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LE CORBILLARD DES ANGES

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DU MÊME AUTEUR

AUX MÊMES ÉDITIONS

A t r o i s , j e s a u t e !

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GUS

L e c o r b i l l a r d

d e s

a n g e s roman

DENOËL

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© by Editions Denoël, 1980. 19, rue de l'Université, 75007 Paris

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1.

Moi, mon truc, c'est la bagnole. Mettez-moi au volant d'une Buick, d'une Cadillac, d'une Chevy ou tout ce que vous voudrez, et vous verrez. Je vous ferai le 55 miles réglemen- taire sur autoroute, recta, pendant vingt-quatre heures de suite s'il le faut. Mais si on me dit : « Laisse tomber le règlement. Fonce ! » ça me botte aussi.

C'est comme ça que j'ai débuté chez Joe Frascati. L'un de ses lieutenants, Al Foreman, était venu me voir au garage où je bossais à l'époque.

« Salut, Bunny. Ça va comme tu veux ? — On fait aller. — Dis donc... — Ouais. — Paraît que t'es un champion du volant. — Oui, monsieur. Ça, on peut le dire. — Qu'est-ce que tu dirais de 1 000 dollars pour juste une

petite virée ? — Je dirais que c'est bien payé. Où va-t-on ? — On t'expliquera. Ciao ! » Huit jours plus tard, Al m'appelle au téléphone pour me

demander de venir le retrouver dans le hall de l'hôtel Embassador, après le boulot. Je me pointe vers 6 heures de l'après-midi. Al m'attendait, comme convenu. Il me mène vers l'ascenseur et nous montons au 23e étage. Sur le palier,

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deux hommes à Joe Frascati se baladent, mine de rien, le long du couloir à la moquette épaisse comme un sandwich au corned beef. Al va frapper à une porte et nous entrons.

Drôlement chouette, l'appartement occupé par le boss. Des glaces partout, des cadres dorés, des rideaux, des fauteuils, tout ça. Sur une table basse, une bonne vingtaine de bouteilles, des seaux à glace et des boîtes de cigares.

« Alors, voilà le fameux Bunny ! dit Joe Frascati. — C'est bien moi ! » je fais, poliment. Il me regarde et je le regarde. Pour ça, je dois baisser la

tête car il m'arrive à peine à l'épaule. N'empêche que — comment vous dire ça ? — c'est lui qui a l'air de me dominer, avec sa grosse tête au crâne luisant, son cigare planté entre les lèvres en trait de plume et surtout ses yeux gris sous des sourcils épais comme des moustaches. Quand il en a assez de me regarder, il dit :

« Al t'a parlé des conditions ? — Il m'a dit que j'aurais mille dollars pour faire une virée

en bagnole. — C'est tout ce qu'il t'a dit ? — C'est tout. — Ça te va ? — Ça me va. — Tu n'as pas demandé d'autres détails ? — Non, pour quoi faire ? » Joe Frascati se met à rire doucement, sans cesser de me

regarder, et moi aussi, forcément. Quand je vois rire quel- qu'un, j'en fais toujours autant parce que j'ai du plaisir à rencontrer des gens contents. De me voir rire, ça met Joe en joie. Il rit tellement que quatre hommes assis autour d'une table posent leurs cartes pour pouvoir mieux rire en chœur avec nous. Ce qui fait que tout le monde s'amuse bien sauf Al qui est resté près de la porte. Mais lui, personne ne l'a jamais vu rire, depuis l'école où on s'est connus, à Brooklyn.

On doit faire pas mal de bruit à rire comme nous faisons car voilà qu'une porte s'ouvre et qu'une voix de femme fait :

« Alors quoi, on se marre, ici ? C'est nouveau, ça. » La fille qui parle est rigoureusement à poil, sauf qu'elle est

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montée sur chaussures à talons de dix cent imètres et qu'elle porte des lunettes noires qu 'on dirai t des soucoupes. Elle a un grand verre à moitié plein à la main mais d 'après sa façon de ne pas marcher bien droit, elle ne devrai t plus avoir bien soif. A par t ça, c'est un morceau de toute beauté. Avec la masse de chacun de ses nénés, il y aurai t de quoi en faire deux pour n ' impor te quelle mignonne ordinaire. Elle trouve pour tan t moyen d 'avoir la taille fine. Elle a aussi des jambes longues et bien rondes. Sa peau est bronzée par tout , sauf à l 'endroit d 'un slip minuscule qu'elle doit q u a n d même met t re pour se mont re r en public. Et puis on voit que c'est une vraie rouquine.

« Tiens ! tu étais encore là, toi ? fait Joe. Alors rends-toi utile. Donne un verre à Bunny.

— C'est lui, Bunny ? qu'elle fait, en me dévisageant. Je le trouve grand pour son âge. T'es majeur , au moins ?

— Sûr, ma 'm. J 'ai vingt-huit ans. — Alors ça va, Bunny. Moi je m'appelle Ketty. » Là-dessus, elle m 'a t t r ape la tête et me roule un pat in

terrible pendant une bonne minute. « On n'est pas là pour s ' amuser ! dit Joe. Je t 'ai dit de lui

servir un verre. — O.K., chéri, O.K. ! » Elle nous tourne le dos, vexée, pour aller vers la table où

s 'entassent les bouteilles. Avec sa démarche mal assurée, elle met en mouvement une paire de fesses qui t ient les promesses de ce qu'elle t r imbale en façade. Elle doit avoir l 'habi tude de verser à boire, car pour ça elle garde la main sûre. Avec deux glaçons qu'elle ajoute, le verre est plein à ras bord de scotch.

