le clos venceau

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Page 1: LE CLOS VENCEAU
Page 2: LE CLOS VENCEAU
Page 3: LE CLOS VENCEAU

Voici un long extrait de ce roman.

Vous trouverez également, après l'extrait, l'adresse internet des sites sur lesquels vous pouvez acheter l'ouvrage en - format poche ou grand format.- ou en version PDF ou papier.

BONNE LECTURE !Et si vous avez des commentaires à adresser à l'auteur :

[email protected]

Page 4: LE CLOS VENCEAU

Du même auteur

. L'Eau d'Épine Editions InLibroVeritas – 2007

. L'Immature Editions Keraban – 2009

. Petite Chronique du Bémol Editions Keraban – 2009

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Alain GAROT

LE CLOS VENCEAUHistoire d’une tragédie

AlanGar - Le Livre de Vie

Page 6: LE CLOS VENCEAU

© Alain GAROT – [email protected]://alaingarot.e-monsite.comAlanGar-Le Livre de Vie Est également édité chez :© Éditions KerabanISBN 978-2-917889-18-2 Dépôt légal Mars 2009

*

Le présent manuscrit est la propriété de l'auteur. Son contenu ne peut être re-produit, modifié ou intégré dans quelque autre document ou sur quelque autre support que ce soit sans autorisation écrite de l'auteur. Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une édition collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement écrit de l'auteur ou de ses ayant cause, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

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À Martine, mon épouse

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PREMIÈRE PARTIE

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LE CLOS VENCEAU

ept heures sonnent au clocher de l’église de Lon-tru, proche du Clos Venceau, et ce tintement régu-lier d’angélus campagnard ne tire pas du sommeil

la ferme endormie. Afin de préserver la parfaite quiétude qui l’environne, Julien ne chausse ses lourds sabots de bois qu’après avoir franchi le portail. Là, une scène des plus habituelles l’attend : sa majesté Mirka, chienne pa-resseuse et égoïste de Mme la Baronne De Poluk, accom-plit en dormant sa tâche de gardienne. Après avoir par-couru quelques centaines de mètres, il se retourne, voit sa ferme comme en miniature et son cœur se serre. Sem-blable à la sainte sur son piédestal, il possède l’infini. À ses pieds, la rosée se fait tendre et belle, le soleil n’offre encore que de timides éclats ; plus tard tout resplendira sous ses rayons ardents. Rien n’est plus grisant que la campagne du matin. Nul cri d’oiseau, nulle rencontre in-attendue, ne rappellent à l’homme la précarité de son existence.

S

Julien respire profondément. Malgré la venue des déli-cieuses matinées de printemps, son humeur s’est peu à peu assombrie. Il s’ennuie. Certes, et bien qu’il n'ose trop y songer, une compagne agrémenterait ses jours, adou- cirait ses tâches quotidiennes. Bientôt les herbes vont grandir. Il lui faudra encore, comme chaque année, supporter l'aide de Marguerite, cette femme déjà vieille, imposée par le baron pour le temps de la fenaison.

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Souvent, penché sur l'appui de sa fenêtre, Julien s’attarde à voir picorer la volaille, riant des combats incessants que se livrent les coqs rebelles. Bientôt sa pensée se perd à l’extrême horizon : il est seul.

De temps en temps, il rend bien visite à sa maman ; mais celle-ci, rarement dans ses bons jours, le reçoit mal et quelquefois l'injurie. Pourtant il la respecte, avouant même se sentir un peu coupable de l'avoir abandonnée pour venir vivre ici. Il reconnaît certes que sa décision a été brutale et qu'il aurait pu la lui faire passer plus délicatement; mais a-t-il été conçu, lui plus qu’un autre, pour vivre éternellement aux côtés d’une mère ? Du reste, celle-ci n'a-t-elle pas eu à maintes reprises la possibilité de venir le rejoindre au Clos Venceau ? Sa réponse a toujours été catégorique : « Non et non ! » De toute la force de son âme, la mère Mathieu haïra jusqu’à son dernier souffle la belle grande dame venue jadis débaucher son garçon.

La ballade achevée plus tôt que d’habitude en raison de sa surcharge de travail, Julien refranchit le portail. Apercevant son maître, Mirka veut aussitôt le rejoindre ; mais encore sous le joug d’une longue nuit d’inaction, elle en oublie sa chaîne et, à cet instant, bien qu’in-volontairement fait la belle...

Et Julien sourit.

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LOUISA

n petit homme mince au visage mal rasé attend devant le portail du Clos Venceau tandis qu’au-près de lui une femme encore jeune porte dans

ses bras deux enfants. En les voyant si misérables, Julien pense tout de suite à des « romanichels » et la méfiance s’installe en lui. Fréquemment en effet, ces nomades aux multiples talents de comédiens se livrent à des méfaits dont les vieillards, le plus souvent, font les frais. Nombre d’entre eux passent chaque jour par Lontru, en convois fantaisistes de voitures attelées à des chevaux roturiers. Ils amusent les enfants lorsqu’à l’arrière de leurs rou-lottes, vautrés sur de vieux pneus, ils raclent le sol et font frein. En dépit de leur mine dérisoire, ils ne manquent de rien, sinon d’honnêteté ; et ceux qui leur font confiance risquent fort de devoir s’en repentir un jour.

U

Du reste, dans la région, les gitans de Moulevoix sont réputés pour leur existence fastueuse, agrémentée de voitures américaines, de caravanes grand standing ; et cela ne les empêche nullement de mendier. Rien que de songer à ces arrivistes, Julien s’indigne. Mais sa colère n’est qu’intérieure. Trop faible pour s’opposer fermement à ces gens rusés, il ne dit rien.

L’inconnu se redresse, fait un geste de la main comme pour inviter sa femme à se montrer plus affable. Puis il avance tout droit vers Julien et les deux hommes

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s’observent longuement. C’est Julien qui prend le pre-mier la parole.

— Que voulez-vous ? demande-t-il avec une autorité qui ne lui est pas coutumière.

L’homme répond poliment :— Nous ne faisons pas l’aumône, rassurez-vous. Nous

cherchons simplement du travail.— Du travail ? s’exclame Julien. Mais mon pauvre

Monsieur…

Son embarras est grand. Bien sûr il peut toujours aider ces gens, ne serait-ce qu’une journée ; mais où cela le conduira-t-il ? Ne doit-il pas plutôt rester sur ses gardes ?

— C’est surtout pour mes enfants, ajoute l’homme. Ils ont si faim !

Les gosses, en effet, font bien triste mine.— D’où venez-vous ? interroge Julien.— Oh ! Il s’agit d’une bien longue histoire. Depuis

des mois nous allons de pays en pays et nous sommes épuisés. Tout ce que nous voulons, c’est du travail. Si vous nous preniez chez vous, je vous jure que vous ne le regretteriez pas.

Après un long silence, l’inconnu bat en retraite.— Eh bien, tant pis va. Veuillez nous excuser… Allez

Louisa, partons !Ils s’éloignent déjà sur le chemin, au grand étonne-

ment du solitaire du Clos Venceau. Le peu d’insistance donné à leurs propos tournera à leur avantage : Julien les rappelle. Et c’est la femme qui revient la première, tirant sa carriole. À deux pas du jeune homme elle s’arrête, tend vers lui son visage fatigué.

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— Voyons Louisa, n’importune pas Monsieur ! dit l’époux resté loin derrière.

Mais Julien reprend :— Vous m’avez bien dit que vous étiez prêts à faire

n’importe quoi ?— N’importe quoi... Pour un simple morceau de

pain… — Dans ce cas j’ai peut-être quelque chose pour

vous. De provisoire, bien sûr, il ne faut pas rêver. Et surtout, ne comptez pas avoir un salaire de ministre. Ici je ne suis pas le patron et pour vous payer je devrai déduire l'argent de mes propres revenus.

Julien les invite ensuite à pénétrer dans la petite pièce qui lui sert à la fois de cuisine et de chambre à coucher. Il prend dans ses bras l’un des enfants ; et tandis que celui-ci se débat en braillant, il remarque qu’il sent très fort le lait caillé.

— Excusez le désordre, dit-il. Je vis seul. Qu’allez-vous manger ? Des œufs... Du lait... Du jambon de pays... Allez ! N’ayez pas peur, approchez-vous de la table et servez les petits.

— C’est trop pour nous, dit-elle. Un morceau de pain aurait suffi…

Gavés de tartines, les enfants babillent d’aise. Et les langues, de l’homme et de la femme, tout à coup se délient. Avec une grande attention Julien écoute l’histoire de ce couple insolite.

Ils se nomment Frérot. Louisa a trente-cinq ans et son époux un peu plus. Pierre et Marc, leurs rejetons, ont respectivement deux et trois ans. Comme l’aîné, qui marche déjà bien, a les jambes en cerceau, Madame Frérot explique que cela est dû à un manque de calcium.

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— Jusqu’à présent, ajoute-t-elle, je lui donnais des comprimés ; mais sans argent que puis-je faire ?

— Combien coûtent ces médicaments ? demande Julien.

— Oh ! Vous savez, je ne vous dis pas cela pour que vous nous aidiez.

Louisa a bien deviné l’intention de Julien. Craignant d’être allée trop loin, elle cherche maintenant à minimiser l’affection du petit.

— Ce n'est pas si grave ! dit-elle.Mais Julien ne veut rien savoir, il insiste :— Détrompez-vous, Madame, ce genre de maladie

nécessite un remède efficace. Je suppose que vous ne souhaitez pas faire de votre enfant un invalide…

La question a sans doute été mal posée. Toujours est-il que Louisa la reçoit mal.

— Nous avons fait ce que nous avons pu, riposte-t-elle un peu sèchement.

— Justement, puisque vous allez travailler pour moi, je vous donnerai de quoi soigner votre enfant.

Julien regarde sa montre et fait comprendre à Frérot qu’il est temps de partir au travail.

— D’abord, précise-t-il, pour ce soir il faut songer à vous loger. Vous irez voir M. Laval de ma part. C’est le Maire de Lontru. Je sais qu’il dispose d’une salle réser-vée aux gens qui n’ont pas les moyens de se payer l’hôtel. Ne vous attendez surtout pas à y avoir du confort, mais juste de quoi vous dépanner pour quelques nuits. Dans votre situation, de toute façon, vous ne pouvez pas vous montrer bien difficiles…

Sitôt les hommes partis, Louisa savoure les plaisirs d’un toit retrouvé. Le hasard les a conduits chez ce vieux

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garçon particulièrement compréhensif. Cela signifie-il que leur misère va cesser ? « Et si ce n’est qu’une illusion de plus... Si, tout à l’heure, ou demain peut-être, le brave homme se met à changer d’avis, ne faudra-t-il pas encore partir sur la route ? » songe-t-elle.

Morte de fatigue, elle se laisse gagner par le sommeil et s’allonge sur le lit. Quand elle se réveille, bien plus tard, ses deux bambins sont assis près du feu, occupés à jouer avec les morceaux de bois sec que Julien a empilés contre la cheminée. La petite pièce est sens dessus-dessous.

« Si Monsieur rentrait ! » se dit Louisa. Et la peur la reprend. Peur d’être une nouvelle fois contrainte à l’exil. Elle range tout, gronde les petits, refait le lit et lave le carrelage à grande eau.

Midi arrive. Tous trois mangent du ragoût, mets sim-ple à préparer et avec peu d'ingrédients.

L’après-midi, ils vont se promener dans le Clos Venceau et les enfants reviennent si sales que la jeune femme doit leur faire la grande toilette. Certes, elle n’est pas chez elle et en a parfaitement conscience. De plus, elle se dit qu’un homme tel que Julien ne mérite surtout pas qu’on se moque de lui.

La nuit commence tout juste à tomber quand Julien est de retour.

— Mais vous êtes seul ! s'exclame Louisa.— Rassurez-vous, votre époux sera bientôt là.— Pourtant, il ne m’avait pas dit…— Cela s’est décidé tout à coup, au moment où nous

arrivions à la patte d’oie. Comme je le lui avais suggéré tout à l’heure, il est simplement parti voir le Maire de Lontru.

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— C’est vrai… acquiesce-t-elle.— Cela sent bien bon ici, dit Julien.— Oui… Je me suis permise de…— Et vous avez bien fait.À terre, les enfants se traînent. De temps en temps ils

relèvent leur jolie frimousse vers l’inconnu qui dialogue avec leur mère.

Comme ils semblent heureux sous ce toit bienveillant !

— Vous mangerez sans moi, dit alors Julien. Votre époux ne va pas tarder. Après une telle journée, il doit être affamé.

— Mais nous vous attendrons… Vous aussi !— Ce serait trop long. Dans mon fichu métier, voyez-

vous, les journées n’ont jamais de fin.Au moment où Julien se prépare à sortir, la jeune

femme lui pose encore cette question qui la chagrine :— Dites-moi Monsieur, mon mari vous a-t-il donné

satisfaction ?— Il m’a l’air « bosseur »...— Vous le prendrez donc encore demain ?— Bien sûr ! Et peut-être même davantage…— C’est qu’il était tellement fatigué aujourd’hui. J’ai

eu très peur, vous savez. Je me suis dit : « jamais il n’aura la force…»

— Votre mari est courageux, Madame ! Vous vous in-quiétiez à tort. Du reste, je ne suis pas un bourreau…

Puis Julien s’éloigne en sifflant. La marmite, sur le coin de la cuisinière, chauffera

longtemps. Trop. Et ce n’est pas le ragoût, réduit de moitié, qui pose problème à Louisa. Non... Deux heures plus tard son époux n’est toujours pas revenu.

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— Vous pleurez Madame, s’exclame-t-il quand il la voit dans cet état.

— J’ai peur qu’il ne soit arrivé malheur.— Votre mari a sans doute été retenu quelque part.— Peut-être, mais j'ai peur.— Patientez encore… Julien se tourne vers les enfants qui semblent tout

aussi inquiets que leur maman.— Alors, mes petits hommes, êtes-vous bien chez

moi? Il y a beaucoup de choses à voir ici, vous savez. Votre maman vous a sans doute montré les lapins, les poules, les cochons…

Le silence persiste, entrecoupé par les pleurs contenus de Louisa.

— Mais vous n’avez même pas soupé ! s’exclame Julien.

— Rien ne passerait, dit-elle.— Même pas un petit bout ?— Même pas.— Vous n’avez pas l’habitude des séparations ?— Mon mari a peut-être eu un accident…— Un accident ? Mais quel accident voyez-vous dans

sun tel trou perdu ? S’il s’agissait de vous, une si jolie femme, ce serait compréhensible. Mais un homme, ça se défend. Allez, ne vous tourmentez pas, je vous promets qu’il ne lui est rien arrivé !

Julien a beau tout faire pour la rassurer, Louisa a de trop bonnes raisons d’avoir peur. Mais il ne le sait pas.

— Si vous êtes d’accord, lui dit-il, je vous propose d’aller moi-même à sa rencontre tout à l'heure.

Chaque seconde qui passe aggrave la situation. D’un simple regard Louisa le lui fait comprendre.

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Juste le temps pour Julien de mettre ses bidons de lait dehors.

— C’est pour le laitier, voyez-vous. Tous les matins, il les vide dans sa grande citerne.

« Vite, se dit Louisa, qu’il en finisse avec ses bidons ! Julien est sorti. Dehors il fait nuit noire. Louisa passe

la tête par la porte entrouverte, regarde attentivement les quelques formes qui se dessinent alentour. Elle grelotte.

Puis le portail grince à nouveau et Julien réapparaît.— Cette fois j’y vais ! dit-il.Il est là, debout devant elle, et la regarde sécher ses

larmes.— Monsieur, ose-t-elle… Merci de tout mon cœur !Et comme il s’éloigne sur le chemin, elle le supplie

encore :— Surtout... faites attention !Elle demeurera longtemps seule sur le pavé.

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L'AGRESSION

es pleurs habituels de l’aîné de ses fils éveillent Louisa qui, petit à petit, se remémore les évé-nements de la veille. Elle vient de passer la nuit

dans le lit du solitaire du Clos Venceau.L

M. Mathieu et son époux sont-ils bien rentrés ? À terre, aucune couchette n’a été installée et, sur la table, le couvert qu’elle a mis à l’intention des deux hommes n’a pas servi.

Dehors il pleut abondamment, triste temps qui n’ar-range en rien l’angoisse qu’elle sent monter en elle.

Elle se lève, sort, appelle. « Après tout, si ces Messieurs sont là, ils m’entendront

bien », se dit-elle. Ils sont peut-être revenus et, n’osant pas la déranger, s’en sont allés dormir dans le pavillon neuf.

Elle attend encore, mais nul ne répond. Le terrible pressentiment la reprend. Cette fois, elle en a la certitude: on ne l’a pas réveillée parce qu’il s’est passé quelque chose de grave.

