours un drôle d’effet, même si jecommençaisàm’habitueraupeudemotsqu’ilprononçait.Ilglissalesmainslelongdemoncouetredressamonmentonpourm’obliger

à lui faire face. Il inclinasonvisagevers lemienetparuthumermapeau,seslèvreseffleurantmajoue.—Tuessifroide.Ilm’attiradavantagecontrelui,puissoudain,ilretirasont-shirthumide.Face

àsontorsenu,sesmusclesfinsetlasurprisedesongeste,j’entrouvrislabouche,médusée.Jeregardaiensuite,avecméfiance,sesmainssedirigerverslacouetteetenécarterlesbords.—Tupeuxmedirenon,murmura-t-il.Maisjenedisrien.Ilm’entraînasursesgenoux,pressasontorsenuetchaudcontremapoitrine

glacéeetreculajusqu’aumurcontrelequelils’adossa.Ilnousenveloppaensuitetous les deux dans la couette, avant de replier ses bras dans mon dos. Mescuisses flanquaient les siennes et plus aucune partie de mon corps ne putéchapper au sien. La sensation de chaleur se diffusa lentement, alors que seslèvres parcouraient mon cou avec douceur. Je me laissai bercer contre lui,sentant les battements de son cœur près demon sein. Il soulevames cheveuxpour enfouir son visage sous mon oreille et y fit glisser sa langue. Le feucommençaàsourdredemapeau,prenantvieà l’intérieurdemoncorps.Maisalors qu’il agissait avec tant de tendresse, les mots d’Aenna revinrentviolemmentcognerdansmoncerveau.JemecrispaicontreCaernquirelevalatête pour me fixer de son regard incandescent. Il plissa le nez devant monexpression confuse et cessa ses caresses. La mâchoire tendue, il détourna lesyeuxet fixaunpoint sur lemurd’en face, secontentantdeme transmettre sachaleurmaisplussoncœur,nisonâme.Riendeplusnormal, ilsappartenaienttous deux à son horrible sœur. Le fiel manquait de dégouliner hors de mabouche.Montremblementsuivantnefutpasdûàlafraîcheurdulac.Autourde

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moi,lesbrasdeCaernsecontractèrent.Je pris mon courage à deux mains, relevai les épaules, fixai sa carotide

saillantequipulsaitàtraversledermeetdérivaijusqu’àsesyeuxsoudainemplisde ténèbres. La lumière s’était éteinte à nouveau, et j’en étais responsable, àmoinsquel’ombred’Aennacontinuâtdeplanerau-dessusdenostêtesoubien…cellesdesmonstres.—Quelssontlesdésirsdontparlaittasœur?demandai-jeàvoixbasse.Sesdoigtss’enfoncèrentdansmesomoplatesetm’écrasèrentcontresontorse,

m’obligeant àm’arracher à sa vue. Il ramena ses jambes dansmondos etmecoinçacontrelui.Sesmainslongèrentmacolonnevertébraleetseperdirentdansmescheveux.Sajouecontremonfront,ilmurmura:—Aennaaraison,tusais…tunedevraispasm’autoriseràtetoucher.—Pourquoi?— Je ne suis pas un garçon pour toi,mêmeErlend le sent. Je suppose que

c’estuneespèced’instinctanimaldeprotection.—Alorspourquelleraisonjen’éprouvepaslamêmechose?Jelesentissourirecontremapeau.—Tuesaveuglée…—Ahoui?Parquoi?—Lafascination.—Vantard.—Non,tutecréesuneimagefaussedemoi.Uneimagefantasmée.—Tutecomportesétrangementavectasœur,ettucroisquejelefantasme?

m’étonnai-je.Çamedégoûteplutôt.Iltressaillitcontremoi,maisajouta:—Alors,quefais-tulà?Saboucheseposasurmonoreilleetunegerbedeflammess’engouffradans

monventre.— Quels sont tes désirs, Caern ? insistai-je en fermant les paupières,

savourantlacaressedesalangueautourdemonlobe.Ilécartaseslèvresetmurmura:—Ondevraityallermaintenant.Tonfrèrerisquededéboulerdanslemanoir

etcen’estpasunebonneidée.Je tentaidem’éloignerde luienunmouvementd’épaule,biendécidéeàne

paslelâcher,maissonregardmerefroidit.Ilposasonindexsurmabouche.—Tunedevraispasmelaissertetoucher,Maja,insista-t-il.Cen’estpasbon

pourtoi.

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—Maistunemediraspaspourquoi?demandai-jecontresondoigt.—Çan’apasd’importance.Ilmepoussasurlecôtéetmetenditsont-shirt.Jel’enfilaisanslequitterdes

yeux, tandis qu’il se dirigeait vers l’armoire pour en prendre un propre. Il lepassaàsontour,puissetournaversmoi.Ilsemblaitsoudainrevêtirunecuirasseépaisse,dontlesbordsmenaçaientdemetrancher.Jemetrémoussaipourglisserle jogging jusqu’à ma taille sans avoir à m’exhiber en culotte devant lui.Soutenirsonregardétaitsuffisammentdifficile.Une fois prête, je me redressai et étendis la couette sur le lit pour qu’elle

puissesécher.Sansmeretournerverslui, jemurmuraiàmontour,prenantsonhabitude:—Tuasdit«unefoisquenousserionstouslesdeux».Pourquoitureculesà

présent?Est-ceàcaused’Aenna?—Non,c’estàcausedetoi.Jetressautaietpivotaifaceàlui.Ilsetenaitaucentredelapièce, lesmains

danssespochesdejean.Sonregardmetransperçait.—Jenecomprendspas.—Tuesbientropjolie,Maja,dit-ilenavançantversmoi.Décontenancée, je le regardai prendre mon visage en coupe et déposer un

baiser sur mes lèvres. Sa langue glissa sur leur galbe jusqu’à ce que je lesentrouvre. Il s’invita sans plus attendre et me vola un autre de ses baiserspassionnés, quime laissa pantelante.Ne sachant plus sur quel pied danser, jem’agrippaimalgrétoutàlui,répondisàsonbaiser,serraimesdoigtssurlecuirdesaceintureetlorsqu’ilcessadem’embrasser,leretinsfermementcontremoi.—Qu’est-cequejesuispourtoi?Ildemeuraplantésousmonnez,avectoutescesombresquisemblaientdanser

autour de lui, alors que la lumière du soleil filtrait par les persiennes de sachambre.— Juste une jolie fille que tu peux embrasser quand l’envie t’en prend ?

insistai-je,deplusenplustroubléeetagacée.Il ne répondit pas, se contenta dem’observer, son silence lui tenant lieu de

protection.Ilesquissaitunmouvementpourreculerquandjeleramenaiversmoide toutesmes forces.Surpris etdéséquilibré, ilmanquadechuter enavant, serattrapa à mes épaules. Il enfouit ensuite son visage contre mes cheveux, mehuma,puischuchota:—Maja,jet’enprie,repousse-moi.Tun’asrienàfaireprèsdemoi,Aennaa

raison.Jevaistefairedumal.Jenesaispasagirautrement.Jenesuispasbon

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pourtoi,tucomprendsça?—Maispourquoi?demandai-je,déroutée.Un claquement de porte retentit un peu plus loin dans le couloir. Caern se

figea, sesmuscles se tendirent jusqu’àen faire jaillir sesveines le longde sesavant-brasetsespoingssefermèrent.Ilm’obligeaàlelibérer,reculaetregardaàdroiteetàgauchecommes’ilcherchaituneéchappatoiredanslapièce.Despasfirentcraquerleplancher.Sionn’étaitpasenpleinjour,j’auraiseulatrouilledemeretrouverfaceàunfantômedémoniaque,commedanslefilmPoltergheist.Àmesure qu’ils se rapprochaient de la chambre,Caern parut retenir son souffle,son regard devint presque opaque et ses dents se plantèrent dans sa lèvreinférieure.Sadouleurm’assaillit,mélangéeàl’odeurrancedelapeur.Soudain,l’apparence du manoir me revint en mémoire et je frissonnai à mon tour.L’oreilletendue,nousécoutâmestouslesdeuxlemartèlementdeschaussuressurlebois,lancinant,commesiàchaquepression,lesmoléculesd’oxygèneétaientétouffées. Comme Caern, je n’eus le sentiment de respirer à nouveau quelorsqu’ils s’éloignèrent. Un autre grincement de porte résonna au loin. LesépaulesdeCaerns’affaissèrent.Sonregardanxieuxseposaaucœurdumien.Jelevisfourniruneffortpoursecamouflerderrièresesprotectionsdefroideuretdedistance.—Jeteramèneàtonfrère,marmotta-t-il.Ilpritmamaindanslasienneetm’entraînadanslecouloir,aprèsavoirvérifié

qu’ilétait libre.L’angoissemesaisit àpeinepropulséedans lagalerieplongéedanslapénombre.Desclairs-obscursjouèrentsurlavieilletapisserie,dessinantdesspectres.Nous dévalâmes les marches à toute allure. Caern semblait pressé de me

mettredehors.Samainétaitmoitedanslamienneetungoûtamers’imprimaitdansmabouche.Alorsqu’on arrivait aubasde l’escalier, il s’arrêtabrusquementdevant une

silhouetteavachieetinforme.Toutefois,deuxirisperçants,d’unbleugivré,nousclouèrent sur place. Jeme rapprochai de Caern instinctivement. Ses doigts sepressèrentplusfortsurlesmiens,jusqu’àm’élancer.Sondosétaitraideetjelevis balayer le sol de ses yeux entêtants.L’homme, devant nous,m’infligeaunregard hivernal. Sa voussure lui donnait l’apparence d’un vieux gibbeux, sonvisagesec,quinebougeaitqued’uncôté,fripantjusteunepartie,levieillissaitencoredavantage,alorsqu’ilnedevaitpasavoirplusdecinquanteans.Samassede cheveux était parsemée de fils blancs et noirs.Unemoustache encore bienentretenuese tissaitau-dessusdeses lèvres,à laClarkGable,mais sonaspect

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étaitloindeluiressembler.Ilsemblaittoutdroitsortid’unlivred’horreur.Ilsemaintenaitenéquilibreàl’aided’unecanne,etcelle-cimefitfrémir.Caernparutdéglutiravecdifficulté.— Qui as-tu amené sous mon toit ? demanda l’homme d’une voix mal

assurée,unpeuchevrotanteetdontlesmotssedétachaientavecpeine,maisquipourautanttrahissaitlarudesse.Son ton et les expressions désordonnées de son visage lorsqu’il parlait

manquèrentd’agitermoncorpsd’unsoubresaut.—Elleesttombéedanslelac,expliquaCaernsansrépondreàl’interrogation.

Jeluiaidonnédesvêtementssecs.—Tuessaiesdetefairepasserpourunsauveur?Laquestionclaquacommelacoursed’unfouet.Safroideurparutgagnertout

levestibule.—Non,père,c’estàcausedemoiqu’elleesttombée.JefrissonnaipourdebonenentendantlaréponsedeCaern.Ilbaissaitlatête

commeungaminfautifprêtàrecevoirunchâtimentdanslesrègles.Unhaut-le-cœurmesaisitenposantdenouveaulesyeuxsurlacanne.— Voilà que le contraire m’aurait étonné. Où que tu ailles, tu apportes le

malheur.Sonregardsedétournadesonfilsetseposasurmoi.—Tudevrais t’enaller, jeune fille,et te teniréloignéedemonfils.Cesera

bienplusréfléchi.Àmontour,jedéglutispéniblement.Lamanièretraînanteetdésarticuléedes

motsquis’échappaientdesabouchen’enrendaitquepluscriantlasécheressedesonton.LamaindeCaerntremblaitdanslamienne.—C’est ma faute si je suis tombée dans le lac. J’ai manqué de prudence,

répondis-je.Caernn’yestpourrien.L’homme me toisa. La colère paraissait nidifier en lui, recouvrant sa peau

parcheminée et jaunâtre. Il semblait se moquer comme d’une guigne de mespropos.—Eneffet,cen’estpastrèsprudent.Caern,raccompagnecettejeunefilleet

rentreimmédiatement.—Oui,père.Il m’entraîna sans demander son reste vers la porte d’entrée. Le regard de

MonsieurCorangenous suivit, tel un canonbraqué sur nous, paré à faire feu.Nerveux,Caernouvritlebattantetmepropulsadanslalumière.Ilm’obligeaàtraverser la terrasse au pas de charge et dévala lesmarches à toute allure. Sa

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sœurseredressadèsqu’ellenousvitetsonvisageblêmit.Sabouchesepinça.Quelque part, au fond demon cœur, unmorceau du voile se déchira,mais jen’étaispas certainede comprendre cequi se cachait derrière. Justeque c’étaithorrible. La sensation du regard de son père pesant sur moi, comme un dardmortelenfoncédansmachair,m’étreignaitencore.Ilétaitétouffant.Erlends’aperçutsûrementdemapâleuretdenosmainsjointesavecardeur,il

s’élança versmoi et m’arracha à Caern. Celui-ci ne réagit même pas. Le feuavaitdisparu.Ilnedemeuraitqu’unecoquillevide.Leresteétaitàl’intérieurdecet horriblemanoir, et je réalisai soudain que je venais de rencontrer l’un desmonstres.

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Chapitre6CaernMajal’avaitvu.Majam’avaitvu.Tel que j’étais. Ridicule. Pathétique. Quelle image gardait-elle de moi

désormais ?La colèreme tordait les boyaux,mais je ne pouvais rien faire deplusquedefermerlespoings,serrerlesmâchoiresensilenceetmurmurertoutbasleshorreursquej’auraissouhaitém’infliger.Changerd’enveloppe,renaîtreoudisparaîtreàjamais.Assis sur mon lit, là où quelques heures plus tôt Maja se tenait encore

emmitoufléedansmacouette,jefixai,hagard,let-shirtetleshortqu’elleavaitoubliésdansmachambre.J’attrapaisondébardeurbleu, leportaiàmonnezetenhumaileparfum.Ilétaittoujourshumideetfroid,maisilsubsistaitquelquestraces de son odeur sucrée et féminine. J’enfouis mon visage dans le tissujusqu’àm’enfairetournerlatête,puispoussaiunsoupirécrasantlorsquejemerendis compte que mon sexe était dur. Je me maudis d’être excité seulementparcequeMajaavaitoubliéunvêtementsurmonlit.Jememaudisencorepluslorsquejedéfislesboutonsdemonjean,enextirpaimonsexeetmemasturbaiavecunefrénésie frisant la rageenm’enivrantdesonessence, l’étoffepresséecontremonvisage.Aumoment où j’éjaculai, étouffantmaplainte dans le tissu, la porte dema

chambres’ouvrit.Jemanquaidejurer,meredressaiàtoutevitesseetdissimulaimonsexeencorebandédansmonpantalon.Aennasetenaitsurleseuil,ungrandsourireauxlèvres.—Prislamaindanslesac.—Tuauraispufrapper.Je tenais contre ma cuisse le débardeur de Maja et récitai une prière sans

aucundieupourqu’ellenel’aitpasremarqué.Lesprunellesfrondeuses,Aennarefermalaportederrièreelleets’approchadulitd’unedémarchevolontairementtraînante.ElleselaissatomberàmescôtésetécartaleshortdeMajaduboutdesdoigtscommes’ilétaitporteurd’unvirusmortel.—Donne-le-moi,m’ordonna-t-elleentendantlamainversmoi.

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Jedéglutis,reculaisurlelitenserranttoujoursl’étoffedansmonpoing.—Non,jeluiramèneraisesaffaires.— Elle sera contente quand elle découvrira que tu t’en es servi pour te

masturber.Laisse-moileslaverd’abord.Jem’adossaiaumuretpassailamainsurmonfrontpourrepousserunemèche

trop longue. Aenna rampa jusqu’à moi, tel un félin, posa les doigts sur mongenou,puislesglissajusqu’aut-shirt.— Caern, tu es sale. Toi aussi, tu devrais aller te laver avant le dîner et

nettoyertachambre.Tuaséclaboussépartout.Regarde-moicebazar.J’aperçusl’empreintecoupabledemonspermesurleparqueteteutenviede

crier,defoutremasœurdehors,dem’arracheràcemauditmanoir,delebrûler,dem’enfoncerdansleseauxdulacetdedisparaître.Oubiendecourirjusqu’àlamaisondeMaja,meblottirdanssesbrasenespérantqu’elleveuilleencoredemoietqu’elleéprouveledésirgrotesquedemesauver.Pathétique.Aenna m’arracha le débardeur des mains et prit le short. Un long soupir

s’échappa d’entre ses lèvres. Du bout du doigt, elle appuya par-dessus monpantalonsurmonsexequicommençaitàretrouverlereposetmemontralatracehumidequiimprégnaitmonjean.—Vatenettoyer,insista-t-elleenfronçantlessourcils.Elleseredressaets’éloignaverslaporte,emportantavecellel’objetdemon

crime.— Pourquoi as-tu agi comme une peste avec Maja cet après-midi ? lui

demandai-jeavantqu’ellenefranchisseleseuil.Elle haussa les épaules sans se retourner, parut fixer la poignéede la porte,

puisavoua:—Parcequ’elleesttropjolie.Jen’aimepastafaçondelaregarder.—Je…jen’aipasledroitd’êtreheureux?Ellepivotabrutalementetmefusilladuregard.—Pourquoileserais-tu?Jemeprissesmotsaveclaforced’unuppercut.Jeposaimespoignetssurle

sommet demes genoux et l’observai sans répondre. Elle reprit son souffle ets’adossaàlaporte,pressantcontreellelesprécieuxvêtements.—TucouchesbienavecErlend,luirappelai-jeaprèsunmoment.—Qu’est-cequeçapeutfaire?Tunet’ensouciespas.—J’aipenséquepeut-être,ilpourraitterendreheureuse.Ellelaissaéchapperunricanement.

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—Tucroisquedebaisersuffitàrendreheureux,Caern?Tuverrasquandtuaurascouchédans ton lit lapetiteMaja.Tume reviendrasviteensuite.Quandellet’aurabrisélecœuroulorsquetuaurasbrisélesien.—Je…Ellenemelaisserapasfaire.Ellen’aimeraitsûrementpasça.—Quoidonc?—Coucheravecmoi.Elledoitmedétesteràl’heurequ’ilest.Aennapouffaderire.—Oui,biensûr.Personnenepeut t’aimer,Caern.Tulesaisbien.Jesuis la

seule.J’acquiesçaisombrement,tandisqu’ellefaisaitvolte-faceets’éclipsaitdansle

couloir, m’abandonnant derrière elle. Je restai immobile durant quelquesminutes,moncœurmartelantavecdouleur,àfixerlatachesurlesol,puisjemelevaipourlafairedisparaître,agircommesiellen’avaitjamaisexisté,avantdemeglissersousladouche.Simamèrereniflaitl’odeurduspermesurmoi,ellerisquaitdem’obligeràlaverleparquetdumanoirtoutelasoirée.Une fois rincé, il était déjà l’heure de dîner.L’estomac noué, je refermai la

portedemachambrederrièremoietdescendisl’escalierpourgagnerl’immensecuisinedumanoir.Nousavionsunesalleàmanger,maislatapisseries’arrachaitet avait libéré des traces noires sur tout le mur principal, emplissant la pièced’uneodeurrance,commesinousvivionsdansunmarécage.Lamoisissureétaittenaceetmalgrélestonnesdedétergentsutilisées,onavaitl’impressionqu’ellerevenait sans arrêt grignoter la maison. Comme la maison nous grignotait,morceauparmorceau.Mastiquantlonguementjusqu’àingestiontotale.Tout lemondeétaitdéjà là.Monpremier réflexe futde regarder l’heuresur

mamontre,jereprismonsouffleendécouvrantquejen’étaispasenretard.Je passai le seuil et retrouvai lesmembres dema famille. Aenna était déjà

assise à la grande table en bois qui dévorait presque tout l’espace. Elle metournaitledos,raidiecommesielleportaituncorset,sesmainsplaquéessurlatable.Enfaced’elle,monpère,FredrikCorange,meregardaentrer,épousamesgestes, surveilla lamoindre faiblesse. Plus loin, près de la gazinière,mamères’activait encore à préparer le dîner. Elle qui détestait la cuisine. Elle ne seforçaitpasbeaucoupd’ailleurs.Engénéral,c’étaitàpeinemangeable,pascuitou cramé. À Oslo, nous avions une cuisinière qui régentait tous nos repas.Depuisquepapaavait été ruiné,elleavaitdûapprendre lesbasesde laviedefamilleordinaire.Elledétestait ça.Elledétestait cettebaraquesûrementautantquemoi,bienquecen’étaitpaspourlesmêmesraisons;elledétestaitsontraindevieréduitàlaportioncongrue,sesfringuesbanales,achetéesdanslespetits

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magasinsdeSvolvær, alorsque, couverted’opprobre, elle avait étéobligéedevendre tous sesvêtementsdehaute couturepour endiguer le raz-de-maréequiavaitsecouénotrequotidien.Decetteépoque,ilnerestaitpasgrand-chose,sicen’étaitnosmœurshabituelles.C’étaitlaseulechosequiavaitrésistéàlafaillite.SimonpèreavaitsurvécuàunAVCquelquesmoisaprèssachute,l’amputant

d’unepartiedesonvisagedésormaisstatique,mamèreavaitconservétoutsonallant. Aenna tenait d’elle ses longues boucles acajou, et je tenais d’elle sesgrands yeux verts, sauf que les siens étaient dénués de la moindre chaleur.Aucune molécule ne se dégageait de son corps mince et élancé. Comme unserpent,sonsangétaitglacial,ellevivaitauxcôtésdesgenspourpomperlaleuretsurvivre.Commemoi.Je m’installai près de ma sœur et le bal coutumier débuta, la musique se

fracassantdansmesoreilles.— Je n’ai pas le souvenir de t’avoir autorisé à amener une fille ici, Caern,

m’assénamonpère.Sonétrangevisagesemouvaitavecdifficulté,saboucheaffaisséeécrasaitles

mots comme s’il pouvait les piétiner. Un côté de sa lèvre supérieure seretroussaitenunperpétuelrictusetsemblaitmedéfierdeluidésobéir.—Nousnesommespasunhôteldepasse!Ma mère saisit une casserole qu’elle déposa – jeta presque – entre les

assiettes.Un ragoûtà l’odeurnauséabondeembauma toute lapièce. Jegardaisunstockdegâteauxsousmonlit,ilmetardaitdepouvoirensavourerquelques-uns,faceautrucimmondequiparaissaitencores’agiterdanslamarmite.—C’estlafilledeHansen,n’est-cepas?Jehochailatête,monregardprisonnierdeceluidemonpaternel.—Lagaminedel’hôtelier?demandamamèreàsontour,avantdedardersur

moisesyeuxmétalliques.Un sourire narquois s’imprima sur ses lèvres couvertes de rouge. C’était

encorel’undesesdernierspenchantsàlabeautésuperficielledelahautesociété.Durouge,commedusangquidégoulineraitdesonvisage.Jerêvaisdel’effacerd’unreversdemain,derecouvrirsonmenton,delaregardercommesielleétaitmorte.Unsouriredel’angetracéavecsonrougehorsdeprix,survivanced’uneépoquerévolue.—Qu’est-cequ’ellepeutbientetrouver?melançamamèred’untonfroid.Jene susquoi répondre. Je l’ignoraismoi-même.Après cette journée, si un

quelconque sentiment avait pu la traverser, il était peu probable qu’il subsisteencore.Maja refuserait sûrement demeparler à l’avenir.Oumêmede croiser

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monregard.Jel’avaisperdueàpeinegoûtée.Sous la table,Aenna posa lamain sur le sommet dema cuisse et la pressa

doucement.Gardantlesilence,jebaissailatêteversmonassietteetlafixaisanslavoir.— Quel mensonge lui as-tu raconté ? insista ma mère, avant de tendre la

loucheàAenna.Celle-cilaprit,affichantunfacièssansexpression,etremplitsonassiette.—Aucun.—Elletecroitencoreriche?Aenna ne put retenir son rire.Mamère planta sur elle son regard assassin.

Aennanesedémontapasetrépliqua:—PersonneauxLofotennenouscroitencoreriches,maman.Cette dernière lâcha un grognement presque bestial. Ses ongles semirent à

marteler la table en cadence.Un rythme aussi froid qu’elle, sans tempsmort,lancinant.— Elle est peut-être autant dévergondée que lui, suggéra mon père, avant

d’essuyer à l’aidede sonmouchoir un jet de salivequi coulait du coinde seslèvres.Mêmesielleressemblaitplutôtàunejeunevierge.Lasalivedégoûtantemêléeàsesparolesmesouleval’estomac.Jefermailes

poings sous la table, le cœur tant comprimé que ma poitrine en devintdouloureuse. Je savais qu’ils aborderaient ce sujet, souilleraientMaja. C’étaitinévitable. J’avaisosé ramenerune fille surnotre territoire.Moi.Ledégénéré.Tout ce que je désirais se transformait toujours sous leurs jugements et jecraignais qu’ils ne métamorphosent ma jolieMaja en une créature ignoble etfourbe,quineverraitdemoi…quecequ’elleavaitdéjàvucetaprès-midi.Aennarefermasamaingauchesurl’unedesmiennesettentaenvaindeme

dénouer.Mesonglesétaientenfoncésdansmapeau.—Nousrisquonsd’avoirdesproblèmesavecsonpères’ilapprendquetuas

touchésapetitefillechérie.LesHansensontdesgensinfluentsàSvolvær.— Je… je ne l’ai pas touchée, murmurai-je, dans l’espoir grotesque qu’ils

cessentdepenserdumaldeMaja.—Alorslapetiteestplusmalignequejenel’imaginais,réponditmonpère.—Elleadûvoirquituétaisenréalité,ajoutamamère.Elle avança son visage vers lemien. Je rentrai un peu plus le cou dans les

épaulesetbaissailatête,sonregardd’acierbrisantpeuàpeumonsang-froid.—Lèvelesyeuxversmoiquandjeteparle,m’ordonna-t-elle.J’obéis, une coulée de sueur ruisselant dans mon dos. Victoria Corange

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penchalatêtesurlecôtéenm’observant,puiséclataderire.Ellereculasursachaise, croisa les bras etme toisa, telle une souveraine, sansmêmeavoir à selever.—Lesfillesintelligentesneremarquentpastoujoursquandunbonàriense

retrouveenfaced’elles,maisellespeuventsentirlorsquecelui-ciestdénuédelamoindredécence,sansaucuncharme.Quandonachèteunboutd’étoffe,onvoittoutdesuitesielleestgrossièreouchic.Mamèrepoussaunsoupir,croisaleregarddemonpèreetluisourit,comme

s’ilss’échangeaientunebonneblague.PuiselletournalatêteversAenna.—Ettoi,commentlatrouves-tu?—Innocente,réponditmasœurévasivement.—Oh,voilàdonccequi t’attire,Caern.Une jeunefillepureque tupourras

saliràtaguise.Elletenditsoudainunindexvengeurversmoi,merendantresponsabledetous

sesmaux:— Je refuse que tu la revoies, Caern. Je te l’interdis, tum’entends ? Je ne

veuxpasdeproblèmesavec lesHansen.Notre situationestdéjà suffisammentcompliquéesansnousmettreàdosunefamilledecetordre.LesLofotenviventrepliéssureux-mêmes.Horsdequestionquenouspassionsdavantagepourdespariasauprèsd’eux.Ilnemanqueraitplusquelagamineporteplaintecontretoi.JemeraidissurmachaiseetAennaserraplusviolemmentmamainsousses

doigts.Jetranspiraisabondamment.J’étaisbonpourreprendreunedouche.—Elle…neporterapas…—Tais-toi !Maintenant peut-être,mais quand elle réalisera qui tu es, rien

n’estmoinssûr.Jeteconseilledenepasmedésobéir.Aenna,tulesurveilleras.Masœurhochalatête.—Ah!Ilnemanquaitplusqueça,s’exclamamamèreavecemphase,avant

deseremplirunverredevin.—Unbonàrien,renchéritmonpère.Endehorsdecettefacultéindéniableà

nousramenerdesproblèmesàl’infini.—Oùnoussommes-noustrompés?La vieille rengaine. Savoir où ils avaient foiré mon éducation. Pour quelle

raison j’étais tel que j’étais. Cassé. Pas normal. Dangereux. Pervers. Bon àrien…— Ce n’est pas notre faute, Victoria, déclara mon père. Parfois, certains

enfantsnaissentavecdestares.Avecdesjumeaux,c’étaitinévitable.L’unasucél’énergieetl’intelligencedel’autre.

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Ildésignamasœurduboutdesdoigts.—Unfort…Samaintremblantesedirigeaversmoi.—…etunfaible.Lecouperetétaittombé.J’étaislemoinsquerien,celuiquiavaitétéamputé

d’unboutde lui-mêmepar l’uniquepersonneaumondequin’aurait jamaisdûlui faire le moindre mal. Les jumeaux se dévoraient l’un l’autre. Comme cemanoir, Aenna me rongeait lentement, qu’elle le fasse exprès ou non. Elleabsorbaitmonêtre,etjemelaissaisfairesansbroncher,conscientque,detoutefaçon,iln’yavaitrienàespérer.Lafindudînersonnaleglasdemoncalvaire.C’était lepiremomentdema

journée : retrouver la famille au grand complet dans cette pièce qui sentait lamalbouffe, lesépicesaciduléesetun restede tabac.Cetteodeurs’infiltraitpartous les pores du manoir. Les meubles, les rideaux et même les horriblestapisseriesenportaientlapuanteur.Àpeinesortidetable,jesuivisAennadanssachambre,tandisquenosparents

sedirigeaientverslepetitsalon.Masœurrefermalaportesurnous.Jemelaissaitombersurson lit, le frontdans lesmains.Aennas’approchademoi,seglissaentre mes genoux et caressa mes cheveux alors que j’enfouissais mon visagecontresonventre,respirantceparfumrassurant.Lenôtre.—Jesuislà,murmura-t-elle.Jet’aime,Caern,tulesais.PeuimporteMajaou

nosparents,jeseraitoujourslàpourtoi.J’acquiesçai contre elle et l’entourai de mes bras comme si j’espérais me

fondreenelle.Aennam’aspirait,maisjenedisparaissaispasassezvite.Elle se détacha demoi et me poussa aux épaules. Je tombai sur le dos au

milieudulit.—Couche-toi.J’ôtaimesbaskets, reculai contre lemurpour lui libérer de laplace, et elle

s’étenditàmescôtés.Tournéeversmoi,ellefitcourirsesdoigtslelongdematempe,écartantlesmèchesrebellesdemonvisage.—Tun’aspasbesoindeMaja,continua-t-elle.Jeveillesurtoi.L’élancementdevintbrasierdansmapoitrine,maisjemecontentaidehocher

latête.Jefermailespaupièrespourmesoustraireàsesirisdejadeetd’acier.—Elleneverrajamaisquituesvraiment,net’inquiètepas.—Maissiellen’avaitpaspeur…—Elleesttombéedanslelac,Caern.Àcausedetoi.Jeserraidavantagelespaupières.

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—Mamanaraison,tunedoispasl’approcher.C’esttroprisquépourelle.Situlablesses,toncœurn’yrésisterapas.Laisse-laloindenous.Tuvoisnotrevie.Quienauraitenvie?Tu l’asdit toi-même:Majaestpureet innocente.Alors,oublie-la,c’estlemeilleurcadeauquetupeuxluioffrir.—J’aimeraistellement…—Jesais,Caern.Maisc’estjustedudésir.Ils’effaceraavecletemps.N’aie

crainte.Aennaserapprochaetseblottitdansmesbras,sesmainscaressantmontorse.—Tuverras,tul’oublierasvite.

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Chapitre7MajaLesvacances touchaientà leurfin,et jen’avaispasrevuCaern.Ilnesortait

plus de chez lui. À plusieurs reprises, j’étais allée fureter près du manoir,pousséeparuneattraction incontrôlable.Depuisque j’avaisrencontrésonpèredans le vestibule, croisé son regard métallique, depuis que j’avais sentijusqu’auxtréfondsdemesoslapeurvisqueuseetmoitequicollaitàlapeaudeCaern, j’étais comme possédée, investie, non pas d’une mission, mais d’unbesoin.Celuidelevoir,deletoucher,delecomprendre.Pourquoipensait-ilêtremauvais pourmoi, alors que jusqu’àmaintenant, il n’avait été que douceur ?Quandilmeregardait,sesprunellesprenaientuneteintepossessiveettendre,etsesbaisersétaientlangoureux,ilmelaissaitletempsd’apprendre,d’éprouver,desentirgrandirenmoiledésir.Safamilleétaitdémoniaque,maisqu’enétait-ildelui ? J’avais l’impression, depuis la rue où jeme tenais, en bas du tertre surlequelsedressait lemanoir,quecederniercherchaitàécraserseshabitants,etCaern plus que les autres. Il me faisait penser à un vieux château hanté.Enveloppe de bois, de plâtre et d’ardoises possédée par des sièclesd’abominationscachées.Laviesemblaitl’avoirdéserté.Ilyavaitsipeud’alléesetvenuesque jen’avaisdûmedissimulerqu’une seule foisderrièreunarbre,lorsquelavoituredeMadameCorangeavaitfendulesboispourgagnerlarouteprincipale.MaisaucunetracedeCaernetd’Aenna.Jecommençaisàcroirequejenepourraislerevoirquedanslacourdulycée,

làoùmonfrèrenemanqueraitpasdemeteniràl’écartdecettefamilledefous.—Qu’est-cequetufichesici?Savoix s’engouffra sousmescôtesetmevolaun frisson.Comme toujours,

elle était basse, presque un murmure, alors qu’on était perdus au milieu dessapins.Unpeuembarrasséequ’ilmesurprenneentraind’espionnerlemanoir,jeme

composai un visage aussi naturel que possible, avant de faire volte-face. Je ledécouvris, adossé contreunarbre,desbaies rougesdansottant au-dessusde satêteaugrédelabrisemarine.Ilportaitunsweatàcapuchenoiretunjeanbleufoncé.Sescheveuxétaientendésordre,unemèchepluslonguetombaitcomme

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toujourssursonfront,enbarrantlasymétrie.Sesémeraudesenchâsséesdanssesorbitesmefixaientavecunecertainedistance.Jeme sentis gourdedem’être fait surprendrede cette façon, et encoreplus

stupidedenepastrouverlesmotsjustesàsaquestion.Enveloppé dans son silence et face au mien, il avança dans ma direction.

Poussée par un réflexe atavique de protection, je reculai à mesure qu’ilprogressait,jusqu’àcequemondosrencontrelasurfacerêched’unsorbier.Cefutàmontourd’êtreentouréedebaiesrouges.Caerns’arrêtaàquelquescentimètresdemoi,inclinalebustedesortequeses

yeuxsesituentfaceauxmiensetinsista:—Que fais-tu ici,Maja,àerrerautourdumanoir? Ilmesemblaitpourtant

avoirétéclair.— Ah oui ? Je n’ai pas eu cette impression. Tu m’as envoyé des signaux

contradictoires, plaidai-je en tentant de soutenir son regard soudain glacial,emplidemorgue.Unrictussoulevaseslèvres.—Rentre.Chez.Toi,dit-ilenappuyantsurchaquemot.—Jeneveuxpas.Faceàmaréponsecatégorique, il fronça lessourcilsetposa lapaumedesa

mainàproximitédematête.Ilsegranditdevantmoi,redressalementonetlesépaules, puis il avança son visage jusqu’à frôler mon nez. Pas besoin d’êtredevinpourcomprendrequ’ilcherchaitàmedomineretm’effrayerpourmieuxpouvoirmechasser.D’untonplusimpérieux,ilconfirmamonsentiment:—Jeneveuxpasdetoiicinonplus.Bienquejesaisissesonintention,Caernm’impressionnait.Sesmotsmefirent

l’effetd’unedouchefroide,avantquemonregardnesoitcaptéparlasilhouetteobscuredumanoir–dont l’aura imposanteet lugubreparuts’infiltrersousmapeau–etjeretrouvaiunpeud’audace.—Est-cequec’esttoiquiparlesoubientasœur?Sonsilencemeréponditavecplusd’éloquencequedesparoles.Agissantavec

unehardiessequej’étaispourtantloind’éprouver,jemedressaisurlapointedespieds et déposai un baiser sur ses lèvres. J’en tremblai à son contact. Il fut sisurprisqu’ilnebougeapaspendantunelongueseconde,ouvrantmêmeunpeulabouche,puisilrecula,sonvisagetourmentéparuneexpressionpartagéeentrelarépulsionetledésir.Deuxsentimentsquisemblaientsanscesses’opposerenlui.—Maja,rentrecheztoi,s’ilteplaît.Cen’estpasbonpourtoideresterici.—Maispourquoi?J’aienviedel’être.Est-ceque…jeneteplaispas?

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Ilmeconsidéracommesij’étaissotte.Ilsecoualatête,s’éloignadavantageetsefrottalafigure.—Tuestrèsbelle.C’estjusteque…jenepeuxpasêtreavectoi.Jecomblailadistanceentrenousetglissaimesmainsautourdesonpoignet.

Surpris,ileutunmouvementderecul,jelerattrapaiaussitôt.Sonregardplongeadanslemien,entrechoquantenmoitoutesmesémotionsvives.Caernarrachaithors dema poitrine des sentiments que, jusque-là, je n’avais fait qu’effleurerauprès d’autres garçons. Ils m’arrivaient maintenant en plein cœur etl’alimentaientdansladouleuretlapeurd’êtrerejetéeenbloc.—Moi,jeveuxêtreavectoi,soufflai-je.J’avaisl’impressiondemefamiliariseretd’amadouerunanimalsauvage,peu

habituéaucontacthumain.Ilsemblaitàlafoispaniquéetprèsdecéder.— Tu… ne me détestes pas ? me demanda-t-il d’un ton qui trahissait sa

surprise.Jerelâchaisonpoignetetsaisisl’ovaledesonvisage.—Pourquelleraisondevrais-jetedétester?Tun’asrienfaitdemal.Ilmefixaitd’unairhagard,peuconvaincuparmespropos.Unenouvellefois,

jemeglissaitoutcontreluietl’embrassaidoucement.Lesyeuxgrandsouverts,il réponditàmonbaiseravecprudence,puis sesmainsse refermèrent surmeshanches. Je compris que je venais de remporter une petite victoire. Il repritpossessiondemonbaisermaladroit.Quandilcessaenfindepicorermeslèvres,iljoignitsonfrontaumien.Nous

restâmesunmomentsansbouger,écoutantlarespirationdel’autre.Sesdoigtssefaufilèrentensuitelelongdemacolonnevertébrale,éveillantdelégersfrissons,jusqu’àmanuquequ’ilsenveloppèrent.—Tun’esplusencolèrecontremoi?chuchota-t-ilprèsdemonoreille.— Je n’ai jamais été en colère contre toi, mais contre ta sœur. J’ai bien

comprisqu’ellecherchaitàmerepousserhorsdetavie.Tuneluiappartienspas,Caern.Tuasledroitd’avoirunepetiteamiesituenasenvie.Cette fois, il reflua comme si je l’avais brûlé et me dévisagea d’un air

horriblementsombre.Sacanineseplantadanssa lèvre inférieuresi fortqu’unorleblancapparutsursapeautoutautourdeladent.—Tun’aspasconsciencedudangerauqueltut’exposes…—Àcausede ta famille? J’enaiunevague idée. Jedoisadmettreque ton

pèrefaitfroiddansledos.—Non,Maja,àcausedemoi.Dequijesuis.—Jenevoispasdedanger,Caern.Tuesgentilavecmoi.

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Ilmeregardaitcommesij’étaisentraindeperdrel’esprit.Commesijamaisdans sa vie, personne ne lui avait dit desmots doux et sincères.La vision dumanoir,danssondos,mepercutaànouveau,et je frissonnai.S’ilsétaient touscomme sa sœur là-dedans, pas étonnant qu’il éprouvât le désir de me fuir. Ildevait se protéger, et il cherchait àmeprotéger. J’ignorais seulement de quoi.D’eux,del’imagequ’onseforgeaitdeluioubiendelui-même.Aennam’avaitrépétéàquelpointilétaitvicié,maisenquoi?—Est-cequetu…J’humectai mes lèvres d’un coup de langue nerveux, et posai cette satanée

questionquimehantaitdepuisquesasœurl’avaitévoquée:—…est-ce que tu as juste envie que nous couchions ensemble,Caern, ou

bienveux-tuêtreplusqueçapourmoi?Sespupillesprirenttantdeplacedanssesyeuxqu’ellesestompèrentsonvert

estival au profit d’un vert hivernal. Il se rapprocha de moi, plus félin, etm’agrippaparlanuquepourmeramenerversseslèvres,maisilnem’embrassapas,ildéviasatrajectoirepourchuchoteràmonoreille:—J’aienviedetefairedeschoses,Maja.Sa voix était hachurée par le désir, remplie de chaleur et pigmentée d’une

émotionplusdélétèreque jene saisissaispas,mais je le laissai continuer sansl’interrompre,malgrélesviolentscoupsdemoncœurdansmapoitrine.— J’ai vraiment envie, oui. Je sais que ce n’est pas bien. Que je peux te

blesser.Jesaisqu’ilnefautpasquejetetouche.Non…mais…j’aienvied’êtreavec toi.Sans te fairedemal. Jeneveuxpas t’en faire, insista-t-il,emplissantmonâmed’incertitudes,depeursetd’unsentimentplussournoisetpuissantquiressemblaitàunéland’amour.Caernn’étaitpaslebadboyquel’onretrouvaitdansbiendesromans,ilétait

différent,jen’arrivaispasàlerangerdansunecase.J’ignoraiscequ’ilétait,cequi l’effrayait tant, si jemedissimulais àmoi-même les signauxd’alertequ’ilcherchait à m’envoyer et s’il était vraiment dangereux pour moi de tomberamoureused’ungarçoncommelui.Lacuriosité,lafascinationetmonbesoindeluiarracherunsourireétaientplusfortsquemaraison.Jedonnaiungrandcoupdepiedàlapetitevoixdemaconsciencepourlamuseler,etj’embrassaiCaernavec toute la fouguedema jeunesse. Il céda, répondit àmesbaisers. Je sentisquel’unedesesnombreusesbarrièresprotectricess’effritaitsousmeslèvres.—Tupeuxmetoucher,murmurai-je.J’enaienvieaussi.Ilmefittaired’unautrebaiser,puissoupiracontremabouche.—Tu ne sais pas ce que tu dis,Maja. Ne prononce pas de telsmots à un

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garçon,encoremoinsàmoi.Je laissai échapper un sourire malicieux. Son regard le saisit et il en fut

presque surpris. Il ne devait pas beaucoup rire dans son horrible maison. Jepassailesmainssursesjoues,puisdanssescheveux.—Jepeuxtedemanderquelquechose?Ilacquiesça,uneridesecreusantaussitôtentresessourcils.—Tuveuxbiennepasraconteràtasœurcequel’onvientdefaireici?Larides’approfondit.Uneexpressionpaniquéeenvahitsestraits.Jeraffermis

mesmainsdechaquecôtédesatêtepourl’empêcherderegarderailleurs.—Tuasledroitd’avoirunjardinsecret,Caern,etdel’intimitéaussi.Cequi

sepasseentrenous,çanousappartient, tucomprends?Cen’estpasàAenna.C’estàtoietmoi.Samâchoiresecrispaetlesveinesdanssoncousaillirent.—Masœurm’aide,finit-ilparavouer.—Enquoit’aide-t-elleens’immisçantdanstavie?Il déglutit avecpeine et détourna à nouveau les yeuxvers le fonddes bois,

commes’ilcraignaitd’yvoirapparaîtreAenna.—Ellem’aime,déclara-t-il,melaissantunpeustupidefaceàcetteréponse.—Biensûr…J’essayaidelecomprendre,sansêtretropsûred’yparvenir.—C’estnormalqu’ellet’aime.Il secoua la têteavecénergie,puisvoulut reculeret s’échapperhorsdemes

bras.Ilétaitpluscostaudquemoietquandilsaisitmespoignetspourm’obligerà le lâcher, je dus céder. Il leva les yeux endirectiondumanoir, comme si lademeuretentaitdel’aspirerdanssesentrailles.—Onvaserendrecomptequejesuisparti.Jedoisyretourner,medit-il.Sonregardseposasurmoi.Uninstant,jecrusqu’ilseremplissaitdechaleur,

maislalumières’éteignitrapidement.—Nereviensplusici,Maja,d’accord?—Mais...—C’estmoiquiviendrai,mecoupa-t-il aussitôt.S’ils apprennentque je te

vois…Iln’achevapassaphrase.Iln’eneutpasbesoin,lesous-entenduétaitlimpide

etmeglaça. Ilmedécocha pourtant un sourire éthéré, fit glisser son pouce lelongdemajoue,puisrecula,pasaprèspas,endirectiondumanoirsanscesserdemedévisager,commes’ilgravaitmestraitsdanssamémoire.J’auraisvoululeretenir, l’empêcher de retourner là-dedans, car,malgrémes quinze ans etmon

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inexpériencedelavie,jemedoutaisbienquecequ’ilsepassaitàl’abridecesmursétaitterribleetrongeaitl’âmedeCaern.—Tuviendras?insistai-je.Ilacquiesça.Unelueurparutvibrerunbrefinstantdanssespupilles,etmon

cœursecomprimaenécho.Iltournaensuitelestalonsetcourutendirectiondelavieillebâtisse.

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Chapitre8MajaJefilaiuncoupdemainàmonpèreetnettoyaiplusieursrorbusquevenaient

dequitterdestouristes.Jen’avaispasrevuCaerndelasemaine.Jem’inquiétaisqu’ilrenonceàsapromesse.Soninstabilitéétaitcriante.J’avaispeurqued’unmot de sa diabolique de sœur, ilme rejette à nouveau. Jeme demandais si jedevaisprendreAennaàpartpourluiparlerettenterdeluifairecomprendrequejenesouhaitaissurtoutpasblessersonfrère,maisenyréfléchissant, jenemefaisais guère d’illusions sur l’échec d’une telle conversation. Je n’étais pascertaine qu’elle cherchât à protéger Caern, plutôt son territoire. On aurait ditqu’elle avait fait pipi autour de lui. Et Erlend qui couchait avec elle !Quelleconnasse!Jememordislalèvreenlaissantcemotfuserdansmatête,maisc’étaitplus

fortquemoi.AennaétaitresponsabledelafuitedeCaern.Jenecomprenaisrienà leur relation.Moiaussi, j’avaisun frèreetpourautantque je l’aimeetqu’ilsoitparfoisétouffant,nousn’avionspascegenredelienbizarreetdérangeant.Quelquesnuits,lavisiondeCaernetdesasœurensemble,dansunlit,venaitmefrapperviolemment,maisjelachassailoindemessongesdèslejourrevenu.Jene voulais pas donner foi à ces racontars idiots. Aenna était une garcepossessive,ellemanipulaitsonfrère,celanesignifiaitpasqu’ilsprofanaientlesliens sacrés du sang. C’était tout bonnement impensable pour la paix demonâme. Aussi énigmatique soit Caern, je ne pouvais pas l’imaginer agir ainsi…malgréles«choses»qu’ilsouhaitaitmefaire.À cette pensée, une onde sournoise et délicieuse s’insinua enmoi, rugit un

instant au creux de mon ventre, puis s’éclipsa, m’abandonnant songeuse au-dessusdel’évierquej’étaisentrainderécurer.Qu’est-cequeçadisaitsurmoidevouloirqueCaernm’expliqueetmemontrequelsétaientsesdésirssisecrets,mêmesij’enconcevaisunecertainefrayeur?Jefusarrachéeàmesréflexionsparlesondelabaieglissantdanssesrails.Je

tournailatêteetdécouvrisErlendquijetaitsacasquettesurl’undescanapésdurorbu.—T’asbesoind’uncoupdemain?

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—Non,çava,j’aibientôtterminé.Ilme rejoignit dans la cuisine et se campa àmes côtés, appuyé au plan de

travail.—T’espasavecMadiaujourd’hui?demandai-je.—Non, sonvieux l’a réclaméeaugarage.Apparemment,yavaitune super

bagnoleàretaper.Jepasseaprèslessuperbagnoles,ricana-t-il.Madiétaitsouventplusgarçonquenel’étaitunvraigarçon.Elleparlaitetse

comportait comme eux, et pour ne pas rompre avec ce tempérament, elle sedestinaitàbosserdanslegaragedesonpaternel.Elleadoraitlamécaniquedesvieillesvoitures,c’étaitsapassion.—Alors,tut’esdit:pourquoinepasvenirembêtermapetitesœur?—T’asgagné!Jem’ennuie!Jesecouailatête,tandisqu’ilmedédiaitunlargesourireamusé.—Cesoir,JensetLeivviennentboufferàlamaison.Soiréejeuxvidéo.—Passionnant!—T’espasinvitée,soisrassurée.Jeluitirailalangue,ouvrislerobinetetmerinçailesmains.Erlendfixames

gestes,puisunvoile traversa rapidementses traits. Il relevaversmoisesyeuxgris perlé d’une intensité à couper le souffle. Un mauvais pressentiment vintaussitôtm’assaillir.Ilsetorditlégèrementlabouche,puisfinitparbalancer:—Leivt’avuetraînerverslabaraquedesCorange.Etmerde!Jefissemblantd’enrire,maisjemanquaiscruellementdespontanéité.—C’estpourçaquetueslà?Pasparcequetut’ennuyais.— Un peu des deux, admit-il. Je n’aime pas que tu traînes près de cette

maison.Sérieusement,Maja,tulesasvuscommemoi.Cettebicoquecroulantepuelemalheurettoutuntasdesaloperiesàpleinnez.J’aidéjàcroisélesvieuxdeCaernenville,t’aspasenviedelesconnaître,crois-moi.Là-dessus,jenepouvaispasluidonnertort.—Caernn’estpassafamille.Iln’estpascommeeux.Ilpouffaderire.—T’ensaisriendutout.Tuasbienremarquésafaçondesecomporteravec

sasœur.C’estpassain,Maja.Pourquoituveuxteretrouvermêléeàça?Jehaussailesépaulesetsaisislerebordduplandetravail.—PourquoitucouchesavecAenna?luiassénai-jeenretour.— Parce que c’est fun, qu’elle est canon et qu’elle a les crocs. C’est tout.

C’est sexuel.Y a pas de sentiments là-dedans. Je suis pas débile. Elle se sert

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justedemoietçam’arrange,siçapeutfairechiersonfrangin.Contente?—Tuesaussitaréqu’eux!m’écriai-je.Peu désireuse d’en entendre davantage, je tournai les talons et traversai le

salonàtoutesjambesquandErlendmesaisitparlepoignet.—Maja, t’espas commemoi.Tuveuxpas juste coucher avecce cingléde

Corangeetprendredubontemps.Tuvastomberamoureusedelui,sic’estpasdéjàfait,etilteferasouffrir,etça,jeveuxpasqueçaarrive.Jel’obligeaiàmelâcher,surpriseparsontonanxieux,etpivotaifaceàlui.Il

semblait vraiment inquiet pourmoi et son attentionme toucha,même si…ehbien,Erlendnepouvaitpasmeprotégerdetout.Jen’étaisplusuneenfant.—Jedoisbienfairemespropresexpériences,Erlend.SiCaernestdestinéà

me donner mon premier chagrin d’amour, alors c’est ce qui doit se produire.J’apprendraidelavieettumeconsolerasensuite.— T’as pas l’âge de boire ! tenta-t-il de plaisanter, avant de bougonner à

nouveau:Merde,Maja,t’asmêmepasl’âged’avoirdesrelationssexuelles.—Arrêted’imaginerdeschosespareilles!Ilneputretenirunsourireenagitantlatête.—Ouais, c’est juste que je sais pertinemment ce qu’a à l’esprit unmec de

monâge.—Ilsnesontpeut-êtrepastouscommetoi!—Si,tous,Maja.Sansexception.MêmecetabrutideCorange.Jel’aivuàsa

façondetereluquer.Jem’inquiètepourtoi.Jeglissaiunbrasautourdesanuqueetmeblottiscontrelui.—Mercidet’enfaireautant,Erlend,maistoutsepasserabien,ettuaurasle

droitdeluicasserlagueules’ilmefaitdumal.—Plutôtdeuxfoisqu’une.J’aimeraisjusteempêcherqueçaarrive.—Tunepeuxpas.Alors,aulieudetebattrecontrelevent,resteàmescôtés,

d’accord?Quej’aieencoreuneoreillesijememetsàpleurer.—T’aslesdeuxrienquepourtoi,fit-ilenlesdésignant.Jedéposaiunbaisersursajoue.—Merci.Jem’écartaietsortissurlaterrassequis’ouvraitsurlamer.Lerorbuavaitla

spécificité de se dresser sur pilotis.Onnepouvait pas être plus près des eauxgelées,quoiquesublimes,delamerdeNorvège.Erlendrefermalabaiederrièrenousetselaissatombersurl’undesfauteuils,

coudes sur les genoux, regard braqué vers l’horizon. Je m’assis à ses côtés,imitai la position d’Erlend et le fixai, sourire aux lèvres.Quand il sentitmon

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attention dirigée sur lui, il se détacha dupaysage et arqua un sourcil en guised’interrogation.—Jevoudraisprendrelapilule.Ilmanquad’avaler sa salivede travers. Il toussaet éructa, tandisque jeme

bidonnaissurmonsiège.—Putain,Maja!Maistucherchesàmetuerouquoi?Jeriaistellementquej’enavaisleslarmesauxyeux.Sesjouesrougescomme

desforgesetsonregardahurietstupéfaitvalaientledétour.Quand il retrouva enfin son souffle, il agita son index sous mon nez,

faussementmenaçant:—Jetejurequesicemectentededescendresabraguettesouslesyeuxdema

petitesœur,jeluicoupelabite!Je rigolaiànouveau,essayantd’échapperà lavisiondeCaernouvrantcette

braguette, avantde recouvrerunsemblantdecalmeetdemecalerau fonddufauteuil.Unbrefsilences’étiraentrenous,puisErlendpoussaunlongsoupiretlebrisa:— De tous les types présents sur cette île, j’aurais encore préféré que tu

flashes sur un de mes potes. Je l’aurais cogné, pour la forme, mais j’auraistrouvé ça…plus normal.Lui, je le sens pas.C’est pas le regard d’unmec demonâge.C’estçaquimefaitflipper,Maja.Tucomprends?Interditefaceàsontongrave,jemecontentaidehocherlatêteetd’éprouver

lemalaisegrandissantd’Erlend.— Je sais pas ce que sa famille lui a fourré dans le crâne, poursuivit-il en

cherchantmonattention.Çamefoutlatrouille.T’esunefilleresponsable,Maja,je remetspasenquestion tacapacitéà tesortirdesemmerdes,maisc’estmonrôledeteprotéger,ycomprisdetoi-mêmes’illefaut.Onpeutêtreaveugléparunepersonne, et jevoisbienqueCaern te fascine,même si je comprendspaspourquoi.Moi,ilmedégoûte,maispastoi…Ilsetut,ravalantlesmotssuivants.De plus en plus troublée, je détournai mon regard vers la ligne d’horizon,

rompue par quelques langues de terre oubliées sur les eaux verdoyantes de labaiedeSvolvær. Jemevoulais sûredemoidevantErlend,pour leconvaincred’accorderunechanceànotrehistoire,maisj’échouaispiteusement.Ilébranla,nonpasmesconvictionsprofondesetmonenvied’êtreauprèsdeCaern,maismon assurance vis-à-vis de moi-même. Je désirais découvrir la vérité sur lui,l’aideretpeut-êtrel’aimer,maislacontrepartienécessitaitquejemedévoileenretouretquejeluidonnemaconfiance.Maisavecungarçonbrisécommelui,

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était-ceseulementpossible?—Pourquoitut’intéressesàlui,Maja?m’interrompit-ildansmespensées.Jefermaiuninstantlespaupières,mesentisenvahieparlaprésencedeCaern,

puisrépondislavérité:—Parcequ’ilestseul.—Ilyasasœur…—Non,lecoupai-je.Àl’intérieur.Là…Jedésignaisoncœur,puissatête.—C’estlàqu’ilestseul.Erlendm’offritundrôlederegard,puisrépliqua:—Peut-êtrequ’ilyauneraisonàça.Peut-êtrequec’estjusteparcequ’iln’est

pasnormal.—C’est ce que tout lemonde dit de lui : qu’il n’est pas normal.Moi, j’ai

enviedesavoirsic’estvraiounon.—Onsauvepaslesgensd’eux-mêmes,Maja.—Pourquoipas?—Parcequ’ilssontcequ’ilssont.—Alors,jedécouvriraicequ’ilest.—Jeneveuxpastevoirsouffrir.—Pourquoitoutlemondesembleconvaincuqu’iln’estcapablequedeça?Erlendposasonbrassurl’accoudoir,sonregardparuts’emplird’argentsous

les rayons de soleil. Il fronçait les sourcils, mais il tendit la main vers moijusqu’àcequejelasaisisse.Illapressaavecfermetéetrépondit:—Parcequec’estsûrementcequ’ilfera.

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Laragesedéversaitdanssesveines.Ellepalpitaittellementfortenluiqu’elle

paraissaitvivante.Uneentitéquiprenaitpossessiondelui.Ellelerendaitfou,illesentaitbien.Ellepulsaitdanssatête,lenoyantsousdesimagesmacabres,desimagesqui lui plaisaient.Des imagesqu’il voulait rendrevivantes à leur tour,comme sa rage. Pétrir son rêve, le modeler à sa guise et le détenir enfin. Ilpensait que c’était passé, que ça ne reviendrait plus. Cette envie profonde.Primaire.Quisemblaitremonteraucerveaureptilien,àlanuitdestemps.Çanepouvait être que ça. Un instinct animal et primitif sur lequel il n’avait aucuncontrôle.Et puis il se souvenait pourquoi.La source de samotivation.Cequil’excitait.Là,auplusprofonddeses tripes.Etd’ysonger,sonsexegonfla.Lapressionexercéeluiprocuraunepetitedouleurqu’iltrouvaagréableunmoment,puis trop violente. Il avait envie de l’expulser hors de lui. Ses mains entremblaientdedésir.Ilrepensaàlafillesurlafalaise.Àsonsexeplantéenellecommeunedaguependantqu’illaprenait,serrantférocementsoncousoussesdoigts.Ausangqui avait coulé sur lui,maculant sapeauende longs serpentsrouges.Illesavaittrouvésmagnifiques,etils’étaitsentisipuissant.Ilrêvaitdecettepuissance.Chaque jour.Chaquenuit.Chaqueminute. Il aurait vouluquetoutlemondel’admireensachantquecen’étaitpasprudentetpasréaliste.Ilenétait conscient. Certaines choses devaient demeurer secrètes, ses désirs enfaisaient partie. Personne ne les comprendrait. Il ferma les paupières et crutentendrelescrislointainsdelafille,quis’égaraientdanslamontagnesolitaire.Ilbanda si fort que ladouleur se réveilla, sauvage et amère. Il serra lesdents etessayadesemasturber,maissonécheccuisantlerenditfou.Ilsortitsurleseuilpour se prendre des trombes d’eau sur le visage. Il s’était promis de ne pasrecommencer.Ilnepouvaitpasagirainsi.Laragerevint,commelamarée.Ellerecouvritlagrèvedesonâme,maculad’écumesespenséesetbalayacequiluirestait de raison. Il avait toujours eu conscience d’être différent des autres.C’était criant. La plupart rêvaient de baiser, trouver l’amour, construire unefamille,dénicher lebonjobloindecettefoutue île.Lui, ilsongeaitàsonsexedisparaissant dans le fourreau de sang, de chair jusqu’à le remplir de foutre,jusqu’à ce que les cris polluent son esprit, jusqu’à ce que le sourire de l’anges’adresse à lui. Oui, il voulait qu’il s’adresse à lui. À personne d’autre. Cesouriredevaitluiappartenir.Maisilluiéchappaittoujours.Lapluiesursonvisagenecalmapaslatensionquitiraitsanuque,démangeait

ses doigts.Mais la rage et l’excitation avaient pris possession de son ventre,martyrisaient son pénis tendu et l’empêchaient de penser à autre chose. Elles

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l’asphyxiaient lentement. Il se dégoûtait parfois de les ressentir, quand laconscience de la réalité revenait le hanter, mais il ne savait pas se conduireautrement.Ilessayaitpourtant.Depuiscombiendemoissecontrôlait-il?Etpourquelrésultat?Craquerpourunepetite touristemignonne,qui ressemblaitàunfoutu ange. Une touriste qui lui avait dit oui, qui le désirait. Son physiquel’aidait.Quandillevoulait,ilpouvaitséduiresifacilement.Ilsuffisaitqu’ilsemaîtrise,qu’ilmasquecequ’ilressentaitaufonddelui,etletourétaitjoué.Oui,facile.Même quand il l’avait maintenue au sol, ça ne s’était pas révélé aussicompliqué qu’il l’avait imaginé durant tous ces mois dans sa tête. Une foisécraséesoussonpoids,l’herbecaressantsonvisage,ellenepouvaitpresqueplusbouger.Elleluiétaitsoumise,ilavaitpulabesognercommeillesouhaitait,delamanièrequ’ilavaitvoulue.Etc’étaitsale,violent, ilvoulaitqueçasoit lepluscrade possible. Il ne supportait pas l’idée que ça puisse s’appeler « fairel’amour».Ilcherchaitautrechose.Unsubstitutàsarage.Unendroitdanslequell’enfouir.Maislavoilàquirevenait.Puissante.Dévastatrice.Ilétaitperdu.Çalerongeait.Dévoraitsesentrailles.Ilrentraausecetsecognalatêtecontrelemur.Cefutlàqu’illavit.Parl’entrebâillementdelaporte.Courantsousl’averseet

l’orage.Ileutunrictus,etsahainegonfla.Saragepritdel’ampleur.Çafaisaittrop longtemps. Bien trop longtemps. Elle ne le savait pas encore, mais sondestinétaitdésormaisentresesmains.

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Chapitre9MajaPloc,ploc,ploc…L’aversericochaitcontremesfenêtresavecvigueur,m’empêchantdetrouver

lesommeil.Nousn’avionspasvuunegouttedepluiedepuisquinzejours,cequiétait plutôt exceptionnel, même en été. Maintenant, les nuages rattrapaient letemps perdu et déversaient sur Svolvær leur armada de flotte et d’éclairsrayonnant au-dessus de la baie.Mes stores étaient tirés,mais entre les lames,j’apercevaislesflashsbleusquiembrasaientleciel.Lejourpolaireétaitterminédepuisprèsd’unmois,aussilanuitavaitreprissesdroitsetnousenveloppaitdesesombrestentaculaires,maiscelle-cinem’aidaitpasàm’endormir.Frustrée, je virai dans mon lit et tirai ma couette par-dessus ma tête pour

m’emmitouflerdanssachaleur.Avecl’oragequigrondaitetlanuitrevenue,lestempératuresavaient chutéd’uncoup.De25°degrés,nousétionsdescendusà13.Je pressai mon oreiller dans mes bras, ruminant mon impatience, et me

demandai simes difficultés à trouver le sommeil ne venaient pas d’un certaingarçonquirefusaitdemedonnerdesesnouvelles,malgrésapromesse.Jelaissaiéchapperungrognementirritéetcherchaiàétouffertantbienquemall’angoissequil’accompagnait.Ets’ilétaitprisonnierdecemanoir?C’étaitcertainementstupide,jemeraccrochaisàl’idéequeCaernCorangene

m’avaitpas jetéecommeunevieillechaussette,mepréférantsapestedesœur.Unmotd’elle,etjesavaisqu’ilseraittirailléentreresteretmerejoindre.J’avaispourtant bien senti qu’il avait envie d’être près demoi. Je ne pouvais tout demêmepasavoirimaginélesbaisersqu’ilm’avaitrendusdanslaforêt.L’illusionpossédaitsûrementdeslimites.Lesdésillusions,visiblementaucune…Je soupirai en remontant mon coussin contre mon nez, quand mon oreille

captaunsonétrange.Unclapotis,commelesgouttesdepluiesurlavitre,maisplus fort. Je me relevai sur un coude et balayai ma chambre du regard. Lesombresdel’oragejouaientsurleparquetlustréetletapiscoloré.Ellesglissèrentlelongdesmurs,créantdessilhouettesmonstrueusesquifaillirentmeficherlatrouille.J’aperçusleschiffresrougesquiclignotaientsurmonréveil.Ilaffichait

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uneheurequarante-cinqdumatin.Jemanquaisdesommeil.Jeretombaisurmoncoussin,mais la rumeur des clapotis revint plus sournoisement s’infiltrer dansmesoreilles.Cettefois,jetendislamainpourallumerlalampedechevet,monpoulss’accélérantd’unefrayeurenfantine.Mesdoigtstâtonnèrentpourtrouverl’interrupteur.Une forme se dessina soudain à travers mes stores, masquant le reflet des

éclairs et de la lumière ténue de la rue. Je faillis pousser un hurlement, medébattisdansmacouetteetm’enarrachai.J’allaismeprécipiterdanslecouloir,la terreur vrillant toute pensée cohérente lorsqu’on frappa au carreau. Je mefigeaidevantlaporte,lamainsurlapoignée.Onfrappaitaucarreau?Jelevailesyeuxpar-dessusmonépaule,fixailasilhouetteàtraversleslames

etmedemandaisidenosjours,lescambrioleurss’invitaientdecettefaçondanslesmaisons.C’était peut-être un nouveau genre de voleurs. Je n’étais pas uneaventurière, jen’avaispasenviedeledécouvrir.J’appuyaisur lapoignéepourouvrirlebattant,quandj’entendispercerpar-delàlerideaudepluie:—Maja,ouvre.C’estmoi.Moncœurfonditenreconnaissantsavoixbasse,mêmeétoufféepar l’orage.

Je refermai la porte en silence etme précipitai vers la fenêtre,mes pieds nuss’enfonçant dans l’épais tapis. Je levai les stores d’une main fébrile etimpatiente,etdécouvrisCaern,perchésurlesommetdel’échelledemonpère.Ilportaitunevesteàcapuche,maismêmeainsicouvert,lapluienoyaitsonvisage,lesgouttesruisselaientlelongdesesjouestellesdeslarmes.Jedéverrouillailafenêtreetl’ouvrisrapidementpourluipermettredeseglisserdansmachambre.Il se souleva sur les bras et passa par-dessus la travée. En atterrissant sur leparquet,uneflaqueseformainstantanémentautourdelui.Ilrepoussasacapucheenarrière,libérantsescheveuxetsonvisagehumide.Jerefermaiderrièreluietsursautailorsqu’unevoixémergeadepuislecouloir.—Maja,c’esttoi?Mon père marchait vers ma chambre, j’entendais le son de ses pas sur le

parquet. Paniquée, jeme retournai versCaern qui, impassible, se glissait déjàcontrelemur,aucœurdesombres,degrossestracesboueusesdanssonsillage.Jefronçailenezdevantlemanquedediscrétion,maispasletempsd’yréfléchir.Jebondisverslaporte,l’entrouvrisetpassailatêtedansl’entrebâillementpourmeretrouvernezànezavecmonpère.—Toutvabien?medemanda-t-ild’unevoixinquiète.J’aientendudubruit.Sonregardgrisparaissaitlireàtraversmoi.Jecraignaisqu’ilnedevinequ’un

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garçonm’attendaitdégoulinantdepluiedansuncoindemachambre.—Oui,toutvabien,papa.C’estl’oragequim’aréveilléeetfichulatrouille.Ilesquissaunsourireetlevalamainpourcaressermajoue.—Moiaussi,avoua-t-il.Çam’aréveillé.Bonnenuit,Maja.Il s’éloigna,mais au lieu de prendre la direction de sa chambre, il bifurqua

vers la cuisine et en alluma les lumières. Je grommelai derrière mes dentsserrées.Jerefermailaportederrièremoi,tournaileverrouparprudence,etfisvolte-

face.JefailliscrierdesurprisequandlasilhouettedeCaernsematérialisasousmesyeux. Ils’apprêtaitàparler, jeposaiun indexsurses lèvresetdésignai lemur.Monpèresetrouvaitjustedel’autrecôté.Ilfronçalessourcils,parutdésoléetdéçu,etreculaverslafenêtre.Comprenant qu’il se préparait à partir, je fus envahie d’un sentiment de

panique.Non!Ilétaitlà,dansmachambre,ilétaitvenu!Horsdequestionqu’ils’enailleaussiviteetquejenepuissepasprofiterdelui.Aumoins,sasœurnerisquaitpasdenousennuyeraubeaumilieudelanuit.Je le saisis par sa manche imbibée d’eau et, en lui signifiant de demeurer

silencieux, je lui fis signe de patienter quelques instants. Il me suivit de sonregard enténébré tandis que j’attrapais un pull sur l’étagère que je glissai par-dessusmonpyjamadecoton.Peudechancequ’iln’aitpasremarquélespetitscœursblancsquiendécoraient l’étoffe. J’enfilaideschaussettesetdesbasketsqui traînaient dans mon dressing, puis passai une veste à capuche. S’il étaitsurprisdemevoirm’habiller,iln’enmontraitrien.Ilsecontentaderesterplantéau milieu de ma chambre pour éviter de salir ce qu’il n’avait pas encoredétrempé.Une foisprête, jepris les clésqui reposaient surmonbureauetmedirigeai

verslafenêtre.Sij’avaisréfléchideuxminutes,j’auraistrouvémonplanstupideetjemeseraisdéfilée.Alors,jedécidaidenepasyréfléchir.Sortirsousl’oragenem’enchantaitguère,maissimonpèresurprenaitunevoixmasculinedansmachambre, il en serait fini de nous ! Il m’offrirait sûrement une ceinture dechastetéenguisedecadeauàmonprochainanniversaire.Je levai la vitre, fus balayée par le vent glacial. Une ondée me trempa

instantanément le visage. J’abaissai mon regard vers l’échelle et déglutis. Cen’était pas très haut,mais il fallait tout demêmey grimper et ne pas tomber,poussépar lesviolentes rafales, sanscompterque leséclairsquidéchiraient leciel et les grondements du tonnerre près de réveiller les montagnes ne merassuraientpasdutout.

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Caernseplaçadansmondosetposasamainsurmahanche.—Jetetiens,murmura-t-ilcontremonoreille.Je lui lançai un sourire affecté et grimpai sur le rebordde la fenêtre.Caern

attrapa mon bras et me soutint le temps que je positionne mes pieds sur lepremierbarreau.Lapluie fouettaitmonvisage avec fureur et jedérapai sur lemétal humide. Caern raffermit sa prise sur mon poignet, puis s’assura que jemaintenais bien l’échelon, avant de passer à son tour la fenêtre. Il rabaissa lavitreàsonmaximumpouréviterquel’eaunedétrempetoutemachambreetquele vent ne la remplisse d’air froid. Puis nous descendîmes prudemment lesdegrés.Une fois à terre, je me surpris à me demander ce que j’étais en train de

fabriqueraubeaumilieudelanuit,avecungarçonquemonfrèredétestaitetquemon père m’interdirait sûrement de revoir, sa mauvaise réputation le suivantcommeunparfumméphitique.MaisquandCaerndardasurmoisonregardàlaviolentedouceur,pleindepromesses,mesdoutess’envolèrent.J’attrapaisamaindanslamienneetnousnousmîmesàcourirendirectiondelacôte.Caernnemeposaaucunequestion. Ilmesuivit,enveloppédanssonsilence,et laconfiancequ’ilm’accordaitme submergeadebonheur.Unepart demoi souhaitait le luicommuniqueretuneautrevoulaitlegoûteràsescôtés.Nousquittâmeslapetiteruebordéed’arbresetdemaisons,pournousenfiler

lelongdelajetéeàclaire-voiequidesservaitlesrorbusdel’hôtel.Jerepérailenuméro 22 que je savais disponible, cherchai la bonne clé et ouvris la porterapidementafinquenouspuissionsnousmettreviteausec.Dans l’étroit vestibule, nous nous déchaussâmes pour éviter de tout salir.

Caernlaissatombersonblousonsurunpetitbancenboisdontc’étaitl’usageetjel’imitai,cependant,sonpantalonétaitsidétrempéqu’onn’enpercevaitmêmepluslacouleur.Monpyjaman’étaitguèreenmeilleurétat.Lesquelquesmètresdedistanceentrel’hôteletlerorbuavaientsuffiàletransformerenserpillière.Remarquantceque je regardaisetcomprenantoù jevoulaisenvenir,Caern

prit les devants et retira son jean sans faire montre de pudeur. Il vira seschaussettes humides, ainsi que son t-shirt et resta en caleçon. Pour demeurerdiscrets, nous n’avions pas allumé la lumière et seule celle des éclairs nousilluminaitpar intermittence,électrisant lesprunellesdeCaern.Lorsque lebleuplongeait dans ses iris, ils en devenaient surnaturels etme laissaient pantoise.J’essayaisdenepascontemplerlereste,malgrémacuriosité.Jen’étaispas fière à l’idéedemedéshabillerdevant lui,même s’ilm’avait

déjà vue en sous-vêtements dans sa chambre, mais je n’avais guère le choix.

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J’étais trempée et c’étaitmoi qui l’avais amené ici. Je ne pouvais pas reculer.D’ailleurs,jen’étaispassûred’enavoirenvie.Jeglissaimesdoigtssurlescôtésdemonpyjamaetleretiraidemesjambesgelées.Dansl’exiguïtédel’entrée,jesentais sonbrasme frôler et son regard épousermesgestes.Le silencedevintoppressant, comme si on resserrait autour de mes membres une couvertureépaisse jusqu’à ce que je ne puisse plus respirer à travers l’étoffe. J’étais auchaud,maissurlepointdem’asphyxier.Mon t-shirt avait été épargné par la pluie, aussi le gardai-je, pensant que

c’étaitfairepreuved’unbrindedécenceetdeprudence.Humectantmeslèvresd’uncoupdelanguenerveux,jecroisaileregardinsondabledeCaern,puis,pouréviterdemesentiraussibêtequepeudégourdie,jefonçaiverslasalledebains.Jeprisdeuxserviettespropresdansleplacardetluientendisune.Ils’ensaisitenmeremerciantd’unhochementdumentonets’essuyalescheveux.J’enfisdemême, passant également la serviette sur mes jambes pour tenter de meréchaufferplusvite.Unefoisquenousfûmesàpeuprèssecs,jel’entraînaidanslasalleprincipale.

Les anciens rorbus destinés aux pêcheurs étaient très rudimentaires, avec unetableenbois, souventvieillotte, etdes lits superposés.Avec la réappropriationpar les hôteliers, ils avaient été transformés en petits nids douillets. Certainsétaient plus spacieux que d’autres, celui-ci était ainsi de taille modeste. Lacuisine, le salon et la salle à manger étaient d’un seul tenant, disposés avecintelligencepourgagnerunmaximumdeplace.Lesmurs en lambris offraientunesensationdechaleur,sanscompterqu’unebaievitréeavaitétéajoutéepours’ouvrir sur lamer.Cettenuit-là, avec l’oragequigrondait, lepaysagen’avaitjamais été aussi prodigieux, comme un spectacle son et lumière, lorsque leséclairsfrappaientlesalentoursetilluminaientleseauxsombres.Jerestaiplantéequelquessecondesdevantlavitreàadmirercedéchaînement

delanature.Unfrissonm’envahitlorsquelesdoigtsdeCaernserefermèrentsurma nuque. Je clos les paupières, savourant ses effleurements, puis ses lèvresvinrentfrôlermajoue.Ilmurmura:—Tun’aspasfroid?Lechauffageavaitétécoupéaprèsledépartdestouristesetlestempératures

étaient clémentes jusqu’à présent. Nous ne l’avions pas rallumé. La fraîcheurétaitdoncdemise, et j’étais encoreglacéepar lapluie,mêmesi la caressedeCaerntendaitàmeréchaufferrapidement.—Si,unpeu.Sansunmot,ilattrapamamainetm’entraînaverslecanapé.Ils’étendit,dos

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audossier,etm’offritlaplaceàsescôtés.Nerveuse,leventrenoué,jemeglissaicontrelui,latêtesursonbras.Jamaisjen’avaisétésiproched’ungarçonetsipeu habillée, hormis dans sa chambre, lorsque, de la même façon, il avaitproposédemeréchauffer.J’étaishabituéeaufroiddesLofoten,maisjamaisjenel’avaisautantapprécié.Àpeinefus-jeinstalléecontreluiqu’ilattiraleplaidenlainequitraînaitsurle

dossieretl’étirasurnous.Lecontactdesapeauchaudecontrelamiennemefitl’effetd’unélectrochoclorsqu’ilmerapprochad’autoritédesontorse.Ilsentaitbon. Pas de parfum. Il ne devait pas en mettre. Les rares fois où je m’étaistrouvée près de lui, je n’en avais pas humé sur sa peau. C’était son odeurnaturelle,suaveetsucrée.Indéfinissable,enréalité.Elleétaitunique.Jecommençaisàm’habitueràsessilences.Jemenoyaisdanssesyeuxà la

place.Duboutdesdoigts,malgrémonanxiétégrandissante,jetraçaiunelignedepuissonfront,enlongeantl’arêtedesonnez,jusqu’àseslèvres,surlesquellesjem’arrêtai.J’ignoraisoùjetrouvaiscetteaudace,siellemevenaitdelui,maisletouchermeparaissaitnaturel.Uneattractioncontrelaquellej’étaisincapablede lutter. Samain, posée surma taille par-dessusmon vêtement, se contractalégèrement,puisglissalelongdemondos.Jedessinailecontourdesabouchecharnue,dontj’avaispuapprécierladouceuretlasensualité.Jemouraisd’enviequ’il m’embrasse à nouveau. Il dut lire dans mes pensées, car il avança sonvisageetsabouchese refermasur lamienne.D’aborddoucement,commes’ildécouvraitmonterritoire,ilentraçalacourbeduboutdelalangue.Soncontacthumidefitnaîtreunepressionaucreuxdemonventre.Puis ilpassaentremeslèvresquej’entrouvrispourlui.Salanguevintfrôlerlamienneetjoueravecelledansunballetsensuel,puisàmesurequenotrebaiserseprolongeait,elledevintplussauvage,plusconquérante.Dansmondos,samainserefermasurletissuetle pressa dans son poing. Instinctivement, je rapprochai mon bassin du sien,passaimajambepar-dessuslessiennes,etsentiscontremonbas-ventrelepoidsdesonexcitationquigrandissait. J’en fus retournée. Jedécouvraisavec lui lesprémicesdudésirquidéferlaitdansmesveinesenuneinsidieusebrûlure.Ilmordillamalèvreetsavouramalangueavectantd’ardeurqu’ilmebascula

lentementsurledos.Uncoudeplantéprèsdematête,ilsedressaitàprésentau-dessusdemoi.L’unede ses jambes s’étaitglisséeentre lesmiennes. Jepassaimesmainslelongdesanuque,goûtaiaupoidsdesoncorpssurlemien,àsonodeurquim’enivraitensediffusantpartoutautourdemoi.Cependant,alorsqueses doigts s’invitaient sousmon t-shirt, effleurantma peau avec chaleur, il seraidit brutalement et ouvrit les paupières. Sa bouche près de la mienne, son

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souffle s’en échappa et se répandit surmon visage. Ses yeux s’agitèrent dansleursorbites,uneridesecreusaentresessourcilsquandillesfronça.Uneondedetristesseetdecolèresombrasurlui.Samâchoireétaitcrispéeetlaveine,danssoncou,tressauta,marquantlapulsationdesonpoulssoussapeau.—Caern?appelai-jeàvoixbasse.Il respirait fort. Bien trop fort. Comme si une pression opérait sur ses

poumons.—Pourquoi…pourquoitumelaissestetoucher,Maja?Jerestaiinterditeparsaquestion,puisarrondislesyeuxenmerappelantses

proposviolentsetceuxdesasœur:sapeurdemefairedumal,sarépugnanceenverslui-même,sesdésirsanormauxquisemblaientleronger.—Parcequej’enaienvie.Ilpinçaseslèvresetparutfouillermonregardàlarecherched’unevérité.—Tuaimesça?Jehochailatête,mêmesimesjouesdevaientêtreentraindevireràl’écarlate.—Pourquoit’aurais-jeamenéici,danslecascontraire?J’aienvied’êtreavec

toi,Caern.Jepensaistel’avoirbienfaitcomprendre.—C’estparcequetunesaispascedontjesuiscapable…—Pourlemoment,c’estagréable.Jedéposaiunpetitbaisersurseslèvresquiluifitdresserlementoncommesi

jeluiavaisenvoyéunedéchargeélectrique.Sonregards’assombrit,sespupillesse dilatèrent et ses narines frémirent. Il semblait chercher à se contrôler,maisj’ignoraiscequ’ilvoulaittantmaîtriser.Quoiquecefut,çaprenaitdelaplaceenlui et paraissait l’étouffer, telle une corde sanglée autour de sa gorge qu’unmembredesafamilleresserreraitsansarrêt,pourluifairepasserl’envied’êtrelibre et heureux, probablement. Il se pencha vers moi, me renifla comme unanimal,dessinantdescerclessurmajoueetmeslèvresduboutdesonnez.Samaingaucheglissalelongdemescôtesetsefaufilasousmont-shirt,palpantmapeau, l’éveillant de son long sommeil. Il me regardait droit dans les yeux,savourantouépiantmesréactions.—Sijetefaisquelquechosequetuneveuxpas,dis-le-moi,Maja,murmura-

t-ilavantd’enfouirsonvisagedansmoncou.Prèsdemonoreille,ilajoutadansunsoufflechaud:—Maisnecriepas.Situcries,jen’entendrairien.Ilnefautpas,d’accord?Soudain, le silence dont il s’entourait prit un nouveau sens.Un sens que je

n’étaispascertained’appréhender.Caernneparlaitjamaisàvoixhaute,c’étaienttoujours des chuchotements, bas, rauques et brisés, avec ce timbre lui-même

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cisaillé.MêmeAennasepliaitàcettelubie.Jecroyaisquec’étaitpoursecacherdeleursparentsouquec’étaitunesortedelangageentreeux,maisétait-cepouruneautreraison,uneraisonpropreàCaern?Il redressa la tête face àmonmutisme etme sondad’unemine inquiète. Je

crusbond’acquiescer,desquestionspleinl’esprit.—Jenecrieraipas,murmurai-je.Une grimace de douleur parchemina un instant ses traits, comme si je lui

infligeais une blessure en acceptant sa volonté. Il mordit dans sa lèvre avecviolence,puisbasculasur ledos,me libérantdesonpoids.Unbrasen traversdesyeux,ilrespiraitàtoutevitesseetserraitlamâchoire.Lepoulschaotique,jeme tournai contre lui et posai lamain sur son torse quimontait et descendaitrapidement.— Pourquoi… pourquoi tu m’autorises à te parler comme ça ? Tu devrais

t’éloigner demoi à toutes jambes, et toi, tume dis « oui », comme si c’étaitnormal.— Je ne suis peut-être pas normale.Moi aussi, quand onme crie dans les

oreilles,jen’entendsplusriendecequel’onmeraconte.Iléclataderire,maissonriren’avaitriendejoyeux.Quandilsetut,lesilence

sombradenouveausurnous.Ilnebougeaitplus.Sespoingsétaientfermésetsesarticulations blanches à force de rester contractées. Je caressai son torse avecdélicatessepourluimontrerqu’ilnem’effrayaitpas,mêmesicen’étaitpastoutàfaitvrai.Caerndégageaituneauraténébreuseetangoissante,commes’ilétaitcapable d’aspirer l’oxygène autour demoi.Mais puisque, pour une fois, nousétionsseuls,jedécidaideposerlaquestionquibrûlaitmeslèvres:—Caern,est-ceque…tesparentstefontdumal?Il tressaillitviolemmentcontremoiet,sansretirersonbrasdesonvisage, il

tournalatêtesurlecôtépourm’éviterunpeuplus.—Non.Sa voix était encore plus basse qu’unmurmure. Je faillis ne pas l’entendre

dansletumultedel’orage.Jem’approchaide lui,m’étalant àmoitié sur son torse. Je sentis sapeau se

couvrirdesueurendépitdufroid.—Caern,regarde-moi.Ilnem’obéitpas.Alors,plutôtquedel’effrayeroudelereplongerdansses

mauvaissouvenirs, jedéposaiunbaiserdanssoncou,m’étendisdenouveauàses côtés et pris sa main dans la mienne. Sa grosse chevalière, à l’étrangesymbole, éraflamapeau. Je caresserai le dosde samain, puis, pousséepar le

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désirde lesoulagerdecettesouffrancequinidifiaiten lui,pousséepar l’enviequ’ilseretourneversmoietm’embrasseànouveau,pousséeparlacuriositédevoir un jour naître un véritable sourire sur son visage, je la posai contremonsein, par-dessus mon t-shirt. Il se raidit à mon contact et laissa échapper ungémissement,presqueuneplainte,quandj’entraînaisesdoigtsàmetoucher.Jelesfisremonterlelongdemagorgejusqu’àmapeauquiparutvivantesoussesfrôlements, et les glissai sous l’étoffe. Je ne portais pas de soutien-gorge.L’extrémitédesesdoigtseffleuramontéton.Jefermailesyeux,troubléeparmapropretéméritéetl’excitationqueCaernéveillaitenmoi.Ilneluttaitpasetmelaissaitleguidersurmonsein,puissesdoigtss’agitèrentdeleurproprevolonté.Un intense frisson de chaleur se diffusa le long de ma colonne vertébrale. Ilretira son bras de son visage, et son regard brumeux, instable et excité, vints’ancrerdanslemien.Lanoirceuravaitpristoutelaplacedanssesirisquandilbascula sur le flanc pour mieux pouvoir me toucher. Si lui éprouvait unequelconquerépugnancedanscegeste,c’étaitloind’êtremoncas.J’ensavouraisladouceur,lachaleur.Ledésirflambaitdansmesveines.Ils’approchademonvisageeteffleurameslèvresdessiennes.Samainmanipulaplussèchementmonsein, m’arrachant une légère plainte. Un muscle de sa mâchoire tressauta, ilapaisasacaresseetfitroulersoussesdoigtsmonmamelonérigé.—Maja,souffla-t-ild’unevoixtrouble,avantdes’emparerdemabouche.Sonbaisern’avaitplusriendetendre,ilétaitvif,sauvage,déliédetoutgarde-

fou.Ildéplaçasoncorpssurlemien, immisçasongenouentremesjambes,samainlibretirasurmont-shirt.Letissusedéchirasur lacouture, ladentellesecraquaet libéramonseinque sesdoigtscontinuèrentdecaresser,depétrir,depincer. J’ouvris lespaupièresetmerendiscomptequ’ilmedévisageait,cequimedéstabilisauninstant.Ildutleréaliser,sessourcilssefroncèrent,ildétachases lèvres desmiennes et les fit glisser le long demonmenton, demon cou,jusqu’àmonsein.Saboucheembrassalapeautendredemapoitrineets’emparademontétonqu’illécha,suçaetmordilla.Laviolencedemessensationsetdemesémotionsmepercutasifortquej’étaiscommesonnéesurplace,emportéedanslafièvredeCaern.Ilagitaitlebassin,sonsexedurmassécontremacuisse.Aucungémissementnequittaitseslèvres,maisilrespiraitfort,commes’ilétaitentraindepratiqueruneffortsurhumain.Commes’illuttaitcontreunevolontéplusfortequelui-même.Leplaisir s’enroulaautourdemesvertèbres lorsqu’il refermasabouche sur

mon sein, son regard dressé vers le mien. Il semblait me déshabiller, retirertoutesmescouchesdepeaupourvoirau-delà.Jecambrailedosdansunréflexe

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innédedésiretenfonçaimesdoigtsdanssesomoplates.Quandsamainglissalelongdemonestomac,lapeursefrayaunpassageà

traversl’excitation.Desimagesdelasuitedecettesoiréemefirenttrembler.Sesdoigts effleurèrent l’ourlet de ma culotte, sensibilisant ma peau, et lorsqu’ilss’insinuèrent sous le tissu, je me contractai de la tête aux pieds. Caern mesurveillait, plongé dans mes yeux, mais je n’étais pas certaine de ce qu’il ycherchait. Il semblait souffrir et en même temps, prendre du plaisir, dans uncurieux mélange de sentiments. Son index glissa sur mon sexe et mes lèvrescherchèrent les siennes pour éviter de paniquer. Cependant, lorsqu’il reconnutl’angoissedansmesyeux,sondoigtcessatoutmouvement,samâchoireseserra.—Tuaspromisdeledire,murmura-t-il.Jetefaispeur,Maja?Ilsemblaittroublé.Sonsexecontinuaitd’appuyersurmajambe,pressésifort

quejemedemandaiscommentilnepouvaitpasavoirmal.—Non…—Tu…n’aimespasça?—Si,c’estjusteque…personnenem’avaittouchéeavanttoi.—Jesais.Tuespure.Il leva les yeux vers le plafond et grimaça, son visage strié d’une telle

souffrancequejenerésistaipasàl’enviedelesaisirdansmesbras.Ilavaitretirésamaindemaculotteet l’avaitposéesurmonbas-ventre.Elleétait sichaudequ’elleauraitpumemarquerauferrougedesonempreinte.—Onpeut…prendrenotretemps?bredouillai-je.Ilacquiesçamaisjelesentisvibrer.Ilessayadeseredresser,jel’enempêchai.—Tupeuxresterquandmêmecommeça.—Maja,susurra-t-ilprèsdemonoreille,jenepeuxpas.Jedois…laisse-moi

alleràlasalledebains.Sonregardmefuyait,gêné.—Çanemedérangepas,Caern.Je frottaima joue à la sienne. Il parut hésiter, ses iris d’émeraude revinrent

versmoi,mescrutèrent.Commesij’avaisouvertunenouvelleporte,cettefois,il pritmamain et laguidavers son entrejambeaussi durque l’acier. Il pressamesdoigts sur la formeallongéedesonsexe. Iln’émettaitpasunbruitet sonregard s’embrasa de fièvre et de colère mêlées. Il était incapable de sedébarrasser de ses paradoxes. Comme des jumeaux, ses émotions paraissaienttoujoursallerdepair.Répulsion,désir.Rage,douceur.Soumission,domination.Il était concentré surmescaresses. Il semit àhaleter àmesureque sapeau

roulaitsousmesdoigtsàtraverslafineétoffedesoncaleçon.Lesmusclesdesa

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mâchoire se dessinèrent sous l’épiderme. Il baissa légèrement son boxer pourdécouvrirsongland,maisjenepouvaism’arracheràsesyeuxquibrillaientdeplusenplus,consumésparleplaisir,poursatisfairemacuriosité.Quandiljouit,maculantsonbas-ventreet lemien, ilserralesdents,n’émitpasunson,plissajusteunpeulespaupièressansmequitterduregard.Cetétrangeface-à-facemetroubla,m’excita etm’effraya aussi. Je commençais à prendre conscience querienn’étaitnormalavecCaernCorange,etj’ignoraissic’étaitunebonneouunemauvaisechose.Aprèsavoirretrouvésonsouffle,ilseredressa,masquasonembarrasetpartit

à la salledebainspourse rincer, il revintmunid’uneserviettequ’ilpassasurmonventrepourretirer les tracesdenosébatsavortés,puisserecouchaàmescôtés.Face-à-face,ilfrôlamajoueetsoupira:—Tudoisêtredéçue.—Pourquoileserais-je?—Parcequejenesaispasmecomportercommeunpetitaminormal.—Jenesaispascequ’estunpetitaminormal.—Jesuisallétropvite.Jemesuisemporté.—Tut’esarrêtéquandjetel’aidemandé.—Jemesuismasturbésurtacuissecommeunputaindechien!Surprisepar son tonviolent, jeposaimesdoigts sur ses lèvreset secouai la

tête.— Je t’ai un peu aidé, non ? À moins que tu ne me trouves pas du tout

excitante.Ileutundiscretsourire,quis’effaçarapidement.—Tul’es.J’aitropd’imagesentêtequandjeteregarde.—Quelgenred’images?—Decellesquin’ontrienàfoutredanslatêtedequelqu’un.—Pourquoiellestedérangent?Un éclair traversa le ciel et parut sombrer dans lamer, éclairant l’intérieur

comme en plein jour pendant quelques secondes. Je surpris l’expressiontourmentée et trop adulte de Caern. Il cilla, tourna légèrement la tête versl’extérieur pour observer le déchaînement de la nature, et du bout des lèvres,répondit:—Ellessontoppressantes.Je préférai relâcher la tension qui envahissaitmesmuscles et qui avait déjà

gagnélessiens,etdemandaientouchantsabague:—Lesymboleaunesignificationouc’estjustepourfairejoli?

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Ils’arrachaàlacontemplationdelamerdenouveauplongéedanslesombresetabaissalesyeuxsursachevalière.—C’estunsymboled’Odin, ilaccompagne lesguerriers tombésaucombat

jusqu’auWalhalla.Pour la libérationdeleursâmes.Il faitaussipartieducultedesancêtresoù…Ilhésitaàpoursuivre,cherchasesmotsetm’expliquad’unevoixéraillée:—…leliensacrédusangnedevaitpasêtrerompuentrelesancêtresetles

descendants.C’étaitconsidérécommeunsacrilège,uneprofanationdescodes.J’entrouvris la bouche de stupeur, refusant d’envisager les nouvelles

ramificationsqu’ilm’avouait.Jenevoulaispasydonnerfoi.Surprenantmoneffroi,ilajouta:—Il symboliseaussi lepassé, leprésentet le futur,et lechiffre3,avec les

troiscôtésdutriangle,évoquelestroisniveauxdusacré:laparole,l’espritetlecorps.—Ettoutescessymboliquesontunsenspourtoi?Unemèchebrunetombasursajoue,luidessinantunegriffesombre,prêteà

transpercer sa peau. Je la chassai aussitôt, la peur creusant un trou dansmonestomac.—Jesuppose,répondit-il,laconique.—Caern,neprendspasmalcequejevaisdire,mais…J’hésitaissurmafaçondeformulermaquestion,toutefois,jedevaissavoirde

quelle manière il concevait son monde. Il était tellement éloigné du mien,chaleureuxettendre,quelesienmeparaissaitinaccessibleetinsondable.— … est-ce que tu as conscience que ce que tu vis chez toi n’est pas

ordinaire?Quepersonnen’aledroitdetefairedumal,mêmepastasœur?Ilsetendit.—Maja…—S’ilteplaît,réponds-moi.Ilpeinaàdéglutir et tout le chagrindumonde sombradans sesprunelles si

belles.—Oui,jelesais.Monsoufflerevint,maiscefutdecourteduréelorsqu’ilajouta:—Maisc’estparcequ’ilsn’ontpaslechoix,Maja.Jeledévisageaisanscomprendre.—Pourquoitudisça?—Parce que… je suis un êtremauvais.Toi, tu refuses de le voir pour une

raisonque je ne saisis pas.Tout lemonde s’en rend compte, sauf toi.Maman

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prétendquejesuisunecréaturedumal,qu’ilfautmaîtrisercequ’ilyadansmatête.Aenna t’a prévenue que j’allais te salir et te blesser.C’est ce que je faistoujours.Toutcequejetouches’effrite,Maja,etjen’aipasenviequeçat’arriveàtoiaussi.Tuestropjolieettroppurepourquej’entachetabeautéettajoie.—Non,Caern,murmurai-je,abasourdie.Cen’estpasvrai.Tamèreestune

vieillemégèresiellepenseunetellechoseet tasœurveutseulement tegarderpourelle.Ellestementent.J’ignoraisd’où jepuisaisune telle certitude, sûrementdans ladouceur et la

douleurquejepercevaisdanssonregard–lesmotsquiavaientjaillid’entreseslèvresmeclouaient lecœuraubillot.Commentpouvaient-elles luibalancerdetelles horreurs ? La colère pulsa dansmes veines, et je jurai entremes dentsserrées.Caernparutsurpris.Ilm’attrapaparlebasduvisageetmetintprèsdelui.—Pourquoituesfâchée?—Parcequecen’estpasvrai.Tun’espascommeça.Ilfuttraverséd’uneexpressionemplied’ironie.—Si,jelesuis,Maja.Tuleverrasunjour,ettumequitteras.

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Chapitre10MajaJ’ouvris les yeux sans savoir ce qui m’avait réveillée. Peut-être un énième

coup de tonnerre qui avait fait trembler la terre. Pourtant, je me rendis vitecomptequel’orages’étaitdissipé.Lesilencerégnait,lesombresgrignotaientlesmurs en lambris du rorbu. Il faisait encore nuit, etmême si quelques fébrileslueurscherchaientàpourfendreleciel,vulamassedenuagesencoreprésente,ilétaitpeuprobablequelesoleilpuissenousatteindre.Unepressionsefitsoudainsentircontremahanche.Jecompriscequim’avait

arrachéeausommeil.LepoingfermédeCaernsurmont-shirt.Jetournailatêteendirectiondusoufflechaudquiserépandaitsurmajoueetmeprisauvisagesestraitssublimes.Mêmeenfermédanssesrêves,ilsemblaittirailléettaciturne.Sesdoigtss’accrochaientàmataille,commes’ilgrattaitmapeaupourquejelelaisseentrerenmoi.Uneridesecreusaitentresessourcilsetplusieursmèchescollaientàsonfront.Avecdouceur,jeleschassai,puiscaressaisonvisagedansl’espoirdel’apaiser.Ilouvritinstantanémentlesyeux,sesmusclessecrispèrentde surprise et sesonglesm’arrachèrentunepetiteplaintededouleur.Quand ilrepritconsciencedulieudanslequelilétaitetquellepositionnousoccupions–face-à-faceetnosmembresemmêlés–, ildétachasamaindemahancheet sefrotta la figure, avant de poser son regard iridescent sur moi. Il avait l’airstupéfaitdeseréveillerici,sibienquejecruspendantuninstantqu’ilallaitmerepousser et quitter la cabane à toute vitesse. Au lieu de ça, il s’approcha etm’embrassaavecunetelleferveurquemonsangs’enflamma.Puisilsedétachade mes lèvres, s’étendit sur le dos, m’entraînant avec lui, et poussa un longsoupir.—Tufaisaisuncauchemar?pris-jelerisquedeluidemander.Ilhochalatête,sonregardfixéversleplafond.—Çavamieuxmaintenant.Il n’ajouta rien de plus et le silence glissa sur nous. Je me contentais de

savourer sonétreinte.Sonbras entouraitmesépaules et sesdoigts effleuraientmapeauenunelangoureusecaresse.Jefermaidenouveaulespaupières,gagnéeparlesommeil,maisjenedevaispasmerendormir,mêmesijen’avaisaucune

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envie de quitter Caern. Il me fallait rentrer et regagner ma chambre avantl’aurore.Simonpère,oumêmeErlend,découvraitquej’avaisfaitlemurpourdécoucheravecungarçon,moncompteétaitbon.Jeseraissûrementprivéedesortiesjusqu’àmamajorité,enprimedelaceinturedechasteté.Commes’illisaitdansmonesprit,Caernmurmura:—Jevaisteraccompagnercheztoi.Il leva sa montre à hauteur de son visage. Il était presque cinq heures du

matin. J’étais tout engourdie d’avoir passé une bonne partie de la nuit à sescôtés, d’avoir réussi à pénétrer unpeuplus sonunivers si compliqué et d’êtreparvenueàdébroussaillerquelques-unesdesespensées.J’étaisloind’avoirtoutcomprisou toutdécouvert,mais ilnefermaitpas laporteetmelaissaitentrer,malgréquelquesréticencesetquelquescraintes.J’avaisbiensaisiquesessecretsdont il s’entouraitn’étaientqu’unebarrièrepour seprotégeretmeprotégerdelui-même. Il nevoulait pasque j’aie peurde lui, tout enmemettant engardecontre ce que je risquais. Je n’imaginais pas être en danger. Cette nuit leprouvait, elle me poussait au contraire à en vouloir davantage. J’avais bienconscience que la lutte serait longue. Sa sœur rôdait non loin ; ellem’empêcheraitdel’approcherdèsqu’elleauraitventdenotrerelation.Jedevraissûrement rappeleràCaernqu’ilétait libredechoisircequ’ildésiraitpour lui-même,maistantpis,jen’avaispasl’intentionderenonceràlui.Jemeredressaiàcontrecœurdanslecanapé,imitéedeCaern.Ils’étira,puis

jetauncoupd’œilverslesombresstriéesdequelquesnuancesdelumièresquiseprofilaientàl’horizon.Quandsonregardrevintseposersurmoi,jefusengloutiesousunemassedechaleur,alorsque,paradoxalement,lafraîcheurdanslapiècecommençaitàmefairefrissonner.Samainselevaetfrôlamanuque,puisdévalamacolonnevertébrale.Duboutdeslèvres,commeunsecret,ilchuchota:—Jen’aipasenviederentrer.C’étaient desmots simples et sans fioritures, mais ils signifiaient tellement

quemoncœurpalpitaavecvigueur.Jemetournaifaceàlui,meglissaidanssesbrasetsursesgenoux,etdéposaiplusieursbaisersautourdesabouche.Ileutunsourire. Un vrai sourire. Mon cœur s’emballa en retour. Malgré les nuagesdehors,unrayondesoleilvenaitdes’échouersursonvisage.Ils’effaçatrèsvite,parcequ’iln’étaitpashabituéà sourireouàprendreunplaisir simple,mais ilavaitétélà,irradiantsonvisaged’unebeautésansnom.Rienquepourmoi.—Jenetecomprendspas,souffla-t-ilentredeuxbaisers.—Çan’apasd’importance.Jenetecomprendspasnonplus.Ilacquiesça,uncoindeses lèvres retroussé.Puisnousnousrelevâmespour

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nousrhabiller.LejeandeCaernétaitencorehumideetilluttapourl’enfiler,toutcommemonbasdepyjamaquiétaitfroidsurmapeau.J’arrangeairapidementleplaidsurlecanapé,avantdepassermonmanteau.Jeprisaussilesserviettesquenous avionsutilisées. Jedevrais en remettredespropres etm’assurerque toutétaitenordreavantquemonpèreneleloueàdenouveauxtouristes.Je glissai mes pieds dans mes baskets mouillées et m’apprêtais à ouvrir la

porte,mêmesijen’enavaisaucuneenvie,quandlapaumedeCaernseposasurle battant, m’interdisant tout mouvement. Sa bouche effleura mon oreille,serpenta justeendessous, le longdemoncou, et souffladecettevoixquimefaisaitvibrer:—Cettenuit,c’estmoiquit’aisouillée,maislaprochainefois,c’esttoiqui

mesouilleras.Sa façon de prononcer ces paroles pour décrire ce que nous avions faitme

flanqua un coup au cœur. Je déglutis avec peine, étranglée par le chagrin etl’incompréhension. Sa vision du monde était toute cabossée, fausse et…souillée.Jeposailamainpar-dessuslasiennesurlaporteetcaressailesveinesquisedessinaientsouslapeau.—Laprochainefois,tuprendrasmoninnocence,murmurai-jeàmontour,et

çan’aurariend’impur,Caern.Nousferonsl’amour.C’estunplusjolimot.De profil, j’aperçus son œil vert qui me fixait intensément. Le désir parut

éclateràl’intérieur.Ilneréponditrien,maisrefermasesdoigtssurlesmiens.Jeprofitaidecettedernièreétreinte,avantdenousentraînerdanslefroid.Nousremontâmeslajetée,maindanslamain,enveloppésdanslesilence.Les

maisonsdormaientencore.Lematinn’étaitplustrèsloin,maislesombresdanslecielétaienttenacesetcréaientdesvaguesetdesmaelstromsdanslesnuages.Lahoules’écrasaitsur lespiliersdesrorbusetsur lesrochers.Lesembrunssedéposaientsurnoslèvresetnotrevisage.Ilbruinaitencoreunpeu,maisrienàvoir avec les trombes d’eau que nous nous étions prises sur la tête quelquesheuresauparavant.LeventfraismefitgrelotteretCaernm’attiracontrelui.Nousabandonnâmes

lepontondeboispourretrouverlaroute.Cefutalorsquenouslesvîmes.Unegrandelumièreseprojetaitverslacôte,blancheetépurée,brillanttelun

phare,etcelle,plusangoissante,pluslancinante,quibalançaitsesrayonsbleuspour fendre lanuit.Ellesdispersaient leursparticulesde couleur jusque sur legoudron,làoùsetrouvaientlesvoituresdepolice,etesquissaientdessilhouettesetdesimagesfloues.Ellesilluminaient,puisnousplongeaientdansl’obscurité.Svolvær était une petite ville où il ne se passait jamais grand-chose, mais

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comme partout dans le monde, nous avions notre lot de délits et de crimes,mêmesicesderniersétaientpeunombreux.Cen’étaitpassouventquel’onseretrouvaitnezànezavecautantdevoituresdepolice.C’étaitfâcheuxpourrentrerdiscrètementàl’hôtel.Monpèreconnaissaitbien

lechefetvulenombredevéhiculesgarésaubeaumilieuducroisement,peudechancequ’iln’ysoitpas.Ets’iln’étaitpaslà,sescollèguesnemanqueraientpasd’informermonpèrequesa filledequinzeans traînait lanuitavecungarçon.Mieux valait rebrousser chemin et contourner le quartier en espérant quel’uniqueroutequiralliaitcecôtéde l’îleà l’hôtelneseraitpasencombréeelleaussi.JetiraisurlamaindeCaern,maiscelui-cinebougeapas.Ilfixaitleslueurs

quiseréverbéraientdanssesrétines.Sonvisageétaitimpassible,maislabruine,dontlesgouttesruisselaientdepuisl’extrémitédesescheveux,créaitdeslarmessur son visage. Cette vision me serra le cœur, sans que je ne comprennepourquoi.—Caern,ilnefautpasqu’ilsnoussurprennent,suppliai-je.Mais il nem’écouta pas. Il pressa samain dans lamienne sansmême s’en

apercevoir,etm’entraînaverslerivageetlesrochers.—Caern,qu’est-ceque tu fais?SiSørensenmeremarque, il lediraàmon

pèreetonnepourraplussevoir.—Ilneteverrapas,répondit-ildansunsifflementrauque.Sonregardmeparutencoreplusassombriqued’ordinaire,leslumièresbleues

électrisant ses pupilles. Il tira plus fort sur mon bras, jusqu’à la douleur, etm’entraîna à travers la végétation pour atteindre les langues de terre qui sejetaientdanslamer.—Caern!m’écriai-je.Mais il ne sembla pas m’entendre. Il se glissa sous les piliers d’un rorbu

abandonné, quemon père n’avait pas encore pris le temps de retaper. Il étaitplanté là, enveloppéde sa vieille peinture écaillée, commedérivant, aumilieudes rochers qui semblaient se faire avaler par les eaux. Plus loin, à quelquesmètresdenotrecachette,unprojecteuravaitétéalluméetbalayait lesamasderochesquiseprofilaientetluttaientcontrelamontéedelamarée.Ensilence,jeme collai contre le dos roide de Caern, le cœur battant soudain la chamade.J’ignoraissic’étaitàcausedelaréactionétrangeetfroidedemonpetitamioubien à cause du projecteur qui paraissait irradier le paysage d’une lumièrediaphane,alorsquetoutautourétaitencoreplongédansl’obscurité.Leroulisdela houle était assourdissant par ici. On n’entendait même pas les voix des

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policiers,pourtantàquelquesmètres.Lesvaguesvenaients’échouercontre lespremierspiliersdelaterrassedurorbuetnouséclaboussaientendesmyriadesdegouttelettessalées.MaisCaernnesemblaitpasyêtresensible.Ilétaitconcentrésurcequiavaitrassemblélesflicsici,aupetitjour.Lajoueappuyéecontresonbras, je les observai se déplacer en grappes, se traînant mollement, pris detorpeur. La scène semblait presque figée, à peine mouvante. La lumière duprojecteurcontrastaitavecles lueursbleuesquiseprenaientdanssonfaisceau,maculant la roche de poussière céruléenne. S’il n’y avait pas eu l’armadad’uniformesquiéveillaitenmoiuneterreurancestrale,glaçanteetimplacable,lascène aurait pu être belle. Le décor s’y prêtait, ces monceaux de terredisparaissantdansleseauxquiroulaientencoreetencoresureux,commepourselesapproprier,etleslarmesbleutéesquisedispersaientdansleventau-dessusd’eux.Puistoutsefigea,devintobscuretténébreux.Caern se détacha du pilier et arracha samain de lamienne. Je le regardai,

impuissante, courir vers le projecteur. Sa silhouette fut saisie dans la lumière.Les policiers, stupéfaits eux-mêmes par la charge deCaern, ne bougèrent pasdurant une longue seconde. Et soudain, tout se remit à bouger. S’accéléra. Laréalitéparutsebrisersousmesyeux.JereconnusSørensenàsacarruremassive,etJorg,àsescheveuxblondscoupésenbrosse,quisaisirentCaernauxépaules.Celui-cisedébattitavecfureur.Oui,c’étaitdelafureur,delasauvagerie,danschacun de ses gestes. Il donnait des coups de pied, des coups de poing. Untroisièmepolicierdutaiderpourleceinturer,maissafurieétaittellequ’ilpassaàtravers le cordon de leurs corps en se propulsant de toutes ses forces. Ilressemblaitàunanimalacculé,prêtàtout.LavoixdeSørensenclaquadanslesairs,vibra,quandilleprévint:—Nelatouchepas!Mon cœur se disloqua à ses mots. Mes jambes se déplacèrent sans mon

accord,parcequ’aufonddemoi,jenevoulaispasavancer.Jenevoulaispasnonplusregarder.Pourtant,c’étaitplusfortquemoi.Quemaraisonoumonproprecorps.J’avançai.Jorg me vit approcher et mit son bras en barrage devant moi pour que je

n’aillepasplusloin,maiscen’étaitpasutile.Ilmeparlamaisjen’écoutaispas.Ilvoulaitmedétourner,maisjemedébattispourqu’ilmelibère,qu’ilneposepaslesmainssurmoi.Je balayai le rivage du regard et mes yeux s’écarquillèrent, mes larmes

coulèrentetlabileremontademonestomac.