« Tiens, bébé ! fait-elle en me le tendant . Et maintenant , excusez-moi, gentlemen. J 'ai à faire. »

Quand la porte s 'est refermée derrière elle, Joe me fait asseoir dans un fauteuil et me colle un cigare entre les dents.

« Tu me plais, Bunny ! déclare-t-il. Tu as l 'air d 'un garçon bien élevé. J ' a ime ça. Et puis tu n'es pas curieux. Ce n'est pas toi qui iras chercher des pourquoi et des comment dans les coins pour aller ensuite te vanter d 'ê t re au courant de ce qui

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se passe chez Joe Frascati. J'ai tout de suite vu que tu étais trop intelligent pour ça. Pas vrai ?

— Moi, je sais que mille bucks pour une virée en bagnole, c'est bien payé. En plus, j'ai rien contre un verre de temps en temps.

— Et une jolie pépée, ça te fait pas peur non plus, hein ? — Ah ! non. J'aime bien aussi. — On est fait pour s'entendre, mon petit Bunny. Al ! »

fait-il en se tournant vers le copain qui était resté planté devant la porte. « Tu as bien fait de m'amener ce garçon. Va te servir un verre. »

Les joueurs de cartes s'étaient remis à leur partie. Joe Frascati se lève, marche de long en large, son cigare roulant d'un coin de la bouche à l'autre. Il a une grosse quinte de toux qu'il termine en crachant dans un vase à fleurs vide puis revient s'asseoir dans un fauteuil, face à moi.

« Je n'ai plus la santé, mon pauvre Bunny ! dit-il. C'est le cœur. Les affaires, tout ça. Tu as entendu parler de moi, oui ?

— Bien sûr, patron. Tout le monde vous connaît. — Tu sais ce que je fais ? — Ah ! non. — Big business, ça s'appelle. Des sociétés, un peu par-

tout : transports, bâtiment, hôtellerie, supermarchés, tout ça. On remue pas mal de fric et de monde, et ça crée aussi pas mal de jalousies. Tu sais ce que c'est : les gens sont méchants. Alors il faut se défendre. »

Je bois une grande rasade et je dis : « Quand je pense qu'un homme comme vous, qui offre

1 000 dollars pour une balade et un bon coup à boire par- dessus le marché, qu'un homme comme ça a des ennuis, ça me fait mal au ventre. Si quelqu'un vous cherche des crosses, vous n'avez qu'à me faire signe.

— Je sais, Bunny. Tu es gentil. Et tu as l'air costaud, aussi. Mais les amis qui sont là pensent comme toi et ils sont prêts à me défendre. Pas vrai, les amis ?

— Sûr, patron ! » fait l'un des joueurs de cartes en sortant de sous son veston un gros calibre avec lequel il fait

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semblant de me viser. « Ta ! Ta ! Ta ! Ta ! T'es mort , Bunny. »

Tout le monde se met à rire. Moi aussi, bien sûr. « De vrais gosses ! dit Joe. Mais faudrai t pas les fâcher.

Qu'est-ce que je disais ? Ah oui : la méchanceté des gens. Tu as entendu par ler de Butch Romanski ?

— Oui, il est connu, lui aussi. Je croyais même que vous étiez associés dans quelque chose, des histoires de jeux. Moi, je n'y connais rien, vous savez.

— C'est ce qui me plaît chez toi. Reste comme tu es et tu vivras plus vieux que nous tous. Oui, Butch et moi étions associés, il y a des années de ça, déjà. Et puis il s'est mis à vouloir tout bouffer. De plus, c'est une vraie brute. Moi, tu me connais : je suis pour les explications loyales. Avec Butch, c 'étai t impossible. Il n 'a r rê ta i t pas de sort ir son couteau à la moindre discussion d'affaires et puis il mena- çait de ba lancer tout le monde dans l 'East River avec les pieds dans un bloc de ciment. Un type insortable. Bref, on s'est séparés. Tu me croiras si tu veux, ça ne l'a pas calmé. Chaque fois qu'il en a l 'occasion, il continue à me faire des misères. Sers-toi un autre verre, Bunny ! Son dernier coup, tu vas voir : j 'avais un garçon qui s 'occupait à conduire mes voitures, de temps en temps. Un as. Quand on lui disait de semer les flics, pa r exemple, c 'était du vrai spectacle, comme au cinéma. Il ne connaissait plus alors ni sens interdits, ni routes barrées, ni trottoirs réservés aux piétons. Eh bien, Butch Romanski, au lieu d ' admi re r l 'artiste, s'est mis à me jalouser. Pas plus ta rd que le mois dernier, il a réussi à faire a t t i rer le pauvre Tony Fletcher — il s 'appelai t Tony Fletcher — dans une de ses boîtes du côté de la 47e rue ouest et depuis, on n 'a plus de nouvelles de notre regretté ami. Dieu sait ce qu' i ls ont pu lui faire ! Butch est bien capable de lui avoir offert le double de ce qu'il gagnai t chez moi pour me le faucher. Ou de lui avoir payé un voyage. Loin, très loin. Enfin ! c'est la vie. »

Devant son a i r triste je dis : « Vous vous faites peut-être du mouron pour rien. Qui sait

s'il ne va pas vous envoyer une carte postale, un de ces jours.

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— D'où il est, ça m'étonnerai t ! » dit Joe, et tout le monde se met à rire, sauf Al Foreman qui ne rit jamais.