Alors elle avance dans la cour, s’arrête face au portail. Et là, elle croit s’évanouir : Mirka git sur le sol, tandis que de sa gueule entrouverte coule encore un mince filet de sang coagulé. L’animal est déjà froid et la pluie bat-tante lustre les poils raides de son corps meurtri au flanc.

Louisa tremble de tous ses membres. L’idée de cet accident, mêlée à la disparition soudaine d’êtres chers, la

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déstabilise complètement. Elle réitère ses appels, mais en vain. Aucun doute ne subsiste plus. Singulière coïn-cidence entre ces événements : ce qui a tué Mirka est peut être aussi la cause de la disparition des deux hommes.

— Mon Dieu, gémit-elle, qu’arrive-t-il donc ? Pour-quoi cette chienne ?

En regagnant le logis elle sanglote. Les deux petits l’attendent dehors, à demi nus. Elle n’a même pas l’idée de les gronder. Tout lui est devenu indifférent. Elle prend ses bambins, les serre fort dans ses bras. Mais ils ne comprennent pas, ils n’en sont pas encore capables ; et ils cherchent par tous les moyens à rompre cette étreinte qu’elle leur impose comme pour se protéger.

Quoi qu’elle n’y tienne pas particulièrement à cause du risque qu'elle leur fait encourir en les laissant seuls, elle recouche les enfants, les enferme à double tour et part à la recherche des disparus.

Après avoir fouillé les moindres recoins de la ferme, elle prend la direction de Lontru. S’attend-elle à les retrouver comme cela, par hasard ? Certainement pas. Une idée lui vient : alerter la police, et vite.

Sur le chemin caillouteux, échevelée et tremblante, elle court à perdre haleine, s’arrêtant souvent pour souffler. Il y a presque six kilomètres à faire pour rejoindre la gendarmerie la plus proche. Il lui faudra donc beaucoup de courage.

À la patte d’oie, exténuée, elle s’arrête. Déjà la pluie ruisselle sur son front, plaquant ses cheveux, taquinant ses cils. Elle n’entend plus que le clapotis des gouttes d’eau touchant le sol et le halètement de sa respiration.

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Prête à repartir, elle hésite. Un bruit insolite se fait entendre, il vient de sa droite. Est-ce une bête en folie ? Elle tend l’oreille, son sang se glace : oui, quelqu’un râle à côté.

Naturellement elle a peur, de cette peur navrante qu’éprouvent souvent les premiers témoins d’accidents mortels. Mais elle ne bronche pas, souhaitant de toutes ses forces que cette plainte insupportable ne se renouvelle pas. L’inconnu, pressentant sans doute une présence salutaire, semble maintenant geindre tout exprès, avec force et continuité. Impossible dès lors pour Louisa de se boucher les oreilles ni même de passer son chemin. Un être humain est bien là, agonisant, à qui elle doit secours et assistance.

Elle traverse la route, écarte les broussailles et voit un homme gisant, la face posée sur une pierre maculée de sang. C’est un miracle qu’il ne se soit pas noyé dans le ruisseau qui coule tout près.

Elle a encore peur, mais moins. Le fait de se trouver plus proche de ce qui l’a effrayée, a comme atténué son angoisse. Elle respire un bon coup.

Mais elle n’a pas encore pu identifier le malheureux, tellement il est défiguré ! Ce n’est qu’au bout de quel-ques minutes qu’elle s’écrie :

— Monsieur Mathieu !Elle lui soulève la tête avec une infinie délicatesse ; et

comme celui-ci ne donne aucun signe de vie, elle insiste :— Monsieur, répondez-moi... C’est moi, Louisa.L’homme a perdu beaucoup de sang, un sang bien

rouge que le ruisseau récupère. De multiples contusions affectent son visage. Au premier abord, il est très difficile de localiser le siège de la blessure. Ce n’est que bien plus

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tard qu’elle verra ce trou, de la grosseur d’un pouce, juste derrière l'oreille de Julien.

Elle réalise qu’elle n’a plus de temps à perdre si cet homme doit avoir encore une chance de survie. Son pouls bat si faiblement ! Elle se dévêt de son châle, l’en couvre et, comme s’il avait pu l’entendre, lui chuchote à l'oreille:

— Je vais chercher de l’aide, Monsieur… Je reviens. Elle regagne le chemin et, de nouveau, le râle se fait

entendre. Louisa court comme une folle, trébuchant par instants.

À Lontru elle réveille tout le monde, si bien qu’une demi-heure plus tard une foule de curieux arrivent sur les lieux pour assister au sauvetage de Julien Mathieu.

On ramène ce dernier à la maison, sur la charrette d’un paysan, que Louisa comme tant d’autres suivent en cortège. Au Clos Venceau, trois hommes forts portent le malheureux sur son lit, passant et repassant devant la chienne morte sans même s’en apercevoir. Sur le portail, de nombreux badauds se sont vautrés. Ils veulent tout voir et tout savoir. Le Maire intervient fermement :

— Eloignez-vous ! Vous n’avez rien à faire ici…Il a fait sortir les enfants et même, craignant le pire,

remis un peu d’ordre au logis. Le docteur doit arriver d’un instant à l’autre. Seul le Curé est à l’intérieur, donnant l’extrême onction.

Dehors, Louisa fait les cent pas. « Pourvu que…» se dit-elle. Elle est tellement préoc-

cupée de l’état de Julien qu’elle en oublie presque son époux, ce pauvre homme qui, tout de même, n’a encore donné aucun signe de vie.

Le docteur arrive. Petit bonhomme trapu à lunettes, pataud et sympathique, il est le genre même du bon

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médecin de campagne. Il demeure plus d’une heure auprès du blessé. Un temps qui paraît une éternité. Quand il sort, Louisa surprend sur son visage un sourire discret qui semble vouloir dire : « N’ayez crainte, il va s’en sortir ! » Comme elle est étrangère à ses yeux, c’est le curé qui reçoit les premières paroles du médecin et qui les lui redit :

— Il s’en tirera, Madame. Il est simplement sous l’effet du choc et de tout ce temps passé dehors. Si vous le voulez, suivez-moi... Je crois qu’il reprend conscience.

Le curé les laisse seuls. Julien a la tête bandée mais il comprend tout ce qu’elle dit. D’ici quelques minutes il reparlera.

— Mon pauvre Monsieur, le plaint-elle, encore un peu et je vous retrouvais mort. Vous m’avez fait très peur, vous savez...

Le jeune homme acquiesce de la tête. Puis il fait com-prendre qu’il a soif. Après qu’on l’ait servi, il parle.

— Le lâche ! dit-il. Il m’a salement arrangé !— Vous savez qui c’est ?— Non. Et c’est ce qui est grave. Quelqu’un me roue

de coups, m’assassine, et je ne sais même pas pourquoi !— Comment cela vous-est-il arrivé ? demande-t-elle.Julien ne dit rien. Elle ajoute :— Et mon mari, l’avez-vous revu ?

Ce qui la chagrine le plus c’est que la mésaventure de Julien soit intervenue avant qu’il ait pénétré dans Lontru, de telle sorte que l’énigme subsiste.

— Je n’en ai pas eu le temps, dit Julien. Tout est arrivé si vite. Je vais vous raconter…

— Ne vous fatiguez pas, vous êtes encore si faible !

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— Ça ira, dit-il. Puis il poursuit : « Arrivé où on m’a trouvé, j’ai eu la surprise de me voir barrer le chemin par un individu que je distinguais mal mais qui, néanmoins, ne me semblait pas totalement inconnu. Cela ne dura qu’un instant et je n’eus même pas le temps de crier car sa poigne de fer s’abattit sur moi. Un corps à corps s’ensuivit. Bien que je sois solide, il s’acharna sur moi et rapidement me fit perdre pied. Une fois à terre, il me cribla de coups, jurant et soufflant en même temps. Puis, petit à petit sa voix devint de moins en moins audible et je sombrai dans l’inconscience.»

Louisa demeure soucieuse. — Ah ! Madame, si j’avais pu un jour penser qu’il

m’arriverait semblable chose ! Cela dépasse la raison. Questionnez tout le monde ici : je n’ai pas d’ennemi.

— C’est vous qui le dites, mais l’ennemi est souvent un ami masqué.

— Pas pour moi : je vis seul. Personne n’a jamais eu à se plaindre de moi.

— Même entre fermiers ? Pour des questions de terres... de clôtures ?

— Je ne suis propriétaire de rien ! Juste gérant…

Louisa ne doute pas un instant de sa sincérité. Qui pourrait, du reste, être l’ennemi d’un tel homme ? Elle se demande comment elle va s’y prendre pour lui révéler la mort tragique de sa chienne. Mais rien ne sert d’attendre.

— Je vais sans doute vous faire bien du chagrin, dit-elle, mais il faut absolument que je vous parle de…

— Dites ! Au point où j’en suis, je suis capable de tout entendre. Il s’agit de ma mère n’est-ce pas ?

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— Non, rassurez-vous ! C’est votre chienne qui est morte!

De grosses larmes coulent alors sur les joues du jeune homme.

— Morte ! Balbutie-t-il. Mais elle n’était pas malade !

Pour une peine, c’en est une ! Mirka était son unique compagne. Il y avait entre eux plus que de l’attachement.

— Il ne s’agit pas de maladie, précise Louisa. Elle a reçu des coups. Je l’ai trouvée ce matin près du portail. C’est probablement cette nuit que l’assassin…

— L’assassin ! s’écrie Julien. Cet être ignoble qui, après avoir abattu le maître, s’en est pris lâchement à cette pauvre bête.

— Vous pensez qu’il s’agit du même homme ?— Bien sûr ! Qui voulez-vous que ce soit ? Sinon...

quelle coïncidence n'est-ce pas ? — Certes ! dit-elle.— Et cette nuit, Madame, n’avez-vous rien entendu ?

C’est curieux que Mirka n’ait pas aboyé…— Je dormais si bien…— Je ne vois vraiment pas pour quelle raison on

s’acharne ainsi sur moi.

Julien réfléchit longtemps puis :— Et vous, Madame, que pensez-vous de tout cela ?

dit-il.Elle hoche la tête. Il continue :— Eh oui, cela ne nous éclaire pas sur la disparition

de votre mari. À moins qu’il n’y ait aussi un lien avec ce qui m’est arrivé...

— Non, il n’y a aucune raison ! dit-elle.

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— Simple hypothèse, Madame… Mais il me vient une idée. Si je suis dans l’incapacité de poursuivre les recherches, peut-être que vous…

— Plus tard, Monsieur ! Vous avez besoin d’aide et je suis là. Après tout, n’est-ce pas moi qui suis la cause de tous vos malheurs ?

— Le destin, Madame.— Un destin qui, sans moi, vous eût été moins fatal. — Ne vous sentez coupable de rien. Après tout, que

ce soit à la patte d’oie ou chez moi, mon agresseur m’eut abattu de la même façon. Il sait trop bien ce qu’il veut, le bougre ! C’était prémédité. Avec ou sans vous, Mirka n’aurait pas été épargnée.

— Je m’en veux pourtant, si vous saviez !— N’y pensez plus maintenant… Allez à Lontru !

Demandez des nouvelles de votre mari, c’est le mieux que vous ayez à faire à présent. Passez tout de suite chez le Maire et, si vous le voulez, laissez-moi les enfants !

— Dans votre état ? Ils vous fatigueraient.

*

Louisa s’absente alors deux bonnes heures pendant lesquelles Julien se libère de tout son désespoir.

Quand elle revient, elle se montre si triste et déconcertée qu’il comprend vite son échec. Il ne la questionne même pas. Naturellement il y a bien la police, à laquelle il n’a pas encore eu recours. Mais Louisa l’arrête :

— Attendons ! De toute façon je vais devoir m’en aller. Je ne voudrais plus maintenant abuser de votre hospitalité.

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— Où iriez-vous sans le sou avec vos deux petits ? — Je n’ai pas le choix.— Et si je vous demandais de rester quelque temps

encore pour m’aider à me retaper ?— Ici ? Tous les quatre dans cette unique pièce ?

Ce ne serait pas convenable, Monsieur.— Vous dormiriez en haut, dans le pavillon neuf !Louisa se montre fort embarrassée. Cependant, n’est-

ce pas un peu ce qu’elle attend ?Julien reste alité plusieurs jours encore et Louisa

accomplit de son mieux les travaux quotidiens de la ferme. Leurs rapports demeurent distants.

Frérot ne revient toujours pas et le Clos Venceau, après ces heures tragiques, reprend sa quiétude d’antan.

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L'ÉTRANGE DISPARITION

orsque son état s’améliore, Julien cède à ses hôtes le confort de son modeste logis, se contentant pour sa part d’une couchette installée à même le

sol dans le pavillon neuf. Chaque matin, avant que la famille ne se réveille, il inspecte le bétail et le matériel agricole. Pour tout dire, il redoute encore les méfaits de son mystérieux agresseur.

LAujourd’hui, rien ni personne ne manque au Clos

Venceau. N’est-ce qu’un sursis ou l’inconnu les a-t-il définitivement oubliés ? Tôt ou tard on le saura. En attendant, finies les promenades matinales ! Julien n’a plus la paix d’autrefois et se comporte presque comme une bête traquée. Les passions les plus grandes s’effacent souvent ainsi quand l’incertitude du lendemain envahit l’esprit. S’il n’est plus le même, il le sait. Et même qu’en cas de danger imminent, il est devenu capable des excès les plus regrettables.

Au moindre bruit il sursaute, son cœur s’emballe et longtemps après il le sent battre encore douloureusement.

Il fait bien bon en ce matin de juin, le soleil n’est pas très chaud, la fraîcheur tarde à partir. Il s’assied sur le banc, juste en face du logis. D’habitude Mirka est là, à quelques mètres de lui, se démenant dans l’attente des premières caresses. À présent, tout est triste à mourir. Une larme coule sur sa joue.

— Le café est servi ! crie Louisa.

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Il entre. Le café fume sur la table autour de laquelle, mal éveillés, les enfants attendent patiemment qu’on les serve. Il prend le temps de les embrasser, comme il le fait chaque jour avec de plus en plus d’affection. Mais ces petits n’ont d’yeux que pour la table et ça le fait bien sourire. Quoi qu’éduqué différemment il se revoit en eux.

Louisa est, à ses yeux, une vraie maman et de surcroît une femme douce et jolie. La solitude a longtemps placé Julien en marge de la société. Aujourd’hui, en dépit de l’incertitude dans laquelle il se démène, il apprécie cette compagnie providentielle.

— Avez-vous passé une bonne nuit ? dit-il.— Pour ne rien vous cacher, j’avouerai que j’ai mal

dormi. Je ne sais pourquoi, depuis quelque temps, j’ai de nombreux cauchemars. Hier j’étais prisonnière d’une sorte de monstre. Cette nuit c’est vous que j’ai revu, le visage maculé de sang. Peut-être suis-je sotte, mais cela m’inquiète.

— Après les événements que nous venons de vivre, dit Julien, c’est normal.

— Sans doute. Mais tout de même, j’ai le pressen-timent que rien n’est fini, qu’il va encore se passer des choses.

— Vous êtes fatiguée, Madame. Et puis… Ne seriez-vous pas un peu superstitieuse ?

— Peut-être... Mais il y a en nous une intuition que la raison ne peut ôter... Comme un œil qui vous regarde sans cesse et contre lequel vous ne pouvez rien. Savez-vous que ma mère avait rêvé sa mort ? N’est-ce pas étrange ?

Julien l’écoute attentivement. Tout en elle lui plaît. Sa voix, chaude et convaincante, ses gestes simples et gra-

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cieux. Et surtout cette naïveté qu’il découvre dans ces aveux prémonitoires…

— Bien sûr, cela est étrange, concède-t-il. Mais qui peut dire qu’il s’agit d’une manifestation surnaturelle ? Moi je pense plutôt à la coïncidence. Tous ces rêves ne sont que résurgence d’un passé douloureux et la superstition relève d’une tension nerveuse exacerbée. Rassurez-vous ! Ici vous êtes en sécurité, rien ne peut vous arriver.

— Oh ! S’il ne s’agissait que de moi… Mais j’ai peur pour mon mari, surtout pour lui. Reconnaissez qu’il y a tout de même de quoi s’inquiéter. S’il ne lui était rien arrivé, pensez-vous qu’il n’aurait pas donné signe de vie?

Comme à chaque fois qu’elle évoque le souvenir de son époux, elle se met à pleurer.

— Etes-vous croyante ? dit Julien comme pour faire diversion.

— Bien sûr ! dit-elle.— Pourquoi donc ce "bien sûr" ? Il n’y a rien de

"moins sûr" que votre "bien sûr" !— Ma mère l’était déjà ; mais elle, elle pratiquait.

Avant mon mariage j’aurais pu aller à la messe tous les dimanches. Hélas… J’étais tellement insouciante ! Quand on est jeune, on ne sait pas… Je me rattraperai plus tard lorsque mes enfants seront grands. Mon mari n’y tient pas tellement, mais tant pis. Lui, ne croit pas et se moque de moi quand je parle du bon Dieu. Il dit que c’est une comédie. Pensez-vous comme lui ?

