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Patrice COHEN Maître de conférences en anthropologie à l’Université de Rouen (2000) LE CARI PARTAGÉ. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES CHICOUTIMI, QUÉBEC http://classiques.uqac.ca/

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Patrice COHENMaître de conférences en anthropologie à l’Université de Rouen

(2000)

LE CARI PARTAGÉ.Anthropologie de l’alimentation

à l’Île de la Réunion

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALESCHICOUTIMI, QUÉBEChttp://classiques.uqac.ca/

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 2

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Les Classiques des sciences sociales est une bibliothèque numérique en libre accès développée en partenariat avec l’Université du Québec à Chicoutimi (UQÀC) depuis 2000.

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En 2018, Les Classiques des sciences sociales fêteront leur 25e anni-versaire de fondation. Une belle initiative citoyenne.

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Jean-Marie Tremblay, sociologueFondateur et Président-directeur général,LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

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Un document produit en version numérique par Réjeanne Toussaint, bénévole,courriel: [email protected], à partir de :Page web dans Les Classiques des sciences sociales.à partir du texte de :

Patrice COHEN

LE CARI PARTAGÉ.Anthropologie de l’alimentation. à l’Île de la Réunion

Paris : Les Éditions Karthala, 2000, 358 pp. Collection : “Hommes et sociétés” dirigée par Jean Copans.

L’auteur nous a accordé son autorisation le 19 août 2019 de diffuser ce livre en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.

Courriel : Patrice Cohen : [email protected]

Police de caractères utilisés :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 14 décembre 2019 à Chicoutimi, Québec.

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Patrice COHENMaître de conférences en anthropologie à l’Université de Rouen

LE CARI PARTAGÉ.Anthropologie de l’alimentation

à l’Île de la Réunion

Paris : Les Éditions Karthala, 2000, 358 pp. Collection : “Hommes et sociétés” dirigée par Jean Copans.

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LE CARI PARTAGÉ.Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion

QUATRIÈME DE COUVERTURE

Retour à la table des matières

Le cari - ou selon les écritures pratiquées localement le carry, le kari - désigne à la fois une préparation culinaire centrale de la cuisine créole réunionnaise et un terme générique pouvant définir la nourri-ture au sens créole. Symbole de leur culture et de leur identité, il fait partie du quotidien de la plupart des Réunionnais. Le cari partagé aborde l'alimentation réunionnaise à travers une recherche ethnolo-gique et s'inscrit dans une perspective anthropologique. L'alimentation n'est pas abordée ici comme un recensement de recettes locales, mais comme un vécu culturel et social régulièrement actualisé par chaque mangeur.

Tout en s'intéressant à des phénomènes qui concernent l'île entière, ce travail centre son attention sur Ravine Verte, un quartier rural des Hauts de l'île désenclavé durant les années 80. Le désenclavement de ce quartier a permis une facilité accrue dans les déplacements des hommes et des idées. Mais la ruralité accompagnée de pauvreté, voire de misère, dans un contexte global de chômage et de crise sociale, ne facilite pas l'insertion des habitants de ce quartier dans le circuit socio-économique de l'île. Aussi de nombreux comportements traditionnels subsistent-ils dans l'alimentation et dans le mode de vie bien que des changements soient perceptibles dans les comportements individuels ou familiaux. Cet ouvrage présente les divers éléments qui constituent le système alimentaire de Ravine Verte.

Le milieu étudié ici apparaît comme un microcosme de la vie réunionnaise. Compte-tenu de l'histoire de sa population et du foncier

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du quartier, il est unique, mais en même temps il s'apparente à de nombreux quartiers de l'île qui se rapproche de ses caractéristiques. Ainsi au-delà du cas particulier de cette population ce sont des proces-sus et des dynamiques sociales qui concernent une partie de la société réunionnaise qui sont présentés ici.

Patrice Cohen est maître de conférences en anthropologie à l’uni-versité de Rouen, et est spécialisé en anthropologie de l'alimentation et de la santé. Depuis l’année 1986, il a effectué à l'île de la Réunion des recherches sur l’alimentation. Depuis 1995, il a travaillé sur le vécu des adolescents face au sida, et sur la prévention de l'infection à VIH et des Maladies sexuellement transmissibles.

Collection “hommes et sociétés”dirigée par Jean Copans

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Collection « Hommes et Sociétés »Conseil scientifique : Jean-François BAYART (CERI-CNRS)

Jean-Pierre CHRÉTIEN (CRA-CNRS)Jean COPANS (Université de Picardie)Georges COURADE (MAA, ORSTOM)

Alain DUBRESSON (Université Paris-X)Henry TOURNEUX (CNRS)Directeur : Jean COPANS

Couverture : « Pique-nique dans les Hauts de Trois-Bassins », 1993, La Réunion, cliché de Bernard Lesaing, photographe reporter à Aix-en-Provence et co-réalisateur du projet « Entre Mythologies et Pratiques » (1990-1994) sur les changements sociaux et urbains à l'île de la Réunion (Trwa kartié, éd. de la Martinière, 1994). En collabora-tion avec le CNRS, il a entrepris un travail auprès de la communauté réunionnaise en Métropole, présenté en 1998 à Marseille dans le cadre de la commémoration du 150e anniversaire de l'abolition de l'escla-vage et en 1999 à la galerie de l'ARCC à Paris. Il est par ailleurs l'au-teur de plusieurs ouvrages sur les gens du voyage (1981), les bateliers (1986), l'évocation d'un artiste (1988), l'île d'Ischia (1992), le théâtre (1994).

© Editions KARTHALA, 2000ISBN : 2-84586-017-X

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Patrice Cohen

Le cari partagéAnthropologie de l'alimentation

à l'île de la Réunion

Préface de Françoise Loux

Éditions Karthala22-24, boulevard Arago

75013 Paris

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Note pour la version numérique : La numérotation entre crochets [] correspond à la pagination, en début de page, de l'édition d'origine numérisée. JMT.

Par exemple, [1] correspond au début de la page 1 de l’édition papier numérisée.

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LE CARI PARTAGÉ.Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion

Table des matières

Préface [5]

Remerciements [9]

Avertissement [11]

Prologue [13]

Introduction [17]

Chapitre 1. Un quartier entre ruralité et pauvreté [25]

PREMIÈRE PARTIEDE LA PLURALITÉ DES ALIMENTS [37]

Chapitre 2. Nature aménagée et productions alimentaires [39]

Gestion de l’espace aménagé [40]Les produits des cultures familiales [44]Les produits de l’élevage familial [56]

Chapitre 3. Nature sauvage et ressources alimentaires [67]

Les produits de la cueillette [69]Les produits de la chasse [75]

Chapitre 4. Commerces et produits alimentaires [83]

Les produits alimentaires vendus dans le quartier [84]Les produits vendus à l'extérieur du quartier [95]Les marchés forains des villes [97]

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DEUXIÈME PARTIEDES NOURRITURES CRÉOLES [107]

Chapitre 5. Manger créole dans le quartier [109]

Notions de nourriture comestible [111]De l'utilisation et de la combinaison des aliments et des bois [130]

Chapitre 6. Le repas et le partage [151]

Les repas [151]Les manières de table au quotidien [172]Recevoir les autres [176]

Chapitre 7. Le manger et le croire [183]

Le champ religieux à Ravine verte [184]Les religions au quotidien [199]Religions et alimentation [204]

Chapitre 8. Manger pour le corps [219]

Manger, un besoin du corps [221]La notion de santé et ses sources de dérèglements [223]Équilibres physiologiques et pratiques alimentaires [226]Interventions surnaturelles et alimentation [229]Manger selon son âge et son sexe [230]Désagréments corporels du manger et du boire [242]

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[358]

TROISIÈME PARTIEDES NOURRITURES FAMILIALES [251]

Chapitre 9. Manger en famille [253]

Le foyer de consommation alimentaire [255]Les ressources et leurs utilisations [265]

Chapitre 10. Rythmes alimentaires saisonniers et mensuels [269]

Les rythmes saisonniers [270]Les rythmes mensuels [292]

Chapitre 11. Se nourrir au quotidien [299]

Les rythmes d’activités quotidiennes et l’alimentation [300]Les événements alimentaires au quotidien [304]

Conclusion [331]

Bibliographie [337]

Liste des tableaux [353]

Liste des schémas [355]

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Liste des tableaux

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Tableau 1. Évolution du nombre officiel de contrats de colonat [28]

Tableau 2. Répartition de la population selon l'activité du chef de famille [29]

Tableau 3. Répartition des élevages familiaux par cour [57]

Tableau 4. Charcuteries vendues sur le marché de Saint-Paul [101]

Tableau 5. Morceaux de viande de bœuf vendus sur le marché de Saint-Paul [101]

Tableau 6. Les diverses utilisations des fruits et des arbres fruitiers [113]

Tableau 7. Utilisation alimentaire de quelques plantes courantes [114]

Tableau 8. Les parties des animaux d'élevage consommées [129]

Tableau 9. Structure des repas quotidiens [154]

Tableau 10. Structure des repas de fête [163]

Tableau 11. Manières de table traditionnelles et tendances évolutives [174]

Tableau 12. Répartition des manières de table selon le sexe et l'âge [174]

Tableau 13. Fréquence à Madagascar des autres interdits alimentaires rencontrés à Ravine Verte [216]

Tableau 14. Attitudes alimentaires conseillées pour une femme accouchée, selon les conceptions traditionnelles [235]

Tableau 15. Les rythmes des ressources [266]

Tableau 16. Mois de production des principaux produits alimentaires à Ravine Verte [271]

Tableau 17. Productions annuelles de géranium pour un planteur du quartier [276]

Tableau 18. Variations annuelles des ventes de géranium [277]

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Tableau 19. Bilan théorique du rythme annuel des communions dans une famille de cinq enfants [279]

Tableau 20. Dépenses du foyer de Roger et Sandrine R. pour la communion so-lennelle (juillet 1990) [280]

[354]

Tableau 21. Les principales dépenses mensuelles du foyer de Béatrice T. [294]

Tableau 22. Activités domestiques, rurales et familiales quotidiennes [300]

Tableau 23. Répartition courante des personnes présentes et absentes au repas de midi dans le foyer [302]

Tableau 24. Rythme hebdomadaire des repas de midi au sein du foyer [303]

Tableau 25. Rythme hebdomadaire des repas quotidiens [305]

Tableau 26. Les types de repas en fonction du lieu de consommation [306]

Tableau 27. Fréquence des boissons consommées à la maison pour le petit déjeu-ner par un échantillon d'enfants scolarisés [309]

Tableau 28. Fréquence des types de petits déjeuners consommés par un échan-tillon d'enfants scolarisés [309]

Tableau 29. Répartition des légumineuses au long de la semaine [315]

Tableau 30. Répartition des caris au long de la semaine (foyer 1 à 3) [316]

Tableau 30 bis. Répartition des caris au long de la semaine (foyer 4 à 6) [317]

Tableau 31. Types de grains utilisés dans les six foyers [319]

Tableau 32. Composition des repas dominicaux pour les six foyers étudiés [320]

Tableau 33. Menus de la restauration scolaire de la commune de Saint-Paul [321]

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[355]

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Liste des schémas

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Schéma 1. Famille O.   : Structures familiales et liens de parenté des personnes impliquées dans l'abattage du cochon [123]

Schéma 2. Sémantique du «   mangé créole   » [152]

Schéma 3. Types d'aliments s'associant au riz dans un repas créole [154]

Schéma 4. Service dans l'assiette d'un repas au riz [157]

Schéma 5. Manières de manger dans l'assiette un repas au riz [159]

Schéma 6. Foyer de consommation et systèmes intervenant dans la consomma-tion [254]

Schéma 7. Exemples de foyers de consommation - Structures simples [259]

Schéma 7 bis. Exemples de foyers de consommation - Structures simples (suite) [260]

Schéma 8. Exemples de foyers de consommation - Structures complexes [262]

Schéma 9. Exemples de foyers de consommation - Autonomisation déjeunes foyers [263]

Schéma 10. Arrivée mensuelle des revenus dans un foyer monoparental [284]

Schéma 11. Arrivées mensuelles des revenus dans le foyer de Roger et Sandrine T [285]

Schéma 12. Arrivées mensuelles des revenus dans le foyer de Noéline G [286]

Schéma 13. Événements familiaux et dynamiques de consommation du foyer de Rufine et Max en 1990 [292]

Schéma 14. Exemple de consommation dans le foyer monoparental de Béatrice [295]

Schéma 15. Les événements alimentaires quotidiens [305]

[356]

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[4]

À Lili et Mélo

Cet ouvrage est publié avec le concours de la Fondation pour la recherche et le développement dans les îles de l'océan Indien (Saint-Denis, La Réunion).

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PRÉFACE

Retour à la table des matières

Selon une récente enquête SOFRES, les trois quarts des Français estiment qu'une bonne alimentation est le facteur qui a le plus d'in-fluence positive sur la santé. Ce lien existe également, de façon peut-être encore plus marquée, dans les représentations traditionnelles du corps. En effet, comme ce livre le montre, l'alimentation est source de santé à double titre. En premier lieu, elle permet de restaurer les forces épuisées par le travail quotidien pour lequel le corps est le pre-mier outil. « Manger est le premier médecin » dit un proverbe fran-çais, et le chapitre 8 de ce livre « manger pour le corps » donne de nombreux exemples de l'importance de cette représentation à la Réunion. En second lieu, l'alimentation contribue à se régénérer sym-boliquement et socialement. Patrice Cohen montre ainsi la force de la relation entre les façons de se nourrir, le sentiment d'identité et la santé aussi bien mentale que corporelle. C'est la raison pour laquelle une introduction inconsidérée de changements dans l'alimentation quotidienne en plus de mal se nourrir peut aussi conduire à « perdre son identité ».

Mais ce sentiment d'identité n'est pas figé une fois pour toutes, pas plus que les façons de se nourrir : il se situe dans la mouvance du métissage, tant entre les différentes cultures qui se côtoient dans l'île, qu'entre la tradition et la modernité. En effet, comme le souligne l'au-teur, l'ouvrage met « en évidence deux axes d'analyse : la perma-nence d'une tradition créole rurale marquée par la pauvreté, et des évolutions en rapport avec l'ouverture manifeste vers la société glo-bale de plus en plus présente ».

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Je ne suis jamais allée à la Réunion ; pourtant à chaque page je me suis retrouvée, au-delà des différences, en pays de connaissance. Sur beaucoup de points de cette société d'autoconsommation, on trouve des ressemblances profondes avec la société rurale française de la fin du XIXe siècle. Je laisse au lecteur le plaisir d'explorer cette parenté et ne citerai que quelques exemples. Il y a ainsi de belles pages sur la tuerie du cochon qui renvoient de façon saisissante aux descriptions faites il y a quelques années par Yvonne Verdier pour le Chatillonnais. On retrouve la place centrale des repas dans les rituels festifs, aux rythmes saisonniers et sociaux et en particulier lors du rite de passage de l'adolescence que représente la communion solennelle. Ces ressemblances fonctionnent si bien que l'on éprouve un sentiment étrange d'oscillation entre un passé [6] en partie révolu en métropole et ces pratiques qui à la Réunion là-bas sont d'autant plus vivantes qu'elles sont prises dans la mouvance de la modernité.

Un des apports de l’anthropologie - et le livre de Patrice Cohen y participe - est de montrer qu'il n'y a pas nécessairement un rapport entre dénuement matériel et dénuement social. Ainsi, comme autrefois dans la France rurale, le régime quotidien de frugalité est rompu par l'abondance alimentaire des nombreuses fêtes, même si cela doit avoir pour conséquence des privations les jours suivants. De plus, même si la pauvreté implique ou impose des pratiques de sociabilité particulières, il n'en existe pas moins des règles. Ainsi les habitants de Ravine Verte ont des « manières de table » élaborées. Par exemple, l'emplacement des aliments dans le plat et la façon de vider son assiette doive suivre une hiérarchie particulière, très finement observée

Il y a bien sûr de nombreuses différences, sans doute liées en par-tie au climat. Il ne s'agit pas ici de faire preuve d'un exotisme sim-pliste, mais il apparaît clairement que la vie à l'extérieur est plus fa-cile sous les tropiques là-bas et permet d'agrandir l'espace domes-tique et en particulier celui de l'alimentation : il est souvent possible de prendre ses repas dans la cour, sur ses genoux. Il y a aussi très probablement, dans l’autoconsommation elle-même, une richesse de production de fruits et de légumes et donc une variété de consomma-tion plus grande qu'en France dans les milieux populaires. Par ailleurs, des structures familiales et de voisinage plus complexes que celles de la France traditionnelle permettent une certaine fluidité des

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lieux de prise de repas entre le midi et le soir, avec des types de so-ciabilité différents. L'analyse en est faite de façon détaillée, novatrice et très stimulante. Enfin, Patrice Cohen insiste sur l'importance du métissage. Il montre bien l'interpénétration des cultures avec, certes, des tensions mais aussi harmonie et cohérence. Cette tradition pra-tique de métissage, éprouvée dans la réalité du quotidien, est sans doute facilitante pour cet autre type de métissage qu'est l'ouverture à la modernité. Sur ce point, ce livre apporte des éléments de première importance, montrant là aussi combien l'alimentation est un domaine « bon à penser ».

Cette introduction se fait surtout par l'arrivée de sources moné-taires autres que les salaires faibles et irréguliers. Là apparaît forte-ment le rôle de ce que l'on a coutume d'appeler les transferts sociaux On lira avec intérêt les nombreux passages où est soulignée, en parti-culier, l'importance du RMI qui permet par exemple l'utilisation plus quotidienne de la cuisine au gaz, des achats plus fréquents à l'exté-rieur et une alimentation plus abondante et régulière. Quant à l'allo-cation de parent isolé, elle permet à de très jeunes femmes élevant seules leurs enfants de s'installer, à l'intérieur du foyer familial. Elles prennent ainsi progressivement leur autonomie, et leurs pratiques ont souvent pour conséquence d'introduire [7] la modernité de façon plus globale au sein de la famille. En effet - et c 'est là également un des enseignements du livre - contrairement à des idées reçues selon les-quelles les femmes seraient les gardiennes de la tradition, là, les femmes sont de véritables vecteurs de modernité, alors que «  les hommes ont tendance au conservatisme alimentaire ». On rejoint ici, sous un autre angle, la notion de femme « passeuse » mise en lumière par les anthropologues dans le domaine des soins.

Les enfants ont également un rôle moteur dans le changement. Dès qu'ils sont scolarisés, ils prennent généralement leur repas de midi sur place. A la cantine, la nourriture est souvent différente et n'est d'ailleurs pas toujours appréciée quand elle diffère trop de leurs ha-bitudes alimentaires. Ce sont cependant de nouvelles façons de se nourrir qu'ils rapportent au domicile familial et en particulier de nou-velles manières de table. Ils introduiront par exemple l'assiette au lieu du bol, les couverts au lieu des doigts, la table au lieu des genoux.

Notons que ces changements s'introduisent progressivement et que d'abord les innovations touchent le festif, l'exceptionnel avant de

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transformer le quotidien des repas. Un des apports du livre est ainsi cette analyse minutieuse de la façon dont le changement s'introduit dans les intérieurs familiaux sans toutefois rompre la cohérence des cultures et du lien social. A sa lecture, on ressent fortement que l'ha-bitude des contacts culturels, de la recomposition du métissage rend cette société perméable à un changement qui n'est pas rupture identi-taire mais reconstruction de nouvelles cohérences.

Avril 1999,Françoise LOUX,

Centre d'ethnologie françaiseMusée national des arts

et des traditions populairesParis

[8]

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[9]

LE CARI PARTAGÉ.Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion

REMERCIEMENTS

Retour à la table des matières

Cet ouvrage est le résultat de nombreuses années de travail et les personnes qui m'ont aidé dans ma tâche sont nombreuses.

J'aimerais surtout remercier la population de Ravine Verte étudiée dans ce livre. Je n'aurais pu rien faire sans son aimable coopération, et je suis énormément redevable à celles et à ceux qui m'ont accompagné tout au long de cette recherche. Des liens d'amitié et de confiance se sont tissés à travers cette étude et même au-delà d'elle. J'ai ainsi beau-coup reçu et appris de tous les gens rencontrés dans ce quartier. Qu'ils soient remerciés pour leur confiance et leur disponibilité. J'espère qu'ils se reconnaîtront dans cet ouvrage sans que leur intimité en soit atteinte.

Que soient aussi remerciées toutes les personnes que j'ai rencon-trées au cours de mon long séjour à la Réunion ou de mes missions (de 1986 à 1992) pour les besoins de cette étude. Elles sont bien sûr trop nombreuses pour les citer, elles se reconnaîtront - je suis sûr - par elles-mêmes. En effet, amis, professionnels, relations de travail ou simples rencontres ont constamment alimenté ma réflexion sur l'ali-mentation à la Réunion et sur la société réunionnaise.

Concernant la réalisation du terrain et la formulation préliminaire de cet ouvrage, je remercie chaleureusement Hélène Pagézy et Jean Benoist pour leurs conseils attentifs. Je suis redevable à la Fondation de la recherche et du développement dans l'océan Indien (F.R.D.O.I.) de Saint-Denis pour ses aides matérielles qui ont facilité mon travail

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de terrain, au Centre de recherche sur les sociétés de l'océan Indien (CERSOI) et au Laboratoire d'écologie humaine et d'anthropologie (LEHA) de l'université d'Aix-Marseille pour m'avoir apporté des sou-tiens matériels et un cadre de travail, enfin au ministère de la Re-cherche et de la Technologie (1986-1989) et à la CORDET (1989-1991) pour m'avoir octroyé des financements.

La phase finale de cet ouvrage s'est réalisée grâce au soutien atten-tif de quelques personnes. Je tiens ainsi à remercier chaleureusement Armelle Jacquemot qui non seulement m'a accompagné dans les mo-ments difficiles de la rédaction, mais qui a su faire les critiques et les corrections pertinentes et nécessaires pour terminer cette tâche. Concernant le travail fastidieux de la relecture de l'ensemble de l'ou-vrage ou de certaines de ses parties, ma grande reconnaissance et af-fection vont [10] à ma mère, Liliane, et mon père, Charles qui ont sui-vi de près les périodes d'écriture et qui ont apporté leurs remarques attentives. Un grand merci à Sylvie Cohen, Patrick Laboureur, Sté-phane Nicaise et Charles Soulié - amis ou collègues de travail qui ont eu la patience de faire une lecture critique. Leurs remarques ont été très profitables, mais les propos tenus ici dans cet ouvrage ne sau-raient engager leur responsabilité.

Certains éléments de cet ouvrage sont extraits de travaux ou publi-cations effectués dans d'autres cadres. Je remercie l'Observatoire dé-partemental de la Réunion de m'avoir permis d'utiliser des données que j'avais recueillies dans le cadre d'une étude sur la consommation des ménages ruraux bénéficiaires du RMI à la Réunion, et d'utiliser des tableaux ou des illustrations déjà publiés dans ce cadre (cf. P. Co-hen, 1991 a & b, 1992 a, b, c). Je remercie aussi la revue Prévenir qui a permis l'utilisation d'un texte déjà publié (cf. P. Cohen, 1994) dans la rédaction du chapitre « Manger pour le corps ».

Enfin, je suis très reconnaissant vis-à-vis de la Fondation pour la recherche et le développement dans l'océan Indien (Saint-Denis, la Réunion) pour son aide financière à la publication de cet ouvrage. Et je remercie son président, le docteur Michel Turquet, et son trésorier, Jean-Marie Elliautou, de m'avoir constamment soutenu dans la réali-sation de ce travail de recherche.

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LE CARI PARTAGÉ.Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion

AVERTISSEMENT

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Le parler créole est la langue maternelle et quotidienne des acteurs de cet ouvrage, comme d'une bonne partie de la population réunion-naise. Nous avons tenu à rendre compte des propos et des mots utili-sés par eux, et à les mettre en perspective avec des écrits créoles pu-bliés par des auteurs réunionnais. Cette tâche nécessitait de faire des choix quant à la retranscription écrite. Le lecteur constatera qu'en fait plusieurs graphies ont été utilisées. Cette pluralité veut rendre compte des variabilités à la fois dans la façon de parier le créole (dans le voca-bulaire, dans les prononciations et aussi parfois dans la grammaire) et dans la façon de le retranscrire par écrit.

Les mots en créole cités dans le texte sont écrits selon diverses écritures lors de leur première apparition dans le texte afin de montrer la diversité des modes orthographiques à la Réunion ; ils ne sont repris par la suite qu'à partir d'une seule graphie. Les propos des interlocu-teurs cités dans cette recherche sont retranscrits selon un code ortho-graphique (« Lékritir 77 ») élaboré en 1977 par un groupe composé d'universitaires, d'écrivains et de militants politiques. Cette écriture ne respecte pas forcément la phonétique des véritables discours, mais elle a l'avantage d'être codifiée. Quant aux textes en créole écrits par des Réunionnais, ils conservent la graphie que leur a donnée leur auteur.

[12]

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LE CARI PARTAGÉ.Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion

PROLOGUE

Entre deux mondes

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Fin novembre 1986 - mon premier voyage pour la Réunion - quelque part au-dessus du Moyen-Orient ou de l'Afrique...

Le bruit gai et magique des plateaux repas qui s'entrechoquent fait dresser toutes les personnes autour de moi. À ma droite, un jeune ado-lescent habillé simplement et chaussé de souliers vernis sort soudain de quelques heures de mutisme et m'avoue : « Enfin ! Moi, j'ai faim, mon ventre, il crie 1  ! » Je trouvai le même engouement à ma gauche de la part d'un jeune couple revenant de leur voyage de noces en France, premier séjour à l'extérieur de la Réunion.

À la vue du plateau posé devant eux, les jeunes mariés s'es-claffent : « Ah, c'est bien un repas z‘oreille 2  ! » Mon jeune voisin, lui, affiche un regard plus interrogateur. Il soulève et soupèse le petit pain et inspecte la composition de son plateau : « Et le riz... n'a point de riz /... » Ce repas froid composé d'une entrée de carottes râpées, d'une mousseline de poissons, d'une portion de fromage à la crème, d'une barquette de fruits au sirop et d'un gâteau au chocolat laisse désap-pointés autant mes voisins de gauche que celui de droite.

1 « Mon ventre, il crie » : créolisme - signifie en créole « j'ai faim ».2 « Z'oreille » ou « zoreille » ou « zoreiy » : créolisme - signifie en créole

« métropolitain », « français ».

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Le jeune couple - dont les vêtements recherchés, les bijoux et les montres leur donnaient la fière assurance d'un pouvoir d'achat consé-quent - m'avait auparavant raconté leur séjour en France avec une joie non dissimulée... mais rien sur l'alimentation métropolitaine. Ce pla-teau devant eux en donnait l'occasion, et me prenant à témoin : « Vous savez, la seule chose qui ne m'a pas plu en France... c'est la bouffe ! Bien sûr, je mange du pain, des frites ou des salades à la Réunion, mais moi il me faut mon riz tous les jours... Et à Paris c'est pas tou-jours facile... On était chez des amis... et eux ils mangent que du pain et sans épices... c'est [14] plate, plate 3... » me dit-il en faisant la gri-mace. « Heureusement, on est allé une fois dans un restaurant chinois et dans un restaurant indien, ça nous a rappelé la Réunion... Il paraît qu'il y a aussi des restaurants créoles, mais on n'a pas pu y aller... » renchérit la jeune femme.

À ma droite, le jeune homme mangeait la tête dans son plateau. Lorsqu'il avait relevé la tête, tout était presque englouti ; il s'empara de son verre d'eau et le finit d'un seul trait. J'appris par la suite qu'il revenait d'un séjour de chez sa sœur qui habite dans une campagne dans le centre de la France. Originaire des Hauts de l'ouest de la Réunion, fils d'un colon de géranium, il avait arrêté l'école à 16 ans. C'est à ce moment-là que sa sœur qui vit en Métropole le fit venir au-près d'elle pour qu'il trouve un travail. Au bout de quelques mois, il eut le mal du pays et se retrouva dans cet avion. Ces amis lui man-quaient, mais il parlait surtout de sensations qu'il avait cherchées en vain en France : sentir le sol respirer sous ses pieds nus, humer les diverses odeurs de son enfance, pouvoir observer la mer depuis sa case, et puis manger un bon petit cari de tangue ou un rougail

3 « Plate » : créolisme - signifie en créole « fade », « sans goût ».

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mangue 4 !... Et il commença à raconter avec un œil brillant ce qu'il aimait dans la cuisine créole...

Dans le monde créole...

Arrivé sur le sol réunionnais pour la première fois, c'était à mon tour de me confronter au contact culturel. Mon premier repas me trou-va attablé dans un restaurant créole de Saint-Denis avec quelques Réunionnais et quelques Métropolitains vivant depuis peu à la Réunion. Au menu, un repas créole classique : riz - grains - cari poulet - rougail tomate.

Attentives à ma découverte de la cuisine réunionnaise, les per-sonnes attablées me demandent si je mange du piment. Ce fut l'occa-sion de souligner la différence entre les Créoles et les Z'oreilles... et une frontière amicale mais bien marquée sépara les mangeurs de pi-ment et les autres. Les épices - dont le piment - apparaissaient comme l'élément fondamental du ralliement de tous les palais créoles, et por-taient haut l'étendard de [15] la culture réunionnaise. Cette interroga-tion sur le piment à l'intention d'un Métropolitain, cette discussion sur cette spécificité des goûts créoles, je les ai rencontrées tout au long de mon séjour à la Réunion. Mon goût de plus en plus tolérant avec le piment au fil du temps me fit traverser progressivement cette frontière culturelle du goût. Très souvent mes interlocuteurs réunionnais sanc-tionnaient cette intégration culinaire en ne me considérant plus comme un étranger ; je n'étais pas encore un semblable, mais j'étais devenu un cousin proche... un véritable Zoréole 5 !

4 Les termes de « cari » et de « rougail » seront régulièrement repris tout au long de cet ouvrage. Ils désignent des plats très couramment préparés dans la cuisine créole. Ces types de préparation - comme les autres préparations culinaires créoles - seront abordés en détail dans le chapitre « Manger créole dans le quartier » (cf. Les préparations culinaires). Le tangue est le mot créole pour désigner un petit mammifère insectivore - le tanrec - vivant à l'état sauvage dans les Hauts de la Réunion. Sa chasse est détaillée dans le chapitre « Nature sauvage et ressources alimentaires » (cf. Les produits de la chasse), et sa consommation alimentaire dans le chapitre « Manger créole dans le quartier » (cf. Les animaux comestibles).

5 Zoréole : ce mot composé de « Zoreiy » et de « Créole » définit à la Réunion des individus qui sont entre les deux cultures. On appelle ainsi

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Lorsque chacun des convives se servit dans son assiette, on enten-dit le propos amusé de certains Réunionnais sur notre façon de nous servir, un autre Métropolitain et moi-même. Mettre côte à côte riz, légumineuses, poulet en cari comme nous faisions leur semblait bi-zarre. Et je compris par la suite que le repas créole non seulement s'identifiait par sa structure, mais aussi par un code dans le service. Le riz doit tapisser l'assiette avant d'être le réceptacle des autres compo-sants 6...

Premières rencontres - premiers contacts avec la nourriture réunionnaise. J'avais recueilli au cours de ce voyage dans l'avion et dans mes premiers jours de ce séjour à la Réunion les prémisses de ma recherche. Entre ciel et terre, entre la Métropole et la Réunion, la cui-sine réunionnaise apparaissait en filigrane comme la face cachée mais désirée d'un repas servi dans l'avion. On pouvait déjà percevoir un fort attachement à la nourriture créole de la part des Réunionnais, et cela au-delà des niveaux économiques. Mêlés de sensations gustatives, et de noms exotiques comme cari, rougail, piment, mangue, ces témoi-gnages mettaient en évidence non seulement une cuisine, mais aussi une façon de vivre. L'alimentation n'apparaissait donc pas comme un recensement de recettes locales, mais bien comme un vécu culturel et social régulièrement actualisé par chaque mangeur. A travers le repas, on pouvait ainsi percevoir la matérialisation d'une culture enracinée dans le quotidien. Par ailleurs, les réactions de ces Réunionnais face à la nourriture métropolitaine ou aux mangeurs métropolitains suggé-raient dans une situation de contact culturel un positionnement face à l'Autre, face à la cuisine de l'Autre ; ils m'apportaient ainsi quelques bribes de compréhension sur le vécu de l'altérité à la Réunion.

[16]Ces exemples, au-delà des anecdotes, sont offerts au lecteur en

guise d'apéritif. Témoignages vivants de vécus alimentaires, ils laissent présager l'état d'esprit dans lequel ce livre a été conçu. Le dé-cor est déjà planté (la Réunion) ; les personnages principaux s'ex-priment (les Réunionnais) ; le narrateur même s'il s'efface le plus pos-sible pour donner la paroles aux autres se met en scène pour montrer

souvent les enfants de Métropolitains nés et vivant à la Réunion, ou alors les enfants issus d'une union mixte.

6 Cet aspect des repas créoles sera abordé dans le chapitre « Le repas et le partage ».

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qu'il a été l'instrument de l'observation. Le thème, quant à lui, s'insi-nue dans la plupart des phrases qui précèdent pour exprimer que c'est bien d'alimentation dont il s'agit et que dans cet objet aux multiples facettes, c'est bien du mangeur dont on parle. Ce n'est donc pas un livre de cuisine, bien que parfois des incursions dans l'art culinaire nous feront évoquer quelques recettes, mais bien une mise en perspec-tive de ce que manger à la Réunion veut dire autant dans l'acte que dans les systèmes de représentation. À la fois histoires d'aliments et de mangeurs, à la fois histoires d'une portion précise de la société réunionnaise, ce livre évoque tout autant des vécus culturels que des dynamiques sociales et familiales.

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[17]

LE CARI PARTAGÉ.Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion

INTRODUCTION

Retour à la table des matières

Cet ouvrage est le fruit d'une recherche ethnologique et s'inscrit dans une perspective anthropologique de l'alimentation. Dans ce do-maine, l'étude de l'alimentation a souvent été un outil privilégié de connaissance des populations humaines. Ce thème est en effet très instructif pour l'anthropologue, car il permet d'accéder à la plupart des activités sociales de l'Homme 7 : production, exploitation de la nature, économie, consommation, échange et partage, relations familiales et sociales, don et contre-don, identité et altérité, religion, prise en charge du corps, de la santé, de la maladie. L'anthropologie est ainsi marquée par ce thème depuis le début de son histoire 8. Et pendant longtemps, l'alimentation ne représentait qu'un des aspects étudiés des sociétés observées parmi d'autres (religion, parenté, politique, écono-mie, etc.). En France, avec C. Lévi-Strauss 9 l'alimentation (plus préci-

7 Marcel Mauss (1923-24) a été le premier anthropologue à identifier l'alimentation comme un « fait social total ». Cette appellation - désormais classique et régulièrement reprise par les chercheurs en sciences sociales et humaines - souligne la présence et l'importance prise par l'alimentation dans de très nombreux domaines sociaux des groupes humains.

8 Voir à ce sujet la partie introductive de l'ouvrage de J. Goody, Cuisine, cuisines et classes (1984), où l'auteur développe les façons dont les anthropologues ont analysé les faits alimentaires selon les époques et les écoles.

9 Cf. notamment C. Lévi-Strauss (1958, 1964, 1965, 1967, 1968) où cet auteur développe une approche structurale des faits alimentaires.

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sément la cuisine) acquiert un intérêt renouvelé auprès des anthropo-logues et des ethnologues. Ce thème gagnant ainsi progressivement une certaine autonomie a suscité de nombreuses recherches formant peu à peu un champ spécialisé de l'anthropologie centré sur la nourri-ture 10, champ auquel nous nous référons ici.

Présenté comme une monographie, ce travail s'inscrit dans une dé-marche classique de l'ethnologie. Par son esprit, il est dans la ligne directe de certaines études ethnologiques françaises sur l'alimentation qui ont inspiré notre démarche. Joëlle Bahloul (1983), en analysant les rites et les traditions culinaires des Juifs d'origine algérienne en France, s'intéresse à la façon dont l'immigration a transformé la rela-tion à la nourriture [18] d'une minorité française marquée par sa reli-gion et par la mémoire du sol quitté. De la même manière, Marie-Claude Mahias (1985) en décrivant le système culinaire des Jaina, met en relief les fondements sociaux et culturels de cette population indienne appartenant à une minorité religieuse de l'Inde du nord. En s'intéressant à des unités géographiques et sociologiques, Annie Hu-bert (1985) à travers l'étude d'un village Yao de Thaïlande du nord, ou Anne-Marie Topalov (1986) à travers une étude sur les paysans fran-çais bas-alpins caractérisent des systèmes alimentaires marqués par l'environnement naturel et par l'histoire culturelle et sociale de la po-pulation. Bien que les caractéristiques de ces populations soient de divers ordres - migrantes, religieuses, régionales ou micro-locales - et que leur milieu de vie soit tantôt urbain ou rural, de nombreuses simi-larités rapprochent ces travaux de recherche.

La démarche monographique utilisée dans toutes ces études ainsi que dans la nôtre permet de s'intéresser à une population restreinte où tous les individus sont liés par des modes communs de vie ou de pen-sée (communauté villageoise, religion, identité régionale). La spécifi-cité de la population - à travers sa façon de s'approvisionner en den-rées alimentaires, sa cuisine, ses manières de manger et de partager les repas - est mise en évidence et permet de révéler la cohérence des structures de comportements ou de pensée. Un véritable système est alors décrypté rappelant ainsi que l'alimentation est au carrefour de nombreuses dynamiques sociales et culturelles. Les comportements

10 Ce champ se désigne de divers termes selon les auteurs : anthropologie de l'alimentation, anthropologie alimentaire, ou si l'on prend le terme cuisine dans son sens le plus large, anthropologie culinaire.

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alimentaires se révèlent être ainsi liés aux origines et à la formation de la population, à ses rapports avec l'environnement naturel et à la socié-té globale, à la vie sociale et familiale, à la vie religieuse, à la vie éco-nomique, à la vision du monde, aux représentations du corps, à la mi-gration, à l'altérité, ou à l'évolution de la société. L'aliment, support de la vie biologique lié aux comportements vitaux de tout individu est alors analysé comme le médiateur d'une vie sociale et culturelle. Il exprime à la fois l'identité, les croyances, la coutume, le niveau de richesse ou de pauvreté, et c'est par son intermédiaire que les évolu-tions sociales et économiques s'incarnent dans la vie biologique des individus et par conséquent des populations humaines.

Cet ouvrage, de son côté, s'intéresse à une petite communauté réunionnaise regroupée géographiquement dans un quartier rural ré-cemment désenclavé. Cette monographie décrit son système alimen-taire vécu au quotidien. L'étude de terrain prolongée - étalée sur trois ans 11 - le partage [19] de la vie de cette population pendant de longs mois et de multiples entretiens ont permis d'approfondir notre connaissance de ses manières de manger.

Cette étude se situe dans une série de travaux ethnologiques et mo-nographiques sur des groupes sociaux de la société réunionnaise, bien que la problématique, la thématique et la façon de traiter le sujet soient différentes. Par exemple, E. Wolff étudie dans Quartier de vie (1989) une partie de la population du Chaudron, quartier défavorisé de la ville de Saint-Denis, tandis que J. Pelletier (1982) aborde la vie de population « noire » et « blanche » d'un quartier des Hauts de l'Ouest. C. Vogel (1980), de son côté, aidé de ses étudiants, rend compte de la vie rurale d'un écart du cirque de Salazie, Be Cabot.

Le milieu étudié ici apparaît comme un microcosme de la vie réunionnaise. Il est en même temps spécifique et intégré dans des pro-cessus sociaux globaux de cette société insulaire. Compte-tenu de l'histoire de sa population et du foncier du quartier, il est unique, mais en même temps il s'apparente à de nombreux quartiers de l'île qui se rapproche de ses caractéristiques. Ainsi, au-delà du cas particulier de cette population, ce sont des processus et des dynamiques sociales qui 11 Cette étude s'est effectuée de janvier 1988 à décembre 1990. Elle s'est

construite à partir d'une méthodologie et de techniques d'enquêtes propres à l'ethnologie et à l'ethnographie et a privilégié notamment l'observation participante.

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concernent une partie de la société réunionnaise que nous présentons ici. Il serait toutefois hasardeux de généraliser les descriptions et les analyses proposées ici compte tenu de la diversité réunionnaise, sans considérer les spécificités des diverses populations tant dans leur mi-lieu que dans leurs traditions et que dans leurs insertions sociales. En effet, les travaux sur l'alimentation faits à la Réunion montrent que les dynamiques de l'alimentation réunionnaise sont complexes. Les héri-tages du passé et les évolutions actuelles impliquent une véritable plu-ralité alimentaire qui se décline différemment selon les générations, les milieux culturels, sociaux, socio-économiques et géographiques 12.

La diversité des traditions culinaires 13 sur le sol réunionnais té-moigne des origines diverses de ses habitants. Héritage des pays et des cultures originels, ces pratiques alimentaires influencées par le milieu et son histoire se sont confrontées à la fois au brassage de la popula-tion et au conservatisme de certains groupes ethniques. La rencontre de ces traditions, leur réactualisation et l'introduction de nouveaux modèles alimentaires [20] au sein d'une société qui se modernise favo-risent la diversité alimentaire autant dans la sphère publique que pri-vée.

La « tradition » alimentaire créole, héritière de l'histoire multicul-turelle de l'île s'est créée au fur et à mesure de la constitution du peu-plement. Construite dans une insularité tropicale, marquée par le mé-tissage biologique et culturel, et par la gestion coloniale des hommes et des terres, la cuisine créole, si elle se décline elle-même au pluriel selon les groupes ethniques et culturels, représente un fonds commun à l'ensemble des Réunionnais concernant le rapport à la nourriture, les plats et les manières de manger. Marie Valentin (1980, 1982) montre par une analyse anthropologique la spécificité de cette cuisine. Ce tra-vail fondateur a inspiré une partie de nos réflexions, et certains de ses résultats seront présentés et discutés en comparaison avec nos obser-vations. Cette contribution a été complétée plus récemment par une 12 Lire à ce sujet un de nos articles sur le thème de la pluralité alimentaire à la

Réunion : cf. Cohen, P., 1996 a.13 Si l'on définit habituellement la tradition comme « ce qui d'un passé persiste

dans le présent où elle est transmise et demeure agissante et acceptée par ceux qui la reçoivent et qui à leur tour, au fil des générations, la transmettent » (J. Pouillon, 1991 : 710), il ne faut pas sous-estimer dans l'alimentation, une certaine plasticité des traditions qui ont très souvent évolué en contact avec d'autres cultures et des événements de l'histoire.

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réalisation muséographique sur la cuisine créole au musée de Stella Matutina (situé à l'ouest de la Réunion) qui présente la définition structurelle des principaux plats et de leurs conditions de réalisation. Par ailleurs, on dénombre actuellement de nombreux livres de cuisine créole édités localement qui remettent au goût du jour saveurs et re-cettes traditionnelles.

Cette cuisine s'est constituée à travers un phénomène de créolisa-tion 14, constaté dans toutes les îles créoles (Ile Maurice, les Sey-chelles, les Antilles, etc.). Mais comme dans la constitution des parti-cularités linguistiques créoles, les caractéristiques de ces cuisines - si elles ont des airs de parenté - sont liées à l'histoire spécifique de chaque lieu. Le linguiste Robert Chaudenson (1992) souligne ainsi l'existence de similarités et de différences entre la cuisine réunion-naise et les autres cuisines créoles (notamment antillaises). À l'image des autres phénomènes de créolisation - notamment linguistiques, mu-sicaux, ou médicaux -, la cuisine créole réunionnaise combine des élé-ments communs reconnus par tous les Réunionnais et des spécificités selon les milieux culturels et sociaux. Ainsi unité et variabilité sont-elles ses caractéristiques. Et cela est parfaitement illustré par l'atlas linguistique et ethnographique de la Réunion (M. Carayol & R. Chau-denson, 1989) qui montre que l'origine géographique et topogra-phique 15 conditionne de façon significative le vocabulaire créole sur la cuisine.

[21]Cette « tradition » créole n'est pas fermée à toute transformation.

Et pour saisir les spécificités actuelles des évolutions de l'alimentation créole, il faut l'inscrire dans une dynamique liée aux apports respectifs d'une modernisation de modes de vie de plus en plus présente et de processus liés à une logique de société de consommation. Au contact de cuisines ou de modèles alimentaires réunionnais ethniquement marqués ou de modèles venus de l'étranger (zone de l'océan Indien,

14 Le terme de créolisation renvoie aux processus de constitution d'éléments culturels spécifiques des sociétés créoles à partir d'éléments issus de diverses origines. Pour la théorisation du concept, notamment à travers les parlers créoles, cf. R. Chaudenson (1992, 1995).

15 Les données de cet ouvrage récoltées au début des années 80 ne tiennent pas compte des migrations intérieures à la Réunion qui se sont développées depuis et qui ont favorisé un brassage de population plus important.

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Europe, etc.) grâce à la multiplication des sources d'informations et de connaissances, aux innovations, la pratique de la cuisine créole évolue (P. Cohen, 1996). Fondement identitaire au même titre que la langue, la cuisine créole et son évolution s'insèrent dans une véritable problé-matique de l'identité et de l'altérité et de phénomènes liés aux évolu-tions actuelles : réduction du temps pour les tâches domestiques pour les femmes qui travaillent, variété grandissante des produits alimen-taires, multiplication de la publicité incitant à la consommation, mobi-lité accrue des personnes et des idées, changements sociaux et écono-miques, améliorations des conditions sanitaires, évolution dans les niveaux d'éducation, place grandissante des médias, augmentation des échanges et des déplacements de populations dans la zone de l'océan Indien, avec la Métropole et avec le reste du monde. Ainsi entre conservatisme, innovation et enrichissement extérieur, la cuisine créole n'en finit-elle de se redéfinir, selon les segments sociaux, les générations, l'apprentissage de nouveaux modes de vie et de connais-sances, le degré d'ouverture sur le monde extérieur, et les itinéraires personnels.

Les autres cuisines pratiquées quotidiennement par des Réunion-nais fidèles aux habitudes de leur pays d'origine font référence à des « traditions » culinaires plus ou moins structurées sur le sol réunion-nais 16. Parmi les plus répandues, citons la cuisine spécifique des Réunionnais originaires de l'Inde du sud 17 (« Tamouls », Malabar ou Malbar) qui ont adopté une alimentation créole mais marquée par un conservatisme lié à leur pratique religieuse de l'hindouisme, celles des musulmans originaires de l'Inde du nord 18 (Z'arabes, ou Zarab) qui tout en étant influencés par les règles alimentaires de l'islam ont une tradition issue de pratiques culinaires indiennes (Inde du nord), et la cuisine chinoise pratiquée par les Réunionnais originaires principale-ment de la région de Canton. L'influence [22] française, si elle est sen-sible dans la cuisine créole, devient de plus en plus grande par le biais du modernisme, par le nombre croissant de Métropolitains sur l'île, et

16 Les principales traditions culinaires qui sont citées ici sont décrites dans une de nos publications (cf. P. Cohen, 1996 a).

17 Malbar : terme créole définissant les Réunionnais originaires du sud de l'Inde. Récemment, certains ressortissants de cette population se considèrent et se définissent comme Tamouls.

18 Z'arabes, Zarab : terme créole définissant les Réunionnais musulmans originaires du nord de l'Inde.

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par l'accessibilité accrue à des produits alimentaires d'importation. En outre, des minorités arrivées récemment à la Réunion ont apporté, elles aussi, leurs modèles alimentaires. C'est le cas des Malgaches, des Pondichériens (Français originaires de Pondichéry vivant depuis peu à la Réunion, attachés à la culture indienne tamoule), des Karana 19 (Mu-sulmans originaires de l'Inde du nord venant de Madagascar), des Ma-horais ou des Comoriens, des Mauriciens.

En dehors de l'étude de M. Valentin déjà citée, l'approche anthro-pologique de l'alimentation réunionnaise est rarement au centre d'études spécifiques. On peut lire quelques pages réservées à l'alimen-tation dans des études portant sur le monde créole défavorisé (Pelle-tier, 1882 ; C. Vogel, 1980 ; E. Wolff, 1989), sur les Réunionnais ori-ginaires de l'Inde du sud, les Malbar ou les Tamouls (C. Barat, 1980 b, & 1989 ; C. Ghasarian, 1991), sur les Réunionnais musulmans origi-naires du nord de l'Inde, les zarab (J. Némo, 1983), ou sur les Réunionnais originaires de Chine (D. Durand, 1981). L'ensemble de ces diverses publications rend compte d'une diversité alimentaire gé-nérée par des particularismes culturels ou sociaux.

