le contexte historique de l'expÉrience ...l’esprit saint. la lectio divina traditionnelle,...

43
LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE SPIRITUELLE LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE SPIRITUELLE CHEZ JEAN DE LA CROIX M arie -J oseph H uguenin Introduction Le 16e siècle se caractérise par un avènement d’une gran- de portée historique: celui de la personne - spécialement de l'expérience individuelle - comme enjeu fondamental. Luther, Érasme, Thérèse d’Avila et Jean de la Croix font partie des grands protagonistes de l'entrée dans la modernité. Luther livre sa vision de l'homme brisé par le péché, mais qui se retranche dans sa conscience personnelle pour procla- mer sa légitimité. C’est l'avènement de la subjectivité. Érasme tente de sauver la fraternité universelle par un retour à la prière intérieure et à l’authenticité de l’Évangile. Thérèse d'Avila proclame les splendeurs du Château inté- rieur de l'homme habité par Dieu et recréé dans le Christ par la miséricorde divine accueillie dans l'oraison. Jean de la Croix se centre sur les vertus théologales et la contemplation pour porter la personne aux plus hautes expé- riences de communion avec la Sainte Trinité et le prochain. Ces doctrines ont un fondement identique: celui de l’expé- rience personnelle. La personne accède au premier plan de la religion et de la culture. Elle aspire à la communion, mais, aujourd’hui, elle est cependant de plus en plus confrontée dans ce processus d’individualisation à la tentation de l’individualis- me et de l’isolement. Comment sommes-nous arrivés à ce tournant historique, riche en contrastes? Le débat s'est pro- gressivement déplacé sur le plan philosophique. E. Kant enferme l'homme dans la subjectivité et annonce progressive- Teresianum 56 (2005/1) 117-159

Upload: others

Post on 23-Apr-2020

2 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE SPIRITUELLE

LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE SPIRITUELLE CHEZ JEAN DE LA CROIX

M a r ie -J o s e p h H u g u e n i n

IntroductionLe 16e siècle se caractérise p a r un avènem ent d ’une g ran ­

de portée h istorique: celui de la personne - spécialem ent de l'expérience individuelle - com m e enjeu fondam ental. Luther, É rasm e, Thérèse d’Avila et Jean de la Croix font p artie des g rands pro tagonistes de l'en trée dans la m odernité.

L u ther livre sa vision de l'hom m e brisé p a r le péché, m ais qui se re tranch e dans sa conscience personnelle p o u r p ro c la ­m er sa légitim ité. C’est l'avènem ent de la subjectivité.

É rasm e ten te de sauver la fra te rn ité universelle p a r un re to u r à la p rière in té rieu re et à l’au then tic ité de l’Évangile.

Thérèse d'Avila proclam e les sp lendeurs du Château inté­rieur de l'hom m e hab ité p a r Dieu et recréé dans le C hrist p a r la m iséricorde divine accueillie dans l'oraison.

Jean de la Croix se centre su r les vertus théologales et la con tem plation po u r p o rte r la personne aux plus h au tes expé­riences de com m union avec la Sainte Trinité et le p rochain .

Ces doctrines ont un fondem ent identique: celui de l’expé­rience personnelle. La personne accède au p rem ier p lan de la religion et de la culture. Elle aspire à la com m union, m ais, au jourd ’hui, elle est cependant de plus en plus confrontée dans ce processus d ’individualisation à la ten tation de l’individualis­m e et de l’isolem ent. C om m ent som m es-nous arrivés à ce to u rn an t h istorique, riche en contrastes? Le débat s'est p ro ­g ressivem en t déplacé su r le p lan ph ilo so ph ique . E. K an t enferm e l'hom m e dans la subjectivité et annonce progressive­

Teresianum 56 (2005/1) 117-159

Page 2: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

118 MARIE-JOSEPH HUGUENIN

m ent la m ort de la m étaphysique1. La philosophie com m e sagesse est mise en échec. Le personnalism e d’E. M ounier n ’appara ît pas com m e une réponse convaincante, parce qu’il n 'arrive pas à le fonder m étaphysiquem ent2. C om m ent donc au jourd ’hui com prendre l’expérience de Jean de la Croix, qui m et si b ien en lum ière la dignité de la personne, sa vérité u n i­verselle et sa capacité réelle à vivre en com m union?

P our nous situer devant cet héritage et m o n trer com m ent Jean de la Croix - c’est l'objet de no tre article - a pu accéder à une telle expérience, il nous faut d’abord considérer les diffé­ren tes étapes historiques qui l'ont précédé, p ou r arriver à nos jou rs et nous p ro jeter dans l’avenir, afin d ’entrevoir une possi­ble actualisation de son message prophétique.

l re phase: É vangélisation de l’Europe et C hrétientéCette prem ière étape, qui apporte len tem ent une nouvelle

religion fondée sur l’Évangile, se caractérise p a r une in tégra­

1 «Jusqu’ici, on adm etta it que to u te no tre connaissance devait nécessairem ent se régler d’après les objets (...). Que l’on fasse donc une fois l’essai de voir si nous ne réussirions pas mieux, dans les problèm es de m étaphysique, dès lors que nous adm ettrions que les objets doivent se régler d’après no tre connaissance» (E. Kant, Critique de la raison pure, Préface à la seconde édition, 1787). Il s’agit d’une connaissance non plus “en soi” ("noumènes") mais “pour nous” ("phénom ènes). Une piste p ro­m etteuse ne serait-elle pas, après Kant, d’affirm er la transcendance de l’être et la pertinence d 'affirm ations fondam entales qui désignent une réalité essentielle et universelle, celles, p a r exemple, de la responsabilité envers au tru i (E. Levinas), des droits de l’hom m e et, plus encore, à la sui­te de Jean de la Croix, de la com m union vécue et si féconde avec le Dieu de Jésus-Christ? Jean de la Croix libère l’hom m e de son enferm em ent su r lui-m êm e et lui donne de réaliser son aspiration la plus profonde, celle de la com m union avec Dieu e t son prochain. A la suite d'E. Stein, il s'ag irait de distinguer et de dépasser l’opposition entre philosophie et théologie pour accéder à une expérience de com m union, qui réponde à l'attente universelle du cœ ur hum ain. La philosophie deviendrait alors com m e le fondem ent de la sagesse et le critère de discernem ent dans le dialogue interreligieux.

2 Cf. P. de Senarclens, Le m ouvem ent "Esprit” 1932-1941: essai criti­que, Lausanne 1974; W. Seeger, Politik und Person : der Personalismus E m m anuel Mounier's als politischer H um anism us, F reiburg in Brisgau 1968.

Page 3: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE SPIRITUELLE 119

tion de la philosophie grecque et du d ro it rom ain. La philoso­phie est conservée, m éditée et transform ée à l'in térieu r de l'Église. L’em pire rom ain ayant constitué une relative un ité géographique et culturelle constitue le berceau de la C hrétien­té. Sain t Augustin, qui écrivait en latin, est sans doute la figure la plus représentative et l'une des plus influentes. La prem ière évangélisation a tte in t son apogée aux 12e et 13e siècles p a r la constitu tion d ’une société où l’Église joue un rôle régu la teu r des valeurs et des m œ urs. Société et religion sont fo rtem ent im briquées. C'est l'époque de la Chrétienté.

2e phase: La p este de 1349 et l’effon drem en t d ’une soc ié té sacralisée

Vincent G ourdon résum e parfaitem ent le to u rn an t culturel du 14e siècle en ces term es:

«Après avoir sévi en Chine (1331), la peste noire, issue des steppes de l’Asie centrale, touche l'Europe à la su ite du siège d’un com pto ir génois des bords de la m er Noire, Caffa, p a r des troupes m ongoles (1346). F rappan t b ien tô t C onstantinople, quelques ports italiens et M arseille (1347), elle touche en 1348 l’ensem ble du p ou rto u r m éditerranéen, de l’Espagne à l’Égyp- te, puis l’Europe entière, jusqu 'aux côtes de la Baltique en 1352. La m aladie, qui sera endém ique en Europe pend an t plus de tro is siècles, opère vite des re tours m eurtriers (1363; 1399- 1402). E n quelques décennies, la p o p u la tio n eu ropéenn e, affectée égalem ent p a r des guerres et p a r une certaine sa tu ra ­tion dém ographique depuis le début du XIVe siècle, après q ua­tre siècles de croissance, d im inue d’u n tiers. Les villes se dépeuplent; des centaines de villages sont abandonnés. La chrétienté entre alors dans une grave crise m orale, m arquée p ar une extrêm e angoisse religieuse, don t tém oigne la poussée des thém atiques m acabres et des a tten tes eschatologiques, p rélude à l'éclatem ent religieux du XVIe siècle.»3

La philosophie elle-mêm e se transform e. G uillaum e d'Ock- ham (v. 1290 - v. 1349) opère une véritable révolu tion en

3 V. G o u rd o n , Arrivée de la peste noire en Méditerranée, d a n s Encyclo- pcedia Universalis.

Page 4: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

120 MARIE-JOSEPH HUGUENIN

déplaçant la problém atique philosophique su r le term e signi­fiant la réalité objective4. Tout en je tan t les bases de la science expérim entale, il donne un nouveau pouvoir à l’esprit hum ain, en lui conféran t une autonom ie p ar rap po rt au réel. Avec N ico­las de Cues (1401-1464), on voit appara ître l’hom m e com m e u n «second dieu» capable de créer un nouveau m onde, à l'ins­ta r du Verbe qui créa le m onde5. Face à un Dieu absen t de ce m onde, qui n ’a pas su a rrê te r la peste, m algré d 'innom brables prières et processions, l’hom m e se voit con tra in t de p rendre son destin en m ain, p o u r im poser au m onde un nouvel ordre social, im aginé p a r lui.

Au 15e siècle, un couran t de pensée pu issan t voit le jour. Il n a ît du choc existentiel provoqué p a r la m ort om niprésente, la souffrance et l’espérance de vie si brève, qu'elle se résum e à l'espérance du Ciel, qui devient un enjeu considérable, car il n ’y a que deux alternatives finales: l'Enfer ou le P arad is... Le b ien est absent de la terre, il est réservé à l’au-delà. L u ther est la figure la plus em blém atique de cette époque. Il relit l’Évan­gile dans une perspective to talem ent inédite: l'hom m e est défi­n itivem ent brisé p a r le péché et son salu t ne lui est assuré qu 'au Ciel, p a r le Christ, seul m éritan t. M oyennant la foi, l’hom m e est sauvé p ar le Christ, m ais seulem ent dans la pers­pective finale du salut, car il reste foncièrem ent péch eur ici- bas. Dans la m êm e perspective, Calvin défendra m êm e la dou­ble prédestination , laissant l'hom m e aux prises à une indicible angoisse devant son destin6.

4 Cf. A. d e L ib é r a , La querelle des universaux. De Platon à la fin du Moyen Age, Paris 1996; C. M ic h o n , Nominalisme. La théorie de la signi­fication d’Occam, Paris 1994.

5 Cf. M a u r ic e d e G a n d il l a c , Nicolas de Cues, Paris 2001.6 C a lv in «reprend les thèm es augustiniens su r la double p rédestina­

tion, les élus m anifestant la m iséricorde gratu ite de Dieu e t les réprouvés tém oignant de la réalité de sa colère vengeresse contre le péché» (A. Dum as, art. Prédestination, dans YEncyclopaedia Universalis).

Page 5: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE SPIRITUELLE 121

3e phase: Critique de l'É glise et avènem ent de la p er­sonn e

La réform e p ro testan te est l'un des nom breux m ouvem ents qui p renn en t naissance au 15e siècle avec une volonté com m u­ne de réfo rm er l’Église. La crise du 14e siècle m et en cause une Église qui sauve les apparences p ar des rites, m ais qui ne ch an ­ge pas le cœ ur de l’hom m e.

Deux courants vont alors s'affronter, l’un, nous l’avons vu, naît du choc existentiel de la souffrance et de la m ort om n ip ré­sentes, qui se caractérise p ar le pessim ism e et n ’envisage qu 'un bonh eu r dans l’au-delà. L'autre s'appuie p rincipalem ent su r l’exemple em blém atique de saint François: le pauvre est le p ri­vilégié du Seigneur, une béatitude lui est prom ise p o u r ce m o n ­de-ci com m e dans l’autre: «Heureux les pauvres, le royaum e des cieux est à eux» (Le 6,20). Ce couran t veut donner un su p ­plém ent d’âm e à ce m onde en souffrance, en s 'appuyant su r un binôm e caractéristique: re tou rner à l’Évangile et à une p rière plus authentique. Érasm e s’en fait le fervent défenseur: Il suffi­ra p o u r s’en convaincre de citer YEnquiridion Militis Christiani. Au chapitre deuxième, É rasm e décrit «les arm es nécessaires pou r la cavalerie et la guerre chrétienne» et observe: «Ces deux arm es principales dont je parle, sont l'oraison et la science de la loi et de la parole de Dieu»7.

Ce binôm e sera in terp rété de m ultiples m anières, tan tô t su r un plan intellectuel en éd itan t les textes originaux de l'É cri­tu re et en les tradu isan t dans la langue du peuple, tan tô t en app ren an t à actualiser l’Évangile dans la vie du chrétien. Un nouveau débat su r la p rière voit le jour: com m ent p rier de façon p lus au th en tiq u e p o u r que le cœ u r de l'ho m m e se convertisse?

C’est ainsi que voit le jo u r en Espagne l'édition critique de La Biblia Sacra polyglota, œ uvre adm irable d’exégèse biblique. Les versions hébraïque, grecque, chaldéenne avec une trad u c ­

7 La version espagnole tradu it ainsi: «Estas dos arm as principales que digo, son la oración y la ciencia de la ley y palabra de Dios». E rasm o, El Enquiridion o M anual del Caballero Cristiano, fac-similé de l’édition d’Alcalá (vers 1526), M adrid 1971, p. 127. L'Enchiridion au ra plus d’im ­pact en Espagne que Y Éloge de la folie.

Page 6: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

122 MARIE-JOSEPH HUGUENIN

tion latine littérale de celles-ci et la Vulgate sont éditées en colonnes parallèles, et constituent six volum es don t le dern ier con tien t un dictionnaire hébreu-latin8.

Q uant aux franciscains espagnols, ils se font les in itia teu rs de la p rière de recueillem ent, qui dispose le p rian t à l’action de l’E sprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a po u r bu t d 'actualiser l'Évangile p a r la m éditation prian te, va les am ener à p roposer une p rière plus personnelle et affective avec le C hrist et à créer une m éthode d’oraison, qui se situe dans la m ouvance de la Devotio moderna. Leur engagem ent m ission­naire ren co n trera u n im m ense succès dans tous les m ilieux sociaux de la Péninsule9.