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Caernétaitàgenoux,sesdoigtscrispéssurlarocheduredufjord,crissantetgriffantcommes’ilcherchaitàlatranspercer.Sescheveuxétaientbattusparleventetsecollaientàsesjouestrempéesdelarmes.Maisleplusduràregarder,c’étaitcetteboucheentrouverte,pleinedesangàcausedesalutte,quin’arrivaitpas à pousser un son.Unhurlement sourd.Cette boucheouverte sur le néant,incapable de libérer sa voix. Et ses yeux lancés vers l’horreur. Je poussai ungémissement, alors que Jorg tentait de semettre en barrière pourmemasquerl’effroyable scène qui se crayonnait le long de la baie. Quelques secondesavaientsuffipourqu’ellesoit tatouéeàtoutjamaisdansmesrétines, impriméedansmamémoire,danschacundemescauchemars.Mêmesielleétaitdifficileàreconnaître,jenepouvaispasmetromper.Aenna

étaitétenduesurleroc,lesvaguesléchantsescheveuxdontlesbouclesétaientdéfaites.Elles semblaient vouloir l’attraper pour l’entraîner et l’engloutir dansses profondeurs.Ses vêtements étaient trempés, déchirés, et sa jupe retrousséesursescuisses.Sonsexeétaitàdécouvert,offertauxyeuxscrutateurs,demêmequesapoitrine,commesionavaitcherchéàl’humilierdanslamort,àluiporterun dernier coup fatal. Sa posture était volontairement obscène, écrasant cettearrogancequ’elleavaitincarnée,etaffichaitsesmultiplesblessures.Sonventreétaitouvert,gravédeplusieursentailles,dontuneplus largeque lesautresquibéait sur sa chair. Le sang s’en était écoulé le long de ses côtes en de longsserpentsvermillonetavaitétéemportéparleseaux.Sonvisageétaittournéversnous,sonregardvidehappéparceluideCaern,et ilétaithorrible,démoli.Ungrandsourireauxlèvresdesangdéchiraitsapeau,libéraitsesdentsetsalanguepour en forger une vision abominable et grotesque, et brosser l’image d’unclowntriste.Unsourirede l’ange.Dans la lumièreduprojecteur, la réalitémefrappaviolemment.L’écumeétaitrougeautourducorps.Elleléchaitlerocher,lemaculantdesangetd’eausalée,enunlentva-et-vient.JorgbougeaquandSørensenl’appelaetleregardvoiléd’Aenna,déliédeson

humanité,mepercutaànouveau,pénétraàtoutjamaisdansmatête.Àplusieurs,ils essayèrent de soulever Caern, mais celui-ci restait inerte. Un corps mort.Comme celui de sa sœur. Je voyais seulement ses poumons s’activer à toutevitesse comme si l’air lui manquait et qu’il le cherchait désespérément. Il nebougeaitplus.Ilnevivaitplus.Moncœursefendit,aveclesien.Ilfutemportéenmêmetempsqueleseauxaspiraientlesangd’Aenna.J’avais l’impression d’être prisonnière d’un film, le faisceau de la lumière

cruerendaitlascèneencoreplusabjecteetfroide.L’airparutondulerautourdemoi, éraflerma peau. Jemâchais l’horreur à pleine bouche ; elle crissait sous

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mesdentset,quandleventmeportasonodeur,cesangfrais,àpeineversé,jevomisetdisparusdanslenéant.

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Aujourd’hui(Quandjenesuispassûredeteretrouverunjour,dansledédalede

tonespritmalade)

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Chapitre11MajaLemoteurduferrygrondedansmesoreilles.Appuyéeaubastingagemalgré

le froidquiglisse sousmesvêtementsépais, jecontemple lesvaguessebrisercontre sa coque et guette, comme lorsque j’étais petite fille, la présence desorques. À cette période de l’année, l’hiver approchant, il n’est pas rared’apercevoir leur aileron dorsal fendre les eaux de Norvège. Cependant, labrume rend mon inspection presque impossible. Elle tisse sa masse degouttelettes en suspension tout autour du bateau,m’interdisant d’apercevoir lamoindreparcelledeterreàl’horizon.Tant pis ! Je ne peux pas rester à l’intérieur, à l’abri des éléments. Pas

maintenant. L’air est chargé de vent, de pluie et de froid. Je respire à pleinspoumons cette odeur familière d’iode et de goémon. Tout me revient enmémoire,commesijen’étaisjamaispartied’ici.Unfrissonmetraverse,mêmesij’ignores’ilestagréableoudéplaisant.Mesdoigtssepressentsurlarambardeenbois.Ilmetardedeposerlepiedsurledébarcadère,decourirlelongdelajetéeetderetrouvertoutcetenvironnementquim’estsicher.Jusqu’àcequejerompe avecDean, dans la grande ville deNewYork, je nem’étais pas renducompte à quel point les buildings, lemonde, la lumière et le bruit permanentsm’avaient écrasée au fil des deux années que j’avais passées aux États-Unis.Maintenantquej’étaistoutprochedematerrenatale,unventdelibertésoufflaitsurmonvisage,mêmesicelui-cimelecongelaitaupassage.Jeneregrettaispascesdeuxannées.Ni lesprécédentes,d’ailleurs. J’avais rencontréDeanàOslo,surlesbancsdel’université,lorsdematroisièmeannéeenarchitecture.C’étaitunétudiantaméricain,beaucommeunmodèledepub.Jem’étaislaissécharmerpar sahaute taille, son accent amusant, ses grandsyeuxmarron et son sourirefranc.Ildégageaituneforteassuranceet,quandàlafindemesétudes,ilm’avaitproposédel’accompagneràNewYork,j’avaisacceptéaugranddamd’Erlendetdemonpèrequiespéraientmevoirrentreràlamaison.Cependant,jenepouvaispas.Jel’avaisdoncsuivi,enmeconvainquantqu’ilnes’agissaitpasd’unefuiteen

avant,maisbiend’uneenviedepoursuivremonhistoireavecDean.Ilétaitdoux,

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agréable,facileàvivreetàcomprendre.J’avaisoubliéquec’étaitmoiquiétaisdevenuedifficileàdéchiffrer.J’omettaisdedonnerlesclés.Deanavaitfiniparselasserdechercheràappréhendermesréactionsoumonabsencederéactions,mesdésirsoumesabsencesdedésir.Ilavaitcédéàlafacilitéetm’avaittrompéeavecsasecrétaire.Tellementclichéquejen’enavaismêmepasétésurpriseouchoquée.Celaavaitsonnéleglasdenotrehistoire.J’étaispartiesanslemoindreesclandre, et je crois que c’est ce manque de scandale, de cris, qui m’avaitconvaincuequecette ruptureétaitpeut-être ledéclencheurdont j’avaisbesoin.NeplusvivresurlesLofoten,neplusmarcherlelongdesespaysagesdenteléset morcelés, ne plus sentir la neige surmon visage ou les bras des êtres quej’aimais, avaient fini par creuser un trou dans ma poitrine. Dès que j’avaissurpris Dean avec sa blonde de secrétaire dans notre propre lit, soudain, ilm’étaitdevenupressantdeleremplirànouveau.Jevoulaisrentrerchezmoi.Je mis quelques jours à me décider. Je fis mes valises, écoutai les plates

excuses de ce compagnon qui, malgré mon amertume du moment, avait supanser des plaies suintantes, douloureuses, qui se rouvraient sans cesse, sousforme de cauchemars souvent, sous forme de larmes parfois. Il avait sum’apprivoiser,làoùmoi,j’avaissilamentablementéchoué.Alors,aulieudeluienvouloirpourlerestantdemesjours,jeluiavaispardonné,toutenlequittant.Il méritait un dernier baiser pourm’avoir délivrée demon chagrin. Celui quim’avaitétreintdepuisl’âgedemesquinzeans.Maintenant, je regarde mon archipel qui, jalousement, conserve ses secrets

derrière la brumeépaissequi semble engloutir le ferry.Mais je souris, unpeubêtement,parcequej’ysuispresque.Les contours des montagnes s’esquissent au milieu du brouillard,

m’apparaissentdansl’obscuritéoppressantetelunmurderochesindomptables.Le cri d’un goéland perce au-dessus de ma tête. Les îles se découvrent, selibèrentdeleurlinceuletm’ouvrentleursbras,commeautrefois.Lorsquejelesavais quittées, j’avais des larmes plein les yeux, des sanglots étranglés,aujourd’hui,jelesretrouveavecjoieetdenouvelleslarmes,chaudesetjoyeuses,viennentremplacerlesanciennes.Leferrypasseentrelespetitsmonceauxderocheséparpillésdanslabaie.La

brume semble lécher la surfacede l’eau et embrasser les crocsdesmontagnesauxsommetsenneigés.L’hivercommencedéjààenlacermesîles.Jefermeuninstant les paupières, remplis mes poumons de cet oxygène glacé, loin de lapollution new-yorkaise, et les rouvre sur les demeures qui se crayonnent sousmes yeux. Mon cœur se serre. Une douleur sournoise s’immisce dans ma

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poitrine.Jesuis retournée tous lesansauxLofoten,pourNoël,et tous lesans,j’aisenticepics’engouffrerenmoi,immuable.J’aiprisl’habitudedel’éprouveraufildesannées,maismaintenantquej’aidécidéderesterici,jemedemandesicettedouleur finirapar s’estomperoubien si elleprendrauneplacedéfinitivedans mon âme. L’archipel me rattache à un millier de souvenirs tendres et,pourtant,cesont lesderniersquimereviennent toujoursenmémoire.Après latragédie qui a secoué Svolvær et ma vie, mon père m’a envoyée en séjourprolongéchezdesamis,àOslo.Cenedevaitêtrequetemporaire,mais,quandilm’a demandé de rentrer à la maison, je n’ai pas pum’y résoudre. L’hôtel sesituaitàproximitédelalanguedeterrequiavaitvulavied’Aennasebriseretdisparaître. Je ne pouvais pas y retourner. C’était au-dessus de mes forces.Erlendainsisté,fouderageetdedouleurquejepuissel’abandonner,maisfaceàmondésespoir,ilafiniparcéderluiaussietmelaissermereconstruireàmamanière.LoindesLofoten.Unsentimentd’angoisses’empareuninstantdemoi,mesmainstremblenten

pressantlarampe.Jesecouelatêtepourôterlesimagesquimenacenttoujoursdereveniretlesenfermeloindansunreplidemamémoire.Leferryfendleseauxbleuesets’approchedesquais.Monâmes’arracheàsa

somnolence, s’alimente de ses murs en bardage rouge qui se peignent dansl’obscurité ténue,deses toitspentus,deses terrassesouvertes,deses lumièresquipercentlabrume.Moncœurespèrequecetendroitleréveilleraenfin,qu’ilfiniraparpansersesvieillesblessuresetqu’iltrouverapeut-êtreunevérité,maisle cerveau, lui, pragmatique et raisonné, suggère que tout cela est impossible,quelemal,quellequesoitsaforme,adéjàopéréetqueseulelamortpourraledélivrerdecestourments.Leferryaccosteetlibèresonflotdepassagers.Aveclemauvaistempseten

pleinesemaine,nousnesommespasnombreux.Quandlaneigeaurarecouvertdesonmanteaublancnosmontagnes,lesskieursducontinentviendrontprofiterdenotrearchipel,maispourlemoment,nousgardonsnosîlespournous-mêmes,profitantdesoncalmeapparent.Je ne suis pas étonnée que ni mon père ni Erlend ne m’attende sur le

débarcadère. Je n’ai prévenu personne demon retour. Je tenais à leur faire lasurpriseetjecherchaisàmeprotégerd’unrevirementdemoncœur.Maiscelui-cisembletenirbon.Remontantmonécharpeautourdemoncoujusqu’àmonnez,valise traînant

derrièremoi,j’avancelelongdelajetéebordantlesmagasinsetleport.L’hôteln’estpas très loinàpied, j’enprofite. Jeme familiarisedenouveauavecmon

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territoire.Cachéesousmonbonnet,onnemereconnaîtpas,etçameconvientpour lemoment.Mon retour fera vite le tour de la ville. Ici, onnegarde rienlongtempssecret.Absolumentrien…En traversant l’immense pont qui surplombe un bras de mer, soumise aux

affresduvent,jenesensplusmespieds,nimesjoues,d’ailleurs.J’avaisoubliéàquelpointilfaisaitfroidici.Cependant,j’aperçoislescontoursblancsdel’hôtelquisedessine justede l’autrecôté,et l’impatiencemegagne.Jepresse lepas,nerveuseetsurexcitéeàl’idéederetrouverErlendetmonpère.Quandj’arrivedevantlaporte,ilfaitpresquenuit,alorsqu’iln’estmêmepas

encore 15 heures. La nuit polaire se rapproche doucement, et avec elle, sonobscuritéabsolue.Fébrile,j’appuiesurlapoignéeetgagnelaréception.Monpèrenesetientpas

derrièrelecomptoir,commeàsonaccoutumée.Toujoursenvadrouilledanslesrorbusoudanslasalledurestaurant justederrière.J’appuiesurlasonnettequilibèresonlégercarillondanslabâtisse.Enattendantquequelqu’unarrivepourm’accueillir,jeposemavaliseetmeréapproprieleslieux.Endixans,rienn’achangé ici.Sauf lapeinturequ’Erlenda refaitedeuxansplus tôt,masquant leblanc par un autre blanc, un peu plus crèmepeut-être.Monpère est contre lechangement.Ilaimelecôtédésuetetauthentiquedeceslieuxquiontvunaîtreetgrandir bon nombre deHansen. Il pense, en partie à juste titre, que ce climatnaturel plaît justement aux touristes qui viennent découvrir le caractèrepittoresquedenotrearchipel.La silhouette d’un jeune homme aux cheveux sombres se découpe soudain

dansl’encadrementdelaportemenantaurestaurant.Ilsefigesurleseuil,arqueun sourcil surpris, puis un sourire étire ses lèvres pleines. Les brasnonchalamment croisés sur son torse, il s’accote à une poutre qui entoure lavoûtedel’entrée,etancresesgrandsyeuxargentésdanslesmiens.—UnejolieAméricainequivientvisiternosîles, jesuppose?demande-t-il

d’unairamusé.—J’espèrequ’ilvousresteunechambre.—Hum,vérifionsça.Ilsediriged’unedémarcheagileverslecomptoir,passederrièreetfaitmine

d’examiner son registre, puis il pose les coudesdevant lui etme fixe, aveccesempiternelsourireauxlèvres.— Il nous en reste une seule,mais je dois vous avouer qu’elle n’a pas été

occupée depuis un bon moment. Elle doit être un brin poussiéreuse et

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vieillissante.Jeplisselenezsousletermevolontairementoffensant,puisluitirelalangue.—Tuserastoujoursplusvieuxetpluspoussiéreuxquemoi,Erlend!Ilpouffederire,avantdecontournerlecomptoiretdemesaisirauxépaules.

Ilmepressechaleureusementcontreluietjemelaissealler,lenezdanssoncou,respirantcetteodeurfamilièreetrassurante.—Jesuiscontentdetevoir.Jet’attendaispasavantNoël.Me tenant par les bras, il m’écarte de lui quand j’émets un petit bruit de

languecontremajoue,etfouillemonregard.— Je suis rentrée à lamaison, déclaré-je d’une petite voix, un peu timide,

commesijecraignaisvraimentqu’ilmeficheàlaporte.Ilm’observeetdoitsurprendremafiguremarquéeetmescernesprofonds,et

entirerlesconclusions.Ilfroncelessourcils,puispassesondoigtsousmonœil.—Papaapréparédustockfishpourledîner.J’espèrequet’aslescrocs!Jesuiscertainequecen’estpasvrai,qu’ilvajustelepiqueraurestaurantet

improviser un plat du pays, sa façon à lui deme souhaiter la bienvenue à lamaison.—Oùest-cequ’ilest,d’ailleurs?—Ilestpartifairequelquescoursesenville.Ilbaisselesyeuxversmavaliseetlaconsidèred’uneminesurprise.—Oùestlerestedetesaffaires?Jehausselesépaules.—J’ail’essentielici.Cequejen’aipasprisn’avaitpasd’importance.Il acquiesce et, sans rien ajouter, s’empare de ma valise pour la monter à

l’étage. Je le suis dans la cage d’escalier, fixant son dos large, qui a pris del’ampleur et des muscles au fil des ans. À presque vingt-huit ans, Erlend estdevenuunbel homme.Les traits de l’adolescence se sont effacés auprofit delignes plus masculines. Ses cheveux noirs sont coupés très court. Il a laissépousser une barbe de trois jours plutôt séduisante. Il la porte bien, les poilssombresrehaussantlacouleurstupéfiantedesesprunelles.Nous traversons ce couloir que j’ai si souvent arpenté, puis Erlend s’arrête

devant laportedemonanciennechambre.Ilmelanceunsourireencoinetsepoussepourme laisser entrer lapremière.Comme iln’estpasquestiondememontrernostalgiqueetvulnérablejustepourunechambre,j’abaisselapoignéeetpénètredansmesancienspénates.J’allumeleplafonnieretunedoucelumièreserépandsurmesmeublesetmesornementsd’adolescente.—Onn’atouchéàrien,meconfieErlendenentrantpourposerlavalisesur

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lelit.—C’estpropre,remarqué-je.—Ouais,fautcroirequepapaaimepaslapoussière.Jesuiscertainequec’estlui!Ilmel’avouegrâceàsonsouriresuivant.— Je vais te laisser t’installer, me dit-il d’une voix douce. Tu me rejoins

après?T’asledroitàunverre,onvatrinqueràtonretour.J’acquiesce avec plaisir, satisfaite de pouvoir prendre une douche chaude

avantd’entamerlesdiscussionsgênantesquinemanquerontpasdevenir.Alorsqu’ils’apprêteàrefermerlaportederrièrelui,jelance:—Merci,Erlend.Ils’arrête,mejetteuncoupd’œilaffectueux.—Jesaispaspourquoitumeremercies.Jemordillema lèvre, sentant brièvement la chaleurdes larmesderrièremes

yeux,puisavoue:— Je ne suis pas rentrée à lamaison depuis… longtemps, et toi, tu neme

harcèlesd’aucunequestion.Ilhausseuneépaule,donneunepichenetteàlaporteetrépond:—Jesuisjustecontentquetusoislà,petitesœur.Lereste,jem’enfoussitu

t’enfous.Surquoi,ilrefermelaporte,mevolantunsourireaupassage.Je retiremes chaussures etmes chaussettes humides. J’avais oublié aussi à

quel point tout était humide sans arrêt ici, mais les sensations reviennentlentement. Être dans ma chambre d’adolescente me propulse des années enarrière.Rienn’aétédéplacé.JeretrouvelesphotosépingléesaumurdeFrøyaetmoi,enlacéessurlesbordsdufjorddeTrolljorden,cellesavecJens,Madi,LeivetErlend,alorsquenousnouscomportionsavectantd’insouciancesurlaplaged’Unstad,devieuxbibelotsdevenusinutiles,desbouquinsd’adolescente,unpotàcrayonsencore rempli. Jeme lève,ouvremondressinget sourisdevantmesvêtements parfaitement rangés. Je ne dois plus entrer dans aucune de cesfringues,jevaisdevoirm’endébarrasseretchangertoutemagarde-robe.Cetteidéemeprocureduplaisir.Sedébarrasserduvieuxetrenouveler.Çacollebienàmonhumeur.J’ouvremavalisepourprendrematroussedetoiletteetentredanslasallede

bainscommunequejepartageaisautrefoisavecErlend.Maintenant,onvoitqueseulunhommel’occupe.Iln’yaqu’unebrosseàdents,delamousseàraser–iln’y avait pas ça autrefois ! – un rasoir, du parfum, du gel douche et dushampoingpourhomme.Onn’ytrouveplusmonbazard’avant,aussi,jedécide

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d’yremédiertoutdesuite.J’enrajoutemêmeunpeu,pourrappeleràmonfrèrequejesuisbeletbienrentrée.Jedéposemesaffairesunpeupartout,envahislelavabo et les étagères avec mes produits. Une fois satisfaite du désordre,j’entreprendsdemedéshabilleretdemeglissersousladouche.Celle-cidonneface au miroir au-dessus de la vasque. À travers la vitre, j’ai tout loisir decontempler ma silhouette prise sous le jet. La dernière fois que je me suisregardée dans cette glace, j’y voyais le visage d’une jeune fille bouleversée,meurtrie, auxcernesmarquéset auxyeux injectésde sangd’avoir tantpleuré.Maintenant, j’y aperçois le corps d’une femme, aux cernes toujours présents,maisquiaséchéseslarmesetquicomptebienneplusleslaissercouler.Unefoisréchaufféeetenfinpropre,aprèsmesnombreusesheuresd’avion,de

train et de ferry, j’enfile un bas de jogging et un pull épais, puis je décide derangermesaffaires.J’entassemesquelquesvêtements,prisauhasarddansmonarmoireàNewYork,et lespliesoigneusementdans ledressing.Oui, il faudravraimentquej’aillefairelesmagasins,d’autantquejenesuispluséquipéepourle froid des Lofoten. Avec l’hiver presque sur nous, j’ai intérêt à y remédierrapidement. Je rangema liseuse sur la table de chevet,mon téléphone etmesécouteurs, et pose les coudes sur mes genoux. Je fixe ma valise ouverte etpresquevide.Faceaupetitobjetquireposeencoresurletissunoir,moncœursemet à saignerpar la petite écorchurequ’il portera toujours. Jemordsdansmalèvre,ravalemessanglotsetm’emparedelabague.Lasienne.Je passemes doigts sur les trois triangles duValknut, les presse dansmon

poing jusqu’à sentir s’enfoncer dans ma chair leurs angles acérés, puis ouvrerapidementletiroirdematabledechevetpourlerefermersurlebijouaussisec.J’aitentéderepoussertoutlepasséquimerattachaitaudramedecettenuit-là,saufcettebague.C’estl’uniquelienquimeresteaveclui.Jen’aijamaispum’endéfaire.Je rangema valise dans le dressing et, chaussée seulement demes grosses

chaussettes d’hiver, je descends l’escalier pour rejoindre Erlend. Ce dernierm’attendderrièrelecomptoir.Jepouffeaussitôtenlevoyantarborerdepetiteslunettes.Certes,ellessontseyantes;ellesluiconfèrentunaircharmantetintelloqu’ilestloindeposséderd’ordinaire,maisjen’aipasl’intentiondeleluiavouer.—Jepeuxsavoirpourquelleraisonturigoles?lance-t-ilenrelevantlesyeux

versmoi.Jepourraist’endevoirautantpourceshorribleschosesjaunesquetuasenfiléesauxpieds!Ildésignemeschaussettesdelabranchedeseslunettes,etjerisdeplusbelle.

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Il les repose sur le comptoir, passe la main dans ses cheveux courts, puiscontournelemeubleennoyer,pourm’entraînerverslepetitsalon.Celui-ciestdésert, et nous nous installons face-à-face près du feu sur deux gros fauteuilsclubencuir.Iladéjàdisposésurlatablebassedeuxbouteillesdebièrefraîche,ainsiqu’unebouteilleauliquideambréd’Aquavitetdesamuse-gueules.Jesuismieuxtraitéequ’uneAméricaineenvadrouilleauxLofoten!—Tunelésinespas,tucherchesdéjààm’enivrer?—À te détendre et te rappeler les bonnes choses du pays,me répond-il en

m’offrantmabière.Maiscommetulevois,oncommenceléger.Ilavancelabouteilleettrinqueaveclamienne.—Àtonretour,petitesœur.— Je vais vraiment finir par croire que je t’avais manqué, répliqué-je en

avalantunegrandegouléedebièrequimefaitunbienfou.—Jeseraispascrédible!Nouséclatonsderire,avantdenousenfoncerdansnosfauteuilsenpoussant

unsoupird’aise.Monregardseperdverslefoyeroùbrûlentdebellesflammesbleu électrique et orange vif. Le silence s’impose quelques minutes. Je senspesersurmoil’attentiond’Erlend.Jesaisbienqu’ilmefaudrafournirquelquesexplications,moi qui, encore quelquesmois plus tôt, refusais catégoriquementderentrerauxLofoten.—CommentvaMadi?finis-jepardemander.—Surlepointdemerendrechèvre.Ellevabien.Ilmelanceunclind’œilquim’arracheunpetitrire.—Legaragedesonpèremarchebien?—Aussibienquepossibleparici.—Etl’hôtel?—L’activitéaétéplutôtbonneauxdernièresvacances,maisavecl’hiveretla

nuitpolairequiapprochent,lesrorbusvontsevider.Onvajusteengarderdeuxoutroisd’ouvertspourlestouristescourageux,enmaldesensationsfortesetdecalme.Tuchoisisbien tapériodepour rentrer.Cet été t’auraitparuplus facilepourteréacclimater.OnestloindeNewYork,ici.—Jesuischezmoi.Çareviendravite.Même si l’idéedeneplusvoir ou sentir le soleil pendant un longmoisme

fichelachairdepoule.Ilboitune lampéedebière,avalequelquesrouléspréparéssûrementparses

soins,quejeprendsplaisiràgoûteràmontour.Monfrères’estrévéléexcellenten cuisine. Il a toujours aspiré à reprendre le flambeau de l’hôtel une fois le

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lycéeterminé,etiln’estjamaisrevenusursaparoleetsondésir.—Ilt’afaitdumal?Saquestion tombecommeuncouperet. Je relèvedesyeuxéberluésvers les

siens,attentifsetsoucieux.Jehausselesépauleset luifaissignededéboucherl’Aquavit.Ilobéit,remplitdeuxverresgénéreusement.—Jesupposequejeluiaifaitdumalaussi.— Jeme fous deDean. Je ne l’ai jamais aimé. Un connard arrogant new-

yorkais.Unlongrirem’échappeetmesecoue,aupointquejemanquederenverserle

contenudemonverreausol.Avantquecettetragédieneseproduise,jel’avaled’un trait, sens avec plaisir la brûlure de l’alcool qui descend le long de matrachée.—Ilétaitgentil.—Tellementgentilquetuesrentréeavecuneseulevalise.Àd’autres!Jenesaispasquoirépondreàcetteréalité.—Nous n’étions pas faits l’un pour l’autre, c’est tout. J’ai arrêté les frais

avantqu’onsefasseréellementdumal.—J’enconnaisunquiseracontentdevoirquetuesrentrée!s’exclame-t-il,

sourireaucoin.À sesmots, une douleur sournoise et délicieuse s’insinue dansmon ventre.

Les lignesde sonbeauvisage et l’éclat de sesyeuxvertsme reviennent.Mesdoigts se serrent sur leverreque jedépose sur la tablepourme resservir.Desacouphènes semblent bruisser dans mes oreilles. Je ferme un instant lespaupières. Quand je les rouvre, Erlend a posé la main sur la mienne pourm’empêcherdefairetomberlabouteille.—Toutvabien?—Euh…oui,justelafatigue.Dequituparlais?Sessourcilssefroncent,masquantmallacolèresous-jacente.—DeLeiv.Àquitupensais?medemande-t-ilenretour.—Àlamanièredontjevaisdevoirm’esquiver,tenté-jedebiaiser.Ilfaitmined’ycroire,mêmes’ilestloind’êtrecrédule,etritensecalantde

nouveau au fondde son fauteuil. Seule une lueur irritée et protectrice perduredans ses prunelles. Certains sujets ne peuvent s’aborder à la légère. Certainssujetsnedoiventplusl’êtredutout.—Iln’apasdecopinedepuisletemps?Defemme?D’amante?—Oh,desamantes,iln’enmanquepas,commed’habitude.—Jen’aiaucuneenviedemerajouteràsalongueliste.

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—Commesijepouvaislaisserfaireunechosepareille!Maisparfois,ilsuffitd’uneseulepersonnepouravoirenviedeseranger.—Ettoi,tuasenvie?—Pasencorerencontrécettemagicienne.JemedemandetoujourspourquoiMadineluiajamaisavouésessentiments.

Craignait-ellequ’ilnelarejetteetnebriseleuramitiéou,aucontraire,avait-ellepeurqu’ilaccepte?Oubienne luiavait-elle jamaispardonnésa relationavecAennaCorange?Nousavonscontinuéàremplirnosverresunbonmoment,jusqu’àcequema

têtesoitengourdieetmoncorpscotonneux.Lorsquemonpèrefranchitlaportepourl’heuredudîner,ilnousdécouvreavachisdansnosfauteuils,ivresetmortsde rire à nous raconter nos vieilles histoires d’enfants. Mon père m’étreintlonguement,mecouvrantdebaisers,etfoncenouspréparerunrepasdignedecenom,Erlendn’étantpluscapabled’organiserquoiquecesoit, toutauplus,des’esclafferetdetrébucherdanslevestibuleenessayantderallierlerestaurantoùnousallonsdîner.Celui-ci estvidece soir.Monpèrenous installe àune tableprès de la fenêtre qui ouvre sur le bras de mer. Les lumières de Svolværtranspercentàpeinelanuitetlesbancsdebrume,maisonlesdevineàtraverslerideauopaque.Nousmangeonscommedesogrestoutencontinuantdeboire,cequineplaît

pas àmonpère,marqué par des restes de vieille église luthérienne.Toutefois,pour mon retour, il ne proteste pas et nous déblatérons pendant de longuesheures,assisautourdecettetable.J’ail’impressiond’avoiraccompliunbondenarrière,plusdedix ans aumoins,quandnousétions encoreheureux ici. Jenesaispassic’estunebonnechosequederevenirenarrière,alorsquejesouhaiteavancer, mais peut-être est-il nécessaire de réparer les erreurs du passé et desoigner ses souffrances pour parvenir à progresser dans la vie. La meilleurefaçonest encored’accepter cequi s’est produit, ceque jen’ai jamais réussi àfaire, préférant m’empêcher de penser à tout ça, d’étouffer les images et lessouvenirs.Enréalité,jen’aipasfaitmondeuild’AennaCorangeetdelapertedemon adolescence, éclatée enmilliers de fragments en l’espace de quelquessecondes.Lanuitbienavancée,nousmontonsnouscoucher,lesunsàlasuitedesautres

dansl’étroitescalier.Jeserremonpèreetmonfrèredansmesbrasetm’enfermedans ma chambre. Je tangue jusqu’à la salle de bains, me lave les dents,surprendsErlendquim’yrejointpour fairedemême,puisnousnousséparonsunedernièrefoissuruneaccolade.Enfinseuledansmonantre,jem’avancevers

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lafenêtre,mefigedevantlepaysagebrumeuxetremercielesdieux,lestrollsoules féesd’avoirmis lebrouillardenbarrageentremoiet leboutde l’îleoù lecorps d’Aenna a été retrouvé près de dix ans plus tôt. J’abaisse les stores enpoussantunsoupir,metraînejusqu’àmonpetit litd’ado,melaissetombersurma couette dans laquelle je m’enroule pour étouffer le froid. Poussée par undésir irrépressible, j’allume la lampe de chevet qui balance une lumièrepoussiéreuseetdoucesurleparquetetouvreletiroirdelapetitetable.Labaguescintillesouslalueurdorée,dévoilantsestroistrianglesaffûtés.Lasensationsurmoncœurdevientaussitôtoppressante.Jetirelacouverturejusqu’ausommetdematête,nelaissantquelehautdemonvisageà l’air libre,et jecontemplesescontours qui auraient pu s’éroder si mes regards avaient le pouvoir d’aller etvenirsanscessesurleursurfaceargentée.Il me l’a envoyée trois semaines après le meurtre de sa sœur, par simple

courrier.J’ignorepourquelleraisonils’enestdélestéalorsqu’ilytenaittant.Jeme suis demandé si c’était parce que son âme s’était sentie libérée du jougd’Aenna ou bien si c’était parce qu’il ne se sentait plus digne de l’arborer.Quelquefois, quandmon cœur se montre plus faible et attendri, je songe quepeut-être,ilmel’aoffertepourquejenepuissepasl’oublier,pourmemontrerquej’aiunpeucomptépourlui.Maisquoiquejepuissepenser, jen’aipasdevraies réponses. Elles sont quelque part, enfermées dans sa tête, hors de maportée.Lanuitoùsasœuraétésifroidementassassinée,àpeinelespoliciersl’ont-ils

déposé chez lui qu’il s’est tranché les veines. La rumeur de son suicide aparcourulavilleaussivitequ’unetraînéedepoudrequiauraitprisfeu.Ellem’apercutéeaveclaforced’unsemi-remorqueetj’aicrumenoyerdansunabîmededouleur.VictoriaCorangel’adécouvertbaignantdanssonsanget, tenantdumiracle,

elleaappelé lessecours.Peut-êtrequedeperdredeuxdesesenfants lamêmenuit était finalement trop cruel pour elle, même si je n’en suis toujours pasconvaincue. Quand je suis d’effroyable humeur, je ne peux m’empêcher desonger qu’elle ne voulait seulement pas être accusée de négligence, ou pireencore.Aprèscela,Caernaessayéàdeuxautresreprisesdesetuer,alorsmêmequ’il

n’était pas sorti de l’hôpital, si bien que samère a fini par le faire interner àl’hôpitalpsychiatriquedeBodøpoursapropresécurité.Puis, lapolices’enestmêlée. Je suspecte encore son horrible mère, comme toutes ces rumeurs quicouraientsanscessesurCaernetsasœur,d’avoirjetédel’huilesurlefeu.Tout

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lemondeachuchotéenvillequ’ilscouchaientensemble,queleurrelationétaitsordideetmalsaine,qu’ilsn’étaientpasnormaux,queCaernavaitviolésasœurunsoirde folieet l’avait tuéedansunexcèsde rage.Uncrimepassionnelquiauraitemportésonesprit.Sørensen,désolédevenirmetroublerdavantage,estvenului-mêmemeposerdesquestionsàl’hôtel.Ilm’ademandéàquelleheureCaern m’avait rejointe dans ma chambre, s’il s’était absenté ensuite, sij’entretenais une relation avec lui, s’ilm’avait fait des choses étranges que jen’avais pas appréciées, si j’avais peur de lui, si je le trouvais bizarre, si jepouvaisluiapporterunelumièresurcetteenquêteterrible.Toutescesquestionsm’ontfaittournerlatête,commesij’étaisprisedansuntourbillon.Jemecroyaisenfermée dans un mauvais film. J’ai répondu avec l’âme d’une adolescenteamoureuse,etj’aimenti.Justeunpeu.Jenesupportaispasl’idéequelapolice,monpèreetmonfrère,ettoutelavillel’accusentd’untelcrime.JenesupportaispaslavisiondeCaernviolantsasœuretluitranchantlevisagepourenesquisserunsourireaussiaffreux.Jenesupportaispasl’imagedesasœurbaignantdanssonsang.NilatrahisondeCaern.Je referme d’un geste sec le tiroir sur la bague et étouffe dansma gorge le

sanglotquitendàvouloirs’échapper.Jechasseleflashquimenacededévastermespensées. Jeme suis interdit de songer unenouvelle fois àAenna.Encoremoinsàlui.Ilestloin,detoutefaçon.Iladisparudemavie,depuiscettenuit-là,surlesbordsdelamer,faceaucorpssansviedesasœur.

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Chapitre12MajaFaire les boutiques avec une amie d’enfance, ça n’a pas de prix.Malgré la

distancequinousaséparéestantd’années,Frøyaetmoin’avonsjamaisrompulecontact,nousadressantdes lettres«à l’ancienne»et lorsquenousn’avionspasletempsd’écrire,destonnesdeSMSetdescoupsdetéléphoneàn’enplusfinir.Frøyas’estmariéeàAlexanderLund,unpêcheurdeKabelvåg,lorsdesesvingt-trois ans.Ce fut l’unedes raresoccasionsoù, endehorsdeNoël, j’étaisrentréeauxLofotenpourdeuxjours.Jemesuistoujoursarrangéepouryresterle moins longtemps possible, comme si je craignais d’être pourchassée parquelques fantômes. Je suis bien placée pour savoir qu’ils peuvent exister ethanterunevie.Après notre courte séance de shopping, les magasins n’ayant pas poussé à

foisonàSvolværdurantmonabsence,nousrejoignonsMadiauBacalao,unbarmoderneetcosyquidonnesurleport.Madiestdéjàarrivéeets’estinstalléesurl’une des banquettes grises accolées aux grandes fenêtres. Ellem’accueille enbondissant de son siège etmeprend aux épaules pourm’enlacer.Elle n’a paschangé. Ses cheveux courts gominés avec soin lui donnent un air de garçonmanqué,mais trèsféminin,sa touchedemaquillagemettantenvaleurses jolisyeuxnoisette.Elleporteunpullpolaireetun jean, et elle apasséunbandeaurosé sur sa tête qui lui donnedu charme.Frøya est à l’opposéde lameilleureamiedemonfrère,pluspetiteetplusreplète,elleestaussiroussequeMadiestblondeetsescheveuxsontlissesetsilongsqu’ilsluitombentjusqu’auxfesses.Noussommestouteslestroistrèsdésassorties:unebruneauxfessesrebondies,une blonde au corps de rêve, musclé et ferme, et une rouquine aux formesvoluptueuses,dontlesseinsferaientsaliverd’envielaplupartdesmâles,assisesensembleautourd’unebièreànousraconternosvies,nosmalheurs,nos joies.Madimebalancedesinfossurmonfrèrequimanquentdem’arracherdegrandséclatsderire.Erlendn’enloupejamaisune.La journéesedéroule siviteque j’aiàpeine le tempsde lavoirdéfiler.En

train de m’acoquiner, je me rends compte à quel point cette vie-là m’avaitmanqué.NonpasquejenemesoisfaitaucuneamieàOsloouàNewYork,mais

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lesanciennesamitiéspossèdentunenostalgieetunesoliditéquelesannéesouladistanceneparviennentàémousser.Ellesapportentunréconfort,unpeucommeundoudouqu’onpourraitétreindrecontresoi.À 17 heures, Erlend nous rejoint pour dîner

2. Nous sommes passablement

éméchées,etmonfrères’esclaffeennousdécouvrantàmoitiéavachiessur lesbanquettes,riantdenosdéboiresetdenosemmerdespourmieuxlesévincerdenosvies.—Deux jours que tu es là et c’est la deuxième fois que je te vois ivre, se

moque-t-il.—Jenesuispasivre.Seulementjoyeuse!Iln’estpasdupe,s’installeenfacedenousetcommandeàboireàsontour.

Quelques minutes après lui, Jens et Leiv font leur apparition dans le café.Comme mon frère, les deux garçons ont bien changé. Plus de tracesd’adolescence sur leur visage aux lignesmasculines affirmées.Adieu boutonsd’acnéetmentonsduveteux.Bonjourtestostérone.Jenss’estrenforcéaufildesannées, ses épaules sont plus massives que par le passé et il a le corps d’unbûcheron scandinave. Pourtant, il n’en a pas le métier. Il est devenu profd’histoire,luiquin’enfichaitpasuneaulycée.Pourcequej’ensais,ilavaitunecopinequelquesmoisplustôtquandErlendm’enavaitparléautéléphone,maisilavaitlaisséentendrequecelanesepassaitpastrèsbienentreeux.QuantàLeiv, il affiche toujours sonpetit airmalicieuxqui séduit toutes les

filles, avec ses yeux bleus à la façade glaciale qui se mettent tout à coup àpétillerdèsqueson intérêtse trouveémoustillé.Luiaussiaprisenmusclesetquelquescentimètressupplémentairesparrapportàsescomparses.Aujourd’hui,ilestencivil,etporteunjeannoiretunpullbleumarineàcolroulé.Jel’observede la tête aux pieds sans cacher ma mine moqueuse. Je ne m’y habitueraijamais!Leiv surprend mon regard amusé qui vagabonde sur lui et sourit d’un air

narquois,enfrottantsespectorauxàtraverslalaine.Non,rienàfaire.J’aibeauessayerde levisualiserenuniforme, jen’yparvienspas sans rigoler.Leivquiadorait fumer derrière les séchoirs àmorue, baiser les filles dans les bunkersabandonnésousurlesplagesdésertes,piquerdesconneriesausupermarchéoutaguer lavoituredeMoen, l’épicier,endessinantunpénis sur soncapot,cetteimage de lui ne colle pas avec l’idée que jeme suis forgée d’un policier. Leregardd’acierdeSørensen,tandisqu’ilmeharcelaitdequestionsauxquellesjene souhaitais pas répondre, me revient un instant en mémoire. Mon sourires’envole instantanément. Un goût de bile remplace celui de la bière. J’ai

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sûrementtropbuetlabarrièrementalequirenfermemessouvenirsmenacedesebriser. Jeme force àvite chasser son imagedemonesprit et songeque si lesprunellesdeLeivpeuventparaîtrefroides,sonbleuclairévoquantunemassedeglace et d’iceberg, il a ce sourire qui détone sur son visage, qui le remplitd’espièglerieetderuse.Jemerelèvedelabanquettepourlesserrertouslesdeuxdansmesbras.Jens

bousculeLeivpourprendresaplaceetcelui-ciluijetteunregardsévère,avantderigoler.Nouscommandonsàdîner,degroshamburgerjuteux,enprenantdenosnouvelles,commetousbonsamisquiseretrouventaprèsunlongmomentdeséparation, mais nos vieilles habitudes reprennent rapidement le dessus. Enmoinsd’uneheure,j’ailesentimentden’êtrejamaispartied’ici.JensetErlendme balancent des vannes comme autrefois et Leiv m’adresse des regardsséducteursàpeinediscrets.Iln’apaschangécelui-là!Alorsquej’avaleunegorgéedebière,Madimedemandebrusquement:—Tusaiscequetucomptesfairemaintenant?—Tetrouverunnouveaumec?suggèreaussitôtLeiv.Erlendprojettesoncoudedanslebrasdesonamiquigrommelle:—J’anticipe,riendeplus!Alorsquemonfrères’apprêteàsortirlesarmes,jecoupecourt:—J’ail’intentiondeprendredesvacances.—Etensuite?Tupeuxvenirbosserquelquesheuresparjouràlalibrairiesi

tuveux,meproposeFrøya.Jelaremercied’unsourire.—J’aimieuxpourtoi,déclareErlendenposantlescoudessurlatable.Il fait tourner son doigt autour du goulot de sa bière et rive son regard

opalescentaumien.—Ahoui,etqu’est-cequec’est?—Papaanégociélerachatdesvieuxrorbusàl’estdeSvolvær.—Cesvieillesbicoques?Bonsang, jesuismêmesurprisequ’elles tiennent

encoredebout.—Onestd’accord,ellesnesontpasdepremière jeunesse,maisaupieddu

mont Fløya, le décor vaut le coup d’œil. À mon sens, c’est un boninvestissement.Letourismeaquelquesbeauxjoursdevantluiparici,surtoutenété.—Unefoisretapées,ellesaurontdelagueule,renchéritMadi.Lamontagne

d’uncôté,lespiedsdansl’eaudel’autre.Je pose mon coude sur la table, mon menton dans ma paume, et fixe les

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énergumènesquimefontface,unsourcilarqué.—Depuiscombiendetempspapaettoi,vousmontezcecoup-là?Unsourires’épanouitsurleslèvresd’Erlend.—Hum, on attendait que le vieuxPaulsen se décide à vendre pour te faire

cetteproposition.TuasdouzerorbusdegrandetailleàrénoverdeAàZ.Carteblancheabsolue.Aucuncahierdescharges.—Tuveuxdirequenotrepèreàchevalsur«onnetouchepasaufolklore!»

m’autoriseàmodifiernosancestralescabanesàmaguise?—Notrepèreaprisencompte lescoûteusesétudesd’architectureque tuas

réalisées, ainsi que ton inestimable goût pour lemoderne et le respect de nostraditions.Jepouffederire.—Vousavezréviséavant?—Unpeu.Onattendaitlemomentopportunpourtedonnerunebonneraison

derentrer.Maintenant,c’estunebonneraisonderester.Jem’enfonceaufonddelabanquetteaumilieudescoussins.Leivenprofite

pour s’étirer nonchalamment et poser son bras derrièremoi, sur le dossier. Jesecouelatêtedevantsonmanqueretentissantdediscrétion,maisilsecontentedemesourire.—Alors,qu’enpenses-tu?medemandeJens.— Je crois que jememontrerais bien difficile si je n’accordais pas à cette

propositiontoutlerespectqu’ellemérite.Monfrèremedécocheunclind’œil,avantdebalancerungrandcoupdepied

sous la table, dont le choc fait trembler les verres. Leiv pousse un cri étoufféderrière ses dents et retire aussitôt son bras, et surtout ses doigts quicommençaientàs’égarersurlacourbedemonépaule.—T’esdur,grogne-t-ilàl’attentiond’Erlend.—Draguepasmasœursousmesyeux,bonsang!—OK, j’attendrai que tu aies le dos tourné, s’il n’y a que ça pour te faire

plaisir.Erlend émet un grognement digne d’un ours mal léché. Je crois bon de

préciser:—Jenesuisplusunegamine,Erlend.Jesuiscapablededirenonsi jen’ai

pasenviedesortiravecunjeunehommeunpeutroppromptàmeséduire.Leivgrincedesdentsethochelatête.—Messagereçu.Discrétionabsolueetsubtilitédemise.Jeprendsmabouteilledebièreettrinquecontrelasienne.

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—Bonnechance!memoqué-jeavantd’éclaterderire,déridantErlendparlamêmeoccasion.—Majaparci,Majapar-là,ajouteJensensouriant.Çafaitdesannéesqu’il

mebassineavectoi.Maja,soissympa,accorde-luiunfouturendez-vous!—Vousfaites lapaire tous les trois!Maisdésolée,Leiv, j’aipromisàmon

frèredenejamaisfréquenterl’undesesamis.—OK,Erlend,sansrancune, jemetsfinànotreamitié.Maja, jesuis toutà

toi!—Etc’estçaquetuosesappelersubtilité,grommellemonfrère.—J’aibesoind’unpeud’entraînementenlamatière.Jenesuispashabitué…—Àêtrerembarré,ricaneMadi.—Aussi!C’estpascommesionétaitundemi-milliondebonshommessur

cetteîle.Lechoixestmaigreetlabonnepitance,rare.Engénéral,lesmorceauxdechoixpartentenpremier.—Çaexpliqueeneffetquetusoistoujourscélibataire,railleErlend.—Jenepeuxpasdécevoirmonpublic!— Jem’en voudrais de retirer le pain de la bouche à toutes ces hordes de

femmesquit’adulent,renchéris-je.L’œil sémillant, il enveloppe ma nuque sous sa paume chaude. Un pic de

douleurs’enfonceenéchodansmonestomac.J’aitoujoursdétestélorsqueDeanagissaitainsi,mêmepourunesimplecaresse,jen’aijamaisétécapabledeluienavouerlesraisons,trophonteusedemecomporterdecettefaçon.Subrepticement, jeme décale sur le côté pour qu’il ôte ses doigts, ce qu’il

consentencontrepartied’unepetitemouedéçue.—Pourtoiseule,jesuisprêtàmecaser.—Jeteremercied’untelhonneur,ris-je,unbrinmalàl’aise.Songeur, il passe son pouce sur sonmenton et, alors que les conversations

prennentuneautredirection,ilsepencheversmoietmurmureàmonoreille:—Jesuissérieux,Maja,au-delàdesplaisanteries.Ilreculeaussisecavantquemonfrèrenel’interpelleetnel’écharpeaubeau

milieudurestaurantouneluibalanceunautrecoupdepiedsouslatable.L’airderien,Leivserencognecontre lecanapéet finitsabière.Je tentedesourire,mais l’envien’yestplus. Jenesuispasprêteàentamerunenouvellehistoire.J’en quitte à peine une qui, quelques années auparavant, a su me sauver duchagrin avant dem’apporter son lot de complications. Si je n’aime plusDeandepuisunmoment,reveniriciestaussidifficilequejel’avaisimaginé.Toutescesnuitsoùjefermaislespaupièrespournevoirquesonimage.

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Les Lofoten réveillent de vieilles blessures. Où que je pose les yeux, desflashs d’autrefois se plaquent sur mes rétines. J’ai besoin de temps pour toutréparer et me réapproprier ces lieux qui m’ont tant donné avant de tant mereprendre.Ilestplusde20heureslorsquenousquittonslerestaurantdanslefroidglacial

etlanuitpolaire.Leventmegèlelevisageàpeineai-jefranchileseuil.Nousnoussaluonslelongdelajetée,faceauxbateauxamarrésauport,nonsansnouspromettredenousorganiseruneprochainesortierapidement,puis,denotrecôté,nous filons vers la voiture d’Erlend. L’hôtel n’est pas très loin, mais nousrisquerionsdenoustransformerenglaçonsinoustentionslatraverséedupontàpied.Erlend conduit en silence dans les rues sombres et désertes de Svolvær. À

l’approche de l’hiver, la ville se replie sur elle-même, tel un escargot entrantdans sa coquille pour se mettre à l’abri. Seules les lumières dorées qui serépandent depuis les maisons estompent cette impression d’isolement etd’abandon. Enfermée dans mes pensées, je mordille mon pouce et mets delonguessecondesàmerendrecomptequ’Erlendmeguigneducoindel’œil.—Qu’ya-t-il?—Leivt’agênée?Surpriseetagacéequ’ilaitlusifacilementenmoialorsquejepensaism’être

montréediscrète, jesecoue la tête,calemoncoudesur lebordde la fenêtreetregardedéfilerlepaysageauxcontoursenténébrés.—C’estdifficile?—Dequoituparles?feins-jenedepascomprendre.—D’êtreici,Maja.D’êtreconfrontéeàtessouvenirs.Jehausselesépaulessansrépondre.Erlendn’insistepas.D’untonmoqueur,

pourdissoudrelatensionquiétaitentraindesetisserdansl’habitacle,ilajoute:—Leivestpeut-êtredevenuflic,maiss’ilt’emmerde,jepeuxtoujoursglisser

dupoisondanssonprochainhamburger,quandilviendradéjeunerauresto.Soussonclind’œilcomplice,jeforcemeslèvresàs’étirerensourireetpose

lamainsursongenou.—Pourquoimegâcherais-tu leplaisirde lefairemoi-même?plaisanté-jeà

montour.Unefoisdanslevestibuledel’hôtel,jemedélestedemonmanteauetprétexte

unrestedefatiguedûauvoyageetàmafollejournéeentrecopinespourmonterdansmachambreetm’isoler.J’allumelalampedechevetet,auréoléedesalueurorangée,meglissejusqu’à

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la fenêtre pour tirer les stores. La brume s’est levée aujourd’hui. Depuis lepremierétagedel’hôtel,lavueestplongeanteverslabaie,leseauxnoiresetlecroisementoùtouteslesvoituresdepolices’étaientamasséesdixansplustôt.Lalumière blanche du projecteur et celle, plus lancinante, des phares bleus desvéhicules se projettent sousmes yeux, remplissant le bitume de cette illusioncauchemardesque.Alors se dessine le sourire de l’ange sur le visage d’Aenna… rouge… si

rouge…Unfrissons’emparedemoi,griffemapeauetgèlemonâme.Memordantla

lèvre inférieureàpleinesdentspouréteindre toutdesuite lavaguededouleurquimenacede franchirmesdigues, j’abaisse les storesd’ungeste sec,unpeupaniquée. Alors, les silhouettes obscures demon passé se camouflent dans lanuit.Jemelaissetombercontrelemur,poselespoignetssurmesgenouxetfixemontapisauxnuancescolorées.ÀOslo,j’aivuunpsypendantplusdetroisanspourtenterdecomprendre,d’analyseretdedépassercequej’avaisvécu.Maisquipeutexpliqueruncrimeaussiatroce?Quipeutdirepourquoiunejeunefillededix-septansaétésauvagementviolée,défiguréeetéventréeainsi?Quipeuteffacer les rumeurs sordides et la déchéance du garçon quemon cœur s’étaitsurprisàaimer?Aucuneséancecheztouslespsysdumonden’étaitenmesuredeconvaincremonespritetmoncœurd’oublier.Nilescaressesdanslacabane,nilesmurmuresdugarçon,nilecriqu’ilnepoussajamais…Animée d’un violent désir, implacable, un désir qui me suit et me dévore

chaque jour de ma vie depuis dix ans, je me relève brutalement, descendsl’escalier en toute discrétion pour ne pas éveiller l’attention, passe derrière lecomptoiretdénicherapidementlesclésdevoituredemonpère.Sijedemandecelles d’Erlend, il exigera des explications. Or, je n’ai aucune envie de meconfier,pasmêmeàlui.Aufond,surtoutpasàlui.Ilnecomprendraitpas.J’enfilemonblouson,monécharpeetglisseunbonnetsurmatête,puisjesors

danslefroid,coursjusqu’àlaVolkswagen,démarreetallumelechauffagesanstarder.Lespharesbalaientlabrumeetlebitume,tandisquelavoitureavalelaroute.

Je traverse le pont dans le silence et fraye avec les petites rues tordues deSvolvær,ponctuéesdehalosdelumières.Lorsque le lacet ses reflets s’esquissentenfinà travers lesbancsdebrume,

unesanglepasseautourdemapoitrine.Jelelongeunmoment,penchantlatêtevers mon volant pour guetter l’ombre des tours à travers la forêt. Lorsque lasilhouette massive et lugubre du Manoir de la Tempête crève enfin le ciel,

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j’arrêtelavoiturelàoùLeivs’étaitgarédixansplustôt,peudetempsavantquejenefasseuneplongéedansleseauxgelées.Jedescendsdevoiture,tâtonnedansmespochesdemanteauàlarecherchede

montéléphoneetallumeleflashpourmedonnerunpeude lumière.Jerepèrerapidement le chemin queCaernm’a fait emprunter, alors que je claquais desdentsettremblaisdelatêteauxpieds.Jem’arrêtedevantlabarrièredesapins,medemandeceque je suisen trainde foutreaubeaumilieude lanuit, seule,faceàcemanoirquiahantémescauchemars.Alors que jeme tiens figée à la lisière de la forêt, des flocons de neige se

mettentà tourbillonnerets’échouersurmonvisage.Jelèvela têteverscecielpresqueblancetprendsconsciencedusilence.ÀNewYorkoumêmeàOslo,iln’existepas. Il est entaillépar le ronronet lesmurmuresconstantsd’unevillequibougeetvit à touteheuredu jour etde lanuit.Mais ici, sur l’archipel, lesilenceestunique.Profond.Riennesemblepouvoirl’altérer.Ilestabsolu.Mestripesnouées,lebas-ventrecontracté,jem’enfoncedanslesbois,armée

demon téléphone.Le faisceau lumineuxdécouvre le cheminde terre, legivrequisedéposesurlavégétationetbientôt,lasinistrebâtissequiaabritélesSilentTwins.J’abaissemon portable vers le sol lorsque je m’arrête à l’orée du jardin et

contemple,troublée,leslignesblanchesquis’élèventetsedécouvrentmalgrélanuit.Une lumièreestalluméeà l’étage,maiscen’estpascelledesachambre.Mesyeuxseposentsursafenêtreplongéedanslesténèbres.Etjesais…jesensau fonddemoique jamais,quoique je fasse,oùque je fuie, jenepourrai luiéchapper.Cettenuit-là,Aennaestmortesurcettelanguedeterre,avecsonfrère.Etmoi, j’ai regardé se perdre dans les rafales un bout demon âme que je nepouvaispasrattraper.Unsoupirsurleslèvres,laneigehumidifiantmapeau,jem’accoteàunarbre,

unsorbierdépouillédesesbaies,etjemedemandeoùilest…

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Chapitre13CaernJ’observeleslumièresdelavilleparlafenêtre.Aveclanuitquienveloppeles

maisonset le froidquigivre les toits, touta l’airdebrillerà traversmesyeuxcommedans unkaléidoscope.La fille feule. Ses doigts s’agrippent auxdraps,elleremueleshanches,pressantsesfessescontremonbassin.Jemedétourneduhalo blanc et brumeux qui voile Bodø, regardemon sexe disparaître dans lesprofondeurs,engloutidansunabîmedechairsmoitesetchaudes.Pousséparlafièvre,jeluisaisislescheveux,lestirejusqu’àluiarracheruncridedouleur.Jelavoisouvrirlabouchepourémettrecesonquidisparaîtdansmatêtecommesiuneballes’extirpaitd’uncanonderevolver,fusaitàtraversmaboîtecrânienneetmamatièregrisepourrecouvrirlemurdesangetdecervelle.Puis,confortéedanscettedouleurpresqueorgasmique,elleseperddansunplaisirdébridé. Jefourremonsexedanslevagindecettefilledemanièrefrénétiqueetenragée;jeréprimeàpeinemonenviedeluifairemal.Mon regard retourne vers les lumières, tandis qu’elle ondule des hanches.

Monrythmeralentit.J’ail’impressiondem’extirperdemonenveloppecharnelleteluncorpsastralflottantau-dessusdulitpourmeregarderdehaut.Désincarné.Affleurantauxfrontièresdumonde.Lecorpsreposesur la tablemétallique,nu,exposéauxregards, lavédeses

péchés.Leventreaussibienquelesmutilationsauvisagesemblentsourire,unsourirebéant,rougi,formédechairsmeurtries.Je reviens dans ma tête, plaque et presse ma main contre sa bouche pour

qu’ellelaferme,etlapilonne.Monsexebrûle,irritéàforcedefrottements,maisjecontinue,m’acharne,mevenge.Jemordssonépaule.Unnouveaucritentedefranchirsabouchedégueulasse,difforme,tropmaquilléedecerougecriardquimerappelleceluidemamère.Jel’aijetéladernièrefoisquejesuisvenudanscette chambre,mais elle en a racheté un autre. Et peut-être que j’aime ça, aufond,qu’ellelemettesursabouchepourquejepuissel’effacerensuite,mieuxlaprendrecommeça,danslaviolence.Observation du corps, scrutation de la peau, à la recherche de la myriade

d’empreintes, de poils, de blessures, de traces de coups. Sa peau bleuie,

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marbrée,frappéeparleslumièrescruesdelasalled’autopsie.Moncrânemesembletroppetit,surlepointd’exploser.Écartement des jambes, palpation pour constater le viol, la recherche de

sperme,demeurtrissuresetlesang.Tantdesangentresescuisses.Jemarmonne,pousseplusfort,lasueurcoulesurmontorse.Lesimagesme

percutent froidement. J’essaie de me concentrer. Je la griffe jusqu’au sang,arracheunbout demon âmepour la balancer dans la plaie rougeâtre.La fillehurle, mon corps part tout seul en avant, sous le choc du son qui vrille moncerveau.Ouvertureduthorax,lescalpeldénudelentementsapeau,libèresesseinsde

soncarcandechair,arrachelesorganes,mutilesoncorps,volesonâme.Je lamaintiens plus fort, lui écrase le visage dans lematelas, alors qu’elle

halète,etjejouismarageetmadouleur.Je retombesur le lit, le soufflehachuré,unemain surmon torsehumidede

sueur.Lafilles’effondreàsontourdanslesdrapsetmeregardedanslesyeuxàlarecherched’uneréponseinsensée,maisjedétournelatêteverslafenêtreetleslueursdeBodøquibrillentdanslanuitglaciale.La tabled’autopsieflashedansmatêteunedernièrefois,commeune image

prise en instantanée, le corps sans vie étendu sur le métal, offert aux mainsfroides et cliniques qui le palpent. Derniers outrages d’une vie désormaisachevée.Maissur levisage…les traits immatérielsdeMajas’ydessinent,dénaturent

ceuxd’Aenna jusqu’à les confondre, superposantdeuxvisions,quidistordrontmescauchemars.Jefermelespaupières,meforceàrespirer.Gommerlesimages.Quoiqueje

m’infligeou inflige, elles seront toujours là, éclatantdansma tête commeunebombeàfragmentations.Iln’yaplusriendeviablelà-dedansdepuislongtemps.Ladévastationadéjàopéréets’estcimentéeàmescellules.Jemelèvedulit,balancelepréservatifsouillédanslapoubelleetmerhabille

ensilence,sousleregarddelafille.—Jetevoisdansquelquesjours?medemande-t-elleens’étiranttelunchat.—Oui.J’enfilemeschaussures,medemandesiellesaigneentrelesjambes,maisne

l’interroge pas. Je boutonne mon blouson et quitte la chambre sans un mot.Parlerestsiinutile.Dehors,leventmesaisit,imprimesesmorsuressurmonvisage.Laneigese

metàtournoyeretrecouvrel’asphalteetledécor.D’iciquelquesjours,elleaura

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fusionné avec la terre, remodelant le paysage de Norvège. Bientôt, la nuitéternelleprendra lesLofotendanssesbraset jepourraienfinm’épanouirdanslesombres.

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Chapitre14MajaRevigoréeparunebonnenuitdesommeil,moiquipensaisêtrealimentéede

cauchemars,jebondissurmespieds,avaleunsolidepetitdéjeuner,seuledanslacuisine,puisdévalel’escalier.Monpèreestdéjààpiedd’œuvre,mêmesid’iciquelques jours, il prendra ses congés annuels et disparaîtra vers une contréeensoleillée. Quelques touristes ont réservé pour le mois de décembre, enparticulierpourpasserlesfêtesdeNoëlsouslanuitpolairedesLofoten.Ilfautaimerlecalme,lefroidetlanuitpourveniryséjourneràcettepériode,maisilyaura toujours des fous de sensations exceptionnelles ou des écrivains en mald’inspirationpourvenirjusquesurnosterrespourypuiserunnouvelélan.Unepetitehuitainederorbusresterontdoncouvertspendantlapériodelaplusfroideet la plus sombre de l’archipel. Mon père n’en modifie pas pour autant sonprogrammedevacances.Erlendesttoutàfaitenmesuredegérerl’établissementensonabsence,etjesuislàpourl’aiderencasdebesoin.Jemedirigeverslerestaurantetsurprendsmonfrèredanslacuisine,entrain

de s’affairer. Tablier blanc autour de la taille, chemise bleue aux manchesretrousséesjusqu’auxcoudes,ilestpenchéau-dessusd’unemixtureorangéequiembaumedélicieusement toute lacuisine. Il relèveunœildansmadirectionetmetendaussitôtunegrandecuillèredégoulinantedesauce.—Goûte,dis-moicequetuenpenses.Je m’avance et, sans prendre la peine de m’emparer du couvert, l’enfonce

directementdansmabouche.Faceàmonairespiègle,Erlendm’afficheunlargesourire aux dents blanches. Je lâche un gémissement de contentement sousl’explosiondesaveursetplisselespaupièresdeplaisir.—Délicieux.—Bergamoteetcurry,maischut,c’estunsecret.—Avecquoicomptes-tuservircettepetitesauce?—Cabillaudetpuréedecourgebutternut.—Appétissant.—Tudéjeunesavecmoitoutàl’heure?medemande-t-ilenmedécochantun

clind’œil.

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Ilagitelacuillèresousmonnez.—Jevaisessayerd’êtrelà,maistun’espasobligédemeservirunplataussi

riche.—Tut’eshabituéeàlacuisineaméricaineetàleurshoraires,jeteréhabitue

doucementànosusetcoutumes.—Tuesbête!Unesaladeauraitsuffi.—Tss,nemeprivepasdemonplaisir!—Trèsbien!Puisquetuytiens.Jem’appuiecontreleplandetravailenmétal,balaied’unregardlamultitude

d’ustensiles qui ornementent la vaste cuisine, avec tout le mobilier moderne,maisauxmurslambrissésdeblanc,etluidemande:—Tuasbesoindetavoiturecematin?—Non,jenebougepasd’ici.J’aicinqréservationspourledéjeuner.Tupeux

laprendre.Sesprunellesgriséesserelèventdelacasseroleetseposentsurmoi.—Lesclésdesrorbussontderrièrelecomptoir,melance-t-ilavecundemi-

sourire,comprenanttoutdesuiteoùjecompteallerfuretercematin,tantquelalumièredujourestencoreprésente.Nous avons désormais moins de six heures de soleil par jour. D’ici la fin

novembre,nous tomberonsàdeuxheuresd’ensoleillement.AprèsavoirvécuàNew York, j’appréhende ce changement. Autrefois, je ne me posais pas laquestion, la nuit polaire arrivait et cela n’avait rien d’anormal, juste unemodificationdenotrefaçondevivredurantcettepériode;elles’insinuaitparminoussansquenousyprêtionsunegrandeattention.Maintenant, jecrainscettenuit perpétuelle qui nimbera bientôt les Lofoten de cette étrange obscuritépendantplusd’unmois.Biensûr,lanuitpolairen’estpasuneplongéedanslesprofondeursabyssalesd’unenuitordinaire,sescouleursvarient,dansentdanslecieldurant la journée,évoquant,selonlapériode,unlongcrépuscule.Durose,dubleu,desnuancesdeviolet,etsurtout,lesauroresboréalessicélèbresdeparlemonde onduleront dans leur ballet hypnotique au-dessus de nos têtes.Cettemerveilleprodigieusedelanaturequebeaucoupnousenvient.Ilfautbienavoirquelquesavantagesàvivreau-dessusducerclepolairearctique.—Jeteremercie.Àtoutàl’heure.Boostéepar l’énergiequem’infusecettenouvelleoccupation, jeme rueau-

dehorssouslerired’Erlend…aprèsavoirprissoind’enfilerdoudoune,bonnetetécharpe.J’allumelechauffageàpeineassisedanslavoitureetlalancedanslesruesde

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Svolvær,directionlesflancsdumontFløya,oùlepicdresséau-dessusdelavilleattiretoujourslestouristes.Mêmedanslabrume,onpeutdistinguerlesrochesaffûtéesquisedressentteluncrocdebête.Nonloin,lefameuxDjevelporten,laPorteduDiable,estl’unedesattractionsducoin.C’estunrochersuspenduentredeuxfalaisessurlequellesvisiteursadorentsefaireprendreenphoto.Je suis les bords de la baie couronnée de brouillard. Au gré de ses

mouvements nivéens, on peut apercevoir les morceaux de terre épars qui seperdentdanslamer.Lepaysagemorcelédel’archipelatoujourseusurmoiuneffet hypnotique. On cherche toujours ce qui peut nous échapper, car il y aconstammentquelquechosedebeauàdécouvrir.Les rorbussesituentsuruneavancéede terreaumilieudeseauxvertes,un

peuàlamanièred’unpolder.L’impasseestdéserteetisoléedurestedelaville.Les douze cabanes s’alignent de chaque côté de la rue, baignant dans leur jusdepuisdenombreusesannées.Jedescendsdevoiture,remontemonécharpesurmonnezetleslonge,monœilbalayantrapidementleurextérieur.Leurpeinturerougetypiqueestdepuislongtempsécaillée.Lestoitsontsubilesaffresdenossaisons tumultueuses et les vagues qui heurtent les piliers ont commencé àdéprécier leur solidité. Extérieurement, le boulot est déjà considérable pourrendre ses lettres de noblesse à ces bicoques traditionnelles. Au bout del’avancée,jecherchelaclédurorbunuméro11etpénètredanslevieilantredepêcheur.Bienqu’ilsoitinusitédepuisdenombreusesannées,l’odeurdepoissonestinstantanéeettenace.Voilàautrechosequej’aifiniparoublier,l’odeurâcreetquasipermanentedelamoruequisècheenpleinair.L’intérieurestcommelafaçade, baignant dans son jus d’autrefois. Les meubles sont dépassés etaffreusementabîmés.Ilfaudratoutenleverettoutmoderniser.Nouspourronsenconserverdeuxoutroisdansunétatquasisimilaireauxcabanesd’autrefoispourproposerunenoteauthentiqueetpittoresque,maispourlesautres,nousdevronsprocéder à de nombreux arrangements. En général, les touristes des Lofotenviennent soit en amoureux, pour un trekking intensif à travers l’archipel, soitentreamis,pourprofiterdesmerveillesdenos îles,unpied-à-terreagréableetchaleureux étant indispensable à leur exploration. Le niveau de vie de laNorvège étant globalement plus élevé qu’ailleurs, nous devrons proposer desprix abordables, mais qui devront s’inscrire dans les travaux qui seront icinécessaires.Tous les détails, les idées, les envies fusent dans mon esprit. Je ne prends

aucunenotepourlemoment.Jemecontentedemefamiliariseraveccetendroit,dedécelersesmystèrespourlesfaireressortirplustard.Erlendetmonpèreont

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bienpréparéleurcoup.CescabanessontunrêvepourtoutarchitectenédanslesLofoten. Je vais pouvoir faire revivre nos traditions ancestrales à travers cespetites maisons pour l’instant à l’état de délabrement. Je me frotte les mainsd’avance.Aprèsunmomentd’erranceàtraverslescabanes,puissurlesterrassesoùj’ai

posélespiedsavecprudence,jeprendsungrandbold’oxygènefaceàlamerdeNorvège.Lebrouillarddansotteencore,maiscommenceàseleverauprofitdequelquesfloconsdeneige.Lefroidesthumide,maisilporteenluiunesensationdepurification.Ildépolluemespoumonsencrassésparlavienew-yorkaise.Àprèsde11heures,jedécidequ’ilesttempsderentrer.Erlendvam’attendre

pourledéjeuner.Ildoitdéjàavoirfaim!Jereprendslaroute,lapetiteYarisépousantlesflancsdeFløya,puispénètre

danslaville.Àl’aller,j’avaisprissoindenepasyprêterattention.Labrumequiledissimulaitm’y avait aidée ; il était impossibled’endistinguer la silhouettespectrale, mais maintenant que celle-ci se dissipe pour libérer la neige, lecimetière se dévoile sur ma droite. Ma salive glisse avec difficulté dans magorge.Lestombessedécouvrentderrièrelaligned’arbres,etj’aperçoislapetitechapelleblanchequisedresseparmielles.Mesmainsseresserrentsurlevolant.Jepileaubeaumilieudelaroute.Évidemment,cettedernièreestdéserte.Jefixelesrangéesdepierrestombalesquisurgissenthorsdelaterre,sentantmoncœurquitambourineviolemmentjusquedansmestempes.—Tudoislefaire,murmuré-jepourmegalvaniser.Avantdechangerd’avis, jemegaresurlebas-côté,extirpemonportablede

mapocheetenvoieunmessageàErlendpourleprévenirdemonretard.Jeresteensuitedelonguesminutesenferméedanslachaleurdel’habitacle,merépétantqu’eneffet,cettedémarcheestindispensable.Hiersoir,enconsidérantlamasseimposanteduManoirdelaTempête,j’aiprisconsciencequemalgrélesannées,les séances chez le psy, l’affection de Dean et mon éloignement, je ne suisjamaisparvenueàfairemondeuil.Passeulementd’AennaoudeCaern,maisdemon enfance qui, cette nuit-là, avait volé en éclat. Lemal, dans sa plus pureincarnation, m’avait sauté au visage pour dévorer mon esprit rêveur et manaïveté d’enfant. J’avais réalisé que notre monde était rempli de pièges, demalheurs,dedéchiruresetdemonstrestapisdanslesombres.Mêmeici,danslesLofoten où je nous croyais à l’abri.Mais aucun refuge n’existe face à ce quel’humanitéestcapabled’engendrer.Deshordesdecroquemitaines.L’und’entreeuxavaitdévorél’unedesnôtres.Jeprendsune inspirationetm’arracheà laprotectionde lavoiturepourme

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jeter dans la gueule profonde demes propres spectres. Carrant les épaules, lementon rentré dans mon écharpe, je m’avance dans le froid en direction del’entréeducimetière.L’alléedecaillouxcouvertedegivreetdeneigesedéploiedevantmoi,bordée

desapins,jusqu’àlachapelledeboisblancérigéeaucœurducimetière.Departet d’autre, les stèles sortent de terre, parfaitement alignées dans l’herbe. Labrume se tisse aumilieu des flocons en un voile fantomatique.On se croiraitdansunbonvieuxfilmd’épouvante,oùquelquespossédéshanteraientencoreleslieux.Souriantdemabêtise,pourmieuxluttercontremestourments,jebifurquevers la gauche et écrase sous mes chaussures les herbes gelées qui semblentcraquelersousmonpoids.Jem’arrêtedevantunepierretombalesurlaquelleontétégravésuncœur,le

nomd’AennaCorangeetsesdatesdevieetdemortsiproches.Dix-septannéesde vie brisées en un instant, dans le tourbillon de l’horreur. Je ferme lespaupières, ravale les sanglots qui me narguent et me décide à lui parler,murmurantdesmotsquejeneluiauraispourtantjamaisditsdesonvivant.Laculpabilité se mêle à mon chagrin, parce que je la détestais. Je haïssais sarelation avec son frère. Je haïssais son emprise sur lui, sa façon de vouloir legarderpourelleetm’interdiredelevoir,delesauverdesonhorriblemaisonetdel’aimer.Jehaïssaissesrumeursaffreusesquiprétendaientqu’ilsétaientplusquedesjumeaux,qu’ilssetouchaientdansl’obscuritédeleurchambre.Combiende fois avais-je été bouleversée par ces visions d’horreur, quime fendaient lecœurendeux? JamaisCaernn’avait réponduàmaquestion.Àprésent, jeneconnaîtraisprobablementjamaislavérité.C’estl’undesmystèresémaillantmaviequejedoisparveniràmettredecôté,pourenfinpouvoiravancer.Peut-êtremêmesortiravecLeivetsonsourirecharmeur.M’accorderunenouvellechanced’aimervraiment.Maispourcela,jedoisôtermescouchesdepeur,oublierlesnon-dits,lessecrets,effacerlaculpabilitéetaccorderdenouveaumaconfianceàunêtre.Ilfautsedonnerpourrecevoirenretour.Or,mafaçondeconsidérermarelationavecDean,aveclereculdessemaines,m’aapprisqu’ilestloind’êtreleseulàavoirpéché.Jenelesécurisaissûrementpas; jenedevaispasassezluimontrer mon affection, pour me protéger de ce qu’il aurait pu me voler. Jem’étaislivréemoi-mêmeàcequejeredoutaisleplus:jenemedonnaispas;jenefaisaisqueprendre.Ilm’avaittrompée,puisdélaissée.C’étaitinévitable.Maintenant, face à cette tombe glacée, face à ce corps décharné qui repose

sousmespieds, jedoisaccepter l’idéeque lemalexiste,qu’iln’estpasd’uneseuleforme,quelaviepeutêtrearrachéesivitequ’ilestdommagedenepasen

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profiterquandnouslapossédonsencore.Parcequed’unclaquementdedoigts,unmonstrepeutvenirvouslafaucher.—Jesuisdésolée,chuchoté-je,mabouchecréantdesvolutesdevapeurdans

l’airgivré.Désoléequetavieaitétéinterrompuedecettefaçon.Désoléequenosexistencesenaientsubilesconséquences.Désoléeden’avoirpusauvertonfrère.Désoléedenepast’avoircomprise.Désolée…Le silence me répond. Il est si intense que j’en frissonne. Je ferme une

dernièrefoislespaupières,prendsunelongueinspiration,estimantcesderniersinstantsàleurjustevaleur.Mefaisantlapromessedeneplusysongeretdetirerunecroixdéfinitivesurcemonceaudemonpassé.Essayantdemedélesterdeladouleur dans ma poitrine à cette idée pourtant inéluctable. Je ne retrouveraijamaiscequej’aiperdu.Niici.Niailleurs.Quand j’ouvre les yeux sur la pierre tombale qui se dresse tel un dernier

messagedesdéfunts,jenevoispastoutdesuitel’anomaliequisepeintsoudainautourdemoi.Mesyeuxpapillotentet,lorsquej’enprendsenfinconscience,unlongfrissondepeurdéferlelelongdemacolonnevertébrale.Uneombresedéposepar-dessuslamienne,recouvrelastèleets’imposesur

l’herbe de plus en plus enneigée. Un nœud tord mes boyaux. Je me mets àtrembler.Jen’airienentendu.Rienperçu.Soudain, alorsque jem’apprête àme retourner, parée àmedéfendre contre

l’importunouàfuiràtoutesjambes,jelesens…lachaleurd’unepaumequisediffuse contre mes cheveux, frôlant ma peau. Une douleur me percuteviolemmentets’enfonceàtraversmescôtes.Jen’oseplusrespirer.Plusespérernon plus. Il ne dit rien. Le silence est si profond que j’ai l’impression d’êtreprisonnièred’unebulle,icimême,aucœurdespierrestombales.J’hésiteàpeine,comme si un aimant aumagnétisme implacableme poussait vers lui. La peurdéchirant mon ventre, je recule d’un pas et ma nuque se scelle à des doigtschauds,puissants,quiserefermentinstantanémentsurmoi.Jeserreleslèvresdetoutes mes forces pour retenir le barrage qui menace de céder. Je devraism’enfuiràtoutevitesse.Maraisonmelehurle,maistoutlerestedemoncorpsrefuse d’obéir. Je lève les mains devant mon visage pour les poser sur meslèvres.Sonpoucemecaresse,longelacourbedemanuque.Jesuissecouéedesanglotssilencieux,delarmesquinecoulentpas,enferméesenmoi.Jedoisme

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retourneretluifaireface,maisjecrainsqu’àlaminuteoùjepivoteraiverslui,ilnes’effaceetnesoitquelerefletd’uneespérance.Maisnousnepouvonspasresterainsi.Pasaprèstoutescesannées.Jesavoureencoreun instant ladouceurdesacaresse, lachaleurdesamain

surmapeauquicrieetsuppliedelasentirencore,puisprenantàbraslecorpscecouragequimemanquesoudain,jem’arracheàsonempriseetmeretourneverslui.Jemeheurteaussitôt à sesdeux irisd’émeraudequime fixent intensément.

Unhoquetmetraverse,alorsqu’ilramènesamainversluietl’enfoncedanssapochedemanteau.Ilmecontempleaussibienquejel’observe.Biendesannéesnousontétévoléesetellesontaccompli leurœuvre.LeCaerndesesdix-septanss’estévanouiauprofitdel’homme.Sescheveuxbruns,légèrementrejetésenarrière, ont poussé et tombent de part et d’autre de ses épaules, sculptant unvisageaux lignesdures et pourtant fines et sublimes.Unebarbede trois joursdévoresesjouesetneparvientpasàmasquerseslèvresrosesetpleinesquej’aitant aimé embrasser. Ses sourcils bruns sont plus épais et accentuent laprofondeur de son regard à la teinte si pure. Il se dégage de lui un charmesauvageimpitoyable,uneauravikingàpeineimagée.Ilestpresquecrueldeleregardersanspouvoir le toucher.Unsentiment rescapédesannéessedéchaînedansmoncœur,alorsquesonregardpèsesurmoietbrûlemapeau.Ladouleurs’intensifie pendant que ses prunelles, après avoir parcourumon corps sans lamoindre pudeur, reviennent hanter les miennes et que dans ses profondeursmagnifiques, je n’y distingue qu’un grand vide. Autrefois, lorsqu’il medévisageait,meprenaitdanssesbrasetabaissaitquelquesbarricades,lalumièreseprenaitdanssesfilsdejade,maismaintenant,elleal’airdes’êtreévanouie.Sesyeuxsonttoujoursaussibeauxetattirants,maisilssontveinésd’uneombreeffrayante, dénués de vie. Mon cœur se comprime en écho sous cette visiontordueetpoignantedujeunehommedevantmoi.Ilcontinuedem’examinersansdescellerleslèvresetjecomprendsquesije

nedisrien,ilgarderalesilence.Secontenterad’unregard.—J’espèrequeçanetedérangepasquejesoislà.J’ai…éprouvélebesoinde

luiparler.Son sourcil s’arque légèrement, il secoue la tête. Ses yeux semblent me

pénétrersanslamoindreretenue,etjenesaispascequeçaéveilleenmoi.— Tu ne parles toujours pas beaucoup, souligné-je d’un ton faussement

amusé.—Non.

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Savoixbassemetélescope.Jeréfrènemonenviedepleurer.—Jenesavaispasquetuétaisici,murmuré-jeàmontour.—Depuisunmoment.J’écarquillelesyeuxdestupeuretresserremesbrasautourdemapoitrine,le

froidmordantmachair.—Depuisquand?Ilhausselesépaules,paraîtréfléchir.—Environdeuxans.Jepinceleslèvrestrèsfort.—Erlendnemel’apasdit.Un rictus traverse brièvement son visage, et son regard se perce d’un trait

d’ironie.—Jesuisvenutevoiràmonretour.Sa confessionme remplit d’un sentiment incontrôlable, qui dévaste tout sur

sonpassage.—Tunem’aspastrouvée,jesuppose.Ilsecouelatête.—Erlendm’aapprisquetuétaisàNewYorkavectonpetitami.Laréponsedemonfrère,pourtantvraie,meglacelesang.Sansréfléchir,juste

pousséeparlanécessitéqu’ilsachelavérité,jem’empressedeclarifier:—Cen’estpluslecasmaintenant.Une rafale passe entre nous etme frigorifie,mais son regard aussi profond

qu’ungouffrem’enveloppecommeunecouverture.—Oùétais-tu?demandé-jed’unevoixfébrile.Uneridesecreuseentresessourcils.Ilhausseuneépaule.—ÀGaustad.J’entrouvre les lèvres, lesmotsmourant surma langue.Gaustad est le plus

ancienhôpitalpsychiatriquedeNorvège.C’estunegrandebâtisseobscure,quiauraitpu trouversonoriginedans lescontesdes frèresGrimmtellement,prisedans le crépuscule, elle peut paraître lugubre, emplie de fantômes déments etd’âmesoubliées.—TuétaisàOslo…Ilacquiesce.Nousétionssiprèsl’undel’autresansquejenelesache.Après

sesmultiplestentativesdesuicide,samèreavaitréussiàlefairedéclarerinaptedèssamajoritéetl’avaitfaitenfermer,vantantelle-mêmequ’ilétaitunmonstrequ’ellenepouvaitgarderdanssamaison.Commeilrestaitdangereuxenverslui-même,attendantlamoindreoccasiond’enfinir,ellen’eutpasbeaucoupdemalà

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sefaireentendredesoreillesdespsychiatres.J’aitoujourscruqu’ilétaitrestéàl’hôpital deBodø et qu’ensuite, après en être sorti, il était juste parti très loind’ici, éprouvant l’urgence et le besoin de quitter les Lofoten. Erlend ne m’ajamaisrévéléqueCaernétaitrentré.Jenepeuxpasleluireprocher.LaplupartdeshabitantsdeSvolværlepercevaientavecleregarddesamère,commeunecréature perverse etmonstrueuse.Un violeur.Un assassin.Mon frère essayaitseulementdemeprotéger,delui,desrumeurs,del’humiliation,sanssavoirquecertainesprotectionssontinutilesetperméables.—Tureparsensuite?medemande-t-il,sonregardfouillant lemienavec la

mêmeimpassibilitéqu’autrefois.—Non,jereste.Lesilencesetisse,laissantlavoixdesmortss’exprimerdanslevent.Lefroid

devientplusintenseàmesurequelesfloconstourbillonnentautourdenous.—Merci.—Pourquoimeremercies-tu?m’étonné-je.—Pouravoirmenti.Unpetitmensongepourunpetitrésultat.—Çan’apaschangégrand-chose. Ils tecroientcoupable, ils t’ontenfermé

pendantdesannées.Mon regard se baisse vers le sol. Sousmes pieds, repose le cercueil de sa

sœur. Je me sens mal à l’aise de discuter au-dessus de sa tombe, même s’iln’existepeut-êtrepasdemeilleurendroitpourtenirunetelleconversation.—Cen’étaitpasplusmal,merépond-il.J’étaisloind’ici.Jehoche la tête,malheureusequ’il soit obligédepenserque laviedansun

hôpitalpsychiatriquevautmieuxquesapropremaison.Ilfaitunpasdansmadirection,rapprochantsoncorpsmassifdumien.— Tu as pris des risques enmentant. Tu aurais pu croire tout ce que l’on

racontait,tuavaismêmeuneraisonsupplémentaire.Pourquoitunemecroispascoupable,Maja?Commelesautres?Jefroncelessourcils,moncœurbattantlachamade,chaotiqueetdouloureux.

JemesouviensduvisagedeSørensen lorsqu’ilm’ademandéavecunegrandeattention à quelle heure Caern était venu me rejoindre cette nuit-là. Je neconnaissaispasl’heureexactedelamortd’Aenna,maisdansunélandepeuràl’idéequel’onm’arracheCaernetqu’ilpuisseêtrecondamnéparlajusticepourlemeurtredesasœur,j’aidélibérémentmodifiélavérité.J’aibalancéunhoraireoù j’empiétais suffisamment sur l’heure probable du décès pour lui offrir unalibi. Caern était avec moi au moment du crime. Du moins, pour tous les

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Lofoten, c’était le cas. Dans les faits, un trou de plus d’une heure sépare laréalitédumensonge.—Parcequejenepeuxpascroirequetupuissesavoirinfligéceshorreursàta

sœuretvenirmetrouverensuite,avecunetellefacilité.Metenirdanstesbras,m’embrasser, alors que son corps était juste…non, je ne peux pas croire unetelle chose.Monmensongeme semblait normal. Aux yeux des gens d’ici, tuétais déjà coupable. Si j’avais avoué la vérité, ils t’auraient condamné sansmêmeprendrelapeinedechercherunautresuspect.Unsourireéthéréetsansjoietraverseseslèvres.—Jenesaispaspourquoitunemevoisjamaiscommetoutlemonde.Jerépondsàsonsourireetchasseunemèchedemescheveuxquicollemon

visage.—Parcequelesautresnesaventpasregarder.Lamèchesauvagerevientet,humide,seposesurmajoue.Caerntendlamain

vers moi et, du bout des doigts, la déplace derrière mon oreille. Son contactm’électrise.Jesuisrenvoyéedixansauparavant,danssesbras,dansl’obscuritéde la petite cabane. À quelques mètres de l’endroit où sa sœur avait étéabandonnée,jetéecommeundéchet.Je ferme les paupières et lorsque je les rouvre, il s’est reculé et regarde en

directiondemavoiture.—Jeteraccompagne,mepropose-t-ilenseplaçantàmescôtés.Nousmarchonsen silence, écrasant l’herbemouilléedeneige sousnospas.

Monépaule frôle la sienne,unpoids colossal s’accumuledansmapoitrine. Jevenaisicipourm’endélester,or,celui-cisembleaucontraires’êtrerenforcé.Jene sais même plus comment m’en défaire, alors que Caern Corange est àproximitédemoi, que je peux tendre lamainpour la glisser dans sapoche ettoucherlasienne.—Oùvis-tumaintenant?questionné-je,avecl’intentionnébuleuseetàpeine

mystérieusedelerevoir.—Toujoursaumêmeendroit.Unépouvantable tressaillements’emparedemesmembres.Je lèvedesyeux

ahurisverslui,maisilnemeregardepas.Ilfixel’alléedecaillouxblanchisdeneigequenousrejoignons.Jeréalisealorsqu’iln’aaucunautreendroitoùaller.On l’a arraché à sa vie brutalement, enfermé dans une chambre sûrementeffrayantepourunadolescent.Iln’ajamaiseulachancedefinirlelycée,etiladûsouffrirdelasolitudeplusquequiconque.Ils’arrêtedevantleportail,jetteuncoupd’œilversmavoiture.

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—Oùes-tugaré?l’interrogé-jeencherchantunautrevéhiculedesyeux,sansl’apercevoir.Ilrenifleetmedésigned’uncoupdementonlarueadjacente.Voyantqu’iln’a

pas l’air de vouloir bouger, je profite de l’occasion et essaie de le faire parlerdavantage:—Turestesencoreunpeu,jesuppose.Jet’aidérangé.—Non,tunem’aspasdérangé.Jetravailleici.J’ouvredegrandsyeuxstupéfaits,mecampefaceà lui,puis,par-dessusson

épaule,balaied’unregardl’étenduedeterreivoirineetspectrale,etlestombesclairseméesautourdelachapelle.Illâcheunriremaussadeetdésenchanté.—Tunedevraispasêtresurprise.Ici,iln’yaquelesmortsquisupportentma

présence.Leprêtreaeulabontédem’accorderceboulot.Danslecascontraire,jevivraisenferméaumanoir.Cetteidéemeflanqueunefroussephénoménaleethérissemespoilssurmes

bras.Jecille,puisdemande,unpeudéroutée:—Tutravaillesauxpompesfunèbres?—Non,ici.Jegardelecimetière,jem’occupedelui.Desmortsquandonles

amène.—Tuesdehorstoutelajournée?Je suis à deuxdoigts de trouver ce prêtre cinglé etmalveillant d’obliger un

hommeàrestertoutelajournéedehorspar0°.Caernsetourneverslachapelleetladésigned’ungeste.—De l’autrecôté, ilyaunepetitecabane. J’ypasse la journéeengénéral,

quandjen’aipasautrechoseàfaire.—Oh!C’est tout ceque je trouveàdire, etmonmanquede repartiemedésole. Je

relèvelesyeuxversluilorsquejesensqu’ilm’observeetétudiesûrementmesréactions.Jemeressaisisaussitôt.Jenevoudraispasluidonnerlasensationquesonmétierestdéshonorant.Jenelepensepas.JesuisjusteattristéedeconstaterquelesgensdeSvolværn’ontpaschangéd’avisàsonsujetetluioffrentleseulmétierdontilsl’estimentdigne.Unfossoyeur.—Pourquoituessurprise?—Jenesaispas.Jenelesuispastantqueça.Jebalaied’unelargeœilladelaforêtdestèlesetfrissonneàl’idéedepasser

mesjournéesici.Seule.Àl’écoutedesmorts.—Tudevraisrentrer,medit-il.Tuasl’airgelée.

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—Jen’aiplusl’habitudedel’humidité.—Çareviendra.Jehochelatêteenluiadressantunsouriretimide.—Est-ceque…onpeutserevoir?demandé-je,àpeineétonnéedemapropre

audace.J’ail’impressiond’avoirpassédesannéesàattendrequecetteopportunitéme

soitofferte.Jenepeuxpaslalaisserm’échapper.Caernmedévisagesanslamoindreexpression,sonregardjustebraquédans

le mien avec une telle violence que mon cœur le ponctue de saccadespassionnées.—Cen’estpasunebonneidée,Maja.Magorges’assèche.—Pourquoi?—Tusaispourquoi.Lesgens…—Jemefichedesgens.Ilspeuventcroirecequ’ilsveulent.—Tuviensàpeinederentrer,tun’aspasbesoindeça.Ettonfrère…—Nimonfrèrenilavillen’ontbesoindesavoircequejefaisdemontemps.—Tun’aspaspeurdemoi?—Ledevrais-je?Ilnerépondpas.—Tuneveuxpas?insisté-je.Encore une fois, le silence me tient lieu de repartie, mais son regard reste

plantédanslemientelunharpon.Jem’approchedeluiettendslamainverssamâchoire.Ilsecontractedelatêteauxpiedslorsquejelongedel’indexledessinde l’os, puis soudain, il m’attrape le poignet et le maintient à une distancerespectueusedesonvisage.Sapoigneestfermeetunpeudouloureuse,maisjenecillepas.—Tudevraist’intéresseràquelqu’und’autre,Maja.—Tunepeuxpasdécideràmaplace.—Si,puisquec’estàmoiquetuledemandes.Illibèremonpoignetetreculeversleportail.— Je suis content de voir que tu vas bien, déclare-t-il pour clôturer cette

conversationqu’iljugefinieetconsommée.Jenesuispasd’accord.Alorsqu’ilcommenceàm’échapper,jel’interromps:—Jeveuxjuste…terminernotrehistoire.Une expression étrange, un peu blessée, un brin furieuse, traverse ses traits

sauvagesetlesranimebrutalement.

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—Latermineroulapoursuivre?—Je…jenesaispas.Jeveuxpeut-êtrejustevoircequiauraitpusepasser.—Onnerefaitpasl’histoire,Maja.Sans rien ajouter, il tourne les talons et remonte l’alléevers la chapelle, les

épaulesbasses,presquevoûtées.Sescheveuxsesoulèventdanslevent,ilajustesonécharpeetessuiesonvisaged’ungesteagacéparlaneige.J’auraisdûm’enaller,commeilvenaitdemelesommer,maisdèsqu’ils’agitdeCaernCorange,moncerveauneréfléchitplusavecautantdeplaciditéqu’il ledevrait,et jemesurprendsàéleverlavoix,sanscrier,aumilieudestombes:—Jen’aijamaiseupeurdetoi,CaernCorange!Jamais!Ils’arrêteaumilieudel’allée.Ilresteimmobile,puisjelevoisbougerlatête

enunhochementàpeineperceptible.Enfin,prisonnierdesonsilence,ilpoursuitsoncheminverslachapelle.Alorsquejeregardesasilhouettes’éloigner,jesaisd’avancequejen’obéiraiàaucunbonsensniàaucuneexigence.Parcequejeviensdedéciderquejeseraicellequirallumeralalumièredanssesyeux.Etlui,danslesmiens.

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Chapitre15CaernJ’entassedupetitboisdanslepoêleàpeineentrédanslacabane.Lechauffage

tourne toute la nuit,mais l’épaisseur des cloisons étant trèsmince, la chaleurs’est systématiquement envolée àmonarrivée, lematin.Le feune tardepas àprendre de l’ampleur. Je referme la petite ouverture en fonte et retire monblouson.Jenecroulejamaissousletravaildurantcettepériodedel’année.Lesmorts exigent peu d’entretien, surtout en hiver, lorsque la neige recouvre lesparcelles.D’icipeu,jedéneigerail’alléeetl’entréedelachapelle.L’activitéauraleméritedem’occuperetdemefaireunpeutranspirer.Pourlereste, tantquepersonne ne meurt en ville, je n’ai pas besoin de creuser de fosse ni dem’occuper du mort. Je me contente d’errer à travers les tombes pour medégourdirlesjambesetdem’assurerquelecimetièreresteaucalme.Ilestdéjàarrivé en été que des touristes se prennent l’envie de visiter la chapelle ou decouper à travers les pierres tombales pour rallier un chemin de randonnée quipartplus loinvers lemontFløya, sans se soucierdudésordre,dubruitoudesdétritusqu’ilsontcrubondebalancerparmilesstèles.L’hiverdernier,cesontdes jeunesquiont trouvéamusantdevenir sepromeneraumilieudes tombespour se coller une frayeur et se confronter auméchant croquemitaine qui erredansleurville.VoirlevisageduMalinenface.Jecroisavoirbienjouémonrôle,puisqueSørensenlui-mêmeestvenufaireuntourparicipourvérifierquetoutallaitpourlemieux.Sørensenaimes’assurerquejemeportecommeuncharme.L’amourdutravailbienfait.Jemelaissetombersurlefauteuil,poselespiedssurlatablebasseetattrape

un bouquin qui traîne sur une étagère. C’est moi qui ai agencé la cabane, leprêtrem’ayant laissécarteblanchepourm’ysentiràmonaise,danslamesureoù j’ypassede longuesheures,bienplusquecequ’ilmepaie.Çam’évitederentrer trop tôtauManoiroud’errerdans les rues lesoir,enattendantquemamèresoitpartiesecoucher.Sørensenm’afaitcomprendrequ’iln’appréciaitpastropmaprésencedans lavilledurant lanuit.Alors, jepréfèrerester ici.Jemesuisaménagéuncoincuisine,unebibliothèque,etunmatelaspourdormirencasdebesoin–quandmamèredécrètequejerentretroptard,quejemesuisvautré

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danslestupreetlaluxure,etqu’elleadéjàtoutferméàclé,melaissantsurleperron.Je tiens le livreentremesmains,mais jen’arrivepasà l’ouvriret le lire.Je

basculelanuqueenarrièreetfixeleplafond.Unsoupirm’échappe.Jemefrottela figure comme si j’espérais ôter de ma peau toutes les souillures qui s’ydéposent.Majatourneenboucledansmatêtedepuisquejel’airevue.Sonsouvenirme

morcelle et me déchire les entrailles. Quand j’ai posé les yeux sur ce beauvisage,plusadultequeparlepassé,maisauxlignesdéliéestoutaussisublimes,c’estceluidemasœurquej’yaivu.Commesielles’arrachaithorsdelaterre,agrippaitleschevillesdeMajapourlatuerets’appropriersoncorps.Cetteidéem’aremplid’effroi,alorsquejen’avaisqu’uneenvie.Commecelled’autrefois.Latoucher.Sesgrandsyeuxbleusauxveinesgrisées,sesbouclessombresquitombaient

sursesépaulesencascade,cettefaçondemeregarderviolente,presqueféroce,etcesouriretimidequicontrastait.Ellem’asembléencoreplusbelleetencoreplusinatteignablequ’autrefois.SiErlendapprendqu’elleamisundoigtdepiedici,qu’ellem’aparlé,jesuispersuadéd’avoirLeivsurledosenmoinsdedeuxheures.Aupremierfauxpas,jesaisoùjevaisatterrir.Bordel…Quandjechercheunpeudechaleur,c’estàelleque jepense.Commesiau

fonddematête, jepouvaisencoremeblottirdanssesbras,dormircontreelle,sentirsapeau.Maischaquefois,l’imagenedurepas,ellesedéchiquette,tombeen lambeaux, et je retourne sur les bordsde lamer, face au cadavred’Aenna.Maja, c’est ma discordance. Le désir et la peur. L’amour et l’horreur. Ilss’entremêlent ensemble dans un écheveau informe et quoi que je fasse pourchanger mes pensées, ils reviennent perpétuellement sous cette apparencedégueulasse.J’ai toujourssuqueje lasalirais ;Majanepeutpassavoiràquelpointc’étaitvrai.Siellepouvaitliredansmespensées,elles’eniraitencourantloindemoi.Jemedemandes’ilresteenelleencoreunpeudepuretéousitoutluiaétéarraché.Sijeluiaitoutarraché…Jefermelespaupières,monlivresurlesgenoux,ettentedecloremonesprit,

cesserderéfléchir,noyerlesimages.J’aimaldormicettenuit,levisagedeMajaflottantpartoutdansmatête.Uneapparitionaumilieudestombes,telunspectrevenuréclamersondû.Et ses mots qui se répètent à l’infini : « Je n’ai jamais eu peur de toi. »

Commentest-cepossible?Pasunhabitantdecetarchipelnemecroitinnocent.

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Saufelle.SansMaja,jeseraisenprisonàl’heurequ’ilestouentraindecroupirdans l’unedescellulesdeGaustad réservéeauxclients lesplusdangereux, lesplusdétraqués, lespluspervers. J’aiaumoinseu l’opportunitéde la remercierpourlerisquequ’elleapris.Pourmoi.Majaestunange.Flashdusouriresurlevisaged’Aenna.Lèvresécartées,presquepulsantes,du

sanggonflantsonépiderme.Jesecouelatêtepourl’effacer,meconcentre,maislesommeilneviendraplus

maintenant. Je rouvre les yeux au moment où la porte de la cabane s’ouvresoudain, laissant entrer le vent glacé à l’intérieur. Jeme redresse brutalement,m’attendantàvoirSørensenouleprêtrerentrerpourmecollerunavertissementenbonneetdueforme,maisjefaiserreur.Moulée dans un gros blouson, un bonnet rouge sur la tête et une écharpe

épaisseautourducou,Majarefermederrièreelleetsetient,grelottante,devantlebattant.Elleporteunthermosqu’ellemaintientsoussonbrasetunsacàdosdans l’autremain.Sansunmot,elleavise la tablebasse,pose le thermosainsiquesonsac,puiselleretiresesvêtementschaudsqu’ellerangesurlebancprèsdel’entrée,pourresterenpull.Elles’approchedupoêle,s’accroupitetchauffesonvisageetsesmainsgelésparlaneigedeplusenplusdense.Ellesecomportecommesijen’étaispaslà,etjelaregardesemouvoircommesij’étaisentrainde rêver. Je me renfonce dans le fauteuil, pose les coudes sur les genoux, lasuivantduregardpournerienperdre.Auboutd’unmoment,ellesetourneversmoi,s’assoitentailleursurletapis

enlainenoirequiornementeetréchauffelacabane,puisouvresonsac.Elleenressort deux mugs qu’elle place sur la table basse de laquelle j’ai retiré mespieds,puisouvresonthermos.L’odeurducaféserépandaussitôtdanslapetitepièceettaquinemesnarines.Elleremplitlestasses,enpousseuneversmoi,puisattrapedes pâtisseries dans son sac qu’ellemepropose en lesmettant près ducafé.Sans attendre de réaction de ma part, elle s’empare de son mug et boit

quelques gorgées de nectar. Son regard est ancré dans lemien. Comme je nebougepas,ellesedécideàbriserlesilence:—Tudevraisboiretantquec’estchaud.J’obéisetattrapelatasse.Lecaféglisseavecplaisirlelongdemonœsophage,

alorsqueMaja repose la siennesur la table.Elle lagardeà lamain, sûrementpour se chauffer, détourne un instant les yeux pour étudier son nouvelenvironnement,puismelancesanscriergare:—Jenecherchepasàchangerl’histoire.Jeveuxreprendreoùnousenétions.