Dans le milieu rural que nous présentons ici, la spécificité de la population est liée à l'historique du quartier qui est détaillé dans le premier chapitre. Venant en grande majorité des Hauts de l'île, les ha-bitants de ce quartier se définissent tous comme des Créoles. Leurs caractéristiques se distribuent entre deux polarités : certaines familles sont entièrement composées de « Petits Blancs », d'autres familles ont des caractéristiques « cafres » (appellation locale des Réunionnais d'origine afro-malgache), et de nombreuses familles sont marquées par un métissage entre ces deux polarités. Les autres composantes culturelles de la société réunionnaise sont quasiment absentes. Leurs habitudes alimentaires sont influencées par un mode de vie et une cui-sine créole liés à la vie traditionnelle des Hauts, par la ruralité et par la pauvreté passée ou présente.

Le désenclavement récent de ce quartier - début des années 80 - a permis à cette population d'être davantage concernée par les processus sociaux de la société globale grâce à une facilité accrue dans les dé-placements des hommes et des idées. Mais la ruralité accompagnée de pauvreté, voire de misère, dans un contexte global de chômage et de

19 Karana : prononcer karane.

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crise sociale ne facilite pas l'insertion des habitants de ce quartier dans le circuit socio-économique de l'île. En conséquence, de nombreux comportements traditionnels tant dans l'alimentation que dans le mode de vie en général [23] subsistent et des dynamiques d'évolution sont perceptibles ici ou là dans les comportements individuels ou fami-liaux.

Cet ouvrage présente progressivement les divers éléments qui constituent ce système alimentaire 20. La première partie en décrivant les divers aliments utilisés par cette population identifie la part des productions agricoles, celle des ressources alimentaires tirées de l'ex-ploitation de la nature, et celle des produits achetés dans les com-merces. La deuxième partie dans une approche culturelle et sociale analyse les spécificités de l'alimentation des habitants de ce quartier qui reproduit des habitudes et des codes créoles : tant dans les concep-tions de la nourriture que dans les préparations culinaires ou dans les façons de manger, et dans les conceptions religieuses ou dans celles de concevoir le corps, la santé, la maladie. Enfin, en continuité avec les parties précédentes, la troisième partie aborde les dimensions fami-liales de l'alimentation à partir de l'analyse des foyers de consomma-tion.

[24]

20 Rappelons que cette étude a été réalisée de 1988 à 1990. En conséquence, pour une facilité d'écriture, les faits relatés au présent font référence à cette période.

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LE CARI PARTAGÉ.Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion

Chapitre 1Un quartier

entre ruralité et pauvreté

« Un village ? Pas vraiment non ! Des cases dispersées, éche-lonnées d'un tournant à l'autre de sentiers difficiles envahis d'herbe drue et folle à la saison des pluies, secs et brûlants en-suite... »

La terre-bardzour, granmoune - Agnès Gueneau

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La première fois que je visitai 21 le quartier de Ravine Verte à travers les vitres d'une voiture, je découvris des champs de maïs mûrissant au soleil qui masquaient des habitations en bois sous tôle. À quelques kilomètres du littoral et de ses centres urbains, la vie de la population semblait alors, elle aussi, masquée par le débordement de cette nature qui engloutit maisons et chemins de terre. Seules quelques rares personnes sur la route goudronnée, surtout des femmes, marchaient rapidement sous le soleil de plomb. Depuis les hauteurs du quartier la mer brillait de mille feux et tranchait avec la nature verte. Ce n'est que par ce regard plongeant vers l'océan argenté que les cases 22 recouvertes de tôle m'apparurent dans des étincellements de lumière au milieu des champs. Dans « un lointain

21 En janvier 1988, en plein été austral.22 Le mot « case », que nous emploierons tout au long de cet ouvrage, est

l'équivalent créole du mot « maison ». Construite avec des tôles, mais aussi en dur, ou en bois, la case à La Réunion n'a pas la connotation négative du mot français. Nous l'emploierons donc ici dans le sens créole.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 39

proche » apparaissaient aussi au bord de l'eau les villes côtières. Paysage bucolique d'un monde rural encore vivant, la misère de ce quartier était à peine perceptible. Vie cachée, ce quartier ne semblait pas livrer facilement ses secrets. Telle est très souvent l'impression que l'on a lorsqu'on circule à travers les routes des Hauts de l'île. La vie y semble impalpable et insaisissable au regard de l'observateur extérieur.

Par la suite je me suis rendu compte que les caractéristiques de ce quartier en faisaient un lieu d'étude privilégié. Mais ce premier contact [26] m'avait déjà séduit car la beauté de son site, et son caractère rural très visible à quelques kilomètres à peine de la côte se conjuguaient pour donner à ce quartier défavorisé toute sa spécificité.

Le peuplement du quartier de Ravine Verte a sculpté la nature à son image, tout en s'adaptant aux contraintes topographiques. Le pay-sage évoque à la fois le mode d'implantation de ses habitants et l'ex-ploitation des terres. Situé entre deux ravines profondes, cet écart 23 des Hauts de l'Ouest possède une topographie accidentée.

L'habitat dispersé de ce quartier se distribue entre 150 et 700 mètres d'altitude dans une pente à déclivité assez forte par endroits et traversée par de nombreuses ravines transversales ou parallèles à la pente. Seule une route bitumée permet aux divers véhicules l'accès vers le bas. Elle s'arrête dans le haut du quartier pour continuer en chemin de terre et desservir les dernières habitations. De nombreux sentiers sillonnent le quartier et permettent de relier à pied Mafate par les Hauts, le réseau routier du littoral par les Bas, le réseau routier des Hauts par un de ses côtés. Au-dessus des plus hautes habitations, une forêt primaire plus ou moins dense selon les endroits, située sur une topographie excessivement accidentée, sépare le quartier des champs de géranium. Ces champs, uniquement accessibles à pied - une à deux heures de marche - s'étalent de 1000 à 1600 mètres d'altitude. Au-des-sus de ces champs, une autre forêt primaire s'étend jusqu'aux contre-forts du cirque de Mafate.

Toute la zone comprise entre les premières habitations et la se-conde forêt primaire a été la propriété successive de plusieurs per-sonnes depuis le début de ce siècle. À cette époque, ce terrain était le 23 Le terme « écart » désigne à la Réunion un regroupement de maisons

isolées.

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siège de la forêt primaire et aucune exploitation n'en avait été faite. Les propriétaires - surtout le dernier en date - ont favorisé l'implanta-tion de colons partiaires 24 pour mettre en valeur la terre. Ces colons sont restés jusqu'aux années 60 en très petit nombre (une dizaine de pères de famille). Venus de l'Ouest ou du Sud, certains colons vivent encore dans le quartier où leurs descendants ont aujourd'hui fait souche. Uniquement accessible à pied, cette propriété a été très tôt traversée par des habitants du cirque de Mafate qui voulaient atteindre les centres urbains. Attirés par une vie de colons plus proche des villes qui leur apportait un moyen de subsistance, quelques Mafatais s'y sont installés comme colons. Le dernier propriétaire, mort en 1968, a veillé à empêcher toute implantation sauvage. Durant son époque le nombre des colons a été faible ; la forêt primaire avait [27] reculé sensible-ment autour des habitations, sans disparaître, et des cultures vivrières et de spéculation (canne et géranium) se sont distribuées en fonction de leurs nécessités agricoles : la canne, le maïs et quelques cultures vivrières dans les Bas, le géranium accompagné d'autres cultures vi-vrières dans les Hauts. À la mort du propriétaire, le terrain est resté en indivision jusqu'en 1990 25. Au cours de la période pendant laquelle l'attention dissuasive du propriétaire n'était plus marquée, nombre de Mafatais sont venus s'installer à côté de leurs proches déjà installés sur la propriété. Et ce mouvement de migration, favorisé par l'indivi-sion du terrain, a continué jusqu'à ces dernières années, peuplant ainsi la portion du quartier s'étendant de 150 à 700 mètres d'altitude. Une forte proportion de gens originaires de Mafate habite ainsi dans ce quartier. Depuis l'installation des premiers habitants, les générations se sont succédées et les enfants s'installent très souvent à côté des pa-rents. Des mariages avec des personnes extérieures au quartier favo-risent l'implantation d'hommes et de femmes de quartiers environ-nants. Quelques personnes désireuses de partir vendent leurs maisons et permettent l'introduction de nouvelles personnes dans le quartier. Ces transactions entraînent une situation paradoxale (mais très cou-rante à la Réunion) où les gens vendent les murs d'une maison qu'ils ont construite sur un terrain qui ne leur appartient pas.

24 Colonat partiaire : mode de faire-valoir en vigueur à la Réunion qui permet l'usufruit d'un terrain à celui qui l'exploite, le colon ; en retour il rétrocède au propriétaire une partie de ses récoltes (1/3 ou 1/4).

25 Cette étude a été marquée dans son intégralité par cette indivision qui s'est par la suite résolue.

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Le début du peuplement de Ravine Verte a été conditionné par l'exploitation des terres. L'installation plus tardive des autres habitants a augmenté la densité de population d'une façon considérable, et a po-sé par conséquent un problème d'activités professionnelles. Sans tou-tefois se couper du monde agricole, de nouvelles activités se sont tour-nées vers l'extérieur. Cette dynamique a été amplifiée non seulement par une situation foncière difficile, mais aussi par les difficultés que rencontrait l'agriculture réunionnaise dans les années qui ont précédé cette étude. Les situations foncières de tous les habitants du quartier ne sont pas équivalentes. Quelques rares familles (une douzaine) ont acheté des petites parcelles (inférieures à 3 hectares) vers 1972, et sont devenues propriétaires de leur terrain. La plupart des autres sont, jus-qu'en 1990, en occupation du terrain « sans droit, ni titre ». Seulement une petite partie de ces familles profitait du statut de colon, non recon-duit au fil des ans. L'enquête en 1985 d'une association caritative ré-vèle la distribution du foncier : sur 160 familles recensées, on dé-nombre parmi les chefs de famille 22 propriétaires, 12 locataires, 42 colons déclarés et 84 colons sans titre (ou assimilés).

[28]

Tableau 1 : Évolution du nombre officiel de contrats de colonat 26

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Année Contrats de colonat

1979 551985 401986 351987 191988 41989 0

Mais cette situation est évolutive, compte tenu de la volonté du gestionnaire de la propriété de ne pas reconduire les contrats de colo-nat. Ainsi, il n'y a plus officiellement de contrat depuis 1989, comme

26 Source : documents du notaire, gestionnaire officiel de la propriété en indivision.

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le montre la baisse progressive du nombre de contrats depuis 1979 (cf. tableau 1). Mais la pratique est toute différente car nombre de colons continuent d'exploiter la terre même sans contrat. Néanmoins la situa-tion des non-propriétaires reste précaire, car elle est dépendante de nombreuses spéculations foncières, notamment celle de l'acquisition probable du terrain par la mairie. En 1985, 138 familles sont dans ce cas ; elles représentent 86,3% de la population recensée. Les change-ments climatiques observés par les habitants depuis le début des an-nées 70 qui se traduisent essentiellement par une raréfaction des pluies, et la prolifération du ver blanc 27 qui envahit la canne et les cultures vivrières, rendent de plus en plus difficile une exploitation des terres très souvent rocheuses ou en pente, et qui sont peu fertiles à certains endroits. Situés au lieu appelé Piton Vert, seuls les terrains situés à plus de 1 000 mètres d'altitude (davantage arrosés par les pluies) permettent des conditions de culture plus favorables. C'est l'en-droit privilégié de la culture du géranium. Mais la sécheresse 28 depuis le cyclone Firinga (janvier 1989) a rendu les cultures difficiles, même à cet endroit. En conséquence, nombre des habitants de Ravine Verte délaissent les activités agricoles et se tournent vers d'autres activités. Par ailleurs, la plupart de ces activités peuvent être saisonnières et donc chaque personne peut combiner une, deux, voire trois activités au cours de l'année. La catégorie « sans-emploi » est ainsi une catégo-rie mouvante, puisqu'elle évoque une réalité ponctuelle. Il est parfois difficile de positionner un chef de famille dans une catégorie profes-sionnelle fixe. Les dynamiques professionnelles [29] sont parfois des successions d'essais se révélant fructueux ou non, avec des passages plus ou moins longs dans une activité agricole au sein du quartier, of-ficielle ou non.

Tableau 2 : Répartition de la population selon l'activité du chef de familled'après un recensement personnel en 1988

27 Ver blanc : parasite animal de la canne et de nombreux végétaux.28 Cette étude a été marquée par les effets du cyclone Firinga et de la

sécheresse qui lui a succédé pendant quelques années. Depuis, d'autres années ont été accompagnées d'une pluviosité plus favorable. Les analyses sur les productions de la nature proposées dans cet ouvrage sont donc fondées sur des observations correspondant à des événements climatiques ponctuels et spécifiques.

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Activités du chef de famille

Hommes Femmes

N % N %

Cultivateur propriétaire 12 5,3 1 0,4

Colon 41 18,1 0 0

Colon et manœuvre 6 2,6 0 0

Colon et employé communal 1 0,4 0 0

Artisan 5 2,2 0 0

Aide infirmier 1 0,4 0 0

Employé communal 3 1,3 4 1,8

Employé domestique 0 0 1 0,4

Gendarme 1 0,4 0 0

Ouvrier qualifié 2 0,9 0 0

Manœuvre, journalier 36 15,9 0 0

Journalier occasionnel 35 15,4 0 0

Retraité touchant des allocations 40 17,6 3 1,3

Handicapé touchant des allocations 12 5,3 1 0,4

Parent isolé touchant des allocations 0 0 1 0,4

Sans-emploi 10 4,5 11 4,8

Ensemble 205 90,5 22 9,5

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Le recensement que nous avons fait en 1988 a permis de comptabi-liser 227 chefs de famille se distribuant en 205 hommes et 22 femmes. Les femmes chefs de famille sont des veuves, des femmes séparées de leur mari ou encore des femmes touchant l'Allocation pour parents isolés (A.P.I) qui ont charge de famille et vivent avec leur(s) enfant(s) dans leur propre logement. Si la répartition que nous proposons traduit mal la mobilité des activités, elle montre cependant la désaffection des activités agricoles ainsi que le nombre important de chefs de famille inactifs et touchant des allocations. La répartition des activités pour les 227 chefs de famille se distribue comme l'indique le tableau 2. Ces chiffres confirment la perte de vitesse des activités agricoles. Moins de 30% des chefs de famille travaillent en tant que cultivateurs (cf. cultivateurs et colons) et parfois à temps partiel. Manœuvres et jour-naliers occasionnels représentent un tiers des pères de famille, ce qui rend compte d'activités courantes en dehors du quartier. Mais les sta-tuts sont précaires et les jours de chômage nombreux au cours de l'an-née. Les inactifs 29 constituent une part importante (un tiers) ; on compte parmi eux les retraités, les handicapés et [30] les sans-emploi. Les ressources issues des activités de cette population sont souvent irrégulières, ce qui favorise très souvent le travail informel. L'équi-libre budgétaire (même précaire) ne peut être réalisé pour l'ensemble des familles que grâce aux transferts sociaux, essentiellement les allo-cations familiales (A.F.). Ainsi, ce qu'avait montré A. Valy (1990) dans d'autres quartiers concernant des petites exploitations des Hauts de l'Ouest s'applique bien à la situation de ce quartier. Si les activités officielles et saisonnières sont de plus en plus tournées vers l'exté-rieur, les activités agricoles autour de la case dans ce qu'on appelle le « rond de cour » (rond'kour) 30 sont pratiquées dans la grande majorité des familles. Que ce soit des cultures vivrières ou de l'élevage fami-lial, ces activités servent essentiellement à l'autoconsommation, et parfois à la vente.

29 Ce pourcentage d'inactivité est proche de celui du chômage à l'échelle de l'île : 37% selon l'INSEE, en 1991.

30 Cour (kour)  : en créole, ce terme désigne l'espace ouvert, autour de la maison, comprenant presque toujours une surface cultivée (A. Armand, 1987 : 178). Nous utiliserons tout au long de cet ouvrage le sens créole de ce mot.

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La répartition actuelle de l'habitat évoque l'histoire du peuplement de ce quartier. On peut en effet y déchiffrer les étapes successives que nous venons d'évoquer : colonat, implantation sans autorisation, re-groupement familial. L'habitat est assez dispersé avec d'une part des regroupements de maisons et, d'autre part, des cases isolées construites dans des endroits difficiles d'accès (dans des ravines, sur des déclivités fortes, etc.). Le bâti est très souvent rudimentaire en bois sous tôle, avec la plupart du temps un équipement sanitaire in-existant ou restreint. Les situations foncières précaires ne permettent pas aux habitants d'investir sans l'autorisation du propriétaire qui bloque toute démarche. Ceux qui ont pu acquérir du terrain ont par contre construit des maisons en dur mettant fin ainsi à la précarité des maisons en bois sous tôle. Seuls quelques foyers non propriétaires ont bénéficié de la construction d'une pièce en dur, grâce à un programme départemental d'amélioration de l'habitat 31. Et le taux d'occupation des habitations 32 est relativement élevé par rapport au taux moyen rappor-té à l'ensemble de la Réunion.

Les infrastructures ont mis du temps à se mettre en place. La plus grande partie du peuplement du quartier s'étant faite spontanément, aucune facilité de vie n'avait été prévue : pas de route, pas d'électrici-té, pas d'eau courante, pas d'école. L'isolement, la situation précaire des activités professionnelles, le fort taux d'occupation des logements, les bâtis en mauvais état, les mauvaises conditions d'hygiène dues au manque d'eau, à l'absence d'électricité et d'aménagements sanitaires, le manque de [31] route carrossable et d'école, concourent à donner un mode de vie précaire aux habitants de ce quartier. Ainsi cette popula-tion peut être définie de défavorisée. Néanmoins, le désenclavement du quartier et l'application du Revenu minimum d'insertion (R.M.I.) depuis 1989 ont contribué de manière déterminante à l'évolution favo-rable de cette situation.

L'accès au quartier est difficile jusqu'en 1983 ; seuls des sentiers et une route de terre peu carrossable sert de lien avec l'extérieur. Ce n'est qu'à ce moment qu'une route bitumée est construite pour accéder dans

31 Il s'agit du PACT Réunion (Protection, Amélioration, Conservation, Transformation de l'Habitat).

32 Le nombre moyen de personnes par logement est de 4,80 en 1988 pour 1 089 personnes dénombrées (enquête personnelle). Pour la Réunion entière : 4,22 en 1985, 4,00 en 1989 (source INSEE-Réunion).

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le quartier par le bas. La misère due à l'isolement, à la gestion anar-chique de la propriété, au nombre sans cesse grandissant des habitants, aux récoltes parfois peu rentables, a accompagné la vie de cette popu-lation jusqu'au moment de ce désenclavement. Sensibilisée par la si-tuation de ce quartier, une association caritative décide de mener, à la fin des années 70, une action pour aider à son développement. Deux volontaires ont habité sur place, et se sont insérés dans le milieu. Ils sont restés dans le quartier près de sept ans, animant des bibliothèques de rue et des classes itinérantes à domicile. Leur rôle a été très impor-tant car il a suscité une dynamique qui a incité nombre de jeunes et de parents à vouloir sortir de leur misère. Ils ont organisé des réunions ou des activités stimulant réflexion et action avec d'autres personnes dé-favorisées, autant à l'extérieur du quartier qu'en Métropole (pour cer-tains jeunes qui ont joint le mouvement en Métropole). Ces anima-teurs ont ainsi permis, avant l'ouverture de la route, un désenclave-ment moral. Le désenclavement du quartier par la construction de la route en 1983 et l'acharnement de certaines personnes sensibles à la misère de ses habitants ont permis de nombreuses transformations. L'électricité et le téléphone ont été installés rapidement. Des canalisa-tions d'eau ont été mises en place pour alimenter des robinets com-muns à plusieurs cases (de 3 à 10). L'eau n'arrivant que certains jours et qu'à certaines heures de la journée, ces robinets ont été le lieu et l'objet de conflits innombrables. Il a fallu attendre 1989 pour que l'eau courante soit installée dans toutes les « cours ». La construction, en 1985, d'une école primaire dans le haut du quartier a permis la sco-la-risation des plus jeunes, issus de la partie haute du quartier. En ce qui concerne les enfants du bas du quartier, ils ont pu fréquenter une école plus accessible, située dans un quartier contigu au-delà d'une des ra-vines profondes.

L'évolution du quartier occasionnée par ce désenclavement a chan-gé en profondeur la vie de ses habitants en favorisant un meilleur ac-cès aux personnes extérieures, telles que : famille et amis, bazardiers, démarcheurs 33 hommes politiques, travailleurs sociaux, médecins, infirmiers, [32] hommes et femmes de religion (catholique, témoins de Jéhovah, Salut et guérison, religion hindoue...), randonneurs qui

33 Appellations locales. Démarcheur : représentant de commerce ; bazardier : vendeur de maraîchage ou de produit d'élevage, et par extension tous les vendeurs ambulants.

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utilisent les sentiers allant jusque dans les cirques... En outre, les habi-tants se déplacent dans de meilleures conditions grâce à la multiplica-tion des moyens de locomotion (achat de voitures, de motos, moby-lettes), à l'accès facilité des taxis, au passage régulier jusque dans le haut du quartier d'un bus de ramassage scolaire pour les enfants qui vont au collège ou au lycée. La structure de ce quartier a été parache-vée, en 1989, par l'installation de boîtes aux lettres aux normes de la Poste, ce qui a permis de nommer, recenser et localiser les habitants du quartier. Ce processus de désenclavement s'est ainsi traduit par le passage très symbolique d'un état sans droit, ni titre, et a fortiori sans nom et sans existence, à un état d'existence sociale entériné au grand jour par une administration. La Poste distingue alors trois parties dans le quartier : Ravine Verte les Hauts, Ravine Verte, Ravine Verte les Bas. Elle n'a fait qu'établir dans les faits une réalité vécue par les habi-tants, mais dont les limites étaient beaucoup plus floues ; c'est ce que nous évoquerons après avoir décrit et analysé les conséquences de l'application du R.M.I. pour la population de ce quartier.

Le Revenu minimum d'insertion (R.M.I.), mesure sociale touchant le territoire national et les départements d'outre-mer, a été appliqué à la Réunion dans le premier semestre 1989. La nouveauté de cette me-sure, destinée à combattre la précarité et à favoriser une insertion so-ciale et professionnelle, a concerné l'ensemble de la population du quartier. La nouvelle législation qui comprend non seulement des droits, mais aussi des devoirs 34, a réclamé près d'une année d'adapta-tion. L'annonce de l'existence de cette allocation a été faite dans toutes les mairies et notamment dans celle qui concerne le quartier ; de bouche à oreille, la nouvelle s'est propagée très vite. De nombreuses personnes voulaient profiter de cette allocation providentielle et elles y ont postulé. Mais l'inadaptation des services gérant ces demandes (compte tenu du grand nombre de demandes dans le département : 46 157 allocataires à la Réunion fin 1989), ainsi que les déclarations par-fois frauduleuses favorisées par une méconnaissance du principe de l'allocation, ont laissé planer de nombreux doutes quant à l'attribution de cette ressource dans le quartier. Pendant la première année, le prin-

34 Droit de recevoir une allocation différentielle comblant la différence entre les revenus du ménage (revenus professionnels et transferts sociaux) et le seuil de pauvreté déterminé par la loi ; devoir de faire des démarches d'insertion tant sociale que professionnelle.

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cipe de l'allocation a été très peu compris par les personnes concer-nées. Ce n'est que l'acceptation du dossier ou son refus qui ont permis aux familles de savoir à quoi s'en tenir. Chacun observait son voisin pour savoir s'il avait reçu ou non l'allocation. [33] Sujet de discussion privilégiée entre amis, le R.M.I. pouvait devenir un sujet sensible, car ceux qui avait été écartés de cette attribution ressentaient une certaine jalousie à l'égard de ceux qui l'avaient obtenu. Les bénéficiaires du R.M.I. ont vu leur vie changer sensiblement : amélioration de l'ali-mentation, de l'habitat et de ses équipements ainsi que de l'habille-ment, etc. Cette situation a donné la possibilité à nombre de familles de sortir de la stratégie de survie essentiellement focalisée sur l'ali-mentation. Elle a favorisé des frais plus périphériques. L'arrivée de cette allocation a permis aussi à nombre de colons qui avaient perdu leurs cultures, lors du cyclone Firinga de fin janvier 1989, de changer d'activité en se tournant vers les Bas. Bouffée d'oxygène pour un monde rural en perte de vitesse, le R.M.I. a été providentiel pour ceux qui en ont bénéficié. L'étude approfondie de la consommation de plu-sieurs foyers bénéficiaires du R.M.I. habitant ce quartier avait permis de mettre ces processus en évidence 35. En outre, les délimitations dif-férentes du foyer touchant le R.M.I. 36 et du foyer réel d'habitation ou de consommation permettent, dans certains cas, de cumuler des reve-nus d'ordres différents (un ou plusieurs R.M.I, salaires, Allocation pour parent isolé, etc.). Des personnes ayant des statuts différents peuvent en effet partager le même logement 37. Cette situation avan-tage alors énormément les grandes familles vivant dans un même lo-gement avec des enfants au-dessus de 25 ans, ou encore avec des jeunes couples, ou des filles-mères.

La familiarisation avec ces nouveaux revenus s'est faite petit à pe-tit, et a eu des effets inattendus. On constatait parfois une fluctuation mensuelle de l'allocation qui apportait paradoxalement un sentiment de précarité 38. Des mois pouvaient ainsi être marqués par des revenus au-dessous du seuil de pauvreté lors d'une reprise d'activité, après un stage de réinsertion. Mais après plus de deux ans d'application, cette 35 Cf. P. Cohen, 1991 a & b, 1992 a, b & c.36 Pour la définition du foyer R.M.I. et la comparaison avec celle du foyer de

consommation défini par l’INSEE, cf. P. Cohen, 1992 c.37 On peut lire à ce sujet l'étude de B. Hoareau menée dans le cadre de

l'Observatoire départemental de la Réunion, publiée en 1991.38 Cf. le cas du foyer monoparental de Béatrice dans P. Cohen, 1991 a.

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allocation fait partie de la vie des habitants de Ravine Verte. La cessa-tion éventuelle de cette allocation provoque parfois des inquiétudes dans les esprits, mais cette mesure a grandement amélioré le niveau de vie global de cette population en favorisant les achats et, par voie de conséquence, en améliorant les affaires des commerçants autant à l'in-térieur qu'à l'extérieur du quartier. Par cette élévation du niveau de vie, nombre de personnes accèdent de plain-pied à la société de consommation dont elles étaient jusqu'alors exclues. Cette situation accélère le désenclavement moral chez certains, [34] mais alimente également chez d'autres des rêves parfois irréalisables. Elle facilite aussi la dynamique de la différenciation géographique et sociale du quartier, qui avait déjà commencé plusieurs années auparavant.

Compte tenu du peuplement, l'origine des habitants est sensible-ment la même qu'il s'agisse du bas ou du haut du quartier. Nom-breuses sont d'ailleurs les familles apparentées entre ces deux parties du quartier. Néanmoins, au fil du temps, les habitants des bas et ceux des hauts ont acquis des spécificités différentes. La route bitumée pé-nètre dans le quartier par le bas. En conséquence, les habitants de cette partie ont ainsi un accès plus facile à l'extérieur. De même, l'installa-tion des gens extérieurs au quartier est facilitée sur les terrains de la partie basse du quartier. Mais le temps de marche pour accéder aux champs de géranium est plus important pour les habitants de la partie basse, ce qui a conditionné des arrêts d'activités agricoles. Tous ces éléments actuellement attribuent à la partie basse de Ravine Verte une originalité par rapport à la partie haute. Ces deux parties sont commu-nément appelées Ravine Verte les Bas et Ravine Verte les Hauts par les habitants eux-mêmes. Mais cette opposition, si elle se réfère bien entendu à une différenciation topographique, renvoie aussi à des diffé-rences de mode de vie et de mentalité. Il n'est pas rare d'entendre des jugements des habitants des Hauts concernant ceux des Bas :

"Banla lé pa kom nou !" « Ils ne sont pas comme nous ! »

"Banla lé in pé fiyer  ! " « Ils sont fiers ! »

Mais un regard plus approfondi montre qu'en fait ces réflexions stigmatisent un mode de vie qui évolue différemment. En effet, dans

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les Hauts, la vie est organisée autour de l'école située dans sa partie centrale. La proximité des champs de géranium et la pluviosité plus importante facilitent les activités agricoles ; il n'est donc pas étonnant de constater que la plupart des colons qui exploitent encore aujour-d'hui le géranium viennent de Ravine Verte les Hauts. La distance avec l'extérieur favorise la préservation d'une vie plus « tradition-nelle » pour ceux qui l'ont connue. Mais les nouvelles générations, davantage sensibles à l'attrait de la vie moderne, s'échappent plus faci-lement de ce mode de vie quand elles le peuvent. Par le biais de voi-tures nouvellement achetées, par celui de la scolarité ou des forma-tions professionnelles, ou encore par le biais du travail, elles accèdent à d'autres façons de vivre, d'autres valeurs. Dans les Bas par contre, une bonne partie du mode de vie est tourné vers l'extérieur du quartier. L'école primaire se trouve dans un autre quartier, [35] et les enfants sont obligés de traverser la route nationale pour y accéder. Les activi-tés agricoles sont plus facilement abandonnées. Les Bas sont, en outre, un lieu de passage non seulement pour tous les visiteurs et in-tervenants dans le quartier, mais aussi pour les gens de Ravine Verte des Hauts eux-mêmes. Les gens des Bas n'ont que très rarement l'oc-casion de monter dans les Hauts, et se sentent davantage concernés par ce qui se passe, non seulement dans les Bas du quartier, mais aussi par tout ce que peuvent symboliser les Bas à la Réunion, c'est-à-dire les villes, le modernisme, en un mot la « société de consommation » qui leur a échappé jusqu'à récemment. Les conditions sont remplies pour que la rupture avec le monde agricole et « traditionnel » s'accé-lère - d'une façon plus évidente dans les Bas, mais d'une façon sen-sible dans les Hauts. Mais en même temps, les autres perspectives professionnelles sont rares. Seul l'attrait d'une vie encore plus facile dans les Bas sert de motivations pour certains. Cette situation semble ouvrir la voie à un mode de vie de plus en plus détaché du monde ru-ral, et être une antichambre de la ville. L'itinéraire individuel peut alors aboutir à la périphérie urbaine, dernière étape d'un regard tourné vers les Bas. Cette dynamique est à l'image de la situation des zones suburbaines de la Réunion (J. Benoist, 1990, a). Tenant compte de cette différenciation, nous nous sommes concentrés dans cette étude sur la population des Hauts du quartier, davantage concernée par une vie traditionnelle.

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Le peuplement de ce quartier et son évolution suggère toute une partie de l'histoire de l'île. En effet, à partir du colonat partiaire sur lequel toute une portion de la société réunionnaise s'est construite, cette population rurale et pauvre s'est adaptée à son environnement et en a exploité les atouts pour son mode de vie. L'alimentation de cette population tout en utilisant des éléments du passé est ainsi marquée par des facteurs d'évolution liés au désenclavement, aux mutations du monde rural, à la scolarisation des enfants, et aussi à l'ouverture pro-gressive à la société globale de la Réunion.

[36]

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 52

[37]

LE CARI PARTAGÉ.Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion

Première partieDE LA PLURALITÉ

DES ALIMENTS

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[38]

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[39]

PREMIÈRE PARTIEDe la pluralité des aliments

Chapitre 2Nature aménagée

et productions alimentaires

« La polyculture est en effet le second élément de la civilisa-tion des Hauts. A partir de 650-700 mètres environ (...), le tandem canne-maïs se dilue de plus en plus et finit par disparaître au profit des cultures vivrières (pois, haricots, lentilles, pommes de terre), des plantes à essence (vétyver et surtout géranium), de la vigne, ou encore d'un élevage rudimentaire. »

L'île de la Réunion (1960) - Jean de Fos du Rau

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La population de Ravine Verte, proche de la terre, a toujours prati-qué des cultures et de l'élevage domestique pour son autoconsomma-tion. Dans le passé, ce recours était nécessaire, voire indispensable à sa survie. La culture de produits vivriers est d'ailleurs à la base du co-lonat partiaire, et il s'insère le plus souvent dans une polyculture qui associe des cultures de spéculation (canne à sucre, géranium, parfois légumes, fleurs) et de l'élevage familial.

L'exploitation de la terre a dû constamment s'accompagner d'adap-tations au milieu. Des choix relatifs aux cultures, à l'élevage ainsi qu'aux techniques s'y rapportant ont été opérés à partir de l'observa-tion de la nature, d'acquis culturels et de contraintes imposées par les propriétaires de la terre. La famille, presque partout à la Réunion, a toujours été l'unité de base concernant les activités agricoles. Et l'orga-

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nisation du travail et sa répartition familiale, la gestion de la produc-tion, les rapports sociaux et l'insertion sociale de la production in-fluencent de façon importante toute utilisation du vivrier pour l'ali-mentation. L'exploitation de la nature non aménagée (vierge ou peu exploitée), dans laquelle la plupart de cette population a vécu depuis plusieurs générations, complète, quand le milieu le permet, les res-sources alimentaires par la cueillette, la chasse, ou la pêche.

[40]Lieux privilégiés de production de ressources alimentaires, les es-

paces aménagés 39 et les espaces sauvages ou laissés à l'abandon sont complémentaires mais en compétition permanente. Depuis le début du peuplement du quartier, les premiers types d'espaces se sont étendus, lentement au début et plus rapidement depuis ces vingt dernières an-nées. La forêt primaire qui couvrait l'ensemble du quartier et l'espace occupé aujourd'hui par les champs de géranium en altitude se sont ain-si progressivement réduits. En conséquence, l'utilisation alimentaire de la nature non exploitée a fortement diminué. Le bilan qui va suivre concernant les ressources alimentaires de la nature et leurs utilisations pose un premier jalon pour la compréhension de l'alimentation. Cela nous permettra de mettre en évidence la dynamique de l'autoconsom-mation tout en discernant ses limites.

Gestion de l’espace aménagé

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Les productions vivrières et de spéculation sont liées à leurs néces-sités culturales et aux savoir-faire de cette population. Les espaces cultivés sont intimement liés au statut foncier de la terre exploitée. Néanmoins presque toutes les cases, même celles qui n'abritent plus de personnes ayant une activité rurale, ont un potager (jardin / zar-din), parfois des fleurs, et surtout un coin où poussent les ingrédients nécessaires à la cuisine, comme les « épices » (z épices ou zépis).

Pour les colons (qu'ils aient un contrat ou non) ou pour les proprié-taires, les productions vivrières s'accompagnent de production de 39 L'espace aménagé (au sens large) comprend l'habitat et l'exploitation

agricole, les routes et autres aménagements.

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canne à sucre ou de géranium. La gestion des productions d'autocon-sommation se fait en fonction de ces cultures rémunératrices. Le sys-tème de colonat prévoit un prélèvement de 1/4 de la production de tous les produits cultivés (essentiellement canne, géranium, maïs). L'indivision de la grande propriété n'a pas facilité l'aide que pouvait fournir le propriétaire à ses colons : pas de fourniture en engrais, pas d'entretien des chemins, ni d'alambics pour le géranium. Cette situa-tion rend parfois conflictuelle la rétrocession des productions au ges-tionnaire de la propriété.

La pauvreté des sols, un déficit hydrique plus important qu'ailleurs, le moindre entretien des plantations par les colons entraînent des ren-dements médiocres. Pour le géranium, la production annuelle d'es-sence correspond [41] aux moyennes observées dans les Hauts de l'Ouest 40. Par contre, la productivité de la canne est inférieure à l'en-semble de la zone 41. De même, les problèmes touchant les cultures rémunératrices concernent aussi les produits vivriers. Il arrive, pour les raisons évoquées précédemment, que certaines personnes ne s'en occupent plus du tout ou alors qu'elles n'y investissent plus autant de temps qu'auparavant.

Les produits vivriers se trouvent à proximité des habitations ou dans les champs de géranium, à Piton Vert. Autour de la case, l'espace de production se trouve en général sur le devant du logement, mais le remaniement de l'entrée de certaines cases - consécutif à la création de la route bitumée ou en terre battue - a changé la configuration des es-paces cultivés, des espaces d'habitation, et des espaces intimes où se trouvent les lieux de toilette, de lessive, et où l'on trouve un peu plus loin en général les animaux. Parfois aussi, il arrive qu'à cause de la topographie accidentée, les cultures se placent en des endroits relati-vement plats, contigus à la case, occupant ainsi les espaces restants. En dehors des champs de maïs qui occupent chacun une superficie de 100 à 500 m2, ces cultures, parfois protégées par un grillage, n'ont en général pas une grande surface. Compte tenu de la topographie et de l'occupation des colons, d'autres produits vivriers sont plantés dans les champs en altitude. Ils bénéficient d'une meilleure pluviosité et sont

40 Entre 5 et 15 kg d'essence de géranium par colon et par an.41 A Ravine Verte : 25 à 40 tonnes/ha ; ensemble de la zone : 50 à 70

tonnes /ha selon les chiffres et analyses venant d'une étude de l'A.P.R., source : SEDRE/APR, 1989.

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liés à l'activité touchant le géranium. Ceux qui travaillent dans ces hauteurs peuvent ainsi bénéficier de deux lieux de cultures vivrières.

Les cultures vivrières de chaque foyer présentent les mêmes carac-téristiques au sein du quartier. Elles sont généralement constituées d'un champ de maïs (carreau maïs, karo mai), fréquemment associé à des légumineuses (grains, grin) et des produits de potager comme des légumes, des racines et des épices. À ces produits s'ajoutent des fruits portés soit par des arbres (manguiers, letchis, avocats, etc.), soit par des plantes ou des lianes (bananiers, évis, barbadines, raisin). Si le maïs ne pousse qu'à côté des cases, les autres cultures se répartissent entre la maison d'habitation et le champ de géranium à Piton Vert se-lon les activités de la famille et la productivité de la terre à proximité de l'habitation.

Au cours de ce siècle, les cultures ont subi des changements no-tables. Au temps de la vie du dernier propriétaire, l'eau de pluie exis-tait en quantité suffisante. C'est du moins ce que disent tous les témoi-gnages sur cette époque. Les ravines qui traversaient le quartier cou-laient généralement tout au long de l'année. La plupart des cultures de légumes se trouvaient [42] à Piton Vert, associées à la culture de géra-nium. Les légumineuses, quant à elles, poussaient en grande partie en association avec le maïs dans le quartier de Ravine Verte.

L'eau, facteur limitant de ces cultures, conditionne le succès de la production. Et depuis l'arrivée de l'eau dans chaque cour (en 1989), personne n'arrose son champ de maïs et rares sont les personnes qui arrosent leur potager. Les ravines qui coulaient à travers le quartier il y a à peine vingt ans sont inexorablement sèches toute l'année, excep-té lors des cyclones.

L'ensemble de ces cultures vivrières constitue avec l'élevage fami-lial un tout cohérent pour l'autoconsommation. Elles sont pensées pour apporter des produits alimentaires aux membres de la famille, et pour nourrir à moindres frais les animaux. En retour, l'élevage du bœuf ou du cabri apporte de l'engrais pour les cultures. La désaffec-tion de la culture du géranium dans les Hauts par certains anciens co-lons ou l'acquisition récente d'un petit terrain a changé les lieux de production sans affecter la diversité des productions elles-mêmes. En effet, la plupart des familles exploitent presque toujours les mêmes produits.

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Les activités dans les champs de géranium nécessitent en général le concours de toute la famille. C'est ainsi que très souvent la mère et les enfants montent travailler « là-haut » pour aider le père. Retenu à l'école pendant la semaine, les enfants rejoignent leur père le mercre-di, le samedi ou pendant les vacances scolaires. Parfois, si la nécessité de la récolte l'exige, les enfants manquent l'école pour travailler dans les champs. Il arrive que les enfants y fassent leurs propres planta-tions, essentiellement des épices. Souvent, les chefs de famille couchent à proximité de leur champ dans des cases en tôle 42 construites par eux à cet effet. Les soins des animaux et des cultures sont souvent répartis entre les différents enfants et la mère quand le père n'a pas le temps de s'en occuper. Ces activités sont alors complé-mentaires aux activités domestiques, comme la cuisine, la vaisselle et le ménage.

C'est ainsi que le changement d'activités ou de ressources de la fa-mille peut modifier cette répartition familiale et changer la répartition du vivrier. En 1989, par exemple, un certain nombre de colons ont arrêté leur activité agricole, ce qui les a conduits à ne plus exploiter du vivrier au milieu de leur champ. Les dévastations du cyclone Firinga (janvier 1989) les avaient découragés ; et l'arrivée du R.M.I. en 1989 leur a permis de cesser leur activité sans trop de dommages financiers.

[43]Les propriétaires et les colons (en activité ou en cessation d'activi-

té) ont des logiques d'exploitation du sol en rapport avec leur type d'activité. Les productions sont liées au changement de situation fami-liale ainsi qu'aux choix individuels du chef de famille ou d'un membre de son foyer. Les propriétaires qui cultivent parfois pour faire du ma-raîchage conservent des productions vivrières qu'ils réorganisent en fonction de décisions personnelles. Comme ils n'ont plus d'activités dans les Hauts, le vivrier est entièrement dans la cour. Les colons en-core en activité ont leurs productions vivrières partagées entre les Hauts et la cour. Mais tout changement de situation familiale (res-sources financières, main-d'œuvre, etc.) entraîne une restructuration de ces cultures. Les colons ayant cessé leur activité possèdent encore des produits vivriers dans les Hauts en fonction de leur motivation et 42 Ces cases, appelés boucan ou boukan, sont des abris situés dans les champs

et constitués d'une seule pièce, parfois complétée par une cuisine à bois contiguë.

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de la nécessité ; mais la plupart du temps, ils essaient d'adapter dans la cour les cultures plantées dans les Hauts, et délaissent toute activité à Piton Vert.

Les productions vivrières ne reposent pas seulement sur une néces-sité économique, mais aussi sur des motivations personnelles très sou-vent de l'ordre du loisir et de l'attachement aux activités de la terre. Ainsi, l'élevage est dans certaines familles non pas motivé par la ren-tabilité, mais par un goût de s'occuper des animaux ou de manger une chair dont ils connaissent l'origine et dont ils apprécient la saveur.

Toutes les plantations ont des modes de culture qui tiennent compte de connaissances populaires intégrant les cycles naturels. Ain-si les calendriers agraires observent, surtout dans les plantations, le rythme de la lune et des pluies. Les agriculteurs réunionnais de toutes les régions de l'île tiennent compte de la lune comme le montre l’Atlas linguistique et ethnographique de la Réunion 43. Ce savoir-faire est aussi partagé par les cultivateurs de Ravine Verte.

Ainsi Gaston H. (52 ans), petit propriétaire et cultivateur du quar-tier, plante selon les phases de la lune et différencie les végétaux qui poussent sous la terre et les plantes aériennes. Selon lui, les « plantes à racines » et à bulbes souterrains (patate douce, manioc, taro, carotte, etc.) doivent être plantées à la lune descendante. Les trois jours avant ou après la pleine lune sont néanmoins considérés comme les meilleurs. Dans ces conditions, il observe que les végétaux poussent rapidement et que les racines grossissent dans de bonnes conditions. Les plantes aériennes (légumineuses, maïs, citrouille, salade, etc.), de leur côté, doivent être plantées à la lune montante. Leurs graines sont plantées dans un trou et sont arrosées par la pluie.

[44]Au moment où les ravines étaient alimentées en eau, on la re-

cueillait pour des raisons domestiques, mais rarement pour arroser les cultures. Aujourd'hui encore, les cultures ne sont pas arrosées par la main de l'homme et on compte uniquement sur les précipitations. Toutes les cultures sont ainsi soumises aux cycles des précipitations. Les plantations des graines se font au début de la saison des pluies, en été austral (de novembre à janvier). Il est ainsi de coutume dans le quartier de mettre en terre le premier novembre toutes les plantes pro-43 Cf. Carayol, M. & R. Chaudenson (1986 : 55).

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duisant des légumes aux nombreuses graines : c'est le cas des concombres, des citrouilles, des margozes, des melons, etc. Aucune explication n'est donnée quant au choix de cette date précise. Elle pré-cède néanmoins chaque année de quelques jours les premières pluies. Les autres plantes sont mises en terre une fois que les premières pluies ont détrempé le sol, car elles permettent de creuser facilement les trous destinés aux graines.

La pluie est ainsi providentielle pour les cultures. Néanmoins les cyclones touchant l'île pendant l'été sont extrêmement redoutés à cause de leur rôle dévastateur. Les plantations peuvent être anéanties en quelques heures, comme cela a été le cas, dans le cadre de notre étude, en janvier 1989 à la suite du cyclone Firinga.

Les produits des cultures familiales

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Les produits des cultures familiales tracent en filigrane la base de l'alimentation. La culture du maïs, des légumineuses, des légumes et des épices, des racines, des tubercules et des fruits délimite ainsi les contours d'une nourriture créole.

Le maïs

En hiver à la saison humide, lorsque l'on suit la route de Ravine Verte depuis les Bas vers les Hauts, on observe une grande superficie de culture de maïs. On trouve à côté de la plupart des cases des champs plus ou moins grands de maïs. Pendant longtemps, avant la prépondérance actuelle du riz comme base incontestée de l'alimenta-tion, le maïs représentait la première céréale de cette population. Plan-té aux premières pluies, sa production est conditionnée par les précipi-tations. Il en résulte donc une seule production par an autour de fé-vrier-mars selon l'importance des pluies.

Le maïs - généralement les graines de la production précédente - est [45] utilisé pour les plantations. Les graines sont plantées aux pre-mières pluies dans des trous creusés à égale distance sur des lignes

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espacées d'une trentaine de centimètres. Le plus souvent on y associe des légumineuses comme les voèmes (bot : Vigna unguilata) ou des haricots (z'haricot, zariko) ; c'est pourquoi, dans chaque trou, on place une graine de maïs et deux ou trois graines de légumineuses. De cette association maïs - légumineuses tous les agriculteurs s'accordent à dire : « Avek logrin, mai i profit  ! » (avec la légumineuse, le maïs pousse mieux !).

Au moment de la récolte, les épis encore tendres (« maïs vert » ou « mai ver ») sont cuits au feu de bois ou bouillis, ou mangés tels quels, crus. C'est souvent l'occasion d'inviter voisins ou amis pour par-tager le fruit de cette première récolte. Les autres épis sont stockés dans de grands sacs de riz, les « balles » 44. La production de maïs, si elle était encore relativement importante du temps du dernier proprié-taire, a décru régulièrement ces dernières années. Pour certains, en l'espace de trois à quatre années, la production d'une superficie équi-valente s'est réduite depuis 1985 de quinze à trois balles. Le déficit des précipitations qui régressent d'année en année est désigné comme responsable de cette baisse de productivité.

Pendant longtemps, le maïs était moulu manuellement au tradition-nel moulin de pierre 45, et ensuite vanné. Mais la proximité d'un mou-lin semi-industriel 46 qui permettait de le moudre automatiquement a rapidement mis à fin cette pratique traditionnelle. Actuellement, ces moulins, lorsqu'ils existent encore dans les cases, sont les témoins d'un temps révolu, et sont le plus souvent relégués dans un coin de la cuisine à bois. Certaines familles continuent à l'utiliser lorsque les quantités de maïs à moudre ne sont pas importantes, ce qui leur per-met d'économiser le prix du moulin et d'éviter le déplacement.

Les épis de maïs après récolte sont placés sur le toit pour le sé-chage. Une partie est conservée pour la plantation de l'année suivante

44 « Balles » ou bal  : sacs de jute ou de plastique ayant contenu 50 kg de riz. Ils peuvent contenir 60 à 70 kilos de mais en épi.

45 Meule de pierre formée de deux pièces rondes de petite dimension superposées dont l'élément supérieur est actionné à la main. Pour le type de préparation avec le maïs moulu, cf. chapitre « Manger créole dans le quartier », les préparations culinaires.

46 Dans un lieu qui est à 3 et 5 kilomètres de Ravine Verte. Certains mentionnent même un moulin à la Saline qui se trouve à près de 30 kilomètres de Ravine Verte.

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avec une méthode les protégeant des parasites. Ainsi Raphaël R. (45 ans) - colon - procède en 1988, comme la plupart de ses voisins, de la façon suivante.

Les épis de maïs sont mis à sécher sur le toit de la case à la fin de la récolte (mars), correspondant à la fin des pluies, jusqu'à leur dessiccation [46] complète. Ils peuvent être aussi mis à dessécher et à boucaner dans la cuisine à bois. Les épis secs, quant à eux, sont égrenés mi-juillet. Les graines obtenues (3 à 4 kg pour l’année 88) sont arrosées de pétrole et abondamment mélangées les unes aux autres pour permettre l'imprégnation complète du liquide. Les graines ainsi traitées sont stockées dans un bidon d'essence vidé de son contenu d'origine jusqu'au moment où elles sont plantées.