— Moi je ne suis pas croyant, mais je n’approuve pas cette façon de se comporter de votre époux. Même entre mari et femme, la liberté religieuse devrait exister.

Un long silence passe. En souriant Julien ajoute :

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— D’ailleurs, quand il reviendra, je le lui dirai ! — Oh vous savez, il n’est pas méchant. Il n’aime pas

les riches ni les curés et sur ce plan-là je ne dis pas qu'il a tort. Mais pour en revenir à la foi et aux mystères, reconnaissez qu’il se passe tout de même des choses étranges, que la raison ne peut expliquer.

— Certes !— J’avais une tante, Monsieur, qui possédait un

pouvoir magique. Oh ! Je sais que vous ne me croirez pas…

— Dites ! Elle hésite un instant.— Elle guérissait les rhumatismes, dit-elle.— Tiens donc, et comment ça ?— Vous allez sourire, je sais... mais c’est vrai. Elle

s’asseyait devant une icône de la vierge, une bible sur les genoux, tandis que la personne se plaçait à ses côtés et livrait sa partie à soulager. Ensuite un rituel commençait. À voix basse elle parcourait de vieilles pages jaunies et ça n’en finissait pas. Sa main droite, entourée d’un gros chapelet noir, distribuait des onctions. Presque toujours le miracle se produisait instantanément. Le tordu se redres-sait, les mains déformées redevenaient normales. Tout le monde était bien obligé d’y croire ! Et la réputation de cette guérisseuse sortait même des frontières. On venait la voir de Belgique et d’Allemagne pour se faire guérir de maux incurables. Ce que je vous dis là, bien sûr je l’ai appris des vieux de l’époque. La seule chose dont je me souvienne c’est qu’un jour, alors que j’étais allée chez elle en compagnie de mon père, elle nous fit mettre à genoux et pria sur nous à voix haute. J’en eus des fris-sons... Je la revois encore, comme si c’était hier.

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Ce genre de récit n’inspire guère Julien.— En effet, dit-il, tout cela est bien mystérieux.Il n’a jamais vu le moindre miracle et s’il s’en pro-

duisait un seul, sans doute le classerait-il aussitôt dans le domaine de la charlatanerie. Du reste, il a souvent remar-qué que ces choses extraordinaires se déroulent toujours dans le passé, de sorte que l’imagination a eu largement le temps de les façonner à sa guise. Mais il accepte Louisa avec sa part de chimères. Mal à l’aise cependant, il lui remet les pieds sur terre.

— Aujourd’hui je vais aux champs. Je ne rentrerai que dans la soirée.

— Vous n’avez pas peur ?— À quoi cela servirait-il ? Il me faut bien travailler.

Et puis, la journée, je ne pense pas qu’il y ait grand danger. C’est plutôt à vous que je recommande d’être prudente.

— Je le serai.— Puis-je vous demander un petit service ? — Tout ce qu’il vous plaira, Monsieur.— Voudriez-vous me préparer ma besace ?— Votre besace ? Mais c’est quoi ?— Ah oui... Une besace. Pourtant, ne m’avez-vous

pas dit que vous veniez de la campagne ?— C’est vrai, mais mon père était ouvrier d’usine.— La besace… c’est le sac dans lequel je mets mes

provisions pour la journée.Louisa lui prépare donc sa besace et il part, non sans

lui avoir prodigué ses recommandations :— N’ouvrez à personne ! Ne vous affichez pas trop

au dehors ! Les curieux se feraient un malin plaisir de jaser sur nous.

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— Je n’ouvrirai pas. Mais si c’était mon mari ?— Il saura bien se faire reconnaître.Là-dessus il attelle ses deux meilleurs chevaux à la

faucheuse, s’installe confortablement sur le siège et lance le traditionnel "Dia-hue !" paysan. Dans un bruit de tonnerre l’embarcation s’éloigne sous les yeux attentifs de la belle Louisa.

*

Julien s’est promis de ne pas rentrer au logis les mains vides. Pour une fois il a l’occasion de faire plaisir. En célibataire endurci et maladroit, il cherche longtemps dans les rayons de la mercière de Lontru avant de se décider à acheter.

Après avoir payé avec le billet qu’il garde en réserve pour les bonnes œuvres, il tente alors de savoir si le petit homme répondant au signalement de Frérot n’est pas passé par là. Hélas ! Nul ne l’a vu.

*

— Bonsoir tout le monde ! dit Julien en posant sa besace sur la table.

— Bonsoir, répond Louisa. Avez-vous bien travaillé ?— Comme jamais ! Et vous… Rien de neuf ?Louisa baisse la tête, ce qui signifie clairement que

Frérot n’a pas montré le bout de son nez et que l’espoir de le retrouver s’amenuise.

— Vous avez du courrier, M. Matthieu, dit-elle.Julien reconnait l’écriture fine du Baron et, comme il

connaît déjà le contenu de la lettre, il ne l’ouvre pas.

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Louisa s’en étonne :— Il s’agit peut-être de nouvelles importantes, ose-t-

elle.— Non ! Mes patrons m’annoncent leur prochaine

visite, voilà tout. Chaque année il en est de même. À pré-sent, il faut que je vous laisse encore, j’ai du travail. Dînez sans moi… Au fait, regardez dans ma besace, il y a quelque chose pour vous trois.

Elle n’a pas le temps de le remercier, il est déjà dehors.

— Oh Dieu, quelle folie ! s’exclame-t-elle. Il est trop bon, il va se ruiner pour nous. Voyez mes chéris ce que Monsieur Julien vous a ramené !

Pour l’instant les enfants ne voient que trois paquets bleus. Le plus important revient à Louisa. C’est une chemise de nuit rose, avec de la dentelle en abondance. Pendant que ses gosses s’acharnent sur leur trésor, elle enfile l’habit, se disant que jamais son mari n’aurait eu un tel geste à son égard. Elle connaît Julien depuis si peu de temps ! Faut-il donc qu’il lui fasse vraiment con-fiance. Elle éprouve alors une sorte de honte qui réveille en elle bien des choses de son passé.

Petit Pierre réagit le premier :— Maman ! Un « pisson », un « 'tit pisson » !Piétinant de bonheur, l’enfant montre le blason du

gilet rouge qu’il vient de tirer du paquet.— Et moi « un cazeau ! » dit Marc presque en même

temps.

*

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Louisa s’avance gauchement vers Julien pour le re-mercier.

— Je vous embrasse, dit-elle. C’est trop gentil…Surpris et gêné à la fois, le jeune homme devient tout

rouge.— Voyons Marc, tu ne dis pas merci à M. Julien ?

reprend Louisa.Mais le garçon est trop occupé. Il essaie tant bien que

mal d’enfiler son beau gilet sans y parvenir, et pour cause : il confond la manche et le col !

— Et toi, Pierre ? Allez…Pierre hésite. Sa mère le saisit alors sous les bras et le

tend à Julien qui, d’un geste de la main l’écarte gentiment.

— Laissez les donc, ils sont petits…Julien prend ensuite la lettre du Baron et la parcourt

lentement, ne manifestant aucune surprise face à l’inquié-tude qu’expriment une nouvelle fois les De Poluk quant à sa paresse épistolaire. Du reste, comme il est d’usage chaque année pour la moisson, ses patrons l’autorisent à recourir aux services de Marguerite, une vieille fille de Lontru.

« C’est regrettable », se dit Julien en songeant à Louisa : il a, en elle, sous la main, la personne qu’il lui faut.

Après avoir escamoté la formule de politesse, il sou-pire :

— Dommage…— Mauvaise nouvelle ? demande Louisa.— Non, je suis simplement désolé. Je pensais à vous.

Que vous auriez pu très bien faire l’affaire. Et que je vais devoir encore et toujours prendre la Marguerite…

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Louisa comprend mal et sourit à l’évocation de cette Marguerite.

— Après tout, dit-elle, je puis peut-être vous aider. Dites toujours !

— Je ne le crois pas, Madame. Ce dont j’ai besoin c’est d’une personne pour la moisson ; et tous les ans le baron me flanque cette vieille fille sur le dos. Le pire c’est qu’elle n’est plus capable de soulever le moindre ballot et qu’il l’ignore. Allez me dire pourquoi, à plus de soixante-dix ans, une personne percluse de rhumatismes, qui s’accroupit à tout moment pour souffler, s’entête à vouloir travailler ?

— C’est sans doute qu’elle a besoin d’argent. — Fichtre ! En ce qui la concerne, croyez-moi, ce

n’est pas par besoin qu’elle travaille, mais par avarice. Si je vous disais qu’elle est riche à millions et même propriétaire d’immeubles à Paris, me croiriez-vous ? Toute sa vie elle n’a misé que sur l’argent. Même si, avec moi elle gagne peu, elle n’en a cure : un sou est un sou.

— Vous n’en avez jamais rien dit à vos patrons ?— C’est qu’elle leur est liée plus que vous ne l’ima-

ginez. Entre riches, il y a une certaine complicité. Et puis, avec le salaire que je lui donne, qui pourrais-je mettre à sa place ? La bonne main d’œuvre, ça se paie !

— Si vous aviez été marié, Monsieur, vous n’auriez pas eu ce problème !

Il fronce les sourcils…— Peut-être, dit-il, mais les enfants, qu’en faites-

vous ? Il faut avoir les moyens de les faire garder.— Il y a des moyens… pour ne pas en avoir.— Je suis contre ça ! Se marier et refuser les enfants,

cela n’a aucun sens.

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— C’est étrange, poursuit-elle. Moi je vous vois très bien avec des enfants. Vous êtes si bon !

— Non ! J’aime les enfants, c’est vrai. Mais un pay-san n’est pas un homme comme un autre : le mariage n’est pas fait pour lui.

Louisa s'étonne :— Ainsi, si vous n’avez jamais songé à prendre fem-

me, c’est à cause de cela ?— En partie… Parce qu’il faut de l’argent pour se

payer une aide ! Ainsi la maman peut rester au foyer et élever ses enfants. Je connais certes des paysans pas très aisés qui ont des gosses. Faut voir la vie qu’ils mènent ! Moi je dis que ces petits ont besoin de la présence de leurs parents. N’allez surtout pas croire que je ne suis pas comme tout le monde. J’ai eu mes amourettes ; et à un moment ou un autre j’ai dû, moi aussi, songer au mariage. Mais ce qui m’a toujours fait hésiter, c’est mon caractère. Je ne suis pas assez superficiel, j’aime trop aller au fond des choses. Je suis persuadé qu’aucune fille n’accepterait de vivre avec moi.

— Qu’en savez-vous ?Louisa parle beaucoup... pour elle. Julien s’en aperçoit

et ses joues s'empourprent. Mais il se dit que peut-être, s'il lui plaît comme ça maintenant, elle pourrait très bien revenir à d'autres sentiments. A-t-elle seulement compris qu'il n'est pas un homme semblable aux autres ? Que l'amourette ne saurait lui suffire.

— En dépit de l'apparence, reprend-il, je suis très exigeant.

— Difficile ?— Pas au sens où vous l'entendez. Une exigence inté-

rieure. Je vous l'ai dit : je n'aime pas la superficialité.

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Parler de la pluie, du beau temps… Tout cela m'ennuie. J'aime penser. Voir plus loin que le bout de mon nez. Et puis j'aime aussi la simplicité et je ne me sens pas du tout fait pour vivre dans des salons où l'on enfile les chaus-sons avant d'entrer. Une telle personnalité peut-elle trou-ver pointure à ses pieds ? Vivre ainsi suppose une com-munion entre époux, un dialogue. Saint-Exupéry ne dit-il pas : « Aimer c'est regarder ensemble dans la même direction » ?

Hélas ! Combien sont-ils, ces couples qui ne se posent même pas la question ? Qui se gargarisent de futilités, d'espoir de posséder davantage… tout et tout de suite ? Me suivez-vous ?

— Oui, dit Louisa en souriant. Enfin, je comprends ; mais c'est si beau ce que vous dites ! On voit que vous êtes instruit, vous...

Instruit ? Peut-il l'être, lui qui n'a jamais ouvert un seul livre de sa vie et dont la scolarité s'est arrêtée peu de temps après ses quatorze ans ? Il n'a aucune connais-sance ; ce qu'il sait, il ne le doit qu'à son expérience et à son bon sens.

— Vous allez me trouver vieux jeu, dit-il !Louisa fait l'étonnée, mais il poursuit :— Si, Madame ! Et c'est bien normal. Vous avez

devant vous un homme qui passe son temps à méditer... Ne lui en tenez pas rigueur : il est heureux comme ça !

— C'est vrai que vous avez l'air heureux... — Et vous, Madame, l'êtes-vous ?Julien gaffe et il le sait.— Oui, dans votre situation... précise-t-il. Quoi que

rien ne soit perdu. Avant, dites-moi, étiez-vous heureuse?

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Le mal qu'il lui fait semble si grand que Louisa baisse la tête et sort son mouchoir.

Impardonnable Julien ! C'est fou ce qu'il s'en veut. — Je vous prie de bien vouloir m'excuser, dit-il. Je ne

voulais pas vous blesser.Leurs regards se croisent. L'un exprime le regret,

l'autre une forme de désespoir. Mais au fond, est-ce réellement du désespoir ? Elle

aime son mari, ce serait monstrueux d'imaginer le con-traire. Cela dit, allez savoir, vous, avec les femmes ! Depuis de longs jours déjà, Frérot a disparu de la vie de Louisa et que fait celle-ci pour le retrouver ? À plusieurs reprises, Julien lui a suggéré d'alerter la gendarmerie, mais elle s'entête :

— Attendons encore !Pourquoi cette attente ?Les enfants Frérot, jusqu'alors considérés comme

étrangers, ont conquis, au fil des jours, le cœur de Julien. Recevant de lui tant de caresses et pas moins de gâteries, ils l'assaillent maintenant pendant ses rares moments de loisir. Avec amour il leur chante des chansons, fabrique des histoires qui leur font ouvrir de grands yeux pleins de bonheur.

Cependant, il le sait, il faudra bien les voir partir un jour ; et quand il y pense son cœur se serre : Pierre, Marc, Louisa ! Subrepticement ces soleils ont pris place dans sa vie.

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LA MORT D'EULALIE

ulalie Mathieu, dont Julien s'est abstenu de révé-ler l'existence à Louisa, meurt si étrangement que le médecin chargé de constater le décès refuse de

délivrer le permis d'inhumer. Une délégation de la gen-darmerie enquête. Il en ressort très vite que la vieille dame n'est pas morte, comme on l'a d'abord supposé, à la suite d'une chute malencontreuse dans son escalier de cave, mais bel et bien consécutivement à des coups reçus.

ELe maire de Lontru, accompagné d'un conseiller muni-

cipal, est tout de suite venu frapper à la porte du Clos Venceau ; et puisque Louisa, respectant la consigne, n'a pas daigné ouvrir, il a glissé sous l'huis un billet disant ceci : « Mère décédée – Passer me voir – Condoléances – Firmin Laval. »

À son retour des champs, joyeux comme à l'accou-tumée, Julien pressent immédiatement le malheur : Louisa est pâle, les enfants manquent de vie.

— Mais qu'avez-vous donc ? dit-il. Que se passe-t-il ? Louisa lui tend alors le douloureux message.Que d'implacabilité en si peu de mots ! Certes il a déjà

connu bien des malheurs, mais jamais d'aussi durs. Il s'effondre sur une chaise et sanglote comme un enfant. Et ce n'est pas Louisa qui, touchée elle aussi en son cœur, apaisera sa douleur.

À présent, en proie au remords autant qu'à la tristesse, le voici qui court sur le chemin de Lontru. Ses jambes ne

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le supportent plus. Quelque chose de plus fort guide ses pas, le transporte malgré lui. Quoi que sa mère ne se soit jamais bien conduite à son égard, il se fait comme un devoir impérieux de ne pas lui en tenir rigueur. Main-tenant qu'elle n'est plus, il réalise qu'il l'aime encore et bien plus qu'il ne l'aurait soupçonné. Un terrible senti-ment de solitude l'envahit, une boule d'angoisse le prend à la gorge. La loi du sang a le dessus, et les souvenirs reviennent, chargés d'affect. Une clarté singulière tra-verse sa mémoire par intermittence comme le rayon d’un soleil hivernal. Car la perte d'une mère est bien plus qu'une anecdote, il en a soudain douloureusement cons-cience et il se souvient...