« Tu t'es mal servi ! reprend Joe. Verse-toi un vrai verre, et un bon coup pour moi aussi. Merci. Tout ça donc pour te dire qu'il y a une bonne place à prendre chez moi. Naturelle- ment, il faudra qu 'on te mette un peu à l'essai. Si ça marche, je t ' embauche à temps plein. Qu'est-ce que t 'en dis ? »

Moi, du moment qu 'on me laisse conduire des chignoles, et qu 'on me paie pour ça en plus, je suis par tant . C'est ce que je dis à Joe.

« Bravo ! De toute façon, tu auras tes 1 000 dollars. Quoi qu'il arrive, je pense pouvoir compter sur toi pour ne rien raconter de ce qui se dit entre nous, sinon je serai obligé de te faire punir. Chez nous, tout se règle entre membres du club privé.

— C'est comme les Bloody avengers , alors ! — Jamais entendu parler. Qu'est-ce que c'est ? — C'était notre club secret quand on était mômes. Al doit

s'en souvenir. Pas vrai, Al ? » Al hoche la tête et dit :

« Des conneries de gosses. — Je vois ! dit Joe. Ça ne fait rien. Tu gardais bien les

secrets des Bloody avengers ? — Bien sûr. C'était sacré. Même si les c o p s m'avaient

cogné, j 'aurais rien dit. — Eh bien, tu y es ! Notre club à nous est aussi sérieux. Je

dirais même : plus sérieux encore. Vu ? — Vu. J 'en parlerai à personne. — Good boy ! A ta bonne santé ! Maintenant , parlons de

ton premier boulot. Quand je dis boulot, il s 'agit plutôt d 'une farce qu 'on va faire à Butch Romanski, pour lui apprendre à... comment dire ?... à débaucher ce pauvre Tony Fletcher, Dieu ait son âme ! En même temps, on lui donnera une leçon d'honnêteté, à cet enfoiré. Tu es d 'accord ?

— Tout ce que vous voudrez, patron. »

1. Vengeurs sanglants. 2. Flics.

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J o e s e l è v e e t m e f i x e l o n g u e m e n t a v a n t d e d i r e :

« C ' e s t q u ' i l e s t m e r v e i l l e u x , c e g a r ç o n !

— T u p a r l e s d e B u n n y , m o n p e t i t l o u p e n s u c r e ? » f a i t l a

v o i x d e K e t t y .

E l l e é t a i t t o u j o u r s à p o i l c o m m e t o u t à l ' h e u r e , s a u f q u ' e l l e

s ' é t a i t a t t a c h é u n c o l l i e r d e p e r l e s a u t o u r d e l a t a i l l e . C ' é t a i t d ' u n e f f e t v a c h e m e n t c o c h o n .

« Q u ' e s t - c e q u ' i l a d e m e r v e i l l e u x , c e p e t i t c h o u ? q u ' e l l e

a j o u t e .

— I l a . . . i l a . . . , f a i t J o e . I l a q u e v o u s ê t e s f a i t s p o u r v o u s

e n t e n d r e , t o u s l e s d e u x .

— C h o u e t t e a l o r s ! J e p e u x l u i m o n t r e r m a c o l l e c t i o n ?

— B e n , c ' e s t ç a ! E m m è n e - l e d o n c d a n s le p e t i t s a l o n d u

f o n d e t n e f a i t e s p a s t r o p d e b r u i t . N o u s a v o n s à t r a v a i l l e r ,

i c i . A m u s e - t o i b i e n , B u n n y , e t t â c h e d ' ê t r e i c i d e m a i n m a t i n

à 10 h e u r e s p i l e . N e t ' i n q u i è t e p a s p o u r t o n t r a v a i l . O n s e

c h a r g e d e p r é v e n i r t o n p a t r o n . A l l e z , d i s p a r a i s s e z , t o u s l e s

d e u x !... V o u s a u t r e s , p a r i c i ! »

L e s j o u e u r s d e c a r t e s s e l è v e n t c o m m e u n s e u l h o m m e

p o u r v e n i r r e j o i n d r e le b o s s a u t o u r d ' u n e g r a n d e t a b l e o v a l e .

K e t t y s ' a c c r o c h e à m o n b r a s p o u r m e n t r a î n e r v e r s l a

p o r t e d u f o n d .

« C e q u e t ' e s g r a n d , d i s d o n c ! f a i t - e l l e .

— 6 p i e d s 3 . »

E l l e é t a i t t o u t e c h a u d e c o n t r e m o i . Q u a n d j ' a i p o s é m a

m a i n s u r s a h a n c h e , ç a m ' a f a i t c o m m e d u c o u r a n t é l e c t r i -

q u e p a r t o u t . U n e f o i s l a p o r t e r e f e r m é e d e r r i è r e n o u s , c ' e s t

c a r r é m e n t s u r s e s f e s s e s q u e j ' a i p o s é m a m a i n . D u c o u p , j e

m e s u i s m i s à f a b r i q u e r a s s e z d e c o u r a n t p o u r f a i r e m a r c h e r

u n e t o n d e u s e à g a z o n . E l l e a s e u l e m e n t d i t : « A t t e n d s . J e t e m o n t r e d ' a b o r d m a c o l l e c t i o n . »

D a n s c e q u e J o e a p p e l a i t l e p e t i t s a l o n d u f o n d o n a u r a i t

b i e n p u c a s e r t r o i s f o i s m o n d e u x p i è c e s - k i t c h e n e t t e . I l y

a v a i t u n d i v a n o ù t o u t e l ' é q u i p e d e s G i a n t s a u r a i t p u s e

r e p o s e r a p r è s u n m a t c h . D e s m e u b l e s v a c h e m e n t c h e r s

p a r t o u t , d e s c o u s s i n s r é p a n d u s s u r l e s t a p i s , d e s b o u q u e t s d e

f l e u r s c o m m e p o u r u n e e x p o s i t i o n e t , b i e n e n t e n d u , d e s

b o u t e i l l e s e n q u a n t i t é , d e s v e r r e s , e t u n f r i g o .