Le gros de la récolte est, quant à lui, généralement stocké dans la cuisine à bois, non loin du foyer. Ces réserves sont utilisées en fonc-tion des besoins. À cause de la diminution notable de la production, l'utilisation du maïs a progressivement changé. Dans le passé, lorsque la production était suffisante, la quantité de maïs récoltée permettait pendant de longs mois une utilisation quasi quotidienne de cette cé-réale pour l'alimentation humaine. Aujourd'hui, l'utilisation du maïs moulu est de plus en plus rare. Utilisée à la fois pour la consommation humaine et animale dans les périodes passées, cette céréale sert de plus en plus exclusivement à nourrir les animaux (volailles, cochons). Sa production contribue ainsi à réduire les coûts d'élevage et à la répu-tation d'apporter aux bêtes une bonne alimentation qui évite « la mala-die ».

De plus, actuellement, le maïs manque très souvent pour l'alimen-tation des animaux. On achète alors dans le commerce du maïs en grains entiers pour les animaux et du sosso ou des boîtes de maïs de grains bouillis pour faire des salades pour l'alimentation humaine.

À de rares occasions (pou infantézi !: pour se faire plaisir !), le maïs est utilisé dans l'alimentation des habitants mais presque exclusi-vement mélangé avec du riz 47. L'utilisation du maïs porte en elle la 47 Le riz, comme nous le verrons dans les chapitres suivants et notamment

dans les chapitres « Manger créole dans le quartier » et « Le repas et le partage », est l'aliment de base de cette population. Non produite localement

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marque d'une société rurale qui, pas à pas, perd son identité originelle. En effet, le riz prend une place de plus en plus importante dans l'ali-mentation humaine. L'utilisation et la consommation de cette céréale d'importation vendue dans le commerce sont favorisées par son prix modique et par la diminution de la production du maïs. Ce processus rend compte d'un monde rural en perte de vitesse qui devient de plus en plus dépendant des produits commercialisés.

[47]

Les légumineuses (« grains », « grin »)

La production de « grains » est, comme dans tous les quartiers ru-raux de la Réunion, une habitude très enracinée. Après le riz, les grains représentent dans l'alimentation des gens de ce quartier une nécessité difficilement contournable. Leur production, leur stockage et leur consommation s'accompagnent dans toute l'histoire de Ravine Verte 48 de connaissances culturales et d'habitudes saisonnières. Selon le souvenir des habitants, ces cultures produisaient toute l'année.

Ainsi Lucien L. (62 ans), arrivé de Mafate en 1968, raconte :

« Avan, navé zambrovat, zarico tout lané, é astèr na pi dolo ...  »

« Avant, on avait des embrevades, des haricots toute l’année et maintenant il n'y a plus d'eau... »

Ozoux, en 1932, avait lui même observé dans le cirque de Mafate plusieurs productions dans l'année :

« La population fait deux récoltes de haricots, l’une d'août à septembre, l'autre de décembre à février. La première arrosée de main

- à part les quelques expériences de cultures faites ces dernières années dans les Hauts de la Réunion - le riz consommé à la Réunion est exclusivement d'importation (Madagascar, Thaïlande, Sud-Est asiatique, etc.). Vendu dans les boutiques ou dans les supermarchés, il structure les repas créoles (cf. « Le repas et le partage »).

48 Mais aussi de Mafate puisque la plupart des habitants viennent de ce cirque.

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d'homme, la deuxième arrosée par le ciel. La première ne pouvait se faire que là où il y a des sources ; on les amène de plus ou moins loin, et on les fait circuler sur les pentes ; de-ci de-là de petits bassins, et tous les deux jours, le propriétaire ou le colon muni d'une "moque" fixée au bout d'un long manche, puise l'eau de ces bassins et la lance au loin sur les haricots ; de telle sorte que, un peu partout, on aperçoit dans l'air de grands panaches que fait l'eau lancée par d'invisibles jardiniers » (La résurrection de Mafate, conférence du 27 septembre 1932 , pp. 257-258)

Actuellement à Ravine Verte, sur un terrain sans source et aux ra-vines asséchées, il n'y a qu'une seule production de légumineuses. Leur cycle de culture, comme pour le maïs, est lié à la saison des pluies. Les légumineuses sont plantées lors des premières pluies (mois de décembre en général) et leur production s'étale de février à août selon le type de grains et selon la quantité de pluie tombée. Pour des raisons culturales et de goûts alimentaires, chaque famille cultive sou-vent plusieurs variétés de pois ou de haricots 49. La proximité du cirque de Mafate, connu pour ses cultures de légumineuses, a été prédomi-nante car elle a permis l'apport non seulement d'une diversité plus grande des cultures, mais aussi d'une [48] meilleure qualité des se-mences. En effet, la plupart des Mafatais qui sont venus s'établir dans le quartier avaient apporté avec eux leurs graines. Aujourd'hui, les planteurs attentifs à la rentabilité de leurs cultures font souvent le voyage dans le cirque pour acheter des semences de bonne qualité, car d'après eux, la terre de Ravine Verte n'en donne pas de bonnes.

Les grains les plus utilisés sont : les voèmes (vwèm ; bot : Vigna unguiculata), les haricots (noirs : zarico nwar, ou rouges : « zarico »), les pois (pwa) , les pois du Cap (pwa dkap ou gros pois, gro pwa ; bot Phaseolus capensis), les embériques (z ‘embériques ou zanbérik ; bot Phaseolus aureus), les embrevades (zy embrevades, zanbrovat ; bot Cajanus cajan Mill sp.), les antaques (z'antaques, zantak ; bot : Doli-chos lablab).

Les voèmes, les haricots, les pois sont dans leur culture tradition-nellement associés au maïs. Les antaques et les embrevades, quant à elles, peuvent être plantées au bord du chemin ou en bords de champ. Plus rustiques que les autres légumineuses, elles ne demandent pas

49 Nous n'avons jamais vu de lentilles dans ce quartier.

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beaucoup de soins ; grâce au port en arbuste de la plante végétative, les graines peuvent sécher sur pied, ce qui limite ainsi les problèmes de stockage. On les récolte selon les besoins ; et après production, la plante entière sert d'engrais vert. Les autres légumineuses sont, la plu-part du temps, récoltées vertes, car c'est ainsi que leur consommation est la plus appréciée. Sinon, elles sont séchées et stockées, et sont le plus souvent consommées après la saison de production. Il est rare que ces réserves durent jusqu'à l'année suivante, car les légumineuses ac-compagnent pratiquement tous les repas et les familles sont obligées d'acheter des grains secs dans le commerce 50.

Les légumes et les épices

Les légumes et les épices accompagnent toute les culture. Nous examinerons ici les plus courants.

Le terme de légume (« légim ») regroupe l'ensemble des végétaux alimentaires excepté les céréales, les légumineuses (« grains »), les racines et les fruits, catégories que nous évoquerons séparément. Des légumes sont très souvent plantés à proximité des champs de maïs ou de géranium. C'est très couramment le cas des citrouilles (sitrouy), de la christophine, plus communément appelée à la Réunion chouchou (sousou). Ainsi utilise-t-on toutes les places disponibles : entre les plans de maïs, entre les rochers, sur les déclivités fortes, etc.

[49]Généralement, des plantes utilisées dans la cuisine poussent à

proximité de la maison dans un carré assez restreint, parfois protégées par un grillage. C'est très souvent le cas des épices et de quelques lé-gumes comme les salades vertes, les choux qui sont arrosés lorsque les personnes décident d'investir dans l'arrosage (car l'eau est payante depuis 1989). Les légumes les plus souvent rencontrés témoignent d'une faible diversité et sont pratiquement toujours les mêmes dans toutes les cultures.

Les citrouilles les plus courantes sont de deux sortes : une qui se mange sucrée, la citrouille du Cap (« sitrouy dkap » ; bot : Cucurbita

50 Cf. le chapitre « Commerces et produits alimentaires.

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maxima) et d'autres types de citrouilles qui se mangent salées en cari ou en daube (Bot : Cucurbita pepo). On rencontre aussi les choux verts {sou ; bot : Brassica oleracea), les chouchoux {sousou ; bot : Sechium edule), les carottes {karot ; bot : Daucus carotta), les concombres (kon-konm ; bot : Cucumis sativa), les tomates {tomat ; bot : Lypersicum escu-lentum), les choux-fleurs (sou ; Bot : variété de Brassica olearacea), les salades vertes (laitue, létu ; bot : Lactuca sativa).

Par ailleurs, de nombreuses plantes sont cultivées pour la consom-mation de leurs brèdes 51 (brèd), comme les brèdes morelle (brèd mo-rèl), les brèdes pariétaire (brèd pariétèr ou pay atèr), les brèdes las-tron (brèd lastron), les brèdes chou de Chine (brèd sou d’sine), les brèdes de chouchou (brèd sousou), les brèdes de citrouille (brèd si-trouy), les brèdes de taro (brèd sonj), et les brèdes de manioc (brèd maniok). Ces plantes poussent très facilement et sont cultivées sans grand soin. Certains de ces brèdes poussent dans les friches et se re-produisent sans intervention humaine. On les trouve ainsi dans des zones non aménagées, comme nous le verrons plus loin. Ils ont été jusqu'à présent énormément consommés, et ont très souvent (trop sou-vent au goût de nombreuses personnes du quartier) accompagné le riz dans des repas sans viande, considérés comme des mangé misère (re-pas de misère).

Quand les légumes deviennent un peu durs ou insipides (« maf ») pour la consommation humaine, ils servent à l'alimentation des ani-maux et plus particulièrement des cochons.

Les tomates qui sont indispensables pour la cuisine, car elles entrent dans de nombreuses préparations culinaires, sont plantées en petites quantités (quelques pieds) près des épices. La tomate fait en effet partie de la catégorie créole des « épices » dans son utilisation culinaire. Sa culture est jugée difficile car cette plante est exigeante en eau et sensible à de nombreux parasites. Cependant, certains petits propriétaires qui ont de la place et qui investissent dans les produits de traitement et dans l'arrosage, en plantent dans des champs entiers ; elles sont alors destinées à la vente.

51 Les brèdes - appellation créole - définissent les jeunes feuilles ou les terminaisons tendres de certaines plantes qui sont destinées à la consommation.

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[50]Les épices (zépis) au sens créole, ont un champ sémantique plus

large qu'en français. Elles désignent l'ensemble des plantes qui sont utilisées quotidiennement dans la cuisine pour aromatiser, colorer et donner sa spécificité à la cuisine créole. Utilisées quotidiennement, ces plantes sont très couramment semées même en l'absence d'autres plantes alimentaires. Elles sont le dernier recours d'autoconsommation des personnes qui ne sont plus concernées par le travail de la terre. Parfois, ces épices sont plantées avec des plantes ornementales et bé-néficient de leur arrosage attentif. On trouve le plus souvent du persil (persi ; bot : Petroselisum crispum), de la coriandre (coto-mili, koto-mili  ; bot : Coriandrum sativum), de l'ail (ay ; bot : Allium sativum), des oignons (gros oignons, oignons verts, etc.), des échalotes, des pi-ments (piman ; bot : Capsicum frutescens), du thym (tin ; bot : Thy-mus vulgaris), du gingembre (zinzanm ; bot : Zinziber officinalis). Ces épices les plus courantes sont utilisées quotidiennement dans les pré-parations culinaires accompagnant les grains, les caris ou les rou-gails 52.

Certaines épices existent plus rarement dans les cours. C'est le cas notamment du curcuma (safran ; bot : Curcuma longa) et du kalou pilé (Bot : Murraya Kœnigii). La préparation du curcuma 53 requiert un savoir-faire réputé délicat, et la plupart des personnes préfèrent l'ache-ter dans le commerce ou à des gens du quartier qui savent le préparer. C'est le cas d'une famille arrivée il y a vingt-cinq ans dans le quartier, qui est originaire de Saint-Joseph, zone de production du safran à la Réunion. Depuis la date de son arrivée, le père ayant hérité des connaissances de ses propres parents vendait de la poudre de safran à ses voisins. Ses fils perpétuent actuellement la tradition. Ainsi Serge L. (31 ans), l'un de ces fils, nous a expliqué sa préparation et nous en présentons les phases essentielles.

Il faut arracher les racines au bon moment : on observe l’aspect de la partie végétative de la plante qui est à l'extérieur de la terre, car la couleur et la grosseur des feuilles donnent des indications sur la maturité de la

52 Nous détaillerons ces préparations dans le chapitre « Manger créole dans le quartier ».

53 Épice créole de base ; elle est très souvent utilisée dans les caris.

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racine. Puis, on coupe les racines en rondelles. On les fait sécher au soleil pendant une semaine sur un plastique posé à même le sol ou sur la tôle du toit. On les moud au moulin de pierre utilisé pour le maïs. Mais cette opération est délicate, car on doit obtenir une fleur de safran (poudre très fine) qui donne toute la qualité à la préparation. D'après lui, les gens à Ravine Verte n'arrivent pas à obtenir cette poudre fine mais seulement une poudre grossière dont les morceaux sont incomplètement moulus.

[51]Le kalou pilé entre dans la préparation de plats appelés « massalé »

avec une poudre faite d'un mélange d'épices vendu dans le commerce appelée aussi massalé ou poud massalé. Ces plats ne sont pas consom-més au sein du quartier par tout le monde. Ils sont essentiellement pré-parés avec ces épices pour un cari de cabri (appelé alors massalé ca-bri ou cabri massalé), mais ils stigmatisent pour les gens de Ravine Verte le milieu malbar 54 qui prépare très régulièrement des caris avec cette poudre. Ce plat n'est pas d'une consommation quotidienne car tout le monde n'apprécie pas le cabri en raison de son goût assez fort. En outre, sa préparation est conditionnée par l'élevage de l'animal, et, pour cette raison, les occasions d'en manger sont assez rares dans l'an-née. Ainsi, seules les personnes qui mangent du massalé cabri quelques fois dans l'année font pousser du kalou pilé.

54 Malbar : Réunionnais originaire de l'Inde du sud. La poudre de massalé est une épice faite d'un mélange originaire de l'Inde du sud et utilisé régulièrement par les Malbar dans la préparation de plats quotidiens ou ritualisés.

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Les racines et les tubercules

Les « racines », comme elles sont dénommées, ont été la nourriture de base de nombre de Réunionnais pendant les périodes difficiles de disette de l'histoire de l'île. Elles sont indissociables du maïs ou du riz, qui sont les céréales de base. Les témoignages des personnes âgées de plus de 40 ans montrent que dans le passé ces racines faisaient partie du quotidien. Assimilées à une alimentation d'appoint ou de complé-ment appelée « ravage » (ravaj), et associée à une alimentation qui « remplit le ventre » appelée « comblage » (konblaj), les racines ont accompagné quotidiennement la vie de ces personnes. Prises en-semble où séparément, elles pouvaient constituer un repas entier ou constituer un « goûter » soit dans le milieu de la matinée après les pre-miers travaux aux champs, soit dans l'après-midi au retour des champs. C'est ainsi que Noéline G. (42 ans), fille et femme de colon, se souvient du temps où elle était jeune :

« Dann tan lontan, ni alé rodé dé pa-tat, dé sousou, dé maniok, é nous té i fé kuir tout ansanm bouyi ek dolo. Ni té apelé sa "konblaj. " Kan nou té i parl dé rasine, nous té i apèl sa zamé ma-niok, ou patat, ou sonj, nous té i di  : "ni fé kuir ravaj" ! »

« Avant, on allait ramasser deux pa-tates, deux chouchoux, deux maniocs, et on les faisait bouillir ensemble avec de l'eau. On appelait ça "comblage". Quand on parlait des racines, on ne les appelait jamais manioc, patate, ou songe, on disait : "on fait cuire des ra-vages" ! »

[52]Les racines et les tubercules les plus couramment cultivés sont les

suivants 55 : le manioc (maniok ; bot : Manihot esculenta), les patates douces (patates, patat ; bot : Ipomaea batatas), le taro (songe, sonj ; bot : Colocasia esculenta). Les jeunes générations ne connaissent plus, la plupart du temps, le terme « ravage » ni celui de « com-blage », et découvrent leur signification avec étonnement quant au cours de nos entretiens, nous abordons la vie « lontan » (passée) avec

55 Les pommes de terre, pourtant anatomiquement des tubercules, ne sont pas associées à cette catégorie ; elles sont considérées comme des légumes.

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leurs parents et grands-parents. Ils appellent les racines par leur nom et ont perdu la notion d'aliment d'appoint et d'aliment nécessaire « pour remplir le ventre ».

Plantées actuellement par tous à Ravine Verte, leur utilisation est malgré tout en perte de vitesse actuellement. Les jeunes générations, moins habituées à la misère que leurs parents et plus sensibles à une alimentation diversifiée qu'ils ont connue dans les cantines scolaires, en viennent à les bouder. Elles sont utilisées de plus en plus souvent pour les animaux. Lorsqu'elles font encore partie de l'alimentation hu-maine, les racines sont surtout utilisées « en confiture », c'est-à-dire cuites avec du sucre, ou alors bouillies et salées, et sont préparées pour le plaisir. C'est ainsi que nombre de personnes se plaisent à dire en 1988 :

« Lé rasine ? ah ! ni manze pi tro, lé pli èn fantézi  ! »

« Les racines ? Nous n'en mangeons presque plus, si ce n'est pour se faire plaisir ! »

Cela n'empêche pas certaines personnes de les utiliser quand les stocks de riz viennent à faire défaut. Et quelques personnes âgées, ha-bituées à en manger dans leur jeunesse, en consomment toujours régu-lièrement.

À l'époque où les précipitations arrosaient avantageusement le quartier, les gens constataient que l'on pouvait manger des racines toute l'année, car les saisons de production des différentes racines se chevauchaient. Aujourd'hui, leur production est plus limitée dans le temps. Lorsque ces racines viennent à manquer d'eau, elles restent pe-tites, deviennent amères et sont moins appréciées. Les cultures en alti-tude sont plus arrosées et permettent une récolte de racines consom-mables lorsque celles du quartier ne le sont plus. Les racines devenues mauvaises par manque d'eau sont destinées aux animaux, ou sont bouillies et préparées en gâteaux (gato, bonbon).

Des racines plus rares sont utilisées ponctuellement dans l'année en fonction de leur production, comme la « patate chouchou » que nous avons évoquée précédemment. Des racines considérées comme plus rustiques, tels l'igname (cambare, kanbar ; bot : Dioscorea bulbifera)

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ou le [53] cornflor (konflor ; bot : Canna edulis), sont toujours culti-vées mais moins appréciées actuellement que les autres. Elles sont essentiellement plantées pour la nourriture des animaux. Une racine de moins en moins consommée est cependant cultivée par certains ; il s'agit de l’arrow-root (larourout ; bot : Maranta arundinacea). Après avoir séché et moulu cette racine, on en faisait par le passé des gâ-teaux (bonbon larourout) ; aujourd'hui, cette poudre {pond larourout) est surtout préparée et utilisée à des fins médicinales, pour « rafraî-chir » l'organisme 56.

Les fruits

Des fruits poussent toujours à proximité des habitations, mais ils ne sont pas tous le résultat de la culture des habitants. Des arbres frui-tiers existaient dans le quartier avant l'installation de la plupart des habitants, comme les manguiers ou les avocatiers. Leur origine est incertaine, mais il semblerait que des arbres aient poussé spontané-ment à partir d'arbres cultivés. C'est ainsi qu'on les trouve en divers endroits du quartier. Très souvent, les cases ont été construites à proximité de ces arbres, les incluant ainsi dans leur cour. A ces arbres fruitiers s'ajoutent tous ceux que les habitants ont eux-mêmes plantés.

Il existe deux types de mangues (mang ; bot : Mangifera indica) : celles qui sont greffées et celles qui ne le sont pas.

Celles qui ne sont pas greffées, les « mangues vertes » (mang ver) se trouvent en général dans toutes les cours. Elles sont cueillies vertes soit pour être battues 57 afin de préparer un rougail mangue (pour cette raison, elles sont aussi appelées « mangue rougail »). Elles sont aussi mangées telles quelles ou saupoudrées de poudre de piment. Celles qui sont greffées sont consommées en général à maturité et sont consi-dérées comme des fruits de choix. Plus rares dans les cours que les autres mangues, elles sont de diverses variétés : « mangues carotte »

56 Pour la question du « rafraîchissement » du corps, cf. chapitre « Manger pour le corps ».

57 Battre une mangue verte : préparation créole qui consiste à entailler au couteau le fruit à force de coups répétés avec le tranchant pour réduire la chair en fines lamelles.

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(mang karot), « mangues José » (mang zozé) et les « mangues Au-guste » (mang ogist).

À la saison des mangues, les mangues vertes sont produites en gé-néral en grande quantité. Prêtes à être consommées au même moment chez tout le monde, ces mangues sont très peu données ou échangées. Certains les ramassent, les battent et les mettent au congélateur pour manger du rougail mangue en dehors de la saison. Les mangues gref-fées, quant à elles, [54] ont une production plus restreinte et sont sou-vent au centre de dons et d'échanges familiaux.

Les bananiers (pied d'figue, pie dfig ; bot : musa sp.) sont plantés en nombre important devant ou à côté de la majorité des maisons. Il existe plusieurs variétés de bananes (figue, fig) : sucrées, mangées crues à maturité. Seule, une variété ne se mange que cuite, la banane carrée (fig karé), plus grosse que les autres. Les bananiers produisent généralement des fruits toute l'année, mais leur production est limitée lorsque la pluie vient à manquer.

En dehors du fruit, d'autres parties du bananier sont utilisées. Le reste de la fleur au bout du régime appelé « baba dfig » est - battu au couteau - à la base d'un cari appelé « kari baba dfig », qui est peu connu à Ravine Verte 58. Le tronc haché sert de nourriture aux ani-maux. Enfin, les feuilles servent d'assiettes dans des occasions très spéciales comme pour le jour de l'abattage du cochon ou du cabri, pour un « cari tangue » (kari tang, cari à base de viande de tanrec) et pour des repas de pique-nique 59.

Les bananes mûrissent sensiblement en même temps sur le régime, et une cueillette trop tardive entraîne le pourrissement des fruits res-tants, surtout quand plusieurs régimes arrivent à maturité au même moment. Certains laissent le régime mûrir petit à petit sur pied et se servent au fur et à mesure ; d'autres préfèrent cueillir le régime encore vert et le faire mûrir. Pour ce faire, plusieurs techniques sont utilisées. Après avoir découpé le régime encore vert, on peut le conserver entier ou le débiter en « min » (main). Puis on recouvre les bananes d'un goni (sac de jute). Certains entourent les fruits avec les feuilles de cer-taines plantes (de brin-gellier [Solanum auriculatum] ou les feuilles

58 Certaines mères de famille ne connaissent même pas son existence.59 On trouvera dans le chapitre « Le repas et le partage   », une description d'un

pique-nique sur des feuilles de bananier.

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d'un arbre appelé banoir (banwar ; bot : Diospyros melanida) pour en activer la maturité. D'autres placent les fruits dans le goni près du foyer de la cuisine à bois pour qu'ils profitent ainsi de la chaleur déga-gée par le feu. Ces techniques, selon les informateurs, présentent deux avantages : celui de faire mûrir les fruits sans qu'ils pourrissent, et ce-lui d'empêcher les enfants de se servir sur le régime à n'importe quel moment.

Les papayers (papayes ; bot : Carica papaya L.), de croissance ra-pide, produisent eux aussi toute l'année. Leur production est moins touchée que celle des bananiers par le manque d'eau mais leur goût sucré peut en être affecté. D'utilisation moins pratique que les ba-nanes, les papayes ont beaucoup moins de succès. Mangées à maturi-té, leur goût n'est souvent [55] pas apprécié, et il n'est pas rare de ren-contrer des enfants lassés d'en manger. Dans certaines cours, on les laisse même pourrir sur pied. Lorsqu'on les coupe en petits morceaux dans la marmite du cari, les jeunes fruits verts sont utilisés pour atten-drir la viande dure au cours de la cuisson. Les fruits plus gros encore verts sont parfois battus pour faire un rougail, mais cette utilisation est fort peu répandue.

Les avocatiers (pied z ‘avocat, pié zavoka ; bot : Persea america-na L.) produisent des fruits du mois de février au mois d'avril. Les avocats sont mangés soit en salade de fruits, soit en rougail, ou alors étalés sur du pain.

Certains fruits poussent sur une treille à proximité de la case. Ils sont portés par des lianes. C'est le cas des barbadines (barbadin ; bot : Passiflora quadrangularis L.) ou des fruits de la passion (grena-dilles, grenadelles ; bot : Passiflora edulis L.). De la même famille botanique, ces deux fruits se ressemblent et sont issus de fleurs quasi semblables. Les barbadines, plus grosses, développent une chair plus importante, entraînant ainsi des utilisations différentes. La pulpe et les graines des fruits de la passion sont consommées en salade de fruits ou mis dans des préparations à base de rhum. Les barbadines ont une pulpe moins appréciée et on les utilise plutôt comme un légume. Leur chair fait penser à celle du chouchou et le remplace avantageusement dans certaines préparations culinaires. Néanmoins, nombre de familles ne connaissent pas cette utilisation des barbadines ; la treille est alors décorative.

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La plupart des familles venant du cirque de Mafate ont aussi planté des pieds de vigne 60 (bot : Vitis labrusca L.) dont les longues tiges courent sur la treille et dont les grappes de raisin mûrissent entre les mois de janvier et février. On en mange un peu, mais on en fait surtout un vin similaire à celui que l'on trouve à Mafate ou à Cilaos. Il est doux, son degré d'alcool est assez fort (autour de 16°), et il a la réputa-tion de « faire tourner la tête ». Néanmoins, les quantités produites ne sont pas importantes compte tenu dunmanque d'eau comme le fait re-marquer une famille qui produit son vin chaque année :

« Nous on a 5 litres de vin par an, mais j'ai un frère à Malafate qui en fait beaucoup chaque année : 40 à 50 litres. Il le vend là-haut et c'est aussi pour sa consommation personnelle. »

Notons la présence moins systématique, dans les cours d'arbres à goyaves (gouyav ; bot : Psidium guyava), de néfliers (bibasses, bi-bas ; bot : Eriobotrya japonica) et dans les Hauts du quartier, men-tionnons [56] l'existence de pêchers (Pès ; bot : Prunus persica), de pommiers (Pom ; bot : Malus communis), et d'orangers (z‘orange, zoranj ; bot : Citrus sinensis).

La plupart de ces fruits ne demandent pas de soins réguliers, mais certaines personnes aimant les arbres et les plantes se plaisent à faire des greffes, à sélectionner des plants chez des voisins pour faire des essais. Généralement, les arbres n'existent pas en grande quantité par espèces : un, deux, parfois trois, à l'exception des bananiers qui, par leurs capacités de régénération, comptent de nombreux pieds, jusqu'à une dizaine, voire une vingtaine.

Ces fruits sont en général consommés par la famille. Certains de ces arbres et plantes productrices de fruits ont une fonction esthétique et contribuent avec les plantes d'ornement à la beauté de la cour. Par ailleurs, ils protègent la cour du regard indiscret en provenance de la route ou du chemin. Ainsi leur présence ne rend pas forcément compte d'une consommation à la mesure de la production. En outre, des fruits sont en surabondance pendant leurs saisons de production (c'est le cas

60 Ils les ont apportés eux-mêmes ou les ont pris chez leur famille habitant encore dans le cirque.

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des mangues, des letchis, des avocats), et certains fruits dont la pro-duction est constante tout au long de l'année sont parfois boudés (comme les papayes) en raison de la lassitude que provoque leur consommation fréquente.

Pour la croissance des fruits, le rôle de la pluviosité est fondamen-tal, et le manque d'eau de ces dernières années à Ravine Verte rend parfois les productions difficiles. Les vents forts qui peuvent souffler pendant la saison cyclonique et les inondations qui les accompagnent, arrachent souvent les fleurs ou les fruits, et vont même jusqu'à déraci-ner des arbres entiers. La production de fruits est alors condamnée jusqu'à l'année suivante. Les principaux fruits rencontrés dans les cours sont en majorité des fruits tropicaux, mais plus les cours se si-tuent en altitude, on constate - grâce à la tempérance du climat - le développement de fruits de pays au climat plus tempéré (comme pêches, pommes, oranges).

Les produits de l'élevage familial

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Actuellement à Ravine Verte, l'élevage est essentiellement fami-lial, excepté pour certaines personnes, peu nombreuses, qui en font une activité d'exploitation. En 1989, en dehors de deux éleveurs de cabris possédant plus de vingt têtes, les foyers ne possèdent que de petits élevages.

Selon un rapport de la SEDRE-APR, il existait un petit élevage dans 83% des cours. L'ensemble du cheptel du quartier comportait approximativement [57] 40 têtes de bovins, 165 têtes de porcins, et 250 têtes de caprins. Des observations faites auprès de 98 familles dont on a systématiquement enregistré le nombre de bêtes d'élevage, ont permis d'établir la répartition de ces animaux dans les cours :

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Tableau 3 : Répartition des élevages familiaux par cour

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Bovins Porcins Caprins Volailles Aucun

% de cour 11 44 32 62 17

Têtes/cour : Noncomptés

Moyenne 2 2,2 4,6

Maximum 5 6 23

Minimum 1 1 1

Source : SEDRE-APR, 1989

Les familles ont souvent deux élevages 61 associés (bovins et por-cins ; caprins et porcins ; bovins et caprins) et parfois trois. Notons la présence de volailles dans 62% des cours, preuve de l'importance de cet élevage. Comme toute production à Ravine Verte, l'élevage sert en priorité aux besoins de la population (autoconsommation). Pour le bœuf, c'est son travail de trait et sa production de fumier qui, sont les principaux apports de son élevage. Néanmoins lorsque cela est pos-sible, personne n'hésite à vendre les animaux sur pieds (cabris, bœufs) ou les animaux débités en morceaux comme c'est le cas pour le co-chon. La demande importante de certaines communautés religieuses à des moments spécifiques de l'année incite nombre de personnes à éle-ver des bœufs pour les vendre aux musulmans et des cabris pour les vendre aux Malbar.

Adoptant la terminologie créole, nous présenterons successivement les divers élevages présents dans le quartier.

61 Dans le discours de la plupart des personnes, la notion d'élevage correspond à certains critères. Pour pouvoir parler d'un élevage, il faut avoir un minimum de têtes par espèces : cinq poules, ou une dizaine de cabris.

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Les volailles

Le terme créole « volaille » (volay) ne concerne que les poules, les poulets et les coqs. On fait une différenciation entre les « volailles pays » (volay péi) et les « volailles dehors » (volay deor). D'origine différente, ces volatiles présentent chacun des avantages et des incon-vénients pour les éleveurs. Les volailles pays de couleur noire sont identifiées comme originaires de l'île ; elles ont en général un corps ramassé et sont [58] robustes. De croissance plus lente que les autres, elles coûtent plus cher en aliments. Cela n'empêche pas de nom-breuses personnes d'en faire l'élevage, car leur chair, plus ferme, est la plus appréciée. Les volailles dehors ou volailles blanches 62 sont connues comme des produits d'importation. Elles sont de croissance plus rapide et permettent une meilleure rentabilité, la dépense en ali-ments étant moindre. Ces animaux venus de l'extérieur de la Réunion (dehors) ont la réputation d'être moins robustes que les autres et d'être plus sensibles aux maladies. Souvent les familles font des essais sur ces deux types de volailles. Elles choisissent alternativement l'une ou l'autre espèce, et arrivent souvent au compromis de les élever en-semble. Ces volailles sont nourries actuellement par des aliments pro-duits par la famille comme le maïs en grain ou moulu grossièrement (maïs casse-en-deux), ou achetés comme le rabatau 63.

Elles peuvent pendant la journée courir librement de février à dé-cembre, lorsque les graines plantées ont fructifié. Elles participent alors à la vie de la cour : elles circulent dans les champs de canne, de maïs, sur les bords des chemins et de la route goudronnée ; elles cir-culent aussi dans les espaces autour de la case pénétrant librement dans la cuisine à bois et picorant les restes de nourriture qui peuvent se trouver par terre ou sur la table. Par contre, l'intérieur de la case, lieu intime de la famille, leur est interdit. Le reste de l'année, les vo-lailles réintègrent les poulaillers.

Si la plupart des familles à Ravine Verte s'adonnent à un tel éle-vage, beaucoup reconnaissent que les volailles sont actuellement plus

62 Elles sont assimilées par les gens à la couleur blanche ; ce qui n'est pas en réalité toujours le cas, car elles sont parfois rouges ou grisées.

63 Rabatau : aliment complet pour animaux vendu dans le commerce à fort taux de protéines.

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fragiles et qu'elles tombent plus souvent malades (« / trap davantaj la maladi »), et qu'elles atteignent moins souvent l'âge adulte que dans le passé. Certains incriminent les fleurs de manguiers ; elles empoison-neraient les gallinacés. D'autres reprochent aux aliments achetés de ne pas être naturels. Le manque d'eau favoriserait également cette baisse de productivité. Les effets conjugués de tous ces éléments font dire de l'élevage des volailles qu'il est difficile. Tant est si bien que les pé-riodes d'élevage sont ponctuées de périodes plus ou moins longues d'interruption qui aboutissent dans certains foyers à l'arrêt définitif.

Parmi les volailles, on élève un ou plusieurs coqs qui assurent la continuité de l'élevage et les œufs servent en priorité à générer des poussins. Ils sont rarement mangés, sauf s'ils sont en quantité excé-dentaire. Ils sont gobés parfois tout juste pondus, mais cette habitude n'est pas générale, même au sein d'une même famille. En outre, le sang des volailles, recueilli en sectionnant le cou, peut être mélangé à du riz et cuit avec.

[59]D'autres volailles, comme les dindes, les pintades, les canards sont

présentes dans les cours, mais elles sont moins courantes.

Les pigeons

Dans de nombreuses cours, il existe des volières où sont élevés des pigeons (pizon). Ils sont généralement destinés à une utilisation médi-cinale. La consommation de leur chair a la réputation de constituer un remontant pour ceux qui se sentent fatigués et qui ont la tension basse (tansyion bas), et d'aider à soigner toutes les affections en rapport avec l'oppression (affections des voies respiratoires, bronchites, etc.). Ces pigeons ne sont pas forcément consommés par ceux qui les élèvent ; ils sont aussi achetés par des voisins quand le besoin s'en fait sentir. On prépare ces oiseaux comme les poulets, la plupart du temps en cari ou frits dans l'huile. Quand une personne est malade et souffre de basse tension ou d'oppression, une personne de son entourage s'en va en quête de pigeons et ceux qui en font l'élevage sont connus de tous 64. Le(s) pigeon(s) sont préparés pour la personne malade, mais 64 Cf. chapitre « Manger pour le corps   ».

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 78

les autres membres de la famille peuvent également en manger. Il est néanmoins déconseillé à ceux qui ont une forte tension d'en consom-mer.

Les cabris

Le mode de vie des cabris subit comme pour les volailles des va-riations saisonnières. Pour les empêcher de piétiner et de brouter les plantations, on les garde à l'intérieur de parcs construits à cet effet, pendant une bonne partie de l'été. En dehors de cette période, ils vivent librement (ou semi-librement car ils sont parfois attachés les uns aux autres) dans la nature comme les poules. Leur territoire autour de la case est malgré tout plus restreint car les abords de la cuisine à bois leur sont interdits.

De consommation annuelle encore plus rare que les volailles, le cari de cabri ou le plus souvent le kabri massalé ou encore le civet de cabri sont consommés dans le cadre de repas exceptionnels : pour Noël, un baptême, une communion ou un mariage. Le goût de cette viande n'est pas apprécié par tout le monde, ce qui explique que cer-taines familles en fassent l'élevage uniquement pour la vente. Par ailleurs, si la bête n'est pas mangée entière, les divers morceaux sont utilisés dans un réseau de don et d'échange ménageant le statut des personnes impliquées ainsi que [60] leurs goûts 65. De nombreuses per-sonnes de 40 ans et plus buvaient régulièrement du lait de cabri dans leur jeunesse. Cette habitude s'éteint progressivement, la préférence allant pour le lait de vache bu dans les écoles, mais certaines familles continuent d'en boire.

65 Cf. « L'abattage des animaux » dans le chapitre « Manger créole dans le quartier ».

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Les cochons

L'élevage de porcins est très fréquent dans ce quartier. L'APR, comme nous l'avons dit précédemment, a estimé le cheptel en 1989 à près de 165 têtes, qui se trouvent dans 44 % des cours, avec une moyenne de 2,2 têtes par cour. Cet élevage s'inscrit dans une autocon-sommation le plus souvent accompagnée d'un réseau d'échanges et de ventes. La tradition de l'élevage du cochon est très enracinée, notam-ment chez les habitants originaires de Mafate. Nombre de personnes considèrent la viande de cochon comme étant leur préférée. Elles sont alors intarissables sur les soins apportés aux animaux et la consomma-tion de cette viande. Son élevage, étant officiellement réglementé, compte tenu du risque représenté par les maladies que sa consomma-tion peut provoquer, se fait la plupart du temps en cachette par peur des contrôles sanitaires.

Le souvenir des anciens Mafatais concernant l'élevage du cochon dans le cirque révèle son importance à la fois dans la vie d'un éleveur et dans la vie sociale. Ils se souviennent que le cochon était entouré de soins attentifs par tout le monde. Toute la famille participe à son éle-vage, lui donne à manger, et très souvent les parcs à cochons sont construits à proximité des cases. Cet attachement pour le cochon est partagé par de nombreux Réunionnais, comme l'a déjà constaté M. Valentin (1982).

Aujourd'hui comme par le passé, tout le monde s'accorde à dire que pour que la viande soit « mangeable » et pour que la bête en-graisse plus vite, il est nécessaire de castrer les verrats et parfois de procéder à une ovariectomie des truies, juste après le sevrage. Dans le passé, cette tâche était accomplie par des spécialistes, les « sai-gneurs » (saineur, sénèr) ; et nombre de Mafatais savaient procéder à cette opération. Les rognons étaient alors cuits et mangés avec du sel. Toutes les pratiques qui entourent l'élevage du cochon semblent avoir traversé le temps, transmises de génération en génération, comme le montre le chroniqueur J.V. Payet (1990 : 58) qui donne une descrip-tion des castrations des gorets et des ovariectomies des truies telles qu'elles étaient pratiquées au XIXe siècle. Elles ressemblent étonnam-ment aux témoignages que nous avons [61] recueillis à ce propos. Cet

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auteur décrit la porcherie existant en 1824 dans une grande propriété de trois cents hectares au sud de l'île Bourbon :

« Dans la porcherie avec sa centaine de porcs noirs de Chine, s'ébattaient deux gorets et une douzaine de truies qui mettaient bas une douzaine de porcelets trois fois par an. Dès l'âge de trois mois, il fallait les castrer pour obtenir une chair meilleure. Les femelles subissaient l'ovariectomie, pratiquée par un "saineur". C'était un affranchi qui, convoqué, arrivait avec un assistant. A eux deux, ils saisissaient une victime par une patte, la renversaient, lui liaient les pattes et le groin. Puis le saineur, avec un simple couteau de poche, entaillait le flanc droit sur dix centimètres, introduisant le pouce et l'index dans cette boutonnière, cherchait et ramenait les ovaires qu'il détachait. Il recousait l'entaille avec une aiguille de matelassier et une cordelette de jute. Pour les petits gorets, il se contentait de détacher les bourses et de recoudre. Les plaies étaient frottées de sel et de cendre et les victimes étaient ensuite libérées. Au bout d'une dizaine de jours, les ficelles se détachaient par frottement et, miracle, les opérés survivaient ! »

Actuellement, l'abattage nécessite un savoir-faire qui engage toute la famille. Cette opération longue se déroule sur une journée entière pendant laquelle sont préparées les diverses parties du cochon. L'orga-nisation de cette journée est caractéristique, tant dans la dynamique familiale et sociale qu'elle suscite que dans le type d'alimentation qu'elle entraîne 66.

À Mafate, les jours de fête, comme l'Ascension, Pâques, l'Assomp-tion, Noël ou comme les baptêmes, les communions, les mariages, etc., étaient des occasions traditionnelles de tuer le cochon. Mais sa consommation n'était pas restreinte à ces seules occasions ainsi que le précise Justin T. :

« En plus parfois, c'est pour le plaisir. Alors il nous arrivait de tuer au moins quinze cochons dans l'année. »

66 On trouvera la description détaillée d'une telle journée dans le chapitre « Manger créole dans le quartier » (cf. L'abattage des animaux - Le cas du cochon).

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La vente de la viande de cochon à l'intérieur du cirque (ou même à l'extérieur) apportait des moyens financiers substantiels. Mais compte tenu de l'interdiction officielle dont elle faisait l'objet, la vente était entourée de certaines précautions. Certains racontent les longues marches de nuit faites depuis le cirque de Mafate jusque dans les Hauts de Saint-Paul à transporter des carcasses de cochons entières sur le dos pour les vendre [62] aux boutiques. A Ravine Verte, il semble que les fréquences d'abattage du cochon aient sensiblement diminué. Marcel H. originaire de Cilaos, installé dans le quartier de-puis une dizaine d'années, raconte en 1990 :

« Avant à Ravine Verte, tous les vendredis soir où même les jeudis soir, on entendait toujours un voisin qui tuait le cochon ; on entendait crier... Et depuis quatre ou cinq ans on n'entend presque plus ! Les gens ont peur des contrôles. Alors ils sont obligés de faire cela en cachette en bâillonnant le cochon pour ne pas qu'il crie. Il existe régulièrement des plaintes de la part des voisins qui sont jaloux ou méchants, et à Ravine Verte, il y en a beaucoup... Alors les gens se méfient de leurs voisins ! »

Si ce témoignage donne une indication de l'évolution de la fré-quence de l'abattage des cochons, il nous faut néanmoins constater que très souvent encore actuellement, les voisins et acheteurs poten-tiels sont associés à tout abattage de cochon. Quand une famille tue un cochon, il est très rare qu'elle le consomme entièrement. Elle est obli-gée d'en donner ou de le vendre. L'abattage s'insère alors dans un ré-seau d'échange et de vente. Quelques jours avant l'abattage, la famille concernée prévient le voisinage et prend les commandes de chacun. Une certaine quantité de viande est vendue et une autre donnée à des proches (frères, sœurs, enfants, parents et amis très proches) qui font partie d'un réseau d'échange et qui sont assujettis, de ce fait, à une ré-ciprocité censée profiter à chacun. C'est ce qu'illustrent certains dis-cours comme celui de Rufine L. (45 ans) qui, parlant du don de viande, nous dit :

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« Nou lé oblizé èt onèt. Ni rann azot, zot i donn anou ; anfin, nou lé pa obli-zé. Mé lé myé kom sa kan zot i tyé, i donn anou.  »

« Nous sommes obligés d'être honnêtes, on leur rend ce qu'ils nous donnent ; enfin, nous ne sommes pas obligés, mais c'est mieux ! Comme ça quand ils tuent, ils nous en donnent. »

Les occasions de tuer le cochon sont nombreuses dans l'année. Elles sont identiques à celles évoquées pour Mafate. Mais les fré-quences dans l'année semblent moins importantes, car les familles n'ont pas autant de têtes par cour que dans le cirque.

Les bœufs

L'historique de l'élevage des bovins à Ravine Verte a connu plu-sieurs étapes. À proximité de Ravine Verte, dans sa partie la plus basse, existait de 1966 à 1976 un vaste enclos appelé « pâturage » qui accueillait pour [63] toute la Réunion les bœufs venus de Madagas-car 67, pour leur faire purger la quarantaine. C'est dire l'impression-nante quantité de bovidés qui ont vécu à proximité de ce quartier. Quelques habitants de Ravine Verte ont fait à l'époque l'acquisition de certains de ces bœufs. Un homme qui a connu cette époque raconte :

« Lé bann bèf té zoli, byin kosto. Mé solman manzé bèf lavé pwin. »

« C'était de beaux bœufs ! Bien so-lides ! Mais c'était difficile de les faire pâturer. »

En effet, il n'y avait pas de pâturage dans le quartier et les animaux en quarantaine étaient nourris avec de la bagasse et des feuilles de canne provenant d'une usine à sucre, proche de cet endroit. Leur éle-vage à Ravine Verte était donc difficile à cause du manque de nourri-ture, ce qui explique que peu de personnes aient conservé des bœufs.

Par ailleurs, quelques personnes venues de Mafate s'établir dans le quartier de Ravine Verte ont emporté avec elles les bœufs qu'elles uti-

67 Ces animaux étaient destinés à l'ensemble de l'île.

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lisaient pour le trait. Ils leur servaient de guides expérimentés dans les longues marches de nuit qu'elles faisaient à travers ravines et chemins escarpés pour venir vendre leur production sur la côte. L'agronome Ozoux avait savoureusement raconté ces randonnées nocturnes dans sa conférence de 1932 « la résurrection de Mafate » 68. Ce texte rend compte précisément des témoignages recueillis dans le quartier :

« Le sentier principal est jalonné à droite et à gauche par des pierres passées à la chaux ; celles-ci servent surtout aux voyageurs nocturnes que leur prosaïque lanterne ou la lanterne céleste éclaire : quand ils n'ont ni l'une ni l'autre, ils font descendre devant eux un petit bœuf dont ils tiennent la queue ; et il n'y a pas d'exemple, dit-on, que le bœuf ait entraîné l'homme au précipice.

(...) La population vit d'élevage, celui du porc en particulier ; le samedi, on voit descendre vers la côte les bœufs moka aux bats pleins de viande... »

Aujourd'hui, les rares bœufs restants sont utilisés pour le trait, pour la production de fumier ou pour la vente. Ils servent à transporter de lourdes charges entre Ravine Verte et Piton Vert : engrais, gonis, etc., pour la montée, productions de grains, de légumes ou de racines, etc., pour la descente. Les bœufs peuvent pâturer à Piton Vert où ils trouvent herbe et [64] eau. Mais on les laisse rarement seuls la nuit car on redoute les vols, comme cela s'est déjà produit. Le fumier de bœuf représente un avantage non négligeable pour les cultures. Certains considèrent que c'est un atout majeur dans la réussite de leur culture. La vente, essentiellement à des Musulmans pour la fête du sacrifice d'Abraham, apporte des revenus substantiels. Le bœuf se négociait dans le quartier, en 1988, entre 4 500 et 5 000 F. Pour ce qui est de la reproduction, il est d'usage de faire des saillies aux vaches par un bœuf entier (prix 69 : 700 F), ou alors de faire une insémination artifi-cielle (prix : 70 F).

68 Texte consultable aux Archives départementales de la Réunion, à Saint-Denis. Cf. citations pp. 253 et 257.

69 En 1988.

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Actuellement, peu de personnes utilisent les vaches pour le lait. Quand une vache en produit, on préfère le lui laisser pour nourrir sa progéniture. Mais dans le passé, la réalité était toute différente.

Du temps de la grande propriété, quelques colons faisaient de l'éle-vage de bovins et produisaient du lait : ce fut le cas de la famille de Justine H.

Justine H. - née en 1943 -, fille du couple ayant habité le plus long-temps dans le quartier, se souvient d'avoir bu du lait toute sa jeunesse jusqu'à quelques années après son mariage (mariée en 1961), et ce trois à quatre fois par jour. Ses parents ont eu jusqu'à cinquante bœufs, et d'après elle, c'était son père qui en avait le plus. D'autres habitants de Ravine Verte faisaient le même type d'élevage : ils étaient cinq ou six, mais aucun d'entre eux ne venait de Mafate.

À tour de rôle, elle et son frère (comme les autres enfants des familles concernées) transportaient le lait du jour dans un arrosoir, de chez leur maison jusqu'au début de la route de Ravine Verte. Là, une personne récoltait le lait de tous les éleveurs du quartier pour aller le vendre en ville. À cette époque, la forêt existait encore, et ce petit voyage sur un sentier à travers les arbres et les ravines a laissé à cette femme le souvenir des énormes difficultés et de la peine qu'elle avait à transporter cette lourde charge.

On constate à la lumière de ce témoignage, qu'à cette époque - mi-lieu des années 1960 - les familles productrices de lait le consom-maient et le vendaient en ville. Il était utilisé pour la fabrication du fromage frais, car on n'aimait pas trop le goût de la fermentation (comme c'est toujours le cas actuellement). Le lait entrait également dans un certain nombre de préparations, mélangé à des pommes de terre, du riz ou cuit avec des racines. La consommation actuelle de lait est favorisée et même suscitée par sa distribution gratuite dans les écoles.