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Jelafixe.Elleselècheleslèvres,nerveuse,etclarifie:—Quandnousétionsdanslerorbu.J’ébaucheunsouriresinistrequisemblelaglacer,carelleresserredavantage

sesdoigtssurlatassechaude.—Jedoutequetuaiesdésormaistoninnocenceàmecéder.Ellenerépondpas.Sonregardprenduneteinteplusfroide,miseenvaleurpar

lacouleurbleuegriséedesesyeux.Puiselleacquiesce,pluspourelle-mêmequepourapporterunequelconqueréponseàmesparolesdésobligeantes,etfinitparmedemanderdesonsempiterneltonfrancetsincère:—Jeneteplaisplus?Jereculeetm’adosseaufauteuil,leregardnouéausien.—Tuestoujoursaussibelle.Làn’estpaslaquestion.—Tuasunepetiteamiealors?Jemanqued’éclaterd’unriredégueulantd’ironie.— Bien sûr, des tas, elles se battent devant la porte. Tu ne les as pas

remarquéesavantd’entrer?Elle esquisse un semblant de sourire. Je suis surpris d’arracher une telle

expressionàunejeunefemme.MêmeàMaja.—Tuaspeurdemonfrère,alors?—Maja…arrêteça.Ellesecontentedeboireunenouvellegorgée.—J’aimebientescheveuxlongs,medit-elle,commesiderienn’était.Tues

plusvirilcommeça.Tul’étaisdéjààdix-septans,biensûr,maisjetrouvequetulesportesbien.J’ai toujours l’impression d’être un alien ou un monstre assoiffé de sang

lorsquequelqu’unestobligédem’adresserlaparole,maisavecMaja,lesmotss’extirpentdesaboucheavecuneaisanceredoutable.Àcroirequ’ellerefusedevoirlaréalitéenface.Cequejesuisetcequej’aitoujoursété.Samanièredegommercequiladérangen’apaschangédepuissesquinzeans.— Ça met en valeur tes yeux, ajoute-t-elle, comme si mes silences ne la

gênaientpas.Jesuissurprisequetun’aiespasdecopine.Lesbeauxgarçons,surlesLofoten,çanecourtpaslesrues…—Maja,bordel,j’aituémasœur!luijeté-jeauvisaged’unevoixplusélevée

qued’ordinaire,sibienquemaréactionlafigeautantquemaphrase.J’ajouteaussitôtd’untonplusbas:—Dumoins,c’estcequepensentlestroisquartsdeshabitantsdecetteville,

etcen’estsûrementpasfaux.Maja,neperdspastontempsavecmoi.

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—Pourquoiest-cequetudisça?Tusaisquecen’estpasvrai.Tun’aspastuéAenna.Tun’auraisjamaisfaitça.Tul’aimais.Lacruautédesacandeurvrillemonâme.Jepasselamaindansmescheveux,

m’avancejusqu’auborddufauteuilpourmerapprocherd’elleetréponds:—D’unecertainefaçon,c’est lavérité.PourquoiAennatraînait-elledans la

rueàcetteheure-ci?Tuyasdéjàsongé?Elleacquiesce,lesjouessoudainlivides.Biensûrqu’elleyapensé.Comment

restersereinlorsqu’onseretrouvefaceàuncorpssansvie,dénudéetmassacré,quiauraitpuêtrelesien?—Ellem’a suivi. Elle a dûme surprendre en train de faire lemur pour te

rejoindreetelleestvenuesurl’île.Elleétaitlà-basàcausedemoi.Parcequej’aivouluêtreavectoi.Unegrimaceéploréechiffonneuninstantsestraits.—Tunepeuxpasenêtresûr.Cen’estqu’unehypothèse.—Non,jelesaistrèsbien.—ElleauraitpuvouloirrejoindreErlendpourpasserlanuitaveclui.—Lescoïncidencesn’existentpas,Maja.Emportée, elle s’est rapprochée de la table, les coudes sur le plateau, ses

cheveuxtombantlelongdesesépaules.Sonregardsembledéterminéàneriencéder. Je réduis encore ladistance entrenous et lui chuchote cesmotsquimeravagentlecœur:— Je détestaisma sœur,Maja. Je la détestais à un point que tu n’imagines

mêmepas.Jedétestaislamoindredesescaresses,lemoindredesessoupirsetj’airêvéunmilliondefoisdeserrermesdoigtsautourdesagorge.Cequeluiainfligé le tueur, c’est exactement ce que j’ai eu dans la tête. Alors, arrête decroirequetupeuxmesauver.Ellesetait,reculeens’agenouillantsurletapisetbaisselesyeuxverslesol.

Agacé,jemerelèvedufauteuil,enfilemonblousonetpasseprèsd’elle.Sanslaregarder,jeluilance:—Fermelaporteenpartant.Je ne me retourne pas et m’enfonce dans l’air glacé. Le ciel est bas,

cotonneux,etdesmilliardsdeflocons tombentausoletnimbentdeblanc toutl’archipel.J’arpentelesalléeseffacéesentrelesstèles,lesmainsenfoncéesdansles poches, les poings fermés. Le désir de faire demi-tour, d’entrer dans lacabaneetdel’étreindre,laplaquercontreunmuretlamuselerpourétouffersescrisembrasemonsangettuepeuàpeutoutsemblantderaison.Laviolencedemes émotions s’intensifie, devient lourde à porter. Je me surprends parfois à

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penserquemaplaceestàGaustadetnullepartailleurs,enfermédansunecellulede quatre mètres carrés, contre laquelle je pourrai me fracasser la tête. Majarefusedevoircequiestpolluéenmoi.Ellerefused’admettrequejenesuispasuntypeordinaire,quipourraluioffrirlemariageetdesgosses.Non,moi,jesuisceluiquiveutjustelafairecrierpourpouvoirétoufferensuiteseshurlements.Jesuisceluiquiveutlasalir,plusquetout,m’immiscerenelle,irradiersonsangetsouillercetangequejeperçoisàtraverssonregard.Jenepeuxrienluiapporterdebon.Erlendaraisondelaprotégerdemoi.Sije

lepouvais,jelacéreraissonâmepourmeglisseràl’intérieur.Quandjereviensdanslachaleurdelacabane,Majaestpartie.Ilneresteque

sonodeurfugace.Jesuistellementfouderagequejedonneuncoupdepoingdanslemur.Monsexedurcitsousladouleur.Jemanquedegémiretdevomirmafrustration.Jejettemonblousonparterreetm’assoissurlefauteuil,levisageentre les mains. À travers mes doigts, je fixe l’endroit où elle était installée,menue, vulnérable, à lamerci dema folie, sansqu’elle ne soit traverséede lamoindre peur. J’ouvre mon pantalon et me soulage en pensant à elle. C’estfrénétiqueetdouloureux.C’esttoutcequejepeuxfairepourlaprotégerdemesdésirs.Larepousseretvivremonplaisiràtraversmespensées.Aprèsquoi,calmépourunbrefmoment,jemetraîneunebonnepartiedela

journée.L’hiver est toujours long auxLofoten, surtoutdans cemétier. Je finisparprendreunlivre,aprèsmaronde,etrentrechezmoiavant17heures.Une fois arrivé auManoir, le cœur malade à l’idée même d’y pénétrer, je

procèdemalgrétoutaurituelhabituel.Jemedirigeverslachambredurez-de-chaussée,dansl’odeuraciduléedevieillepeaucroupissanteetdetabacfroid.Jepénètredans les spacieuxdomainesdemonpère,dont il ne restede labeautéd’antan que le parquet poli, grinçant sous mes pas. Tout le reste pue ladéliquescenceetlamort.Monpèreest couché sur son lit audrap immaculé.Mêmesi je rêvechaque

nuit de le laisser moisir dans sa crasse, ma mère ne tolérerait pas un telmanquementàl’hygièneetàl’ordre.Alité,ilmesuitdesesyeuxacérés.Dansun réflexededéfense atavique, jem’enveloppedemacarapace en titanepouraffrontersonregardinsensible.Commetouslessoirs,jem’occupedelui,l’aideàselaver,letraîneàlasalle

debainsoubienprocèdeàdesablutionsplussommaires,selonl’heure,puisjeluienfileunpyjamaproprequinesentpaslasueur.Lamortd’Aennaluiamisuncoupsiviolentdanslecœurquecelui-cin’apassupportélechoc.Ilafaituneattaque,etenplusdel’AVCquil’avaitsecouéquelquesannéesplustôt,ils’est

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retrouvé cette fois-ci incapable de bouger et d’effectuer les gestes les plusélémentaires de la vie quotidienne. L’homme que j’ai connu, froid,machiavéliqueethumiliant,s’estdujouraulendemainretrouvéréduitàl’étatdelégume.Soncorpsacédé,maissonespritrestelucide.Monpèreasurvécu.Ilsevoit dépérir etmourir lentement, et il me voitm’occuper de lui sans pouvoirs’élevercontrecetteinjustice.Ilestobligédesupporterlecontactrépugnantdemesmainslorsquejelelave,deplongerdansmesyeuxremplisdeplaisirquandje lui retire minute par minute tout semblant d’humanité, pour lui rappelerl’homme impotent qu’il est devenu. Je n’éprouve aucun scrupule. Ni à lasatisfaction presque jouissive que je ressens, ni à le voir souffrir. J’ai fini parcroirequ’ilétaituncharognard,justelàpourserepaîtredeschairsmortes.Il me regarde de ses yeux vitreux en train de me déplacer autour de lui,

commesij’étendaisunetoileprêteàl’asphyxier.J’essuielasalivequicouleauxcoinsde ses lèvreset tentededéchiffrer lorsqu’ilmeparle,mais jene fournispasbeaucoupd’efforts.Lamajoritédesesparolessontdesinsultes,desmotsquiontpourbutdeblesser,defrapperfort.C’esttoutcequiluireste.Jelesignorelaplupart du temps, mais quelquefois, ravagé par un élan de rage, presqueincontrôlable, la douleur battant mes tempes, je m’approche de lui et luimurmureàl’oreilletoutcequej’aienvied’infligeràmaman.Ilgrogne,juredeplusbelleettentedebouger,maisiln’enestpascapable.Jesavourecemomentavecunegrandejoieetquittelapièceavecunsouriresadiquesurleslèvres,lelaissantsedébattreavecsahaineetsonimmobilité.Ce jour ne déroge pas à la règle. Jememontre peut-être encore plus cruel,

l’enviedeMaja,dévorante,mepoussantàmedélesterdupoidsquipèsesurmoi.Quand jequitte lachambredemonpère,monsangsembleavoirenvahima

tête.Jepassedevantlesalonpourrallierlacuisine,attraperunebricoleàmangeret déserter les lieux vers ma chambre, mais je repère ma mère, agenouilléedevant son mausolée personnel. Cette horreur dédiée à Aenna qui s’élève enpleinmilieudusalon,quiprendquasimenttoutlemur.Surlepasdelaporte,jesuisbombardépardesimagesdemasœurdetouslescôtés.Jehaiscettepièce,comme je hais cette femme qui prie. Je l’entends psalmodier après notre dieuentre ses lèvres rouge sang. Je connais ses prières, ses lamentations et sesmyriadesdesupplications.Cen’estpaslebonenfantquiestmort.Jemefondsdanslesombrespournepasqu’ellemeremarqueetfileversla

cuisinepourmangerunmorceau. Jedisparais avant qu’elle n’arrive et grimpeversmachambredanslaquellejem’enferme.Jeglisselesécouteursdulecteur

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mp3 que je me suis offert après mon premier mois de travail et balance lamusiqueaussifortquepossible,desortequejen’entendeplusunseulautreson.Touts’embrouilledansmatêteaveclamusique,tantetsibienquejefinisparnepluspouvoir ni penserni réfléchir.Les images s’estompentdans le chœurdesnotes.Tarddanslanuit,alorsquejesuisétenduaumilieudemesdraps,j’entendsla

portegrincer,puis lesondesespasquis’approchentdemoi. Jeme tends,meforce à garder les yeux fermés. Ses cheveux viennent frôler mon épaule, etdurantuninstant,j’ail’impressionquec’estAennaquirevientd’entrelesmortspourmehanter.Lamêmeodeursedégaged’elleetlecontactdesesbouclesmerappellelesien.Sesdoigtsseposentsurmonbrasetsesonglesglissentlelongdemonbiceps.Ellemurmurequelquesmotsinintelligibles,puisfinitparsortirdelapièce,melaissantcouvertdesueurglacée.C’estuneautredesestortures.Une façon vicieuse de me faire comprendre que jamais je ne pourrai medébarrasser de ma culpabilité, du fantôme d’Aenna et de sa présence à elle,sournoiseetperfide.Jedorsmal, lamalédictiondesCorange semblepeserde tout sonpoids sur

mes épaules. La maison est remplie de morts. Je me lève bien avant lespremièreslueursdel’aube.Detoutefaçon,lesrayonsdusoleilnepercerontpasavantdixheuresdumatin.Jeprendsunedouche,unpetitdéjeunerrapideetfiletant que lamaison est encore endormie.Arrivé à la cabane, j’allume le poêle,suis mon rituel, sors pour m’assurer que tout est calme dans le cimetière.Pendantma ronde, je passe devant la pierre tombale dema sœur,m’arrête uninstant, lesmains fourrées au fond demes poches. Je ravalemon envie de ladémolir,debriserchaquemonceauderocheetdetoutéparpillerdanslamer.Sesos,sesmorceauxdepeau,sescheveux…Je retourne ensuiteme blottir dans la chaleur demon abri. Jem’assois sur

mon fauteuil, fixe un instant les lueurs du feu dans le foyer, puis reprends lalecturedemonlivre.Alorsque lespremiers retsdu jourcommencentàapparaîtredans leciel, la

portedelacabanes’ouvrebrusquementpourlibérerunesilhouettefamilièreetdésirable.Muniedesonthermosetdesonsac,Majaentredanslapiècesanssefaireinviter,ôtesesvêtementspourm’offrirlavisiondesoncorpsmoulédansun pull long, épousant ses formes, et d’un legging noir dont les jambes sontmisesenvaleurpardesbottesencuir.Elledéposelethermossurlatablebasse,seretourneverslepoêlepourseréchaufferuninstant,puiss’installepourverserle café en face de moi. Elle pousse ensuite ma tasse dans ma direction,

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s’agenouilleconfortablement,etmefixe.Ellen’apasprononcéunmot.Elle boit son café tranquillement, le tenant de ses deux mains pour les

chauffer. Son regard erre sur moi, comme si elle inscrivait dans sa mémoirechaquegraindepeauet ligne fracturée. Je l’observeen retour, ledésirqu’elleéveille en moi bouillonnant dans mon sang. Ses cheveux sont détachés etsculptentsonvisageauteintblanc.Quelquestachesderousseursesontégaréessur l’arêtede sonnez.Fasciné, je suisdesyeux lacourbedeses lèvresqui seposesurlereborddelatasse.Jedevraislamettredehors,maisjecrainsqu’ellenerevienneplusdéterminéequejamais.Alors,jerépondsàsonsilenceparmonsilence.Nos regards se jaugent, opposant notre volontémutuelle. J’ai déjà puconstatersonentêtementetcettepartd’insoucianceàseconfronteràcequ’ellen’estpourtantpassûredesurmonter.Jeboislecafé,enfoncédansmonfauteuil.Jene la lâchepasduregard ; j’essaiede lamettremalà l’aise.Laplupartdesgensnemeregardentjamaisdanslesyeux,commesilamortpouvaits’yrefléteret s’emparerd’eux,maisMajane ressembleàpersonneque je connaisse.Ellemedétaille,m’aspireenelle.Moncœurbatdemanièrefrénétique,etmesdoigtsengourdisàforcedeserrerlesaccoudoirsréclamentdelatoucher.Sapeausousmapaume,mesdoigtsglissantdanssaculottepourdécouvrirla

chaleurdesonsexe.Jetented’effacercettevieilleimagedupassé,quitendàbattremonsangavec

violence.L’airestélectriqueetcrépite,alorsqu’aucundenousneparleounebouge.Le

désirestlà,palpabledansl’atmosphère.Maislesienetlemiendoiventêtrebiendifférents.Autrefois,ellerêvaitquejeprennesoninnocenceetquejeluifassel’amour, et moi, je rêvais de toutes ces choses immorales qui polluent monesprit. Même sur elle. Surtout sur elle, à dire vrai. Sous ses couches devêtements, me glisser contre sa peau, la goûter, la souiller, étouffer sesgémissementsetsescris.Maja repose sa tassedecafé sur la table,puis se relève.Enveloppéede son

silence,elleserhabilledesonmanteau,puisrangesesaffaires.Ellemedécocheundernier regard, avant de sortir de la cabane, laissant sonparfum si féminindanssonsillage.Jefixeletapisoùellesetenaitagenouilléeuninstantplustôt.Flashdemonsexedanssabouche…NonLelendemain,elleestdenouveaulà.Delamêmemanièrequelaveille,elle

sedéshabille,seréchauffeetpréparelecafé,alorsquej’aiunecafetièredansmakitchenette,puiselleme fixe,commesiellecherchaitàentrerdansma têteet

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perceràjourmespensées.Jenebronchepas.Jerefusedeboirelecaféqu’ellepousseversmoi.Jemerembrunis,etcettefois,j’essaiedenepaslaregarder.Jene suis pas sûr du résultat, je suis sans arrêt renvoyé vers elle, son corps, sesyeux, ses lèvres. Je feins de lire, mais je ne me souviens d’aucune lignelorsqu’elle s’en va à nouveau, m’abandonnant dans cette solitude lugubre etécrasante,avecpourseulecompagnielesrestesdesonparfum.Jedécidedesortirpourprendrel’air,merafraîchirlesidées.J’enprofitepour

déneiger l’entrée de la chapelle. Je suis tendu comme un câble sous hautetension. J’ai besoin d’évacuer la pression. Je ne sais pas comment lui fairecomprendrequ’elledoitresterloindemoi.Dois-jelablesserpourqu’ellearrêted’envahirmonexistence?Dois-jeluimontrerquijesuisréellementpourqu’ellesaisisseoùsetrouvesonintérêt?J’ensuislà,àressassercesquestionnements,cesangoisses,cesdésirs,quand

unrictusironiqueretroussemeslèvres.Munidemapelle,jerelèvelesépaules,medressedevantlaportedel’égliseetregardeavancersurmoitelunrhinocérosfurieuxlamassenoired’ErlendHansen.Çadevaitbienarriver!—Oùest-elle?Ilattaquesansdétour,crachantsesmotscommedesflotsdesaliveauvisage.

L’amertume fait battremon sang dansmes veines. Je hausse les épaules sansrépondre,mecontentedeluirenvoyersonregardbrûlantderage.—Jenel’aipastrouvéeauxrorbus.Elleestvenuetevoir?Sa voix vibre ; il se contrôle à peine. Il en tremble de colère. Comme je

m’obstine au silence, il s’approche de moi. Mes doigts se resserrentinstinctivementautourdumanchedelapelle.Erlendleremarque,sespaupièresseplissentdesuspicion,maisilneseréfrènepasetmeflanquesonindexdanslesternum.Ilsaitpertinemmentquesijelefrappeaveccettepelle,sijeluifracasseson putain de crâne avec son acier, je me retrouverai en cellule sans avoir àfranchirlacasedépart.Jeseraifoutu,etjeseraid’officeéloignédeMaja.—Tun’approchespasmasœur,espècededégénéré,t’entends?Je mords légèrement dans ma lèvre inférieure, puis chuchote d’une voix

éraillée,commesijemâchaisdescailloux:—Tasœurfaitcequiluichante.—TuasfoutudesidéesdanslatêtedeMaja.Tucroisquej’ignorequetula

manipules?Jenetelaisseraipasluiretournerlacervelleetluifairecequetuasinfligéàtapropresœur!Elleestsipuissantequelaragemanquedemefairevaciller,sesparolestelles

desuppercuts.Elleprendracinedansmesmusclesetmesartèresetdesimages

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violentesfrappentmesrétines.J’ail’impressiondevoirdesflotsdesangdéferlerdevantmesyeux, telleunecataracte.Mamâchoiresecomprimesi fortqu’unedouleur se diffuse jusque sous mes oreilles. Je parviens à ouvrir la bouche àgrand-peine,àmoitiéaveuglé.Toutceàquoijepense,c’estàluifairedumal,àluiprojeterunpeudecettedouleurquitourneenboucledansmatête:—SiMajaveutquejelatouche,çaneregardequ’elleetmoi.—Tulabaignesdemensonges.Ellerefusedevoirl’êtredégoûtantquetues

enréalité.Crois-moi,jevaism’arrangerpourluiouvrirlesyeux!—Tuasraison,parcequetoi,tun’asrienàtereprocher,n’est-cepas?Tune

posais pas tes salesmains surma sœur. Tu n’en profitais pas pour la souillerjustepourmefairepayermonattirancepourMaja.Tucroisquejesuisstupide,Erlend?—Jecroisquetuesunperversmanipulateuretdégueulasseetquet’esbien

placépourvoirlessaloperiesdel’humanité.Jem’approchedelui,moncœurpulsantdansmacarotide.—Jetoucheraitasœursielleenaenvie,Erlend,luiassuré-jeenappuyantsur

chaquemot,ettunepourraspasm’enempêcher.Jeluiferail’amouret…Sonpoingm’arrivedroitdanslafigure.Jenecherchepasàl’esquiver.Ilme

percute lenez,sesphalangess’écrasentsurmeslèvres,et lesouvrent.Lesangexplosesurmonpalais.J’ensavourelegoûtmétalliqueainsiqueladouleurquiserépandsurmonvisage.Erlendreculeaussitôt,laisseéchapperuncridebêteenragée,cesonquipénètredansmacervellecommeunpoinçonchaufféàblanc.Iltendundoigtrevanchardversmapoitrine.—Jenetelaisseraipasapprocherd’elle.Jetejurequejeferaitoutcequiest

enmonpouvoirpourlaprotégerdetoi.Siseulementtupouvaisyarriver…J’essuiemonnez etmes lèvres d’un revers demain.Mapeau se couvrede

rouge. Erlend jure et crache au sol, à mes pieds, puis il tourne les talons ettraversel’alléed’unpasrageur.Jemelaissetomberdosàlaportedel’égliseetfixesasilhouettequidécroîtdanslecimetière.Jepasseunemaintremblantesurmonvisage.J’aisaliMaja,etlesremordsmesubmergent,mêmesic’étaitplusfortquemoi.Voirlevisagecongestionnédecolèred’Erlend,çan’apasdeprix.

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Chapitre16MajaQuand j’entre dans la cabane, Caern n’est pas encore arrivé. Je ne l’ai pas

aperçudanslecimetière,maisaveclabrumeambiante,iln’estpasdifficiledesedissimulerdanslesombres.Aprèsavoirretirétoutesmescouchesdevêtements,jeprofitedesonabsencepourm’installersursonfauteuil.J’attrapelelivrequ’ilest en trainde lire, unvieuxpolar dont la reliure a bienvécu. Jeme sers unetassedecaféetentreprendsdebouquinerenattendantqu’ilarrive,merepliantdanslecreuxd’unplaidqu’iladéposésurledossierdufauteuil.Moins d’un quart d’heure plus tard, la porte s’ouvre sur un bataillon de

flocons de neige et la silhouette imposante du jeune homme apparaît dansl’embrasure. Ilmerepèreaussitôt, fronce lessourcils,puis tapeseschaussuressur le bord de l’entrée pour faire tomber la neige. Il referme derrière lui,étouffantl’échoviolentduvent,jettesonblousonetsonécharpesurlebancetseplantedevantmoi,brascroiséssurletorse.—Jemedemandesituparleslamêmelanguequelamienne.Étonnéequ’ilm’adresselaparole,jeluidédieunlargesourireetmecontente

deréajusterleplaidsurmesépaules.—Jemeposesouventlamêmequestionteconcernant.Il incline lebusteversmoi,saisit lesaccoudoirsdanssesmainsetapproche

sonvisagedumien.Jemeperdsaussitôtdanslaprofondeurabyssaledesesyeuxverts, avant de remarquer l’ombre bleuissante sur son nez et l’écorchures’imprimant sur sa lèvre supérieure. Je n’ai pas le temps de l’interroger qu’iljettedanslapiècecommel’onbalanceraitdel’essencesurdesflammes:—Maja,j’aimeraisquetusortesdemavie.Sa phrase me fait l’effet d’un couperet. Mon oxygène se volatilise

instantanémentautourmoietmoncœurseflétritjusqu’àladouleur.—Tum’intéressaisquandj’avaisdix-septans.Jetetrouvaisjolieetjerêvais

detetoucher,maisc’étaitilyalongtemps.Maintenant,quandjeteregarde,c’estl’imagedecettenuit-làquimerevient.Alors,s’ilteplaît,sorsdemavie.Jesuisglacéede toutesparts,alorsmêmeque lacouvertureme tientchaud.

Caern se redresse etme tourne le dospour alimenter le feudans le poêle.Au

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borddeslarmes,jemelève,gardantencoreunpeudefiertéenmoi,etmedirigeversmesaffairesquej’enfileentremblant.Caernnem’accordepasunregard.J’enroulemonécharpeautourdemoncouet,sansprendrelapeinedefermer

monmanteau,meprécipiteverslaporte.J’aisoudainhâtedequittercetendroit.Mordant ma lèvre pour tenter d’endiguer les flots qui montent, j’abaisse lapoignée,maisn’ouvrepaslaporte.—J’aitoujourshaïtasœur,Caern,luiavoué-je,ressentantunedernièrefoisle

besoindevidermoncœur.Ellecherchaitànoussépareretàbriser le lienquenousessayionsdeconstruire.Lorsqu’elleestmorte,sonpariaétégagnéetjenel’en ai haïe que davantage. Même si cela fait de moi quelqu’un d’horribled’éprouverunetellechose,jenepeuxpasm’enempêcher.J’airegrettétoutemaviequenoscheminssesoientséparés.J’aitoujoursvouluteconnaître,êtreavectoi,c’étaitplusfortquemoi,peuimportaitcequelesautresenpensaient,etc’esttoujourslecas.Jeme tais un instant, fixe la porte sousmes yeux, reprendsmon souffle et

ajoute:— Je suis désolée de m’être imposée de cette façon. Je me suis montrée

égoïste.Jenevoulaispas…Mavoixsebrise,etjeluttepourlaraffermir.— … te faire souffrir davantage. Je m’en excuse. Je ne reviendrai plus

t’ennuyer.Aurevoir.J’ouvrelaporteetdisparaisdanslefroidducimetière,aumilieudetoutesces

pierresquisemblentlutteraumilieudelaneige.Moi,j’aidéjàperdulabataille.Cettefois,l’histoireestbeletbienterminée.J’aiétébienbêtedepenserquecetamourd’adolescentpouvaits’arracherdeslimbesetrevivre,aprèslatragédiequinousatellementblessés.C’étaitutopique.Jemarchevers l’alléeprincipale, lesbras autourdemapoitrine, des larmes

mouillantmesyeux.J’auraisdûm’enteniràcequejem’étaisdictéenrentrantici:tirerunecroixsurmonpassé.Penseràautrechose.Avancer.Surtoutnepasregarderenarrière.Des bruits de pas résonnent soudain juste derrière moi. Un tressaillement

secouemesmembres,monpoulsrugit,maisjem’exhortemalgrétout:Nepasregarderenarrière.Avancer.Ilaccélère, laneigebruissant soussesboots.Moncœurmartèleenécho. Je

presse l’allure àmon tour,monmantra enboucledansmespensées. Je gagnel’alléeenneigée,entrelesrangéesdesapinsquiétouffentlalumière,memetsàcourirlorsquejelesensserapprocherdemesépaules.Jeperçoissarespiration,

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samain tendue quime frôle. Jemanque de perdre l’équilibre, dérape dans laneige,ilmerattrapeparlebrasetm’acculecontresontorse.Samainglacéeseplaque contrema gorge et s’y enroule, tel le corps d’un serpent, et ses lèvreschaudes, en contraste avec l’air froid, frôlent ma joue. J’ahane après notrecourse,maisjedécidedemedébattre.Nepasregarderenarrière.Nepasleregarder,lui.Jem’agitepourl’obligeràmerendremaliberté,maisilnecèdepas,resserre

lapressiondesamainautourdemoncou.Jeravaleuncri,lemuselleaufonddemoi dans un sursaut de lucidité. Ses longs cheveux se collent à mon visagehumidedeneige.Je lutte tantbienquemal,metortillanten toussenspour luiéchapper, mais il ne rend pas les armes. Je ne sais pas à quoi il joue. Il mechasse,pourmepoursuivreuninstantaprès.Etmejeterensuite?Ilneprononcepasuneparole,alorsquemeslarmesnecessentdecoulersurmonvisageetlelongdusienlorsqu’ilserapprochejusqu’àcequesonsoufflesemêleaumien.Horsd’haleine,jem’abandonnecontrelui,vaincueparlafureurdesonétreinteetlepoidsdesonsilence.Moncorpsdevientsoudainaussicotonneuxqu’undecesfloconsprisdanslevent.Quandilserendcomptequejenemedébatsplus,sapoigneautourdemon

cou s’affaiblit aussitôt. Ses doigts demeurent comme tatoués sur ma peau,étendusdepartetd’autrelelongdemesartères,jusquesousmesoreilles.Sonbrasglissesousmesseinsetmepresseplusétroitementcontrelui.Ilinclinelatêteetsonvisageseperddansmescheveux,répandantlessienssurmapoitrine.Ilmehumesifortquesespoumonssemblentseremplirdemonodeur.Jen’oseplusesquisserlemoindregeste,àpeinerespirer,tantjecrainsqu’àlasecondeoùjebougerai,ilbriseceliensiténuentrenous.Nepasregarderenarrière…alorsquemaseuleenvieestdepivoterverslui,desaisirsonvisageetdel’embrasseravectoutemaragedevivre,avectoutmondésirdeluidonnercequejen’aipaspu lui offrir autrefois. Sentir de nouveau ce goût si délectable, éprouver sonregard sur moi avec la même profondeur que l’on éprouve une émotion, unedouleur,unamour.Sesdoigtsremontentlelongdemoncou,créantdessillonsdechaleursurma

peau.—Maja,murmure-t-il.Pourquoies-turevenue?Moncœurseserreavecforce.—Pourmeréconcilieravecmoi-même.Pour…avoirl’espoirdeterevoir.—Pourquoiytiens-tuàcepoint?Tueslamieuxplacéepoursavoiràquel

pointçadébloquedansmatête.

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—Parcequeje…jeveuxtemontrerautrechose.Tedonnerunevraieraisondevivre.—Jen’enaiaucune,Maja.J’attendsseulementquel’équilibrerevienne.J’étouffeunhoquetd’effroifaceàsaconfidencesilourdedeconséquences.—Etmoijerefusequeçaseproduise.Caern,tun’espasseul.Jesuislà.Sais-

tu à quel point j’ai eu le cœur brisé lorsque j’ai appris ce que tu t’étaisinfligéaprèslamortd’Aenna?Ilsecontracteviolemmentetenfouitdavantagesonvisagecontremoncou.—Jesaisquetuesenproieàdesidéesétranges.Jesaisquetupensesparfois

de travers dès qu’il s’agit de sentiments, mais… laisse-moi une chance de temontreruneautreréalité.Construisunnouveléquilibreavecmoi.Sonnezeffleuremapeauquisehérissesursonpassage.— Pourquoi es-tu différente des autres femmes ? chuchote-t-il, sa main

pressantlégèrementmamâchoire.— Pourquoi es-tu différent des autres hommes ? lui opposé-je en retour.

Pourquoitatêtecasséemeplaît-elleautant?—Parceque tuveuxmesauver.Cen’estpasde l’amour,Maja.C’estde la

pitié.—Non!m’exclamé-je,outréeetpaniquéeàl’idéequ’ilpuissedénaturermes

sentiments.Sic’étaitdelapitié,jen’éprouveraispasunteldésiràl’idéequetumetouches.—Maja,grogne-t-ilaussitôtcontremonoreille.Tusaiscequeçaimplique.—Non, je n’en sais rien. Je n’ai jamais compris toutes tesmises en garde

contretoi-même.Çam’estégal.Jeveuxpartagermavieavectoi,Caern.Laisse-moiunechance…—…detefairedumal?Commejeviensàpeinedelefaire?Tupleuresà

causedemoi.—Jepleureparcequetumerepousses,nonparcequetuveuxdemoi.—Jeveuxdetoi.Moncœur s’envole sous cettephrase à l’intonation sibassequ’ellemanque

d’êtreavaléeparlevent.Jesuissecouéed’unsanglotmalgrémoienentendantcesquelquesmots.Sipetitsetpourtantsiintenses.— J’ai toujours voulu être avec toi, murmure-t-il. Autrefois, comme

aujourd’hui.Mais…—Pasde«mais»,m’insurgé-jeavecvéhémence.J’essaiedepivoterfaceàlui,maisilnem’yautorisepasetresserredavantage

lapressiondesonbrasautourdemonbuste.

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—Maja,toutlemondepensequejesuisunmonstre.Toutelavillevatejugeravecmoi,teregarderdetravers.Tonfrèrerisquede…—Jem’enfous!—Maintenantpeut-être,maisquand ils poseront lesyeux sur toi, quand ils

t’isolerontparcequetuesavecmoi, tunelesupporteraspas.Jesaisquitues.Quelgenredepersonnetues.Tuaimeslesgens.Tuaimesvivreparmieux.Cen’estpasmoncas.Jeneveuxpast’imposerça.—Nem’imposepasnonplustonabsence.Ellem’arongéependantdixans.

Noustrouveronsunmoyenlemomentvenu.S’ilteplaît,Caern,resteavecmoi.Il est si tendu contre moi, alors même que tous ses membres sont presque

enroulés autour de mon corps, que je frissonne en attendant sa réponse. Sonsouffle est erratique, pressuré, comme si quelqu’un enserrait son torse pourl’empêcher de respirer. Je sens ses démons le heurter comme des flèchesfrappantsondos.Jenesaispascequilehante,cequ’iladanslecrâne,maisjeveuxledécouvrir,quoiqu’ilm’encoûte.Jerestesilencieuse,écoutantleventetsa respirationqui file le longdemoncou.Sousmapoitrine, sonbras remontelégèrementlelongdemonpull,etsamainglisseentremesseins,justeau-dessusdemoncœur.—D’accord,Maja,jeresteavectoi.Mes jambes en tremblent tant le choc est puissant et me fait vaciller. Je

m’apprête àme retourner face à lui, sentant qu’il relâche la pression surmoncorps,lorsquesoudain,unballetdelumièresbleuesirradiel’horizon,perçantlesbancs de brume. Caern, tout comme moi, se fige en regardant la voiture depolicesegarerdevantleportailducimetière.Ilsedétacheaussitôtdemoietfuitmonregard,alorsquelaportières’ouvreetlibèrelasilhouettefamilièredeLeiv.Lorsque ce dernier m’aperçoit près de Caern, ses sourcils se froncentinstantanément et son regard azuré prend une teinte écœurée et glaciale.Dansson uniforme bleu, les doigts de sa main gauche coincée dans sa ceinture, ilcontourne lavoitureets’approchedenousd’unedémarchealerte,affichantunairrogueàpeinemasqué.IlignoredélibérémentCaernetposelesyeuxsurmoi,commes’ilcherchaitàliremespenséeslesplussecrètesetlesplusdélictueuses.—Jenepensaispastetrouverici.—N’ai-jepasledroitaurecueillement?lancé-je,bientropsurladéfensive

faceàsontonaccusateur.Unvoilesombrepassesursonvisageetunelueurbrasilledanssesirisqueje

necomprendspas.—Si,biensûr.Seulement,tonfrèrerisquedenepasêtreravid’apprendreoù

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tuaspassétamatinée.—Erlendn’estpasmonchaperon,ettoinonplus.Ilrenifleetuneridesecreusesursonfront.— Tu devrais pourtant y songer, rétorque-t-il en levant les yeux vers mon

compagnon.À mes côtés, Caern se tend comme une corde prête à casser. J’aimerais

prendre sa main dans la mienne, mais j’ai peur d’envenimer la situation enalimentantlesragotsetlacolèresous-jacenteetpalpabledeLeiv.Jen’aiaucuneenviequeCaernrenonceunenouvellefoisàmoipourdesraisonsquinenousincombentpas.—Et toi, que fais-tu ici ? lui demandé-je en prenant soin de refermermon

blouson.LeregarddeLeivseposesurlafermetureéclairetensuitlecheminjusqu’à

ma gorge, puis il le tourne vers Caern, qui ne cille pas, les mains dans sespoches.Ilcracheunpetitriresansjoie,unpeumesquin,etlance:—Sørensenveuttevoir.Ilm’ademandédeteramener.Caernarqueunsourcilàpeinesurpris.—Pourquoi?Le visage deLeiv est traversé d’un rictusméprisant et il vomit presque les

motssuivants,biencontentquejepuisselesentendre:—Yadeschiensquiontdisparudanslequartier,prèsdumanoir.Paraîtqu’on

t’a vu rôder autour des maisons. On n’aime pas trop la cruauté envers lesanimauxparici.Je me crispe de la tête aux pieds sous cette accusation fallacieuse et sans

fondement.—Uneseconde,vousvoulezleconduireaupostededistrictjusteparceque

desgensl’ontvutraînerdanssonproprequartier?LemuscledelamâchoiredeLeivtressaute.—Maja,netemêlepasdeça.—Jetrouveçaridicule!—Tun’étaispaslàpendantdixans,nejugepascequisepasseici!Lacolèremonteenmoicommedel’eaudansunemarmite.—Jesuisbienplacéepoursavoircequisepasseici,aucontraire.Jem’avance d’un pas versLeiv, bien décidée à lui faire entendre sa bêtise,

lorsque la main de Caern se referme sur mon poignet pour me retenir et meramenerverslui.—C’estbon,Maja,souffle-t-ildesavoixbasse.Ilaraison,net’enmêlepas.

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—Oh,jet’enprie,cetempafféadûmonterceplangrotesqueavecmonfrèrejustepourtedonnerunebonneleçon.Leivlâcheunriredéguisantàpeinesonmensonged’unepointed’ironie.—Jenevoispas…Jedésignelaplaieàsalèvre.—Tut’esfaitçatoutseulpeut-être?Tut’esprisuneportedanslafigure?Caernnerétorquerien,etc’esttantmieuxcariln’yarienàrépondre.—Maja, ce n’est pas ma décision, me fait remarquer Leiv. C’est celle de

Sørensen, il veut l’interroger. Rentre chez toi avant qu’Erlend débarque ici etfasseunscandale.—Cequejefaisdemontempsnevousregardepas,niErlend,nitoi.—Tuessasœuretjesuispolicier.Tasécurité,plusquen’importelaquelleici

nousimporte.Jebousderage,maislapoignedeCaernm’obligeàmecontenir.—Rentre,insisteCaern.Ilm’attireverslui,libèremonpoignetetchuchoteàmonoreillesousleregard

fulminantdeLeiv:—Revienscesoir.Jet’attendrai.J’acquiesce à contrecœur, bouillonnante d’exaspération, même si la

perspectivedelerevoircesoirm’inonded’excitation.—Jeviens,dit-ilàLeiv.Il s’avance aussitôt vers la voiture, sans marquer la moindre hésitation ou

gêne.Leivm’adresseunlongregard,mâchoirecrispée,puislâche:—Jesaispasàquoi tu joues,Maja,mais tudevraisprendregardeà toi.Tu

ignorescequisepasseici.—Deschiensquiontdisparu,luirappelé-je,ettuaccusesunhommesurun

motifdébile.— Pense ce que tu veux, mais, certains adorent s’entraîner sur des chiens

avantdetesterailleursleursexpérimentations,situvoisoùjeveuxenvenir.Sadescriptionimplicitemeglacelesang,alorsqueCaernsefigedansl’allée,

ledosroide.—Garde tesdétails scabreuxpour toi, grogné-je enmeprécipitant versma

voiture,follederage.J’adresse un dernier regard à Caern avant de grimper dans l’habitacle, de

lancer le chauffage et de faire vrombir le moteur, ce qui arrache un souriremoqueuràLeiv.Jeluienvoiemonmajeurauvisage,maisçanefaitqu’accroîtresonairrailleur.Ilaremportécettepetitevictoire,maisjecomptebienlaluifaire

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payer.Àcommencerparmonabrutidefrère!Jelancelavoitureversl’îlotsurlequels’étendl’hôtel,croisequelquesphares

dans le blizzard, traverse le pont et me gare n’importe comment devant labâtisse.Jeclaquelaportière,matensionfaisantdesbonds,merueàl’intérieuretfonceverslacuisineoùjesuisàpeuprèscertainedeletrouveràcetteheure-ci.Jenemetrompepas.Erlendestderrièrelacuisinière,entraindefairerissoler

du poisson dans une poêle. Il relève la tête avec étonnement lorsque je rabatsbrutalement la porte derrière moi. Il arque un sourcil, puis un sourire amusés’esquissesurseslèvres.—Qu’est-cequit’arrive?Tuessiaffaméequeça?—Pourquoias-tuappeléLeiv?lecoupé-jeenclaquantlamainsurlatableen

métalquitrôneaumilieudelapièce.SessourcilsdessinentaussitôtunVagacéetsesirisprennentuneteinteaussi

métalliquequesonplandetravail.—Oùétais-tu?exige-t-ildesavoirenretour.—Jen’aiaucuncompteàterendre,Erlend.Jenesuisplusunegamine.—Maisvisiblementtuestoujoursaussiinconsciente.—Etc’estpourcetteraisonquetut’esoctroyéledroitdelecogner?—J’aifaitcequej’avaisàfaire.Çaneteregardepas.—Ohsi !Dans lamesureoù tuenvoies tonchiendegardepourmemettre

desbâtonsdanslesroues.—Jenesaispasdequoituparles.—Nefaispassemblant,Erlend.TuastoujoursdétestéCaern.Tun’asjamais

supportéquejepuissevouloirlefréquenter.Ilretirebrutalementsonpoissondufeuetrejettelapoêlesurlacuisinièredans

ungestebrusque.Lebruitducuivreéclatedanslapiècecommeunedétonation.— Évidemment, Maja ! Ce type est un malade ! Même en admettant une

secondequ’iln’apasvioléetassassinésapropresœur,enadmettantquejecroietonputaindemensongelorsquetuprétendsqu’ilétaitavectoi,çan’enrestepasmoinsundégénéré.Tuasvu,commemoi, la façondont il secomportaitavecAenna. La façon qu’il a de regarder les gens comme s’il était en train de lesdisséquerdanssatête,ettoi,encorepirequelesautres.Ilt’observecomme…jesais même pas comment. C’est pas naturel, Maja. Je ne veux pas que tu lefréquentes. Je refuse que cemec t’approche. J’ai pas envie de te retrouver unjoursurlesbordsdelabaie,avecunsouriredel’angeàlaplacedeslèvres.Jemefige,monsangseglacedansmesveines,àlavisiondusouvenirquise

plaque dansmamémoire avec la détermination d’un bulldozer. Je recule d’un

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pas,latêteembrumée,alorsqu’Erlendeffaceladistanceentrenous.Ilessaiedeprendremesmainsdanslessiennes,maisjemedébats,heurteuneétagèredontlavaisselle se choque, et croise lesbras sur lapoitrine telleunebarrière entrenous.—Tuescommelesautres.Tunesaisriendelui.Desessouffrances.Dece

qu’ilpense.Maistulejugesquandmême.Àaucunmoment,tun’ascherchéunautresuspect.—Ilapasséplusdeseptansenfermédansunhôpitalpsychiatrique.Neme

dispasqu’iln’arienàsereprocher!—Faiscequejedis,maispascequejefais!rétorqué-je.Tucouchaisavec

Aenna,Erlend.Tu couchais avec elle, alors que tu penses dur comme fer queleurrelationétaitmalsaine.Qu’est-cequeçaditsurtoi?Ilmerenvoiemonregardcommesijevenaisdeluiasséneruncoupdepoing

auvisage.Puis il se renfrogne,plisse lenezet s’agrippeà la table, sesbicepssaillantsouslatension.—Jen’étaispasamoureuxd’Aenna,riposte-t-ild’unevoixgrinçante.—Jetrouveçaencoreplustriste.TunevoispascequejevoisdeCaern.— J’en ai aucune envie ! Tu es complètement aveuglée par lui. Tu ne

discernesmêmepluslesévidences.—Jemefousdecequetupenses,netemêleplusdemavie.Jesuisrentrée

icipourmereconstruire,siturefusesdem’yaideretd’êtreàmescôtés,tantpis,jemepasseraidetesconseils.Sesdoigtsblanchissentsouslapression,cramponnésàlatable.—C’estluiquetuchoisis,Maja?s’offusque-t-ilaussitôt,levisagefrappéde

détresse.Jereculeverslaporte,lecœurmeurtrietécartelé.—Jeneveuxpaschoisirentreluiettoi,Erlend.—C’estpourtantcequetuesentraindefaire.—Parcequetum’ypousses.Laisse-noustranquilles.—Jenepeuxpasfaireça.Jeveuxcequ’ilyademieuxpourtoi,etcen’est

certainementpascetype.—Tun’espasmoi, tunepeuxpas lesavoiràmaplace.Nem’obligepasà

prendreunedécisionquimebriseralecœur.Ilhochelatêtecommechoqué,leregardhagardetunpeuvide.—Et s’il teplaît, à l’avenir,nemêleplus lapoliceànotrehistoire.Tusais

queleffetçam’afaitderevoirceslumières?Ilserrelamâchoire.

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—J’aieulapeurdemavie,expliqué-je.J’aicruquequelqu’unétaitmort.Leventrenouéparladouleuretl’angoisse,jefaisvolte-face,prêteàquitterla

pièce,lorsqu’Erlendm’interrompt:—J’aijustedemandéàLeivdegarderunœilsurtoi.Mamainseraiditsurlapoignée.—Ne fais pas comme si tu n’étais pas courant de cette histoire de chiens

disparus,lancé-jepar-dessusmonépaule.Çameblessed’autantplusquetuosesmeprendrepouruneidiote.Jelevoisluttercontresacolère,avantqu’iln’ouvrelabouchepourprotester:—Crois-moiounemecroispas,maisnon, jenesaismêmepasdequoi tu

parles.Caernn’estpasungentilgarçon,Maja.Il traînedanslesrues,ilfoutlatrouilleauxgamins,ilfaitpeurauxfilles.Sørensenlegardeàl’œil.Tucroisquec’estunhasard?— Non, je crois que c’est de l’acharnement, parce que la différence vous

effraie.J’ouvrelaporteetm’élanceversmachambre,bouleversée.

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Chapitre17MajaJesuistellementfuraxcontreErlendquejepréfèreprendrelavoituredenotre

pèreplutôtquedeluiemprunterlasienne.Etcommejemesensfliquée,jefileen toute discrétion, je n’ai aucune envie d’avoir à justifier mes actes et mesdésirs.LanuitenveloppelesLofoten,maislaneigetourbillonnanttoujoursdansl’air,

unvoileblancdemeureaccrochéauciel.J’arrive au cimetière aux alentours de 23 heures. Je me gare dans la rue

voisine, de sorte qu’on ne puisse pas surprendre ma voiture depuis la routeprincipale. Je suis un brin contrariée de devoir prendre une telle précaution.J’aimeraisqueleschosessepassentmieux,maisjeréalisequemesespoirssontillusoirespourlemoment.Caernaraison,peuimportecequ’ilafaitounon,ilestd’ores etdéjà coupable auxyeuxdesgens. Jene crainspasd’affronter lesjugements, jecrains la réactiondeCaernvis-à-visdemoi.Pour l’instant,monseul désir est de gravir la montagne d’obstacles qu’il représente. Je n’ai pasbesoinqu’onvienneinterférerdansnotrehistoiresicomplexeetquelavoixdesautreslefassefuir.Jedescendsdevoiture, l’écharpe remontéesurmonnez, franchis labarrière

enpierreetme retrouvepropulséeaucœurdecedécordigned’unvieux filmd’épouvante en noir et blanc. Les stèles percent les couches de neige,massessombres qui semblent devenir mouvantes au gré de la brume. Celle-ci danse,s’écouleentrelestombes,leurdonnantvie,commesileurshabitantssetenaientjusteau-dessusenuneformeblancheimmatérielle.Je resserremonblouson surmapoitrine et hâte le pas, errant aumilieudes

pierrestombales.Lesilenceestsiintenseetlepaysageàlafoissienvoûtantetsiterrifiantquejesursautebrusquementlorsqu’unbruitdecaillouxretentitjusqu’àmoi.Jemeretournevers lechemindéjàparcouru,balaieduregardlemanteaunivéenquimaculelecimetièreetlesombrestapiesderrière.Jenedistingueriende plus étrange, lève les yeux vers la montagne qui me domine. Je peine àdéglutir.Unesueurglacéeserépandlelongdemacolonnevertébrale.Toutestsisombre.Mesentantsoudaintrèsseule,jefaisvolte-faceetmeprécipiteversla

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cabane.Jenesuisvraimentpasrassuréeaumilieudecestombes,mêmesijesaisque mon imaginaire se prend l’envie de quelques fantaisies. Le décor estsuffisammentflippantlejour,lanuit,ilserévèlebienpire.Jenesuispasassezcourageusepouravoirlacuriositéderéveillerlesmorts.Quand j’arrive à proximité de la cabane, ma peur augmente en proportion.

Aucunelumièreneperceàtraverslafenêtre.Unnouveaubruitderrièremoi.Prèsdespansderochersabrupts.Jemeforceà

respirer calmement, d’apaiser mon pouls effréné.Mon regard fouille la scènespectralequisetientsousmesyeux.Rien.Jeme dépêche de gagner le cabanon et retiensmon souffle jusqu’à ce que

j’ouvre la porte et trouve refuge à l’intérieur. J’allume aussitôt la lumière,constatequelefeudanslepoêleestéteint.Caernn’estpasrevenuici,detouteévidence.Jem’approchedelafenêtre,peinantàdéglutir,jetteuncoupd’œilau-dehors, nediscerne riendeplusque le brouillard.Mon regard sepose ensuitevers la porte. Il n’y a pas de verrou. Je suis à lamerci du cimetière et de sesfantômes.Lapeur,naissantdemes terreursd’adolescente,mecloueun instantsur place.Mon cœur bat demanière frénétique et un nœud sournois tordmesboyaux.Jemeforceàbouger,medirigevers lepoêleetdécidede le relancer.Peut-êtrequ’avecunpeuplusdechaleuretdelumièredanslacabane,l’endroitmesembleramoinseffrayant.J’attise le feu, puis me laisse tomber dans le fauteuil de Caern,

m’emmitouflantdanssacouverture.Oùest-il?Je guette la porte, puis la fenêtre. Le vent gronde dehors, si bien que les

branchesdesarbresgémissentetheurtentsansarrêtlecarreau,manquantdemefairebondiràchaquefois.Desombressedessinentsurlesmursdelacabaneetàl’extérieur, comme si une immense toile d’araignée était en train dem’emprisonner.Unesilhouettepassesoudaindevantlavitreetjebondisdeterreur,moncœur

frappantmapoitrinejusqu’àladouleur.Unesecondeplustard,laportegrinceets’ouvre,libérantàl’intérieurunespiraledeneige.Jerecule,meprendslespiedsdansleplaid,mesmolletsheurtentviolemmentlefauteuil.Unhurlementmeurtdansmagorge,alorsqu’uneformemassivepénètreàl’intérieur,masquéeparunépais blouson et une capuche sombre sur la tête. Je lâche la couverture,tremblanted’effroi,etcomprendsquejen’ainullepartoùalleroumecacher.Jesuisprisonnièred’uneminusculecabanedeboisaumilieud’uncimetière.Quim’entendrasijecrie,sinonlesmortsquitenterontdem’enlacerdansleursbras?Mais alors que d’horribles images de sourire de l’ange traversentmon lobe

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frontalavecladouleurd’unpicàglace,deuxyeuxperçants,d’unvertémeraudefamilier et hypnotisant, se soulèvent dans ma direction et me harponnent. Jecherche aussitôt mon souffle dans mes poumons atrophiés. La vie semble ànouveausediffuserenmoi,etleventdeterreurrefluecommelamarée.D’uncoupdepied,Caernrefermelaporteetchasselesrafalesquigrondent

derrièrelebattant.Jesuisincapabledebouger,tenduedetoutesparts.Ilpenchela tête sur le côté comme s’il me sondait, puis retire sa capuche, libérant del’obscurité la beauté de ses traits sauvages. En découvrant mon expressionbouleversée,ilfroncelessourcils.—Maja?...Je ne lui laisse pas le temps de parler, je piétine le plaid et fonce dans sa

direction. Il a tout juste le tempsd’ouvrir lesbrasque jem’élancedéjàcontreson torse.Sesmains seposent aussitôt sur lebasdemondos etme ramènentcontrelui.Sonodeurmebouscule.Saforce.Sapeau.J’enfouismonvisagedanssoncou,lehumeàpleinspoumonspourretrouverceparfumquim’estsicher.Sesdoigtslongentmacolonnevertébrale,soulèventmonpulletmont-shirtdansleursillage.Lachaleurserépandsurmoi,àtraverslui.Jemanquedegémirsoussacaresse.Voilà si longtempsque je la rêvaiset crevaisd’enviede la sentir ànouveauétreindremoncorps.Monsangpalpitedansmesveines,alorsquemespaumesenveloppentsoncou.Iltressaillecontremoi,maisnereculepas.Sajouehérisséed’unelégèrebarbefrottecontrematempe.Sescheveuxlongstombentsurmoi,effleurentmapeau.Ledésirchasselapeurenuninstant,etjerelèvelatêtepoursurprendresonregard.Sespupillessontdilatées,sonexpressionaussiivre que féroce. Il serre lamâchoire en posant les yeux surmoi,m’absorbantcommesij’étaisunsouffled’airdevantsonvisage.Ilsedégagedeluiuneauradepuissance,teluncarcanquipourraitm’étouffer.Lesbattementsdemoncœurfontrage.Sessourcilssefroncentetaccentuent laprofondeurduvertdanssesprunelles.Sesdoigtssereplientdansmondos,griffentmapeau,etalorsqu’uneluttesembletempêterenlui,seslèvresseplaquentbrusquementsurlesmiennes.Ça n’a rien de tendre ou de doux. De calme ou de gentil. Ça n’a rien d’uneexploration.Ilprendmaboucheavecacharnement,commes’ilcraignaitquejele repousse, comme s’il voulait se tatouer surmon âme.Sa languem’investit.Ses mains se referment le long de mes flancs et s’agrippent à ma peau. Ilm’obligeàreculer,sanscesserdem’embrasser.Jem’accrocheàsesépaulespourne pas perdre l’équilibre, mais lorsquemesmollets rencontrent le fauteuil, jebasculesoudainenarrière,Caernselaissantentraîneravecmoi.Ilpèsedetoutsonpoidssurmapoitrineetm’empêchederespirernormalement,maisjem’en

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fous.Jemecramponneàsoncou,mesjambesserefermentsurlui.L’unedesesmains se détache demon dos et glisse entre nous. Ses doigts passent surmapeau, mon ventre, se referment sur mon sein et le pétrissent avec violence,jusqu’àcequejemecontractesouslui.Ilseperdcontremeslèvres,avalemonsouffle,etjesombreenlui.Samainquittemagorge,serpentelelongdemonestomac,créantunelamede

chaleurdanssonsillage,pendantqued’ungestemaladroit,jetentedeluiretirersonmanteau.Sanssedétacherdemabouche, il s’agitepour l’ôter, finitpar lejeterplusloin,etsamainfileànouveausurmonbas-ventre.Quandelledisparaîtsousmaceinture,j’ouvrelesyeuxsurlui,pourboiresesexpressions,meprendreunshootdesonvisage.Àlaplace,jemeheurteàsesdeuxirisombrageux.Ilmeregardeavecintensité,etjedevinel’affrontementenlui.Violent.Implacable.Enplongeantdansmesyeux,j’ignorecequ’ilyvoit,maisilsetend,samain

se fige sur mon sexe. Il recule soudain dans un mouvement apeuré, presquepaniqué,etmetourneledosaprèsavoirrejetésescheveuxenarrière.Interdite,jeme redresse du fauteuil, alors qu’il se dirige vers le poêle dans un profondsilence pour y jeter du bois. Sa main tremble. Je reste un instant immobile,déroutée,cherchantàcomprendrecequivientdesepasser.Pourquoimerejetermaintenant?Unflashbackdenousdeuxallongésdans lacabanemerevientbrusquement

enmémoire.Sadétresse.Sesangoisses.Quand il referme la petite porte en fonte, je pose mon front entre ses

omoplatessansluilaisserletempsd’esquisserungeste.Larespirationcourte,jel’enlace,lesmainssursonventre,etlepressecontremoi.Mesdoigtspassentàleur tour sous son pull, errent sur sa peau douce, sur les quelques poils quitranchent son bassin, depuis son nombril jusqu’à sa ceinture. Ses abdos secontractentsousmacaresse. Ilplaque lapaumesur lemur,àcôtédupoêle,etétouffe un râle derrière ses dents. Contre son omoplate, jemurmure, le corpsvibrantd’émotions:—Tupeuxmefairecedonttuasenvie,Caern.Mamain droite s’engage sur la couture de son jean.De l’autre, je remonte

verssespectoraux,savourelesmusclescontractésetleveloutédesapeaufine.—Nedispasdeschosespareilles.—Jeveuxêtreavectoi.—Tunesaispascequeçasignifie.Je déboucle sa ceinture sans qu’il ne me retienne et détache un à un les

boutonsdesonpantalon.

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—Montre-moi.Jesenstoutsoncorpsseraidir.—Maja,tuesdifférente,àmesyeux.Tunecomprendspasque…Ilparaîtcherchersesmots,alorsquemamainpassesursoncaleçon,éprouve

la dureté de sonmembre. Je ferme les paupières pour en apprécier la forme,l’épaisseur et, lorsque je n’en peux plus de désir, j’introduis mes doigts sousl’étoffepour lecaresser.Ilgrogne, jure,puisbrusquementseretournepourmesaisirsouslescuisses.Ilmesoulèvedanssesbras,m’embrasseavecrageetmeportejusqu’aumatelasétalédanslefonddelacabane,aucœurdesombres.Ilmerenversesurlesdraps,merecouvredesoncorpsimposant.Iltiresurson

pullpourl’ôteretviresont-shirt,libérantàmavuesontorsesculptédemusclesfins et bien dessinés. En appui sur les mains au-dessus de moi, son regardfarouchemetélescopeetsonvisageprendunaspectanimal.Sonbassininsinuéentremescuisses,ildonneuncoupdehanches,puissepencheversmoi,laisseses lèvrescourirsur lesmiennes,avantdepossédermabouche.Lorsqu’ils’endétache,ilmeprévient,commeautrefois,d’unevoixhachuréeparlafièvre:—Necriepas,Maja,s’ilteplaît…surtoutnecriepas.Ilplongedansmoncou,merespire,m’effleureet,soudain,sansprévenir,ses

dents plongent dans ma chair, m’arrachent un sursaut violent. Mes bras serefermentautourdesesépaules,alorsqu’illèchemapeau,par-dessuslamorsurepourentamiserladouleur.Saisiedesurprise,jeravaledepeulecriquiafaillifranchir mes lèvres, et retombe sur le matelas après m’être cambrée sousl’attaque.Ilrelèvelesépaules,fouilledenouveauaufonddemonregardd’uneminepartagéeentrel’envieprimitivedecontinueretlapeurquejenelefuieàtoutjamais.—Je…pardon,Maja.C’esttoi…avectoi…jenepeuxpas…Avantqu’il ne tentede s’échapper, jeprends sonvisage encoupeet l’attire

versmeslèvres.—Pourquoi?—Parcequ’avectoi,c’esttropfort.Il donne un coup de bassin inconscient entre mes jambes, qui me vole un

gémissement. Il plisse les paupières, laissant deux veines vertes se faufilerjusqu’àmoi.—Jesuistropexcité,m’avoue-t-il.Avectoi, jerisquedeperdrelecontrôle.

J’aienviede…Ils’interrompt,paraîttiraillédesouffrance.—Dis-moi,l’encouragé-je.

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J’ail’impressiondeleperdre,ilreculeàl’intérieurdelui-même.—Jet’enprie,explique-moi.Jeteprometsdenepasm’enfuir.—Je…jenesaispasjouirsicen’estpasviolent.Jemecrispelégèrement,leregardesanscomprendre.Iltentedereculer,mais

jelerattrapeparlehautdesbras.—Reste.Jelevoissedébattreavecsespropresdésirsetsespeurs,maisilfinitparse

calmeretdemeureau-dessusdemoi,seshanchesondulantparintermittenceenunréflexedepossession.—Jeneveuxpast’infligerça,Maja,murmure-t-il,etavectoi,j’enaiencore

plusenvie.Jemedégoûte.Jeveuxtefairecrierpourpouvoirétouffertesputainsdecris,tucomprendscequeçaveutdire?Jedoisadmettrequenon,alorsjesecouelatête,leslarmespiquantmesyeux

malgré moi. Une onde de détresse traverse ses traits fatigués, émaillés dechagrin.Lablessuredesonâmesemblebâilleràtraverssonregard.—Jet’aiprévenue.Jevaistesouiller.Salirtesenviespourlestransformeren

dépravation.C’estcequejesuis,Maja.C’estçamonêtreprofond.Levraimoicontrelequeltoutlemondetemetengarde.Lemoindredemesdésirsestsale.Sonindexpassesurlamorsurequ’ilm’ainfligée,prèsdemaclavicule.—Pourquoituasbesoindeça?chuchoté-je,bouleverséeparsonexpression

horrifiéeetsesfantasmes.Ilnemerépondpas,maissonexpressiondouloureusepénètreprofondément

enmoi.Mon cœur hurle, pourtant, la question qui traversemon esprit en unefulgurancejaillitdemeslèvressansquejenepuisselaretenir:—Est-ceque…c’estcequetufaisaisavectasœur?Ilseraidit, lafureur l’envahit,batdanssoncorpscommeunpouls, toutson

visage se modifie en une boule de haine. Je sais que je n’en suis pas ladestinatrice.Les veines de son cou saillent sous son épiderme, puis tout aussibrutalement,ilselaissetombersurmoi,latêtedansmoncou.Saboucheprèsdemonoreille,ilsouffle:—C’estellequimefaisaitmal,Maja.Marespirationsecoupenet.—Ellem’aspirait. Je devais être châtié, à cause de ce qu’il y a enmoi.À

cause de ça. De ces désirs. Pour les étouffer. Aenna devait le faire pour mesauver.L’horreurmedonneunenouvellegifle.Jenepeuxmeretenirdel’enlacersi

fortquejeluiarracheuneplainte.Lecoudeau-dessusdematête,ildonneune

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nouvellepousséedesoncorpscontrelemien,commesiuneforcel’yobligeait.—Mamanleluiademandé,ajoute-t-il,etl’abominationdelascènes’incruste

dansmoncerveau.DesimagesdeCaernenfant,prisonnierdecettefamille,explosentdansmon

esprit.Quellesortedetorturesluia-t-oninfligéesàl’abridesregards?Dequelgenredeconneriesl’a-t-onabreuvéetmatraquépourqu’ilfinisseparcroirequesesdésirsétaientimpurs?Quelsétaientcesmotshorriblessusurrésaucreuxdesonoreille,tellesdesparolesd’amourdénaturées,sortiesdeleuraxe?Je ravale mon sanglot. Sa peau lisse glisse sous mes doigts, ses muscles

roulent.—Est-cequetuastoujourseuenviedefairedumal?demandé-jed’unevoix

frémissante.—Jenesaisplus.Avectoi,j’enaienvie.Ilseterreunpeupluscontremoncorps,sonvisageperdudansmoncou.Son

dossecouvredesueur.Iltremble.J’aidumalàcroirequ’ilveuilleéveillerunequelconque souffrance en moi, alors qu’il semble aussi éperdu et terrorisé àl’idéemêmedel’évoquer.—Et…quesepasse-t-ilsijenecriepas?Sonpoingsefermeprèsdematête.—Jenesaispas.Ellesfinissenttoutesparcrier.Unhaut-le-cœurmesaisit.Enécho,unelarmeluiéchappeetperlelelongde

magorge;jesuisfrappéeparsadétresse.—C’estàcemoment-làquetujouis?Sesbrasseresserrentautourdemoi,glissentsousmondosquisecambrepour

luirépondre,etm’étreignentavecforce.—Non.—Àquelmoment?—Quand…jelesenempêche.Jepeineàavalermasalive.Lasouffranceparaîtnidifierenmoi.Àcausedela

siennequiricocheetsemêleàlamienne.Àcausedesmensongesetdeshorreursqu’onluiafaitsubir.Àcausedesesdésirsfousetdudésespoirquejesensjaillirenlui,sediffusantcommeunedrogue.Mes doigts filent le long de son dos et se perdent sur sa nuque et dans ses

cheveux.—Etpourmoi,queveux-tuvraiment,Caern?—Nepasteperdre.Saréponsebrutale,instinctive,sembles’insinueraucreuxdemesos.

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—Jen’aipaspeurdetoi.—Tudevrais.—Tunemeconfieraispastoutcelasitupouvaismefairedumal.—Maja…maisc’estcequejeveux.—Pourtant, tume tiensdans tesbras.Tunemeblessespas.Caern, tun’as

riendesaleouderépugnantoujenesaisquelleautreineptiequ’ont’afourréedanslecrâne.—Arrête…Savoixsebrise,etunsoupçondecolères’yimmisce.Jecomprendstoutde

suitequ’abordercettequestionsouscetanglelerévulse,pire,lemetenrage.Jemedemandes’ilestenmesurederéaliserquesafamille,sasœur,samère,sontlesresponsablesdesontourment.Qu’iln’existaitpas.Qu’ellesl’ontfabriqué.—Jenecrieraipas,Caern.Sonpoingsefermesifortcontremesreinsqu’ils’incrustedansmachair.— Je… les étoufferai pour toi, ajouté-je dans une voix complètement

syncopéeetfrémissante.—Pourquoituferaisça?Ilredresseenfinlesépaulesetsetientau-dessusdemoi,lescoudesplantésde

partetd’autredematête.Sonregardbouleversé,veinéderouge,s’entrechoqueaveclemien.—Pournepasteperdre,réponds-jeàmontour.Je le vois reprendre une lourde inspiration, la panique et la honte livrent

bataillesurses traits.Je lèvelesmainset l’attrapeauvisagepour l’attirerversmoi.Ilselaisseentraîner.J’effleuresabouched’undouxbaiser,puisglissemalangueentreseslèvres.Sonregardmefixe,chercheàperceràjourmesdésirs,mestromperies.Jecamouflelapeurquimeronge.Celledefaireplusdemalquede bien. Celle de tout rater. Celle qui craint de le briser. Mais l’envie de lesauver,del’aimer,estplusviolenteetplusfortequemesangoisses.—Jet’enprie,Caern,fais-le.J’aiconfianceentoi.

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Chapitre18CaernMajaMajaMajaToutd’elletourneenboucledansmatête.Soncorps.Savoix.Sonregard.Son

envie.Etmahontequimehurledelalaissers’enaller,desortirdesavie.Denepas la souiller. J’ai trop goûté à la douleur pour pouvoirm’en sevrer, et je neveux pas la contaminer, qu’elle voie mon vrai visage. Qu’elle me haïsse elleaussi. C’est inévitable. Si je la touche, elle me détestera et me fuira. Ellecracherasurmoienmetraitantdecinglé.Ellevomirasahaineetm’humilieraunpeuplus.—Caern,m’appelle-t-elleencaressantmonvisage.Mon corps lui répond en se pressant davantage contre ses seins. J’ai envie

d’entrer en elle, de sentir qu’elle m’appartient. Mais de quelle façon meregardera-t-elleensuite?Jel’aiperdueunefois,souslesouriredel’angedemasœur.Àcausedemonenvied’enfinir,dedisparaîtredecetteTerrequin’arienàm’offrir.À part elle.C’est la seule bonne chose quime soit arrivée, avant dem’êtrearrachée.—Jet’enprie,répète-t-elle.Jesuisavectoi.J’écarquille les yeux sur la beauté de sa figure, sur ses boucles brunes qui

tombent autourd’elle telleune couronne.Ses jambes se resserrent le longdesmiennes.Lanauséegonfledansmonestomac,alorsqueledésirbrûledansmachair. Jem’approche de ses lèvres,mon cœur pulse jusque dansma tête. Elledevrait me fuir. Ce genre de fille n’a rien à faire avec une ordure dans mongenre. Pourtant, elleme regarde dans les yeux, ses doigts s’accrochent àmesépaules,mecaressent.Elleveutdemoi.Etjeveuxd’elle.— Essaie… essaie de ne pas crier, soufflé-je, souhaitant faire jaillir mon

propresangdansmabouchepourétoufferceluiquibombardemestempes.Ellehoche la tête, je lis l’anxiété sur ses traits,mêmesi elle tentedeme la

cacher. Je peux me contrôler. Avec elle. Elle n’est qu’indulgence, tendresse,désirsordinaires.

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Jemeredresse légèrementsur lesgenouxetpassemesmains le longdesesflancs,retroussantlentementsonpulletsont-shirtsursonventre.Ellealapeausatinée,quiglissesousmespaumestelledelasoie.Ellem’aideàluiretirersesvêtements,etlasplendeurdesoncorpsvoluptueuxsedévoilesousmesyeux.Lesangsedéversedanschaquepartiedemoncorpsàtouteallure,emportantdanssonsillagedesfragmentsdemaraison.Maîtrisanttantbienquemalmarespiration,j’insinuemamaindanssondoset

dégrafesonsoutien-gorge.Jeserrelesdentsenleretirant.Sesseinss’exposent,blancs,enflés,désirables.Majaadesformesmoelleuses,decellesquidonnentenvied’enfoncersesdoigtsdanslachair,delapétrir,delafairecrier…Jeme fige, fermant les paupières pour la soustraire àmon regard dépravé.

J’essaiedevirerlesimagesdematête,maislavoixd’Aennas’insinuedansmestempes:Tuessale,Caern.Tuvasluifairedumal.Jesuislaseule.Cen’estpasgrave…là…là…net’inquiètepas.Jeseraitoujourslà.Salopedementeuse!LesmainsdeMajaseposentsoudainsurmontorse,parcourentmesmuscles

duboutdesdoigts,tracentdescerclesautourdemespectoraux.J’ouvrelesyeuxsur elle, me laisse envahir par sa douceur.Me jette sur ses lèvres. La goûte.Dérivelelongdesoncou,desagorge.Prendsunseindansmabouche,tètelemamelondélicat.Elle secambre,m’offre sapoitrine.Uneoffrande.Ses lèvressontpincées.Sonsouffleraccourcit.Lerythmedesespoumonss’accélère.Sesdoigtsplongentdansmescheveux,mecontraignentcontreelle.Dansunréflexeprimaire, j’écartesesmains,plaquesonpoignetaumatelas.Jemordsfortdanssonsein sansmêmem’en rendrecompte,enunmouvementautomatique.Mesdents transpercentsachair,un légergoûtdesonsangimprègnemonpalais.Etelle crie. Un petit cri de stupéfaction, de douleur et de peur. La machines’emballeaussitôt.Monsexedurcitméchamment.Jemedégoûte.J’aienviedevomir,maisc’esttroptard.Matêteflambecommeunbouquetdefeud’artifice.Je relève lesyeuxverselle,Maja le sait.Elle le sentenmoi,monter telleunevague.Unraz-de-marée.Larage.Lasouillureabjectequigrondedansmatête.Samainseposesurseslèvres,sapeurtournoieenelle.—Pardon…murmure-t-elle.Tum’assurprise.Savoixpercemestympans,foremoncerveau.Jel’attrapesoudainparleshanchesetl’obligeàseretournersurleventre.Elle

neluttepas,mêmequandjetombesursondos,quemesdoigtstirentsaculotte,ladénudentsans lamoindredélicatesse.J’essaiederalentir,dela toucheravecmonâme,pasaveccecœurfourbeetcetespritdérangé.Jeveuxquecesoitmoien elle.Pas uneombre.Pas une émanationd’Aennaoudemagarcedemère.

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Moi.Enelle.Je respire fort.Mon index sillonne le long de sa colonne vertébrale. Jeme

contrôle,alorsque,levisageétalésurlecôté,elleépousemesgestesdesonœilgris bleuté. Ses lèvres sont entrouvertes, humides. Son souffle s’écoule à unecadenceeffrénée,tentantd’aspirercetairquejeluivole.Mamains’arrêtesurlacourberebondiedesesfesses.Majaestgracile,mais

ses hanches, ses cuisses sont pleines et appétissantes. Je les palpe, avant deglissermamainentresesjambes.Ellesetendsousmonintrusion.J’aideplusenplusdemalàmemaîtriserlorsquesonsexesedévoilesousmesdoigts,qu’elleétouffeungémissement.Mon index tourneautourde sonclitoris.Elle soulèveleshanchespourmepermettreuneplusgrandeamplitude,etjelapénètreavecmon doigt. Je suis tellement excité que je me touche, le jean et le caleçonbaissés.J’yvaisvigoureusementpourtenterdecalmermonpouls,deréorientermonenvied’éveillerladouleur.Mefairemalàmoi.Pasàelle.Ellereplielesdoigtsdanslesdraps,poselefrontcontrelematelas,soulèvede

plusenpluslebassin.Elleselivresansfardetmurmure:—Caern…Etc’estplusfortquemoi.Untourbillondesouvenirsmeheurteviolemment.

Tuessale.Regarde-moicesexedégoûtant.Laveça!Dépravé!Je prendsmon sexe dansmamain et le presse avec tant de fermeté que je

m’arrache mon propre gémissement. Surprise, Maja tourne la tête. Je suis sifuraxqu’ellemedécouvredanscetétat-làquejeplaquemamainsursanuquepourl’écraserdanslematelas.Uneplaintelégèreluiéchappedansunsouffle.Tujouisenregardanttasœur.Tuessale,Caern!Porc!Jedevraistecouper

cettechoseimmondequipendentretesjambes!Je perds pied.Mon cerveau s’embrouille,mes souvenirs se confondent.Les

haut-le-cœurs’acharnentsurmonestomac,donnentdescoupsd’estocade,et lahainem’envahit.Devientpulsante,vibrante.Jenevoisplusqu’unécranrougedevantmesyeuxetn’entendsplusqueleshurlementsdansmesoreilles:Ilétaitbieninutilequetuviennesaumonde.Tunefaisquesouillercettemaison.J’attrape Maja par les hanches, la fièvre barrant mon front. Mes ongles

s’enfoncentdanslachairtendredesescuisseslorsquejelaramènecontremoi.Mon sexe appuie sur le sien. Puis pousse. Violemment. J’écarte ses chairs,pénètresoncorps.Ellesecrispe.Soncrimeurtsurseslèvres.Ellel’étouffedetoutessesforcesmalgrélabrutalitédemonacte.J’essaiederalentir,d’adoucirmoninvasion,maisjen’yarrivepas.Plusj’ypense,plusjefrappesesfessesdecoupsdeboutoirenragés. Je ressorspresqueenentier,et reviensenelled’une

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nouvelle grande poussée quimanque de lui arracher un cri. Le plaisir rampe,aride,dévastateur.Dansmoncœurabîmé,jelasuppliedecrier.Denepascrier.Dehurler.Desetaire.Surtoutdesetaire.C’estplusfacile…non,c’estfaux.Jene peux pas jouir. Le plaisir reflue, puis revient, en un va-et-vient insensé,commemonsexequiselaisseaspirerdanssonfourreauétroit.Meslarmescoulentsursondos.Majafermelespaupières,alorsqu’elleretient

ses sanglots.Ellemérite tellementmieux.Pas ça.Pas cet acte absurdedont jevole tout le sens. Je veux qu’elle soit à moi. Être à elle. Pas la faire fuir oul’effrayer.Jemelaissetombercontresondos,l’emplissantdemoi.Poselefrontcontre

l’arrièredesatête.Jem’enfoncesiprofondémentqu’ellelâcheungémissementquiglissesurmonâmetelleunelamederasoir.Jerapprochesanslevouloirmamain de son visage pour étouffer ses plaintes, alors que je veux les entendre.Pourlestuerensuite.Çamefaitmald’êtrecommeça.D’êtretaré.Mapaumeenfermesabouche,maissamainrecouvrelamienne.Elleondule

du bassin contre moi pour mieux me sentir. Je la regarde, complètementdésorienté. Elle prend mon doigt entre ses lèvres, le lèche, fait gonflerl’excitation.Jelaisseéchapperungrognement,alorsquedenouvellesimagesmebombardent, laminent ma cervelle à grands coups. Je me concentre sur lemouvementdesajoliebouchesurmondoigt,sursachaleuretsamoiteur.Jemedressedanssondospourmieuxlapénétrer,alorsquelavoixd’Aennas’insinuecommeuneputaindeballefracassantmacervelle:Ellenepeutpast’aimer.Ceneseraitqu’unmensonge.Quandelleverraquitues…Majahalète,alorsqueledégoûttapissemonestomac.Sessoupirsseperdent

danslapièce,ilsressemblentàdesgriffuressuruntableaunoir.Mamainquittelebasdesonvisageetsinuelelongdesagorge.J’enroulemesdoigtsautourdesoncou.Tais-toi,Maja.Jet’ensupplie,tais-toi…Tu vois, Caern, tu ne peux pas t’en empêcher. Tu souilles tout ce que tu

touches.Lesmotsd’Aennas’immiscent,tatouésàl’encreindélébiledansmachair.Tu as besoin de quoi ? De lui montrer que tu as de l’emprise ? De la

puissance?Toi,petitêtreinsignifiant.Turampesàmespieds,maistuveuxluimontrerqu’avecelle,tupeuxêtreviril…montre-lui,Caern!Mes doigts encerclent brutalement la gorge de Maja. J’ai besoin de jouir,

maintenant.Leplaisirmartèlemoncorpscommedescoupsdepoingdansmesflancs,dansmescôtes.Majarefermeaussitôtsamainsurlamienneenungestededéfenseprimaire,maisellenesedébatpas.Mêmesilapaniquesegravesur

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sestraitssibeaux,ellesecontrôle,mechercheduregard,alorsquejetentedelefuir.Montre-lui que tu es son homme. Salis-la. Elle ne demande que ça. Vas-y,

Caern.C’est une chienne en chaleur. C’est tout ce que tu pourras gouverner.Unesalope…Non!PasMaja!Majaestdifférente.Elleveutêtreavecmoi.Elleveutm’aimer.C’estunesalope!Donne-luitonfoutrerépugnant.Montre-luiquicommande

ici…J’arrachebrusquementmamaindelapeausatinéedeMajaElleestcommelesautres.Elletedétruira…etcognelemurdetoutesmesforces.Unefois,deuxfois.Troisfois.LafermelafermelafermelafermeLadouleurexplosedansmesphalanges.Majasursauteàchaquecoup,sonsexeserefermantsurmoicommeunétau.

C’est sibonqu’ellemanquedem’arracherungrognement,maisaucunsonnes’échappedeseslèvres,àelle.Jefrappeméchammentjusqu’àcequeladouleuraitfusionnéavecmonsang.Quandcelle-ciestbienancréeenmoi,jem’enfonceprofondément,lapossèdeavectoutecettesouffranceaccumulée,toutcetamourque jerêvede luidonnersanssavoircomment, toutecetteragequipulsedansmatête.Ellemereçoitensilence,pressantmamaindanslasienne,etellejouit,en me retenant prisonnier. Fasciné, je la regarde serrer les lèvres, fermer lesyeux,secrisperdelatêteauxpieds,lajouissanceparcourantsoncorpscommeunvoilebordédegriffesquilacambrecontremoi.Alors,jejouisàmontour,labouchesursonépaule,mesdentsplongéesdanssachair.Suffisammentpourquejepuisseexpulsermondégoûtetmondésirenelle.Quandjeretombecontresoncorpsmoiteettremblant,mescheveuxdéferlant

autourd’elle,telleunebarrièrefaceaumondeextérieur,lahontem’envahit.Dusangtapisselégèrementsonépaule,làoùmacanines’estenfoncéedanssachair,etmamainasaignélelongdesonavant-bras,créantunobscurdessinrougesursa peau pâle. Le cœur oppressé, l’humiliation se cristallisant dansma tête, jerecule et bascule sur le dos, le bras devant les yeux. J’attends. C’est devenu

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inévitable.Commentpourrait-ellesupporterunêtrecommemoi?Jeluifaismal,luivoleunejouissancedégueulasseetj’aidûéveillerenelleunepeurviscérale,intimeetprofonde.Jenevienspasdeluifairel’amour.J’aioutragésonintimité.J’aicherchéàm’approprieretcorrompreunebeautéetunepuretémagnifiquesquejeneposséderaijamais.J’attendsqu’ellese lève,qu’elle ramassesesaffaireset laisseentrer le froid

dans lapièce. Je ladétestemêmeunpeupourça.Pourm’avoirdonné le frêleespoirqu’ellepuissem’aimer,malgrécequejesuis.Lepoingfermédecolère, je réaliseàquelpoint jemesuismontréabrutiet

naïf pour avoir pu penser que c’était possible. Pour avoir pu imaginer qu’ilexistait une petite chance que je me comporte normalement avec elle. Alorsqu’elle éveille tout le contraire de la normalité en moi. Qu’elle, plus quequiconque,animemondésir.De luimontrerque jesuisunhomme.Pasun tasd’étronsjetéssurlesol.Pascetypeabject.Pascemalade.Jenesaispascommentm’yprendreautrement.Je compresse mes dents, la douleur plantée dans le bide, le rire d’Aenna

couplé à celui demamère s’enfonçant dansmes oreilles comme si c’était dugravier.Jesuisàdeuxdoigtsdebondirprendrel’air,demefoutrelatêtedanslaneige

pourtairemespensées,lorsqu’uncorpschaudetveloutéseblottitsoudaincontrelemien.LamaindeMajaseposesurmontorseetmecaressetendrement,créantun frémissement sous ses doigts. J’en suis si étourdi que j’ai l’impression derêver.Jecrainsd’ouvrirlesyeuxetdedécouvrirqueriendetoutçan’aexisté.Sabouchefrôlemonflanc, lecôtédemonpectoral,puisserpentejusqu’àmoncou enme couvrant d’une dizaine de baisers emplis de chaleur. Ses lèvres sereferment sur le côtédemamâchoire, jusqu’àmonmenton, puis je la sens sehissersuruncoude,etsabouchecouvrelamienne.Ellem’embrassejusqu’àceque,désorienté, j’ôtemonbrasdemesyeux.Monregardtombeaussitôtsur laplaielelongdesaclavicule,latracedemesdentsvisible,puiscellesursonsein,encoreplusprofonde.Maja prendmes joues entre ses paumes et m’oblige à la regarder dans les

yeux.Lessienssontemplisdelarmes,etladouleurfrappemoncœur.Mesdentscrissent les unes sur les autres à force de presser la mâchoire. J’ai envie del’écarter demoi, j’ai l’impression de brûler sa peau,maisMajame l’interdit,glissel’unedesesjambesentrelesmiennes.—Ce n’est pas grave,Caern,murmure-t-elle. Je vais bien.Tu nem’as fait

aucunmal.

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Menteuse…Elle force un sourire sur ses lèvres que je trouve horrible. Sous mon

froncement de sourcils et ma mine sûrement peu engageante, elle l’effaceaussitôtetlaisseéchapperunlégersoupir.Elleattrapemamaindanslasienne,patine ses doigts le long demon poignet, puism’oblige à les regarder jointesensemble.—Cen’estpasàmoiquetuasfaitmal,Caern,medit-elleendésignantmes

phalangesécorchées.—J’aiessayé.—Denepasm’enfaire,insiste-t-elle.Jesaisquetuascherchéàtecontrôler.

C’estimportant,non?Jelaconsidère,éberluéparsafaçondepenser.—Tun’aspasenviedet’enaller?m’étonné-je.—Non.Tuveuxquejem’enaille?—Non.Ellemedédieunnouveausourire,pluslargecettefois-ci,etdéposeunbaiser

surmapaume.—Tun’espasordinaire,Caern,murmure-t-elleensepelotonnantcontremoi,

gardantmamaindanslasienne.Alorsquejemecrispesouselle,elles’empressed’ajouter:—Depuisl’âgedemesquinzeans,j’aiespérécemoment.—Tudoisêtredéçue.—Non,pourquoileserais-je?Nepasêtreordinaire,cen’estpasundéfaut.

J’aimetessilences,tafaçondemeregarder,tonenviedemeprotéger,tamanièreabruptedet’exprimerettescaresseslorsquetuveuxbienmelesdonner.Je détache ma main de la sienne et la passe sur ma figure. Pourquoi ne

parviens-jepasàm’approprieretcroireensesparoles?J’ailesentimentqu’elles’adresseàuninconnu.Or,depenserquecesmotssontdestinésàunautre, levideenmoiseremplitdehaineetdecolère.—Caern,pourquoituasditqu’avecmoi,c’étaitdifférent,plusviolent?Saquestionmeprenddecourt.Lesflashséclatentdansmatête.Les lèvres rouges demamère qui s’entrouvrent pourme jeter au visage sa

répulsion. Aenna, qu’elle tient entre ses mains comme un étau de fer, pourl’obligeràregarder.Pourlacontraindreàmefairedumal.Lesmotss’écoulentdansmestympans,teldupurin.Majame caresse de lamêmemanière qu’elle toucherait une bête paniquée

pourl’apaiser.Jeparviensàdesserrerlamâchoireenmeconcentrantsurelle,et

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tented’expliquer:—Parceque…tunemeregardespascommelesautres.Tunemefaispasme

sentircommeunmoinsquerien.Lahontem’opprimelagorge,maisjemeforceàluiparlerdeça,cequejene

me suis jamais permis avec personne.Endehors d’Aenna.Parce qu’elle seulepouvaitmecomprendre.Blesserpourmieuxpanser.Grifferpourmieuxcaresser.Hurlerpourmieuxgémir.—Jenesuispassûredecomprendre.— Une partie de moi veut te prouver que… c’est bien ce que je suis. Te

montrerquejenevauxrien.Quejenepeuxquetesalirentetouchant.—Etl’autre?medemande-t-elled’unevoixfrissonnante.Jedéglutis,fermelepoing.N’enpouvantplus,jerepousseMajaetm’assois

sur le matelas. J’aperçois la tache de sang que j’ai formée sur le mur et leséclaboussuresquisedispersenttoutautoursurleboisblanc.Majaserapprochedemoi,sanssesoucierdesanudité.Samainseposesurmanuqueettraceunserpent de chaleur avec ses doigts le long demes omoplates. La sensation debrûlureme saisit les tripes. Jeme retourne, attrapeviolemment sonpoignet etpresseMajacontremoi,seslèvresàquelquesmillimètresdesmiennes.Alors,jelâched’untonmordant,leressentimentreprenantvieàl’intérieurdematête:—L’autrepartdemoiveuttemontrerquetun’esriend’autrequ’uneputede

plusdansmavie.Sonvisagesechiffonneaussitôtsousmesmotscrus.J’aienviedevomir,mais

jemeforceàcontinuer.Elleveutsavoir,alorsellesaura.— Je veux temontrer que je suis ton homme.Que tume veux,moi.Mon

foutre.Mon emprise.Et si tu cries, j’ai envie de t’écraser davantage.C’est çaquetuaimes,Maja?Jelarejettedansunexcèsderage.—Non,c’esttoi,murmure-t-elleenseblottissantdansmondossanscraindre

macolère.J’enrestesaisidestupéfaction.— Je ne suis pas les autres femmes. Celles qui t’ont blessé. Celles que tu

détestes.Jeneteferaijamaislemoindremal,Caern.Pasvolontairement,entoutcas. Je n’ai rien contre ton foutre non plus, semoque-t-elle, se forçant à rire.Maisjeneveuxpasquetucroiesquetun’esqu’unmoinsquerienàmesyeux,c’estfaux.—Commentpeux-tulesavoir?Jemecomportecommeunsalaudavectoi.—Jene trouvepas.Tu teconfies.Tume laissesapprocher.Tupartages tes

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émotions,tessentimentsavecmoi,alorsquejesaisquec’estdouloureux.Jetournelatêteverselle.Majan’apassonpareilpourmedécontenancer.—Ettoi,c’estquoitessentiments?Quandjetetraitedecettefaçon,qu’est-

cequeturessens?Jebougedefaçonàvoirsonvisage,lalueurdanssesyeux,legrainivoirinde

sapeauetlarougeurdesesjoues.—Delacolère.Jemeprends ses troismotscommeuncoupdepoingdans l’estomac.Maja

s’empresse de poser samain surmon genou, sa chaleur se diffusant à traversmonjean.—Jenevaispastementir,Caern.Tuaspleindechosescasséesentoiquime

révoltent,parcequ’ont’aconvaincuqu’ellesétaientvraies.Alors,jeressensuneviolente colère envers ta famille.Envers laville qui te pousse à croire tout çaaussi.Mêmeenversmoipour…pournepasavoirétélàpourtoi.—Tunepouvaispas.Avant, jene t’auraispas laisséeapprocher.Jevoulais

justeenfinir.Neplusavoiràpenser.Elleprendmamaindanslasienneetretournemonpoignetsursacuisse.Là,

elleremontelesinnombrablescicatricesquiparsèmentmonavant-bras.—Pourçaaussi,jeressensbeaucoupdecolère.Maissurtout…Ellesedéplace,grimpesurmesgenouxetnouesesbrasautourdemanuque

avecunnatureldéconcertant.Mesmainsenveloppentinstantanémentsesflancschaudsetdoux.—Beaucoupd’amour.Jeveuxtedonnertoutcequej’aidanslecœur.Jene

suis pas là pour jouer avec toi. Pour me servir de toi. Pour t’humilier ou teblesser.J’aienviequetudécouvresuneautreviequecellequetuasconnueaumanoir.—Turecommences.—Quoidonc?—Àvouloirmesauver,murmuré-jecontreseslèvres.Elleacquiesce.—Maisc’estundésirtrèségoïste,Caern.—Ahoui?Jelèveunsourcilétonné.—Jeteveuxpourmoi.Elledéposeunbaisersurmeslèvres.Sesmainsglissentlelongdemoncou,

courentpartoutsurmoncorps.— Tu pourrais avoir d’autres hommes, sur l’île, Maja. Pourquoi tu

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t’encombres?—Jesupposequej’aimelesdéfis.Jelapropulsesurlesdrapsetmedresseau-dessusd’elle, lescoudesplantés

dechaquecôtédesatête.Dansmonesprit,unepetitevoixrésonne,familièreetdétestable :elle semoquede toi.Personnen’avraiment envied’êtreavec toi.Répugnant…J’essaie de la chasser. Plonge dans les iris clairs de Maja pour trouver le

réconfort et la chaleur. Me répète qu’elle veut de moi. Que je veux d’elle.Profondément.Etl’excitationvivoteaucreuxdemonventre,dansmonsexe.Denouvellesimagesreviennent,immaîtrisables.L’enviedel’entendrecriersousmapaume circule dans mes veines en une langue de flammes brûlantes etdévastatrices.—Moiaussi,soufflé-jecontreseslèvres.Jesuiségoïste.Jeteveuxpourmoi.Je reconnais à peine le son dema voix, basse, lourde, délivrant son lot de

désirsobscènes.—Jelesuisdéjà,chuchote-t-elle.Elleestcommelesautres,Caern.Elle tebriseralecœur.Joueavecelle.Ne

tombepasamoureux.Tusaisquetun’enespascapable.—Maja,dis-leencore,supplié-jepoureffacerlessemoncesdematête.—Jesuisdéjààtoi.Ses lèvresseposentsur lesmiennes,sesmainsmecaressent,commesielle

entendait elle aussi les horreurs quememurmurent ces voix, alors que je saistrèsbienquec’est impossible.Majanepeutpas les entendre.Le seulqui soitcasséici,c’estmoi.

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Chapitre19MajaLespremiersrayonsdusoleilpercentetserépandentàtraverslafenêtre,par

lesrideauxblancstranslucides.Lachaleurm’environne,alorsquelepoêles’estéteintdepuisunmoment.Jefermeuninstantlespaupières,savouresaprésencedans mon dos, son bras refermé sur mes hanches, sa main large et puissanteposée sur mon ventre en éventail, son souffle régulier qui se perd dans mescheveux.Ilaôtésonpantalonpendantlanuitsibienquesesjambessontmêléesauxmiennessansaucunebarrière.Jemesensbien,malgrémonétatdefatigueetl’élancemententremescuisses. Ilest tamisé.Pourunmatinnormal,aprèsunenuitàfairel’amour,j’enauraissouri,unepetiteirritationquirappellelesébatspassés,mais avecCaern, c’est unmélange perturbant.Un gisement de plaisir,unefondationépaissededésiretunefissurededouleurqui tented’ébranler letout.Maisjeneregretterien.Pasuninstant.Niseslarmes.Nilesmorsuresquimefontmal.Nilesangquiagiclésurlemur.L’ensembleétaitindispensable.Ensoi, je ne sais pas si ça changera quoi que ce soit à notre avenir, mais jem’accroche à l’idée que nous avons accompli un grand pas en avant. Il s’estdévoilé.Ilm’aouvertsoncœur,alorsquej’aiconsciencedeladifficultéqueçareprésente pour lui d’accorder sa confiance, encore plus à une femme. Cellesqu’ilaconnuesdanssavie,cellesquiauraientnormalementdûluiapporterdel’amouretdel’assurance,n’ontfaitqueleblesser,lerabaisser,l’humilier.Rienque d’y penser, j’en éprouve une rage crue et étourdissante. Outre l’enviefurieusedecollerdesgiflesàsonodieusegénitrice,j’aimeraisoffriràCaernunenouvelle définition du monde, de l’amour, qu’il voie en moi un espoir deconnaîtrelebonheur.Jenedésespèrepasnonplusd’apercevoirunjoursurseslèvresledébutd’unsourireheureux.Maispourl’instant,safaçondeconcevoirlesgens,lesrelations,lesexe,estcorrompuepardesannées–touteunevie–demaltraitance.Jenesaispascommentfaireensortedetoutremettredanslebonordredanssatête.Jenesaismêmepassic’estpossible,maisjeressenslebesoinet le désir ardent, presque enragé, d’essayer.Après tout, il a ouvert la brèche.Mêmesijen’aipasréussiàmecontenirdecrier,mêmes’ilaébranlémachair,mêmes’ilaeuenvied’étouffermavoix,ils’estrefréné.Ilafrappélemurpour

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ça.Pournepasmefairedemal.Toutcequejeretiensdecettenuitestlà.Danscettemarquesurlemur.Sursesphalangesécorchées.Ilapréféréseblesserlui-mêmepourmeprotégerdelui.C’estlaseulepreuvedontj’aibesoin.Jeme love un peu plus dans ses bras, profitant de la chaleur de son corps.

Caernestfaçonnécommeunearmoireàglace,puissanteetrobuste,surlaquelleonpeutseretenirdechuter.C’estunsentimentagréabledesesentirensécurité,alors que paradoxalement, Caern représente l’inverse de l’assurance et de lasérénité. Pourtant, ça ne me dérange pas de m’investir dans une histoire quirisque dem’exploser à la figure et deme faire souffrir. Cette souffrance seraseulementàlahauteurdecequej’aitoujoursressentipourcethomme.Depuisl’adolescentmystérieuxàceluiquisetientenrouléautourdemoimaintenant.Lavieasumemontrertrèstôtàquelpointellepouvaitêtrefantastiqueetl’instantd’après, monstrueuse. Ce n’est jamais linéaire et on ne sait jamais à quois’attendre. Au final, malgré les périls que cela comporte, ça vaut le coup des’impliqueràfond,pournesurtoutrienregretteràlafin.Caerngémitcontremoncouenmesentantépousertouteslescourbesdeson

corpsetresserresonbrassurmoi.Jegigoteafindemetournerfaceàluietdeglisser unemain entre nous pour caresser son torse. Ses paupières papillotentdanslalumièreouatéed’unmatindefind’automneets’entrouvrentsursesjolisyeuxverts.Ilsseposentsurmoietsemblentpresqueétonnésdedécouvrirquejesuistoujourslà.Jedéposeunbaisertendreetchastesursabouche.Lecoindeseslèvresseretrousselégèrement.—Salut,marmonne-t-ild’unevoixencoreensommeillée.—Salut.Jepassemamaindanssescheveuxpourenrepousserunemèchequitombeen

pleinmilieudesonvisage.Ilsuitmonmouvementdesyeuxd’unairsurpris.Jemedemandesoudains’ils’estdéjàréveilléauxcôtésd’unefemmeavantmoi.Ilapassédesannéesenhôpitalpsychiatrique,misencausepouruncrimequ’iln’apascommis. Il esthonnipartoutdans l’archipel, sibienqu’ilestpeuprobableque les filles de Svolvær lui accordent un grand intérêt. Comme Erlend avecmoi,lesfrèresoulespèresdoiventveilleràleurprogénitureetempêcherCaernd’entrerdansleurvie.Cependant,cettenuitnepeutmelaisserlemoindredoutepossiblesursesactivitéssexuelles.Iln’enestpasarrivéàdetellesextrémitésniàunetellecompréhensiondesesdésirssanslesavoirexpérimentésaupréalable.A-t-ildéjàétéamoureuxavant?Sesdoigtsquilongentmacolonnevertébraleenunelangoureusecaresseme

ramènentbrutalementdansmoncorps.Jecille,tandisqu’ilarqueunsourcilun

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brinnarquois.—Tun’étaisplusavecmoi,souligne-t-il.—Jeréfléchissais.Maremarquele tendaussitôt.Jem’empressed’ajouterenvoyantsonvisage

serembrunir:—Je…jemedemandaisseulementsituavaiseuunecopineavantmoi.Illâcheunricanement.—Jesaisquetun’enaspasàl’heureactuelle,mais…aprèsquetuessortide

l’hôpital…Il me coupe la parole en refermant ses lèvres sur les miennes. Elles sont

pressantesetsansdouceur.Ilnecherchepasàréveillerledésirdecettenuit.Ilsecontentedemeréduireausilence.Alors,j’obéisetmetais,leregardplantédansle sien. Il sedétacheensuitedemabouche,pousseunsoupiretbascule sur ledos,m’emportantavec lui. Jemeglisse le longdesoncorps,passeune jambepar-dessus les siennes jusqu’à frôler son bas-ventre. Sa main aux phalangesécorchéesseposesurmongenoupourlemaintenircontrelui.—Jen’aipaseudecopine,Maja,finit-ilparavouerenfixantleplafond.La

seulequiapuun jourse rapprocherdecettedénomination,c’est toi,etçan’apasdurébienlongtemps.L’osdesamâchoiresedessinesoussapeauquandillacrispe.—Maisjesupposequecen’estpaslevraisensdetaquestion,ajoute-t-ilen

abaissantlesyeuxsurmoi.Jemesensrougiràleharcelerainsi.—Jesuisdésolée.Jenevoulaispasmemontrerindiscrète.—Tuasledroitdel’être.C’estjusteque…Ilsetait,passelalanguesurseslèvres.—Plusjeteconfiedechosessurmoietplusj’aipeurquetut’enailles.—Tun’aspasàlepenser.Jenesuispaslàpourjugertavie,Caern.J’essaie

seulement de la découvrir et de te comprendre. C’est de cette façon quefonctionneunerelation,n’est-cepas?Ilritd’unriresansperspective,sansjoie.—Jen’ensaisrien.Personnenes’intéresseàmoi,àparttoi.—Tudoistrouverçaétrange,jesuppose.—Jetetrouve,toi,étrange.Jesouris,mehisseàsahauteurpourmeretrouverfaceàsonvisage.—Tugardestoutdemêmelapalme.Jetentededécortiquertonétrangeté.J’essaiedeluiarracherunsourire,maisjen’yarrivepas.Ilmefixeaveccette

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intensitébienàlui,etlesilenceserépanddanslacabanecommeunevaguequirecouvreunrivagependantlamarée,sanslaisserlamoindrechanceausabledenepas être avalé.Samain se crispe légèrement surmongenou. Il détourne leregard,paraîtperdudanssespensées.Aucunenesembleluiêtreagréable.Puisilfinitparlâchercommeunebombe:—Jepaiedesfilles.Sanspouvoirm’enempêcher,jemeraidis,medemandantsij’aibienentendu.—Une,enparticulier.Jesenssahontequil’envahitcommeunvoilequirecouvriraitsonépiderme.

Jeglisseaussitôt lamainsur son torsepourqu’ilcomprenneque,peu importesesaveux,çanemodifiepasl’imagequejemesuiscrééedelui.—J’ai…essayéd’aborderdesfillesensortantdel’hôpital,mais…commeje

neparlepasbeaucoup,çaleurfaitvitepeur,et…Il retire son bras de sous ma nuque pour le positionner en travers de son

visageetsedissimuler.—…vumafaçondefairel’amour,çan’ajamaisdurélongtemps.Payerles

filles,c’estdevenuplusfacile.Cellequejevaisvoirselaissefaire.Jepaiejustepluscherpour…pourluifaireunpeumal.Jen’aipasbesoind’expliquer.Sa pomme d’Adam accomplit un va-et-vient prononcé. Je continue de le

caresser,alorsqu’ilsetaitànouveau,melaissantaccueillircommejepeuxcettenouvellerévélation.—J’aieuunpetitami,luiconfié-jefinalement,aprèsunmoment.Çaaduré

quelquetemps.Sespectorauxsecontractentbrutalementsousmesdoigts.— J’étais très triste et paumée après ce qui s’est passé ici. J’avais peur, lui

avoué-je. Il m’a aidée à me remettre sur pied. Je croyais avoir réglé mesproblèmes,avantdemerendrecomptequejen’avaisfaitquelesfuir,aulieudeles affronter. En prenant conscience de tout ça, j’ai aussi réalisé que je ne lelaissaispasbeaucoupmetoucher,nidansmoncœur,nidansmoncorps.C’étaitassezfroid.Unpeuforcé.Pourluifaireplaisir.Parcequec’estcequisefaitdansuncouple.Jenevoulaispasparaîtreplusbizarrequejenel’étais.Àmesureque jeme livreàmon tour, ilbaissesonbraspour tourner la tête

versmoietplongersesyeuxdanslesmiens.— J’aimais sa présence et le sentir près de moi. C’était rassurant.Mais je

n’avaispasbesoindeplus.Jen’éprouvaispasvraimentd’envie.—Tu n’aimais pas ça ?me demande-t-il,manifestement intéressé parmes

confidences.

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—Cen’étaitpasdésagréable,jeprenaisduplaisir,mais…Jenesaispas,cen’étaitprobablementpascommeçaquejem’imaginaisleschoses.—Commenttulesimaginais?—Passionnées.Violentes.Unsentimentquiteretournelatêteetlecorps.Un

désirirrépressiblequit’envahitetquetunepeuxéteindrequ’avecl’autre.Maiscen’étaitpaslui,l’autre.Sesdoigtssinuent le longdemagorgeet s’arrêtentprèsde lamorsuredont

l’empreinteest toujoursparfaitementvisible làoùsescaninessesontplantées.Ils tournent autour sans oser la toucher et frôlent mon mamelon qui s’érigelentement.— J’ai pris du plaisir hier soir, me révèle-t-il. Ce n’était pas comme

d’habitude.—Parcequetunevoulaispasmefairedemal?Ilacquiesce,puisajouteenapprochantseslèvresdesmiennes:—J’aienviedet’endonneraussi,maisjenesaisfairequecommeça.Jeveux

être«l’autre»donttuparles,Maja.J’esquisseunsourirefaceàcecomplimentdontiln’amêmepasconscience.— Tu l’es déjà, murmuré-je en caressant le chaume de ses joues. J’ai pris

beaucoupdeplaisirhiersoirmoiaussi.Cen’estpasceàquoijesuishabituée…Illaisseéchapperungrognementd’oursblesséentresesdents,etjesourisen

ajoutant,malicieuse:—Tun’espasmétronomique,froidouacadémique.—Commentjesuispourtoialors?— Sauvage. Diablement sexy, réponds-je en laissant mes ongles glisser le

longdeson torse jusqu’àsesabdos. Jemesensdésiréequand tume regardes.Mêmesi tudéformesleschoses là-dedans,ajouté-jeentapotantsonfrontavecdouceur,tarudessem’amontréàquelpointtuétaisexcité,ettestentativespourtecontrôler,àquelpointj’étaisimportantepourtoi.—Oui.Caernestavareenmots,maismêmequandiln’enprononcequ’unseul,qui

peut paraître insignifiant, son sens est tout son contraire ; il révèle biendavantagedelui,desessentiments,desesémotions.Je l’embrasse chaudement, alors que ses doigts caressentmon dos, vertèbre

après vertèbre, son pouce roulant sur ma peau. Quand nous cessons de nousbécoter,ilmedemande,lesyeuxdanslesmiens:—Jeneveuxpasquetuteforcesavecmoi.Sije…jedépassecequiconvient

sansm’en rendre compte, tu doisme le dire. J’essaierai de… faire autrement.