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« Assieds-toi, mon poussin, je vais te montrer. » Je me laisse tomber sur le divan. Ketty va vers une grande

malle posée contre un mur, en lève le couvercle et se penche vers l'intérieur. La vue qu'elle m'offre, mes amis ! Elle sort un petit sac en toile, qui a l'air lourd et sur lequel il y a une inscription à la main.

« Beverley Hills, California ! » annonce-t-elle en venant s'asseoir à côté de moi et en commençant à défaire le cordon du petit sac. « C'est des pierres que j'aime bien parce qu'elles me rappellent le bon temps qu'on s'est payé là-bas. J'ai une cinquantaine d'autres sacs, toujours des souvenirs de voyages. Tu aimes les pierres ?

— J'y connais pas grand-chose. » Le cordon défait, Ketty verse le contenu du sac sur le

divan, entre nous deux. Est-ce que je m'attendais à autre chose ou quoi, j'en sais rien, mais je suis surpris. Ce qu'il y avait dans le sac, c'est rien d'autre que de vulgaires cailloux.

« Hein qu'elles sont belles ? fait Ketty. Regarde la petite bleue, là, avec ce dessin rouge qu'on dirait une veine. Tu trouves pas ? Et cette jaune ! Touche-la, tiens. C'est doux comme mon genou. Touche mon genou. La pierre est juste pareille. C'est pas vrai ? Oh ! et celle-là, avec un coin cassé. Elle a des couleurs en couches, comme un ice-cream. Et cette noire, on dirait un œuf de corbeau. Tu peux lâcher mon genou. Il y en a qui sont presque transparentes. C'est chouette comme collection, hein? Attends, t'as encore rien vu. On va ranger celles-là. Je vais te montrer mes pierres de Las Vegas. Extra ! Et puis celles de Louisiane, mais faut que tu lâches mon genou.

— On pourrait peut-être les regarder une autre fois. — Pourquoi ? Tu aimerais mieux faire l'amour ? — Ben... oui. — C'est comme tu veux. » Elle va remettre son petit sac dans la malle et revient se

planter devant moi : « Alors, qu'est-ce qu'il te faut ? — Mais... rien. Viens à côté de moi. — T'as pas besoin de choses spéciales ?

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— Mais non. Quelles choses spéciales ? — On ne sait jamais, avec les tordus qu'on rencontre ici.

Ils ont presque tous fini par me foutre la paix, remarque, parce qu'ils ont bien vu que je suis pas vicieuse. Au début, si je les avais laissé faire, ils m'auraient demandé de ces trucs que t'as pas la moindre idée. Quand ils sont pas pédés ou impuissants, il leur faut tout de suite de vrais numéros d'acrobatie, avec des accessoires qu'ils portent dans une mallette étudiée pour. J'te jure. Quand je voyais ça, moi, je pouvais pas m'empêcher de me marrer. C'est ce qui me sauvait parce qu'un mec à manies, il admet pas qu'on rigole.

— Viens t'allonger. — Tout de suite, mon chou. Joe Frascati, tiens, le big boss.

Je peux t'en parler, à toi, parce qu'il t'a à la bonne et qu'il a dit qu'on était pareils tous les deux. Eh bien, pour Joe, je serais plutôt quelque chose comme une mascotte. Faut que je le suive partout, sans moufter. Moyennant quoi il me fait de beaux cadeaux et il me donne de l'argent que je mets à la banque parce que maman aurait vite fait de tout claquer avec des julots. C'est une vraie pute, maman. Oui, je te parlais de Joe. Eh ben, on peut dire qu'il me touche presque plus jamais. Les premiers temps, quand il avait encore des passions, il s'habillait en petite fille pour venir me trouver et il commençait par s'asseoir sur mes genoux. Fallait que je le berce pendant un bon quart d'heure. Tu te rends compte ? Bon, alors toi, il te faut rien ? Ça me fait bien plaisir parce que tu me plais. Joe a raison : je crois qu'on va bien s'entendre, tous les deux. Bouge pas, je mets un peu de musique sentimentale. »

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2 .

A 9 h 55, le lendemain matin, je monte dans l'ascenseur de l'Embassador, en compagnie d'Al Foreman qui m'attendait dans le hall.

« Merci pour ce que t'as fait pour moi, Al ! je lui dis. Je crois qu'on va bien se marrer ensemble.

— Tu crois ? » J'oubliais qu'il ne rigole jamais. On arrive au 23e étage, on

frappe et on entre. On aurait dit que personne n'avait bougé depuis la veille.

Joe et ses quatre hommes étaient assis autour de la grande table ovale sur laquelle s'étalaient des papiers. Tout était pareil, moins les bouteilles et les verres qu'on avait dû ranger.

« Entre, mon petit Bunny, et viens t'asseoir avec nous ! » fait Joe, toujours cordial.

