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Provence historique – Fascicule 251 – 2013 LE COUVERT VÉGÉTAL, DU SUD-EST PROVENÇALO-ALPIN À L’ÉPOQUE MODERNE Sources et traces d’une ressource naturelle majeure « Quant à ce qui regarde les Bois & les Forests, encor que pour l’ordinaire il y ait une grande conformité et synpathie entre les montagnes et les bois et qu’à grand peine trouve-t-on des montagnes sans bois, comme des bois sans quelque éminence. Néantmoins, ou par l’excessive chaleur du climat, ou par la trop grande aridité du terroir de la Contrée, bien que cette Province soit toute remplie de montagnes, elle n’est pas pourtant par tout si abondante en bois et forests, comme les autres Provinces ses voisines. De là vient qu’on y voit une infinité de collines et de montagnes, et principalement long de la côte de la mer, ausquelles l’on ne voit que de simples rochers, sans arbres, ni plantes, ni simples. » Honoré BOUCHE, La Chorographie ou description de Provence et l’histoire chronologique du mesme Pays, tome premier, Aix, 1664, p. 18. L’expression « couvert végétal », familière au géographe, n’est évidem- ment pas habituelle en histoire. Les écologues parlent plus volontiers de biomasse végétale. L’historien connaît bien entendu la forêt ; depuis Thérèse Sclaffert il y ajoute en Provence les terres gastes incluses dans un problème plus général qui est celui des terres vaines et vagues soumises aux usages communs. Toutes ces expressions forment le cadre le plus général des « ressources » naturelles d’origine végétale, les plus universellement et immédiatement mises en usage commun dans les sociétés traditionnelles, avant d’être utilisée puis exploitées dans les sociétés arrachées à ce monde des usages. Il est ques- tion ici-même d’indiquer l’existence de sources historiques écrites ou figu- rées délaissées ou ignorées. Leur apport devra affiner et prolonger l’actuel

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Provence historique – Fascicule 251 – 2013

LE COUVERT VÉGÉTAL, DU SUD-EST PROVENÇALO-ALPIN

À L’ÉPOQUE MODERNESources et traces d’une ressource naturelle majeure

« Quant à ce qui regarde les Bois & les Forests, encor que pour l’ordinaire il y ait une grande conformité et synpathie entre les montagnes et les bois et qu’à grand peine trouve-t-on des montagnes sans bois, comme des bois sans quelque éminence. Néantmoins, ou par l’excessive chaleur du climat, ou par la trop grande aridité du terroir de la Contrée, bien que cette Province soit toute remplie de montagnes, elle n’est pas pourtant par tout si abondante en bois et forests, comme les autres Provinces ses voisines. De là vient qu’on y voit une infinité de collines et de montagnes, et principalement long de la côte de la mer, ausquelles l’on ne voit que de simples rochers, sans arbres, ni plantes, ni simples. »

Honoré Bouche, La Chorographie ou description de Provenceet l’histoire chronologique du mesme Pays,

tome premier, Aix, 1664, p. 18.

L’expression « couvert végétal », familière au géographe, n’est évidem-ment pas habituelle en histoire. Les écologues parlent plus volontiers de biomasse végétale. L’historien connaît bien entendu la forêt ; depuis Thérèse Sclaffert il y ajoute en Provence les terres gastes incluses dans un problème plus général qui est celui des terres vaines et vagues soumises aux usages communs.

Toutes ces expressions forment le cadre le plus général des « ressources » naturelles d’origine végétale, les plus universellement et immédiatement mises en usage commun dans les sociétés traditionnelles, avant d’être utilisée puis exploitées dans les sociétés arrachées à ce monde des usages. Il est ques-tion ici-même d’indiquer l’existence de sources historiques écrites ou figu-rées délaissées ou ignorées. Leur apport devra affiner et prolonger l’actuel

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GEORGES PICHARD4

renouvellement de la dimension historique des sciences de la nature ou écolo-giques (palynologie et surtout dendrologie et climato-dendrologie1).

Dans le domaine alpin proprement dit, il est possible d’exploiter les sources forestières statistiques des Alpes dauphinoises, à partir des grandes réformations de 1699-1701 et de 1725-31. Aux mêmes dates il y avait aussi les visites des commissaires de la Marine dans les mêmes lieux. Ces documents très précieux avaient été fort mal résumés et même déformés par les bureaux de l’Intendance. Leur étude critique serait essentielle2

Quoi qu’il en soit, la Provence en tant que telle échappa toujours aux grandes réformations forestières et les élites locales, notamment les conseillers du Parlement d’Aix, s’arrangèrent pour court-circuiter toute ingérence d’une administration royale des Eaux et Forêts. En février 1704, on s’empressa de débloquer une somme appréciable pour acheter la création nouvelle d’une Chambre des Eaux et Forêts rattachée un temps aux Requêtes. L’abbé de Coriolis en son Traité sur l’administration du Comté de Provence, consacre une quinzaine de pages à prouver que la justice, la police et l’administration des Eaux et Forêts doivent rester dans les mains exclusives du Parlement3. Fin dix-septième siècle, il fallait en outre mettre un frein aux ingérences toujours plus étendues de l’Intendant de la Marine à Toulon qui réglementait les espaces forestiers et l’usage des bois. Un des prétextes était la rareté ou le mauvais état des bois. Honoré Bouche, cité en exergue, énumère quelques zones boisées, que sa carte de Provence illustre.