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Hier,tum’asdemandédetemontrer,c’estcequej’aifait.—Jesais.Jen’hésiteraipas,luipromets-je.Il s’approchesoudaindemoi, telunfélinenmodeprédateur,mehume,son

nez le long demamâchoire, puis redressant les épaules au-dessus demoi, saboucheprèsdelamienne,ilmurmure:—C’étaitbon,Maja.Sajouefrôlemajoue,sespoilsdebarbem’irritentdélicieusementlapeauet

seslèvresreviennentjoueraveclesmiennes.—C’étaitlapremièrefoisquejetouchaislapeaud’unefemme,àl’intérieur,

m’avoue-t-il,melaissantcoitedesurprise.Jemetsquelquessecondesàcomprendre.—Tuveuxdire:sanspréservatif?Il hoche la tête.Une petite ride se creuse entre ses sourcils. Sa langue lape

ensuitemeslèvres,avantdes’immiscerdansmabouche,m’arrachantundiscretgémissement.—C’étaitpluschaud,medit-ilensuite,avantdem’embrasserencore,puisde

reprendre:Plusmouillé.J’auraisdûenmettreun,jelefaistoujours,Maja,maisjen’aipasréfléchi.J’étaistropembrouilléetexcité.Jevoulaistesentir.Il insiste sur ces derniers mots, d’une voix plus gutturale, pleine de sous-

entendus.—Parcequec’estplusfort?Ilmedévisage,et jedevinedans l’intensitédeson regardqu’ila saisi : j’ai

comprisoùilsouhaitaitenvenir.Samarqueenmoi.Sasouillureautantquesonpouvoirdéposéaucœurmêmedemaféminité.—Oui,toutestplusfortavectoi.Jegémisdeplaisirsoussesparolesetsescaresses.Sesprunellesprennentune

teinte plus sombre, gorgées d’excitation. Son sexe durcit contrema cuisse et,sans pouvoir m’en empêcher, je la frotte avec indécence sur sa peau nue etsensible.À l’instant où il bascule entre mes jambes, le souffle plus court, le corps

tremblant de fièvre, la porte vole soudain en éclats. Elle est arrachée de sesgonds,propulséedansdeséclissesdeboisverslepoêle.Lesonrésonne,brutal.Uncridestupéfactionetdepaniquem’échappe.Unedizained’hommesarmésde pistolets et de mitraillettes font irruption dans la cabane et l’investissent,piétinant le vieux parquet. Le fauteuil deCaern est balancé à travers la piècepourlibérerlepassage.Desordreshurlésretentissentdansunmélangedevoixetemplissent la cabane. Je n’ai pas le temps de réfléchir dans le brouhaha et le

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froid, que des mains s’emparent de Caern, l’arrachent à moi et le propulsentcontrelemuravectantdeforcequesatêteheurtelebois.Jemetsquelquessecondesàreconnaîtrelesuniformes,lescasques,lesgilets

parballesetlesarmes.Jemedébatspourattraperlacouverture,m’encouvriretmeredresserdumatelas.DeuxhommesontceinturéCaern,placéfacecontrelemur,dans sanuditévulnérable. Je reconnaisSørensenet j’entends savoixquiforedansmoncrâneavecunpicàglace:—CaernCorange,tuesenétatd’arrestation…Jen’entendspas la suite, tropmédusée, choquée.Tout se déroule au ralenti

alors que l’attaque n’a pris que quelques secondes. La clameur gronde encoredansmesoreilles.J’attrapeauvolleregarddeCaernqui,lajouecolléeaumur,froncelessourcils.Ilneditrien,mâchoiresserrées,maissesyeuxbraquésversmoivalenttouslesdiscours.Il est arraché à ma vue lorsqu’une main se referme brusquement sur mon

poignet et me fait exécuter une volte-face. Je lève des yeux paniqués et meretrouve face au visage énervé de Leiv. Son regard bleu semble traverséd’icebergs.Lesveinesdesoncousaillentsoussapeau.Sapoigneestféroceetdouloureuse.Jemerendscomptequejepleurelorsquejesurprendssonregarden train de suivre le chemin de mes larmes. Ses lèvres en tremblent, pas decompassion,non,decolère.—Habille-toi!m’ordonne-t-il.Ilmerejetted’ungestebrusqueverslefonddelacabane,endirectiondemes

vêtements éparpillés. Je manque de m’étaler en achoppant contre le bord dumatelas.Démunie, jemaintiensmaladroitementmacouverturepourmecacherdu regard de tous les hommes présents, nerveux et excités par l’adrénaline.Celle-ci est palpable dans la pièce, dans leurs gestes circonspects, dans leursœilladesacérées.Jemesensmal.J’ailanausée.LeshommesdeSørensentraînentCaernversl’entréeetluifourrentunjeanet

unpulldanslesbraspourqu’ils’habillerapidement.Jecomprendstoutdesuitequ’onnemelaisserapasl’approcherouluiparler.Ilobéitd’unairmécanique,maissonregardresteobstinémentaccrochéàmoi.—Dépêche-toi,Maja!mecrieLeiv.Jene l’ai jamaisvuarborerun telmasquedehargne.Gardant tantbienque

mallecontrôledemesnerfs,jemedétournedeCaernetmeprécipiteversmeshabits. Mains tremblantes, j’attrape ma culotte, frissonne sous les multiplesregardsquimesurveillentsansdécence,commesij’étaiscapabled’attraperunearme. Jeme sensbafouée,méprisée. Je connais tousceshommes !Laplupart

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m’ontvuegrandir,quandjen’aipasgrandidirectementaveceux.CommeceluideLeivquimedévisagemaintenantcommesij’étaisuneputequisedonneaupremierquipasse,cequiestplutôtironiquequandonconnaîtsavie.Humiliée,j’essuiemeslarmesd’unreversdupoignetettienspéniblementla

couverture devant moi pour enfiler ma culotte sans me dévoiler davantage.Lorsque je parviens enfin à la positionner correctement, je surprends Leiv entrainderenifler,passantsamainsursonnez.Danssesyeux,unelueurdedésirmepercuteaussiviolemmentques’ilavaitposélesmainssurmoi.Safaçondemeregarder,sipeuhabituelle,faitaussitôtnaîtredansmonventreunsentimentbrutal de répulsion.Un goût de bile envahitma gorge. J’ai l’impression qu’ilmarquesonterritoire,qu’ilcrieàtoutlemonde,etàCaernenparticulier,quejeseraibientôtàlui.Jemedépêchedeprendremont-shirt,maisaumomentoùjeluttepourlepassersansfairetomberlacouverture,uneagitationsecréedansledosdeLeiv.Celui-cisedétournedemoi,etlavoixdeCaern,mêmesielleestbasse,résonnedanstoutelacabaned’untondéchaîné:—Nelaregardepas!Leivlaisseéchapperunricanement.Unsourirenarquoisétireseslèvres,etil

rétorquesèchement:—Quandellesauralavérité, ilyafortàparierqu’elleneregardeplusque

moi,salopard!Le timbre froiddeLeivmeglace le sang. Jene suispasaccoutuméeàvoir

cette facette de lui. Il a toujours été le garçon jovial, le rebelle, le noceur quiaimes’amuser.Pascetêtrecalculé,emplidecolèrequisetientdevantmoi.LevisagedeCaernsefroisse.—Çasuffit,emmenez-le,intervientSørensend’untoninfaillible.OnlaisseàpeineàCaernletempsd’enfilersesbootsquelesflicsletraînent

dehorssousmesyeuxincrédules.Moncœurcognesifortquejem’attendsàcequ’iljaillissehorsdemapoitrine.—Occupe-toid’elle,ordonnelechefdedistrict.Leiv hoche la tête et se campe de nouveau devant moi. Je fixe quelques

secondeslepistoletnoirqu’iltientpressédanssapaume.Matêtebourdonne.Jevoisflou.Cen’estqu’uncauchemar.J’ail’impressionquelespharesbleusdesvoituresdepolicefiltrentjusqu’ici,emplissentlacabane,peignentdeséclairssurlesmurs.—Maja,tuasentendu.Dépêche-toi.Jereviensàmoi,m’empressedesaisirmonpantalonetdel’enfiler.Alorsquelacabanesevidepeuàpeu,melaissantseuleavecLeiv,ils’avance

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versmoi.Dansunréflexeridiculedeprotection,jereculeetmanquedetombercontre le petit meuble de cuisine. Leiv se stoppe net, me dévisage, un voilesombrepassantsursestraits.Puis,unrictusrevienttirerlecoindeseslèvres:— C’est de moi dont tu as peur, Maja ? me demande-t-il d’un ton frappé

d’amertume.Jehochelatête,tremblantdetousmesmembres.Ildoitprendreconsciencedufroidquienvahitlapièce,detouteslesparcelles

depeauencorenues.Ilémetunjuronetmedésignelerestedemesaffaires.—Grouille-toi.Jedoist’emmenerauposte.—Mais…pourquoi?Quesepasse-t-il?Unmusclede samâchoire tressaute.Son regard sedétournevers la fenêtre.

Delà, j’aperçoislesflicsquiconduisent,menotté,Caernversl’alléeprincipaledu cimetière. Le contraste entre la petite chapelle d’un blanc immaculé et lesombres des policiers me saisit. Mon pouls bat jusque dans mes tempes, meremplitlatête.QuandjereviensversLeiv,ils’estrapprochédemoi.Sesiris,brillantscomme

deslames,plongentdanslesmiens,etilcrachepresquesurmonvisage:—Erlendt’avaitavertiedeneplusl’approcher.—Jefaiscequimeplaît!—Etçateplaîtdebaiseravecunassassin?— Ce n’est pas lui ! Vous vous acharnez à lui vouloir du mal. Vous êtes

commetouslesautres.Sabouches’étirederage.Ilm’attrapeparlesdeuxbras,meramènecontrelui,

alors que je tente deme débattre, et me secoue jusqu’à ce que je daignemecalmer.Alors,illâchefroidement:—Onaretrouvélecorpsd’unefille.Jepleure,renifle.—Etalors?Tunepeuxpasl’accuserdetouslesmaux!—Alors… elle avait le beau sourire de l’ange tatoué sur les lèvres. Ça te

rappellequelquechose?

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Ilétaitenrage.Ill’avaitdéjàconnue,balayant,irradiantsoncorpscommesi

onjetaitdukérosènesurlui.Maisilavaitlasensationqu’elleétaitencoreplusprofonde, plus terrifiante, prenant possession de tout son être. Il voulait luttercontre elle.Oui, lutter. Contre son désir. Celui qui grandissait dans sa tête enmême tempsquesa rage.Lesdeux intimement liés, telsdeuxamantsmaudits.L’éteindre.Ilnepensaitqu’àça.Couperleflotanormaldesesémotions.Ilavaitl’impressiondedégueulersonenvie,qu’ellesuintaitàtraverstouslesporesdesa peau et que tout lemonde pouvait la voir. C’était à cause d’elle. Il l’avaitsuiviedanslarue,ilavaitadmiréseslongscheveuxdéferlantjusqu’àsesfesses.Il avait éprouvé un désir violent, sauvage, qui avait gonflé son sexe dans sonpantalon.Maintenant,cederniernesortaitplusdesatête.Ilsemblaitvoguersurchacunedesespensées.Ilavaitessayédel’expulserenbaisantd’autresfemmes,desecomporternormalement,d’éradiquersonenvieparleurvaginfétide.Maisrien. Les fantasmes l’engourdissaient, son sang pulsait constamment à sestempes, noyait son esprit dans un salmigondis d’idées de plus en plusterrifiantes.Mêmelui,ilenéprouvaitdelaterreur.Cesfantasmesavaientl’airsibon…Ils’étaitmasturbétroisfoisenpensantàellerienqu’enunesoirée.Troisfois.

Ilavaitjouibrutalement,maculantsonlitdesperme.Il savait que ses jours étaient comptés dès cemoment-là. Il n’avait fait que

retarder l’inévitable. Il s’étaitpromisd’arrêter.Denepas recommencer.Denepas y penser. Mais il n’y était pas arrivé. C’était au-dessus de ses forces. Ill’avait tellement désirée. Elle hantait ses nuits. Ces femmes qu’il prenait par-derrière,pournepasvoirleurvisageetconstaterquecen’étaitpaselle,étaientloindeluisuffire.Ilavaitcraqué.Ilnel’avaitpasdécidédegaietédecœur.Ilavaitfournitant

d’effortspoursecontenir.Iln’avaitpasprévunilequand,nilecomment.Maisilsavaitquecemomentviendraitdelui-même.Etcefutjouissifetdestructeur.Toutcequ’ilsouhaitait.Il en perdait une fois de plus la raison. Il brûlait son humanité,mais il n’y

pouvaitrien.Non…Ilétaitcommeça.Quelquechoseclochaitenluiqueriennepouvait réparer. Il était fichu. Chacune de ses pensées le ramenaitsystématiquement à ces nuits cauchemardesques et délicieuses. La premièreavaitétédouce,maismaladroite. Ilavaitmalgéré.Paniqué.Soncouteauavaitripépartout,surlescôtes,surleventre,etlesouriredel’angeétaitraté,bancal,çaluitordaitlevisaged’uneétrangemanière.Elleétaitencoreplushideuseque

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cequ’ilavaitsouhaité.MaisAenna…Aenna,çaavaitétésibon.D’y songer pouvait encore le faire bander. Son souvenir le possédait si

souvent. Il ne pensait pas que cette salope serait finalement si confortable, sichaude,elleetsalanguedevipère.Maiselles’étaitlaisséfaire.Çaluiavaitplu,qu’elle se donne à lui comme ça.Qu’elle ouvre ses cuisses pour lui.Qu’il laprenne et la fasse jouir dans la souffrance, ses cris se perdant au milieu desgémissements.Elles’étaitdébattueensuite.Quandilavaitvouluredessinersestraits, effacer cette beauté sournoise. Il voulait la détruire. Ne plus jamaisl’admirer.Elleavaitessayédecrier.Ilavaitdûlacogner,unpeu.C’étaitassezdésagréablesurlemoment,parcequ’ellemaculaitdedéchetscequ’ilsouhaitaitaccomplir,maisçaavaitsuffiàlacalmer.Ellel’avaitregardédroitdanslesyeux,avec cette hargne, cette force détestable, malsaine, lorsqu’il avait appliqué salame sur sa bouche. Il en avait détesté le goût. Cette bouche immonde quidéversaitsahaine.Samainavaittrembléd’excitation.Soncorpsvulnérableetàsamerciétaitcrispésouslui,tenducommedesboutsdemétal.Ilavaitessayédefaireçabien.Illeluidevait.Elleavaitréveillétoussesdésirsobscurs,valaittouslestrésors.Touteslesputesdecetteplanète.Ellereprésentaitlaquintessencedesahaine.Oui, toutescesannéesdurant, ilavaitbrûléderecommencer,enespérantau

fonddesonâmeputridequeceseraitencoreunefoisladernière.Mais,ildevaitsefaireuneraison.Elleétaittoujoursdanssatête.Cetteenvie.Puissante.Sournoise.Quimurmuraitdesmotsd’amour.

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Chapitre20MajaUnsilenceécrasantrègnedanslavoiture,tandisqueLeivmeconduitversle

postedepolice,àl’extrémitéduprincipalîlotdeSvolvær.Jeregardedéfilerlesmaisons,mon piedmartelant le solmoquetté de nervosité et d’agacement. Lanausée continue de tournoyer dans mon estomac vide. Des images quicommençaient à peine à s’estomper de ma mémoire reviennent me heurtercomme si on me jetait des cailloux en pleine figure. Des visions d’Aennaétendueprèsdeseaux,juperetroussée,leventredégarnidesapeau,etcesouriresi atroce qui avait ravagé sa beauté. Je ferme les poings sur mes genoux,incapablederetenirletremblementquimeparcourt.Leivtournelatêteversmoi.Sonregardesttoujoursaussisombre,mêmesij’y

devineunepointedecontritionquimerendamère.Ilaosémejuger,m’insulteretmemépriser, tout ça enun instant, sans ladécencedem’accorderquelquesminutespourmerendreprésentableetmedéfendre.Siseulementjepouvaisêtresûrequ’Erlendserangeraitdemoncôté,jeluidemanderaisdebotterlesfessesdesonpote.MaisErlendseraaussiénervéqueLeivdèsqu’ilapprendracequis’estpassé.Horsdequestionquejecomptesurlui.Seuledanscettevoiture,auxcôtésd’unhommequim’adéjàclasséedanssa

têtecommeétantunefillefacileetstupide, jeprendssoudainconsciencedelasolitude deCaern.Un crime est commis, et la police se jette sur lui telle unebandedehyènesaffamées,sanssesoucierdechercherunautresuspect.Caernestlecoupableidéal:renfermé,marginal,avecdesantécédentspsychiatriquesetune famille de tarés désargentés. Il est tout désigné. À quoi bon chercher unautresuspectquandcelui-civoustendlesbras?Faceàmonsilenceobstiné,Leivserreviolemmentsonvolantdontlecuirnoir

crissesoussespaumes.—Merde,Maja,grogne-t-ilentournantlatêteversmoi.Disquelquechose.—Vatefairefoutre!Unegrimaceagacéepassesursonvisage.—OK,jenem’excuseraipas.—Trèsbien,c’estnoté,réponds-jeaussifroidementquepossible.

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— Je ne m’attendais pas à te trouver là. À poil avec ce malade. J’ai étésurpris.Bonsang,devanttouslesmecsdel’intervention.Ilst’onttousvue!—Mercidemelerappeler.J’apprécie.Jedétournelesyeuxdesamineénervéeetfixeleborddemer.—Ilauraitputetuer,Maja.Tun’asconsciencederien…—Jerefusedet’écouter.—Bonsang!Faisuneffort.J’entendsdenouveaulecrissementdesesdoigtssurlecuir,etilajouted’une

voixplusbasseetlourde:—Tunesaispascequej’aivucematin.Unodieuxfrissonmetraverseetmeglacelecorpsenuninstant.—Jeneveuxpaslesavoir.—C’estChristieBerg,lâche-t-ilbrusquement.Je lève la main devant la bouche, réprime un violent haut-le-cœur qui me

secoueenentendantlenomd’unefillequej’aiconnueaulycée.Nousn’étionspas très proches ; nous nous croisions parfois au bahut ou en soirée,lorsqu’Erlend acceptait de m’emmener. Une fois partie des Lofoten, je n’aijamaiseuoucherchéàavoirdesesnouvelles.Noussuivionstoutesdeuxnotrepropre chemin. Le sien venait de s’arrêter brutalement. Je garde d’elle lesouvenir d’une jolie jeune femme, sympathique, souriante, qui avait le béguinpour…Troublée, je tourne la tête versLeiv. Il fronce les sourcils, ses pupilles sont

anormalement dilatées. Je remarque soudain son teint pâle, un peu cireux,rehaussépardesjouesmalrasées.—Jesuisdésolée,bredouillé-je,soudainfollementgênée.Ilhausseuneépaule.—Pourquoitut’excuses?Decoucheravecunsalopard?—Arrête!Tu…tuvoyaisencoreChristie?—Non.Onsecroisait,c’esttout.Il conduit la voiture sur le parking enneigé et la gare devant le nouveau

bâtiment de la police de la ville. Quand je suis partie de Svolvær, ce derniern’était pas encore construit.Maintenant se dresse sousmesyeuxungros blocgris,trèsmoderne,avecunegrandeantennesurletoitetdemultiplesfenêtresetbaies vitrées, d’où aucune âme ne semble pouvoir s’échapper. La bâtisse estfroide, égarée sur ce bout de terre qui ressemble davantage à une zonedésaffectéequ’àunmagnifiqueîlot.Leiv coupe lemoteur, garde unemain autour du volant et fixe le poste de

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policedevantnous.—Oùest-cequ’elleétait?demandé-je,incapabledem’enempêcher.—Jenepeuxpasterépondre.—Leiv!J’abaissemesmainssurmescuisses,observelespoliciersquidescendentde

leursvéhiculesetsedispersentdanslabâtisse.—Jenepeuxpas,insiste-t-il,puiscalantsanuquecontrel’appui-tête,ilferme

un instant lespaupièresetajouted’unevoix rocailleuse :Elleest tatouéedansmesrétines,Maja.Jen’arrivepasàm’ôtersonvisagedelatête.Ladouleurdusouvenir lardemescôtes.Jerepliemesdoigtsà l’intérieurde

mespaumespouressayerdemecalmer,maismatentativeestvouéeàl’échec.—Jecomprends.—C’estpourcetteraisonquetuespartieilyadixans?J’acquiesce.—Dèsquejesortaisdelamaison,jemeretrouvaisdevantl’endroitoùAenna

estmorte.Jenelesupportaisplus.—Alors,tudevraiscomprendremieuxquepersonnecequejeressens.— Je sais que tu es bouleversé,Leiv.Ça, oui, j’en ai conscience.C’est ton

acharnementquimedépasse.—Parceque jeveuxarrêterun tueur?s’énerve-t-ilaussitôt.L’empêcherde

recommencersuruneautrefille?Nosregardsseheurtentets’affrontent.—Cen’estpasenarrêtantCaernque tuyparviendras,m’agacé-jeavantde

m’extrairedelavoiture.Ilclaquelaportièreàsontour,poselecoudesurletoitdelavoitureetmefixe

froidement.— Imagine une seconde qu’on ne se trompe pas, Maja. Imagine que tu

viennesdepasserlanuitavecunhommequi,quelquesheuresauparavant,violaitunefilleetplongeaitsesmainsdanssonventre,aprèsavoirdessinéaucouteauunhorriblesouriresursonvisage.Imaginequetusoisaveugléeparl’amouretqueturefusesdevoirqueCaernestfou.— Alors imagine à ton tour que vous vous fourvoyiez et qu’en restant

focalisés sur Caern, vous laissiez un type s’acharner sur d’autres filles. Tudormirasmieuxlanuit?Maintenant,finissons-en,tuveux?Jemedirige aussitôt vers la porte, en le laissant jurer dansmondos. Ilme

rattrape dans le hall, saisit mon bras et me guide dans les couloirs. J’ail’impression que tous les yeux sont braqués sur moi. La plupart des gens

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présentsdanscebâtimentviennentsouventaurestaurantdel’hôtel,côtoientmonpère,monfrère,etmaintenant,toutlemondesaitquejecoucheavecCaern,pireencore, qu’onm’a surprise au lit avec lui.Le rougememonte instantanémentauxjoues.J’aihâtequecettejournéesetermine,afindepouvoirmejetersousmes couvertures et me rouler en boule en pleurant toutes les larmes de moncorps.Maishorsdequestiondecraquerpourlemoment.Sij’abaissemagarde,cen’estpassurmoiquelesfoudresretomberont.Ici,ilsn’attendentqu’unfauxpaspourclorecedossieretenfermerCaerndansunhôpitaljusqu’àlafindesesjours.Leivmeconduitdansunepièceauxbaiesvitréesquis’ouvrentsurlesbureaux

d’uncôtéetsurleportdel’autre,etm’inviteàm’asseoiràunegrandetablederéunion.—Resteiciunmoment.Ilreculeverslaporte,passeunemainnerveusesursonvisagesanscesserde

meregarder,puismedemande:—Est-cequetuasbesoindequelquechose?Uncafé?—Tunemeconsidèrespluscommeunecriminelle?—Arrête,Maja.Jefaismontravail,c’esttout.Jepousseunsoupir,jetteuncoupd’œilendirectiondesbureaux,mesensmal

àl’aise.—J’aibesoind’allerauxtoilettesetd’ungrandcafé.—JevaisdemanderàThéadet’accompagner.Jemechangeetteramèneton

café.—Merci,réponds-jed’untondistant.Ilhochelatête,puistournelestalonsetrefermelaportesurmoi.Jemesens

aussitôtprisonnièredecescloisonsdeverre.Jetireunechaiseenboutdetable,prèsdes fenêtresquidonnent sur lamer,m’écrouledessusetplonge levisagedansmesmains.Jeresteainsi,àressassermasoirée,mavieetCaern,jusqu’àceque Théa, la secrétaire du poste de police, apparaisse et me conduise auxtoilettes.Théaestuneanciennedulycéeelleaussi,uneamiedemonfrèreetdeLeiv.Jecroisd’ailleursqu’ellecouchaitaveccedernier,maisquin’apascouchéavecluidanscetteville?Elleafficheunairchagrinéetresteprévenanteàmonégard. Jemesoulage,m’accordequelquesminutespourmenettoyer la figure,démêlermescheveuxenpassantmesdoigtsdedansetretrouverformehumaine.Ces hommes ont fait irruption dans la cabane, nous ont tirés du lit en simpleappareil.Jen’aiguèreeuletempsdemepréoccuperdemonapparence.Faceaumiroirdestoilettes,jeressembleàunlapinprisdanslesfeuxd’unevoiture.Je

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mepincelesjouespourréveillerlerosedemonépiderme,etmegalvaniseenmerépétantquetoutvabiensepasser,pourredonnerunpeud’ardeuràmonregard.Le résultat n’est pas parfait, mais dans les circonstances actuelles, ça suffirabien.JelaisseensuiteThéameraccompagnerjusqu’àlasallederéunion.Entraversantlebureaueneffervescenceaprèslesdécouvertesdelamatinée,

jecherchedesyeuxlasilhouettefamilièredeCaern,maisnel’apercevantnullepart, j’en déduis qu’ils l’ont probablement déjà conduit dans une salled’interrogatoire.Jemesenssoudainsiseule.Laprésenced’Erlendmemanque.Jeregrettedenepouvoircomptersurlui,sursonsourireetsesbrasréconfortantspourm’accompagner dans cette histoire, comme il l’avait fait lors de lamortd’Aenna.Maiscettefoisestbiendifférente.Ilrisquedepiquerunecrisedenerfslorsqu’ilapprendraquej’aipassélanuitavecCaern.Jenepeuxpasmereposersurlui.Jeretrouvemaplaceprèsdelafenêtreetj’attends.Longtemps.Théam’amène

uncaféetunepâtisserie; je laremerciepoursagentillesse.Leivneréapparaîtpas. Je vois défiler les policiers de l’autre côté de la vitre. Quelques-uns mejettentparfoisunregardsévèreoucurieux.Onmelaisseletempsderuminer,deréfléchiràlasuitedesévènements.Jesupposequetoutcelaestréaliséàescient,dansunevolontédem’ébranlerpourmieuxmetirerlesversdunezensuite.Alors que le jour commence déjà à décliner, la nuit polaire grignotant les

contoursduciel,lechefdelapolicelui-même,TorSørensen,faitsonapparitiondanslegrandopenspacedanslequeltravaillentlaplupartdesessubordonnés.Ils’arrête pour échanger avec certains durant quelques minutes, puis il marched’unpasalertedansmadirection.Danssondos,suivantsespascommeunbonpetit chien, je repère tout de suite Leiv. Je comprends alors quemon tour estvenudepasseràlacasserole.Sørensenpénètredanslebureau,vêtudesonuniformedepolicierimpeccable,

sacravatebleu foncébienmise, ses largesépaulettesaffichantses troisétoilesd’inspecteur en chef. Il avance vers moi, le regard inflexible, alors queparadoxalement,ilafficheunsourirequiseveutrassurant,maisquiprovoqueenmoitoutsoncontraire.Jenesuispasnaïve.Lechefdelapoliceessaied’embléedememettreàl’aise.C’estunamidemonpèredepuissilongtemps.Ilm’avueramperàquatrepattes, joueravecErlenddanssonsalon,manger lesglacesdesonépouse.Ilsaitparfaitementàquelpointilestplusdifficiledementirfaceàquelqu’unque l’onconnaît,d’autantplus lorsquecelui-ci est tout à fait apteàdevinersivousêtessincèreounon.Leiv referme la porte derrière lui. Il s’est changé et,même s’il a gardé son

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pantalonnoirdepuisl’interventionmuscléedecematin,iladélaissélegiletparballe et porte désormais un polo foncé qui expose sa petite étoile jauned’inspecteursurl’épaulette.Ildéposeunordinateurportablesurlatable,àdeuxsiègesdemoi,ets’assoit

dansunprofondsilence.Ilsembleaussitenduqu’unecorded’arc.Sonregardabiendumalàseposersurmoi.Sørensen,lui,rested’unflegmeinébranlableets’installe de l’autre côté de son subalterne, de manière à ce que je soisparfaitementbienencadrée.Lamainsurlatable,lesyeuxbraquésdanslesmiens,ilembrayealorsd’une

voixdouce,maisferme:—Jesuisnavréquetuaiesdûattendresilongtemps,Maja.J’incline la tête pour toute réponse. Je préfère le laisser venir, ne pas me

perdreendéblatérantàtortetàtravers.— Leiv va prendre ta déposition sur l’ordinateur, m’explique-t-il. C’est la

procédure.—Jem’ensouviens.—Bien.J’aiquelquesquestionsàteposer,tut’endoutes.Leivouvrel’écrandel’ordinateuretpianotesurleclavier.Detempsentemps,

son regardvientm’effleurer.Sørensenattendqu’il soitprêt ànoter et, lorsquecelui-ciluifaitsignedecommencer,l’inspecteurenchefattaquesansdétoursonflotdequestions:—Tout d’abord,Maja, j’aimerais que tumedisesquel genrede relation tu

entretiensavecCaernCorange.Je me suis préparée à cette interrogation inévitable, mais elle me blesse

profondémentmalgrétout.Jevaisêtrejugéesurcettesimplequestion.J’essaiedenepasregarderendirectiondeLeiv,maisjemeprendssesdeuxbillesbleuesaciduléesenpleinvisage.Jeserrelespoingssurmesgenoux,mêmesij’essaiedelecachersouslatable.—JefréquenteCaernCorange.—Oui,Maja,maispeux-tuclarifierpourlesbesoinsdeladéposition?Jepeineàdéglutir.—Jecroisquetousvoshommespeuventtémoignerdecelien.LecrachotementderiresarcastiquedeLeivluivautunfroncementdesourcils

deSørensen.Ilsetaitaussisec,maisjemanquedemecreverlapaumesousmesongles.—Noussortonsensemble,est-ceplusclairainsi?—Oui,depuiscombiendetemps?

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—Depuis…peudetempsaprèsmonretour.—Avais-tugardédescontactsavecluilorsqu’ilétaitàGaustad?Saquestionmasqueàpeinelesous-entendu:turentresàpeineaupaysettute

jettesdéjàdanssonlit.Monpèrevafaireunesyncopequandilsauratoutça!—Non,aucun.Jenel’avaisplusrevudepuislamortd’Aenna.—S’est-illivréàtoiàsonsujet?Unesueurglacéecollemont-shirtàmapeau.—Riend’extraordinaire.Ilm’aconfiésapeineetsadouleur.—Était-ilencolèrecontreelle?Jesecouelatêteetgrimace:—Pourquoicettequestion?Vousmel’avezdéjàposéeilyalongtemps.— Maja, réponds s’il te plaît. Je me dois d’être précis, au vu des

circonstances.—Jen’enaipasconnaissance.Caernaimaitprofondémentsasœur.—Tum’étonnes,maugréeLeiv.Jebalancemonpied endirectionde son tibia. Il grogne sous l’impact et se

frottelajambeenmerenvoyantunregardfurieux.—Maja,Leiv,cen’estpaslemoment,intervientSørensencommeunpèrequi

rabroueraitsesdeuxenfantsturbulents.Leiv se repositionne derrière son écran, fulminant. Je meurs d’envie de le

bourrerdecoupsdepoingtantsonattitudevindicativemefaitenrager.— J’exige qu’une autre personne prenne ma déposition, demandé-je

brutalement.Leivredresselesépaulescommesijeluiavaisfourréunbâtondanslesfesses.—T’espassérieuse,Maja?s’exclame-t-il.—Si,tuesdepartipris.Jerefusedeparlersiturestesici.Ildonneuncoupfuribondsurlatableetsemetàcrier:—C’estpourtoiquejesuislà!Pourtoiseule!Lacolèredéclenchedesvibrationsdanssavoix.—Leiv,rassis-toi,ordonnel’inspecteur.Celui-ciobéitaussitôt,lesépaulestremblantesd’émotion.—Maja, tu n’as pas d’ennemis dans cette pièce. Nous cherchons juste la

vérité.—Siseulementjepouvaisvouscroire.—JenecondamnepasplusCaernCorangequ’unautre,intervient-il.Maistu

nepeuxniercertainsfaits.—Caernn’auraitjamaisputuersasœur!Ilétaitavecmoi,insisté-je,lavoix

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frémissante.Leivessuiesonfrontsurlequels’estdéposéeunepelliculedesueuretprend

notedemonpropos.—Bien,admettons,qu’enest-ildeChristieBerg?Laconnaissait-il?—Jel’ignore.Elleétaitaulycéeavecnous,alorscen’estpasimpossible.—As-tuconnaissanced’unerelationqu’ilauraitpuentreteniravecelle?—Non.Caernn’entretientaucunerelationavecaucunefilledel’archipel.—Etendehors?—Avantmoi,ilaeuquelquesflirts.Jen’ensaispasplus.C’estàluiqu’ilfaut

ledemander.—Nousl’avonsfait.J’ail’impressionquelesparoisdeverredelapièceserefermentlentementsur

moi.—TuaspassélanuitavecCaernCorange,poursuit,métronomique,Sørensen.—Oui.—Àquelleheuret’a-t-ilrejointeàlacabane?Le souffle froid de la peur se répand sur mon visage. Lors du meurtre

d’Aenna, j’avaispuvoirdemesyeuxque samort était récente et j’avaisbiencompris, aussi tragique que cela soit, que je n’avais pas besoin de mentirbeaucouppourfournirunalibiàCaern.MaispourChristieBerg,jenesaisrien.Nil’heureàlaquelleelleestmorte,nioùelleaétérejetée,nicommentelleaététuée.Jesuisdansleflou,d’autantquej’ignorelaréponsequeleuradéjàfournieCaern.Sørensennelaisserienpassercettefois.—Maja,répondsàlaquestion.—Oui,vers…23heures.Jen’aipasregardél’heureexacte.—Tul’attendais?—Euh,oui.Jemesensmal.Lesmursdansent sousmesyeux,deviennent flous. Je sens

queSørensenmecacheunélémentquejedevraisconnaître.Ilattendjustelebonmomentpourm’acculer.Sonregardestaussivifetfroidqueceluid’unserpentsurlepointd’attaquer.—T’a-t-ilprévenuequ’ilvenaitterejoindre?— Non, il m’a demandé de le retrouver le soir, quand Leiv est venu le

chercherpourl’emmenerici.—Àcausedeschiens,oui.J’acquiesce. Ma bouche est desséchée. Je garde la sensation que Sørensen

m’ôtedescouchesdepeaupourliredansmesveinesl’histoiredemavie.

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—T’ena-t-ilparlé?—Non,nous…nousn’avonspaseuletemps.Leivgrogneavantdetapermaréponsesurleclavier.Sørensenneluiaccorde

paslemoindrecoupd’œil,entièrementfocalisésurmoi.—TroischiensontdisparudanslequartieroùvitCaernCorange.—Leivmel’aappris,oui.Quelestlerapport?— Certains tueurs aiment utiliser des animaux. Parfois pour apaiser leurs

pulsions.Parfoispours’entraînersurleurcarcasse.J’éprouve de plus en plus de difficultés à respirer. L’airmanque dans cette

pièceclose.—EtvouspensezqueCaernenestleresponsable.Ceschiensonttrèsbienpu

sesauver.—Eneffet.Cen’estpas impossible,mais jeprendsmon travailausérieux,

Maja,mêmepourdeschiensdisparus.Jenetrouverienàrépondreàcela.—Monsouci, reprend-il, c’estqueCaernCorangeaquitténos locauxà18

heures.J’essaiedereprendremonsouffle,sansyparvenir.—J’aidoncuntroudanssonemploidutempsdeprèsdecinqheures,Maja.Respirer,gardersoncalme.—IlfautdemanderàCaern,pasàmoi.Jenelesuispasàlatrace.Leivs’arrêtedemartelersonclavierpourm’adresserunregardironiquequeje

nedaignepasrelever.—Ilaréponduàlaquestion,m’informeSørensen.D’aprèslui,ilestrentréà

sondomicilepourprendreunedouche…—Trèslonguedouche,ajouteLeiv.—…ilseseraitensuiteoccupédesonpère.Selonsesexplications,ilpartait

pourterejoindrelorsqueFredrikCoranges’estoubliédanssonlit.Iladoncdûprocéder à ses ablutions et changer les draps, le contraignant par là même àreprendreunedoucheavantdepouvoirterejoindredansdebonnesconditions.—Jenevoislàriendecondamnable,souligné-je.—Attendslasuite,marmonneLeiv.Je lui lanceundoigtd’honneur,quinefaitquedessinerunsourire torvesur

seslèvres.— Nous avons interrogé les parents de Caern, déclare Sørensen sans se

formaliserdenotredispute.Lefroidrefusedemequitter,creusantprofondémentdansmesos.

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—Ilsassurenttouslesdeuxnepasavoirvuleurfilsdurantcettesoirée.Jemefige,avantquemes jambesnesemettentà tremblersous la table.Le

regarddeLeivmetransperce,alorsqueceluideSørensenchercheàlireàtraversmoi. Je tente de rassembler mes pensées, d’oublier le frisson glacial qui meparcourtetréponds:—LesparentsdeCaernsontdesordures.Ilspeuventtrèsbienmentir.—Unefillebienquimentpourprotégersonpetitamietdesparentsmauvais

quimententpourluinuire…LesmotsdeSørensenflottentdanslapiècecommeunparfumfétide.Même

Leiv s’est tu et le dévisage. Je me renfonce dans mon siège et, même si jeressenslechocsurtoutmoncorps,meforceàgarderlatêtehaute:—Jen’aipasmenti.Caernestarrivéauxalentoursde23heures.—Oui,Maja,cethorairemeconvient.—Quevoulez-vousdire?Il se penche soudain versmoi,me foudroyant de ses iris bleu orage, etme

jettedanslesdents:— Je pense que tu asmenti lors dumeurtre d’AennaCorange.Ta jeunesse

l’explique certainement. Tu voulais protéger ce garçon duquel tu es tombéeamoureuse. Je peux le comprendre. Tu étais toi-même choquée devant cettevisiond’horreur.MaisMaja,terends-tucomptequ’ilarecommencé?Lamêmescènes’estdévoiléesousnosyeuxcematinmême.Avecplusdecruautéencoreque pour cette pauvre Corange, comme si durant toutes ces années, il avaitaccumulésaragedansuncoinpourlalaisserexploserensuite.Lanauséerevientmehanter.—Vousl’avezvucommemoi,Tor,tenté-jed’opposer.Ilétaitdévastédevant

lecorpsdesasœur.Quipeutfeindreainsi?—Untueurfroidetimplacable,merépond-il.—Çan’avaitriendefroid!—Ohsi,Maja.Ça l’était. Il suitun rituelprécis. IlavioléAennadansdes

conditionsatroces, lesmainsplaquéesautourdesoncoujusqu’àfaireexploserles vaisseaux sanguins dans ses yeux. Une fois qu’il a joui, il l’a défiguréevivante avecune applicationméticuleuse, en la regardant en face.Aprèsquoi,lassé, son œuvre achevée ou furieux que ça soit presque terminé, il l’apoignardéedevingt-huitcoupsdecouteaudansl’abdomen.Ettoutceciailleursqu’à l’endroit où on l’a retrouvée. Ce qui signifie que l’assassin a porté soncorps, l’a déplacé avec soin en utilisant un zodiac vraisemblablement, disposédanscelieuhabitéprécispourqu’onleretrouveviteetl’apositionnéselonses

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désirs.Sonmeurtreétaitsauvage,Maja,eneffet.Ildémontreunegrandehaineetdelarage,maisaussiunénormecontrôlepourpouvoirinfligerunetellehorreuràquelqu’un.Alors,Maja,jetelerépèteencoreunefois:CaernCorangeétait-ilavectoiàl’heureprésuméedumeurtred’Aenna?J’enrestecoitedestupéfaction, jemetsquelquessecondesàrassemblermes

esprits.Jefinisparhocherlatête.— Il était avecmoi.Etvousne savezpas siCaernest coupableounon.Si

c’étaitlecas,ilseraitdéjàenprison.Vousn’avezpaslamoindrepreuvecontrelui.Aucuntémoin.Aucunmobile.AucunetraceADN…—Enréalité,nousavonstropdetracesADNdeluisurAenna,maiscommeil

s’agit de sa sœur, elles peuvent être logiques et donc inexploitables lors d’unprocès.—Etqu’enest-ildeChristie?—Oh,nouslesauronstrèsbientôt.— Tout ceci est illogique. Pourquoi irait-il tuer sa propre sœur et une

inconnuedixansaprès?—Tuoublieslepremiermeurtre,Maja,relèveLeiv.—Quelmeurtre?—Celui de la touriste.On a retrouvé son corps dans lesmontagnes. Tu te

souviens?—Jenevoispaslerapport.Soudain,j’entendsdenouveaumonpèrediscuteraveclecapitainedeferrydu

sourirede l’angedessinésur les traitsdecettepauvrefille.Levisaged’Aennaentre en collision avec ma mémoire. Sa bouche étirée, boursouflée,sanguinolente, ses chairs écartées et mutilées, et je manque de vomir.Bouleversée,jemetslamaindevantmeslèvrescommepourm’assurerqu’ellessonttoujoursintactes.Leslarmesmemontentauxyeux.Jem’agrippeàlatableetsurprendsleregarddeSørensenversLeiv.Celui-ciserelèveaussitôtetprendunebouteilledansunpetitplacardau fondde lapièce. Ilme la ramèneetmel’offre par le bouchon. Je m’empresse de l’ouvrir pour me réhydrater etempêcherlabilederemonter.Jem’attendsàcequeLeivreprenneplacederrièreson ordinateur, mais il demeure planté à mes côtés, si bien que je finis parreleverlesyeuxverslui.Ilafficheunemineéchauffée,lesyeuxmordants.—Montre-lui,m’intime-t-il.—Quejemontrequoi?Sespoings se serrentdepart etd’autrede sa taille. Je reculepourmieux le

regarderenfaceetmesentirmoinsécraséeparsaprésence.

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—Tesmorsures,Maja.Mesjouess’enflammentdehonte.—Commentoses-tu?—Jelesaivues!Enfait,toutelabrigadelesavues!—Etalors?Çanet’octroieaucundroitetcen’estlapreuvederien.Samainseplaquesurlatableetenfaitvibrerl’ordinateur.—Cetypetemordjusqu’ausang,Maja.Tutrouvesçanormaloubientute

metsàaimerlesexehard?Mamainpartsivitequ’iln’apasletempsdelavoirvenir.Elleheurtesajoue

etdessineaussitôt l’empreintedemesdoigts.Leivreculevers labaie,d’unaird’abordmédusé,puisfouderage.—Maviesexuelleneteregardepas.—Qu’est-ce qu’il te faut de plus pour te rendre compte que cemec est un

cinglé?—C’estpeut-êtremoiquiluiaidemandédememordre!Unecrispationfroissesestraits.—Çafaitdemoiunecinglée?insisté-je.Loind’êtredésarçonné,ils’approchedemoi,saisitl’accoudoirdanssamain

etplantesonregardàquelquescentimètresdumien.—Peut-êtrebien,grogne-t-il,Aennaestmorte.Tuparspendantdixansetà

peinetureviensdansnosviesqu’unnouveaucrimeestcommisdanslesmêmescirconstances.Unaffluxglacémesaisit.—Oùest-cequetuveuxenvenir?T’espasentraindem’accuserd’avoirtué

cesfilles?m’écrié-je.Jen’enrevienspas!Laragebouillonneenmoicommedel’eauenébullition

dans unemarmite. Jeme relève brutalement, obligeantLeiv à reculer vers lesparois de verre.Derrière, je remarque à peine que toutes les paires d’yeux duservicesontrivéesànousetànotrediscussionenflammée.—Ellesontétéviolées,espèced’abruticongénital.— On a déjà vu des choses plus horribles et plus perverses se produire !

argue-t-il,loindesedémonter.Tunepeuxnierquec’estétrange,Maja.Tuparsetlesmeurtrescessent,tureviensetçarecommence.Osemedirequec’estuneputaindecoïncidence.—Tuesmalade,Leiv!Tuesbienmalplacépourmefairecegenredeleçon.

Quiestleplusqueutarddecetteville?Tul’asditça,àtonchef?QuetubaisaisavecAenna?EtChristie,tuluienparlesaussi?

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—Aennabaisaitavectoutcequiavaitunepairedecouilles,rétorque-t-il,lavoixvibrantedecolère.Elleécartaitlescuissesplusvitequ’uneputain.Jeluibourreletorsedecoupsdepoingquineluiarrachentmêmepasl’ombre

d’untressaillement.Ilsecontentedemesaisirpar lespoignets,pendantquejehurle:—Tuesimmonde!Tuesl’êtreleplusobscènequejeconnaisse!Quinous

ditquecen’estpastoi?T’étaispeut-êtreamoureuxd’Aenna?Tunesupportaispasqu’elleenvoied’autres?Ilmesecouecommesij’étaisenragée,cequiestprobablementlecas.—J’enavaisrienàfoutred’Aennaetdesonculd’autoroute.Tubaisesavec

Caern Corange, Maja, je crois que j’ai de la marge en ce qui concernel’immonde.Regardecequ’ilt’afait.T’escouvertedemorsures.Etc’estmoilemalade?Cemecestanormal.Iladesfantasmesperverset t’enfaispartie.Tureviensdans savie, etune fille est tuéedans lesmêmesconditionsqu’Aenna.Arrêtedecroirequec’estunhasard.Tuveuxmouriraussi?—Lâche-moi!hurlé-je.Lâche-moi!Il libère mes poignets et je heurte la table en reculant dans mon élan. La

douleuréclateaussitôtdansmahanche.Jerefermemesdoigtssurlerebordpourconservermonéquilibreetretrouvermonsouffle.Enfacedemoi,Leivtrembleencore.L’esquissedemesdoigtsapparaîttoujourssursajoue.—Caernneferaitpasdemalàunemouche,déclaré-je,lavoixhachurée.Tu

neleconnaispascommejeleconnais.Sesparentssontdessalopardsquil’onttorturétoutesavie.Ilsonttrèsbienpumentirjustepours’endébarrasser.JamaisCaernneferaitunechosepareille.Ilaessayédesetueràcausedumeurtredesasœur.Pourquoiaurait-ilagiainsis’ilnesouffraitpasdesamort?— Il peut la tuer et paradoxalement en souffrir. Il pensait peut-être s’en

libérer.Pourtoi.Sonproposmeglacelapeau.—Tu dis n’importe quoi. Je n’aurais jamais laissé sa sœur semettre entre

nous.—Ahoui,ett’auraisfaitcomment?—Jemeseraispeut-êtreserviedetoietdetabitemagique!crié-jeàboutde

nerf. Tu n’expliques pas les autres crimes, Leiv. Tu restes braqué sur celuid’Aenna.Pourquoicelui-làplutôtquelesautres?Enquoiiltetoucheplus?—Parcequ’ilaentérinédixansdesursis.Quelquechosel’aréveillé.—Ettucroisquec’estmoi?—Oui,jecroisquec’esttoi.

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Saphrase tombeaussibruyammentquesi la foudreétaitpasséeà travers letoit pour se planter dans la moquette du bureau. Je me rends compte que jetremblede la tête auxpieds lorsqueSørensenpose lamain surmon épaule etm’entraîneversmachaisepourm’aideràm’yasseoir.Jelèveversluidesyeuxécarquillés,brûlants.Jesuisterroriséeetamochée.—Çasuffit,intervientSørensen.JesuisleregardduchefdelapolicequisebraqueendirectiondeLeiv.Les

deuxhommes se font faceet, soudain, j’ai l’impressiondemeprendreunbacd’eaugeléesurlatête.Jefermelespoingsaussifortquejelepeuxpourcalmerlesvibrationsquiparcourentmonêtre.Leivrenifle,lesdoigtsenfoncésdanssescheveuxblonds.—Nousenavonsfini,Maja,pourlemoment,m’informeSørensen.Leivvate

raccompagnercheztoi.—Non…Jesecouevigoureusementlatête.Leivm’adresseunemineblesséequipousse

unpeuplusladouleurderrièremescôtes.—Jevaisappelermonpèrepourqu’ilviennemechercher.—Trèsbien.Sørensen adresse une dernière œillade vers Leiv, puis quitte la pièce. Le

silencetombeaussitôtsurnous.Ilmesembleécrasant.J’aivraimentbesoindeprendrel’air,d’aspirerunegrandegouléed’oxygène.—Jesuisdésolé,marmonne-t-il.Jelâcheunricanementmaussade.—Jenesaispasàquoiçavousaservi.—Te faire sortir de tes gonds.C’est tout l’intérêt quand on se connaît.Ça

permetparfois d’apprendredesdétails intéressants, de faire sortir des trucsdufonddestripes.—Tuesvicieux!—Cen’étaitpasmonidée.Sørensenajustesaisil’occasionquandilm’avu

furax.—Tun’aspastoutfeintalors.—Non.Ma colère est sincère. Je tiens à toi,Maja.Çame rend fou que tu

couchesaveccetype.Jel’admetsvolontiers.Etj’aipeurpourtoi.Jen’aiaucuneenvie de trouver ton corps dans lemême état que celui deChristie. Sørensenvoulaittepousseràboutpourvoirsitulâcheraisquelquechosesurlui.—Jenesaisrien.Rienquinepuissevousaider.—TuescellequiconnaîtlemieuxCaern.Undétail,Maja.N’importequoi.

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—Iln’yapasdedétails,parcequecen’estpaslui.—Maisqu’est-cequ’iltefautaujuste?—Despreuves,Leiv.Ettun’enasaucune!

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Chapitre21MajaJe dessine. C’est la seule chose qui, depuis toute petite, parvient à me

détendre.J’aitrouvérefugedansl’undesrorbusabandonnésquejedoisretaper,et j’essaie de brosser une image de ce qu’il pourrait donner. Détourner monesprit de la situation actuelle me permet de ne pas devenir folle, de ne pascommettreoubalancerdeconneriessouslecoupdelacolère,denepasexploserlesboursesdeLeivsouslapressiondemongenouetdenepashurlersurmonfrère. Dessiner me permet de ne pas pleurer toutes les larmes de mon corps.Pourtant,Dieusaitquej’enaienvie.Maisj’aidéjàpleurétoutcequej’avaisàverser la première nuit suivant la garde à vue de Caern, et puis un peu lelendemain lorsque Sørensen m’a informée qu’il prolongeait sa détention. Lesinterrogatoiresdevaientsepoursuivreencoreaujourd’hui,jusqu’àcequeCaerncraquepeut-être,ouqu’ilsobtiennentunepreuveirréfutable.Je crayonne un intérieurmoderne,mais rien de ce que je dessine ne trouve

grâceàmesyeux.Ilmanquesansarrêtunbrindechaleurquidonneraitenviedeseblottirentrecesquatremurs.J’arrachemapageetlajetteenbouleplusloin.Aucunmeurtrependantdixans.Cette phrase revient hanter mes pensées. J’ai toujours cru que le crime

d’Aennaétaitisoléetn’avaitpasdelienaveclajeunetouristeretrouvéedanslesmontagnesquelquesmoisplustôt.Riennelaissaitsupposerquec’étaitlecas.Àl’époque,larumeurs’étaitrépanduequel’assassindelajeunefemmeétaitl’undesescompagnonsdevoyage,maisjen’ensavaisguèredavantage.Jepensaisquelaseulecorrélationentrelesdeuxcrimesétaitlesouriredel’angequiavaitété tatoué sur leur visage. Le Lofotposten, le journal de la ville, avait émisl’hypothèse que le tueur d’Aenna avait cherché à reproduire le meurtre de latouriste,pourbrouillerlespistes,maislapoliceavaitdûveilleràcequecertainsaspectsdesmeurtresnefuitentpasdanslapresse.Jusqu’à présent, je n’avais jamais cru bon d’établir un lien entre les deux,

maisvisiblement,lapolice,oui.SoitSørensendétientdesinformationsquin’ontpasfiltré,soitilémetunehypothèseplausiblequelarelationexiste.Quoiqueçapuisseêtre,lenouveaucrimeadûmettrefinàsesincertitudesetconfirmerque

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les trois affaires étaient liées. Trois sourires de l’ange. Trois crimes dans lesLofoten.LaNorvègedétientl’undestauxdemeurtrelesplusbasaumonde,or,surnotrepetitarchipel,nousencomptonstroisquiseressemblentbientroppourqu’onpuissecontinuerdepenserquecen’estqu’unhasard.Aucunmeurtrependantdixans…Jeme laisse tomber en arrière, sur le plancher, les bras en croix, le regard

visséauplafond.Moncœurestcomprimédansmapoitrinedepuisquelesflicsontdébarquédanslacabanepournouspropulserdansunmondeauqueljerefused’appartenir. Je ne veux plus fermer les yeux et craindre de rêver encore etencoredusouriresanguinolentd’Aenna.Jeneveuxplusvoirsonvisagedanslemoindre demes cauchemars, caché sousmes paupières. J’aimerais seulementretrouver la chaleurdesbrasdeCaern.Peut-être que cen’était pasunebonneidée de revenir… peut-être que nous devrions partir des Lofoten pour nousreconstruireensemble,loindessouvenirs.Jepousseun long soupir quandquelquespetits coups sontdonnés contre la

ported’entrée.Lebattantcrisseen frottant sur le solet libèredeuxsilhouettesfamilières qui s’avancent timidement. Jeme redresse aussitôt etme rassois entailleur, à même le plancher, et regarde entrer Madi et Frøya dans leursvêtementsépais.Madim’offreunsourireréservéenagitantunsacenpapierqui,àl’odeurquis’endégage,doitcontenirdespâtisseriesàlacannelle,etFrøyamemontresonthermosdecafé.—On ne te dérange pas ? me demande cette dernière. On a pensé que tu

auraisbesoind’unpetitremontant.—Erlendnousaditoùtutecachais.—C’estluiquivousenvoie?demandé-jeabruptement.Lesdeuxfemmessecouentlatête.—Non,ons’inquiétaitpourtoi,meconfieFrøyaens’installantàmoncôté,

Madidel’autre.—Jesuisl’amied’Erlend,Maja,maisjesuisaussilatienne,renchéritMadi

enouvrantlesacdegâteaux.Les Cinnamon Rolls se dévoilent sous mes yeux, avec leurs senteurs

appétissantes,maismalgréleurtentation,jemanqued’appétit.Jenem’alimentequeparcequemonpèrem’yforce.Monpèrequidevraitdéjàêtreausoleilàsedorer la pilule. Mon père qui a préféré annuler ses congés au vu descirconstances.Endépitdemesprotestations,iln’arienvoulusavoir.J’aifiniparneplusinsister,monespritfocalisédansd’autresdirections.Frøya m’offre une tasse de café que je prends entre mes doigts pour les

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réchauffer. Le rorbu abandonné, perclus de trous, n’empêche pas le froid depénétrer à l’intérieur, bien que j’aie allumé le poêle. L’une des premièresréfections à orchestrer sera de le rendre plus étanche et mieux isolé face àl’âpreté du climat de l’archipel.Mais pour l’heure, mon écharpe est enrouléeautourdemoncouet jeporteunegrossepolairepourmegarderauchaud.Lecaféestlebienvenu.Madi et Frøya m’observent, mal à l’aise. Je sens bien qu’elles veulent

m’interroger,mais aucune ne semble s’y résoudre et, bien que j’apprécie leurattention,magorgeseserreàl’idéedemeconfier.Madifinitparcéderetmedemanded’untonaffable:— Comment te sens-tu ? Erlend m’a dit que tu refusais de lui adresser la

paroleetquetuavaismenacéLeivdeluiarracherlestesticuless’ils’approchaitdetoi.Soussonœilvolontairementrieur,jenepeuxmeretenirdesourire.—S’ilouvrelabouchepourmedébiterencoreuneânerie,jen’hésiteraipas!Lesfillesrient,désamorçantl’ambiancelourde.Frøyacroquedanssongâteau,

tandisquej’avaleunegorgéedecaféchaud.—Jevaisbien,danslamesuredupossible.Jesuisjuste…furieuse.—Pourquoitunenousenaspasparlé?medemandemameilleureamie.—Dequoi?—DeCaernettoi!Jehausselesépaules.—Je sais cequevous enpensez. Jen’avais aucune enviede supporter vos

jugements,enplusdeceuxdemonfrère.Lesdeuxjeunesfemmessoupirentdeconcert.—Nous ne sommes pas là pour te juger,mais te soutenir,m’opposeMadi.

Leivsefaitunsangd’encrepourtoi.IlaassistéauxinterrogatoiresdeCaern.Jemefigeenentendantcesmots.—Leivestpersuadéd’avoirraison.C’estunechasseauxsorcières.Ilsontun

suspect et ils le tordent dans tous les sens pour qu’il entre dans les pièces dupuzzle.Caernestunoriginal,d’accord.Jeveuxbienl’admettre,maisiln’ariend’untueurdesangfroid.—Commentpeux-tuenêtreaussisûre?Tuleconnaisàpeine,argueFrøya

avec angoisse.Tout lemonde l’a toujoursperçud’une certainemanière, et toid’uneautre,pourquoi?Ses remarques me laissent déroutée quelques secondes. Je repousse une

bouclebrunequitombesurmajoueetmechatouille,posematassesurlesolet

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fixeun instantmesgribouillis surmoncahier àdessins. J’humectemes lèvresd’uncoupdelangueetdemande:—Tut’esdéjàsentieconnectéeàquelqu’un?Frøyahochelatêteprudemment.—ÀAlexander,maisnousavonsprisletempsdenousconnaître.— Jeme sens connectée à Caern. Je ne sais pas pour pourquoi. Depuis le

début,c’estjustecequejeressens.Quandjeplongedanssesyeux,j’yvoistouteune rivière d’amour que personne ne prend le temps de regarder. Les gens sefocalisentsursessilences,sasolitude,maisaucunnechercheàcomprendrecequisecachederrière.Lasouffrance,lemalheur,lapeine.—Tuveuxjouerlesinfirmières,souligneMadi.—Non,pasdu tout. Jeveuxêtrecellequi l’accompagne, cellequivoit au-

delà de ce que les autres perçoivent. Je veux être celle qui le comprend et lesoutient.Etsurtout,jeveuxêtrecellequ’ilaime.—Etcequel’onracontesurluinetegênepas?medemandeFrøya.—Desmensonges,danslaplupartdescas.—Avecsasœur,tunepeuxnierqu’ilavaitunlienétrange,ajouteMadi.—Non, jene leniepas.Cequ’il avécudanscemanoirestatroce.Le lien

avecsasœur,c’étaitsaseulebouéedesecourspournepassombreretenmêmetemps,c’étaitcequilefaisaitcouler.Madi pousse un soupir en se calant sur les coudes. Ses yeux noisette se

plantentdanslesmiens.—Tuasbienréfléchiàcequetufaisais,n’est-cepas?Cen’estpasseulement

uneaventurequetucherchesoudessensationsfortes.Tusaistrèsbiencequetuesentraindefaire.J’acquiesce,alorsmêmequ’ellen’émetpasderéellesquestions.—Tuesamoureusedelui?medemandeFrøya,avantdeboireunegorgéede

café.Je ne réponds pas. Je laisse seulement le temps àmon cœur de calmer ses

battements.Voyantquejen’aipasl’intentiond’ouvrirlabouche,Madimelanceavecunsourire:—Bon,OK,j’avoue,ilestsacrémentsexy!—OndiraitunViking,renchéritFrøyapourenrayerlatensionnaissante.Un

mecsauvageettaciturne.Savantmélange.—Est-cequ’ilestaussitaciturnedansunlit?semoqueMadi.Je manque d’éclater de rire en portant ma tasse à mes lèvres, me cachant

presquederrièrelemug.

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—Roh,dis-moiqu’ilestaussisauvagedansunlit,ajouteFrøya.Laisse-nousfantasmer!—Ilest…aussisensuelqueprimitif,réponds-jeenrougissant.Les filles émettent un gémissement de plaisir, qui nous arrache un nouveau

rire.Ellesessaientensuitedemetirerlesversdunezsurlesmomentsquenousavonspartagésdanslacabane,maisjelesgardepourmoi.Jen’aiaucuneenvied’enêtreprivée.Puisviennentensuitelesquestionsquifâchentetdérangent:—OK, tu espersuadéequ’il est innocent,déclareMadi,maisqu’est-cequi

laissepenseràlapolicequ’ilnel’estpas?—Caernestlecoupableidéal.—D’accord,ditFrøya. Ilestmarginal, ilconnaissait lesvictimes,dumoins

pourChristieetAenna.Maisendehorsdeça?Aucunepreuvematérielle,sinonilseraitdéjàsouslesverrous.J’acquiesce,soulagéedevoirmesamiesréfléchirau-delàdesapparences.—Caernest toutdésigné,parceque,sicen’estpaslevilainpetitcanardde

Svolvær, ça signifie qu’unmonstre se cacheparmi nous, souligné-je, parmi lacommunautédesbonnesgensdelaville.Cen’estpassocialementtolérable.Untypebienenapparencequiestgangrénéà l’intérieur.Mieuxvautaccuserceluiquinesefondpasdanslamasse.—Tuveuxdirequ’ilseraitdecheznous?— D’où voudrais-tu qu’il vienne ? Il est forcément des Lofoten. Ici. À

Svolværoudanssesalentoursproches.—Çafaitfroiddansledos,admetMadiensefrottantlesbras.Siontecroit,

ça sous-entend que ça peut être n’importe qui. Un type qu’on croise tous lesjours,qu’onsalue,àquionasouri.—Peut-êtremêmeunmecavecquionacouché.—Unpère.—Unmari.Ellessemblenttouteslesdeuxdévastéesparceconstat.—Sørensennevoudrajamaisadmettrequ’unhommebiensoustousrapports

puisse être coupablede tels crimes, ajouté-je. Il s’acharne surCaern, etCaernest… il est fragile. J’ai peur qu’il finisse par admettre n’importe quoi sous lapression.—Iln’ajamaisavouélemeurtredesasœur,tentedemeréconforterMadi.— C’est vrai, et pourtant Dieu sait qu’il a dû souffrir de toutes ces

accusations,etmêmeencoreaujourd’hui,m’assureFrøya.

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Je ramène mes genoux contre ma poitrine, plante mon menton sur leursommet et ravalemes larmes. Frøya s’approche aussitôt demoi etm’entoured’unbras.—Net’enfaispas.Jesuissûrequetoutfinirapars’arranger.Tuasessayéde

convaincreLeiv?Je manque de pouffer d’un rire sinistre en même temps que d’éclater en

sanglots.Madisecouelatête.—LeivestaccroàMaja,çam’étonneraitqu’ill’écoute.Jelèvelesyeuxverselle,étonnéequ’ellel’aitremarqué.—Bahquoi?T’asl’airsurprise!Leivatoujourseuunfaiblepourtoi.Iln’a

jamais rien entrepris à cause d’Erlend, il lui aurait brisé les deux genoux s’ils’étaitapprochédetoiàl’époque.Maintenantquetureviens,tutejettesaucoudeCaern,alorsqu’ilespéraitteséduire.OubliezLeiv,lesfilles.Àl’heurequ’ilest,ildoitruminersajalousie.—Ehbien,onpeutpeut-êtreespérerqu’ilaitunsursautdeprofessionnalisme,

m’encourageFrøya.Jenepossèdepassonoptimisme,maisMadihochelatête.—Oui,jel’espèreaussi.Elleposelamainsurmonbraset,avecdouceur,ajoute:—Tudevraispeut-êtreparleràErlend,Maja.—Non!—Jesaisquetuluienveux,maisc’esttonfrère.Ilt’aime.Ilferaittoutpour

toi.Jesuissûrequ’ilestcapabledet’entendreetdetesoutenirdansteschoix.—IldétesteCaern.—Oui,parcequetutiensàlui,etqu’Erlendveutlemeilleurpourtoi.Danssa

tête, ce n’est clairement pas Caern. Tu ne peux pas le lui reprocher. Tout lemondel’accused’êtremalsain,ilvitavecsesparentsdansunmanoirvétuste,ilapassédesannéesenhôpitalpsychiatriqueetenplus,ilestcroquemort.Mets-toideuxminutesàsaplace.Sic’étaitl’inverse,commentréagirais-tu?Je gonfle les joues, soudain incapable de contrer cet argument. Je ne l’ai

jamaisperçusouscetangle.—JenevoispasCaernainsi,finis-jepardire.—Oui,toi,tuvoisau-delàdelavitrine.Pasnous,Maja.Jepincemeslèvresdefrustration.—Alors,qu’est-cequejedoisfaire?Madirecule,poseuncoudesurungenouetprendletempsderéfléchiràune

solution.FrøyanousressertunetassedecaféetmetendunCinnamonquejene

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peux pas lui refuser. J’en croque une bouchée et bien qu’il soit délicieux,j’éprouvedesdifficultésàlefairedescendredansmonœsophage.—J’aibienuneidée,déclareMadi,maisjenesuispassûrequeçafonctionne

niqu’ellesoitbonne.—Balancetoujours,aupointoùj’ensuis.

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Chapitre22MajaJenesuispaspeufièredemoi.Çan’apasétéfacile.Çam’ademandéunbrin

d’audaceetdemaîtrise,maisjesuisparvenueàfairecracherlemorceauàLeiv.Cetempaffénevoulaitrienlâcher,biencontentdemetenirladragéehaute.J’aitoutefoisunelongueurd’avancesurlui.D’ailleurs,jenepréfèrepassongeràceque cela révèle sur moi ; j’en aurais honte. Je me suis servie, en maladroiteséductrice, de l’attention qu’il me porte pour obtenir l’information que jedésirais.Iln’apasétédupe.Leivestloind’êtreidiotoucrédule.Pourautant,iln’apasrésisténonplusàmontimbrefrémissant,messuppliquesvoiléesetmondésirdebienfaire.Caernaétérelâché.Fautedepreuves,évidemment.Iln’arienavoué.Moncœurtrépignedesoulagementetdecraintemêlés.Cocktaildétonantqui

risque dem’exploser à la figure. Parce qu’à l’heure actuelle, jeme trouve enpleinmilieudesbois,entraindecreuseruntrouàforced’arpenterlecheminenlong en large et en travers devant leManoir de la Tempête. Il est à peine 16heures,etlecielestaussisombrequesijemetrouvaisdansunfour.Leventestglacial, la neige a cessé de tomber, mais elle recouvre le sol de quelquescentimètres.L’airestsifroidquej’ail’impressiond’inspirerdugivre.Face àmoi, entre les branches dégarnies des arbres, les lignes lugubres du

manoir se dévoilent sous mes yeux. Plus je le contemple, plus il prend desalluresdemaisonhantée.Quelquepart,c’estunpeulecas.Ildissimuledanssesentraillesleshorreursqu’onyaperpétrées.Pasbesoindecognerunenfantpourleblesseràtoutjamais.Certainestracesinvisiblesdemeurentplusprofondémentancrées en soi qu’un hématome qui disparaît au fil des jours. Ces empreintessontplusterriblesetplusdifficilesàsoigner.J’essaiedeprendrelamesuredecequ’asouffertCaernaucoursdesavie,maisj’aibienconsciencequemapropreexistencenemeprédisposepasàtoutsaisir.Jenevoisquedesbribesdecequ’ilveutbienmerévéler, jenecomprendsquecequemonpassifetmonempathiesont enmesured’appréhender.Certainesde sesdouleursme resteront toujourshorsdeportée.Jetenteseulementdeleslimiter.Après avoir hésité de longues minutes devant la bâtisse effrayante, je me

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décideàavancer.Jen’aipaslenumérodetéléphonedeCaernetjecrainsqu’ilne tentedem’éviter après cequi s’est passé.Sahonte l’étouffant oubien sondésirdemeprotégerdelui.L’unoul’autre,jeneleslaisseraipass’imposerentrenous.Alors,jen’aipaslechoix.Je grimpe la volée demarches, traverse la terrasse et, après avoir pris une

longueinspiration,cognecontrelebattant.Voicidixans,lemanoirétaitdéjàenpiteuxétat,maisc’estencorepiremaintenant.Mêmedanslemanteaudelanuit,je peux distinguer les éclats de peinture qui s’arrachent du bois, les éclissesprofondeset lamoisissurequisemblevouloirgrignoterpeuàpeulemanoir.Ilsemblerefléteràl’extérieurcequirègneàl’intérieur.Unfrissonsegravesurmapeauàcettepenséeintolérable.PourquoiCaerns’impose-t-ilunetelletorture?Pourquoiresterici?Quellechaîneleretientencore?Alorsquecesquestionsmetraversent,leverrouesttiréetlaportes’entrouvre

sur une silhouette fine, assez grande, au visage émacié. Deux yeux d’un vertsemblable à celui deCaern se posent surmoi etme détaillent sans façon parl’entrebâillementdelaporte.—Oui?—Bonsoir,jesuisMajaHansen.JesuisvenuevoirCaern.—Caern?Savoixtrahitunesurpriseétrange.—Oui,madame.Victoria Corange entrouvre un peu plus le battant, me révélant ses boucles

auburn parsemées de fils blancs. Je remarque alors, dans la lumière ténue duvestibule,lesridesprofondesquiparcheminentsonvisage,autourdesyeux,surson front, et aux coins de ses lèvres, telles des dagues tranchant sa peau. Safigure semble rongée, même si elle reflète une beauté passée. Son regard, àl’inversedeCaern,estplusfroid,commesilesémotionsavaientcesséd’existerà l’intérieur de ce corps. Il semble dénué de vie. D’ailleurs, les vêtementstombent sur ses courbesd’unemanière indécente, trop amples, dévoilant ainsitropdeparcellesdepeaunue.Jenesuispascertainequ’ellel’aitfaitexprès,ellesemble se ficher de l’allure qu’elle renvoie,mais cettemanière de les arboreroffreunspectacledérangeant,surlequeljeneparvienspasàposerdemots.Ellesemblemesonder,réfléchirauxmotifsdemaprésenceici.Ilsedégagedecettefemmeuneaurasordide,étouffante.Jemanquesûrementd’objectivité, jenelavoisqu’à travers leprismedes sévicesqu’ellea infligésàCaern. Jehaiscettefemmeduplusprofonddemoncœur.Jeressenscommeunrejetàtraversmoi,tordantmes tripes. Les paroles lamettant au pilorimenacent de franchirmes

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lèvres,jelescontienstantbienquemal.Jem’attendsàcequ’ellemeclaquelaporteaunez,m’évinçantdeleurvieetsurtoutdecelledeCaern,maisellefinitpars’effacerpourmelaisserentrer.Jefaisunpasdanslevestibulequej’aiconnuautrefois.Iln’apaschangé,il

esttoujoursaussisombreetdésolé.— Pour quelle raison désirez-vous voir mon fils ? me demande-t-elle

finalement.—Jesouhaitaisprendredesesnouvelles.JenepensepasqueCaernaitparlédemoià samère.Dans l’incertitude, je

préfèrenepasposerdemotssurnotrerelationauprèsd’elle.Quisaitcequ’elleenferait?—C’esttrèsaimabledevotrepart.Son timbre est lourd et pâteux. Son teint un peu jaunâtre. Comme si elle

penchaitunpeutropsurlabouteilled’alcool.Jemedemandemêmesic’est latristesseousaproprerépugnancequil’ypousseplusvite.Elle m’invite à avancer vers le salon d’un geste de la main, tandis qu’elle

s’approche de l’escalier. Alors que je me fige sur le seuil, face à unemonstruositéderecueillement,ellecrieaubasdesmarches:—Caern,tuasuneinvitée.Jeneparvienspasàdétournermonregarddel’ersatzdemausolée.Celui-cise

dresse le long du mur en une masse absurde de photos d’Aenna, d’objetsreligieuxetd’encensoirsquiempestent,crachantleursvolutesdefuméeàtraverslapièce.VictoriaCorangesemblevouerunculteàlamémoiredesafille.Moncœursecomprime,nonpasfaceauchagrindecettefemme,maisparce

qu’unseulenfantsembleprendredelaplacedanssonâme.SiCaernétaitmortàla place de sa sœur, trouverais-je en face de moi, dans ce même salon, uncénotapheàsamémoire?—Tuluiressembles.Savoixglisse,insidieuse,dansmonoreille.Unesueurgeléecouleaussitôtle

longdemanuque.Jetournelatêteverselle,sentantlechocdesesmotsenvahirmon estomac. Son regard va-et-vient des photos d’Aenna à moi, sans prêterattentionàmaréaction.Àcettepensée,unpetitsourireétirelescommissuresdesaboucheaurougeàlèvrescouleurrubis.Cemaquillagesembledéplacésursonvisage.Vulgaire.— Je comprends que Caern te trouve du charme, ajoute-t-elle d’une voix

lointaine.Ilatoujoursététrèsattachéàsajumelle.C’estnormal,n’est-cepas?Elleétaitsibelle.Etintelligence,avecça.Vraiment.

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Je resteparalysée, le regardaccrochéauxmultiplesportraitsqui s’exposent,impudiques,devantmoi.JenemetrouvepasuneressemblancefrappanteavecAenna, hormis nos boucles longues. Même notre couleur de cheveux estdifférente. Elle, tirant sur le clair,moi sur le foncé.Mes yeux sont bleus auxreflets gris et les siens, d’un vert profond. Notre jeunesse nous rapprochaitsûrement.Elleavaitlafraîcheurdesesdix-septans,avantqu’untueureffroyablenelaluivole.—Oh,j’enoubliemesbonnesmanières.Veux-tut’installer?Ellemedésigne lecanapé,auxcôtésdecethorriblesimulacredebutsudan

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quidégagedesondestroublantesetoppressantes.Jen’aiaucuneenvied’entrerlà-dedansetdemeprendreauvisagelesmultiplesfacettesduvisaged’Aenna.Néanmoins forcée, j’accomplis un pas dans le salon, lorsqu’une voix

stupéfaitepercedansmondos:—Maja!Soulagée de l’entendre avant de pénétrer dans cette pièce qui me glace, je

pivoteaussitôtetdécouvreCaernaumilieudel’escalier,lamainsurlarambardeenbois.Ilporteunt-shirtnoiretunjean,sescheveuxsontmouillésetgouttentlelongdesoncou.Jeletirevisiblementdesousladouche.Ilestencorepiedsnus. Il cligne des yeux plusieurs fois, estomaqué parmon impudence à venirjusqu’ici,àmoinsqu’ilnesoitdéçuouagacéparmaprésence.Jenesauraisledire avec exactitude, son expression bien trop distante pour me permettre detrancher.—Bonsoir,murmuré-jeenmegorgeantdesonauramagnétique.CommentVictoriaCorangepeut-ellenepasserendrecompteetapprécieràsa

justevaleurlapuissancequiémanedesonfils?Caerndescend lesdernièresmarches, jetteuncoupd’œil sur samèrequi le

dévisageensilence.Ilselècheleslèvres.Denervosité?—Qu’est-cequetufaisici?medemande-t-il.— Voyons, Caern, ce n’est pas une façon d’accueillir ton amie, intervient

aussitôtVictoria.Nouveauregardglissésurelle.Saminedéjàsauvageserembrunitencore.—Nevousenfaitespaspourmoi,MadameCorange.Jenevoulaispasvous

déranger.Jevenaisjustepoursavoirsitoutallaitbien.LeregarddeCaerns’enfoncealorsdans lemienavec laforced’unmétéore

frappantlaTerre.—Oh,maistunenousdérangespas,medit-elle.Nousn’allionspastarderà

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passeràtable.JesuissûrequeCaernseraraviquetudînesennotrecompagnie.Nousrecevonssipeudemonde.J’en reste béate de surprise. Caern semble mal à l’aise, tendu. Une mèche

humide colle sa joue, mais il est si focalisé sur moi qu’il ne s’en rend pascompte.—Euh…oui,merci.Je…—Jet’enprie.Caern,convaincstonamie.Celui-cihochelatêtecommesidesfilsactionnaientsanuque.Latensiondans

le vestibule devient suffocante. J’ai envie dem’en aller en courant tant j’ai lesentimentd’avoirmislepieddansunpiègeàloupsprêtàserefermeretàbroyermacheville.—Ceseraavecplaisir,MadameCorange.—Àlabonneheure.Jevaisterminerdepréparerledîner.Sansplusunmot,elletournelestalonsetdisparaîtdanslecouloir,melaissant

seuleavecsonfilsàl’alluresoudainglaçante.Sonregardnem’apasquittée,jeme sens épinglée contre le mur, ses pupilles dilatées tenant lieu de pointesacéréesenfoncéesdansmesépaules. Il lâcheunreniflementméprisant,quimefoudroiesurplace.Moncœurmanquedeseromprepiteusement.Jereculedansl’entrée, tremblantde tousmesmembres.Caernmesuitdesyeux.Sesyeuxsibeauxetsiperçantsquisemblentsoudainfairedemoisonennemie.—Qu’est-cequetufais?—Je…cen’étaitpeut-êtrepasunebonneidéedevenirici.—C’estsûr.Saréponsemeserrelagorge.Aucunmotnesortdemabouche.Voyantquejereflueverslaporte,ilinclinelatêteverslebas,relèvesesyeux

froids vers moi, puis avance d’un pas déterminé, comme si l’animal en luis’apprêtait à dévorer sa proie. Mon pouls s’accélère brutalement. Je laisseéchapperunbrefgémissementdesurprise,tournelestalonsetmeprécipiteversla porte, poussée par la douleur et l’incompréhension. Je me fustige de maproprebêtise. Jesavaisque jenedevaispasvenirdanscettemaison,empiétersurceterritoirequil’adétruit.Alors que jem’apprête à ouvrir le battant, samain se plaque contre le bois

pourm’enempêcher.Soncorpsmassifs’écrasesurlemien.Sonnezfrôlemescheveux.Ilrespirefort.Sapoitrinesesoulèveets’abaisseàtoutevitesse.Ilestencorehumidede sadoucheetde lachaleurémanede sapeauqui effleure lamienne.Jesursautelorsquesamainglissesousmescheveuxets’enrouleautourdema

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nuque. D’un geste, il pourrait la briser. Pourtant, son pouce caresseprogressivementlacourbedemoncou.Seslèvresserapprochentdematempe,sespoilsdebarbepiquentmapeau.—Tuesinconsciente,murmure-t-il.—Jevoulaistevoir.—Jeseraisvenutetrouver,Maja.Son autremain enveloppema hanche, passe surmon ventre. Ilme ramène

contrelui,étouffeunrâledansmescheveux.Ladouleurquiétaitentraindemedéchirerun instantplus tôtsedissipe instantanément, remplacéepar ledésiretl’enviedeletoucher.— J’avais peur que tu ne viennes pas après ce qui s’est passé.Que tu aies

changéd’avispournous.—Non,jen’aipaschangéd’avis.Ilserapprocheencore,mecontraignantàm’appuyercontrelaporte.Samain

se faufile sous mon pull pour explorer ma peau. Je frissonne et m’enflammeentresesbrastelunbrandondepailles.—Jeteveux,Maja,murmure-t-ildesontonbourru.Mon cœur accomplit une envolée dangereuse, côtoyant l’espace et son

manqued’oxygène.Sesdoigtsquittentmanuqueets’emparentdemoncou.Ilm’obligeàpencherlatêtesursonépauleetplantesonregardiridescentdanslemien.—J’aidétestéqu’ilsteregardent.Saphrasemefaitl’effetd’unbaumequirecouvriraitunemeurtrissure.Jeme

laisseallercontrelui,posemamainpar-dessuslasienneetentremêlenosdoigts.Saboucheeffleurelamienneenunelangoureusecaressequimerendvivante.—Tuesàmoi,Maja,n’est-cepas?Ilsemblem’implorerquecesoitlecas.—Oui,jelesuis.Tuesàmoi,Caern?—Oui.Untoutpetitmot…Saboucheserefermesurlamienne.Alors,unenouvelledouleurprendplace

enmoi.Pluspuissanteetdévastatriceencore.Ellepénètreaucreuxdemachair,engourditlemoindredemesmuscles.Ellemeremplitetm’effraie.Lorsqu’il quittemes lèvres, il halète, ses pupilles sont dilatées et je ressens

sonexcitationjusqu’auxconfinsdemoncorps.Ils’accrocheàmoiavecautantdebrutalitéquecelledemessentiments. J’ai l’impressiondepénétrerdansuntourbillonduqueljeneressortiraijamaisvivante.Maisjem’enfous.Jeprendsle

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risqueinsensédemeblesseraucontactdecethommequinesaitriendel’amour,qui ne sait rien du bonheur, et qui peut à tout instant changer la définition demonunivers.Sesmainsglissentsurmesseinsavecdouceur.Ilfourresonnezdansmoncou

avantdemurmurer:—Jeneveuxpasquetupensesdumaldemoi,Maja.—Commentlepourrais-je?Monnezfrottecontresescheveuxlongsethumides.—Ne la laisse pas te voler àmoi, dit-il d’un ton si sérieux que sa gravité

m’arracheuntressautement.Jeresteinterditefaceàcesmotssicruels.Caernm’enlaceplusfortcontrelui,

comme s’il craignait que je puisse m’échapper, lui tourner le dos etl’abandonner.Commesamère.Commesasœur.Commelaplupartdesgensquil’ontcôtoyé.—Personnenemevoleraà toi, réponds-jeenpassantmesmainspar-dessus

lessiennes.Ilacquiescedansmoncou,déposantplusieursbaisers.Durantceslonguessecondesoùnosdeuxcorpssemblentavoirfusionné,jene

penseplusauxmeurtres,àlagardeàvue,àVictoriaCorangeouàcemausoléehideux qui hante le salon d’un vieuxmanoir perdu. Je ne songe qu’à lui, sonodeur, ses bras, son étreinte et l’amour qui me larde de coups. Je n’ai plusaucunechancedem’ensortir.QuandCaernrelèvelesyeuxversmoietplongedanslesmiens,jenesuisplusqu’unfaisceaudedésirdirigésurlui.—Caern,Maja,ledînerestprêt.Lavoixperceaussitôtnotrebulle.Uneridesecreuseentresessourcilsetune

secoussefait tremblersoncorps. Ils’écartedemoi, jetteuncoupd’œilvers lecouloir obscur comme si un monstre l’y attendait, je suppose que c’estprobablementlecas.Sonregardrevientversmoi,puissurlaporte.—Tudevraist’enallermaintenant,insiste-t-ilenappuyantsurlapoignée.Je

luidiraiqu’ont’aappelée.Mes doigts se posent sur son avant-bras et remontent les sillons de chair

creusésetabîmésparsescoupsderasoirrépétés.—Non,çaira.Jeveuxsavoir.Masincéritéluivoleunsoupir.Ilrecule,passelamaindanssescheveuxpour

lesrepousser,puisplantesonregarddanslemien.—Tun’espasobligée.—Jesais,maisc’esttavie.C’estdoncdésormaislamienne.Est-cequej’aile

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droitd’êtreavectoi?Ilhochelatêteàcontrecœur.Jelevoisluttercontrelui-mêmepournepasme

jeter dehors et me permettre de rester à ses côtés, dans cette maison. Je mesurprendsàleverlesyeuxverscesmursàlatapisseriedévoréedemoisissurequisemblentavoirétéimprégnéspartouslesdramespassésàl’intérieur.Lemanoirressembleàseshabitants.Décadent.Sinistre.Laviecoupéenetdanssonélan.Illustrée par le mausolée d’Aenna. J’ignore comment on peut vivre là-dedansvolontairement, alors qu’il transpire par toutes ses fissures la ruine et lapourriture.Comme si j’avais pensé à voix haute, Caern scrute à son tour la vieille

tapisserie,puisditenguisededéfense:—C’estchezmoi.C’estlaseulefamillequimereste.Il prendmonmanteau,me conduit ensuite vers la cuisine. Samère se tient

derrière la table,nousattendantdebout, leregardvidevissésur laporte.Delavoirainsi,statique,dépourvued’allant,unfrissonglacéserépandenmoi.—Jetepried’excusermonépoux.Ilestalité.Jehochelatête,sentantlefeubrûlermesjouessoussonregardinsistant.Ce

n’est sansdoutepasmon idée laplusbrillantequedem’asseoirà table faceàcettefemmequejemépriseduplusprofonddemonêtre.Caernmetireunechaise,tandisqueVictoriaCorangeremplitnosassiettesde

boulettesdeviandegénéreusementimbibéesdesauceetdepommesdeterre.— Je nem’attendais pas à recevoir une invitée ce soir, le repas est frugal,

s’excuse-t-elle.—Oh,c’esttrèsbien.Caerns’installeàmadroite,tandisqueVictoriaCorangeprendplaceenface

de moi. Le silence se tisse aussitôt dans la pièce. Je prends le temps del’observer, pénétrant un peu plus le monde étroit de Caern. Après tout, il selimiteàcettedemeuresordideetàsapetitecabaneaucimetièrequiaétépilléeparlapolice.Lacuisineestspacieuse,témoignantdesonglorieuxpassé.Lesvieuxmeubles

en bois ont peu souffert du temps écoulé et se dressent encore, massifs etélégants,lelongdesmurs.Enrevanche,lacéramiqueducarrelages’effriteparendroitsetcréedesparticulesdepoussièreblancheunpeupartoutdanslapièce.La peinture, près du plafond, semble couler. Un liquide noir s’arrache descloisonsetvients’ymêler,créantunsentimentdecrassequimerévulse.J’essaiedenepasm’yattarder,depeurdemettreCaernplusmalà l’aisequ’ilnel’estdéjà. Ilest tenduàmescôtés,mangesansappétitet semblesurveiller samère

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sansenavoirl’air.—Si je ne fais pas erreur, vous êtes la fille deHansen, le propriétaire des

rorbus?avanceMadameCorange.—C’estbiença.L’imagedeCaerndînantfaceàsamèretouslessoirsentêteàtête,dansun

silencesourdoudesmotsblessants,mebrûlesoudainlesrétines.—Tuesrevenuevivreparminous?—Eneffet,jesuisrentréeilyaquelquessemainesàpeine.—L’archipeltemanquait?—Oui,quandonnaîtici,onaenvied’yrevenirtôtoutard.—Hum…Oslomemanque.LesLofoten sont unmerveilleux endroit pour

vivre, le paysage est magnifique, mais l’ambiance de la capitale estexceptionnelle.Jenepeuxqu’acquiescer.—Tuyasfaittesétudes?C’estcequej’aientendudireàSvolvær.—Oui.—Quelleétaittamatière?—L’architecture.—Oh!Voilàunmétierenrichissant.Commetupeuxleconstater,cemanoir

auraitbienbesoinderéfection,maisparlestempsquicourent…avecmonmarisouffrant,cen’estpaspossibled’entamerdestravauxd’unetelleampleur.Ilenseraitincommodé.Je n’ose pas lui dire que sonmanoir nécessiterait plutôt d’être rasé, et elle

avec.Sous la table, je pressemesdoigts surma cuisse.C’est ridicule.Elle secomporte avec politesse, discute, remplit mon assiette etme sourit même parmoments.Maismoncœursechiffonne,car,outrelemutismepesantdeCaern,samèreneluiaccordepaslemoindrecoupd’œil.Ellesemblel’avoireffacédesonunivers. Ilneparaîtmêmepasprésentdans lapièceavecnous.Son fils sort àpeinedegardeàvue,estaccusédetouslesmaux,etcettefemmes’enfout.Ellele regarde souffrir froidement ou plutôt ignore ou lui inflige ses souffrances.Pense-t-elle,commelesautres,qu’ilestl’assassind’Aenna?—JesuisnéeàOslo,medit-elle.Cettemaisonappartientàlafamilledemon

mari.Depèreenfils,ilsenhéritent.Unjour,ellereviendraàCaern…j’enaidesfrissons.—Mais j’ai bien peur que cet héritage disparaisse avec moi, ajoute-t-elle,

accentuantceshorriblesfrissons.Elledésignelesmursabîmés.

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—Oh,jesuissûrequeCaern,avecunpeud’aide,pourraitretaperunpeulemanoir.Jen’enpensepasunmot.Caerndoit souhaiterqu’il brûle,mais jenepeux

m’empêcher de vouloir déceler dans sa réaction les sentiments de Victoria àl’égarddesonfils,etdecraquercettesurfacelisseetimpeccablequ’elleessaiedemevendre.LeregarddeCaernbrûlemapeauenentendantsonnom,mais,nonchalante,

samèresecontentedehausserlesépaules.—Quelleimportance!Nousn’ysurvivronspaséternellement,detoutefaçon.Jeretiensdepeumonsoupirexaspéré.Enentrantdanscemanoir,j’ignoraisà

quoi m’attendre. Caern n’est jamais explicite concernant son passé. Je saisseulementque samère aorchestrédebien terribles sévicespsychologiques enusantd’Aennacontrelui.Maispourquoi?Dansquelbut?Qu’est-cequiclochechez Caern pour que sa mère le rejette ? Je ne peux pas concevoir que l’onpuisse repousser son enfant. Qu’il soit anormal, étrange, ou quel que soitl’adjectif qu’on lui donne. Il vient de soi. Et lorsquemes yeux se posent surCaern,mon incompréhensionnepeutquecroître. Il sedégagede luiautantdedouceurqued’emprise.Ilestbeauàsedamneretmalgrétoutcequ’ilavécu,ilse tient toujours debout, avec toutes ces cicatrices qui parsèment ses bras. Jen’aspirequ’àluivolerunsourire,alorsquesamère,cellequidevraitardemmentdésirersonbonheur,préfèrel’effacerdelapièce.MadameCorangesurprendmonregardassidusurluiet,enuninstant,lesien

sedévoile,devientobscur,puisvidédetoutesubstance.—Aenna était très jalouse et possessive, déclare-t-elle soudain, contractant

Caernenéchosursachaise.Oui,vraiment.Elleprenaitgrandsoindesonfrère.TunetrouvespasqueMajaluiressemble?

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Chapitre23MajaSonregards’orienteversCaernetsefigesurlui.Moncœursesoulèvedans

mapoitrine.Caernrelèvelentementlesyeuxverssamère,cille,puistournelatêteversmoi.Ilestfroidenapparence,sesirisdecevertprofondd’ordinairesisauvagessontdénuésdetouteémotion,maisilnepeuttrompersonmonde.Samainesttellementcrispéesursafourchettequesesphalangesensontblanches.Toutsoncorpsparaîtplongédansleplomb.—Jenetrouvepas,finit-ilpardire.Samèrebalaiesaremarqued’ungestedelamain.— Si, si, regarde bien. Elle est aussi jolie que ta sœur. De belles boucles

soyeuses.Unregardàfairetomberleshommes.Sanscompterqu’ellesteportenttoutesdeuxlemêmeintérêt.Jevoissapommed’Adammonteretdescendreavecdifficulté,tandisquemes

mainsdeviennentmoites.— Avec tout le respect que j’ai pour Aenna, je ne crois pas que nous

partagionslemêmeintérêt,crois-jebond’expliquer.—Oui ! s’esclaffe samère.Évidemment !Mais tuaimesmon fils,n’est-ce

pas?Mabouchesedessèche.—Tuneseraispasicidanslecascontraire.Peudepersonnessesoucientde

lui.Ilestsisauvage.Unvraienfantloup,cegamin.J’ai l’impression de la sentir creuser dans ma tête, à coups d’ongles, pour

tenter de décortiquer ce qui s’y trouve.De propos insidieux en sous-entenduspressants, elle me pousse à me livrer. Elle est pire que Sørensen avec sesquestions déplacées. Victoria Corange cherche à connaître la nature de marelation avec Caern. Pourquoi ? Cherchera-t-elle à la détruire dès que j’auraifranchilesportesdumanoir?Mestripessenouentàcettepensée.Caernn’estplusun adolescent pris sous le jougde sa sœur,mais il s’est enfermédans cemanoir de plein gré après avoir quitté Gaustad. Alors à quel point reste-t-ilprisonnierdel’emprisedesamère?—Personnenedevraitavoirà resterseul, réponds-jeenespérantcalmer les

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battementsnerveuxdemoncœur.Je croise le regard impassible de Caern, au vernis craquelé. Samain passe

sous la table et vient recouvrir ma cuisse. Son contact chaud et rassurantmedonne l’énergiedont j’aibesoinpourcontrer cette femmedont laméchanceté,bien qu’elle le dissimule, éclabousse lamoindre parcelle de cettemaison. Pasétonnantqu’ellesuintedemoisissure.Lemanoirselaissecrever,contaminéparlanoirceurdeVictoria.—Aennanelequittaitjamais,murmure-t-elle,lesyeuxdanslevidedurantun

instant.C’était vrai, et je me rends compte à quel point sa solitude a dû lui peser

encoreplusaprèslamortdesajumelle.—MaisvoilàqueCaerns’éprendd’unejoliefille,déclaresamèresurunton

étrange,plusrocailleux.Sonregardrevientsurmoietmetransperce.—Ilcourtversellepourlasauter,répandresasemencecommeunmalpropre

etabandonnesasœursurunboutdeterre,lesjambesécartées…Sa rage jaillit soudain, comme une marmite trop pleine et brûlante. Je me

prendslechocdesahargneetdesesmotsenpleinvisage,entrouvrantlabouchesurunsilencemédusé.—Toi,oui,jeparledetoi,petiteputain!—Maman…murmureCaern pour arrêter le flot de paroles quimenace de

sourdrecommedupusdeseslèvresrouges.—Tais-toi !Tuoses ramenercette fille ici !Tudevraisavoirhonte !De la

souillernet’apassuffiquetutrouvesencoreunprétextepourlaconduiredansnotremaison,delamettresouslenezdetasœur?J’auraisdûtelatrancher!Tun’aurais pas l’esprit envahi par ces pensées impures. Tu n’aurais pas laissé tasœurtouteseulejustepourpouvoirt’enfoncerdanscevaginfétide!Le visage de Caern est pâle comme un linge. Cette salope se sert de sa

culpabilitéetdesonaffectionpourmoipourleblesser.Jeposelesmainsàplatsurlatableetmeredressedemachaise,moncœurmeremontantdanslagorgesousl’affront.J’ignoresoninsulteenversmoietlanced’untonaussiacidequelesien:— Votre fils a le droit d’avoir une vie. Ce que faisait Aenna ne regardait

qu’elle.—S’iln’avaitpasposélesyeuxsurtoi,rienneseraitarrivé.Tuesmaudite!Elleattrapebrusquementsonverreetmejettesoneauauvisage.Caernenvoie

aussitôtvalsersonsiègecontrelemur,m’attrapeparlebrasetmetiresèchement

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enarrièresousleregarddémentdesamère.—C’estvousquiêtesmaudite!memets-jeàhurler.Çan’estpasassezpour

vousd’avoirperduunenfantquevousessayiezde tuer l’autre !C’estvous lemonstre!Le visage de Victoria devient rouge de rage. Caern m’entraîne contre son

torse,replieunbrassurmoietm’obligeàreculerverslaporte.—Jeneveuxplusjamaislarevoir,Caern.Sorscettechienned’ici!Ils’arrêtesoudainsurleseuil,seprendlestempesdesdeuxmainsenpoussant

un râle du plus profond de son être, comme si une migraine venait de lefoudroyer.—Sors-ladenotremaison!—Çasuffit!gronde-t-ild’unevoixbasseetlourde.Tais-toi.—Nemeparlepassurceton,Caern!—Jet’aiditdetetaire,bonsang!Sontonestsiviolentqu’ilréduitsamèreausilence.Lecalmerevenudansla

pièce, ilsembleretrouversonsang-froid,m’attrapepar lamain,alorsquemoncœur est gorgé de colère et bat en accéléré, et me traîne jusqu’au vestibule.Furieuse qu’il obéisse à sa folle de mère, je l’oblige à me lâcher. Ses yeuxtroublés s’enfoncent dans lesmiens,mais jemedégagede sa poigne et fonceverslaporte,décidéeànepassubirl’humiliationdesonrejet.Horsdequestiondemesentirdeuxfoisdanslamêmesoiréedanslecorpsd’uneputain.Jefranchisleseuilcommeunetornade,dévalelesmarchesetcoursjusqu’au

sentier.Cen’estque lorsque jesuisdans lesbois,enpleinmilieude lanuitetque jedistingueàpeinemonchemin,que j’entends le sonde sespas surmesarrières.Jenepeuxpasaccélérermonalluresansmanquerdemebriserlecousurlesracinesquipercentlaterre,sibienqu’ilm’attrapefacilementparlebraset me stoppe dans ma course, me ramenant brutalement contre son torse. Sarespiration haletante se couche aussitôt le long dema nuque. Ses grands brasm’emprisonnent etm’interdisent toutmouvement de fuite. Je lutte, donne descoupsdepiedetvitupèreaussifortquejelepeux.Lescrislegênent,aussijenemanquepasdehurler,degeindreetdejurer,maisilnemelibèrepaspourautant.Esclavedesonmutisme,ilmetraînesurlechemin,mesbottesraclantlesoletcréant un sillon sur leur passage.Malgrémon agitation etmon hystérie, il nelâche rien et me précipite dos contre le tronc d’un sorbier aux branchesdégarnies. J’essaie aussitôt dem’échapper,mais il noue un bras autour demanuque et se plaque contremoi.Nos respirations sont si fortes qu’on n’entendsoudain plus qu’elles dans la forêt. La nuit nous écrase. De là, je ne perçois

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mêmepluslesfébrileslumièresdumanoir.Jesuisabsolumentseule,aumilieudes bois, sur un chemin que personne n’emprunte, dans les bras de CaernCorange.Etj’aienviedehurler.D’extirpertoutecettecolèrehorsdemoiqueluin’arrachepasdesatête.Ilapprochesonvisagedumien.Jeneledistinguequ’àgrand-peine,lestraits

effacés par l’obscurité, mais je devine malgré tout la lueur dans son regard,vivante,violenteetdouloureuse.En un instant, nos bouches se choquent. Sa langue s’immisce et prend

possessiondelamienne.Jem’accrocheàsesépaules,plantemesonglesdanssachairquiluivoleungrognement.Ilsebaisse,d’unemain,tiresurmonpantalonet ledescend le longdemescuisses.Lefroidmordaussitôtmapeau, lagriffeavecsournoiserie,maisjem’enfiche.Lesyeuxdanslesmiens,ilarrachel’unedemeschaussures,vireleboutdetissuquil’embarrasseetagrippemongenoupour m’obliger à enrouler mes jambes autour de lui. Nos mouvements sontfrénétiques, erratiques et brusques. Je défais sa braguette de mes doigtsprécipités,ilgrognecontremeslèvresquandjeprendssonsexeenmain.Ilestdur,etl’excitationaugmenteencorelorsquesamains’introduitentremescuissespouryécartermaculotte.Ilchasseensuitemesdoigtset, impatient, furieux, ilmepénètred’unegrandepousséequimevoleuncri,etjecrie!Aussitôt,ilrugit,donneunviolentcoupdepoingdansl’arbre,prèsdematête.J’entendsdesboutsd’écorchechuterausol.Sonvisagerevientàquelquescentimètresdumien,affichantunairprimitifet

animal.Sonsexeressortpresqueenentier,etsonregardreste,lui,parfaitementplantédanslemien.Nospoitrinessesoulèventsivitequ’ellessefrottentl’uneàl’autre.Caernestensimple t-shirtet jesens laduretédesesmusclesà traversl’étoffehumidedemonpull.Sesdoigtsserefermentsurl’undemesseinsetlemaltraitentjusqu’àmevolerunautrecri.Deplaisiretdedouleurmêlés.Alors,ils’enfonceenmoiavecunetelleforcequemondoss’élèvecontreletronc,avantquejeneretombesurlui,sonsexem’emplissantentièrement.Jecrieànouveau.Etunnouveaucoupdepoingfusedansl’arbre.Sabouchesombresurlamiennepourmemuseler,maisjedécidedenepasluicéder.Jegémisàchaquecoupdereinsquim’envoiedesétincellesdanslesyeux.Lasouffrancebrûlanteduplaisirtournoieenmoiaveclaforced’unouragan.Jem’agrippedavantageàsanuquepourmieuxme hisser sur lui.Mes ongles s’enfoncent dans sa peau, sous sescheveux.Ilgronde,m’étreintplusétroitement,seslèvresdévorentlesmiennes.Et je jouis avec lui. Le plaisir occulte un instant la colère, la douleur etl’indignation,jemeperdsdanssonâme.Ilmaintientmoncorpscontractédans

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sesbras,avecsapoignede fer.Leventbalaieet sèche la sueurqui semble seglacersurnoscorps.Maisqu’importe!Nous restons un moment immobiles, lui en moi, nos lèvres scellées, nos

respirationsmêlées,nosregardsincapablesdesedétacherl’undel’autre.Jesensà peinemes larmes de rage et de jouissance couler surmes joues. Seulementl’ondededésirquicontinuedemeparcourir,zébrantmapeaudesesmorsures.LamaindeCaerndoitêtreensangetilnedoitplussentirsespiedsnussurlesolgelé.Maisilestlà.Ilm’acouruaprès.Ilm’alaisséecriertoutmonsaoulenmefaisantl’amour…oucequiyressembleleplus.Lorsquenosbouchessedétachentenfin,ilnemelaissepasletempsdeparler

etmurmure:—Tuesàmoi,Maja?Jerestesaisie.Uneémotionremontedemesentrailles,rayonnejusqu’àmon

cœur.—Oui.Jenelalaisseraipasmevoleràtoi,réponds-jeavantdel’embrasserà

nouveau.

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Chapitre24MajaSamain se resserre sur ma cuisse nue, pressant avec vigueur comme pour

m’empêcherdemesauver.Sonregardparaîtsoulagéencaressantleslignesdemonvisage.—Jenevoulaispasquetuvoiesça,dit-ilenmelibérant.Ouquetuaiesàle

subir.Je retombe sur mes jambes flageolantes après notre lutte et les vagues de

plaisirquim’ont tranché lesmuscles.Caern sebaissepourm’aider à remettremonpantalon,ettrouvemachaussureplusloin.Ilreboutonneensuitesonjeanetsetientdevantmoi,laminebasse,lescheveuxdevantlesyeux.Ildoitmourirdefroident-shirtetpiedsnus.—Viensavecmoi.Àmaproposition,ilrelèvelatêteetplongedansmonregard.—Nerestepasdanscettemaison.—Jenepeuxpas,Maja.—Si,tulepeux.—Jen’ainullepartoùaller.—Nousavonsdesrorbusdelibres.Tupeuxyrester.Voyant qu’il se renfrogne et recule de plus en plus loin à l’intérieur de lui-

même,jem’empressed’ajouter:—Aumoins,cettenuit.Viensavecmoi.Nemelaissepastouteseulecesoir,

jet’enprie.Je suis désespérée à la seule idée de ne pouvoir l’arracher à cette demeure

maudite.Rienquedepenserqu’ilpuisseen franchir le seuilmebouleverseetm’enrage.Jesaisqu’ilestcapabled’endurer,çafaitdesannéesqu’illesupporte,maismoi,jenepeuxpas.C’estau-dessusdemesforcesdel’imaginerlà-dedans,subissantjouraprèsjourlesassautshaineuxdesadélirantedemère.Il passe la langue sur ses lèvres et acquiesce, plantant enmoi une onde de

soulagement.—Attends-moiici.Jevaischerchertonmanteauetmechanger.Il s’éloigne aussitôt en direction dumanoir tandis que je me laisse tomber

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contre l’arbre,monpoulsbattantencoredansmacarotide.Monentrecuisseesthumideetdouloureuxaprès laviolencedenosébats.J’aibesoind’unedouched’urgence,etdemeblottirdanssesbraspourétoufferlarancuneetlahainequicouventenmoi.J’ail’impressionqueleregarddeVictoriaCorangemecolleàlapeaucommeuneécumedecrasse.Jenesaispasdequellemanièreilparvientàsupporterça.Est-ilimmuniséàforcedesouffrancesetd’humiliations?Oubienenest-ildevenusidépendantqu’ilnepeuts’éloignerdecetantremonstrueux?Ilmerejointquelquesminutesaprès,ilaenfiléunpullépais,desbootsetun

manteau qu’il n’a pas pris la peine de fermer. Ilme tend lemien etm’aide àl’enfiler.Ilsortensuiteunelampetorchedesapocheetl’allumepouréclairerlesentier,puis,silencieux,nousdescendonslechemin,côteàcôte.Ilnemetouchepas,fixelesolparcouruderacines.Unefoisdanslavoiture,jelanceaussitôtlechauffagepourtenterd’apporter

unpeudechaleurànoscorps,puisnousramèneenville.L’ombreinquiétantedumanoirdisparaîtderrière lesarbres, sous levoiledeplusenplussombrede lanuitquis’avance.Aucundenousdeuxnebriselatorpeurquienvahitl’habitacle.Je conduis jusqu’à l’îlot sur lequel se tient l’hôtel, mais au lieu de nous

amenervers les rorbusprèsdesquelsAennaestmorte, jenousenfonceunpeuplusloindanslesterres.Plusieurscabanesrougessetiennentsurleflancopposé,faceauxlumièresduport.J’arrêtelavoituresurlaroutedéserte,coupelemoteurdevant l’undes rorbus et reste là, lesmains sur le volant.Caern regardedroitdevantlui.—Tamèreamentiàlapolice,dis-jesoudain.Ilsecontracteàmescôtés,fixelesrefletsdelamer.—Non.C’estàmontourdemecrisper.—Jenel’aipascroiséelesoirdelamortdeChristie,m’explique-t-il.Jeme

suisseulementoccupédemonpère.Ilpasselamaindanssescheveuxetajoute:—Enrèglegénérale,jem’arrangepourl’éviter.—Alorspourquoitonpèren’a-t-ilpasditlavérité?Ils’humecteleslèvres,puistournelatêteversmoi.Sonregards’ancredansle

mienetj’ylisunéclatdecrainteetderépulsion.—Tunecroispasqu’ilapeut-êtreévoquélavérité?—Non.Unelueurbrilledanssesyeux–lapetitelumièrequiserallumedetempsen

tempslorsqu’ilmedévisage.