Il se souvient que quand il marchait à peine elle l'em-menait promener sur les rives de l'Audry. Miracu-leusement conservés, il a encore à l'esprit cette belle campagne environnante et le souvenir de cette petite main – la sienne – recroquevillée dans celle de sa mère, douce et chaude... Ô trait d'union indispensable à leurs deux vies si intimement mêlées. Ce qu'il la chérissait alors, cette maman ! D'un amour irréfléchi certes, mais tenace ; et elle le lui rendait bien... Jusqu'au jour où elle souffrit tellement des intempérances de son époux qu'elle se mit à consommer plus que de raison. Et rien ne fit autant de peine à Julien, lui qui, dès lors, eut honte des siens : de celui qu'il ne voyait que très rarement et qu'il osait à peine appeler « papa » ; de celle qui le traînait de force derrière elle, partout où elle allait, dans les bars comme dans les boutiques ; elle qui sentait le vin et s'était mise soudain à dire des choses bizarres, au point de faire rire tout le monde sur son passage. À l'époque, on les surnommait les « Teuteu », triste diminutif d'un nom que

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n'aurait jamais dû porter un enfant. Et lequel, de ses géniteurs ou de lui-même, souffrait le plus de la situa-tion? Comme l'adulte, lui, n'avait plus les pieds sur terre, Julien portait seul cette croix d'humiliation.

On pense généralement à tort qu'un enfant vit dans l'indifférence. Or, un bambin… cela souffre bel et bien.

Julien avait à peine trois ans quand il fut blessé par l'attitude d'un groupe de garnements. Sa mère et lui s'étaient rendus à l'épicerie où ils avaient fait quelques achats. Naturellement, Eulalie n'était pas dans sa meil-leure forme, elle avançait péniblement avec ses sacs, faisant de gros efforts pour tenir debout. Mais était-ce une raison pour qu'on la chahute ? Julien marchait devant, déballant son chewing-gum, quand soudain quatre chenapans en culottes courtes sortirent d'une haie en hurlant.

— Maman ! Maman ! cria Julien.La Teuteu vacillait sous les coups. Le sac noir qui

contenait les provisions se renversa sur le sol.— Maman ! Maman !— Sauve-té ! Sauve-té vite mon p'tit ! lui cria-t-elle.Mais le gamin n'en avait pas la force. D'ailleurs n'était-

ce pas sa mère qui gisait maintenant à terre et qu'on battait ? Même à cet âge-là, on n'abandonne pas celle qu'on aime.

Par chance un lontrusois vint à passer et la bande de jeunes prit la poudre d'escampette. On ramassa les com-missions et la Teuteu avec.

De cette atmosphère rude et angoissante, Julien s'ac-coutuma sans se résigner pour autant. Toutes les fois qu'il le pût, à la mesure de ses moyens, il chercha à mettre fin à cet usage abusif de l'alcool dévastateur. Il brisa des

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litres, en vida d'autres sur l'évier. Mais la vieille maman ayant découvert la trahison, planqua son élixir pour consommer en cachette.

Chez les Mathieu les scènes immondes se succédaient. Un enfant pouvait bien mourir à leurs côtés, comme

un chien tapi dans son coin, l'opinion publique s'en désintéressait.

La Teuteu était même vivement appréciée à Lontru. C'était une figure du village, avec son gosse qu'on montrait du doigt sans pitié. Jadis elle avait été belle et intelligente. Pourquoi donc un tel bouleversement dans sa vie ?

C'est la question que Julien se pose à présent. Tout d'abord il lui faut comprendre le « pourquoi » de cette union manquée. Du mariage absurde de ses parents fan-tômes. Mais est-ce bien utile ? La vie ne va-t-elle pas ainsi, comme un chemin emprunté au hasard ? À quoi bon épiloguer sur des pas ? Rien ne sert d'expliquer l'inexplicable. Quant à juger sa mère, Julien s'y refusera toujours obstinément.

Il se découvre un passé lourd de sens, volontairement inhibé… jusqu’à ce choc terrible : Maman est morte ! Un vide se fait en lui, place vacante pour toujours. Des larmes coulent sur ses joues. Tous les grands départs suscitent ce genre de réaction. Certains êtres ne savent même aimer qu'en de semblables circonstances.

L'enfance d'Eulalie Mathieu a été marquée, elle aussi, par la misère... cette poisse qui décidément s'accrochait à elle comme une sangsue. Très tôt orpheline, livrée à elle-même, elle signa son malheur en s'unissant à un individu qu'elle avait rencontré fortuitement, sans savoir qu'il était alcoolique. Il lui fallut donc un courage exemplaire pour

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faire face à cet homme qui, battant la campagne onze mois l'an, travaillant ici pour un repas, là pour un litre de mauvais vin, ne se soucia jamais des siens.

« Elle est bien plus heureuse comme ça », se dit Julien. Mais il ne peut s'empêcher de se sentir coupable.

Il avait quitté la maison sans même se retourner tandis qu'assise sur sa chaise de paille, sa mère le suppliait de revenir sur sa décision. Depuis, ce souvenir ne l'avait plus abandonné.

Bientôt il arrive chez le Maire où la bonne s'associe à sa peine :

— Soyez pas triste va, Allez... Entrez ! En attendant vous prendrez bien une tasse de café.

— Je vous remercie, mais rien ne saurait passer. M. Laval est donc absent ?

— Rassurez-vous, il va arriver. Le secrétaire de mairie est malade, c'est lui qui fait la paperasserie à sa place.

Julien meurt d'envie de la questionner sur les circons-tances de la mort de sa mère. En même temps il appré-hende la réponse.

— Quel âge votre pauvre maman ? — Soixante-huit ans.— Seulement ? Vraiment pas un âge pour mourir...— Comme vous dites, mais que voulez-vous... La

maladie ça ne pardonne pas.La bonne, assise face à lui, d'un bond s'est levée.— Maladie, dites-vous ? Mais vous n'êtes donc pas au

courant ?— Au courant de quoi ?— M. Laval ne vous a rien dit ?— Non.Quel embarras tout à coup chez la vieille demoiselle !

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— Alors je ne sais si je dois vous dire....Inutile. La porte d'entrée vient de claquer, le toussote-

ment familier se fait entendre.— Berthe ? Où êtes-vous ? interroge M. Laval.— Ici, dans le salon, avec Julien Matthieu.— Ciel ! J'oubliais… J'arrive Julien… J'arrive !Le Maire est un homme âgé, à la physionomie agré-

able en dépit d'une moustache épaisse qui masque la moi-tié de son visage.

— Laissez-nous, Berthe ! dit-il en pénétrant dans le salon.

Une fois seuls, un long silence s’installe. Comment s'y prendre pour annoncer semblable nouvelle ? Tant pis… Il se lance :

— Vois-tu, mon bon Julien, si je t'ai fait venir ici c'est parce que j'ai des choses importantes à te dire. Oui... Et de bien cruelles. Ce n'est pas de gaieté de cœur que je le fais, crois-moi. Enfin, tu es un homme...

Disant cela il se dirige vers l'armoire basse de la salle à manger, ouvre en grand les portes puis se saisit d'un litre d'eau de vie et de deux verres qu'il pose sur la table.

— Julien… Ta mère a été assassinée !Julien accuse le coup sans bouger. — Assassinée ? Mais comment est-ce possible?Le Maire lui tend un verre.— Bois, dit-il, cela te fera du bien...

Julien ingurgite d'un trait le remontant. D'habitude il ne consomme pas d'alcool, trouvant cela infect. Cette fois il ne refusera même pas l'autre verre.

— Nous vivons dans un bien triste monde, soupire M. Laval.

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De grosses larmes coulent sur les joues de Julien. Entre deux rasades de goutte le vieil homme reprend :

— On ne respecte plus les personnes âgées. C'est l'argent qui est cause de tout ça… L'argent qu'on vole quand on n'a pas le courage de le gagner honnêtement.

Julien l'interrompt :— Voler ma mère ? Vous savez comme moi qu'elle

ne possède rien, pas même un objet de valeur.Laval hausse les épaules.— Va-t-en savoir, petit, ce qui se passe dans la tête

d'un bandit. Les personnes âgées restent des proies faciles. Et puis… en général elles ont toujours un peu d'économie.

— Puisque je vous dis qu'elle n'a pas un sou de côté !— Je te crois, gamin... Je te crois.— Sait-on au moins qui est l'assassin ? demande

Julien.— Pas encore, mais les gendarmes ont relevé de pré-

cieux indices.— Ah ! Si je le tiens celui-là ! M. Laval, je vous jure

que je le tue ! C'est un monstre, n'est-ce pas ?— Il sera puni sévèrement, crois-moi, dit Laval.— Puis-je au moins voir maman ?— Si tu y tiens vraiment je te conduis à la morgue.— À la morgue ? Mais pourquoi ne l'a-t-on pas lais-

sée chez elle ?— À cause de l'autopsie, normale dans ces cas-là.

Personnellement je ne te conseille pas de la revoir. Garde en mémoire les bons souvenirs. Vois-tu… ta pauvre mère a été touchée à la tête.

— Vous avez raison : de toute façon cela ne la fera pas revenir. Mais pour les obsèques, que dois-je faire ?

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— Tranquillise-toi, je m'occupe de tout.Julien se confond en remerciements et puis s'en va.

*

L'inhumation de la veuve Matthieu n'a lieu que quinze jours plus tard et dans la plus stricte intimité. Entre temps, plusieurs déclarations pour le moins inattendues sont venues éclaircir le dossier. Maintenant, chacun peut voir, placardé sur le tableau d'affichage de la mairie, le portrait robot de l'assassin. C'est un individu très grand, âgé d'une quarantaine d'années, vêtu d'un manteau gris-cendre. Quoique sans grande conviction, certains pré-tendent qu'il a une moustache noire et qu'il rôde encore le soir aux abords des Trois-Epis.

Elisabeth Brignol, une fillette qui distribue les jour-naux catholiques à Lontru, l'aurait vu la première, précisant même qu'il se serait enfui à son approche. Finalement, son témoignage fait faire à l'enquête un pas considérable ; et tout le pays devient le théâtre d'une étrange agitation. Personne ne sort plus après vingt heures. Le café Caramaux a perdu son affluence habi-tuelle. Dans la cour de l'école primaire, les gosses jouent à se faire peur.

Quant à Julien, il ne quitte plus la ferme et sa tristesse s'apaise avec le temps. Les obsèques se déroulent sans problème comme le lui a promis Firmin. Le corbillard se présente, une petite demi-heure avant la bénédiction. On installe le cercueil sur les tréteaux dans le chœur de l'église tandis qu’un homme en noir apporte une couronne de fleurs artificielles : celle des indigents, offerte par le bureau d'aide sociale de la commune. On

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compte sur les doigts de la main le nombre de personnes présentes. À d'autres qu'à Julien cela aurait pu être choquant. Mais lui, il ne s'en étonne même pas. Il sait trop combien la défunte était mal aimée.

Seul sur le premier banc, à deux pas du cercueil, il suit attentivement le court cérémonial.

— Souhaitons le repos éternel à cette femme que la souffrance n'a pas épargnée ! dit l'abbé en guise de conclusion.

Un sursaut de révolte traverse alors Julien. « Décidé-ment, se dit-il, ce prêtre a bien peu d'imagination ! »

Mais déjà tout s'achève et Julien se retourne. Le cer-cueil, porté par quatre hommes forts, sort à présent de l'église. Un petit cortège se forme qui traverse lentement le pays. Le curé est là, lui aussi, entouré de ses deux enfants de chœur en surplis noir et blanc.

Au cimetière Julien remercie chaleureusement les porteurs, leur glissant au passage un petit pourboire. Puis, sans même attendre que le trou soit entièrement rebou-ché, il s'en retourne au Clos Venceau.

« N'ayez crainte, Matthieu, lui a dit l’un des fos-soyeurs, je vous arrangerai ça bien ! »

Qu'importe ! Les morts ne se soucient pas de leur sépulture. Ce sont les vivants qui, pour apaiser leur conscience, rachètent l'amitié qu'ils n'ont pas su donner en apportant leurs couronnes et leurs plaques !

À la pensée que sa mère n'ait eu que la seule gerbe des indigents, Julien éprouve même une certaine fierté. Pour une fois, rompre avec cette pratique absurde n'est pas pour lui déplaire. Il se dit qu'il ne suivra jamais le troupeau… Que sa mère n'aura pas de tombeau. Pas même ce simple entourage en béton que font poser les

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familles pauvres. Eulalie disparaîtra de sa vie pour laisser dans son cœur l'essentiel. Il ne lui portera pas non plus de fleurs puisqu'elle ne les verrait pas. Bien des passants de Toussaint, les bras chargés de chrysanthèmes achetées à bas prix au supermarché du coin, ne manqueront certes pas de le critiquer en passant devant la tombe aban-donnée, mais il s'en moque ! Dans sa retraite du Clos Venceau, loin des bien-pensants il vivra heureux. Tandis qu'il marche sur le chemin caillouteux, il se met encore à rêver tout haut :

« Ah ! Si chacun pouvait voir clair ! Mais, bon Dieu, la mort n'est rien, ce qui compte c'est ce qu'on a fait avant. N'est-ce pas maman ? Mais comment le dire à tous ces endormis ? Leur crier haut et fort qu'ils ne sont qu’égoïstes, que leurs dévotions n'ont pas de sens et qu'en croyant faire plaisir aux autres c'est eux mêmes qu'ils gratifient… Quelle évidence ! »

Le Clos Venceau approche.Julien est fatigué.Louisa est là qui l'attend.— Allez, venez prendre quelque chose, dit-elle. — Non... Pas maintenant.— Alors vous vous reposerez et pendant ce temps,

pour vous épargner le bruit de mes deux petits «chena-pans », je les emmènerai promener dans le clos.

Sans même ôter ses vêtements, Julien s'allonge sur le lit. Louisa le laisse seul. Quand elle revient, deux bonnes heures plus tard, il n’a pas fermé l’œil. D'emblée il remarque qu'elle a un visage anormalement rouge.

— Madame, regardez-moi... Quelque chose ne va pas ?

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Elle se dérobe à son regard.— Parlez, je vous en prie ! supplie-t-il.Mais comme le silence persiste, il ajoute :— Vous vous ennuyez ici, n'est-ce pas ?Entre deux sanglots elle avoue :— Je crois bien que c'est ça...— Je le reconnais, ma compagnie n'est pas très

agréable, poursuit Julien. Mais il ne faut pas que vous vous sentiez prisonnière. Vous êtes libre, Madame ! Promenez-vous autant que vous voudrez. Jusqu'à présent il fallait être prudent. Maintenant le danger est passé.

— Ne croyez pas que je sois malheureuse ici, dit-elle. Vous êtes si bon pour nous. Voyez-vous, cela fait trop de temps que mon mari a disparu. Aujourd'hui j'ai eu un coup de cafard. Que voulez-vous… Je l'aime tant !

En vérité Louisa ment. Elle est capable d'aimer beau-coup plus que cela. Elle a comme un secret qu'elle ne dira pas.

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L'INCONNU DE LA NUIT

e soir-là, ils se sont couchés tard, après avoir longuement bavardé. Vers les deux heures du matin, un homme étrange frappe à la porte en

criant :C

— Ouvrez-moi, braves gens, je suis le messie !Aussitôt, Louisa qui ne dort qu'à moitié allume la

lumière.— Qui va là à cette heure ? crie-t-elle.L'inconnu insiste, menaçant :— Ouvrez-moi, bon Dieu, ou j'enfonce la porte !Alors elle prend peur ; et devant ses enfants qui

continuent à dormir paisiblement malgré le vacarme, elle saisit un balai, grimpe sur une chaise et cogne au plafond.

Julien dort vraisemblablement.Elle colle sa joue contre la porte, écoute. Son cœur

bat. Dehors, l'homme chante :« Étoile des neiges, mon cœur amoureux, s'est pris au

piège de tes grands yeux... »1 Puis il se tait soudain, et cela dure un bon moment.« Sans doute a-t-il rebroussé chemin », pense Louisa.

Mais elle est vite déçue :— Sacrebleu ! reprend l’homme. Vous n'ouvrirez

donc pas ! Vous faites semblant de roupiller. Allez, ouvrez donc… vous dis-je ! Vous n'avez pas confiance ?

1 Chanson de Jacques Planque

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Alors tant pis, vous l'aurez voulu : je vais vous dire qui je suis !

Le silence de la nuit est revenu depuis de longues minutes quand l’aveu insolite surgit de derrière la porte :

— Je suis le diable !Louisa frissonne tandis qu'il éclate d'un gros rire

cynique.— Oui... Le diable ! Je le suis ! Et vous savez ce que

ça fait… un diable ?De nouveau c'est le calme absolu, puis :— Ça tue !À ces mots la jeune femme s'affole. Elle s'attend, d'un

instant à l'autre, à le voir enfoncer la porte. Alors elle reprend le balai, cogne plus fort au plafond en criant :

— Monsieur Mathieu ! Au secours !Julien a tout entendu. Face à cet ivrogne, il lui semble

plus sage de ne rien faire. Mais le désarroi de Louisa le décide cependant à agir. Il ouvre en grand la fenêtre et à la faible lueur de son chandelier regarde au dehors. L'intrus lui apparaît, en contrebas. Certes il est difficile de reconnaître quelqu'un dans ces conditions ; mais il suffit de si peu de chose ! Et justement… L'homme a une moustache épaisse et un grand manteau noir. Coïnci-dence peut-être. Le sang de Julien se glace. Il a envie de crier. L'autre se manifeste :

— Ouvrez-moi imbécile ! Savez-vous au moins qui je suis ?