Le décompte des bois

Un exemple précoce de cette emprise de la Marine sur les espaces boisés est un magnifique document : le grand registre in-plano dit Extrait ou Table générale des bois et forests de Provence divisée en 23 vigueries, Terres adja-centes et terroir de Marseille.4 Autrement dit l’intégralité de toutes les commu-nautés et de leur territoire passés au peigne fin par ces grands maniaques du détail – selon André Zisberg – qu’étaient les administrateurs des Galères.

1. Dendrologie : étude des cernes annuels des arbres. Climato-dendrologie : étude des cernes annuels orientée vers la reconstitution annuelle ou de séquences pluri-annuelles du climat, notamment à partir de l’épaisseur des cernes ou de la densité du bois dans la période de croissance

2. Voir une approche critique déjà ancienne et qu’il faudrait prolonger et développer : Georges Pichard, « Arbres et forêts des Alpes à l’époque des premiers inventaires statistiques (Haut-Dauphiné, Haute Provence, 1689-1732) », 108e Congrès national des Sociétés savantes, Grenoble, 1983, Paris, 1984, t. 1, p. 9-34.

3. Traité sur l’administration du Comté de Provence, par M. l’abbé de CorioLis, Aix, 1786, tome III, p. 107-121.

4. Archives privées Guy Jourdan-Barry, que je remercie ici chaleureusement pour l’accès multiple facilité à ce document monumental.

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LE COUVERT VÉGÉTAL À L’ÉPOQUE MODERNE 5

Ce registre est un « extrait » c’est-à-dire une copie (intégrale) des registres de 1683-87 de la Marine de Toulon, disparus depuis longtemps.

Pourquoi cet inventaire des arbres – très différent de notre actuel I.F.N., Inventaire forestier national et permanent – à cette date où l’on est encore loin de posséder une statistique des hommes aussi minutieuse ? La réponse est, bien entendu, la nécessité de subvenir aux besoins croissants de la construc-tion navale aussi bien à Toulon qu’à Marseille. En 1690, les 40 galères à flots n’ont pu se réaliser qu’en puisant sans grande retenue dans la ressource fores-tière et de préférence celle qui était la plus proche.

Mais il faut ajouter une cause plus générale. Depuis 1640, la Provence, comme d’autres provinces, subit une véritable purge de ses domaines communaux. La liquidation des dettes accumulées (déjà les dettes !), depuis les guerres religieuses du xvie siècle, fit passer une grande quantité de terres et bois communs dans les mains des créditeurs. Or il fallut affecter d’une évalua-tion monétaire, d’un prix, tous ces espaces qui y avaient jusque-là échappés. Un deuxième vaste mouvement est la revendication par les financiers royaux du droit de franc fief sur tous les biens de mainmorte et communaux : soit le 1/40e des revenus de ces espaces (qu’ils soient monétaires ou en nature), droit perçu théoriquement tous les 40 ans. Ainsi les bois, les forêts et les terres gastes furent-ils inclus de force dans ce que Alain Desrosières appelle « la politique des grands nombres »5. Le temps était venu en 1683 d’une statis-tique des espaces de la forêt.

Le registre d’Habert de Montmor (1648-1720), intendant des Galères à Marseille est divisé en dizaines de colonnes énumérant :

– Les communautés– Les quartiers et les propriétaires– Le nombre d’arbres, par classes de dimensions (hauteur et épaisseur)Trois catégories de chaque essence forestière sont distinguées

- les arbres de service, les plus précieux- les arbres d’espérance- les arbres dits de « nulle valeur » (pour la Marine), tout de même

décomptés en masse de plusieurs milliers ou dizaines de milliersLa documentation la plus abondante concerne les chênes (pubescents

Quercus pubescens et chênes verts Quercus ilex) dont la spécialité provençale était les chênes bois courbant (peu de bois droits) d’une qualité et d’un poids peu concurrencés selon Duhamel du Monceau. Après les chênes venaient les pins : pins blancs (pins d’Alep en basse Provence), pinsots (pins maritimes, Pinus pinaster) et pins pignons, Pinus pinea (ou parasols). Là ou les chênes disparaissaient, dans les plaines rhodaniennes, les ormes prenaient leur place. En haute Provence étaient soigneusement décomptés les grandes flottes de hêtres, de sapins et épicéas et de mélèzes, dans les villages et hameaux les plus

5. Alain Desrosières, La Politique des grands nombres : histoire de la raison statistique, Paris, 2000, 2e éd.

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éloignés et malgré cet éloignement. Seuls les chênes liège (Quercus suber) et les châtaigniers (Castenea sativa) étaient totalement hors de compte.