[65]Les productions alimentaires de l'espace aménagé à Ravine ont

accompagné l'histoire de cette communauté. Elles sont marquées par des pratiques et des usages en vigueur dans le monde des Hauts à la

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Réunion et par le colonat qui a été à l'origine du peuplement de ce quartier. Cette population est donc à l'image d'un monde rural qui ex-ploite la nature à des fins alimentaires. La production de ces aliments s'avère néanmoins de moins en moins importante à cause de la baisse de la pluviosité et de la désaffection des activités rurales. Ainsi, si les produits alimentaires sont complétés par la cueillette, la pêche et la chasse (cf. chapitre suivant), ils le sont de plus en plus par des pro-duits monétarisés achetés dans les commerces (cf. chapitre « Com-merces et produits alimentaires »).

[66]

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 86

[67]

PREMIÈRE PARTIEDe la pluralité des aliments

Chapitre 3Nature sauvage

et ressources alimentaires

« Il n'y a point d'autres créatures en cette île que des oiseaux. Notre capitaine y laissa quelques cochons, boucs et chèvres afin que, en se multipliant en un lieu où il ne peuvent pas manquer de nourriture, ils servent un jour à rafraîchir les vaisseaux qui ne pour-ront aborder à l'île Maurice. Il n'y manque point d'eau ; elle y est au contraire fort bonne et en grande quantité. Il y a quantité de pois-sons ; ses rivières en sont toutes peuplées. Je ne m'amuserai point à nommer ceux que nous vîmes, mais je dirai seulement qu'il y avait des anguilles qui pesaient plus de trente livres et n'en étaient pas plus mauvaises. Au contraire elles étaient très bonnes et agréables au goût. Il y a aussi quantité d'oiseaux, mais des mêmes espèces que ceux que nous avions vus à l'île Maurice. »

Récit de voyage de Thomas Herbertà l'île Bourbon en 1629

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À Ravine Verte, l'espace sauvage ou peu aménagé - pourvoyeur de nourritures, de tisanes, de bois de cuisine et de construction, ainsi que de produits de vente et d'échange - a été pendant longtemps exploité de façon intense. Les habitudes d'exploitation d'une nature généreuse accompagnent d'ailleurs le peuplement de l'île depuis son commence-ment.

Aujourd'hui, comme dans de nombreux endroits à la Réunion, cette exploitation a entraîné progressivement une limitation des productions de la nature et de nombreux facteurs ont contribué à cette situation : déboisement pour la construction de cases et pour l'extension des

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cultures, traitement des cultures par des produits polluant les végétaux et la terre tout en l'épuisant, principe de culture itinérante pour le géra-nium, lessivage de la terre par les pluies intenses (surtout pendant les cyclones). Selon les [68] informateurs, ce déboisement a eu pour conséquences la raréfaction des pluies, la disparition d'un sous-bois riche en plantes diverses, la disparition de supports pour la vie des oiseaux et de lieux propices pour les animaux terrestres tels que les tanrecs (tangues, tang) 70 ou les lièvres, la disparition de fleurs que bu-tinent les abeilles et les guêpes.

Actuellement pour les gens de Ravine Verte, l'exploitation abon-dante de cet espace sauvage appartient aux souvenirs du passé et ils constatent actuellement les limites de son utilisation. Les propos de nombreuses personnes rejoignent ceux d'Augustin L. (62 ans), né à Ravine Verte :

« Ici , lé pi kom lontan. I trap pi riyin, i sas pi riyin, i pès pi riyin... »

« Ici, ce n'est plus comme avant, il n'y a plus rien à ramasser, plus rien à chas-ser, plus rien à pêcher... »

Ce commentaire traduit surtout les réactions de personnes qui ont connu une nature plus généreuse. La réalité, quant à elle, témoigne d'une moindre utilisation des produits de l'espace sauvage sans toute-fois signifier sa disparition complète. Si l'exploitation est moindre, c'est que la nature a vu reculer ses limites vers le haut ou vers des zones inhabitées ; limites qui la rendent de moins en moins accessible depuis Ravine Verte. On utilise les produits de cette nature pour sub-venir aux nécessités quotidiennes : pour le combustible de cuisine, les plantes médicinales (z'herbages, zerbaj), la nourriture pour animaux (cabris, bœufs), et la satisfaction de besoins plus ponctuels associée au plaisir de la cueillette, de la chasse et de la pêche.

Des espaces peu aménagés, voire sauvages, se trouvent encore à proximité de certaines cases. Mais ces espaces sont plus étendus et plus courants à Piton Vert où les colons travaillant là-haut, ont l'habi-tude de les utiliser à des fins alimentaires ou médicinales. Les condi-

70 Pour la description des tanrecs (tangues), cf. le paragraphe de ce chapitre consacré aux produits de la chasse.

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tions pluviométriques sont meilleures à cet endroit, et les colons ont l'occasion de traverser des zones encore sauvages pour atteindre leurs champs. En outre, la forêt primaire qui se trouve au-dessus des champs abrite encore de nombreux végétaux et animaux qui ont dispa-ru plus bas.

Néanmoins, les jeunes gens attirés par les plaisirs de la cueillette et de la chasse font actuellement de nombreux kilomètres en voiture pour trouver des endroits propices situés en altitude dans les Hauts de l'Ouest.

[69]

Les produits de cueillette

Les fruits sauvages

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En dehors des fruits que l’on trouve près des cases, il existe dans le quartier quelques arbres fruitiers qui poussent à l'état sauvage. Des vergers abandonnés 71 par l'ancien propriétaire produisent aussi à cer-tains endroits des mangues (greffées ou non), des jamblons [bot. : Sy-gyzium cumini] et des letchis. On trouve aussi dans quelques ravines des arbres à goyaves (gouyav ; bot : Psidium guajava L.).

Dans les hauteurs du quartier, au-dessus des habitations, deux zones de production de fruits dépendent de l'environnement. Dans la partie boisée qui sépare les dernières habitations des champs de géra-nium, des arbres fruitiers sauvages profitent de l'humidité des ravines. Ainsi est-il fréquent qu'au bord des chemins poussent en hiver des goyaviers (gouya-vié ; bot : Psidium pomifera L. Cor.), et en été des jamrosats (zamrosa, zanbrozad ; bot : Eugenia jambos). Pendant ces deux saisons, le passage dans cette partie boisée s'accompagne le plus souvent de la cueillette de ces fruits. Les enfants en sont les plus friands, mais personne ne résiste à l'envie de « se rafraîchir la bouche » en en mangeant. Ils sont également utilisés, lorsque les arbres produisent en grande quantité, pour faire des confitures. Par 71 Ces vergers ne sont pas soignés et sont peu surveillés.

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ailleurs, les goyaviers ayant beaucoup de succès à la Réunion, nom-breux sont ceux qui venant de l'extérieur du quartier se rendent dans ces endroits pour ramasser des fruits, et la cueillette devient ainsi très souvent le but des promenades dominicales.

Plus haut, au niveau des champs de géranium, des fruits sauvages tapissent à la saison les bordures des champs, les zones où les cultures ont été abandonnées, et les sous-bois de la forêt primaire au-dessus des champs. On y trouve des « franboises » (franbwaz ; bot : Rubus rosoefo-lius Sm. COR.) qui ressemblent à la framboise d'Europe, mais qui s'en différencient botaniquement (notamment par de longs stig-mates). Sur les chemins ou dans les friches poussent les « poc poc » (pok pok ; bot : Cardiosperma halicacabum L.), fruits rouges (ou oranges) à maturité, ressemblant à des petites tomates enfermées dans une capsule, que l'on fait éclater afin de les libérer. Dans les sous-bois, dans la fraîcheur d'une ravine, on rencontre des fraises des bois 72 (Ti' fraisier, Tï frézyé ou Frésyé ; bot : Fragaria vesca L.), dont on mange les fruits, et dont on utilise les feuilles pour des préparations médici-nales 73.

[70]Très souvent ce sont les enfants qui ramassent les fruits sauvages,

car les adultes n'y attachent en général que peu d'importance ; les planteurs sont même obligés d'arracher les plants de ces fruits pour planter le géranium.

Brèdes et autres végétaux comestibles

De nombreux végétaux comestibles poussent de façon spontanée dans les friches et dans les espaces non cultivés. Anciennement plan-tés ou à l'état sauvage, on les trouve davantage dans les hauteurs. Qu'il s'agisse des plants de chouchou ou des brèdes de diverses plantes comme le chou de chine {sou d'sin ; bot : Brasica pekinensis), les vé-gétaux ont été ramassés très souvent dans le passé pour l'alimentation. Ils accompagnent régulièrement le repas des colons et de leurs fa-

72 Elles correspondent aux fraises connues en Europe.73 Essentiellement pour le « rafraîchissement », dont la notion sera abordée

dans le chapitre « Manger pour le corps   ».

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milles lors des repas dans les champs ; aujourd'hui, ils sont de moins en moins appréciés par les jeunes générations. Leur présence dépen-dant beaucoup de la pluie, ils peuvent disparaître au cours d'une sai-son particulièrement sèche.

Certaines plantes servaient aussi de succédanés de produits alimen-taires, lors des périodes difficiles. Ainsi la tige de « trèfle » et les feuilles « d'oseille », d'un goût aigre, étaient utilisées dans la sauce piment 74 pour remplacer le vinaigre. Les graines d'indigo (Bot : Cas-sia occidentalis L.) pouvaient servir de succédané de café ; on leur attribue des vertus favorables à l'amélioration de la vue et elles sont encore actuellement conseillées pour les personnes âgées.

Les plantes médicinales

Les plantes médicinales (z’herbages, zerbj) rassemblent les plantes herbacées, les fleurs, les fruits et le bois de certains arbres. Elles constituent dans toutes les familles l'un des premiers recours thérapeu-tiques et étaient encore très utilisées 75 jusqu'à ces dernières années.

Que ce soit pour combattre le feu des épices en « rafraîchissant » l'organisme, que ce soit pour traiter en général les problèmes digestifs, pour soigner les « saisissements » (sézisman) 76, pour combattre la « tension » (tansyon) ou encore pour soigner les blessures ou brûlures, ces [71] plantes interviennent dans la vie quotidienne. Elles sont aussi utilisées à certains moments de la vie. Pour la femme enceinte et la nouvelle accouchée ainsi que pour les nouveau-nés, il existe nombre de préparations à base de plantes médicinales conseillées par les grands-mères ou les voisines d'un certain âge.

Très souvent complémentaires à l'alimentation, les z'herbages sont ramassés en général dans le quartier ou dans sa proximité. Leur grande majorité fait partie presque exclusivement de la production de

74 Piment avec de l'huile, du sel et habituellement du vinaigre.75 On abordera l'utilisation des plantes des médicinales dans le chapitre

« Manger pour le corps   ».76 Le « saisissement » est une terminologie créole qui désigne des troubles

physiologiques brusques consécutifs à un choc ou une émotion violente. Il peut aussi désigner une syncope, une attaque ou une crise cardiaque.

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l'écosystème sauvage. En effet, c'est dans l'espace non cultivé à Ra-vine Verte et à Piton Vert - dans les terrains en friche, sur les bords des chemins et des ravines - que l'on peut encore cueillir quelques plantes. De même peut-on prendre des morceaux de bois sur les arbres non encore abattus. Mais la réserve la plus grande de plantes médici-nales se trouve sur le chemin qui mène de Ravine Verte à Piton Vert avant d'arriver aux premiers champs de géranium, et surtout au-dessus de la limite de l'exploitation du géranium, dans la forêt primaire en-core existante.

Seules quelques plantes sont plantées à des fins médicinales et on les trouve autour des cases ; c'est le cas du romarin (romarin ; bot : rosmari-nus officinalis L.) et de l’ayapana (bot : Eupatorium tripli-nerve Vahl). Par ailleurs, certaines plantes de culture sont utilisées pour leurs vertus thérapeutiques. C'est le cas notamment des bana-niers, également des avocatiers et de certaines légumineuses comme les embrevades.

La connaissance des z’herbages se transmet le plus souvent de gé-nération en génération. Cette transmission permet à la plupart des in-dividus de les utiliser et de les ramasser sans avoir recours à un « tisa-neur », spécialiste des plantes médicinales qui donne des conseils thé-rapeutiques. Mais la cueillette de ces plantes est limitée par plusieurs facteurs convergents. Elle demande des déplacements de plus en plus longs, car il faut le plus souvent monter au-dessus du quartier ou aller dans la forêt. Les jeunes générations perdent progressivement la connaissance relative aux plantes, qui est encore détenue par les grands-parents (essentiellement les grand-mères) et dans une moindre mesure par les parents.

Par ailleurs, depuis ces dernières années, le recours au médecin s'est développé et a influencé l'utilisation des plantes médicinales. La présence de cabinets médicaux proches du quartier offre une bonne couverture médicale. Le désenclavement du quartier, quant à lui, faci-lite les visites à domicile. Enfin, la prise en charge totale ou partielle par la sécurité sociale des frais médicaux a grandement facilité l'accès aux soins. C'est ainsi que certaines tisanes généralement utilisées au sein de la famille sont fréquemment remplacées par des médicaments prescrits par le médecin. Mais il arrive que quelques médecins conseillent l'utilisation de plantes pour certains problèmes de santé. Le recours à ces tisanes est alors très souvent facilité par la proximité de

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la pharmacie fournie en plantes médicinales [72] d'importation ; ainsi, si leur utilisation est encouragée, il ne s'agit pas toujours de plantes locales.

Par conséquent, la diversité des plantes cueillies diminue, ainsi que la fréquence de leur cueillette. Il arrive alors que l'approvisionnement en certaines plantes soit assuré par des amis ou par la famille habitant dans d'autres quartiers de l'Ouest. Certains réseaux de parenté et de camaraderie permettent même l'acquisition de plantes poussant dans d'autres régions de l'île. Les gens achètent les plantes médicinales quand ils ne peuvent pas faire autrement. C'est le cas quand les plantes conseillées par le médecin n'existent pas à la Réunion, ou quand les personnes ne peuvent pas se déplacer pour les ramasser, ou encore quand elles en ont perdu la connaissance.

On pourra consulter avec profit certains travaux sur les plantes mé-dicinales et leurs utilisations à la Réunion, et notamment les études botaniques de R. Lavergne (1989a et b), et les approches anthropolo-giques de J. Benoist (1980, 93).

Les champignons de géranium

Ces champignons poussent à Piton Vert pendant la saison des pluies, à partir de la mi-janvier. Après la distillation de l'essence de géranium obtenue par la cuite (kuit) des plants, ce sont les déchets des plantes cuites qu'on appelle « la mar » qui leur servent de substrat lorsqu'ils sont arrosés par les pluies. Ces derniers sont énormément appréciés et convoités par les gens de Ravine Verte. Aussi sont-ils ramassés dès qu'ils apparaissent. Serge L., ancien colon de 31 ans, raconte :

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« Si té i vé ramas ali, ou dwa lèv bo-nèr, si in moun té i mars lamèm, nana pli pour ou. »

« Si on veut en ramasser, il faut se lever tôt, car il n'en reste plus si quelqu'un est passé par là. »

La production de ces champignons a fortement diminué. Les gens se souviennent d'en avoir ramassé des tentes (tent 77) entières dans le passé ; actuellement, ils regrettent de ne pas en voir certaines années. Les colons qui travaillent le géranium en sont les principaux bénéfi-ciaires, et principalement ceux qui ont l'occasion de dormir « là-haut » ; ils connaissent et exploitent avant les autres les endroits pro-pices.

[73]

Le miel

Jusqu'à ces dernières années, le miel a été communément consom-mé par les habitants de Ravine Verte. Sa consommation perpétuait des habitudes connues par les premiers habitants de l'île.

La façon de récolter le miel tient à la fois de la cueillette et de l'éle-vage. Ce savoir-faire rend compte d'une relation privilégiée de l'homme avec les abeilles, ou « mouches à miel » (mous amyièl). C. Giorgi (1981 : 89) qui a observé les techniques utilisées dans ce do-maine, dans les Hauts de Saint-Paul, à Tan Rouge, analyse cette « mi-cro-adaptation » de l'homme à son milieu :

« On ne change pas le milieu, au contraire, on le protège. À l'intérieur de l'écosystème généralisé que représente la forêt, l'homme ne bouscule pas la nature, il la respecte par un type "d'action indirecte négative". La relation de l'homme à l'animal devient individualisée et prend une dimension que l'on peut là aussi qualifier d'amicale (cf Haudricourt, 1962). »

77 Sorte de panier tressé avec une longue anse que l'on porte sur l'épaule et qui est très utilisé par les colons pour transporter toutes sortes de choses.

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Deux modes de récolte sont utilisés parallèlement ; la cueillette du miel dans la nature et la domestication des « mouches à miel » dans des ruches de fortune dans les cours près des cases. Les essaims se trouvent essentiellement dans les ravines à l'abri du soleil et de la cha-leur, mais les abeilles pour butiner sortent de cette ravine et volent de crête en crête. C'est pourquoi la première opération dans l'un ou l'autre cas consiste à repérer les essaims dans la nature. En repérant les abeilles à travers le soleil (on les voit briller au soleil), on les suit de proche en proche, de crête en crête, jusqu'à retrouver la ravine qui ac-cueille l'essaim. Une fois arrivé dans la ravine, on repère à l'oreille l'emplacement exact. Plusieurs techniques permettent soit de récolter le miel sur place, soit de ramasser les abeilles pour les domestiquer et les placer dans la cour.

La récolte du miel s'effectue en enfumant la ruche à l'aide d'une mèche. Les rayons de miel sont très souvent récoltés à l'aide d'un sabre à canne et emportés dans un sac en plastique ou dans une tente.

La domestication des abeilles, quant à elle, se fait par une collecte des abeilles et en particulier de la reine (la maman) de l'essaim. Pour cela, on utilise des herbes odorifères qui les attirent. Giorgi 78 men-tionne les feuilles d'eucalyptus à Tan Rouge, et à Ravine Verte c'est avec des feuilles de citronnelle frottées à l'intérieur d'un goni (sac de jute) qu'on les attire et qu'on les piège. Pour assurer le succès de cette domestication, il faut [74] prendre la reine au milieu de l'essaim avec la main, frottée elle aussi avec de la citronnelle. L'essaim ainsi re-cueilli sera implanté dans des ruches placées à proximité de la case.

Les ruches faites avec des troncs d'arbres sont devenues très rares et il n'en existe plus à Ravine Verte 79. Les plus courantes sont les ruches faites avec du bois de caisse (kès). Cet élevage demande un savoir-faire assez délicat qui décourage nombre de personnes. Si cette activité a concerné de nombreux habitants du quartier dans le passé, il n'y a plus, ces dernières années, que deux ou trois personnes qui pos-sèdent encore des ruches chez elles.

Jusqu'aux années 70, le miel était consommé couramment. Il ser-vait à sucrer les tisanes et remplaçait le sucre. Mais aujourd'hui les

78 Op.cit., 104.79 On pourra trouver dans R. Chaudenson (1974 : 226-230) la description des

divers types de ruches utilisés à la Réunion.

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rares producteurs de miel vendent le miel si cher que les voisins ont du mal à l'acheter. Et, par ailleurs, les ramasseurs de « miel marron » (miel sauvage) deviennent de plus en plus rares. Louis L., 40 ans, ma-nœuvre dans une entreprise de la côte, est l'un des rares producteurs de miel, et il possède autour de sa case une quinzaine de ruches. Sa grosse production de miel s'étale du mois d'août au mois de d'octobre. Il en vend à des amis, à des voisins ou à des gens de passage. Dans sa famille, on consomme malgré tout rarement du miel et seuls les en-fants le mangent dans le rayon (la gaufre, la gof). Il arrive que le rayon de miel soit utilisé à des fins médicinales. On lui attribue une vertu qui combat les brûlures, et notamment à l'intérieur de la bouche des enfants.

Les larves d'insectes

La nature offre d'autres possibilités de cueillette comme celle des larves d'insectes. Que ce soit les larves de guêpe (larv do gêp), ou les zandettes (zandèt, larves de papillon xylophage), ces larves sont ra-massées dans les cours ou dans la nature.

Dans les cours, les supports sont nombreux où les guêpes peuvent faire leur nid : sous le toit de la case ou accroché à un arbre. De même, il existe parfois de vieux arbres encore verts dont le tronc est envahi de larves de papillons qui se nourrissent de bois. Certaines per-sonnes ne cherchent pas à les détruire, car lorsque ces larves at-teignent une taille suffisante, elles sont mangées soit frites, soit en rougail ou en cari. On les consomme généralement dans l'après-midi, et les jeunes enfants les mangent comme des friandises.

[75]À Ravine Verte, tout le monde s'accorde à dire que c'est une « ha-

bitude des Hauts ». Et c'est à moitié gêné - car elles ont peur d'être stigmatisées - et à moitié fières et gourmandes - car elles apprécient cette consommation - que certaines personnes nous avouent manger ces larves. Les enfants et parfois les adultes font encore de longues distances pour les ramasser ; elles se trouvent au détour des chemins, dans les ravines ou sur leurs bords. Cette cueillette est moins répandue

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qu'auparavant, mais tout le monde se souvient du ramassage des larves dans la nature, très répandu jusqu'à la fin des années 70.

La nourriture pour les animaux

La nature offre la possibilité de ramasser de nombreuses herbes ou feuilles des arbres pour la nourriture des animaux. Pour l'alimentation quotidienne des cabris ou des bœufs, cette cueillette mobilise quoti-diennement au moins une personne dans les familles ; et il s'agit très souvent des jeunes garçons.

Certaines plantes sont également utilisées pour purger les animaux avant de les abattre. Elles sont découpées en fins morceaux et mélan-gées à l'alimentation quotidienne de l'animal 80.

Les produits de la chasse

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Pratiquement tous les animaux vivant à proximité et au-dessus du quartier sont chassés pour la consommation de leur chair : le tanrec (tangue), le lièvre (lièv), les oiseaux sauvages et, dans une moindre mesure, les chats errants. La plupart des gens de Ravine Verte se plaisent à dire qu'ils mangent toute sorte de chair d'animaux, comme Marco G., jeune homme de 29 ans :

« Ici à Ravine Verte, on mange de tout, il n'y a que les chiens que nous ne mangeons pas. On mange même du chat, moi je n'en mange pas, mais je connais des gens qui en mangent ! »

80 Cf. abattage du cabri ou du cochon dans le chapitre « Manger créole dans le quartier ».

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[76]Ceux qui viennent de Mafate se souviennent des chasses aux cabris

marrons (cabris sauvages) dans le cirque, sur la crête du Grand Bé-nard 81. Mais en raison des difficultés de cette chasse, personne ne la pratique plus dans le quartier. La chasse a toujours été l'appoint d'une alimentation quotidienne pauvre en chair animale. La diversité des animaux chassés rend compte de la volonté de tirer parti de toutes les ressources du milieu. Parfois la misère porte à chasser des animaux que l'on ne chasserait pas autrement, comme le fait remarquer Augus-tin L. :

« Kan lo vent té i kri, ou manze tout zaffair, tout sak ou pé rodé. »

« Quand on a faim, on mange tout ce que l'on peut trouver. »

Mais l'activité de la chasse dépasse la préoccupation de survie. Le plaisir de chasser et de manger de la viande qui sort du quotidien in-cite toujours les hommes à la pratiquer. Ils ont pour la plupart des fu-sils et chassent quand ils vont travailler dans les champs de géranium, ou pendant leurs moments de détente. Certains ont des chiens qui les assistent dans cette activité, et ce sont eux les principaux acteurs de la chasse au tangue (tanrec).

Le tangue (tanrec)

Le tanrec (tangue ; zool : Ericanus setosus) est un mammifère in-sectivore à museau pointu dont le corps est couvert d'un mélange de poils et de piquants. De la taille d'un rat, d'un aspect rappelant vague-ment le hérisson, il vit dans un terrier et dans les forêts. Mammifère importé de Madagascar au début du XIXe siècle, il a eu un développe-ment démographique très important et a peuplé les Hauts de l'île. Pra-tiquée surtout par les habitants des Hauts, sa chasse n'est autorisée ac-tuellement qu'un seul mois dans l'année, époque où il sort de son ter-rier.

81 Grand Bénard : sommet au-dessus du cirque de Mafate et de Cilaos.

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Certains attendent ce moment comme on attend à la Réunion la saison des letchis ou alors la saison des bichiques 82. La rareté de sa consommation dans l'année et la passion que déchaînent à la fois la chasse et la préparation d'un « cari tangue » conduisent les incondi-tionnels à attendre la saison des tangues avec délectation.

[77]Cette chasse concerne les habitants de Ravine Verte qui, dans la

majorité chassaient déjà cet animal à Mafate. Dans le passé, on pou-vait chasser les tangues dans les champs de canne ou dans les parties environnantes du quartier. Depuis le développement de ce dernier, ces animaux sont devenus rares, et c'est dans la forêt au-dessus du quartier que l'on va les chercher. Ceux qui chassent préfèrent même monter en voiture dans la forêt sur la route des Hauts, car comme l'explique Louis L. :

« La forêt est trop loin et puis c'est fatigant de monter à pied, et puis chasser à Ravine Verte ce n'est pas bien, car les champs appartiennent toujours à quelqu'un ! »

La chasse se fait toujours à l'aide de chiens qui sont dressés pour étouffer l'animal. Elle est réglementée en ce qui concerne la saison (autour du mois de mars) et les terrains de chasse. Elle n'est pas auto-risée dans les forêts de l'Ouest considérées comme des réserves natu-relles ; et elle est donc interdite à proximité du quartier. C'est la raison pour laquelle elle se fait en général la nuit. Le moment privilégié se situe après la pluie, car c'est le moment où les tangues sortent de leur terrier. Ces nuits de chasse prennent l'allure de véritables expéditions. Elles rassemblent plusieurs personnes et offrent de bonnes occasions de se retrouver entre camarades et de prendre du bon temps ensemble.

82 Les bichiques sont des alevins de poissons de la famille des gobiidés. Chaque année, ces alevins nés dans la mer cherchent à remonter vers les cours d'eau douce pour se développer. Ce moment-là est choisi par les pêcheurs pour les pêcher à l'embouchure des ravines. La saison des bichiques est très courte puisque cette pêche ne dure que quelques jours dans l'année. La rareté de ces petits poissons et le goût prononcé des Réunionnais pour eux entraînent une grosse demande de la part des consommateurs à chaque saison de pêche.

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Les récits de ces chasses sont toujours enflammés et les participants ne dissimulent pas leur énorme plaisir. Le retour d'une chasse est aussi l'occasion d'échafauder des plans pour la suivante. On se vante alors de son tableau de chasse et on le compare avec celui des autres cama-rades. Ainsi, un samedi soir du mois de mars 90, huit jeunes hommes de Ravine Verte entre vingt et trente ans sont allés chasser la tangue. A leur retour devant la boutique, ils ont partagé leur chasse en parts égales et l'un des chasseurs s'est exclamé :

« Sa lé super ! Nou la trapé vintéin tang ! »

« C'était super, on a attrapé vingt et un tangues ! »

D'autres racontent l'histoire d'un camarade qui a rapporté cinquante tangues dans un sac de jute. Il en avait tellement, paraît-il, qu'il en a donné à des camarades 83 ; et il en a vendu quelques-uns au marché du Port, l'un des rares marchés de la Réunion où l'on peut trouver du tangue. Le retour de ces chasses donne l'occasion de faire des repas très appréciés, [78] car le « cari tangue » est un mets de choix. La mère de famille d'un foyer où l’on apprécie tout particulièrement cette viande raconte :

« Pour nous c'est comme un plat de fête, c'est comme un mets recherché, encore plus que les bichiques... C'est notre viande préférée, elle est maigre ! »

Quand les quantités sont suffisantes, les amis et les proches sont invités à partager ce plaisir. Le mari de cette femme précise :

« Pou kui kari, i fo in bon pé, pou set person i fo o mwin sis é si zamé zot lé in pé gro, alor la mwatié du nomb do-moun lé sufizan. »

« Pour préparer un cari, il en faut beau-coup, pour sept personnes il faut au moins six, et si jamais ils sont un peu gros, il faut seulement la moitié du nombre de personnes. »

83 Le tangue ne se vend pas dans le quartier.

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Le lièvre

Des lièvres courent parfois dans les fourrés du quartier. Ils sont chassés au fusil, et souvent les chasseurs montent au-dessus du quar-tier, car les animaux y sont plus nombreux. Moyennement appréciés pour leur goût, ils sont rarement consommés. On leur reproche leur odeur faisandée et ils ont beaucoup moins de succès que les tangues. On les prépare de préférence en civet.

Les oiseaux sauvages

Dans le quartier de Ravine Verte, sur la route pour les champs de géranium et à Piton Vert, des oiseaux peuplent les arbres. Leur nombre a diminué depuis plusieurs années, selon le témoignage de la plupart des personnes. Néanmoins, il en reste tout de même pour les amateurs de chasse. À l'aide de fusils, et éventuellement d'un chien, quelques habitants du quartier et même de l'extérieur, s'adonnent à cette activité. C'est l'occasion de chasser grives, cailles, perdrix, tour-terelles, becs roses, cardinaux, merles et, plus rarement, pailles-en-queue 84.

[79]D'autres oiseaux sont convoités pour l'agrément ; il en est ainsi des

merles que l'on piège avec de la glu et un appeau, et d'autres oiseaux comme les sereins. On les attrape pour les mettre dans là cour dans une volière, dans une cage, ou pour les vendre 85. Mais il arrive que ces oiseaux soient aussi chassés pour être mangés, par goût ou par néces-sité. Cette consommation alimentaire est actuellement moins courante que dans le passé qui était marqué par une plus grande pauvreté. Nous n'avons pas pu mesurer l'ampleur de cette chasse, mais il semble qu'elle demeure exceptionnelle.

84 Ces oiseaux sont courants à la Réunion. Le paille-en-queue est le seul oiseau de mer de cette liste : blanc, il ressemble à une mouette à longue queue d'où il tire son nom.

85 En 1988, le couple de merles se vendait autour de 150 F.

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Notons encore aujourd'hui malgré tout la consommation - excep-tionnelle - de cardinal 86, oiseau qui est très valorisé pour sa beauté et qui fait souvent la fierté de ceux qui le gardent dans une volière.

Le paille-en-queue - peu consommé - peut être mangé dans cer-taines occasions. Un couple d'une soixantaine d'années qui a toujours habité le quartier nous raconte, par exemple, qu'il lui est arrivé de manger de cet oiseau, il y a une vingtaine d'années, « comme ça pour essayer ». Ils ont trouvé son goût trop salé rappelant trop celui de la mer, ce qu'ils n'ont pas apprécié. Il n'en demeure pas moins qu'ils en mangeraient de nouveau s'ils avaient faim et s'ils y étaient contraints, car comme le dit une personne native de Ravine Verte :

« Pou moun mizèr, i refuz pa manzé kann lo vent'i kri...  »

« Les gens pauvres ne refusent pas de manger quand ils ont faim... »

La chasse à « la colle » (kol ; à la glu) est très pratiquée et permet de piéger tous les oiseaux sans distinction. Le chasseur choisit alors ceux qui sont bons à manger et ceux qu'il veut garder dans une volière à proximité de la case, dans la cour. Ainsi Serge L. (31 ans) raconte qu'il chasse souvent à « la colle ». Il met de la glu sur une branche et il attend. Quand il revient il prend les oiseaux qui se sont fait piéger. Il lui arrive de mettre de la glu sur un bâton qu'il tient à bout de bras et les oiseaux se laissent piéger. Ces oiseaux, selon lui, ne sont pas sau-vages. Il raconte aussi que les oiseaux attrapés de cette manière sont plumés, et soit frits ou préparés dans un cari.

[80]

Le chat

Comme pour certains oiseaux, le chat n'est pas a proprement parlé un animal « bon à manger ». Certains auraient même du dégoût en y pensant. Néanmoins, selon les dires de certaines personnes, il est

86 Le cardinal est un petit oiseau de couleur rouge vif, d'où il tire son nom. On l'apprécie pour sa beauté et est communément attrapé pour être mis en cage.

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pourtant parfois chassé lorsque l'animal erre en liberté et qu'il s'est ainsi ensauvagé.

L'une de ces mêmes personnes raconte qu'elle en a mangé pour la dernière fois au baptême de sa fille, en 1966. Le cari de chat figurait au menu du festin (repas de fête), car il était considéré comme un mets de choix remplaçant le lièvre qui, dit-on, à un goût très semblable. Selon elle, encore aujourd'hui nombre d'individus chassent les chats errants à la carabine dans les Hauts du quartier. Certains disent même avoir mangé des chats domestiques. Leur goût est estimé moins fort que celui du chat sauvage, ce que mentionne d'Augustin L. :

« C'est même meilleur que le lièvre parce que le chat ne mange pas des herbes sauvages, alors que le lièvre en mange. »

À l'état de liberté le chat acquiert ainsi le statut de bête à chasser. De par son ensauvagement, l'aspect de son corps et le goût de sa chair, il est comparable au lièvre. À l'état domestique, il peut tenter certaines personnes à la recherche d'une viande à manger. Néanmoins, très sou-vent indispensable dans la cour - car il chasse les souris et les rats qui mangent les réserves de nourriture - très souvent aimé des enfants qui le prennent en affection, la consommation de sa chair reste rare. L'uti-lisation du chat comme chair comestible est donc complexe, elle sera analysée dans le chapitre « Manger créole dans le quartier » (cf. Les animaux comestibles).

Les produits de la pêche

En été, lorsque la pluie commence à alimenter la grande ravine qui borde le quartier, la pêche devient possible ce qui n'est pas le cas pen-dant l'hiver austral où cette rivière est tarie. Le cours d'eau gonflé par les pluies qui viennent des hauteurs véhicule des poissons et des crus-tacés d'eau douce qui vivent habituellement dans les quelques bassins que comptent les cirques.

Cette faune aquatique des rivières a une spécificité que décrivent H. Gruchet & G. Tirel (1983 : 2) :

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« Les espèces de poissons qu'on rencontre dans les rivières sont essentiellement des espèces torrenticoles, possédant des ventouses ou vivant [81] sous les pierres, dans le creux des rochers (...) leur permettant ainsi de résister aux flots qui dévalent des montagnes en période cyclonique. On ne trouve dans ces eaux que des espèces euryhalines, c'est-à-dire des espèces qui ont une large tolérance pour le degré de salinité, ou qui à une époque de leur vie retournent à la mer. (...) La faune est pauvre. Cela est dû à la jeunesse de l'île, à son exiguïté et à l'absence de mangrove. Les représentants de 5 familles seulement ont remonté les rivières : Anguillidés, comme les anguilles, Mugilidés, comme les « chittes » (Agonostomus telfairi), Eléotridés, Gobiidés, comme les divers « cabots » et les bichiques, Khuliidés, comme les « Poissons plats » {Khulia rupestris). (...) Contrairement à la faune terrestre, il n'y a pas d'espèces endémiques. »

Cette rivière qui longe le quartier par le nord est le lieu de pêche des hommes de Ravine Verte à la saison des pluies. À cette saison, les hommes jeunes franchissent la pente qui relie le quartier au cours d'eau. Plusieurs techniques de pêche sont utilisées comme celles utili-sant un hameçon ou une nasse ainsi que les décrit Serge L. (31 ans) :

« Pour la pêche à l'hameçon, on utilise soit une line 87, soit un "ver de soie" 88. On les attache autour d'une grosse pierre, on libère un mètre de ficelle au bout duquel on attache un hameçon sur lequel on met un "ver de terre". On le pose au fond de l'eau délicatement et on attend le lendemain. Et pour lui, il est possible de faire jusqu'à une vingtaine de lignes. »

La pêche avec des nasses (vouves, vouv) utilise le courant de la rivière. Sur une dérivation de la rivière faite avec deux rangées de pierres, on coince une vouve et on la laisse reposer toute la nuit. Au matin, on recueille les poissons ou les crustacés emprisonnés.

La pêche représente pour Serge L. et ses camarades un passe-temps et une occasion de s'amuser, de manger et de boire entre amis. 87 Ficelle ou corde, littéralement : ligne.88 Fil de pêche en nylon, littéralement : fil de soie.

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Ils y vont de temps en temps, mais ces pêches sont limitées par les activités de chacun.

Par exemple, un samedi soir de février 89, Serge L. a péché avec des camarades à lui. Ils sont restés dans le fond de la rivière une nuit entière pour surveiller les vouves coincées par des pierres qui se sont remplies de poissons et de crustacés pendant la nuit. Ce jour-là, il a rapporté un kilo d'anguilles (z’anguilles, zangiy) et un kilo de cabots et des chevrettes. Serge pêche « à l'hameçon », mais ses camarades avec des nasses. Ils ont partagé le produit de leur pêche sur le bord de la rivière. Avec la part qu'il a rapportée à la maison, sa femme a fait un « bon cari », et le reste a été [82] mis au réfrigérateur et au congé-lateur après que les poissons ont été écaillés.

On pourra consulter avec profit le nom créole des divers poissons et crustacés péchés dans les eaux douces dans R. Chaudenson (1974 : 272).

La nature sauvage ou peu aménagée offre ainsi quelques res-sources alimentaires. Les produits de la cueillette, de la chasse ou de la pêche ont longtemps été considérés comme des nécessités pour compléter l'alimentation dans une vie pauvre et sans ressources. En même temps, ces activités et la consommation de ces produits étaient souvent accompagnées d'une recherche de plaisir et de loisirs. Actuel-lement, ces deux dimensions - nécessités et loisirs - sont toujours per-ceptibles dans le rapport des habitants de Ravine Verte à ce type de consommation alimentaire. Selon les individus, les familles, les situa-tions économiques, la dialectique entre ces deux dimensions condi-tionnent les catégories des produits végétaux ou animaux qui sont consommés. Par ailleurs, les saisons, le climat, les périodes autorisées de chasse régulent la disponibilité de ces produits qui sont en outre souvent au centre d'une vie sociale.

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[83]

PREMIÈRE PARTIEDe la pluralité des aliments

Chapitre 4Commerces

et produits alimentaires

« Cette vieille boutique ? Que de souvenirs ! (...) Elle sentait bon le rhum, le riz, la morue, le sucre roux. Les gonis pleins de grains secs de toutes les couleurs étaient bien alignés devant le comptoir. »

La terre-bardzour, granmoune - Agnès Gueneau

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Si la nature offre de nombreuses possibilités alimentaires, une grande partie de la nourriture est néanmoins achetée dans les réseaux commerciaux. Les habitants ont des itinéraires d'achats similaires ; les modes de fréquentation des commerces sont ainsi assez homogènes dans le quartier. Néanmoins, la spécificité de chaque foyer tant dans sa structure, sa dynamique familiale, ses activités, son insertion so-ciale et professionnelle que dans la structure de ses revenus se traduit par des attitudes d'achat différentes. La fréquentation des commerces et l'acquisition des produits alimentaires s'inscrivent donc dans des stratégies familiales ou individuelles liées non seulement au pouvoir d'achat et à la gestion du budget, mais également à la répartition géo-graphique des lieux d'approvisionnement et à leurs spécificités. Le type de commerce, les relations entretenues avec le commerçant, la proximité du lieu d'habitation des activités rurales, des recours admi-nistratifs, la capacité à se déplacer conditionnent les achats. Ces lo-

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giques de consommation seront développées au cours de la troisième partie de cet ouvrage consacrée à l'analyse de l'alimentation familiale. Ce chapitre, quant à lui, fait le bilan de l'ensemble des recours com-merciaux, sources de produits alimentaires. Ce panorama de com-merces et de produits permet de dresser une véritable topographie des achats, ainsi qu'une répartition des produits selon les circuits commer-ciaux et leurs spécificités.

Les commerces fréquentés se situent dans le quartier même, dans ceux environnants et dans les villes proches. Les commerces de proxi-mité, les boutiques (boutiques, boutik), appartiennent à un système commercial [84] traditionnel existant à la fois dans les villes et les campagnes. La modernisation de la société réunionnaise et la générali-sation des supermarchés et des magasins plus modernes ont révolu-tionné l’ordre ancien et ont favorisé un décentrement des achats au profit des grandes surfaces. Le désenclavement récent de ce quartier, la création de supermarchés non loin des lieux d'habitation, la moder-nisation des commerces des villes ou la création de marchés forains ont favorisé en quelques années une diversification des achats. Ainsi les recours commerciaux que nous décrivons ici constituent un exemple micro-local de processus en cours à la Réunion.

Pendant longtemps, le quartier de Ravine Verte fut dépourvu de boutique. Les propriétés qui se sont succédé ne comportaient que peu de colons. La plupart des besoins alimentaires étaient satisfaits par les ressources de la propriété ; les autres étaient couverts par des achats faits en ville ou dans les quartiers les plus proches. Après les essais infructueux des enfants du dernier propriétaire pour ouvrir un com-merce, ce n'est qu'avec l'arrivée massive des gens de Mafate qu'une boutique dans les hauts du quartier a été créée en 1975 par des Mafa-tais possédant déjà un commerce dans le cirque. Avant cette date, une boutique située dans un quartier contigu servait de lieu d'approvision-nement à la fois pour Ravine Verte et pour quelques îlettes de Mafate. Plus récemment, une petite boutique s'est montée dans les Bas du quartier, en 1988.

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Les produits alimentairesvendus dans le quartier

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À l'intérieur du quartier, les approvisionnements alimentaires se répartissent entre les achats faits dans les boutiques, ceux qui le sont auprès de vendeurs à domicile (« bazardiers »), ou encore auprès de certains voisins qui vendent leurs produits de culture ou d'élevage.

La boutique des Hauts

À ses débuts, la boutique des Hauts de Ravine Verte s'est consti-tuée à l'image de celle que tenaient ses propriétaires à Mafate. Le bâti est une case en bois sous tôle sans électricité. Par la suite, elle se transforme au cours de travaux successifs et a bénéficié du désencla-vement du quartier. En 1990, elle s'agrandit et se transforme en une petite supérette. Elle est alors équipée de rayonnages et de réfrigéra-teurs modernes, et se prolonge par un bar dans une pièce contiguë.

[85]

La boutique, lieu d'achat traditionnel

Dans les Hauts du quartier, juste au-dessus de l'école, cette bou-tique joue un rôle central comme la plupart des boutiques des écarts de la Réunion. Point de rencontre des hommes qui viennent boire et discuter entre amis et voisins, lieu d'approvisionnement majeur pour la plupart des habitants avant l'ouverture de la route, lieu d'approvi-sionnement d'appoint plus récemment, elle demeure un pôle social non négligeable dans les relations de voisinage et commerciales.

Comme dans la plupart des boutiques de la Réunion, on peut y trouver autant des produits alimentaires que des produits de traitement pour l'agriculture, des articles de bricolage, de lessive, de papeterie, etc. Petit supermarché en miniature, la vente à l'unité ou à crédit y per-

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met bien des souplesses d'achat et favorise la fidélisation de la clien-tèle. La pratique du crédit s'est prolongée jusqu'en 1989 ; et les dettes consignées dans un carnet tenu par les commerçants étaient payées à chaque rentrée d'argent. Mais l'arrivée du R.M.I. (Revenu minimum d'insertion), en 1989, a limité le recours au crédit grâce à l'augmenta-tion du pouvoir d'achat de la plupart des familles qui ont cessé cet en-dettement permanent.

Avant la construction de la route, les habitants n'avaient pratique-ment pas d'autres lieux d'approvisionnement en dehors de cette bou-tique. Le commerce était alors florissant. La boutique était approvi-sionnée grâce à une route de terre qui existait avant la route goudron-née. Mais les conditions de circulation étaient parfois mauvaises par temps de pluie et les produits devaient être souvent transportés à dos d'homme ou de bœuf. Actuellement et depuis la construction de la route, les clients ne viennent que pour acheter des produits de complé-ment. Beaucoup ont déserté cette boutique qu'ils trouvent trop chère, mais une clientèle fidèle subsiste. Quelques familles apparentées aux propriétaires, ainsi que des familles dans le besoin achètent toujours à crédit. Par ailleurs, la boutique répond à des besoins de consommation ponctuels (dépannage, dépanaj) ; et on vient y acheter ce qui manque pour le repas du soir, pour celui de midi, ou pour le goûter du matin 89. On se procure aussi les produits de consommation courante lorsqu'ils viennent à manquer, comme la lessive, des produits de bricolage, du papier, etc. En général, ce sont les enfants 90 qui viennent faire les achats d'appoint pour leurs familles, et très souvent, avec la monnaie, ils achètent pour eux des boissons, des crèmes ou des bâtonnets gla-cés, des gâteaux ou des biscuits ainsi que des chips (croquettes, kro-kèt) ou divers apéritifs. Quelques rares familles - des personnes [86] qui se déplacent difficilement (personnes âgées, handicapés, malades) et qui n'ont pas l'habitude d'aller au supermarché - achètent des provi-sions pour la semaine, pour le mois ou même pour trois mois en ayant recours au crédit.

Nombre d'hommes et de jeunes hommes (à partir de 16-17 ans) viennent à la boutique pour discuter et boire, le plus souvent de l'al-cool. Pour eux, ce commerce est un lieu de sociabilité importante et

89 La plupart des enfants passent par la boutique pour acheter de quoi manger le matin à l'école.

90 Comme dans la plupart des zones rurales à La Réunion.

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exclusivement masculine. Boire à l'extérieur, et particulièrement à la boutique, reste le privilège de l'homme. C'est là que loin des foyers, des épouses, des enfants, ils peuvent s'adonner à des jeux, des discus-sions entre eux. Pour ceux qui ne travaillent pas, la boutique repré-sente une seconde maison qui les accueille deux, trois, voire quatre fois par jour, et pour certains jusqu'à la fermeture (et même après). L'expression de la virilité, par les discussions, la complicité humoris-tique et les disputes parfois, s'accompagne de nombreux rites d'incita-tion à la boisson. Les tournées se succèdent et il est important d'offrir à boire à ceux qui vous ont déjà invité. Le plus souvent, les buveurs qui fréquentent quotidiennement la boutique sombrent dans un alcoo-lisme qui les perturbe physiquement et moralement. La forte consom-mation d'alcool concerne aussi les femmes mais dans une moindre mesure. Boire pour une femme est un acte plus isolé et est restreint à l'environnement de sa cour : elle boit seule ou avec des amies 91.

Avant les transformations de la boutique en petite supérette, les produits alimentaires de la boutique correspondaient aux besoins de base des familles du quartier : riz, maïs, farines, boîtes de conserve, viandes, poissons, boissons, etc. La présence de ces produits illustre ainsi la consommation alimentaire de l'ensemble des familles du quar-tier avant qu'elle se soit transformée dans certains foyers. Depuis 1989, on enregistre en effet dans les foyers des augmentations sen-sibles de revenus grâce au R.M.I. et une accessibilité plus grande aux supermarchés.

À partir de la description de tous les produits alimentaires, tels que nous les avons observés en février 1989 92, nous délimiterons les re-cours aux produits achetés pour l'alimentation. Ces produits alimen-taires ont été recensés en fonction des grands groupes de consomma-tion 93.

[87]

91 La consommation d'alcool et plus particulièrement de rhum sera abordée plus profondément dans le chapitre « Manger pour le corps ».

92 Avant la transformation en supérette.93 Il est habituel à la Réunion d'associer le nom d'une préparation alimentaire

au nom de la marque du produit. Nous le mentionnerons le cas échéant.

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Les produits alimentaires vendus par la boutique (février 1989)

La boutique n'a pas à l'époque beaucoup d'équipements modernes. Seuls un réfrigérateur et un congélateur de taille modeste conservent les produits frais et congelés. La capacité de ces appareils n'est pas très grande et les produits laitiers - yaourts ou fromages frais - sont absents.

Les produits frais (légumes et fruits) ne sont vendus qu'à la saison de production. Leurs disponibilités reposent essentiellement sur la production des commerçants eux-mêmes ou sur leurs achats dans les marchés forains ; leur vente est donc irrégulière dans l'année. Vendus de façon exceptionnelle avant l'arrivée de l'eau dans le quartier, ils sont depuis plus régulièrement présentés à la vente. Les plus appré-ciées sont les tomates et les légumineuses en grains verts vendues à la saison. Les produits congelés, de leur côté, sont en très petit nombre et viennent à manquer certains jours.

Parmi les céréales vendues, c'est le riz qui occupe la première place, car il est l'aliment de base de tous les repas quotidiens. Il est vendu dans trois qualités - riz courant, 1/2 luxe et luxe - qui repré-sentent un taux de brisures décroissant. Ses conditionnements per-mettent de l'acheter en grande quantité (sacs de 50 kg) ou en quantité plus réduite (sacs de 2 kg et 5 kg). D'importation, comme tout le riz que l'on trouve à la Réunion, il est conditionné dans l'île.