— Si je sais… répond Julien. Tu es le diable, mon gars ! Le diable assassin !

— Calme-toi l'ami, je suis porteur d'une grande nou-velle.

— Grande nouvelle ? Mais tu délires !

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— C'est bien, ris... Tu devrais plutôt te mettre à genoux !

— Folie, dit Julien.— Regarde donc le ciel ! Tu ne vois rien ?— Folie !— Mais il est rouge, mon gars ! Rouge comme ton

sang. Cette fois, l'homme dépasse les limites. En bas, dans

le noir, il gesticule, allant du logis au portail en chan-tonnant sa rengaine :

« Etoile des neiges, mon cœur amoureux... » Julien a du mal à retenir sa colère— Enfin, que veux-tu ? s'exclame-t-il.— Te parler, mon gars. Te dire la bonne nouvelle !— Va au diable, déguerpis ! Sinon je te flanque une

balle dans la peau !L'intrus se fâche. Il renouvelle ses menaces et cogne

plus fort sur la porte derrière laquelle Louisa est morte de peur. Julien arme son fusil. Le déclic fait l'effet d'une bombe.

— Bon, ça va... ça va, je m'en vais. Mais tu me rever-ras l'ami, je te le promets.

Bientôt tout redevient calme. Si Louisa se recouche et s'endort, Julien fait de même ; mais le sommeil ne vient pas. Sans cesse il a à l'esprit cet homme : l'assassin vrai-semblable de sa mère.

« Du sang ! Mon sang ! songe-t-il. C'est sans doute un fou. Pourquoi cette chanson ? Le bougre a quelque chose dans la tête, mais quoi ? N'empêche qu'il court toujours et qu'il est dangereux. »

C'est plus fort que lui maintenant, Julien sent qu'il faut agir. Et vite.

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Alors il réveille Louisa et lui dit :— C'est lui, Madame. J'en suis sûr. Je ne peux pas le

laisser filer comme ça.Sous le regard inquiet de la dame, Julien s'éloigne

précipitamment. Elle ne l'a jamais vu ainsi. Dans la nuit, elle l'entend crier :

— Allez, salaud, montre-toi ! Déjà Julien est bien engagé sur le chemin de Lontru. Il

ne distingue pratiquement rien mais son œil est vif. Son doigt tremble d'impatience sur la gâchette du fusil de chasse. Sans doute pour la première fois de sa vie est-il saisi de cette vilaine fièvre qu'on appelle "envie de tuer".

— Sors de ta cachette, monstre ! Je vais t'abattre comme un chien.

Mais l'inconnu a disparu.

*

De retour au logis, encore tout tremblant de colère, Julien retrouve Louisa qui ne masque pas son soula-gement.

— Dieu soit loué, dit-elle, vous êtes là ! J'ai eu si peur. Mais dites-moi, pourquoi tant de précipitation ?

— C'est l'assassin, je vous l'ai dit. Il est dangereux. Après Mirka et moi-même, il s'en est pris à ma mère...

— Quelles preuves en avez-vous ? Cet homme tenait certes des propos bizarres, mais est-ce suffisant pour le déclarer coupable ?

— Des preuves, comment pouvez-vous dire ça ? Moi j'en ai. C'est lui… Vous devez me croire.

Mais Louisa mène un jeu étrange. Sur les questions qu'il se pose, elle pourrait l'éclairer ; car cette voix,

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derrière la porte, elle l'a bien reconnue et les propos insolites de l'intrus, elle en a compris tout le sens. Mais elle n'a pas le courage de parler. Pour l'instant, elle se contente d'apaiser l'agitation de Julien. En dépit d'une sérénité feinte, elle est angoissée et souffre amèrement. De plus, sa vie et celle des petits sont en danger. Mais tout dire risquerait d'aggraver la situation. Julien pourrait le prendre mal et les renvoyer. Elle préfèrerait mourir plutôt que de revenir à ce calvaire passé, ce long exode à travers la campagne. Elle a maintenant un protecteur, un logis et du pain, elle s'y accrochera désespérément, même au prix du mensonge.

Julien ne sert ici que d'intermédiaire. Ça, elle le sait depuis le début. Elle en éprouve même de la honte. Et ce n'est pas pour rien qu'un individu est venu rôder autour de la maison.

Comme elle se découvre ignoble tout à coup ! Julien est tellement bon. Pourquoi cela lui tombe-t-il dessus ?

Il s'est mis sur son passage, voilà tout. Le hasard, rien que le hasard.

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L'HÉRITAGE

irmin Laval demande en souriant : « Tu es bien fils unique, Julien ? — Oui, M. le Maire. Et pour-quoi donc ? — C'est à toi qu'il m'appartient de re-

mettre les clés des Trois-Epis ».F

Mais Julien sait bien que, tôt ou tard, il lui faudra régler la succession et qu'après avoir retiré les frais, il n'en restera plus rien. Aussi, comme il se montre peu enthousiaste, Firmin insiste-t-il :

— Oui gamin, la maison et les quelques ares de terre qui l'entourent... sans oublier le bois de la Suette... Ils sont à toi !

— Je sais, dit Julien, mais avec tous les " à-côté "...— Tu veux sans doute parler des frais de succession ?

Rassure-toi, dans ton cas ils sont quasi négligeables.— Ceux-ci, oui... Mais les autres ? Frais d'obsèques,

d'enquêtes, d'autopsie...— Je vais te surprendre Julien : j'ai obtenu qu'ils

soient pris en charge par la commune. C'est une mesure exceptionnelle bien sûr, mais ô combien justifiée : tout le monde a tellement d'estime pour toi que la décision a été approuvée... à l'unanimité !

Julien est ému, il a de la peine à retenir ses larmes. Bien que l'héritage ne représente pas une fortune, il y tient surtout à cause des souvenirs. De ceux qu'il garde au cœur, bien sûr… même si ce ne sont pour la plupart que des plaies ouvertes.

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*

Quand il revient aux « Trois-Epis », un détail attire son attention : l'un des volets claque au vent et des mor-ceaux de verre sont éparpillés sous la fenêtre.

Le bois de la porte d'entrée a dû travailler : Julien l'ouvre d'un grand coup d'épaule. L'odeur habituelle des lieux abandonnés le saisit à la gorge. Il sursaute même quand un animal à longue queue lui passe entre les jambes avant de disparaître par le trou que sa mère a fait jadis dans le mur pour permettre à ses chats de sortir. De là, le carnivore a ainsi pu gagner l'écurie et se réfugier sous les cabanes à lapins.

Cette maison, tout en torchis, a été rafistolée il y a très longtemps par son père lors d'un de ses rares moments d'abstinence. L'habitation proprement dite n'est en fait que la grande pièce du rez-de-chaussée, dénommée "cui-sine", laquelle sert également de salle à manger et de chambre à coucher. Julien y retrouve, tout près de la cheminée, la belle pendule murale héritée de sa grand-mère et le lit à baldaquin de ses parents ; puis, plus à droite, le poêle « Godin » avec sa provision de bois... et au milieu, la table ronde, recouverte d'une toile cirée qui n'a jamais été changée depuis son plus jeune âge. Non loin du trou à chats, là où sa mère entreposait son eau potable, l'armoire y est encore : meuble de valeur dont le style se marie bien mal avec le plancher troué.

Il y a aussi la porte qui mène à la cave et à l'escalier… soi-disant fatal ; puis celle qui conduit à l'étage. Là haut, depuis son départ pour le Clos Venceau, on n'y met quasiment plus le nez.

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Pour accéder au grenier, l'échelle est nécessaire. Il faut soulever une trappe, se hisser sur les avant-bras et puis ramper vers un endroit où pourrit un vieux foin. C'est en empruntant l'autre échelle, plus petite et plus souple, que le double grenier – sorte de « saint des saint » – est enfin accessible. Julien s'y est aventuré bien souvent au cours de sa jeunesse, y trouvant non seulement un lieu de solitude mais aussi de recueillement et de paix.

Il a envie de pleurer, et quoi de plus normal après tant d'années ! Hier, la vie ; à présent la mort et l'abandon.... Certes, il est ému ; mais il ressent plus que de l'émotion : une tristesse... infinie.

Et puis, il s'en aperçoit plus tard, la maison a été pillée. Sur le sol gisent les tiroirs de la machine à coudre, vidés de leur contenu. Il recense les objets volés : deux beaux chenets, de conception ancienne et très recherchés par les antiquaires... Une lampe pigeon émaillée... Un grand cadre noir, reproduction d'une œuvre de Jérosme Nutien : « Jésus Christ lavant les pieds de ses apôtres »... Enfin un grand christ de bronze dont l'insolite beauté n'avait rien à envier à celle des plus prestigieuses statues de nos églises.

Le voleur a probablement dû agir dans la précipitation car tout a été fouillé, piétiné. Sans doute a-t-il même espéré dénicher le « magot » ; mais sur ce point Julien en a l'absolue certitude : sa mère ne possédait rien, même pas le moindre confort. L’hiver, comme la plupart de ces vieux dans leur pauvre maison, elle avait froid. Sans eau courante à l'évier, par tous les temps elle était contrainte de se rendre à pieds, cinq cents mètres plus loin dans le pré, afin d'y puiser les deux sceaux nécessaires à ses besoins de chaque jour.

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Et c'est elle qu'on avait dépouillée de ses biens sans le moindre scrupule ! Voler est certes grave, mais quand il s'agit d'un pauvre ne l’est-ce pas davantage ?

Tout laisse supposer que le bandit est entré par la fenêtre car le volet n'a pu s'ouvrir seul. Quant à la vitre, elle n'a pas été brisée par l'opération du saint esprit. Il s'agit bien d'un vol avec effraction.

Julien découpe alors un morceau de carton, masque le trou de la fenêtre puis passe le reste de la matinée à remettre de l'ordre dans la maison. Mais avant de quitter les « Trois-Epis », comme si sa mère était toujours en vie, il veut encore se faire un petit plaisir en allant puiser de l'eau. Comme autrefois.

Il traverse le champ, longe le petit bois de chênes jusqu’à la cabane de jardin. Curieusement un bruit se fait entendre : celui d'un homme qui siffle. C’est l’heure du déjeuner, une fumée blanche s'échappe par la porte d'entrée.

Julien est alors tenté d'intervenir, mais à quoi bon ! S’il s’agit d’un clochard, il ira de toute façon se réins-taller ailleurs. Et si cette baraque peut encore servir à loger un pauvre, après tout... tant mieux !

Au moment même où il entreprend de faire descendre le seau dans le puits, il sursaute : l'homme est là, face à lui, menaçant avec son couteau. Il reconnaît tout de suite le chanteur nocturne aux propos étranges, moustachu qui répond parfaitement au signalement donné par M. le curé de Lontru.

Alors Julien a peur. L'homme s'en aperçoit et ne dit rien, figé dans une attitude menaçante. Ses yeux sont gros et brillants. Des yeux qui, de toute évidence, reflètent l'anormalité.

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— Pourquoi ce couteau, Monsieur ? demande Julien d'une voix hésitante. Vous voyez... je suis simplement venu puiser de l'eau !

Mais l'homme le regarde toujours fixement et Julien insiste :

— D'ailleurs, ne croyez surtout pas que je veuille vous chasser d'ici. Restez-y aussi longtemps qu'il vous plaira !

L'étranger éclate de rire avant de s'exclamer :— Joue pas à l'innocent mon gars ! Tu ne me veux

aucun mal, mais à peine auras-tu disparu que tu courras prévenir la police.... Je ne suis pas fou, moi !

— Ne dites pas cela, Monsieur...— Tais-toi ! Tu vois bien qui je suis, n'est-ce pas ?

Tu le sais, petit Monsieur... Disant cela il s'est avancé d'un pas, brandissant son

couteau ; et Julien ne sait plus que faire. Quelles que soient les paroles invoquées pour se défendre il pense que l'adversaire n'en tiendra pas compte et il le laisse donc déverser son flot d'arrogance.

— Dis-moi, petit paysan, pourquoi t'es ici ? Chez toi t'as pourtant de la réjouissance... T'as une femme, même si elle ne t'appartient pas. Oui, je sais... La femme d'un autre, c'est bien meilleur ! Et en plus, veinard, t'as deux beaux diables que tu n'as pas eu le mal de faire. Qu'est-ce que tu fiches ici ? File donc les retrouver ! Allez... File, j'te dis… Cours !

Un instant Julien oublie sa peur et la colère le gagne. Il riposte :

— Comme vous êtes méchant ! Sachez que j'ai tou-jours respecté Madame Frérot et qu'elle demeure libre de partir quand elle veut.

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— Madame Frérot ? Tiens donc… Une nouveauté ! Vous êtes un con ou quoi ?

— Et vous... De quel droit vous permettez-vous de m'insulter ainsi ?

— Le droit ? Vous parlez comme un paysan ! Moi, le droit, je ne sais pas ce que c'est et je m'en balance. En attendant, retiens bien ceci : le mari de ta « gonzesse », le cocu quoi... il te la reprendra tôt ou tard, sa garce ! Même qu'il est prêt à tout pour ça.

— Tout de suite s'il le veut ! dit Julien.— Ne crâne pas autant… Tu verras. Moi, à ta place,

j'aurais les jetons...— Mais enfin, qu'est-ce que j'ai fait de mal ?— Parle toujours. Tiens ! Moi je te laisse encore une

chance : fiche le camp tout de suite ! Décampe avant que je ne t'égorge ! Et ne t'avise surtout pas de moucharder, sinon tu entendras parler du pays !

Julien s'enfuit, laissant sur place ses deux seaux d'eau. Chemin faisant, il entre au café Caramaux, y boit d'un trait une bonne goutte de pays, en redemande une seconde. Il s'abandonne, se refusant de réfléchir. Mais l'alcool a sur lui l'effet contraire. Après qu'il ait réglé ses consommations sous le regard étonné du cafetier qui ne l'a jamais vu comme ça, il sort. Et c'est alors qu'il reprend en main la situation.

L'affaire n'est pas claire. Le mari de Louisa, d'après l'inconnu, est bien vivant et souhaite même se réappro-prier son bien. Mais qui donc l'en empêche ? Julien ne comprend pas.

« Je dirai tout à Louisa, se jure-t-il. Et même que je lui demanderai de partir…»

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Mais lorsqu'il est devant elle il n'a pas le temps de le lui dire : Louisa est défigurée par la souffrance, un orage vient de passer dans sa vie.

L'instant est plutôt mal choisi pour les révélations. À chacune des questions posées elle ne répond que par des sanglots.

— Vous ne voulez vraiment pas me dire ce qui vous tourmente ? demande-t-il.

Et comme il n'aura pas de réponse, il décide de ruser.

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LE PIÈGE

e vais aux champs, dit-il, ne m'attendez pas ce midi. » À une distance jugée raisonnable et après que Louisa ait refermé la porte derrière elle,

Julien fait demi-tour et court se cacher dans la remise. De là, il peut la voir sans être vu et surprendre Frérot, au moment même où celui-ci franchira le portail. Car non seulement il a le pressentiment qu'elle le revoit en son absence mais aussi qu'il est la cause probable de sa tristesse.

J

Dans cette position inconfortable il attendra longtemps s'il le faut, avec tout le loisir d'imaginer ce qui va suivre, se voyant déjà harceler le traître et lui jeter à la face son mépris. Mais personne ne viendra, sinon Louisa qui, dis-crètement maintenant, file sur le chemin d'un pas trop alerte pour ne pas laisser supposer qu'elle s'en va retrou-ver quelqu'un.

Julien patiente encore quelques minutes puis sort de sa cachette.

Elle a pris de l'avance certes, mais il a sur elle l'avan-tage de connaître les voies de traverse. Et puis, avec son secret désir de vengeance, n’a-t-il pas en lui comme une force exceptionnelle qui le transporte ?

Elle ment. Et pour lui c'est une infamie qu'il voudrait crier tellement elle lui fait mal. Il n'en aura pas le temps : déjà des éclats de voix se font entendre.

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Il se jette sur le sol, rampe jusqu'à ce qu'il puisse voir cet homme avec qui elle s'entretient maintenant. Mais… stupeur ! Il ne s'agit pas de Frérot. L’homme est quel-qu'un d'autre… qui porte un manteau gris.

Julien n'a plus l'ombre d'un doute, c'est bien le visiteur de la nuit, l'adversaire menaçant des « Trois-Epis ».

Pour une surprise, Louisa ne pouvait mieux faire. « Et dire qu'elle est en compagnie de ce monstre !