Le tableau méticuleux des arbres que dresse cet étonnant registre n’est pas comparable, on l’a dit, aux actuels inventaires. Il s’agit d’un dénom-brement précis de la strate la plus vigoureuse ou la plus saine du couvert forestier, mais beaucoup de remarques qualitatives permettent de les replacer dans un environnement forestier plus large. En revanche, à la différence des procès-verbaux des Réformations, le sous-bois, d’ailleurs plus pauvre en Basse Provence, est ignoré.

Grâce au deuxième inventaire qui suivit, dans les années 1725-1730, celui de Chabert de l’Isle, bien mieux connu6, mais de valeur documentaire moindre, il est permis d’esquisser une évolution au cours de ces 40 années cruciales qui virent se succéder le maximum de pression de la Marine sur la ressource forestière, mais aussi ce que l’on considère comme le pessimum du Petit Âge glaciaire, avec le froid mortel de 1709 en particulier, et enfin les vastes incendies de 1683 et surtout de 1696 dans tout le secteur des Maures. En général d’ailleurs, cette période est le cœur d’une crise environnementale qui éclate en particulier dans les grandes crises torrentielles des années 1702 et 1705-1706 et les inondations répétées du Rhône7.

On assiste dans ces années à une débâcle indubitable de la chênaie dispersée, notamment dans les terres cultivées, qui diminue en gros de 40 %, parfois plus de la moitié comme à Mazaugues. On peut comparer aussi l’évo-lution des pinsots ou pins maritimes, dont la diminution est plus localisée dans le massif des Maures, ravagé par les incendies, peut-être aussi par la guerre. Même si les pinèdes augmentent dans certaines localités (Estérel, Tanneron et aussi dépression permienne avec Le Luc et Gonfaron), le bilan sur une vingtaine de lieux est légèrement négatif (-50 000), ce qui n’est peut-être pas significatif pour ces essences qui ont d’ailleurs tendance à coloniser les pentes abandonnées (cas du pin d’Alep, Pinus halepensis Mill.)

6. Deux copies connues, l’une aux archives du port à Toulon, l’autre aux Archives départe-mentales des Bouches-du-Rhône à Aix. Une des plus anciennes utilisations fut celle du botaniste Louis Laurent dans « Les forêts de Provence il y a deux siècles », Provincia, Aix, 1925 et « Étude sur la disparition du hêtre dans la commune de Nans depuis le xiie siècle », dans Bulletin Le Chêne, n° 22, p. 183. Plus tard vint l’article-fleuve (53 pages) de Raoul BLanchard sur « Déboi-sement et reboisement dans les Préalpes françaises du Sud », dans Revue de Géographie Alpine, 1944, tome 32, n° 3, p. 335-388. Ensuite, l’article de Jean Nicod, « Sur le rôle de l’homme dans la dégradation des sols et du tapis végétal en Basse-Provence calcaire », dans la même revue, 1951, tome 39, n° 4, p. 709-748. Ces deux derniers articles accessibles sur le site Persée. Pour notre part, nous avons tenté l’inscription de cette histoire forestière dans une perspective d’histoire plus générale, en replaçant l’action de « l’homme » dans l’évolution du système « capitaliste », pour le dire brièvement : Georges Pichard, « L’espace absorbé par l’économique ? Endettement communautaire et pression sur l’environnement en Provence (1640-1730) », dans Histoire et Sociétés rurales, 2001/2, vol. 16, p. 81-115 (accessible sur le site internet Cairn).

7. « Entre société, érosion et climat, les crises des basses plaines côtières en Provence, fin xvie-xviiie siècles » par Georges Pichard, dans Temps et espaces des crises de l’environnement, dir. Corinne Beck, Yves Luginbühl et Tatiana Muxart, Paris, 2006, p. 157-174.

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La chênaie a été victime, avant tout, de la pression des arsenaux, à Toulon et à Marseille. Honoré Bouche rapporte l’aventure de la recherche et du char-riage par le fleuve Var des grands mâts (jusqu’à 30 mètres) tirés des sapinières de la forêt de Méailles. Cette ressource-là était trop dispendieuse pour être pérennisée8 En 1709, le grand hiver eut un impact beaucoup plus large sur les peuplements.9

8. Denis Woronov, « Marine royale et histoire de l’environnement en Provence », 108e Congrès national. des Sociétés Savantes, Grenoble, 1983, colloque d’histoire maritime, p. 287-316, notamment p. 290.