Les autres céréales, le maïs, la farine de blé et les pâtes - produits d'importation mais conditionnés à La Réunion -, sont beaucoup moins utilisées pour la consommation alimentaire. Le maïs en grain (5 kg) est utilisé pour l'alimentation des animaux ; quant au « maïs sosso » (1 kg), il sert à l'alimentation humaine. La farine de blé (500g, 1 kg) sert à la fabrication de gâteaux, et peut aussi être utilisée pour faire des crêpes ou lier des sauces.

Les pâtes de blé dur, quant à elles, ne sont pas du tout considérées comme un aliment de base ; elles sont préparées en salade froide ou en gratin, elles servent de « rentrée de table » (de plat d'entrée) aux repas exceptionnels. Elles sont ici vendues sous forme de macaronis

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ou de spaghettis (paquets de 250 g), d'où les noms utilisés pour les salades de pâtes : « salad macaroni », « salad spageti » !

Produits d'importation, éventuellement conditionnées à la Réunion (sachets de 1 kg), les légumineuses en grains secs (grains sek) sont utilisées quotidiennement. Elles le sont surtout en dehors de la saison de production des grains dans les cours, et dans une moindre mesure pendant cette saison. On trouve divers types de légumineuses : hari-cots blancs, haricots rouges, lentilles, petits pois, pois du Cap.

Les boîtes de conserve, très utilisées quand les produits frais d'au-to-consommation viennent à manquer, correspondent à des besoins quotidiens. [88] Conditionnées en métropole, ces boîtes contiennent des légumes, des légumineuses, de la viande, du poisson, des produits à tartiner ou à faire des rougails.

Les conserves de tomates (tomates entières au jus) servent à rem-placer les tomates de la cour quand elles ne poussent pas, ou à rempla-cer les tomates fraîches lorsqu'elles sont trop chères dans les com-merces. Ces boîtes sont très souvent utilisées pendant la saison cyclo-nique quand les tomates fraîches ont déserté les marchés. Les champi-gnons de Paris ou les macédoines de légumes entrent généralement dans la composition des repas exceptionnels et sont mangés en salade froide comme entrée. Les légumineuses (boîtes de flageolets, ou de petits pois, ou de lentilles) remplacent celles de la cour en dehors de la saison (elles ont l'avantage de cuire très rapidement contrairement aux grains secs).

Les conserves de viandes (bœuf assaisonné, porc assaisonné, cas-soulet) et de poissons 94 (maquereaux à la sauce tomate, sardines à l'huile, thon à l'huile ou au naturel) servent de base aux plats princi-paux 95 (cari ou rougail). Les produits à tartiner comme la pâte d'ara-

94 Des marques très connues à la Réunion ont donné leur nom aux rougails de poissons en boîte : rougail pilchard (avec maquereaux de la marque Pilchard), rougail ponpon rouge (avec thon de la marque Pompon rouge), rougail robert (avec sardines de la marque Robert), etc.

95 Pour la définition de ces plats principaux, des caris et des rougails, cf. le chapitre « Manger créole dans le quartier ».

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chide 96 ou les pâtés 97 (de foie ou d'abats de porc) sont utilisés étalés sur du pain ou dans la confection de rougail. Ces conserves sont toutes d'importation, excepté les boîtes de bœuf assaisonné conditionnées à la Réunion. D'apparition récente, les conserves locales que l'on peut trouver actuellement dans les supermarchés ne sont pas à cette époque encore disponibles dans la boutique.

Au fond du magasin, les diverses charcuteries sont accrochées à une tringle à l'intérieur d'un présentoir en bois aux fenêtres grillagées. On trouve trois types de produits 98 : le « boucané » (poitrine fumée), des saucisses et du « salé » (viande de cochon salée). Utilisés très couramment dans le quotidien, ces articles sont particulièrement ap-préciés par les habitants du quartier à l'image du goût prononcé des Réunionnais pour la viande de porc 99. Livrées généralement par des grossistes venant de [89] l'extérieur du quartier, ces charcuteries sont parfois fabriquées par les commerçants eux-mêmes ou achetées à des voisins qui ont abattu un cochon.

Dans une grande boîte en bois au fond du magasin, à côté des char-cuteries, sont vendus des poissons séchés fumés ou salés en morceaux. La consommation de ces poissons des mers froides (morue, hareng, snook) est très courante dans le quartier et à la Réunion. D'importa-tion, ils sont revendus au poids. Seules les chevaquines (petites cre-vettes séchées) vendues en sachet sont de production locale. D'utilisa-tion quotidienne, ces poissons servent de base aux « rougails mar-mite ».

Des matières grasses 100, sous la forme de margarine et de beurre salé, sont vendues en boîtes de conserve 101 ; elles sont généralement consommées sur du pain. Ce beurre est particulièrement aimé car son 96 La pâte d'arachide est le plus souvent vendue dans la marque Dakatine.

Cette marque connue partout à la Réunion a donné son nom à un rougail condiment : le rougail dakatine.

97 Les pâtés de foie sont les plus connus.98 Ces produits ont ici une valeur marchande similaire : ils sont vendus chacun

à 36 F/kg.99 Pour l'élevage et la consommation de viande de porc, cf. le chapitre

« Nature aménagée et productions alimentaires », pour l'abattage, cf. le chapitre « Manger créole dans le quartier   ».

100 La graisse de cochon (graisse, grès) n'est pratiquement plus vendue, alors qu'elle était de consommation assez fréquente quelques années auparavant.

101 Ce qui évite leur conservation au réfrigérateur.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 113

goût salé est l'une des saveurs les plus appréciées à la Réunion et dans ce quartier ; par ailleurs, sa conservation facile avant l'ouverture de la boîte facilite sa vente dans les boutiques sans réfrigérateur. Mais au-jourd'hui, les beurres frais achetés en supermarchés remplacent peu à peu ce beurre en conserve.

Les huiles vendues sont parmi les huiles les moins chères dispo-nibles dans les commerces à la Réunion. Les huiles de soja ou de tour-nesol sont utilisées essentiellement dans la cuisine pour faire revenir (roussir) les épices et pour la sauce des salades. Une seule huile, l'huile d'olive de la marque Plagniol, appelée /'« huile Plagniol » (luil paniol) n'est pas utilisée pour l'alimentation. Personne ne la considère comme une huile de table, car son goût jugé fort est peu apprécié. Néanmoins, elle est achetée dans les boutiques ou dans les supermar-chés de l'île en vue de préparations médicinales (par exemple comme purgatif pour les enfants).

Les épices vendues dans cette boutique sont de production locale. Qu'elles soient sous forme de poudre, de graines, de pâte, de produits séchés, ou sous forme de condiments, elles complètent les épices cultivées dans les jardins et servent à faire la cuisine au quotidien. On trouve vendus en sachet ou à la mesure, du curcuma (safran), du mas-salé (mélange d'épices d'origine indienne), du poivre en grains ou moulu, des piments secs rouges et entiers. Conditionnées en bocal ou en petite bouteille sont vendues des sauces de piments à la façon chi-noise (piment chinois, piman sinoi), de la pâte de piment (piment la pâte, piman lapate), de la sauce de soja (siyav), du tabasco (condiment au vinaigre et au poivre) et du vinaigre d'alcool coloré à 6°.

[90]Avant 1989, les produits laitiers étaient restreints au lait et aux fro-

mages vendus pour les goûters. Depuis, ils se sont diversifiés et des yaourts de longue conservation sont apparus sur les rayons. Le lait est vendu en brique de longue conservation, en boîte sous forme concen-trée et sucrée, ou en poudre. Sa consommation concernant essentielle-ment les enfants, il est acheté de façon irrégulière, car l'école primaire qui en propose chaque jour permet aux familles de faire des écono-mies. Par contre, il est acheté régulièrement sous forme de poudre pour les nouveau-nés et les bébés.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 114

Acheter le « goûter du matin » 102 à la boutique est une habitude à la Réunion. Il existe très souvent un endroit dans le commerce - généra-lement un présentoir à vitre sur le comptoir - dans lequel sont placés tous les produits qui servent à le confectionner. Ils accompagnent le pain et sont achetés la plupart du temps le matin par les enfants qui vont à l'école. Cette boutique ne fait pas exception à la règle. On ob-serve dans le comptoir vitré du chocolat en barre, de la margarine à tartiner sur le pain, des portions de crème de fromage à tartiner, des morceaux de fromage rouge 103 découpés dans une grande boule, qui est souvent appelé du nom de sa marque « tête de mort ».

En complément de ces goûters au pain, on trouve aussi dans le pré-sentoir vitré sous le comptoir les biscuits, les gâteaux sucrés, les bis-cuits pour l'apéritif, ou encore les chips locales appelées « cro-quettes » (krokèt). Ils sont pratiquement tous d'importation 104, fabri-qués en France métropolitaine. À la vue de tous et des enfants en par-ticulier, ils sont achetés par ces derniers de façon préférentielle. Ils constituent parfois la base de leur « goûter du matin » 105, mais ils peuvent être mangés à toute heure. Certains de ces biscuits à apéritifs sont achetés pour les repas de fête, comme c'est le cas des coffrets d'assortiment de biscuits salés.

D'un usage peu régulier, les soupes sont surtout consommées par les malades ou par les très jeunes enfants 106. Cette utilisation peu im-portante explique sans doute qu'il n'existe dans la boutique qu'une seule présentation de soupe en sachet : la soupe de poule aux vermi-celles.

102 « goûter du matin » : terme créole pour désigner le petit déjeuner. Le détail de ces petits déjeuners sera développé dans la troisième partie dans le chapitre « Se nourrir au quotidien ».

103 Le fromage rouge est à pâte dure de couleur jaune, mais entouré d'une cire rouge. Connu originellement sous la marque « tête de mort », il rappelle le fromage des marques Bonbel ou Babybel connu est France métropolitaine, mais il a une pâte plus dure.

104 Seules les chips (ou équivalents) sont fabriquées à la Réunion : chips de pommes de terre, gratons (couenne de porc frite) qui sont mangés comme des chips de pommes de terre ou qui sont utilisés dans la cuisine, etc.

105 Cf. chapitre « Se nourrir au quotidien ».106 Cf. chapitre « Manger pour le corps ».

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 115

[91]Les produits congelés ou surgelés ne sont pas très diversifiés et

sont en faible quantité. On peut trouver, selon les arrivages, des bar-quettes d'ailes ou de cuisses de poulet, et des poissons en morceaux ou des poissons entiers dont les plus appréciés sont des poissons ressem-blant aux bichiques 107 mais péchés dans les mers froides. Au milieu des produits congelés, on trouve des glaces individuelles au lait ou à l'eau, que l’on appelle « sorbet » (sorbé). Ce rayon s'est trouvé davan-tage fourni lors de l'ouverture de la nouvelle boutique en 1990.

L'achat des boissons en bouteilles d'un litre ou d'un litre et demi était auparavant exceptionnel. Il est aujourd'hui de plus en plus cou-rant. Elles sont surtout destinées aux enfants et aux invités, et bues lors des repas de fête (festin). On trouve de l'eau pétillante (marque Vichy) et de l'eau plate (marque Edéna 108). Sont vendus aussi des jus de fruits (ou assimilés) venant de France, ou des boissons gazeuses fabriquées à la Réunion 109.

Dans un réfrigérateur, des petites bouteilles de boissons non alcoo-lisées sont destinées à la consommation sur place, et elles sont parfois emportées à la maison. Énormément consommées par les enfants, par les femmes venues faire des courses, ou par les hommes lorsqu'ils ne veulent pas boire d'alcool, ces boissons sont très diverses 110.

Les bouteilles d'alcool présentées sur les rayonnages sont achetées pour être emportées et bues à la case. D'utilisation quotidienne pour certains, ces alcools sont bus également au cours des « festins » 111. On 107 Les bichiques sont des alevins péchés dans la mer à la Réunion quand ils

remontent vers les eaux douces. Très appréciés des Réunionnais, nous avons eu l'occasion de les mentionner lorsque nous avons parlé du tanrec (cf. chapitre « Nature sauvage et ressources alimentaires », Produits de la chasse).

108 Edéna est une des seules marques d'eau de source localement produite à la Réunion.

109 On trouve des jus de fruits (pomme, raisin), des préparations à base de jus de fruits (marques Banga, Tang), du soda, du coca-cola, du schweppes.

110 On y trouve de l'eau de Perrier, des boissons non gazeuses aromatisées au jus de fruits dont les marques sont très connues à la Réunion, (Solpack, Capri-Sonne, Sambo), des boissons lactées aromatisées au chocolat, des boissons gazeuses variées (Limonade, Coca-cola, Schweppes, Sprite, Orangina, Seven-Up...), et des bières sans alcool.

111 Cf. chapitre « Le repas et le partage ».

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 116

trouve du rhum (blanc), des préparations à base de rhum ou de canne à sucre (esprit de canne), des apéritifs (quinquina, martini, vermouth) des liqueurs (Anisette, crème de cacao, goyavlet, liqueur de bibasse, praliné grillé), du vin capsulé ou bouché et du vin mousseux. Les al-cools forts ou les vins sont davantage bus par les hommes, et les femmes préfèrent les alcools plus doux (liqueurs).

[92]Ces alcools sont aussi servis à la boutique dans de petits verres :

c'est le « coup de sec » (kou d'sek). Il est, en effet, de coutume à la Réunion de boire les alcools en vidant le verre d'un seul trait 112. C'est ainsi que l'on boit le rhum charrette, mais aussi l'esprit de canne, le vin, le whisky, etc. Par ailleurs, des bières en petites bouteilles sont consommées sur place ; elles ont beaucoup de succès.

La boutique en évolution

Cet inventaire fait en 1989 donne un premier aperçu de la base quotidienne de l'alimentation de ce quartier, laquelle sera abordée dans les deuxième et troisième parties de cet ouvrage. Il importe néan-moins de signaler au regard de la situation actuelle que cette descrip-tion est incomplète. Depuis fin 1990, les produits proposés dans la boutique se sont diversifiés. Les commerçants ont modernisé leurs locaux et diversifié leurs marchandises pour attirer les clients conduits à s'approvisionner à l'extérieur du quartier. Ces transformations rendent compte d'une évolution importante dans les habitudes com-merciales, car les boutiques, pour survivre doivent tenir compte de la concurrence des grandes surfaces. Dans de nouveaux locaux, plus neufs et plus grands, juste à côté de l'ancienne boutique, des présen-toirs réfrigérés et des réfrigérateurs supplémentaires permettent la vente de produits frais et de produits congelés en plus grandes quanti-tés. Ils permettent notamment la vente de produits laitiers frais et de viandes et poissons congelés, avec un choix et une régularité d'appro-visionnement plus importants que dans le passé.

112 Cf. notamment A. Lopez, 1986 b.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 117

Par ailleurs, les commerçants désireux d'attirer davantage leur clientèle, proposent des poulets grillés 113 tous les samedis après-midi depuis 1990, comme on en trouve dans les Bas sur le bord des routes et dans les marchés forains. L'installation de jeux comme les baby-foot favorise la venue, le week-end, d'une population de jeunes hommes qui viennent non seulement s'amuser, mais aussi manger et boire dans un contexte qui leur fait oublier leur milieu familial ; on trouve notamment des personnes qui, souvent, ne sont pas du quartier. Les commerçants disent de ces [93] jeunes qu'ils ont envie de manger toute nourriture qui se différencie de la cuisine familiale ; c'est la rai-son pour laquelle les poulets grillés ont beaucoup de succès. Certaines familles choisissent d'adopter le poulet grillé comme repas du samedi soir et elles le commandent à la boutique. Dans le même état d'esprit, les commerçants comptent proposer des pizzas dès qu'ils auront construit un four en brique 114.

La boutique des Bas

Située dans les bas du quartier, cette boutique a été créée par un jeune du quartier en 1988. Ses débuts ont été très modestes. Dans une maison en bois sous tôle repeinte à neuf, on ne pouvait trouver que des boissons, des biscuits salés et sucrés et quelques friandises. Fré-quentée essentiellement par les hommes et les jeunes hommes, elle un lieu de rencontre privilégiée des bas du quartier.

113 Depuis le début des années 1980, se sont développées, sur le bord des routes du littoral de la côte ouest, des ventes de poulets grillés (arrosés d'huile contenant des épices et grillés au feu de bois ou au pétrole). Mangés avec du pain, ces « poulets poussière », comme on les appelle, ont surtout été appréciés au début par les métropolitains, ce qui explique leur présence dans les zones balnéaires. Depuis, ces ventes se sont développées les jours de congé dans toute la Réunion, autant dans les villes que dans les Hauts de l'île, et ces poulets sont appréciés par toute la population réunionnaise.

114 Depuis la fin des années 80, les pizzas ont un succès croissant à la Réunion. Elles ont été vendues d'abord dans les régions côtières dans des restaurants ou des pizzerias, puis dans des camions-pizzas. Consommées au début de façon préférentielle par les Métropolitains, les pizzas ont progressivement séduit les palais créoles, surtout chez les jeunes. La volonté de ce commerçant de vendre des pizzas dans cet écart rural s'inscrit ainsi dans l'évolution des habitudes alimentaires réunionnaises.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 118

Les marchands ambulants

Les vendeurs ambulants circulent dans le quartier depuis la construction de la route bitumée. En camion, camionnette, voiture, et même à pied, ils proposent divers produits de consommation. Ceux qui vendent les produits alimentaires, appelés bazardiers (bazardié), passent très régulièrement dans le quartier. Les démarcheurs (démar-chèr) vendent à crédit des objets divers comme des vêtements, des objets religieux, du linge de maison, des appareils ménagers, etc. Si ces derniers sont parfois mal reçus par la population, car ils abusent souvent de la crédulité de nombreuses personnes en proposant des cré-dits aux conditions très défavorables, les bazardiers sont en revanche très attendus car ils apportent à domicile des produits alimentaires frais à des prix très abordables.

Certains de ces bazardiers font le tour de tous les Hauts de l'Ouest de l'île et viennent régulièrement certains jours de la semaine à Ravine Verte. Dans les années qui ont suivi la construction de la route, ces vendeurs étaient encore en nombre restreint (5 ou 6). Depuis l'arrivée du R.M.I. (1989), leur nombre a augmenté de façon très importante.

[94]En 1988, quelques bazardiers apportaient légumes, fruits, viande,

volailles et plats préparés. Un marchand de fruits, de légumes et de viande locale vient depuis la Rivière Saint-Louis 115, et vend des pro-duits qu'il achète dans sa région d'origine. Son utilitaire, appelé le « bus Saint-Louis » (bus sin loui) sillonne le quartier deux jours par semaine. Quand les produits de saison viennent parfois à manquer lors de périodes difficiles pour l'agriculture, il arrive que ce marchand ne se déplace pas. Un vendeur de volailles vivantes passe, quant à lui, deux à trois fois par semaine. Un boulanger vient avec sa camionnette livrer du pain tous les jours. Cet achat se fait quotidiennement chez les familles qui ont des enfants 116 ; souvent payé à crédit, le pain est dépo-115 La Rivière Saint-Louis est une petite localité du sud de l'île, qui se trouve

juste à côté de Saint-Louis.116 La consommation de ce pain se fait généralement au petit déjeuner. Ce

point sera abordé dans le chapitre « Se nourrir au quotidien », cf. Les goûters.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 119

sé par le vendeur dans des logements prévus à son effet sur les bords extérieurs des cours à proximité de la route.

Un vendeur de poissons frais vient, quant à lui, dans le quartier chaque fois qu'il a des excédents ; ses passages ne sont donc pas régu-liers. Se déplaçant à pied, il ne dépasse pas les Bas du quartier ; ainsi les gens de la partie haute du quartier ne l'ont-il jamais vu. De temps à autre, le samedi ou le dimanche, une personne des quartiers environ-nants vient proposer des produits de sa fabrication : samoussas 117, gâ-teaux, beignets, etc. ; cette activité artisanale n'est pas régulière. Enfin, des vendeurs comoriens viennent de temps en temps - toujours à pied - vendre un petit nombre de produits, comme des noix de coco, des citrons ou des combavas (konbava ; Bot : Citrus Hystrix), en même temps que de la vannerie venue de Madagascar et des cassettes de mu-sique.

Depuis 1989, ces marchands se sont multipliés. A ceux que nous venons de citer se sont ajoutés d'autres vendeurs de légumes et fruits, d'autres vendeurs de volailles, des vendeurs de viande et de prépara-tions à base de viande de porc, des vendeurs de bouteilles de gaz et un vendeur de glaces qui passe uniquement les jours d'école aux heures de sortie des classes.

Ces commerçants permettent ainsi à la population d'acheter au jour le jour des produits frais sans qu'elle ait à se déplacer ni à avoir re-cours à la boutique.

117 Samoussas : beignets faits avec une pâte fine pliée en triangle fourré avec une préparation à base de viande et de piment.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 120

[95]

Les produits vendus à l'extérieur du quartier

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Les quartiers et les villes avoisinants offrent de nombreux com-merces - comme les supermarchés, les boutiques et les magasins de toutes sortes - et des marchés forains situés dans les villes côtières.

Les boutiques des quartiers environnants

Les habitants de Ravine Verte fréquentent des quartiers environ-nants pour leurs activités ou leurs nécessités. Ces passages leur donnent l'occasion de faire leurs achats dans ces lieux.

Un quartier contigu de l'autre côté de la ravine sud accueille la Poste la plus proche ainsi que le centre de Crédit agricole qui paie l'es-sence de géranium aux colons. À l'occasion de déplacements vers ces lieux publics, les boutiques de ce quartier représentent des lieux d'achat ponctuels.

Davantage de raisons incitent à fréquenter plus régulièrement les boutiques d'un quartier situé plus bas. Plus proche, ce quartier a une mairie-annexe, et c'est là que se font toutes les démarches administra-tives (allocations sociales, R.M.I., enregistrement des baptêmes, des mariages, des décès). Ce quartier borde la route nationale des Hauts, et l'arrêt des bus à destination des villes est juste en face de la bou-tique la plus fréquentée qui existe depuis la fin des années 1960. Elle a été le lieu d'achat privilégié des habitants de Ravine Verte et des habi-tants de Mafate avant l'ouverture de la boutique du quartier. Des liens avec ces commerçants subsistent depuis cette époque et l'achat à cré-dit était courant. Les produits alimentaires sont plus diversifiés que dans la boutique de Ravine Verte, bien qu'on y trouve les principales catégories de produits évoquées précédemment. Cette boutique est notamment beaucoup mieux fournie en produits surgelés, en produits laitiers, en boissons et en produits frais.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 121

Certaines familles du Haut du quartier ont gardé l'habitude de faire leurs courses dans cette boutique, tandis que la plupart des gens du Bas s'y rendent régulièrement. C'est souvent le lieu d'arrêt des per-sonnes qui descendent en ville. En 1989, les enfants de ces commer-çants ont ouvert un supermarché à quelques centaines de mètres de cette boutique. Et ce nouveau commerce est de plus en plus fréquenté par les gens des Hauts et des Bas du quartier.

Les supermarchés

Les personnes de Ravine Verte, quand elles le peuvent (car il faut des liquidités), ont l'habitude d'aller faire leurs courses pour le mois (gros [96] bazar, gro bazar) dans les supermarchés 118. Ces lieux d'achat sont la plupart du temps choisis en raison de leur proximité avec les lieux d'activités ou de démarches. Avant 1989 119, les gens al-laient dans les villes côtières ; depuis, la plupart d'entre eux vont au supermarché nouvellement ouvert à proximité du quartier.

Financièrement plus avantageux, les achats en supermarché sont facilités par la livraison gratuite à domicile des courses, qui est propo-sée par l'ensemble de ces commerces. C'est en général à l'arrivée d'ar-gent, salaires ou allocations sociales, qu'ils ont lieu 120 : tous les mois pour la plupart des familles 121, tous les trois mois pour les personnes âgées qui perçoivent l'allocation vieillesse 122, ou ponctuellement lors des rentrées d'argent consistantes provenant de la vente de la canne ou de l'essence de géranium.

Très généralement, ces achats sont destinés à constituer des ré-serves en produits alimentaires, domestiques et d'hygiène corporelle. On achète alors peu de produits frais mais de grosses quantités de riz, de légumineuses en grains secs, de boîtes de conserves, de viandes et de poissons salés. Les prix sont en général plus avantageux que dans

118 La notion de gros bazar et les achats dans les supermarchés seront abordés à l'échelle des foyers de consommation dans le chapitre « Rythmes alimentaires saisonniers et mensuels ».

119 Date d'ouverture du supermarché précédemment évoquée.120 Cf. chapitre « Rythmes saisonniers et mensuels ».121 Salaires mensuels, allocations payées mensuellement.122 Payée trimestriellement.

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les boutiques, mais il faut payer immédiatement. Nombre de per-sonnes ne peuvent y faire leurs courses car elles manquent de liquidi-tés. Leurs achats se font alors exclusivement à crédit à la boutique de Ravine Verte ou des autres quartiers. Le R.M.I. (à partir de 1989) a permis à de nombreux foyers de se libérer des problèmes de trésorerie. Arrêtant leur crédit à la boutique, ils ont pu faire leurs courses au su-permarché 123 plus régulièrement.

Pour les acheteurs de Ravine Verte, les supermarchés favorisent une innovation en matière d'achats alimentaires, mais qui est néan-moins contrebalancée par un conservatisme dans la consommation. En effet, ils se familiarisent avec de nouveaux produits en les voyant sur les rayonnages. Souvent, ils font des essais de produits alimentaires qu'ils n'ont pas l'habitude d'acheter ou qu'ils ne connaissent pas, comme les produits congelés, les produits d'importation ou les nou-veaux produits locaux (conserves, condiments, etc.). Pour les habi-tants de ce quartier, les essais d'achat peuvent parfois se révéler coû-teux, mais ils restent la plupart du [97] temps dans la mesure des moyens économiques. En effet, les familles et plus exactement les mères de famille ne veulent pas grever leur budget alimentaire en fai-sant des essais de nouveaux produits, de peur de manquer de produits qu'elles estiment nécessaires. La plupart des familles achètent toujours les produits les moins chers. Ce comportement est régi par des contraintes économiques, mais aussi par une frilosité à l'innovation. En effet, dans un milieu rural comme celui-ci, les habitudes sont te-naces et les réticences à s'ouvrir à un nouveau mode de consommation sont grandes.

Néanmoins, des promotions ont lieu régulièrement dans les super-marchés et représentent des tentations qui, lorsqu'elles touchent des produits non connus ou peu connus, sont des incitations à l'achat. Par ailleurs, le mimétisme social est favorisé. Le contact avec d'autres couches sociales permettent l'observation d'autres façons d'acheter, et certains se laissent séduire en regardant le caddie d'à côté. C'est ainsi que les habitudes alimentaires se restructurent par rapport à ces nou-veaux produits, dont certains sont adoptés.

123 Les études de cas des foyers bénéficiant du R.M.I. que nous avons faites en 1990 illustrent bien ce propos (cf. P. Cohen, 1991 a et b, 1992 a, b et c).

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Les marchés forains des villes

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Il existe au Port et à Saint-Paul, comme dans la plupart des grandes villes côtières de l'île, un marché forain 124 hebdomadaire qui est offi-ciellement réservé aux exploitants agricoles et aux artisans afin de fa-voriser la vente de produits locaux sans intermédiaire. Néanmoins, quelques revendeurs sont aussi présents. La plupart des vendeurs font le tour des marchés forains de l'île qui ont lieu à des jours différents de la semaine.

Ces marchés ont grandement changé l'alimentation des populations défavorisées vivant à proximité. Ce n'est cependant pas le cas des po-pulations qui vivent éloignées de ces lieux. En effet, ces dernières an-nées, le recours de la population de Ravine Verte à ces marchés pour son approvisionnement en produits alimentaires est relativement res-treint. Le manque de voiture et de moyens financiers limite les achats en dehors des boutiques, des bazardiers et des supermarchés. Cer-taines familles se rendent parfois à ces marchés pour vendre elles-mêmes le produit de leur exploitation, mais elles sont minoritaires. D'autres profitent d'occasions comme des démarches administratives, pour venir y faire quelques achats.

[98]Néanmoins, le parc automobile du quartier sans cesse grandissant,

incite de plus en plus de familles à venir faire leurs courses dans ces marchés.

Pendant les jours de marché, ces lieux sont animés d'une activité intense qui leur donne un air de fête. L'ambiance est attirante et per-met de se familiariser avec la vie de la ville et toutes ses tentations. Au niveau alimentaire, elles sont nombreuses. C'est l'occasion de voir une grande variété de légumes, de fruits et de viandes, des prépara-tions culinaires artisanales, et des repas ou snacks disponibles dans des camions-bars 125. Faire son marché, c'est acheter des produits frais, variés et peu chers, mais c'est aussi se mettre en contact avec de nou-124 Marché forain : c'est le terme utilisé localement pour définir ce type de

marché.

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veaux produits alimentaires, contact qui engendre parfois de nouvelles habitudes alimentaires, à la fois sur place et de retour chez soi.

Description du marché forainde la ville de Saint-Paul en été

Dans le quartier, la plupart des familles quand elles vont dans un marché forain, se rendent à celui de Saint-Paul. La description de ce marché et des produits qui y sont vendus permet de rendre compte des possibilités d'achats des habitants de Ravine Verte dans ce type de lieu.

Le marché forain a lieu toutes les semaines en bord de mer, du vendredi après-midi vers 15h30 au samedi vers midi. Les petits ex-ploitants agricoles qui n'ont que des quantités peu importantes de mar-chandises à vendre, viennent uniquement le vendredi, car une demi-journée leur suffit pour les écouler. Le samedi, le nombre de vendeurs est moins grand et les produits sont moins frais et moins diversifiés. Les étals sont assemblés selon une disposition précise. Une grande allée accueille les vendeurs de légumes, de fruits, d'œufs, de poissons, de samoussas, de plantes médicinales. Une partie du marché (sur le bord de mer) est réservée à la volaille vivante vendue sur pied, et une autre partie est réservée à la charcuterie.

Pour les acheteurs originaires de Saint-Paul et de sa région, ce mar-ché représente un pôle d'attraction très important. Les produits alimen-taires sont diversifiés, mais ils dépendent de contraintes saisonnières. Les légumes sont plus abondants en été ainsi que certains fruits qui ne poussent qu'en cette saison (mangues, letchis, melons, etc.). En hiver, les légumes sont moins beaux, moins diversifiés, et les fruits d'hiver font leur apparition (oranges, mandarines, etc.). En outre, des produits agricoles proviennent de [99] toute l'île, et permettent de profiter des différents calendriers de production que l'on trouve à la Réunion. Néanmoins, les cyclones qui apparaissent l'été peuvent réduire à néant les productions locales et restreindre d'autant les ventes dans les mar-125 Camions-bars : vendeurs ambulants de boissons et de nourriture préparée.

Pouvant se déplacer, ils occupent la plupart du temps des emplacements réservés auprès de la mairie et dans tous les endroits de passage : sorties de collèges ou de lycées, zones balnéaires, aires de jeux, marchés, etc.

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chés forains. Nous présentons ci-dessous l'ensemble des produits 126 en vente sur le marché de Saint-Paul lors de l'été 1989, tel que nous l'avons constaté un jour de janvier.

Les produits végétaux

Parmi les céréales, seul le maïs est vendu, car il est pratiquement la seule céréale produite à la Réunion. Le mois de janvier correspond au début de sa production dans l'île, alors qu'à Ravine Verte les épis ne sont pas encore mûrs. On trouve alors du maïs frais (mai ver) en épi, et du maïs en sosso (soso maï).

Ce mois marque aussi le début de la production des légumineuses et c'est pourquoi l'on trouve vendus frais et en cosses, des haricots rouges, des voèmes et des petits pois. Différentes qualités de légumi-neuses fraîches sont vendues jusqu'au mois de juillet. Certaines légu-mineuses en grains secs sont vendues le jour de notre passage par un seul vendeur de la Saline les Hauts 127 : des haricots rouges, des hari-cots noirs, des embériques.

Quelques racines sont proposées sur le marché et des stands entiers leur sont réservés. Ce jour-là, il y avait des patates douces (patates) et des taros (songe).

Cette période estivale favorise la production de légumes. Si l'on vend des légumes qui poussent aussi à Ravine Verte, certains d'entre eux ne font pas partie de la production familiale du quartier. On re-marque ce jour-là des betteraves, des brocolis (d'apparition assez ré-cente sur le marché), des carottes, des chouchoux, des choux verts, des choux-fleurs, des choux-raves, des citrouilles, des concombres, des courgettes, des laitues, des margozes, des navets, des poivrons, des poireaux, des pommes de terre, des radis rouges et des tomates.

Au milieu des légumes, et parfois sur des stands entiers, s'étalent en grande quantité des brèdes de toutes les variétés, ce qui montre l'importance qu'ils ont dans la consommation des Réunionnais. La di-versité de ces brèdes sur le marché est plus grande qu'à Ravine Verte. 126 Nous reprenons pour les produits de la nature l’ordre de présentation que

nous avons déjà utilisé pour les produits autoconsommés à Ravine Verte.127 Quartier des Hauts de la commune de Saint-Paul.

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On trouve ainsi ce jour-là des blettes, du cresson et des brèdes de chouchou, de chou [100] de Chine, petsai, de citrouille, des brèdes mafane, morelle, pariétaire, de taro 128.

Les épices sont proposées au milieu des légumes ou des brèdes : de l'ail, de la coriandre (koto mili), des combavas, du gingembre, des oi-gnons verts et blancs, de la noix muscade, du persil, des piments (gros et petits) et du thym. Par ailleurs, des petits piments entiers et frais de couleur verte ou rouge sont vendus à la mesure sur des stands qui leur sont entièrement réservés.

L'été est la période de production de la plupart des fruits de la Réunion. Si certains d'entre eux sont produits toute l'année comme les bananes et les papayes, l'arrivée de cette saison est très attendue car elle est celle, extrêmement courte, des letchis (décembre et janvier) dont les Réunionnais raffolent, et celle moins courte mais non moins appréciée, des mangues. Les autres fruits, quoiqu'appréciés, suscitent moins de passion. Notons que certains de ces fruits ne sont pas pro-duits à Ravine Verte : c'est le cas des ananas, des cerises du Brésil 129, des citrons, des fruits de la passion, des fruits de Jaque (vendus en-tiers, ou battus verts pour faire des rougails pilon ou des caris), des letchis, des mangues greffées (Auguste, José), des pastèques (melon), des pêches, des cacahuètes entières et fraîches (pistaches, pistas), des pommes rouges.

Ces fruits sont consommés la plupart du temps à maturité ; c'est ainsi que l'on apprécie les mangues greffées, les pêches et les pommes. Néanmoins, le goût de l'ensemble des Réunionnais les incite parfois à les consommer un peu verts ; et on ajoute parfois de la poudre de piment comme c'est le cas pour les mangues. On apprécie cependant aussi la douceur des letchis, des mangues greffées et des ananas. Notons que le fruit de Jaque peut être consommé à maturité,

128 Chou de chine, petsai : type de choux importés de Chine et récemment cultivés à la Réunion, il est très utilisé chez les Réunionnais d'origine chinoise, mais devient d'utilisation de plus en plus courante dans la cuisine créole ; brède mafane : brède au goût piquant utilisé pour composer un plat malgache le « romazave » ; brède morelle : bot. Solarium nigrum ; brède pariétaire appelé aussi en créole brèd payatèr est connu en français sous le nom d'amaranthe.

129 Produit rare à la Réunion et provenant de la commune de Sainte-Marie, située au nord de l'île.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 127

mais il dégage une odeur forte qui dissuade certains consommateurs. On préfère en général le faire entrer vert et battu dans des préparations culinaires comme le cari de jaque (kari ti' jak) qui est une des spéciali-tés fort connues de la cuisine réunionnaise. Et depuis quelques mois, la vente du fruit de jaque battu est facilitée par un vendeur qui le pro-pose à la vente emballé dans des sachets de plastique.

[101]

Les produits animaux

Des volailles vivantes sur pied sont vendues dans de nombreux stands : des poulets vifs fermiers rouges et blancs (d'importation) et des cailles vendues vivantes avec leurs œufs. On peut acheter aussi des poussins ou des volailles adultes pour faire de l'élevage.

Plusieurs vendeurs dispersés dans le marché vendent uniquement des œufs frais de poule. Ils sont très souvent achetés en grande quanti-té par plaquettes entières de quarante unités.

La charcuterie est vendue dans un endroit réservé du marché et les marchands proposent presque tous la même chose. La demande en charcuterie est très importante et ces vendeurs sont très souvent pris d'assaut. Ces produits se répartissent en grande quantité sur des étals à l'air libre et des animations musicales avec intervention par micro in-citent à acheter. Voici les produits proposés par un vendeur avec leur prix au kg :

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 128

Tableau 4 : Charcuteries vendues sur le marché de Saint-Paul

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Pieds de porc 25 F Côte poitrine 30 F

Palette 36 F Cuisse 40 F

Échine 50 F Dé-dés 50 F

Filet 58 F Côtelette 52 F

Saucisses 40 F Andouilles 30 F

Boucané 45 F Gratons

Boudin 30 F

Il n'existe qu'un seul vendeur de viande de bœuf sur le marché. Ins-tallé dans une camionnette, ce vendeur musulman (Réunionnais origi-naire de l'Inde du nord) propose de la viande « halal » conforme aux principes de la religion musulmane. Les produits vendus et les prix correspondant sont présentés dans le tableau suivant (prix au kg) :

Tableau 5 : Morceaux de viande de bœufs vendussur le marché de Saint-Paul

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Côte de bœuf 76 F Bifteck 80/86 F

Collier 60 F Poitrine 60 F

Plat de côte 50 F

Il y a parfois plusieurs vendeurs de poissons frais, mais il n'y en avait qu'un seul le jour de notre passage. Il vendait, sur un étal à l'air libre, du thon débité en tranches et des maquereaux (pèche cavale, pès kaval).

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 129

[102]

Les gâteaux et les beignets

Plusieurs vendeurs proposent des gâteaux fabriqués artisanalement. Ces vendeurs sont jeunes et de plus en plus nombreux. Ils trouvent dans cette activité commerciale de confection familiale un appoint financier non négligeable. Ces produits ont beaucoup de succès, car ce sont des gâteaux locaux, les « gâteaux pays » (gato péi), confection-nés à partir de recettes traditionnelles. Ce jour-là, on pouvait acheter des gâteaux de patate ou de manioc, et du nougat au coco (colle coco, kol-koko).

Une dizaine de stands, similaires dans leur présentation 130, vendent exclusivement des beignets de fabrication artisanale. Ces produits ont énormément de succès. On y trouve des samoussas au poulet, au pois-son, au bœuf, des beignets de piments (constitués avec de gros pi-ments), des bonbons piment et des bonbons coco 131.

Vente de préparations alimentaires en dehors des stands

Les camions-bars qui se généralisent depuis le début des années 80 à la Réunion ont apporté un style de consommation nouveau. Lieux d'animation dans les villes jusqu'à tard dans la nuit, ils proposent à toute heure de la nourriture et des boissons. De plus en plus nombreux à Saint-Paul dans cette aire qui entoure le marché, les camions-bars participent à donner une ambiance intensément active. Ils restaurent clients et vendeurs ; et les files d'attente ne sont pas rares. Ces ca-mions-bars proposent une gamme de produits traditionnels et non tra-ditionnels qui montrent l'évolution de l'alimentation à la Réunion. On trouve ainsi des caris et rougails vendus en barquettes, des samoussas,

130 Les beignets sont rangés dans des présentoirs vitrés.131 Bonbon piman : beignet pimenté à base de farine de légumineuse, bonbon

koko : petit gâteau sec à la pulpe séchée de noix de coco.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 130

des bouchons 132, des croquettes de poulet, etc., ainsi que des prépara-tions non traditionnelles de plus en plus diversifiées comme des frites, des croque-monsieur, des sandwiches divers 133 ainsi que du riz canton-nais, du shop-suey ou d'autres spécialités chinoises.

La vente de poulets grillés sur place a commencé tout récemment à proximité du marché. Elle suit ainsi de quelques années son appari-tion 134 sur les bords des routes de la côte ouest aux alentours des sites touristiques [103] et balnéaires. De la même façon, des brochettes de bœufs arrosées d'une sauce composée d'huile, de siyiav 135 et de thym, ont fait leur apparition dernièrement (1990) sur le marché de Saint-Paul participant ainsi à cette transformation culinaire. Tout aussi nou-velles sont de même les pizzas cuites au feu de bois dans une camion-nette au bord du marché ; elles séduisent plus d'un Réunionnais, même si elles intéressent avant tout les Métropolitains.

Le marché forain de Saint-Paul en hiver

Les produits du marché forain de Saint-Paul sont moins diversifiés l'hiver. Les fruits d'été cèdent notamment la place aux fruits d'hiver - bananes, papayes, oranges, mandarines, etc. - mais leur profusion n'at-teint pas celle des productions d'été.

En 1989, une commerçante vend des fruits d'importation pendant la saison d'hiver. Ces fruits, issus d'un réseau international, viennent essentiellement d'Europe et comprennent tous les fruits d'été 136 qui y poussent à cette époque. Bénéficiant d'un réseau commercial dépas-sant le cadre strict de ce marché et vendant sans intermédiaire, les vendeurs proposent des prix moins élevés que dans une grande sur-face. Cette vendeuse avait perçu qu'il existait une demande en cette saison pauvre en fruits, et après trois mois de présence régulière sur

132 Les bouchons sont des sortes de petits raviolis chinois fourrés d'une face à base de viande de porc et d'épices et cuits à la vapeur.

133 Sandwiches américains (fourrés de frites, d'une tranche de jambon et de fromage râpé, le tout passé au four) ; à la saucisse ; aux légumes ; au maïs/thon, etc.

134 Surtout le week-end et depuis approximativement 1985/86.135 Siyav : liquide à base de soja fermenté.136 Rappelons que l'hiver austral correspond à l'été boréal.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 131

les marchés de Saint-Paul et du Port, elle s'est constituée une clientèle fidèle. En septembre 1989, on pouvait trouver sur son stand des rai-sins, des poires, des pêches, des pommes et des oranges.

Par ailleurs, la récolte de canne à sucre en hiver permet de fournir certains étals qui proposent des cannes entières. La diversité des lé-gumes est moins grande et l'on trouve plus rarement des brèdes.

En outre, le succès de ce marché allant grandissant, de nouveaux exploitants agricoles proposent des produits inédits. Ainsi en sep-tembre 1989, un vendeur de fromage de chèvre venait vendre sa pro-duction. D'origine métropolitaine et fort de ses dix ans d'expérience en Métropole, il s'était installé depuis moins d'un an dans le sud de l'île où il avait acheté un troupeau de chèvre. Ces fromages représentent un produit assez nouveau à la Réunion. Quelques années auparavant, dans la région de Saint-Paul, un seul producteur en proposait à domi-cile ; mais il a dû en interrompre la vente. D'un goût nouveau pour les Réunionnais, ces fromages sont vendus majoritairement à des Métro-politains, ce qui n'empêche pas les Réunionnais d'origine d'en goûter.

[104]Gilberte G. (48 ans), cantinière à l'école de Ravine Verte, en achète

pour la seconde fois au mois de septembre 1989. Ayant aimé le goût de ce fromage à l'issue du premier achat, elle décide d'en manger de temps en temps. Et même si elle (et sa famille) ne connaissait pas ce fromage, elle le valorise désormais en disant que c'est un « fromage local » (fromage pays, fromaj péi).

Le foie gras vendu par une métropolitaine est également un produit inédit. Mais son prix étant élevé, il n'est pas accessible à tout le monde.

Le marché forain, entre tradition et innovation

Tout en permettant l'écoulement des productions locales, sur les-quelles se fond l'alimentation traditionnelle, ces marchés favorisent l'innovation. Nouveaux produits, nouvelles préparations culinaires. On remarque en effet depuis quelques années une évolution de la diversité des produits présentés au marché. Cette diversification est à l'image

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 132

des mutations dans les rythmes de vie et dans l'alimentation réunion-naise.

Par un phénomène de retour aux sources réunionnaises, des pro-duits réunionnais qui n'étaient pas vendus jusque-là sont remis au goût du jour dans les marchés, comme c'est le cas des racines (manioc, pa-tates douces, taro, etc.).

On constate également la présence récente de préparations culi-naires fabriquées artisanalement qui rappellent des préparations fami-liales. C'est le cas du fruit de Jaque vert battu. Cette préparation du fruit s'est toujours faite au couteau dans la sphère domestique. Sa vente constitue donc une nouveauté. C'est le cas aussi de la vente de « gâteaux pays », gâteaux patate, chouchou, manioc, etc.

De nouveaux produits peu connus à la Réunion font leur entrée sur les marchés. L'affluence, l'ambiance de ces lieux favorisent leur diffu-sion auprès de nombreux Réunionnais. C'est le cas de la vente de piz-zas, de poulets et brochettes grillés de fromage de chèvre ou de foie gras. C'est également le cas de la présence récente de fruits d'importa-tion.

Ainsi la coexistence de produits typiquement réunionnais permet-tant de répondre aux demandes de base de l'alimentation réunionnaise et de produits nouveaux, favorise une acculturation 137 des habitudes alimentaires. Mais elle se traduit de façon différentielle chez les indi-vidus selon le degré d'ouverture à l'innovation et à la nouveauté, et selon les moyens économiques. Les essais, les adoptions de nouveaux produits sont à [105] l'image des transformations de consommation que l'on peut observer dans les achats dans les grandes surfaces.

Comme les autres Réunionnais, les habitants de Ravine Verte, même s'ils viennent encore peu nombreux dans ces marchés, sont sou-mis à ces facteurs d'acculturation, à l'image de la cuisinière de l'école qui a adopté la consommation de fromage de chèvre.

La diversité des lieux d'approvisionnement des habitants de Ravine Verte est en écho avec celle existante à la Réunion. Le système com-mercial est en pleine évolution ; il favorise la transformation des bou-137 « Le terme d'acculturation désigne les processus complexes de contact

culturel au travers desquels des sociétés ou des groupes sociaux assimilent ou se voient imposer des traits ou des ensembles de traits provenant d'autres sociétés. » J.F. Baré (1991 : 1).

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 133

tiques traditionnelles de quartier, tout en stimulant le commerce des grandes surfaces et des marchés forains. Leur utilisation dépend par contre à la fois des disponibilités financières, des moyens de transport et des usages de consommation. Les habitants de ce quartier conservent un mode d'achat en rapport avec une alimentation tradi-tionnelle créole, mais qui - grâce à des hausses de revenus, notamment le R.M.I., ou à la pression des enfants - s'enrichit de nouveaux com-portements d'achat, rendus possibles grâce aux divers lieux d'approvi-sionnement 138. Ainsi un certain conservatisme conditionne les goûts alimentaires, mais il apparaît, ici ou là, dans les familles des voies d'innovations alimentaires.

[106]

138 Les détails de ces comportements d'achat et de certaines de leurs évolutions seront abordés à l'échelle des foyers de consommation dans la troisième partie.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 134

[107]

LE CARI PARTAGÉ.Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion

Deuxième partieDES NOURRITURES

CRÉOLES

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[108]

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 135

[109]

DEUXIÈME PARTIEDes nourritures créoles

Chapitre 5Manger créoledans le quartier

« Z'oreil y cromme pas z'andett'Créoles y sice pas z'oursinsMalbar y goûte pas des bef

Z'arab y liche pas boudin. »Indiennes - Jean Albany

« Mano a raison, ce n'est ni bon ni mauvais : c'est tout plat. Je n'ai jamais mangé de nourriture zorèy, mais tous ceux qui y ont goûté disent qu'elle est fade à ne pas savoir. Les épices, c'est pas leur fort ! Il ne connaissent ni curry, ni safran, ni ail, et jusqu'à ni sel ! Quant au piment, ils en ont une peur bleue, pire que si c'était Grand Loulou, ou encore Grand-Mère Kal, ou bien encore un Grand Diable qui n'aurait pas eu son content de chair fraîche de-puis des nuits et des nuits. »

Faims d'enfance - Axel Gauvin

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Comprendre ce que veut dire manger créole dans le quartier néces-site de se pencher sur la structure de l'alimentation des habitants de Ravine Verte. Elle révèle ainsi une codification fondée sur des habi-tudes alimentaires créoles spécifiques à ce milieu qui sont au centre d'une vie sociale et familiale.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 136

En effet, déterminer dans son environnement ce qui est comestible et ce qui ne l'est pas, comme la façon dont on utilise les aliments sup-pose dans chaque société une sélection et une catégorisation issues de la culture et des pratiques sociales. Système culinaire et système lin-guistique sont alors assez proches dans leur structure. La métaphore de la « langue alimentaire » a été très souvent utilisée dans les sciences humaines ; et cette langue se caractérise par diverses règles en vigueur au sein de l'alimentation. Elle utilise une syntaxe, une grammaire qui organise aliments ou [110] ingrédients selon un code précis. La façon d'utiliser cette codification laisse néanmoins beau-coup de liberté à ceux qui l'utilisent. La parole alimentaire, en effet, comme la définit R. Barthes (1964) « comprend toutes les variations personnelles de préparation ou d'association ». Le code culinaire, au sein du système alimentaire, délimite une véritable géographie sociale. Manger de la même façon permet d'être assimilé au même groupe, à la même culture. Manger différemment sera considéré comme l'acte d'une personne extérieure au groupe, d'un étranger. L'aliment et sa façon de l'utiliser participent ainsi aux modalités de vivre ensemble et aux catégorisations de l'Autre.