Les couran ts de réform e s’en p rennen t au m al fondam en­tal: la personne n 'est pas v raim ent évangélisée. Le re to u r à l'Évangile veut conduire le chrétien à une re lation personnelle avec le Christ. Il s’agit ensuite d’hum an iser le m onde p a r l’h u ­m anism e chrétien fondé sur la m iséricorde du Christ, son am o ur po u r l’hom m e dans sa condition terrestre. N om bre de dom inicains s'engageront su r ce terra in et, parm i eux, en Ita ­lie, Savonarole. Dans leur sillage com m e dans celui des fran ­ciscains spirituels, Thérèse d’Avila est un exemple ém inen t tan t p a r son génie personnel que p ar les sources m ultiples de son in sp ira tio n10. Sa synthèse du Château Intérieur m et en lum ière de façon singulière la «grande dignité et beauté» de la person­ne et sa vocation à la com m union11.

C’est dans ce contexte extrêm em ent stim ulan t su r le p lan intellectuel et spirituel que vivra Jean de la Croix. N ous envisa­gerons, su r ce fondem ent, son parcours personnel, riche d 'en­seignem ents.

8 Éditée à Alcalá de H enares de 1514 à 1517.9 Cf. Santa Teresa y los m ovim ientos espirituales de su tiem po, dans

Alvarez T., Estudios teresianos, Burgos 1995, t. 1, pp. 405-446.10 Voir notre étude su r les sources écrites et orales de sain te Thérèse

d ’Avila, dans L'expérience de la miséricorde divine chez Thérèse d'Avila (Études d’É thiques Chrétiennes n° 38), Fribourg - Paris 19932, pp. 51- 110; et aussi, Místicos franciscanos españoles (BAC 38, 44 et 46), M adrid 1948-1949.

11 Le Château Intérieur 1,1,1.

Page 7: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE SPIRITUELLE 123

4e phase: L’époqu e m oderneElle se caractérise p a r la m ontée en puissance d’une Église

centralisée, accom pagnée de l’ém ergence des nations eu ro ­péennes. Le conflit ne va pas ta rder à éclater. En pro tégean t Luther, les princes allem ands trouveront en lui une justifica­tion théologique pour se séparer de l'em prise de Rome. Le roi d ’Angleterre se fait l’in terp rète audacieux de la foi p ou r ses sujets et s 'em pare ainsi du pouvoir spirituel. La révolution française, la plus violente et la plus radicale, séparera les deux pouvoirs tem porel et spirituel et sera à l'origine de l'É ta t laïc. La France instaure une cloison plus ou m oins étanche entre l’idéologie politique et la foi, en tre la société et l’Église. Plus précisém ent, elle va séculariser certains aspects de la pensée m orale de l'Église, tou t en se séparan t d'elle. En Europe, l’u n i­té de la foi est brisée. E. K ant en apportera une justification philosophique en déclarant l’intelligence incapable d’a tte indre un universel objectif (au trem ent que sous la form e d’un postu ­lat de la ra ison pratique). L’hom m e se centre su r sa subjectivi­té et ouvre la voie à l’individualism e. La foi devient une réalité privée et subjective, sans possibilité d'objectivité ni d 'un iversa­lisation.

5e phase: La soc ié té «transm oderne»Ce nouveau développem ent de la pensée occidentale éclate

en 1968, p a r l’ém ergence au p rem ier p lan de l’irra tionnel et de l'ém otionnel. Le fam eux graffiti parisien «il est in terd it d ’in te r­dire» consacre l'échec de la société m oderne vouée à s’enfer­m er dans le ra tionalism e et le subjectivism e. Le discours uni- versaliste de l’Église est de m oins en m oins com préhensib le dans une société sans perspective m étaphysique. Si la psycho­logie est ré in terp rétée à p artir de la vision positiviste et athée de Freud, le religieux refait surface, sans philosophie capable de le rationaliser. Privé de vision, le m onde s'organise en fonc­tion d 'une conception économ iste et creuse le fossé en tre les riches et les pauvres. Une société basée su r la concurrence et le profit tend à m arg inaliser un nom bre cro issan t de personnes.

Page 8: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

124 MARIE-JOSEPH HUGUENIN

6e phase: La n écessité de trouver un universel partagéLa tragédie du 11 septem bre 2001 m et au g rand jo u r la

réalité de la crise m ondiale. Le terro rism e à coloration reli­g ieuse est une c ritiq ue rad ica le e t n ih ilis te de la société contem poraine. L'Islam, qui a canonisé u n m ode de vie - dans la C haria - , est confronté au développem ent économ ique et sa m ondialisation, qui éloignent le m onde d ’une société trad itio n ­nelle statique. La confrontation a pris une telle proportion , qu’elle oblige l’O ccident à s’engager p ou r u n développem ent intégral des peuples. P ar les m oyens de com m unication , le m onde est devenu u n village. Le repli d’une société su r elle- m êm e n ’est plus possible. L 'interdépendance est devenue telle qu'elle postule la nécessité d’un ordre universel, fondé su r les droits de l’hom m e et la dém ocratie. «Le développem ent, écri­vait p ro ph é tiq uem en t Paul VI, est le nouveau n om de la paix»12.

7e phase: D ém ocratie et liberté relig ieuse. Le ferm ent du C hristianism e

L'interdépendance de la m ondialisation devrait perm ettre aux attentes hum aines les plus légitim es de s'exprimer. L'aspi­ra tio n aux droits de l’hom m e se fera de plus en plus forte. La dém ocratie gagnant du terrain , ouvrant la porte à la liberté religieuse, le christianism e p ou rra progressivem ent rep rendre une grande im portance dans la construction de la com m u nau­té internationale, parce qu'il app ara îtra com m e une sp irituali­té adaptée, pertinente, p our répondre au défi m ondial. D 'au­tan t plus qu'il s’insère parfaitem ent dans un m onde pluri-cul- turel, qu ’il tend à libérer et purifier ce qu'il y a de plus p ro m et­teu r dans les cultures.

12 Populorum progressio, Rom e 1967, n° 76. Dans ce m êm e num éro, il explique: «Les disparités économ iques, sociales et culturelles trop grandes entre les peuples provoquent tensions et discordes, et m etten t la paix en péril». Même si l'Encyclique m et l'accent su r le développem ent économ ique, elle n 'ignore pas «les disparités culturelles».

Page 9: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE SPIRITUELLE 125

Dans sa Lettre apostolique Orientale lum en, Jean-Paul II écrit ces paroles significatives: «À une époque où le d ro it de chaque peuple à s’exprim er selon son patrim oine de culture et de pensée est reconnu com m e toujours plus fondam ental, l’ex­périence de chacune des Églises d’O rient se présente à nous com m e un exemple de réussite d ’incu ltu ration digne d ’intérêt. N ous apprenons de ce m odèle que si nous voulons éviter la réapparition de particularism es et de nationalism es exacerbés, nous devons com prendre que l’annonce de l’Évangile doit être en m êm e tem ps profondém ent enracinée dans la spécificité des cultures et ouverte à la convergence dans une universalité qui est un échange visant à l’enrichissem ent com m un»13.

La force intrinsèque de l’Évangile est une force de libéra­tion, de vérité su r l’hom m e et de liberté. Le binôm e ind issocia­ble m is en lum ière p a r le Christ — am o ur de Dieu et am o u r de l’hom m e — est à m êm e d’hum an iser les asp irations religieuses du cœ ur hum ain.

Le christianism e ne sera plus une puissance politique com ­me à l’époque de la Chrétienté, m ais une spiritualité capable de régénérer le m onde com m e le levain dans la pâte (cf. Le 13,20-21). L’opportun ité de la m ondialisation est de forcer les peuples à la paix et à la justice p ou r pouvoir coexister. L’im pul­sion donnée p ar Jean-Paul II p our que les religions soient un facteur de paix est à m êm e de donner au christianism e une nouvelle reconnaissance su r le plan m ondial14.

C’est dans cette perspective que nous pouvons nous in te r­roger su r l’héritage spirituel que nous a légué sain t Jean de la Croix. Son enseignem ent a, depuis longtem ps, dépassé les frontières confessionnelles. Son expérience et son enseigne­m ent apparaissent com m e une vérité fondam entale su r la des­tinée hum aine, sa vocation. Il est un m aître spirituel reconnu, qui propose un itinéraire capable de libérer les asp irations les plus hautes, les plus profondes du cœ ur hum ain . Nous allons m ain tenan t exam iner de près les circonstances h istoriques qui on t éveillé une telle expérience spirituelle chez Jean de la Croix et com m ent lui-m êm e en a tiré parti. Il s’agira ensuite d’en

13 n° 7, Rome 1995.14 Cf. R encontres interreligieuses d'Assise 1986 et 2002.

Page 10: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

126 MARIE-JOSEPH HUGUENIN

d éd u ire les conséquences p ra tiq u es p o u r le m o n de d ’a u ­jo u rd ’hui.

Les circonstan ces h istoriques de la vie de Jean de la Croix

La grande peste de 1349 a été ressentie en Europe com m e l’échec d ’une société s'appuyant sur des rites collectifs. Le péché perçu com m e la cause de la maladie, de la souffrance et de la m ort, est om niprésent, m algré d 'innom brables rituels collectifs célébrés p our les conjurer. Cet échec, pensons-nous, est la raison pour laquelle la spiritualité va s’approfondir p our com battre le péché précisém ent là où il prend naissance: dans le cœ ur de l'hom m e. Le Christ lui-m êm e est le prem ier à opposer les rites à la vie intérieure. Jésus harangue les pharisiens prom oteurs d 'une religion basée su r le ritualism e. Voici le fondem ent bibli­que qui aura une grande répercussion à cette époque:

«Hypocrites! Isaïe a bien prophétisé de vous, quand il a dit: «Ce peuple m 'honore des lèvres, m ais leur cœ ur est loin de moi. Vain est le culte qu'ils m e rendent: les doctrines qu'ils enseignent ne sont que préceptes hum ains.» (...) Du cœur, en effet, p rocèdent m auvais desseins, m eurtres, adultères, débau­ches, vols, faux tém oignages, diffam ations. Voilà les choses qui souillent l’hom m e; m ais m anger sans s’être lavé les m ains, cela ne souille pas l’hom m e»15.

Jean de la Croix est un tém oin caractéristique de cette p ri­se de conscience. Tout son enseignem ent est fondé su r la conversion du cœur. La contem plation est conçue com m e l’ou ­verture m axim ale à l’action de l’E sprit Saint. C'est Lui et Lui seul qui est capable, p a r la grâce créée, de transfo rm er le cœ ur hum ain , m oyennant les vertus théologales infuses. Sa doctrine consiste à d isposer la personne à l'em prise de Dieu.

Lorsque Jean naît en 1542, les m ouvem ents de réform es sont déjà bien im plantés en Castille. Il voit le jo u r dans une

15 Mt 15,7-9.19-20; Is 29,13. La sentence d’Isaïe est reprise p a r Jean de la Croix dans le contexte caractéristique des fêtes religieuses, dans une in ten tion de réform e (La Montée du M ont Carmel 3,38,3; voir to u t le chapitre).

Page 11: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE SPIRITUELLE 127

fam ille pauvre et la m ort du père, lorsque Jean a tro is ans, plonge la petite famille dans la précarité. Un oncle v iendra en aide à la petite famille, puis, à 9 ans, il est adm is dans une ins­titu tion de b ienfaisance p ou r les enfants pauvres, le Collège de la Doctrine. Il y reçoit une éducation chrétienne qui vient com ­pléter celle reçue de sa m ère, pleine de foi. À l'âge de dix-sept ans, en ra ison de ses capacités rem arquées, il est in tro d u it au Collège des jésuites à M edina del Campo, g rand centre com ­m ercial où sa m ère avait trouvé du travail. Il y étudie la litté ra ­ture latine, la rhétorique, des élém ents de philosophie. Il y rési­de jusqu 'à son entrée dans l'Ordre du Carmel, dans la m êm e cité, à l’âge de vingt et un ans.

Depuis une tren taine d ’années et de m anière de plus en plus convaincantes, la recherche h istorique tend à d ém ontrer l’ascendance juive de son p ère16. Cela perm et de com prendre d 'au tan t m ieux pourquoi Jean de la Croix en tre ra dans l’O rdre du Carm el dont les origines h istoriques se trouvent en Terre S ain te17 et, surtou t, pourquoi il cite beaucoup plus l’Ancien que le Nouveau Testam ent dans ses oeuvres. Sa connaissance exceptionnelle de la Bible, l’usage tou t aussi rem arquab le de l'exégèse origénienne (en partie d ’origine ju ive18) lui p erm ettra une m agnifique défense de l'Ancien Testam ent m is au profit de la révélation chrétienne. Com m e tan t d ’au tres issus de fam illes juives converties19, il s'engagera avec ferveur et com pétence parm i les couran ts réfo rm ateurs p rônan t le re to u r à l’Évangile.

16 On trouve un bon résum é de ces recherches dans D. Chicharro, San Juan de la Cruz en el ám bito judeo-converso giennense (sobre el proceso apostólico de 1617), dans Actas del Congreso sanjuanista, t. 2, Salam anque 1993, pp. 407-416. On trouve égalem ent toute une série d’articles su r le sujet, spécialem ent de J. Góm ez-M enor Fuentes et T. Egi- do, dans M. D. Sánchez, San Juan de la Cruz, Bibliografía sistemática, M adrid 2000, pp. 174-177.

17 C’est le seul Ordre religieux occidental qui fonde sa sp iritualité su r un m odèle de l’Ancien Testament, le prophète Élie.

18 Philon et l’exégèse rabbinique; cf. de Lubac H., Histoire et Esprit. L’intelligence de l ’Écriture d ’après Origène, Paris 1950.

19 Les fameux «judeo-conversos», ces juifs con train ts d’em brasser la foi chrétienne, dès 1492, ou de qu itter le royaum e d’Espagne. Thérèse d’Avila est issue d'une de ces familles, com m e Vitoria, Luis de León et tan t d’autres.