D'ici à ce qu'ils aient agi de connivence il n'y a qu'un pas... »

Alors tout en lui bascule : Ses espoirs déçus, sa gran-deur d'âme… et même l’infinie tendresse qu’il éprouve pour les enfants. Jamais, non jamais il ne pardonnera à Louisa sa trahison.

Ne vaut-il pas mieux à présent qu'il regagne la maison sans mot dire ? Il ne se sent plus la force d'intervenir.

De l'autre côté du bosquet la discussion s'anime... quasi exclusivement à l'avantage de l'inconnu dont la rage va croissante. Julien l'entend :

— Alors, t'es enfin venue... T’en as mis du temps… T’as la trouille ma Louisette ? Oh ! Je sais pourquoi tu ne veux pas revenir avec moi. Tu me connais trop bien. Tu sais que je suis capable de tout… Et tu ne te trompes pas : Oui, je suis méchant ! Surtout quand on se moque de moi. Du reste, les coups, tu les aimes, n’est-ce pas ? Tu aimes trop me voir en " boule ".

Un silence. Long. Le temps pour lui de reprendre son

souffle.— Maintenant, ça suffit ! J'ai dit : tu reviens… Et si je

le dis, tu obéis !— Charles... je t'en prie, je me sens si lasse.

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« Voici qu'elle l'appelle par son prénom… qu'elle le tutoie ! » songe Julien. Il serre les poings : « Ah ! Tu es lasse ma belle. Et tu crois que tu vas pouvoir te reposer chez moi ? Eh bien non ! Attends donc, je vais te foutre dehors, tu vas voir... traîtresse ! »

— Laisse-moi encore quelques jours Charles, supplie-t-elle. J’ai besoin de repos.

Julien fulmine : « Tout de suite petite Madame, c'est tout de suite que tu vas déguerpir de chez moi. Au fait, dis donc à ton cher assassin que tu l'as bien roulé, ce bon Monsieur Julien ! »

Mais Charles insiste :— Non Louisette, non et non !Il la saisit par le bras, la secoue violemment. Derrière

son buisson, Julien éprouve comme un malin plaisir à la voir ainsi torturée. L’homme reprend :

— Tu te plais trop bien avec ton paysan. Dis-toi que ça ne va pas durer. « Tout nouveau, tout beau ». Mais ton Charles, il va bientôt te manquer, n'est-ce pas Louisette ?

S'il plaisante, cela ne la fait nullement sourire. Elle ne veut plus de lui et il ne l'ignore pas. Simplement, il aime la faire souffrir.

— Ecoute bien ceci, dit-il. Demain à la même heure je t'attendrai ici. Cette fois, je te conseille de prendre les enfants et tout ton baluchon. Ce sera ta dernière chance. Je dis bien… Dernière !

En balançant ainsi ses méchancetés, son visage de for-cené s’approche si près de celui de Louisa que celle-ci recule d'un pas. Et quand enfin il se décide à partir, elle s’effondre.

Longtemps elle restera là, impuissante face au destin.

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Sortant de son fourré, Julien se plante alors droit de-vant elle et la fixe intensément.

— Vous… Monsieur ?— Oui, comme tu vois !Pour la première fois il la tutoie. Exagérément. — Vous savez maintenant ? dit-elle.— Bien sûr... Du reste, j'ai toujours su !— Comment ça... toujours ?— Ah ! Je t'ai bien eue, ma belle ! dit-il avec un large

sourire.Et puis il jubile : on ne se moque pas impunément de

quelqu'un qui vous fait du bien. Louisa sait que tout est perdu pour elle. Un immense désespoir l'envahit, au point qu'elle chancelle, tombe aux pieds du jeune homme, suppliante :

— Pardon Monsieur...De toute sa hauteur, Julien l'observe avec dédain.

Qu'elle ne s'imagine tout de même pas le posséder une seconde fois !

— Je ne pouvais pas faire autrement, dit-elle.— Raconte m'en une autre et je te croirai encore.— Monsieur... Je vois que vous êtes fâché. Suis-je

donc aussi monstrueuse ? Julien reste impassible.— Tais-toi, Madame ! dit-il. Après tout, tu es libre de

faire ce que bon te semble. Mais je tiens quand même à te faire savoir que tu ne vas pas te reposer longtemps chez moi.

Louisa se relève et dans un silence glacial tous deux regagnent le Clos Venceau. Elle marche devant, ses yeux mouillés fixent désespérément le sol. Lui ne changera pas, sa décision est prise… Le deuil est fait. De temps en

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temps, entre deux sanglots elle se tourne vers lui, cherche en vain l'amitié disparue.

Julien demeure de glace.Arrivés à la maison, ils se mettent à table sous le

regard attristé des enfants. Et le silence persiste. Quelle décision prendra-t-il ? Il a d’abord besoin de réfléchir. Choisir entre un renvoi immédiat et la raison du cœur. Il est trop tôt, sa blessure saigne encore. C’est à l’issue du repas du soir qu’elle tombera, comme un couperet :

— Madame, vous allez partir...Certes elle s'y attend un peu. Mais elle aurait souhaité

qu'il le lui dise avec moins de sévérité.— Vous devez comprendre, chère Madame, qu'il y va

de mon intérêt comme du vôtre. Et que si j'ai fait ce que j'ai pu pour vous être agréable, reconnaissez qu'en retour...

Louisa l'interrompt :— Je vous jure sur la tête de mes petits que je ne me

suis jamais moquée de vous. Au contraire...— Vous savez bien que « jurer c'est mentir » ! Pour

ma part je constate que vous m'avez apporté la peste. Vous êtes arrivés tous les quatre, j'ai eu pitié de vous, j'ai cru en votre honnêteté...

— Mais Monsieur...— Inutile de vous justifier. Pourquoi m'avez-vous

joué cette comédie ? Parce que je suis un gentil imbécile? Avant, c'est vrai, j'étais heureux. J'avais encore ma mère, Mirka, ma dignité. Vous et votre ami, vous m'avez tout enlevé !

— Ce n'est pas mon ami, M. Mathieu. Si vous me permettez de vous dire...

Julien l'arrête sèchement :

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— Votre ami, votre amant... Le pape ! Ma décision est prise : vous partez !

— Tout de suite ?— Demain matin, dernier délai. Et comme vous

n'ignorez pas que je suis un brave Monsieur, je ne vous laisserai pas sans abri. Voici la clé des « Trois-Epis » ! Vous y demeurerez aussi longtemps qu'il vous plaira. Et pour le cas où vous ne seriez pas au courant, sachez que votre ami l'assassin y est déjà installé. Vous le retrou-verez donc avec plaisir.

Louisa est abattue. Cette avalanche de reproches lui tombe dessus et elle n'a même pas la possibilité de répon-dre. Décidément, pense-t-elle, « tous les hommes sont bien les mêmes : la femme doit subir sans jamais rien dire ». Elle soupire :

— Oui, je vais partir, mais je n'accepte pas l'offre que vous me faites.

— Naturellement, ironise Julien, j'aurais dû m'en dou-ter : Madame a mieux à se mettre sous la dent...

Cette fois il se trahit. D'agressif qu'il était, le voici de-venu jaloux.

— Comme vous imaginez des choses ! dit-elle.Et le temps passe. Quand Julien gagne le pavillon neuf pour la nuit, la

dernière avant leur départ, il n'embrasse même pas les petits.

Les adultes, du reste, ne trouveront pas le sommeil. Lui, à cause du duel que se livrent son corps assoiffé de vengeance et son cœur si profondément blessé ; elle parce qu'une certitude grandit en son sein, encore inavou-able mais bien réelle : son amour pour cet homme qu'elle va devoir quitter demain... Et pour toujours.

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LES AVEUX

ulien l'attend sur le seuil de la porte. Il est anxieux, fatigué. Dans le logis, Louisa se prépare à partir. Aujourd'hui il n'y aura pas de café pris en commun :

de part et d'autre on se retranche. J

Il patiente mal. Au fond, il est triste ; et seul l'air de sévérité qu'il se donne l'aide à affronter la situation.

Tout à l'heure ce sera le réveil, retour brutal à la réa-lité. Il aura alors tout le temps de se torturer l'esprit... Et, bien sûr, il reverra ces enfants qu'il commençait déjà à aimer. Son cœur se serrera plus encore quand certains souvenirs lui reviendront, comme l'image gardée d'eux lors du premier matin de leur arrivée au Clos Venceau.

Mais il ne cèdera pas. Au besoin il se forcera, fera semblant de ne penser à rien. Et quand ses hôtes pas-seront devant lui, s'il le faut il détournera son regard. Plus que jamais il fera preuve de fermeté. Ainsi cette traîtresse sera bien punie.

Déjà Louisa s'en va... lentement et sans pleurer. Les enfants trottinent devant elle, comme si rien d'anormal ne se passait. Petit Pierre veut même encore se jeter une dernière fois dans les bras de son grand ami ; mais il se heurte à un mur et passe son chemin sans rien dire.

Comme cette comédie, jouée par de bien piètres acteurs, sonne faux ! Julien, qu'un orgueil d'adolescent guide aveuglément, lance à présent ses dernières forces dans la bataille qu'il livre contre son cœur. C'est vrai qu'il

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a su repousser les avances d'un enfant innocent. Mais aura-t-il le courage d'aller jusqu'au bout ?

De toute façon, il sait qu'il a déjà gagné la partie : les bambins courent sur le chemin, seule Louisa a encore les pieds dans le clos. Avant de partir elle lui tend une main amicale:

— Je vous dis « au revoir » Monsieur Mathieu. Et merci beaucoup...

Ce que la main de Julien est douce et chaude ! Com-bien donnerait-elle pour y poser ses lèvres ! Elle a envie de se mettre à genoux, de le supplier de revenir sur sa décision. Mais elle le sait : cela ne servirait à rien.

— Au revoir, Monsieur... insiste-t-elle. Chez Julien, que d'émotion ! L'espace d'un instant il

croit défaillir, lâcher prise. Mais non... Elle s'en va ! Arrivée au portail, elle se retourne encore, lui jette un

regard suppliant. Il est toujours là à l'observer. Elle sur-prend alors dans ce regard – son regard ! – quelque chose qui ne trompe pas. Oui... Des larmes coulent de ses yeux… Et ces larmes-là, comment y être insensible ?

« Ce serait trop injuste », songe-t-elle. Elle n'a pas le droit de le quitter comme ça… Il mérite au moins une explication.

Alors elle fait demi-tour.— J'ai mal de partir ainsi, dit-elle. Vous vous faites

des idées sur moi, et elles ne sont pas vraies. Je voudrais tant m'expliquer...

— À quoi bon ! répond Julien en séchant discrètement ses larmes. À quoi bon...

— Vous êtes en colère et je vous comprends. Mais pensez-vous que je sois aussi méprisable que cela ? Oh ! Je sais... Vous ne me comprenez pas parce que vous

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ignorez tout de ma vie. Et une vie, c'est bien long à ra-conter. Sans doute n'avez-vous pas de temps à me consacrer.

Un long silence s'ensuit. Julien se dit qu'il n'a plus rien à perdre, alors pourquoi ne pas l'entendre ?

— Puisque cela vous tient à cœur, dit-il. Au point où j'en suis… parlez ! Mais surtout... faites vite !

— Je serai brève, assure-t-elle.Un semblant de joie est revenu sur son visage. — Vite ! insiste-t-il. — Pour que vous me connaissiez mieux, je dois com-

mencer par le commencement...— Est-ce bien nécessaire ?— Si je vous dis comme ça que l'assassin présumé de

votre maman c'est mon mari, allez vous me croire ?— Bien sûr que non ! Je connais assez votre époux : il

n'est pas aussi grand...— Eh bien vous vous trompez : celui auquel vous

pensez, c'est mon frère !— Frérot ne serait pas…? Décidément, vous jouez la

comédie à merveille !— Je vous en prie. Oui je vous ai menti ; et c'est du

reste le seul mensonge que vous ayez à me reprocher...— Dieu, que votre histoire est compliquée ! dit Julien

avec ironie. Mais continuez, je vous écoute...— Certaines choses sont difficiles à raconter. Surtout

celles qui dévoilent des erreurs de jeunesse.— Que voulez-vous dire ?— Que Charles Vallée fut mon premier amour !— L'assassin ? s'exclame Julien.— C'est cela. Mais ne m'interrompez pas...— Parlez donc !

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— Oui, Charles fut mon premier amour. Il avait vingt-sept ans et j'en avais seize. Sait-on ce qu'on fait à cet âge-là ? Lui, je l'ai appris plus tard, se moquait de moi. Notre première rencontre fut semblable à bien d'autres. L'amour n'est que prétexte. Le mâle s'en sert pour satisfaire ses propres désirs charnels tandis que sa petite partenaire lui est soumise en affection. Par ce petit jeu que je croyais naturel je me trouvais ainsi liée à cet homme et lui fai-sais entièrement confiance.

« Quand il me mit enceinte, j'ignorais tout de la façon

dont on s'y prend pour faire les bébés. Vous allez rire... Mais c'est vrai. Mes parents étaient de ceux qui estiment qu'il faut laisser agir la nature. Et donc, pas d'éducation. Si j'échappe à leur surveillance, que la nature fasse le reste !

« Comme mon cœur battait durant cette première rencontre ! Pensez donc, mon tour était arrivé. J’étais une grande fille maintenant... comme Lucie et Mathilde, mes copines de classe supérieure.

« Vallée m'embrassa fiévreusement. Pour moi, c'était la première fois, j'étais toute contractée. Alors il me dit :

« — Laisse-toi faire Louisa ! « Mais cela me retournait les sens, me plongeant dans

une sorte de nausée généralisée. Un premier baiser, et sa suite... logique. J'étais perdue, envoûtée, comme prise au piège.

« C'était donc ça l'amour : ce malaise qu'on éprouve en recevant des caresses !

« Vallée m'entraîna dans les champs. Il marchait vite en me donnant la main. De temps en temps il plaisantait, et moi j'y croyais vraiment. Toute ma vie je me serais

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bien contentée de ce simple contact, mais je ne devais pas perdre la face et je fis semblant... »

— Pourquoi tous ces détails ? dit Julien visiblement irrité.

— Pour que vous compreniez mieux la suite....« Bientôt nous avançâmes sans parler. Moi je devais

rêver d'avenir, de logis bien chaud. Rien ne comptait plus autour de moi. Arrivés à la lisière du bois nous prîmes un sentier. Je ne m'étais pas inquiétée jusqu'alors. D'ailleurs, quelle question aurais-je pu me poser, puisque je ne con-naissais pas le mal. Du moins celui-là...

« Ses yeux tout à coup devinrent étranges. Il hâtait le pas, me tirant même par moments. Quelque chose pres-sait pour lui que je ne comprenais pas. Nous étions loin des regards du monde, il avait tout pouvoir sur moi.

« Il m'embrassa fort. Si fort ! Son étreinte était chaude, maladive... et je crois bien qu'il transpirait tandis qu'il caressait mes cheveux. Dois-je avouer que j'ai eu peur ? À quoi bon !

« — Tu es belle Louisa, dit-il, je t'aime ! « Ce compliment, jailli des bas-fonds de sa sensualité,

je ne l'entendis du reste plus jamais au cours de notre vie commune. Je savais que je n'étais pas belle. Et je com-prenais maintenant pourquoi je l'intéressais autant :

« La chose ! Oui... cette chose ! Même si j'étais de glace et qu'il ne s'en apercevait même pas.

« Il s'allongea sur l'herbe. Comme je tardais à venir le rejoindre, il me saisit la main, tira... Je basculai à ses côtés, me débattant comme un lapin coincé dans un collet.

« Trop tard : il me prit goulument. Il me faisait horri-blement mal. J'en suffoquais par instants sans que cela le

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dérange le moins du monde. Son ahanement cynique, ses va-et-vient incessants dans le bas de mon corps me don-naient envie de vomir.

« Puis, tout à coup, plus rien. Il tombe à ma droite, soufflant comme un bœuf et n'en finissant plus de souffler.

« — Relève-toi maintenant ! me dit-il sèchement. « Ce n'est déjà plus le même homme. Sa passion est

tombée. Son amour aussi. Et moi je suis là comme une momie, ne sachant qu'une chose, inavouable mais que je voudrais crier : il me dégoûte ! Mon cœur s'est vidé de tous les sentiments qu'il contenait pour lui. Je pensais à présent au chagrin que je ferais à maman quand je devrais lui avouer toutes ces vilaines choses.

« Le retour fut bien plus rapide encore que l'aller. Ayant délaissé ma main pour marcher loin devant, il me criait sans cesse de me dépêcher, ignorant à quel point je souffrais du bas-ventre et combien chaque pas que je faisais remuait la plaie ouverte qu'il m'avait infligée dans sa bestialité.