Ainsi l'utilisation de la disponibilité alimentaire, décrite en pre-mière partie, suggère-t-elle un code définissant la nourriture mangée par les gens du quartier. Et, les gens, eux-mêmes, caractérisent leur alimentation le plus souvent par des réflexions comme :

« Nous, on mange... », « Nous, on en mange pas », « Eux ils en mangent, mais nous non... ».

Se construit ainsi une délimitation entre « nous » et les « autres » centrée sur une identité créole :

« Nous, Créoles on mange... », « Nous, Créoles on ne mange pas... ».

Néanmoins cette identification au monde créole se construit à par-tir de vécus, d'habitudes et d'apprentissages. Et très souvent, elle se définit par des limites sociales plus restreintes, comme celle du quar-tier :

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 137

« Ban Ravin'vert', i manze..., i manze pa...  ; mé bandodan i manze... i manze pa... »

« À Ravine Verte, on mange..., on ne mange pas... ; mais ceux de Dos d'Ane 139 mangent... ne mangent pas... »

Des différenciations plus ou moins subtiles structurent l'identité du mangeur ; elles tiennent compte de processus d'altérité au centre des-quels s'expriment goûts ou dégoûts. La délimitation du comestible et du mangeable prend alors des significations contextuelles. L'alimenta-tion de l'Autre culturel, de l'Autre géographique ou de l'Autre social est définie, parfois stigmatisée. Des oppositions s'expriment vis-à-vis de ceux qui vivent différemment dans le quartier, de ceux qui vivent dans un autre quartier, et vis-à-vis des Réunionnais d'origine chinoise, indienne, ou vis-à-vis des Métropolitains, etc.

[111]À l'inverse, le mangeur du quartier s'identifie à ceux qui vivent de

la même façon, à ceux qui ont la même origine géographique ou so-ciale, à ceux qui ont la même religion. Il partage ainsi la façon de considérer le comestible ou de préparer la nourriture et de la manger.

La notion de nourriture trouve sa signification aux frontières des disponibilités alimentaires, des nécessités, des goûts, des sensations olfactives éduquées dès l'enfance, et rend compte d'habitudes et de comportements intériorisés qui régissent l'alimentation et le style ali-mentaire. Ainsi, nous définirons ici dans l'alimentation ce qui, au sein de ce quartier, est considéré non seulement comme comestible, mais aussi comme acceptable, et qui plus est, ce qui dans la relation avec les aliments est considéré comme communément acceptable.

Marie Valentin (1985) a rendu compte dans son travail sur la « cui-sine réunionnaise », des caractéristiques concernant le fonds commun de la cuisine partagé par l'ensemble des Réunionnais et pouvant être qualifié de cuisine créole. Ces éléments permettent de cerner globale-ment la notion de nourriture au sens créole, et nous les retrouvons dans l'alimentation des habitants de Ravine Verte ; c'est la raison pour laquelle il nous arrivera de faire référence aux propos de cet auteur.

139 Écart de la commune du Port.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 138

Mais la spécificité de ce quartier, de cette population et de sa dyna-mique sociale, donne des caractéristiques contextuelles à la notion de nourriture qui rendent compte de l'originalité de ce milieu. Chaque fois que cela sera possible, nous rendrons compte des évolutions ré-centes qui mettent en valeur les innovations, les emprunts alimentaires et la permanence de certaines habitudes.

Ce chapitre constitue une première étape dans la compréhension de cette structure créole de l'alimentation, structure analysée ici à travers les notions de nourriture comestible et les façons de préparer et de conserver les aliments. Le chapitre suivant, à travers l'analyse des structures de repas et de la convivialité alimentaire, constituera la se-conde étape.

Notions de nourriture comestible

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Parler du comestible pour les habitants de Ravine Verte, c'est géné-ralement citer les animaux qui se mangent et ceux qui ne se mangent pas. Mais ce code du comestible est plus complexe. Il s'enracine dans des apprentissages qui remontent à l'enfance et qui sélectionnent ce qui peut être mangé. Ce code implicite n'est souvent pas exprimé. Il est néanmoins suggéré à travers les propos tenus sur l'alimentation et à travers les pratiques qui structurent la codification. C'est à travers les façons dont sont choisis et consommés les animaux et les végétaux que la délimitation entre le comestible [112] et le non comestible est ainsi le plus perceptible. Et cette définition des aliments comestibles rend compte non seulement d'une définition culturelle mais aussi de nécessités liées à la pauvreté ou à la misère 140.

140 Nous avons aussi l'occasion dans cette partie d'analyser la comestibilité des aliments vus en 1re partie.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 139

Les végétaux comestibles

La limite entre le comestible et le non comestible pour les végé-taux rend compte d'une exploitation large de l'environnement végétal. La cueillette de diverses brèdes poussant à l'état sauvage, de plantes médicinales (autant sous forme de bois, que de feuilles, de baies, et de tiges), de fruits sauvages, de champignons de géranium illustre cette utilisation. Certains végétaux sont néanmoins non connus pour leur comestibilité, ce sont par exemple les champignons sauvages, à l'ex-ception des champignons de géranium.

Les choix des produits de culture résultent d'une longue adaptation à l'environnement, régie par les connaissances culturales transmises de génération en génération et sont dépendants des habitudes alimen-taires. La prépondérance du maïs comme seule céréale cultivée a mar-qué l'histoire de cette population, comme une bonne partie de la popu-lation rurale de la Réunion. C'est le cas également des légumineuses, dont le savoir-faire cultural vient en grande partie de Mafate. Les lé-gumes et les autres végétaux cultivés, adaptés à un environnement appauvri en précipitations et dont la terre est à certains endroits assez pauvre, rendent compte des habitudes alimentaires. Mais c'est surtout dans leur mode d'utilisation - comme pour les fruits cultivés - que la limite du comestible apparaît dans toute sa signification.

Les habitudes alimentaires des habitants de Ravine Verte régissent l'utilisation des produits végétaux. La spécificité créole s'exprime dans la préparation de plusieurs parties de la même plante et de fruits à di-vers degrés de maturité multipliant ainsi l'usage des produits issus de la nature. La consommation des végétaux comprend l'utilisation ali-mentaire de graines, de feuilles, de fruits, de rhizomes et de racines.

Le riz, le maïs, les légumineuses sont à la base de l'alimentation. Ils représentent les principales composantes de tout repas créole, avec, comme nous l'avons précédemment indiqué, une baisse progressive de la consommation du maïs. Il arrive également que soient consommées les graines de certains légumes, mais de façon plus accessoire, comme celles du chouchou (mangées bouillies lors de la cuisson des chou-choux).

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 140

Les parties souterraines, riches en amidon, de certains végétaux sont utilisées de façon différente. Le manioc, le taro, la patate douce, l'igname, etc., sont considérés comme des aliments de substitution aux aliments de base [113] que constituent le riz et le maïs, pendant les périodes de disette. Consommés aujourd'hui de façon plus exception-nelle, ils sont bouillis comme c'est le cas de la racine du chouchou (patate chouchou). Quant aux carottes et aux pommes de terre, elles sont considérées comme des légumes.

Les feuilles de divers légumes sont également mangées comme les choux verts, les salades vertes et l'ensemble des brèdes. L'utilisation des brèdes par cette population a été d'une importance primordiale. D'une culture facile demandant peu de soins, ou disponibles à l'état sauvage, elles ont constitué un recours permanent pour l'alimentation dans les moments de misère. Par ailleurs, les feuilles de papayer servent à attendrir la viande dure que l'on entoure de ces feuilles avant la cuisson. Les feuilles de bananier, utilisées parfois comme des as-siettes ou des plats, accueillent des préparations culinaires.

Seule une fleur est utilisée, c'est celle du bananier. Appelée baba d'figue ou baba figue, elle n'est pas utilisée par toutes les familles du quartier ; certaines ne connaissent même pas son utilisation.

Certains fruits au sens botanique sont utilisés comme légumes ou condiments. Il y a, d'une part, ceux qui sont utilisés uniquement comme légumes. C'est le cas des fruits charnus de plantes herbacées ou de lianes comme le chouchou, le concombre, les citrouilles, les margozes, les barbadines, les piments, les tomates, etc. Il y a, d'autre part, ceux qui sont à la fois utilisés comme légumes et comme fruits selon leur degré de maturité. Il s'agit des fruits provenant des arbres fruitiers.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 141

Tableau 6 : Les diverses utilisations des fruits et des arbres fruitiers

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Parties utilisées Nom Commentaires

Feuilles Papayer Pas consommé par tous

Fleurs Bananier (baba figue) Pas consommé par tous

Fruits verts Mangues sauvages,mangue carotte,

évis, tamarin, goyavier

Consommés par tous :recherche de l'aigreur et de l'acidité

Fruits jaunes Mangues, carottes, pêches, avocats, goyaves

Consommés par tous :recherche d'une consis-tance, croquante, d'une légère acidité et d'un goût légèrement parfumé

Fruits mûrs Fruits sauvages, mangues "greffe", raisin, avocats, letchis, ananas, tamarin, longanis, pommes, oranges

Consommés par tous : recherche du goût sucré et d'une consistance moelleuse

Comme M. Valentin (1982) l'a déjà signalé pour l'ensemble de la Réunion, la consommation des habitants de Ravine Verte permet de distinguer selon leurs degrés de maturité les fruits verts (ver), les fruits [114] jaunes 141 (zon ou jon), les fruits mûrs (mir). Cette catégorisation est fondée sur la recherche de certains goûts, de certaines consistances ou de certaines odeurs (cf. tableau 6).

Les fruits verts recherchés pour leur aigreur ou leur acidité sont à la base de condiments (rougail, confit) ; c'est le cas des mangues sau-vages, de la mangue carotte, des évis, du tamarin. D'autres types de fruits verts dont le goût est moins marqué comme la papaye peuvent être introduits dans la préparation de certains plats. Mais cette utilisa-tion n'est pas connue par toutes les familles du quartier. Les papayes

141 La pulpe du fruit n'est pas tout à fait mûre mais commence à changer de couleur tout en conservant une consistance ferme.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 142

encore vertes, comme leurs feuilles, ont la réputation d'attendrir les viandes dures. En outre, on utilise souvent la tomate pratiquement verte ou alors légèrement jaune, dans les rougails. Les fruits jaunes sont recherchés pour leur fermeté, leur consistance croquante, leur goût moins prononcé que les fruits mûrs ainsi que leur légère acidité. Ils sont mangés tels quels assaisonnés souvent de sel et de piment, comme les mangues carotte, les pêches, les avocats ou les goyaves. Quant aux fruits mûrs, ils sont recherchés pour leur douceur comme les fruits sauvages : goyaviers, fraises des bois, frambwoiz, les jamro-sats, pok pok, et fraises des bois. C'est également le cas des fruits cultivés comme le raisin, les mangues « greffe », les avocats, les let-chis, les ananas, le fruit de tamarin, les longanis, ou encore certains fruits d'importation comme les pommes et les oranges. On les consomme sans assaisonnement et ils peuvent être préparés en confi-ture, en salade de fruits ou en sirop comme le fruit de tamarin.

L'utilisation de certains végétaux est caractérisée par l'utilisation de diverses parties de la même plante comme l'a déjà montré M. Valentin (1982). Poussant pour la plupart très facilement dans les Hauts de l'île et parfois sans soin véritable, ces plantes apportent à la population des sources de nourriture toute l'année. C'est le cas du chouchou, de la citrouille, du taro (songe) et du manioc. Les parties utilisées sont énu-mérées dans le tableau suivant :

Tableau 7 : Utilisation alimentaire de quelques plantes courantesRetour à la table des matières

Nom de la plante Parties utilisées

Chouchou Jeunes feuilles et tiges en brèdes fruits, graines, racines

Citrouille Jeunes feuilles et tiges en brèdes, fruits

Taro (songe) Jeunes feuilles en brèdes,tiges, tubercules

Manioc Jeunes feuilles en brèdes, racines

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 143

[115]Les fruits (au sens botanique) de la citrouille et du chouchou

peuvent être cuisinés au moment de leur fructification. En dehors de cette période assez restreinte dans l'année (approximativement de mars à juin), les brèdes appelés « brèdes citrouille » et des « brèdes chouchou » sont consommés. De plus, le chouchou produit une racine qui atteint son développement maximum à la fin de la fructification : c'est la « patate chouchou ». Seule une partie de la racine est décou-pée afin de permettre la survie de la plante pour qu'elle continue à pro-duire des brèdes et des fruits. Cette racine est appréciée au même titre que les autres racines dans l'alimentation, mais la quantité de sa pro-duction qui dépend du nombre de plants de chouchou, est moins im-portante.

Les animaux comestibles

Certaines personnes de Ravine Verte se vantent de la grande tolé-rance des habitants du quartier pour toute sorte de chair animale.

Le chien, animal domestique par excellence, est en effet bien iden-tifié comme animal non comestible. Et c'est avec un certain dégoût que l'on évoque le goût des « Chinois » pour cet animal.

Quant aux autres animaux, qu'ils soient sauvages ou d'élevage (même domestique pour certains), ils sont théoriquement considérés comme comestibles. Par contre, leur utilisation dans l'alimentation tient compte de contraintes, de nécessités, de facteurs de goûts ou de dégoûts qui séparent les Réunionnais ainsi que les habitants du quar-tier.

La chair du tangue (tanrec) dégage une forte odeur et sa consom-mation sépare les Réunionnais, comme les habitants de Ravine Verte. Il y a ceux qu'elle dégoûte et ceux qui en raffolent. La préparation cu-linaire appelée « cari tangue » (cari de tanrec) est parfois stigmatisée par l'appellation « cari cafre » (cari de Cafres 142), et dans le quartier, ce sont davantage les familles d'origine afro-malgaches qui l'appré-cient. Très souvent les familles à forte ascendance de « petits blancs » 142 Cafre, caf, kaf  : nom créole des Réunionnais originaires d'Afrique ou des

côtes de Madagascar.

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n'apprécient pas l'odeur de cette viande. Mais cette distinction ne peut être érigée en règle car nombre de personnes échappent de part et d'autre à cette distinction ; les relations amicales qui ne tiennent pas compte de la couleur de peau, comme celles qui conduisent à des ma-riages mixtes induisant des métissages, sont des facteurs favorisant des apprentissages et des habitudes nouvelles. Pour bien cuisiner le tangue, il est nécessaire de posséder le savoir-faire qui permet d'atté-nuer la forte odeur faisandée de [116] l'animal. Sa préparation délicate consiste dans la façon spéciale de le dépecer, de le découper et aussi de le cuire avec des épices. Ainsi, seuls les foyers où l'on apprécie sa chair savent bien le préparer.

Les oiseaux sauvages, quant à eux, sont tous considérés comme comestibles. La délimitation entre les oiseaux bons à manger et les oiseaux d'agrément n'est pas distinguée nettement. Seules des contin-gences économiques ou d'habitudes de vie ont conditionné leur consommation, puisque la plupart d'entre eux ont été consommés dans des périodes de misère. Ainsi, un moment ou un autre, tous les oi-seaux présents dans le quartier et aux alentours ont-ils été goûtés. Dans chaque famille, chaque individu s'est construit des préférences qui le conduit actuellement à ne plus manger ce qu'il considère comme inacceptable au goût. Citons le cas du paille-en-queue qui est considéré comme difficilement mangeable ; on lui attribue un goût salé qui rappelle celui de la mer et que l'on apprécie peu. Mais le plai-sir de la chasse entretient l'habitude de la consommation de chair d'oi-seaux sauvages qui change du quotidien.

Le goût pour la chair du chat - de par sa proximité à celle du lièvre - se situe avec des limites floues concernant la comestibilité. Les dis-cours recueillis sur la consommation de cet animal lui reconnaissent - selon le locuteur - une consommation possible ou impossible. Le de-gré de domesticité et de proximité avec les humains limite toute vel-léité de le manger d'autant plus qu'il a un statut privilégié dans les cours. Chasseurs de rats ou de souris dans les foyers, les chats sont les alliés des hommes et objets d'affection des enfants : ils font partie du quotidien de la vie familiale. Ainsi les jeunes qui n'ont pas vécu de grande misère ont-ils du mal à considérer le chat comme bon à man-ger. Par contre, certaines vieilles personnes reconnaissent au chat do-mestique un goût moins faisandé que le chat à l'état sauvage et disent qu'elles n'hésiteraient pas à en manger si elles y étaient obligées,

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 145

comme elles l'ont fait dans le passé. En outre, l'ensauvagement du chat, lorsqu'il court librement dans les champs le rapproche davantage du lièvre et augmente de ce fait son degré de comestibilité. Ainsi la façon de considérer la chair du chat à Ravine Verte est-elle compa-rable avec celle constatée dans l'Est de la France par l'ethnologue C. Méchin (1992 : 151 -154) :

« Viande à plaisanterie au même titre que le renard pour les farces entre compagnons de chasse ou viande de la faim dans les périodes critiques, le chat se situe non pas au-delà de la limite du permis et du proscrit, mais sur la marge aux contours flous de ces deux ensembles. Son appartenance à un groupe non-consommable, celui des animaux de compagnie, pose problème dès lors qu'on a enfreint la règle élémentaire et transforme par artifice culinaire sa chair en viande. Car rien ne justifie plus l'interdit tacite de son utilisation alimentaire : ni la couleur, ni la texture [117] des viandes, ni l'organisation anatomique du corps, ni surtout le goût, ne révèle le subterfuge. Et la référence permanente au lapin n'est pas fortuite. Par son poids, sa taille et sa saveur - ou plutôt son manque de saveur caractérisé - le chat, comme le lapin (et à l'opposé du renard ou du blaireau, les « puants » 143) sont des viandes semblables, interchangeables et il est alors symptomatique que les petits drames de l'intransigeance se déroulent alors sur le seul terrain restant disponible pour permettre d'éliminer l'intrus : celui de l'odeur » (op. cit. 153).

Les insectes font aussi partie du comestible. Mais leur consomma-tion se limite aux seules larves que nous avons citées précédemment (larves de guêpes et de vers xylophages). Les jeunes enfants conti-nuent à en ramasser. Mais les manger dépend non seulement d'un ap-prentissage précoce dès le jeune âge mais aussi de l'expérience indivi-duelle. Ainsi Adeline G., jeune fille de 20 ans, raconte :

143 L'opposition constatée ici entre, d'une part, la viande de chat et de lapin et, d'autre part, les viandes des animaux aux fortes odeurs, les « puants », peut être rapprochée de celle qui oppose par exemple dans le quartier la viande de chat à celle de lièvre ou de tangue.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 146

« Kann mi li tyé marmay, mi té i manz zandèt kri kan zot i bouz…, mé sa i té fini ragoul amoin, astèr mi manze pi di tou. »

« Quand j'étais petite, je mangeais les zandettes crues quand elles bougent, mais ça m'a dégoûtée, et j'en mange plus du tout. »

À l'image de ce témoignage, le goût pour ces larves est devenu moins important qu'avant. Identifiée comme une habitude des Hauts, certains se refusent de conserver cette façon de manger considérée comme dégoûtante.

Par ailleurs, certains animaux, comme les escargots ou les gre-nouilles, ne sont pas mangés. Ils sont notoirement considérés par cer-tains comme nourriture « z’oreille » (métropolitaine) ou « fran-çaise ».

Les animaux d'élevage que nous avons décrits précédemment sont eux considérés comme comestibles mais préférences et dégoûts marquent leur consommation selon les habitants de Ravine Verte. La viande de volaille et de cochon (ainsi que tous ses dérivés) fait l'una-nimité et est appréciée par tous ainsi que nous l'avons précédemment indiqué.

La volaille permet aux plus pauvres de manger de la chair animale en certaines occasions ; elle est tuée souvent lors de la réception d'in-vités, lors des repas de fête et le dimanche pour honorer le repas fami-lial. Pour ceux qui sont un peu plus aisés, la volaille est tuée pendant la semaine (« pou fé in fantézi » : pour se faire plaisir). Ainsi, le cari volaille représente-t-il un véritable cari de l'altérité. Sa préparation est en effet très [118] souvent destinée à des personnes extérieures au foyer ou à la convivialité dans les repas exceptionnels. Remarquons que lorsque les gens parlent de cari volaille, ils n'incluent générale-ment pas les caris préparés avec des morceaux de volaille prédécoupés achetés dans le commerce ; ils parlent alors de cari lo z’ailes (kari lozèl) ou de cari la cuisse (kari lakuis) - caris faits avec les ailes ou les cuisses achetées en barquette. Ces caris, en général moins chers qu'un cari volaille sont souvent préparés et font davantage partie du quoti-dien. La consommation des œufs de poule, de son côté, est soumise à quelques habitudes. À Ravine Verte, comme chez la plupart des Réunionnais, les œufs au plat peuvent apporter un certain dégoût s'ils ne sont pas cuits des deux côtés, ce qui est la règle générale.

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La consommation de la viande de cochon et ses dérivés a accom-pagné l'histoire de cette population. Personne n'exprime un quel-conque rejet par rapport à cette viande, tant elle fait partie de l'alimen-tation habituelle. On se plaît à dire dans le quartier que dans le co-chon, toutes les parties sont utilisables pour l'alimentation 144, comme l'illustre la devinette de Justin T. :

« Kosa dan le koson ou zèt ? « Qu'est-ce que dans le cochon tu jettes ?

- Nana riyink le kri ou zèt  ! » - Il n'y a que le cri que tu jettes ! »

Cette réputation est bien sûre abusive, mais elle évoque l'attache-ment important de ces personnes au cochon et à sa viande. Les diffé-rentes préparations permettent la consommation immédiate de la viande cochon ainsi que sa conservation par cuisson, par fumaison (boucanage, boukanaj), par salaison et plus récemment par congéla-tion 145.

Quant à la viande de cabri, elle n'est mangée que par une partie de la population. Le « massalé kabri », cari de cabri, préparé avec des épices utilisées surtout par les Réunionnais d'origine indienne (mal-bar), est parfois refusé. Par peur de tout ce qui vient des Malbar, ce plat et cette viande peuvent être assimilés à un « manzé malbar » (re-pas des Malbar), et à ce titre peuvent être rejetés. À cette préparation est associée la réputation que ce groupe ethnique a dans les milieux créoles : celui de procéder à des actes de sorcellerie, notamment à tra-vers la nourriture qu'ils préparent 146. [119] Mais cette explication ne rend pas compte du dégoût de nombre de personnes. Nous avons rele-vé en effet que cette viande dégoûte la plupart des gens originaires de 144 On retrouve un attachement similaire au cochon dans de nombreuses

régions françaises comme le montre C. Méchin (1992). Cet ethnologue mentionne par ailleurs l'existence d'une même réputation concernant l'extrême comestibilité du cochon. Cette réputation s'avère abusive, compte tenu de l'existence de certaines parties considérées comme impropres à la consommation.

145 Nous ferons le bilan de toutes les parties utilisées dans le cochon un peu plus loin dans ce paragraphe.

146 La place de la sorcellerie dans l'alimentation sera abordée dans les chapitres « Le manger et le croire » et « Manger pour le corps ».

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Mafate qui ne faisaient pas l'élevage de cet animal dans le cirque ; ils n'avaient donc pas l'occasion d'en manger. À l'inverse, ceux qui en élevaient éprouvent plutôt du plaisir à manger cette chair. Le dégoût prendrait alors sa source dans deux processus parallèles. D'un côté, une interaction sociale avec un autre groupe ethnique qui génère peur et rejet de cette viande ; d'un autre, l'absence d'un apprentissage dès le plus jeune âge qui rend cette viande « dégoûtante » et impropre à la consommation. Notons que dans certains cas les deux facteurs semblent associés.

Le bœuf quant à lui - animal existant dans le quartier - est très peu consommé mais considéré comme comestible. Il représente un capital sur pied, un moyen de transport ou un producteur de fumier. En conséquence, nous n'avons jamais eu connaissance, dans le quartier, d'abattage de bœuf en vue d'une consommation alimentaire. Sa viande est très peu achetée dans le commerce, car on la trouve trop chère. Néanmoins, certaines familles ou certains individus qui l'apprécient particulièrement en achètent de temps en temps.

Grâce à la distribution gratuite de lait - le plus souvent aromatisé de chocolat - la consommation de lait de vache s'est généralisée dans le quartier, mais essentiellement pour les enfants scolarisés. Néan-moins, il existe encore aujourd'hui certaines réticences à le boire qui touchent une proportion non négligeable de familles. Ces dernières attribuent au lait la propriété de « faire mal au ventre » et de donner des vers ; elles dissuadent ainsi leurs enfants d'en boire à l'école. La liaison entre le lait et la présence de vers est ancrée dans les esprits. Elle rappelle de douloureux souvenirs liés à la mort précoce de jeunes enfants consécutive à l'infestation de vers. Cette croyance est très ré-gulièrement critiquée par les médecins qui y voient le rôle de l'igno-rance liée au manque d'éducation.

La plupart des poissons ou crustacés vivant en eau douce, habituel-lement péchés à proximité du quartier, sont mangés par les habitants. Cependant, certains d'entre eux qui ont conservé des interdits alimen-taires liés à leur origine malgache ne consomment ni les anguilles ni les crevettes 147. Par ailleurs, l'eau douce stagnante, considérée comme sale, rend impropre à la consommation certains poissons vivant dans

147 Nous analyserons ces interdits dans le chapitre « Le croire et le manger ».

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l'étang de Saint-Paul 148 (étang à proximité de la ville du même nom qui se jette dans la mer). Les habitants de Ravine Verte citent souvent le cas des « tilapias » [120] qui suscitent le dégoût 149. Les poissons de mer sont peu connus par les personnes qui se sont peu déplacées hors du quartier. Seules les bichiques sont notablement connues et unani-mement appréciées. Les vendeurs ambulants venant épisodiquement à domicile depuis l'ouverture de la route, ou encore l'achat de poissons congelés vendus depuis peu à la boutique du quartier ou dans les su-permarchés, ont favorisé récemment la consommation de poisson. L'acceptation ou le rejet des poissons que les personnes peuvent dé-couvrir au cours de leurs achats est fonction non seulement de leur goût mais aussi de leur consistance, car les habitudes de consomma-tion des poissons font apprécier ceux qui gardent leur forme et leur consistance dans les caris. Les produits de la mer les plus consommés sont les produits d'importation 150 qui ont la réputation de garder leur fermeté pendant la cuisson. Dans la même mesure, ceux qui mangent du poisson frais ont l'habitude de consommer des poissons du lagon dont la chair ne se désagrège pas lors de la préparation.

148 Cet étang, en continuité avec la mer, est rempli d'eau douce dans laquelle vivent une flore et une faune adaptées à ce milieu. L'eau de cet étang, à certains endroits boueuse, n'est que très peu transparente à cause des algues qui surnagent et de la végétation qui s'y est développée.

149 À l'inverse, ces poissons sont consommés par les habitants vivant autour de cet étang.

150 Comme des poissons fumés et salés venant des mers glacées de l'hémisphère Nord (morue, hareng, snook) ou alors des poissons en conserve (sardines, maquereaux).

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L'abattage des animaux :une définition culturelle et sociale des parties consommées

La consommation des animaux révèle, elle aussi, une utilisation maximale. Généralement, la plupart des parties des animaux sont consommées. La préparation culinaire des animaux d'élevage en té-moigne. Par ailleurs, l'abattage, le découpage, la préparation de ces produits animaux et leur consommation sont au centre de dynamiques sociales et familiales et mettent en évidence une conception sociale et culturelle de la nourriture. Ainsi, à travers trois cas particuliers - le cabri, les volailles, le cochon -, nous décrirons ici comment la consommation des différentes parties de ces animaux est liée à une vie sociale.

Le cas du cabri

Comme nous l'avons vu 151, ceux qui font l'élevage du cabri et qui le mangent ne sont pas nombreux. Ils tuent néanmoins des cabris plu-sieurs fois par an pour les manger. L'utilisation de la viande de cabri est liée à la dynamique familiale, à la diversité des goûts et aux conceptions populaires du corps et de la santé 152.

[121]Gaston H. (petit propriétaire, 50 ans) tue un cabri la veille du 1er

novembre 1988 :Avant de l'abattre, il l'attache trois jours et lui fait manger pour le

purger, des feuilles finement coupées d'un arbre courant dans le quartier appelé « kassia » (en français cassis, bot. Leuvaena glauca). Le cabri appartient à sa belle-mère, et c'est lui qui le tue. L'abattage est sanctionné par un accord ; tous les deux auront une moitié de l'animal, mais en tenant compte du goût et du choix de chacun.

151 Cf. le chapitre « Nature aménagée et productions alimentaires ».152 Nous y reviendrons dans le chapitre « Manger pour le corps ».

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Gaston tue le cabri au couteau et le fait saigner pour récupérer le sang. Il le donne à sa belle-mère qui préparera la farce (fars 153) avec des épices. Il enlève la peau de l'animal et le coupe en deux en enlevant les tripes et les abats ; une moitié pour lui, l'autre pour sa belle-mère. Il coupe chacune des moitiés en petits morceaux. Il fera cuire en massalé la moitié qui lui est réservée pour le lendemain, jour du 1er novembre - jour des saints - qui est un jour de réunion familiale. Quant à sa belle-mère, elle fera fumer la sienne dans sa cuisine à bois. Les tripes et les abats (cœur, foie, rognons...) - dont l'ensemble prend le nom de « corée » (koré) -reviennent à la belle-mère ; ces parties sont considérées comme bonnes pour la santé des personnes âgées et serviront à faire un cari spécial. La tête et les pattes sont données à un des amis de Gaston pour faire un massalé. La belle-mère n'aime pas ces morceaux et le fils aîné qui ne les apprécie pas non plus, convainc son père de les donner à son ami.

Nous voyons donc que les goûts intra-familiaux, les considérations médicinales, les réseaux de relation interviennent dans la répartition des morceaux du cabri.

Le cas des volailles

Lorsqu'elles tuent une poule ou un coq, certaines personnes égorgent l'animal et récupèrent le sang qui peut être mangé, mélangé à du riz. D'autres personnes qui n'ont pas l'intention de le manger (ou de le garder pour le donner à quelqu'un qui l'apprécie) jettent ce sang.

Une fois que l'animal est plumé, la tête et les pattes sont coupées et les viscères sont vidés. La bile est jetée et l'animal est débité en dé-coupant les ailes, les cuisses, et en coupant la carcasse en petits mor-ceaux. À ce stade, ces parties peuvent être préparées de diverses ma-nières. Les morceaux de viande (cuisses, ailes, morceaux de la car-casse) sont cuisinés [122] ensemble, avec ou sans la tête et les pattes. Il arrive souvent que ces extrémités ne fassent pas partie des repas de fête ; mais dans le quotidien nombre de gens apprécient de manger et de sucer la tête (parfois les yeux) et les pattes. Les viscères peuvent

153 Cette préparation est similaire à celle du boudin, mais elle est cuite sans boyaux elle reste donc à l'état de farce.

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être préparés de deux façons : soit à part, soit mélangés avec la viande.

Ces différentes manières de faire offrent la possibilité de préparer plusieurs plats différents, et de ce fait de manger le ou les animaux préparés au même moment à plusieurs repas.

Le cas du cochon

Les différentes préparations du cochon permettent la consomma-tion immédiate de sa viande ainsi que sa conservation par cuisson, par fumaison (boucanage), par salaison ou plus récemment par congéla-tion.

Le jour de l'abattage du cochon représente pour la plupart des fa-milles une journée importante dont le caractère spécial s'exprime dans les activités familiales mobilisées autour de la préparation des diffé-rentes parties du cochon. L'importance de la viande de cochon dans la consommation de ce quartier, comme dans toute la Réunion, et l'atta-chement qui existe vis-à-vis de ces animaux incitent à considérer at-tentivement la description d'un jour d'abattage. Plus que pour tout autre animal, l'abattage du cochon s'accompagne d'une dynamique famille et sociale codifiée qui régit nombre de relations sociales.

Cette journée met en relief les rôles respectifs des divers membres de la famille, les diverses étapes qui permettent d'utiliser l'animal dans son intégralité et de distinguer les destinations des différentes parties de la bête. C'est la raison pour laquelle nous décrirons en détail l'une de ces journées, telle que nous l'avons vécue avec une famille de Ra-vine Verte. Les destinations des diverses parties sont partagées entre la consommation le jour même, entre la vente et le don, et la conser-vation pour la famille.

Ce jour-là, l'organisation familiale traduit un investissement de tous ses membres à l'abattage du cochon, à son débitage et à la réalisa-tion des diverses préparations ; ce jour offre également l'occasion de manger différemment pendant toute une journée.

Cette journée a été observée en 1991, un vendredi du mois de juillet, chez la famille O., dont la structure est détaillée dans le schéma

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1. Cette famille est composée du père, Roland (46 ans), de la mère, Reine-Marie (43 ans) et de huit enfants qui vivent sous le même toit que leurs parents. La mère de Reine-Marie (72 ans) habite dans une case mitoyenne ; mais grabataire elle dépend de sa fille. La fille de 17 ans, Sophie, qui vivait en ménage juste à côté de sa grand-mère, s'est retrouvée seule à la suite d'une mésentente avec son compagnon. La fille de 19 ans, Rolande, vit avec son mari et sa petite fille plus loin dans le quartier.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 154

[123]

Schéma 1 :

Famille O - Structures familiales et liens de parentédes personnes impliquées dans l'abattage du cochon

Retour à la table des matières

[124]Pour cette journée, tous les membres de la famille sont présents. La

belle-sœur de Mme O., Marie-Lourdes, qui habite juste à côté, vient les aider. Sa famille, quant à elle, ne participe pas à cette journée, si ce n'est vers la fin. Les relations de parenté des personnes qui participent à cette journée sont résumées dans le schéma n° l qui tient compte des activités ou ressources des adultes.

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Habituellement, cette journée débute tôt le matin, mais cette fois-ci, Monsieur O. n'est pas disponible en début de matinée et l'abattage ne commencera que vers 11 h. Auparavant, Madame O. a préparé pour le goûter du matin une marmite de « confiture » (konfitir) de manioc 154. Cette préparation est faite pour être consommée pendant la journée. À 11 h, le père Roland commence les activités de cet abattage.

L'amarrage : Le matin, Roland a découpé des feuilles de choca 155 en lanières et les a fait tremper dans l'eau pour les assouplir. Il s'en sert pour attacher le cochon. Il me confie : « Tan la manké pou alé rodé kord la boutik » (Je n'ai pas eu le temps d'aller chercher de la corde à la boutique.). Ses deux fils André (20 ans), Mickaël (15 ans) et son gendre Paul, rentrent dans le parc du cochon et attrapent l'animal qui commence à crier à la mort. Roland lui attache les quatre pieds ensemble avec les feuilles de choca ainsi que le museau. À l'extérieur du parc, les jeunes enfants regardent la scène.

L'abattage : À la demande de Roland, les garçons tirent le cochon, l'entraînent à l'extérieur du parc pour le tuer. Ils l'amènent au bord de la cour qui présente une marche vers le chemin d'accès, et lui mettent la tête dans le vide. Pendant ce temps, Roland va chercher un long couteau, et l'enfonce au niveau de la gorge : « Mi pik lo kèr » (Je transperce le cœur). Sa fille Sophie (18 ans) à l'appel de son père, s'accroupit et récupère le sang qui jaillit dans une grosse marmite. Après quelques soubresauts, l'animal expire. Roland bouche le trou qu'il vient de faire avec un « coton maïs » (koton mai 156) qu'il enfonce dans la gorge.

Le sang : Roland plonge la main dans la marmite remplie de sang et le malaxe pour éviter qu'il ne caille. Trouvant le récipient peu rempli, il commente : « Nana poin èn bon pé dosan, akoz la lune lémol zordi ! » (Il n'y a pas beaucoup de sang, parce que la lune n'est pas forte aujourd'hui) ; la lune était ce jour-là en phase descendante. Lorsque la lune est pleine, il constate que le sang est recueilli en quantité plus abondante.

154 Racines de manioc bouillies dans du sucre.155 Choca : nom créole de l'aloès, de l'agave. Des lanières sont confectionnées

à partir de la hampe de cette plante.156 Epi de maïs débarrassé de ses grains.

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[125]Le lavage : Le corps de l'animal est remis dans son parc et les phases

de lavage se succèdent. Les soies (la plime) sont raclées méthodiquement avec le tranchant d'un couteau par les garçons, et le côté propre est posé sur des feuilles de bananiers. La peau ainsi dénudée est ébouillantée avec de l'eau chaude, et lavée à grande eau avec un tuyau. Ensuite, les taches de purin incrustées dans la peau sont attentivement et systématiquement nettoyées au tampon à récurer. Pour terminer, Roland rase les poils qui sont restés sur la peau (surtout au niveau de la tête) avec un rasoir mécanique dans lequel il introduit une nouvelle lame.

Le découpage : Roland ouvre le corps du cochon longitudinalement de la gorge jusqu'en bas, coupe le thorax à l'aide d'un gros couteau, écarte les côtes, et récupère le sang dans une petite casserole pour l'ajouter à celui de la marmite tenue par Sophie. Il enlève la bile (remplie de fiel), que son fils aîné récupère et fait sécher sur le toit du parc : « Lofiel lébon pou swagné léblésir » (la bile, c'est bon, pour soigner les blessures). Les entrailles du corps sont mises dans un carton recouvert de feuilles de bananier. Le père découpe l'ensemble cœur-poumons, souffle dans l'œsophage pour gonfler les poumons qu'il ficelle, et André emporte le tout dans la cuisine à bois pour l'accrocher à un montant de bois ; ils s'en occuperont plus tard. Roland coupe la tête et la donne à sa femme qui l'accroche à côté du cœur et des poumons dans la cuisine à bois en attendant de s'en occuper par la suite. Il débite le corps en quatre morceaux, un pour chaque patte, que les hommes (Roland, Paul et André) transportent dans la cuisine intérieure (pièce de la maison contenant une cuisinière à gaz).

Le débitage : Dans la cuisine intérieure, Roland découpe sur un billot de bois les quatre quartiers en morceaux de deux à trois kilos. La peau est découpée et servira à faire des gratons. Voyant l'épaisseur de la graisse, la belle-sœur de Roland dit qu'elle n'aime pas trop ça : « A ! mi aime pa laviand blans koméla ! » (Ah, je n'aime pas la viande blanche comme celle-là).

Le partage de viande : Sa femme, Reine-Marie, vient auprès de lui pour lui rappeler le nom des personnes qui leur ont commandé de la viande. Roland pèse alors les morceaux sur une balance romaine avec trois kilos de tare faite avec des sacs de légumineuses de un et de deux kilos. Sophie aide ses parents à marquer le nom des personnes sur les sacs en plastique qui contiennent les morceaux, et les jeunes enfants emportent

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déjà certains morceaux à leurs destinataires. Le reste des sacs contenant la viande est stocké par la mère dans le grand congélateur qui est dans la case.

Le nettoyage des entrailles  : Pendant ce temps-là, Marie-Lourdes et Reine-Marie nettoient les entrailles (intestins et estomac). Les intestins et l'estomac sont retournés comme un gant, leur contenu est jeté parterre ; ils sont raclés sur un rocher et lavés à grande eau. Les enfants [126] qui observent la scène, se bouchent le nez, gênés par l'odeur. La mère, d'un air amusé leur répond que c'est normal et que pour les humains c'est la même chose. Paul ajoute que ça sentirait encore plus mauvais si l'on ouvrait maintenant notre propre corps. Puis, elles récupèrent la graisse qui se trouve tout autour des entrailles pour la mettre dans le boudin.

La préparation du boudin (préparatifs) : À l'intérieur de la maison, Rolande (la fille de 19 ans) et Paul (son mari) s'occupent des préparatifs du boudin. Les épices qui ont déjà été préparées depuis le matin sont restées sur la table de la salle à manger : feuilles de patate, persil, découpés en morceaux fins, avec des oignons verts, de l'ail, du thym. À côté des épices se trouvent sept pains que Rolande et Paul utilisent en partie (seulement trois pains) : ils les découpent en tranches, et les mettent dans un seau en plastique.

La préparation du repas : Un peu plus tard, les dernières étapes de préparation du repas du soir s'organisent. Rolande lave la salade verte au milieu de la cour en la faisant tremper dans un seau ; un peu plus tard, André trie le riz dans un van 157. Quelque temps après, Rolande retire la marmite de grains cuits du feu et les bat avec un « kalou » (pilon) en bois pour les réduire en une purée grossière.

La préparation des grillades  : Pendant ce temps-là, la mère qui a fini de laver les entrailles, s'occupe de la cuisson des grillades : une cuisse et le foie découpés en morceaux sur une grille, sous le réservoir d'eau bouillie. Les morceaux grillés sont apportés à l'intérieur de la maison, et posés sur la table en attendant d'être consommés. Quelque temps plus tard, ce sont les enfants qui s'emparent de morceaux de viande qu'ils font griller pour leur propre consommation.

La consommation de la viande grillée  : À ce moment-là, plusieurs personnes sont inactives : Sophie, André, Rolande et Paul. André fait alors passer la viande grillée à tous les présents et me sert en premier. Il a

157 Grand plateau en vannerie qui sert à trier le riz.

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préalablement mis de la sauce de piment chinois dans une assiette, mais en trop grande quantité au goût de sa sœur Rolande qui le lui fait remarquer. Les enfants tournent autour et attendent leur tour qui n'arrivera qu'après celui des adultes.

La préparation de la « corée » (koré)  : Pendant ce temps, Roland a fini de découper la viande et découpe les morceaux qui vont composer le cari de koré - composé du cœur, du foie, des poumons et de la queue du cochon. Il mélange les morceaux dans une marmite, et bat les poumons avec un couteau comme une mangue pour les découper en morceaux fins. Il met la marmite de koré à cuire sur la cuisinière à gaz et fait revenir (roussir) les grains et les épices ensemble dans de l'huile. Dans la marmite [127] de koré, il rajoute au bout d'un certain temps de cuisson de la poudre de massalé, du safran, du sel, du thym en branche, et du poivre. Dans la marmite, avant de mettre les grains (déjà réduits en purée grossière) dans l'huile frémissante, il rajoute une branche de thym, et du sel.

La préparation des gratons : Après avoir terminé la koré, Roland s'occupe des gratons 158. Il prend la peau qu'il avait retirée des quartiers de viande et découpe la graisse de la peau en croisillon.

La préparation du boudin (suite)  : Pendant ce temps, Paul fait tremper le pain dans l'eau pour le ramollir. Un peu plus tard, André et Paul se retrouvent dans la cuisine à bois et s'occupent du feu sur lequel est posée une marmite contenant la graisse de l'animal (recueillie auparavant). La mère arrive quand la graisse est fondue et s'adonne à la confection de la farce du boudin ; tout le monde l'attend car c'est elle qui a l'habitude de faire cette opération. Elle rajoute les épices qui étaient sur la table à la graisse fondue encore sur le feu en tournant énergiquement. En même temps, André et Paul mélangent le sang avec le pain découpé dans le seau et le donnent à la mère. Un peu après, celle-ci verse le mélange dans la marmite contenant les épices roussies dans la graisse. Elle tourne régulièrement jusqu'au moment où elle enlève la marmite du feu. Pendant ce temps, Roland s'échappe de la cuisine intérieure et va découper dans un coin de la cour trois petites bouteilles en plastique 159, de façon à récupérer les parties en forme d'entonnoir ; il les rince à grande eau. Ces morceaux de bouteille serviront à enfiler les intestins qui trempent dans l'eau chaude.

158 Gratons : morceaux de lard frits ou fondus.159 Bouteilles d'un quart de litre de limonade.

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Dans la cuisine à bois assis, sur un tabouret face à l'entrée, Jean-Pierre, Rolande et Marie-Lourdes, s'occupent de bourrer les intestins. Il faut d'abord sortir les intestins de l'eau, les gonfler en soufflant dedans des deux bouts, et les bourrer à la main grâce à l'entonnoir de fortune fabriqué par Roland et sur lequel on met un bout de l'intestin. Cette opération, est assez longue compte tenu du volume important de farce. Jean-Pierre s'arrête et les deux femmes continuent toutes seules. Lorsqu'une longueur du morceau de l'intestin est complètement remplie, le père arrive appelé par les femmes, pour arrêter les bouts à l'aide d'une ficelle et transporte ces morceaux dans la citerne d'eau chaude qui est toujours sur le feu pour les faire bouillir. Quelques minutes après, il les sort de l'eau bouillante et les suspend dans la cour. Ils utilisent dans un second temps des intestins synthétiques, car la longueur des intestins de l'animal n'est pas suffisante.

La préparation des andouilles  : Pendant ce temps, assis sur un tabouret dans la cour, André et Paul ont découpé les joues de la tête du cochon [128] juste à l'extérieur de la cuisine à bois sur un goni 160 en plastique. Ces morceaux sont découpés en fines lanières. L'un tient le morceau de viande et l'autre le découpe attentivement le plus finement possible. Lorsque Marie-Lourdes et Rolande en ont fini avec le boudin, elles s'occupent des andouilles (z'andouilles, zandouy). Elles restent à la même place et on leur apporte alors les seaux contenant les divers ingrédients des zandouy : joues et « panse » découpées en lanières sur lesquelles elles versent des épices. Sur une ficelle, les lanières sont suspendues (un mélange des deux qualités de morceaux) par leur milieu, et recouvertes de boyau synthétique. On les accroche avec la ficelle au-dessus du feu pour boucaner. De petits morceaux de boudin encore chauds sont passés de main en main pour être goûtés, et chacun donne son avis.

Le repas du soir : Il est alors près de 19 h30, et toutes les opérations ne sont pas encore terminées. Le repas est prêt mais le père est toujours occupé. Ne voulant pas trop retarder l'heure du repas, mes hôtes me proposent de manger avec eux. Je partage le repas avec les grands enfants (André, Rolande, son mari, Sophie). La table de la pièce principale de la maison est recouverte d'une nappe blanche. Chacun est assis autour de la table et Sophie apporte les assiettes 161 puis aidée par son père, les différents plats : un plat de riz blanc, un plat de grains, un plat avec une

160 Goni  : grand sac ayant contenu 50 kg de riz.161 Notons que traditionnellement, on mange ce repas sur des feuilles de

bananier.

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salade verte, un plat avec un cari cochon, un plat avec la koré ; tout est posé sur la table et chacun se sert. Ce repas aurait dû accueillir tous les participants de cette journée, mais l'heure tardive a incité la famille à le scinder en deux. Ce repas doit en effet terminer la journée et permettre à chacun de profiter du fruit de son travail.

Les activités de cette journée nous éclairent sur la répartition des tâches familiales pour l'abattage du cochon. C'est une entreprise col-lective, et plusieurs occupations sont préférentiellement attribuées à certaines personnes et mettent en évidence le rôle différentiel des hommes et des femmes, ainsi que des jeunes enfants et de ceux qui ont une compétence dans le domaine.

Le père joue un rôle fondamental car il participe à toutes les étapes, il rythme la journée et il demande de l'aide aux différentes per-sonnes. Les étapes demandant de la force sont réalisées par les hommes, tandis que celles demandant peu de force sont faites par des femmes d'expérience. Les enfants, quant à eux, n'aident qu'occasion-nellement.

Ce compte-rendu de journée s'est voulu détaillé pour permettre de restituer non seulement les activités et le rôle respectif de chacun, mais aussi de montrer dans quelle mesure cette journée est un événe-ment qui concerne [129] la famille entière. Nous avons introduit des citations dans cette description pour insister sur l'expression des goûts et des dégoûts qui ont ponctué cette journée. L'abattage est non seule-ment un événement social, mais aussi un moment privilégié pour l'ap-prentissage des connaissances anatomiques relatives aux animaux et aux parties utilisées.

Ainsi, avec le sang, la graisse et les intestins prépare-t-on le bou-din ; avec la peau, des gratons. Avec le cœur, le foie, les poumons, la queue on fait un cari qu'on appelle la koré. Avec les joues, la panse et les intestins, on confectionne les zandouy (andouilles) ; avec les joues et les intestins, le fromage de tête ou jambon (fromage de tête). La viande des cuisses (la plus tendre) est grillée le jour de l'abattage ; la viande qui reste est mangée en cari ou alors en rôti, elle peut être éga-lement boucanée (fumée) et salée dans le but d'être conservée. La bile est conservée pour soigner les blessures. Notons qu'il n'y a pas de pré-paration de jambon comme dans la tradition française ; est appelé « jambon » (zanbon), le fromage de tête.