Page 12: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

128 MARIE-JOSEPH HUGUENIN

La rencon tre avec Thérèse de Jésus en 1567, l'année de son o rd ination presbytérale, va lui perm ettre de s’engager concrè­tem ent dans la voie de la con tem plation et de la vie évangéli­que. La trad ition carm élitaine ré in terp rétée offrira le lieu p ro ­videntiel de la réform e thérésienne. Un livre du 14e siècle (a ttribué au carm e catalan Philippe Ribot), L’Institu tion des premiers moines, é tait reçu dans l'O rdre com m e l'in terp ré ta ­tion la plus autorisée de la Règle et de la trad ition carm élita i­ne. On y trouve la vocation propre du Carm el définie en term es très explicites: «Dans cette vie, nous d istinguons une double fin: l'une que nous atteignons p a r no tre labeur et l’exercice des vertus avec l’aide de la grâce divine: offrir à Dieu un cœ ur sain t et p u r de tou te souillure actuelle de péché; nous y parvenons lorsque nous som m es parfaits (...) c’est-à-dire cachés dans cet­te charité dont le Sage dit: ‘La charité couvre tous les péchés' (P r 10,12). L’au tre fin de cette vie nous est proposée en vertu d 'un p u r don de Dieu; elle consiste à goûter d ’une certaine m anière en notre cœur, à expérim enter dans no tre esprit, la force de la divine présence et la douceur de la gloire d 'en haut, non seulem ent après la m ort, m ais m êm e en cette vie m ortel­le»20. Le B. Titus B randsm a o. carm . a écrit à ju s te titre: «Jamais, dans aucun Ordre, (un tel) livre fourn issan t une n o r­m e de vie et déclarant la fin vers laquelle doivent tendre ses m em bres, n ’a énoncé de façon aussi form elle la vocation à la vie m ystique»21. Pourtan t, l'O rdre du Carm el é tait partagé dans la perception de sa vocation et ce sont les couran ts con tem po­ra ins qui vont o rien ter Thérèse dans cette option po u r la vie m ystique22.

Ce sont su rtou t les franciscains espagnols, qui vont p ro d u i­re une véritable éclosion m ystique en Espagne p a r la découver­te de l’oraison de recueillem ent. Thérèse d'Avila et Jean de la Croix apparaissent com m e les héritiers les plus ém inents de couran ts m ystiques et réform ateurs, qui pénètren t alors en Castille. Mais rem arquons aussi que Jean se m et à écrire à la

20 L'Institution des premiers moines, ch. 2, dans François de sainte Marie, Les plus vieux textes du Carmel, Paris 1962, pp. 111-112.

21 Art. Carmes, dans DS (1953) col. 160.22 Voir notre étude dans L’expérience de la miséricorde divine chez

Thérèse d ’Avila, o. c., pp. 92-95.

Page 13: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE SPIRITUELLE 1 2 9

fin de sa vie, après le Concile de Trente23. Il bénéficie de sa riche expérience, partagée no tam m ent avec d 'ém inentes ca r­m élites24 et d 'un contexte particulier: les axes de la pensée de son œ uvre réponden t de façon particu lièrem ent pertinen te à la pensée de Luther. Pourtant, nulle référence au p ro testan tism e dans les œ uvres de Jean, m ais une réponse appropriée et insp i­rée aux problèm es de son tem ps. L uther est tém oin de son épo­que, spécialem ent de l'angoisse de son tem ps. Jean de la Croix est confronté à la m êm e réalité historique. Mais à chacune des réponses de Luther, Jean en apporte une autre. Face à l’expé­rience intérieure, face au péché, face à la justification , face à l’anthropologie, L uther et Jean ont leur réponse. E xam inons celles de Jean de la Croix, en relation à celles de Luther.

L’expérience intérieure chez L uther est tragique. Elle se caractérise p a r l'expérience du péché qui rend l’hom m e inca­pable d ’accom plir le bien, si ce n 'est p a r l’action de l'E sprit qui le visite sans le transform er25. L’hom m e reste foncièrem ent pécheur. En cette vie, une ru p tu re radicale entre l'hom m e et Dieu a été consom m ée dans le péché des origines. La justifica­tion est l’objet de la foi en cette vie, car elle s 'accom plira au Jo u r du Jugem ent. Cette vision est typiquem ent médiévale: la souffrance et la m o rt om nip résen tes p ou ssa ien t u n g rand nom bre à n ’envisager de Salut que dans l'au-delà. L u ther le réservera pou r la fin des tem ps. C’est ainsi qu'il résou t la ques­tion qui h an ta it la m entalité du M oyen Âge26.

23 Les sessions du Concile se sont étalées de 1545 à 1563. Jean com ­m ence à écrire ses œuvres m ajeures en 1579.

24 D’abord, bien sûr, avec Thérèse, qui rédigea le Château Intérieur lorsque Jean était son confesseur à l’Incarnation , m ais aussi avec d 'au ­tres carm élites, dont Anne de Jésus et celles d ’Andalousie. Mais les laïcs n’étaient pas en reste, com m e son frère Francisco ou Ana de Penalosa, à qui il dédia La Vive Flamme d ’Amour.

25 «Face à ses divers adversaires, L uther souligne l’em pire to tal du péché su r l’homme», écrivent M artin Brecht et Pierre Bühler, article L uther M, dans YEncyclopcedia Universalis; cf. G. Ebeling, Luther : intro­duction à une réflexion théologique (trad. de l’allem and p a r A. Rigo et P. Bühler), Genève 1983.

26 «L’hom m e est juste en dehors de lui-même, dans le jugem ent de Dieu, m ais pécheur en réalité» (idem).

Page 14: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

130 MARIE-JOSEPH HUGUENIN

Tout au contraire, Jean de la Croix fait l’expérience de la «blessure d’am our»27. Jean a fait l’expérience in térieure de la m iséricorde et de l’am our divins. Jean se sait aim é de Dieu et transform é p ar sa m iséricorde: «Les yeux de l’Époux signifient ici sa m iséricordieuse Divinité; celle-ci, s 'inclinan t vers lam e avec m iséricorde, infuse et im prim e en elle son am o ur et sa grâce, l'em bellit et l’élève au po in t de la rend re partic ipan te de la Divinité elle-m êm e (cf. 2 P 1,4)»28. La m iséricorde divine est opérante, elle le transform e de grâce en grâce p o u r l’é tab lir dans une com m union parfaite, celle du mariage spirituel.

Jean a pou rtan t connu une expérience sim ilaire à celle de Luther: la nu it obscure. Il s'est senti to ta lem en t indigne de Dieu et com m e rejeté p a r lui, incapable de se relever de sa misère: «En vérité, lorsque la con tem plation purificatrice l’op­presse, l’âm e perçoit très vivem ent l’om bre et les gém issem ents de la m ort avec les douleurs de l’enfer. Cela consiste, pou r elle, à se croire privée de Dieu, châtiée, rejetée, indigne de lui, et à se figurer que Dieu est irrité contre elle: voilà to u t ce qu'elle ressen t et, qui plus est, il lui sem ble que c'est p o u r tou jours»29. La lum ière divine a mis à nu son péché et son incapacité30. Cependant, dans cette descente aux enfers31, il a fait l’expérien­ce de la m iséricorde divine, qui n 'a pas a ttendu p o u r lui don­n er une vie nouvelle32, p a r une transform ation substantielle de

27 Cf. Le Cantique Spirituel 1,2.28 Le Cantique Spirituel B 32,4.29 La N uit Obscure 2,6,2. Notons que L uther et Jean ont lu les m ysti­

ques rhénans, au m oins Tauler. En plus d’une expérience spirituelle sim i­laire, il y a ainsi, indirectem ent, des points de contacts.

30 «Qui pourra se libérer de ses pauvres m anières et de ses pauvres lim ites, si Toi-même ne l'élèves à Toi en pureté d’amour, m on Dieu? Com­m ent s’élèvera jusqu 'à Toi l'hom m e engendré et créé dans la bassesse, si Toi-même ne l'élèves, Seigneur, de Ta m ain qui Ta fait?» (Prière de l'âme embrasée d'amour, Dichos de luz y am or 26. N um érotation selon l’édition critique de J. V. Rodriguez et F. Ruiz, Obras Complétas, M adrid 19883).

31 «Car ceux-là sont de ceux qui descendent véritablem ent tou t vifs en enfer, e t se purifient ici de la m êm e m anière que là » {La N u it Obscu­re 2,6,6).

32 «Tu ne m ’ôteras pas, m on Dieu, ce qu’une fois Tu m ’as donné en ton Fils unique Jésus-Christ. En Lui, Tu m ’as donné to u t ce que je désire (cf Rm 8,32). C'est pourquoi je m e réjouirai de ce que Tu ne tarderas plus, si, moi, j’attends. Pourquoi tardes-tu? pourquoi diffères-tu? vu que

Page 15: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE SPIRITUELLE 131

son être: «L’âm e doit savoir que le désir de Dieu en tou tes les grâces qu’il lui fait (...) est de la d isposer po u r (...) qu’elle m érite l’un ion avec Dieu et la transform ation substantielle en toutes ses puissances»33. Le Dieu Sauveur est le m êm e que le Dieu Créateur, il achève «la création nouvelle» (2 Co 5,17). Son Salut passe p ar une transform ation dans le Christ, p a r pure m iséricorde. L’hom m e n ’est certes pas justifié p ar ses ver­tus hum aines, m ais p ar les vertus théologales infuses, la foi, l’espérance et la charité.

Face à la problém atique de la foi défendue p a r Luther, le Concile de Trente, dans son Décret sur la justification, répond p ar la connexion des trois vertus théologales: «Bien que p er­sonne ne puisse être juste que si les m érites de la Passion de n o tre S eigneur Jésus-C hrist lu i so n t com m u niqués, c’est cependan t ce qui se fait dans la justification de l’impie, alors que, p a r le m érite de cette très sainte Passion, la charité de Dieu est répandue p ar l’E sprit Saint dans les cœ urs (cf. Rm 5,5) de ceux qui sont justifiés et hab ite en eux. Aussi, avec la rém ission des péchés, l’hom m e reçoit-il dans la justification m êm e p ar Jésus-Christ, en qui il est inséré, tous les dons su i­vants infus en m êm e tem ps: la foi, l’espérance et la charité. Car la foi à laquelle ne se joignent ni l’espérance ni la charité n ’u n it pas parfaitem ent au Christ et ne rend pas m em bre vivant de son corps.» {Denzinger, n° 1530-1531)

Jean de la Croix de la Croix se situe exactem ent dans cette perspective, puisqu'il envisage la conversion de l’hom m e p ar les tro is vertus théologales. Il le fait d ’une façon systém atique dans La Montée du M ont Caimel. Lorsque Thérèse d'Avila et Jean de la Croix tém oignent de l’un ion à Dieu en cette vie et défendent la théologie des Pères, en affirm ant la possibilité du mariage spirituel34, de la parfaite com m union de vie et d’am our entre l’âm e et Dieu dans l’E sprit Saint, ils tém oignent aussi contre l'extrincésism e de Luther.

tu peux dès ce m om ent aim er Dieu en ton cœur?» (Prière de l ’âme embra­sée d'amour, suite).

33 La Vive Flamme d ’Am our B 3,28.34 Depuis Origène, cf. P. Adnès, art. M ariage spirituel, dans DS 10

(1977) 391.

Page 16: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

132 MARIE-JOSEPH HUGUENIN

L uther et Jean se fondent su r l’É critu re p o u r défendre leur thèse. Le p rem ier récuse l’exégèse des Pères fondée su r les qua­tre sens de l’É critu re et largem ent adoptée au M oyen Âge35. Il s’en tien t au sens littéral p our fonder sa théologie et son appli­cation dans la vie m orale36. Jean de la Croix abonde dans le sens de l’exégèse traditionnelle, qui donne place à l'im agina­tion sans céder à la rigueur ra tionnelle de l'argum entation . C'est l’analyse des genres littéraires qui perm et au lec teur con tem porain de saisir la pensée de l'écrivain, qui fait appel au tan t à son insp iration m ystique, qu’à son argum en tation théologique com m e à son génie littéraire et poétique. La Bible est p o u r lui la référence fondam entale, lue com m e elle l’a été dans la trad ition de l’Église37. On est encore loin de l’exégèse historico-critique, m ais celle-ci, qui va être à l'origine d 'un renouveau biblique et théologique sans précédent au 20e siè­cle, n ’exclut pas l’exégèse traditionnelle, parfo is très proche, dans sa m éthode, des écrivains bibliques eux-m êm es. Les p ro ­tagonistes de la Bible tissen t une typologie où le chrétien découvre qu'il est appelé à vivre avec Dieu une re lation intim e et personnelle, à m êm e de le transform er et de l’u n ir à Dieu dans une vie nouvelle, évangélique.

La personne, lieu de la grâceLa problém atique de la réform e de l’Église a m is en évi­

dence, parm i les spirituels, qu'elle ne consistait pas essentielle­m ent dans des adaptations structurelles ou des nouvelles for­m es d 'observance ou de rites, m ais bien dans la conversion du cœur. Le génie de Jean de la Croix va perm ettre l’ém ergence d ’une sp iritualité qui s'appuie su r l'engagem ent de Dieu dans

35 C f. H . d e L u b a c , Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, 4 vol. Paris 1959-1964.

36 Cf. M a r t in B r e c h t e t P ie r r e B ü h l e r , dans o . c .37 Notons cependant, qu’à p artir du chapitre 28 du 2e livre de La

Montée du M ont Carmel, Jean de la Croix ne citera plus la Bible en latin, m ais directem ent en castillan. C'est d’au tan t plus significatif, qu’il s’agit d 'un «traité» doctrinal (livre 2,17,1). Jean de la Croix se ra ttache aux cou­ran ts de réform e qui prom ouvaient la traduction de la Bible en langue vulgaire.

Page 17: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE SPIRITUELLE 133

l’h isto ire du salut. L 'Écriture app ara ît com m e la révélation d’u n Dieu qui p rend l'initiative d 'in tervenir dans la vie des p e r­sonnes concrètes.

Il est significatif que le p rem ier écrit doctrinal de Jean, le Cantique Spirituel (1579), com m ence p a r la «blessure d’am our». Ce n 'est pas le gouvernem ent de l’Église, qui app a­ra ît en prem ier, ni le m agistère, ni l'ascèse, ni la m orale, ni l'histoire hum aine... Ce n 'est pas une critique de l’Église com ­m e dans la perspective de L uther (ses 95 thèses). C’est Dieu qui p rend l'initiative de blesser le cœ ur de l'hom m e. «À p a rt les m ultiples visites que Dieu fait à l’âme, la b lessan t et la fa isant cro ître en am our, il a coutum e de lui faire éprouver certaines touches enflam m ées d’am our qui la blessent et la transpercen t com m e des flèches de feu, la la issan t cau térisée d 'un feu d’am our»38. L’âm e va dès lors aller à la recherche de son Époux divin avec une telle a rd eu r qu’elle est prête à tou t qu itte r p o u r le trouver. «Je sortis à ta poursu ite ... Il faut savoir que cette so r­tie peu t s'en tendre de deux façons: l'une, p a r la sortie de tou tes choses, faisant peu de cas d’elles et les rejetant; l’autre, p a r la sortie de soi-m êm e, sans préoccupation en oubli de soi»39.