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—C’estàcausedemoi,finit-ilparm’avouer.—Pourquoi?Ilsepasselamainsurlafigure,deplusenplusconfus.—Parcequ’ilestalité.—Jenecomprendspas.—Parcequ’ilnepeutplussedéfendre,situpréfères.J’attends.Le laissevenir,meconfiersessentimentsquisemblentsoudain le

pousserdanssesretranchements.— Parce que, chaque fois que je m’occupe de lui, je lui dis combien je

souhaitevoirmamancrever. Je luidisceque j’aimerais lui faire, juste…justepourvoirl’expressionhorrifiéedesonvisage.J’enrestecoite,unvertigemesaisit.—Jeledéteste,Maja.Çamefaitplaisirdeletourmenter,pourtouteslesfois

oùilalaissémamanmebrimersansriendire.Maisilnepeutpassepasserdemoi. Depuis que je suis rentré, c’est moi qui l’aide, qui le lave, qui le faismanger quand maman ne le fait pas. Et elle le fait de moins en moins. Ellel’oublie.C’est pire depuis que je suis là.Elle se contente de rester devant cetimmonde mausolée à la gloire d’Aenna, comme si de me regarder, ça larenvoyait systématiquementàmasœur.Alors,plusmonpèreabesoindemoi,plusjememontrecruel.Jenesuispasunhommebien,Maja.Jecalel’arrièredemoncrânecontrel’appui-têteetpousseunlongsoupir.— La vengeance n’est pas la bonne réponse à la douleur, mais elle est

humaine,finis-jepardire.—Malgrétoutcequejeteraconte,tumecroisencore?s’étonne-t-il.J’arqueunsourciletlâched’untonfaussementmoqueur:—Jecroisquepersonnenepourraitinventeruntelalibi,Caern.Engénéral,

les menteurs brossent un portrait d’eux plus sympathique. Maintenant, viens,rentronsàl’intérieur.J’ouvrelaporteetmeglissedanslanuit,seulementrompueparleslumières

deslampadairesquirayonnenttoutautourdesrorbus.Lesfloconsdeneigeetlesrafales se prennent dans leur faisceau et semblent créer des myriades depoussières blanches en suspension. Le froid glisse sous mon pull humide etsavouremapeaufrigorifiée.Caernm’imite,claquelaportièreetmesuitrapidementverslerorbu.Ceuxde

ce côté de l’île sont plus grands que les autres. Ils ressemblent à de vraiesmaisonssurpilotis,rénovéesàneuf.J’extirpemontrousseaudeclésetglisselepassdanslaserrure.Lerorbuayant

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été libérédepuispeu, lachaleuryestencoreprésente lorsqu’onypénètre.Leschauffagesn’ontpasencoreétécoupésdanscelui-là.Jesuisassuréed’avoirdel’eauchaudesousladouche.Caern appuie sur l’interrupteur et la lumière jaillit sur le salon au décor

authentique. Un canapé blanc se tient face à l’une des grandes fenêtres quis’ouvrent sur le port. Le parquet est brun et poli.Un seul tapis glissé sous latable basse confère de la chaleur et un air cosy à la pièce. Les murs sontlambrissés,ornementésdetableauxpittoresques,auxcouleursdel’archipel.Cerorbu est l’un des plus élégants et chaleureux de l’hôtel. Les chambres sont àl’étage,unepetiteavecunlitsuperposé,etunegrandeavecdeuxlitscôteàcôte.La cuisine est moderne et bien équipée, mais elle n’est pas très spacieuse,étriquéeparlacharpentedutoit.Nousnousdéchaussonspouréviterdetoutsaliretaccrochonsnosmanteauxà

la patère. J’ôte égalementmon pull pour qu’il sèche et le place sur le dossierd’unechaiseprèsd’unradiateur.Restéeent-shirt,malgrésalégèrehumidité,jemedirigeverslasalledebains,Caernsurmestalons.Jesenssonregardpesersurmoicommeunechapedeplomb. Ilestconscientquesesconfidencessontécrasantesetdouloureuses. Ilya tantde souffrancedans savieque jene saismême plus par quel bout le prendre pour tenter d’ôter chaque brique qui lacompose. Sa mère, cette ignoble femme, est la cause de tous ses malheurs.Aussi,jecomprends,aprèsseulementquelquesminutespasséesauprèsd’elle,àquel point il doit être rongé par la haine, et je comprends qu’il la reporte surceluiquin’ajamaisrienfaitpourl’aider,alorsquec’étaitsonrôle.Caernn’estpasenmesured’affrontersamère.Ellel’atropécrasé,tropsoumisàsatyranniepour qu’il puisse s’en défaire d’un seul claquement de doigts. Cette unionsordide d’amour-haine doit être détricotée. Jemedemande pour quelle raison,durant son séjour à l’hôpital de Gaustad, personne n’a essayé de l’arracher àcette emprise. N’en a-t-il pas parlé ou bien les psychiatres n’y sont-ils pasparvenus?J’allume la lumière dans la salle de bains et commence à me déshabiller.

Caernrestesurleseuil,sonregardépousemesgestes.Alorsquejememetsnuedevant lui, ce dernier se teinte de désir. Je lui lance un coup d’œil sans lamoindreéquivoque,puismeglissedanslacabine.Jetournelerobinetetattendsque l’eau se réchauffe. Mon attention est captée par un mouvement sur madroite. Je contemple Caern en train de virer ses boots dans le vestibule. Ilrefermeensuitelaportedelasalledebainssurnous.Ilôtesonpullenletirantparlanuque,sont-shirtprendlemêmecheminetvoleausol,medévoilantce

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torse aux muscles ciselés. Les yeux dans les miens, il défait sa braguette etdescendsonjeanlelongdesescuisses,emportantavecluisoncaleçon.Unefoisnu, il s’avance vers moi d’une démarche féline, ses cheveux tombant sur seslargesépaules.Jemesenstoutepetitequandilpénètredanslacabine,prenantlaplusgrandeplace.Jepasseaussitôtsouslejet,laissel’eaumouillermescheveuxetmoncorps.Jelesurprendsentraindescruteravecattentionchaqueparcelledepeauquis’exhibedevantlui.Jamaispersonnenem’aregardéedecettefaçon,avecdésir,oui,maisaussiaveccettesortedepossessionanimale.Cettefaçondedéclamer que je suis à lui et à nul autre juste en posant les yeux surmoi. Ilavance,poselamainsurlecarrelageblanc,prèsdemonépaule,penchelatêteenavantettrempesescheveuxetsonvisage.Lesgouttesd’eauserépandentlelongde ses joues, sur ses lèvres appétissantes, et jen’enpeuxplus.Toutmoncorps palpite. Je l’attrape par les joues etme précipite sur ses lèvres chaudes.Son corps s’écrase contre le mien. Ses bras enveloppent ma taille, ses mainsremontentlelongdemondosetsonbaiserdevientplusbestial,sibienquejemedemandesinoussommescapablesdenousembrassersansdonnerl’impressiondenousdévorerlabouche.Nousnousenlaçonsetnousnouscaressonsjusqu’àcequel’eaucommenceà

tiédir et que nous n’ayons plus ni souffle ni salive. Alors, je prends soin denettoyer sa main aux phalanges écorchées, parsemées de bouts de terre etd’écorce.Etilmeregardelefaire.Aveccettedévotionpresqueirrationnelledanslesprunelles.—Iln’existepasdeuxpersonnes comme toi,murmure-t-il soudain,prèsde

monoreille.Àsepréoccuperd’untypecommemoi.Àmelaissertetoucherett’aimerdelafaçondontjesuiscapable.Moncœurgémitsoussesmots.J’oseàpeinereleverlesyeuxversluitantj’ai

peurdemeperdredanslesprofondeursdesonâme.—Tuesunique,Maja.Majouefrottecontresonmentonlorsquejetournelatête.Monregardcroise

lesien, jemesensaussitôtdisparaîtredanssesabysses.Et jem’enfous.C’esttrèsbien.Jen’aiaucuneenviederemonteràlasurface.Maboucheeffleurelasiennequandjeluiréponds:—Tul’estoiaussi.Ilcoupel’eauquivireaufroidetmepousseàreculonsdanslasalledebains.

Ilattrapeuneserviettedanslaquelleilm’enrouleetprendletempsdesesécheràson tour,puis ilme tendson t-shirtpourque jemeglissededans. Ilenfilesoncaleçon, et,main dans lamain, nous grimponsvers la chambre.Plutôt quede

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pousserlesdeuxpetitslitspourlesrassembler,ilm’attiresurl’und’eux,écartelesdrapsetm’inviteàprendreplace.Jemeglissecontre lemuret ils’étendàmoncôté.Samainne tardepas àvenir enveloppermahanche et àdiffuser lachaleurdesoncorpssurmapeau.J’embrassesamâchoire,alorsqu’ilglisseunbrassousmatêtepourmieuxmerapprocherdelui.Puisseslèvrescherchentlesmiennesetlestrouventfacilement.Quandils’endétacheaprèsunlongmoment,ilmedemanded’untonbas:—Tun’aspastropmal?Jemetsquelquessecondesàcomprendredequoiilparle,puissecouelatête

enpassantlesdoigtsdanssescheveux.—Non,jevaisbien.Justeunepetitebrûlurequimerappellesadélicieuseprésence.Jelispourtant

dans son regard toute la contrition que lui inspirent nos ébats.Comme s’il nepouvaits’empêcherdepenserque,quoiqu’ilfasse,ildéposaitunesouilluresurmoi.Commes’ilétaitl’êtresalequesamères’évertuaitàluidécrire.— Je ne suis pas en sucre, lui rappelé-je doucement, mes lèvres près des

siennes.—Jenesuispasdélicatnonplus.Ma jambe remonte le long de la sienne. Sa main libre glisse de ma taille

jusqu’àmesfesses.—Jenet’aipasdemandédel’être.—Faisattentionàceque tudis,Maja,meprévient-ildesavoix lourde,un

peupâteuse,quigrondedesavoureusesmenaces.—Non,jen’enaiaucuneenvie.Jeposemabouchesurlasienneettiresursalèvreinférieureavecmesdents.

Illâcheungrognementbestialetpressemesfessesavecplusdeforce.—Tum’aslaisséecrier.—Tunem’aspaslaissélechoix.—Tunem’asfaitaucunmal.Tun’espasl’hommequetupensesêtre,Caern.

Tun’espasl’hommequetamèredécrit.Tun’esnisale,nisouillé,nidétestable.Tu es doux, gentil, beau comme un dieu nordique, tu fais l’amour avec uneintensitéinégaléeetjesuissûrequebeaucoupdefemmesrêveraientd’êtreàmaplace. Tu me regardes avec une force qui me transforme, qui me donne lesentimentd’êtrelaplusimportanteetlaplusdésirableaumonde.Jeneconnaispasbeaucoupd’hommescapablesdeça.Ilme fixe, dans la pénombre de la chambre, comme si jem’adressais à lui

dansuneautrelangue.

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—Tuasentenducequ’elleaditsurmoi,n’est-cepas?insisté-je.Ilacquiesce,sonvisages’assombrissantàtoutevitesse.—Est-ce que tu as cru ses paroles ?Que j’étaismaudite ?Que j’étais une

putain?Que…Je peine à déglutir et à acheverma phrase suivante, tant elle est lourde de

conséquences.—…quej’étaisresponsabledelamortdetasœur?Sessourcilssefroncentetsesdoigtss’enfoncentdansmachair.—Non.Pour une fois, son avarice enmotsme laisse un goût amer. J’ai besoin de

savoircequ’iladans la tête.Besoindem’assurerqu’iln’apascru lesparolesodieusesdesamère.—Qu’est-cequetupenses,alors?—Tun’asriend’uneputain,bonDieu!s’exclame-t-il,pleindecolère,avant

debasculersurledosetdedétournerlesyeuxdemoi.Jemeredressesuruncoude.—Maistucroisquec’estàcausedemoiquetasœurestmorte?Moncœursecomprimesoudainfaceàcetteréalitéquisecreuse.—Non,soupire-t-il.Jenecroispasquecesoittafaute,mais…Ils’humecteleslèvresd’uncoupdelangueavantdes’asseoirdanslelit,son

avant-brassursongenou.Ilregardeuninstantparlafenêtreversleslumièresdelavillequel’onperçoitau-delàdubrouillard.—…Sijen’étaispasvenuteretrouver,masœurneseraitpasmortecesoir-

là.C’estuneréalité.Parcequejetevoulais.—Ettum’enveux?Iltournelatêteversmoialorsquejemesenspeuàpeufrigorifiée.—Non,Maja,jenet’enveuxpas,mêmesijet’aisous-entendulecontraire.Il m’attrape par le bras et m’attire vers lui. Mon visage prisonnier de ses

doigts,ilplongelesyeuxdanslesmiens.—Jemelereprocheàmoi.Jenesaispaspourquoions’enestprisàelle.Ou

àcesautresfilles.Jesaisjustequesijen’avaispaséprouvéledésirdetevoir,Aennaseraitrestéeàlamaison.Sousl’inflexionderageetdechagrinquiseprenddanslatoiledesavoix,il

resserre son emprise surmes joues jusqu’àm’arracher une petite plainte. Sesdoigtsglissentaussitôtlelongdemamâchoirejusquesousmesoreillespourmemaintenirfaceàlui,àquelquescentimètresdeseslèvres.—Maisçan’auraitrienchangé,poursuit-il.Quej’aieenviedetoiounon.Il

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attendait juste le bonmomentpour agir. Il la guettait. Si çan’avait pas été cesoir-là,çaauraitétéuneautrenuitoùelleauraitétéseule.—Ellenel’étaitpassouvent,murmuré-je,lagorgenouéeparlessouvenirs.—Non, je passais la plupart demon temps avec elle.Alors, il a forcément

attendu.Ça,jelesais.—Çaauraitpuêtreunhasard.Ill’acroiséedanslarue…—Non,Maja.Lesfilles…ellesseressemblenttoutes.Jemecrispesouscetteconfidence.—Commentlesais-tu?—Sørensenm’amontréleursphotos.PourChristie,jelacroisaisdetempsen

tempsenville.Elleavaitlamêmeallurequemasœur.Etcettetouriste…Çam’amarqué. Je ne peux pas croire à une coïncidence. Il m’a pris Aennavolontairement.Pasparhasard.Ça,non.Alors, jesaispertinemmentque,siçan’avaitpasétécesoir-là,ceseraitsûrementarrivéplustard.Àunautremomentoùjel’auraislaisséeseule.Çan’arienàvoiravectoi.C’estmonabsencequ’ilespérait.Unfrissonglacétournoiedansmoncœur.—Tunecomprendspas,hein?medit-il,leregardenvahidenoirceurfaceà

maminedésespérée.—Comprendrequoi?Je tressaille contre lui, alors que son pouce revient se poser surmes lèvres

pourencaresserlescourbes.—Maja,onm’accusedeces troismeurtres.Parceque lesdeuxautres filles

ressemblaientàAenna.Parcequ’ellesontétévioléesetmassacréesdelamêmemanière. Parce que…parce que je suis désordonné dansma tête.Que j’ai unpassifpsychiatrique.Parcequetoutlemondesaitquejevivaisuntrucanormalavecma sœur et que les flics t’ont poussée à leur dire qu’onme rabaissait etm’humiliaitchezmoi.Tusaiscequeçafaitdemoi?Àl’idéequel’onsesoitservicontreluidemesproposlorsdemadéposition,

la rage inonde mes veines et un goût de bile emplit ma bouche. J’ai envied’écraserlestesticulesdeLeivetdecracherauvisagedeSørensen.—Lecoupableidéal…—Non,Maja,danslatêtedecesgens,jesuisdevenuuntueurensérie.J’ai

tous les critères. Je suis dangereusement instable et soumis à des fantasmespervers.Bouleversée,jemeforceàréfléchir,àdemeurersenséequandmonesprittend

àpartirdanstouslessens,manipuléparlesémotions.

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—Pourquoiaurais-tutuétapropresœur?Çan’apasdesens.Il reprend son souffle. Ses narines frémissent et il parvient à grand-peine à

maîtriserlesondesavoixpourmerépondre:— Aenna, ils la considèrent différemment des deux autres filles. Les flics

pensentque j’aivoulu lui…montrerma toute-puissance, renverser les rôlesetluiprouverqui était lemaître, en la rabaissant, en laviolant et en lamutilant,pourqu’ellevoiequij’étaisvraiment,parceque…parcequ’elle…m’écrasaitetne me permettait pas d’agir comme un homme auprès d’une autre femmequ’elle.Ilspensentquej’aicherchéàm’arracheràsonemprise,melibérerdesaprésence. Parce que j’avais pris le goût du sang dans la bouche avec laprécédente victime, parce que je hais les femmes. Parce que je désiraisrecommenceretparceque j’avais jetémondévolusur toi.Que je tevoulaisetqu’Aennam’enempêchait.Je secoue la tête avec frénésie sous ses doigts fermes qui me retiennent,

abattue par tant de hargne et d’acharnement sur lui. Entendre ces accusations,cesmots-làdesaproprebouche,medéchire leventre.J’ai l’impressiondemeprendre sa douleur dans la poitrine. Des larmesmemontent aux yeux. Caernpresseplusfortmonvisageenlesobservantsoudaincoulerlelongdemesjoues.Comment a-t-il fait pour rester si calme pendant les longues heuresd’interrogatoiredurantlesquellesonluiabalancédetelleshorreursauvisage?Où on l’a accusé d’avoir assassiné sa propre sœur pour pouvoir continuer sescrimes…pourpouvoirêtreavecmoi?Lanauséetapissemagorge.Jeposelesmainssurlessiennespourmeretenir

dechuterdansdenouveauxabyssessombreseteffrayants.—Etlesautresalors?parviens-jeàdemanderauprixd’unredoutableeffort.

Commentilslesjustifient?Jelevoislutterpourarrachersavoixdesoncorpsetmepermettred’entendre

lavérité.—Parcequ’ellesressemblentàAenna…etàtoi.Ilsdisentquejemesuiscréé

unfantasmequejerejouesanscesse,etquisetrouvelà,danslescrimes,danslamanièredontjelesauraistuées.Unfrissonhorriblemepénètrecommeunepointededagueeffilée.Uneride

se creuse profondément sur son front et un voile obscur passe sur ses traitslorsqu’ilressentmonfrémissementsoussespaumes.Unmuscledesamâchoiretressautetant,quej’endevineledessinsoussapeau.—C’estridicule!Ilsessaientseulementdefairecollertonprofilaususpect

qu’ilsrecherchent.Çanefaitpasdetoiuncoupable.

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Jepeuxàpeinerespirer.Ilglissesesdoigtsautourdemanuqueetraffermitsapriselorsquejem’agite

contrelui,secouéeparsesparolesetparcevisageauxcontoursdouloureuxquisepeintdans l’obscurité. Il s’approchedavantage, jusqu’à joindreson frontaumien,puisilmurmure,aprèsavoirprisunelongueinspiration:—Les flics disent que je suis dégoûtant et immoral,Maja.Qu’à cause des

sévices que j’ai subis, j’ai développé des fantasmes qui mêlent le sexe et laviolence,qu’ilssontliésdansmatête…etputain,tunepeuxpasnierquec’estvrai.—Çanefaitpasdetoiuntueur…Ilreposesonpoucesurmabouchepourm’obligeràmetaire.—Ilspensentquej’aicristallisémarelationavecmasœursurtoi.Je ravale de peumon sanglot. Jeme retiens à ses biceps, griffe sa peau en

essayantderetrouvermonsouffle.—Quejemesuisdébarrasséd’ellepourteposséder,parcequ’ellemegênait

pour y parvenir, et que… je n’avais plus besoin d’elle, puisque je t’avais, toi,pour… être une meilleure version. Une relation dans laquelle le rôle dedominationseraitinversé.C’estcequ’ilspensentdemoi.Àcausedecesdixansqui séparent les trois meurtres. Ils disent que… tu me rends fou, que tu asréveillé un truc froid en moi. Ils pensent que j’ai développé une sorte de…fascinationpour toi.Uneobsessionetquemescrimesont tousunlienaveccequetum’inspires.Commesi…j’exprimaisàtraversellescequejenepeuxpast’infliger.—OhmonDieu…Cesontlesseulsmotsquiparviennentàs’arracherdemeslèvrestantjesuis

choquée et assaillie d’effroyables images. J’ignore quelle expression j’offre àCaern, mais, le visage tiraillé, il se relève brusquement du lit, recule dans lachambre,tremblantetagité.Sapeausecouvredesueur.D’uncoupd’épaule,ilheurtelemurdanssonélan,seretourneetabatsonfrontcontrelebattantavectantdeforcequejecrainsqu’ilnesesoitouvertlecrâne.Jeravaleuncridepeuretmerelèvedulit,emmêlantmesjambesdanslesdraps.Lesmusclesdesondossonttendusetsapoitrinesesoulèvevite.Caernpose

lespaumesàplatsur laporteetm’avertitd’unevoixplus forteetplus rauquequed’ordinaire:—N’approchepas.Jemefigeaussitôt,resteimmobile,àcôtédulit,justevêtuedesont-shirt.Je

senslefroidserépandredanslachambre,mordremapeau.Jemeursd’enviede

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désobéir, de le prendre dans mes bras, tant sa détresse est palpable, crèvel’oxygènealentour. Il tremble.J’entendssesrâlesdedésespoirquis’échappentdeseslèvressansqu’ilnepuisselesretenir.Sonpoingserefermesurlebattant;sesphalangesendeviennentblanches.Il

penchelatêteversl’avant,étirantsondos.Etsavoixromptlesilence,brisemesmuraillesetmelaissefrissonnanteprèsdelui:—Illuiadécoupélevisage,Maja,alorsqu’elleétaitvivante.Ill’aregardée

droitdanslesyeuxenluiarrachantleslèvres;ill’aécoutéesangloterethurler.Il l’a empêchée de se débattre et de vivre. Elle s’est sentiemourir. Commentaurais-jepufaireça?Laregarderpartirdecettefaçon?Pour…lepouvoir?Jel’aimais,putain!Jel’aimais…Soncorpsestsecouédesanglotssilencieux,savoixsebrise.Aumomentoù,

bouleversée, j’esquisse un pas pour le rejoindre et l’enlacer, il se retournevivement vers moi, m’attrape dans ses bras et m’étreint avec violence. Seslarmes sillonnent ses joues et humidifient aussitôt les miennes lorsqu’il mepresse contre lui. Il pleure, comme si, jamais avant aujourd’hui, il ne s’étaitautoriséàverserlamoindrelarme.Ilgémitetsadouleursemblesiintensequ’ilpeineàrespirer.Ilplongelevisagedansmoncouetresserrelapressiondesesbrasautourdemonbuste.—Ilm’aarrachéunboutdemonâme,Maja.Aenna,c’étaitunepartiedemoi.

Elleétaitmonsang.J’avaisbesoind’elle.Jeglissemesdoigtsdanssescheveux, incapabledetrouverlesmotspourle

réconforter.Jenepeuxrienpourlesoulager.Justeêtrelàpourlui.Alorsc’estcequejefais.Jelepressecontremoiavectoutemaforceetmonamour,l’écoutepleurer et se déverser de sa colère, de sa douleur, de toutes ces années durantlesquelles il a supporté en silence d’être accusé de samort, durant lesquellespersonnen’aécoutésonchagrin.

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Chapitre25Maja—Cen’estpasunebonneidée,dit-il,saboucherelâchantdesrondsdevapeur

givrée.—Tuasfaim,j’aifaim.C’estunebonneidée.—Non.Sonvisageexprimeclairementsondésaccord. Ila lesmainsenfoncéesdans

lespochesdesonblouson,unerideentrelessourcils,lesyeuxaussiglaçantsquelaneigealentour.Aprèsquejemesuisréveilléedanssesbras,noscorpsenroulésl’unautourde

l’autre commesinous étions accrochés tousdeuxàun récifpournepasnousnoyer, nous nous sommes câlinés, embrassés, caressés longuement jusqu’auxpremières lueursd’uneaubequine se lèvera jamais.Nousavonsprofité enfind’unematinée sans qu’aucun drame ne se produise, entièrement voués l’un àl’autre.Nousn’avonspasparlé,laissantlesilenceetnosregardsseraconternosmaux.Nosespoirsaussi.Nousnoussommeslaisséenvahirpar laferveuret laconfiance de l’autre, dans la chaleur de ce lit dans lequel nous nous étionsblottis.Maintenant, je cligne des paupières face aux reflets obscurs qui se tissent

toujours dans le ciel. Une légère teinte violacée rompt la ligne d’horizon,montrantbienquelajournéeestdéjàentamée.LesoleilcommenceàquitterlesLofotenpourlaisserplaceàlanuitpolaire.Jelèvelesyeuxversl’enseignedelabrasserieetdonneuncoupdecoudedanslebrasdeCaern.—Onyva?Ilpresselamâchoire,abaisseleregardsurmoi.—Cen’estpasbonquelesgenstevoientavecmoi,Maja.—Jenem’ensouciepas.—Tudevrais.AveclemeurtredeChristie…— … dont tu n’es pas responsable. Je ne vais pas arrêter de vivre sous

prétexte que des gens bien-pensants croient connaître la vérité au sujet d’uneenquêtepolicière.Etçaleurprouveraquetun’espascequ’ilsimaginent.—Çaneprouverariendutout.Lesgenspensentcequ’ilspensent,c’esttout.

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Ilsnechangerontpasd’avis.Çan’arrivejamais.Ettoi,ilsvonttejugeraussi.Ilstecroirontsoitidioteetnaïve,soitcomplètementfolle.Jehausselesépaulesengrommelant:— Je m’en fiche, Caern ! Tu le supportes tous les jours, pourquoi ne le

pourrais-jepas?—Çameregarde.Jesuishabitué,maisjen’aipasenviedetevoirlesubir.Un sourire s’étire malgré moi sur mes lèvres. Je m’approche et me blottis

contresonbras.—Tutefaisdusoucipourmoi.—Jesaiscequeçafaitdevivresouslejugementdesautres,etjesaisquitu

es.Ilexisteplusieursfaçonsdesalirlesgens.Leurregard,çaenfaitpartie.Jeneveuxpasqu’ilstesouillentavecleursmédisances.Je me dresse sur la pointe des pieds, attrape son visage sous mes paumes

froidesetdéposeunbaisersurseslèvres.Danslarue.Aumilieudesgens.Etjem’enfous.— Les souillures n’existent pas si tu n’y crois pas, lui dis-je. Elles sont

seulementdansnostêtes.Viensmaintenant,jemeursdefaim.J’arrachesamaindel’unedesespochesetlaserredanslamienne.Ilgrogne,

maisselaisseentraînerversl’entréedubar.Étantdonnéqu’ilestpresquel’heuredudéjeuner,lecaféestdéjàbienrempli.

Nousdégottonsmalgrétoutunetablelibreprèsdelafenêtrequis’ouvresurlaplacecouvertedeneigeainsiqueleportinactif.Caernretiresonmanteau, ledéposesur ledossierdesachaise,puisse tient

deboutprèsdemoi, le regardassombri. Il lecache,mais jevoisbienqu’ilestgêné et qu’il guette les réactions alentour. Personne ne s’est rendu compte denotre présence, chacun occupé à sa vie, et c’est très bien ainsi, mais Caernsemblesuspecter tout lemonde.Jeglissemesdoigtssur ledosdesamain, luiarrachantuntressaillement.D’unevoixbourrue,ilmedemande:—Qu’est-cequetuveuxmanger?—Unsandwichetuncafé,s’ilteplaît.Il hoche la tête et tourne les talons en jurant, passant la main dans ses

cheveux.Jenepeuxm’empêcherdesourire,mêmesicelan’ariendedrôle,maisvoircettearmoireàglaceauxmusclesparfaitss’angoisserpourdesqu’en-dira-t-on, pire s’inquiéter de ce que l’on pense de moi, me rend la situation bienmeilleure.Plustolérable.Jememoquesincèrementdecequepeuventcancanerles autres. Qu’ils me prennent pour une insouciante, une idiote ou une fillecrédule,quelleimportance?Aucunnevoitcequejeperçoisdelui.Labeautéde

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cette âme qu’il dissimule à tout lemonde. Jeme sens privilégiée. Il ne laissepersonneentrerdanssonmonde,saufmoi.Ilrevient,chargéd’unplateausurlequelfumentnoscafés.Illedéposesurla

tableet s’installeen facedemoi.Sesgrandes jambesviennent seglisserentremesgenoux et son regard rencontre lemien.Undiscret sourire sedessine surmeslèvresenlevoyantm’observerdesamanièrebienàlui.J’attrapemoncafé,enavaleunegorgéechaude,puiscroquedansmonsandwich.—Cequejet’aidithier…—Arrêted’ypenser,luisuggéré-je.Çanechangepasl’imagequej’aidetoi,

etjesaisquec’estlabonne.—Comment?Jelèveunsourcil,prendssamainposéeàplatsurlatable,latireversmoiet

laplaquesanscillerentremesseins.—Parcequejelesens,là.Je l’appuie justeau-dessusdemoncœurquis’affole.Sonregardvaetvient

entresamainetmesyeux.—Tucroisquetoncœurpeutdécelerlavérité?Etsic’étaitl’inverse,Maja?

S’ilétaitaveuglé?—Jepréfèrecroireenmonjugement.Sionnefaitqu’écouterlesautres,on

nesecréejamaissapropreopinion.J’aifoientoi,etj’aiconfianceenmoipourfairelebonchoix.Il recule sur son siège, attrape à son tour son café, mais son regard reste

obstinémentbraquésurmoi.—Tun’aspaspeur?—Detoi?m’étonné-je.—Aprèscequejet’aiavoué,n’importequiseseraitsauvéàtoutesjambes.—Tuoubliesquejenesuispasn’importequi.Jeluidécocheunclind’œilquiluiarracheenfinunpetitsourire.—C’estvrai.J’avaleuneautrebouchéedemonsandwich,puisluidis:—Tum’asaccordé taconfiance.Jeneconnaispasbeaucoupdemondequi

auraitétécapablederacontertoutça.Jesuiscontentequetul’aiesfait.Ilfaufilelamaindansseslongscheveuxetsoupireenjetantuncoupd’œilpar

lafenêtre.—Çadoittedonnerunebelleimagedequijesuis,ironise-t-il.—C’estl’imagedesflics.Paslamienne.Jetrouvequ’unhommecapablede

montrersesfaillesetsonchagrinàlapersonnequipartagesavieserévèleplus

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fortqueceluiquilescacheoulesnie.Sonregardrevientsurmoietmeheurteavecviolence.—Quoi?m’exclamé-je,intriguée.Il boit unegorgéede café, le coinde ses lèvres retroussé, puis finit parme

répondre:—Jesuisheureuxquetupartagesmavie.Lachaleurirradieaussitôtdansmonventre,etcettesensationnedoitplusrien

aucafé.Maisalorsquejeregardesonsourireilluminersafigure,laportedubars’ouvre, et instantanément, la colère resurgit en moi, balaie ce semblant denormalitéenuncoupdevent.Monvisagedoitsevoiler,carceluideCaernserefermeenécho. Il tourne la têtepar-dessussonépaulepour regardercequiabrusquementattirémonattention.L’osdesamâchoireapparaîtaussitôtsouslapression qu’il exerce. En soupirant, il me fait de nouveau face, son regardsombredanslemien,etjedevinetoutelatensionquil’envahit.—Ondevraits’enaller,medit-il.—Non.Nousnefaisonsriendemal.J’observe Leiv et sa bande de copains flics approcher du comptoir pour

commander. Ils ne nous ont pas repérés.Au fond demoi, je récite une prièrepourqu’ilsnenousvoientpasetnouslaissentdéjeunerenpaix,maisjesupposequec’esttropdemander.Leivdiscuteaveclaserveuse,puisseretournefaceàlasalle en riant. Son regard s’enfonce aussitôt dans le mien, et son sourires’évanouit.Uneombrepassesurses traits, sesyeuxbleusprennent la froideurd’unmorceaudeglace. Jemedétourneaussi sec, lui signifiantainsique jeneveuxrienavoiràfaireavecluipourlemoment,maisilnesemblepasd’accordavec cette idée. L’un de ses collègues pose la main sur son épaule pourl’empêcherdenousapprocher,ill’ignore.Undoigtglissédanssaceinturetelunparfait cow-boy, il approche de notre table et s’arrête devant nous. Caernmerenvoiemonregard,sonpoingestferméàcôtédesatasseàcafévide.Nousenaller aurait sûrement été lameilleuredesdécisions àprendre,mais renoncer àêtrelibremesembleencorepire.JenelaisseraipasLeivouquicesoitd’autres’immiscerentrenous.—Bonjour,meditLeiv,leregardmechauffantlecrâne.Jepeineàdesserrerleslèvres.—Bonjour.Jemeforceàreleverlatêteverslui.Sonexpressionestaussiglaçantequele

froidquirègneau-dehors.—Tonfrèreestaucourant?m’assène-t-ild’emblée.

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—Quejeboisuncafé?Jenecroispasquecesoitutiledel’enavertir.—Çateplaîtdejouerlesrebelles,hein?—Çateplaîtdejoueraucon?Parcequetufaisçatrèsbien!Ilgrimace,jetteuncoupd’œilversCaern.Cedernierl’ignorecomplètement

etmefixesansretenue.Aveccetteflammedanslesyeuxquimeravagechaqueseconde.—Tusorsavecuntypequ’onagardéplusdedeuxjoursencelluleetqu’on

accusedetroiscrimes,Maja.T’aspasl’airdeterendrecompte.—Onadéjàeucettediscussion.Jenetienspasàl’avoir icidenouveau.Je

suislàpourboiremoncafétranquillementavecmonpetitami.Ilcracheunjuron.Caernrelèvelentementlesyeuxversluietleursregardsse

croisent.J’aipeurqu’uneexplosionàfragmentationsseproduiseetéclaboussetoutlebardesangetdeviscères.Leivn’estpastoutseul,etsescollèguessesontrapprochésdenouslorsqueletonestmonté.Toutlemondealesyeuxbraquésdansnotredirection.Monestomacs’imbibedeplombfondu.—Qu’est-cequ’ilya,ledégénéré?Tuasquelquechoseàajouter?Jefrappeduplatdelamainsurlatable,rougederage.—DégageLeiv!—Ton«petitami»n’estpascapabledesedéfendretoutseul?—Monpetit…—Soncopains’enfoutdecequeturacontes,mecoupebrusquementCaern

d’unevoixgraveetposée.NemanquepasderespectàMaja,c’esttout.J’en reste comme deux ronds de flan. Leiv aussi, visiblement. Il s’attarde

quelquessecondesàleregarder,stupéfaitqu’ilaitouvertlabouche.—Majaestmonamie,rétorqueLeiv.Jeneluimanquepasderespect,j’essaie

deluiramenerunpeudebonsensdanslecrâne.—Jesuismajeure,libre,etjefaiscequimechante.Laisse-nous!Ilposelamainsurlatable,entreCaernetmoi,etsepencheversmonvisage.

Son regard prend une teinte plus ombreuse et inquiète, qui me retournel’estomac.—Jeneveuxpasquetumeures,Maja.Jeneveuxpasvoirsurtonvisagece

que j’ai découvert sur celui deChristie. Je refuse de laisser arriver une chosepareille.Alors,tupeuxmedemanderbeaucoup,maispasd’arrêterdeveillersurtoi,mêmesiçadoitêtrecontretoi.Jesuisdésolé.Ilseredresse,melaissantcoitedestupeuretd’amertume.Jenetrouverienà

répondre à ses paroles.Mon cœur cogne lourdement jusqu’àm’en blesser lescôtes. Jamais je n’avais vu Leiv aussi sérieux que ces derniers jours. Nos

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souvenirsd’enfancesemblentêtrelaminésparnotrevied’adulte,etj’éprouvedeladouleurànousvoirainsinousdéchirer.LeivtournelatêteversCaernquimefixe,lessourcilsfroncés,puisluilance:—Jetegardeàl’œil.Caernrelèvevaguementlesyeuxverslui,dénuédesentimentsoud’émotivité.

Il conserve le silence et son impassibilité coutumiers, alors que j’en suisincapable, puis redirige ses prunelles enflammées surmoi. Frustré de repartie,Leivlâcheunnouveaujuron,puistournelestalonspourrejoindresescollègues.Àmesurequ’ils’éloigneverslaported’entrée,latensionquittepeuàpeumesmuscles,mêmesijemesensencoremal.—Çava?medemandeCaern.—Tut’inquiètespourmoi?—Oui.C’esttonami.—Celuidemonfrère.Plustellementlemien,cesdernierstemps.—Ilapeur.Jepeuxcomprendreça.—Tuledéfends?—Non.Jedisseulementquejelecomprends.Ilveuttegarderenvieetilte

veutpourlui.Jepeineàdéglutir.—Etçanetedérangepas?—Si.Parcequejeveuxtegarderpourmoi.Jelâcheunpetitsoupirsatisfait,avantdeluisourire.Jeglissemamainversla

sienne,qu’ilsaisitsanshésiter.—Jesuistoujoursàtoi,murmuré-je.Il acquiesce et se penche vers moi, jusqu’à enfoncer sa main dans mes

cheveux et frôler mes lèvres des siennes. Les regards qui pèsent sur nouss’envolentaussitôt,etmatensions’évanouit. Ilneresteque luietmoidanscebar.Paumecontrepaume,yeuxdanslesyeux,bouchecontrebouche.Lereste…necomptepluspendantcescourtessecondesoùilm’embrasse.Aprèsavoirfinidedéjeunerdansunsilenceplusoumoinsembarrassant,nous

prenons la direction du cimetière. Je me gare dans la rue adjacente et nouscouponsà travers les tombesenneigéespourgagner lacabane.L’airglacial, lecielenténébréauxrefletsvioletsetlesstèlesmeprécipitentdansununivershorsdu temps, spectral et troublant. Je ne sais pas commentCaern se convainc des’arracher à la chaleur de son lit pour travailler dans cet endroit immuable etengourdichaquejourdesavie.Mêmesilecalmeesticisouverain,laproximitédelamortmeperturbe.

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Jenepeuxm’empêcherdetournerlatêteendirectiondelatombed’Aenna,perdue aumilieu des autres. Je songe queCaern traverse cette pelouse, passedevantlastèledesajumelleetseretrouveconfrontéchaquematinàlaréalitédesa perte. Je ne sais pas si je pourrais montrer autant de courage si Erlend setrouvait à la place d’Aenna.Mon cœur se briserait pitoyablement, et poser leregardsursasépulturetouslesjoursmesembleraitau-dessusdemesforces.Jen’oseimaginercequiluipasseparlatêteàchaquefoisquesesyeuxs’abaissentsur ce morceau de pierre froide, la douleur atroce qui doit l’assaillir. C’estcomme d’être prisonnier d’un labyrinthe qui ramènerait systématiquement aumêmepoint.Làoùlasouffranceafaitsonnid.Samainseglissesoudaindanslamienne.Jemanquedesursauterdesurprise.

Je lève la têtevers lui,mais il regarde làoùmonattentionétaitconcentréeuninstant plus tôt. Je me sens aussitôt confuse. Nul doute qu’il ait compris,pourtant, il ne prononce pas unmot etm’entraîne vers la cabane, au fond ducimetière.Lepassagede lapolicene laisseplaceà aucundoute.Laporte est toujours

défoncéeetgîtpiteusementsurlesol.Laneiges’estengouffréeàl’intérieur.Destraces de pas et de boue neigeuse maculent le tapis et le plancher, même lematelassurlequelnousavonsfaitl’amourn’apasétéépargné.Lacabaneaétéméticuleusementfouillée,lefauteuilesttoujoursrenverséettoutaétéjetéàterredans un désordre et une exaspération à peine masquée. J’ignore ce qu’ilscherchaient,maismanifestement, ilsnel’ontpastrouvéet leurécheclesamisenrogne.—Jesuisdésolée,murmuré-je,abattue.—Cenesontquedesmeubles,Maja.Çan’apasd’importance.Jeme laisse tomber contre son épaule. J’ai l’impressionque l’on traînedes

chaînesànospiedsetqu’aucunecisaillenepeutlesbriser.—Tum’aides?—Biensûr.Nouspassonslesdeuxheuressuivantesàtoutbriquer.Caernremetlaporteà

saplaced’origine,enréparetantbienquemallescharnièresavecsonmatérieldechantier,tandisquejeprocèdeàunnettoyageméticuleux.Unefoisquetoutestremisenordre,illanceunfeudanslepoêlequiréchauffe

peuàpeulecabanon.Ilse laisseensuite tombersur lefauteuilenpoussantunrâledesoulagement,puism’attrapeparlataillepourm’attirersursesgenoux.Jefourreaussitôtlatêtedanssoncou,megorgeantdesonodeuretmeréchauffantàsoncontact.

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—Tuesgelée.—Leplaidestsale,meplains-je.—Sers-toidemoi.Jenemelefaispasdiredeuxfoisetglisselesmainssoussonpullpour les

poser sur sonventrechaud. Jepoussealorsungrossoupirdecontentement. Ilreferme ses bras autour de moi et me respire, le nez dans mes cheveux. Lesilenceserépandunmomentdanslapièce,maisjeneletrouvepasdérangeant.Je le sens soudain axer son attention en direction de la fenêtre. Je relève lesépauleset suis son regardvers lebrouillard.Levent faitbruisser lesbranchescontre lescarreaux,mais iln’ya rienàvoir.Lesyeuxenténébrés tournésversl’extérieur,ilchuchote:—Çamerassure.Jerestequelquesinstantssanscomprendrejusqu’àcequ’ilajoute:—Qu’ellesoitlà.Tutrouvesçaétrange,jesuppose.—Jenesaispas.Chacunvitsondeuilàsamanière.— Je n’ai jamais fait mon deuil, Maja. Ma sœur sera toujours là, et la

souffranceavecelle.—Jecomprends.J’enaimalpourluideressentirtantdepeinedanssesmots.—J’aimerais…tesoulagerunpeu,soufflé-jeprèsdesescheveux.Sonbrasserefermesurmondosetmeramènetoutcontrelui.— Tu fais plus que ça. Personne n’a jamais été à mes côtés en dehors

d’Aenna,etmêmealors,personnenem’ajamaistémoignéunetelledouceur.Iltournelatêteversmoietmaboucheseretrouveplaquéesurlasienne.— J’aimerais parvenir à la même douceur, murmure-t-il après m’avoir

longuementembrassée.Avectoi.Jecaresselechaumedesesjouesavectendresse.—Çaviendra.Tun’enaspasl’habitude.Tuneconnaisquelaviolencedans

l’amour.Personnenet’aapprisautrechose.Personnenet’ajamaismontréquecen’étaitpasainsil’amour.—Et…si jen’yparvienspas?Jen’ai jamaisagiautrement.J’ai toutesces

imagesen tête,Maja,qui tournent sansarrêt. Jene saispasdequellemanièrem’endéfaire.—Neréfléchispas.Siunjourtudoistecomporterd’unefaçondifférente,tu

le ferasnaturellement.Etpour l’instant,quellequ’ensoit lamanière, j’ai justebesoindetesentir.Mêmedanslaviolenceoudansladouleur.Sonétreinte se resserredavantageautourdemoiet sabouche revient sur la

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miennemevolerunlongbaiser.—Jeneméritepasunefemmecommetoi.—Chacunacequ’ilmérite,lecontredis-je.—Pastoujours,non.Le sous-entenduaumeurtrierqui court encoredans les ruesdeSvolværme

glaceuninstant.Jemeblottiscontrelui,espérantpresqueêtreaspiréedanssoncorps.Nouspassonslerestedelajournéeànouscâliner,àêtrelàpourl’autre,nous

effleurant,noustouchant,sansbalancernosvêtementsàtraverslapièce.Ledésirdeme déshabiller devant lui, de sentir son regard brûlant courir surma peau,d’éprouver la puissance de son corps sur le mien ne manque pas, mais samanièredemetoucher,pudique,unpeuvirginale,n’ariend’anodine.C’estsafaçonà luidememontrerque jecompteàsesyeux,sa façondedonnerde ladouceuretnonpasde laviolence.Parceque le sexeestviolent.Maispasnoscaresses. Alors, je prends avec plaisir ce qu’il m’offre, sa tendresse, sestourments,sonaffectionetseslèvresexquisessurlesmiennes.Quandnousnousséparonslesoirvenu,jemesenstoutengourdiedebonheur.

Moncorpschauffedoucement,pleinde ses effleurements etde sesbaisers. Jen’ai aucune envie de le quitter, mais il doit rentrer s’occuper de son horriblepère.Jeravalemesprotestations,carjesaisbienque,quoiqueluiaientfaitsubirsesparents,ilresteprisonnierdeleurpouvoir,deleurauraetdeleursuccédanéd’amour.Ilenabesoin,commetoutenfantquirechercheardemmentl’affectionde ses parents, peu importe les sévices et la douleur. Et souvent, plus c’estviolent, plus ces gamins-là réclament cet amour à corps et à cris. Caern aconsciencede la toxicitédecette relation,maiscommentpeut-onse libérerdevingt-huit ans de souffrance ? Je n’ai pas de solution, je peux seulementl’accompagnerlelongduchemin.Rentrerà lamaisonn’estpasnonplusunplaisirpourmoi.Monpèrepasse

sontempsàs’inquiéteretjepassemontempsàéviterErlend.Cependant,quandjefranchisleseuil,jedoisbienmefaireuneraison.Monfrèresetientderrièrelecomptoir,seslunetteschausséessursonnez.Ilrelèvelatêteàmonapprocheettenteunsourire.—Hey.—Hey…Jem’apprêteàmonteràtoutevitesseversmachambre,quandilm’interrompt

dansmondésirbrutaldelefuir:— J’ai préparé à dîner. Papa a mis la table au restaurant, on n’a pas de

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couvertscesoir.Jeposelamainsurlechambranledelaportequiouvresurl’escalier,lanuque

basse,etpousseunprofondsoupir.—Allez,Maja,tuvaspaspassertavieàm’esquiver.Jen’airienfaitd’autre

quedéfendremasœur.J’humectemeslèvresd’uncoupdelangueetrelèvelatêteverslui.Ilaposé

uncoudesurlecomptoiretm’observeavecuntelregarddechiotquejenepeuxretenirmoncœurdesecomprimer.—Trèsbien,j’accepte,maisàunecondition…

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Chapitre26CaernJemetiensdevantlaporteduRorbueraveclasensationoppressantequec’est

vraiment lapire idéedu siècle.LesmotsdeMaja tournent enboucledansmatête:«Caern,siseulementtuacceptais,peut-êtrequeçaleurpermettraitdevoiràtraversmesyeuxl’hommesublimequetuesenréalité.J’aienviedetegarderpourmoitouteseule,maisceseraitdel’égoïsme,etcen’estpascequejedésirepour nous deux. » Je l’ai écoutée parler enme demandant où elle voulait envenir, tout en ayant le cœur rempli de chaleur. Maja est capable d’alimenterl’organefroidetmétalliquequimesertàvivre.Maismoncerveaupragmatiqueaconscience que toutes ses tentatives pour rendre une vie difforme et amputéeplus normale sont vaines. Quand on est trop cassé, il devient impossible derecoller les morceaux, et je sais pertinemment que tous mes morceaux sontéparpillés partout, acérés et tranchants, et qu’il ne sert à rien de vouloir lesremboîterensemble.Lemieuxqu’elleobtiendra,c’estunesculpturebrisée,surlaquelle elle risque de se couper. Le plus horrible, c’est que jemeurs d’enviequ’elles’entaille,s’écorcheetserompesurmoi,pourmieuxpouvoirm’infiltrerenelle.Or,àl’intérieurdecettedemeure,despersonnesimportantesàsesyeuxm’attendent.Toutcequecelles-cidésirent,c’estm’éloignerd’ellepourqueçaneseproduisepas,quejenepuissepaspénétrerenelle,labriseretl’emporterdans monmonde disgracieux. Ils veulent la sauver de moi. Et je voudrais lasauverdemoiaussi,mais jen’yarrivepas.Maja s’insinueà traversmapeau,dansmonsang,mesveines,mesmuscles,mesos.Jenepeuxpasrenonceràlatoucher,àregardersesjolisyeuxbleusauxliserésdegrisseposersurmoiavecdu feu en elle, comme si j’étais celui qui pouvait lui apporter de l’oxygène etrespirer. Comme elle le fait pour moi. Je suis faible et égoïste. Je devraisl’abandonneràunautreDean,douxetrespectueux,mêmeàunconnardcommeLeivqui l’aimerasûrementavecpassion,mais j’ensuis incapable. Jedésire lavoirheureuse,maisavecmoi.Pasavecunautre.Tantpis si je l’entraînedansmonmonde.Dans cemonde que je hais de toutemon âme.Dans tout ce quirisquedenousplieretdenousbroyer.Jeprendsuneinspirationetpousselaportedel’hôtel.Jesaisd’avancequeje

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marcheverslacatastrophe,maispuisqu’ellel’aorganiséepournous,alors…jela laisserai se produire. Je me fracasserai moi aussi sur ses tranchants et jesouriraisousladouleur.Jenesuisjamaisvenuici.J’aiétédanssachambrequandj’étaisado,maisje

n’ai jamais franchi le seuil de la bâtisse normalement, je ne me suis jamaisavancéverslecomptoird’accueiletbonsang,jen’aijamaisregardéErlendentraindem’attendrederrièrececomptoir,leregardmasquantàpeinesonmépriset sa morgue. Rien que de le voir, une petite démangeaison le long de mamâchoiresurgit,merappelantlabrutalitédesoncoupdepoing.Ilredresselesépaulesàmonapproche,puisquittelaréceptionpourvenirvers

moi.—Donnetonmanteau.Lesautressontdéjàlà.Lesautres…rienquecesmotsmeglacentdel’intérieur.Jenesuispashabitué

àcôtoyerquiquecesoit.J’aimelesilenceetlasolitude,ilsmecachentdurestedumonde.Jusqu’àprésent,çam’allait trèsbien,exception faitedeMajaetdesonsourire.Jeretiremonblousonainsiquemonécharpeetlesluiremets.Illesaccroche

dansleplacarddel’entrée,puispivote,seplantedevantmoiettendlamainendirectiondurestaurant.—Tefaispasd’illusion,medit-il.C’estpourMajaquej’aiaccepté.—Jesais.Sesyeuxargentésmescrutent,puisilavanceverslaportevoûtée,s’arrêteet

balance,lesmâchoiresserrées:—Situlatouches,jetetuerai.Faceàsonsérieux,jen’osepasévoquerquej’aidéjàposémesmainssurelle

àmaintesreprisesetpasdelamanièrelaplusrespectueuse,laplusdouceetlaplusgénéreuse.Jemecontentecependantd’acquiescer.Ilgrogneunjuron,puispoursuitsonchemin.Le restaurantest typiquede l’archipel, toutenpoutres, enboisbrunetpoli,

agrémenté de tables aux nappes blanches, de fauteuils aux teintes rougepoussiéreux,etd’unvastecomptoirenboissculpté,derrièrelequelsedressent,surdesétagères,desbibelotsen toutgenreetdesbouteillesdevin.Uneseuletable est prise, éclairée de bougies.La lumière est d’ailleurs basse, pour créerunecertaineintimitéàl’immensepièce.Leplanchernoircraquesousmespas,àmesurequenousnousapprochonsde

la table ronde.Maja se relève dès qu’elle nous aperçoit. Ses longues bouclessombresdéferlentlelongdesesépaules,sesyeuxbleusseposentsurmoiavec

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unecertaineinquiétudequ’elleadelapeineàmasquer,maisunsouriresincèreétire ses douces lèvres que jemeurs d’envie d’embrasser. À sa gauche,Madim’observeavecprudence.Majam’aassuréqu’elleseraitdenotrecôté.Jen’aipasrelevépournepaslablesser,maisMadiestlameilleureamied’Erlend.Pirequeça,MadiaimeErlend,elleiraoùilira.J’aipeudedoutessurcettequestion.Enface,setientFrøya,l’amied’enfancedeMaja.Unepetiteroussepotelée,auvisage agréable et sympathique, qui prendra sûrement la défense deMaja aubesoin, mais qui ne me fera jamais confiance par amour pour elle. Elle estaccompagnéedesonmari,ungrandblondauxyeuxnoisettequimedétailledelatêteauxpieds,mesurantmaprobabilitéàsortiruncouteaudemapochepourmassacrer tout lemonde. Jens est là aussi.Maja a dû l’avertir qu’il devait secomportercorrectement,parcequ’ilseforcetellementànepasgrimacerquesesjouesenrougissent.Erlends’arrêteprèsdesasœuretmedésignelesiègeprèsd’elle.Jemesens

engourdi,me demandant ce qu’il convient de faire, alors que tous les regardssont vissés sur moi. Maja est la première à réagir, devinant sans mal monembarras.Ellesedressesurlapointedespieds,déposeunbaisersurmeslèvres,puism’inviteàm’asseoiràsescôtés.—Tu connais déjà tout lemonde, sauf Alexander, je suppose,me dit-elle.

VoicilemarideFrøya.Alexander,Caern.Je le salued’un signede tête, tandisqu’Erlend s’assoit en facedemoi.Ses

sourcils sont froncés et sa mine peu engageante, même s’il s’évertue àdécontractersesnerfsdèsquesasœurlèvelesyeuxverslui.Tout lemonde estmal à l’aise. La gêne a l’air de gronder au-dessus de la

table.Majas’efforcededétendrel’atmosphèreenproposantdeservirlevin.Jedétaille ses gestes, son visage, son regard. Les silences ne me dérangent pasvraiment.Jen’aisouventrienàdired’intéressant.Toutefois,cen’estpaslecasdes autres. L’absence de bruits ne leur est pas familière. Ils sont habitués auxrires, aux discussions, à la chaleur humaine, tout ce que j’ignore. Erlend mequitteàpeinedesyeux.Majaremplitnosverresdevinrouge,m’offreunsourirequ’elledésirerassurant,maisjeletrouvedétestable.Iln’estpasvrai,ellenemele donne pas avec son cœur, mais avec sa raison. Elle se force parce quel’ambianceesttellementlourdequ’onpourraitlasentirs’écrasersurnospeaux.Elleveutqueleschosessepassentbien,mêmequandc’estimpossible.Ellenesouhaitepas renonceràdes liensqui, jamais,nepourrontsecréer. J’enaiprismon parti voilà longtemps. Je suis seul, et çame convient. Dumoins, çameconvenait jusqu’àelle,mais lesautresm’importentpeu.Jepourraisvivre juste

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avecelle,danssonmondeetdanssesbras.J’aibienconsciencequecen’estpassoncas,que je risquede lapriverdeceuxqu’elleaime,àcommencerpar sonfrère.Majaestvivante,elleauncœurquibatetrésonnepartout.Jenesouhaitepas l’étouffer, la rendreamèreet lablesser,alorsmêmeque jedésireplusquetoutlagarderpourmoiseul.Majaglissesamainsouslanappe,laposesurmacuisse,tandisqu’Erlendse

rend à la cuisine et en revient chargé d’amuse-gueules, de petits fours àgrignoter, de sandwichsminuscules et parfumés. Il les dépose aumilieu de latable,puiss’installe,silencieuxcommeunetombe.—Jetrouveçaromantique,déclaresoudainMadienjouantavecsonverrede

vin.Toutlemonderelèvelesyeuxverslajeunefemme.—Qu’est-cequiestromantique?grommelleErlend.—Ehbien,tasœuretCaern.—Enquoiaujuste?Samâchoiresecontractesousl’agacement.Madinesedémontepas,lâcheun

sourireenmeregardant:—Vousvousdévoriezdesyeuxquandvousétiezadolescentsetvoilà,dixans

après,laflammeesttoujourslà.Jetrouveçainfinimentromantique.—C’estvraiqueçal’est,renchéritFrøyaavecuncertainempressement.Maja leur adresse un sourire complice, alors que mes doigts glissent par-

dessuslessiens.—Ouais,jesuppose,seforceàdireErlend.Vouloirbaisermasœurdequinze

ans,c’estromantique.—Erlend!s’offusqueaussitôtMaja.Ilarqueunsourcil.—Quoi?Caernestunmec,t’étaismignonneàquinzeans,n’enfaispastout

unflanparcequej’énonceuneréalité.—Iln’apastort,Maja,t’étaissexy.—N’enrajoutepas,Jens!grommelleErlendenlefusillantduregard.Jens lui lance un sourire moqueur qui fêle légèrement la lourdeur de la

discussion. Jeme remémoreMajaquandelleétait adolescenteet les souvenirsmeheurtent:lamanièrequ’elleavaitdem’observer,candidemaisdéterminée,safaçondepressermonpoignetquandjevoulaisl’embrasserdanslebunker,etdesedonneràmoientremblant,legoûtdélicieuxdesaboucheetladouceurdesalangue.Pendantquelques secondes, jen’écouteplus les conversations. Ilsdiscutent,

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leurs lèvres s’agitent et lesmots fusent,mais ils ne s’incrustent pasdansmonesprit. J’ai l’imagedeMaja en tête, la jeune fille, puis la femmeàmes côtés.Désirable.Incandescente.Éclairantmonmonded’unelueurchatoyante.Jesuissiconcentrésursonprofilquejen’entendspasqu’onmeparlejusqu’à

cequeMajamesourieetpressemamaindanslasienne.Jerelèvelatête,clignedesyeux,unpeuabsentetengourdi.Alexanderrépètelaquestion:—Tonboulot,cen’estpastropdur?Je m’ancre de nouveau à la réalité, renonce aux images durant quelques

minutes.—Non,çava.Sesyeuxmarronmesondent.Ilcherchequoidire,netrouvepas.—Cen’estpastroptriste?renchéritFrøyapourvenirenaideàsonépoux.Jehausselesépaules.—Ons’habitue.— Tu ne te sens pas trop seul quand même ? ajoute Madi, souhaitant

manifestementapportersonsoutien.—Non.Jenecomprendspasbienlebutdecesquestions.Majas’efforcederigoler:—Arrêtez,ondiraituninterrogatoire.—C’estvrai,lanceFrøya.Alors,sionparlaitdetoi.Oùenes-tudesrorbusà

rénover?Majalèvelesyeuxaucielenbasculantcontreledossierdesachaise.—Pasbienloin.J’aipleind’idées,maisçaprenddutempsdetoutmettreen

forme.Jesensqu’Erlendseretientdejeteruneremarquedésobligeante.Ilm’adresse

unregarddontlesous-entenduestàpeinevoilé,saisitsonverredevinetenboitunegrandegorgée.—Tunousmontreraslescroquis?luidemandeJens.—Oui,biensûr,maisquandjelesauraiunpeuplusavancés.Pourl’instant,

ça ne ressemble pas à grand-chose de concret. Ce sont plus des gribouillisqu’autrechose.—Jesuiscurieuxdesavoircommenttut’organises,ditAlexander.Pendant qu’ils conversent, Erlend ne me quitte pas des yeux, comme s’il

cherchait à décortiquer ce que j’ai en tête à coups demarteau piqueur. Jemecontentedeluirenvoyersonattention.Brusquement, il se balance en arrière contre sa chaise, tend le bras pour se

mainteniraureborddelatable,etm’interpelle:

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—Ettoi,t’asjamaisenvisagédefaireautrechosedetavie?—Erlend,grogneMaja.—Quoi encore ? Je fais un effort pour être aimable et jem’intéresse à ton

petitami,commetumel’asdemandé.Qu’est-cequetumereproches?Majacrispelamâchoireets’apprêteàrétorquer,quandjeluicoupelaparole:—YapasbeaucoupdeboulotàSvolvær.« Pour des gens comme toi ». Erlend ne les prononce pas, mais les mots

semblentmourirsurseslèvres.—C’étaitquoitonrêvequandt’étaisgamin?medemandeFrøya,commesi

elle cherchait à voler à mon secours, alors que c’est plutôt l’inverse qui seproduit.Jenemesouviensd’aucunrêve.Jenesaispasquoiluirépondre,alorsjene

prononce pas un mot. Le visage de Frøya se rembrunit, déroutée par moncomportementsilencieux.Erlendcroiseleregarddesasœur,j’ail’impressiondesentirunefracturedansmapoitrine,commes’il luimurmurait :« tuvoisbienquecemecnevautrien.Aucuneambition.Aucuneenvie».—Etmaintenant?tenteMadiàsontour,avecunpetitsourireamène.Mais jen’aipasplusderéponseà luidonner.J’aipasséplusdeseptansen

hôpital à attendreque lamortvienneme faucher,mais celle-cin’apasdaignérépondreàmonappel.Elleadécidédemelaissermoisiretsouffrir jusqu’àcequemême respirerme fassemal.Quand je suis enfin sorti, jen’avais rienquim’attendait,endehorsd’unemaisonsordideetdemesparents.Quepouvais-jefaire?Jen’aipasfinilelycée.Jen’aipasdediplômes,pasd’expérience,etjedevaisjustifiermesannéesd’absence.Quelemployeurauraitacceptémonpassifpsychiatrique, lesmarquessurmesbras,endehorsd’unprêtredont lafoiet labienveillancegouvernentsavie?MaintenantqueMajaest revenueàSvolvær,qu’elle s’est immiscée dans mon existence à sa manière, c’est elle à laquellej’aspireetquim’obligeencoreàrespirer.Alorsbêtement,jeréponds:—Maja.Le silence s’abat sur la pièce. Je ne sais pas ceque j’ai dit demal,mais le

simple faitdedésirerMaja sembleêtreuneerreurpourcesgens.Saufelle. Jesens son regard captivantpeser surmoi.Alors, je tourne la tête, la dévisage àmon tour,me perds dans ses yeux qui débordent de sentiments, de toutes cesémotionsquimeperturbentetquej’aidumalàtrier.—Jevaischercherlasuite.Soudainement, Erlend vide son verre, se relève, manquant de renverser sa

chaise,ettracejusqu’àlacuisine,ledosraide.

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—J’aiditquelquechose…?—Non,laisse,mecoupe-t-elleenapprochantsonvisagedumien.Ellepasselesmainssurmesjouesavecdouceur,alorsqueparadoxalement,je

lasenstenduedetoutesparts.Sonfrèrelablesse.Je lablesse,parcequejenerépondspascequequelqu’undenormalrépondrait.Jemefaisl’effetd’unidiotamputé de sentiments ordinaires. Je voudrais lui offrir tellement plus,mais jen’ensuispascapable.Jenesaisqueça.Aujourlejour.Desecondeenseconde.De minute en minute. Le désir de la sentir près de moi. Maja repousse lasolitude.Ellechasselesombres.Jemenoyaisetellemesauve,alorsquejenesuismêmepascertaindevouloirêtresauvé.Lanoirceurmedissimule,etjemesuishabituéàvoirdansl’obscurité.Quand Erlend revient de la cuisine avec deux nouveaux plateaux couverts

d’amuse-gueules, il est accompagnéd’une autre personne.Maja se fige àmescôtésen ladécouvrant et reculeaussi sec sur son fauteuil enmarmonnantunebordée de jurons. Je ne cille pas. Je le regarde se dresser devant la table, unsourirebarrantseslèvres.—Désolé,jesuisenretard.Leivmedécocheunclind’œil,auqueljeneréagispas.—Jen’auraismanquéçapourrienaumonde,ajoute-t-il.—Jenet’aipasinvité,riposteaussitôtMaja,lespoingsfermés.—Non,c’estmoi,intervientsonfrère.—Commentas-tuosé?Erlenddéposelesplateauxaumilieudesassiettes,puisrétorque:— Tu m’as demandé de lui accorder une chance. C’est ce que je fais. Je

t’accordeuneputaindechancedemontreràtoutlemondequetonmecn’estpasunfoutupsychopathe,etquejesache,Leivestlemieuxplacéd’entrenouspourlesavoir.—Ce n’est pas un repas entre amis, c’est un tribunal sordide que tu veux

mettreenplace!s’écrieMaja.Madi pose aussitôt la main sur la sienne, avant qu’elle ne se redresse et

martèle la table de ses poings, folle de rage. Ses joues sont rouges, ses yeuxhaineux.Leivnelalâchepasduregard,illuisourit,etjesenslacolèremonterenmoiteluntourbillon.—Çava,Maja,ditLeiv.Jepeuxmemontrerciviliséparfois.—Jesuismêmesurprisequetuconnaisseslesensdecemot,grogne-t-elleen

serasseyant.Leiv attrape une chaise et se glisse entreErlend etmoi. Son coude frôle le

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mien.Ilmelanceunlargesourirequin’atteintpassesyeux.Cesdernierssontd’unbleuglacérappelantunecongère.Jelefixeensilence.—Alors,dequoivousétiezentraindeparler?lance-t-il.L’absencederéponseestencorepire.Unflottementsurvolelatable.—Ohben,visiblement,ilétaittempsquej’arrive,semoque-t-ilenpiquantun

amuse-gueule.Majaserenfrogne.Elleprendsonverre,envideunebonnepartie, lerepose

sèchement sur la table. Madi tente d’attirer son attention, mais sa fureurl’empêchedeseconcentrer.Jesongequejesuisresponsabledecettecolère.Quec’estàcausedemoiqu’ellesebatcontresonfrère,contresesamis.Contretouteuneville,àdirevrai.Jemedemandepourquoielleagitainsi.Jen’envauxpaslapeine.Jen’aiabsolumentrienàluioffrir,àpartdelaviolence,delacruautéetdes peines. Ce n’est pas ce qu’elle mérite. Pourtant, je ne peux pas mel’interdire.Êtreprivéd’ellemaintenant,c’estcommesionm’arrachait lecœurpourlasecondefoisdemavie.Jen’auraispasdetombesurlaquellepleurer.Jepourraisjustelavoirriredeloin,enaimerunautre.Jesuiscasséetbancal,maisje sais reconnaître une chancedans la vie.La chancedegoûter à cette saveurinconnue,cetarômesubtildebonheur.—Oh, jevousaipas raconté, s’exclameLeiv. Jorga ramasséHalvorsen. Il

était tellementbourréqu’ila tentédeviolerunbonhommedeneige. Iladû leconduireàl’hôpital,labitelittéralementcongelée.Ilsrient.SaufMajaquiserresonverreentresesdoigtscrispés.—Ouais, l’annéedernière,Sørensen l’a trouvédéfoncéderrière sonvolant.

Apparemment,ilseseraitkidnappélui-même,renchéritJens.—CesontlespetitsbonhommesvertsquiluiauraientinjectéduLSDparvoie

rectale,ajouteErlend.—Aufait,oùesttacopine?demandeLeivàJens.Lapetitecanonauxgros

seins.Jenshausselesépaules.—Fini.—Ohmerde !Qu’est-cequi s’est passé ? souhaite savoirErlend, avecune

sincèreaffection.—Bah,incompatibilitéd’humeur.—Tabites’estplantéedechemin?semoqueLeivenattrapantsonpaquetde

cigarettesdanssapochedejean.—Ouais,sionveut.Ellemeprenait la têtedèsque j’avaiscinqminutesde

retard. Elle fouillait dans mon téléphone et m’inventait… un millier de

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maîtresses.—C’estqu’ellet’apasbienregardé,semoqueMadi.—Ouais,j’aiencoredesfans,tusais?Regarde-moicecorpsdecompét…—Oh,mec!Personnen’aenviededeveniraveugle,ricaneLeiv,jouantavec

lecartondesonpaquet.Les trois hommes balancent des conneries et font rire la tablée, si bien que

personne ne se rend compte queMaja reste tendue, la nuque basse, les lèvrespincées.Jenesaispasquoifaire,pasquoidire,pourlalibérerdesatension.J’aienviedel’embrasser,del’emmenerailleursoùnousserionstouslesdeux,maiselleveutquejem’entendeavecsonfrère.C’estillusoire.Erlendnem’apprécierajamais. Je lève les yeux vers lui alors qu’il rigole avec ses amis, et je medemande,commebiend’autresfoisauparavant,s’ilaaiméAenna,uneminute,uneheure,quelquesjours,ous’ilajusteprissonpiedavecelle,s’illuiabrisélecœur ou elle le sien ? Je n’en sais rien du tout. Aenna se contentait de menarguer,encroyantqueçameferaitgrincerdesdentsqu’elleécartelescuissespour le frère deMaja,mais jem’en foutais.Aenna savait très bien ce qu’elledésirait…etmoiaussi.Flashdusourired’Aenna.Moqueur.Arrogant.Fier.Flashde son corps étendu sur la table d’autopsie, son ventre ouvert sur sa

chair rouge, ses lèvres déchirées tournées vers le plafond en un masque declowngrossier.—T’asplusl’airavecnous,m’arrachesoudainJensàmespensées.Je cille, tourne la tête vers Maja qui m’observe brusquement d’une mine

inquiète.J’ail’impressionquetoutlemondeapuliredansmescauchemars.—Jesuislà,réponds-jebêtement.—Maisavectantdesérieux,souligneLeiv.Yadesfoisoùturigoles?—Necommencepas,s’agaceMaja.—Quoi?C’estvrai,non?Jet’aijamaisvutemarrer,Caern.— Tu ne lui as sûrement jamais donné envie de rire, abruti, repartit de

nouveauMajad’untonagressif.Majan’estpaselle-mêmecesoir.Surladéfensive,àvif.Lesnerfsàfleurde

peau,ellequin’estd’ordinairequedouceur.Sous la table, je ferme un poing.Mon cerveau s’engourdit comme si on le

balançait dans la neige. Ma langue semble constituée de plomb, lourd etmétallique,ungoûtdétestableimprégnantmabouche.— Arrête de faire la tête, Maja, renchérit Erlend. Tu veux qu’on fasse

connaissanceaveclui,maistunenouslaissesrienluidire.

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—C’estletonméprisantquejen’appréciepas.—Enquoiest-ceméprisantquedeluidemandersiunefoisdanssavie,ila

souri?s’enquiertLeiv.Majamejetteuncoupd’œildésarçonnéquimetordleventre.—Laisse-le tranquille, Leiv, lance Jens avant d’enfourner un amuse-gueule

danssabouche.Tumetstoutlemondemalàl’aise.—Faispastonrabat-joie,OK?—Ettoi,arrêtedejouerlesflicsletempsd’unrepas.TugênesMaja.LevisagedeLeivblêmitd’agacement.Iltournelatêteverslajeunefemmeà

mes côtés, bouillonnante de ressentiment, et leurs regards se rencontrent,s’enracinent, et j’éprouveàmon tourde la rage.Une rage froide.Lourde. J’aienviedebrûlerlesrétinesdeLeiv,delesluiarracheretdelesécrasersousmontalon,justepourqu’ildétournesonregardd’elle.Jesuistellementencolèrequemes mains en tremblent. Je suis obligé de les dissimuler sous la nappe pourqu’onnelesremarquepas.—Jecroyaisqu’onm’avaitinvitépourçajustement.—Onessaiedefaireconnaissance,argueMadi.—Etdonc?Qu’est-cequ’onsaitdeplus?—Rien,répondErlendfroidement.—Tonmecestmuet,Maja.Jen’ysuispourrien,feintdes’excuserLeiv.—J’ignoraisqued’êtresilencieuxpouvaitmeneraucrime.—Lessecretsfinissenttoujoursparêtredéterrés.Cettebaraqueenestfarcie,

commeunechattepleinedefoutre.—L’imageestplaisante,bravoLeiv,lanceFrøya.—Faispastamijaurée,mabelle,rétorque-t-ilavecunsous-entenduàpeine

masqué,arrachantunegrimaceaumarideFrøya.— Gros connard ! lui lance la jeune femme, accompagné d’un doigt

d’honneur.Leivl’ignore,tournéversMaja.—Jesaisàqueljeutujoues,Leiv,s’énervemacompagneenserelevant,les

poingsposéssurlatable.T’esàchierdanslerôleduméchantflic.Ilsedétend,étiresesbrasenl’air,unsourireauxlèvres.—Ahmerde,j’aifoiré,s’amuse-t-il.Erlendestnulpourjouerlesgentilsflics.—Jesuispasflic,débile!Jenstentederigolerpourdésamorcerlatension,maisMajaalesjouesrouges,

ses prunelles en feu, remplies d’amertume, creusées d’un abîme dont je suisresponsable.

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— J’avais bien compris que Leiv avait définitivement choisi son camp,déclareMaja d’une voix vibrante, les larmes aux coins des yeux, mais je nepensaispasquetumeplanteraisuncouteaudansledos,Erlend.Cedernierseredresseaussitôtetenfoncesonregarddanslesien.Samâchoire

secontracte.—J’aiessayé,maisqu’est-ceque tuveuxqu’onfasseau juste? Ilneparle

pas!Ondoitfaireconnaissanceavecquoiexactement?Unfantôme?Tuparlespourluisansarrêt.Tuledéfends.Ilestaussiintéressantqu’uneporte.—Tu ne lui laisses aucune chance de parler. Il est timide.Ce n’est pas un

crime,bordel!—Majaaraison,vousnefaitesquevousmoquer,assureMadi.—Parcequec’estunputaindemeurtrier,grogneLeivenmedésignantd’un

gesteagacédubras.—Alors,vousêtescarrémentincompétentspourlaissertraînerdansnosrues

untueurdontvousconnaissezlenom,objecteFrøyasanssedémonter.—NonmaisMaja,regarde-le.Ilnousobserve,ilditrien.Jepourraist’insulter

qu’ilouvriraitpaslabouchepourtedéfendre,s’énerveErlend.—Jesuiscapabledemedéfendreparmoi-même,maisjen’imaginaispasque

jedevraislefairefaceàmonproprefrère.Majaalesyeuxquibrillenttantelleseforceàravalerseslarmes.Jememets

à trembler de plus en plus fort,mon pied tape frénétiquement sur le sol. J’ail’impressiond’êtreunegrenadeprêteàpéter.Jedoissortird’ici,mecalmer.J’aipeurdesaisir lagorgedeLeivetdeserrer. J’aipeurde jeterErlendcontreunmur.J’aipeurdeperdreMaja.—Maisc’estquoitonproblèmeàlafin?hurle-t-elle.—C’est un tueur !Voilà ce que c’estmon problème, crie-t-il en retour. Je

refused’attendrequ’iltevioleettepoignarde.Jerefuse,tuentends?J’aiaucuneenviequetuterminescommeAenna.En mentionnant ma sœur, ma réaction devient épidermique. Ma peau se

couvredechairdepouleetjemeredressecommeunseulhomme.Leivcrachoteunriremesquin.—Ahbenvoilà,t’asuneréactionquandonévoqueAenna,sinonrien?Maja,

tut’enfous?Mesphalangesmedémangent,maistoutcequej’aientête,çaneressemble

pasàunsimplecoupdepoing.Toutcequej’aientêtepuelamort,lesang.Desimagesdeviolences’incrustentdansmesrétines,seplaquentdansmoncerveaupourneplusenpartir.

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Maisjen’aipasletempsderépondrequoiquecesoitqu’unverrevolepar-dessuslatable.Paslecontenu.Leverre.IlsefracassesurlevisagedeLeivquiserelèved’unbondenjurant.Lesilenceéclateaussifortqu’unhurlementdanslapièce.Pendantuntemps,

on n’entend plus que la respiration rapide de chacun, sur le coup del’énervement.PuisErlendsebaissepour ramasser leverrequi,parchance,nes’estpasbrisé,etlereposesurlatable.Leivattrapeuneserviettepours’essuyerlevisageainsiquesonpull,ilalajoueetlenezrougisparlechoc.Majahalète,unefinecouchedesueursursonfront,sesyeuxbrûlantdecolère.— Très bien, tout le monde se calme, déclare Madi d’une voix ferme.

Asseyez-vous!Dans l’ambiance électrique, chacun retrouve saplace,mêmeMajaqui serre

toujours les poings. Je reste quelques secondes debout, lorgnant vers la sortieavecuneenviefurieusedefoutrelecamp,moncœurcognantsifortqu’ilal’airdes’incrusterdanslecanevasdemesveines.—Caern,s’ilteplaît,rassis-toi,insisteMadienmedésignantmonsiège.Majaa la têtebaisséesursesgenoux.Ellesemblesoudainsipetite, si triste

que mes battements s’accroissent encore et engorgent ma tête. J’obéis et melaisse tomber surma chaise, lesmuscles raidis de douleur. Je savais qu’on enarriveraitlà.C’étaitinévitable.SeuleMajaarefusédevoirlaréalitéenface.Jesuisunpariapourcesgens.Jesuisunpariapourmoi-même.Leivattrapeunecigarettedanssonpaquetetl’allumed’unemaintremblante.

Il n’ose plus regarder versMaja. Erlend se sert un verre. Frøya et Alexandermangent quelques amuse-gueules, sûrement pour faire passer le goûtépouvantabledecettesoirée.PuislavoixdeLeivpercelemarasmeambiant:—Osloadépêchédesinspecteurspournousaiderdansl’enquête.Celledeta

sœuraétéofficiellementrouverte.Jemecrispe.—Celledelatouristeaussi,ajoute-t-ilenrecrachantunevolutedefumée.Erlendsemble tellementsous lechocqu’ilneprotestepasquand il la reçoit

danslafigure.Leivrelèvelesyeuxversmoietlesancredanslesmiens.— Ici, on n’est pas équipés pour ce genre de crime, continue-t-il, la clope

entredeuxdoigts.Onn’ena jamaiseu sur l’archipel.Lepirequ’onaitvu, cesont des corps par noyades, après des jours à rester dans la flotte, ou desaccidentsgraves,commeletypequis’estretrouvéavecunepelleplantéedanslebide.Maiscesaffaires-là,çan’aplusrienàvoir.J’aicommencéàbouquinertout

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untasderapportsd’enquêtes,desinterviewsdetueursensérie,desouvragesderéférence.Cequ’onaenfacedenous,c’estpasuncriminelordinaire.C’estunputaindemonstre.Cetypeexistepourtuer.Ilalegoûtdusangdanslabouchemaintenant.Quelquechosel’afreinépendantdixans,maisçaarecommencé.Ilyreviendraànouveau.Cegenredemecn’agitpaspourlefric,parvengeanceouparpassion.Iln’apasdemobile.Toute la table est suspendue à ses mots, mêmeMaja, qui frissonne à mes

côtés.—…c’estunfantasme.Unbesoinpsychologique.Cetyperejouesontripà

chaquefois. Il recommencerapourqu’ilsoitdeplusenplusparfaitensachantqueceseratoujoursimpossible,parcequelaréaliténecorrespondrajamaisàsavision.Ilnevitqueparlamort.Ledésirdetoute-puissance.Ilfabriquesonpetitrituel où il se lâche comme un animal sur la fille et la massacre, et puis ilredevientrusé,froidetminutieux.Ilnelaissepasdetraces,pasdetémoins.J’ailuunbouquinoù lepsypenseque lapsychopathiesexuellesecrée très jeune,danslatêted’ungossemaltraité.Parexemple…Ilprendunebouffée,larelâche,puismefixe.— … t’as une sœur dérangée, arrogante et froide qui passe son temps à

t’humilier. Elle exerce sur toi une pression constante, absolue, t’es impuissantface à elle, tupeux rien faire, parceque tupeuxpas, t’es faible.Maisdans tatête,tuimaginestoutcequetupourraisluiinfliger.Tulefantasmesàmort.Etpluselleabusedetoi,plustonimaginairesedéchaîne.T’asplusdegarde-fou,tutemetsàtoutmélanger,lesexe,laviolence,lasoumission.Tuconnaisquedalleà l’amour et à la tendresse, la femme devient ton ennemie, on t’a rien apprisd’autre.Tuveuxabattretatoute-puissancesurelle,lafairetaire,luimontrerquelmectues.Ahouais,ça,tulevoudraisbien.Pourtouteslesfoisoùtasœurs’estassisesurtagueulepourt’écraser.Tuvoulaislesdominer,cesfilles.Tut’esprispourDieu.T’aseulepouvoirdevieetdemortsurelles.Unesipetitevieentretes mains. Mais maintenant, tu dois te sentir bien vide, avec l’envie derecommencer, ce besoin à nouveau d’exister. Parce qu’on continue de terabaisser.Çaserapeut-êtrepasMaja.ParcequeMaja,elletevoitdifféremment,ellesaitcequec’estl’amour,alorsellet’endonnesansrestriction,maisçafinirapeut-êtrepart’énerveraussi.Aprèstout,ellepassesontempsàtedéfendre.Ellevoitpasquitues.Tapuissance.Cequet’escapabledefaire.Êtrelemâlealpha.Alors,tuvoudraisluimontrer,çat’oppresse,çaterongedel’intérieur,t’aimeraistellement la prendre comme les autres, peut-êtremêmeencoreplus fort, parcequ’elleestdifférente…

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Leivsecoupebrusquementlorsqu’unsanglotétouffétraverselapièce.Jeneparvienspas à tourner la têteversMajaqui tient sonpoingdevant sabouche.MonregardresteplantédansceluideLeiv,commedeuxloupscombattantpourunmême territoire, prêt à se déchiqueter l’un l’autre. Plus personne ne parle,commesisesproposavaientdévorél’oxygène.Unedouleurlancinederrièremescôtes,violente.Agressive.Flashdescuissesécartéesdemasœur.Desonventremisànu.Desabouche

défiguréeentrouvertesuruncrisourd.—C’est…effroyable,murmureFrøya.Mais personne ne semble plus l’entendre, tous focalisés sur la joute

silencieuseentreLeivetmoi,enattented’uneréactiondenotrepart.Jemesensvidédel’intérieur,commes’ilarrachaitmesboyauxhorsdemonabdomenavecuneminutieconsciencieuse.Erlend finit par attraper la bouteille de vin, remplit son verre à ras bord et

l’avaled’untrait.Sonregardnequittepassasœur,sinonpourrevenirsurmoi,medélesterdemapeau,demachair,pourvoircequejecacheàl’intérieurdema tête, demon âme.Manifestement, ça n’a rien de très reluisant. Pire, celasembleabject,dénuédevieetdesentiments.—T’as pas répondu à la questiondeSørensen, reprendLeiv.T’as botté en

touchesuruneseulequestion.Unfrissonglacialserpentelelongdemacolonnevertébrale.Majaredressela

tête.Jesenslepoidsdesonregardsurnousdeux.Ilmebrûlelapeau.— Réponds-y, dis-moi la vérité, et je te jure d’essayer de te considérer

différemment.— Pourquoi tu ferais ça ? parviens-je à murmurer, au prix d’un effort

redoutable.—ParcequejeveuxpasfairepleurerMaja.Ilécrasesonmégotdanssonassiette,jetteuncoupd’œilverselle,puisrevient

versmoi,sourcilsfroncés,yeuxaussiclairsetglacésquedel’eau,avantdemedemanderd’unevoixgutturale:—Est-ceque tasœur t’écrasaitet t’humiliait,Caern?Est-ceque tasœur te

foutaitdanssonlitett’obligeaitàluifairedestrucs?LehoquetdeMajamerentredansleventre,telleunepointededagueeffilée.

Jen’osepas laregarder, ladouleurpulsantdeplusenplusdurementdans toutmoncorps.—Non,jen’aijamaiscouchéavecmasœur.Laragequis’ensuitmedévore.Mespoingssontsifermésquemesphalanges

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deviennentsensiblesetblanchescommedelacraie.—Tuenavaisenvie?—Non.—Ellelevoulait?—Non.La bile remonte dansma gorge aux souvenirs qui refont surface, qui n’ont

jamais disparu, qui seront toujours là, évanescents parfois, et vivaces souvent.Subircesquestionsen interrogatoire,dansunepiècefroideetvide,entourédepoliciers ne me dérangeait pas plus que ça, mais à côté de Maja, le poidsaccablantdesonregardsurmoi,l’impressiond’êtreunmoinsqueriensoussesyeux,merongecommedel’acide.—Est-cequetuasdéjàeuenviedelafairedisparaîtredetavie?Desflashsrougesangexplosentdevantmesyeux.Jecommenceàneplusrien

yvoir.—Oui.Latensionestsipalpablequ’uneétincellepourraittoutembraser.—Tul’asfait?—Non.Je me redresse soudain, j’ai besoin de sortir d’ici. De respirer. J’ai

l’impression de suffoquer. Je repousse ma chaise, fixe Leiv, incapable deregarderMajadanslesyeux,etlâche:—Jen’aipastuéAenna…Jefonceverslaporte,tremblantd’unefureurréservée,prisdansunecangue

deglaceprêteàfêler.J’attrapemonmanteaudansleplacard,l’enfilerapidement,sansprendrelapeinedenouerl’écharpeautourdemoncou,etsorsdanslarue.Le froid me cueille aussitôt sur le seuil, mais il me fait du bien. J’essaie dedistinguerlesombres,lanuitnimbantlaville,maislerougepersistedevantmesyeux. Je m’efforce d’avancer. Je marche jusqu’à ma voiture, tâtonnant mespochespour trouvermesclés. Jem’ensaisis lorsque laportede l’hôtelclaquebrusquement,libérantmaMajaauxjouespiquéesderose,auxyeuxlarmoyants,auxlèvresfrémissantes,et jem’enveux.Jesuisfoudecolèrefaceàcevisagequidevraittoujourssourire.Ellen’apasprisdemanteau,sibienqu’elleentouresapoitrinedesesbras.Jem’arrête,poselamainsurletoitdemavoitureetlaregarde.Jenesaispas

quelle lueur vit dans mes yeux, ni même s’il y en a une, mais elle sembledéroutéeettroubléeenplongeantàl’intérieur.—Jesuistellementdésolée,murmure-t-elle.

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Lanauséeagitemonestomac.—Nelesoispas.Tudevraisarrêterdetesentirdésoléepourunechosedont

tun’espasresponsable.—Jevoulaislesconvaincre…—Dequoi,Maja?Quejen’aituépersonneouquejesuisnormal?Jepassemamaindansmescheveuxetajoute:—Ilsontraison,tupassestontempsàprendremadéfense.Tufaiscausepour

moi, et çan’aplusde sens. Je te fais tellementhonteque tunepeuxpas t’enempêcher.Jenesuispascapabledem’exprimernormalement,ettoi,tunecessesdejouerlesinfirmières.—Non…—Jeneveuxplusque tumedéfendes,Maja.Que tupensesdevoir le faire

commesi jen’étaisqu’unattardé incapabledeseprendreencharge. Je refuseque tumevoies commeunminable ouungossemaltraité. Je ne suis pas uneputaindevictime!—Non,jet’assurequecen’estpascequejepensedetoi…Seslèvrestremblent,maisjeneparviensplusàm’arrêterdejeterparterrece

quejeporteaucœur.Latraceanciennedecescoups.—Jeneveuxpasnonplusêtrelacaused’uneruptureavectafamille.Jene

veuxpastefairesouffrir.J’ignorecequetucherchaisenrevenantauxLofoten,maiscen’estcertainementpasça.Elles’approche,laminetristeetbasse,etprendmamaindanslasienne.Elle

estsifroide.—C’est toique jecherchais.Tu tesouviens : reprendrenotrehistoire làoù

nousl’avionsabandonnée.—Non,Maja.Tuvoulaislaterminer.Jereculelamainetouvremaportière.Ellemedévisage,deslarmesinondant

sesbeauxyeuxquimelaminenttellesdeslamesderasoir.Ellesemblesifrêle,sifragilequejemeursd’enviedelaprendredansmesbras.—Tu… tu n’es pas en train deme quitter ?me demande-t-elle d’une voix

minuscule,àpeineunmurmurequidisparaît,avaléparlevent.J’agrippefortlaportière,détournelatêteverslefonddelarue,làoùAenna

estpartie,sescheveuxbaignantdanslamer.Jen’arrivepasàsortirlesmotsdemabouche.—Caern,s’ilteplaît.Nemerepoussepashorsdetavie.Mes yeux reviennent heurter les siens, et jeme prends un raz-de-marée au

visage.Tantdedouleur,tantd’espoirréunisdansunsipetitêtre.

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—Jerefused’êtreunpoidspourtoi.—Tunel’espas.Jepassemonpoucesoussonœilpourramasserseslarmes.—Si.Jeplaquemeslèvressurlessiennespourétouffersesprotestationsetluivole

un baiser qui nous fait tressaillir l’un contre l’autre. Quand jem’écarte enfind’elle,saboucheestgonfléeetrouge.Jereculeversmavoitureetavoue:—Jenesuispascapabledetequitter.J’attendraiseulementquetulefassesde

toi-même.Çaviendraunjour,quandtuprendrasconsciencedelapersonnequejesuisvraiment.Jeneluilaissepasletempsderéagiretpénètredansl’habitacledemavoiture,

mais elle tape sur mon carreau pour attirer mon attention au moment où jedémarre lemoteur.Dans le froidambiant,elledéposeses lèvressur lavitreettraceunbaiser,puisellemedit:—Jenet’abandonneraipas.C’esttoietmoimaintenant.

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Chapitre27CaernJemesensdésincarnélorsquej’arriveaumanoir.J’aimaldanstoutlecorps,

comme simesmuscles,mes os,mes organes avaient étématraqués lors d’uncombatdeboxe.Moncœurcontinuedemartelerviolemmentderrièremescôtes,créantunedouleurlancinante.Lesmotsdecettesoiréetournentenboucledansma tête, ceux de Leiv, agressifs et obsédants, décrivant tant de vérités, ceuxd’Erlend qui entérinent définitivement toute tentative de relation et les pires,ceuxdeMajaquimesupplientdenepaslaquitter.C’estlemeilleurcadeauquejepourraisluioffrir,maisquejegarderaiprécieusement.Commentpourrais-jelafuir, alors que je n’aspire qu’à elle depuis des années ?Combiende fois ai-jerêvéd’ellelorsquejemesentaisseuldansmachambred’hôpital,desoncorpsblotti contre le mien, tandis que nous étions allongés dans le rorbu, qu’elleéloignaitladouleurquirugitenmoisisouvent,qu’ellem’accordaitsaconfiance,qu’elleétaitprêteàsedonneràmoi?Qu’ellel’esttoujours,malgrétout.Jefranchisleseuiletmeretrouveimmédiatementpropulsédansl’obscuritédu

manoir.Toutest sombre.Aucune lumièrene filtredepuis lesautrespièces.Lesilenceestimplacable.L’odeurfamilièredecigaretteetd’alcoolempestedanslevestibule.J’ôtemonmanteauetmonécharpequejedéposesurunepatère,puisécraseletapisaprèsavoirretirémesboots.Alorsquejepasseàproximitédusalonetdecetimmondemausoléedédiéà

masœur,jerepèrelasilhouettedemamère,agenouilléedevantlamultitudedephotographies, une cigarette se consumant à sa bouche. J’aperçois le boutrougeoyantlorsqu’elletiredessus.N’ayantaucuneenviedeluiparleraprèscettesoirée éprouvante, je m’apprête à foncer vers l’escalier, lorsqu’ellem’interrompt:—Tuesenfinrentré…Jenerépondspas.—Tonpèret’ademandé,medit-elle.Elletournelatêteversmoiet,danslapénombre,sesyeuxvertsbrillentd’une

étrange lueur, à la fois glacée et ivre, en s’enfonçant dans les miens. J’ai

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l’impressionqu’uncrochetmetransperceleventrepourybroyermesorganes.—Tuoubliestondevoir,insiste-t-elle.Commejem’obstineausilence,quemoncorpstremblesouslabrûluredeson

regard, elle finitpar rire.Le sonemplidecynismemeperfore les tympansenprofondeur.Elleportesacigaretteàseslèvres,puistendlebrasversmoi,puisverselle.—Vienst’asseoiràmescôtés,Caern.Marespirationdevientsaccadée.L’espècedecénotaphequisedressedansle

salonmeretourne lebide ; jen’aiaucuneenviederentrerdanscettepièce,demeretrouverfaceàlaréalitédelamortd’Aennaunefoisencoreetdemetenirauxcôtésdecette femmeque j’exècreplusque toutaumonde.Lahainen’estplusunmotassezpuissantpourdécrireceque je ressenspourelle.C’estplusinstinctif, primaire. Ça devient animal, comme un besoin de tuer latent, deprédationpure.Cesentimentaliénécirculedansmonsang,dansma tête,dansmonâmejusqu’àm’immergerd’unepalpitationsourde,prêteàdégorgerhorsdemoi.Jemarchejusqu’aupieddumausoléeetmelaissetomberàsagauche.J’évite

deregardertouteslesphotosd’Aennaquiillustrentsonabsence,etj’évitedelaregarder,elle.J’observelesspiralesdefuméequisedispersentsousmesyeuxetsensl’accélérationdemonpouls.—Retiretonpull,Caern,ilfaitchaudici,m’ordonne-t-elle.Peinant à faire descendre ma salive dans ma gorge, j’obéis, retire mon

vêtement et le jette sur le canapé juste derrière moi. Je cale ensuite ma têtecontrel’accoudoiretfermelespaupièrespournepasavoiràvivrequoiquecesoit. J’aidepuis longtempsappris àme fermer aumonde, ànevivrequedansmes rêves, parfoismes cauchemars. Je les ai façonnés pour qu’ils soient plusbeauxquelaréalité.Cetteréalitéquej’abhorre.Maisparfois,riennel’empêchedem’attraperetdem’entraînerdanssesabysses.J’aibeautenterdem’isoler,jen’yparvienspas.Lavieréclamesondû,jen’ypeuxrien,àpartlasubir.Le bout de ses doigts froid se pose sur mon bras et ses ongles se mettent

lentementàgriffermonbiceps.Elleneprononceplusunmot,jesensjustesonsouffleprèsdemoi,caressantdemanièreodieuselecreuxdemoncou.—Regarde-la,Caern,murmure-t-elled’unevoixdouce,m’intimantunordre

l’airderien.Regardecommeelleestbelle.Elle longemes cicatrices éparpillées surmes avant-bras. Tant de cicatrices.

Tantd’échecs.Tantdesangversépournepasarriveràenfinir.Mêmemetuer,jen’yparvienspas.Ellemesauvepourmieuxmerejeter.Ellem’arracheàlamort

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pourmieuxmebalancerdanssavie.Jevoudraislafuir,l’oublier…latuer.Mestripessenouent.— Tu ne peux donc plus regarder ta sœur en face ? insinue-t-elle à mon

oreille,sonhaleinechargéedetabacserépandantdevantmonvisage.Tuasdoncsihonte?Sesongless’enfoncentdansmapeau.Jegrimacesousladouleur.— Tu as honte de regarder ton propre crime, Caern ? Tu as honte d’avoir

abandonnétasœurpouruneputain?Mespoingsseferment.—Regarde-la!J’ouvre péniblement les yeux, tombe sur une photo d’Aenna prise dans le

jardin,sesbouclesauburnsoulevéesparlevent,sesgrandsyeuxvertsassombrisparnotreexistencegrossièreetvaine,seslèvrespleinesetdouces,incurvéesverslesbas,affichantl’étenduedesonchagrin.— Comment peux-tu coucher avec cette fille alors que c’est par sa faute

qu’Aennan’estplus?Jelalaissedire.Ellesenoiesansarrêtdanslesmêmesdélires.Elletrouvedes

coupables, leshonnit, leur crachedessus.Elledégueule sahaine, sa colère, sapeine.Ensilence,jefixeAenna,ladouleurpulsantenmoi.Ellememanque.Elleme

manquetantqu’unvides’estcreuséaufonddemapoitrinequeriennepourrajamais combler. Comme si, en disparaissant, elle m’avait arraché un organe.Désormais, je vis avec le couperet de la mort au-dessus de la tête, le corpsamputéd’unepartessentielledelui-même.Mamèremefrappe.Jenevoispassamainarriversurmoi,concentrésurle

visage d’Aenna.Une claque s’abat sur le côté dema tête, quim’oblige àmeprendresesdeuxirisacérésenpleinegueule,àmacérersafolie.—Tuaimeslaprendreetlasalir,Caern?medemande-t-elledecemêmeton

cruellementsuave,basettendre,alorsquesesmotssontduvenin.Samainseposesurmonentrejambe.Jemecrispedelatêteauxpieds,ravale

cehurlementmuet. Je ferme lesyeuxalorsqu’elleappuie fort,qu’elleme faitmalenrefermantsonpoingsurmoi.—Ce sexe que tu rêvais tant d’enfoncer dans celui de ta sœur !Mais j’ai

veilléàcequeçaneseproduisepas,n’est-cepas,Caern?Je t’aisoignétoutemavie.J’aifaitdemonmieux.Jevoulaistesauver,maisc’estimpossible.Tuascetruccassédanstatête.Cesémotionsnoiresquiperturbenttessens.Oui,j’aifait de mon mieux pour te les ôter, contrôler ton corps et ton âme. Mais tu

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réclamessanscessedavantage.Regardequitubaises,monfils.RegardeàquelpointelleressembleànotreAenna.Tuessivil.Elle retire samainalorsquedes larmesdedouleurcommençaientàenvahir

mes yeux. Je tente de desserrer les poings, mais j’y renonce. Je suis aussicontractéqu’untasdenœuds.Mamère écrase sa cigarettedansun cendrier, puis avancevers lemausolée

pour rallumer de l’encens. La flamme d’une allumette embrase un instant sonvisage ravagé par la démence. Son maquillage a coulé. Son rouge à lèvres aglissésur lescommissures,créantunetraînéedégoûtante,commelesouriredel’angetatouésurceluidemajumellepourl’éternité.Je repenseàsa façondeme«soigner»d’unmalquin’existaitpas.Deme

laverdansl’eauglacéepouréteindretoutescesimmoralespenséesdontellemecroyaitpossédé.Dem’ordonnerdedormirsurlesoldurdesachambre,aupieddeson lit,pours’assurerque jen’aillepasmeglisserdansceluid’Aennaetypratiquercesactesincestueuxqu’ellerêvaitdemevoiraccomplir.Lecœurserréjusqu’à la souffrance, je la revoism’obligeràmemasturber, encoreet encore,souslesyeuxd’Aenna,lefrocbaissésouslesfesses,jusqu’àcequejepleurededouleur,quejeneparviennemêmeplusàéjaculeràforcedefrottercesexequejecommençaisàhaïr.Jemerappelledeslarmessilencieusesd’Aenna,alorsquemamèrel’empêchaitdefermerlespaupières,pourqu’ellevoiel’êtreimmondeetpervertiquiluiservaitdefrère,qu’elleconstateparelle-mêmel’effetillusoirequ’elledéclenchaitdansmoncorps.Jerevoissasouffranceenéchoàlamienneetsonimpuissancefaceauxdéliresdenotremère.Elleacréélemalquejesuisdevenu.Elleafaitdemoil’êtrepervertiqu’ellevoulaitdétruire.C’estsafaute.Tout est sa faute. Ce que je suis. Ce qu’a été Aenna. Son appétit obscène etinsatiable des autres hommes, pour se sentir exister, vivante, aimée, dans lemensongeabsolu.Samort.Monenviedecrever.Monvœuviscéraldemettreuntermeàtoutecetteexistenceabjecteetinutile.Monbesoindedouleurdanstoutacted’amour,mondésirdeviolencedanschaquecaresseetchaquebaiser.Parceque je ne sais plus vivre autrement. Je ne sais pas aimer normalement.MêmeMaja.Jerisquedelabriser.Mamèretournesonvisageversmoi,aveccerougeimmondesur les lèvres,

sesyeuxclairsdélivrantsonlotd’insanités.—C’estvrai, tuasraison,Caern,medit-elle,alorsquejen’aipasouvert la

bouche.J’ai faitpreuvede faiblesse.Envoyantàquelpoint tonespritétaitdetravers,j’auraisdûcouperlemalàlaracine,n’est-cepas?Jeme crispe sous son sous-entendu, alors qu’elle s’approche à nouveau de

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moi, chacun de ses mouvements imprimant dans mon esprit de nouvellesombres.—Mais je voulais tant te protéger de toi-même. Je regrette de voir à quel

point j’ai échoué.Si seulement tonpèreetmoiavionseu lecouragede retirercettedéviancedetatête.Elledésignemonentrejambed’unairrévulsé,alorsquejememetsàtrembler

derageetdedouleur.—Tun’auraispassouhaitéfairetantdemalàtasœur.Lacolèresedéversedansmonsang,l’enflammejusqu’àmebrûler.— Et maintenant, tu as trouvé une petite pute pour remplacer ma douce

Aenna.Voilàlerésultat!Ellemanquedecrachersur lesol tantellesemblerévoltéepar le faitque je

puissetoucherMaja.—Jen’aipasétéassezsévère!MonDieuquejeleregrette.J’auraisdûme

montrerplusfermeencoreavectoi.Tuercequetuasdanslecrâne.Jeregardemamèredanslesyeux,lesoreillesbourdonnantes,lesangbattant

mes tempes,et lasouffrances’infiltredansmapoitrine,plantesesgriffesdansmoncœurjusqu’àenlacérerdesboutsdechair.—Tuauraisdûmetuer,murmuré-je.Etjen’auraispaseuàsubirtoutça.Cettevie.—Oui,confirme-t-elle,accroissantladouleurdansmontorse.Tasœuraurait

dûvivreettuauraisdûmourir.Dieum’aprismonplusbelenfantetm’alaisséundémondontjenesaisquefaire.Ellelèvelamainpourtouchermajoue,maisenunréflexedeprotectionqui

surgit demoncerveau reptilien, j’attrape sonpoignetpour l’enempêcher.Sonregard vide et cruel plonge aussitôt dans lemien. Un sourire bancal étire seslèvresetsonrougeinfâme.Elleglissesesgenouxentrelesmiensets’approche,commesi jene représentaisaucunemenacepourelle.Ellea raison, jen’enaijamaisreprésenté.Jamaisjenemesuisélevécontreunseuldesessévices.J’aitout enduré sans rien dire, parce que… je suis ce putain de démon dont elleparle.Jenesuisplusriend’autredepuislongtemps.—Oui,j’auraisdûtetuer,murmure-t-elle.Monbébéseraitencorelà…Je relâche son poignet, écoutant battre mon sang dans ma tête, sentant la

douleursourdeserépandretelleuneflammedansmesartères,etlèvelentementla main. Elle ne me retient pas, elle me fixe de ses yeux déments, la lèvreinférieure frémissante.Mesdoigts se referment autour de son cou. Je sens sescheveux,lesmêmesbouclesclairesqu’Aenna,effleurermesdoigtsquandjeles

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resserresursapeau.Sajugulairebatfortsousmapaume.J’ail’impressionquemon cerveau se vide àmesure quemon corps se remplit de fureur.Mon sangs’active, déferle dans mes veines à toute allure, alors que celui de ma mèreralentit. Son regard pénètre dans le mien, alors qu’elle ahane. Ses ongless’enfoncentdansmonpoignet.Tandisquel’oxygènecommenceàluimanqueretquesoncoumeparaîtsoudainsipetit,sifacileàrompre,elles’agite,secouelatêtepourtenterdesortirdupiègedemesdoigts,réalisantpeuàpeucequiestentrain de se produire. Son horrible fils qui essaie de faire taire cette boucheobscène.Envoyantquemamère,l’éléganteetdistinguéeVictoriaCorange,parfaiteen

toutpointauxyeuxdumonde,chercheà s’échapperdesonchâtiment, la rageéclatebrusquementenmoi,commeunedéferlantequifracasseraitmesderniersremparts. Je tombe avec elle sur le sol, l’écrase sousmon poids. Ses genouxcognent mes flancs pour tenter de se dégager de mon emprise, mais jem’accroche à sa gorge, broie sa trachée, regarde son visage se vider de sescouleurs,sesyeuxs’exorbiter,sesveineséclaterdanslecristallin,etdansmonventre, mes intestins se nouent, mon sexe gonfle d’excitation et je lâche desgrognementscommeunputaind’animal.Alors,jememetsàhurler,mavoixs’arrachedemagorgecommejamaiselle

nel’afaitauparavant:—Jetehais!Je tehais!Toutest tafaute!C’est toiquiméritesdecrever.

C’estàcausedetoiqu’Aennaestmorte.C’estàcausedetoiquejesuiscommeça!Vapourrirenenfer,salope!T’esqu’unetraînée.Uneordure!Tuméritaispasdefairedesenfants.Onauraitdût’arracher l’utérus,ondiraitdûtebrûler.T’esqu’unesorcière.J’étreinsplusfortsoncougracile.Elleessaiedecrier,maisaucunsonnepeut

s’échapper de sa bouche. Elle s’entrouvre sur tous ces hurlements que je n’aijamaispupousser.—Jenevoulaispasd’Aennacommeça!m’écrié-jeànouveau.Jenevoulais

pasça!C’esttoi!C’esttoiquim’asfoututoutescesidéesdégueulassesentête,etjenesaisplusvivresansmaintenant.C’esttafaute.Toutcequetum’asfourrédans le crâne, ce sont tes putains de perversions.C’est toi qui esmaudite.Tuvoulaism’empêcherdefaireàAennacequeturêvaisquejetefasse,espècedesalemonstre.Tuesunmonstre,maman.Tuméritesdecrever!Ses yeux sont si exorbités que j’ai l’impression qu’ils vont sortir de leurs

cavités.Ilssontrouges,lesveineséclatéesetsalangueal’airdegonflerdanssaboucheignoble.

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La rage bourdonne en moi. Mes doigts se pressent avec plus de violenceencorecontresajugulairejusqu’àbloquerlamoindreparticuled’oxygènedesoncerveau.Les larmescoulentsurmonvisageetgouttentsur lesien,quivireaurubicond.J’ai lagorgeenfeu,commesic’étaitmoiquimanquaisd’air. Jemesens déconnecté, je n’entends plus un son autour de nous, seulement lebourdonnementdansmesoreillesetleshalètementsdemamère.Cellequiauraitdûmechérir,meprotéger,m’apprendreàaimer…Alorsquejem’apprêteàluihurlerdenouvellesinsanités,levisagedeMajase

plaquebrusquementdansmonesprit,balaietoutesleshorreursquimedéchirentlatête.Mamainrelâcheaussitôtlapressionsurlagorgedecettefemmequej’aitantapprisàhaïr.De l’airpassedanssespoumonsquisegonflentcontremontorse.Elle tousse,mais jene la libèrepaspourautant,mesdoigtsviolemmentarrimésàsoncou.Jeladévisageavecautantdeférocitéquejesuiscapable.Jemepencheau-dessusdeseslèvresàl’arcrouge,rappelantcellesd’unclown,etmurmure:— Je suis tout ce que tu dis,maman. Tum’as créé.MaisMajam’aime en

dépitde toutça.Ellesaitceque j’aidans la tête,etelleestavecmoi.Jene lasouillepasquandjelatouche.Elleaimeça.Ellemerendmeilleur,quoiquetuaiesfaitdemoi,etelleestmagnifique,quoiquetupensesd’elle.Alors,jenetelaisseraipastoutgâcher.Jeveuxresteravecelle.Parcequ’ellemedonnecequetun’asjamaisdaigném’accorder.Toietpapa,vousêtesdésormaismortsàmesyeux.Tuserasseule,maman.Seuleavec tespropresdémons.Et jesaisàquelpointilsterongent,àquelpointilssontmonstrueux,àquelpointcesonteuxquitetueront.Jeretiremesdoigtsdesagorgeetmeredresselentement,haletantcommesi

j’avaiscessémoi-mêmederespirerdurantceslonguessecondes.Ellenebougepas, étendue sur le dos, les vêtements froissés, les cuisses écartées, qu’elle neprend même pas la peine de refermer, mimant cette posture obscène ethumiliante dans laquelle Aenna a été placée après sa mort. La trace de mesdoigtsapparaîtsursapeaudiaphane.Seslèvresfrémissent,maisj’ignoresic’estderage,dechagrinoudefolie.—Caern,murmure-t-ellealorsquejetournelestalonspourpartir.Jem’arrêtesansmeretourner.—Tunepeuxpast’enaller…Jelâcheunricanement,puisavanceversl’escalier.—Caern!crie-t-elle.Tuesàmoi!Jene l’écouteplus. Jegrimpe lesmarchesà touteallure, alorsqu’ellehurle

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dans le salon que je lui appartiens, que je suis son enfant, son démon, et jem’enferme dansma chambre le temps de rassemblermes affaires. Je n’ai pasbesoindegrand-choseavantdefoutrelecampd’icietdebrûlercequirestedemon passé. Les mains tremblantes, le corps en sueur, nerveux, l’esprit enébullition,jesuisobsédéparuneseulepensée.Oui,uneseulequimeronge.