9. Impacts qui ont été détaillés dans la thèse de Georges Pichard, Espaces et Nature en Provence du milieu du xvie siècle à 1789, Université Aix-Marseille 1, 1999.

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Cartes synthétiques d’après le registre Habert de Montmort(G. Pichard, C. Miramont, Institut de Géographie d’Aix-en-Provence)

Répartition des chênes :Ils dominent sur les plateaux de la haute Provence occi-dentale, surtout au nord du Luberon. Deux autres grandes régions se détachent : au centre de la Provence intérieure (Viguerie de Saint-Maximin) et sur le rebord méridional des grands plans de Provence orientale. Leur absence de prise en compte en Provence

occidentale, vu leur rareté. est remarquable.

Les pins de ProvenceL’importance considérable des peuplements de pins de la basse Provence occidentale écrase, en proportion, celles non négligeables sur les côtes et sur les reliefs de la Provence orientale et de la haute Pro vence (pins sylvestres). Les commissaires ont visible-ment tenu compte des peuple-ments bien concentrés, donc

plus facilement exploitables. Si l’Estérel est bien représenté, la région des Maures, déjà ravagée par les incendies et composée de strates basses de recon-quêtes, ou de dégradation, est peu représentée

Les essences montagnardes et subalpinesLes déterminants naturels ont peut-être plus de poids dans la localisation de ces essences que les facteurs humains, ne serait-ce que la notion altitu-dinale, très prégnante. Hêtres, sapins, épicéas et mélèzes occupent les positions atten-dues. Une étude plus spécia-

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lisée devrait tenir compte de l’état de la hêtraie et tenter une confrontation avec sa situation actuelle, dans un contexte climatique changé. On soulignera simplement ici le poids apparent considérable des mélézeins dans les confins provençalo-dauphinois.

Les « ormes » C’est ici un trait caracté-ristique des peuplements en grande partie disparus aujourd’hui par l’effet de l’exploitation ou des mala-dies (graphiose). C’est aussi la revanche des basses plaines occidentales rhodaniennes où l’essence est particulière-ment prisée, y compris par la Marine, presque à l’égal

des chênes pubescents. C’était aussi une essence d’ornement d’où sa bonne représentation autour d’Aix et des villes secondaires ou des campagnes de basse Provence.

Répartition d’ensemble de la couverture arborée

Rappelons qu’il s’agit des arbres exploitables ou « d’es-pérance », mais aussi de grou-pements déclarés de « nulle valeur ». En dehors de la chênaie des plateaux de haute Provence occidentale, on voit que ce qui deviendra le dépar-tement des Bouches-du-Rhône possède de vastes peuplements et pas seulement dans les massifs de la Sainte-

Baume ou de l’Étoile. Si l’on avait tenu compte des espaces « à vocation fores-tière », selon une terminologie contemporaine, les futurs espaces « varois » auraient-ils été mieux représentés ? Ce n’est pas certain, même en tenant compte de l’absence regrettable des suberaies (chêne-liège) ou des castanides (châtaigneraies) aussi absentes des recensions de la Marine. Si ces commis-saires ont pu décompter ainsi entre 3 et 4 millions d’arbres, dont une bonne part mesurés et dimensionnés en hauteur et épaisseur, on peut se demander si une comparaison serait possible avec les situations postérieures et actuelles,

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soit en terme de biomasse, ou simplement en raisonnant sur les surfaces boisées. Il est évident que la première notion était étrangère aux catégories de ces praticiens de l’arbre. Quant aux superficies boisées, elles ne faisaient l’objet de tentatives de représentations cartographiques que dans les Alpes dauphinoises, au moyen de figures géométriques simplissimes, forcément déformantes*.

* Cf. art. cit. note 1, ci-dessus.

Ce type de document statistique, injustement négligé en matière d’his-toire forestière, apporte une quantité considérable de données et de faits, qu’il n’était pas question de détailler ici. C’est une première approche docu-mentaire sur le thème des ressources naturelles et de leur évolution, le bois étant l’une des plus essentielles à l’époque moderne, donnée que l’on retrou-vera sous ce point de vue un peu plus loin. Mais il est question de signaler aussi une source qui a été mieux traitée, sans pour autant en tirer tout le parti potentiel qu’elle recèle, faute d’investigation poussée assez loin, en dehors des sources les plus communément connues et utilisées.