N otons que nous som m es bien loin du psychologism e dans lequel on a voulu enferm er sainte Thérèse d ’Avila et sain t Jean de la Croix. L’anthropologie du Château Intérieur, com m e celle de Jean sont centrées su r Dieu. «Le centre de l’âm e, c’est Dieu», écrira-t-il, com paran t l’âm e a un objet a ttiré p a r son centre de gravité40. Le recueillem ent infus est la plus rad icale sortie de soi, p ou r s’étab lir en Dieu dans la lum ière et l’am our de l’Esprit. Lorsque l’âm e a été touchée p ar Dieu, la question qu’elle se pose est de savoir où le trouver: «Où t ’es-tu caché, Bien-Aim é? [...] P our savoir trouver cet Époux (au tan t qu'il se peut en cette vie), il faut rem arquer que le Verbe, un i au Père et à l’E sprit Saint, dem eure, en son essence, caché dans le centre intim e de l’âme. C'est pourquoi il convient que l'âm e qui do it le trouver p a r l'union d'am our, sorte et se cache de tou tes choses créées, selon la volonté, et qu'elle entre en elle-m êm e dans le

38 Cantique Spirituel A 1,9.39 Cantique Spirituel A 1,11.40 Cf. La Vive Flamme d ’Am our B 1,9-12.

Page 18: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

134 MARIE-JOSEPH HUGUENIN

plus grand recueillem ent, s’en tre tenan t affectueusem ent avec Dieu, dans u n échange d’am our»41.

D ans ce p rem ier ch ap itre du Cantique Spirituel, nous découvrons tro is sources doctrinales significatives. P arm i les nom breuses citations bibliques, se détachen t les citations du Cantique des cantiques dont s’insp iren t les strophes du Canti­que Spirituel. Jean de la Croix se situe ainsi dans la perspective des Pères, qui ont unan im em ent in terp rété le cantique de Salo­m on com m e un écrit m ystique. Il cite égalem ent explicitem ent S. Augustin: «Saint Augustin d isait cela dans les Soliloques en s 'ad ressant à Dieu: «Je ne te trouvais pas au-dehors, Seigneur, parce que dehors je te cherchais mal, toi qui étais au-dedans». Il est donc caché dans l’âm e et c’est là que le vrai contem platif doit le chercher en disant: «Où t'es-tu caché?»» (id.) Q uant à la référence au «recueillement», elle m ontre que Jean se situe dans le cou ran t du «recogimiento» des franciscains spirituels espagnols. Cela signifie qu’il ne s’agit pas de com prendre Jean de la Croix com m e apparten an t à une p rétendue voie d 'in tério ­rité, m ais bien au couran t évangélique et m ystique qui cher­chait l'union à Dieu en vue d’une vie p leinem ent évangélique.

Dans la seconde rédaction du Cantico, Jean de la Croix m et au p rem ier plan, dans la présentation du premier couplet, le contexte h istorique dont nous avons parlé: «L’âm e, p renan t conscience de ce qu’elle doit faire, voit que brève est la vie (Jb 14, 5), étroit le sentier de la vie éternelle (Mt 7, 14), que le juste a bien du m al à se sauver (1 P 4, 18), que les choses du m onde sont vaines et trom peuses, que tou t a une fin et s ’épuise com m e l ’eau qui court (2 S 14, 14). Les tem ps sont incerta ins, les com ptes à rendre rigoureux; la perdition est très facile, le salut très difficile»42. Pourtan t, la perspective n ’est pas la m êm e que celle de Luther. Jean utilise l'em phase littéraire pou r engager le lecteur su r la voie de la conversion. E t le Cantico devient un chan t d ’am our triom phant, où le divin Epoux a blessé l’âm e de son am our pour la conduire ju squ ’à la com m union parfaite dans le m ariage spirituel.

À la base de l’enseignem ent de Jean, il y a donc u ne expé­rience spirituelle fondatrice. Dans son enfance, Jean de Yepes

41 Cantique Spirituel A 1,4.42 Cantique Spirituel B, P résentation du prem ier couplet § 1.

Page 19: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE SPIRITUELLE 135

a connu une extrêm e précarité, peut-être aussi en ra ison de ses origines juives. Il a fait l’expérience biblique fondam entale du désert, qui est le lieu de l’expérience de sa p ropre m isère, condition de l’expérience de la m iséricorde divine et de l’in itia ­tive gratu ite de l’am o ur divin (cf. Os 2,4-22). Une m iséricorde qui ne se contente pas de la com passion, m ais qui s’accom plit dans le relèvem ent, jusque dans la com m union avec Dieu: «Je te fiancerai à m oi dans la justice et dans le droit, dans la ten ­dresse et la m iséricorde; je te fiancerai à m oi dans la fidélité, et tu connaîtras Yahvé»43.

L’expérience particu lièrem ent riche de Jean va perm ettre d’éclairer d ’un jo u r nouveau le m ystère pascal. La N uit obscure n ’est rien d’autre, en définitive, qu’u n itinéraire sp irituel qui trouve son éclairage dans la nu it pascale. Com m e le Christ, passionné p a r son Dieu, le spirituel pénétrera dans une terrib le Passion, à travers laquelle il connaîtra une résu rrection sp iri­tuelle. N on seulem ent l’engagem ent du spirituel va l’identifier au Christ en Croix, m ais la lum ière divine s’in tensifian t dans la contem plation, il verra d’au tan t m ieux sa p ropre m isère. La «peine est causée en l’âm e p ar une au tre excellence de cette obscure contem plation, qui est sa m ajesté et sa g rand eur44; de laquelle n aît en l’âm e le sen tim ent d ’une au tre extrém ité qu’il y a en elle, à savoir une intim e pauvreté et m isère, qui est l’une des principales peines de cette purgation»45. M ais «après la m isère et la tourm ente, v iennent l’abondance et la sérénité»46. Jean de la Croix em prunte la typologie évangélique de Jonas p ou r résum er la traversée de la n u it obscure: «De m êm e que, si une bête l’ayant avalée, l’âm e se sentait digérée dans son ventre ténébreux — souffrant les m êm es angoisses que Jonas dans le ventre de cette bête m arine (Jon 2,1) -, car il fau t qu’elle soit dans ce tom beau de m ort obscure p ou r la résu rrec tion sp iri­tuelle qu’elle attend»47.

43 Os 2,21-22; cf. Ez 16; Ps 113/112,7-8; Le 15, etc.44 La m ajesté et la grandeur de la contem plation, c'est-à-dire de Dieu

contem plé.45 La N uit Obscure 2,6,4.46 La N uit Obscure 2,18,3.47 La N uit Obscure 2,6,1.

Page 20: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

136 MARIE-JOSEPH HUGUENIN

L'expérience m ystique de Jean de la Croix l'a convaincu d ’une in tention divine de créer une relation interpersonnelle entre Dieu et l'hom m e, à la fois im m édiate et intim e. Le Moyen Age, p a r sa ferveur, m ais aussi à cause de ses égarem ents, a conduit les spirituels et les théologiens à préciser la p roblém a­tique de la justification. La p ratique religieuse qui é ta it deve­nue un fait social caractérisan t la Chrétienté, ne signifiait pas po u r au tan t une conduite vraim ent évangélique. Une co n tra ­diction parfois patente entre la religiosité et le tém oignage de la vie, no tam m ent parm i les clercs, qui é ta ien t censés donner l'exemple, va générer le débat au to u r de la justification , entre la vie in térieure et les œuvres extérieures, entre la foi et les œuvres.

Jean de la Croix va donc cen trer son enseignem ent su r les vertus théologales, m ais d’une façon to talem ent novatrice. Il ne s’a ttarde pas à les définir et à les tra ite r objectivem ent, en elles-m êm es, com m e les tra ités classiques de théologie m orale. Il va m on trer com m ent les vertus théologales s’insèren t dans la vie de l’esprit, le transform ent et conduisent la personne entiè­re dans une vie nouvelle. Dans La Montée du M ont Carmel, il en tirera tou tes les conséquences: il m on trera que la personne ainsi transform ée va envisager la vie sociale et religieuse à p a r­tir de sa vie in térieure et s'engagera à les rendre plus évangéli­ques. Très concret, il va jusqu 'à concevoir une form e d 'art reli­gieux qui élève davantage l’esprit à Dieu:

«De là, v ien t (p o u r co m m en cer à tra ite r des o ra to ires) q u ’il y a des p erson nes in sa tiab les à en tasse r im ages su r im ages d an s leu r o ra to ire , p re n a n t p la is ir à les m e ttre en o rd re e t à les parer, afin que to u t so it b ien a rran g é e t pa ra isse b ien . E t elles n ’a im e n t pas D ieu d av an tag e en ce tte m a n iè re q u ’en l’a u tre , m a is p lu tô t m oins, vu que le g o û t q u e lle s m e tte n t en ces pe in tu re s, elles le re tire n t de la réa lité v ivante48 (com m e n o us avons d it). Je veux b ien que to u t l’o rnem en t, la p a ru re e t la révérence q u ’o n sa u ra it p o rte r aux im ages so ien t enco re fo rt peu (ce p o u r quoi on do it fo rt b lâm er ceux qui les g a rd en t avec p eu de décence e t de révé­rence, a in si que ceux qu i en fon t de si m al taillées qu 'elles ô te n t p lu tô t la dévotion q u e lle s ne la d o nn en t, e t p o u r ce tte ra ison , on

48 Que les images veulent représen ter (cf. 3,35,3).

Page 21: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE SPIRITUELLE 137

dev ra it em p êch er ce rta in s a rtisan s qu i en cet a r t so n t b o rn és et grossiers), n éan m oin s, qu ’est-ce que cela a à v o ir avec la p ro p rié ­té, l’a tta ch em en t e t l’ap p é tit que tu p o rtes à ces o rn em en ts et p a ru re s ex térieurs, q u an d ils te sa is issen t te llem en t le sens q u ’ils em p êch en t fo rt le cœ u r d’a lle r à Dieu, de l’a im er e t d ’o u b lie r to u ­tes choses p o u r l’am o u r de lui?»49

Le troisièm e livre de La Montée du M ont Carmel aborde systém atiquem ent tous les biens créés dont l’hom m e peu t user, pou r les o rdonner à la vie spirituelle. Tous les aspects de la vie sociale et religieuse sont ainsi abordés, de la fam ille à la po liti­que, du rap po rt avec les biens m atériels, de la vie économ ique, des hom m es et des fem m es entre eux et de leur rap po rt à la vie spirituelle, en p a rtan t des biens tem porels p ou r abo u tir aux biens spirituels. Jean de la Croix a le génie de m on trer com ­m ent tous les aspects de la vie hum aine dépendent de la vie sp irituelle50. Il invite ainsi le lecteur à s’engager p ou r une véri­table transform ation de la société, m ais en com m ençant p a r lui-m êm e, en transform ant son esprit p a r les vertus théologa­les.

La foi dans l’intelligence transform era sa vision du m onde, de Dieu et de soi-même. L’espérance dans la m ém oire lui don ­nera une identité nouvelle, portée p a r le dynam ism e de la p ré ­destination au bonh eu r céleste51. La charité dans la volonté lui donne accès à la com m union avec Dieu et entre les personnes hum aines. Ces deux com m unions croissent ensem ble. L’une n ’est pas possible sans l’autre . Une vie sociale harm onieuse n ’est pas concevable sans com m union avec Dieu. «Quand on aim e [le p rochain] de cette façon, c’est selon Dieu et avec g ran ­de liberté; que s’il y a de l’attachem ent, c’est encore avec un

49 La Montée du M ont Carmel 3,38,2. Le sain t consacre 9 chapitres à la problém atique des im ages, des lieux de culte, des cérém onies et des pèlerinages (3,35-44). Ces chapitres tém oignent de sa volonté de réfo r­m er la pratique religieuse de son temps.

50 Voir no tre article dans le précédent num éro de cette revue, Volon­té et charité chez saint Jean de la Croix. Cet article aborde systém atique­m ent l’analyse des biens créés traitée dans La Montée du M ont Carmel (3,18-45).

51 Voir no tre article, Mémoire et espérance chez Jean de la Croix et Thomas d ’Aquin, dans Teresianum 54/2 (2003) 391-422.

Page 22: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

138 MARIE-JOSEPH HUGUENIN

plus grand attachem ent à Dieu. Plus cet am o ur croît, plus celui de Dieu augm ente; et plus croît celui de Dieu, plus aussi celui du prochain . Parce que, ce qui est en Dieu, p rocède d’une m êm e raison et d ’une m êm e cause»52. En soulignant l’un ité de la charité, Jean de la Croix m et en évidence com bien est néces­saire l'un ion à Dieu pour tou te la vie hum aine.

Il serait donc erroné de réserver l’enseignem ent de Jean de la Croix aux cloîtres ou, plus encore, à une élite spirituelle. Il se situe au niveau d ’une anthropologie très concrète: l'hom m e ne peu t se soustraire à l'union à Dieu sans en p o rte r tou tes les conséquences dans la vie quotidienne. P our Jean, l'hom m e est un être de désir. Si le désir profond - le choix fondam ental - se détourne de Dieu, il sera p risonn ier de la convoitise et s 'enga­gera su r u n chem in de souffrance. «S'il fallait décrire les dom ­m ages qui em prisonnent l’âme, quand elle m et l’affection de la volonté en les biens tem porels, l'encre, le p ap ier et le tem ps nous m anqueraien t. Parce que les âm es peuvent, de petites choses, arriver à de grands m aux et perdre de grands biens: de m êm e que, d’une étincelle, si on ne l’éteint, de grands feux peu ­vent s’enflam m er qui em braseront le m onde. Tous ces dom m a­ges on t leur racine et origine en u n dom m age privatif principal qu’il y a en cette joie, qui est de se séparer de Dieu»53. Si Jean de la Croix écrit cela, c'est parce qu’il est m u p a r une grande com passion et qu'il connaît le chem in de la libération in tégra­le de l’hom m e.