Je dis hello à tout le monde et je m'assois. Joe me met une grande feuille de papier sous le nez :

« Tu sais lire un plan ? — Pas de problème, patron. — Bon. Alors voilà. Ce que tu vois ici, c'est une ville dont

on te dira le nom plus tard. Là et là, deux rues parallèles pas bien larges mais où il y a pas mal de circulation. Ici, les reliant l'une à l'autre en angle droit, une rue plus étroite, en sens unique. C'est là qu'on va monter notre petite affaire.

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Suis-moi bien ! Tu empruntes cette première rue à grande circulation au volant d'une chouette Cadillac quatre portes, avec Al Foreman à côté de toi. Derrière, il y aura Mike Schultz, Jimmy Cavallo et Cesare Pecci, ici présents. Tu mets ton clignotant, comme un bon citoyen, et tu tournes tranquillement dans la rue en sens unique. Tu me suis?

— Ça va, patron. — A ce moment-là, il se produit un incident curieux, juste

derrière toi. Un gros camion chargé de bouteilles d'huile et de pommes de terre en vrac qui te collait au cul depuis un moment fait craquer sa ridelle arrière, ce qui fait que la rue se trouve inondée de patates nageant dans l'huile des bouteilles cassées. Un bordel terrible ! La circulation com- plètement bouchée dans la rue que tu viens de quitter.

— C'est moche, ça. — Mais non, tu vas voir. Autre coïncidence : au bout de la

rue à sens unique que tu viens d'emprunter, quelques instants plus tard, c'est-à-dire dès qu'elle sera dégagée des voitures qui t'auraient précédé, se produit un autre incident, en plein dans le croisement entre ta rue en sens unique et l'autre rue à grande circulation. Cette fois, c'est une voiture qui dérape, se met en travers et prend feu de façon spectaculaire.

— Manque de pot. — Commè tu dis. Toi, qu'est-ce que tu fais ? — Je prends mon extincteur et vite je... — Mais non, mon petit, mais non ! Tu t'es tranquillement

arrêté devant cet immeuble marqué d'une croix, ici, au besoin en double file puisque personne ne peut plus entrer dans cette petite rue à cause de la salade de pommes de terre à l'huile qui en bouche l'accès. Tu ouvres toutes les portières de la Cadillac et tu attends, peinard.

— J'attends quoi ? — Bonne question. Il faut maintenant que je t'explique le

mécanisme de toute cette mise en scène. L'immeuble devant lequel tu t'es arrêté comporte une issue discrète qui est la porte de service de la Federal Workers Bank. Devine un peu

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ce qui se passe à l'intérieur de cette banque, au moment précis où tu t'arrêtes devant ?

— Alors là, c'est trop calé pour moi. — J'ai appris, tout à fait par hasard, qu'à ce moment-là, à

la minute près, des hommes de Butch Romanski, après avoir asphyxié les employés au gaz lacrymogène, les ont ficelés et s'apprêtent à prendre la fuite avec toute la paie des ouvriers de la World Manifax.

— Ah ! les salauds ! — Voilà ce que je voulais t'entendre dire, mon cher

Bunny. Ces types sont des malfaiteurs, ni plus ni moins. Ils méritent une leçon. Pas vrai ?

— C'est vrai. — Nous sommes là pour ça. D'abord, leur voiture qui est

stationnée devant l'entrée principale, c'est-à-dire dans la rue où flambe un de nos véhicules, ne peut plus avancer. Nos hommes peuvent donc entrer tranquillement par la porte de service qui est restée ouverte par une autre de ces curieuses coïncidences et demander énergiquement aux voleurs de leur remettre les sacs de la paie. Ces hommes sont ceux qui t'accompagnaient, couverts par le chauffeur du camion aux patates et celui de la charrette en feu.

— Ah bon ! ce sont... — Des copains à nous, bien sûr. Dès qu'ils ont le fric pris

aux voyous de Butch, ils sortent et sautent dans ta tire aux portières restées ouvertes. Alors, c'est à toi de jouer.

— Bien. Qu'est-ce que je fais ? — Comme la rue à sens unique est vide derrière toi, tu fais

une marche arrière à toute vitesse jusqu'au bout, c'est-à-dire environ 70 mètres. Tu freines sec pour virer juste devant le camion, dérapage contrôlé, tu redresses et tu fonces par le trajet indiqué au crayon rouge. Tu as trois ou quatre minutes avant qu'on puisse organiser la chasse. Tu dois en profiter pour semer tout le monde. A la fin, quand tu seras certain de ne pas être suivi, tu te glisses dans ce hangar qui est marqué ici. Ensuite on te dira quoi faire. Ce sera tout simple.

— Et Butch n'aura pas le fric des ouvriers. Bien fait !

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— C'est exactement ça. Tu as compris. — C'est vous qui l 'aurez et qui le leur rendrez. — Heu... oui et non. Il sera versé à toutes sortes d 'œuvres

de bienfaisance dont je m'occupe et qui font vivre des ouvriers comme eux, des tas de braves gens. Nous retien- drons simplement un petit pourcentage pour nos frais. C'est normal. Les philanthropes, faut que ça vive aussi. »

A ce moment-là Mike Schultz et Cesare Pecci se met tent à ricaner. Joe colle un grand coup de poing sur la table :

« Vos gueules, les cyniques ! Moi et Bunny, on est pour la justice et la fraternité des hommes. Ceux qui n 'a iment pas ça n 'ont qu 'à aller se faire met t re pa r les Grecs. C'est compris ?

— La justice et la fraternité, ça nous botte aussi, pa t ron ! dit Mike. C'est pas pour ça qu 'on rigolait, hein Cesare ?