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Si nous rassemblons les parties qui sont utilisées pour les trois ani-maux considérés ci-dessus, nous obtenons le tableau synthétique sui-vant :

Tableau 8 : Les parties des animaux d'élevage consomméesRetour à la table des matières

Animal Parties utilisées Préparations

Cochon Sang, graisse, intestins Boudin

Peau Gratons

Cœur, intestins, poumons (queue) Koré

Joues, panse, intestins Andouilles

Joues, intestins Fromage de tête

Viande des cuisses Grillée ou rôtie

Côtes Côtelettes rôties ou en cari

Viande restante, os En petits morceaux en cari

Pattes En cari

Graisse, chair Saucisses

Graisse Saindoux (grès)

Cabri Sang, intestin farce (fars)

Cœur, foie, rognons, intestins Koré

Viande, os En petits morceaux en cari

Poule, Tête, pattes, cuisses, ailes, carcasse et abats En petits morceaux en cari

poulet Abats Cari spécial

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 162

[130]

De l'utilisation et de la combinaisondes aliments et des boissons

Retour à la table des matières

C'est à travers les préparations culinaires que la spécificité de l'ali-mentation créole est le mieux perceptible. Cette cuisine est d'ailleurs abondamment décrite dans de nombreux livres de recettes vendus à la Réunion, et elle est proposée dans de nombreux restaurants ou dans des tables d'hôte. Elle participe ainsi à définir et à valoriser la dimen-sion culinaire de la culture créole 162. Cuisine et culture sont ainsi inti-mement liées.

Ainsi, étudier les modes de conservation des aliments et les prépa-rations culinaires pratiquées à Ravine Verte - comme nous le faisons ici - permet-il de montrer les règles et les codes culturels qui struc-turent les associations alimentaires. Choisir les aliments, les associer, leur donner des saveurs révèlent en effet une véritable combinatoire à mettre en relation avec les spécificités de cette population et de son histoire, comme nous allons le voir dans ce paragraphe.

À Ravine Verte, les modes de conservation et de préparation ont été fortement influencés par les lieux de la cuisine. Comme dans le monde rural à la Réunion, la cuisine des habitations de Ravine Verte se trouve séparée des pièces du logement et forme une construction autonome d'une seule pièce. Ce type de cuisine à bois - lieu de prépa-ration, et également lieu de regroupement familial pour les repas lors-qu'il fait frais à l'extérieur - a été décrit en détail par M. Valentin (1982 : 21), et nous avons nous-mêmes constaté la permanence en 1987 de ce type de cuisine dans l'ensemble du monde rural réunion-nais (Cohen, P., 1988 : 54). Le foyer sert à préparer la cuisine, et la fumée qui s'en dégage sert à boucaner divers produits alimentaires et à conserver les semences. La cuisine à bois a été d'une importance pri-

162 On trouvera dans D. Baggioni & JCC Marimoutou (1988) une analyse des livres de cuisine créole à la Réunion, et dans P. Cohen (1996 a) quelques réflexions sur les nouvelles évolutions des conceptions de la cuisine créole.

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mordiale dans le passé dans l'ensemble du monde rural réunionnais. Ce mode de cuisine est en effet l'héritier d'un passé culturel fort, puis-qu'il conditionne tout un mode de vie et toute une série de sensations organoleptiques 163. Mais, la tendance actuelle à la Réunion enregistre une utilisation de moins en moins fréquente de ce lieu de cuisine. Les logements récents sont en effet limités par la place, surtout dans les zones urbaines. En outre, en dehors d'un mode de vie rural, il est diffi-cile de consacrer du temps aux diverses phases et activités liées à la cuisine au bois : ramassage et manipulation du bois (stockage, foyer), cuisson plus longue qu'au gaz ou à l'électricité, lavage plus conséquent des marmites et ustensiles, etc.

[131]Bien que la cuisine à bois existe encore aujourd'hui, nous avons

observé à Ravine Verte une véritable mutation dans son utilisation. En 1988, l'ensemble des familles l'utilisait régulièrement. Certaines (la majorité) s'en servaient quotidiennement tandis que d'autres ne s'en servaient que pour les jours de fêtes. La cuisine au gaz 164 servait alors de complément pour réchauffer le café ou le lait ou pour faire des pré-parations rapides 165. La complémentarité raisonnée des deux types de cuisson permettait d'économiser le plus possible le gaz. Mais le ralen-tissement progressif des activités agricoles, facilité par le R.M.I., a changé le rythme de vie familiale qui n'est plus centré sur la vie rurale. Ce rythme se dégage de plus en plus de la corvée de bois journalière ou pluri-hebdomadaire. En outre, une hausse substantielle du pouvoir d'achat a permis l'achat de cuisinières à gaz (pour ceux qui n'en possé-daient pas) et l'achat régulier de bouteilles de gaz. C'est ainsi qu'en 1990, et plus encore en 1991, nous avons pu observer la modification de ces lieux de cuisine. Certaines familles ont transformé leur cuisine à bois en une cuisine plus propre 166 où le foyer est remplacé par une cuisinière à gaz. D'autres ont démoli la cuisine à bois et n'ont conservé

163 Sensations organoleptiques : mobilisées par les sens du toucher, du goût, de l'odeur, de la vision, de l'ouïe dans l'acte alimentaire.

164 Cette cuisine est faite sur une cuisinière à gaz (soit seulement deux feux, soit un ensemble de trois à quatre feux avec le four) placée à l'intérieur du logement dans une pièce réservée à cet effet.

165 Cf. cari vitesse, présenté ci-après dans la préparation des caris.166 Sans fumée de bois. Les personnes concernées mettent elles-mêmes en

avant l'avantage de cette propreté.

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que la cuisine intérieure 167. D'autres encore ont seulement restructuré leur cuisine à bois en y apportant quelques améliorations. Ainsi l'en-semble des familles qui ont bénéficié du RMI a sensiblement changé les utilisations respectives de la cuisson au bois et de celle faite au gaz. La cuisson au gaz est de plus en plus fréquente et permet à la mère de famille de cuisiner plus rapidement au quotidien. La cuisine au bois se fait ponctuellement dans un coin de la cour sur un foyer aménagé, quand la pièce prévue à cet effet a disparu.

Les modes de conservation des aliments

La population de Ravine Verte, qui a vécu longtemps sans eau ni électricité, a utilisé jusqu'à ces dernières années tous les modes de conservation de la nourriture que l'on rencontre dans l'ensemble du monde traditionnel créole, et qui ont été décrits par M. Valentin (1982) : le boucanage, le salage, le confit, le mariné, le séchage, la conservation par le sucre.

[132]Avec l'arrivée de l'électricité, les réfrigérateurs commençaient à

s'introduire dans les foyers, mais ne concernaient pas encore en 1988 l'ensemble de la population. Ainsi, cette année-là, l'infirmier qui vient prodiguer des soins à domicile à la population du quartier remarquait-il que la moitié des foyers dans lesquels il était introduit 168 n'avaient encore pas de réfrigérateur. L'arrivée du R.M.I. a permis à de nom-breuses familles de renouveler un équipement trop vétusté ou de se procurer du matériel neuf. Si l'aversion pour les aliments conservés au réfrigérateur est une constante, l'utilisation du réfrigérateur et du congélateur 169 est de plus en plus importante par rapport aux autres types de conservation. Mais les habitudes liées à une éducation des goûts conduisent à maintenir des modes de conservation traditionnels.

167 Pour récupérer les tôles et les morceaux de bois et les utiliser à d'autres fins.168 Son activité lui permet de rentrer un jour ou l'autre dans la plupart des

cases.169 Pour ceux qui achètent un combiné réfrigérateur-congélateur, ou un

congélateur.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 165

Le boucanage est obtenu par une fumaison au feu de bois. Il concerne principalement la viande de tous les animaux comestibles et leurs dérivés. Les morceaux de viande préalablement imprégnés d'épices sont accrochés au-dessus du foyer de la cuisine à bois, et on les laisse boucaner au fur et à mesure de la cuisson des repas. Toutes les familles faisaient de la viande boucanée avant l'apparition des ré-frigérateurs. Le goût de fumaison est très recherché, et incite certains à continuer de pratiquer ce mode de conservation.

Dans la préparation de la viande boucanée, on utilise généralement du sel, du poivre, du thym et des clous de girofle que l'on mélange à la viande après l'avoir découpée en petits morceaux. Mais chaque foyer a sa propre façon de faire. Ainsi, certains ne font macérer les épices et la viande qu'une demi-journée dans un plat avant d'attacher cette der-nière au-dessus du foyer ; ils la mangent après une semaine. D'autres utilisent une préparation plus longue. Ils salent davantage la viande et la laissent reposer une semaine avant de la boucaner.

Les épis de maïs peuvent être boucanés dans un coin de la cuisine à bois plusieurs mois avant d'être égrenés pour servir de semence. La fumée évite ainsi l'infestation des parasites.

Les viandes peuvent être salées, surtout la viande et les sous-pro-duits du cochon. Là aussi le salage est différent selon le savoir-faire des familles. Mais de façon générale, le sel est toujours associé à des épices (sensiblement les mêmes que pour le boucanage).

Voici résumée la recette de Marcel H. Il met la viande dans un bi-don en plastique (avant c'était un bidon en fer blanc) en alternant des couches de viande, d'épices (poivre, thym, clous de girofle) et de sel. Il la ferme hermétiquement. Il retire la viande au bout d'une semaine ou deux et la [133] met à boucaner. Elle peut être mangée au bout de quinze jours, et peut se conserver ainsi pendant cinq à six mois.

Le confit est une préparation qui permet de conserver des végétaux en les faisant macérer dans du vinaigre additionné de gros sel et par-fois d'eau bouillie, après les avoir ébouillantés. Ce mode de conserva-tion est surtout utilisé dans le quartier pour les piments frais que l'on récolte dans la cour. Ce mode de conservation est aussi très courant partout à la Réunion (M. Valentin, 1982 : 102).

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Le mariné désigne « une manière de conserver la viande dans de la graisse qui rappelle le « confit » de la cuisine paysanne française. (...) Les pièces à conserver : rôtis, boulettes de viande, une fois parfaite-ment cuites, étaient immergées dans du saindoux, et conservées à l'abri dans de grands « fer-blancs » soigneusement couverts. (M. Va-lentin, op. cit.: 103). Cette méthode, d'après l'auteur, n'est pratique-ment plus employée à la Réunion en 1982, alors qu'elle était très cou-rante vingt ans auparavant (1962). Ce mode de conservation a perduré plus tardivement dans le quartier. En effet, les habitants n'ayant pas d'électricité et pratiquant souvent l'élevage de cochon, cette habitude était encore conservée jusqu'au début des années 80 dans certaines familles.

Le séchage est pratiqué pour certains produits végétaux ; c'est le cas des épis de maïs, des racines de curcuma (pour ceux qui fa-briquent du safran), ou de certaines plantes médicinales. Générale-ment, les épis de maïs (comme les racines de curcuma) sont déposés sur le toit de la case et sèchent au soleil. Ce n'est qu'après dessiccation qu'on les ramasse pour les stocker (maïs) ou pour les préparer (la poudre de safran 170). Certaines plantes médicinales sont mises à sécher dans une partie aérée de la maison. Elles sont utilisées en tisanes selon les besoins.

En ce qui concerne les bananes, il existe un mode de mûrissement qui s'apparente au séchage. Le régime de bananes encore vertes (soit entier soit coupé en « main » 171) est recouvert de feuilles de bananier ou de journaux et placé dans un goni en toile qui est stocké dans la cuisine à bois. La chaleur du foyer permet ainsi un mûrissement lent et progressif des bananes.

On pratique aussi le séchage d'une pâte obtenue par inondation de la racine d'arrow-root (larourout). La poudre ainsi obtenue peut se conserver des semaines avant d'être utilisée. Elle servait auparavant à préparer des gâteaux secs (bonbon larourout) ; et aujourd'hui, elle est davantage destinée à des utilisations médicinales qui visent essentiel-lement à [134] « rafraîchir » l'organisme 172. Pour obtenir cette poudre, la racine est pressée et inondée d'eau. L'eau de trempage récupérée est 170 Pour la culture de safran, cf. chapitre « Nature aménagée et productions

alimentaires ».171 Min : groupe de bananes (littéralement « main »).172 Cf. chapitre « Manger pour le corps   ».

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laissée au repos pour décanter. En jetant l'eau surnageante, la pâte qui en résulte est séchée au soleil pour donner la poudre d'arrow-root.

Il existe par ailleurs plusieurs types de préparation à base de sucre : les confitures (konfitur) de fruits, et celles à base de racines de ma-nioc, de patate, de taro, etc., préparées an konfitur. Si les premières préparations peuvent se conserver longtemps, ce n'est pas le cas des secondes. C'est la raison pour laquelle nous décrirons ces dernières dans les modes de préparation des aliments (cf. paragraphe suivant).

Les confitures de fruits sont rarement préparées dans le quartier. Certaines personnes préparent des gelées de goyaviers ou des confi-tures de papayes. Le plus souvent les familles préfèrent acheter des confitures dans les commerces pour les manger aux goûters.

Pour conserver, il devient de plus en plus courant d'utiliser le réfri-gérateur et le congélateur. Les cuisines à bois étant de moins en moins utilisées, les aliments ne peuvent être boucanés comme dans le passé. Mais les nouvelles habitudes mettent du temps à s'installer.

Ainsi, jusqu'à l'achat d'un congélateur en 1988, la famille de Gas-ton H. (petit propriétaire, 52 ans) conservait les poissons séchés 173 achetés en petite quantité, sous la paillasse à côté de l'évier. Les membres de cette famille déploraient que les poissons finissaient par pourrir et par dégager de mauvaises odeurs à cause de l'humidité. Ce n'est que quelques mois après l'achat du congélateur, et sur les conseils du frère 174 de la mère, qu'ils ont essayé d'y mettre les pois-sons ; ils ont été très satisfaits et continuent depuis. Par contre, ils pré-fèrent ne pas mettre les tomates au congélateur : « i pran lo » (« elles deviennent pleines d'eau »). Ils préfèrent alors utiliser des tomates en boîtes.

D'une façon générale, si des produits alimentaires avant transfor-mation (viandes, poissons, piments verts, etc.) sont placés dans le congélateur, des plats préparés ne sont par contre très rarement conservés par ce moyen, car le goût que leur donne ce mode de conservation n'est pas apprécié.

173 Morue, maquereau, snook...174 Qui rentrait juste de Métropole après dix-huit ans d'absence.

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Les préparations culinaires

Les modes de préparation des aliments sont en tout point iden-tiques à ceux que l'on rencontre chez l'ensemble des Réunionnais. Ils font partie, comme M. Valentin l'a déjà mentionné, du fond commun de la cuisine [135] réunionnaise. Mais les habitudes dans la façon de procéder à la cuisson et d'assembler les épices, sont spécifiques et pré-sentent au sein du quartier une certaine homogénéité par rapport à d'autres milieux créoles. La confrontation de ces milieux notamment au sein de la cantine scolaire qui met en présence une cantinière res-ponsable venant de l'extérieur du quartier, et des aides-cuisinières du quartier (toutes originaires de Mafate), est tout à fait significative dans le choix et l'élaboration des recettes. Par ailleurs, les contacts avec l'extérieur et les livres de cuisine (possédés par un nombre réduit de personnes) conduisent à connaître de nouvelles préparations utilisées pour changer les habitudes, ou lors de repas de fêtes.

Les préparations traditionnelles

Ces préparations sont transmises de génération en génération. Elles sont identifiées par la population du quartier comme des préparations créoles.

- La préparation des aliments de base

Les aliments de base sont préparés dans le quotidien et structurent les repas. Les repas au riz avec des légumineuses sont les plus cou-rants, ceux avec le maïs ou les « racines » moins répandus 175.

Le riz se prépare à l'eau dans une grande marmite en fonte que l'on met à cuire habituellement sur le feu à bois. Mais l'équipement de cer-taines familles, acquis tout récemment, leur permet de faire cuire leur

175 La structure de ces repas est détaillée dans le chapitre suivant, « Le repas et le partage ».

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riz dans un « rice cooker » (cuiseur électrique de riz), appelé dans le quartier marmit lestricité 176.

Dans la préparation du riz, une grande importance est attachée au tri qui permet de débarrasser cette céréale des cailloux, autres graines, parasites ou saletés. Le riz est étalé dans un van 177, et est passé en re-vue, grain après grain. Ensuite, il faut le laver pour enlever toute la poussière, et comme les produits de traitement chimique sont énormé-ment craints, il est lavé plusieurs fois avec attention.

Après avoir lavé le riz, la quantité à cuisiner est mesurée avec une ancienne boîte de conserve réservée à cet effet - appelée « pinte » (pint). Généralement de taille moyenne, ces boîtes de conserve ont un volume qui varie selon les familles. Chaque foyer a ainsi sa propre mesure de [136] référence et la personne qui prépare le riz connaît très exactement le nombre de pinte à préparer selon le nombre de per-sonnes qui mangeront dans la journée.

Par exemple dans une famille d'agriculteurs de 11 membres, la mère fait le calcul suivant. Lorsque tout le monde est présent (5 adultes et 6 enfants vivant dans le même logement), elle prépare 6 pintes (1,5 kilos). Pour des repas moins importants, elle calcule 2,5 pintes pour 2 personnes (0,625 kg), 3,5 pintes (0,875 kg) pour 4 personnes, et 4 pintes (1 kg) pour 5 personnes. Ces quantités préparées sont calculées par habitude, et si elles s'avèrent trop importantes, le riz restant est gardé pour le repas suivant.

Le riz est déposé au fond d'une grande marmite et est recouvert d'eau dont la quantité est estimée à la vue ou par les doigts : chaque préparateur a constitué des repères sur ses propres mains lorsque les bouts des doigts touchent le fond de la marmite. La quantité d'eau avoisine ainsi une fois et demie le volume de riz. La marmite, recou-verte de son couvercle, est alors déposée sur le feu (bois ou gaz) qui est maintenu à feu doux. La marmite est laissée sans surveillance pen-dant un quart d'heure à une demi-heure selon la quantité de riz, et elle est retirée du feu après que la cuisinière s'est assurée de la bonne cuis-son du riz ; il doit être légèrement collant, mais pas trop.

176 Littéralement : marmite à électricité.177 Grand plateau plat en vannerie.

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Le riz est bouilli, mais cuit sans sel. La préparation du riz dans la « marmit lestricité » est la même, mais grâce à un thermostat l'arrêt de la cuisson est automatique.

Le « riz chauffé » (ri sofé) est une préparation qui permet d'utiliser les restes de riz du repas précédent (de la veille au soir, le plus sou-vent) qui sont revenus dans la marmite ou dans une poêle. Et ce riz est éventuellement mélangé avec des restes de cari. Yvette H. (36 ans) explique comment elle procède :

« On met l'huile dans une poêle ou une marmite, on met de l'oignon, on fait roussir, après on met le riz et on rajoute le cari et on mélange tout en même temps ; et il faut manger tout de suite. »

La préparation des légumineuses, quant à elle, est la première chose qu'une mère de famille fait pour la cuisine de la journée. En ef-fet, la cuisson des légumineuses sèches (grains secs) prend du temps, et c'est la première marmite qui est mise au feu le matin. Leurs prépa-rations se font de préférence au bois, car la cuisson est jugée plus ra-pide et plus économique. En effet, cette cuisson dure en moyenne de deux à deux heures et demie alors que la cuisson au gaz est de trois heures ou plus. Certaines familles les font cuire dans une cocotte mi-nute pour en activer la cuisson.

[137]Les légumineuses sont toujours préparées à l'eau sans sel et sans

épice. La quantité d'eau conditionne la consistance finale : bien cuites et sans eau, en bouillon ou légèrement en purée. Après cette cuisson, elles peuvent être gardées telles quelles et éventuellement roussies en cari. Elles peuvent être aussi être réduites grossièrement en purée en les battant à l'aide d'un pilon (kalou).

Les légumineuses sèches (grains secs) mettent du temps à cuire. Les femmes qui préparent cet aliment chaque jour savent, en les ob-servant dans le paquet, si elles vont cuire rapidement ou non. Pour faciliter la cuisson et l'accélérer, elles ont recours à plusieurs astuces. Elles peuvent mettre de la cendre dans un chiffon que l'on introduit dans l'eau au moment de la cuisson, déposer une cuillère métallique

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dans la marmite, ou encore inciser (béquer, béké) les graines. Elles peuvent également enlever le germe, ou les faire tremper la veille.

Pour le maïs, différentes utilisations des grains séchés dépendent de sa mouture qui sont assez similaires à celles pratiquées dans d'autres lieux de la Réunion (C. Vogel, 1980 : 70) et M. Valentin, 1982 : 78).

Le « maïs casse-en-deux » (mai kas-an-dé) dont les grains sont cassés grossièrement est donné préférentiellement aux volailles. Le « maïs de riz » (mai dori) plus finement moulu a une taille équivalente au grain de riz. Cuit avec le riz, il constitue .une préparation appréciée par l'ensemble de la population du quartier. Riz et « maïs de riz » sont ainsi cuits dans la même marmite.

Pour le maïs sosso (mai soso), dont les grains sont réduits en se-moule, il est préparé sous la forme d'une bouillie plus ou moins li-quide qui porte le même nom (soso mai). Pour préparer le sosso, on lave abondamment la semoule à l'eau car elle est jugée encore plus sale que le riz. Cette semoule - dont la quantité est estimée à la vue - est plongée dans l'eau froide d'une marmite que l'on met au feu. Au milieu de sa cuisson, du sel et de l'huile sont rajoutés 178. La cuisson est arrêtée après avoir obtenu une préparation plus ou moins liquide

Le « petit maïs » (ti’ mïi ou lanmsim), quant à lui, est plus fin que le sosso, et est utilisé pour faire des gâteaux.

Les « racines » désignant toutes les plantes dont on utilise la ra-cine, le rhizome ou le tubercule en aliment de base de remplacement (manioc, taro, patate, patate chouchou, etc.) se préparent de la même façon. Elles sont mises à bouillir dans l'eau, ou à cuire dans le sucre après avoir été préalablement bouillies. On dit alors qu'on les fait cuire « en confiture » (an konfitur). De conservation limitée, cette pré-paration est préparée pour [138] être mangée dans la journée ; c'est ce que nous avions vu dans la description de la journée d'abattage du co-chon.

La racine de manioc n'est pas toxique comme celle que l'on peut trouver en Afrique ou en Amérique centrale ou du Sud. Elle n'a donc pas besoin de traitement préliminaire de détoxication comme le rouis-

178 Certaines personnes préfèrent rajouter l'huile à la fin de la cuisson, de peur de faire déborder plus facilement le liquide de la marmite.

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sage pratiqué dans certains pays tropicaux. Néanmoins, lorsque la plante de manioc n'est pas assez arrosée, on lui trouve après cuisson une amertume qui empêche sa consommation. Certaines familles ont alors recours à une préparation de gâteaux (bonbon) qui enlève ce goût désagréable. Reine-Marie O. (43 ans) détaille cette préparation :

« Tu râpes le manioc, tu le mets dans un tissu, et tu le presses. Tu jettes le jus qui est amer et tu gardes la pulpe pour faire des gâteaux. »

- Les préparations culinaires d'accompagnement

L'appellation des préparations culinaires subit à la Réunion quelques distorsions sémantiques. Les noms de ces plats corres-pondent d'une façon générale à un procédé de cuisson et à une façon d'assembler les ingrédients qui les composent. Mais parfois la limite entre deux préparations est imprécise comme nous le verrons pour le cari et le rougail, et une même appellation peut faire référence à deux plats différents comme c'est le cas des rougails.

Le nom d'un plat - le cari - se trouve assimilé à toute préparation culinaire cuite accompagnant le riz. Dans un sens plus restreint, le mot « cari » désigne un mode de préparation culinaire très populaire à la Réunion 179.

Le cari (carri, carry ou kari) est l'une des préparations culinaires réunionnaises les plus connues, et fait la gloire de la cuisine créole. Il consiste en une sorte de ragoût 180 composé de viande, de poisson ou de légumes, cuits dans une sauce plus ou moins épicée.

Dans le quartier de Ravine Verte, la composition de ce plat varie selon les repas. Au quotidien, il peut être fait à base de légumes, de légumineuses, de dérivés de porc (boucané), de boites de conserve. Les légumes et les viandes peuvent parfois être mélangés. Dans les repas de fête, il peut être confectionné avec une viande plus chère et

179 Ces aspects seront abordés en détail dans le chapitre « Le repas et le partage ».

180 Le terme « cari » est d'origine tamoule. Il désigne à la fois un plat de légume et un plat de viande.

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valorisée comme le poulet ou la viande de porc. Toute viande est dé-coupée en petits morceaux afin de faciliter sa consommation et afin de favoriser un partage de nourriture plus facile, surtout quand les quanti-tés sont restreintes. La spécificité du cari repose sur deux caractéris-tiques : la composition des épices et la façon de faire cuire les ingré-dients.

[139]La préparation de ce plat exige l'utilisation de certaines épices de

base qui donnent au plat sa spécificité. Pour le fonds commun de la cuisine créole, le cari se caractérise par les épices suivantes : safran (poudre de curcuma), ail, sel, oignons, poivre, thym (M. Valentin, 1982). Il en va de même pour la préparation des caris dans ce quartier. Mais dans la pratique quotidienne, leur association est plus souple. En effet, si on ne conçoit pas un cari sans ail, sans sel et sans thym, il ar-rive qu'on choisisse d'en préparer sans les autres ingrédients. Avec ou sans safran, on fait varier la couleur et le goût du plat ; on obtient ainsi deux variations de cari de légumineuses (grains). Sans poivre, on pré-pare un cari moins épicé ; il est proposé par exemple à des enfants qui ne mangent pas encore d'épices fortes comme le piment, ou alors à des personnes malades ou âgées. On peut également se passer des oignons quand ils viennent à manquer.

En outre, à partir de cette base, on peut rajouter d'autres épices pour varier la préparation. Très souvent ces épices supplémentaires permettent de donner à cette préparation un aspect festif ; c'est le cas du gingembre, du persil, de la coriandre (koîo-mili), ou de la poudre massalé. Lorsque l'on rajoute de la poudre massalé, ce plat peut s'ap-peler « kari massalé » ou alors tout simplement « massalé kabri », lorsqu'il est préparé avec de la viande cabri. On peut également rajou-ter aussi de la tomate 181 ou même du piment 182.181 En 1995, une polémique relayée par la presse a tenu l'actualité à la Réunion

pendant quelques jours : doit-on mettre de la tomate dans le très populaire cari poulet ? L'île s'est brusquement séparée en deux clans : les « pour » la tomate et les « contre ». Cet évènement a ainsi montré que la cuisine créole passionnait nombre de Réunionnais et que tous n'étaient pas d'accord sur certaines recettes de base.

182 Sur ce point précis, nous pouvons constater une distorsion sémantique, car la présence de ces ingrédients correspond à la spécificité du rougail comme nous le verrons plus loin. En effet pour varier la composition du cari à base de poulet ou de viande de cochon on rajoute souvent de la tomate sans

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La préparation du cari nécessite de roussir (revenir) les épices dans une matière grasse, grâce à laquelle elles développent toutes leurs sa-veurs. Traditionnellement on utilisait du saindoux (graisse de co-chon) ; mais l'huile l'a supplanté presque complètement aujourd'hui. La matière grasse a représenté dans le passé un élément contraignant pour la préparation de ce plat. Elle pouvait manquer et de ce fait em-pêcher la réalisation de cette préparation. Actuellement quand on pré-pare un cari, on ajoute très souvent de l'huile, versée en grande quanti-té directement de la bouteille.

[140]Les opérations successives lors de la préparation peuvent laisser

apparaître des savoir-faire différents. Par exemple, dans le quartier, deux types de préparations s'opposent. La première est pratiquée par l'ensemble de la population du quartier. Elle nécessite de suivre les étapes de préparation suivantes :

1) chauffer la marmite ; 2) faire chauffer l'huile ; 3) verser pour colorer un peu de safran, que l'on fait roussir ; 4) quand le safran change un peu de couleur, ajouter de l'ail pilé dans du sel, une branche de thym et les oignons verts ; 5) verser la composante du cari et mélanger ; 6) saupoudrer de persil avant de servir. Dans cette préparation, les épices sont mises à roussir en premier.

Le second type de préparation est pratiqué par la cantinière en chef de la cantine de l'école, qui habite dans un autre quartier. Cette dame remarquait en 1988 :

« À Ravine Verte, les recettes ne sont pas pareilles, c'est dans l'ordre des épices. Pour le cari, ils font d'abord roussir les épices. »

En effet, elle fait d'abord roussir la viande et ne fait pas roussir les épices. C'est à partir de ses propres recettes, qu'elle tient de sa mère comme toute la cuisine créole qu'elle prépare, que sont confectionnés tous les plats de la cantine scolaire. Les cantinières qui ont un savoir-

rajouter de piment ; cette préparation ne prend pas pour autant le nom de rougail. Par contre, le cari fait avec du poisson frais ou congelé comprend toujours de la tomate et du piment. Il se rapproche en cela de la préparation des poissons salés et fumés comme la morue, les harengs, le snook, mais cette préparation ne prend l'appellation de rougail que lorsque le poisson est sec ou en boîte.

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faire différent sont alors obligées de se conformer à ces nouvelles re-cettes qu'elles utilisent parfois de retour chez elles.

Ces différences de recettes rendent compte d'une variabilité de la préparation du cari dans l'ensemble de la population réunionnaise. Et le contact entre personnes d'origine différente entraîne des stigmatisa-tions. C'est le cas de cette cuisinière en chef qui trouve que les per-sonnes de Ravine Verte cuisinent mal.

Par ailleurs, la pratique quotidienne incite à différencier deux types de cari : le « cari vitesse » (kari vitès) ou le « cari tout fait » (kari tou-fé) et le « cari roussi » (kari roussi). Les mères de familles expliquent que quand elles n'ont pas le temps de préparer un kari roussi (tel que nous venons de le décrire), elles préparent un kari vitès qui, comme son nom l'indique, réclame moins de temps. Rufine L. explique la dif-férence :

« Pour le kari vitès, on dit aussi kari toufé. C'est plus pour la citrouille, le chouchou. On ne fait pas roussir les épices, on met dans la marmite tout (les ingrédients) ensemble. C'est plus rapide, mais ça à moins de goût ! »

[141]Le terme « rougail » (rougay) s'applique à deux préparations diffé-

rentes. On distingue le « rougail marmite » (rougay marmit) du « rou-gail pilon » (rougay pilon). Le premier est une préparation cuite qui fait office de plat d'accompagnement comme le cari ; le second, géné-ralement cru et toujours servi froid, est assimilé à un condiment. Le point commun entre ces types de rougails réside dans le fait qu'ils contiennent du piment.

Le rougail marmite, proche dans sa conception du cari, s'en diffé-rencie par ses composants. La base de ce rougail est en effet sous forme de produits animaux non frais ou transformés, comme des pro-duits en boîte (thon, maquereaux, etc.), séchés ou salés (morue, snook), ou comme des sous-produits animaux (saucisses, boudin, œufs, etc.). Par ailleurs, à Ravine Verte, on dit qu'il s'oppose au cari par la présence conjuguée de divers éléments : une sauce plus abon-dante à base de tomate et de piment 183, des morceaux généralement

183 Nous avons vu précédemment que pour certains aliments, cette distinction n'est pas suffisante.

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plus gros, et en général pas de safran (mais cela n'est pas une règle générale).

On fait toujours revenir (roussir) soit le produit de base, soit les épices. Néanmoins, les recettes s'adaptent à la spécificité du produit de base utilisé, comme le montre la recette du « rougail saucisse » (rougay sosis) et celle du « rougail morue » (rougay mori) :

Recette du rougail de saucisses (d'après Sylvie H., 22 ans) :

« Faire bouillir les saucisses pendant 10 à 15 minutes. Jeter l'eau. Couper les saucisses en rondelles. Les faire dorer dans l'huile bien chaude. Ajouter une pincée de safran, de l'oignon coupé en petits morceaux, un tout petit peu de sel passé au pilon avec de l'ail (la saucisse est déjà salée), des piments verts. Mettre ensuite les tomates hachées en petits morceaux. Laisser mijoter jusqu'à ce que les tomates soient bien cuites. »

Recette du rougail de morue (d'après Anissa T., 23 ans) :

« Faire bouillir la morue, puis lui enlever les arrêtes. Faire frire la morue. Mettre toutes les épices en commençant par l'oignon, l'ail, les tomates, puis le safran, le thym. Laisser cuire le temps que l'on veut. »

Le « rougail pilon », quant à lui, est un condiment qui peut être préparé avec une grande variété de produits. Les plus fréquents sont des fruits ou légumes crus comme les tomates, les mangues vertes, les margozes, les évis, les cacahuètes (pistaches, pistas), les oignons, les citrons, mais également des légumes cuits comme les aubergines (bringelles, brinjèl) et la pâte de cacahuète 184. Ces types de condi-ments sont toujours composés de piment [142] frais et généralement d'oignons coupés en fines lamelles. Il est possible de mélanger cer-tains produits de base comme les tomates avec les margozes, ou en-core avec de la mangue verte. Des ingrédients qui aromatisent la pré-paration peuvent être rajoutés, comme des feuilles de combava.

Remarquons qu'actuellement, certains enfants ne mangent pas de piment. Quand c'est possible, les mères de famille préparent deux rou-gails : l'un avec piment et l'autre sans.

184 Ce rougail s'appelle rougail dakatine, du nom de cette pâte achetée dans le commerce et vendue sous la marque « Dakatine ».

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Dans le civet (sivé), préparation voisine du cari, le safran est rem-placé par le vin rouge. Cette préparation accommode ainsi diverses viandes comme le lapin, le cabri, les volailles, le bœuf, le tangue. Moins courant que les caris ou les rougails, le civet est souvent prépa-ré lors de repas de fête. La responsable de la cantine donne sa recette du civet de lapin :

« Hacher le lapin très fin. Le faire tremper la veille dans du vin rouge. Roussir les morceaux de lapin, rajouter oignons, ail, thym. Remettre du vin, mettre des tomates. Quand le lapin est cuit, mettre du pain rassis pour absorber l'eau qui reste. Rajouter les épices vertes : oignons verts et persil. On peut manger ce plat soit avec du pain, soit avec du riz. »

Dans le quartier, les recettes de civet diffèrent de celles de la canti-niè-re comme pour le cari ; ce sont les épices qui sont roussies en pre-mier.

Les rôtis sont préparés principalement avec de la viande de cochon et avec celle de volaille. Ils composent la plupart du temps les « ren-trées de table » (entrées) lors des repas exceptionnels 185 et ont une connotation festive.

La viande de cochon (tirée de la cuisse) est découpée en mor-ceaux ; quant au poulet, débarrassé de ses plumes, de sa tête et de ses pattes, il n'est pas découpé. La viande est mise à macérer dans un mé-lange d'épices (ail, sel, thym, parfois du siyav : sauce de soja) plus ou moins longtemps 186. Des gousses d'ail peuvent être éventuellement introduites dans la viande. Puis, la viande est revenue (saisie, sézi) dans une grande marmite jusqu'à ce qu'elle prenne une coloration do-rée (rose, roz) ; on vérifie à ce moment-là qu'elle est cuite à l'intérieur en la piquant avec un couteau pointu.

Les brèdes 187, quant à elles, se préparent d'une façon générale de la même manière ; seules quelques préparations s'avèrent plus spéci-

185 Cf. Les repas exceptionnels dans le chapitre « Le repas et le partage ».186 De dix minutes à une heure, selon le temps dont dispose la personne qui le

prépare.187 Pour la description des brèdes poussant à Ravine Verte, cf. chapitre

« Nature sauvage et ressources alimentaires », Les légumes et les épices.

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fiques comme pour les brèdes lastron, les brèdes de taro (brèd sonj), et les [143] brèdes de manioc. Et au quotidien, ce sont les brèdes de chouchou et les brèdes de citrouille qui sont les plus appréciées et les plus couramment préparées.

Pour l'ensemble des brèdes, sont toujours sélectionnées et coupées les terminaisons les plus tendres des axes végétatifs de la plante (les plus jeunes), ou alors les jeunes feuilles les plus tendres parmi celles que l'on a ramassées (ou achetées). Dans la coupe des jeunes terminai-sons des brèdes chouchou, les fils qui existent sur la tige sont retirés dans le même mouvement. Les brèdes cuisent rapidement ; néan-moins, elles ne sont pas aimées trop cuites et l'on préfère manger légè-rement croquantes certaines brèdes comme les brèdes chouchou ou citrouille. Il existe deux préparations de brèdes, la fricassée et le bouillon.

La fricassée ressemble au cari, mais l'ordre des épices n'est pas le même, et il n'y a pas (généralement) de safran. Dans une marmite contenant de l'huile (ou de la graisse), on fait roussir de l'oignon, puis comme dans le cari, des gousses d'ail pilées dans du sel, et parfois de petits morceaux de gingembre. Les brèdes sont versées dans la mar-mite et sont cuites avec les épices. Pour que la marmite n'accroche pas, un peu d'eau est rajouté avant de laisser cuire une dizaine de mi-nutes. Il est possible de rajouter à cette recette de base du piment ou des tomates.

Le bouillon de brèdes correspond à une recette sensiblement iden-tique. Après avoir roussi les épices, l'eau est rajoutée seulement en quantité plus ou moins importante selon la quantité de bouillon dési-rée. Les brèdes sont versées lorsque l'eau commence à bouillir, avant de laisser cuire une dizaine de minutes.

Les brèdes de songe (taro) ont la réputation de gratter la gorge quand on les mange sans préparation préliminaire et leur amertume est redoutée. C'est la raison pour laquelle, on a recours à une préparation spécifique pour les manger. Sylvie H. nous renseigne sur la façon de les préparer :

« On prend les jeunes feuilles tendres encore enroulées sur elles-mêmes. On en fait un nœud (pour éviter que la feuille gratte la gorge). On les fait bouillir, puis on les égoutte (l'amertume reste dans l'eau). On les coupe en petits morceaux. Puis on fait comme avec les autres brèdes : on

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fait roussir les épices et après avoir mis les brèdes dans la marmite, on les tourne dans les épices. »

Les brèd lastron sont également considérés comme amers. Ils sont donc soumis à la même préparation, mais sans en enrouler les feuilles. Quant aux brèd maniok, on les passe au pilon pour les déchiqueter, puis on les fait bouillir, et on les égoutte avant de les préparer comme les autres brèdes.

La préparation des salades - en se référant aux travaux de M. Va-lentin [144] (op. cit. 90) - appartient au registre culinaire traditionnel. Néanmoins à Ravine Verte : il existe une continuité entre les salades créoles et les salades issues de la cuisine métropolitaine. Les salades traditionnelles sont préparées avec des légumes ou des produits ali-mentaires qui font partie des produits poussant couramment à la Réunion. Les salades vertes, les salades de cresson, de chou vert, de margozes amères 188 sont assaisonnées avec la même base : huile, vi-naigre, sel, poivre, et parfois de l'oignon. Quant à la salade de concombres, elle est constituée de tranches fines de ce légume assai-sonnées avec du piment écrasé, du sel et éventuellement mélangées à de fins morceaux d'oignon. Ces salades peuvent accompagner les re-pas du dimanche ou de fête, mais très rarement des repas quotidiens 189. On leur ajoute parfois de la sauce de soja (siyav).

À ces salades, qui semblent avoir un certain degré d'ancienneté, s'ajoutent toutes les salades récemment introduites dans la cuisine comme la salade russe (salad rus), la salade de macaronis (salad ma-caroni) ou de spaghettis, la salade de carottes, la salade de chou-fleur, la salade de tomates, ou les salades composées 190.

188 Après les avoir coupées en tranches fines et mises à dégorger.189 Néanmoins, depuis quelque temps, certaines familles se mettent à en

manger régulièrement.190 Salade russe : composée de macédoine de légumes, d'oeufs durs et de

mayonnaise. Salade de macaronis ou de spaghettis : on assaisonne les pâtes froides, précédemment cuites à l'eau, avec la sauce de salade. Salade de carottes : faite avec des carottes crues ou cuites. Salade de chou-fleur : faite avec du chou-fleur cuit à l'eau. Salade de tomates faite avec des tomates fraîches. Salades composées : rassemblent divers composants comme ceux des autres salades, mais également des pommes de terre, des radis, du maïs en grains acheté en boîte, etc.

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Les achards (asar) sont des condiments à base de légumes (carotte, chou, haricot vert, palmiste, chou-fleur, chouchou, mangue verte, concombre, etc.) préparés avec une sauce d'huile et de vinaigre assai-sonnée de safran, d'ail écrasé, d'oignons, de gingembre et de gros pi-ment.

Dans le quartier, ce sont surtout les achards de légumes qui sont préparés (mélange de choux verts, de carottes, de haricots verts...). Les légumes sont découpés en fines lanières (lèz), avec éventuelle-ment des morceaux de piments. Ils sont rapidement mis sur le feu et sont tournés dans un mélange d'épices roussies composé d'oignons hachés, d'ail, de gingembre, de safran, et parfois de petits piments. Une fois retirés du feu, ils sont ensuite arrosés de vinaigre. Ils sont servis dans la journée, ou mis dans un bocal, ainsi peuvent-ils se conserver de plusieurs jours à plusieurs semaines dans un endroit frais. Préparation relativement valorisée, les achards de légume sont plutôt consommés lors les repas de fête et rarement lors des repas quo-tidiens.

[145]Des recettes spécifiques provenant de Mafate complètent celles de

Ravine Verte. Nombreuses sont encore les familles qui ont des contacts avec des parents qui vivent dans le cirque. Les personnes de Ravine Verte y vont très rarement 191, et reçoivent davantage des membres de leur famille dans le quartier. Ces visites donnent aux femmes l'occasion de « discuter cuisine » et d'échanger des recettes. Parfois, des enfants du cirque viennent passer quelques jours de va-cances dans une famille de leur réseau familial, et c'est lors de ces oc-casions que les hôtes constatent des façons de manger différentes. Par-fois, certaines personnes échangent des recettes par téléphone. Les recettes de Mafate utilisent en général des produits qui poussent dans le cirque. Nous n'avons pas approfondi le détail de ces recettes. Signa-lons ici seulement deux types de préparations : le cari de banane (kari fig), cari fait à base de bananes carrées riches en amidon qui restent vertes à maturité et le cari de fleur de bananier (kari baba fig).

Les préparations non traditionnelles191 Certains n'y sont pas retournés depuis leur installation à Ravine Verte, et

nombre d'enfants n'y sont jamais allés.

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Le contact avec l'extérieur permet des innovations culinaires. Le passage comme employé de maison ou de garde d'enfant dans une fa-mille métropolitaine, l'acquisition d'un livre de recettes de cuisine réunionnaise, les conseils de camarades de l'intérieur ou de l'extérieur du quartier, ou les recettes lues dans les hebdomadaires de pro-grammes de télévision favorisent des préparations inhabituelles.

Ces innovations sont très récentes et montrent que cette population s'ouvre progressivement vers l'extérieur. Depuis 1990, les mères de famille sollicitent les Travailleuses familiales 192 pour obtenir des re-cettes métropolitaines ou étrangères qu'elles lisent dans les magazines de patrons de couture. Ainsi, nombre de femmes s'intéressent à de nouvelles façons de préparer les légumes ou de faire cuire la viande. Cette dynamique s'inscrit dans un processus d'ouverture sur le reste de la société réunionnaise que nous avons observé depuis l'arrivée du R.M.I. Une fois introduites dans le quartier, ces recettes se trans-mettent de bouche à oreille au gré des réseaux de relations.

Ainsi, peut-on distinguer trois types de préparations non tradition-nelles.

192 Au sein du centre de l'A.R.F.U.T.S. (Association réunionnaise de formation et d'utilisation des travailleurs sociaux), quelques femmes et jeunes femmes apprennent la couture, et utilisent des patrons sur lesquels sont imprimées des recettes de cuisine très diverses.

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[146]

- Les recettes métropolitaines

Les employées de maison ou les gardes d'enfants ont appris à cuisi-ner différemment pour nourrir les petits Métropolitains dont elles doivent s'occuper. Les recettes transmises par leur « patronne » concernent les purées de pommes de terre, de carottes, les œufs à la coque, les frites, les gratins, des salades composées. Lorsqu'elles re-tournent chez elles, ces femmes transforment sensiblement l'alimenta-tion de leurs enfants en leur préparant aussi ce type de recettes.

Ces recettes sont perçues par les habitants de Ravine Verte à tra-vers des caractéristiques très marquées concernant l'alimentation des Métropolitains. Ainsi ce type de nourriture a-t-il la réputation d'in-clure davantage de légumes, de ne pas comporter de piment et d'être accompagnés de pain.

Par d'autres canaux 193, d'autres recettes métropolitaines sont trans-mises de bouche à oreille. Les mères de familles, soucieuses d'innover lors d'un repas de famille, tentent alors de préparer des recettes moins connues, comme la ratatouille. Ces recettes sont spécialement appré-ciées pour préparer des repas au pain, et donc pour composer un repas du dimanche ou de fête 194. Mais certaines mères de famille trouvent que ces préparations reviennent cher ; elles remarquent par exemple que la cuisson des gratins dépense beaucoup de gaz.

Par ailleurs, les préparations métropolitaines ont la réputation d'être légères (« i rempli pa lo vent » : « ça ne remplit pas le ventre »). Certaines préparations sont ainsi proposées lors des goûters des en-fants en attendant le repas du soir : c'est le cas des pommes de terre frites que l'on considère comme des chips (krokèt).

193 Amis ou famille à l'extérieur et à l'intérieur du quartier, recettes dans des magazines de couture trouvés dans le local des Travailleuses familiales, magazines locaux, etc.

194 Pour plus de détails sur ces types de repas, cf. chapitre suivant, « Le repas et le partage ».

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- Les recettes réunionnaises inconnues dans le quartier

Grâce aux livres de cuisine ou des recettes transmises par des indi-vidus extérieurs au quartier, certaines personnes préparent des plats réunionnais dont elles n'ont pas l'habitude. Ainsi peuvent-elles confec-tionner des samoussas ou des caris recherchés comme ceux qui sont à base de queues de langoustes ou tentent-elles des recettes pour accom-moder les chouchoux, les papayes vertes, etc.

En outre, les jeunes filles - qui savent lire pour la plupart - désirent cuisiner à partir de livres de recettes réunionnaises. Elles essaient sou-vent de comparer ces recettes avec celles de leur mère ou de leurs grands-mères.

[147]

- Les recettes chinoises pratiquées à la Réunion

Ces dernières années, les préparations chinoises ont de plus en plus de succès dans l'ensemble de la société réunionnaise. Certaines d'entre elles sont particulièrement appréciées comme les shop suey, le riz can-tonnais, les sautés, les bouchons, etc. Dans le quartier, ce type de re-cettes est utilisé parfois pour les repas de fête ou pour changer de l'or-dinaire. Mais toutes les familles n'y ont pas accès, car elles sont trans-mises par des amis ou des membres de la famille.

- Les préparations de boissons

L'eau est la boisson la plus courante dans ce milieu rural. Avant que les canalisations d'eau ne soient installées dans le quartier, cette eau était récoltée dans les ravines ou provenait des eaux de pluie. C'est encore ainsi que l'on procède pour avoir de l'eau de boisson ou de cui-sine dans les champs de géranium. Cette eau était stockée dans des bidons métalliques qui souvent n'étaient pas recouverts.

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Depuis les premières canalisations et avant l'installation de l'eau courante dans toutes les cours, l'eau était encore stockée et certaines familles se procuraient des réservoirs fabriqués à cet effet auprès des démarcheurs qui passaient dans le quartier. Ces réservoirs, avec un couvercle et un robinet à leur base, permettaient de stocker jusqu'à cent litres.

Pendant longtemps, l'eau a eu une valeur très importante pour les habitants de ce quartier, car ils en manquaient. Elle est associée dans l'esprit de certaines personnes au souvenir d'une misère encore proche. Cela explique que les boissons achetées dans le commerce ont tant de succès : leur consommation signifie en effet une promotion sociale. Mais plusieurs types de boissons sont encore préparés traditionnelle-ment et ont toujours autant de succès, comme le café et les prépara-tions à base de rhum, tandis que d'autres sont de moins en moins consommés, comme l'eau sucrée, l'eau de tamarin, le citron chaud ou alors le rhum au sel.

L'eau sucrée (lo sikré) qui consiste en une eau additionnée de sucre roux en poudre et parfois d'un peu de jus de citron a été souvent utili-sée dans le passé. Préparée pour être bue après un effort, elle est connue pour avoir été consommée lors des pénuries alimentaires comme apport nutritif. Elle est maintenant de moins en moins utilisée à cette fin.