La cartographie à grande écheLLe10 : queLques exempLes

Il faut élargir la connaissance des arbres et des forêts aux milieux dans lesquels ils s’insèrent, avec les villages, les chemins, les hameaux et les bastides isolées. Ce qui est plus difficile avec des cartes d’échelle moyenne comme celles de la dynastie Cassini. Dans les coupures de cette carte, qui a le mérite d’être la plus diffusée (et accessible dans le S.I.G11. du géoportail12) on localise difficilement ou pas du tout tous ces objets. Les contours forestiers, nettement délimités, sont souvent des généralisations grossières. À petite échelle, la tradition classique est souvent un compromis entre le pur symbole graphique et une représentation stylisée évoquant les arbres et leur groupe-ment (Planche 1), d’ailleurs situés souvent à bon escient. La carte de Provence d’Honoré Bouche13 prétend à une représentation plus réaliste en montrant différents faciès de la forêt de l’Estérel. Les cartes et plans locaux franchissent une autre étape dans la représentation, mais en sacrifiant la planimétrie à une vision picturale perspective. C’est le cas de la belle carte du golfe de La Napoule (idem).

10. Voir le cahier d’illustrations page 65.11. S.I.G. Système d’Information Géographique.12. http://www.geoportail.gouv.fr13. Insérée primitivement dans sa Chorographie et Histoire de Provence, 2 volumes, 1664,

mais qui en a le plus souvent été extraite et qui est devenue très rare.

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LE COUVERT VÉGÉTAL À L’ÉPOQUE MODERNE 11

Les cartes à grande échelle des ingénieurs et ingénieurs-géographes mili-taires ne sont pas très éloignées de la représentation picturale mais ce sont eux qui firent l’effort, sans précédent sur d’aussi vastes territoires, de la repré-sentation orthogonale sur le plan, en suivant un canevas de triangulation. Il s’agit, en Provence, des cartes issues des campagnes des militaires du Génie en plusieurs étapes, essentiellement entre 1763 et 1768 et en 1776-177814.

Les échelles :1:14 400 6 lignes pour 100 toises (1 cm = 144 m)1:28 800 3 lignes pour 100 toises (1 cm = 288 m)1:86 400 1 ligne pour 100 toises (1 cm = 864 m)

Cette dernière échelle est identique à celle de la carte de Cassini, à laquelle il faut cependant rendre l’hommage qu’elle mérite. La réduction faite, sur commande de la province, par Capitaine, donne une vue d’ensemble des masses forestières, dont on retrouve aussi le modèle reproduit dans les atlas et cartes postérieurs, comme ceux de Chanlaire et Dumez. La carte de Cassini est une première approche indispensable15 Mais le rendu du relief, issu des échelles supérieures est beaucoup plus réaliste. Il permet de situer avec précision les étendues forestières et, on peut ajouter, comme ci-dessus, leur faciès, suggéré dans le rendu. Il ne faut pas s’attendre en effet, dans cette cartographie « picturale » à une symbolique calibrée et fixée, qui viendra plus tard, mais masquera la diversité sous une nomenclature uniforme.

Les réductions finales au 1:86 400 donnent un panorama général qui situe les masses forestières (Planches 2, 3, 4) On remarque en particulier les sommets de la Sainte -Victoire (avec le plateau du Cengle au sud Pl. 2 et 3) et la chaîne de la Sainte-Baume (avec le Plan d’Aups Pl. 4 16). Cette vue générale est très comparable avec la situation des grands massifs boisés actuels, ce qui ne saurait étonner à une date où les paysages, les axes de circulation et les habitats étaient déjà fixés depuis longtemps. Seule une étude de détail permet de révéler les changements très réels qui ont affecté les paysages végétaux depuis cette date.

Une vue de la Provence montagneuse au 1:14 400 de la région de Saint-Vincent-les-Forts (Planche 7) et du sommet de Dormillouse (2 505 m) avec

14. Sur cette cartographie, voir Georges Pichard, « Un imaginaire de l’espace et du paysage. La cartographie des militaires du Génie au xviiie siècle. Le cas de la Provence », dans Géographie et cartographie historique : méthodes et résultats, 126e Congrès national des sociétés historiques et scientifiques, Toulouse, 2001. Également, « La Provence au xviiie siècle vue par les cartographes militaires », éditions Terra incognita, livret accompagnant la série des reproduc-tions en posters d’un grand nombre de ces cartes.

15. À signaler ici l’utilisation faite en géographie des contours forestiers de la carte de Cassini dans l’annexe de la thèse d’Annick Douguedroit, Les Paysages forestiers en Haute Provence et dans les Alpes-Maritimes, Aix-en-Provence, 1979.