— C'était plutôt nerveux, dit Cesare. Dites, patron.. . — Quoi ? — Qu'est-ce que c'est, des cyniques ? — C'est des cons ! explique Joe. Revenons au travail.

Répète ce que je t 'ai dit, Bunny, pour voir. » Je n'ai peut-être pas inventé la bicyclette à vapeur, comme

disait toujours mon frère Harvey qui travaille dans la publicité, mais pour tout ce qui touche aux bagnoles, je suis imbattable. Toutes les manœuvres dont Joe avait parlé, rien qu 'à regarder le plan des rues je les avais gravées dans mon citron comme si j'y étais déjà : la rue en sens unique, les portières ouvertes, les copains qui rappl iquent pour s'y entasser, la marche arrière, la manœuvre devant le camion, le rodéo à travers la ville, tout ça, j 'étais sûr d 'avance qu 'on allait bien se fendre la pipe.

Pendant que je répète mes instructions, personne ne dit rien. Je donne bien les détails sur la façon que je compte m'y prendre, de A à Z, c'est-à-dire jusqu 'au hangar où doit se terminer la première partie. Je cause bien pendant dix minutes et il se fait un long silence..

« Magnifique ! dit enfin Joe. Si tu exécutes aussi bien le travail que tu en parles, tu n 'auras plus à te casser la tête pour ta situation. »

Mais le boss n'est pas du genre à se contenter d 'un bara t in

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plus ou moins réussi. Pour être certain que j 'aurais bien tout dans la tête, il m ' a demandé de laisser tomber mon boulot au garage pour ne plus penser qu 'à notre virée, en imaginant tout ce qui pourra i t arr iver d ' imprévu. De plus, il voulait m'avoir sous la main à n ' impor te quel moment pour m' interroger , me poser des colles. Comme il n 'é ta i t pas question de me lâcher dans la ville avec le plan, à cause des espions à Butch Romanski, Joe m'a fait réserver une cham- bre au dixième étage de l 'Embassador, avec défense absolue d'en sortir. Il m ' a fait appor te r quelques affaires de chez moi et m ' a offert un pyjama comme jamais j 'aurais pu m'en payer, rouge avec de grandes fleurs jaunes, tout en soie.

Ma chambre ne valait év idemment pas la suite du pa t ron mais c 'était quand même drôlement confortable, avec salle de bains, télé couleurs et bar-frigo. Vraiment chouette. Pendant deux jours, je suis resté penché sur le plan, à gamberger tout seul. C'est Al Foreman qui m 'appor ta i t régulièrement un pla teau avec de quoi manger car le boss ne voulait pas me laisser servir p a r les loufiats de l 'hôtel, toujours à cause des espions à Butch Romanski . De temps en temps, Joe me faisait monte r chez lui ou m'appela i t au téléphone pour me poser des questions, comme à l'école, sauf qu 'à l'école j 'avais j amais su répondre si bien.

A par t i r du troisième jour, je commençais à t rouver le temps un peu long. Heureusement qu'avec la télé, j 'avais de quoi m'occuper mais quand même. Alors je regardais le plan pour la centième fois en me disant qu 'on allait bien se marrer . C'est ce que je répétais à Al quand il venait m 'appor te r à bouffer.

« Hein qu 'on va bien se marrer , Al ? — Sûr ! » qu'il faisait, mais sans rigoler, naturel lement . Le soir du cinquième jour, vers les 11 heures minuit ,

j 'étais en t ra in de regarder un feuilleton de science-fiction quand le téléphone sonne. Vite je décroche parce que le pa t ron n'est pas bien pat ient :

« Oui, boss. J 'écoute. — C'est pas ton boss, c'est Ketty. Tu ne dors pas ? — Non, je regardais la télé.

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— Les mecs dans l'espace, je parie. C'est comme moi. Je les trouve un peu chiants, ce soir. Tu es seul ?

— Oui. — Tu veux qu'on se voie ? — J'aimerais bien mais j'ai pas le droit de... — Je sais. Moi, je peux descendre. Un gorille à Joe me

suivra pour voir si je ne m'éloigne pas trop, c'est tout. Le reste, il s'en tape. C'est Bill qui est de service ce soir. Il me dira quelques grosses cochonneries et après il nous foutra la paix. Alors, ça colle ?

— Ah ! bien sûr. — Tu as une idée de ce qu'on pourrait faire ? — Oui, j'en ai une. — Moi aussi. Je vais te montrer mes pierres de Washing-

ton D.C. Toutes ramassées dans le parc devant la Maison- Blanche. Et puis aussi les pierres de...

— Non, non ! Avec celles de Washington, ça suffira bien pour ce soir. »

Cinq minutes plus tard, elle frappe à ma porte. Elle porte une robe de chambre toute rose et rien en dessous, ça se devine tout de suite. Avec moi dans mon pyjama à fleurs, je nous trouve bien assortis.

« Salut, mon chou ! dit Ketty. Ce que t'es beau ! Tu as quelque chose à boire ?

— Tout ce qu'il faut. Je vais nous servir. Mets-toi à l'aise pendant ce temps. »

Elle enlève sa robe de chambre qu'elle jette sur un fauteuil et va s'asseoir sur le bord du lit, avec son petit sac de cailloux à la main. Elle l'ouvre pour verser sa collection sur la couverture. On fait tchin-tchin et je m'assois à côté d'elle.