On pou rra it objecter que Jean de la Croix m et la barre trop h au t en tra itan t de la contem plation. En réalité, Jean de la Croix s’adresse à tous, tou t en écrivant plus particu lièrem ent p o u r ceux qui sont touchés p a r la grâce54. Il adm et que le

52 La Montée du M ont Carmel 23,1. L’hum anism e de Jean de la Croix app ara ît clairem ent dans cette citation.

53 La Montée du M ont Carmel 3,19,1.54 «Mon principal dessein n'est pas de parler à tous, m ais seulem ent

à quelques personnes de no tre sainte religion de la Règle prim itive du M ont Carmel, tan t les Frères que les m oniales - lesquels m ’en on t requis - e t à qui Dieu fait la grâce de les m ettre sur le sentier de cette m ontagne; lesquels, é tan t déjà bien retirés des choses tem porelles de ce siècle, com ­prend ron t mieux cette doctrine de la nudité d'esprit» (La Montée, Prol. 9). Mais la m éthode de l’au teur va le conduire à universaliser son ensei­gnem ent, car il se situe au niveau d 'une anthropologie théologique.

Page 23: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE SPIRITUELLE 1 3 9

consacré a choisi une vie ordonnée à la vie spirituelle. M ais il sait, p a r expérience, que ce choix ne suffit pas et il n 'aborde p ra tiquem en t pas la vie religieuse en elle-même. Il centre son enseignem ent su r la vie théologale et élargit ainsi son propos à tou t chrétien. Cette c itation de saint Augustin, que Jean de la Croix a probab lem ent lue, adressée à une veuve, résum e bien sa pensée: c’est «dans la foi, l’espérance et l’amour, p a r la con ti­nuité du désir, que nous prions toujours»55. Jean de la Croix ne décrit pas une p ratique particulière, parce qu'il enseigne que la vie théologale est le vrai chem in de la prière. Elle est l'âm e de la p rière au then tique et la vie chrétienne dans son essence.

Du m êm e coup, Jean de la Croix situe la contem plation dans une perspective com plètem ent nouvelle. Elle est la consé­quence de la vie théologale et com m e une nécessité qu 'a l'hom ­m e de s’ouvrir à l’initiative divine pour se libérer du péché.

La radicalité de la dépendance à Dieu dans la vie m orale a été posée p a r l’expérience fondatrice de la blessure d’am o u r56. Mais, ensuite, c’est à l’hom m e de répondre à l’initiative divine. Sur ce poin t précis, Jean de la Croix évite parfa item en t l’écueil d ’une perspective pélagienne ou volontariste de l’ascèse chré­tienne. En effet, Jean de la Croix va s'appuyer un iquem en t su r les vertus théologales infuses po u r conduire l’hom m e dans une vie chrétienne tou jours plus cohérente. En vertu de sa liberté, il faut encore que l’hom m e entre en cohérence avec ces vertus, qu’il les accueille p leinem ent dans la visée de sa conscience. C'est p récisém ent l'objet de La Montée du M ont Carmel. La ch a ­rité est perçue com m e une op tion fondam en ta le à m êm e d’orien ter tou te la vie57. En fin psychologue, Jean affirm e que, puisque l’hom m e est un être de désir, il risque fort de tom ber dans le travers de la convoitise des biens sensibles. Il s’engage­ra donc, sous l’im pulsion de la charité, «à m ettre son appétit o rd inaire à im iter le Christ en tou te chose»58. M ais la volonté

55 S. Augustin, Lettre à Proba sur la prière (Lettre 133,18).56 Elle est située au début de l'itinéraire dans le Cantique Spirituel

(strophe 1).57 La Montée du M ont Carmel 3,16,1. Voir notre article Volonté et cha­

rité chez saint Jean de la Croix (o. c.).58 La Montée du M ont Carmel 1,13,3. Appétit est un term e de la sco-

lastique que l’on peu t tradu ire p ar désir.

Page 24: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

140 MARIE-JOSEPH HUGUENIN

ne sau ra it s 'o rienter sans que l'intelligence lui propose l’objet de son désir. C'est pourquoi, Jean insiste particu lièrem ent su r la foi p ou r éclairer et transform er l’intelligence. La foi est envi­sagée spécialem ent com m e une lum ière supérieure, intensifiée p a r l'am our, qui engendre la sagesse. La foi donne accès à la contem plation du Christ:

«Le Saint-Esprit illumine l’entendem ent recueilli et il l'illu­m ine selon son recueillem ent. E t parce que l’entendem ent ne peut trouver un plus grand recueillem ent qu'en la foi, le Saint- E sprit ne l’illum inera pas en autre chose davantage qu’en la foi. Parce que, plus l’âm e est pure et ém inente en la foi, plus elle a de charité de Dieu infuse, et plus elle a de charité, plus il l’éclaire et lui com m unique les dons du Saint-Esprit, parce que la charité est la cause et le moyen p ar où ils se com m uniquent à elle. (... Elle reçoit ainsi) toute la Sagesse de Dieu généralem ent, qui est le Fils de Dieu qui se com m unique à l’âm e dans la foi»59.

La foi donne accès à la lum ière divine. Si l'intelligence accueille la foi, elle sera à m êm e d’être élevée dans la con tem ­p lation infuse. Celle-ci éveille la volonté, car son objet est le Dieu d ’am our révélé en Jésus-Christ. La contem plation est un «regard d'am our» que l'intelligence et la volonté posent su r le Christ et la Trinité60. Ce regard exprim e bien l’accueil que ré a ­lise la contem plation. «La pure contem plation consiste à rece­voir», explique sim plem ent Jean de la Croix61. La n u it active ne signifie rien d 'au tre que l’engagem ent de la personne à se dis­poser à recevoir au m ieux le don de la vie divine que Dieu veut lui donner. Ce regard d 'am our répond au regard de Dieu posé su r sa créatu re et réalise une com m union dans l'Esprit, qui transform e l’âme: «7b me regardais, c’est-à-dire, avec l'a ttache­m en t de l’am our (car nous avons déjà d it que, p ou r Dieu, regarder, c’est aim er), tes yeux im prim aien t en m oi leu r grâce. Les «yeux» de l'Époux signifient ici sa Divinité m iséricordieu­se; celle-ci, s 'inclinant vers l’âm e avec m iséricorde, infuse et im prim e en elle son am o ur et sa grâce, l'em bellit et l’élève au po in t de la rendre partic ipan te de la Divinité elle-m êm e»62.

59 La Montée du M ont Carmel 2,29,6.60 La Vive Flamme d'Amour 3,33.61 La Vive Flamme d ’Am our 3,36.62 Le Cantique Spirituel B 32,2-4.

Page 25: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE SPIRITUELLE 1 4 1

Jean de la Croix tra ite avec perspicacité des biens m oraux, dans lesquels se joue tou t l’enjeu de la vie spirituelle63. En effet, la figure em blém atique qui se détache en toile de fond, c’est le pharisien de la parabo le64. La ten tation de l’orgueil guette le spirituel, car «on ne saura it se ré jou ir de ses œ uvres sans les estim er» (ib. 2).

L’hum anism e du sain t est ici bien perceptible: «Parlant hum ainem ent, parce que les vertus m ériten t d 'elles-m êm es d 'être aim ées et estim ées, l’hom m e peu t bien se ré jou ir de les avoir et de les pratiquer, tan t pour ce qu’elles sont en soi, que p ou r ce qu’elles apporten t de bien à l'hom m e hum ainem en t et tem porellem ent. Car, de cette façon et po u r cette raison, les philosophes, les sages et les anciens princes les on t estim ées, les on t louées et on t tâché de les avoir et de les p ra tiquer»65.

Jean de la Croix développe sa pensée en tro is chap itres successifs66, qui form ent com m e un triptyque: à gauche, on contem plerait les biens m oraux en eux-m êm es, qui sont fort grands, puisque, en écho avec la philosophie grecque (Aristo- te), «l'hom m e ne p eu t hum ainem en t rien posséder de m eilleur en cette vie» (ib. 3,27,2); à droite, on considérerait «les sept dom m ages» causés p a r l'usage égocentrique de ces biens: c'est le chapitre suivant, d’une coloration pessim iste, qui est équili­brée p a r le tableau de gauche. Enfin, au centre, on verrait «le sage» (ib. 3,29,2), qui m et au service du p rochain les biens m oraux qu’il possède: c'est le troisièm e chapitre (ib. 3,29). Les b iens m oraux apporten t avec eux u n grand équilibre psychi­que, s'ils sont m is au profit du prochain: ils engendrent «la paix», qui est le fru it de la justice, d ’u n ordre m oral, «la tra n ­quillité», car ils m aîtrisen t les passions, «l’usage dro it et o rdon ­né de la raison, et des opérations toutes d ’un g rand accord»

63 II les définit ainsi: «Nous com prenons p a r là les vertus et leurshabitus en tan t que m oraux; et aussi l’exercice de quelque vertu que cesoit, l’exercice des œuvres de m iséricorde, l'observation de la loi de Dieu, la politique et tou t exercice de bon naturel et de bonne inclination.» (La Montée du M ont Carmel 3,27,1)

64 Cf. Le 18,11-12; La Montée du M ont Carmel 3,28,2-3.65 La Montée du M ont Carmel 3,27,3.66 La Montée du M ont Carmel 3,27-29. Nous condensons ici no tre

étude su r les biens m oraux exposée dans Volonté et Charité chez Jean de la Croix, o. c.

Page 26: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

142 MARIE-JOSEPH HUGUENIN

(ib. 3,27,2). C’est l’harm onie, qui règne en l’hom m e civilisé, thèm e cher à la philosophie médiévale.

Après avoir loué la valeur in trinsèque des biens m oraux, Jean de la Croix dém asque le piège de la justification p ar les œ uvres (ib. 3,28). Il décèle sept dom m ages «très pernicieux, parce qu’ils sont spirituels» (ib. 3,28,1).

La problém atique des œuvres m orales est fort b ien résum ée au chapitre 27: «Le chrétien donc doit se réjouir, non de faire de bonnes œuvres ni de suivre les louables coutum es, m ais s'il les fait pour l'am our de Dieu seul, uniquem ent. Car plus elles sont faites pour servir Dieu seulement, plus elles m ériten t une plus grande récom pense de gloire. Mais aussi, plus on aura été m u p ar d’autres mobiles, plus aura-t-on de confusion devant Dieu. Donc, pour dresser la joie à Dieu en les biens m oraux, le chré­tien doit rem arquer que la valeur de ses bonnes œuvres, jeûnes, aum ônes, pénitences, etc., ne consiste pas tan t en la quantité et en la qualité, qu’en l’am our de Dieu avec lequel il les fait» (ib. 3,27,4-5). Ni la quantité, ni m êm e la qualité ne sont p rim ordia­les, car l'hom m e est justifié non en vertu de ses œuvres, mais seulem ent p ar la m iséricorde divine m anifestée en Jésus-Christ. La visée est l’am our de Dieu et du prochain, gratu item ent et hum blem ent. La quantité et la qualité des œuvres ne sont certes pas sacrifiées, bien au contraire, m ais elles sont motivées p ar l'am our et non p ar une secrète justification de soi.

Jean de la Croix m et en relief le caractère décisif de la p u ri­fication des biens m oraux p a r l’am our théologal. L’option fon­dam entale de la volonté s’exerce ici de façon déterm inante, q uan t à la rectitude m orale et sa visée, décisives su r le chem in de l’un ion à Dieu.

La solution de Jean de la Croix au problèm e de la justifica­tion est d’une grande beauté et limpidité. Il s'agit p ou r lui de dis­poser l'âm e à u n accueil actif. L'âme p ar elle-même ne peu t rien. Mais elle ne saurait pour au tan t rester séparée de Dieu. P ar sa liberté - car elle est à l'image de Dieu - et sous l'im pulsion de l’Esprit, l’âm e peut pratiquer un accueil actif, qui perm et à Dieu de réaliser une com m union, une alliance qui respecte pleine­m ent la liberté hum aine. Tout vient de Dieu, m ais faut-il encore que l'âm e veuille accueillir le don que Dieu veut lui faire67.

67 Nous rejoignons ainsi la prob lém atique johannique de l'évangile de la Sam aritaine: «Si tu savais le don de Dieu et qui est celui qui te dit:

Page 27: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE SPIRITUELLE 143La contem plation est aussi p our Jean de la Croix une écou­

te active, réalisan t ainsi p ra tiquem en t le grand com m ande­m ent (Dt 5,1) «Ecoute, Israël?»: «S'il arrive que de cette m an iè­re l’âm e se sente m ettre en silence et à l'écoute, elle doit oublier m êm e l’exercice de cette a tten tion am oureuse que j'ai dite, afin qu’elle dem eure libre pour ce qu'alors le Seigneur lui veut. Elle ne doit u ser de cette a tten tion am oureuse que quand elle ne se sent pas m ettre en solitude ou oisiveté intérieure, oubli ou écoute sp irituelle — lequel état, afin que vous puissiez le reconnaître , toutes les fois qu'il arrive, se fait avec une paisible tranquillité et un recueillem ent in térieur»68. L’âm e en tre p a r cette écoute in térieure dans le dialogue du salut. L’oraison, «qui n ’est rien d ’au tre qu 'une relation intim e d 'am itié»69, é ta ­blit le chrétien dans une alliance avec Dieu, si b ien représentée p ar M oïse au livre de l’Exode: dans la Tente de la R encontre, «Yahvé parla it à Moïse face à face, com m e un hom m e parle à son ami» (Ex 33,11).

L 'articulation des nuits actives et passives au cœ ur de l’en ­seignem ent de Jean de la Croix est donc parfa item en t cohéren ­te et résou t d’une façon p ratique le problèm e de la justifica­tion. C’est d ’abord Dieu qui intervient dans la vie de l'hom m e com m e Jésus auprès du paraly tique de B ethesda70. Il fau t ensuite que l’hom m e p ratique u n accueil actif du C hrist dans sa vie. P ratiquem ent, c'est p a r le libre exercice des vertus théo ­logales infuses. Celui-ci débouche sur la contem plation, qui constitue l’accueil actif p a r excellence de la grâce divine. En effet, la foi élève l'intelligence dans la contem plation de la lum ière divine participée. E t la charité, qui lui est in tim em ent liée p ar la connexion des vertus, enflam m e la volonté dans

"Donne-moi à boire", c’est toi qui l’aurais prié et il t'au ra it donnée de l’eau vive» (Jn 4,10).

68 La Vive Flamme d'Amour 3,35. «Recueillement» tradu it «absorbi- m iento»: l’âm e est absorbée dans une a ttention intérieure à Dieu.

69 Thérèse d’Avila, Vie 8,5.70 Cf. Jn 5,1-9. C’est la typologie employée p a r Thérèse d’Avila dans

les prem ières Dem eures, où Dieu, p ar l’initiative de sa m iséricorde, vient libérer l'hom m e de sa paralysie spirituelle (Le Château Intérieur 1,1,8). Jean de la Croix utilise, com m e nous l’avons vu, l’im age de la blessure d’amour.