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Chapitre28MajaAprès que la voiture de Caern a disparu dans la nuit, je reste dans la rue,

frissonnantdansmonpull,leslarmesglaçantmesjoues.Lapeurentaillechaquepartie de mon cœur. Celle brutale et violente qu’il ne m’abandonne. Celled’avoirtoutfichuparterreenm’élevantcommeuneidiotedeparangondevertu.LapeurencoreplussournoisequelesproposdeLeivl’aientdétruitunpeuplus.Lapeurqu’ilnes’éloigneencoredavantagedelanormalité,serenfermantdanssonmonde.Siloindumien.Jerenifleetresserremesbrasautourdemapoitrine,lorsquelaportedel’hôtel

s’ouvreetclaquedansmondos. Jenemeretournepas. J’aiunpoidsquipèsetellement lourd dans le ventre, que j’ai peur que de nouvelles larmes dévalentmesjoues.Un manteau tombe soudain sur mes épaules. J’en attrape aussitôt les pans

pourlerefermersurmoietréchauffermesmembresfrigorifiés,mêmesilepiredesfroidssetrouveàl’intérieurdemoi-même,s’infiltrantdansmoncorpsàlasecondeoùCaernestparti.—Jesuisdésolé,petitesœur.—Onsaittrèsbienquecen’estpasvrai.Je l’entends soupirer.Erlendme contourne et se plante en face demoi.Ses

traits sont tirés, sesyeuxgris assombris. Il a justepris le tempsdemettreuneécharpe autour de son cou,mais il est resté en pull. Erlend est habitué à nostempératures.Illuienfautdavantagepouravoirfroid.—Jevoulaisvraimentessayer,Maja,medit-il,mais…Ilpasselamaindanssescheveuxetlâcheunnouveausoupir.—Cetypemefoutlatrouille.Jen’arrivepasàlecomprendre,àentrerdanssa

tête.Quandil teregarde,çameglace lesang.J’aipeurpour toi,Maja.Jesuisterrifié.Lablessuredanslavoixd’Erlendmepénètreavecforce.— Je ne peuxpas te convaincre, je l’ai bien compris ce soir, réponds-je en

essayantdetemporisermavoixetderetenirmeslarmes.Jenetedemandepasdelecroireoudenepasavoirpeur,jesouhaitequetuaiesconfianceenmoi.Je

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nemetrompepassurlui.Jelesais.Jelesens,là.J’appuie sur mon cœur aussi fort que je le peux. Erlend suit mamain des

yeux,froncelessourcils,puishochelatête.—Cen’étaitpasunebonneidéecerepas,jem’enrendscomptemaintenant.

Jepensaisqued’avoirMadietFrøyaàmescôtésnousaideraitàcompensertonmanqued’empathiepourlui,maisjemetrompais.J’aifaillileperdreàcausedetoietdeLeivcesoir.Jevaismettredutempsàtelepardonner.Ilserreviolemmentlamâchoire.—Tunepeuxpasmereprocherdemefairedusoucipourtoi.—Si…J’esquisseunsourire.—Caernm’aditqu’ilenavaitassezquejeprennesadéfense,qu’iln’étaitpas

unevictimequejedevaisprotéger.Moinonplus,Erlend,jenelesuispas.Jenesuisniunepetitefillequienabesoin,niunefemmenaïve.Jesuiscapabledemedébrouillerseule.Jesuiscapabledesavoircequejeveuxdanslavie.Caernestcompliqué, oui, mais ce n’est pas unmeurtrier. Et que tu le veuilles ou non,Erlend,mais ta petite sœur est amoureuse de lui, alors tu feraismieux de t’yhabituertrèsvite.Illâcheun«putain»enentendantmesdernièresparoles,puisseprendlatête

danslesmains.Delevoirbouillirdel’intérieurmeblesseénormément.Jen’aiaucune envie de ternir la relation privilégiée que j’entretiens avec mon frère.Aucuneenviedem’éloignerdelui.Maiss’ilnerenoncepasàsamanièredesecomporter comme un homme des cavernes avec moi, je devrai prendre mesdistances.Jen’auraipaslechoixs’ilrefusedemevoirgrandiretd’accepterquejenesuisplus l’adolescentedequinzeansavecqui il traînait tout le temps, lagaminequ’ilélevaitquandpapaétaittropoccupé,lapetitefillequiavaitbesoinde lui lorsqu’elle faisait un cauchemar la nuit, après lamort demaman. Je nesouhaite pas qu’il chasse nos souvenirs ou qu’il cesse d’êtremon grand frèreadorable,maisjeveuxqu’ilm’accompagnesurlechemin,pasqu’ilm’empêched’avancer.Jem’approchedelui,leprendsdansmesbrasetdéposeunbaisersursajoue.— Je t’aime,Erlend.Reste àmes côtés, s’il te plaît.Ne temets pas contre

moi.—Commentlepourrais-je?grogne-t-ilaussitôt,enrefermantsesbrasautour

dema nuque. Je t’aime aussi, petite sœur. Je veux seulement ce qu’il y a demeilleurpourtoi.—Caernestcequ’ilyademeilleur.

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—Non…Savoixsebrise,avantqu’ilneseraclelagorgeetajoute:—Jenepeuxpaslecroire.—Ilmeregardecommesij’étaisunjoyau,Erlend.Ilmechéritdesamanière

primaire.Ilestdouxetgentil.Etilabesoindemoicommej’aibesoindelui.Tunepeuxpasimagineràquelpointilremplitcemanqueenmoi.Cemanquequeje ne pensais même pas avoir. Pourtant, il était là, béant, douloureux. Je l’aicherchésilongtempssanscomprendre.J’aibesoindelui,Erlend.Alors,jet’enprie,nemeleretirepas.Il joint sonfrontaumien,mélangesonsouffleaumien,puisdesespouces,

essuiemeslarmes.—C’estàcausedemaman?medemande-t-il.Jen’aipassu…laremplacer

suffisammentpourtoi.—Tuasfaitcequepersonned’autren’auraitétécapabledefaire.Toiaussi,tu

enassouffert,maistul’asmasquépourpouvoirveillersurmoi.Jenepeuxpast’en vouloir de te comporter comme un idiot, mais je t’en prie, pour moi,Erlend…pourmoi,accepte.Il hoche la tête et embrasse mes paupières d’où un instant plus tôt, de

nouvelleslarmess’échappaient.—Jeferaidemonmieux,murmure-t-il.J’essaierai,pourtoi,Maja.Ilm’enlaceplusfortcontreluienenfonçantsonvisagedansmoncou.—S’ilt’arrivaitquelquechoseàtoiaussi,jenem’enremettraisjamais.—Ilnem’arriverarien,jetelepromets.Il fait semblant d’y croire ; elle est de ces promesses que l’on ne peut pas

toujours tenir. Je passemes paumes sur ses joues glacées, puis lui souris. Il yrépond,unpeutendu.Lepoidsn’apasquittémonventreenrentrantdanslehall,maisjemesensun

peu libérée et soulagée en sentant qu’Erlend ne me rejette pas et qu’il nem’obligepasàchoisirentreCaernetlui.Jeposesonmanteausurlapatère,puisme tourne face à lui. Erlendm’attend près de la porte du restaurant, la minebasse,maissesyeuxgrisétincelants.Jesecouelatête.—Jetelaissefinirlasoirée.Elleaétésuffisammentéprouvante.J’aibesoin

d’êtreseule.Ilmarmonne,maisacquiesce.—Jesuisdésolédet’avoirblessée,Maja.—Jesuisdésoléedetedécevoir.

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—Non,tunemedéçoisjamais.Jet’interdisdepenserça.J’esquisse un dernier sourire, le cœur cognant fort dans ma poitrine, puis

m’éclipse vers l’étage, pour m’enfouir sous une tonne de couvertures, lâcherquelqueslarmessilencieusesetprierpourqueCaernmereviennevite.Unefoisdansmonlit,mouléedansmonpyjama,lalumièredeslampadaires

serépandantdansmachambreparl’intersticedesstores,j’ouvreletiroirdematabledechevetetattrapelabaguedeCaern,décoréeduValknut.Jepassemesdoigtssurlemétal,déposeunbaisersurlestroistriangles,commesicepouvaitêtre ses lèvres, puis la pose àmes côtés. Je la contemple, en éprouvant aussiviolemmentqu’uneémotionlepoidsdansmonbas-ventre,quimefaitsouffrir.Sonabsencemebrûle.Ellem’atoujoursbrûlée.Je ferme lespaupières, lamain fermée sur lebijou, et j’espèrede toutmon

cœurqu’ilcomprendracequejeressenspourlui,quec’estplusfort,plusbeauetplussainquetoutcequ’onluiaapprisjusqu’ici,toutcequ’onluirépèteencorechaquejour,etquemêmesilesautrescherchentàledétruire,jepasseraimavieàlereconstruire.Je dois m’assoupir, car je suis tirée du sommeil par un son insolite qui ne

m’estpasinconnu.Jemeredressevivementsuruncoude.Lanuitesttoujourslà,étendantsestentaculesnoirsau-dessusdenostêtes.Lalumièredeslampadairescontinuedediffuser sespinceauxde lumièreentre les lattesdespersiennes. Jerepoussedupiedmacouvertureetmeprécipiteverslafenêtresanshésiteruneseconde,moncœurpalpitantd’excitation.Je lève levolet etnepeuxempêcherun sourirede s’étendre surmes lèvres

lorsquejedécouvreCaernjuchésurlesommetdel’échelle,sonvisagedel’autrecôté du carreau. Ilme fixe de ses grands yeux verts. Ils sont sombres, et sessourcils sont froncés,mais j’y distingue une petite lueur que j’ai déjà aperçuemiroiterdanssesprunelles,quisembleréchauffertoutesonâme.Je déverrouille la fenêtre, et il se laisse glisser surmonparquet. Je referme

derrière lui pour empêcher le froid de pénétrer et rabats également les stores.Caern se tient debout, dans ma chambre d’adolescente où il n’est venu quequelquesminutesautrefois.Soncorpsestraidecommeunpiquet,cependant,sonvisageestparcourud’uneémotionvivequ’ilpeineàcacher.Jesuisenpyjama,maiscettefois-ci,jen’arborepasdepetitscœursenguise

dedécoration,seulementunpantalondecotonnoiretunt-shirtéchancrébordédedentelle. Ilm’observe, laissant son regard traîner le longdemon corps, demesorteilsjusqu’ausommetdematête.—Jepeux rester?medemande-t-ild’unevoixchaude,me laissantprendre

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consciencequecettequestionendissimuleuneautrebienplusimportante.Resterdansmavie.Dansmonlit.Dansmoncœur.J’acquiesce en silence,megorgeant de saprésencequi semble faire rétrécir

ma chambre. Il retire son manteau et le pose sur le dossier de ma chaise debureau, puis il ôte ses boots pour rester en chaussettes sur mon tapis. Sescheveuxcollentsesjoueshumidesdegrésil.Sesdentsraclentsalèvreinférieure,tandisque son regardplongedans lemienavec lapuissanced’unaigle sur saproie. J’y lis du désir. Un désir animal, ardent, qui consumemon corps alorsmêmequ’ilnemetouchepas,qu’ilresteàbonnedistancedemoi.Puis,brusquement,commesisapeautouchaitlamienneenunelangoureuse

caresse,ilmechuchote:—Tueslameilleurechosequimesoitarrivée.Mon corps vibre sous ses mots. Ils glissent sur mon épiderme, alors que

l’oxygènes’amenuiseàmesurequ’ilprogresseversmoi,unmélangedeférocitéet de douceur dans les yeux. Il s’arrête à quelques centimètres, son torse mefrôlant. Il penche la tête en avant, ses cheveux tombent sur mon visage,effleurentmesjouesetmoncou.Puissespaumessousmesoreilles,sesdoigtss’enfoncentdansmescheveux.Ilm’enserresoussapoignetendreetmedressesurlapointedespiedsjusqu’àcequemeslèvressoientsurlessiennes,salanguedansmaboucheetqu’ilm’oppresse,meserrantleventrededésir.Lentement,ilm’obligeàreculerverslesommier.Iltombeavecmoiaumilieudemacouette,ungenouentremesjambes,unbrassousmanuqueet l’autreplantédansle litpoursemaintenirenéquilibreau-dessusdemoi.Alorsqu’ilseredressepourretirersonpull,sonregardsefigebrusquement.

Seslèvresgonfléess’entrouvrentdesurprise.Moncœurpoussantmescôtes avec sauvagerie, jeglissemesdoigts sur son

avant-brasauxveinessaillantes,puisluiadresseunsourirelorsqu’ilenfoncedenouveausesyeuxdanslesmiens.Ilretiresonbrasdesousmatêteetattrapelabagueperdueaumilieudesdraps.—Tul’asgardée,murmure-t-il,ébahi.—Jenem’enseraisjamaisséparée.Ilserrelebijoudanssonpoing,avantdel’échappersurlematelasetdefoncer

de nouveau sur ma bouche. Il m’embrasse longuement, avec sonmélange dedélicatesseetdefrénésie.Ilôtesonpullqu’iljetteausol,puissont-shirtblancprendlemêmechemin,medévoilantlafinessedesesmusclesetlapeauauhâlelégerquifondsousmesdoigts.Entredeuxbaisersoùj’ahanedebonheur,jeluidemande:

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—Pourquoimel’as-tudonnée?Ilsoulèvelégèrementlesépaules,sonregardscrutantlemien.Alorsqueses

mainsglissentlelongdemesflancssousmont-shirt,ilmerépond:— Parce que j’aime cette bague, ce qu’elle représente. Je voulais que tu

comprennesque,mêmesi jen’étaisplusavec toi, tuavaisété importantepourmoi.Quelepeudetempsquej’avaispasséàtescôtésm’avaitdonnéplusqueceque j’avais jamais reçu auparavant. Que, comme ce qu’elle incarne, tu avaislibéréunfragmentdemonâmechaquefoisquetum’avaisregardé.Meslarmesmontentàmesyeuxmalgrémoi.Caernserelèveunpeuplussur

lesbras.SessourcilsdessinentunVfaceàmondéchaînementémotionnelquinetrouve plus de barrage contre lequel se briser. Je l’attrape par la nuque pourl’attirerversmoi.— Comme tu le veux, insinué-je alors en un murmure contre ses lèvres.

Commetuenasbesoin.Je lis de l’amour dans son regard, estompant cette honte et cette colère qui

l’envahissentquandilserappellecequ’ildoitsacrifierpouréprouverduplaisir.Ilembrassemesjouesbaignéesdelarmes,mespaupières,etdessineunsillon

jusqu’àmabouche.—J’aimeraisêtreunhommenormalpourtoi,Maja.—Jemefichequetusoisnormalounon.Çaprendrasixmois,unan,dixou

jamais,quelleimportance.Jesuislàoùj’aienvied’être.Il ne sourit pas, pourtant, son visage s’éclaire. Il prendmes joues entre ses

doigts, me vole un baiser aussi brûlant que violent, puis s’agenouillebrusquemententremesjambes.Ilattrapel’ourletdemonpantalondepyjamaettiredessusjusqu’àmel’ôter,emportantavecluimaculottedecoton.J’enprofitepourretirermoi-mêmemont-shirtquirejointnosvêtementsausol.Impatient,ildéboutonne son jean, le regard embrassant mon corps dénudé, puis libère lapuissanteérectiondutissu.D’unemain,ilsetouche,massesonsexegonflé,etde l’autre, il trace des dessins sur mon cou-de-pied, remonte le long de montibia,mongenou et l’intérieur dema cuisse. J’ai bien remarquéqu’il n’aimaitpasquejeletouchelà,commesimoncontactpouvaitluiprocurerdeladouleur,alors je le laisse venir àmoi. Samain se pose entremes jambes,me caressedoucement.Samâchoiresecrispeàmesurequejehalètesouslejougduplaisir.Ses yeux sont sur moi, partout, sur mon intimité, mes seins, ma gorge, monvisage.Ilserrent,brûlantd’uneflammefurieuse.Quandilenfonceundoigtenmoi, je me cambre, agrippe les barreaux de mon lit et retiens de peu legémissement qui tentait de s’échapper.Une ombre passe sur son visage, je le

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voisfourniruneffortpournepassejetersurmoitelunanimalaffamésouhaitantserepaître.Iln’apasl’habitudededonnerduplaisirauxfemmes,illespayaitetprenaitsajouissancedeleurcorpssanssesoucierdequoiquecesoitd’autre.Àmescôtés,ils’efforcedemaîtrisersespulsionstroublantesquilerongent.Monventre se contracte de plus en plus sous ses doigts habiles, qui prennent leurtemps,quisavourent,malgrélapressiondeplusenplustangiblequisecréedanssesmuscles.Enbaissantlatêtesursonbiceps,ilessuielelégerfiletdesueurquis’imprimesursonfront.Jelesensaupointderupture,lespupillesdilatées,lesnarinesfrémissantes.J’agrippesamainentremes jambespour leretenir,avantd’éclatermoi-mêmedansunemyriadedeparticulesdeplaisir,etletireversmoi.Ilobéit,m’écrasesoussonpoids,puissedressesuruncoude,avantderecouvrirmes lèvres des siennes et de m’arracher un gémissement qui meurt dans sabouche.Ilsecontracteet,uninstantplustard,sonsexepoussecontrelemien,m’écarteet,dansunviolentélan,meremplitentièrement.Sesyeuxsontouvertssurmoietlesmienssurlui,alorsqu’ilcommenceàbouger.Lentementd’abord,Caernessaiedemaintenir le contrôlede lui-même,puis il ferme lespaupièrespendantquelquessecondes,etjedevinesalutteintérieure.Sapousséesuivante,tandisqu’ilétaitpresquesortienentier,estplusenragée.Samainlibreagrippemacuissepourm’obligeràlaleveretilmemartèledecoupsdereinspuissants,quimanquentdemefairecrieràchaquefois.Jemetiensauxbarreauxdulitenessayantmoi-même dememaîtriser, cependant, le plaisir s’enroule autour demesvertèbres,irradiemapoitrinesousuneflammelangoureuse.Alorsquejevoissonpoingseleverpours’écrasersurlemur,dansunevaine

tentative pour se battre contre lui-même, j’attrape son bras et le retiens contremonsein.—Tunepeuxpasfairedebruit,Caern.Monpèredortaufonddececouloiret

Erlendestjusteàcôté.Chut…Unegrimacededouleurtraversesestraits.Ilenfouitsonvisagedansmoncou

pour me la cacher et vient recouvrir mes mains des siennes enserrant lesbarreaux.Ilserrefort,puisilmurmurecontremonoreille:—Griffe-moi,Maja.Unfrissond’horreurs’emparedemoietmefaittremblersouslui.Jetournela

têtesurlecôtépourattrapersonregard.Ilyatantdedétresseetdetristessedanssesprunellesqu’ilmebriseendeux.—Jenepeuxpastefairedemal,murmuré-jed’unevoixcassée.—Jet’enprie.Jeneveuxpast’eninfligernonplus.Fais-le.S’ilteplaît.J’ai l’impression qu’il souffre. Que faire l’amour lui procure une grande

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douleurquejenem’expliquepas.Sespousséess’accélèrentetm’abandonnent tremblotanteàchaquefoisqu’il

seretirepourmieuxm’envahir.Jedétachemamaindutubemétalliqueetlaposesur son omoplate. Il me fixe d’une mine suppliante, la mâchoire crispée, lesdents plantées dans sa lèvre inférieure. J’étouffemon sanglot quand j’enfoncemesonglesdans sachair. Il fermeun instant lespaupières, laisseéchapperungrognement,telleunebêteàl’agonie.Sesmainsabandonnentlesbarreauxetsesbras s’insinuent sous moi. Il me soulève les hanches pour mieux pouvoirs’immiscerdansmoncorpsjusqu’àlagarde.—Plusfort,Maja,grogne-t-il.J’obéis.Mesonglespénètrentsapeauenmêmetempsqu’ilmepénètrelui,et

leplaisirm’envahitmalgrélaviolencedemonacte.Parcequ’ilestenmoi,qu’ilm’enlace et m’embrasse avec passion, presque dévotion. J’essaie de ne paspenseraumalquejeluiinflige,meconcentresurseshalètementsetlesmiens.Lorsquelajouissancesedérouletelleunevastetoiled’araignéeaucreuxdemoncorps, jepressemeslèvressurlessiennesavecforceetragepourm’empêcherdecrier.Danslefeudel’orgasme,maprisesursonépauledevientplusintenseetduliquidechaudcoulesousmesdoigts.Soncorpssecrispebrutalementcontrelemien,ilgronde,lesdentsserrées,puisjesenssonsexepalpiterenmoijusqu’àcequ’ils’écroulesurmapoitrine,levisagedansmoncou.Nousahanonstouslesdeux.Jelèvelamainpar-dessussonépauleetdécouvre

le sang tacherma peau de traînées rouges. J’en éprouve un vif chagrin. Je nesouhaitepasluifairedemal,maisj’ignoredequellemanièrem’yprendrepourledélivrerdesaprison.ÊtresonValknut,libérersonâmepourleconduireenfinauparadis.Caerndoitsaisirmontrouble,car il redresse lesépaulesetplongedansmes

yeux. La confusion se mêle aux derniers effets de la jouissance. Sa lèvreinférieureestmarquéedequelquestracesensanglantéestantilapressésesdentsdanssachair.J’ypasselepouce,ildéposeunbaisersursonextrémité.—Pourquoiest-ceainsi?demandé-je.Pourquoiressens-tuautantdedouleur

quandtufaisl’amour?Ilrespirefort,restesansbouger,puisrépondàmi-voix:—Parceque…parcequejedétesteça.Lesexe.Jedétestecequeçamefait

ressentir.Maisj’enaibesoin.J’ail’impressionquesi…Ilpeineàdéglutir,détourneuninstantlesyeuxverslemuretrevientensuite

versmoi.—…sijenemesoulagepas,lesimagesrestentencorepluslongtempsdans

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matête.Quandjebaiseunefemme,c’estpire.Maisaprès,çavamieux.Ilselècheleslèvres,puisajoute:—Avec toi, c’est plus étrange.C’est à la foismeilleur et plus toxique.Les

imagesdansmatêtesontplusviolentes,parcequej’aibesoindeprovoquertescris,etenmêmetemps,j’aienviedelesentendresansavoiràleséteindre,parcequej’aimetevoirprendreduplaisir.Etcomme…commejemeretiensdenepasteblesser,c’est…plusdouloureuxpourmoi.—Parcequetudoisteconcentrer?—Non,cen’estpaspourça,enfinunpeu.C’estplusviscéral.Profond.Ce

n’est plus raisonné.Ça devient commeune douleur instinctive, sur laquelle jen’aiaucuneprise.Comme…sijemouraisdefaimetqu’unrepass’étalaitsousmesyeux,maisquejenepouvaispaslemanger.Lafaimdévoremesentrailles,çamebrûleetjetoucheduboutdesdoigtscequipourraitmerassasier.—Çaressembleàdelatorture,remarqué-jedansunsanglot.—Çal’atoujoursétépourmoi,Maja.Laseuledifférence,c’estqu’àlafin,tu

me nourris après avoir été affamé. Je n’avais jamais connu cette sensation.D’avoir faimetd’être repuensuite.Tuparviensàchasser les imagesquelquesminutesdematête.—Quelquesminutes…—C’est mieux que tout ce que j’ai connu,Maja. Quelques minutes où je

respirenormalement.Jenepeuxme retenirde l’enlaceretd’étouffermes larmesaucreuxdeson

cou.—Un jour, ce sera plus que quelquesminutes, lui promets-je. Ce sera des

heuresetdessemaines.Unjour,tulesoublieras.Jenesaispasquij’essaiedeconvaincre,maisilnerépondrien,ilsecontente

dem’embrasserdanslecouetdeglisserdoucementsonsexeenmoi,commesil’effetdelajouissanceanesthésiaitencoreassezsestourments.Alorsqueseslèvresmecherchent,quejesavourelegoûtdesabouche,une

détonation claque soudain dans le ciel, comme si la foudre venait de s’abattrebrutalementausol.Pourtant,lecielestd’unbleunuitlimpide,parseméd’étoilesau-dessusdelamer.Iln’yapasl’ombred’unorageàl’horizon.Surpris par la force de la déflagration, Caern se redresse sur les genoux,

s’arrachantàmoncorpsqui,aussitôt,secouvredefrissonsdefroid.—Qu’est-cequec’était?demandé-je,alarmée,enancrantmescoudesdansle

matelas.Ilsecouelatête,toutaussiignorantquemoi,froncelessourcils,puisselève

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dulitpoursedirigerverslafenêtre.Ilmontelestoreetouvrelavitrepourpasserlatêteau-dehors.Jem’assoisàmontouraumilieudesdrapshumidesdesueur,ramènelacouettesurmoipourm’encouvriretmeréchauffer,tandisquelefroidpénètreàgrandesrafalesdanslachambre.—Ilyade la fumée,déclare-t-ild’unevoixsombre.Çaa l’airdevenirdu

cœurdelaville.Ilrentre,refermelafenêtred’ungestesec,puisattrapesoncaleçonjetéausol.—Qu’est-cequetufais?—Jevaisvoircequec’est.Çabouffeleciel.Ill’enfile,puisprendsonjeanetsont-shirt.—Restelà.C’estalorsquedubruitéclatedepuislecouloir,jesecouevivementlatête.—Jeviensavectoi.Jeperçoislesvoixd’Erlendetdemonpère,visiblementarrachésdusommeil

parlefracasambiant.Je saute du lit sans hésiter, attrape mon pyjama et un pull que je passe

rapidement,pendantqueCaernglissesespiedsnusdanssesboots.Jemets lesmiensdansmesbaskets,memoquantde l’alluredésordonnéeque j’offre.Unenouvelledétonation rompt lecalmedeSvolværetmefait sursauter. J’ouvre laporteà lavolée,Caerndansmondos,etmeretrouvenezànezavec levisagedécontenancé de mon père. Il lève les yeux par-dessus ma tête sur moncompagnon,lesécarquilletantquej’aipeurqu’ilstombentdesesorbitessurlesol.Cen’estpasexactementdecettemanièrequejeprévoyaisdeluiprésentermon petit ami, mais je n’ai pas le temps dem’en inquiéter plus longuement,Erlendcoupecourtàtoutetentativeencriantdepuislesalon:— Putain, y a tellement de fumée qu’on dirait que le feu ravage la forêt

alentour.Monpèresepencheversmoietgrommelle:—Nousauronsàdiscuter,jeunefille.Jelèvelesyeuxaucieldevantcesurnomridicule,étantdonnéquej’aibientôt

vingt-six ans et que ce n’est pas comme si je sortais dema chambre avec unhommepour lapremière foisdemavie.Monpèreadéjà rencontréDeanàdenombreuses reprises par le passé. Certes,Dean n’a rien à voir avecCaern, nidanssonphysiquebrutettrèsmasculin,nidanssaréputationsulfureuse,maisiln’est pas utile de me surprotéger ou de se transformer en homme de Cro-Magnon,commeErlend,pourrappelerquiestlechefdefamille.MonpèrecroiseleregarddeCaernquisegardebienderépondrequoiquece

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soit,puismaugréantderrièresesdents,iltournelestalonsetfonceverslesalon.Jeluiemboîtelepas,attrapantaupassagelamaindeCaerndanslamienne.Quandnouspénétronsdanslapièce,Erlend,enjeanett-shirt,estpenchéàla

fenêtrequidonnesurleport,puisplusloinsurlecentre-villedeSvolværetsurles montagnes aux dents pointues de l’archipel. Une fumée épaisse coiffe lesdemeurescommesilebrouillardétaittombéetenserraitlaville,àceciprèsquecelui-ciestd’ungrisprofondetdense.Lecielsembleavoirétéavalé.—Jedoutequ’unfeuaitpusedéclarerdanslaforêtavectoutelaneigequi

esttombéecesderniersjours,prétextemonpèreenseplaçantàcôtéd’Erlend.Cederniersetourneversl’intérieurdusalonànotreapproche,prêtàrépondre

à notre père, quand il ravale soudain sa langue. Un muscle de sa mâchoiretressauteendécouvrantCaernàmescôtésetnoshabitsglissésàlava-vitesurnoscorps.Sonregarddécochedes flèches,avantqu’ilnecroise lemien. Je levois alors lutter pour réfréner ses piques acerbes et se forcer à reporter sonattentionsurleport.—D’oùçavientalors?demandé-jeàmontour.Je me place devant une autre fenêtre de la pièce, que je déverrouille

rapidement,etCaernetmoidéfions leventpourcreuser lesprofondeursde lanuéegrise.Tandisquel’odeurméphitiquedelafuméecommenceànousparveniretque,

poussé par les rafales, le nuage obscur ondoie, se crevasse et se déchire parendroits,samainposéeaucreuxdemesreinssecontractebrusquement.Illâchecommeunebombe:—DeLilleKongsvatnet.Je me fige, alors que son visage se vide de ses couleurs, que son regard

devientaussisombrequelafuméequinousenvironne.—Tuessûr?Onn’yvoitrien,prétexteErlend.Caerntendlamainversuntourbillongrisetmalgréladistanceàlaquellenous

noussituons, jemeconcentreetparviensàdistinguer lagerbedeflammesquisembledévorerleciel.Caerns’écarteaussitôtdemoietfonceverslaporte.—Attends!m’écrié-je,soudainpaniquée.Il nem’écoutepas et disparaît dans la caged’escalier. Je cours derrière lui,

dévale les marches à sa suite et me précipite dans la rue, où le froid et l’airpiquant, mélange de givre et de gaz, s’engouffrent instantanément dans mespoumons.Lorsqueje lerattrape, ilestdéjàentraindefouiller lapochedesonjeanàlarecherchedesesclés.Nelestrouvantpas,ilpousseunjuron,s’apprête

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àretournersursespasetsefigeàquelquesmètresdemoi.—J’ailesmiennes.Lavoixd’Erlendm’arracheun tressautementde surprise. Jepivotevers lui.

Monfrèrebranditsontrousseau.Ildésignesavoitured’ungestedelamainet,sans tergiverser,Caernfoncevers levéhiculeetsaisit lapoignéedelaportièreavant.Ilsembleaussidéterminéetnerveuxqu’unguerriersurlepointdelancerune attaquedécisive. Je remercieErlendpour son aided’unpetit sourire, puismonte sur le siège arrière une fois qu’il a déverrouillé l’ouverture centralisée.Erlendseglissederrièrelevolantet,sansperdreuneminute,lancelavoituresurlarouteenneigée.Caerntapedupiedsurlesol,sonregardtournéversl’amasdefumée qui semble prendre encore de l’ampleur. Un serpent glacé paraîts’enrouler autour de mes vertèbres, prêt à les briser l’une après l’autre sansmarquerlamoindresensibilité.—Ça vient peut-être du lotissement derrière, déclaremon frère, alors qu’il

entraînelavoituresurlepont.Les rafales violentes font bringuebaler la petite Yaris et les pneus neige

s’accrochent à la route tant bien que mal. Sous nos yeux, une visionapocalyptiquesedéploie.Onsecroiraitdansunvieuxfilmdeguerre,làoùlesbombes ont été larguées par centaines, ne laissant que des décombres et desamasdefumées.—Non.C’estleseulmotquifranchitleslèvresserréesdeCaern.Samainestfermée

enpoing sur songenou.Erlend crispe les doigts autour de sonvolant, sentantsûrementautantquemoilavibrationquiateintésavoix,avantdeseconcentrersurlecheminglissant.À mesure que l’on approche du quartier, la sirène des pompiers perce le

silencede lanuit et les lueursdesvéhiculescrèvent sonopacité.Puis c’est autourdesflammesrougesetorangées,quigagnentlavoûtecélesteavecdeplusenplusdehauteur,dedéchirer levoileenténébréquinousenveloppait jusqu’àprésent.Jemeredressedemonsiègepourpencherlatêteenavantetregarderparle

pare-brise.Le panache enflammé lèche la surface fuligineuse du ciel. Pendantquemoncœurtambourine,consuméparlacrainte,mamainseposesurl’épaulecontractéedeCaernpourluirappelerquejesuisaveclui,pourcequeçavautàcetinstant.Ilnecillepas.Sonenvironnementsemblebrusquementseréduireàcette lumière nocive qui embrase notre archipel. Sa bouche est pincée, sonregardbraquésurlesgerbesimmensesquiparaissentnousdéfier.

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Quandon arrive aux abordsde lapetite routemenant au lac, unbarragedevoitures de police nous empêche d’avancer plus loin,mais ça n’a plus grandeimportancemaintenant.Dansunmutismerespectueux,ErlendarrêtelaYarissurle bas-côté et regarde Caern en descendre rapidement, le corps secoué detremblements. Je l’imite et m’approche de lui pour prendre sa main dans lamienne. Il garde le silence ; il ne paraît même pas se rendre compte que sesdoigts entre les miens sont gelés. Pourtant, le froid a presque disparu ici, auprofit d’un oxygène saturé, étouffant, empli de particules irrespirables. Ilcontemple, presque fasciné, mais des larmes dans les yeux, les flammes quiravagent le Manoir de la Tempête. Même d’ici, le bois qui craque résonne,emplitlanuitdecesonépouvantable.L’odeurdefumée,toxiqueetdésagréable,ploiesurnousaupointd’asphyxiernospoumonsdouloureux.Hypnotiséeàmontour, je regarde, impuissante à réagir, le dernier fragment du passé de Caernmourir dans l’incendie. Plus que tout alors, tandis que les flammes continuentleurballetsousnosyeux,lapeurm’étreintviolemment.

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Chapitre29CaernVoilà des heures maintenant que les flammes ont cessé d’embraser le ciel,

emprisonnant lavilledansune tempêtedepoussièreetdegaz.Lematinneselèveplus.Lesoleiladisparu,sibienquelesombrescontinuentdetoutdévorer,la fumée intensifiant les ténèbres en se mêlant aux nuages et à la bruine quicommenceàtomber,fineetglacée.Jepasselamainsurmafigurepourretirerles gouttes de pluie qui empoisonnent ma vue. Je fixe sans discontinuer lespoutresnoiresquipendentdansdesposturesétranges, lescendressombresquis’entassent et rongent la terre pourrie sur lequel le manoir demes ancêtres aperduréjusque-là.Deuxsièclesetdemideviepourterminerainsi.Cramé.Delatoiture aux fondations. Il ne reste plus rien que des ruines malodorantes. Jetournelatêteversl’ambulancedontlesgyrophareséclairentparintermittencelasouched’arbresurlaquellejemesuisinstalléunefoisquelefeuaétémaîtrisé.Jeregarde,lesyeuxexorbitésparlafatigueetl’airnauséabond,lesbrancardiersempaqueterlescorpsdansleshoussesmortuairespourlespousserensuitedansleurvéhicule.Jenesaispascequejedoisressentir.Jen’arrivepasàpenser.Mesyeuxsontsecs,mêmes’ilsmebrûlent,maisjenesauraisdiresic’estàcausedupoisondans l’atmosphèreoude lapertedes seulespersonnesquime restaientencore,quimedéchirelesentrailles.Unmélangedesdeuxsûrement.Maja s’agite contremon épaule. Elle a réussi à s’assoupir longtemps après

êtreretournéechezelleavecErlendcherchernosmanteaux.L’undespompiersluiadonnéunecouverturedesurviedanslaquelleelles’estenroulée,bienqu’ilne fassepas froid àproximitéde lamaison fumante.La chaleur des flammes,mêmemaintenantqu’ellessontéteintes,persisteencore.Ellerelèvelatête,bâille,puisdégagesamaindelacouverturepourlaglisser

sur ma cuisse. Son contact m’arrache un instant à la vision des corpsemmitouflésdansleurprotection.Majaadegroscernessouslesyeux.Elleestpâled’épuisement, rincéepar lesémotions.Elleenéprouve tellementplusquemoi. J’ai l’impression que la douleur, le chagrin et la réalité de leur décèsprennent plus de proportions dans son cœur que dans lemien. Lemien est…atrophié.Figé.

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Quelquepart,dansl’unedeceshousses,reposelecorpsdemamère.Lorsquej’essaiedelavisualiser,lapeaucraqueléedenoir,brûlée,morte,messensationss’évanouissentcommesionm’avaittranchélesnerfsunàun,jusqu’àéteindrel’influxvitaldemonâme.Cettefemmequej’aitanthaïe,vénérée,désirée.Cettefemmequi,lorsquej’étaisencoregamin,attisaitenmoilemaigreespoirqu’ellepuissem’aimer.Denécessité,c’estdevenuuneespéranceinutile,puis,plusrien.Jenemesouviensplusquandj’aicessédecroirequ’ilétaitencorepossiblequesoncœurseréveilledesonapathie.Ilyavaiteutropd’actes,tropdemots,tropd’insultes. Pourtant, peut-être quemon absencede rébellion au fil des années,alorsquej’auraispulabriserd’ungesteunefoisdevenuadulte,nefaitquemeprouver que mon espoir était toujours sauf, bien caché au fond de mon âmepurulente. Je recherchais son amour. Son attention et son regard. Et je n’aijamaisrienobtenud’autrequesonméprisperpétueletsahaine.Oui,peut-êtrequ’unpeude rage subsiste enmoi, attendantpatiemment son

heurepourexploser.JemeprendslatêtedanslesmainslorsquecellesdeMajaseposentsoudain

sur mes joues et m’entraînent à la regarder. Je me perds aussitôt dans sesmagnifiques prunelles bleues aux nuances d’argent. Elle ne prononce pas unmot,ellesecontentedecaressermonvisage,derepoussermescheveuxdemesjoues,d’embrassermeslèvresavectoutesatendresse.Majachassemesombres.Ellene lepourrapas toujours,parcequ’ellesfontpartiedemoi,maisellecréeuneaccalmiequisoulagemonesprit.D’ordinaire,desimagesdéfilentnon-stopsousmespaupières,peuse révèlentagréables,maisàcet instant,ellesnesontplus.Ellesontdisparu.Mespenséessontvides.Mortes.Commelescorpsdansceshoussesnoires.—Hey!Lavoixd’Erlend interrompt les caressesdeMaja. Je tourne la têtevers lui,

avec l’impression que mon corps est en coton, et le surprends à tendre deuxtassescartonnéesrempliesdecafé.—Çafaitdesplombesquevousêteslà,dit-il, tandisqueMajas’emparedu

précieuxnectarenleremerciant.Je croise le regard clair d’Erlend, pourtant assombri par les évènements

tragiquesdecettenuit,quicontinuedetendrelamain.—Tulaprends,ouioumerde?J’aipasmisdepoisondedans.Lecoindemeslèvresseretroussemalgrémoi.Jeglissemesdoigtsautourde

latassechaude.Jeleremercied’ungestedelatêteetplongemeslèvresdanslecafé. Sa chaleur bienfaisante et son goût acidulé glissent dansma gorge avec

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délice.Jemeconcentreuninstantdessus,essaiedecamouflerlesautresodeursdétestables,mais elles reviennent rapidement hantermes narines. Je relève lesyeuxvers lesderniersvestigesdemavie,noyés sous la suie, et regardepartirl’ambulanceetlescorpsdemesparents,lesgyropharesjetantleursraisbleussurlesarbresemmitouflésparlaneigeetlacendre.Jefixelespharesarrièrejusqu’àce que le véhicule se soit fondu dans les ombres, puis mon regard revientharceler les ruines, à la recherche d’une quelconquevérité que je ne trouveraijamais.Majasetendbrusquementàmescôtés,resserrelacouverturesursapoitrine.

Jemeforceàdécollermesrétinesdel’amasdeboisbrûléettournelatêteversLeivquiavancedansnotredirection,lesmainsdanslespochesdesonblouson.Ilafficheuneminegrave,decirconstance, jesuppose. IlenveloppeMajad’unregard possessif, mais mon cœur n’arrive plus à battre. Je ne parviens pas àéprouverdejalousieoudelarancœurpourlui.Ils’arrêtedevantnous,seraclelagorgeetallumeunecigarette,enfermédans

unsilenceprofondetdérangeant.Iltireviolemmentdessus,puisfinitpardire:— Je suis désolé pour ta perte, Caern, mais je dois te poser deux ou trois

questions.Jepeuxlefaireici,àmoinsquetupréfèresveniravecmoiauposte.Ilyfaitpluschaud.Jeneleregardepas,lesyeuxobstinémentbraquéssurlesrestesdumanoir.—Pose-les,réponds-je.—OK,ilfaudraquandmêmevenirsignerunedéposition.—Ouais.Iltireunelatte,puisdéclare:— Pour l’instant, on ignore ce qui a déclenché l’incendie. Les pompiers

planchentdessus.Onaretrouvélescorpsdetesparentsdansleurchambre.Ilsétaientcouchéstouslesdeuxquandlefeus’estdéclaré.Je ne réagis pas. Ses mots pénètrent dans mes oreilles et se cristallisent

instantanémentdansmoncerveau.—Ilsn’ontpassouffert.Ilyadeforteschancesquelesgazlesaienttuésbien

avantquel’incendiesepropage.—C’estdommage,lâché-je,enmefoutantroyalementqu’ilmeprennepour

unpsychopathe.C’estdéjàlecas,detoutefaçon.Cettepenséeestancréedanssoncerveauau

ferrouge.Majaposelamainsurmonavant-braspourmetransmettreunpeudeson calme, de sa présence et de sa force, alors que j’entends le soupirdésenchanté deLeiv et que je n’aspire qu’à l’explosion. Il nemanque qu’une

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petiteétincellepourmettrelefeuauxpoudres.—Quoi?Qu’est-cequetuattendsdemapart?lancé-je,lagorgeserrée.Des

larmes ?De la douleur ?De la colère ?Quelque chose qui devraitme rendrehumainàtesyeux?—J’ensaisrien,Caern.Jenesaispascequ’onpeutressentirdanscescas-là.J’entends une touche de compassion dans sa voix qui me fait grincer des

dents.—Est-cequetuasremarquéquelquechosed’anormaldanslamaison?—Non.—Pasd’odeurdegaz?—Non.—Lacheminéeétaitallumée?—Jecrois.—Tesparentsfumaient?—Mamère.—Àquelleheureas-tuquittélemanoir?—Jenesaispas.Jen’aipasregardé.—Ilétaitàlamaison,intervientMaja.ElletendledoigtversErlend.—Etcettefois,jenesuispaslaseuleàpouvoirteleconfirmer.Ducoindel’œil,j’aperçoisErlendhocherlatête,puisrépondre:—Ouais,situveuxdespreuves,tupeuxréaliserdesprélèvementsdansson

pieu,yadeforteschancesquetuluidégottesunalibi.—Classe!s’offusqueMaja.—Jevaisdanstonsens.Caernétaitcheznousetdepuisunbonmoment.—OK,lâcheLeivavantdepompersauvagementsursaclope.IladresseunregardagacéversErlend.—Tantqu’onn’apasobtenulesconclusionsd’enquête,tun’auraspasledroit

defouillerdanslesruines.Cecidit,desbombonnesdegazontexploséàlacave,expliqueLeiv.C’estcequ’onaentendupéterenville.Çam’étonneraitque turetrouvesgrand-choseàsauverlà-dedans.J’acquiesce.Jemefouscomplètementdecequ’ilyavaitdanscettemaison.Je

haïssaistout,delavieillepeintureauxtapisélimés,del’odeurrancejusqu’auxcentaines de photographies d’Aenna disséminées partout dans le salon. Jehaïssais chaque pas accompli sur le parquet grinçant, chaque instant passé àgenoux à prier pour qu’on m’arrache à cet endroit, chaque rêve sordide oùj’imaginaisfoutrelefeuàcettebaraque,toutcramer,touteffacer.Brûlerlemalà

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laracine.Purifierparlefeulesactesinnommablesquis’ysontproduits.Pasunmoment dans ma vie, je n’ai pu réchapper à cette pensée. Tuer ma mère atoujours été l’un demes fantasmes les plus sombres, les plus cruels, les plusintenses.Samortprenaitsonorigineaufonddemoi,germaitdansmestripes,serépandait dans mon âme, tel un poison fulgurant. J’en ai rêvé, chaque nuit,chaquefoisquejefermaislesyeux,etlavoilàcadavrepourrissantdansunsac.Or,j’ignoresijesuissoulagé,tristeouenragé.J’ail’impressiondenepasavoirobtenulabonneréponse.UnefoislibérédesquestionsdeLeiv,ilnesertàrienderesterpluslongtemps

à contempler les cendres de mon passé. Ma mère ne s’arrachera pas à sonmanteaudepoussièresetd’escarbillesincandescentes–ellereviendrasûrementsousuneautreformepourmehanter–,etMajaestfrigorifiée,mêmesielleneprotestepasetdemeureàmescôtés.Dans un silence étouffant, Erlend nous ramène à l’hôtel familial. Je reste

cloisonné dansmonmonde, regarde les bâtiments défiler sans les voir. Jemesensglacéàl’intérieurmêmedemesos.JesuisMajadanssachambrecommeunrobot.Elleéchangequelquesmots

avecsonpèredanslecouloir,tandisquejecherchemesclésdevoituresurlesol.QuandMajarevient,jemetiensdevantlafenêtreetregardel’endroitoùona

retrouvéAennasanspouvoirm’enempêcher.Onnedistinguepastoutàfait lalangue de roche sur laquelle son corps a été découvert, mais on aperçoitfacilementlesséchoirsàmorueetlesrorbusquiluionttenulieudedécor,tandisqu’elleétaitexposéeauxyeuxduMal.Majarefermelaportedesachambreetsetient,malàl’aise,devantmoi.Elle

me paraît soudain si fragile et si pleine de vie enmême temps que tousmesfantômesmesemblentinfinimentmenaçantsautourd’elle,risquantdelaréduireen miettes dans leurs mâchoires acérées. Elle représente la lumière, quandj’incarne les ténèbres. Jeme demandemêmepar quel illogisme cruel on s’estrencontréetons’estaimé.Sonregardtombesurlesclésquejetiensàlamain.J’abaisselatêteversmon

trousseau,puisdesserrelamâchoire:—Jevaisalleràlacabane.J’aibesoinderesterunpeuseul.Dans ses yeux, j’y devine des larmes. Toutes celles que je ne laisse pas

échapper.Elleacquiescemalgrésonenviedemevoir resteràsescôtésencesinstantssombres,maisjenepeuxpas.—Jeneseraipasbonpourtoiaujourd’hui,Maja.—Jesais.Jenetelereprochepas.Jesuislàsituasbesoindemoi.

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Jepassemalanguesurmeslèvres,puism’approched’ellepourenveloppersanuque sous mes doigts, caresser sa peau tendre et prendre sa bouche sur lamienneavecardeur.Monbaisern’ariendedélicat, jelamordsàmoitiéetj’ail’impressiondeviolentersalanguesouslamienne,maisj’éprouvel’urgencedela sentir sous mes doigts et sous mes lèvres durant un bref moment. J’ail’impressiond’avoirungoûtdecendreetdelepartageravecelle,maisMajanes’en plaint pas ; elle neme repousse pas. Pire encore, elle s’accroche àmoi,commesiellecherchaitàfondresoncorpsdanslemien.Quandjedétachemabouchedelasienne,noushaletonstouslesdeux.—Est-ce que je peux te rejoindre ce soir ?me demande-t-elle d’une petite

voix.—Jenesaispassi…—Jet’enprie,Caern.Jeneveuxpasresterseulecettenuit.Envérité, jene

veuxpluspasseruneseulenuitsanstoi.Moncœurpalpiteàsesmotsetmeprouvequ’ilestencoreenvie,qu’iln’a

pasbrûlé enmême tempsque lemanoir.Mais ladouleur se réveille enmêmetemps.Sournoiseetméprisante,commeàsonhabitude.—D’accord,murmuré-jeenserrantsanuqueunpeuplusfort.Cesoir.Je dépose un dernier baiser sur ses lèvres charnues etme dépêche dem’en

aller,avantd’êtrerattrapépardesvisionsquejeneveuxpasluipartager.Pournepasqu’ellemevoiecommeça.Je fonce vers la cabane, garema voiture dans la rue longeant le cimetière,

attrapemon sac dans le coffre et écrase la neige sousmes pas aumilieu desstèles. En relâchant des ronds de vapeur, jem’arrête une seconde non loin decelled’Aenna,jegrogne,passemamainsurmonvisagepourchasserlabruineglaçante,etmeprécipiteversmonnouveauchezmoi jusqu’ànouvelordre.Ensoi,çafaitdéjàunmomentquejevisdanscettecabane.J’yaiquasimenttoutesmesaffairesetj’avaispréparémonsachiersoiravantderejoindreMajadanssachambre. Il nememanquera rien de cettemaisonmaudite.Ça fait longtempsqu’elleestenterréedansmatête.Jeclaquelaportederrièremoi,balancemonsacsurlematelasaufonddela

pièce,puisallumelepoêle.Unefoisqu’unsoupçondechaleursediffuse,jeviremon blouson et attrape la bouteille dewhisky purmalt que je garde pour lesnuitssombres.Ilnefaitpasnuit,maisc’est toutcomme.Celle-ciadéployésatoile au-dessusdesLofoten.Ellene s’estomperapas avant janviermaintenant,sans compter qu’avec la fumée qu’a recrachée le manoir, aucun habitant deSvolværn’apercevramêmeunfilamentdelumièreetdecouleurdanserdansle

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ciel.Jem’assois dans le fauteuil, fixe unmoment la bouteille sur la table basse

sansytoucher.Jelaisselesouvenirdemamères’ancrerdansmonesprit.Unefoisqu’ilestbienlà,presquetactile,àmetorturerleventre,àmerendrefou,àembraser mon sang, je prends la bouteille, dévisse le bouchon et avale delongues lampéesdirectementaugoulot.L’alcoolbrûlemagorgeavecdéliceetamertume.Àchaquenouveau souvenir, jebois encore, jusqu’à cequema têtetourne,quemoncorpsseremplissedeplomb,maisçanesuffitpasàmecalmer.Enpull,jesorsdanslecimetière,labouteilleàlamain,jemarchejusqu’àla

tombedemasœur,m’arrêtedevant,contempleavecunesombredélectationsonnom gravé dans le marbre. Je regarde autour d’elle l’emplacement que jecreuserai bientôtmoi-même. Pourmamère. Pourmon père. J’enfonceraimesmainsdanslaterregelée,quitteàm’enarracherlesongles,etjeplongeraileurscorps dans le ventre dumonde, avec l’espoir qu’ils brûlent en enfer. Je les yrejoindraisûrement;ilsmegarderontlaplaceauchaud,etjem’enfous.Jesensl’allégressealcooliséemegagner.Jememetsàrirecommeundémentdevantlatombed’Aenna,marchantau-dessusdesoncorpsréduitàunsqueletteinforme.Sansplusnipeau,nichair.Niâme.Lesgouttesdepluiecoulentsurmesjouesaumilieudemonrirealiéné.Jedonnedescoupsdepieddanslapierre,engeignantcommeungamin.Jeméritedemourirautantqu’eux.Jesuisunmonstrenéd’unmonstre.MêmeMajanepourrapasmesauver.Personnenelepeut.J’aiétécondamnéà

laminuteoù jesuisné.Jesuis le jumeauquiméritaitd’êtreaspirépar l’autre.Pourque l’autrevive.Mais c’estmoiqui l’ai absorbée, qui ai sucé son fluidevital,quil’aipousséedanslesbrasdelamort.Jesuissonassassin.Jepleuredejoiequand je ferme lesyeuxet que sedessine sousmespaupières l’imageducadavre racorni demamère. Elle qui se voulait toujours élégante et apprêtée,mêmequandl’opprobrenousasaisisetemportés,mêmequandons’estretrouvéruinésàvivredanscetaudisdamnéoùtantdeCorangesontmorts,mêmequandellem’humiliait,memontrait combien elleme haïssait, combien elle détestaittout ce que je représentais pour elle. Avec ce rouge infâme sur les lèvres.Maintenant,iladisparu.Ilnereviendrapluscouvrirsabouchedégueulasse.Jetombeàgenouxdevant lastèled’Aenna,unemainsur lapierrefroide,et

avaleuneautregorgéedewhisky.Mabouteilleestpresquevide.Mesjambesmeparaissent désossées. Je n’ai plus aucune force. Jeme sens dépouillé. Seul. Jen’ai plus personne avec quime débattre.Mamère étaitmon dernier obstacle.Mon ultime tortionnaire. Et elle n’est plus. Elle a fini d’exister. J’ignore de

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quellemanièregérercettenouveauté.Jenesaismêmepassijesuiscapabled’ysurvivre.J’ail’impressionquetoutemavievientdes’arrêterbrutalement.Jemesuis tellement habitué à la souffrance, à sa présence haineuse et à ses motsavilissantsque jene suispascertaindepouvoirm’enpasser.C’est commeunshoot dans les veines. Un shoot de douleur qui empêcherait le cerveau defonctionner normalement. Je ne le désire pas,mais j’en ai besoin.Mon corps,monâme, tout ceque je suis, y sont accros. J’arrive àvoir ladifférence entrel’amouretlaviolence,maisjenesaispaslesséparer.MêmeavecMaja,ilssontintrinsèquement liés, sinon je ne jouis pas. Sinon je ne prends aucun plaisir.Parce que je suis déformé. J’ai besoin de cette violence, j’ai besoin de cettedouleur, et plus personne ne me l’apportera. Je suis avec moi-même et lesanomaliesdemonâme,sanspersonnepourlessoulager.Jesuis traverséparlapeur. La crainte palpable quemes vices se propagent sur la peau de la seulepersonnequejesouhaiteprotégerdemoi-même,enlaceretaimer.J’aipeurdelablesser irrévocablementdans laspiraledemes tourmentsetde l’entraîneravecmoidanslesprofondeursabyssalesdel’âmehumaine,làoùellen’apassaplace.J’enfoncemesonglesdanslecreuxdemamain,élançantmachair.Jemetape

lefrontcontrelapierre,jusqu’àcequelasouffrancem’étreigneviolemment,quejepuissepresquesentirlaprésenced’Aennaderrièremoi,sonsouffleeffleurantma peau, ses doigts froids caressantmon ventre. Je pourrais presque entendreson rire arrogant dansmes oreilles, si bien quema fureur se réveille, devientobsédante,éclatedansmesyeuxaupointquelepaysagesepeintderouge.Jemeredresse,jettelabouteillevidesurlastèle.Elleexploseentessonsetmouchettemonpull.Jelâchedesgrognementsprochesd’unebêteenragée.Jem’entaillelespaumes en frappant la pierre etmemords au-dessus du pouce jusqu’au sang,jusqu’àcequeladouleurdemoncœurs’estompeunpeu.Maisellenedisparaîtpas, elle reste là, conquérante. Je saisd’avanceque jevais faireune connerie.Parce qu’elle enlace mes entrailles, que ma sœur chuchote à mon oreille desactes innommables, que j’ai besoin d’évacuer toute cette tension lourde etpoisseusequim’envahitcommesionouvraitmoncorpspourycoulerdel’acier.Laragebattantmestempes,jem’écrouledanslaneige,aumilieudesboutsde

verre et des éclats de sang qui la constelle. Je reste là, dans le froid, dans labruine,lesyeuxouvertssurlecielassombri,attendantquelamortmedélivre.Maiscen’estpasellequivientmechercher.Jecillequandunvisagesepencheau-dessusdumien.Quejevoissesbeaux

yeuxinquietsdécouvrirl’étenduedesdégâtssurmafigure.Lameurtrissuresurmon front.Les éclaboussuresde sangunpeupartout surmoi et sur le sol.La

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détressedeMajameheurtedepleinfouet,s’agrippeàmestripesetfaitgonflermonsexed’excitation.Jeneréfléchisplus.Moncerveauafoutulecampdanslasouilluredemonâme.J’attrapesonpoignetalorsqu’elleesquissaitungestepours’agenouillerprèsdemoi,etlaprécipiteausol,surledos,aumilieudesboutsdeverre.Ses cheveux s’éparpillent autourde sonvisage incrédule, au cœurde laneige creusée et abîmée par ma frénésie. Mais elle ne lutte pas. À aucunmoment.Niquandjedéboutonnecommeunfoufurieuxsonjean,niquandjelebaissesursescuisses,jetantsoncorpsdanslefroid,niquandjesoulèvesonpullsursonventrejusqu’àlanaissancedesesseins.Ellemeregardedanslesyeux,quandjedéfaismonpantalonetquemonsexe,aussidurquelapierre,sedégagedutissu.Deslarmessefaçonnentàlaborduredesescils,maisellenedesserrepasleslèvreslorsquejel’écrasesousmonpoidsetplantemoncoudeàcôtédesatête.Uneridesecreuseentresessourcils.Unelarmeroulesursajoueenunlongserpentquisemêleàlabruine,lorsquemonsexeplongeenelle,sansaucunfrein,limiteoudécence.Jeluiécarteàpeinelesjambes.Jemefondsenelleetlamartèleavectoutemaviolenceetmarage.Jem’endélesteaufonddesonventrecomme un putain de condamné à la folie. Jeme noie dans ses yeux brillantsd’argenture.Jegrogneetserrelamâchoire,etjesenslesfilsdeplaisirsetisseravechorreurdansmonventre,dansmonsexeetbrûlermacolonnevertébrale.Majaavancedanslaneigeàchaquecoupdereinsbrutalquejeluidonne,des

éclats de verre se prennent dans ses cheveux. Elle n’émet pas un son. Pas unmurmure.Rien.Elles’abandonneàmoi.Ellemelivresoncorps,sonâmeetsoncœur, à même la terre gelée du cimetière, à l’endroit où repose le cadavred’Aenna.Ellemelaisselabriserpourmieuxmeposséder,etjecède.Jememetsàpleurercommeungosseenjouissantdetoutesmesforcesenelle.Masemencem’échappeetjetombesursapoitrinehaletante,secouédesanglots,enfouissantmon visage dans son cou, refermant les bras autour d’elle pour qu’elle nem’abandonne pas. Je ne respire plus. Je suffoque. M’essouffle. La peur et ladouleur creusent en moi un trou béant. J’ai l’impression de ne retrouver marespiration que lorsque sesmains glissent surma nuque, lorsque ses lèvres seposent sur ma tempe, lorsque je sens ses propres larmes se mélanger auxmiennesetqu’ellemurmurecommeunsecret:—Jet’aime,Caern.Pourlapremièrefoisdemavie,tandisquelasouffrancemelamine,cesmots-

làprennentuneréellesignification.Jel’entraînedansmonmondevicié,ellefaitnaître la lumière. Même au milieu des bouts de verre et des traces de sang.Mêmealorsquejemesuisservihonteusementd’elle.

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Des larmes coulent encore sur ses joues quand je relève la tête pour laregarder. Elle est si belle que mon cœur oublie de battre. Sa lèvre inférieurefrémit,commesiellecraignaitvraimentquejelarejettemaintenantquejel’aisouillée.Maisjenepeuxpas.Jen’aipasmenti.Jesuisincapabledelachasserdemavie.Incapablederevenirenarrière,quandelleétaitloindemoi.Jepassemonpoucesursapommette,penchelatêteetprendsseslèvressurlesmiennesen une douce caresse, à l’inverse de l’acte que je viens de lui imposer. Ellefrissonnecontremoi,glissesesdoigtssurmesjouesmalrasées,etmerendmonbaiser.Siunoiseaupassaitau-dessusdenous,queverrait-il?

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Chapitre30MajaIlest ivre.Maladededouleur.Etglacé.J’ignoredepuiscombiend’heures il

était dehors, en simple pull, à frapper, boire et jurer sur la tombe de sa sœur,maisceladevait faireunbonmoment, commesi toutenotiondu tempss’étaiteffacée.Sapeauestaussifroidequedelaneige,etelleesttaveléedesangsursafigure, ses mains, ses avant-bras, là où les manches de son vêtement se sontlégèrementrelevéesdurantsonépisodedefurie.Il me dévisage comme s’il m’avait cassée et que j’allais le quitter. Sa

souffrancem’est insupportable. Lesmuscles endoloris et une brûlure pulsanteentremesjambes,jemerelèvedelaterreglacialeetmerhabille,alorsqu’ilmeregarde,agenouillé,lesbrasballants,commes’ilattendaitdes’enfoncerdanslesentrailles de la tombe de sa sœur. Je m’approche, m’accroupis devant lui etglissemesmainslelongdesoncou.—Viens,Caern.Il cille, des larmes s’échappent de ses yeux lorsque ses longs cils noirs

s’abattentsursespommettes,puiss’ouvrentànouveausurmoi.—Commentpeux-tum’aimer?medemande-t-ilavecunprofondsérieux.J’esquisseunsourireattendrienprenantsamainensanglantéedanslamienne.—Parcequejevoismieuxquetoi.Sousl’effetdeslarmes,sesyeuxscintillenttelleunebaguesertiedediamants

et d’émeraudes. Devant son inertie, je l’aide à se vêtir correctement. Ilm’observedansunprofondsilence.Seulleronflementdesrafalessiffledanslesarbresalentour.Alorsquejerefermeledernierboutondesonjean,ilattrapemesmains dans les siennes, maculant ma peau de sang, et murmure près de mescheveux:—Jenepeuxpastelediremaintenant,Maja.Jerelèvelesyeuxpourcroiserlessiens.—Jenetedemanderien.Cen’estpasunéchangedevœux,luiassuré-je.J’aiparfaitementconsciencedecequenousressentonsl’unpourl’autre.J’ai

éprouvélebesoindeleluiavouer,parcequemoncœurétaittropcomprimépourrésisterdavantageaprèssonétreinteanimale,maisiln’anulbesoindeseconfier

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àsontour,justepourrééquilibrernossentiments.Jeseraisaveuglesij’ignoraisàquel point je compte pour lui. Il ne s’en cache pas. Ni dans sa façon de meregarder, ni dans celle de m’embrasser ou même dans cet acte brut et féroceauquelilvientdemelivrer.J’aitrouvéuneplacedanssoncœurmeurtriquejen’aipasl’intentiondedéserter.Maisilsecouelatête.—Non,cen’estpasça.Tuméritesdesavoircequejeressenspourtoi.Mais

pasici.Pascesoir.Ilsedétachedemesmainsettracelalignedemamâchoiredesonpouce.—Pasquand je suis ivre,ajoute-t-il, etque jemesuiscomportécommeun

sauvageavectoi.Ilretiredemescheveuxunboutdeverrequis’yestaccrochéetlejetteplus

loin.—Tuasledroitd’êtreivrecesoir,d’êtretriste,furieux,d’êtreunpeumoins

délicat.Viensmaintenant.Tuvasmourirdefroidetmoiaussi.Jeprendssamainetletireversmoi.Iladumalàseredresseretretrouveson

équilibreens’appuyantsurlastèledesasœur.Jeglisseunbrassursesreins,ilpositionne le sien surmes épaules.En tanguant, nous rallions la chaleur de lapetitecabane,aufondducimetière.Labruinecommenceàsecalmer,remplacéepardesnuagesdebrumequidescendentdepuislesommetdumontFløya.Je l’aide à s’asseoir sur le fauteuil. Il se laisse aussitôt sombrer contre le

dossier,latêteenarrièreetunbrasentraversduvisage.Jerefermelaporte,medébarrasse demonmanteau, rallume le poêle dont il reste quelques braises etprofitequ’ilsomnolepourprocéderàuneablutionsommaireaurobinet,aufondde la cabane, puis je décide de m’occuper de lui. J’ôte ses chaussures, seschaussettes,luttepourdescendresonjeantrempélelongdesesjambeshumides.Ilnem’aidepasdutoutetsemetàronfleretàgémirdansunsommeilalcooliséetagité.Jemedébatségalementavecsonpullquejeparviensàluiretirerauprixd’uneffortacrobatique.Jeprendsensuiteuneserviettequejemouilleaurobinetpournettoyersonvisagesublime,parcourudeticsnerveux,sablessureaufront,sesplaiesauxmains,etjetermineparsonsexeimprégnédenossécrétions.Jenemesuisjamaissentieaussiintimeavecunhomme,alorsmêmequ’ildort,qu’ilaconfianceenmoipours’abandonnerdelasorteàmescaressesetàmessoins.Une fois qu’il est propre, couvert d’un plaid et que j’ai pu désinfecter ses

meurtrissuresàl’aided’unproduitquej’aidénichédansunetroussedesecours,jeprends le tempsdedémêlermescheveuxetdemedébarrasserdesboutsdeverrequilesparsèment.Jemechange,viremonpantalonmouilléetdégotteun

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joggingnoirsoigneusementrangésuruneétagère.Ilesttropgrand,maisjem’encontenteraipourcettenuit.Jemeréchauffeensuiteprèsdupoêleengrignotantdes gâteaux au chocolat que j’ai dénichés dans son placard. Je l’observe unmomententraindedormir,sestraitsgravésdanschaquesynapsedemonesprit.Jeremontemesjambescontremapoitrine,lesentouredemesbrasetsongeaupoidsqu’ildoitportersursesépaules,àcombienlatristessedoitleronger.Iln’aplusdefamille,plusderepère,plusrienquinelerattacheàlavie,endehorsdemoi.Queressent-il faceà lamortdecettefemmequi l’a torturé toutesavie?Est-cedusoulagement,delaculpabilité,delacolèreoudelapeine?Quandmamère est morte, j’étais jeune, mais je me souviens avoir été terrassée par lechagrin, par celui de mon père et de mon frère. Ma mère me manquaitatrocement, ellememanque toujours.Mais qu’en est-il lorsque celle qui vousdonnelavies’amuseàladétruireaufildesans?Jenesuispasenmesuredelecomprendre ; je ne peux que constater l’ampleur des dégâts. Quoi qu’il aitenduréaujourd’hui, seulavecsabouteilled’alcool, la réalitéde lamortdesesparents a éclaté dans le sang, avant de la retourner contre moi. Il a vidé sadouleuretsaragedansmonventre.Jelesaisentiesmetraverserdepartenpartaurythmedesespousséescommeautantdecoupsdecouteaudansmachair.Etses larmes qui ont jailli hors de lui, comme si toutes les soupapes cédaientbrusquement,commesienfinils’autorisaitàsouffrirouvertement.Mon cœur se serre d’amour en contemplant son visage troublé dans son

sommeil. Jemeurs d’envie de le serrer dansmesbras,mais je ne veuxpas leréveiller.Dormir,c’estmoinssouffrir.Pourlemoment,cetteoptionmesemblelameilleureetlamoinségoïste.Rattrapéeàmontourparlafatigue,bringuebaléeparletrop-pleind’émotions,

jemelève,déposeunbaiseraucoindeseslèvres,puism’étalesursonlittelunchatetmerouledanssesdrapsoùsubsistesonodeur.Je tire lacouverturesurmoietnetardepasàêtreprisedanslesfiletsdusommeil.Je ne sais pas si je cauchemarde ou si je rêve, mais j’ai l’impression de

manquerdesouffle,lachaleurdupoêlefaisantcollerletissuàmapeaumoite,jusqu’àcequejesaisissequecen’estpasdansunrêvequejesuisécrasée,maisdans la réalité. J’ouvre les yeux sur l’obscurité de la pièce, seulement rompuepar leblancde labrumequipassedevant la fenêtrede lacabane,etessaiedebouger,cependant,uncorpsmassifs’estenrouléautourdemoi.Jetournelatêtepourme prendre unemasse de cheveux au visage. Je souffle dessus pour lesdégageretmettreàjourlestraitsdel’hommequidortàmescôtés.Unepartiedesoncorpsestaffaléesurmoi,sonbrasestentraversdemapoitrine,sonépaule

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par-dessuslamienne,sahancheappuiecontremonbassinetl’unedesesjambesest glissée entre mes cuisses. Je suis parfaitement captive, mais au moins, ilsemble plus serein dans son sommeil. Les grimaces striant sa figure se sontestompées. Il ronfle toujours,mais ilacessédegémirdedouleur.Jesourisenparvenantàlibérerunbraspourpasserleboutdemesdoigtslelongdesatempeetrepoussersescheveuxenarrière.Ilbougelégèrement,samainappuiesurmonflanc etme ramène encoreplusprèsde lui.Sonnez frôle lemien, je nepeuxm’empêcherdesourireensentantsonsoufflechaud–etalcoolisé–serépandresurmonvisage. Jedétourne la tête, tentedeglisser sur lecôtépourmeblottircontreluidansunepositionplusconfortable.Alors que j’y suis presque, luttant pour déplacer quatre-vingt-cinq kilos de

muscles,uneombresedéploiesoudaindanslapièce,masquantleblanclaiteuxde la brume qui filtre par la fenêtre. Je relève la tête,mon pouls s’accélérantbrusquement,etaperçoisunesilhouettequi,depuislemurdelachapelle,sembleobserverlacabane,sonregardplongeantàtraverslescarreaux.Unfrémissementdecrainte,moninstinctataviquedesurviesurgissantdestréfondsdemoncorps,s’engouffre aussitôt en moi. Je m’agite sous le poids de Caern, le secouevivement,plantantmesonglesdanssonbicepspour l’arracherausommeil.Lapeurmesubmerge,faitcavalermonsangàtoutealluredansmesveines.—Caern,réveille-toi,ilyaquelqu’undehors!Alorsqu’ilremue,quesesyeuxpapillotent,jeparviensàm’asseoirdanslelit

etvissemonregardversl’extérieur,maisjenevoisplusrien.Lasilhouettes’estvolatilisée. Je suispourtant certainedenepas l’avoir rêvée. Il y avait bienunhommedehorsquiregardaitparici.Quinousregardaitdormir.— Que se passe-t-il ? me demande Caern d’une voix gutturale, la main

s’accrochantàsonfront.Ilal’aircomateuxetinstablelorsqu’ilseredressedanslelit.Jesuistétanisée.

Lachairdepoulemarbremesbras.Sonregards’enfoncedanslemien,ilfronceles sourcils, et le dirige ensuite vers la fenêtre tout en se relevant, son grandcorpsfaisantrétrécirlatailledelapetitecabane.Ils’approchedelavitre,scruteau-dehors.—Qu’est-cequetuasvu?Jefrissonneausouvenirdecettesilhouetteimmobile,enpartiecamoufléepar

lesbancsdebrume,telunspectre.—Un…unhomme,jecrois.—Tuessûrequetun’étaispasenpleinrêve?—Oui.

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Ilsefrottelafigure,chassantlesrestesdesommeiletdegueuledebois.—Jenevoisrien.Yatropdebrouillard.Soudain,unerafalegrondeetpoussecontrelafenêtreunebranched’arbrequi

s’abatsurlavitred’uncoupsec.JelâcheuncridesurprisequifaitgrincerdesdentsCaern.Jemerelèved’unbond,lacouverturetiréedevantmoi,alorsquejenesuispasnue,maisj’éprouvelebesoindechaleur.Caerntournelatêteversmoi,sondemesyeuxangoissésetlâche:—Restelà,jevaisallervoir.—Quoi?Non!Horsdequestionquejerestetouteseule.Unpetitsourireétireseslèvres.Ilsemoquedemoi?— Ce sont sûrement des ados, Maja. Ce n’est pas la première fois qu’ils

viennentparicisecollerdesfrayeurs.Letempss’yprête.Jevaisleurdonnercequ’ilsveulent.Onseratranquillesensuite.J’aisacrémentbesoindedormir.J’aiunefoutuemigraine.Il se dirigevers un sacde sport jeté au sol, en retire unpantalonnoir qu’il

enfile rapidement, passe des chaussettes et un pull, puismet ses boots noireshabituelles,érafléessurl’extrémitédupied.—Restelà,tunerisquesrien.Tupeuxbloquerlaporteavecunechaisesiça

peutterassurer.Jehochelatêteetlesuisjusqu’àl’entréepoursuivresonconseil,maisquand

jelevoisattraperlahacherangéederrièrelebattant,jecomprendstoutdesuitequ’il amenti.Que cene sont sûrementpasdes adolescents. Il feint denepasdeviner l’appréhension dansmon regard, sûrement pour ne pas en rajouter, etouvrelaporte,laissantlesbourrasquespénétreràl’intérieur.—Ferme,insiste-t-il.Etilsortdanslanuit.J’attrapeaussitôt la seulechaisede lapièceet lapositionnesous lapoignée

pourlacoincer,puisfoncesansattendreverslafenêtre.Jecollemonvisageauxcarreauxpourscruterl’extérieur.JesuisdesyeuxlasilhouettedeCaern,massiveet robuste, jusqu’à cequ’elle soit avaléedans lebrouillard comme s’il n’avaitjamaisexisté.Unfrissond’épouvantelongemacolonnevertébrale,accompagnéd’une sueur froidequime transit l’échine. Jem’enveloppedans la couverture,resteauxaguets,lesoreillesbienouvertessurlessonsextérieurs.L’atmosphèrefantomatiquenem’aidepasàrégulerlesbattementsdemoncœurouàretrouverun soupçon de calme. J’exagère sûrement. Si ça se trouve, je n’ai vu que lesombres des branches se déployer devant la cabane en un curieux jeu de clair-obscur,etj’aicruàunesilhouettehumaine.Monimaginationm’aprobablement

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jouéunmauvais tour,ceneseraitpaslapremièrefoisqueçaseproduirait.Levent est joueur, il ronfle aussibruyammentqu’unmoteurd’avionet les arbresalentour ne cessent de se plier et de gigoter sous la pressiondes rafales.Riend’alarmant.Vraimentpasdequois’eninquiéter.Jejetteuncoupd’œilàmamontredigitale,çanefaitmêmepascinqminutes

queCaernestsorti,maisj’ail’impressionquecelareprésentedéjàdesheures.Ildoiteffectuerletourducimetière,commesontravaill’exige.Ilenestlegardien,aprèstout.Ilaccomplitsonjob.Restecalme,Maja.Tun’esplusuneenfant.Tun’aspaspeurdesmonstresdanslesplacards.Maintenant, tusaisqu’ilsnes’ycachentplus.Ilserrentdanslaville.Jemetslamaindevantmabouche,ravalantleflotdemapeurdansmagorge.

Jene risque rien.Caernest ici.Le tueurqui rôdesur l’archipeln’aaucun lienavecmoi.Ce sont seulement les flicsqui souhaitent le croirepour condamnerCaern.EtsiCaernestletueur,ilneseraitpassortidehorspourtraquerunintrusinvisibledanslanuit.Monimaginaires’emballebientrop.Toutceciestridicule.Pourquoia-t-ilprislahache?Jegrimaceetfrémisdanslemêmetemps.Dixminutes.Bonsang,oùest-il?L’angoisse se transforme lentement en terreur. Mon estomac se tord.

J’examinelapièceàlarecherched’unearmepotentielle.Jerepèreleplussimpleetattrapeuncouteaudecuisineposésurleborddel’évier.Jelepressedansmapaumeetmedirigelentementverslaporte.Ma raison me hurle que c’est une mauvaise idée. Mon instinct me hurle

encoreplusfortquejedoisresteràl’abridecettecabaneoufuirtrèsloin,selonla perspective.Mais une autre part demoi songeque cen’est pas normal queCaernnesoitpasencorerevenu.Etcettepartieélèvebientropfortlesondesavoix.Jepassemonmanteauetmeschaussures,songeantquesijedoisfuir,ilestpréférablequejesoisvêtuecorrectementpourcela.Lesmaisonslesplusprochesnesontpassilointaines,ilfautjustetraverserl’amasdestèlesquimeséparedelacivilisation.Riend’impraticable,n’est-cepas?Avantdefranchirlaporte,j’attrapelalampedepocheposéesurlacommode

queCaernaoubliée.Danssonétatnormal,ilyauraitsûrementpensé,maissoncorpsn’apasencoreeuletempsnécessairepouréliminerl’alcooldesonsang.Ildoitêtreàmoitié ivre,en traind’arpenter lecimetière.Siçase trouve, il s’estjusteégarédanslebrouillardoualors,ilaperduconnaissancedanslaneige.Je

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n’aurais jamais dû le laisser sortir dans cet état-là. Quelle inconscience ! Lesforces limitées, que pourrait-il faire face à un tueur sanguinaire ? Non, non,Maja,pasuntueur.Justedesadosboutonneuxenmaldesensationsfortes.Caernva juste les chasser à grands coups de frayeur.Rien de plus. Pas de tueur ici.Quelle ironie s’il se baladait dans le cimetière ! Vient-il visiter la tombe desmortsqu’ilaprovoquées?Jesaisbienque les tueursaimentparfoisse rendresurleslieuxdeleurcrimepourassisteraudéploiementpolicier,poursegorgerune nouvelle fois du plaisir passé à ôter la vie, pour l’adrénaline… maispourraient-ils le prendre encore face à une pierre tombale ? Je n’ai jamais euventd’unetellelubiedelapartd’uncriminel,maisaprèstout,quisaitcequ’ilsontvéritablemententête?Prenantmoncourageàdeuxmains,etmalgrémonsentimentdemecomporter

commeunehéroïnedébile dansun filmgore, je pousse la porte et franchis leseuil.Jesuisaussitôtcueillieparunerafalequifouettemescheveuxetmonvisage.

Lanuits’étendau-dessusdesLofoten,maisj’aiunecurieuseimpressiondejour,aveclabrumeivoirinequisedéploiedanslecimetière.C’estàlafoislumineuxetcompact.Froidethumide.Je referme la porte derrièremoi sur cet espace qui pourtant représentaitma

sécurité, et m’enfonce dans l’obscurité voilée du cimetière. Je me balade enpleinenuitaumilieudestombes!Qu’est-cequinetournepasronddansmatêteetdansmavie?Malampetorchebalaielebrouillard,accroissantsablancheurd’opalinesous

lacaressedufaisceau.Lesstèlessedécoupentàtravers,surgissantdelabrumecommeautantdedoigtsgrattantlaterre.Lapeurgrignotemonestomac.Jemerépètesanscessequ’ilnes’agitpasd’untueur,aupire,cedoitêtreunvandaleouunproched’unevictimepersuadéqueCaernestsonassassin.Jenesuispassûre que cette idée me réconforte. Qui sait ce que serait capable de faire unhommevenusevenger?Existe-t-ildeslimitesdanspareilcas?Jerefermemonblousonsurmapoitrine,frigorifiéeàcettepensée.Je contourne la chapelle, suivant son mur pour me donner un point

d’orientationetm’approchedel’alléeprincipalebordéedesapins.J’endevinelaformedanslalumièreouatéedemalampe.Leventenfaitfrémirlesbranches,mais en dehors de ça, le silence règne en maître. Je me sens ridicule etvulnérable en train de me promener seule parmi les tombes, un couteau à lamain.JemedemandesijedoisappelerCaern,luisignalermaprésenceou,s’ilya bien quelqu’un d’autre dans ce cimetière, me taire et me fondre dans les

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ténèbres.Jetournesurladroite,passeentredeuxpierrestombales,écraselaneigesous

mes pieds. J’essaie de distinguer des traces de pas et lorsque j’en repère, jedécidede les suivreenespérantqu’ellesmeconduisentàCaern.Moncerveaucontinuedemehurler à coupsdegongpuissants àquelpoint jemecomportecommelapiredes idiotessuicidaires.Desfrissons longentmoncorps,et jenelesdoispasaufroid.Jesongeàtouslesfilmsd’épouvantequej’airegardéssansfrémir,etmemetsàdistinguerdesombresetdesfantômespartout,auxabordsdes sépultures. Je suisenpleinmilieududomainedesmorts. Je fouledupiedleur territoireet je romps leursolitude.Je lesdérange.Cettesensationobscures’accrocheàmapeau,etsoudain,levisagemeurtrid’Aennamepercutedepleinfouet. Se dessine dans la nuit. Tranche le brouillard de mes souvenirs. J’ail’impressiondedistinguersoncorpsplongédanslaneige,entredeuxtombes.Sajuperetrousséesursescuisses.Sonventredégoulinantdesang.Sonregardvideetcetteboucheouvertesuruncriqu’ellen’ajamaispupousser.Jesuisàdeuxdoigts de hurlerma peurmoi-même, les lèvres laissant filtrer le peu d’air quipassedansmespoumons. Je suis figéeaumilieudespierres,moncœurbat sivitequ’ilsemblerésonnerdansmatête.Jepressetellementlecouteaudansmapaume que j’en imprime la forme dansma chair. Je n’ai qu’une envie : fairedemi-tour et courir me mettre à l’abri, mais je tourne sur moi-même, medemandantoùjesuis.Toutseressemble.Despierresparcentaineset labrumequisedresseenbarrièreentre lemondedesmortsetceluidesvivants.Jesuisterrorisée,lagorgeserréeetlabouchesèche.Ilmesemblebrusquementdistinguerunbruitdans lesilence.Léger.Feutré.

Sombre.Unrire.MonDieu!Unesensationdevertigemesaisitaucœur.Ilsembledéchirer lanuitetdésagréger lepeudesang-froidque jeconserve

encore.Moncerveauenregistrequeceluiquiémetcesonn’estpasàmescôtés,car il vient de loin, de bien plus loin, dans le brouillard,maismes tripesmehurlentdefoutrelecamp.Alors,j’obéis.Moninstinctreprendledessus.Jememetsàcourirentrelesstèles,lapaniquegrondantenmoi.Jehalèteetrelâchedesspiralesdevapeurgivrée. Je fonceentre les tombes, achoppebrusquement suruneracineetm’étaledetoutmonlongsurlesolgelé.Mesdoigtss’ouvrentsouslechocetmoncouteauainsiquemalampetombentausol,sonfaisceauéclairantlenomdumortprisonnierdelaterresousmonpoids.Enproieàlapanique,jeme redresse aussi vite que je le peux, ignorant le froid et l’humidité surmes

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vêtements, me précipite pour ramasser mon arme et ma lumière quand uncraquementdebrancheretentitprèsdemoi.Tropprès.Lehurlementmeurtdansmagorge.J’aijusteletempsderamasserlalampeetdemeremettreàcourirdetoutesmesforces.Lachapelleémergesoudaindesnuagesdebrume,telunpharemeguidant.Lecœurlourd,jemerueverselle.J’entendsdespasdansmondos,etdurantuninstant,monesprit turbine.Lapenséemacabrequelaminceportede la cabane sera incapable de retenir qui que ce soit me traverse avec lapuissanced’unbulldozer.Mêmeungaminpourraitladéfoncer.Lesmaisonslesplus proches ? Je dois foncer droit devantmoi au lieu de gagner la chapelle,traverser lechampdestèleset franchir labarrièrepourgagner la rue.Caern…Son prénom tourne en boucle dans ma tête. Où est-il ? La peur m’étreinttellement que les vertigesme font chanceler et que je respire par à-coups, lespoumons comprimés. Je bifurque avant d’atteindre la chapelle et son allurefantomatique,etmeprécipiteaumilieudessépultures.J’essaiedepercerdanslabrume lebrinde lumière enprovenancedes lampadairesde la rue,mais jenediscerne rien. La pâleur du paysage devient étouffante, comme si une toile serefermaitsurmoipourm’asphyxier.Un nouveau craquement résonne sur mes arrières. Ensuite, le silence. J’ai

l’impressionden’entendrequelesonsifflantdemarespirationetlebruitdemespasfrappantlaterre.Je lève la tête par-dessus mon épaule pour m’assurer que personne ne me

courtaprès,maislesombresjouentdanslesarbresàcauseduventetlesstèlesse dressent dans le brouillard, si bien que je ne parviens pas à différencier ledécorinstabled’unesilhouettemouvante.Aucontraire,cesténèbresfluctuantesne font qu’accroître ma terreur. Je me détourne pour regarder où je mets lespieds avant dem’aplatir à nouveau par terre, et heurte brutalement un corps.Cette fois, je hurle, prise sous le joug de la panique. Je tente de reculer, butecontreunestèle.J’ailesentimentquemaraisondégringolequandjemanquedebasculer par-dessus.Mon cri s’étouffe dansma chute, jusqu’à ce qu’unemainm’attrape brutalement par le poignet etme tire en avant. Je retombe surmespiedsetmonfrontpercutedenouveauuntorse.Jemedébats,lutteenpoussantdes gémissements et, même quand sa voix perce les limbes de mon espritembrumé,jecontinuedecrieretdemedémener.—Maja!Maja!MAJA!Ce n’est que lorsqu’il élève brusquement le ton, arrachant sa voix de son

murmure rocailleux coutumier, que jeme fige dans ses bras. Je reprendsmonsouffle,ma cage thoracique se soulèvevite etmonventre se creuse et se tord

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dans tous lessens.Jemeretiensàsesépaules,alorsqu’il refermesesbrassurmoi,aprèsavoirlaissétombersahachesurlesol.— Hey, tout va bien. Je suis là, murmure-t-il dans mes cheveux en

m’étreignantplusprèsdeluiencore.Jen’arrivepasàparler,lagorgetoujoursobstruée,maisiln’yanulbesoinde

motspourqu’ildevinelapeurquis’estemparéedemoi.Moncorpstremblantetmesvaines tentativespourpénétrerà l’intérieurdelui-mêmeensont lapreuveparfaite.—Pourquoies-tusortie?Jet’avaisditdem’attendre.J’ahane encore quelques secondes, tente de relever la tête vers lui pourme

noyer dans ses yeux rassurants et m’accroche à sa nuque pour garder monéquilibrevacillant.—Tunerevenaispas.Jem’inquiétais.—Jet’avaisditquec’étaientdesgosses.—J’aientenduunrire.—C’estcequejetedis.Desgosses.Viens,tuesgelée.Tutrembles.Ilramassesahacheet,unemainsurmataille,meguideàtraverslabrume.Il

serepèrebeaucoupplusfacilementquemoidanslecimetière,endépitdupeudevisibilité, et, rapidement, les contours de la chapelle réapparaissent parmi lesvoilesdegazequil’entourent.Ilouvrelaportedelacabane,reposelahachederrièrelebattant,etmeguide

jusqu’au fauteuil, sur lequel il m’oblige à m’asseoir. J’ai du mal à rester enplace.Mesjambess’agitentetmespiedsmartèlentlesoldenervosité.Ilm’aideàretirermonblouson,commejel’aiaidéàlefaireplustôtdanslasoirée,puisils’accroupitentremesgenouxetprendlebasdemonvisageentresesdoigts.—Calme-toi. Respire. Tout va bien. Ce n’est pas la première fois que des

adosviennentici,Maja.J’aitrouvétoutuntasdeclopesdansuncoin,prèsdusentierderandonnée.Ilsdevaientpréparerleurcoupdepuisunmoment.J’acquiesce,maisjenemesenspasrassuréepourautant.Cerire...cerireme

glaceencorelesang.Lavisionducorpsd’Aennaentrelestombes.Lasensationquequelqu’unmetraquait,etlasilhouettequej’aientrevueparlafenêtretoutàl’heure.Je parviens àm’arrêter sur ses yeux,me concentre dessus pour absorber le

sang-froidet l’impassibilitédontilfaitpreuve.Sonregardestencorerougiparsonivresse,maislamarcheforcéedanslefroidsemblel’avoirdégrisé.Ilal’airen pleine possession de ses moyens maintenant, avec une migraineprobablement.

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—Tuveuxuncafé?medemande-t-il.Je hoche la tête. Je n’ai rien contre avaler quelque chose de chaud, de

réconfortant. Il se dirige aussitôt vers la kitchenette et lance la machine àexpresso.Letempsqu’ilpréparenoscafés,jenepeuxm’empêcherdetournerlatêteverslafenêtre.Jelesurprendsluiaussientrainderegarderdehors,laminesombre.Monsangnefaitqu’untour.Moncœursecomprimeavecangoisse.A-t-ilentendurireluiaussi?Quandlamachines’agite,ilsedétourne.Jemesurprendsàplongerlesyeux

danslebrouillardenquêted’unesilhouette,d’uneréponse,maisseulelanuitmedonnelaréplique.Celle-cisembleinfinimentmoqueuse.J’aifuilesLofotenaprèslamortd’Aenna,lapeurrivéeauventre,j’aifuila

réalité de la perte deCaern dansma vie pour tenter de retrouver un semblantd’existencenormale,etmevoilàdenouveaujetéedanslesgriffesd’unmonstreaffamé.Etlaquestionfranchitmeslèvres,improbableetcruelle:—Est-cequetucroisquelesflicsdisentlavérité?J’observesondosetaperçoistoutdesuitelalignedesesépaulesquisetend

brusquement,lemouvementdesesomoplatesetdesesmuscles.—À propos de quoi ?me demande-t-il, alors que je sais très bien qu’il a

compris.—Desmeurtres.Demonretour.Samainsangleavecférocitélatassequ’iltientàlamain.Ilneseretournepas

pourmerépondre,lapeurm’emprisonnedeplusenplus.—Jenevoispascequetuviendraisfairedanscettehistoire.C’esthautement

improbable,Maja.C’estjustelanuitquitefaitvoirdescauchemarsetlesflicsquiessaientdetrouverunlienentrelesmeurtresetmoienseservantdetoi.—Maissicen’étaitpasliéàtoi,Caern.Sic’étaituniquementàcausedemoi.

Tuyaspensé?Ilgardelesilenceetlanceledeuxièmeexpresso.Jemeredressedufauteuilet

m’avancedanssadirection. Ilcontinuedemetourner ledosetposesapaumesurlemur,au-dessusdupetitplandetravail.—Jem’envaispendantdixansetlesmeurtrescessent,d’uncoup.Alorsque

ça fait plus de deux ans que tu es revenu aux Lofoten. Quand trop decoïncidencessecroisent,c’estqueçan’enestplus,Caern,déclaré-jeenprenantmoi-même conscience de cette réalité. Je reviens à Svolvær et les meurtresreprennent. Tu as admis toi-même que ces filles me ressemblaient, alors bonsang,est-cequeçapeutêtreliéàmoi?Àquelquechosequej’auraisfait?—C’étaientjustedesgamins,Maja.Riendeplus,s’obstine-t-il.Tucherches

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uneexplicationlàoùiln’yenapas.Cesgens-làtuentparcequ’ilsontenviedetuer.C’estdansleursang.MêmeLeivl’adit.Cesontdesimagesqu’ilsontdanslatête,commelesmiennessûrement,etilslesmettentenapplication.Ilsveulentdonnervieàcesimages,Maja.Çan’arienàvoiravectoi.—Regarde-moi.Jemeplantederrièrelui,prèsdelafenêtre,maisjen’osepluslorgneràtravers

lescarreauxdepeurd’apercevoirunesilhouettemonstrueuseprêteàm’avaler.Ilpousseunlongsoupir,avantdepivoterversmoietdes’appuyercontrele

meuble. Son regard émeraude plonge aussitôt dans lemien, jeme sens vibrersoussoncontact.—Etsij’étaisliéeàcesimages?questionné-je.Ilsecouelatête,lestraitstirésdecolèresous-jacente.—Non.—Pourquoiçanepourraitpasêtrelecas?Ilrestemutique,etjem’agaceenretour:— Pourquoi ça serait si douteux alors que tout le monde semble vouloir

ramenercescrimesverstoi,etversmoi?Etsicen’étaientpasdesgaminscettenuit,Caern?Sicen’étaitpas…Ilfoncesoudaindansmadirection,m’attrapeparlesbrasetlespressesifort

que j’en laisse échapper une plainte de douleur. Il me secoue, ma têtebringuebaled’avantenarrière,alorsqu’ilcriesoudain:—Non!Jerefusequecesoitliéàtoi!Jeneveuxpasl’entendre!Puis,d’untonplustamiséàcausedesamâchoirecrispée,ilajoute:—Arrêteavecça.Etilmelâchetoutaussibrusquement.Ils’écarte,donneuncoupdepieddans

lacloisonet retourneprèsdescafés.Lanuquebasse, il se taitànouveauet lesilencenoielacabane,alorsquejesensencorelapressiondesesgrandesmainssurmapeauetquej’entendslesbattementsfrénétiquesdemoncœur.Ilattrapelesdeuxtasses,puispasseàmescôtés,lamineagacée–angoissée?

–,etlesposesurlatablebasse.Ils’assoitsurletapis,ungenoureplié,leregarddanslevide.Jerevienssurmespas,maisaulieudem’installersurlefauteuil,jeprendsplaceàsescôtés,rampejusqu’àluietcreuseunnidentresesjambes.Illesécarteetmelaissem’adossercontresontorse.Sesbrasm’entourentaussitôt,sonmenton frôle le sommet demon crâne. Il soupire profondément, avant defermer les yeux, puis de les ouvrir, de se pencher en avant et dem’embrasseravecdouceur.Jemesensaussitôtensécurité,rassurée,laissants’enfuirhorsdemoi la peur quim’a assaillie durantma course à travers le cimetière.Mais ça

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n’empêchepaslesinterrogationsdefuserdansmonesprit.Jen’arrivepasàmeconvaincre que le rire que j’ai perçu était celui d’un adolescent. Non. C’étaitcelui d’un homme. Il était si froid, si… railleur. À son souvenir, j’en ai desfrissons.Quoiqu’ilsesoitpassécettenuit,c’étaitunemiseenscène.J’ensuispersuadée.Quelqu’unvoulaitnousfairepasserunmessage,etjel’aibienreçu.Jeneledéchiffrepasencore,maisilestlà,dansmatête.Àtournerenboucle.Etlapeursecreuseenmoi,parcequelorsquejecroiseleregarddeCaern,jesaisqu’ilabiencomprislemessageluiaussi.Ilsait.

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Chapitre31MajaNous n’avons pas beaucoup dormi après cet épisode. Nous nous sommes

étendus dans le lit, blottis l’un contre l’autre, à écouter notre souffle, noustouchantpourmieuxnousapproprierlaréalitédenotreétreinte.Lematinn’estpasvenu,etc’estdanscesmoments-làquelanuitpolairepèsedetoutsonpoidssurnotrehumeuretnotreâme.Lalumièrerestebasse,froideetépurée,mêmesila brume a commencé à s’estomper. Bien qu’elle soit perdue au milieu ducimetière, lacabanerevêt l’allured’unrefuge,avecsonpoêlequidisperseunechaleuragréable,sadécorationarchaïqueetnéanmoinshospitalière,etsurtoutlecorpsimposantdel’hommequim’atenuedanssesbrastoutelanuit.—Je trouveque tunedevraispasavoirà le faire, luidis-je,alorsquenous

sommes désormais assis autour de la petite table, buvant un énième café etgrignotantdesbiscuitsdansuneambiancecalmefictive.Caernestinstallésurlesol,ledosappuyéaufauteuil,etjemetiensenfacede

lui, près du poêle quime chauffe la nuque.La tension est palpable dans l’air,maisnousagissonscommesiellen’existaitpas.—Tudevraisdemanderàcequequelqu’und’autres’encharge,insisté-je.Ilsecouelatête,laminedeplusenplusréservée.—Non,jeleferaimoi-même.J’enaibesoin.Voilàdixminutesquej’essaiedeleconvaincredenepascreuserlui-mêmela

tombedesesparents.Ilyadeslimitesàlasouffrancequel’ondoits’imposer,mais Caern s’obstine. Une part demoi comprend sa nécessité d’exorciser, deritualiser leur mort en procédant lui-même à l’édification de leur dernièredemeure,maisuneautrepartiedemonesprit songeàquelpoint cettedouleursupplémentaire est inutile. Il en adéjà tellement enduré.Mamère est enterréedanscecimetière,etpourautantquejem’ensouvienne,j’aidûm’yrendretroisfoisdepuissondécès.Jen’aimepasmeretrouverfaceàlaréalitédesamortetjepréfère me souvenir d’elle en vie plutôt que sous une pierre tombale. Je nesauraismêmepas retrouver le cheminde sa tombeparmi toutes celles qui s’ysontajoutéesdepuissadisparition.Toutefois,j’aibienconsciencequejenepeuxpascomparersarelationavecsesparentsetcellequej’aivécue;unprécipiceles

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sépare. Tout est si différent entre nous. Sa façon de concevoir le monde neressembleàriendecequej’aiconnujusqu’àprésent.Jenesupporteseulementpasl’idéedeleregardersouffrirdavantage.Pourmoiaussi,ilexistedeslimites.Voyant que je m’apprête à protester une nouvelle fois, Caern se relève

brusquementetsedirigevers laportesansajouterunmot.Sourcilarqué, je leregardeenfilersonmanteauautantquesacuirasse,puispousseunsoupir:—Oùest-cequetuvas?—Lebrouillardselève.Jevaisfairemarondeet…réfléchir.Jeme recroqueville, n’ayant aucune envie deme retrouver seule dans cette

cabane, après les évènementsde lanuitpassée.Lapeurm’empoisseencore lapeau,malgrémespetitesablutionsmatinalesaurobinet.J’aibesoind’unebonnedouche pour me nettoyer de ce souvenir désagréable, mais pour cela, je doisquitterlacabaneetCaern,etjen’enaiaucuneenviepourlemoment.Lamainsur lapoignée,cedernierfixelebattantsansbouger,sibienqueje

relèvelatêted’entremesgenoux.Ilsoupireàsontouretmarmonne:—Tuveuxm’accompagner?Sentantqu’ilabaissevolontairementunemuraillequ’ilétaitentraind’ériger,

je me relève d’un bond du tapis en éprouvant une vague de soulagement. Jeglissemespiedsdansmesbottesetprendsmonmanteauetmonécharpe.Jeluilance un sourire lorsque je suis prête, et son regard reste fixé surmes lèvresentrouvertesavecunetelleintensitéquemoncorpsenpalpite.—Jenevoulaispastecontrarier,luiavoué-jed’unepetitevoix.Ilacquiesce.—Jesaiscequetucherches,Maja.Jenesuispascontrarié,maisjenepartage

pastonavis.Il passe délicatement son pouce sur mes lèvres, puis ouvre la porte sur la

fraîcheurdumatin.Unefoisdehors,jeglissemamaindanslasiennequiestencorechaude,alors

quemesdoigtss’engourdissenttrèsvitedanslefroidetl’humiditéambiants.Je pensais qu’il commençait ses rondes par le tour du parc en longeant les

barrières,maisnon,ilsedirigedirectementverslemurdelachapellequisetientfaceàlafenêtredelacabane.Ils’arrêtedevantetbaisselatêtepourexaminerlesol.Jerepèretoutdesuitecequ’ilcherche,etungouffredeterreurs’ouvreenmoi.Destracesdepasdanslaneige,profondesetmarquées,signifiantque,quique

soitlapersonnequiétaitlà,elleyestrestéeunbonmoment.L’osde lamâchoire deCaern se dessine sous sa peau tendue. Il redresse le

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mentonetcroisemonregardd’unemineimpassiblealorsquejesuisterrorisée,puis,sansprendrelapeined’évoquercesempreintes,ilm’entraîneversl’avantdelachapelle.Àlaplace,ilmelancesanscriergare:—J’avaisprismesaffaireslesoiroùlamaisonabrûlé.Jeralentislepas,etCaernsecalesurlemienl’airderien,leregardscrutantla

pénombre.—Tupartaisdecheztoi?—Oui.—Définitivement?Àcetteperspectiveetsesconséquences,j’enaidesfrissons.—Oui,jecomptaistel’annonceraprèsqu’onafaitl’amourdanstachambre.Jerevoislesacdanslacabane,jecomprendsmieuxsaprésenceici.Moncœurbatenaccéléré,bienconscientedelaportéedecesquelquesmots.

Caernquittaitsafamillededétraqués,s’arrachaitàl’emprisedesafolledemère,pour…moi?—Tuavaisl’intentiondefairequoiensuite?demandé-je.Il cherche à détournermon attention. Il y arrive plutôt bien,mapeur reflue

lentement,maisjesurprendssonairattentifpesantsurlecimetière.Samainseresserresurlamienne,puisilancresonregardsurmonvisage,unepetitelueurscintillantdanssesprunelles.—Jen’aipaseuletempsd’yréfléchirvraiment,admet-il,maisje…voulais

êtreavectoi.Lajoiem’irradieuninstantendépitducontexteetdel’endroitlugubredans

lequel nous sommes. Jem’arrête aux abords de l’allée principale entourée desapinsetpasselamainsursajouemalrasée.—Moi aussi, je veux l’être. Je comptais prendre un appartement en ville.

Squatterchezmonpère,commesij’étaisencoreadolescente,étaitunesolutiontemporaireletempsderetrouvermesmarques.Jelesaitrouvées,luidis-jeenleregardantdroitdans lesyeux,puis j’ajouteen tendant ledoigtvers le fondducimetière :Et ilest impossibleque tu restesdanscettecabane. Iln’yapasdedouche!Seslèvresseretroussentenunpetitsourire.—Tumeproposesdevivreavectoi?medemande-t-il.J’acquiescevivement, sanshésiter une seule seconde. Je lis aussitôt sur son

visage une étincelle de vie et de bonheur que je n’avais pas vue depuislongtemps.—Erlendvavouloirmetuer,semoque-t-il.

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—Oui,maistupourrastecacherderrièremoi.Il ricane, puism’entraîne vers l’allée paisible. Pas un sonne s’éveille de la

nature,commesinousétionscoincésdansunebulleintemporelle.Ilestvraiqueles morts ne font pas de bruit. Ils sont là, tout autour de nous, leur présencespectraleaffleurantàlasurfacedelaterre,alorsqueparadoxalement,leurspoidsdemeurentparfoissiécrasants.— Qu’as-tu dit à ta mère lorsque tu lui as annoncé que tu partais ? le

questionné-jesoudain,rattrapéeparunélandecuriosité.Aussitôt, je sens une contraction dans nos doigts entrelacés. Il expire et

relâcheunetorsadedevapeur.—Lavérité.Que jehaïssais cequ’elle avait faitdemoi.Que jenevoulais

plusjamaislavoiretquejetevoulais,toi.Il s’interrompt un instant, plisse les paupières en directiondes tombes, puis

m’avoueenabandonnantlesentierpours’engouffrerparmilespierrestombales:— Je ne suis pas sûr de réaliser qu’elle estmorte. J’ai l’impression qu’elle

attendencoremonretouraumanoir.—C’estnormal…— C’est étrange, me contredit-il en ralentissant l’allure. Quand Aenna est

morte,jen’aipasressenticettesensationqu’elleexistaittoujours.Sadisparitionm’afrappétoutdesuite,commesij’avaisprisunviolentcoupdemarteausurlatête. Parce qu’il manquait quelque chose en moi. D’organique. Mais… mesparents…Ilhausseuneépaule.—…jesensencoreleschaînesautourdemespoignets,meconfie-t-il.Çame

faitmal,Maja.Savoixsefêle,jem’arrêtepourglisserlesmainslelongdesesjouesjusqu’à

leprendredansmesbras.— Je voulais qu’elle meure. Je l’ai souhaité tous les jours de ma vie.