16. Cette carte générale au 1:86 400, réduction finale de tous les levés antérieurs, à plus grande échelle, montre au sud la mer et une partie de la cote et à l’est une partie lacunaire : la région de Saint-Maximin-Valensole-Moustiers, que les ministres de la Guerre ne laissèrent pas terminer, parfois pour des motifs d’intérêt personnel.

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les chaînons de Pralong au centre (commune de Montclar) permet de juger du déboisement très poussé de beaucoup de régions de la haute Provence. On y observe quelques petites reliques boisées dans l’élément de sillon alpin qui est au pied de la montagne. L’ubac de Dormillouse conserve ses forêts mais la partie dirigée vers la vallée est sillonnée de profondes balafres d’érosion et beaucoup moins recouverte et protégée par les bois.

La carte de la région immédiatement au sud de Sisteron représente la montagne de Saint-Martin entre Salignac dans la plaine de Durance à l’ouest et la vallée torrentielle du Vançon avec Sourribes à l’est. La route de Sisteron passe dans une zone boisée avec mention de défrichements (voir dans la partie sud, la mention « vignes »). Les plantations se sont très largement déve-loppées dans la plaine, plus au nord. Les basses pentes sont dénudées et la forêt se réfugie sur l’ubac élevé de la montagne.

Au sud les montagnes de Castellane, que l’on n’a pu reproduire ici, sont encore plus dépouillées, piquetées de rares arbres dispersés, sans traces de forêts ou très rarement.

La carte au 1:28 800 des Préalpes de Digne (Planche 9) donne une impression générale très verte qui peut être trompeuse. Les véritables massifs forestiers denses sont rares et très réduits en superficie, comme au nord-est de la ville. Le reste est constitué de prés, de fonds de vallées et de végétation basse. Mais si l’ingénieur a donné cette dominante verte, c’est en règle générale un souci de réalisme. Les montagnes et vallées étaient effec-tivement plus verdoyantes que les reliefs heurtés et dénudés des Préalpes de Castellane, soumis à une érosion intense, sans doute la plus intense de la province17.

Bien d’autres exemples, par dizaines, pourraient être mis sous les yeux, dans les montagnes de haute Provence. Il n’est bien sûr pas question ici de dresser un bilan d’ensemble, qui exige par ailleurs l’intervention de toutes les autres sources, qu’elles soient textuelles, statistiques ou icono-graphiques.

17. On pourra se reporter sur ces problèmes à la thèse de Georges Pichard citée supra note 9.

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Entre Aix et Durance existaient, comme aujourd’hui, des zones densé-ment boisées, vers Peyrolles et Jouques (Planche 10, carte 1:14 400). Les ingé-nieurs montrent avec soin ces boisements, ajoutent même leur composition « Petit bois de chênes », les parties défrichées (Plaine des Amoureux) et même les zones de cultures abandonnées. Ces massifs forestiers, souvent dégradés, servaient de réservoirs de combustible pour la ville capitale de la province, comme le précise le document suivant, un arrêt de la Chambre des Eaux et Forêts, pris à l’initiative du seigneur, en partie de Jouques, Jean-Joseph Augustin d’Arbaud, qui était en train de construire son château et aménager son domaine en 1752.

Cet arrêt est un des rares exemples qui entend expliciter sur le plan local une transposition des dispositions de l’Ordonnance de 1669 de Colbert sur les Eaux et Forêts, en les mettant, dit le texte « à la portée » des habitants. Une ordonnance par ailleurs rarement revendiquée par les possesseurs de forêts en Provence et qui donne bien l’impression ici d’être une référence théorique, son application réelle dépendant toujours de la bonne volonté des possesseurs éminents de la forêt. D’ailleurs, qu’en était-il en Provence du quart de réserve ?

«Que la conservation des bois qui se trouvent dans le terroir de Jouques, intéresse également les habitans de la Ville d’Aix, les seigneurs et les habitans du lieu de Jouques : la proximité de ces bois, la facilité ave laquelle ils se repro-duisent, l’écorce qu’on en tire pour les corroyeurs, la quantité considérable de charbon qu’on en fait, le bois même à brûler qu’on apporte chaque jour dans cette Ville, donne occasion à un négoce aussi avantageux pour le citoyen d’Aix, que fructueux pour l’habitant de Jouques. »

En contraste frappant avec ce qui précède, une plaine entièrement cultivée, remarquablement représentée ici (Planche 12), ne laissant que quelques îlots rocheux dénudés, la plaine de La Valette et Solliès, à l’est immédiat de Toulon. De la végétation dite naturelle il ne reste ici que des individus isolés et plus aucune trace de forêt constituée.

Plus à l’est encore, la représentation de la végétation dans la dépression permienne entourant les Maures, montre vers Gonfaron des formations basses dégradées que l’on hésite à appeler forêts. Bien que non explicitée par d’éventuelles « légendes » (inexistantes), le mode de représentation de ces formations est assez clair pour ne pas parler de forêt proprement dite, mais de formations buissonnantes piquetées d’arbres.