« Tiens ! regarde ces deux-là... » elle commence. Pour pas lui gâcher son plaisir, je fais : « Oh !... Ah !... Elle

est chouette, celle-là !... » tout en lui caressant doucement le bout des seins. Entre deux explications de Ketty, on boit une petite gorgée, on allume une cigarette, on se frotte un peu l'un contre l'autre, on est bien, quoi. Pour être plus libre, je retire mon pyjama que je balance dans un coin. J'ai

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main tenan t les deux mains occupées et Ketty les siennes au tour de mon cou quand elle pousse un peti t cri :

« O u c h !

— Qu'est-ce qu' i l y a ? Je te fais mal ? — C'est les pierres, dans mon dos. Je suis couchée

dessus. »

Elle se redresse pour que je puisse les enlever et on est enfin bien tout à fait quand j 'entends :

« Bzzzz... bzzzz... » Putain de téléphone ! Je décroche. La voix du boss : « Si je déclenche le chrono au moment où tu amorces ta

marche arrière, combien de temps te faudra-t-il pour être à l 'angle de la 65e rue nord-est ? »

Comme si j 'avais la tête à ça... Tout mélangé avec Ketty qui me grat te la nuque, je réfléchis vite :

« 3'40 à 3'50, pat ron. — Pour bien faire, faudrai t que tu puisses descendre à

3'10, à cause d 'une patrouil le de mota rds qu 'on aura i t pu a ler ter et qui se pointerai t là en 4 minutes. Faudra te méfier de ces tordus. Je veux que personne ne se mêle de nos affaires. Compris ?

— Oui, oui. Compris. — Je te trouve bizarre. Tu dormais ? — Non, non. — C'est la télé qui t ' abrut i t . Couche-toi. Bonne nuit. » Après ça, on a enfin été tranquil les.

C'est au bout de neuf jours qu 'on est passé à l 'exécution. C'est un 30 janvier, je me rappelle, et il faisait plutôt frisquet. Entre- temps on avait mis au point tous les aut res détails, sous la direction de Joe Frascati qui commanda i t la manœuvre comme à l 'armée.

Le patel in dont j 'avais étudié le plan, c 'étai t Detroit, Michigan. Nous y sommes arrivés chacun de son côté,

1. Aïe !

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comme si on se connaissait pas, p a r la route ou, comme moi, par avion. J'ai passé la nuit dans un hôtel pour voyageurs de commerce. J 'ai bien dormi. J 'avais payé en arr ivant , le soir, et personne n 'a fait a t tent ion à moi quand je suis sorti le mat in à 6 heures et demie. Je suis allé tout droit, à pied, vers le parking où j'ai bien trouvé la Cadillac vert foncé dont j 'avais déjà les clefs. Il n 'y avait pas moyen de se t romper : elle avait bien le pare-chocs avant tout tordu à droite, comme prévu. Le capot soulevé, j 'ai pris mon temps pour vérifier la mécanique, les niveaux, tout ça. Rien à dire. C'était impeccable. A cette heure du matin, ce coin de parking était encore désert, ce qui fait que j 'ai pu tranquille- ment me déguiser comme le pa t ron le voulait, avec le matériel que j 'ai trouvé sous une banquet te . Rien qu'avec ça, je commençais déjà à rigoler tout seul. Après avoir enfilé une combinaison de mécano avec une grosse inscription EXXO dans le dos, j 'ai mis une perruque de hippie, avec des tifs noirs et longs comme ceux des Indiens de westerns, puis je me suis collé sur la figure une barbe assortie. Vous vous seriez marré. Je m'installe au volant et je démarre en douceur. Le moulin tourne sans brui t que c'en est un bonheur.

Je dois me pointer à l 'entrée de la rue en sens unique à 8 h 10 pile, au moment où ça commence à circuler dans le centre. Ça me laisse le temps de faire un tour pour me repérer. Tout est bien comme sur le plan : le magasin de meubles à droite, le Beefburger, le Funeral Home, le restau- rant chinois. Un arrê t vite fait à chacun de ces endroits pour embarquer les copains, l 'un après l 'autre, sans un mot. Bon. C'est l 'heure. Je vire pour passer devant le terre-plein du supermarché où stat ionne le camion aux patates, avec Happy Sloane au volant qui m 'a t t end pour me coller aux fesses. Tout se passe comme prévu. Il est venu juste derrière ma Cadillac verte et me suit à deux mètres.

8 h 8. Un feu rouge nous arrête, à un bloc de la rue où un panneau indique One w a y à droite. Quand j 'y pointe

1. Sens unique.

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le capot de la Cad, il est 8 h 10. Tout marche au poil. La rigolade commence avec le boucan du camion qui vide

son chargement sur le bitume. Champion, Happy Sloane. La façon qu'il a bloqué ses freins me permettra exactement de manœuvrer au ras de son capot pour tailler la malle après la marche arrière. On entend le bruit des bouteilles d'huile cassées, la dégringolade des patates, des coups de freins, des bagnoles qui se tamponnent sec, des gens qui se mettent à s'engueuler parce qu'ils estiment que la journée commence mal.

Je suis le dernier à être entré dans la rue en sens unique, forcément. Une seule voiture devant moi. Elle roule sans s'occuper de rien, coupe la rue qui est au bout pour continuer tout droit. Je vais tranquillement me garer devant la porte de service de la Federal Workers Bank. Coup de pot : il y a de la place pour au moins trois voitures. Du billard. La rue est maintenant vide de circulation.