Maintenantquec’estlecas,jeneressensqueduvide.—Tuasvécusoussonemprise,Caern,c’estnormalquetuneressentespas

desémotionsordinaires.Jem’écartelégèrementpourleregarderdanslesyeux,mesmainsdechaque

côtédesoncou.— Tu dois désapprendre ce qu’elle a cherché à te faire croire, tu dois te

reconstruiresurdesbasesplussaines.Cequejevaisdireestcruel,Caern,j’enaiconscience,mais je l’assume : je suiscontentequ’elle soitmorte,parceque…elleauraittoujourseuunpoidssurtaviesielleétaitrestéesiprochedetoi.Elle

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auraitsûrementessayédeteramenerdanssongironetdetemanipuler,etje…—…ettunesaispassij’auraisétécapabled’yrésister,achève-t-ilpourmoi,

avecuneprofondelucidité.Jehochelatête,malgrétoutel’horreurdemesparoles.— Je ne le sais pas moi-même, soupire-t-il enfin. Quand je suis parti, j’ai

ressentilalibertépendantunefractiondeseconde,maisj’avaisl’impressiondelaissermoncœurderrièremoi,oudumoins,unepartdemoi.J’ignoreseulementlaquelle.Jesupposequ’elleresteratoujourslà,danscemanoir,peuimportequ’ilsoitréduitencendresounon.Jemedressesurlapointedespiedspourembrasserl’angedenoirceurquise

peintsousmesyeux,maisildétournebrusquementlatête.Sonregards’embraseen fixant un point par-dessus mon épaule. Son corps se rigidifie d’un coupcomme si l’ensemble de ses muscles se transformait en pierre. Ses doigts serefermentsoudainsurmonpoignetavecuneforcequim’arracheuneplainteet,àl’instantoùj’essaiedepivoterpourregarderàmontour,ilmetireverslesentier.—Caern,maislâche-moi!Qu’est-cequetufais?Il neme répond pas. Il m’entraîne dans une course effrénée en écrasant la

neige sous ses pas comme si le poids de son corps s’enfonçait dans la terre.Perdueetnerveuse,jeluttesansréfléchirpourmelibérerdesapoigne,maisilm’attrapepar la taille,mepropulse contre son torse etm’oblige à avancer.Lapanique me submerge instantanément. Je ne l’ai jamais vu si tourmenté.L’expressionsieffroyable.Si,enréalité,jel’aidéjàvu…uneseulefois…—Non,lâche-moi!Lâche-moi!memets-jeàhurler,pousséeparl’instinct.—Non.Sa voix s’élève sèchement àmonoreille. Il tente de se contenir face àmes

cris.Ilgrimacededouleuret,sanss’encombrerdescrupules,plaquesamainsurma bouche pour les étouffer.Maintenant, ilme tire avec violence vers l’alléecentrale.Plusjemedébats,plusilaugmentesonemprisesurmoi.Jeparviensàmetordreàmoitiélepoignetpourm’endéfaireet luibalanceuncoupdepieddansletibia,ignorantmesremords.Alorsqu’ilestuninstantdécontenancéparma hargne, sa main se relâche une seconde suffisante pour m’échapper, et jem’élance dans le cimetière. Au fond de moi, ma raison me crie de ne plusavancer, de lui obéir. Je sais que je ne dois pasm’approcher,mais je ne peuxpas…toutmoncorpsrécrimine.Caern court derrièremoi, ilme rattrape, saisit violemmentmon bras etme

précipitedoscontresontorse.Ilplaquesamainsurmesyeuxpourm’empêcher

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devoir,etcommenceàreculer.—Neregardepas,Maja!Savoixestvibrante.Ladouleurs’éveillebrutalementenmoi,s’enrouleautour

demesmembres,plantesesgriffesdansmoncorps,etunhurlementhystériquefranchitmeslèvres.Jel’aivu.Justeuneseconde,maisçaasuffi.Soncorps…Unflashimprécismaiscruel.Implacable.Je perds le contrôle. Lâche prise. M’époumone. Vagis et geins. Caern

m’oblige à pivoter surmes talons et enfouitmon visage dans le creux de sonbras,avantdem’enfermerdanssonétreinte.Cen’étaitpasunsouvenircettenuit.Je me plie en deux en poussant des cris ; je serre son manteau sous mes

poings,puislefrappe,puishurleencore.C’étaitréel.Laviolence dema réactionmanque deme faire vomir.Caern essaie deme

pousserverslechemin,maisjen’entrouvepaslaforce.J’ail’impressiond’êtreannihilée, qu’on déroulemes entrailles lentement hors demon abdomen.Mesjambessedérobent,alorsquemoncorpssemblelestéd’unpoidscolossal.Son corps à demi nu abandonné entre les tombes, le ventre ouvert et ce

sourireimmondesurleslèvres.Non…non…non…Jenepeuxpaslecroire.Jesuisprisonnièred’uncauchemar.JemedébatsavecragecontreCaern,etilencaissemescoupsensilence.Les

larmescoulentsurmesyeux.Paselle…Paselle…Paselle…—Jeneveuxpas!hurlé-je.Caernappuiesurlederrièredemoncrânepourmeramenercontreluiettenter

dem’éloigner,mais la nauséeme remonte sèchement dans la gorge. J’ai toutjusteletempsdem’écarterquandmesboyauxrendentl’âmeetsedéversentsurlaneigepiétinéedepas.Ilresteprèsdemoi,metientlescheveux,tandisquejepleureenvomissantmestripes.Unefoisquemonventrecessed’accomplirdessoubresauts,jesuistoutprès

dem’effondrer à genoux pourme rouler en boule, tétanisée par le chagrin et

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l’effroi.Neplusouvrirlesyeux.Neplusvoir.Cesserdepenser.Caern me saisit sous les aisselles et me redresse sur mes jambes flasques,

avantdepasserunbrassousmescuissesetdemesouleverdeterre.Alors,iln’yaplusrienqu’ilpuissefairepourm’empêcherderegarder.Rien

quinefasseplusobstacle.Lepaysagesedévoilesousmesyeuxet,àtraverslebrouillarddemeslarmes,jelavois.Abandonnée,ouverteetofferteàlamort.Ilestvenulà,ladéposer…surcette

tombe.Je vois son nom en grosses lettres «ÀMoïraHansen », avec ce joli cœur

gravé en dessous, pour lui rappeler que nous l’aimions. Des haut-le-cœurmereprennent,jegardelamaindevantlabouche,lessanglotsmesecouentcommesi j’étais prise de spasmes. Caern tourne les talons sans attendre, mais monregard resteobstinémentbraquépar-dessus sonépaule, jusqu’àceque jem’enbrûle les rétines.Son imagedésormaisgravéeaveccelled’Aennadans lepluspetitdemessynapses.Soncorpsquis’éloignedanslabrumeéthérée,avachientrelestombes,satête

reposant sur la sépulture de ma mère, ses yeux vides grands ouverts, sonabdomen ruisselant de sang, ses jambes écartées.C’est la raisonpour laquellej’ai cru voir un souvenir d’Aenna cette nuit, parce qu’elle lui ressemblait tantdans cette posture humiliante que ce ne pouvait être qu’une vision née demapeur et de mon passé. Mais ce n’est pas Aenna sur la terre souillée ducimetière…non…pascettefois-ci.

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Chapitre32CaernLecimetièren’ajamaisétésibruyantetsigrouillant,commesitoutuntasde

larves nées de la putréfaction des corps crevaient la terre et la neige pours’extirperdescaveaux.Uncordondesécuritéaététiréautourducorps.Jeresteàproximité,lesyeuxperdussurlachairblanchequisedévoiledansunepositionobscène, commecelled’Aenna.Lagerbe s’accumuleau fonddemagorge. Jemesenscoincédansmonenveloppecharnelle.J’aienviedel’arracher,delibérerce qui se dissimule à l’intérieur demoi avec violence,mais je suis obligé decontenirmarageetcettesouffrance latentequidemeureaccrochéeà lacolère,comme son pendant naturel. Je sais qu’on m’observe. Sørensen a les yeuxbraquéssurmoi,étudiantmoncomportementpourdéterminersiouiounon,jesuis capable de trancher la bouche d’un être et de le violenter de la sorte. Jepourraisrépondreàcettequestion.Ilm’arrivederesterfroidfaceàmesproprespensées,mes désirs etmes démons.Des images de cadavres sont déjà venueshantermesrêves.Engénéral,ilssontliésàmafamille.PasàcettefillecouchéesurlatombedelamèredeMaja.Monregardsedétacheducorpsdistorduetsetourneverssasilhouette.Elleestassisesurlabarrière,lescoudessurlesgenoux,levisagedanslesmains.Jorgestavecelle.Ill’interrogeoularéconforte,jenesaurais le dire. On nous a séparés dès que la police est arrivée. Elle paraît sipetited’ici,sifragile,quej’aienviedemarcherverselle,delaprendredansmesbrasetdel’emmenerloind’ici.Pourlapremièrefoisdepuismanaissance,j’aienvie de partir autrement qu’enme foutant en l’air, avec unmaigre espoir debonheurauboutdutunnel.—J’aibesoinque tu répètes encoreune fois,Caern,medemandeSørensen

d’untongravemaisdéterminé.Illefaitexprès.Ilmelaisseprèsducorpspourvoirdequellefaçonjepourrais

m’endélecter,etchercheàm’embrouiller,maisqu’importe.Jesuishabituéàlamort,auxcadavres. J’enenterre toutes les semainesdepuisdeuxans,mêmesicelui-ciestdifférentetmepropulsedenouveaudixansenarrière.Je reprendssansmallefildel’histoire:—Majaavulasilhouetted’unhommecettenuitàtraverslafenêtre.Jesuis

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sortipourvérifierquetoutétaitcalme,m’assurerquecen’étaientpasdesgosses,maisjen’airientrouvéd’étrangeenfaisantletour.À ce moment-là, je n’étais pas non plus très clair dans ma tête. L’alcool

continuait allègrement de modifier le flot de mes pensées et ma vision étaittroubleaudébutdematournéeparmilestombes.J’aibienfaillim’étaleretmeplantersurmaproprehache,jusqu’àcequejerepèreletasdeclopesparterre.Toutesensemble.Paséparpilléescommel’auraientsûrementfaitdesadosenlesjetant.J’aiétédégriséenl’instant,l’adrénalinesemettantàpompermonsangàtoute vitesse. Et je l’avais soudain entendu. Semarrer. Il se déplaçait dans lebrouillard. Je l’avais suivi à la trace, jusqu’à ceque je tombe surMaja et sonvisage terrorisé. J’étais àboutde souffle, un tasdenerfsprêt àpéter.Lapeurs’étaitrépanduedansmesveinesenmêmetempsquel’énergiegénéréeparmachasse dans le cimetière. Il voulait s’amuser. Nousmontrer qu’il était le plusfort.Maisdansquelbut?Pourquois’enprenait-ilàMaja?Pourquoicherchait-ilàl’effrayer,àmoinsquejenesoissacible?Pendant que j’explique par où je suis passé, en tenant compte que je ne

distinguaispasgrand-chosedanslabrume,Leivrevientdederrièrelachapelle.Ilaffichetoujoursunetêtededéterré.Seslarmesontàpeineséchésursesjoues,laissantdestraînéesblanchesdistinctessursapeaublême.Quandilestarrivésurleslieux,ilacrié,etMajaahurléenécho,commeunhurlementdebêteblessée.Onm’aretenuquandj’aiesquissélebesoindelarejoindre.J’étaisàdeuxdoigtsde cogner les flics pour y parvenir.Mais Leiv s’est calmé, a repris le dessusquandilavuqueMajaétaitentraindecraquerànouveau,etilatoutenferméenlui. Sa souffrance affleure encore à la surface, comme un bout de glace quicommenceraitàdégeler;ilsuffitd’enfoncersondoigtdedanspourlacraqueler.IlregardeSørensen,hochelatêteetassure:—Yabiendestraces,ouais.Quivontquedansunseulsens.Cequiveutdire

qu’ilestvenuseplanterdevantlafenêtre,qu’ilestrestélààvousmateretqu’ilestrepartidanslemêmesensenlimitantsesempreintes.Sørensenmefixed’undrôlederegard.—Tuaseuletempsdeledistinguer?medemandelechefdelapolice.Jesecouelatête.—Non,seulementMaja,maisaveclabrume,cetypeauraittoutaussibienpu

êtreunfantôme.Sonregardbleuacierme transperce,commes’ilcherchaità farfouillerdans

touslestrucsquitournentdetraversdansmatête.—Lescigarettes, reprend-ilen jetantuncoupd’œil surLeiv, tu lesasvues

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où?Je désigne du doigt le chemin de rando qui part depuis l’extrémité du

cimetière.—Ce sont lesmiennes, soupire aussitôt Leiv en regardant l’endroit que je

pointe.Je lève un sourcil, croise son regard agacé, avec cette lueur douloureuse au

fonddesyeux,puisesquisseunrictusmauvais.—Tu croyais qu’on allait te laisser sans surveillance ?me confirme-t-il en

crispantlamâchoire.—C’estdommagequetun’aiespasétélàhier…Ma remarque l’ébranle. Il fronce les sourcils et se contient de se jeter àma

gorge.—J’aiétéprisdepitiéaveclamortdetesparents.—Lestueursn’ontpasdepitié,grogneSørensen,coupantcourtànotreprise

debec.Celle-cirisquaitfortdevirerenempoignade,nosnerfsàfleurdepeauetnotre

rivaliténedemandantqu’à s’affronter.Des coups,du sanget de la sueurpourapaiserlatensionsous-jacente.Sørensen semble lui aussi troublé lorsque son regard s’attarde sur le corps

abandonné, déchu de toute humanité. Il passe samain sur son visage et serrel’arêtedesonnezentredeuxdoigts.—Caern,tumecertifiesquetun’aspastouchélecorps?J’acquiesce.—NiMaja?—Non,onnes’estpasapprochéplusqueça.Jedésignelatombedevantmoi.—Donccesempreintesdepasnesontpaslestiennes?—Non.—Cesontlesmêmeschaussuresquetuportaiscettenuit?—Oui.—Tuasd’autreschaussuresdanslacabane?—Non.—Tupeuxretirercelledetonpiedgauche?Jeneréfléchispasetobéis.Leivs’emparedemabootset la tendà l’undes

membres de l’équipe technique. Celui-ci la compare aussitôt à l’empreintelaisséeausol.Mêmedelàoùjemetiens,àcloche-pied,jepeuxvoirquejefaisaumoinsdeuxpointuresdeplusqueceluiquis’esttenulà.J’aidegrandspieds

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etavecmataille,jelaissedesempreintesprofondesdanslaneige.Ici,ellessontmoinsdenses,unpeucommesiletueurquiétaitvenulàavaitprissoindenepastrops’appuyersursestalons.Onmerendmachaussurequejerenfileaussitôt.Lecalmeplanesoudainsur

lecimetière,Sørensenfixanttouràtourlecadavreetlejeudestechniciens,puismoi.CeluideLeivnemequittepas.Sørensensoufflebrusquement:—Onn’a retrouvéaucune traceADNt’appartenantsur lecorpsdeChristie

Berg.Jeneréagispas.—Tuasperdutesparentsilyamoinsdequarante-huitheures.Son regard se relève vers le mien. Il me sonde, mais je ne bronche pas

davantage.—Sais-tucequis’estpassécettenuit-làaumanoir,Caern?Jesecouelatêteetfermelespoingsdanslespochesdemonblouson.— Pendant un moment, j’ai cru que tu étais responsable de cet incendie,

m’avoue-t-il.Jenerépondspas,lelaissevenir.—Veux-tusavoircequ’ilestadvenudetesparents?J’acquiesce.Toutsembles’effacerautourdemoi.Lecimetière,l’odeurépurée

dugivreetplusmétalliquedusang.Legrouillementdesflics.LeregarddeLeivpesantsurmoi.Iln’yaplusquelesparolesdeSørensenquiflottentdansl’air.— L’enquête le confirmera, mais les premières constatations ont déterminé

quetamèreainondélelitdekérosèneavantd’ymettrelefeu.Ils’interromptuneseconde,letempsdemelaisserdigérerl’information,mais

riennefiltreenmoi.C’estcommes’ilmeparlaitàtraversunecloison.Voyantquejenecillepas,ilreprendd’untonlent,examinantmesréactions:— Elle s’est étendue aux côtés de ton père après avoir débranché ses

contrôles.Selontoutevraisemblance,elleétaitencorevêtuedesesvêtementsdeville ; elle portait des chaussures à talons hauts et des bijoux, comme si elles’apprêtait à sortir pour une soirée chic. Ton père aussi était habillé avecélégance,onaréussiàidentifierdesmocassinsàsespieds.Commejenedistoujoursrien,lesdentsserrées,lesilences’étireunmoment.

Monregardseposeinvolontairementsurletasdechairsmeurtriesetungoûtdebilem’envahit.—Tuessurpris?medemandefinalementSørensen.Jehausselesépaules.—Triste?Tutesensabandonné?

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Je relèvemesyeuxvers lessiens. Ilpassesonpoucesursabarbenaissante,puisdirigesonregardpar-dessusmonépaule.—Meshommesontdécouvertdestracesdesangsurlatombedetasœur.Je

supposequecesontlestiennes?J’acquiesce.—Tuétaisfurieux,Caern?Tuesrentréiciaprèsqu’onafinidet’interroger

ettuesallésurlatombedetasœur.Tuasfrappélapierrejusqu’àt’entaillerlesmains,etMajat’atrouvécouchésurlesol.Ilyabeaucoupdetracesparterre.Desrestesdebouteille,delutte.Ilreprendsonsouffle,personnenepenseàl’interrompre.—Cettefilleaététuéedurantlanuit.Sûrementpeudetempsavantquetune

sortesdelacabanepourinspecterlesalentours.Nousprocéderonsàuneprisedesang,maisjesupposequenousydécouvrironsl’alcoolquin’apasétévidésurlatombedetasœur.Sonregarddérivesurlecorps.—Jenecroispasquetuaieseulelapsdetempsnécessairepourcommettre

cemeurtre,nilaforcephysiquerequisepourlamaîtriserenpartantduprincipequetuasingurgitéunebonnepartiedecettebouteilled’alcool.Jenetevoispasla traîner jusqu’ici avecMaja dans les parages, et tu ne peux pas être à deuxendroitsenmêmetemps,auxcôtésdeMajaetderrièrecette fenêtreàépiercequisepasseàl’intérieur.Unetensionétrangem’envahit.—Maisjesuiscurieuxquandmême,medit-il.Qu’est-cequeturessensfaceà

cecorps?Jenepeuxm’empêcherdeposerlesyeuxsurelle.Ungoûtacidestagnedans

mabouche.Sonimagesesuperposeàcelledemasœur,indissociable.—Delahaine.—Pourquoi?— Parce que ça fait pleurer Maja. Parce que… parce que ça me rappelle

Aenna.— Oui, Aenna… répète-t-il d’une voix lourde. Quatre meurtres quasi

identiques, avecun intervalle de dix ans.Mais pourquoi ici ?Sur cette tombeprécisément?Est-ceunecoïncidence?LaphrasedeMajamereviententêteetmeretournelebide.—Quandilyatropdecoïncidences,çan’enestplus.Il acquiesce. À mes côtés, Leiv s’allume une cigarette et pompe dessus

rageusement.Sesyeuxbrillentdelarmes,avantqu’ilsnes’arrondissentsoudain

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enlorgnantversl’entréeducimetière,etquesestraitss’agitent.Descrispercentdansmondos.Maja…—Putain,non,souffle-t-ilàmescôtésensecontractant.JemeretournevivementetdécouvreErlendentraindefoncerdroitsurnous.

Jorgtentedeluifaireobstacle,ainsiqueMajaquis’accrocheàsonbraspourleretenir,maisilsedébat,selibèreenleurabandonnantsonmanteauetcourtdansnotredirection.Ils’arrêteàquelquesmètresquandil repère levisageblancdeLeivquijettesaclopeausol,prêtàintervenirouàchialer.Puisseposesurelle.Alors, les traits de son visage se transforment, s’écroulent. Ses yeux

s’écarquillent et leur couleur grise prend une teinte argentée lorsqu’ils seremplissent de lourdes larmes qui dévalent ses joues sans qu’il ne puisse lescontenir.Sabouches’ouvreuneseconde,avantqu’ilnelarefermepourétoufferlecriquimonteenlui. Ilseprécipitevers lecordondesécurité,maisLeiv luibarreaussitôtlaroute,leprenantdanssesbras.—Non…tunepeuxpas…ilfautlalaisser…Erlend semet àhurler, et sa sœur l’imite en retour, commesi elle étaitune

prolongationdelui-même.—MADI ! MADI ! Non, bordel, non… lâche-moi ! Lâche-moi, putain !

Madi…Majas’arrêteàquelquesmètresderrièrelui,incapabled’accomplirunpasde

plus.Elletrembledetoussesmembressouslaviolenceduchagrindesonfrère,etsesjouessestrientdenouvelleslarmes.Ellemebouleverse.Ellebouleversemonmonde.Alors que les cris d’Erlendme remplissent les oreilles, dévorentmon esprit, je marche vers Maja, me concentrant sur elle, rien qu’elle, et jel’attrape dans mes bras pour plaquer mesmains de chaque côté de sa tête etl’empêcherd’entendre leshurlementssuppliciésdesonfrère.Elleagrippemespoignetsdetoutessesforces,sesonglesdansmapeau,etsesgenouxcèdent.Jelaretienscontremoi,l’étreinsviolemment.ErlendsanglotedanslesbrasdeLeivencontinuantdecrier,etlemondeparaîtfigéautourdecettedouleur.Iln’existealors plus rien d’autre. Seulement l’écho des morts qui résonne et se faitentendre.

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Chapitre33MajaLes images restent impriméesdansma tête, commesi le tueur les avait lui-

même gravées à coups de scalpel dans chacune de mes synapses. Les lèvresdéchirées, le visage mutilé, le ventre tellement parsemé de coups de couteauqu’il en a été ouvert.La rage est poinçonnéedans chaquemeurtrissure que lalameaportée,et ladouleurdans les irisdeMadi.MadouceMadi.Monamie.Mamèredesubstitution.Magrandesœur.ArrachéeaumondecommeAenna.Dansdessouffrancessiatrocesquemoncerveaupeineàlesconcevoir.Magorgeenestnouée.Lanauséeperpétuellementauxlèvresdepuisqu’onadécouvertsoncorps, je nepeuxqu’éprouver les torsionsdemon estomacquim’élance avecsournoiserie.Jenesaispascommentvivreavecça.J’ail’impressiond’avoirétéamputéed’unepartiedemoi-même.Jen’auraisjamaisdûrevenirauxLofoten.Un silence lourd et douloureux règne dans le petit salon de l’hôtel. Frøya,

Alexander et Jens se tiennent debout près de l’âtre qui recrache des flammesorangées, la nuque basse.Alexander tientmameilleure amie dans ses bras etéponge ses joues lorsqu’une larme lui échappe. Jens, mutique, regarde par lafenêtre, les yeux rougis de sanglots versés. De temps en temps, il arpente lesalon,commes’ilnetenaitplusenplace,quesesjambesluipesaient.Latensionetlapeinesontpalpablesdanslapièce.Lachaleurdufeuneparvientmêmepasàréchaufferlesmembres.Lefroidsembleavoirprispossessiondenous.Jerelèvepéniblementlesyeuxdutapissousmespieds.Enfacedemoi,assis

surl’undesfauteuilsclub,monfrèresetientavachi,lescoudessurlesgenoux,levisagedanslesmains.Ilnebougeplusdepuisdelonguesminutes.Ilacesséde pleurer, mais il ne parvient même pas à redresser les épaules et à nousregardersanstrembler.Depuisnotreretourducimetière, iln’apasdescellé leslèvres, comme s’il recouvrait lentement son épiderme d’une chape épaisse demétalpourleprotéger–envain–dumondeextérieur.Jen’osepasimaginercequ’ilressent.J’aipeurd’éprouversonchagrinetqu’ilsemêleaumiendansuninextricableamalgamed’émotionsdélétères.Peudetempsaprèsnotrearrivéeàl’hôtel,Frøyaestalléenouschercherdes

bières, mais aucun de nous n’y a touché. Prisonnière de ma douleur et

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complètementamorphe,vidéed’émotions,jesuisduregardlesgouttesd’eauquiruissellentsurl’unedesbouteillesjusqu’àcréerunepetiteflaqued’humiditésurlatablebasse.Jecomprendscequ’apuressentirCaernenapprenantlamortdesesparents.Lasurpriseetladouleurd’abordcommeunevaguequisebriseraitsurnosâmes,puislevidequiengourdit,malgrélestripesquisetordent.Jemedemandecequivientensuite.Àlamortdemamère,j’étaistropjeune.Jenemerappelle pas de l’éventail de sentiments que j’ai pu ressentir. Je me souviensdavantageduchagrind’Erlendetceluidemonpèrequedumien.Latombedemaman…Unfrissons’emparedemoi.Terrible.PourquoiavoirabandonnéMadisurla

terre sous laquelle reposemamère?Cen’estpasunhasard, c’est impossible.Qu’est-cequeçasignifie?Jepassemamainsurmonvisage,commepourestomperlesridesdefatigueet

de douleur qui doiventmarquermes traits. Je suis trop épuisée pour réfléchir.J’ai envie de dormir, mais j’ai trop peur de fermer les yeux et de revoir lesdessinssordidesqueletueuratracéssurMadi.Commentunêtrehumainpeut-ilinfligerdestorturespareilles?Parquelviceinfâmepeut-ilyprendreduplaisir?Etsurtout,quelsensdois-jedonneràcemessagecruel,quim’estadressé?Oubienàmonfrère?Lanauséemontedansmagorge,jemelèved’unbondpourmarcherversla

fenêtre, dans l’espoir d’apaiser mes nerfs et de dégourdir mes jambesankylosées.Erlendtressailleenmesentantbouger.Ilredresselégèrementlatêteet m’observe à travers ses doigts sans broncher, les mots enfermés dans sabouche. J’entends encore ses cris qui se répandent dans mon esprit et meharponnent durement la poitrine. Jamais je ne pourrai les oublier.Chaque foisquejeposerailesyeuxsurlui,ilsseronttoujourslà.Entrenous.Alorsquej’atteinslafenêtre,lebruitdelaporteretentitdepuisl’entrée.Nous

fixons tous notre attention sur le seuil du salon. L’un derrière l’autre, Leiv etCaern pénètrent dans la pièce, vêtus de leurs épais manteaux, de la neigeconstellant leurs cheveux. Ils reviennent du poste de police, oùCaern a dû sesoumettre aux prélèvements sanguins de rigueur pour prouver que son tauxd’alcoolauraitempêchéquiconquedecommettreuntelcrime.Àpeineentré,Caernbalaielapièceduregardet lebraquesurmoidèsqu’il

merepère.Soulagéedelevoir,j’amorceaussitôtunpaspourmeblottirdanssesbras, mais je suis devancée dansmon élan. Erlend se relève du fauteuil d’unbondetsejettesurluienhurlant:—C’esttafaute!Tul’astuée,salopard!

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Iltentedelesaisiràlagorge,maisCaernl’attrapeparlespoignetsavantqu’iln’aitpuletoucher,tandisqueLeivluipasseunbrasautourducouetl’obligeàreculer. Ceinturé et bloqué, Erlend jette un regard assassin sur Caern, dont laminerembruniesembledevenirencoreplustaciturne.Jemeprécipiteverslui,ilm’ouvre ses bras sans hésiter pour les refermer aussitôt surmon dos, commepourmeprotéger du chagrin et de la hargne d’Erlend.Ce dernier crie, fou derage,engesticulant:—Lâchemasœur!Meurtrier!Salemalade!Tuméritesdecrever!Leivresserrelapressionautourdesoncouetluiassured’unevoixaussiferme

quepossibledanslescirconstances:—Tudoistecalmer,Erlend.Cen’estpasCaern.Ilestimpossiblequ’ilaittué

Madi.Tuentends?—Tumens!hurlemonfrère.Onsaittousquec’estlui!T’étaislepremierà

lepenser.IlamassacréMadi!Ill’aviolée,putain!Illuiafaitdumal…lâche-moi,bordel!LeivlaisseErlends’agiteretdégueulertoutesarageetsapeinehorsdelui.La

scène m’oppresse avec tant de douleur que je me détourne un instant de lui,blottismonvisagecontre le torsedeCaernqui reculevers lemur.Lescrisdemon frère pénètrent dans mes oreilles avec force. Dans son silence, Caernenveloppematêtedesonbrascommes’ilpouvaitétouffercessuppliquesquimelardent de coups de couteau. Je sanglote et presse mes poings autour de sonmanteaujusqu’àm’enélancerlesarticulations.LabouchedeCaernseposesurmon oreille et, bien qu’il ne dise rien, j’ai l’impression d’entendre ses motsdoux.Puislesilencerevient,pluslourdencore.SanslibérerErlend,Leivmurmureprèsdesajouecommes’ils’adressaitàun

enfant:—Chut…calme-toi,Erlend…calme-toi…Un sanglotm’échappe sous les halètementsblessésdemon frère, et semble

figerlapièce.—Maja…murmure-t-ilaussitôtd’unevoixdéchirée,commes’ilréalisaittout

justequedelevoirainsi,simeurtri,étaitau-dessusdemesforces.Je me retourne face à lui sous l’inflexion basse de son timbre, décollant à

peinemonvisagedublousondeCaern,tropeffrayéeàl’idéedem’arracheràlui,etmeprends les deuxbilles argentées d’Erlend à la figure.Ma cuirasse est siperméablequeseslarmescouronnantsesirispénètrentprofondémentenmoi.Leivparvientàlefaireasseoir.Ilécartelesbièresets’installesurlatable,face

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àlui,lescoudessurlesgenoux.—Caern était avec ta sœur toute la nuit, lui explique-t-il. Il était bourré. Il

avaitunealcoolémiedanslesangahurissante,mêmecematinquandonl’afaitsouffler dans le ballon.Le prélèvement sanguin le confirmera sûrement.Madiétait une fille costaud, jamais dans son état, il n’aurait été en mesure de lamaîtriser.Uneondetraverselestraitsd’Erlend,lesbrouillantunpeuplus.—C’estunearmoireàglace!Putain…Ilauraitpuladroguer,l’attacher…je

saispas,c’estvotreboulotdetrouver!—Madi n’a pas été tuée dans le cimetière.Les cris auraient alertéMaja et

Caern,etilyatrèspeudetracesdesangsurplace.Elleaétéassassinéeailleursetdisposéesurlatombedevotremèrepouruneraisonquel’onignoreencore.—C’estridicule!Il se frotte la figure, samain tremble. Je prends alors conscience qu’Erlend

éprouvelebesoindeseraccrocheràuneréalitéconcrètepouraffronterl’imagetapisséedanssamémoireet,pour l’instant,seulCaerna toujours représenté laquintessencedecettesordideréalité.Lecoupableparfait,permettantdechasserdel’espritqu’untueurrôdeparmilesgensordinairesdeSvolvær.Parminous.Leivreprend,laminelivide:— Ce que je vais vous dire ne sort pas d’ici. J’outrepasse mon droit. Je

risqueraisdemefaireboulerdel’enquêteparlesinspecteursd’Oslo.Erlendhochemachinalementlatête.Leivrabatunemèchedecheveuxblonds

surl’arrière,reprendsonsouffleetdéclare:—Madin’apasdemarquede lien,Erlend,etsi le tueuraprocédéselon le

mêmemodeopératoirequepourlesautresfilles,ellenemontreraaucunsignededroguedanssatoxicologie.Onignorelamanièredontillesattireàlui.Iln’yaaucunetraced’effractionàleurdomicile.Illestuedehors,àl’abridesregards.Onn’aretrouvéaucundesendroits–oulelieu–oùilaprisletempsd’œuvrer,hormisceluide la touriste, la toutepremièresupposée.C’estsoncrimeleplusbrouillon,mais lecorpsest resté trop longtempsà l’extérieur. Iln’yavaitplusgrand-chose à en tirer, d’après le rapport d’enquête. Pour Aenna, à l’époque,Sørensenalancéunevasteopérationpourdéterminersiunzodiacavaitpuservirpoursonmeurtre,maisiln’arientrouvénonplus.SonregardéviteCaern,alorsqu’àl’inverse,celuidecedernierestbraquésur

lanuquedeLeivavecuneintensitéredoublée.— On présume qu’il épie ses victimes longtemps avant d’agir, reprend-il,

qu’il connaît leur façon de vivre, leur quotidien, et qu’il frappe au moment

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opportun. Selon toute vraisemblance, il les convainc d’une manière ou d’uneautredelesuivre.Soitillescharme,soitillesmenaced’unearmedèsqu’ellessont seules. Sørensenpense qu’il doit donner confiance, qu’il est sûr de lui etprobablement séduisant. Il connaît aussi forcément le terrain par cœur, pourtrouverl’endroitoùilpourraêtretranquille.Ilabesoindetempspour…fairecequ’ilveut.La tension plombe la pièce sous le sous-entendu. Le sourire de l’ange

s’enracinedansmatêteavechorreur.—L’undespsysqu’onnousaenvoyésd’Osloapréciséqueletueurétaitàla

foisorganiséetdésorganisé.Aumomentdescrimes, ilestenmodeoverkill, ilestempliderage,çaledéborde,etçasereflètedanssasignature.—Qu’est-cequec’estexactement?demandeFrøyad’unepetitevoix.—Sasignature,c’est…toutcequ’ilyaenplusdumeurtre,quin’estpasutile

pour le commettre. Il ne fait pas que tuer. Il domine ses victimes, les humilieensuite,parlastrangulationpendantl’actesexuel,parlesouriredel’ange,par…lapositiondanslaquelleil lesplace.Ilsatisfaitsesfantasmes.Sasignaturefaitpartie intégrante de lui. C’est pourquoi il va la répéter sans cesse demanièrepresque inconsciente. C’est souvent grâce à elle qu’on identifie un mêmeassassin pour plusieurs meurtres, parce qu’elle est unique et que le tueur lareproduira,incapabledes’ysoustraire.Sonmodusoperandiestluiaussitoujoursidentique,mêmes’ilnes’agitpasdelamêmechosequesasignature.C’estsafaçondetraquersesproies,delesattirerdansunpiège,lamanièredontilexercesoncontrôlesurcesfillespourleurfairecequ’ilveutetsa«méthode»pourlestuerensuite,explique-t-ilenmimantdesguillemets.C’estlàqu’ildevientalorstrèsméticuleux. Ilmet en scène. Il prend grand soin à les disposer comme ill’entend. Il les emmène là où il souhaite que la police les trouve. Il prêteattention auxdétails, il veut que tout soit parfait et il prendgarde à ne laisseraucunetracedesonpassage.Dumoins,jusqu’àlanuitdernière.Qu’est-cequiachangé ? Je l’ignore. De toute évidence, il ne souhaitait pas qu’on l’attrape.Alors,soitilmonteenpuissance,ilchercheàjoueraveclapoliceetlanargue,soitilpètelesplombs,soit…j’ensaisrien,ilestmotivéparuneraisonqu’onnecomprendpas.Onensaurapeut-êtreunpeuplusaprèsl’autopsie.ÀlamentiondecetacteeffroyablesurlecorpsdeMadi,delaglaces’empile

dansmesveines. Jemets lamaindevant labouche,heurtéedeplein fouetparcette réalité.Contremoi, lesmusclesdeCaernsecontractent. Je lève lesyeuxvers son visage impassible, à l’inverse de ses grands yeux verts attentifs ettourmentés. J’ose à peine imaginer les souvenirs qui doivent brasser et

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s’entrelacerdanssonespritenunimmensemaelstromdedouleuretd’horreur.—Toutcequeturacontes,çanesignifiepasqueCaernn’estpascoupable.Il

doityavoirautrechose…geintmon frèreenpassant lesdeuxmainsdans sescheveux.Cen’estpaspossible…Leiv lèveun instant la têteversnous,alorsque jesuis traverséed’un jetde

colère.— Erlend, Maja a vu quelqu’un dans le cimetière cette nuit, lâche-t-il

brusquement.Leregarddemonfrèresedétourneaussitôtdesonamipoursetélescoperau

mien.—Qu’est-cequeçaveutdire?Leiv pousse un soupir. Il semble épuisé, à bout de nerfs. Il attrape une

bouteilledebièreetlavided’untrait,avantd’adresseruneœilladecirculaireàlapièce, prenant soudain conscience que tout le monde l’écoute religieusement.PuisildirigesonregardversCaernetmoi.—Onarepérédestracesindiquantqu’unindividulesaépiésdansl’obscurité.Jelislapaniquedanslesyeuxdemonfrère,deplusenpluscrianteetvive.—Erlend,jenesuispasenmesuredet’expliquerexactementcequisepasse

ici.L’enquêteestencours,déclareLeivprudemment.Maisjemettraismamainà couper que le tueur est en lien avec Maja. Qu’on soit d’accord, ce n’estclairementpas lapositionofficielledelapolice, lesflicsd’Oslopensentqu’onvatropviteenbesognepourl’affirmeretquecetypeapeut-êtrejusteespionnéMajaetCaernparvoyeurismeaumomentoùiladisposéMadidanslecimetière.Unconcoursdecirconstance,ensomme.Un frisson s’empare de moi. En écho, Caern me pelotonne contre lui, me

communiquantcettechaleurdontj’aiéperdumentbesoin.—PourquoipasCaern?grogneaussitôtErlendenledésignantd’ungestedu

bras.Àsupposerquecenesoitpasluiletueur!—Çapourraitêtreenlienavectoiaussi,rétorqueCaernd’unevoixsombre.Matêtetourne.—L’assassinaabandonné lecorpsdeMadisur la tombedevotremère.Ce

n’estpasanodin,renchéritLeiv.J’ensuisconvaincu.—Unevengeance?— J’en sais rien. On cherche. Je t’assure qu’on remonte toutes les pistes

possiblespourarrêtercemaladeauplusvite.—PourquoiMadi?s’enquiertErlendenenfonçantsonvisagedanssesmains

d’unairbouleversé.

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—Jenesaispas…Lesilences’abatsurlapièce.Ilsemblehurlerplusfortquedescris,sûrement

parcequ’ilestchargéparladouleuretl’échodessuppliciées.Après un moment, Leiv se tourne vers nous et plante ses coudes sur ses

genoux.Sesyeuxbleusauxveineséclatéess’emparentaussitôtdemoi.—Maja, ma question va te sembler étrange, mais essaie de te concentrer,

OK?J’acquiesce,tentantd’ignorerlesvaguesdefroidquibalaientmonâme.—Est-ceque tuas le souvenird’un typeque tuauraispu froisserquand tu

étaisencoreiciauxLofoten,etquiauraitputesuivreàOsloetmême–pourquoipas?–àNewYork?Jepivotefaceàlasalleetm’appuiecontreletorsedeCaern.Celui-cis’adosse

aumuretpasseunbrasautourdemoncoupourm’empêcherdemesauveroudem’effondrer.—Non,jenecroispas.Jenemesouvienspasd’unetellechose.—Majan’estpasdugenreàchercherlesennuis,grommelleErlend.Leivarqueunsourcilenlorgnantendirectiondemoncompagnonsilencieux.

Erlendluibalanceunlégercoupdepoingdanslebraspourattirersonattention.—J’essaieden’occulteraucunepiste,OK?JesaisbienqueMajan’estpas

dugenreallumeuseouméprisante.Mais tuaspu temettreàdosunmec sansmême t’en rendre compte. Certains de ces malades sont extrêmementsusceptibles.Ilauraitpusesentirrepoussé,insulté,humiliésansquetuyprêtesattention.— Ça n’aurait pas de sens avec les deux premiers meurtres, lui rappelé-je

aussitôt.Etpourquoinepasmetuermoi?Caerngrogneàmonoreille, telun loupdéfendant sameute.Leivacquiesce

sombrement.Lesilenceretombesurnousaussifroidementquesionseprenaitdestrombesd’eausurlatête.— Les inspecteurs d’Oslo ont balancé des infos à leurs collègues de la

capitalepourqu’ils injectentdans lesystèmetoutcequ’onarassemblésur lesmeurtres,reprendLeiv.Ilssontdubitatifsparrapportàcesdixansdesursis.Ilspensentquecetypedetueurnepeutpass’arrêterpendantaussilongtemps,queçadevaitledévorer.Alors,iln’estpasimpossibled’imaginerqu’ils’estdéplacépendantce lapsdetemps,qu’ilacontinué,maisailleursqu’auxLofoten.C’estunepisteànepasnégliger.C’estpourcetteraisonqueSørensenetmoi,onestpersuadésque tues liéeà son rituel,Maja,d’unemanièreoud’uneautre. Il asuivitondépartettonretourici.

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—Vouspouvezidentifierdespersonnesquisesontdéplacéesvialeferryoul’avionouquesais-jeencore,non?demandeJens.—C’est unboulot de longuehaleine.Tu imagines les heures à passer pour

répertoriertoutça?Laplupartdescamérasenregistrentsurunmois,unan,toutauplus.Çameparaîtdifficile.D’autantqu’iln’estpasnonplusimpensabledecroirequeletueurhabiteicietsedéplacepourcommettredesmeurtresailleurs.Beaucoupde tueurs en série sont trèsmobiles, pournepas se faireprendre etcontinuer d’exercer leurs fantasmes en toute impunité. Il est plus difficile derelierdescrimesquandilssontcommiséloignéslesunsdesautres.LavoixrauqueetbassedeCaernfranchitsoudainleslimitesdeseslèvreset

m’engourditdepartenpart:—MadineressemblepasàAenna.Une sueur glacée couvre aussitôtmon épiderme. Les regards de Leiv et de

monfrèresebraquentsurmoncompagnonqui,placide,necillepas, laissantàsesmotslesoind’envahirlesespritsdevantcetteréalité.Leivglissesamainsursonmenton,tandisqu’Erlendbasculeenarrièresurlefauteuil,laminedéfaite.—C’estvrai,admetLeiv.Madineressembleàaucunedesfillesquiontété

tuées.ElleneressemblepasàMaja,dit-ilenposantlesyeuxsurmoi.—Ilviseraitpluslarge?proposeJens.—Non,commejel’aiexpliqué,lestueursensériesonttrèsritualisés.Comme

TedBundy,celui-cisemblechoisirdesvictimesquiontdestraitscommuns.Ilssuiventunschémaprécisauquelilsnedérogentjamais.—Alors,vousn’avezpeut-êtrepasencoretrouvéquelétaitsonschéma,lance

Frøya, me glaçant au passage. Peut-être que Sørensen et toi êtes sur unemauvaisepisteetqueçan’arienàvoiravecMaja.Je repère la tentative de Frøya pour me rassurer, mais peine perdue. J’ai

l’impression que je ne pourrai plus jamaismarcher dans la rue sans inspectersanscessepar-dessusmonépauleàlarecherched’unesilhouettesansvisage.—Ilsouhaitepeut-êtreseulementvouslefairecroire,ajouteAlexander.Leivsecouelatête,peuconvaincu.—Jenepensepas.Ilnepeutpasdissimulersondésirenverscesfilles.Ilne

leschoisitpasparhasard,augrédesonchemin.Illesveut,elles.Illespossède.Ilnesecontentepasdelestuer.Illeurarrachecequ’ellesreprésentent.Lagerbemeremontedanslabouche.—Jusqu’àprésent,iln’avaitrienmodifiédanssafaçondeprocéderoudans

sasignature,maislà…ajoute-t-ilavantdes’interrompre,laminesongeuse.—Ilsejouedevous.Ils’amuseetorientevosrecherches,suggèreJens.

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—Ilari.LetimbresombredeCaernmesaisit.Toutlemondetournelatêteverslui.—Danslecimetière,cettenuit.Jel’aientendurire.—Moi aussi, murmuré-je, me rappelant avec effroi ce son cynique, dénué

d’empathie.IlriaitdelamortdeMadi.Ilsemoquaitdenous.Demapeur.—Commes’il cherchait ànouspunir, ajouté-je,plongeant lapiècedansun

profondsilence.

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Chapitre34CaernLelacs’étendsousmesyeuxenunelonguenappeblancheverglacée.Entouré

demontagnesauxsommetsnimbésdeneige,ilsedévoiletelunécrindenacre.Uneauroreboréaledanseau-dessusdenostêtesetcréeunprodigieuxspectaclede lumière, formant des serpentins verdoyants dans le ciel et sur les eauxglacées. Quand j’étais gosse, quitter la ville grouillante d’Oslo m’avait parudifficile à vivre, mais quand nous étions arrivés aux Lofoten pour nous yinstaller, je n’avais pu m’empêcher de penser que l’archipel me ressemblait,sauvage,solitaire,perclusdesecretsqu’unœilpeuattentifnepourraitdécouvrirs’il restait à la surface des choses.Cet endroit ne déroge pas à la règle. Il estperdu sur l’île de Moskenes, aux confins des Lofoten, à une centaine dekilomètres de Svolvær. Nous sommes aumilieu de nulle part, perdus dans lanature profonde, avec tout ce qu’elle a de plus beau et de plus farouche àproposer.Dressée sur pilotis au bord du lac, une petite maison à la peinture rouge

écaillées’ydévoile,offrantunevuedecartepostale.Attachéeàunpilastre,unebarqueestprisedanslacangued’eaugeléeetparaîtbiensolitaire.Iln’yapasâmequiviveàdeskilomètresàlaronde.Nousavonsdûabandonnerlavoituresur la route secondaire pour accéder ici, empruntant un chemin constitué deplanches de bois et de sentiers à peine marqués au milieu de la végétationluxuriante.Àmescôtés,Maja,enveloppéedansuneépaissedoudoune,unbonnetrouge

surlatêteetunegrosseécharpeautourducou,s’abîmedanslacontemplationdel’auroreboréalequitissesesdessinsdanslecielsombre.Elleexhaledespetitsrondsdevapeur.Sesdoigts,entrelacésauxmiens,resserrentleurpression.Jelasensse relâcherde l’angoissequi, jusqu’àcequ’onarrive ici, lacontractaitdetoutesparts,commesidescâblessoushautetensions’étaientétirésàtraverssesmuscles.Nous sommes partis sur un coup de tête. La douleur a plié Maja en deux

pendanttroisjours,melaissantdémuniàsescôtés.Jenesuispashabituéàgéreruneautrepersonnequemoi-même,encoremoinssestourments.Dumoins,jene

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lesuisplusdepuisdixans.Depuislamortd’Aenna.Maisavecmasœur,c’étaitun lien différent. Elle connaissaitmes pensées, les vivait elle-même, à traverssonâme.Elleétaitmescellules,moncerveau.C’étaitfaciledenouscomprendre,denepasposerdemots,delaisserlesilencecoulerentrenous.Àl’inverse,Majaestcommeuneinconnuedontjebrosselescontourspourmel’approprier.Jeladécouvre encore. Je ne comprends pas souvent ce qu’elle pense oumême lesraisonspourlesquellesellem’achoisi.Jesaisisseulementcequ’elledéclencheenmoi.Laviolence,ladouceur.L’amour,lapeur.Ledésir,lacolère.Jesaisqueje l’aime,que jeveux lagarderàmescôtés,qu’elleest laseulefemmequinem’éveillepasdurejetetdelahaine.Elleestdifférentedetousceuxquiposentleregardsurmoi.Ellemevoit,mêmesi j’ignorecequ’elledistinguevraimentàtravers les particules abîmées qui me composent. Est-ce qu’elle filtre lesinformations ou est-ce qu’elle perçoit tout et m’accepte tel que je suisréellement?Je me suis accoutumé à vivre avec ma propre douleur, mes peurs et la

définition d’un univers écorné. La mort de ma sœur me hante et me hanterajusqu’àcequemespaupièressefermentàmontour,commeuneplaiebéantesurl’organefroidquibatderrièremescôtes,maisregarderMajasouffrirm’aparuencoreplusinsupportable.Faceàsespleursquil’ontsecouéependantplusieursjours, alors qu’elle était accrochée àmoi comme après une bouée de secours,toutunarchipeld’écueilsfunestes’estréveilléàl’intérieurdemapoitrine.Majamerendvivant.Ellemerendmeilleur.Or,jenepeuxpaslaisserquelqu’unmelavoler.Elleattiseenmoiuninstinctancestraldeprotection.JenesaispassiLeivaraison,si le tueurdérouleses tentaculesautourdeMaja,maissic’est lecas,s’ilessaiedes’emparerd’ellecommeill’afaitavecmasœur,jenepourraipasleregardermel’arracherensilence.Satêtetombesurmonépaule,jepresseplusfermementmamainsurlasienne.—Çafaitlongtempsquetun’espasvenueici?luidemandé-je.—Uneéternité.Monpèrem’aamenéepêcherilya…pfff,quinzeans.C’est

unbelendroit.Majadésiraitvoirquelquechosedebeau.Derassurant.C’est la raisonpour

laquelle nous sommes là, face à ce lac gelé qui semble figé dans le temps.Immuable.Elle a laisséunmot à son frère et sonpèrepour leur annoncernotredépart

pendantquelquesjourssansleurindiquernotredestination,etelleaappeléLeivpour leprévenirdenepas lancer toutes lespolicesdeNorvègeànos trousses.J’ai entendu Leiv crier dans le téléphone, en la sommant de ne pas partir –

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encoremoinsavecmoi,jesuppose–tantqu’ilsn’ensaventpasplus,maisellearaccrochésansluidévoileroùnousnousrendions.Àdirevrai,jenelesavaispasmoi-même, jusqu’àcequenousarrivionsdanscecoindésertde l’archipel.Endehors de la petite maison sur pilotis, aucune habitation ne se dresse dans lepaysage.Noussommesseuls.Livrésàlanatureetdélivrés,pourl’instant,d’unmonstre.Iln’yaquemoi.Etelle.Maja déverrouille la porte, mais comme le temps a fait son œuvre, elle ne

parvientpasàl’ouvrir,jedoislapousserd’uncoupd’épaule.Lebattantgrinceaffreusement et laisse des traces de poussière dans son sillage sur un vieuxparquetsombre.—Papa s’y est rendu l’étédernier,mais comme tupeux levoir, leménage

n’estpastropsonfort.Ildoityavoirungénérateursurlecôtédelamaison.—J’yvais.Jeposenotresacàcôtédel’entrée,contournelavieillebicoqueenlongeantla

terrasseettombeeneffetnezànezavecungénérateurd’unautretemps.AprèsplusieurstentativesinfructueusesoùjenousimaginedéjàdescendreversReinepour prendre un hôtel, celui-ci se réveille enfin. Depuis la maison, j’entendsMajapousseruneexclamation.De la lumière jaillitpar la fenêtreet se répandverslelacimmaculé.J’abandonnemeschaussuressouilléesdeneigesurleseuiletpénètredansun

salonrustique,agrémentéd’uncanapégris,d’unetablebasseetd’untapisbeigeauxpoilslongs.Unecuisineéquipéedemanièrerudimentairesedresseaufonddelasalle,séparéedusalonparuncomptoirenboissculpté.Jerepèreunpoêleàbois,entredeuxfenêtres.Enarrivant,j’airemarquéunbûcheràl’extérieur,prèsdel’entrée.J’entendslebruitd’unechassed’eau,etuneportes’ouvrepourlibérerMaja,

toujoursvêtuede la têteauxpiedsdesesvêtementschauds.J’enconclusqu’ilesturgentdedonnerdelachaleurànotrenouveaulieudeviepourlesprochainsjours.Lamaisonn’apasétéutiliséedepuisde longsmois.Ellebaigneencoredanssonjus,etl’hiveresttenace.Laneigeetlaglaceonttoutrecouvertparici.Unefoislepoêleallumé,jerejoinsMajadanslachambre.Elleestentrainde

rangernosvêtementsdansunplacard.Làaussi,lapièceestsobre:ungrandlitàla courtepointe blanche, des murs lambrissés et un seul tableau au-dessus ducadre de lit en barreaux qui dévoile les montagnes de l’archipel et sa mermagnifiquequisemblelesengloutir.Àbienyregarder,lesLofotenressemblent

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àdescrocspointuss’arrachantdeseauxfroidespourlibérerunegueulebéante.Quelqueparticirôdeunmonstrequelesîlesontforgé.Séduisantd’apparence,glacéàl’intérieuretprèsderompresesproiessoussesdentsaffûtées.Jenesuispassidifférent.Jesuiscommeelles.Fasciné, je m’en détourne pour contempler la jeune femme qui attise sa

convoitise,ainsiquelamienne.Ses mains délicates qui rangent nos habits avec soin. Ses longues boucles

brunesquidéferlentdanssondosenunemassesombreetsoyeuse.Lachutedesesreinsqu’unpullmoulantmetenvaleur.Malgrésonteintpâle,Majadégageunesensualitéetunedouceursanslimites.Remarquantmaprésencesouslecadredelaporte,elletournelatêteetdarde

sur moi son regard aux traits bleus, dont la beauté me semble aussi violentequ’unedouleurdanslapoitrine.J’ylisunamourdémesuré,défiantlamoralité.Sansbarrière.Plusaucunenes’élèvedésormaisentrenous.Ellesontétéabattuesdans le néant.Lapremière, il y a dix ans, à lamort dema sœur.Ladernière,quelques jours plus tôt, lorsque le manoir est parti en cendres, brûlant lesderniersmembresdesCorange.Pourtant,jeprendsconsciencequejenesaispasvivresans.J’ailesentimentdecréerdenouvelleschaînes.Autourd’elle.J’enaibesoin.Commederespirer.JemarcheversMajacommesi j’étaisunpeu ivre,m’arrête soussonnezet

lève lamainpour tracer le contourde sonvisage.Monpoucecaresse sa lèvreinférieureavecdélicatesse,commesijerisquaisdelabriser.Enunsens,c’estlecas.Monespritnefonctionnepascommeceluidesautres.Mespenséessonttropviolentes,tropdélétères.Mafaçond’aimer,anormale.Etmesdésirs,corrompus.Pourtant,ellem’accordesaconfiance,clôtlespaupièresentouteimpunité.Alors qu’elle bascule la tête en arrière contre la paume de ma main qui

l’enveloppe, m’offrant la vue de son cou et de ses lèvres entrouvertes, unedouleurmaculéedepeurgraviteenmoi.Oùquejesois,lamortm’accompagne.J’ail’impressionqu’elles’enrouleautourdeMaja.Qu’ellepassesoussesbras,le longde sondos, épousant les courbesde sagorgeetde ses seins. J’aipeurqu’ellesesoitéprised’ellecommejelesuis.Enposantlesyeuxsursabouche,lavisiondusangetdechairsdéchiréesmeprendlestripes.Jeplaquemeslèvressurlessiennespourl’effacer,aspirantsongémissement.

Sesmainsglissentlelongdemoncoupourm’attraperparlanuque.Ellesoulèveles jambesque je saisis àpleinesmainspour laprécipiter aumilieudesdrapsfrais.Alors que je suis dressé au-dessus d’elle, nos regards se figent l’un dans

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l’autre. Mes doigts soulèvent son pull, alors que les siens débouclent maceinture. Ces derniers jours, nous sommes restés soudés l’un à l’autre sansl’emprise du sexe et du désir, seulement voués à nous réconforter, à nousexplorer dans la langueur.Mais ici, soudain éloignés de tout, tandis que noussommesenfin seuls, il explosedenouveau, lacèremonesprit.Ma tête senoiesousdespensées toxiqueset séduisantes.Ladouleurpulseenmoietm’enivrelentement.Commechaquefois.Mamainglissedansson legginget le tirevers lebas ; lasienneprendmon

sexequidurcit,éveillantàtraversmesveinesunemerdeflammesenragées.Jelachasseaussitôt,libèresescuissesdutissu.Elleretiresonpull,jejettelemien,etunefoisquenoussommesnus,jemeruesurelle.Aucundenousn’esttendre.Ni elle ni moi. Nous luttons, bataillons, alors que nos corps s’unissent, nosbouchesscellées.JesuisheurtéedetoutespartspardesvisionsdeMajamorte,étendue sur le sol dur, son ventre ouvert, ses lèvres déchirées, ses yeux bleusmagnifiquesarrachésàlavie.Iln’yapassilongtemps,jenevoyaisquelecorpsdemasœurallongésurunetabled’autopsie,sonbustedégarni,misànu,duquelonarrachaitsonâme,etquelquepart,j’yprenaisduplaisir.Lavoirprivéedesonesprit,desafacultéàmehaïr,meblesseretm’aimersournoisement.C’étaitbonde la savoir morte. Maintenant, je ne distingue plus que Maja. Tournant enboucledansmatête.Soncorpsquim’appartient.Sonâme.Sonamour.Jelatuedans mes rêves pour mieux la posséder, puis je la ressuscite. Or, plus jel’imagine,pluslapeurcreuseenmoicommeunforet,etplusjesuisexcitéparcettedouleurlatentequesavisionetsaterreurréveillent.JenesaispascequeMaja lit sur mon visage, mais elle semble tout absorber. Mes démons, mesfantasmescruelsetabjectsquiferaientfuir laplupartdesfemmes.Laviolencenidifiedansmapoitrine.Moncœurmétalliques’animedanscettecruauté.Elledevientimmatérielle,dansmonesprit.Pasdansmesactes.Majanemegriffepaspour la projeter dans ma chair, plutôt que la sienne. Je ne frappe aucunmurjusqu’àm’enécorcherlesphalangespourl’éteindre.Jenelamordspas.Jeneluiprovoque aucune souffrance. Je n’essaie pas de la rendremuette. Je n’étouffeaucunde sescris,mêmesielle les retientenelle.Ma fureur sedéplace.Mue,commelapeaud’unserpent.Personnenesaigne,pourtant,j’ailegoûtdusangdans la bouche. Leiv a prétendu que lorsqu’on y avait goûté une fois, on nepouvait plus s’en passer. Peut-être a-t-il raison. Jeme noie dans la pensée dusang.Ilaapposésamarqueenmoi,etquoiquereprésenteMaja,elleafiniparl’incarner.Lemagnifier.Majam’observeàtraverssonplaisir.Ellesait.

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Ellesaitl’êtreanormalquejesuis.Etellem’aime.Ses jambes se referment autour de ma taille. Elle se donne à moi comme

personnenel’ajamaisfaitavantelle.Lesangs’effacelentementdemonregardpour libérer le visage sublime deMaja qui hante chacune de mes nuits. Quipersonnifielebonheuretlaviolencedansuneétreinteindissociable.Sabouchejointeàlamienne,ellejouitensilence,sonsouffleseperdantcontremoi.Jemegorgedeseshalètements,desesmainsquiseretiennentàmesépaules,desondosquisecambrejusqu’àjoindrechaqueparcelledesapeauàlamienne,etjejouis à mon tour, la mort me fuyant enfin. La virulence se relâchant et sedispersant dans la chambre sans qu’elle n’ait éclaté ailleurs que dansma tête.Elledisparaît.Presquetimide,unelarmeseformeauborddesescilsetroule lentement le

longdesapommette.J’ensuisletracé,hypnotisé,puismurmure,seslèvresprèsdesmiennes:—Tueslaseulequimedonneenvied’aimer.Unsourires’esquissesursaboucheavantqu’ellenefondesurmoi.Sonbaiser

estlent,aprèslafouguedenosébats.—Quelquefois, j’aipeurdesavoircequ’ilyalà-dedans,murmure-t-elleen

caressantmonfront.—Jesais.—Pourtant,parfois,j’éprouvelebesoindecomprendre.—Parcequetuveuxtrouverceluiquej’auraispuêtresiseulementj’avaiseu

unevienormale?— Non, je t’aime tel que tu es. Complexe. Sauvage. Je souhaite juste te

connaître,mêmesiçam’effraie.Ellesetaituneseconde,puismelancebrusquement:—TucroisenlathéoriedeLeivmaintenant,n’est-cepas?Cellequimeplace

aucentredetoutça.—Pourquoitupensesàçamaintenant?m’étonné-je.—Tamanièredemeregarderpendantquetumefaisaisl’amour.Tun’espas

untueur,Caern,maisj’aiparfoislesentimentquetuescapabledesaisirsafaçondepenser.Dérangéparsespropos,jepeineàdéglutirenmefondantdanssesyeux,puis

basculesurledos.Lepoêlen’apasencoreréchauffélapièce,sibienquesanslecorps chaud de Maja sous le mien, le froid vient instantanément mordre machair.Majadoitlesentiraussi,carellesepelotonnecontremoi,fourresonnezprèsdemonbras,puissedressesuruncoudepourmeregarderenface.Alors

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qu’elle se montre peu déroutée par mon silence, ses iris bleutés fouillent lesmiens. Une douleur se diffuse en travers de ma poitrine comme si elle yenfonçait une tige d’acier, si bien que je finis par me relever. J’enfile moncaleçonetmonpantalon,passelamaindansmescheveux.—J’aiunpeufaim.Jevaisnouspréparerunsandwich.Sansouvrirlabouche,Majameregardesortirdelachambre.Unmincefilet

de sueur couvre mon dos. Je passe dans la cuisine, sors une bière que jedécapsule, en avale un trait épais, puis plonge dans le frigo pour préparer unencasconvenable.Quelquesminutesplustard,j’entendsl’eaudeladouchequicoule depuis la pièce voisine. Jem’adosse alors au comptoir, plante le regardverslafenêtre,endirectiondulacgelé,etmedemandesieneffetmespenséessinistressemarientvraimentaveccellesd’untueurabandonnantdanssonsillagedesfemmesàl’âmearrachée,commecelledemasœur.Est-ceque,parcequejepossèdeunespritcassé,jesuiscapabledecomprendreunêtredémoniaque?Est-ce parce que je le suis moi-même, comme l’ont toujours prétendu ma mère,Sørensenet touteuneville?Suis-jetraversédesmêmesdésirsquecethommequiaprislaviedecesfemmes?Parcequejelesdétestemoiaussi?Qu’aucune,endehorsdeMaja,n’éveilleriend’autreenmoiquedelahaineetdelacolère?Jel’ignore.Jenesuispascertaindevouloirledécouvrir.Unefois rincéeethabillée,Majamerejointsur la terrasse,enveloppéedans

sonmanteau.Vêtud’ungrospull, jeme tiens en appui contre la rambarde enbois,faceauxvolutesverdoyantesquisedessinentdansleciel.L’auroreboréalesemble danser au-dessus de nos têtes dans un ballet hypnotique. Je désigne àMaja le sandwich que je lui ai préparé et que j’ai déposé sur une petite tablederrièremoi.Elles’enempareetmeremercied’unsourire,puisellemerejointetsecaleàsontourfaceaulacquiscintilledegivreetd’éclatsd’émeraude.—C’esttellementbeau,déclare-t-elleavantdecroquerdanssonpain.J’acquiesce en l’admirant sans discrétion, tandis qu’elle me lorgne, tantôt

fixant le lac, tantôtmoi.Unmince sourire s’étire sur ses lèvres.Elle finit parabandonnerlesandwichsurlereborddelabalustradeet,lesyeuxancrésversleciel,ellemurmure:—Tum’as regardéecommesi j’étais laproiedece tueur.Tuavaispeur, je

l’aivudanstesyeux,maisilyavaitautrechoseaussi,quej’aidumalàsaisir.Deplussombre.Quit’appartient.Quifaitpartiedetaviolence.Detafaçonde…mettre en forme tes désirs. Tu ne m’as pas demandé de te blesser pour lescanaliser,ettun’aspascherchéàmel’imposer,toutcommed’étouffermescris.Àbieny regarder, çaauraitpusemblernormal,maisçane l’étaitpas.Ceque

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nousavonsfaitdanscettechambren’avaitriend’ordinaire.Lesimagesdonttuparlessouventmefontpeuretj’ailesentimentquepeut-être…—…ellessontsemblablesauxsiennes,achevé-jepourelle.Elle acquiesce sombrement. Je hausse les épaules et me penche vers son

visage,pourme retrouver face à sesyeuxdans lesquels les teintesde l’auroreboréalesereflètentetdansottent.—Jenepeuxpaslesavoir,Maja.Jepeuxjustetedirequequandjeteregarde,

quand je me prends les sentiments que tu éveilles en moi au visage, leurviolence, la douleur et l’envie de les ressentir, alors oui, je me dis que je lecomprends.Quetupeuxhanterquelqu’un,jusqu’àlerendredingue.Parcequetume rends fou,quemes images te souillentdansma tête, indéfiniment,mais tuparviensaussiàfairedemoiunêtremeilleur.Contrairementàlui,tumesauves.Tumemontresquelquechosedebeau.Unavenirauqueljepeuxcroire.Bouleversée,ellelèveunemainetlapasselelongdemajoue.Seslèvresse

déposentsurlesmiennesetmevolentunlangoureuxbaiser,puisunsourirevientlesfrôler.—Alors,jesuisheureuse,chuchote-t-elleenseglissantcontremoi.Jel’étreinsd’unbras,enserrelabalustradedel’autremainetcontemplelelac

solitairesurlequelsereflètemonâmeimpitoyable.—Maistuneveuxpassavoirlesimagesquisontdansmatête?demandé-je,

prisd’unecuriositémorbide.—Tusouhaitesmelesraconter?—Non.Ellerelèvelesyeuxjusqu’auxmiensetsembles’égarerenmoi.—Alors,jen’aipasbesoindelesconnaître.Siunjour,tuenéprouvesl’envie,

jeserailàpourlesentendreetlessupporter.—Mêmesiellessonthorriblesetobscènes?—Oui,parcequejesaisqu’ontelesaimposées.—Qu’est-cequeçachange?Jelespensequandmême.—Ellestefontsouffrir.—Etellesm’excitent,Maja.—Maistunefaisriendemal.—Dansma tête, j’enaienvie.Çapulseenmoiaussi fortque toncœurbat

contrelemien.Qu’est-cequeçaditdemoi?—Quetuesplusfortquecetueurquileslaisseexploser.Jemecrispecontreelle, lève les sourcils, troublépar sa façondeconcevoir

cesimagesquimeharcèlent.

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—Toi,tunetentespasdevivreàtraverselles.Tuessaiesdet’endébarrasser.Tucherchesunevienormale,uneviedifférentedecellequetuasconnue,sinoncommentexpliques-tuque tu sois avecmoi?Tuauraispu te contenterdecesfilles que tu payais, sans jamais t’attacher à personne, pour continuer de fairevivretesfantasmes.Maistueslà.Tum’aslaisséeentrerdanstonmonde,tut’esconfié à moi et tu modifies tes désirs pour que nous soyons ensemble. Cesimages,Caern,ellesnesontpastoi.Aprèscesmots,lesilencedevientsiprofondici,aumilieudesmontagnes,sur

ce lacà laviegelée,qu’il sembleposséder le territoire. Ildevientuneentitéàpart entière. Il hante le décor, comme dans un cimetière où seuls les mortspeuventhurlersansquenulnepuisselesentendre.Personnen’entendjamaislecridusilence.Saufelle.Jeprendssonmentonentremesdoigtsetmurmure,mesyeuxdanslessiens:—TuesmonValknut,Maja.Tulibèresmonâme.—Mais jen’aipas l’intentionde teconduireailleursqu’ici,me lance-t-elle

dansunsourirecoquinenmedésignantlerorbu.—C’estbienmieuxqueleValhalla.

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Chapitre35MajaJemeglissehorsdesdraps,lagorgedesséchée,marchejusqu’àlacuisine.Je

n’allumepasdelumière.L’auroreboréalegraviteencoredanslecieletdonneunsemblantdevisibilitéàlapièce.J’ouvrelefrigo–quenousavonsremplipourunesemainedevacancesensolitaire–,attrapeunebouteilledelait,quej’ouvreetboisàmêmelegoulot,puislarange.Moncorpsestendolori,commesij’avaisbeaucoup couru. Caern fait l’amour comme d’autres font la guerre. Avecférocité.Mêmes’ilcontrôlecequ’ilaentête,mêmes’ilmuselleaufonddeluisesfantasmesétranges,saforce,sonempriseainsiquesonexcitationnepeuventêtreendiguées.Ellesresurgissentetfrappentcommeunevaguedetrentemètres.J’enressorssonnée,écraséeparsaprésenceetdanslemêmetemps,languissanteet heureuse. Quoi qu’il ait à l’esprit, il se laisse aller avec moi. J’ai bienconscienceque jenepeuxpas totalementdéconstruirecequ’on lui aenseignétoute sa vie : sa détestation de lui-même entraînant sa haine à l’égard desfemmes.Jenepeuxqueluimontrerunautrechemin,unquisoitpluséquilibré,un où l’amour n’est pas incarné par l’humiliation et lamaltraitance, un où unbaisersignifie laprofondeurd’unsentiment,unoù lescaressesnesontpas lesprémices à une souffrance. Je fonds encore, telle une glace au soleil, enl’entendant me murmurer que je représente son Valknut. Ça signifie tant dechoses pour lui. Sa libération. Comme un ange déchu à qui l’on rendrait sesailes.Adosséecontrelaportedufrigo,jecontemplelesmouvementsdesparticules

vertesdans leciel,unsourireaux lèvres.Jesuiscontentequ’onsoitvenus ici.Nousavionsbesoindecettesolitudeàdeux.J’avaisbesoindelesentirprèsdemoi, de communiquer avec lui, de me sentir importante et précieuse. J’avaisbesoin d’être rassurée et comprise. Caern voit le monde à travers un regarddifférent et, quand il le pose surmoi, j’ai la sensation de devenir unmaillonessentielde sonexistence. Jedeviensunboutde sonunivers, et çan’apasdeprix.Unbruitattiresoudainmonattention.Jepenchelatêtepar-dessuslecomptoir

et repère sa silhouette massive sous le cadre de la porte. Bras croisés sur la

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poitrine,sescheveuxtombantsursespectoraux,ilm’observedanslapénombre.—Jesuisdésoléedet’avoirréveillé.Ilhausseuneépaule.—Jenetesentaisplus.—Jemouraisdesoif.J’aimalpartout,lancé-jeavecunepointed’humouren

feignantdemasseruneomoplate.Ilserenfrogne,passelamaindanssescheveux.— Ce qui est un compliment, crois-je bon de lui expliquer, en levant un

sourcilmoqueur.—Vraiment?—Oui!Jecontournelecomptoirpourlerejoindre,meplantesoussesyeux,ledéfie

duregardavecunsouriretaquin.—Quelle femmene rêvepasd’unamant sexyet sauvagequi lui ravive les

musclesavecunenuitd’amour?Illèvelamainetlalaisseglisserlelongdemoncou.—Unjour…commence-t-ilàvoixbasse.…unjour,j’aimeraisêtrecapable

detedonnerduplaisirsanséveillerladouleur,sanspenserauximages.Justetoi.Mais pour l’instant, je n’y arrive pas. Quand je te touche, j’ai besoin de teposséderensuite,sinonj’ail’impressionquematêtevaexploser.Jen’arrivepasàyrésister.— Ça viendra. Je ne suis pas pressée, et tu me donnes déjà beaucoup de

plaisir.—Tun’astoujourspaspeurdemoi,Maja?—Non,luiconfirmé-jeenmerapprochantdelui,poussantsamainsurmon

coudansmescheveux.J’aitouteconfianceentoi.—Mêmesimesfantasmestefontpenseràceuxd’untueur?Jefrissonnecontrelui,croisesonregardattentif,avidedeconnaîtrelavérité.— Ce n’est pas ce que j’ai dit. J’ai formulé l’hypothèse que tu pouvais

comprendresoncheminementdepensée,etqueparfois,lorsquetumeregardes,tumedonneslesentimentdevouloirmedévorer.—Etçanonplus,tun’enaspaspeur?—Non.—Pourquoi?Jeluilanceungrandsourire.—Parcequej’apporteunenouvelledéfinitionàtonmonde.Il répondàmonsourireen reculantdans lachambre,m’entraînantdans son

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sillage.—C’estvrai.Unetrèsbelledéfinition.Il se laisse tomber dans le lit, en me tenant par les hanches. Il rabat la

couverturepar-dessusnosdeuxcorpsemmêléset tourne la têtevers lamiennelorsqu’ilmebasculesur lecôté,demanièreànouspositionnerface-à-face.Duboutdesdoigts,iltraceuneligneinvisiblesurmonvisage.J’embrasselapulpedesonindexlorsqu’ilpassesurmeslèvres.—Et peut-être que je trouve ça rassurant finalement, avoué-je, figeant son

doigtcontremajoue.Ilarqueunsourcilinterrogateur.Aussi,j’ajoute:—SiLeivaraison,quecetueurenaaprèsmoiouqu’ilestliéàmoid’une

quelconquemanière…Ilsecontracte.Sonregarddevientmétallique.—…pouraffronterunmonstre,peut-êtreest-ilnécessairedelecomprendre.—Ettupensesquej’ensuiscapable?—Jenesaispas.—Tupensesquejesuisunmonstrequipeutparleràunautremonstre?Jesecoueviolemmentlatête,lessourcilsfroncés,engrimaçant.—Non,biensûrquenon,tun’esriendetel!Justequetuasdesimagesdans

latête,etpeut-êtrequeletueuraussi.—Jenecroispasqu’ellessoientsimilaires.Chacunasafaçondeconcevoirla

vieoulamort.Mafaçondeteregarderestlamienne,Maja,etjenevoudraisquepersonned’autrenet’observecommemoi.Je prends sa possessivité soudaine comme un éloge. Sa manière animale

d’aimer.Sonregarddevenantplusprofond,ilmedemandeduboutdeslèvres:—Tupensesquejepeuxteprotégerdelui?J’acquiesce, luidérobantunfrisson.Sonexpressionsemodifie,commesi je

luioffraisuntrésorsurunplateau.—Tuasconfianceenmoiàcepoint-là?—Oui.Tuesuneforcedelanature,etjecroisquetuescapabledetoutpour

protégercequetudésires.—Oui,de tout,avoue-t-ild’unevoixpleinedeconvictionavantdedéposer

unbaiserbrûlantsurmeslèvres.Salangueglissedansmabouchequand:—Jecroisqu’eneffet,tuescapabledetout,intervientbrusquementunevoix

sombredepuislepasdelaporte.

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Jemetétanise,sensunfiletdesueurglisserdansmondos,alorsqueCaernseredressedanslelit,commemontésurressorts.Lecanond’unecarabinefigesonmouvement,tandisquej’écarquillelesyeuxdestupeur.—Bougepas,connard!—Maisqu’est-cequetufais?m’écrié-jeenm’asseyantàmontour,ramenant

lacouettecontremapoitrine.Unedéferlantedecolères’abatsurmoiquandjecroisesonregardsoulignéde

lourdscernesnoirs.Sesirissontparsemésdeveineséclatées,commes’iln’avaitpasfermél’œildepuisdesjours.Ilsefendcependantd’unsourireobséquieux,vibrantderage.Toutenluisembleemplidefureur,jusqu’àendessinerdesridessursafigure.—Qu’est-cequejesuisentraindefaire,Maja,selontoi?Tuparsici toute

seule,aveccetypequ’onaccused’avoirtuédesfemmes,aumilieudenullepart.Tu éteins ton téléphone. J’ai mis trois jours à te retrouver, bordel. Tu escomplètementinconsciente!— C’est toi qui perds la tête. Baisse cette arme immédiatement ! Tu

t’immiscesdansmavie.Tudérogesàtonrôle!—Aucontraire,jesuisbiendedans,etjecomptebiencontinuer.Caernaungenouenfoncédanslematelas,l’autreàmoitiérelevé,commes’il

étaitprêtàbondir.Sonregards’orned’ombresenfixantlecanonnoir.Ilsembleconcentré,commel’estunfélintapidanslesfourrés,prêtàsauteràlagorgedesaproie,maispour l’heure, les rôles sont inversés, l’arme tenant lieudecrocsparésàdéchirerlapeauetlachair.—Tudors auprèsd’unmeurtrier,Maja.Tues la seule ànepas t’en rendre

compte. Je ne peux pas t’abandonner sans réagir et te laisser mourir. C’estimpossible…—Caernnemeferaitjamaislemoindremal.Ilrit.—Caernestcapabledetout, ilvientdetel’avouer.Il te tueraquandilaura

enviedesatisfairesondésir!merétorque-t-ilenappuyantsurlemot«désir»commesic’étaituneinsultesuprême.Avantquej’aiepuouvrirlabouchepourriposter,illancesurlematelasunjeu

deserflex,penchelatêtesurlecôtéenfixantCaernd’unregarddur,etjetted’untontranchant:—Attache-laauxbarreauxdulit.C’estentretoietmoi,n’est-cepas?Caern ne le quitte pas des yeux, alors que je saute au bas du sommier. Le

canonsepointeaussitôtverslatêtedeCaernetmestoppedansmonélan.

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— Maja, je te jure que je tire si tu bouges encore. Laisse-le t’attachertranquillement.Nem’obligepasàt’imposerça.—Qu’est-cequetucomptesfaire,bonsang?Tudeviensfou!—Non,jen’aijamaisétéaussilucidedemavie.—Tucomptesl’abattrecommeunanimal?—C’estcequ’ilest,Maja.Riendeplus.Unputaind’animalqu’onauraitdû

piquerdepuislongtemps.—Jenepeuxpascroirequetudisesunechosepareille.Commentpeux-tute

montreraussiinhumain?—Ilvioleetouvreleventredesfilles,etjesuisinhumain?s’insurge-t-ilen

agitant son arme, ses doigts crispés autour de la crosse. Attache-la, nom deDieu!crie-t-ilàl’égarddeCaernquinecillepassouslesaccusations.Ilasûremententendutellementpirequeça.—Non!m’exclamé-jeenreculantvivement,alorsqueCaernentameungeste

poursesaisirdesserflex.— Tu n’as plus l’esprit assez clair, Maja, reprend-il. Tu ne vois pas les

évidences.Caernestunmeurtrier!Tucomprendsça?—Jecomprendsseulementquetuesobstinésansaucuneraisonvalable.Tu

n’as aucune preuve pour étayer quoi que ce soit. Tu veux me protéger d’undangerquin’existepas.—Ohsi,ilexiste.Caern,obéisgentimentmaintenant.M’obligepasàsouiller

lesdrapsàcôtédeMaja.T’aspasenviequ’ellevoieça,j’ensuissûr.Dépêche-toi.Caern cille, tourne la tête versmoi, plonge dansmon regard avec une telle

force qu’il me secoue physiquement. Je me tasse contre le mur, prête àm’élancer,mais terroriséeà l’idéeque samenace soitmiseà exécution. Ilyaunetelledéterminationetunetellefoliedanssavoix.J’ail’impressiondenepasle reconnaître, d’avoir affaire à un étranger. Je me heurte à une convictionaveugleetdémente.Jenesaispasquoifairepourl’endiguer.Caernglissejusqu’àmoi,lamâchoirecrispée,lesyeuxravageurs.L’étincelle

dans ses prunelles s’est éteinte d’un coup, remplacée par une autre lueur surlaquellejeneparvienspasàposerunedéfinition.—Arrêteça!supplié-jeenmetournantverslagueulebéantedesacarabine.

Jet’enprie.Tuveuxmeblesser?Mefairedumal?C’estainsiquetuconçoisl’affectionquetuprétendsmeporter?Une crispation parcourt ses traits. L’arme s’agite au bout de ses doigts

nerveux. Des rides se forment sur son visage, changeant ses expressions de

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déroutéàentêté,deblesséàcourroucé.—Je veux te sauver, tu ne saisis doncpas ?Tu es sous son emprise. Il t’a

labourélecerveau.Jerègleleproblème.Jesaisquetuvasm’envouloir,j’enaiprismonparti,maisc’estunmoindremalentretesauverettonamourpourmoi.Jepréfèretesavoirenvie,Maja,mêmesij’ailesmainssouillées.Jet’aimetroppourteperdre.—Iln’arienfait!Cen’estpasluiletueur.Caernattrapemonpoignet,m’attireverslelitetnoueleserflex.J’abatsmon

regardsurlui,maisiln’ouvrepaslabouche.Jen’arrivepasàliresursestraitsfermés.Ilestd’uncalmefroid,presquerésigné,etladouleurs’injectedansmesveines, tel de l’acide. Je suis perdue, dévastée.Mon cœur bat jusque dansmatête.—Non,jet’enprie…tenté-jeentirantsurmonpoignet.—Maja,murmureCaernd’unevoix lugubreen resserrant saprise surmon

bras.—Neluiparlepas!Attache-laetactive-toi.—Qu’est-cequetuvasluifaire?hurlé-jeententantdemedébattre.Lefusils’agiteaussitôt.—Clorel’histoire.—Non!Pascommeça.Ildoityavoirunautremoyen.Écoute-moi…—Iln’yenapasd’autres.Turefusesdemecroire.—Cen’estpasuntueur…arrête!—Caern,attache-la,bordel,crie-t-ilàsontourd’unevoixvibrante,leslarmes

bordantseslongscilsnoirs.Caernsecrispesousleshurlements,lessourcilsfroncés.Ilsaisitmonpoignet

avecforcecettefois,passeleserflexautouretlefixeensuiteaubarreaudulit.Une fois que je suis entravée, il lève lamain pour caresserma joue avec uneimmensedouceur,sonregardseremplissantsoudaind’amour,decolère,depeur.—Nelatouchepas!hurle-t-ilenécho,arrachantuntressaillementàCaern.

Reculemaintenant.—Jet’enprie,arrête,cen’estpasunassassin.Toinonplus!Nefaispasça!

Nemeleprendspas.Jel’aime,tuentends?Sousmesmots,ilsecontracteviolemment,reculeetheurtelaportecommesi

jeluiavaisbalancéuncoupdepoing.Caernamorceungeste,maislecanonsebraquesurmonvisage.—Jouepasàça.Ils’immobiliseaussitôt.

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—Enfileunfrocetsuis-moi,luiordonne-t-il.Avecdesmouvementsprudents,Caernobéit,serelèvedulit,attrapesonjean

sur la chaise et le passe rapidement. Il commence à attraper sonpull quand ill’arrête:—T’enaspasbesoinlàoùtuvas.—Non!crié-jeaussitôtenm’agitantsur lebarreau, faisant trembler tout le

lit. Jene te lepardonnerai jamais. Jene te regarderaiplus jamais. Je tehaïrai.Plusjamaistunemeverras!Tun’existeraspluspourmoi.Tuserasmort!Tuentends?—Oui, je t’entends, petite sœur. Je t’assure.C’est unmoindremal pour te

protégerdelui.—Iln’arienfait!dis-jeensentantlessanglotshachurermavoix,leslarmes

danslesyeux.Caernfermelespoingsenlesapercevant,maisiln’ouvrepaslabouche.— Si, répondmon frère d’une voix assombrie. Tu refuses seulement de le

voir.IlsetourneversCaern:—Viens.Ilreculedanslapièceprincipale,lecanonpointantversletorsedeCaern.Ce

dernierlèvelesyeuxversmoi,lamâchoiresifigéedansunétauqueledessindesesosapparaîtsoussonépiderme.Sonregardmeparaîtalorssidéterminéquedesboutsdeglaces’enfoncentenmoi.—Caern,non…—Jet’aime,m’avoue-t-il,avantdefranchirleseuil.Je me mets à hurler, à m’agiter en tous sens pour tenter d’arracher mon

poignetduserflex,envain.—Erlend, je t’ensupplie,arrête,arrête…Erlend,si tum’aimes,ne faispas

ça!Jetejurequejenetelepardonneraijamais.J’entendslaportequiclaque.—Caern,jet’aime!crié-jeàmontourdetoutesmesforces.Maisilnepeutpasmerépondre.Iladisparu.Je passe les quelques secondes suivantes, hystérique, à hurler à pleins

poumonsdansl’espoirdeconvaincreErlenddecessersafolie,puisdansl’espoird’évacuerma terreur, et enfin, quand je suis à bout de souffle, je tente demecalmer,de recouvrer toutmonsang-froidpour trouverunesolution.Leserflexest fermementnouéautourdemonpoignet, et lesbarreauxdu lit sont solides.Horsdequestiondelesrompre.Jenepeuxpasatteindrelacuisineentraînantun

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litdeuxplacesderrièremoi.Jenepasseraipaslaporte.Jerepèremonsacàmainjetécontrelemur.Évidemment,entendantlebras,jenepeuxpasl’atteindre.Jebalanceunebordéede juronsdans lapièce, tentedeme leverdumatelaspourjeterunœilparlafenêtre,maisjenedistingueriendanslecrépusculeperpétuelde la nuit polaire. Je n’entends aucun coupde feu, alors jeme raccroche à cesilence. Je dois me dépêcher. Je me laisse glisser au maximum le long dusommier,et tends la jambeetmonpiednupour tenterd’agripper la lanièredemonsac.Jetirelelitpourlerapprocherdavantagedumuretêtreplusàl’aise.Jeparviens alors sans trop de mal à glisser le lien de cuir entre mes orteils, leramènesurlelitetl’ouvreàtoutevitessemalgrémesmouvementserratiques.Jesouffle fort par la bouche, comme si je courais et que je devais mesurer marespiration pour remporter la compétition. La peur rugit en moi. Je l’avaiscôtoyéedanslecimetièrelorsqueletueurétaitdissimulédanslesombres,aprèsavoirabandonnélecorpsdeMadidanslaneige.J’avaisétéeffrayéeau-delàdece que je pensais possible, mais en réalité, cette peur devient subitementdérisoire. Elle ne représente plus rien par rapport à celle que je ressensmaintenant,quimetraversecommedesboutsdemétalacérés.SiErlendmevoleCaern,jenem’enremettraijamais.Jeneveuxpasperdrelesdeuxhommeslesplus importants de ma vie sous un prétexte erroné. Caern ne mérite pas demourirainsi,alorsqu’ilcommençaitàpeineàsavourerdesplaisirsqu’iln’avaitjamaiseus.Alorsqu’oncommençaitàpeineàs’aimer.Jeveuxleconnaître.Jeveuxvivreaveclui.Jeneveuxpasleperdre!Jetirematrousseàmaquillagedemonsac,l’ouvreentoutehâteetm’empare

dupetitciseauauxlamescourbesdontjemeserspourmecouperlesongles.Jeleposeaussitôt contre leplastiquedu serflex, suisobligéedem’y reprendreàplusieurs reprises pour le trancher, le ciseau n’étant pas habitué à une tellematière.Quandilcèdeenfin,jemeruedanslesalonensimplepyjama,enfoncemespiedsdansmesbottesetsansprendremonblouson,meprécipiteau-dehors.Lefroidmesaisitaussitôt.Leventestdru,fouettemonvisage.Lapremière

chosequimeprendlecœurdansunétau,c’estcesilence.Étouffant.Quisemblem’écraseràterre.Puislasolitudequis’emparedemoi.L’impuissance.Jescruteles alentours sans rien percevoir, m’enfonce dans la neige, commence àdescendreverslesentiermenantàlavoiture,plusloin,derrièrelamontagne,etm’arrêtesoudain.Unfrissonlongemacolonnevertébrale,commesijepouvaissentirlecanonbraquéentremesomoplates.Jepivoteaussisec,remonteàtoutesjambeslecheminetplongeleregardverslelacgelé.Deux silhouettes avancent l’une derrière l’autre sous les reflets de l’aurore

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boréale.Quelcurieuxdécor,nepuis-jem’empêcherdepenserenconsidérantlelacblanc, telleunepièced’argent jetéeaux trollsdesmontagnes,etmon frèrequi menace l’homme dont je suis tombée amoureuse pour me protéger d’unmonstrequin’estpaslà…Je me précipite vers la glace, ralentie par l’amas de neige dans lequel je

sombre presque jusqu’aux genoux. La chaleur du rorbu me semble soudainlointainealorsquejenel’aiquittéequedepuisquelquesminutes.J’aipeurdeneplussentircelledeCaern,sonsouffledansmescheveux,safaçonbrutaledemeregarder et celle, plus pernicieuse, de penser. Je veux avoir une chance de leconnaîtredavantage,del’explorer,delefairemien.Jecours,leslarmesdébordantsurmesjoues.Jepousseuncrilorsquej’atteins

lelac:—Erlend!Mon frère se fige, ledos roide.Caern se retournevivementversmoi. Jene

distingue pas son visage de là où il est. Je continue de courir, glissant sur laglace.Unbruitgrondeendessousàchacundemespasprécipités,telunmonstremarinattendantsagementderomprelasurfacepourmedévorer.—Erlend,attends!Jet’ensupplie!Maisilnem’écoutepas.Lebruit d’unedétonation résonne aumilieu desmontagnes.Laglace tonne

sousmes pieds, alors quemon esprit semble se vider, la terreur et la douleurl’engloutissantdansleursméandressansespoird’enréchapper.

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Chapitre36CaernLe ventmordma chair sitôt le seuil franchi. Erlend a eu l’amabilité deme

laissermettremesboots.Sanschaussettes,laneigesefrayetoutefoisuncheminsournoisentremonjeanetlecuirdemeschaussures.Maiscen’estpaslefroidle plus dur à endurer, ni le canon braqué surmes omoplates oumême ce quirisquedesuivre,maislescrisfrénétiquesdeMaja,sadétresseprofondequimeheurte et ses mots qu’elle me jette à travers la cloison comme si c’étaientréellementlesderniersqu’ellepouvaitmeconfier.Jen’aiaucuneenviequ’ilslesoient.Jeveuxl’entendreencoremecrieràquelpointellem’aime.Oui,crier,àmoi.Ledégénéré.Lemonstre.Erlendm’obligeàdescendrelelongdelamaisonendirectiondulac.Àpeine

avons-nousquitté lerenfortdespiliersquisoutiennent lerorbuquedesrafalesmeconstellent lebustede leursmorsuresviolentes.Levent rugitpar ici, sansentrave, balayant l’immensité du lac. En posant le pied sur la surface glacée,celle-ci craque, les eaux grondent en dessous. De loin, on le croit blanc etimmaculé.Deprès,ilestsombreetimpatientdedévorer.Laglaceestminceprèsdesberges,maisqu’enest-ilaumilieudel’étenduelaiteuse?—Avance.J’obéis,glisseavantdemestabiliser,etprogresselentementvers lecœurdu

cirque rocheux. Erlend est prudent. Il reste à plus d’unmètre derrièremoi, lecanondirigé versmondos. Je n’ai aucune échappatoire.Aucunmoyendemedéfendre.Aucundem’abriterpouresquiverlesballes.Quelgenrededommagespeutoccasionnercetyped’arme?S’ilmetireenpleinetête,peudechancequej’enréchappe,ilferadelabouilliedemoncerveau.Maiscen’estpeut-êtrepassonbut.Cherche-t-ilàm’effrayerpourque jequitteMaja?Oubiena-t-iluneautre idée ? Je fixemes chaussuresmartelant la surface givrée et les eaux endessous qui doivent être pires qu’une chambre frigorifique, puis tournelégèrement les yeux par-dessusmon épaule pour observer Erlend. Son regardtraîneverslesmontagnessculptéesetlesvolutesvertesdel’auroreboréalequinous tiennent lieudedécor.Àquoipense-t-il ? Il paraît songeur.Ses iris sontrougis, comme s’il avait pleuré avant de venir ici. Je lis l’abattement sur ses

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traits.Ilsemblelasetéreinté.Etagitéaussi.Sesdoigtstremblentsurlacrosse.Iln’estpassûrdelui.Majaaprobablementréussiàébranlersonsang-froidousesconvictions.Passurmaculpabilité,çanon, jenemefaispasd’illusion.Plutôtsursonaveniravecsasœur.S’ilmetue,illaperd.S’ilmegardeenvie,aussi.Lechoixestmince.Jemelècheleslèvresd’uncoupdelanguerapide.J’ailabouchepâteuse,et

unedouleursediffusedansmestripes.MoinonplusjeneveuxpasperdreMaja.Jusqu’à présent, ça ne m’aurait fait ni chaud ni froid qu’un type me menaced’unearmepourmettreuntermeàmonexistenceinsignifiante.Jen’ytenaispasplusqueça.Ilm’auraitmêmerenduservice.Çam’auraitévitéd’appuyersurladétente.Neplusrentreraumanoirpouraffronterleregardméprisantdemamèreoum’occuperducadavreencoreenviedemonpère.Ouvoirencoreetencorelemausoléeérigéàlamémoired’Aennaaubeaumilieudusalon.Etlarejoindre.Combiendefoisenavais-jerêvé?Gratterlaterredanslaquelleellerepose,pourm’étendre dans son cercueil jusqu’à ce que nos deux peaux fusionnent.Maismaintenant,lasituationestdifférente.Jen’aspireplusàretrouvermasœursurlatable métallique de la salle d’autopsie ni dans les entrailles de la Terre. Jen’aspireplusàceschaînesdontellem’avaitentravé.JeveuxMaja.MavieavecMaja.Soncorps.Sonâme.Sonamourpourmoi.Jeveuxtout.Je ne sais pas quoi faire. Je me sens démuni. Je jette un coup d’œil en

directiondelapetitemaisonaubardagerouge.Elledoitêtreentraindepleurer.Quelque part, l’idée qu’elle soit triste à cause de moi me procure un certainplaisir.Avantelle,jen’avaisjamaiscomptépourquiquecesoit.Maisj’aipeuraussiqu’ellefasseuneconnerie,qu’elleseblesseoumettesavieendangerpourmesauver.Monregardcroiseceluid’Erlenddanslequell’auroreboréalesembledessiner

desserpentsdejade.Durantuninstant,ilparaîtaccablé,puisuneexpressiondehainesansfardtraversesestraits.Jenepeuxpasprétendrequ’iljouelacomédie,qu’il feignesa rage.Elleestbien réelle.Celle-ci sedéploieautourdenous. Jepourraispresqueensentirlescrocsdansmachair.— Tu ne dis rien, me lance-t-il soudain d’une voix tranchante, brisant le

silencedelamontagne.Mêmemaintenant.Jemecontented’avancer.—Tun’essaiesmêmepasdegagnerdutemps.—Çaserviraitàquelquechose?demandé-jeenlevantlementonverslui.—Non.Jel’entendsrenifler.

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—Tusaisquec’estmieuxpourelle.Jeprendslameilleuredécisionquisoit.Jenerépondspas.Enunsens,jenepeuxnierqu’Erlendaraison.Jenesuis

pasbonpourMaja.Ellemériteraitunhommenormal,auxdésirsordinaires,toutcequejenepeuxpasluioffrir.— Ma sœur est aveuglée. J’ignore ce qu’elle te trouve. Peut-être qu’elle

espère juste sauver ton âme.Elle n’a pas conscience que certaines ne peuventpasl’être.Qu’ellessontfoutues.Latienne,çafaitlongtempsqu’elleaétéréduiteen cendres. Tu as toujours été vicié.MaisMaja, elle veut garder espoir. Ellepensequet’aimer,çapeutt’aideràdeveniruneautrepersonne.C’estfaux.Lesgens ne changent pas. Ils sont tels qu’ils sont.On ne peut pas se trouver uneconscience quand on n’en a jamais eu. Tu te contrôles maintenant, peut-êtremêmequetucroissincèrementl’aimer,maisquesepassera-t-ilquandçaneserapluslecas?Quandmasœurdeviendrauneentraveàtavie?TuessaierasdelatuercommeAenna?Jenepeuxpasattendrequecemomentseproduise.Unfrissondésagréables’emparedemoi,masquantuninstantlesmorsuresdu

froidsurmapeau.—Jeneprétendspasêtrenormal,maisjen’aipastuémasœur.Ilricane.Unrirefroid,dénuédejoie.—Etlesuicidedetesparents,c’étaitbrillant,déclare-t-ilcommesijen’avais

pas parlé. Tu manipules les flics avec un art certain que je n’aurais passoupçonné.Je t’ai toujoursconsidérécommeunattardé.Jeme trompais.C’estévident.—Jen’étaispasaumanoir.J’étaischezvous.—Oui,oui,unalibiadéquat,jel’admets.DequoirendrefouLeivdejalousie.

Maisças’organiseunincendie.Çasemetenscène,commeunmeurtre.—J’étaisavecMajaquandMadiestmorte,luirappelé-jeaussitôt.— Oh, ça commence à ressembler à un plaidoyer, non ? OK, Caern,

convaincs-moi, raille-t-il. Il te reste quelques minutes pour ça. Peut-être queselon tes confessions, je pourrais t’absoudre.Après quoi, j’en terminerai et jeretourneraiauprèsdeMaja.—Situpressescettedétente,ellenevoudraplusdetoi.—Oui, sûrement.Pendantun certain temps.Mais c’estma sœur et elleme

voueun amour sans limites.Elle reviendra,même si ça doit prendrequelquesannées.—Quetupasserasentaule.Ilpousseunsoupirsiprofondquemalgrélevent,jeparviensàlepercevoir.—C’estpourtantsifaciledesenoyerdansuneeaugelée.

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Jemefigeetmetournefaceàlui.—Maja…—Majaestpleinedecompassion,mecoupe-t-il.Ellemeprotégera,j’ensuis

persuadé, comme je la protège maintenant. Elle le réalisera. On a toujoursfonctionnécommeça,elleetmoi.Onaveillé l’unsur l’autre.Tunepeuxpascomprendrecequenousressentons,puisquetudétestaistasœurautantqu’elletedétestait.C’étaitunecurieuserelation,non?Vouloirlabaiseretlahaïrenmêmetemps ? Je me suis toujours demandé si tu avais fini par coucher avec elle.Aennanemel’ajamaisavoué.Ils’enpassaitdestrucsglauqueschezvous.Ellem’aracontécequetamèretefaisaitsubir.Jecomprendsquetusoiscassédanstatête,c’estparfaitementatroce,jelereconnais.Avance…Ilmemenace de l’arme, et je pivote pour continuer notremarche forcée à

travers le lac.Àmesureque l’ons’éloignedesberges, j’ai l’impressionque lemonstre du LochNess vit sousmes pieds et rugit sous la glace, en attendantqu’ellerompe.—Aennaétaitunebellesalope,continueErlend.Ellegardaitlamainsurtoi

toutens’éclatantavecd’autres.Jecomprendsquetuaiescherchéàlafairetaire.C’étaitunejolieprison,non?Elletetenaitparlescouilles.Ellet’auraitjamaislaissé approcher ma sœur, jalouse comme elle était. Elle voyait bien que tut’intéressaistropàMaja,etmasœur,c’estpaslegenredefillesqu’onbaisejusteune fois, comme ça, au hasard. On l’aime facilement. Elle est belle, douce,compréhensive,etelleauncœurimmense.Mêmetoi,t’auraisétébienconsitune l’avaispasaimée.Aennapouvaitpas laisserunechosepareilleseproduire,hein?Ellevoulait tegarderdanscemanoirpourelle toute seule.T’empêcherd’exister.Êtreàsabotte.Teforceràresterlesous-fifredetafamille.Maistoi,tusouhaitais être libre. Tu voulais goûter à la saveur sucrée de Maja, je metrompe ?C’était plus fort que toi.Tu la désirais tellement, quitte à l’entraînerdanstonmondedégoûtant.Mesmainssefermentets’ouvrentenpoingsansarrêt,aufildesesmotsqui

pénètrentàl’intérieurdemesos.—Tu souhaitais te libérer alors qu’Aenna voulait t’emprisonner, poursuit-il

d’unevoixdeplusenplusvéhémente.Qu’est-cequeça t’a fait,Caern,quandt’as pressé ta main autour de sa gorge ? Qu’est-ce que t’as ressenti ? Del’excitation?Dupouvoiroudelaterreur?Mon pouls s’accélère. Brusquement, je n’entends plus le vent, plus les

craquementsdelaglacesousmespieds,seulementlesmotsd’Erlend.—T’as bandé quand t’étais en train de la tuer ?Qu’est-ce qui t’a traversé

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l’espritàcemoment-là?Dis-moi.Jesuiscurieux.TupensaisàMajaenserrantle cou de ta sœur entre tesmains ? Ce que t’allais lui faire juste après avoirabandonné le cadavre d’Aenna ? T’étais rempli de désir ? Ou c’était plusviscéral?Plusorganique.Parcequec’était tajumelle.Unepartiedetoi,non?Tuaseul’impressiondel’absorber,commeunputaindevampire?Quelquefois,jemedemandesije…Unesueurglacéeserpentelelongdemondosquandsoudain,lecrideMaja

explosederrièrenousetluicoupelaparole.Lapeurrampeenmoi,dévoremestripes. Je me retourne vivement en même temps qu’Erlend qui jure entre sesdents.Majasetientauborddulacetcommenceàpénétrersurl’étendueglacée.Elle

manque de glisser, se rééquilibre tant bien que mal. Elle n’est qu’en simplepyjama ; elle doitmourir de froid. Ses cheveux lâchés volettent dans tous lessens et se collent à son visage. Je ne distingue pas ses yeux,mais je pourraisjurerqu’ilssontinondésdelarmes.—Continued’avancer.Jenebougepas,ilgrogne.IldirigesoncanonsurMajaetunfrissond’horreur

m’envahit. J’amorce un pas, aveuglé par la terreur, quand une détonationsubmergelecirqueavantquej’aieeuletempsdebondir.Lesonéclateetsembleseperdreenéchodanslesmontagnes.Majasefige,toutsefigeautourdenous.Saufuncraquementdanslafragilecouchedeglace.Erlendseretourneversmoisansattendrequejetenteànouveaudecomblerla

distancequinoussépare,etgronde:—Avance,putain!Ilatirédanslelac,àquelquesdizainesdemètresdenotreposition.Lastupeur

passée,Majaparaîtreprendresesespritsetseprécipitesansréfléchirdansnotredirectionmalgréletrouqui,désormais,secreuseàlasurface,zébrantlaglace.—Ellerisquedetomber,murmuré-je,lavoixéraillée.Erlend jette un coupd’œil par-dessus son épaule, son canonbien dirigé sur

moi.— Elle n’est pas stupide. C’est juste pour gagner du temps. Maintenant,

bouge!—Non.—Avance,bonsang!—Non.Un voile sombre sur son visage. Il tourne une nouvelle fois la tête vers sa

sœur, un brin paniqué, et lâche un chapelet de jurons, avant de contracter la

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mâchoire.Sonregardacérémeheurte.Ilagitesonarmeenmedésignantl’autreextrémitédulac.—Tun’aspasenviequ’ellevoieserépandretacervelle,alorsobéis,argue-t-

il.—Je croisquec’est toiquin’aspas enviequ’elle levoie, souligné-je avec

conviction.Qu’est-cequeçadiraitsur toi?Tu tuesun typedesang-froid,pasarmé, àmoitié àpoil aumilieudenullepart, avec ta sœurqui pleure et hurledans tondos.Si tume tuesdevantMaja, tu laperds.Alors, tuveuxm’abattrecommeunanimal,vas-y, tire.Montreà tasœurcedont tuescapable.Jene tefaciliteraipaslatâche.Demonpoing,jefrappemapoitrineavecvirulence.J’aperçoislasilhouettede

Majaquicourtàperdrehaleineversnouspar-dessusl’épauled’Erlend.Lapeurs’agrippeàmoi.Elleestobligéedecontournerl’endroitoùunefracturesembles’être dessinée sous l’impact de balle, mais elle ne ralentit pas sa course. SiErlendveutmebalancerdans leseauxoum’arracher la tête,c’estmaintenant.Souslesyeuxdesasœur.Ils’estconvaincuqu’elleluipardonnera,maisjecroisque,contrairementàsonsouhait,c’enserafinideleurrelation.Quitteàcrever,jenelelaisseraipastoutgagner.Jenelelaisseraipasmelaprendre.Erlend semet à rire. Ses yeux sont si injectés de sangqu’ils en deviennent

rouges.—Ah oui, bien sûr. Ta capacité émotionnelle est à zéro, à tel point que tu

veuillesquej’infligeçaàmasœur.—Tuveuxlasauverdemoi,jeveuxlasauverdetoi.Ilarqueunsourcilmoqueur,unpeucurieuxsursonvisageblêmeetstriéde

ridulesdenervosité.— C’est drôle, mais jusqu’à preuve du contraire, je ne représente pas un

dangerpourMaja.—Jusqu’àquand?Il me fixe. La lueur de haine revient hanter ses iris. Aucun de nous deux

n’esquissepluslemoindregeste.Leventtourbillonneautourdenous,créantdesvolutesdegivredepuislasurfacedulac.Jemedemandecequ’onverraitdelà-haut, depuis les arabesques de l’aurore qui se tissent dans le ciel.Deux loupscombattantpourunmêmeterritoire?Deuxhommesprêtsàtout?Deuxroisenface-à-facesurunéchiquier?Majam’aditquej’étaiscapabledecomprendre,maisaufinal,jemedemande

ce que je suis supposé comprendre. Le mal ne possède pas qu’une seuledéfinition.Jel’aidéjàvusousbiendesformes.Àtraversleregarddemamère,

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lorsqu’ellem’humiliait,àtraversceluidemonpèrelorsqu’illaissaitfaireetceluide ma sœur lorsqu’elle glissait ses mains sur moi, en murmurant qu’ellem’aimaittoutenm’abandonnantensuiteentreleursgriffes.Pourquoiagissaient-ilsainsi?Pourquoin’étais-jepas traitécommeunmembreàpartentièrede lafamille?Pourquelleraisonétais-jedifférentdesautres?Etlui,pourquoil’est-il?

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Chapitre37MajaIlssesontarrêtésaumilieudulacetontl’airdesetoiser.Jen’arrêtepasde

perdrel’équilibreetmanquerdemefracasserlatêteparterre.Jeluttepourcourirsur cette surface lisse, à peine stable, la glace produisant des sons étranges eteffrayantsàchacundemespas.J’aipeurdumonstrequigrondeendessous,siproche, et de l’arme braquée sur Caern qui, immobile, fixe mon frère. Jen’entends pas ce qu’ils se disent,mais je vois les lèvres de Caern bouger. Jefonce.Quand Erlend se rend compte qu’il ne peut plus m’éviter, il s’écarte de

plusieurspas,àbonnedistancedeCaernetdemoi,puismeregardeapprocher.Je ne parviens pas à déchiffrer l’expression de son visage. Il ressemble à uninconnu.Ilparaîtplusâgéquesesvingt-huitans,commesilavieavaitsoudainaspirésesannées.Ilestagité, fébrile,sesyeuxmefuient toutenmejetantdescoupsd’œilangoissés.IlsurveilleCaern,lecanontoujoursorientéverslui.Deslarmesflottentdanssesiris,lesnimbantd’argenture.—Maja…murmure-t-illorsquejem’arrêteenfinprèsd’eux.Ilprononcemonnomcommes’ilsetrouvaitdevantmatombe,lasouffrance

percesavoix.Jeplaquelesdeuxmainssurmesgenoux,cherchantmonsouffle.—Retourneàlacabane,mesupplie-t-il.—Non…JelèvelesyeuxetplongedansceuxdeCaern.Ilmeregardeàsontour,mais,

commemon frère, je ne réussis pas à le décrypter, comme si soudain, il avaitfermélaportequimepermettaitl’accèsàsessentiments.Ilfroncelessourcils.Sontorseestconstellédechairdepouleetsapeaurougieparlefroid.Ilarboreunemine à la fois glaçante et torturée, comme si des dizaines de pensées semélangeaientdanssa têteetqu’aucunen’étaitagréable.J’aipeurqu’Erlendaitjeté le trouble sur son esprit, l’ait convaincu d’un mensonge. Caern estvulnérabledèsqu’ils’agitdesaplacedanslemondeoudansmavie,commes’ilne laméritait pas.Comme si le sort que lui réservaitmon frère était logique,dignedelui,queçaconcrétisaitseulementtoutcequ’onavaitpuluirépétersur

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lui-mêmeparlepassé:unêtredémoniaquequidevaitmourir.—Erlend,tudoisarrêterçatoutdesuite.Ilsecoueobstinémentlatête.Caernmedévisageavecuneintensitéredoublée,puistournesonattentionsur

monfrère.Sespaupièresseplissentàdemi.— Ma sœur était une prison, déclare-t-il avec soudaineté, figeant le bras

d’Erlendquitientlacarabine.Elleprétendaitm’aimer,maisc’étaitunefaçondeme garder en son pouvoir. Il n’y avait sûrement pas l’ombre d’un amour là-dedans.Justedel’emprise.Tuasraison.J’aifiniparlahaïretjesouhaitaismedébarrasserd’elle.Lesyeuxd’ErlendvontetviennentdeCaernàmoi,alorsqu’unpetitsourire

retrousse le coin de ses lèvres, content que Caern dévoile ses cartes en maprésence : ce vieux fantasme demort qui a hanté ses cauchemars.Un frissond’effroim’imprègnelentement,nonpasàcausedecequejesaisdéjà,maisenraisondeceregarddistant,quisenimbed’ombres.—Toutcequ’ellevoulait,c’étaitquejemeplieàsesdésirs.Entrechaquephraseoùsontimbrebass’immiscesousmapeau,lesilenceme

paraîtassourdissant.—Maisquand j’aivuMaja lapremière fois, je l’aivoulue. Je supposeque

c’est pas comme ça qu’on aime une femme.Cette obsession qui fait battre lesangdans la tête.Quiempêchederéfléchir.Aennam’amisengarde,maisonsait tous les deux que c’était juste pour que je reste près d’elle, pour qu’ellecontinued’asseoirsonpouvoirsurmoi.Être lareine.Êtrecellequ’onaime,etmoiceluiqu’onméprise,qu’ontraitededégénéréetdepervers.Ilparlecommesijen’existaispas.Ilnefixequemonfrère.—MaisMaja,c’étaitplusfortquemoi.Jevoulaislavoir.Latoucher.Ilsetaituneseconde,commes’ilsouhaitaitdonnerplusdepoidsàlasuitede

sesparoles:—Jevoulaisladéshabiller.Uneinspiration,puis:—Luiprendresoninnocence.Une crispation floute les traits d’Erlend sous l’intonation plus rauque de

Caern,commes’ils’étaitenivré.Sesdoigtsblanchissentsurlacrosse.—Jevoulaiscaressersonventre,faired’elleunefemme.Luimontrerqueje

n’étais pas ce typeminable quema famille s’obstinait à faire demoi. C’étaitfacile,enréalité.Jepensaisqueçaseraitdur,seulementMajanemeregardepascomme les autres. Et ça, ça te débecte, Erlend, qu’elle puisse me considérer

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différemment. Qu’elle puisse vouloir se donner à moi, écarter ses cuissesdélicates.Tusaisqu’elleaimeça?Quandjemontesurellecommeunanimal,dit-ilenappuyantsurlemotavecunecertaineobscénité,meglaçantpeuàpeu.Quandjemordsdanssonseinpourluiarracheruncrideplaisir…—Caern…murmuré-je,mestripessetordantsubitementsousladouleur.Jenecomprendsplusrienàl’expressionpolairedeCaern,àsesyeuxéteints,

presquevides.Laterreurruesurmoi.—Quoi?C’estfaux,Maja?Tun’aimespasça:quandj’essaied’étouffertes

cris, que jeglissemesdoigts autourde tagorge etque je tepénètre enmêmetemps?T’avaisl’aird’aimerçapourtant.Jemesuistrompé?Jenesaisplusquoirépondre.Jesuistétanisée.Unelarmeroulesurmajoue,

jelesurprendsentraind’ensuivreletracé.Ilsedétournealorsdemoi,commesijenereprésentaisrien,etmoncœursebrise.IlreportesonattentionsurErlendquitrembledelatêteauxpieds,commes’ilétaitprisdansunebourrasque.—Aennam’asuivi,déclare-t-il,quandj’aivoulurejoindreMajacettenuit-là.