Page 28: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

144 MARIE-JOSEPH HUGUENIN

l’am our de Dieu et du p rochain (cf. Rm 5,5). La n u it active signifie l’engagem ent de la personne dans l'app ropria tion des vertus théologales et la nu it passive m et en lum ière l’action de Dieu dans l'âm e, qui peut seule engendrer la vie divine dans le Christ. Dès lors, tous les obstacles qui em pêchaien t la com m u­nion avec Dieu sont écartés. Dieu se donne à l’âm e pou r qu'el­le se donne à lui dans le don de l’Esprit. E t le fru it de l’Esprit, c ’est l’agapè, le «mariage spirituel», la parfaite com m union avec Dieu71.

Le concept de «nuit obscure» intègre sim ultaném ent les notions de contem plation et de souffrance. Il perm et de récon­cilier la contem plation — au trem en t dit, p o u r Jean de la Croix, la sanctification la plus profonde - avec la condition hum aine, m arquée p ar les m ultiples aspects de la souffrance. Cette der­n ière peu t aller ju sq u ’à la Croix qu’il caractérise ainsi: se sen tir abandonné de Dieu, des hom m es et de sa p ropre vie physi­que72.

La n u it obscure est une nuit pascale: au cœ ur de la croix, se révèle la présence du Ressuscité. C’est p récisém ent au cœ ur de l’épreuve, des tribu lations et de l’expérience de la m isère sous toutes ses form es, que se réalise la rencon tre avec la m isé­ricorde divine. La condition hum aine ne m et pas Dieu en échec, elle attire, au contraire, la m iséricorde divine. Le pauvre est le privilégié du Seigneur. Mais celui-ci doit encore se dispo­ser à l’accueillir. La m isère de l’hom m e n ’est pas un obstacle, m ais l'occasion d’expérim enter l'engagem ent de Dieu dans l’histoire. Jean appuie son expérience su r les enseignem ents de Job:

«Job avait l’h ab itu d e d ’ê tre com blé des faveurs de son D ieu (cf. Jb 1, 1-8) m ais, p o u r con verser avec lui, celu i-ci le la issa n u su r son fum ier, ab an d o n n é et m êm e p ersécu té p a r ses am is, p le in d ’angoisse e t d ’am ertum e, p a rm i les vers qu i co u v ra ien t le sol (cf. Jb 29-30). Alors le D ieu très hau t, qu i relève le pauvre du fu m ier (Ps 112, 7), se fit g loire de descendre p o u r lui p a r le r face à face et lu i déco uv rir les sub lim es p ro fo n d eu rs de so n im m en se Sagesse, ce qu ’il n ’avait jam a is fa it au tem ps de la p ro sp é rité de Job (cf. Jb

71 Cf. Ga 5,22; Le Cantique Spirituel B, Argum enta 1-2.72 Cf. La Montée du M ont Carmel 2,7,10-11.

Page 29: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE SPIRITUELLE 145

38-42)»73. La co n tem p la tio n n ’est donc pas le priv ilège des m o i­nes v aq u an t à la p riè re dan s le repos, la pa ix et la so litu de du clo ître . C’est b ien le pauvre, qui, au cœ u r des tr ib u la tio n s de ce m on de, est pu rifié com m e l’o r au c reu se t (cf. 1 P 1,6-9).

Lam e souffre de m ultiples m anières «à cause de sa faibles­se naturelle, m orale et spirituelle»74. Elle se sent indigne de Dieu et com m e rejetée p a r lui (ib. 5). Elle est aussi en bu tte au péché du m onde (cf. ib. 21,3). Mais tous ces obstacles sont vaincus p a r les vertus théologales, qui donn en t tou te leu r m esure p ar la contem plation. Bien plus, ces difficultés si g ran ­des au ro n t ra ison de son orgueil et, si elle se tou rne vers Dieu p ar la contem plation, elle en so rtira vainqueur p a r l'hum ilité et la charité. «L’âm e tire dans les sécheresses et dans le vide de cette n u it de l’appétit, l’hum ilité spirituelle, qui est la vertu con traire au p rem ier vice capital, l’orgueil spirituel. [...] E t de là n aît l’am o ur du prochain , vu qu'elle l'estim e et ne le juge plus com m e elle avait de coutum e auparavant, lorsqu'elle se sen tait avec tan t de ferveur, en com paraison des autres»75.

Ainsi, Jean de la Croix dém ontre la possibilité concrète p our to u t chrétien en ce m onde d ’accéder à l’union avec Dieu. Avec les franciscains spirituels espagnols, com m e avec sainte Thérèse, Jean enseigne l'appel universel à la sa in teté et en m ontre le chem in.

Jean de la Croix a tte in t un degré d ’universalité peu com ­m un. Jean Baruzi observe avec pertinence: il «déborde infin i­m ent tou t signe tangible. Il est Carme, m ais, en m êm e tem ps, il n 'est rien de ce que nous pouvons voir et saisir; il nous a ttend tou jours par-delà. A rthur Sym ons rem arque qu'à «lire les poè­m es de sain t Jean de la Croix, il n 'est pas aisé de se rappeler qu’il fu t en outre un ré fo rm ateu r m onastique» m ais qu’en revanche «il serait im possible de lire les poèm es de sain te Thé­rèse sans voir la réform atrice, la fem m e d’action, en le poète lui-m êm e»»76.

73 La N uit Obscure 1,12,3.74 La N uit Obscure 2,5,6.75 La N uit Obscure 1,12,7-8.76 Jean Baruzi, Saint Jean de la Croix et le problème de l’expérience mys­

tique, Paris 19312, p. 230. Il cite A. Symons, The poetry of santa Teresa and san Juan de la Cruz, dans Contem porary Review, avril 1899, p. 550.

Page 30: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

146 MARIE-JOSEPH HUGUENIN

Les poèm es de Jean de la Croix sont à la fois au tobiogra­phiques et non autobiographiques. Ils font à l'évidence réfé­rence à une expérience spirituelle vécue avec intensité et, p o u r­tan t, ils évitent soigneusem ent toutes références précises à sa vie. P ar ses poèm es, Jean a tte in t l'essence du singulier, l’univer­sel, que la poésie saura si bien rendre p a r ses évocations sym ­boliques, qui perm etten t au lecteur de tous les tem ps et de to u ­tes les cultures de cap ter la lum ière, qui sau ra le guider et l’éclairer dans sa p ropre expérience.

Jean de la Croix est d ’abo rd un hom m e d 'expérience. Confronté dès sa petite enfance à la précarité, à la fragilité de la condition hum aine, il sera le tém oin privilégié de l’engage­m ent de Dieu dans l’histo ire personnelle. Il est le g rand tém oin d ’une histo ire d 'am our unique et sans cesse renouvelée entre Dieu et sa créature. Un am our interpersonnel d ’une telle in ten ­sité qu'il puisera dans la sym bolique nuptia le la poésie capable d’évoquer une expérience si rem arquab le p a r son intensité et sa transcendance. Com m e l’avait parfa item en t com pris T hérè­se de Lisieux, il est «le chantre de l’am our», plus p récisém ent le tém oin et le m aître spirituel de cette com m union unique entre Dieu et la personne hum aine. Il ne se situe pas com m e un tém oin à part, p a r sa consécra tion religieuse, p a r son appartenance à l’Ordre du Carmel appelé p a r vocation à la contem plation, ni m êm e p ar le fait d ’être chrétien. Il se situe au niveau de l'être créé p a r Dieu et p ou r Dieu. Il sait b ien qu'il ne suffit pas d 'être chrétien ou religieux po u r en tre r dans cette expérience, m ais qu'il s’agit de renoncer à ses p ré ten tions p ou r s’appuyer réso lum ent su r le Christ et s 'ouvrir p a r la con tem pla­tion à l'E sprit qui divinise la personne p ar la grâce créée. Jean de la Croix insiste particu lièrem ent su r ce renoncem ent, qui est la condition de la contem plation:

«C'est cela que la m e do it faire de son côté, a in si que le conseille le Fils de Dieu, d isan t: Celui qu i ne renonce à to u t ce qu 'il possède ne peu t être m o n disciple (Le 14,33). Ce qui do it s ’e n ten d re no n seu lem en t de ren o n ce r aux choses tem pore lles q u a n t à la vo lon­té, m a is au ss i de se d é sa p p ro p rie r des sp iritu e lle s , en q u o i con siste la p au v re té d ’e sp rit en laquelle le Fils de D ieu m e t la féli­cité. Or, l’âm e é ta n t de ce tte façon affranch ie de to u tes choses, é ta n t arrivée à ê tre vide e t désap prop riée d ’elles, — ce qu i est to u t ce qu ’elle p eu t faire de sa p a rt, — il est im possib le, q u a n d elle fa it ce qu i est de sa p a rt, que D ieu m an q u e de fa ire ce qu i est

Page 31: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L’EXPÉRIENCE SPIRITUELLE 147

de la sien ne e t de se co m m u n iq u er à elle, au m oins en secre t e t en silence. Cela est p lus im possib le que si le soleil cessa it de ré p an d re ses rayons en u n lieu se re in e t découvert. C ar com m e le soleil se lève dès l’aube e t d o nn e su r ta m aiso n a fin d ’y e n tre r si tu ouvres la fenêtre, a insi Dieu, qui, p o u r garder Israël, ne dort p o in t n i ne som m eille (Ps 120,4), en tre ra en l’âm e vide e t l’em p li­ra de b iens d ivins»77.

Se situan t ainsi su r le p lan de la vocation hum aine, ses écrits acquièren t une portée universelle et m issionnaire. Il veut annoncer à tous les hom m es, chrétiens ou non, l'am our que Dieu porte à chacun et qui inaugure une re lation in te rperso n ­nelle. Celle-ci est la source d’un bonh eu r im m ense ici-bas et étem el dans l'au-delà. Jean de la Croix annonce ce qui est spé­cifiquem en t chrétien , l'a lliance n up tia le en tre l’h om m e et Dieu, inaugurée p a r l'Incarnation. Face aux «judéo-conver- sos», il é tait u rgen t de leur révéler l'essence de la Bonne N ou­velle; face aux m usulm ans si longtem ps présents en Espagne, Jean annonce la beauté et la possibilité concrète de la com m u­nion avec Dieu78.

Cette pauvreté intérieure, qui est la condition de l'accueil de l'Esprit, correspond avant tou te chose à une expérience p er­sonnelle, qui situe Jean de Yepes, pauvre petit orphelin, com ­m e tém oin d 'une victoire qui va au-delà de la résilience. N om ­breux é taien t les orphelins et les vagabonds du tem ps de Jean de la Croix. Le Collège de la D octrine financé p a r des nobles, où le petit Jean fu t placé, é ta it l'un des m oyens offerts p ou r s’insérer socialem ent. D’une certa ine m anière, com m e reli­gieux, Jean de la Croix sera tou te sa vie un assisté. M ais p ar son expérience spirituelle, il va transfigurer sa vie en joyeuse annonce de l’am our divin et de la béatitude prom ise à celui qui s’ouvre au don de Dieu. C’est tou te la personne hum aine qui est alors non seulem ent rétab lie dans sa dignité, m ais vérita­b lem ent exaltée. Ce qui a sauvé Jean de la Croix, c'est la décou­verte du chem in qui conduit à la com m union vivante avec Dieu. Celle-ci devient inébranlable et fonde la com m union fra ­ternelle. Cette expérience spirituelle fait écho à celle de sain t

77 La Vive Flamme d'Am our 3,46.78 Notons que Jean de la Croix a écrit toutes ses œuvres m ajeures en

Andalousie.

Page 32: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

148 MARIE-JOSEPH HUGUENIN

Jean: «Ce que nous avons vu et entendu, nous vous l'annon­çons, afin que vous aussi soyez en com m union avec nous. Q uant à notre com m union, elle est avec le Père et avec son Fils Jésus Christ» (1 Jn 1,3).

Une con cep tion de la réform e de l’É gliseFace à une Église en crise, qui s'appuie su r des rites, des

dém arches collectives, com m e les messes, les fêtes religieuses ou les pèlerinages et su r une institu tion fo rtem ent h ié ra rch i­sée, qui valorise la fonction, Jean de la Croix réagit p a r une expérience spirituelle in térieure et personnelle. Lorsqu'il parle des pèlerinages, il conseille de s’y rendre en dehors des grands rassem blem ents. Il fait peu de cas de la dynam ique de groupe: «Je ne conseillerais jam ais d’aller quand il y a foule; car, d 'o rd i­naire, on en revient plus d istra it que quand on y est allé»79.

M ais Jean de la Croix n ’est pas un solitaire, encore m oins u n individualiste. L'originalité de Jean est de con juguer p er­sonne et com m union. Il se centre su r la personne, su r le cœur, su r ses attachem ents et ses liens. P our lui, la personne est essentiellem ent un être de relation. L’anthropologie de Jean de la Croix souligne avec force les conséquences de ses a ttache­m ents. La m ém oire, qui est le lieu de l’identité de la person ­n e80, doit être purifiée p ar l’espérance théologale p o u r que l'âm e n 'ait d 'au tre désir que l'union à Dieu. Cette espérance o rien te ses choix et l'engage dans la quête de l’un ion d 'am our avec ce Dieu qui a inauguré une alliance nouvelle avec l'âme, en enflam m ant sa volonté et en illum inant son intelligence. Voici com m ent Jean de la Croix résum e le problèm e des a tta ­chem ents:

«Il fau t n o te r que ta n t que ces cavernes des p u issances ne so n t pas vides, pu rifiées e t n e ttes de to u te affection des c réa tu res , elles ne sen ten t p o in t le g ran d vide de leu r p ro fo n d e capacité ; p arce que, d u ra n t ce tte vie, p o u r pe tite que so it la chose qu i s ’a t­

79 La Montée du M ont Carmel 3,36,3.80 Voir notre article Mémoire et espérance chez Jean de la Croix et

Thomas d ’Aquin, o. c.

Page 33: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE SPIRITUELLE 1 4 9

ta ch e à elles, elle est suffisan te p o u r les e m b a rra sse r e t les c h a r­m e r81, de so rte q u ’elles n e sen ten t leu r dom m age, n i n ’ap e rço i­ven t leu rs b iens infinis, n i ne reco n n a issen t leu r capac ité . E t c 'e s t cho se é to n n an te , q u ’é ta n t cap ab les de b ien s in fin is , le m o in d re d ’en tre eux est su ffisan t p o u r les em pêcher, de façon q u ’elles ne p u issen t les recevo ir ju sq u 'à ce qu 'elles so ien t vides en to u t p o in t» 82.