« Je m'efforçais de ne pas pleurer, mais les larmes ve-naient malgré moi et je vis bien que mon comportement l'agaçait.

« — Surtout, pas un mot à personne, dit-il, sinon... « Comment aurais-je pu parler ? J'avais plutôt envie

de me cacher ou de m'enfuir très loin, tellement j'avais honte. À la maison je me jetai sur mon lit en sanglotant. Nul ne s’aperçut de rien.

« Après cela, évidemment, Vallée disparut de ma vie

et je refis surface, bien résolue à ne plus jamais aimer un homme, quel qu'il soit. Mais, comble de ma misère, deux

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mois plus tard mes règles n'étaient toujours pas réap-parues, si bien que je dus me confier à maman.

« — Dis-moi Louisa, me dit-elle, tu n'as pas fait de bêtise au moins ?

« Pauvre mère ! Méritait-elle ce choc que je ne sus lui éviter ? Même si ce n'était pas de ma faute, j'étais bel et bien enceinte. J'allais avoir un bébé... Et d'une brute que je détestais. J'avais à peine seize ans.

« Maman me rassura : « — T'en fais pas Louisa. Tu as commis une faute

mais ce n'est pas mortel. Tu l'élèveras ton petit, tu feras comme tout monde. Et puis je suis là, je ne t'aban-donnerai pas ! Si ce garçon t'épouse, le mal ne paraîtra plus.

« Ce qu'elle était bonne ma mère ! Mais elle ne savait pas tout ; et elle pleura sincèrement avec moi quand je lui dis pourquoi le mariage était impossible.

« Mon père, lui, ne voulut pas en rester là. Il retrouva Vallée et le força à m'épouser.

« Triste union que celle d'une brute et d'une ingénue ! Il aurait bien mieux valu que je reste fille-mère, en dépit de la honte qu'allaient essuyer mes parents.

« Mon petit Ludovic vint au monde avant terme. C'était un gosse chétif, à qui l'on donnait peu de chance de vivre. Ce que j'étais maladroite avec lui ! Je quittais tout juste mes poupées... Certes, plus tard, la souffrance vécue au quotidien allait me faire mûrir. Devenir maman. Mais Vallée, jamais à jeun, était d'une jalousie qui le rendait méchant, allant même jusqu'à m'infliger un régime de terreur. Ses reproches étaient toujours sans fondement et ses coups distribués sans scrupule. Rires ou pleurs, sincérité ou mensonge : peu lui importait. Il fallait

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qu'il cogne. Il avait besoin de se défouler et, ma foi, je faisais trop bien l'affaire. Il savait que j'endurais tout pour mon fils et que je ne voulais surtout pas en faire la victime innocente de sa brutalité. Une fois pourtant je songeai à m'enfuir avec Ludovic. Une autre fois j'allai frapper à la porte maternelle. Celle-ci ne s'ouvrit pas et j'en fus presque rassurée car je savais combien Vallée était capable de retourner ciel et terre pour nous retrouver.

« Toute ma vie je me souviendrai du Noël de l'année cinquante. J'attendais le retour de Charles, espérant que cette fois au moins il ne serait pas ivre. Oui... C'était Noël ; et Noël, pour moi, c'est sacré ! En plus, il s'agissait du premier Noël de Ludo. J'étais joyeuse... tellement j'y croyais. Sur le bord de la cuisinière, la dinde aux marrons commençait à durcir.

« Je regardai l'horloge : Déjà minuit ! J'allais m'allon-ger auprès de Ludovic quand Vallée rentra. D'un coup d'œil et d'un seul je vis qu'il avait bu. De nouveau ce fut l'angoisse en moi... les mots qu'il faut peser et les gestes dominer. Mais ça, je connaissais. J'y étais habituée.

« Ludo fit alors sa colère et je le pris dans mes bras, le berçant tendrement en lui fredonnant le "petit papa Noël" que vous connaissez bien. Qu'y avait-il de mal à cela... Dites-moi, M. Mathieu ? Pourtant, Vallée entra dans une fureur animale. Gesticulant à tort et à travers, s'arrêtant de temps en temps pour avaler à la bouteille le bon vin que je lui avais acheté, il bégayait de rage. Ô monde affreux de l'alcoolisme ! Ma soirée, ma grande soirée pour la préparation de laquelle je m'étais donnée tant de peine... Mon Noël, notre Noël à tous... dérivait impi-toyablement dans l'alcool.

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« — Charles, je t'en prie, c'est Noël ! Sois gentil ! « Je le lui demandais humblement, sans méchanceté.

Mais les jours se suivent et se ressemblent pour l'ivrogne; et Noël ne signifie rien. Comme je regrettai par la suite ce rappel à la raison ! Les yeux vitreux, Charles se rua sur moi comme il ne l'avait encore jamais fait. Il cherchait par tous les moyens à me faire mal... N'importe où. Au hasard.

« — Que veux-tu que ça me fasse à moi, ton beau Noël, bafouillait-il. Tout ça c'est du commerce. Et tes petits plats ? Où as-tu donc pêché le fric ? Allez ! Réponds-moi...! Où as-tu eu les sous ?

« J'étais en fâcheuse posture. Certes il me fallait atten-dre comme d'habitude qu'il s'épuise. Que sa crise aille en décroissant. Mais aujourd'hui, bizarrement, il tenait le coup. Avec Ludovic sur les bras je me disais alors qu'il n'oserait pas me battre, mais je n'étais pas rassurée. J'avais envie de lui crier : " Et toi, ton vin, où as-tu l'ar-gent pour consommer ? " Mais il poursuivit :

« — Moi, les fêtes, je m'en fous ! Et puis, ma belle, il y a une chose qui me démange depuis quelque temps. Bien sûr, tu ne vois pas ce que je veux dire... Tu ne vois vraiment pas ?

« J'ouvrais de grands yeux tellement je tombais du ciel. Je lui demandai : " Charles, explique-toi, parce que je ne comprends rien ".

« Le teint de son visage vira au rouge. Il fit un pas vers moi, me poussa. Je perdis pied et ma tête heurta la corniche. Cela devait tellement lui plaire qu'il haussa encore le ton :

« — Garce ! Oserais-tu me dire qu'il n'y a rien eu avec lui ?

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« — Mais avec qui donc ? lui demandai-je. « — Avec le facteur pardi ! Tu crois que je suis assez

con pour ne pas avoir remarqué le manège ? « Je ne l'écoutais plus. À demi étourdie, j'avais laissé

tomber mon Ludovic. Le bruit que fit sa tête en heurtant le sol acheva de me décourager. Je cherchai son corps sur le carrelage. Je l'avais bien entendu pleurer un court instant, puis plus rien. Vallée, lui, s'était calmé. Il se tenait debout devant moi, le regard plein de reproches. J'avais commis l'erreur de lâcher le petit... mon petit ange qui gisait à terre sans bouger et dont la bouche, main-tenant, laissait s'échapper un mince filet de sang.

« Il était trop tard, il me fallut peu de temps pour comprendre. Je l'allongeai délicatement sur le lit, collai mon oreille sur son sein frêle. Il respirait, Dieu merci. Je l'embrassai de toute la force de mon âme. Mes larmes coulaient abondamment. Il vivait !

« Vautré sur la table, Vallée buvait. « — Tu ne tiens pas debout ma fille, dit-il. Il faut

faire gaffe avec les gosses ! Allez, puisque le petit dort, sers moi donc la soupe !

« Pour rien au monde je n'eus laissé mon Ludo dans cet état. Vallée pouvait bien rester sur sa faim.

« Tout à coup j'eus peur : Ludovic eut comme un soubresaut... Puis je perçus bien une sorte de râle qui me laissa supposer qu'il voulait balbutier quelque chose. Sa tête retomba doucement.

« — Charles ! criai-je… Ludovic ! « — Quoi Ludovic ? « — Il est mort... Il ne respire plus. « Mais Charles ne m'entendait plus. Il ronflait déjà sur

la table. J'eus beau le secouer, l'alcool dévastateur avait

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eu raison de lui. Je perçus alors les premiers coups de la messe de minuit et, avant que le dernier n'eût retenti, Ludovic rendit dans mes bras son dernier soupir.

« À présent, rien n'avait plus d'importance pour moi. Vallée l'ivrogne pouvait bien roupiller tout son saoul : à mes yeux, il n'existait même plus.

« Jusqu'à l'aube je restai là, serrant fort contre moi ce petit bout de moi-même. Et le matin, le grand jour qui se levait me rappela qu'il devait y avoir, partout dans le monde, des enfants heureux... émerveillés devant les joujoux de la cheminée. Une horrible souffrance m'en-vahit. Quelle injustice ! Je courus à l'armoire et sortis l'ours en peluche rouge que je réservais depuis longtemps pour le Noël du petit. Je le plaçai à ses côtés, dans le grand lit froid. Si vous aviez vu comme ils étaient beaux !

La voix de Louisa se tait soudain. Suit un long silence et les larmes envahissent ses yeux.

Julien a tout écouté sans l'interrompre et il a bien fait. Cette histoire, non seulement le bouleverse, mais il se dit qu'il a eu tort de ne pas l'entendre plus tôt. Ainsi n'aurait-il pas infligé à cette pauvre Louisa une autre souffrance qu'elle ne méritait pas.

— Ne pleurez pas, dit-il.— Oh Monsieur... Mourir le jour même où Jésus

vient naître parmi nous...Un long silence s'ensuit. — Je suis faible, n'est-ce pas ? Tandis qu'elle ravale ses sanglots, Julien se sent im-

puissant. Aucun mot pour exprimer sa compassion. Il a pourtant tant de choses à lui dire. Mais c'est elle

qui reprend :

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— Je ne vous cacherai pas qu'à son réveil, lorsqu'il apprit la mort du petit, Vallée reçut le coup fatal. Sans doute se sentait-il un peu coupable...

— Un peu ? s'exclame Julien. Mais c'est lui qui a tué votre enfant !

— Naturellement, poursuit-elle, je m'attendais à ce qu'il fît des siennes ; d'autant qu'au lendemain de ses excès de boissons il était toujours d'une humeur exé-crable. Mais cette fois il n'en fut rien. L'enquête de po-lice, appuyée par l'expertise médicale, aboutit à cette conclusion logique que le décès avait été provoqué par une fracture de la boîte crânienne, suite à une chute malencontreuse.

— Malencontreuse ! s'indigne Julien. Mais c'est tout simplement monstrueux. Et vous avez accepté cela ?

— Les menaces, Monsieur. Je crois vous avoir déjà dit que Vallée était capable du pire. Pourtant, si la police était intervenue plus tôt, je suis convaincue qu'elle l'eût aisément confondu, tellement il était abattu. Mais, comme vous le savez, les dossiers refroidissent sur les bureaux.... Mon époux, grâce à ce sursis providentiel, reprit du poil de la bête. Il eut tout le temps de préparer sa défense, axée exclusivement sur le silence. Ainsi donc on inhuma Ludovic et la vie reprit son cours comme avant. Vallée ne fut nullement inquiété. Il s'enivra même chaque jour un peu plus, dormant ici ou là, dans un fossé ou une grange. Il ne travaillait plus. Quand il se retrouvait sans le sou, il rendait service aux gens âgés, bêchant leur jardin, sciant du bois, gagnant juste de quoi se payer à boire.

« Un jour, cependant, l'espoir revint en moi : Charles avait été transporté d'urgence à l'hôpital. Prête à faire la

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paix et à tout recommencer, j'allai le voir aussitôt. Mais un médecin demanda à me parler. Mon mari était atteint d'une maladie grave dont je ne sus jamais vraiment le nom. Toujours est-il que s'il revenait à la maison, il faudrait que je l'aide… Et c'est bien ce que je fis de mon mieux. Le soignant, je ne pensais plus à rien et lui, contraint à la sobriété, choyé comme un enfant, se transfigurait. Pensez, Monsieur, que je cohabitais avec l'assassin de mon fils et que, déjà, je réapprenais à l'aimer. Pierre fut conçu à cette époque.

« Hélas ! Vallée était un grand malade, un de ces êtres compliqués, à l'humeur changeante, aux réactions sou-daines et imprévisibles. Quelques mois plus tard, sous l'impulsion vraisemblable du démon qu'il avait en lui, il replongea dans l'alcool jusqu'à n'être plus qu'une épave.

« Il se remit à me battre avec une violence que je ne lui avais encore jamais connue, me laissant sur le pavé, criblée de coups et le visage saignant de partout. À qui aurais-je pu me confier, ne serait-ce que pour m'aider à mieux supporter le mal ? Je ne connaissais personne à qui accorder ma confiance. J'avais bien des voisines ; mais je savais qu'elles prenaient toutes un malin plaisir à me voir ainsi humiliée.

« Souffrir n'est rien quand on se sent soutenue, aimée,

protégée ; et l'on peut même affronter bien des tourments quand on a tout près de soi cette petite lumière. Bien sûr, il y avait Pierre maintenant. Et il était encore si petit ! Pour rien au monde je n'eus consenti à ce qu'il devienne une nouvelle victime de son père. De toutes mes forces je le protégeais, n'hésitant pas à faire appel, quand le danger était proche, à la gendarmerie ou à M. le Maire.

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« — N'exagérez pas, me disait-on. Votre mari est al-coolique ? Soit ! Et vous en souffrez ? Soit !

« Il s'avérait impossible de toucher à la liberté de mon mari, à moins... Oui, à moins qu'il ne se fasse remarquer par quelques vilaines actions. Comme tout se passait à la maison, il fallait donc attendre un autre drame. Jusqu'à présent j'avais été une victime sans crédibilité. Même les traces de coups reçus n'avaient pas suffi à attirer la bien-veillance d'autrui. Personne ne me viendrait en aide pour la seule raison que je n'étais pas morte.

« Un jour que Vallée était au plus mal, je me précipitai chez le Maire, le suppliai de m'aider. J'étais prête à lui confier que Vallée était bien à l'origine du décès de mon petit Ludo, mais il ne m'en laissa pas le temps.

« — Vous voudriez que je fasse enfermer votre époux? dit-il. C'est bien ça ? Vous n'y êtes plus ! Pour faire une chose pareille, il faut un motif valable et pas une simple présomption. Vous rendez-vous compte de ce que vous me demandez-là ?

« Que dire à cela ? Le Maire faisait les demandes et les réponses.

« — Avez-vous au moins un certificat médical? dit-il. « — Il ne veut pas voir le médecin ! répondis-je.« — Dans ce cas je ne vois qu'une solution : le rai-

sonner. Si vous êtes d'accord je passe chez vous demain soir. C'est tout ce que je peux faire pour vous ma bonne dame. "

« Dès lors il me fallut préparer la venue du brave hom-me, faire en sorte que Vallée ne s'en offusque pas. D'avance je savais ce qui m'attendait. Et quand, avec délicatesse pourtant, je lui annonçai la visite du Maire, il se fâcha :

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« — Tiens donc... Et pourquoi pas le curé ? Ce type-là, je n'en veux pas chez moi. Il a déjà eu ma mère, moi il ne m'aura pas. Tu fermeras ta porte... ou je foutrai le camp.

« Charles était entré dans une sorte de délire, avec des moments d'apparente lucidité et d'autres pendant lesquels je le sentais comme en dehors du temps. Je lui suggérai encore de ne pas rester comme ça, d'accepter la main tendue. Alors il braqua sur moi ses gros yeux noirs et me fusilla d'incohérences : " Minette ! Garce ! Canaille ! Volaille ! Ah non... je n'ai pas la rougeole ! "

« Je me sentis perdue. Devenu fou, il avançait vers moi, menaçant...

« Tout à coup – allez savoir pourquoi ? – il s'arrêta net. Ses membres se tendirent et sa tête se retourna complètement. Je n'avais jamais observé semblable phénomène. Il s'abattit comme un pantin désarticulé, heurtant dans sa chute le coin du buffet ; et tandis qu'ina-nimé, les yeux grands ouverts, il bavait bruyamment, je vis se former sous lui, petit à petit, une grande mare de sang.

« La plaie qu'il avait au cuir chevelu était peu pro-fonde. J'y appliquai des compresses d'eau bouillie et j'attendis. J'ignorais encore le terme médical qu'on don-nait à ce genre de crise et je n'en avais que faire. Bien plus tard je sus qu'il s'agissait d'épilepsie.

« Le lendemain soir, une surprise attendait M. le Maire. Vallée, juché sur le toit de la maison, proférait un tas d'injures à l'égard des passants attroupés.

« — Descendez Vallée ! Nous sommes venus pour vous aider.

« — Allez vous faire f... ! répondit Vallée.

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« — Vallée, ne croyez-vous pas qu'il serait plus sage de descendre ?