Il en est de même plus au nord, dans la région provençale bordant les premiers contreforts de la montagne, comme c’est le cas à Moissac [et aussi, sur la même coupure, Régusse et Aups (Planche 11)]. Toujours dominent les formations basses buissonnantes, éventuellement arborées de loin en loin. Ce beau piémont met en étroite imbrication les parties défrichées et cultivées, vignes et arbres fruitiers (points alignés) avec la végétation spontanée envi-

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ronnante. Ces expositions d’adret, magnifiquement représentées par cette coupure (extrait), étaient, au dix-huitième siècle, très peuplées et les médecins de l’époque vantaient, et parfois prouvaient par des chiffres qu’elles étaient favorables à la santé et à la population18.

Autre exemple (Planche 6), celui des régions bordant la basse vallée de l’Argens, vers le Puget-sur-Argens. Ici, pas de traces apparentes de défriche-ment dans les collines, ou alors très anciennement abandonnés pour laisser place à des garrigues, formées de végétation basse en bouquets ou matorral. La vie humaine s’est concentrée dans la vallée fertile mais inondable, en bas dans l’extrait reproduit.

Enfin, pour faire la transition avec la fin de cet exposé, un exemple d’action humaine très lourde sur le paysage. À Ollières, près de Saint-Maximin (Planche 5), cette échine boisée et dégradée en bonne partie, à cause de la présence réitérée de verreries prédatrices de bois. On saisit là la subti-lité de la représentation et l’acuité des observations de ces cartographes mili-taires, bien que la plus grande variété règne encore dans cette interprétation « picturale », non encore normalisée, de l’espace cartographié.

usages, utiLisation, expLoitation : deux exempLes qui seront à déveLopper

Il existe bien entendu des nuances, et des ruptures aussi, dans le rapport à la végétation dite spontanée. On distinguera la familiarité attentive qui est celle de la cueillette, bien étudiée en Provence (La Plante compagne de Pierre Lieutaghi19) : lavande, plantes aromatiques, médicinales. Cette pratique peut parfaitement tourner au stade suivant, l’utilisation systématique pour la survie ou le commerce. L’exemple de cette utilisation des plantes et des arbres est alors celui du feu domestique, et celui de la survie. Une utilisation à plus long terme est celle du bois de construction (maison, outils). On débouche finalement sur l’exploitation proprement dite de la « ressource » (mot carac-téristique) végétale pour la proto-industrie ou pour l’État.

L’exemple de la verrerie provençale a été peu étudié, sauf ses origines au xve siècle20. Ici nous donnons la répartition vers 1739-1740, d’après une enquête de l’Intendance d’Aix. Il y a évidemment une relation étroite avec les grands massifs forestiers, notamment ceux des abords de la Sainte-Baume jusqu’au massif de l’Étoile et plus à l’Est entre Estérel et massif de Tanneron.

18. Cas du médecin François Raymond de Marseille, dans sa « Statistique salutaire de la Provence ». Voir Georges Pichard, « L’air de Provence. De l’observation aux études ethno-démographiques au xviiie siècle », dans Actes du 110e Congrès national des Sociétés savantes, Montpellier, 1985, Section d’histoire moderne et contemporaine, Le corps et la santé, t. 1, p. 9-30. et aussi « François Raymond et les débuts de la statistique médicale à Marseille et en Provence dans la seconde moitié du xviiie siècle » dans Provence historique, tome 55, fasc. 222, oct.-nov.-déc. 2005, p. 453-473.

19. Pierre Lieutaghi, La Plante compagne, Arles, 1997.20. Danièle Foy, Le Verre médiéval et son artisanat en Provence, Paris, 1988.

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Plus isolée apparaît la verrerie de Simiane vivant sur la forêt du lieu, ou celle de Peypin, alors en construction, provoquant un grand émoi parmi les maîtres-verriers nobles traditionnels, épouvantés par l’emploi du charbon de terre et la perspective de transformations inévitables qu’elle paraissait inau-gurer. Ces verreries traditionnelles vivant sur l’exploitation du bois et de la forêt avaient une géographie contrainte par l’obligation de cette présence. Elles avaient une vie nomade, migrant au gré de l’épuisement des ressources.

Communautés « verrières » dans l’enquête (partielle) de 1740

Concentration des verreries dans les régions boisées dans l’enquête d’intendance de 1740. Sources ; Archives départ. des Bouches-du-Rhône C 2301 et C 4725. La verrerie de Rians avait disparu en 1740. Grande mobilité de cette proto-industrie.