Ce sont les vertus théologales, la foi, l’espérance et la chari­té, qui vont opérer un «vide» dans chacune des puissances de to u t ce qui est contra ire à ces vertus. Ce vide est im m édia te­m ent rem pli p ar l’E sprit du Christ «pour qu’il n'y ait pas de vide en la natu re»83, en sorte que l'âm e aim e Dieu de tou t son cœur, conform ém ent au p rem ier com m andem ent84 et son p ro ­chain dans le m êm e Esprit: «Plus cet am o ur [du prochain] croît, plus celui de Dieu augm ente; et plus cro ît celui de Dieu, plus aussi celui du prochain»85.

E n cen tran t la problém atique de la réform e de l'Église su r la conversion du cœ ur au m oyen des vertus théologales, Jean de la Croix parvient à un parfait équilibre. Le cœur, c’est le lieu de l’intériorité, de l’in tim ité86. M ais c’est aussi le lieu de la re la ­tion. La purification la plus profonde, p a r l’accueil de l'E sprit Sain t dans la nu it active et passive, transform e la personne et la qualité de sa re lation au m onde et à Dieu. Elle se libère des a ttachem ents égocentriques et des convoitises p our accéder à la liberté et à la com m union interpersonnelle.

Jean de la Croix perçoit l'Église com m e un tissu de re la ­tions appelées à actualiser celles des protagonistes de l’Évangi­

81 Au sens fort de séduire et captiver p a r u n a ttra it puissant.82 La Vive Flamme d'Amour 3,18.83 La Montée du M ont Carmel 2,15,4.84 Cf. La Montée du M ont Carmel 3,16.85 La Montée du M ont Carmel 3,23,1.86 La Concordance recense 305 m entions de «corazón» (cœur) dans

ses œuvres et 921 de «espíritu» (esprit, avec une m inuscule); cf. A s t ig a r - r a g a J.-L., A . B o r e l l , E-J. M a r t ín d e L u c a s , Concordancias de los escritos de san Juan de la Cruz, Rome 1990. Le cœ ur est généralem ent le lieu des affections relatives à Dieu et aux créatures; l'esprit est hab ituellem ent en relation avec les vertus théologales et l’E sprit Saint. Il n’y a pas de diffé­rence an thropologique (cf. Cantique Spirituel B 1,13; N u it Obscure 1,13,6; 2,7,3; 2,11,4; 2,19,4, etc.).

Page 34: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

150 MARIE-JOSEPH HUGUENIN

le. P our lui, l’Évangile n 'est rien d 'autres qu 'une qualité de re la­tion. Jean de la Croix ne se préoccupe pas des struc tu res ou de la réform e de la vie religieuse. C’est le Christ qui est le centre de la réform e de l’Église, appelée à être hum anisée et divinisée en en tran t en relation avec lui. C'est à la m esure de cette re la­tion, qui peu t être rom pue p ar ses m em bres ou, au contraire, vivifiée, que l’Église m esure sa vitalité et son authentic ité . Le Christ est com m e au centre d’une roue et les chrétiens su r les rayons: plus ils s'unissent à lui, plus ils se rap proch en t les uns des autres po u r réaliser la com m union fraternelle. Jean de la Croix est com m e saisi p ar une irrépressible a ttrac tio n p o u r le C hrist en lequel il contem ple l'Époux de l'âm e. «Car enfin, se justifie-t-il, c'est p ou r parvenir à cet am o ur que nous avons été créés»87. Cette dim ension m étaphysique confère à son ensei­gnem ent au to rité et universalité. S’il se fait le fervent défen­seur de la contem plation, c'est que rien ne peu t être préféré à l'in tensité de celle-ci qui u n it l'âm e à Dieu dans l’E sprit Saint: «C'est pourquoi, notons-le, tan t que l’âm e n ’a pas a tte in t cet é ta t d 'u n ion d 'am our, il lu i est n écessa ire de s’exercer à l'am our, aussi bien dans la vie active que dans la vie con tem ­plative. Mais quand elle est déjà parvenue à cet état, il ne lui est pas bon de s'occuper à d’autres œuvres et actions extérieures su scep tib les de la p river ta n t so it peu de ce tte p résen ce d 'am our à Dieu, quand bien m êm e ces œ uvres seraien t p o u r le plus grand service de Dieu, car u n petit peu de ce p u r am o u r est plus précieux aux yeux de Dieu et de l’âm e, et p lus p ro fita ­ble à l’Église que toutes ces autres œ uvres ensem ble, m êm e si apparem m ent l'âm e ne fait rien»88. La contem plation est l’é ta t qui rapproche le plus la condition hum aine de la vie des b ien ­heureux. En vertu de l’un ité du Corps mystique, la contem pla­tion irrad ie su r tou te l’Église: «Un m em bre est-il à l'honneur? Tous les m em bres se réjouissent avec lui» (1 Co 12,26).

La force de cet am our u n it l'âm e à Dieu com m e dans la p lus belle des am itiés: «On peut en com prendre quelque chose parce que l’É critu re dit de Jona than et de David au p rem ier livre des Rois (cf. 1 R 18,1). L’am itié était si é troite en tre Jo n a ­th an et David qu’elle fit adhérer l'âm e de Jonathan à l'âm e de

87 Cantique Spirituel B 29,3.88 Cantique Spirituel B 29,2.

Page 35: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

David. Si donc l'am itié d ’un hom m e p ou r un au tre fu t si forte qu’elle pu t faire adhérer une âm e à une autre, avec quelle force l’am our de l'âm e pour Dieu la fera-t-elle adhérer à Dieu, son Époux?»89.

M ais la contem plation peu t aussi se conjuguer avec l'ac­tio n aposto lique. Bien plus, elle en g aran tit sa fécondité: «Qu'ils y p rennen t donc garde ceux qui sont très actifs et qui pensent em brasser le m onde avec leurs p rédications et leurs œ uvres extérieures: ils seraien t beaucoup plus utiles à l’Église et beaucoup plus agréables à Dieu, sans com pter le bon exem ­ple qu’ils donneraient, s’ils passaient, ne serait-ce que la m oitié de ce tem ps, à se ten ir avec Dieu en oraison, m êm e si la leur n ’est pas aussi élevée que celle dont nous parlons. Certes, grâce à leur oraison, et ayant puisé en elle des forces spirituelles, ils feraient davantage, et avec m oins de peine, en une seule œ uvre qu’en mille. Agir autrem ent, ce n 'est que frapper du m arteau, faire seulem ent un peu plus que rien, parfo is rien du tout, et m êm e parfois du tort. Que Dieu vous épargne de voir le sel com m encer à s’affadir (cf. Mt 5,13) car, b ien que du dehors il sem ble qu’on fasse quelque chose, en réalité il n 'en sera rien, tan t il est certa in que les bonnes œuvres ne peuvent s 'accom ­p lir que p a r la force de Dieu»90.

L'un des plus beaux fruits de l’un ion à Dieu, c'est l’am itié retrouvée avec tou te la création: «C'est la troisièm e chose que l’Époux doit donner à l’âm e. P ar le «bocage» qui renferm e une grande variété de plantes et d 'anim aux, elle désigne ici Dieu qui crée et donne l'être à tou tes les créatures qui on t en lui leur vie et leu r source. C'est ce que Dieu, en tan t que Créateur, lui m ontre et lui fait connaître. P ar la «grâce» de ce bocage, l’âm e dem ande ici à l’Époux, p ou r la vie future, non seulem ent la grâce, la sagesse et la beauté de Dieu qui sont en chacune des créatures terrestres et célestes, m ais encore la sagesse, l'ordre, la grâce et l’am itié qui naissen t des rapports qu'elles on t en tre elles, aussi b ien entre les inférieures qu 'en tre les supérieures, et entre inférieures et supérieures. Les connaître est p ou r l'âm e une grande grâce et un grand plaisir»91. L’âm e chem ine donc

LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE SPIRITUELLE 1 5 1

89 Cantique Spirituel B 31,2.90 Cantique Spirituel B 29,3.91 Cantique Spirituel B 39,11.

Page 36: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

152 MARIE-JOSEPH HUGUENIN

vers une réconciliation universelle, vers une am itié qui tém oi­gne de la réussite de la grâce.

N otons que cette conception de l’harm onie divine, engen­drée p ar l'union à Dieu dans l’amour, fait penser à celle du Pseudo-Denys, dont l’influence était si grande au M oyen Âge et don t Jean de la Croix s'est inspiré:

«Les théologiens, dans leurs pieuses explications, em ploien t les m ots de dilection et d ’am o u r com m e ayan t un e égale force et ils ind iquen t p a r là un e certaine vertu qui rassem ble, u n it e t m ain tien t toutes choses en un e m erveilleusem ent harm onie; qui existe éter­nellem ent dans la beau té e t la bonté infinie éprise d ’elle-m êm e, et de là dérive dans to u t ce qui est bo n et beau; qui é tre in t les êtres dans la douceu r de com m unications réciproques, et dispose les supérieurs à des soins providentiels envers leurs subalternes, et excite ceux-ci à se to u rn e r vers ceux-là p o u r en recevoir stab ilité et force. L’am o u r divin ravit hors d ’eux-m êm es ceux qu i en son t saisis, tellem ent qu'ils ne son t p lus à eux, m ais b ien à l’ob jet aim é»92.

L’ecclésiologie de Jean de la Croix m et le C hrist au centre de l’Église. Son activité principale sera donc d’enseigner les chem ins de la com m union personnelle avec le R esssucité. É vangéliser signifie non seu lem ent révéler la p résence du C hrist ressuscité, m ais su rtou t enseigner les voies concrètes d ’une relation vivante avec lui. L'Église est «dans le Christ, en quelque sorte le sacrem ent, c'est-à-dire à la fois le signe et le m oyen de l’un ion intim e avec Dieu et de l'unité de to u t le gen­re hum ain», déclarait le Concile Vatican II93. Jean de la Croix se situe dans cette perspective essentielle. M ais c’est le Christ Époux qui prédom ine nettem ent dans l'ecclésiologie de Jean, tand is que le Concile se réfère principalem ent au Christ Sei­gneur et Tête de l’Église. Son actualité réside dans la qualité de son enseignem ent rép ond an t p récisém ent à la vocation de l'Église appelée à l’union à Dieu. S. Paul perçoit dans les trois vertus théologales l'essence du christianism e. Jean de la Croix enseigne à p a rtir d’elles com m ent parven ir à une com m union avec la Trinité et à évangéliser ainsi tou t l'hom m e.

92 Les Nom s divins, ch. 4,12-13, dans Denys l’Aréopagite, Œuvres, tradu ites du grec par M gr Darboy, Paris 1932.

93 Lum en Gentium n° 1.

Page 37: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

La leçon de l'expérience et de l'enseignem ent de Jean de la Croix ne sem ble pas encore aujourd 'hu i v raim ent com prise. L'Église traverse une crise profonde dans de nom breux pays d’ancienne et de nouvelle présence chrétienne. Elle est fo rte­m ent tentée p a r la sécularisation, l'alliance avec Dieu é tan t trop peu vécue parm i les fidèles. L'Église sem ble parfois com ­prise com m e une organisation de type hum anitaire . La quête de l'un ion à Dieu, im m anent et transcendant, vécue dans une relation interpersonnelle a, semble-t-il, fo rtem ent dim inué. Le m ysticism e est, aujourd 'hui, le plus souvent, de type im m anen- tiste, voire m oniste.

Dans sa Lettre apostolique Au début du nouveau m illénai­re'94, Jean-Paul II s'in terroge su r l’avenir de l’Église et la façon de répondre au défi de no tre tem ps. Face à la ten ta tion du sécularism e, sa réponse est lim pide. Il assoit son ra isonnem ent su r une donnée objective:

«Dire que l'Église est sainte signifie [que le Christ s'est] livré, précisém ent en vue de la sanctifier (cf. Ep 5,25-26). Ce don de sainteté, po u r ainsi dire objective, est offert à chaque baptisé. M ais le don se tradu it à son tou r en une tâche, qui doit gouverner tou te l’existence chrétienne: La volonté de Dieu, c'est que vous viviez dans la sainteté (1 Th 4,3). C’est un engagem ent qui ne concerne pas seulem ent certains chrétiens: Tous les fidè­les du Christ, quel que soit leur état ou leur rang, sont appelés à la plénitude de la vie chrétienne et à la perfection de la chan té95 » (n° 30). Jean-Paul II en déduit les conséquences pastorales:

«Nos com m unautés chrétiennes doivent devenir d’authen­tiques «écoles» de prière» (n° 33). «Il fau t alors que l'éducation à la prière devienne en quelque sorte u n poin t d éte rm in an t de tou t p rogram m e pastoral» (n° 34). «La grande trad ition m ysti­que de l’Église, en O rient com m e en Occident, peu t exprim er beaucoup à ce sujet. [...]. Com m ent oublier ici, parm i tan t de tém oignages lum ineux, la doctrine de sain t Jean de la Croix et de sainte Thérèse d’Avila?» (n° 33)

L’actualité de saint Jean de la Croix est ainsi p leinem ent m ise en lum ière. Jean-Paul II affirm e avec force: «Pour cette

LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE SPIRITUELLE 153

94 Novo millenio ineunte, Rome 2001.95 Lum en Gentium n° 40.

Page 38: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

154 MARIE-JOSEPH HUGUENIN

pédagogie de la sainteté, il faut un christianism e qui se d istin ­gue avant tou t dans l'art de la prière» (n° 32).

E n réalité, ces intuitions de Jean-Paul II sont les m êm es que la m ajorité des courants de réform e qui traversaient la Castille de Jean de la Croix. Les franciscains spirituels é taient convain­cus de l’appel universel à la sainteté. Ils s 'appuyaient su r l’exem ­ple de saint François, dont la vie m ettait en lum ière que le pau­vre est le privilégié du Seigneur. La sainteté, p ou r eux, n 'avait rien d elitiste. Ces courants se distinguaient p a r la conviction que, pour revenir à l'idéal évangélique, il n'y avait qu’u n seul chemin: l’enseignem ent de la prière. Celui-ci, dans le prolonge­m ent de la tradition de la lectio divina, s’est affiné pour initier à une disposition, celle de l’accueil de l'Esprit, seul capable d’en­gendrer une relation vivante avec le Christ ressuscité. Seule cet­te relation perm et de réactualiser l’Évangile dans la vie.