« — Au diable ! « — Descendez Vallée ! « — Zut ! « — Faut-il donc qu'on vienne vous chercher ? « — Vous feriez ça, vermines ? « — Oui, pour votre bien. « — Alors, essayez de grimper et vous verrez... « Le maire comprit qu'il ne servait à rien d'insister. Il

rebroussa chemin et prévint la gendarmerie.« Quand il vit arriver ce renfort d'uniformes, Vallée se

rendit sans opposer la moindre résistance. Il grimpa dans le fourgon et partit à l'asile pour de longs mois.

« Dieu, comme j'étais soulagée ! Je n'avais plus d'an-goisse : Pierre était hors de danger. Bref, je revivais. Bien sûr, il me fallait maintenant travailler, gagner de quoi faire vivre ma famille. J'allai donc chercher un emploi à la briqueterie d'à côté. Les premiers temps, ce fut dur ; mais tout n'est qu'habitude. La voisine avait la garde du petit.

« L'état de Vallée demeurait stationnaire. Chaque mois j'en étais informée par le Médecin-chef de l'hôpital. Selon ses dires, Charles n'était pas prêt de s'en sortir. Pourtant, un soir, ô surprise ! Qui vois-je rappliquer ? Mon Charles, frais et dispo. Du moins en apparence. Après quelques minutes passées à l'entendre je m'aperçus qu'il n'était pas guéri et la peur, de nouveau, m'envahit. Je me gardai bien de lui poser la moindre question.

« Une nuit passa, hélas fatale pour moi : je remplis mon devoir d'épouse...Vous voyez ce que je veux dire ?

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« Le lendemain, à peine éveillés, nous sursautâmes : quelqu'un frappait à la porte.

« — N'ouvre pas, me supplia Vallée. « Mais il était trop tard : deux hommes en blouse blan-

che s'emparèrent de lui avant même qu'il fût sorti du lit. « Après cette fugue, la surveillance redoubla au centre

psychothérapique. Et mon troisième fils, heureusement, vint au monde sans son père.

« Avec deux enfants il m'était devenu difficile de travailler. J'avais bien une aide de l'état, mais celle-ci ne suffisait pas. J'entrai alors dans une période de difficultés financières dont je ne fus soulagée que grâce à la bien-veillance de quelques âmes charitables. Même le pro-priétaire de notre modeste logement me rassura : « Ne vous en faites pas, je ne suis pas à quelques jours près ! » J'eus l'impression que le regard des autres avait changé depuis l'internement de mon époux. On m'avait tellement montrée du doigt que je trouvais cela bien étrange...

« Je commençais à m'accoutumer à ma nouvelle exis-tence lorsque je reçus un courrier du centre psycho-thérapique m'informant que d'ici quelques jours Vallée reviendrait à domicile pour une tentative de réinsertion... Vous pensez si les bras m'en sont tombés ! D'autant qu'on me recommandait d'être vigilante et compréhensive avec lui. Cela voulait dire qu'il n'était pas guéri et que je devrais encore faire face à celui qui m'avait déjà tant fait souffrir. Je regardai mes pauvres enfants. Pour la pre-mière fois je les vis vraiment : ils avaient grandi, ils étaient heureux.

« Pas guéri ! Et recommencer à vivre avec lui... Ah ! J'aurais bien voulu les voir à ma place, ces bons médecins

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de l'asile ! Non, je ne m'en sentais plus la force... Plutôt mourir.

« J'allai demander conseil à ma mère. Elle était mon dernier recours. Mais la pauvre femme fut bien embar-rassée. Ses bras m'étaient certes grands ouverts, mais ils ne suffisaient pas. Mon frère aîné, célibataire endurci, avait lui aussi un cœur d'or :

« — T'en fais pas Louisa, me dit-il, tu as bien vécu seule pendant tout ce temps, il n'y a aucune raison pour que ça change. S'il revient, il trouvera la maison vide et après ?

« Je lui répondis que je ne savais où aller, avec les deux petits... sans un sou.

« — Reste ici chez nous ! « — Non, c'est impossible, il viendrait me rechercher. « — Alors va n'importe où. Loin. Le monde est assez

grand ! « Mon frère aime beaucoup mes enfants. Il ferait tout

pour eux. C'est pourquoi, ce jour-là, il sut si bien me persuader que je consentis à partir avec lui sur les che-mins de l'exil. La suite, vous la connaissez... Ah ! Si j'avais su, jamais...

Elle n'a pas le temps d'achever sa phrase.— Louisa ! lui crie Julien.— Oui Monsieur.— Louisa. Je vous demande pardon.— Pardon ?— Oui... Pardon ! Je regrette de vous avoir aussi mal

jugée...— Je vous en prie Monsieur, dit-elle. Tout est de ma

faute. J'aurais dû vous raconter cela plus tôt. Maintenant, je m'en vais...

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Elle lui tend la main mais il ne la saisit pas, son cœur est bouleversé. Il observe Louisa en silence. Il a tellement envie de la prendre dans ses bras.

Celle-ci ne partira pas.

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LE DRAME

ulien est embarrassé. Quelle décision va-t-il prendre ? Tout raconter à la police ? « Ne faites pas cela, Monsieur, dit Louisa. Qui sait ce qui se passera

si Vallée vient à l’apprendre ? »J

Un ton plus bas elle ajoute :— Peut-être même qu’il nous épie en ce moment…Julien se remémore l’un après l’autre les méfaits du

criminel. Des frissons lui traversent le corps. Un tel fou est toujours en liberté et lui, Mathieu, qui sait tout, n’a qu’un seul mot à dire pour le faire incarcérer.

Cependant, Louisa a raison : si, par malheur l’arresta-tion tarde, qu’adviendra-t-il du « mouchard » ?

— Ce midi il compte bien sur vous ? demande Julien.— Oui, mais je n’irai pas.— Il faut pourtant tenter quelque chose…— Non…Attendre ! C’est plus prudent.— Il vous veut, Madame, il ne vous lâchera pas.

Tarder n’arrangera rien.— Mais moi je…— Je sais : vous ne tenez pas à revivre avec lui.

Raison de plus pour aller au rendez-vous.— Il se mettra en colère et cela finira mal !— Non, ayez confiance : je ne serai pas très loin de

vous. Vous ferez comme si vous étiez prête à partir avec lui. Ensuite vous lui direz clairement vos résolutions. Il n’insistera pas, croyez-moi.

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— Il me tuera !Louisa soupire. Elle voudrait être morte plutôt que

d’affronter de nouveau cet être abominable. Mais Julien a l’air tellement sûr de lui.

Quand l’heure arrive, heureusement les enfants font la sieste. Sans dire un mot elle s’en va, pénètre dans le clos. La peur l’envahit. Elle ne sait pas que Julien est déjà sur ses pas. Qu’il est là, tapi derrière un buisson. Et que quand Vallée paraîtra, ironique et railleur à n’en pas douter, son sang se glacera. Non, elle ne sait pas qu’il veille sur elle et même qu’il s’interroge. Tout va-t-il se passer comme il l’espère ? Pour rien au monde il ne voudrait se servir de son fusil.

Mais cela commence bien mal :— Je ne vois pas les gosses ! s’écrie Vallée. Louisa est pâle. L’air suppliant, elle observe son mari

qui maintenant se fâche :— Réponds Dédette, où sont-ils ? — Charles… Je t’en prie…Charles s’emballe :— Ah non ! Tu ne crois tout de même pas que je vais

me laisser berner encore une fois. Tes excuses, ma belle, je les connais par cœur. Tu vas me dire que tu veux souffler… Qu’un des petits est malade… Qu’il faut reporter le départ. Mais je ne te crois plus Dédette, tu mens comme tu respires !

Disant cela il s’est approché d’elle, a posé ses mains sur ses frêles épaules.

— Dis un mot au moins, hurle-t-il en la secouant très fort. Ne reste pas comme ça à bâiller aux corneilles !

Elle murmure :

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— Charles, faut que tu comprennes…— Et comprendre quoi ? Que tu ne veux plus de moi ?

Alors je tiens tout de suite à te le dire : avec ou sans les gosses on fout le camp. Tous les deux. Et immédiate-ment !

Cette fois Louisa se sent perdue, elle sait qu’elle va devoir jouer sa dernière carte.

— Charles… Nous ne pouvons plus vivre ensemble !Vallée accuse ce coup terrible qu’il reçoit. Lâchant la

jeune femme, il fait un pas en arrière, se retourne pour masquer ses yeux. Autour de lui la surprise est immense : Lui l’assassin, l’homme sans cœur… Voici qu’il sanglote bel et bien.

Si Julien pense qu’il ruse, Louisa, quant à elle, réalise qu’elle vient de faire très mal à son époux.

— Ne m’en veux pas, lui dit-elle. Tu sais bien que notre vie était devenue impossible…

À ces mots les pleurs de Vallée ont cessé et elle n’aura pas le temps de s’écarter : déjà il se rue sur elle en voci-férant :

— Garce ! Sale petite garce ! C’est parce que je suis fou que tu ne veux plus de moi ?

— Non Charles…— Dis-le ! Allez… Dis-le !D’un geste elle se dégage, échappe à son emprise.— Calme-toi….Nous n’avons jamais été faits pour

vivre ensemble. Rappelle-toi. J’ai tout essayé. Je t’ai tout donné. Maintenant je ne me sens plus capable de vivre avec toi. Comprends-le, Charles…

— Comprendre ? Oui… Je vois. Tu as trouvé un autre « mec ».

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— Charles ! Tu es méchant…— Et tu files le grand amour. Moi, maintenant, je ne

suis plus bon qu’à mettre aux chiens…— Ne dis pas ça, je t’en prie. Il n’y a rien entre M.

Mathieu et moi.— Oh mais si, va, pas besoin de me faire un dessin.

Du reste, avec vous… les femmes, un pas de travers, une longue maladie, et on se retrouve cocu le temps de le dire.

— Je ne t’ai jamais trompé, Charles, je le jure !— À d’autres ! Me crois-tu plus fou que je le suis? Tu

es rusée, ça je sais. Mais tu ne t’en tireras pas comme ça si c’est le divorce que tu veux…

— Je n’ai jamais dit que je voulais divorcer !— Tu le penses et c’est pareil. De toute façon, tu

peux toujours attendre. Tu es à moi, Louisette. Tu es à moi pour toujours… Ou je te tuerai !

— Charles, comprends donc !— Y’a rien à comprendre. Assez parlé ! À présent

on met les voiles. Viens Louisette…— C’est impossible. Et comme elle ne bouge pas :— Suis-moi, te dis-je !— Je ne te suivrai pas.

Cette fois elle est réellement en danger. Vallée a les yeux étranges qu’elle lui a connus trop souvent. À tout prix elle doit s’échapper. Mais l’homme le pressent. À peine a-t-elle fait un pas qu’il se jette sur elle et la plaque au sol.

— Non… gronde-t-il, tu ne m’échapperas pas !

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Elle réalise alors que sa vie s’achève. Elle ne se débat plus. Un long sanglot s’échappe de tout son corps, qu’une voix soudaine fait cesser :

— Debout Vallée… Les mains en l’air !Julien est là tout près, son fusil braqué, prêt à faire

feu.— Tiens donc… Un revenant ! s’exclame Vallée tan-

dis qu’il écrase encore Louisa de tout son poids. J’aurais dû m’y attendre. Tu avais bien calculé ton coup, ma belle. Quand je pense que j’y croyais encore… L’imbécile !

Il saisit des deux mains le cou de Louisa, serre de plus en plus fort.

— Vallée ! crie Julien, je ne le répèterai plus : Lâche-là ou je fais feu !

Curieusement, Vallée ne résiste pas. Au contraire… Il se relève doucement sous le regard méfiant de

Julien. Julien qui veut en finir maintenant.— Madame, dites à votre mari ce que vous avez sur le

cœur. Dites-le-lui, n’ayez plus peur.

Vallée s’interpose encore :— Mêle-toi de tes oignons, gamin !— Un mot de plus et je tire, dit Julien.— Voyez-vous ça, renchérit Vallée. Est-il seulement

capable de se servir d’un fusil ce blanc-bec ?

Julien ne lui répondra pas. S’adressant à Louisa :— Allez-y, Madame, parlez ! Naturellement celle-ci hésite et il faut la comprendre.

Avec d’infinies précautions elle lui avoue :— Charles, je ne t’aime plus, pardonne-moi !

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Se passe alors une scène bien étrange. Vallée, sous l’œil plus que jamais vigilant de Julien, se met soudain à tournoyer comme une toupie. Un bruit bizarre sort de sa bouche.

Mais Julien ne se laissera pas berner. Il lève son arme vers Vallée, vise… N’entend même pas Louisa qui le supplie de toutes ses forces :

— M. Mathieu, non… Ne faites pas cela. Il a une…Trop tard : le coup est parti.— Monsieur, qu’avez-vous fait ? dit-elle.— Vous ne voyiez donc pas qu’il rusait ?— Non, il ne rusait pas, ce n’était qu’une crise. — Une tactique plutôt.— Voyez ses membres raides, sa tête convulsée…— Normal, dit Julien, le coup reçu en est à l’origine.Mais Louisa pleure. Julien ne veut pas entendre qu’il a tué Vallée alors que

celui-ci était en pleine crise d’épilepsie. Approuver la jeune femme serait une reconnaissance d’homicide. Il se penche sur sa victime, cherche un signe de vie. Inutile : la chevrotine, tirée à bout portant, a fait de gros ravages, traversant le corps de part en part, le vidant de son sang. Spectacle effroyable duquel Louisa s’éloigne hâtivement.

— Mon Dieu, dit-elle, qu’allons-nous devenir ?Julien, qui ne cesse de fixer intensément le cadavre,

semble ne plus comprendre ce qui arrive. « Si Louisa avait raison ! » songe-t-il. « Si, en effet, Vallée avait été victime d’une crise ?

Alors il serait un assassin. » Non, il ne doit pas penser à cela. Après tout, n’a-t-il pas rendu justice à celle que Vallée se préparait à massacrer ? Tout être censé l’aurait

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fait à sa place. Alors, comme s’il sortait d’une longue absence, il demande :

— Madame… Que disiez-vous ?— Rien, répond-elle, je parlais à moi-même.— Ah bon !Et déjà le voici reparti dans un songe qui n’en finit

plus. Enlever une vie, ce ne peut être lui, c’est bien trop grave. Ce n’est que plus tard, face à ce grand corps gisant, déjà cadavérique, dont les yeux, béants, fixent intensément l’infini, qu’il se voit tout à coup meurtrier. Et qu’il en devient fou.

Louisa souffre, elle aussi. Mais elle reste lucide. Jamais elle n’a aimé son mari et peut-être même, sans oser se l’avouer, a-t-elle souhaité sa mort ; mais de là à la lui donner !

— Je suis maudit, gémit Julien. Je me suis emporté, j’ai eu peur pour vous. Il était dangereux n’est-ce pas ? S’il vous plaît Madame, dites-moi que je ne me suis pas trompé. Je vous en supplie, dites quelque chose… Ne me laissez pas comme ça !

Comme une accusation, le silence de Louisa lui répond.

Alors il se prend la tête dans les mains, fait les cent pas en répétant :

— J’aurais pas dû prendre mon fusil. J’aurais pas dû…

Et puisqu’elle ne dit toujours rien, il poursuit :— Je vais me rendre à la police. Je leur dirai tout : le

mal qu’il vous a fait subir, l’assassinat du petit. On me croira.

— Surtout pas ! l’interrompt Louisa. Coupable ou non, vous iriez en prison.

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— On me libèrera vite. — Ne croyez pas cela. Les procès d’assise durent

souvent de longues années. En attendant, vous seriez emprisonné.

— Mais que faire alors ! dit-il en regardant ses mains. J’ai tué, Madame. Tant que la justice n’aura pas été ren-due, je ne vivrai plus…

Louisa sort alors de son apparente réserve :— Vous n’irez pas à la police, dit-elle. Si quelqu’un

doit y aller, ce sera moi. J’ai tué Vallée plus que vous !— Est-ce vous qui m’avez commandé de tirer ? Le

fusil vous appartient-il ?— Si je n’étais pas venue perturber votre vie, vous

n’en seriez pas là aujourd’hui. — Vous témoignerez en ma faveur, dit Julien.— Je ne témoignerai pas. Je me dénoncerai.— Et les enfants, que deviendront-ils sans vous ?— Je l’ignore. Par contre je vous préviens : si vous

vous livrez à la police, c’est moi qui serai incarcérée.— Nous n’avons pas d’autre solution…— Si ! dit-elle. Il y en a une autre…— Laquelle ?— Cacher le corps.— Et si on le retrouve, la faute n’en serait que bien

plus grave.— C’est cela ou aller de longs mois en prison…Julien réfléchit. Où donc cacher ce corps ? — J’ai bien une petite idée, dit-il.Mais comme Louisa veut savoir :— C’est un secret, avoue-t-il. Je vous demande seule-

ment de me faire confiance.

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Tandis qu’il tourne autour du mort, à la recherche d’une prise facile, l’angélus sonne au clocher de l’église de Lontru.

FIN DE L'EXTRAIT LONG

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