Elle s’est interposée. Elle voulaitm’empêcher de la retrouver. Elleme hurlaitdanslesoreillesquec’étaitunefillefacile,unesalepute,qu’ellenememéritaitpas, qu’elle seule m’aimait. Qu’il n’y avait qu’elle en ce monde pour sepréoccuperd’un typecommemoi.Cemonstre insignifiant.Alors, j’ai tendu lamainetl’aiserréeautourdesoncousifrêle.Elleatentédem’enempêcher,biensûr.Elles’estmiseàs’agiteretàsedéfendre.Quandelleacomprisque jenerenonceraispas,quandelleavudansmesyeuxàquelpoint jevoulaisqu’elledisparaisse,elleaarrêtédesedébattre…Jelaisseéchapperunhoquetd’effroi,lamaindevantlabouche.Cettefois,les

eauxfracassentlebarrageetsedéversentlelongdemesjoues.—Non…murmuré-je.Non…Mapathétiquesuppliquenem’attirepasunregard.Ilcontinuedebraquerles

yeuxsurmonfrère.— C’était tellement bon, Erlend. Tu as raison. J’étais excité. J’avais

l’impressiond’êtreundieu.Jepouvaismedébarrasserd’elled’unclaquementdedoigts,c’étaitsifacile.Touscesgensquejepensaistout-puissants,enréalité,ilsn’étaientrien.Ilssontaussiinsignifiantsquejelesuis.Alors,aprèsavoirjetélecorpsd’Aennasurlesberges,jesuispartiretrouvertasœurquim’attendaitavectantd’impatience,hein,Maja?T’étaissipresséequejeprennetoninnocence.Lanauséeremontedansmagorge.Lebrasd’Erlendtrembledeplusenplus.Il

essuieunfiletdesueursursonfront,maissonregardnedéviejamaisversmoi,concentrésurchacundesmotsqueprononceCaernavec tellementdefroideur.

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Commesijeluifaisaissoudainhonte.J’ail’impressiondedevenirunedonnéeméprisable.D’êtreunmensonge.Jeposelamainsurmonventre,commesiuncouteau me lardait à l’intérieur, de la même façon que sa lame a déchirél’abdomendecesfilles.J’aipeurdemeplierendeuxetdevomirdechagrin.Caernnemeregardepas.Jedeviensinvisible.—Ellem’aemmenédansunrorbu.Ons’estdéshabillé,ons’estcouchésurle

canapé,raconte-t-il,dévoilantnotrevieintimecommesiellen’avaitpasl’ombred’une importance, qu’on pouvait la piétiner sans vergogne. Je l’ai embrassée.J’étais le premier pour ça.Moi, le type qui ne devait pas s’approcher de ta siprécieuse sœur.Tupouvaisbaiser lamienne,hein ?Maismoi, ça tedégoûtaitque je puisse posermes lèvres sur les siennes. Pourtant, c’est ce que j’ai fait,Erlend.Etc’étaitpresqueaussibonquederegarderlavies’enfuirdesyeuxdemasœur.—Arrête…pleuré-je.Maisilnem’écoutepas.— J’ai glissé ma main dans sa culotte. C’était chaud. Mouillée. Elle était

mouilléepourmoi…— Salopard ! hurle Erlend en avançant vers Caern dans un élan enragé,

laissantlaglacegrondersoussespas.Maiscelui-cisecontentedereculer.Sontorseestlivréaufroidetauxrafales,

mais il semble ne plus le sentir, attentif à son horrible diatribe et auxmouvementserratiquesdemonfrère.—Quandjel’aipénétrée,c’étaitcommeunesucrerie.T’asraison,Erlend,ta

sœurestsucrée.Alors que j’essayais de réveiller mes jambes pour les suivre, je me fige

soudain.JelèvelesyeuxversCaern,tentedecaptersonregard,envain.Qu’est-cequeçasignifie?—Jevaistetuer,psalmodiemonfrèreenmarchantverslui.Caerns’immobilise.Unrictusdédaigneuxenvahitseslèvres.— Elle aime quand c’est violent, mais j’ai essayé d’être tendre pour sa

première fois. C’est pas tous les jours qu’on perd son innocence. J’étaistellementexcitéqueçan’apasétéfacile.J’aisûrementdûluifaireunpeumal,maiselle s’estpasplainteuneseule fois.Elle s’accrochaitàmesépaules.Ellemurmuraitàmonoreillecombienellem’aimait.Moi,ouais,moi,lemonstrequetuhaistellement.—Non,maugréemonfrère.Ellenesaitjustepasquitues.—Ça a dû t’énerver, Erlend, qu’elle puissem’aimer,m’offre son corps. Je

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venaisàpeinedevolerlaviedemasœursurleborddemer,etjebaiselatiennejusteaprès.Erlendpousseunhurlementquimeterrifie.IlavancesiprèsdeCaernquele

canonseposesursespectoraux,justeau-dessusdesoncœur.J’ai l’impressionque mes larmes deviennent intarissables. Je ne comprends plus rien. Je suisperdue dans ces eaux qui grondent en dessous. Elles m’absorbent et ne melibérerontjamais.Jesuisentraindemenoyer.—Elle a passédix ans àm’attendre, continueCaern sans ciller, de sa voix

rocailleuse.Àpeineellerevientqu’ellesejettedansmesdraps,sedonneàmoi,repoussetoutlemondepourprendremadéfense.Erlendlaisseéchapperungrognementdebêteacculée.Lecanonappuieavec

une telle forcequ’ildessineunorbe rouge sur lapeaudeCaern,maiscelui-cicontinue,imperturbable:—Vousêtestousentraindeluisusurreràl’oreillequejesuisunmeurtrier.Je

souilletasœurtouteslesnuits,jelabaisecommejebaisaisdesputes,crache-t-ilavec une telle férocité que j’ai le sentiment de me prendre un uppercut à lamâchoire.Maisellenecroitaucund’entrevous,mêmepastoi.Toi,lapersonnelaplusimportantedesavie.Elleteméprise.Ellemechoisit,moi…Erlend feule. Je m’apprête à esquisser un pas sur mes jambes tremblantes,

sonnée par les mots violents de Caern, quand ce dernier attrape soudain lacarabine par en dessous, le retourne et la propulse sur le visage d’Erlend. Lecanon s’écrase sur son nez, projetant du sang sur la glace. Surpris, il part enarrière. Caern se jette sur lui, son poing en avant. J’ai à peine le temps dem’écarterpouréviterd’êtreentraînéeaveceuxsurlesol.Quandilschutent, lasurfacedulacproduitunsonétrangequimeparalysedepeur.Lesdeuxhommesroulent, l’arme coincée entre eux. Je ne sais pas quoi faire, je me sensabandonnée.Autourdemoi,toutestvide.Jecrie:—Arrêtez!Maisaucunnem’écoute.Caerncognemonfrèreviolemment,maiscelui-cine

tentepasde riposter.Quand jecomprendscequ’il chercheà faire,ma torpeurvole en éclats. Jeme précipite vers eux pour essayer de… aucune idée. Justetenterquelquechose.Nepasresteràregarderdéfilermaviesansintervenir.Nepasdevenirunespectatriced’undésastreannoncé.Caernestdresséau-dessusd’Erlend,soncoudeversl’arrièrepourluiasséner

unnouveaucoupauvisage.Dusangperledunezdemonfrère jusquesursonmenton. Alors que je crie tout en cherchant à m’interposer entre eux, une

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déflagration retentit subitement entre les montagnes, écrasant le silence. Unegerberouges’envoledanslesairsavantderetomberengoutteséparpilléessurlaglace.J’ai l’impressiond’avoirsenti lesoufflebrûlantducanonpasserprèsdemafigure.Uneplainteétoufféebrisemesdernièresbarrièresmentales.Unventde panique s’empare de moi lorsqu’une étoile ensanglantée apparaît surl’omoplate de Caern. Secoué par le choc, il s’effondre à moitié sur Erlend,pourtant, il ne le lâchepas. Il continuede s’agripper à sonmanteaumalgré ladouleurquimarquesonvisage.Laterreurgrignotantmesentrailles,j’attrapelebras d’Erlend prisonnier entre leurs deux corps. Celui-ci me glisse entre lesdoigts, et le regarddemon frèreme télescopedeplein fouet. Il rugit de rage,donnedes coupsdans les flancsdeCaernde sonautremain,quinecèdepas,malgrélasouffrancequidoitl’embraser.—Lâche-le ! hurlé-je, en tirant sur son coude pour l’obliger à arracher ses

doigtsdesonarme.Il parvient à se libérer demon emprise d’un violentmouvement de bras et

basculeCaernsurledos.Cederniertombetelunpoidsmortsurlasurfacegeléedulacquicraquelle.Jemeprécipiteaussitôtverslui.Untroudelatailled’unepiècedemonnaiesedessinesursonépauleetdusangruissellesursontorse.Laglacesousluiseteintederouge,créantdesserpentsgivrés.Jeplaquemamainsurlaplaie,laterreursemblantsourdredechaqueporedemapeau.Sonregardcherchelemien.Ilesttroubléetcouronnéd’unvoiledelarmes.Ilrespireavecdifficultéetchercheàsecalmer.Jelevoisluttercontreladouleur.—Restetranquille,murmuré-je.Çavaaller.Demonautremain,jecaressesoncoumoitedesueurendépitdufroid.—Erlend,ilfautlerameneràlacabane.Personnenemerépond.Jemesoustraieàl’attentiondeCaernpourtournerla

têteversmon frère. Jemeprends sesdeuxbilles grises courroucées enpleinefigure et manque d’avoir un mouvement de recul. Il y a tant de colère et derancœursursestraits.LamaindeCaernseglissesurlamiennequicomprimesaplaietantbienquemal.Unfrémissementmesecoue.—Erlend…appelé-je.Une larme roule sur sa joue, faisant briller ses yeux comme des éclats

d’argent.—C’estluiquetuchoisis,Maja…Jecille,troubléeparsaphrase.—Tuviensdeluitirerdessus!—Je…aprèstoutcequ’ilvientdedire,tucontinuesdeledéfendre.

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LesdoigtsdeCaernglissententrelesmiens,etjelesserre.—Tulemenaçaisd’unearme!—J’ai veillé sur toi toutemavie ! hurle-t-il en retour en effectuant unpas

maladroitenarrière.J’ail’impressionquec’estmoiquiviensdeluitireruneballedanslapoitrine.Caernagrippesoudainmonpoignetpourcaptermonattention.Jem’arracheà

lacontemplationdemonfrèredontj’ai lesentimentd’avoirbrisélesremparts,ainsiquelecœur.Àlaplace,jecroiseleregardtroublantdeCaern.Iln’estplusfroid,commetoutàl’heure.Ilparaîtemplideviolence,cequidétonneavecleslarmesqui glissent le longde ses pommettes. Il fronce les sourcils etm’attirecontre lui. Je sens le froid de sa peau sous ma paume. Il est gelé. Il faut lerameneraurorbuetprévenirlessecoursauplusvite.Lapeursembles’étendreau-dessusdematête,telleunetoiled’araignéedanslaquellejem’empêtrerais.Je me penche au-dessus de Caern quand je comprends qu’il cherche à me

parler.J’abaisselevisageversseslèvres,etilmurmureprèsdemonoreille:—Va-t’en.Je plonge dans ses yeux sans comprendre, éprouvant seulement le long

frémissementquimeparcourt. J’ai l’impressiondemenoyer en lui.Quelquessecondesplus tôt, ilm’insultait, racontaitunepremièrefoisquines’est jamaisproduiteavecdesmotscrusetobscènes,etmaintenant,il…Jepincemalèvreinférieurequandj’entendsuncliquètementsurmesarrières.

Je tourne la tête vers Erlend. Choquée, je le regarde en train de recharger lacarabineavecdesgesteshabiles,bienqu’iltrembleencore.Ilsaitcequ’ilfait,ilestdéjàalléàdemultiplesreprisesàlachasseavecnotrepère.Cettearmen’aaucunsecretpourlui.—Erlend,aide-moi,murmuré-jepourledétournerdesasinistrebesogne.Maisilnem’écoutepas.Caernresserrelapressionsurmonpoignet.—Erlend!Ondoitleramener.Ilmarmonnedesmotsinintelligibles.—Erlend!crié-jealors,luiarrachantunsoubresaut.Ilbraqueenfinleregardsurmoietsemblemedécouvrir.Sesyeuxparaissent

sirougesqu’onpourraitcroireàdeslentillesdecontact,alorsqu’enréalité,lespetitesveinesducristallinontéclatésouslafatigueetlestress.—J’aitoujoursveillésurtoi,Maja,répète-t-il.—Jesais.Jen’ai jamaisprétendulecontraire.Et tucontinueras, tenté-jede

l’apaiser,tantsatensions’insinueenmoitellesdeminusculesaiguilles.—Continuer…àquoi?Malgrétoutcequej’aifaitpourtoidepuislamortde

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maman,tupréfèresbaiseraveccetaré.Jemefigesoussonattaque,alorsqueCaerntentedeseredresser.—Caernn’estpas…—Il te traitecommeuneputeet tu ledéfends ! Jevais finirparcroireque

t’aimesvraimentça.J’enrestebouchebée.—Jet’aidéfenduetoutemavie,Maja.J’aiprissoindetoi.J’aiassumélerôle

de père quandpapa a commencé à disjoncter après lamort demaman. Je t’aidonnéàmanger.Jet’aibordée.Jet’aiamenéeàl’école.Jemesuistransformépourtoi.J’aijouélerôledecopain,deconfident,depetitami,demari,j’aitoutsacrifié.T’étaistoutletempsavecmoi.— Je… sais, balbutié-je, prise sous le feu de son récit à la fois réel et

dénaturé.—Tudevaisresteravecmoi!crie-t-il.Maislui…IldésigneCaernduboutdesoncanond’unemineécœurée.—Dèsqu’ilestarrivédanstavie,jen’existaisplus.Jet’aiprotégéecontresa

salope de sœur.Aenna était tellement jalouse qu’elle t’aurait fait dumal pourvousséparer.Moi,j’aipaspu.Jevoulaispast’enfaire.Iln’existepasdemotspourdécrirecequejeressens.Tandisqu’il laisseses

paroles éclater dans le cirque, j’ai le sentiment d’être vide, qu’onm’a arrachémesémotions.— Je ne comprends pas, Erlend. Je suis partie desLofoten. Je suis à peine

restéeavecCaern.JesuismêmesortieavecDean.TuaimaisbienDean,non?Ilsemetàrire,secouéparunehilaritédontlateneurm’échappe.Jepressela

mainplusfortcontrelaplaiedeCaerndontjesenslesbordsboursouflés,tandisquecelui-ciparvientàs’asseoirauprixd’uneffortquiluicoûteuneplaintededouleur. Je saisis sonair torturé. Ilmedésigne le rorbud’uncoupdementon,mais je ne peux pas l’abandonner maintenant. Hors de question. Erlendsemble… je ne sais même pas quoi en penser. En réalité, j’ai trop peur d’yréfléchir.—Dean,répèteErlend.Qu’est-cequ’onenaàfoutredecetype?Tul’aimais

bien,ouais,ilt’aramasséequandt’enavaisbesoinetilenarécupéréleslauriers.Siluin’arienremarqué,moi,jet’aivue.Lespeudefoisoùturevenaisici,c’estpaslaprésencedeDeanquetucherchaisoumêmelamienne.Tutripotaissansarrêtlabaguedel’autredégénéréett’essayaisdesavoiroùilétait.JesensleregarddeCaerncontremajoue.— Tout est parti en vrille à cause de lui. Ces maudits Corange ! S’ils

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n’existaient pas, on serait tranquilles, Maja. Tu ne serais jamais partie desLofoten.Onseraitensemble.Commeavant.Tum’asarraché lecœurquandtut’estiréeàcausedecettesaloped’Aenna.Sij’avaissuquetutemontreraisaussistupideentedonnantà lui, je l’aurais laisséefaire.Elle t’auraithumiliée,et tuseraisrevenuedansmesbrasenrampantpourquejeveillesurtoi.Maisqu’est-ceque tuveux, jesuis faiblequandils’agitde toi.Jepouvaispas la laisser teblesser.J’aimepasquandtupleures.Savoixsebrise.Prèsdemoi,Caerninsisteànouveauàvoixbasse:—Maja,ilfautquetut’enailles.Maintenant.Jesecouelatête,leslarmesinondantmesyeux.—Tu… tu l’asmenacée ? demandé-je,mesmots à peine audibles dans le

vent.Mesmusclesmeparaissenttétanisés.Erlendpouffe.—Ouais,Aennaestlegenredefillequ’onmenace.Surquelleplanètetuvis,

petitesœur?Ilsoupireprofondément, regardeautourde luid’unairmorne,puispose les

yeuxsurCaernetmoi.—Unjolicouple.Quiauraitcruquetuaimaislesdépravés?Çamedégoûte

vraimentquandj’ypense.—Erlend,qu’est-cequetuasfait?mesurprends-jeàcrier.Ilpasseledosdesamainsursonnezetbraquesonregardsurmoi.—Cequej’aifait?répète-t-il.Oh…jet’aisauvée,voilàcequej’aifait.—Jen’avaispasbesoindel’être.—Biensûrquesi.Alorslesmotss’arrachentbrusquementdemabouche:—EttudevaismesauverdeChristieBergaussi?Etdecettetouriste?La nausée me retourne l’estomac, alors que des centaines de sanglots

s’accumulent au fond dema gorge. Les iris presquemétalliques d’Erlendmefixent.Toutelueuradéserté,alorsque,paradoxalement,deslarmesyperdurentencore.Puisunsourire retrousseses lèvres,que jeneparvienspasàdéfinir, ilm’estseulementinconnu.Ilpasselamaindanssescheveux,croiseleregarddeCaernavecunepointedecynismequimedéstabilise.—Tucomprendsvraimentrien,Maja.—Non,tuasraison.Explique-moi.Lamain deCaern se referme sèchement surmon poignet,mais je l’ignore.

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Monfrèrem’observe,alorsque lefroidpénètremesos.Jenesuispassûredepouvoirme relever un jour de cette glace. J’ai l’impressionquenous sommesarrivésau-dessusdenotretombeau.—Ellesteressemblent,lâche-t-ilsoudain.Unviolenthoquetm’échappe.Jevaisvomir.—Etaprès?—Après?Sa voix prend une intonation lourde. Il sourit plus largement, alors que ses

yeuxse remplissentdepleurs. Il renifle,puiscasseun trucenmoique riennipersonnenepourrajamaisréparer:—Tu esma sœur,Maja, et je t’aime comme jamais personne ne t’aimera.

Mêmepas lui. Jene tedétestepascomme ilhaïssait sa sœur,enmême tempsqu’illadésirait.Non,moi…moijet’aime.Il appuie lacarabinecontre sonépaule, l’airdepartirenchasse.Son regard

resteenfoncédanslemien.Erlendsembleretirerdesmorceauxdefaussespeauxpourdécouvrircellesendessous,quejen’avaisjamaisvues.Jemetiensfaceàunétranger.—Jepeuxpastetoucher,Maja.Moncœursefracasse.Caernresserrelapressiondesamainsurlamienne.—Mêmesi j’enaienvie, jepeuxpas.Qu’est-cequetuvoulaisquejefasse

d’autre?Jenerépondspas,etiln’attendpasquej’ouvrelabouche,detoutefaçon:—Audépart,j’aiessayéderefoulercequejeressentais.Tupeuxmecroire,

j’aifaitdesefforts.Maisplusonpassaitdetempsensemble,plusjesavaisquejen’étaispasnormal,quecequetuéveillaisenmoin’avaitriendenaturel.Jenem’en suis pas rendu compte tout de suite, que je draguais des filles qui teressemblaient.Audébut,c’étaitagréabledelestoucher.J’avaisl’impressiondecontrôlercequin’allaitpasenmoi.Jepouvaisresteravectoi,mecomporterdela bonne manière et assouvir mes désirs à côté pour me calmer, mais… t’ascommencé à regarder les garçons, t’as commencé à avoir envie d’être unefemme,çametorturait,Maja.J’étaislàpourtoiettut’intéressaisàcegenredegars,lance-t-ilendésignantCaernavecaigreur.Alors,lesfillesnem’ontplusdutoutsatisfait.C’estdevenutellementfrustrantden’avoirqu’unecopiedetoi.Latouriste,danslesmontagnes,jenesuispassûrdesavoircommentc’estarrivé.Jelui plaisais.Onest partis sepromener.Audépart, onbaisait ensemble.C’étaitpasmal…Je ferme lesyeuxsoussonexposé, lesbattementsdemoncœur remplissant

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monêtretoutentier.—…etpuis…Ilsetaituneseconde,commepourdigérerlui-mêmeouappréciersesparoles

suivantes:— Elle n’était pas toi. Çam’a rendu fou de rage,Maja. Je n’avais jamais

connuun tel sentiment.C’était si fort, sipuissant.Çam’aaveuglé.Quand j’airéalisécequisepassait,j’avaisdéjàlamainautourdesoncou.Les images explosent dans ma tête et me secouent comme si je vivais le

calvairedecettepauvrefilledanslesmontagnes.Commeilneprononceplusunmot,jerouvrelesyeux,metrouvehappéedans

lessiens.Ilselècheleslèvres,commes’ilsavouraitcesmêmesimages,puisilsecouelatêteetdéclared’unevoixgutturale:—C’étaitpasprémédité.J’aifaitn’importequoisouslecoupdelafureur.Je

me dégoûtais. Elle n’était pas toi, et j’avais envie que ce soit toi, Maja. Tucomprends?Jevoulaisquetusoislà,àsaplace.—Lesouriredel’ange,souffleCaernàmescôtés,meremplissantd’effroi.— Ouais, sourit Erlend d’une manière ironique. Comment j’aurais pu leur

laisser cevisagequi ressemble à celui deMaja ? J’avais l’impressionqu’ellescommettaient un sacrilège. Ma sœur est unique. Ce n’étaient que des copiesinutiles.Despétassesquis’arrogeaientundroitqu’ellesn’avaientpas.Jemeplieendeux,ladouleurirradiantdansmonventre.Caernserapproche

demoi.Leregardd’Erlendprenduneteinteinquiétante.Ilsoupireunenouvellefois.—Bah,de toute façon,personnenepartirad’ici, lance-t-ilcommes’ilnous

informaitdutempsqu’ilfait.Son ton détaché a raison de mes maigres forces. Je me mets à pleurer en

hurlant:—TuastuéMadi...TuastuéMadi…Commentt’aspufaireça?Pourquoi?Ilsefigeuninstant.J’essaiedelireenlui,maisjenevoisrien.Cen’estplus

monfrèreenfacedemoi.C’estunmonstre.Ilhausselesépaules,puissegrattelatête,presquedésinvolte.—Parcequ’elleacompris.Cette idiote…Jen’aipaseu lechoix,mais fais

pascettetête,bonsang.Depuisletempsqu’ellerêvaitquejelatouche…Jemeretourneetvomis,dumoins,j’essaie,jesuisparcouruedeviolentshaut-

le-cœur,maisriennesort.Caernm’attrapeparlataillepourmeramenercontrelui,commes’ilcraignaitque jenesombredansceseauxsousnospieds.Pourunefois,jetrouvecevideliquidetrèstentant.

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—C’était ton amie, bredouillé-je bêtement, en m’essuyant la bouche d’unreversdemanche.Il me sonde, comme s’il cherchait à comprendre de quelle manière je

fonctionne,commesic’étaitmoiquipensaisdetravers.—Jesuppose.Saréponseestencorepire.—Tul’aimaiscommeunesœur!crié-je.Je ne sais même plus qui j’essaie de convaincre. Lui ou moi. Où est mon

frère?C’estlaseulepenséecohérentequifranchitmessynapsesatrophiées:oùestmonfrère?Cen’estpaslui…—Oui,c’étaitsûrementlapersonnequej’aimaisleplusnormalement,admet-

il.MaisMadinem’apaslaissélechoix.Elleamenacédetoutraconter,toutenvomissantqu’ellem’aimait.C’étaitabsurde.Enfin,j’aicommisdeserreurs,jeleregrette.—Deserreurs?Tul’asjetéecommeunsacpoubellesurlatombedemaman!Ilcracheunpetitrire.—C’étaitpourtepunir.—Mepunir?Jeme raccrocheaubrasdeCaern. Je sens l’humiditéde son sangqui tache

mont-shirt,alorsqu’ilestpressécontremondos.—D’êtreavecmoi,murmure-t-ilprèsdemajoue.Erlendricane.—Sij’avaisimaginéquetuaimaistellementlescinglés,jemeseraisproposé,

s’amuse-t-il.Je le regarde d’une mine dégoûtée, ce qui froisse tout son visage en la

découvrant.Une nouvelle larme roule sur sa joue que je ne comprendsmêmepas.—Commentpeux-tudire…— Quoi ? Qu’est-ce qui te choque, Maja ? Tu couches avec un type qui

voulaitsetapersasœur?T’espastropdépaysée,si?—Tuescomplètementmalade!m’écrié-jeàboutdenerfs.Jelessensmelâcherlesunsaprèslesautres.Jesuisentraindedevenirfolle.—Malade?Etlafauteàqui?J’essaiedeme relever,maisCaernm’enempêchepourmemaintenircontre

lui.—Latienne!hurlé-jemalgrétout.Tuesfou.Tuastuécesfillespour…pour

rien!Ellesnet’avaientrienfait.

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Ilmefixe.C’esttoutcequ’ilfait.Ilmeregardedroitdanslesyeux,etiln’yaplusrien

enlui.Commentai-jepunepasleremarquer?Monproprefrèreestvide.Ilesthabitéparlenéant.—Tucroisqu’ilyatoujoursuneraisonàtout,Maja.Caern,tuluipardonnes

parcequ’ilaététorturéquandilétaitgosse.Maistoi,tum’astorturéaussi.Tum’asfaitdumal,encoreetencore,sansmêmet’enrendrecompte.—Nemerendspasresponsabledeça…—Pourtant,tul’es.Tuesresponsable.Situt’étaispascomportéecommeune

salope…L’ampleurdesahaineéclatedanscemot.Jefermelespoings,ravagéeparladouleuretlacolère.Jelessensm’engloutir

toutesdeuxdansunvortexdangereux.Alors j’exploseàmon tour, ignorant ledanger:—Tuasraison,Erlend,jesuisunesalopeparcequej’aimemevautrerdansle

stupre d’un pervers ! craché-je. Et pas de bol, c’est pas toi ! Tu m’en voisdésolée.Jepréfèrenettement laperversitédeCaern.Luiaumoins, iln’estpasimpuissant!Ilnetuepersonnepourprouverqu’ilexiste.Mon frère écarquille les yeux de fureur, alors que Caern me tire soudain

brutalement en arrière. J’ai à peine le temps de comprendre ce qui se passequ’Erlendestsurmoi,lecanonsurmapoitrine.Onesttouslestroisétendussurlesol,Caernsousmoncorps.Jemedébatsavecacharnement,baignantdanslesang,tandisqueleregardfoud’Erlendplongedanslemien.—Tuesàmoi!hurle-t-il,sabouchedéformée.Àmoi,Maja!Onleserapour

l’éternité.Toietmoi.Jelutte,quandlamaindeCaerns’enrouleautourducanon.Ilmebasculesur

le côtédansunviolentmouvement.Le solgeléme rentrebrutalementdans ledos.CaernretientErlendparlefusillorsqu’iltentedemerattraper.Uncoupdefeupart,éclatelaglaceentrenous.Jedonnedescoupsdepieddansleflancdemonproprefrèrepourl’obligeràlâcherprise.Unenouvelledéflagrationromptlesilencedelavallée,jusqu’àcequelaglacesebrisesousnous.Lecraquementrésonne.—Dégage!mecriesoudainCaern.—Non…Non…Non…grondeErlendquitentedemerattraperparlebras,

maisCaernleretientavecténacité.Lesdeuxhommesluttentsurlasurfacequisefend.Jemejettesurmonfrère

alorsqu’ilrefermelesmainsautourducoudeCaern.Ilpressefort,maisCaern,

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unbrasglissésouslesien,parvientàlerepousser.Jetâtesespochesdemanteauàlarecherchedemunitions,maisjen’entrouvepasd’autres.Jeneréfléchisplusàcequejesuisentraindefaire,jenepenseplus.J’essaied’effacerlaréalité.Jeveuxjustenousensortirvivants.Leresteimportepeupourlemoment.— Maja, sauve-toi, me crie une nouvelle fois Caern quand son coude

s’enfoncedansl’eau,entredeuxblocsbrisés.Je l’ignore, tire sur le col d’Erlend pour l’obliger à reculer. Son regardme

pourfend.Unemineatroces’enracinesursonvisage,commesijeletrahissais,commesijeletuaismoi-même.Jeparviensàluiarracherlacarabinedesmains.Estomaqué, ilperdun instantsesmoyensetCaern lui lanceuncoupdecoudedanslenezquiexplosecommeuneprune,leconstellantdedavantagedesang.—Pourmasœur,grogne-t-ilenl’attrapantparlanuqued’unemainfermeet

poisseuse.Jedistinguelesmarquesensanglantéessurlapeaudemonfrère.Jerecule,terrorisée,pourprendredel’élanetabattrelacrossesursoncrâne,

pourl’obligeràlâcherCaern,alorsquelaglacecommenceàsefendredetoutesparts. Des sanglots émergent de mes lèvres, mais j’ai l’impression que c’estquelqu’und’autrequi lesproduit. JesongeàMadi,àcettepauvrefilledans lamontagne,àAennaetàChristie,etjelèvemonarme.Erlendtournelatêteversmoilorsqu’ilmesentsursesarrières.Jevoisflou,je

lediscerneàpeine.—Maja,murmure-t-ilcommeuneprière.Je lance la crosse, et alorsqu’elle s’apprêteàheurtermon frère, laglace se

crèved’unbloc.Lesdeuxhommeschutentdansl’eaugelée,tandisque,pousséeparl’instinct,jetombeàlarenverse,suruneplaquedeglace.L’armem’échappedes mains. Je me relève à toute vitesse, m’approche aussi prudemment etrapidement que possible. Leurs corps s’agitent dans le liquide sombre. L’eauéclabousse partout. Je tends la main vers celle de Caern, mais mon frères’agrippeàluidetoutessesforcespourl’empêcherdem’atteindre.—Non!m’entends-jehurler.Caerntentedesedébarrasserdelui,envain.Leregardd’Erlendestdément,et

jecomprendsqu’ilnelaisserajamaisCaernmerejoindre.Lapeurcisaillemoncœuretmesentrailles.—Rends-le-moi,crié-jeentendantlesdeuxmainsversCaern.Jesensleboutdesesdoigtsfrôlermapaume.Sonregardquisemaintientà

moi,etpuissoudain,jenevoisplusrien.

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Chapitre38MajaDanslanuit, lesombresparaissent toujourseffrayantes.Çal’estplusencore

lorsquedegrosspotsdelumièresontbraquéssurlesbergesd’unlac,quandunefouledeflicspiétinelaneigeinlassablement,détruisantlasérénitédecelieuquema mère a connu autrefois. Il n’en reste rien désormais, que des lambeauxdéchirésqu’onnepourrajamaisrepriser.D’unairéteint,jecontemplelesva-et-vientdesplongeurs.Ilsdraguentlelac,lourdementéquipéspourpassersouslaglace.Çaferamaintenantcinqjoursqu’ilsplongentetqu’ilsressortentdeseauxgelées bredouilles.Aucune trace de corps.Mais le lac est profond et sombre,l’hiveretlanuitn’arrangentrien.—Tiens.Leivseplanteàmescôtésetmetendungobeletdecaféchaud.—Merci.Jem’enempare,letiensentremesdoigtspourlesréchauffer,bienquejeporte

desgantsdelaine.Leivmescrutedesesyeuxfatiguésetinquiets.Lorsquej’airéussiàgagnerlacabane,aprèsavoirfaillitomberdanslelacà

mon tour,mes pieds traversant les écueils de glace, jeme suis jetée surmontéléphonepour l’appeler.Enproie à la panique la plus totale, j’ai tout racontédansunpêle-mêledemots,depenséesincohérentes,desanglotsétranglés.Jenesuis même pas sûre qu’il ait tout compris à cemoment-là, sinon qu’il devaitvenirtoutdesuite.Avecl’urgencedansmontimbre,iln’apaslésiné.Lapoliceadébarquéenuneheureetdemiesurlesbergesdulacsurlesquellesjemetenais,àmoitiéhystérique,auborddeperdrelaraison.Audépart,ilneparvenaitpasày croire.Cette idéeparaissait incongrue, trop invraisemblable.Qui aurait puypenser?Je revois encore les gyrophares bleus crevant la nuit. Cette lumière quime

pourchasseraàtoutjamais.—Tutienslecoup?Jelèveunsourcil.—C’estunevraiequestion?Ilhausselesépaules.

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—Pasvraiment,plutôtunefaçondétournéedetemontrerquejem’inquiètepourtoi.—Etjedoisterassurer?demandé-jeavecuneréellesincérité.Malgrémonmarasme,jen’oubliepasqueLeivestaussidétruitquemoi.—Non,justemedirelavérité.Jedétourneleregardetleplongeverslelacfissuré.—Non,jenetienspaslecoup.Lesmédecinsm’ontprescritdesmédocspour

dormir,maisen lesprenant, jecauchemarde.Jevoisces fillesdansmesrêves,Leiv.Cequ’illeurainfligéparmafaute.—Cen’estpastafaute,tulesaisbien.—Jen’airienvu.— Moi non plus, et j’ai été avec lui pendant plus longtemps que toi. Ça

signifiequec’estmafauteaussi?—Jesuissasœur.J’aidormiàsescôtés,j’aipleurédanssesbras.Jecroyais

leconnaîtreparcœur.—Onneconnaîtjamaispersonneparcœur.C’estuneillusion.Je ferme les paupières un instant, puis les rouvre lorsque j’entends le bruit

d’unbriquet.Leivallumeunecigarette.—Tunedevraispasresterici,medit-ilaprèsavoiraspiréunebouffée.— J’ai besoin d’être là. Je ne tiens pas en place sinon. Papa… papa reste

apathique sur son fauteuil, avec un verre de whisky dans la main, prêt à leremplirdèsqu’ilestvide.Jenesupportepaslesilencedelamaison.Enréalité,jecroisquejenesupportepluscetendroit.—Jecomprends.J’avale une gorgée de café chaud qui neme procure aucun bien. Il ne me

réchauffemêmepas.J’ail’impressionquejeporteraiàjamaislefroiddecelacdanslesveines.Les plongeurs commencent à ressortir de l’eau. Ils font des roulements par

équipe,latempératurenepermettantpasunelongueimmersion.—Tuasfaitpreuvedecourage,murmureLeivàmescôtés.—Pourcequeçaaservi.—Tuassurvécu,c’estdéjàbeaucoup.Ilt’auraittuée.Letranchantdecetteréalitémebriselecœur.—S’ill’avaitfaitdèsledépart,rienneseseraitpeut-êtrepassé.JesensleregarddeLeivbrûlermapeau.—Tun’ensaisrien.Onignoredequellefaçonpensecegenrede…Il s’interrompt, ravale lesmots qui blessent,mais je termine sa phrase à sa

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place:—Psychopathe?Ilnerépondpasàmaquestion–quin’enestpasvraimentune–etpoursuit:—Tamortl’auraitpeut-êtredéchaînédavantage,ilauraitputuerencoreplus.

Encherchantà teretrouverà traverscesfillesou…Jenesaispas…uneautreraisonaussitordue.—Tupensesqu’ilacontinuédetuerlorsquej’étaisabsentedesLofoten?Iltireunenouvellebouffée,relâchelafuméedansl’obscuritéentrecoupéedes

spots.—Onn’apastrouvédedossierssimilaires,cequineveutpasdirequ’iln’y

en a aucun,mais Sørensen, commemoi, on pense qu’il s’est calmé quand tun’étaispaslà,qu’ilparvenaitàmaîtrisersespulsions.—Jeledégoûtais,lâché-jeàboutdesouffle.D’untonemplidemorgueetdecolère,Leivcraqueetjette:—Tul’excitais!Lanauséerevient,implacable.Jecroisesonregardirradiantd’amertume.Ilserrelepoingavectantdeforce

que j’aperçois la profondeur avec laquelle il enfonce ses ongles dans sa chair,puis, voyant que je le fixe, il soupire et passe la main sur son visage pourretrouversoncalme.—Désolé.—Jecomprends.Ilécrasesacigarettesousletalondesachaussure.—Jem’enveux,avoue-t-il.—Moiaussi.Il glisse sa main dans la mienne, et je la presse en retour. Notre détresse

mutuelles’enracinedanscesimplegeste.—IlatuéMadietilapleurésamort,murmure-t-il,dessanglotsdanslavoix.

Il jouait lacomédie,alorsquec’est luiqui l’a... Ilcherchaità toutprixànousfaire croire que c’étaitCaern.Combiende fois ilme l’a répété ?Putain, je lecroyais.Jamaisj’aiimaginéuneseulesecondeque…Ils’interrompt,réprimeseslarmes,puisachève:—Jemesenstrahi,Maja.Jesaispascommentendurerça.Ilenfoncesonregardbouleversédanslemien.Jeportesamainàmeslèvreset

déposeunbaisersursesdoigtsgelés.—Tuasdelachancealors.Moi…jemesenssale.Souillée…

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Il m’attire dans ses bras et me presse contre son cœur un moment. Lestechniciens s’activent autourdenous.Nous restons sansbouger,puis, dansunprofondsoupir,nousnousdétachonsl’undel’autre.—Jesuisdésolédet’avoirtraitéecommejel’aifait,m’assure-t-ild’unevoix

tremblante.—C’estoublié.—Je tenaisquandmêmeà te ledire. J’étais jalouxet j’avaispeurpour toi.

Qu’ontefassedumal.Illâcheunricanementmaussadeetajoute:—Jet’aitoujoursaimée,Maja,maiscertainementpascommej’auraisdû.Je

tedemandepardondem’êtrecomportécommeunabruti.Jeluiadresseunfrêlesourire.—J’acceptetesexcuses.Tuasfaitcequetucroyaisjuste,tut’esseulement

trompé.Commenoustous.Moncaféestpresquefroid,alorsj’avalecequ’ilenresteculsec.—OnareçuleretourdestestsADN,enchaîne-t-ilbrusquement.Jemetends,alorsquejesaistrèsbiencequ’ilenestmaintenant.—Alors?Aprèsavoirrangésonmégotdanssonpaquetdeclopes,ilenressortaussitôt

uneautreetl’allumedesesdoigtsnerveux.—Alors on a retrouvé ses tracesADN sur le corps deChristieBerg, et de

Madiévidemment.Ilétaitméticuleux,iln’enapaslaissébeaucoup.Enmevoyanttoutecrispée,ilajoute:—Ilétaitfichu,Maja.EntuantMadi,ilétaitcondamnéàêtredémasqué.Pour

lemeurtre de la touriste et celui d’Aenna, aucun flic de l’époque n’a pensé àprélever son ADN. Ils étaient tous persuadés que Caern était responsable. Ilsn’ontpascherchéplusloin.PourMadi,c’étaitobligatoiredeleluiprélever,danslamesureoùilsétaientamis,pourpouvoir…Ilricaned’untonfroid.—…l’excluredessuspects.Jusqu’àprésent,iltuaitentouteimpunité.—Madiacompris,elle,murmuré-je.— Ouais. Elle était amoureuse de lui. Elle devait l’épier, je suppose.

L’admirer.J’ensaisrien…Elleadûletrouverétrange,depuistonretourpeut-être.Lepousseràbout.Il se frotte la figure, puis fume à nouveau, le regard perdu dans le vague.

D’unevoixéteinte,ilchuchote:—Elleétaitdéjàmorte…

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Jerelèvelesyeux,enattente,uncreuxdansleventre.Leivmetuneéternitéàouvrirlabouche,puisilfinitparcroisermonregard.—Quand…quandilluiadessinélesouriredel’angeetassénélescoupsde

couteau,elleétaitdéjàmorte.C’estpourçaqu’iln’yavaitpastropdesangsursesvêtements.Elleétaitdéjàpartie.Ilsetaitetlaisseaffluerenmoil’horreuretladouleur.— Est-ce que ça veut dire qu’il ressentait quelque chose ? ne puis-je

m’empêcherdedemander.Leivhausseuneépaule.—Jesaispas.Unepartdemoiaenviedecroirequ’ilaétéprisdepitiépour

Madi. Une autre, mon côté flic, ironise-t-il d’un ton morose, pense que c’estjusteparcequ’elleneteressemblaitpas,qu’iln’éprouvaitpaslebesoinde…—…luifairepayer.Ilacquiescesombrementetfuitmonregard.—Onnelesaurajamais,murmuré-je.Une larme roulesurma joue. Je l’essuied’ungeste secavecmongant. J’ai

pleurépresquesansdiscontinuerpendantcinq jours.J’ai l’impressionquesi jeme laisse encore aller, je ne me relèverai plus jamais. Je traînerai dans cettemaison presque vide, avec un père démoli, à chercher une part de moi quin’existeplus.Je fixe un plongeur qui pénètre dans les eaux noires.Leiv enfonce samain

danssapochedeblousonetfumedel’autre,silencieux.Nousrestonsunmomentàobserver lecirqueet lasurface laiteusedu lac,à

attendrequ’uncorpss’arrachedesesentraillesliquides.Leivfinitpardired’unevoixrocailleuse:—Quandilestvenuici,ilsavaitqu’iln’avaitplusrienàperdre,quecen’était

plus qu’une question de temps avant qu’on mette la main sur lui. Il t’auraitsûrementtuée,Maja.Ilatentédeterécupérerparsapetitemiseenscène,maisilabiendûserendrecomptequec’était ridicule.Enfin, jeprésume.Jesuispluscertaindesavoircequ’ilavaitentête.ÀpartirdumomentoùCaernettoil’avezfait tomberdesonpiédestal, iln’avaitplus lechoixde toutemanière.Ne te lereprochepas.—Cen’estqu’unepierredeplusàlaculpabilitéquejeporte,Leiv.Jen’aipas

l’intentiondem’endébarrasser.Jenecroispasenêtrecapable.J’aurailepoidsdesamortsurlaconscience,avecceluidecesfillesàquiilaarrachélavie.—Tuesforte.Jesuissûrquetuparviendrasàdépassertoutça.J’esquisseunpetitsourireencoindénuédejoie.

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—Mavies’estarrêtéeici.Jesenssonregardquim’observe,alorsquejefixel’undesspotsdelumière

quiprojettesonfeusacrésurlaglace.—Lestueursensérieontlafâcheusehabitudedesecomporterenvictime.Ce

n’est jamais leur faute. C’est le monde, la vie, une autre personne qui sontresponsables,àleursyeux,desactesignoblesqu’ilscommettent,maisc’estfaux.Toi,tucroyaisenl’innocencedeCaern,alorsqu’ilaleportraitparfaitd’unserialkiller.Uneviedemerde,dessévicespsychologiques,peut-êtremêmephysiques,pourcequ’onensait.Çaauraitpuêtre lui,maiscen’estpas lecas.Iln’apassuivicettevoie.Alors…Erlendn’aaucuneexcuse,Maja.Ilachoisidecéder.Tun’aurais pas pu l’en empêcher.Ce genre de personnes n’est pas soignable.Cequ’il ressentait était erroné,déviant.Mêmesi tu l’avaisdeviné, tu seraispeut-êtredéjàmorte,maisrien…tum’entends?Rienn’auraitpulefairechanger.Ilétaitcommeça.C’est tout.Onnes’enest justepasaperçus,parcequ’ilsavaitmentir.Je ravaledepeu le sanglotqui tendàvouloir s’échapperdemes lèvres.Un

poidsénormeappuiesurmapoitrine.JelislasouffrancedanslesyeuxdeLeiv,enéchoàlamienne.—Ilmentaitquandilprétendaitm’aimer?demandé-jeenfrémissant,lagorge

obstruée.—Non,Maja,cen’estpascequejevoulaisdire.—J’étaisjusteunprétextepourtuer?—Non…—J’aijamaisdemandéça…j’aipas…Je craque.Leiv se retourne versmoi etm’enveloppe de ses bras. J’enfonce

monnez dans sonmanteau et lâche les vannes. Je suis fichue. Je ne relèveraijamaislementonpourregarderdroitdevantmoi.Jenesaismêmeplusoùestlechemin.Jel’aiperdudevue.Je pleure un moment contre lui, secouée de sanglots lourds et bruyants,

jusqu’àceque:—Ilsonttrouvéquelquechose!Noustournonstouslesdeuxlatêteendirectiondulac,làoùl’undesmembres

del’équipetechniques’agite.Lesplongeurss’extraientdeseauxetapparaissentsouslalumièrevivedesspotsélectriques.Leivplaqueaussitôtsamainsurmesyeux.—Maja,neregardepasça.J’agrippesesdoigts.

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—Lâche-moi!—Tunedevraispasgardercetteimageentête.Crois-moisurparole.—J’enaibesoin,Leiv.Lâche-moi,s’ilteplaît.Jedoisvoirdemesyeuxque

c’estbeletbienterminé.Ilpousseunsoupirlourddesens,puis,vaincu,détachesapaumedemesyeux.

Jeclignedespaupières,avantdedirigerleregardverslesspots.Lesplongeursarrachent un corps des eaux froides, ses membres supérieurs pendent dans levide, sa tête est basculéevers l’arrière et ses cheveuxdégoulinentd’eau.Moncœur cesse de battre durant quelques secondes. Mue par le désespoir, jem’avanceverslacivièresurlaquellelesplongeursledéposent.Leiv,silencieux,m’emboîte le pas.Mes yeux se remplissent de nouvelles larmes, j’y vois floulorsquelacivièreestsoulevéedelaneige.Jorg, qui est resté pour organiser les recherches, se tourne versmoi enme

voyantapprocher.—Tunedevraispasregarder,Maja,meprévient-ilàsontour.Maisjel’ignore.Jem’approche,alorsquelesambulancierssesaisissentdes

poignées de la civière pour la transporter vers la route où sont stationnées lesvoituresdepolice.J’ai un haut-le-cœur violent en apercevant enfin son visage. Ses yeux ont

disparu. Je manque de vomir. Leiv passe la main autour de ma taille pourm’empêcherdem’effondrer.Sesglobesoculairessontvides,sûrementdévorésparlespoissons.Jeravaledepeuuncri,unmélangededouleuretdecolère,etm’affaisse.Commel’eauestgelée, iln’estpasdéfigurépar laputréfaction.Endehors des yeux, seule sa peau donne l’image de sa mort. Elle est bleutée.Froide.—Uneseconde,jevousenprie,supplié-je.Lesambulancierss’arrêtentdanslaneige.—Maja,murmureLeivlorsquejem’arrachedesonétreinte.Jem’approchedelui,l’observe,mêmesilanauséerampeenmoicommeun

cafard.Jetendslamainverslasienneetfrôlesesdoigtsglacés.Jenetrouvepasla force d’ouvrir la bouche. Je ne saurais même pas quoi dire. Lui avouercombien je l’aimais n’aurait que peu d’intérêt. Quelle importance ça pouvaitavoiraufinal?Jenelesauraijamais.

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Chapitre39MajaJe reste près des arbres. La neige tombe et rend l’atmosphère encore plus

enténébrée.J’aifroid,malgrél’écharpeetlemanteauépaisquejeporte.Lenoirperdure. La nuit polaire s’étend toujours sur les Lofoten. J’ai l’impressionqu’elleneselèveraplusjamais.Depuisl’alléeoùjemetiens,j’observelesdernierssacrementsrendusàMadi.

Safamilleetsesamissont là,autourd’elle.Jen’aipasosém’approcher.Leivm’aditdel’accompagner,maisj’airefusé.Lahontemedévore.Jen’aipasserrémesdoigtsautourdesagorge,maisj’ail’impressiond’avoirétécellequitenaitl’armequil’atuée.J’auraispufairequelquechose,maisjen’airienfait.Leslarmesnecoulentpaslelongdemesjoues.Ellessesontasséchées.Alors que la cérémonie se termine, la mère de Madi marche jusqu’à moi.

J’aimeraism’enfuir,mecacherdansuntroudesouris,maisjenebougepas.Elles’arrêteàquelquespas,avecsesjouesrougiesparlefroidetcessillonsblancsqu’aforgésonchagrin.Sesyeuxnoisette,delacouleurdeceuxdesafille,mefixent,chargésdelarmes.Elleal’aird’avoirprisdixans.Desridesdéformentsapeauauxcoinsdeseslèvrespincées.Jen’osepasouvrirlabouche.Jen’auraispasdûvenir.Soudain, elle tend lamain versmoi. J’ai peur, pendant une courte seconde,

qu’elletienneuncouteauetchercheàsevenger,maisaulieudeça,elleprendmonbrasetm’entraîneprèsd’elle.Sansunmot,ellemeconduitverslatombedeMadi. Je ne dis toujours rien, j’en suis bien incapable.Leivm’attend dansl’alléeetnoussurveilleducoindel’œil,semontrantdiscret,endiscutantavecJens.Avec un horrible pincement au cœur, je regarde la stèle, lamêmeque celle

d’Aennaetdemamère,perdueaumilieudetouteslesautres.—Tun’avaispasbesoindetecacher,déclare-t-elle,aprèsunlongmomentde

silence.Maditeconsidéraitcommesapetitesœur.Jeserreleslèvrestrèsfort.Jetrembleetbalbutie:—Jevousdemandepardon…Jesuistellementdésoléepourcequ’ilafait…—Chut…

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Ellemeprenddanssesbraslorsqu’ellemesentmefêlerdetoutesparts,mepresse contre elle avec tout l’amour d’une mère miséricordieuse à qui on aarrachésonenfant.Jenesaismêmepascommentellepeutsetenirdebout.J’ail’impressiondem’effondrersurmoi-même.—Tun’yespourrien,Maja.Pourrien.Ellet’aimaittellement.Mesdoigtssontengourdisàforcerd’écraserlespansdesonmanteauauxquels

jemeraccrochedésespérément.—Jevoudraisqu’ellesoitlà…Jenesaispascombiende tempsnousrestons toutesdeux,sous laneigequi

tombeentourbillons,ànousétreindreetàpleurer.Chaquefoisquejepenseneplus avoir de larmes, de nouvelles arrivent à franchirmes barrages. Je nemesenspasfortedutout.Jemesensbrisée.Leivme ramène à lamaison ensuite. Le silence noie l’habitacle jusqu’à ce

qu’il se gare devant l’hôtel. Je reste un instant à fixer l’horizon, le hangar àbateauxetlamerunpeuplusloin.—Qu’est-cequetuvasfairemaintenant?—Jevaislevoir.Il acquiesce, un voile sombre dans les yeux. Mon cœur se comprime

violemment,memontrantqu’ilestencorecapabledevivre.—Turentresquand?— Je ne sais pas. Maintenant que les funérailles deMadi sont passées, je

pensequejevaisresterquelquetempslà-bas.Çam’évitelesallers-retoursavecleferryetc’estmoinsdifficilequ’ici.J’aibesoind’êtreprèsdelui.Ilhochelatête,puissouffleunebanalité,fautedemieux:—Bodøn’estpaslaporteàcôté,c’estvrai.Tonpèrerevientbientôt?—Jenesuismêmepassûrequ’ilrentreunjour.J’airéussiàconvaincremonpèredequitterl’hôtelpournepasresterseulen

tête à tête avec sa bouteille dewhisky. Il est àLeknes, dans une autre île desLofoten,avecnoscousins.C’est l’inconvénientquanddescentainesd’ancêtresdesHansenn’ontvécuqu’ici.Toute la famille réside sur l’archipel.Audébut,mon père a refusé ma proposition, préférant noyer son chagrin dans l’alcool,maispercevantmadétresse,ilafiniparaccepterdes’yrendre,pourquejemesentemoinscoupablederesteràBodøsisouventenlelaissantàlamaison.Ilnevoulait pas devenir une charge pourmoi, en plus de celle que je portais déjà.Mon père est un homme rude, à l’ancienne,mais je ne suis pas certaine qu’ilsurmonteunjourcettetragédie.Jenelesuispasmoi-même.—Peut-êtreplustard,m’assureLeivsansenpenserlemoindremot.

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—Ettoi,qu’est-cequetucomptesfairemaintenant?Ilhausselesépaules,serrelesmainsautourduvolant.— Je me pose de sérieuses questions quant à ma capacité à être un bon

inspecteur.Ilmelanceunregardcontrit.— Tout le monde peut commettre des erreurs, lui dis-je. Tu as appris

beaucoupgrâceàcequis’estpassé.Peut-êtrequeçateserviradanstonmétier.Tunedevraispasabandonner.Illâcheunsourirechétif,sansjoie.—Oui,peut-être.Lemalpeutrevêtirbiendesaspects.Levagabondpuantpeuts’emparerd’un

couteau etmassacrer plusieurs personnes enmoins de dixminutes, comme lecostard-cravate soigné, affable, peutmaintenir des femmesdans sa cave et lestorturersansquepersonneneledevine.Ilpeutêtreincarnéparunfrèreaimant,quisembleapprécierlavie…—Tunedevraispasabandonner,luirépété-jeavecconviction.Unsourireunpeumoinstendus’esquissesurseslèvres.—Jevaisyréfléchir.Jepourraismespécialiser,semoque-t-il.— En voilà une bonne idée. Après tout, je suppose que peu de personnes

peuventsevanterd’avoircôtoyéuntueurtelqueluiaussilongtempsquetoi.Maphrases’engouffredanslavoitureetparaîtlaplomber,maisellen’enreste

pasmoinsvraie.Son regard m’épie, et je pose la main sur la sienne pour lui montrer mon

soutien.— Tu n’as reculé devant rien jusqu’à présent, lui assuré-je. Au risque de

paraître trèsmanichéenne, il faut bienune contrepartie à des êtres comme lui,poursauverdespersonnescommemoi.—Jen’aisauvépersonne,Maja.—C’étaitjusteunequestiondetemps.Vousvousrapprochiezdelui.Ilétait

acculé,tulesaisbien.Alors,si,tuassansdoutepermisdesauverd’autresfilles.Continuecommeça.Jedéposeunbaisersursajoueetamorceungestepoursortirdelavoiture.—Peut-êtrequejeleferai,Maja.Ilreprendunelongueinspiration,puisajoute:—Toinonplus,n’abandonnepas.Àmon tour, jehoche la tête, lui lanceunsouriresûrementunpeu tiré,puis

sorssouslaneige.

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Jeregardelavoitures’enaller,avantdemonterdansmachambrerassemblermesaffaires.Unefoismonsacprêt,quelqueshabitsjetésenvracetmesproduitsdebeauté,jemeglissedanslecouloirsilencieux,restefixéedelonguesminutesdevantlaported’à-côté.Lapoliceestvenueetadéjàretournétoutesachambre,pour ne rien trouver. Rien. Rien qui ne montre qu’Erlend était un tueursanguinaireetfroid.Rienquinelaisseenvisagerqu’ilétaitcapabledevioleretdetorturer.Absolumentrien.Nimonpèrenimoin’avonseulecouraged’yentrer.Nousavonsjustefermé

laporte. Jecroisquesi j’enétaiscapable, j’ymettrais le feu. Jebrûlerais toutl’édifice.Maisjenelepeuxpas.Leplustragiquedanstoutça,c’estquej’ignorecomment cesser de l’aimer. Je le hais, je me surprends parfois à me lever,engluéedansmescauchemars,pourcourirauxtoilettesetvomir,maisjel’aimetoujours.Malgrémoi.Malgrémesexhortations.Malgrémaculpabilité.Jerevoisconstamment,plaquédansmesrétinescommeuntatouage,lepetitgarçonaveclequeljejouais,quiveillaitsurmoi…c’estluiquej’essaiedeconserver,maisilyatoujourscetteimagequim’arriveenpleinefaceetquimedévoileceluiquiétait sur le lac, auxyeuxvides, au rictusmorbide,quime jetait à la figureunamourencoreplusabject.Etjesaisquelescauchemarscontinuerontquoiquejefasse.Jemedemandecommentilm’auraittuée.Jemanquedepleurerenprenantsavoiturepourmerendrejusqu’auxquais.Je

vais devoir la vendre, m’en débarrasser. Je la gare sur un parking, préférantemprunter un taxi une fois à Bodø. Je ne supporte pas de rester dans cethabitacle,sentirsonodeur,saprésence,commeunfantômequimehanterait.Jedoisensortirtrèsvite.Jecourspresquejusqu’auxappontements.Leferryestdéjàlà,attendantdeme

conduire jusqu’à lui.Chaque foisque je leprends,moncœurbatavecplusdefrénésie.Jeredeviensvivanteetmorteàlafois.Etchaquefoisquejeregarde,àtravers la brume, les silhouettes des montagnes disparaître de mon champ devision,mon cœur se broie, enmême temps quemes poumons se remettent àfonctionnernormalement.J’ail’impressiondenerespirerqueparintermittence.Je suis tellementnerveuseque j’arpente lepont lorsque lavuede l’archipel

s’est envolée dans les ténèbres de la nuit polaire. Ces lignes morcelées quej’aimaistellement.Quand jem’arrêtedemarcher, jecaresse lescourbesduValknutduboutde

l’indexetmesurprendsàprieretàsourireenmêmetemps.Le taxi segaredevant lesportesde l’hôpitalprincipaldeBodø,unegrande

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bâtisse,dontlapartiecentrale,toutenlongueur,estengrossespierresclairesetlesailes toutenverre.Jem’enfiledanscescouloirsque jeconnaismaintenantparcœur.Lapremièrepartieestplutôtchaude,aveclesmursenpierreapparente,ensuite, je passe aux étages modernes, plus épurés pour me diriger vers leservicedetraumatologie.Chaquefoisque j’ypénètre,une tension lourdes’emparedemoi, l’angoisse

megriffe la peau, grondedansmonventre. Jeme force à respirer, prendredegrandes goulées, puis m’approche de sa chambre. Je reste quelques secondesdevantlaporte,mesjambescommeengourdies.—MademoiselleHansen?Jeme retourne vivement, prise en flagrant délit de faiblesse, etme force à

sourireàl’infirmièrequis’approcheàgrandspas.—Voustombezbien,medit-elle.Vousserezcontente.Unfrissonremontemesvertèbres.—Ils’estréveillé.Moncœurtapesoudainsifortquej’aipeurqu’iln’endéfoncemescôtes.—Réveillé?—Oui,cematin.Ilvousademandée.Onluiaditquevouspasseriezdansla

journée.Ilétaitimpatientdevousvoir.Jememordslalèvreinférieure,tournelatêteverslaporte.Jen’arrivepasà

décortiquercequejeressens.Depuisquinzejours,ilétaitplongédanslecoma,horsdeportée,siloindemoi.Jemesuisraccrochéeauxbranches,àunespoirqui semblait s’éparpiller dans le néant. La peur était omniprésente, avec ladouleur, telunvoilesedéposantsurmapeau.Cesont lesseulssentimentsquiontsutrouveruneplaceenmoi,àcoupsdehache.Maismaintenant,aumilieudemonmarasme émotionnel, c’est comme une étincelle, un petit moteur quivibredansmapoitrine,deplusenplusfort.—Allez-y, m’encourage l’infirmière. Lemédecin passera tout à l’heure. Il

voustiendrainforméedesonévolution.Soyezrassurée.Ilvabien.Jesouris.Pasàelle,non.Àl’avenirquisetrouvederrièrecebattant,etjele

poussevivement.J’ail’impressiond’êtreabsorbéeparlalumièredesnéons.Unetélétourneen

fondsonore.Jepasselesasetaperçoislebasdesonlit,unejambedécouverte,son bras relié auxmoniteurs, son torse avec le gros bandage blanc autour del’épaule, et soudain, jeme retrouve face à sesdeux lacsverts quime scrutentavec une intensité que je ne croyais plus jamais voir. J’éclate en sanglots.Bêtement.Commeça.Sansprévenir.Jesuissecouéedelarmes,maiscenesont

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pas des pleurs de chagrin. C’est de l’espérance. Il me regarde avec uneprofondeur abyssalequime faitmal auventre, puis tend lamainversmoi. Jefoncesansréfléchir,entrelacemesdoigtsauxsiens,éprouvelecontactchauddesonépiderme.Ilm’attirejusqu’àlui,jeprendsgardeàsablessure.Ildéposeunbaiser dans mes cheveux, puis sur mon front. Son autre main caresse monvisage,moncou,monépaule.Iln’yapasbesoindemotsàcemomentprécis.Justedenous.Ilpassesonpoucesurmesjouespoureffacerl’humiditédemesyeux,tandisquelessienspénètrentaufonddemoi.Noslèvresserencontrent,sereconnaissent. C’est chaud, doux, impatient.Ma peau frotte sur sa barbe maltailléeetmesdoigtsglissentetseperdentdansseslongscheveux.Jemegorgede lui, de sonodeur, de sa présence. J’ai l’impressiondeprendreunedosededrogue qui détiendrait le pouvoir d’annihiler la douleur. C’est un sentimentfugaceetsûrement illusoireaufinal,mais ilmeprocure tantdebienquejenepeux pas m’en empêcher. Il me caresse avec tellement de dévotion que j’engémis de plaisir, comme s’il lisaitmes pensées, qu’il savait d’instinct ce dontj’avaisbesoin.Ilchuchoteàmonoreille,maisiln’yapasdemots,justelesondesavoixquis’immisceenmoi.Jegémisplusfort,nonplusdeplaisir,maisdequelquechoseàmi-cheminentre lasouffranceet ledésir.Sonbrasse resserreautourdemesépaulesetmeblottittoutcontrelui.Jeplongelenezdanssoncouetm’agrippeaveclaforcedudésespoir.Jemelaisselentementtombersurlui.Ilmeberce,commesij’étaisunepetitefillemalade,malheureuse,et,alorsquejeme sens un peumieux, un peu plus en sécurité, un peumoinsmal et sale, jem’immergedanslesommeil.Ainsi.Surlui.Surcecorpsquimetientchaud,quiestàmoi.Danssesbras,danssesmainsquej’aimesentir.Etpourlapremièrefoisdepuislamortd’Erlend,alorsquelesinsomniesmehantaientplussouventquelesommeil,aucuncauchemarnevientmeblesser.Jesombretelunpoidsaufonddel’eau.Jedisparaisdanslesabyssesdel’âmedeCaern,etjem’enrepais.

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Épilogue2moisplustard,CaernÉtendu dans son lit d’adolescente, je regarde Maja dormir. Elle est blottie

contremoi,recroquevilléeenchiendefusil,monbrasestcoincésoussatêteetelleagrippel’autrecommesic’étaitunecouverture.Jenepourraispasêtrepluscollé à elle, si ce n’est la fondre dans ma chair pour ne former plus qu’unepersonne,maisj’aimetropMajapourl’absorber.Jepréfèrelavoirrireetvivreàmescôtés.Elle ne dort pas bien si je m’éloigne, comme si ma proximité chassait ses

cauchemars. J’aime me sentir important pour elle, qu’elle ait besoin de moiautantque j’aibesoind’elle.Duplus loinque jemelerappelle, jen’ai jamaisconnuune telle sensation.Être essentiel àun êtrehumain.Comme l’air qu’onrespire.À mon réveil, Sørensen est venu me rendre visite à l’hôpital, pas par

courtoisie– évidemment–maispourm’interroger sur cequi s’était passé, lescirconstancesdelamortd’Erlend,afindecorroborerlerécitdeMaja.Ilsemblaitsombreetdémoralisé,maissonregardn’acessédem’épiercommes’ilcherchaitunindicequimerendecoupabled’uncrimequejen’aipascommis.Commesic’était tropdurpourluideréaliserqu’ils’étaitplantésurtoutelaligne,depuisdesannées.Jenesuispasl’assassindesLofoten.Jesuisjusteunmonstredeplus.J’ai raconté ce dont je me souvenais à Sørensen, depuis l’arrivée d’Erlend

dans lacabane jusqu’àceque jeparvienneàm’arracherdeseaux.Jegardeenmémoired’avoirsaisilereborddelaglaceetd’êtreparvenuàmehisser,pousséparlarageauventre,jevoulaisvivre.Maisensuite,jenemerappelleplusquedufroid.Leresteappartientaunéant.Sørensenm’a expliqué queMajam’avait traîné sur toute la surface du lac

jusqu’aux premières pentes enneigées, mais qu’elle n’était pas parvenue àfranchir la poudreuse trop épaisse dans laquelle je m’enlisais. Il a dit qu’ilignorait comment cepetit boutde femmeétait arrivé à cet exploit : traînerun

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poidsmortàlaforcedesesbrassurautantdedistancesansfaiblir,sanslâcher.Jen’enétaispassurpris:Majaestcapabledetoutpourobtenircequ’elledésire;elleme l’a déjà prouvé en étant avecmoi. Ellem’a ensuite enroulé dans unecouetteetunecouverturedesurviequ’elleadénichéesdanslacabane.Sørensenm’a dit que sans elle, je serais mort. Maja m’a sauvé la vie. Sous bien desaspects,mais l’inspecteur n’a pas besoin de le savoir.Ce qu’il y a entre nousn’appartientqu’ànous.Jelesaismaintenant.Masœurnepeutpass’yimmisceret…Erlendnonplusdésormais. Je saisqu’elle souffre. J’aidéjà ressenti cettedouleur.Jelaconnaisbien,lacomprends.Jevoudraislaluiôter,maisj’aibienconsciencequec’estimpossiblepourl’instant.Ellen’oublierajamais.Ellevivraavecl’ombredesonfrère,commejevisavecl’ombredemasœur.Maisje luiapprendraiàchassersonfantôme.Je leremplacerai.Jem’insinueraiaussibienquelemonstrequil’ablessée.Maja se tourne sur le dos, puis face à moi. Ses yeux papillonnent, puis

s’ancrentauxmiens.Sesdoigtsse lèventetpassent le longdemajoueenunelangoureusecaresse.—Tuesréveillédepuislongtemps?—Quelquesminutes.Sa jambe remonte par-dessus la mienne, sa main continue son exploration,

sinue le longdemoncou jusqu’àmonépauleoù s’inscritdésormaisunebellecicatrice. Je porte également quelques brûlures sur le dos, en partie sur lesomoplates,làoùlecontactprolongédelaglaceaattaquémonépiderme.—Tufronceslessourcils,remarque-t-elle.—Jeréfléchissais.—Àquoi?—Àtonavis?Je lève le bras et lui désigne le monticule de cartons qui envahit la pièce

derrière moi. Elle me lance un sourire, puis enfonce son visage sous monmenton.Jerefermemonbrassursondos.Jehumesescheveux.Jecraignaisdene plus jamais la sentir, alors quelquefois, sans pouvoirm’en empêcher, je larespire. Je regrette qu’il nous ait fallu traverser tout ce chemin pour parvenirjusqu’à cet instant. Je regrette que Maja souffre, mais je ne regrette pas ladestination.Onmet une éternité à s’arracher à la chaleur des draps. Après une douche

agréable où j’ai pu la contempler et la toucher, on s’attelle aux dernierspréparatifsdudéménagement,entrecoupésdebonnesrasadesdecafépournousmotiver.LepèredeMajaadécidédevendrel’hôtelavectouslessouvenirsqu’il

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contient.Ilnesevoyaitpasresterici,danscettemaisondanslaquelleontvécuson fils et ses démons, ni vivre au milieu des habitants de Svolvær qui nemanqueraientpasdelejuger–aussidurquecelasoit,Majaétaitd’accord.Sonpère retourne habiter à Leknes, auprès de leur famille, à une centaine dekilomètresdeSvolvær.Maispasnous.Nousempruntonsnotreproprechemin.Grâce auprêtre quim’aoffert du travail àmon retour auxLofoten et à ses

relations,j’aipudénicherunnouveauboulot.Majaétaitcontreaudépart,maisjenemevoistravaillernullepartailleurs.Jenesupportepaslesgenseteuxnemesupportent pas. Quoi de mieux que de fréquenter les morts ? Eux ne jugentpersonne. Ne craignent personne. Peut-être que, d’une certaine façon, leurprésencemerassure,apaisemespropresdémons.Latranquillitédescimetièresmeconvient.Majaafiniparlecomprendre.Sasensibilitédépasselargementlamienneendenombreusescirconstances,etellesaitpertinemmentquejenesuispasnormal.Quejeneleseraijamaistoutàfait.Jemeraccrocheseulementaureborddelaconscience,enpartiegrâceàelle,àsonamour,àl’attentionqu’ellemeporte.Quisaitcequejeseraisadvenusiellen’étaitpasrevenuedansmonexistence ?Aurais-je basculé dans la démencepour donner vie àmes images,comme Erlend ? Je n’aurai jamais cette réponse, et je suppose que c’est unebonne chose. Que je ne dois pas la chercher. Les images doivent rester cequ’ellessont:desimplesfantasmes.Majam’aideàlescanaliser.Avecelle,ilssontbonsetexcitants.Celamesuffitamplement.J’embauched’icideuxsemainesaucimetièred’Oslo.Majan’apasencoreeu

letempsdechercherunemploi,maisçaviendralemomentvenu.Ellead’abordbesoindese reconstruire,de trouverdenouvellesmarques.Enattendant, avecune partie de l’argent de l’hôtel que son père nous a gracieusement offert, ons’estdégottéunemaison…unemaisonànous,unpeuplusloindanslesterres,prèsdumuséede la technologieetd’un lac,dansunquartier tranquille.Jemesentaisunpeunerveuxàl’idéedem’installeravecelle,maisfinalement,depuisdeuxmoispasséscollésl’unàl’autre,monangoisseadiminué.Jesupposequejenesuispasfacileàvivre–jesuissilencieuxettaciturne–,maisMajaesttoutmoncontraire.Ellelaissedanssonsillageunparfumquim’enivreetm’apaise.Majaestunecharmeusedeserpents.Déjàadolescent,jelavoulais.J’aimentiàson frère sur bien des détails, mais pas celui-là. C’était plus fort que moi,viscéral,commeunedroguepuissantequejedevaism’injecterdetouteurgencesouspeinedemort.Jeserais incapablederetournerenarrière,enuntempsoùellen’étaitpasàmescôtés.Avant,jen’existaispas.J’étaiscommeuneombre.Unfantômedanslecimetière.Maintenant,jevisdanssonregard.Ellemevoit,

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prend en considération mes souhaits, mes opinions. Elle ne cherche pas àm’écraser etm’apporte ce que je n’ai jamais connu : le respect et l’amour. Jen’étaismêmeplussûrde leurdéfinitionavantsonretour.Avec lerecul, j’étaisunefeuilleblanche.Aucunevienes’écrivaitdessus.J’étaismortenmêmetempsquemasœur,etMajam’aressuscité.C’estàmontourmaintenant.Jeme tiens devant la porte de la chambre d’Erlend.Maja est incapable d’y

entrer. Ses yeux se voilent chaque fois qu’il en est question. Nous devonsdébarrassersesaffaires.Je luiaiditquejem’enchargerais.Çanemedérangepas.Quelquepart,çam’excitemêmeunpeu. Ilestmort,et jepénètre sur sonterritoire.Jel’envahis,etcettesensationmerassasiedeplaisir.C’estmesquinetperversdesevengerdecettefaçon,maisjem’enfous.Je pousse la porte et entre dans la pièce. La première chose qui saute aux

yeux,c’estquelesflicssontpassésparlà.Toutaétéretourné.Leslivrestraînentsurletapis,lelitaétébasculésuruncôté,l’armoirevidée,lesfringuesontétéjetées par terre dans un pêle-mêle de tissus, les tableaux ont été déplacés,certains sont encore de guingois. On ne peut pas dire qu’ils aient agi dans ladiscrétion.Je pose les cartons contre une cloison et pénètre plus largement dans la

chambre. Les murs sont blancs, comme passés à la chaux, et apportent unesensationdefroideuràlapièce,maisErlendyavaitaccrochédespostersetdestableaux pour lui donner un semblant de vie ou paraître normal aux yeux desautres.Un lit deux places et un bureau constituent lemobilier. La porte de lasalledebainsattenanteest fermée.Jem’approchede labibliothèqueencastréedanslemuretramassesurlesolquelquesbouquins,desthrillerspourlaplupart,desdocumentairessurlanature,lesLofoten,lesanimaux,quejereposesurlesétagèresenattendantdelesranger.Jenesauraispasexprimercequimedérangedanscettechambre.Unesensationdésagréablesedéposesurmapeau,commes’ilétaitencorelà,épiantMajadansuncoin.J’aimeraispouvoir ledéterminer,comprendre,mais… commeLeivme l’a dit : il n’y a rien à comprendre.Onpourraitliredescentainesdelivressurlesujet,seconfronteràeux,lesétudier,disséquerleurcerveau,onneparviendrajamaisàêtredansleurstêtes.Maismoi,suis-jel’und’eux?Est-cequejepeuxentrerdanssonespritpourdéterminerlesensdesesactes?Un frisson court le long demes vertèbres. Je remarque quelques photos de

Maja et lui épinglées sur un mur, parmi d’autres. Elles semblent anodines,quelques souvenirs jetés en vrac, affichés pour ne pas les oublier, mais mon

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regardrestebraquésurlebrasd’Erlendpasséautourdesépaulesdesasœur,sesyeux sur elle tels des aimants. C’est facile de voir tous les éléments étrangesaveclereculetlaconnaissancedelavérité.Jelesaidéjàvusdesdizainesdefoisensembleet, jusque-là, jen’avais jamais riennotédesuspectoud’insolite.Denous deux, c’était moi le cinglé. Mais là, face à ces photos punaisées, unsentimentdemalaisemesaisit.Sesirisbleu-grisposéssurMajasontvides.Enréalité,iln’yapasl’ombred’uneexcitationoud’undésir.Iln’yarien.Àquoipensais-tuquandtulatenaisdanstesbras?Jefermelepoingsanspouvoirm’enempêcher,puismemotivepourranger,

sinon je pourrais chercher toute la journée tous les fragments brisés de l’âmed’Erlend.Pourlesmêlerauxmiens,peut-être.J’empaquettesesvêtements.Majasouhaitelesdonneràuneœuvredecharité.

Personnenesauraquilesaportésautrefoisetnesesentirasouillédelesenfiler.Lereste,endehorsdeslivres,iraàlapoubelle.Elleneveutriengarderdesonfrère.Jelacomprends.Jen’airienconservénonplus,nidemasœurnidemesparents.J’aitoutbrûlé.Je ramasse les crayons, vide les tiroirs, entasse dans les cartons. Dans ma

chambre,iln’yavaitrienquiauraitpermisdem’identifier.J’étaisunétrangeràmapropremaison,maiscen’estpaslecasd’Erlend.Toutsemblesoulignerqu’ilmenait une vie ordinaire et heureuse en apparence. Les flics ont dû se sentirfrustrésenressortantdecettepièce.Monregardnecessepourtantdesedirigerverslesphotos.Monattentionne

se porte pas sur Maja, mais sur lui. Un goût de sang emplit ma bouche,métalliqueetdésagréable.Jenemesouviensplusdecequis’estpasséunefoisquejemesuisarrachéauxeauxglaciales,maisjen’airienoubliédenotreluttedans le lac,quand ilm’empêchaitd’attraper lamaindeMaja,quand ilcriaitàmonoreille:«Tunel’auraspas.Jenetelalaisseraijamais».Ilaappuyésurmablessure,cependant,aveclefroidviolentquis’étaitgrefféàmachaircommeunedeuxièmepeau, jenelaressentaisquedeloin,commesiellenem’appartenaitpasvraiment.Durougeimbibaitl’eauautourdenous,etladouleurvintdeplusloinlorsqu’ilenfonçacesmotsenmoi:«Tusaurasjamaissielleacouinéquandj’aidécoupésonvisage.Tusaurasjamaiscommentelleestmortedansmesbras.Ellem’appartientmaintenant.»La ragem’aveugleun instantàcesouvenir. Jemepenche, saisis leborddu

bureau et forcemamâchoire à se décontracter. En relevant les épaules, jemeheurteauvisagesouriantd’Erlend,àsesyeuxgrisglacésquelaphotographieaimmortalisés,figeantàjamaissonregardsursasœur,etj’éprouvel’enviebrutale

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delefrapper,deluiarracherlagorgeoudedéchirer,àmontour,seslèvrespoureneffacerl’airheureux.—Est-cequeçava?La voix de Maja s’immisce soudain en moi, m’arrachant à une vision

entêtante.Jetournelatêteversleseuilsurlequelellesetient,lesbrasautourdesa poitrine comme pour se réchauffer du froid qui émane de cette pièce. Sesbouclesbrunesdéferlentlelongdesoncoujusqu’àsesseins,dontjedistingueàpeinelaformesoussonpullépais.Ellefroncelessourcilsetsonregardm’épie,attentifàmesréactions.Jenesaispasquoiluirépondre.Jenepeuxpasluiconfierqu’Erlendacherché

àmepuniravantdemourirenm’interdisantdeconnaître sespetits secrets,enme dérobant le fantôme de ma sœur, en gravant en moi, sournoisement, ladouleurquia traverséAenna lorsqu’il luiaôté lavie.Dequelle façonest-ellemorte ? A-t-elle supplié qu’il l’épargne ou s’est-elle laissée mourir ?Quelquefois,dansmes rêves, jemêle la réalité àmes imageset je rejoue sanscesselamêmescène.Je me vois courir vers l’hôtel sous des trombes d’eau, excité à l’idée de

regarderMaja, de la toucher et peut-être même de l’embrasser. Je revois masœurquim’interpelleaprèsavoirtraversélepontquirelielesîlots.Elleapparaîtdanslabrume,telunspectre,avecsescheveuxhumidesplaquéssursonvisage,sesyeuxvertsfurieux,parcequej’aifaitlemursansl’enavertir,parcequej’aichoisiMajaàsaplace.Parcequejemesuisdétachéd’ellesansregret,scindantnos âmes et nos peaux pour reconstituer deux personnes distinctes. Aenna nepouvaitpasl’accepter.Ladisputeéclate.Ellenecriepas,ellesaitquejen’entendraisriendanslecas

contraire, mais ses mots sont tranchants comme des lames de couteau. Jem’éloigne de l’hôtel et marche vers les berges, même si, avec la tempête,personnenepourraitnousentendreounoussurprendre.Noussommesseulsprèsdesséchoirsàmorue,aveclebruitdelapluiequiclaquetellesdesdétonations.—Tunesaispascequetufais,m’assure-t-elleencrachantsonvenin.Celuidenotremère.—Tunepeuxpaslatoucher,Caern.Tuvaslablesser.Tun’aspasoubliéce

quetuasdanslatête.—Maisj’enaienvie.—Quelleimportance?Je sens son poison se distiller dans mes veines en une longue brûlure, en

même temps qu’une profonde rancœur s’accroît, un sentiment qui a mis du

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tempsàgrandir,maisàl’instard’uneplante,legermeaprisets’estdéveloppéenunetoileétriquéederacines.Pourquoiaccorderait-onlemoindreintérêtàcequejesouhaiteuneseulefoisdansmavie?Pourquoi?Parcequetuesunmonstre…Personnenetientàsavoircequetudésires.—Tunetienspasvraimentàcequ’elledécouvretavraienature?—Majaestdifférente.— Seulement parce que tu la vois différemment,mais elle fera comme les

autres.Elletefuira.Mamant’amisengarde.Tunepeuxpasluifairecequetudésires.—Maistun’ensaisrien!Tuignorescequejeveux…Elle pouffe de rire. Celui-ci perle dans mes oreilles comme des gouttes

d’acide.—Ohsi!Cequitefaitéjaculeràchaquefoisdanstachambre,non?Ellearaison,biensûr,j’aienviedeMaja.Chaquefibredemonêtreladésire.

Maispasseulement.Jeveuxtoutcequ’ellereprésente,toutcequesesyeuxmepromettent.Levisaged’Aennaestdéforméparunejalousiepossessivealorsqueje jette

un coup d’œil en direction de l’hôtel, le besoin furieux dem’y rendre tordantmestripes.Sonexpressionneressemblepasàcellequ’elleaffiched’ordinaire.Son arrogancem’éblouit. Elle essaie dem’écraser elle aussi, commemaman,maisd’uneautremanière.Pluspernicieuse,parcequec’estelle.Mamoitié.Monsang.Machair.—C’estsale,Caern.Tunedoispas…—J’enairienàfoutre!crié-je,luiarrachantunsoubresaut.Ellemeconsidèreavecdesyeuxstupéfaits.Jesuisennagealorsqu’ilpleutet

quelefroidestrevenudanslesLofoten.Lapeurserépandenmoiàtoutevitessetelunfeudeforêt,àlaquellejerefusedecéder.Aennaatoujourseul’ascendantsurmoi. Je n’en avais que rarementmesuré le poids jusqu’à présent. J’y étaistellement accoutuméque sa façond’être incarnait la normalité àmesyeux, safaçondem’aimer.Maissoudain,masœurenrageetsembledémunie,parcequeje prends une décision sur laquelle elle n’a aucun contrôle. Alors, je sens lesfrémissements de la liberté gronder. Ils me traversent, m’engourdissent et meprocurentunesensationdélectable,commesij’avaisbudel’alcool.—Tuterendscomptedecequetufais?medemande-t-elleenposantlamain

surmontorse.Jene ressenspassoncontact. J’ai l’impressiond’êtreprisdansun rayonde

soleil,monsangchauffedansmesveines.

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—Jevispourmoi,murmuré-je.Elleritànouveau,commesij’étaisdevenufou.—Oh ça ! semoque-t-elle.Maja en fera bientôt l’amère expérience !Que

crois-tuqu’ilsepasseraquandtuluimontrerascequetues?Cequetuaslà?mejette-t-elleauvisageendésignantmonentrejambe.J’entendslesmotsdenotremère.Jelesreconnaisdanssabouche.Onafarci

lecerveaud’Aennadesmêmesmerdesquelesmiennes.Maisjeperçoisunautrebutderrièrecesparolesqu’ellerépètesciemment.Ellechercheàmeblesser.Àm’obligeràrentreràlamaison,mortdehonte.Àplierlegenou.—Jeveuxl’aimer,luirétorqué-je,froissantsonvisage.Lahaines’épanouitdanssesyeux.Samâchoiresecrispe.Elleattrapemoncol

demanteau,serrefortets’écriebrusquement:— Maja ne t’aimera jamais ! Aucune personne saine d’esprit ne pourrait

s’intéresser à quelqu’un comme toi.Tu es àmoi,Caern.Toi etmoi. Personned’autre.Tucroisquejetelaisseraipartirpourêtreaveccettefille?Tucroisquejepeux te laisserm’abandonner?Dansquelmondevis-tu? Jene resteraipasseule!Tum’entends?Ellemesecoue.Sapeauseridesouslarage.—Sijedoiscreverdanscettemaison,tucrèverasàmescôtés.Sijeneveux

pasaimerquiquecesoit,tun’aimeraspersonneendehorsdemoi!Tunesaispasréfléchirsansmonaide!Chacunedetespenséesestmaudite!Tuesemplideperversité,Caern.Tunelevoispas,maisjelesais.C’estmoiquit’empêchedelescommettre.Jesuislàpourtoi.Jenelaisseraipersonnetevoleràmoi.Jeregardemasœurauxtraitsmétamorphosés,etjemedemandel’espaced’un

instant si ce n’est pas elle lemonstre. Simes parents ne se sont pas trompés.Pourquoi suis-jepuni, etpaselle?Pourquoipeut-on lachérir ?Qu’a-t-elledeplusquemoi?— Tu es une partie de moi, Caern. De moi ! hurle-t-elle, me vrillant les

tympans.Moncerveaus’éteintalors.Oubienn’a-t-iljamaisétéaussilucide.Jelismon

destindans lesyeuxd’Aenna.Si je ferme lespaupières, jenedistingueque lemanoir, sesmursmoisis, ses couloirspeuplésde fantômes, sespiècesvides etsilencieuses,etjesais…toutàcoup,j’enaiuneparfaitevision:sijen’agispasmaintenant,jevaisymourir.J’ycrèveraiaussisûrementquemamainsepresseautour du cou dema sœur. Je serai un Corange de plus hantant cettemaisondémoniaque.Jeseraiceluiquiseraaspirédansl’autre.Lejumeauquin’apasledroitd’exister.

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—Jeneveuxpasde toi !me surprends-je àhurler enéchoauxcrisdemasœur. Je ne suis pas à toi. Je ne suis pas ton jouet. Je ne te laisserai pasm’absorber.Elle se débat toujours,mais sans effet. Elle lutte dans le vide. Ses cheveux

frôlentmesmainshumidesdepluie.Jesenslatexturedoucedesapeausouslamienne, sa carotide qui pulse violemment. Je pourrais presque sentir tous sesorganesquis’agitentcontremoi,cherchantàvivreàtoutprix.jenetelaisseraipasm’absorberjenetelaisseraipasm’absorberjenetelaisseraipasm’absorberLesmotstournent,vrillent,palpitentàl’instard’uncœurdansmatête.Jelaprécipitesurlagrève,m’allongeàmoitiésurellepourassurermaprise,

etjecontinuedepressermesdoigtssursagorge.Jeneressensaucunremords,aucunregret.Jefaiscequ’ilfaut.Toutcequejevoisdemasœur,c’estlaviequim’attendsijem’arrêtemaintenant.Lahonte,l’humiliation,ladouleuretlamort.Jeneveuxpluséprouvercestourments.Jeneveuxplusentrerdanscemanoirenressentantlatrouillequimedévorelesentrailles.Jeneveuxplussentirsurmoice regardarrogant,merappelantsanscessequi jesuis. Jeveuxêtre le jumeauquivit.Meslarmescoulentsursonvisage,etAennacessebrusquementdelutter.Elle

me fixe de ses intenses yeux verts, si semblables aux miens, enfonçantdouloureusementaufonddemoncœurdespicsacérés.Elleselaissepartir.Jelasensmecéder.Sesbrasretombentmollementdechaquecôtédesoncorps.Deslarmesapparaissent le longdesescils.Sabouchearticule :« je serai toujoursavectoi».Jemedemandesic’estunepunitionoubienlecontraire.Majumellemaudite,mysilenttwin,mepermetdel’aspirer,etjedevraivivreaveccetteidée.Oui,petitesœur,tuvivrasenmoi,jetelepromets…laisse-moienfiniravec

toutça.Laisse-moinouslibérer.Jelaregardemourir.Ladouleurmecisaillelestripes.Unefoisquesoncorpsnebougeplus,quesesyeuxmesemblentsoudainplus

ternes, je baisse le regard surmamain, la détache doucement de sa gorge, enobserve la rougeur, puis essuiemonvisagehumidede larmes etdepluied’unreversdemanche.Çanesertàrien,l’averseesttenace,etmonchagrinaussi.Lasouffrancen’aplusdemotspours’exprimer.Jemerelèvedesonbassin,lecorpsendolori,commesijem’étaisbattu,alors

qu’Aenna a à peine cillé.À quoi bon se débattre dans le néant ?À quoi bon

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lutterquandiln’yarienàquoiseraccrocher?Aennan’avaitpersonnealorsquej’avaisenfinquelqu’unquim’attendait,quivoulaitdemoi.Peut-être est-ce illusoire. Peut-être suis-je en train de me raconter des

mensonges.Quelleimportance?Tout était écrit à l’avance. Dès notre naissance. L’un de nous deux devait

mourirpourquel’autrevive.Maisellen’estpasmortesousmesdoigts.Jen’aifaitquelapousserversun

autremonstre.Monregardcroiselaphotod’Erlend,sonsourireencoin,quimesemblefaux.

Je songe à ce qu’il lui a fait endurer. De tous mes fantasmes, de toutes leshorreurs qui polluentmon âme, jamais… jamais je n’ai souhaité une telle fin.Vivreaunprix.Jem’ensuisrenducompteaufildesannées.Masœurenaverséletributlepluslourd.Maismoi…Jeme tourne et contempleMaja, qui s’inquiète deme voir plongé dans le

mutisme,parcequ’ellem’aime,etalors,sournoisement,unepetitevoixdansmatêtemesusurrequej’aigagné.—Çava?réitère-t-elleendardantsurmoiunregardanxieux.—Toutvabien.—LeivetJensviennentd’arriver.Jepeuxleurdemanderdes’encharger.—Non,jepréfèrem’enoccuper.Ellepasseunemain tremblantesursonvisage.Presquemalgrémoi,comme

aimantés, mes yeux se reposent sur les photos qui constellent le mur, et jem’entendsmurmurer:—Ilavolémasœurparcequejeluiaiprislasienne.Lesilencemerépond,etj’ajoute:— Il s’est seulement vengé. Si je nem’étais pas intéressé à toi, elle serait

sûrementenvie.Ilvoulaitmepunir.Savoixbasseromptmesidéesmacabresets’infiltreenmoi:—Ettum’enveux?—Quoi?Interdit,jemeredresseetmedétachedesphotospourlaregarderenface.Ses

traitssesontaffaissésetunvoiledelarmesobscurcitsesirisauxteintesbleutées.Jem’approcheaussitôtd’elleet l’obligeàreculerdanslecouloir, l’arrachantàl’ambiance étouffante de la chambre d’Erlend. Je pose la main sur le mur, àproximitédesatête,etlaluirelèveenglissantmonindexsoussonmenton.—Pourquoidevrais-jet’envouloir?Cen’estpastafaute.—C’estmonfrère.

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—Tun’espastonfrère,Maja.Tun’espourriendanssesdécisions.CommejenesuispourriendanscellesquiontconduitAennaàmesuivresurl’île.J’enaiconsciencemaintenant.Masœursentaitquejeluiéchappais,elleavoulumeretenirdeforce.Jenevoulaisplusdemavie,tum’enoffraisunetoutenouvelle,unequimeplaisait,quim’attirait.Aennarefusaitdeme l’accorder.C’estpourcetteraisonqu’elleestvenue.EtErlend…Erlendyasûrementvuunbonmoyendenouspunir,parcequ’onsouhaitaitêtreensemble.Cesontleurschoix,Maja.Paslesnôtres.Je l’embrasse doucement. Elle glisse ses mains le long de mon cou en

réprimantunsanglot.— Je ne te reprocherai jamais la mort d’Aenna. Tu m’as rendu la liberté,

Maja,ettum’offresquelquechosequepersonnenem’ajamaisdonné.Arrêtedepenseràça,OK?Elleacquiesce,sesyeuxperdusdanslesmiens.Unpetitsourirepointesurses

lèvresrosées.—Merci,murmure-t-elle.Je posemabouche sur la sienne et lui vole un baiser jusqu’à ce qu’on soit

interrompu:—Hey,lesamoureux,onaduboulot,lanceJensenhautdel’escalier,lesbras

croiséssur lapoitrine.Leivesten trainderetourner toute labaraque!Jevousrappellequ’ilsaitpasrangerlamoindrevaisselledansunplacard.—J’arrive,souritMaja.—Vas-y.Jetermineici.Ellehochelatêteetcommenceàs’éloigner.—Maja?Elles’arrêteprèsdeJensetmelanceunregardpar-dessussonépaule.—Tuveuxgarderquelquesphotos?Sessourcilssefroncentlégèrement.—Non,tupeuxlesjeter.J’enaiunedansmonportefeuille,surlaquellenous

sommesenfants.Jemedisquepeut-êtreàcemoment-là,ilétaitencorenormal.Ellepousseunlongsoupirenbaissantlatêteversleparquet,peuconvaincue,

puisdisparaîtavecJensverslerez-de-chaussée.J’obéisetarracheuneàunelesphotosdumurquejefourreensuitedansunsacpoubelle.J’évitedelesregarder,maispousséparunélansinistre, jeglissel’uned’entreellesdansmapochedejean.—Laquelletugardes?Savoixmegriffelapeau.Jerelèvelatêted’unsacrempliàrasbordetcroise

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leregardbleuprofonddeLeiv.Ilsetientadossécontrelebattantdelaporte,unecigaretteseconsumantauxlèvres.Jeressorslaphotodemapocheetlaluimontre.Il l’observeuninstantsans

riendire,sesyeuxdétaillantleslignesduvisaged’Erlend,probablementpourydécelerunsemblantdeviequ’ilnetrouverajamais.—Pourquoi?T’asbesoind’unsouvenir?Jehausse lesépaulesen silenceen rangeant laphoto. Il ricane.Leivabeau

savoirque jene suispas lemeurtrierdesLofoten, je suis l’incarnationde sonennemi,duprédateurqu’ilachassé,etjesuisenviepourprofiterdesahargne.Leivn’aplusErlendcontrequilaissersarageexploser.Jecomprendstoutecetterancœurinutilequis’accumule,quin’apluspersonneenfacesurquilaporter.Çanemedérangepasplusqueça.Jenel’aimepasnonplus,detoutefaçon.IlregardeMajaavecbientropdeconvoitise.Ilfinitparentrerdanslapièce,furètelelongdesmurs,jetteuncoupd’œilpar

lafenêtretoutenrelâchantdelonguesspiralesdefumée.—Tuastrouvéquelquechoseenrangeant?medemande-t-ilfinalement.—Non,riend’anormal.Il se laisse tomber sur le sommier et pose ses coudes sur ses genoux, la

cigarette pendouillant à sa bouche. Son regard fixe le sol, avant de se releverversmoi.—Onatrouvél’endroit.Jecilleetarquelessourcils,enattentequ’ilpoursuive.Ilrenifle,puisajoute:— Je connais Erlend depuis que je suis né, me dit-il. J’y ai longuement

réfléchi.Quelssontleslieuxqu’onafréquentés,qu’onconnaissaitparcœur.Lesendroits isolés où on pouvait se cacher pour fumer, raconter des craques oumême emmener des filles. J’y avais pas pensé avant. Pourquoi l’aurais-je fait,hein?Ilsepasselamainsurlafigure.—C’estunecabaneprèsdulac,avantceluideKnutvatnet.Prèsducamping.

Il pouvait leur faire tout ce qu’il voulait et elles pouvaient crier aussi fortqu’ellesenétaientcapables,personneneseraitvenu.Onaretrouvédusangetduspermesurlesol.Pasl’armeducrime.Ils’enestsûrementdébarrassé.Iljetteuncoupd’œilverslaporte.—Pourquoitumeracontesça?Ilhausselesépaules.— Je ne l’ai pas dit à Maja. J’ai pensé qu’il n’était pas nécessaire d’en

rajouter.

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J’acquiesce,maisn’ouvrepas labouche.Lavisiondecettecabanesegravedansmon esprit. Elle alimentera sûrement de nouvelles images dansma tête.Celled’Aennasurlatabled’autopsiecommençaitàdisparaître,maisjesupposequed’autresdoiventlaremplacer.Jenesaispasvivresanselles.Leivpousseunsoupir,tireunetaffe,puism’avoue:—Jepensaisquetuauraisaimésavoiroùtasœurétaitmorte.Onatrouvéune

voituregaréelà-bas.Unevieillebagnoleavecdusangdanslecoffre.Ilbazardaitles corps dedans et les trimballait sous les yeux de tout le monde sans quepersonneneserendecomptederien.Ilmelorgne.—Qu’est-cequet’enpenses?—Qu’est-cequejepensedequoi?demandé-je,étonnédesonchangementde

ton.—Qu’ont’aitaccuséalorsquet’esinnocent.—Tut’ensoucies?—Jesuiscurieux.—Jenemesenspasinnocent.Alors,soisrassuré.Ilmedédieunrictusmorose,puisfaufilesamaindanssescheveux.—Ouais,jesupposequepersonnenel’estvraiment.Ilserelèvedulit,étiresondos,puisécrasesonmégotdanslecendrier.—Bon,fautjetertoutcemerdier.Ils’emparedel’undescartonsetd’unsacpoubelle.— Finalement, la vie d’un tueur en série paraît insignifiante au bout du

compte,déclare-t-ilens’avançantverslecouloir.Toutfinitauxorduresàlafin.

***LesLofotens’évanouissentpar-delàlabrume.Lesmontagness’éclipsentetle

fjorddeSvolværcommenceàs’estomperdanslebrouillard.Jenepensaisplusenpartiraprèsmonretourdel’hôpital.Jecroyaisdurcommeferquejefiniraismavie ici, dans l’une des chambres dumanoir,mais contre toute attente, elleprendunnouveautournant.JepasselamainsurlahanchefinedeMajaetlasensfrémircontremoi.Elle

lèvelatête,fonddansmesyeux.Sesdoigtss’agrippentàlarambardeduferry,soncorpsmenublotticontrelemien.— C’est drôle, me dit-elle. Je pensais revenir ici pour ma terre natale, y

retrouvermesmarquesetmereconstruire,maisjemetrompaissurtoutelaligne.J’arqueunsourcilcurieux.

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—Sijememontreuntantsoitpeuhonnêteenversmoi-même,jenesuispasrevenueicipourlesLofoten,pourmonpèreoumonfrère,oumêmepouroublierDeanouAenna.Laseulechosequimemanquait,c’étaittoi.J’espéraistellementterevoir.Unsouriretirelecoindemeslèvres.Majaposelesyeuxsurmabouche.Une

lueurpétilledans son regardquimedonneespoirque sa souffrancepuisseunjours’apaiser.— J’avais un goût d’inachevé, m’avoue-t-elle. Tu sais, un peu comme un

puzzle qu’onn’a pas eu le tempsde terminer. Ilmanquait bien tropdepiècespour l’apprécier.Jedevais lescompléter.Lepuzzleestentiermaintenant. Ilneressemblepasvraimentàl’imagequejem’enétaisfaite,mais…Samainglissepar-dessusmonpoignetjusqu’àcequesesdoigtss’entremêlent

auxmiens.LestrianglesduValknutautourdesonpoucem’égratignentlapeau.Jelesfixe,alorsqu’ellemurmure:— Si je n’étais pas revenue, ma vie ne serait qu’un mensonge et j’aurais

continuéàcouriraprèsunfantôme.—Moi?Unsourirefleuritsurseslèvres.Délicatettimide,maisbienlà.—Oui,toi.— Je ne suis plus un fantôme, murmuré-je avant de déposer un baiser au

creuxdesoncou.—Qu’est-cequetuesmaintenant?Sans la quitter des yeux, absorbant sa beauté et celle encore plus belle qui

règne en elle, je glissemes doigts le long de son pouce, retirant lentement labaguequinel’aplusquittéeaucoursdesderniersmois,commeungrigriouunattrape-rêve pour enfermer ses cauchemars.Maja ne bronche pas, fouillemonregard, son discret sourire aux lèvres. Elle sait, j’en suis sûr. Au fond d’elle,derrièrel’ombredesesjolisyeuxbleus.J’ouvrelesdoigts,etlachevalièredisparaîtdansleseauxvertesdesLofoten,

aumilieudelatraînéedevaguesquefaçonneleferry.Mamainpassesoussonmanteau et son pull jusqu’à effleurer sa peau, le long de son ventre, et jemurmurecontreseslèvresquis’entrouvrentcommesielleaspiraitmonsoufflepourrespirerenfin:—Lesâmessontlibérées,Maja.Tupeuxleslaissers’enallermaintenant.Fin

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RemerciementsJ’espère que vous avez apprécié votre séjour aux Lofoten, sur cet archipel

magnifiquequim’aensorcelée le tempsde l’écrituredece roman.Sachezquelesdécorssont,àquelquesdétailsprès,ceuxquis’esquissentvraimentsurcesîlesdeNorvège.Vouspouvezretrouverlabaied’Unstad,lesrorbusprèsdumontFløyaetmêmecelacoùsedérouleladernièrescènedecelivre.J’espèreaussiquevousmepardonnerezlesquelquesraccourcisquejemesuisautoriséedanslesdélaisdesprocéduresjudiciairespourlesbesoinsdel’ouvrage.UntestADNprendeneffetplusieurssemaines.Commetoujours,jeremercieSarahquimesoutient,indéfectible,danstoutce

que j’entreprends.Quecesoit fou, insenséousombre,elleest fidèleauposte.Grâce à elle, je peux me permettre tout ce que je désire créer sans tabou nifrontière.Ellen’apasplusdelimitesquemoi!Entrefollesetpassionnées,onsecomprend.Jeremerciesonbrasdroit,Marie,quiscrute,épie,recherchelamoindrefaille

afin que ce roman soit le plus parfait possible. Merci à elle de dépasser seslimitesetdesortirdesazonedeconfortpourliremesromanslesplussombres.UngrandmerciàFarah,pourmettreenvaleurlaversionpapierdeceroman,

qui est superbe, et àMaya, pour son incroyable talent pour conter les romansdanssessublimesvidéos.Biensûr,ilnepourraitpasyavoirderomanssansmonmari,toujoursprésent,

quimepermetdevivremapassion,quim’encouragequand j’ai lemoraldansleschaussettesoupartagemessuccèslorsqu’ilssontaurendez-vous.Àlui,plusquetout.À mon fils, encore petit, qui ne le sait pas encore, mais qui commence à

laissermamanbosserquandelleenabesoin.Ungrandmerciàluides’habitueràavoirunemèrerêveuseetnévroséedel’écriture.Enfin,merciàvous,toutesettous,lecteursquiouvrirontcespages,quis’en

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délecteront,quivivront,aimeront,vibrerontaurythmedecerécit.J’espèreque,commemoi, vous aurez apprécié votre balade dans les Lofoten aux côtés deMajaetCaern.Àtrèsbientôtpourdenouvellesaventures…

Angel

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DoubleAppeldeKalvinKAYAdVitamAeternam(trilogie)deFarahANAHChirurgicalementvôtredeEmmaLANDASJustloveagaintomes1&2deAidanADAMNemefuispastome1&2deMilaHaLaisse-moit’aimerdeMersikaM.MissionrédemptiondeFarahANAHAdédeEwaRAUGorandeEmmaLANDAS

SteelBrotherstome1&2deManonDONALDSONLesilencedesmotstome1&2deAngeEDMONMixologydeChloreSMYSDestins,tomes1&2deCharlotteROUCELPowergames:Jardind’EdendeLiaROSEPowergames:Angie,ris!deLiaROSEPowergames:ÉchecetMaxdeLiaROSEMinetome1&2deCarolineGAYNESWilldeEmmaLANDASS.W.A.T.tome1&2deManonDONALDSONTrahisontome1&2deLucieCHATEL

Le prince charmant existe ! Il est italien et tueur à gages de AnnaTRISS

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BluesunrisedeChloreSMYSDevilinmedeJuliettePIERCEThemissingobsessiondeAngelAREKIN

LapromessedelalunedeAidanADAMLittlebeachgirldeAudreyWOODHILL

Etmêmequandjetehais,jet’aimeencoredeMélodieLÉANE

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LesangdesSauvagestomes1&2deFarahANAH

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Notes

[←1]Rouléàlacannelle

[←2]LeshorairesdesrepasenNorvègesontdécalésparrapportàlaFrance.Engénéral,Ledéjeuner("lunsj")seprendentre10h30et11h.Lerepassuivant("middag")seprendvers16h30,puisunecollationensoirée(vers19h).

[←3]Petitsanctuairequel’ontrouvetraditionnellementdanslestemplesmaisaussiauseindesmaisonsjaponaises.