Jean de la Croix est un héritier de ces couran ts ré fo rm a­teurs. Il a eu le privilège de naître en 1542, lorsque ceux-ci don ­naien t leu r pleine m esure. P ar son génie, il a pu offrir une doc­trine enracinée dans l'Évangile, axée su r les vertus théologales, qui m ène à la com m union avec Dieu. Son enracinem en t m éta­physique lui confère une dim ension universelle et m issionnai­re. Pour com prendre Jean de la Croix, il est indispensable de le situer dans ce contexte historique et doctrinal. Il app ara îtra alors particu lièrem ent p rophétique p ou r no tre tem ps.

C onclusionL'originalité, la portée et l’actualité de Jean de la Croix rési­

dent dans le fait qu’il a abordé la vie spirituelle dans son essen­ce, sans la réduire à des conditions h istoriques ou con tingen­tes. Sans le trahir, il est possible d’actualiser son enseignem ent dans le m onde d’au jourd 'hu i. La difficulté m ajeu re est de connaître le contexte h istorique qui l’a vu naître po u r com ­p rendre et percevoir la visée de son enseignem ent. La langue très particulière qu’il em ploie — le castillan du 16e siècle - , m ais aussi un vocabulaire technique dépendant de la scolasti- que exigent u ne ap p ro che h is to rico -c ritiq u e96. E n co re

96 C’est le travail que nous avons entrepris dans no tre édition de La Montée du M ont Carmel. Avec un guide de lecture, Toulouse 1999.

Page 39: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

au jourd ’hui, nom bre d 'in terprétations de Jean de la Croix sont trop tribu taires du 17e siècle, qui l’a situé dans une perspective ascétique et mystique, réservée à une élite. Elles se carac té ri­sent p a r une lecture axée su r la thém atique du «nada-todo», de la nécessité d 'une abnégation radicale, po u r accéder à l’expé­rience m ystique. Si cette thém atique est p résente dans les Œ uvres du saint, elle n ’est pas prem ière. Elle est sim plem ent la conséquence d 'un engagem ent cohérent selon les vertus théo ­logales. Mais surtou t, Jean de la Croix est le cham pion de l’in i­tiative divine. Il se rend parfaitem ent com pte de l’im perfection hum aine et de ses lim ites. Il s’appuie su r l'initiative de Dieu dans l'h isto ire du salut, qui vient libérer l'hom m e de son enfer­m em ent. Jean de la Croix enseigne avant tou t une d isposition active à accueillir celui qui peu t seul relever l’hom m e. «Qui pou rra se libérer de ses pauvres m anières et de ses pauvres lim ites, si toi-m êm e ne l’élèves à toi en pureté d’am our, m on Dieu? C om m ent s'élèvera ju sq u ’à toi l’hom m e engendré et créé dans la bassesse, si toi-m êm e ne l’élèves, Seigneur, de ta m ain qui l'a fait?»97

Le renoncem ent, chez Jean de la Croix, signifie l’aveu libé­ra te u r de l'im possib ilité à re jo indre Dieu p a r ses p ro p res m oyens et la disposition à u n accueil actif. Dans un vigoureux chapitre résum an t l'ascension spirituelle, il invite à renoncer «à l’estim e de la volonté, dans laquelle se trouve tou te abnéga­tion»98. L'âme découvre ainsi sa véritable pauvreté devant Dieu99. Dans la N uit Obscure, il explique: «Ce fut p o u r m oi une grande félicité et une heureuse aventure; car les puissances, les passions, les appétits et les affections de m on âm e avec les­quels je sen ta is et goû ta is D ieu b assem ent, achev an t de s 'anéan tir et de s’apaiser, je sortis et passai de m a com m unica­tion et opération hum aines à l'opération et com m unication divines. [...] M a volonté so rtit de soi, se faisant divine — parce qu’étan t unie avec l’am our divin, elle n ’aim e plus bassem ent, avec sa force naturelle, m ais avec la force et la pureté de l'E s­p rit S ain t»100. C’est la vocation du pauvre qui est p leinem ent

LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE SPIRITUELLE 1 5 5

97 Prière de l'âme embrasée d'amour, o. c.98 La Montée du M ont Camiel 2,7,6.99 Cf. La Montée du M ont Carmel 2,7,5; La N uit Obscure 2,4,1.100 La N uit Obscure 2,4,2.

Page 40: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

156 MARIE-JOSEPH HUGUENIN

m ise en lum ière. Une des grandes originalités de Jean de la Croix et qui fait son actualité, c'est son insistance à p arle r de l'E sprit S ain t101. C'est lui qui sanctifie le pauvre qui s’ouvre à son action. Jean tém oigne de sa foi et parle d'expérience:

«Qu’y a-t-il à désirer [de m ieux] que de m arch e r p a r le chem in ap lan i de la loi de D ieu et de l’Église, e t de vivre seu lem en t en vraie et obscure foi, en espérance certa ine et charité entière, e t ainsi d’a tte ind re tous nos biens en l’au tre vie, vivant ici-bas com m e des pèlerins, des pauvres, des bannis, des orphelins, des désolés e t des personnes sans chem in, privées de to u t e t a tten d an t to u t e n l'au tre vie? Réjouissez-vous donc et ayez confiance en D ieu»102.

Jean de la Croix engage le lecteur à vivre en parfaite cohé­rence selon les vertus théologales. Pour lui, tou te la vie évangé­lique se résum e à cela. Elle est essentiellem ent une qualité de relation avec le m onde et avec Dieu. De plus, cette cohérence débouche nécessairem ent su r la vie mystique, qui n 'est pas le propre de m oines retirés, m ais bien la vie m êm e du chrétien: «Ceux-là sont fils de Dieu, ceux qui sont m us p a r l'E sprit de Dieu» (Rm 8,14). De cette façon, Jean de la Croix rend la vie spirituelle accessible aux chrétiens de tou te condition. Son propos est anim é p ar une véritable com passion: l’hom m e p ri­sonn ier des biens sensibles en souffre et il ne sait pas s’en libé­re r103. E n tre r dans la cohérence de la vie théologale reçue au baptêm e, perm et d 'accéder à la contem plation et de se libérer de toutes les entraves p ar la force de l'Esprit. Son enseigne­m ent su r la n u it active donne accès aux nuits passives qui p e r­m etten t à Dieu de réaliser son «rêve», celui de donner à son Fils une épouse digne de lui:

«Une épo use qui t ’aim e, m o n Fils, j 'a im era is te d o n n e r Qui, g râce à Toi, vivre avec N ous pu isse m ériter,E t m an g er à la m êm e tab le du m êm e P ain d o n t je m e n o u rris ,

101 La Concordance (o. c.) dénom bre 230 m entions explicites de l'Es­p rit Saint.

102 Lettre 19 à Dona Juana de Pedraza, 12 octobre 1589 (num éro ta­tion selon l’édition des Obras citée ci-dessus).

103 Voir son analyse de l'attachem ent aux biens tem porels dans La Montée du M ont Carmel 3,18-20.

Page 41: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE SPIRITUELLE 157

P o u r q u ’elle con na isse les b iens que J’ai en u n tel Fils,E t que, de ta g râce e t d e ta vigueur, avec M oi elle se ré jou isse!»104

Il y a un véritable renversem ent de perspective, com m e une révolution copernicienne: ce n ’est pas d’abord l’hom m e qui cherche Dieu, mais c’est Dieu qui se révèle et se donne. «Je m e suis laissé trouver p ar qui ne m e cherchait pas. J’ai dit: «Me voi­ci! m e voici!» à une nation qui n ’invoquait pas m on nom »105.

Jean de la Croix rend à l’expérience spirituelle tou te sa p la ­ce et sa légitim ité. L’hom m e ne peu t pas croire en l’am o u r de Dieu s’il n ’en fait l’expérience. Son insistance à p arle r des sens spirituels tien t à cela106. Jean de la Croix vainc les biens sensi­bles p a r l’expérience des biens spirituels, qui com ble le cœ ur hum ain au-delà de ses espérances107. Il a si b ien com pris que l’hom m e est un être de désir, qu’il veut libérer en lui le désir natu re l de Dieu. Les «sentim ents spirituels» vont enflam m er l’âm e dans l’am o ur de Dieu et du prochain et c’est pourquo i il leu r a ttribue la plus hau te im portance108.

En m êm e tem ps, Jean de la Croix est u n m aître en d iscer­nem ent. Il ne fait pas dépendre la vie spirituelle de l’expérien­ce, tou jours fluctuante ici-bas. Les deux critères sont la raison et l’Evangile. La raison, entendue com m e la quête du vrai et du bien, va de pair avec la foi en Jésus-Christ, Vérité et Bien suprêm es109. Jean de la Croix est un hum aniste ch ré tien 110. La

104 Rom ance 3. Le verbe «réjouir» tradu it librem ent et hab ilem ent le verbe «congraciarse», qui signifie «gagner les bonnes grâces de quel­qu'un» (selon Covarrubias; traduction d'après Cyprien de la Nativité, dans Œuvres complètes, Paris 19674).

105 Is 65,1. Jean de la Croix écrit avec finesse: «Si l’âm e cherche Dieu, son Bien-Aimé la cherche davantage» {La Vive Flamme d ’Am our B 3,28).

106 Cf. La Montée du M ont Carmel 2,23,3. Toute son œuvre m ystique y fait référence, spécialem ent le Cantique Spirituel et La Vive Flamme d ’Amour.

107 Cf. La Montée du M ont Carmel 1,14,2.108 Cf. La Montée du M ont Carmel 2,32. Liés aux sens spirituels, «ils

sont d ’un grand bien et utiles» (§ 2), parce qu’ils sont la vie de la grâce.109 Cf. La Montée du M ont Carmel 2,21,1 et 4; 2,22,4-7.110 II l'est devenu, faudrait-il préciser, car, jeune religieux, il avait dû

être m odéré dans ses excès p ar la Mère Thérèse (cf. Fundaciones 14,12). Le chapitre 22 du 2e livre de La Montée du M ont Carmel m et bien en lum ière l'hum anism e du saint.

Page 42: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

158 MARIE-JOSEPH HUGUENIN

ra ison éclairée p ar l’Évangile est le critère suprêm e du discer­nem ent. L 'argum ent d 'au torité n 'est pas p rem ier111. C'est le Christ et son hum anité, sa com passion et sa m iséricorde, qui éclairent la raison. E t si Jean de la Croix centre son enseigne­m ent su r les vertus théologales, il n ’ignore pas les au tres vertus dans l’édification de l’hom m e nouveau. De ce fait, l’enseigne­m en t de Jean est particulièrem ent en syntonie avec celui de sain t Paul:

«En tou t besoin, recourez à la prière et à la supplication, pénétrées d 'action de grâces, p our p résen ter vos requêtes à Dieu. Alors la paix de Dieu, qui surpasse tou te intelligence, p rend ra sous sa garde vos cœ urs et vos pensées, dans le Christ Jésus. Tout ce qu’il y a de vrai, de noble, de juste, de pur, d 'ai­m able, d 'honorable, tou t ce qu’il peu t y avoir de bon dans la vertu et la louange hum aines, voilà ce qui doit vous p réoccu­per»112.

Ce qui fait de Jean de la Croix u n au teu r particu lièrem ent actuel, c’est son insistance à se cen trer su r la personne com m e un être de relation appelé à la com m union. Le parfa it équilibre de son enseignem ent entre am our et sagesse, donne à la p er­sonne tou te sa m esure. Bien plus, le thèm e de la beauté, si p ré ­sent, vient parachever la vocation de l’hom m e à con tem pler la beau té de Dieu et à se contem pler en elle. Une beauté, qui loin d’être narcissique, est faite de com m union, de gloire divine et de rayonnem en t113.

En rejo ignant l'essence de la personne hum aine, Jean de la Croix, depuis longtem ps, a dépassé les frontières de l’Église. Ses écrits de po rtée universelle éc la iren t l 'a tte n te d ’a u ­jourd 'hui. L'essence de la m ission chrétienne n ’est rien d 'autre, en effet, que de révéler la sp lendeur de la personne et sa voca­tion à la com m union. Jean libère les asp irations universelles

111 Cf. La Montée du Mont Carmel 2,22,14, où l'exemple de sa in t Paul rep renan t sain t Pierre est cité po u r légitim er le p rim at de la raison éclai­rée p a r l'Évangile.

112 Ph 4,6-8. Cf. Diez Gonzalez, M.-A., Pablo en Juan de la Cruz, Bur- gos 1990.

113 «Allons nous voir en ta beauté» (Cantique Spirituel B 36,5). Le m ot beauté {hermosura) et ses dérivés reviennent 277 fois dans ses œuvres.

Page 43: LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE ...l’Esprit Saint. La lectio divina traditionnelle, qui a pour but d'actualiser l'Évangile par la méditation priante, va les amener à proposer

LE CONTEXTE HISTORIQUE DE L'EXPÉRIENCE SPIRITUELLE 159

du cœ u r hum ain. Dans le dialogue interreligieux, il vient révé­ler l’essence de la sp iritualité. Face au sécularism e, don t sont tentés les chrétiens, Jean de la Croix m ontre de façon lum ineu ­se et convaincante qu’il est im possible de réaliser une société hum aine et pacifique sans Dieu. L’hom m e qui ne prie pas, ne vit plus en alliance avec Dieu; il est alors dom iné p ar la convoi­tise des biens sensibles. Il ne peu t s’en libérer qu’en re trouvant cette alliance, qui lui donne les m oyens d ’a tte indre les désirs les plus légitim es de son cœur. Sainte Thérèse de l’E nfant- Jésus, disciple ém inente du saint, a écrit ces paroles significa­tives:

« Ce qu’Archim ède n ’a pu obtenir, parce que sa dem ande ne s 'adressait po in t à Dieu et qu'elle n 'éta it faite qu’au poin t de vue m atériel, les Saints l’ont obtenu dans tou te sa plénitude. Le Tout-Puissant leur a donné pour poin t d'appui: lui-m êm e et lui seul; p ou r levier: l’oraison, qui em brase d 'un feu d'am our, et c'est ainsi qu’ils on t soulevé le m onde»114.

P our conclure, nous dirons que Jean de la Croix révèle au m onde d 'au jourd’hui que son avenir dépend de sa découverte renouvelée de l’Alliance d’am our entre Dieu et l’hom m e.

«Tu ne m ’ôteras pas, m on Dieu, ce qu’une fois Tu m ’as don ­né en ton Fils unique Jésus-Christ. En Lui, Tu m 'as donné to u t ce que je désire»115.

114 M anuscrit C, folios 36v et 37r.115 Dichos de luz y am or 26; cf. Rm 8,32.