Nous avons ainsi quelques éléments d’appréciation sur la consomma-tion de ces fabriques. Celles de Mazaugues étaient deux, avec 8 fours chacune et employant 20 000 quintaux poids de table (8 000 quintaux métriques ou 800 tonnes) de bois par an, soit 1 600 stères ou mètres cubes. Elles fonction-naient au plus 9 mois de 25 jours ouvrables par an, comme – autre exemple – la verrerie de Simiane, dans la viguerie d’Apt. Sur ces verreries provençales de l’époque moderne on possède aussi le détail des productions.

Un second exemple est une forme encore plus massive d’utilisation, celle du chauffage domestique. On a utilisé l’enquête sur ce thème effectué par l’intendance pour le compte du Contrôle général, en 1783. Elle a été utilisée par nous par ailleurs et ses informations complétées par la consommation de la grande ville marseillaise qui constituait un cas à part21.

On a pu calculer la consommation par ménage grâce aux premières statistiques démographiques (Expilly) ou aux documents d’affouagement

21. « La consommation de bois en Provence. Une pesée socio-économique globale (1783-1791) », Révolution et Espaces forestiers, Paris, 1988, p. 73-94.

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des lieux croisés avec les résultats de cette enquête. Cette enquête de 1783 a permis de rassembler les réponses de 277 communautés urbaines et villa-geoises (sur 698), avec prédominance des réponses en haute Provence. Dans la carte des consommations annuelles qu’il a été possible de dresser22, par ménage ou maison, chaque point représente une consommation de 10 quin-taux poids de tables (4 quintaux métriques environ). En regroupant les résul-tats par niveaux, on a une géographie grossière mais assez représentative des consommations de bois de chauffage domestique. La consommation augmente avec l’altitude, comme il est normal. Les quatre niveaux retenus se décomposent comme suit :

Basse-Provence : 51,0 quintaux poids de table par anPlateaux comtadins 77,8Haute-Provence centrale 103,0Haute-Provence orientale 130,0La consommation maximale des ménages ou maisons se situe dans la

viguerie de Colmars : Thorame-Basse affiche le nombre de 248,5 quintaux par an, soit près de 10 tonnes par an et par ménage ou maison, ou 20 mètres cubes (sur la base d’un stère ou 1 m3 = 500 kg).

La même enquête détaille les petites industries locales et leur consom-mation en bois ; la Basse-Provence ou la petite proto-industrie est la plus répandue est malheureusement sous-représentée dans cette enquête. Néan-moins, la consommation au niveau de la province entière s’établit aux quan-tités suivantes :

Bois 14 387 tonnesCharbon de bois 1 583 tonnes

Ce qui, pour une conversion charbon de bois en bois (rapport 1 sur 4,7) donne la quantité totale de 21 800 tonnes de bois ou 43 600 mètres cubes (ou stères) environ. Compte tenu du fait que la grande viguerie d’Aix et celle de Tarascon sont absentes de l’enquête, de même que les grandes terres adja-centes comme Marseille et Arles, ce résultat ne vaut donc que pour 40 pour cent des communes provençales.

concLusion

Cette courte contribution n’avait pour but que de signaler des ouver-tures possibles vers une histoire à la fois humaine et écologique.

22. Nous renvoyons le lecteur intéressé à l’article cité ci-dessus et à cette carte. On se borne ici à donner les principaux résultats chiffrés. L’article effectue aussi la même approche statistique sur Marseille.

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Nous disposons de sources précises, abondantes et surtout localisables pour une reconstitution des paysages23 et de l’environnement.

L’intérêt est considérable de mettre en relation l’état des espaces au xviiie siècle, avant les grandes transformations des siècles postérieurs et l’état présent de notre insertion dans les mêmes espaces

Ces deux siècles (xviie et xviiie) sont cruciaux pour l’évolution des espaces végétaux, forestiers ou non forestiers.

– parce qu’ils furent soumis à des stress climatiques répétés– parce qu’on assiste alors au passage des usages communs à l’utilisation

et à l’exploitation du patrimoine végétal.– Enfin, parce qu’on assiste aussi à l’inclusion forcée dans le système des

valeurs monétaires et/ou statistiques.

Le but est de donner une profondeur historique et critique à notre inser-tion et notre mode d’action sur ces espaces dits « naturels », assimilés par les logiques marchandes à de simples « ressources », parfois, mais en arrière-plan et comme alibi trop souvent, destinés à constituer un patrimoine (artistique, « naturel », de civilisation).

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23. On utilise ici ce terme sans lui associer de valeur conceptuelle particulière. On n’ignore pas l’approfondissement des analyses et des méthodes d’approche de ce mot souvent employé sans critique. Voir par exemple, le travail anthropologique de Philippe Descola dans ses leçons au Collège de France.

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