Voilà qu'un tordu déboîte d'un stationnement à quelques mètres devant moi pour s'en aller. Le con ! Juste au moment où Jimmy Klotz exécute son numéro de dérapage au croisement, fait verser sa charrette qui prend feu, selon le programme. Tout juste si l'autre ne lui rentre pas dedans, en plus. Le conducteur sort de sa tire en gesticulant et en poussant des clameurs. C'est un petit bonhomme rondouil- lard, style cadre supérieur. Avec sa route bouchée par une voiture qui se permet de prendre feu, en plus, il se trouve un peu dépassé, le petit chef. Comme la rue est vide de passants, c'est vers ma Cadillac qu'il se dirige en courant à toute allure sur ses petites jambes.

« Help ! qu'il gueule. Help! » Et voilà qu'il s'arrête pile. S'il n'y avait pas ses lunettes

pour les retenir, les yeux lui sortiraient carrément de la tête. Il est surpris, cet homme, et dans un sens ça se comprend. Car voilà que mes quatre copains sortent par toutes les portières, avec des masques à gaz sur la figure et des

1. A l'aide !

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mitrail lettes à la main. Ils sont pressés car main tenan t tout est réglé à la seconde. J immy Cavallo me lance :

« Occupe-toi de le ca lmer ! » Tous les quat re se précipi tent vers la porte de service qui

s 'ouvre toute seule, comme Joe l 'avait annoncé. Toujours pour suivre le programme, je vois accourir le chauffeur du camion et celui de la chiotte en t ra in de c ramer joyeuse- ment , tous les deux sor tant des calibres impressionnants . Leur rôle est de se coller devant la porte pour éviter qu 'on dérange nos amis occupés à récupérer l 'argent volé.

Je sors à mon tour de la voiture. Le cadre supérieur me voit avancer vers lui. Il dit :

« J 'ai dû me tromper, monsieur. Faites comme si je n 'étais pas là. D'ailleurs je n'ai rien vu d 'anormal .

— Bien sûr ! je réponds. On vient juste donner une leçon à des voleurs. »

Là-dessus, je lui colle une beigne, pas méchante, juste de quoi l 'assommer pour un peti t quar t d 'heure. Au moment où il va pour s'affaler, je le soulève pour aller l ' installer confortablement contre un m u r où il pourra dormir tran- quille.

Le schproum aux deux bouts de la rue finit pa r a t t i rer du monde aux fenêtres mais personne ne vient nous déranger à cause des deux copains qui b raquent leurs pétoires dans toutes les directions. Par exemple, le s tandard de la police ne doit pas chômer. Mais tout est prévu, minuté. C'est pas pour rien qu 'on respecte notre chef. Un cerveau.

Je regarde ma montre : encore 3 minutes et demie. Et voilà que ça se met à pé ta rader à l ' intérieur de la banque. Sûrement que ces vilains n 'étaient pas d 'accord pour rendre cet argent qui ne leur appar t ien t pas. Ils seraient armés que ça ne m'é tonnerai t pas. Les nôtres, dans ce cas, avaient ordre de se défendre. Autrement, il n 'y aura i t pas de justice.

Encore 30 secondes... 10 secondes... Merde. 15 secondes de retard. Ouf ! les voilà, tous les quatre, por tan t des sacs qu'ils

balancent dans la tire. Tout le monde plonge dans l'inté-

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rieur. Les portières ne sont pas encore refermées que je pars en marche arr ière à une telle allure que les copains à l 'arrière dégringolent les uns sur les autres et que Al, à côté de moi, se paie un jeton de la t ronche contre le pare-brise, mais personne ne fait d 'observation.

J 'ai bien gagné deux secondes sur la manœuvre pour me dégager du camion. Les freins n 'ont pas fini de hur ler que j 'ai déjà enfilé la rue à droite pour foncer. Je fais à peine t rente mètres. Freins à mort . Face à moi, un original a voulu doubler les voitures qui s 'étaient déjà entassées sur trois files. Il me bouche complè tement le passage car il est juste devant des marches qui m 'empêchen t de monte r sur le trottoir . Pour être à côté de cette Honda, il m 'a fallu met tons 3 secondes ; plus 5 secondes pour soulever l 'engin et le basculer sur les marches. J 'ai juste r emarqué que les qua t re citoyens à l ' intérieur restaient tous la bouche ouverte comme des qui n 'ont jamais rien vu et hop ! en route.

« Beau ! » fait J immy Cavallo. Ma tire, c'est un vrai bijou. Dans le t rajet que j 'avais à

suivre, croyez-moi qu'il y avait des passages où les ressorts, l ' embrayage et la suspension en prenaient un coup maison. Dans les virages à dérapage contrôlé, elle se déhanchai t un peu, c 'est tout. Devant, tout le monde dégage en catastrophe, comme s'ils voyaient arr iver Goldorak en personne. Moi, je grignote des secondes. On arrive dans le quar t ie r italo-grec où les commerçants ont déjà installé leurs légumes, leurs montagnes de fruits, leurs œufs, leurs pâtes fraîches et leurs barils d'anchois jusqu'au bord des trottoirs. Je fais le numéro que j 'ai promis à Joe : un trajet en zigzag, sans ralentir , avec dis t r ibut ion de peti ts coups de l 'arr ière dans les étalages art ist iques. Juste des petits coups de cul en souplesse, vous voyez. Résul tat : on se serait cru dans un film de Laurel et Hardy. Ce chant ier ! Pour des mecs qui a imeraient se taper leur casse-croûte sur le macadam, c 'étai t l 'occasion de leur vie. Une chose est certaine : des bagnoles qui voudraient me suivre devraient commencer p a r faire dégager le menu du jour au bulldozer.

Tout ça sans ralentir , naturel lement . Un coup d'œil à m a