L'eau de tamarin (lo tamarin) est préparée à partir du fruit mûr du tamarin ou de la pâte de ce fruit vendue dans les commerces. Elle est préparée à partir du tamarin en sirop, comme l'explique Sandrine R. (33 ans) :

[148]

« Ou fé kuir losik avek tamarin ; lo ik pran logou du tamarin : lé kom èn siro. Dan siro ou met dolo : lé lo tamarin. »

« Tu fais cuire le sucre avec le tamarin ; le sucre prend le goût du tamarin : c'est le sirop. Dans le sirop, tu rajoutes de l'eau et tu as de l'eau de tamarin. »

Le citron chaud : cette boisson à base de citron a la vertu de défati-guer (i tire la fatigue). De l'eau chaude est mélangée à un jus de ci-

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tron ; et après avoir rajouté du sucre, l'ensemble est mélangé. Cette boisson est spécialement appréciée après les efforts faits en pleine chaleur, comme après une longue marche ou après le travail des champs.

Le café est une boisson de consommation quotidienne à la Réunion ainsi que dans ce quartier. Certains habitants ont conservé des plans de caféiers dans leur cour pour faire leur propre préparation. Mais les quantités récoltées n'étant pas très importantes, ils sont obligés de le couper avec du café acheté. Plus communément, la plupart des per-sonnes utilisent actuellement du café acheté dans le commerce. Le café le plus couramment vendu est le café en grains. Néanmoins, les propriétaires de la boutique signalent que depuis le début de 1990 le café moulu est davantage recherché.

Utiliser le café en grains demande un savoir-faire que beaucoup de jeunes personnes n'ont plus. Ainsi, n'est-il pas rare de rencontrer des jeunes femmes d'une vingtaine d'années vivant en ménage qui de-mandent régulièrement à leur mère de leur préparer le café moulu. Pour cette opération, il faut griller les grains de café et les moudre au moulin à café à main (comme dans le passé), ou au moulin électrique. La préparation quotidienne du café a toujours constitué un moment important de la journée et cette tâche très souvent dévolue à la femme ou à une jeune fille de la maison. Le « café coulé » constitue la prépa-ration traditionnelle de cette boisson et se prépare à partir d'une « grègue » 195. On dépose le café moulu sur le tamis, et l'on fait couler progressivement de l'eau chaude bouillie sur le dessus. Le café obtenu est bu tout de suite, ou parfois gardé dans une bouteille en verre pour l'emporter dans les champs et l'y faire réchauffer. Par ailleurs, actuel-lement de plus en plus de cafetières modernes (cafetière italienne ou électrique) s'introduisent dans les foyers.

Il est d'habitude à la Réunion, comme dans ce quartier, de faire une préparation à base de rhum, le rhum arrangé (rom aranzé). Cette bois-son est partagée entre amis et fait partie des boissons alcoolisées que l'on a chez soi. Dans un récipient contenant du rhum « charrette » 196, divers fruits ou plantes qui donnent du goût au rhum sont mis à macé-rer. Dans le quartier, selon l'inspiration des personnes, diverses re-

195 Grègue : objet traditionnel créole pour la préparation du café.196 Rhum blanc. C'est le rhum le moins cher.

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cettes sont utilisées [149] pour cette préparation. Citons les ingré-dients les plus souvent rencontrés : citrons, goyaves, letchis... et cer-taines plantes dont la plus répandue est la feuille de faham (fam ou fa'am ; Bot : Jumellea fragrans Schltr.) que l’on trouve dans la forêt au-dessus des champs de géranium.

Des préparations à base de rhum sont utilisées couramment à des fins médicinales 197. Réputé soigner les refroidissements et les grippes, le rhum permet ainsi de nombreuses associations. On a l'habitude de le mélanger avec d'autres produits comme du jus de fruits ou du coca-cola pour combattre ces problèmes de santé. On attribue également au rhum la vertu de défatiguer (i tire la fatigue) et d'agir sur le sang 198. C'est la raison pour laquelle, lorsqu'ils font des efforts sous le soleil, les colons boivent souvent du rhum ou du rhum au sel.

À l'issue de ce tour d'horizon sur les définitions et les combinai-sons des conceptions alimentaires créoles en vigueur de ce quartier, on s'aperçoit que des codifications alimentaires concernent des habi-tudes culturellement définies et des pratiques sociales régissant l'alté-rité. Remarquons notamment ici que les modes traditionnels de prépa-ration présentés ici confèrent à cette cuisine créole toute sa spécificité. Aussi certaines préparations comme les caris et les rougails repré-sentent-elles des « principes de flaveurs », tels que les caractérisent E. & P. Rozin (1976, 1981). En effet, la méthode de cuisson, l'assem-blage des épices et les recettes de base de ces plats constituent des complexes olfactogustatifs qui « agissent comme des marqueurs », des « identifieurs gustatifs » qui rendent reconnaissable et donc acceptable une préparation culinaire même si par ailleurs, les ingrédients com-portent des éléments étrangers au système » (C. Fischler, 1990 : 77). Ces associations contribuent à « créoliser » toute préparation même si elle est préparée avec un aliment peu utilisé traditionnellement. Ainsi, par exemple, un steak sera « à la créole » lorsqu'il sera cuit dans des épices avec des tomates et des oignons, et l'on pourra accommoder n'importe quel légume, viande ou poisson « à la créole » dans la me-sure où ils auront subi la transformation nécessaire.

Les aliments et leurs préparations présentés ici définissent ainsi un premier niveau de structuration des codes alimentaires. A un niveau 197 Un exemple est donné dans le chapitre « Manger pour le corps », celui d'un

rhum arrangé préparé pour la purge des enfants.198 Cf. chapitre « Manger pour le corps ».

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 187

com-binatoire plus élevé, la structure des repas et les usages sociaux de réception, expriment un ensemble de règles enracinées dans les pratiques alimentaires individuelles et familiales.

[150]

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 188

[151]

DEUXIÈME PARTIEDes nourritures créoles

Chapitre 6Le repas et le partage

« Pour le manger, on revient au temps d'avant, excepté qu'Yvonne n'emplit pas nos assiettes et que riz, grains et cari sont servis dans des plats séparés... »

Faims d'enfance - Axel Gauvin

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À l'image des préparations alimentaires, la façon de manger et celle de partager la nourriture mobilisent des habitudes, des comporte-ments et des attitudes construites sur un code créole. La définition d'un repas, les manières de table, les formes de convivialité alimen-taire révèlent des habitudes partagées par l'ensemble du monde créole réunionnais. Néanmoins, ces manières de manger et de vivre pré-sentent des spécificités liées au mode de vie et à la culture de cette population.

Le repas, élément central de l'alimentation, se caractérise notam-ment par sa structure. Convivial ou non selon les occasions, inscrit dans le quotidien, la fête ou le divertissement, il trouve son sens à tra-vers les éléments qui le composent. Par ailleurs, la nourriture mangée et partagée selon un code alimentaire, permet de délimiter à la fois un espace social et un espace de sociabilité. Les manières de table, les règles de convivialité alimentaire s'inscrivent ainsi dans des dyna-miques culturelles et sociales.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 189

Les repas

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La notion de repas dans le quartier de Ravine Verte reproduit celle du repas créole. La structure, les éléments qui composent le repas, la façon de manger suivent les mêmes codes. La synchronie des repas quotidiens s'oppose à la diachronie des repas de fête (festin). Et les premiers, par leur pauvreté, tranchent avec la profusion des seconds.

[152]

Les repas quotidiens

Les repas quotidiens ont une structure spécifique. Ils suivent des règles relatives aux associations des préparations culinaires avec l'ali-ment de base.

Les repas à base de riz sont devenus la norme dans le quotidien 199. La sensation de satiété qu'il procure, son prix relativement réduit, la facilité de sa cuisson, la possibilité d'en faire de multiples associa-tions, donnent au riz le statut d'aliment de base par excellence. Les habitudes alimentaires qui se sont construites à la Réunion autour des repas au riz ont donné des manières de table tout à fait spécifiques que l'on peut qualifier de « créoles ».

Les associations des divers éléments qui constituent un repas, la façon de se servir, mais aussi la façon de manger dans l'assiette sont autant de marqueurs d'une identité créole ancrée dans les gestes quoti-diens. L'apprentissage de la nourriture dès le sevrage, la transmission implicite de ce qui se fait et ne se fait pas par les parents ou les proches, constituent un conditionnement dès le plus jeune âge. Le « mangé créole » (manzé kréol) se caractérise ainsi par une véritable

199 Comme nous l'avons vu précédemment, si les racines ont été à la base des repas pendant les périodes de disette, elles ne le sont aujourd'hui que très rarement. De même, le maïs n'est que très peu utilisé.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 190

sémantique de l'alimentation, comme le montre le schéma 2, inspiré des travaux de l'ethnologue M.O. Gonzeth 200 :

Schéma 2 : Sémantique du « mangé créole »Retour à la table des matières

[153]On voit apparaître dans ce schéma les éléments hiérarchisés d'un

repas créole. Ce repas est construit sur l'association d'une céréale (riz ou maïs) avec un accompagnement, le cari (pris dans son sens large). Le cari, à ce stade de la taxinomie, devient le plus souvent en créole l'équivalent du mot « manger » - signifiant nourriture ou repas - impli-quant l'accompagnement obligatoire du riz 201. Ce mot « cari » prend une signification alors très large puisqu'il devient presque synonyme de « nourriture ». On retrouve cette notion dans le langage parlé comme le mentionne A. Armand (1990 : 151) dans l'expression : « Kèl kari nou manz asoir ? » (« Que mangeons-nous ce soir ? »). C'est ce que nous retrouvons aussi dans les expressions que nous avons souvent entendues à Ravine Verte lorsqu'une personne explique

200 Les travaux de cet ethnologue sont synthétisés au musée de Stella Matutina (St Louis, la Réunion). Présentés sous une forme muséographique, ils ont un intérêt didactique pour la connaissance de certaines caractéristiques de l'alimentation créole.

201 Comme nous l'avons vu dans le chapitre précédent.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 191

qu'elle va acheter de quoi préparer à manger ou qu'elle va préparer à manger :

« Nou sa va rodé (aseté) èn zafèr pou lo kari (pou fèr kuir lo kari).  »

« On va chercher (acheter) quelque chose pour préparer à manger. »

« Nou sa va kuir lo kari » « On va préparer à manger. »

Cet accompagnement peut se décliner selon trois formes princi-pales de préparations culinaires (cf. schéma 2). On distingue ainsi l'en-semble des préparations cuites à base de viandes, volailles, poissons, œufs qui peuvent s'appeler « cari » dans son sens culinaire large 202, les grains, et les condiments (rougails 203, achards, piments, salade, etc.).

Le repas au riz

La sémantique du mangé créole est à la base de la structuration d'un repas au riz. Ce repas est essentiellement synchronique 204 dans la mesure où tous les éléments le composant sont servis en même temps. Cette synchronie conditionne les relations existant entre les divers composants. Ainsi le repas est constitué de trois catégories d'élé-ments :

202 À l'intérieur de cette catégorie, diverses préparations culinaires peuvent être regroupées, incluant ainsi, le cari stricto sensu, explicité dans le chapitre précédent, mais aussi les autres plats comme le rougail marmite, le civet, etc.

203 On notera le sens double du mot rougail, désignant à la fois un plat chaud et un condiment.

204 C. Lévi-Strauss dans Anthropologie structurale (1958 : 105) aborde la structure des repas de différentes cultures en termes de synchronie et de diachronie. Cette opposition s'avère ici pertinente pour caractériser les différents types de repas créoles.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 192

[154]

Tableau 9 : Structure des repas quotidiensRetour à la table des matières

Base Accompagnement Condiments

Riz Légumineuses (grains)

Cari (sens large) : Piment

Caris, Rougails (r. marmit), Rougails (r. pilon)

Autres plats cuisinés Achards (Asar)

Les trois éléments accompagnant le riz s'associent entre eux, et ce, toujours par rapport à lui comme le montre le schéma 3. En effet, un repas au riz est constitué généralement de la combinaison de ces di-vers composants. Manger un dessert à la fin d'un repas créole ne fait pas partie des habitudes traditionnelles. Ainsi fruits, gâteaux, sucreries sont-ils mangés en dehors du repas.

Si l'on retrouve cet agencement dans les repas quotidiens de cette population, le manque de ressources ne permet pas toujours de faire des repas présentant tous les éléments mentionnés ci-dessus.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 193

Schéma 3 : Types d'aliments s'associant au riz dans un repas créoleRetour à la table des matières

[155]Les légumineuses accompagnent presque tous les repas au riz.

Fraîches quand elles sont produites dans la cour ou achetées à la sai-son, sinon séchées, elles font l'objet d'un attachement comparable au riz, et on a souvent du mal à concevoir un repas sans elles. Pour des raisons économiques, il arrive très souvent qu'un repas ne soit compo-sé que de riz et de légumineuses ou de riz et de brèdes ; il est le plus souvent relevé de piment ou de préparations à base de piment : rou-gail, sauces, etc. Néanmoins, les légumineuses peuvent ne pas être mangées lorsqu'un cari de viande ou de poisson est préparé. Quant aux préparations pimentées (rougails), elles sont réalisées lorsque la saison et les moyens financiers le permettent. Si elles sont présentes dans les repas sous la forme de rougail tomate, rougail citron, rougail mangue, rougail dakatine, etc., elles sont remplacées parfois par du piment sec en pâte (piman lapate), ou des piments entiers secs ou frais.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 194

La plupart des familles se rendent compte que leur repas n'est pas, de manière générale, assez complet (au sens de la structure créole). Elles le regrettent et considèrent leur repas quotidien comme un « manger misère » (manzé mizèr) ou un « cari misère » (kari misèr). Si actuellement, la génération des personnes qui a connu une misère encore plus grande se contente de ces repas insuffisants, ce n'est pas le cas de la génération des enfants qui souhaite davantage de cari à base de viande.

A la définition spécifique du repas au riz, sont associées des ma-nières de table codifiées, autant dans la façon de servir ce repas que dans celle de le manger.

Lorsque l'on sert un tel repas, le riz est le premier élément qui ta-pisse le fond de l'assiette. Il devient alors matériellement la base du repas puisque tous les éléments suivants vont être accueillis sur sa sur-face.

Les noms donnés au riz servi dessinent une véritable topographie de l'assiettée : « piton de riz » (piton dori) lorsque le riz est bombé et qu'il forme un piton dans l'assiette, ou « gazon de riz » (gazon dori) lorsque le riz tapisse l'assiette sans déclivité.

En observant le schéma 4, nous pouvons suivre les étapes sui-vantes de ce service en considérant (en dehors du riz) les trois compo-sants cités précédemment : les grains, le cari, et le piment ou le rou-gail. La première étape est constituée par le service du riz dans l'as-siette. Ensuite sont généralement servis les grains, le plus souvent dans la partie haute de l'assiette. Selon le goût de la personne et son appétit, ils sont déposés en petite quantité concentrée en un petit tas (partie gauche du schéma), ou servis en grande quantité recouvrant une bonne partie du riz (partie droite). La quantité servie peut aller jusqu'à recouvrir tout le riz 205. Le cari est ensuite servi sur les grains ou juste à côté, toujours dans la partie haute [156] (le côté indiqué sur le schéma n'est qu'un exemple). C'est généralement vers la fin que le piment ou le rougail sont servis dans le haut de l'assiette, soit à côté des grains ou du cari ou les recouvrant légèrement.

205 C'est le cas lorsque les personnes ont une grande faim et ce type d'assiette est en général destiné à un homme de retour des champs ou à un jeune garçon en pleine croissance.

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Des expressions créoles illustrent cet ordre dans l'assiette qui, par analogie, l'associe à un ordre du monde. Ainsi « Met kari (lo grin) sou dri » (Mettre le kari [les grains] sous le riz) signifie abuser quelqu'un, ou encore profiter de quelqu'un 206. En effet sortir de la norme créole et mettre le cari (ou les grains) sous le riz évoque une transgression du code admis, qui suscite la suspicion.

Lorsque l'assiette est servie comme le montrent les deux dessins du bas, deux structures d'assiette particulières sont obtenues. Les divers éléments ne sont pas mélangés, mais sont simplement, soit posés les uns sur les autres, soit côte à côte. Le riz tapisse l'assiette alors que les autres éléments sont concentrés dans sa partie haute recouvrant par-tiellement ou complètement le riz.

C'est à ce moment-là que l'assiettée peut être mangée, soit à la main, soit à la cuillère, soit à la fourchette, soit à la fourchette et au couteau, et ce le plus souvent en grand silence. Le repas n'est pas un moment de convivialité, et très souvent il est ingurgité très rapidement dans une grande concentration et dans une grande activité. Les divers composants sont mélangés entre eux avant d'être ingérés, mais pas de n'importe quelle manière. Chaque élément doit garder son autonomie le plus longtemps possible dans l'assiette. Dans le schéma 5, l'évolu-tion des assiettes présentées dans le schéma 4 montre les diverses étapes de la consommation d'un repas au riz.

Les trois éléments sont pris séparément et sont mélangés au riz dans une zone de malaxage qui se situe dans le bas de l'assiette (n° 1). Cette zone avance au fur et à mesure de l'avancée du repas, faisant remonter le riz du bas vers le haut et libérant ainsi de plus en plus de place dans le bas de l'assiette (n° 2).

Lorsque la personne s'arrête de manger sans avoir terminé, les restes se trouvent très souvent dans la partie haute de l'assiette (4'). Lorsqu'elle continue, il arrive un moment où le riz est monté si haut qu'il atteint la limite des autres éléments (3 - mélange 1). Tous les élé-ments sont alors mélangés ensemble et descendus dans le bas de l'as-siette avant l'ingestion (3 - mélange 2).

206 A. Armand dans son dictionnaire kréol-français (1987 : 306) mentionne à ce sujet l'expression "Roui kari sou dri" qui veut dire berner, rouler quelqu'un.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 196

Cette façon de manger relève d'une véritable stratégie qui fait in-tervenir une notion géographique et topographique de l'assiettée, où la hauteur, le haut et le bas mettent en évidence un code subtil du rapport de l'homme à sa nourriture.

C'est dans le bas de l'assiette que se préparent les bouchées. La li-mite du riz recule au fur et à mesure vers le haut. Les divers compo-sants gardent leur autonomie jusqu'à ce qu'ils soient rejoints par la li-mite inférieure du riz. Et ce n'est qu'à ce moment-là qu'ils sont mélan-gés dans la partie haute mais ce mélange est ramené dans le bas de l'assiette avant d'être porté à la bouche. Les restes se situent toujours dans la partie haute.

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Schéma 4 : Service dans l'assiette d'un repas au rizRetour à la table des matières

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Le repas au pain

Si le repas au riz est le repas le plus courant, il arrive parfois que l'on fasse des repas sans riz et à base de pain. De tels repas sortent des normes traditionnelles et sont associés très souvent à des plats qui ne sont pas créoles : pâtes, gratins, pommes de terre frites, etc. Assimilés à une nourriture métropolitaine (zoreille), ils sont préparés lorsque la faim n'est pas importante, ou pour varier les menus. Encore très peu fréquents en 1988, nous avons constaté qu'ils l'étaient de plus en plus en 1990. Les mères de familles soucieuses de leur aspect physique font parfois ce style de repas les jours d'école 207. Elles avouent profiter de l'absence de leurs enfants pour ne pas préparer de riz et de grains. Ce type de repas est aussi préparé le dimanche ou en semaine pour changer des habitudes quotidiennes. La quantité de pain consommée est alors importante. Certains disent ne pas mettre de piment dans ce type de repas car le goût du piment ne se marie pas bien avec celui du pain.

Lors d'un repas au pain, certaines personnes ont des manières de table rappelant celles du repas au riz. Elles placent la tranche de pain (entière ou découpée en morceaux) sur le fond de l'assiette, et l'ar-rosent de sauce pour l'humecter car elles n'aiment pas que les aliments soient « secs ». Des repas mixtes - à la fois au pain et au riz - sont plus courants, mais on ne les rencontre que dans les repas festifs 208.

Les autres types de repas

Les repas composés de sosso maïs ne permettent pas les mêmes associations alimentaires qu'avec le riz. Ainsi Noéline G. (42 ans) spé-cifie-t-elle bien :

207 Cf. les régimes alimentaires contre les fortes corpulences à la fin du chapitre « Manger pour le corps ».

208 Cf. ci-dessous, « Les repas exceptionnels ».

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 199

« Avek lo sosso maï, nou manz rougay tomat ou zust avek piman, zamé kari ou brèd. Lé pa bon tout ensemb ! »

« Avec le sosso maïs, on mange du rougail tomate ou seulement avec du piment, jamais avec un kari ou des brèdes. C'est pas bon tout ensemble ! »

Le repas avec du manioc, du taro, des patates, etc. est destiné à as-souvir la faim. Ainsi lui associe-t-on rarement d'autres aliments, comme dans le cas des repas au maïs. Ils sont seulement mangés salés avec des préparations à base de piment {rougail pilon, piment sous toutes ses formes).

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Schéma 5 : Manières de manger dans l'assiette un repas au rizRetour à la table des matières

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Les repas exceptionnels

Certains repas changent du quotidien. Les occasions sont mul-tiples, et ils peuvent être regroupés en deux catégories distinctes : les repas festifs (festin) et les repas de pique-nique (parti). Le repas s'ins-crit dans un contexte festif qui implique des habitudes culinaires et des manières de table que Ton retrouve dans l'ensemble de la société réunionnaise. Ces repas sont toujours motivés par une raison sociale ou familiale : selon un rythme hebdomadaire avec le repas du di-manche midi, ou selon un rythme annuel avec Noël et Pâques, ou en-core en fonction des rites de passage sanctionnés par des cérémonies religieuses, telles que le baptême, les communions, et les mariages.

Ils sont régis par des codes explicites et implicites, et font perdurer les habitudes traditionnelles. C'est la famille qui prépare tout. Parfois, la tradition perd quelque peu de sa force face à un monde moderne qui favorise des innovations. Des restaurants ou des salles (salon) peuvent être loués pour certaines occasions festives (mariages, baptêmes, etc.) et ces lieux proposent des repas selon des codes et des ordonnance-ments qui diffèrent de ceux préparés dans la famille. Par exemple, la formule de lunch peut être choisie ; ou si le repas est préféré, il peut être plus varié associant différents plats d'origines diverses (créole, chinoise, métropolitaine, etc.) et suivre un service plus complexe. Mais ces types de repas sont rares dans cette population car ils néces-sitent un investissement important.

Dans un quartier comme Ravine Verte, les fêtes relatives aux rites de passage prennent une importance très grande, mais l'ampleur des festins est fonction de contraintes économiques. Les gens concernés font alors des choix. Ils déterminent des priorités, car souvent les frais ne se limitent pas au seul repas, mais s'étendent aussi aux toilettes, à l'éventuelle location de voitures, etc. Par manque de moyens, il n'est pas rare qu'un jeune couple ne se marie pas. Ce n'est que par la suite, quand plusieurs enfants sont déjà nés, que le mariage a lieu grâce aux économies accumulées. C'est pour les mêmes raisons que sont souvent

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baptisés les enfants plusieurs mois après leur naissance ou que les re-pas liés aux communions se font avec plus ou moins de faste.

Depuis son introduction à la Réunion, le R.M.I a permis à nombre de familles de ce quartier de se dégager de leurs préoccupations de survie pour investir davantage dans ces occasions festives. C'est la raison pour laquelle, les repas festifs sont aujourd'hui plus nombreux à Ravine Verte : les mariages sont plus fréquents, et les repas liés aux communions sont d'une façon générale plus fastueux et engloutissent des sommes importantes 209.

[161]

Les repas de fête (festin)

La structure de ce type de repas dans le quartier est la même que dans l'ensemble du monde créole. Composé de plusieurs services d'une diversité de plats de viande et de légumes, il tranche avec la pauvreté du repas quotidien. Seules des habitudes venant de Mafate incitent certaines personnes à rendre ces repas moins copieux ; le re-pas est alors simplifié et comporte moins de diversité. Certaines évo-lutions actuelles témoignent de schémas plus souples et plus ouverts à certaines innovations.

Le festin, hérité d'une tradition ancienne, est un jour de fête et toute la journée rend compte de ces processus festifs. Nous nous intéresse-rons d'abord à la spécificité de la structure de ces repas, pour évoquer ensuite - en nous appuyant sur des études de cas - le cadre festif dans lequel il s'inscrit.

- La structure du repas de fêteMarqué par son aspect séquentiel, ce repas présente plusieurs

étapes :1° étape : l’apéritif. Sur de grandes tables recouvertes de nappes

blanches (généralement en papier), des assiettes (généralement en car-

209 Avec les frais d'habillement et les autres frais annexes, la somme dépensée peut représenter la moitié ou les trois quarts du revenu mensuel.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 203

ton) attendent les convives. Elles sont remplies d'un assortiment de biscuits salés, d'olives et des petites saucisses de cocktail (en boîte). Chacun, assis à sa place, est encouragé à boire un apéritif que ce soit du rhum, des boissons à base de rhum, ou alors plus récemment du whisky, du martini, etc. À ceux qui ne boivent pas d'alcool, il est pro-posé des boissons gazeuses dont les plus courantes sont le coca-cola, ou le fanta orange, mais ces dernières années ces boissons se sont énormément diversifiées. Les boissons offertes en apéritif restent en général sur les tables jusqu'à la fin du repas. Ce sont les adultes de la famille qui s'occupent du service, et ces personnes mangent après tout le monde.

Le repas se décompose ensuite en deux parties : il y a une entrée, appelée « rentrée de table » (rentré de tab), et ensuite le repas au riz.

2° étape : la rentrée de table. Elle est composée de plats mangés avec du pain. A Ravine Verte, on trouve, généralement des salades 210, des achards, et de la viande sous forme de « rôtis » (viande de cochon, de poulet, de canard, etc.). On associe ainsi un ou deux types de sa-lades avec une ou deux sortes de rôtis, et éventuellement des achards.

3° étape : le repas au riz. Vient ensuite le repas au riz qui est servi comme un repas quotidien, mais dont les composants sont choisis de manière à donner un caractère festif et pour répondre symboliquement à l'occasion. Le riz est d'une meilleure qualité que celui des repas quo-tidiens 211 [162]. Les grains sont très souvent choisis pour leur couleur blanche dans les festins accompagnant les rites de passage ; des hari-cots blancs 212 sont ainsi servis. Le cari sort de l'ordinaire (massalé ca-bri, cari canard, cari cochon...) et accompagne un ou plusieurs rou-gails spéciaux (tomates, citrons, évis...). Peuvent également être servis depuis une époque récente, certains plats chinois comme des shop suey accompagnés de riz cantonnais.

210 Salades composées, salades vertes, salade de cresson, salades de pâtes.211 C'est généralement du riz demi-luxe ou de luxe qui ne contient pas ou peu

de brisure.212 La couleur blanche est recherchée et on ne met jamais de safran dans ces

grains. L'importance de cette couleur est abordée dans le chapitre « Le manger et le croire », (cf. Nourriture catholiques).

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 204

4° étape : le café. Quand tout le monde a fini de manger, on sert un café souvent très sucré, dont le dépôt de sucre au fond du verre peut être - après ingestion du café - mélangé avec du rhum, rhum qui sert ainsi de pousse-café. Ensuite, les convives sortent de table. Les tables sont alors débarrassées et enlevées ; par la suite, les convives s'assoient tout autour de la salle. La place aménagée est alors réservée à la danse.

5° étape : le gâteau. Ce n'est que vers le milieu de l'après-midi (vers 16 h) quand le repas a lieu à midi ou vers le milieu de la nuit (vers minuit) quand le repas a lieu le soir qu'est servi le gâteau. Il s'agit d'un gâteau à la crème acheté dans une pâtisserie de la ville ou d'un quartier environnant. Sous forme de pièce montée ou de gâteau unique, il est toujours posé bien en vue, par exemple sur la table des mariés lors des mariages, ou sur la table du communiant lors des com-munions. Il n'est pas d'usage de partir avant le « moment du gâteau » qui sanctionne la fin du repas. Ce gâteau est servi avec du vin mous-seux (rosé ou blanc suivant le choix qu'offrent les boutiques), mais depuis tout récemment (1990) certaines familles proposent du Cham-pagne.

Cette structure de repas s'étire à la fois dans le temps et dans l'es-pace pour donner une impression continue de festivité. Dans le temps, car il existe un moment plus ou moins long consacré par l'apéritif ; cela permet d'attendre le reste des convives pour commencer le repas. Par ailleurs, la succession de la rentrée de table et du repas au riz donne la sensation temporelle aux convives de manger deux repas. Et puis enfin, si le repas ne comporte pas de dessert, il se termine malgré tout par le gâteau et le mousseux séparés du repas par un temps réser-vé à la musique et la danse. Dans l'espace, les tables pour le repas font place rapidement à l'aire réservée à la danse : les festivités autour de la nourriture font place ainsi à celles de la musique. Ces deux espaces se côtoient au moment du gâteau, car la consommation du gâteau consti-tue une simple parenthèse au sein de la danse et de l'animation musi-cale.

[163]

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 205

Cette structure de repas peut se résumer ainsi :

Tableau 10 : Structure des repas de fêteRetour à la table des matières

AVANT REPAS APRÈS

Apéritifs Rentrée de table Repas au riz Gâteau

PLATS Assortimentssalés, olives,saucisses...

PainSalades

Achards Rôtis

RizGrainsRougail

CariCafé

Gâteau à la crème

BOISSONS Rhum, punch,boissons à base de

rhum, martini, whisky

Les mêmes+

Vins(rouge et blanc)

Les mêmes Vin mousseux(Champagne)

Ce type de repas est marqué par l'abondance des plats servis et par son service séquentiel. On remarque ainsi une phase avant le repas (les apéritifs) et une phase après (le gâteau) qui lui donnent son aspect festif. Le repas proprement dit est scindé en deux : dans une première partie, il est à base de pain et dans sa seconde partie, il est à base de riz.

Nous remarquerons avec M. Valentin (1982 : 17) que les deux par-ties de ce repas peuvent s'analyser comme deux moments vécus sym-boliquement et culinairement de façon différente. La première partie « appartient à la tradition française » et représente un apport excep-tionnel à la tradition créole. La seconde partie est conforme aux règles créoles (telles que nous les avons énoncées dans la structure du repas créole), avec des plats qui sortent de l'ordinaire.

Néanmoins, M. Valentin fait observer que la première partie de ce repas est « indéniablement dotée d'un prestige supérieur, et n'est pas forcément la source d'une réelle jouissance gastronomique ». Le vécu de ces pratiques à Ravine Verte nous oblige à nuancer ces propos. En effet, nous avons remarqué que ces rentrées de table étaient générale-

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ment très attendues et très appréciées, ainsi que rarement délaissées. Compte tenu de la profusion de plats lors de ce type de repas, il arrive alors qu'on délaisse plutôt le repas au riz.

L'évolution toute récente de la composition de ces repas due à l'en-vie d'innover et souvent à l'influence de personnes qui ont un contact (amis, famille, relations de travail) avec des habitudes culinaires diffé-rentes, peut bouleverser momentanément cette structure.

C'est ce que nous avons constaté en juillet 1990 lors d'une commu-nion chez une famille de ce quartier (chez Rufine L.).

[164]Conseillée par sa belle-sœur et son mari qui vivent dans la ville du

Port, Mme Rufine L., décide de préparer un cari qui sort des habitudes pour manger avec le riz : un shop-suey avec de la viande de porc. La recette de ce plat comprend des brèdes de chou de chine, qui ressemblent à une salade. Conformément à la structure des repas de fête, le menu de ce repas comprend une « rentrée de table » (pain avec des achards et un rôti poulet), et un repas au riz (shop-suey, haricots blancs, rougail tomate),

Mais au moment du service, Rufine L. et sa belle-sœur, au lieu de servir les deux parties de repas l'une après l'autre, trouvent plus pratique de tout servir en même temps. Elles posent tous les plats sur la table. Les personnes présentes étant toutes des personnes proches de cette cellule familiale, les deux femmes se sont senties autorisées à transformer le caractère formel du repas séquentiel pour laisser la place à une configuration de repas plus quotidienne. Mais les conséquences de la simplification du service dépassent leurs attentes. Les convives 213 surpris de voir tous ces plats arriver en même temps se demandent quand ils voient le riz, où se trouve la rentrée de table. Au moment de se servir, chacun exprime à sa manière le désarroi général de l'assemblée par un instant d'incertitude.

Plusieurs attitudes montrent que cette situation désorganise l'ensemble du code habituel. Certains se servent le riz auquel ils ajoutent tous les autres plats comme s'il s'agissait d'un repas au riz. Les rentrées de table deviennent alors un accompagnement du riz. Pour s'excuser de leur trouble, quelques personnes ont même dit : « Hein, mi manz mon ri

213 Ce festin regroupe une vingtaine d'adultes et une quinzaine d'enfants appartenant à la famille de la communiante, une famille de voisin, et celle de la sœur du père de la communiante.

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astèr  ! » (« Hein, je mange mon riz maintenant ! »). D'autres, voyant le pain, tiennent à se servir d'abord la « rentrée de table » ; ils assimilent le plat de shop-suey à une salade et l'accompagnent de pain. Lorsqu'ils terminent leur assiette, ils se servent du riz, des haricots blancs, et cherchent le cari. Après explication, certains invités se servent à nouveau du shop-suey. Les membres de la famille qui ont préparé le repas suivent, quant à eux, les deux temps du repas conformément au menu.

Ainsi, l'introduction dans le menu d'un nouveau plat qui n'est pas encore bien identifié par ce milieu - le shop-suey - a rendu moins nette, de par son aspect, la délimitation du repas au pain et du repas au riz. Cet exemple montre que des innovations peuvent bouleverser par-fois ce code si profondément enraciné en chaque Créole.

[165]

- Les spécificités des repas de fête selon les occasionsLe mariage : les repas de mariage sont marqués par quelques spé-

cificités. Si la structure de la journée est semblable à celle que nous venons de décrire, cet événement implique certains rituels auxquels la nourriture et les boissons sont associées, comme la marche et le tifin, ou le rogaton.

Il est d'usage à la Réunion de présenter ses vœux aux mariés au début de la réception. Pour ce faire, les mariés en tête, suivis des pa-rents et du reste de l'assemblée sur deux rangées, font une marche (la mars) au son d'une musique lente et traînante. Ils font parfois plu-sieurs fois le tour de la salle. Les mariés vont s'installer ensuite dans un coin de la salle, devant leur table sur laquelle trône la pièce mon-tée. Les personnes qui les suivent présentent alors leurs vœux aux nouveaux époux tout en leur offrant des cadeaux. Avant les félicita-tions, les invités sont souvent encouragés à boire une liqueur, l'« ani-sette » 214 ou Marie-Brizard : (lanizèt) et à manger un gâteau de fabri-cation maison, le « massepain » (maspin) 215, ou des biscuits à Cham-

214 L'« anisette » est le nom créole pour désigner la Marie-Brisard ou une liqueur de même composition. Cette donc une boisson alcoolisée et sucrée qui ne correspond pas à l'anisette du monde méditerranéen.

215 Gâteau qui peut être éventuellement acheté.

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pagne (bonbon Champagne). On dit alors qu'on boit le tifin. Le rite de la marche est conservé même dans les mariages modernes, alors que celui de lanizèt l'est plus rarement.

À Ravine Verte, les codes ne sont pas toujours respectés, et il existe des confusions quant à leurs manifestations. Il arrive souvent que les personnes âgées ou des parents venant de la ville donnent des conseils pour rectifier le déroulement d'une journée. En effet, si dans les mariages auxquels nous avons assisté la marche était respectée, le rite de l'anisette et du gâteau n'était pas toujours suivi selon les fa-milles. Néanmoins, ce fut le cas lors du mariage de Serge L. (31 ans) et de Marietta T. (23 ans), au mois de décembre 1988. Serge explique lui-même :

« Lanizèt, lé pa po mariaj, lé puto pou batèm, zourdlan, ou kominion... »

« L'anisette, ce n'est pas pour le ma-riage, c'est plutôt pour les baptêmes, le jour de l'an ou les communions... »

Si ce jeune marié et sa femme ont fait la marche au début de la soi-rée lorsqu'ils sont arrivés dans la salle, les invités ne les ont cependant pas suivis : il s'agissait d'une marche introductive. Ce n'est que lorsque le moment de manger la pièce montée est arrivé (vers minuit), qu'une nouvelle marche a été exécutée et que les invités ont suivi. On leur a alors offert du vin mousseux ou du coca-cola (pour ceux qui ne boivent pas [166] d'alcool) et un morceau de la pièce montée. Leur assiette et leur verre dans les mains, ils ont embrassé les mariés et se sont dispersés par la suite dans la salle. Cette seconde marche dé-bouche sur le même genre de rituel que la marche et le tifin.

Le lendemain de la réception du mariage, il est d'usage de recevoir les intimes 216 et de faire un nouveau repas. Il s'agit du rogaton qui, comme le rapporte A. Armand dans son dictionnaire kréol/français (1987 : 301), désigne à la Réunion « le repas du lendemain de la céré-monie de mariage ». Ce repas a très souvent pour but de finir les restes du repas de la veille, même si parfois l'on sert des préparations légèrement différentes.

216 Famille ou amis qui n'ont pas pu venir le jour du mariage ou que l'on réinvite.

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Nous retrouvons cette notion de restes attachée à l'expression créole de rogaton dans la signification française moderne de ce mot qui comme le mentionne le dictionnaire Le petit Robert (1990 : 1725) désigne, pris au sens familier, « (une) bribe de nourriture ou (un) reste de repas (qui est surtout) utilisé au pluriel, comme dans : il dîna de vieux rogatons ». Les significations créole et française du mot « roga-ton » semblent ainsi complémentaires. La première met l'accent sur le repas de lendemain d'un festin, la seconde sur la notion de restes.

Les communions : les communions sont spécifiques du fait de leur caractère cyclique ; elles sont en effet chaque année célébrées en fonc-tion du nombre d'enfants 217. Cette occasion est un événement impor-tant dans la vie des foyers, et les familles le vivent à la fois comme une nécessité religieuse, permettant aux enfants de s'insérer sociale-ment dans le groupe religieux, mais aussi comme une occasion fes-tive. Les communions favorisent un réseau de convivialité centré le plus souvent sur un noyau familial, mais aussi sur de bons amis. Les parrains et les marraines jouent un rôle familial et social 218 très impor-tant ; ils sont invités de façon préférentielle.

Les communions favorisent le goût de la fête, de la musique et de la danse, et constituent donc pour certaines familles une occasion non négligeable d'échapper aux soucis quotidiens. Elles représentent éga-lement une valorisation pour les gens qui reçoivent ; leur maison et leur famille sont ainsi montrées sous un aspect valorisant qui s'oppose à celui quotidien, vécu comme misérable. Le plus souvent cette activi-té familiale réunit la mère, le père, les enfants, les grands-parents quand ils le peuvent, [167] et aussi le cas échéant, des amis ou d'autres membres de la famille. Les communions représentent depuis 1990 l'occasion pour certains de changer et d'améliorer leur maison : agran-dissement, bétonnage ou couverture de la cour, construction d'une grande table pour les festins, reconstruction de la cuisine à bois, etc. Elles stimulent la production d'élevage familial comme celui du co-chon, du cabri ou de la volaille. Elles représentent des frais énormes pour le budget familial. Souvent une épargne est mobilisée plusieurs

217 On abordera l'aspect cyclique des communions dans le chapitre « Rythmes saisonniers et mensuels ».

218 Les parrains et marraines sont choisis parmi la famille proche pour les premiers enfants de la famille : le plus souvent un oncle ou une tante.

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mois à l'avance, entraînant des restrictions sur d'autres postes de consommation.

Selon les familles, le repas festif rassemble un nombre variable de convives. Au minimum, il regroupe la famille restreinte 219 avec le par-rain et la marraine du communiant ; il peut s'élargir à des personnes de la famille élargie, à des amis vivant ou non dans le quartier. Dans le premier cas, le repas prend un aspect moins festif et l'investissement financier pour le repas et les boissons est beaucoup moins élevé. Il arrive que la famille invite d'autres personnes à venir dans sa case pour boire avec le communiant. On sert alors du vin mousseux et un morceau de gâteau aux invités qui viennent tout au long de la journée. C'est souvent ce que font les familles qui ne peuvent dépenser trop d'argent pour le repas, ou celles qui ne souhaitent pas organiser une grande réception (famille en deuil, ou manque d'envie). Dans le se-cond cas, le repas prend l'allure d'une réception où manger, boire et danser sont les principales animations de la journée.

Dans tous les cas, c'est le (la) communiant(e) qui est à l'honneur au moment du repas dans son habit consacré (robe blanche pour les filles, costume cravate pour les garçons). Toute l'attention des convives est tournée vers lui ou elle ; cette journée est vécue comme une véritable reconnaissance de l'enfant concerné au sein de sa famille.

219 Les personnes qui vivent dans la même cour.

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Les pique-niques (parti)

Il est très répandu à la Réunion d'aller faire un pique-nique (parti) le dimanche, que ce soit au bord de la mer ou dans les Hauts. C'est l'occasion pour la famille et pour les amis de se réunir. Traditionnelle-ment, il s'agit d'un repas au riz, ce qui suppose que l'on transporte les marmites pour faire cuire le repas. On arrive alors dans la matinée pour préparer les divers plats sur des foyers existant dans les lieux de pique-nique. L'événement favorise ainsi la pratique de la cuisine au bois et la préparation de plats appréciés par tous comme un cari pou-let, un rougail saucisse, un cari cochon, etc.

[168]Mais ces partis nécessitent des moyens de transport. Aussi, rares

sont les personnes de Ravine Verte qui ont pris l'habitude d'en faire. Dans le passé, les activités des colons le dimanche étaient centrées sur le champ de géranium. Les enfants n'allant pas à l'école ce jour-là étaient disponibles pour aider dans les travaux agricoles. Pour ceux qui ont travaillé toute la semaine dans les champs, le repas du di-manche se fait à la case, pour savourer le plaisir de rester chez soi ce jour-là.

Actuellement, ces pique-niques concernent davantage les familles du quartier. Des jeunes qui ont des voitures ou qui profitent de voi-tures de camarades vont parfois pique-niquer au bord de la mer. Ils sont souvent encouragés par des personnes de leur famille ou des ca-marades extérieurs au quartier qui ont davantage l'habitude de prati-quer ce genre de loisirs. Certains jeunes préfèrent faire un repas au pain et n'emportent pas de marmite, car ils considèrent que c'est trop contraignant.

Davantage liés aux habitudes de cette population, sont les repas entre camarades, qui ont lieu lors des pêches en rivière 220 ou lors de la chasse au tangue, et qui ne sont pas préparés avec le même soin que les partis. Ces activités rassemblent des jeunes hommes (entre 20 et 30 ans) que les liens d'amitié et la volonté de sortir de leur quotidien incitent à faire un pique-nique. Dans ces réunions entre hommes, la

220 Cf. produits de la pêche, chapitre « Nature sauvage et ressources alimentaires ».

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préparation du repas prend toute la matinée. Le repas, bien arrosé, pré-cède le jeu de domino ou des jeux de cartes.

Nous avons assisté à une de ces journées dont nous faisons ici la description détaillée. Les étapes successives, les relations entre les différentes personnes ainsi que le type de repas rendent compte d'un jour exceptionnel à caractère festif. Cette description permet égale-ment de présenter le repas et les manières de table :

Un samedi du mois de février 1990, un groupe de camarades de Ravine Verte fait un pique-nique au-dessus du quartier sur le bord d'une route de terre. L'un d'entre eux m'invite à partager ce repas, car le petit groupe est heureux d'accueillir d'autres amis, et j'entretiens depuis plusieurs mois des relations de camaraderie avec ces hommes.

Quelques jours auparavant, ils ont décidé de préparer un massalé cabri, et chacun est chargé d'apporter quelque chose pour confectionner le repas. Je les retrouve sur la route de terre après le réservoir de Ravine Verte. Ils se sont installés sur le bord du chemin, tout près d'un robinet d'eau aménagé. Six hommes (tous du quartier) sont présents à ce pique-nique ; Serge L., 31 ans, marié, 3 enfants ; Marco G., 29 ans, célibataire ; Sylvain L., 29 ans, célibataire ; Jean-Paul T., 28 ans, marié, 2 enfants ; Jean-Marc R., 23 ans, célibataire ; Fabrice H., 25 ans, célibataire. Chacun [169] apporte quelque chose : Jean-Paul, le cabri qu'il a élevé dans sa cour (estimé par Serge à 300 F), Serge, les boissons, dont l'ensemble comprend un litre de rhum, un litre d'esprit de canne (kognac), deux litres de vin rouge, deux litres de coca-cola (d'un montant de cent francs environ). Les autres apportent le reste : le riz, l'huile, les épices, les feuilles de bananier pour servir d'assiettes. Pour ma part, étant un invité de dernière minute, je n'apporte rien.

Marco, Serge et Jean-Marc ont transporté en voiture depuis le matin le jeune cabri qu'ils ont tué, dépecé et découpé sur place pour faire le massalé. Serge, retourné chez lui pour apporter des courses à sa femme, revient un peu plus tard s'occuper de la suite de la préparation du repas lorsque le massalé est presque prêt. C'est à ce moment-là que j'arrive aussi.

C'est Jean-Marc qui s'occupe de la marmite sur les conseils de Marco qui lui dit à quel moment il doit mettre les épices, l'huile, le sel, le kalou

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pilé, etc. Mais comme je lui demande si c'est lui qui commande les autres à sa façon, il me répond :

« Non, lépa koméla, pa exemp mi di ma fason dofèr, et pi lot di sa fason et pi nou fé koméla, tout i di son mo. Pa exemp nou la pa tout la mèm manièr, alor nou esplik à lot. »

« Non, c'est pas comme ça, par exemple, je dis ma façon de faire, et puis l'autre dit sa façon et on fait comme ça. Par exemple, on n'a pas la même façon de faire, alors on explique à l'autre. »

Et il ajoute :

« Nou lépa kom ban zorey ; zot i fé kuir avek èn resèt et tout zafèr... nou i fé sa à lèy, alors nou discut !...  »

« Nous, on n'est pas comme les Métro-politains qui cuisinent avec une recette. On fait ça à l'œil, alors on en dis-cute !... »

C'est lui cependant qui a l'air de faire autorité en matière de cuisine et il a au sein du groupe un rôle dominant qui le conduit souvent à prendre les décisions en dernier recours. Il est vrai que chacun a sa façon de cuisiner. Une discussion animée s'ouvre sur la quantité de kalou pilé à introduire dans la préparation. Il y a ceux qui sont pour en mettre beaucoup : « Ban malbar i fé koméla ! » (Les Malbar font comme ça !) ; d'autres sont d'avis contraire : « Logou léfor  ! » (Le goût est fort !). Finalement, le groupe décide d'en mettre beaucoup, car la majorité des individus présents aime son goût. Ils ajoutent les branches de l'épice, en disant qu'il faudra les enlever en mangeant. Ils s'occupent attentivement de la préparation du massalé, et tout le monde regarde la marmite sur le feu qui est le centre des discussions tout au long de la préparation. Des commentaires fusent à chaque instant et très souvent la référence aux Malbar revient [170] comme modèle invoqué pour la préparation de ce cari. On se souvient alors ce que l’on a vu autour de soi. Sylvain L., dont la petite amie est malbaraise (d'origine malbar), a remarqué que les Malbar mettaient dans ce cari quelque chose de jaune ; il voudrait faire pareil un jour. Serge lui répond que ce sont les pommes de terre et les bringelles (aubergines) mélangées à des épices qui colorent en jaune. Serge, quant à

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lui, dit qu'il sait bien le faire, parce qu'il est cuisinier... et les éclats de rire fusent, car tous ses amis savent qu'il ne fait jamais la cuisine chez lui.

Pendant ce temps, le riz cuit dans une marmite à feu doux, juste à côté du cari. Avant de le sortir du feu, les cuisiniers le touchent avec les doigts, pour sentir comment il colle. Il faut qu'il colle légèrement, mais pas trop... Alors ils se consultent. Quand le cabri est bien cuit, ils rajoutent de l'huile par-dessus, parce que « lé in pé sek ! » (c'est un peu sec), puis du massalé et le restant des épices vertes, des oignons verts, du persil, du kalou pilé, et enfin du poivre avec une cuillère ainsi que du sel en grande quantité (quatre à cinq cuillères à soupe). Chaque épice est saupoudrée (fané) au-dessus de la marmite, puis abondamment mélangée à la préparation.

Pendant tout le temps que dure la préparation du repas, chaque participant est servi de façon généreuse en esprit de canne et en rhum, ce qui contribue à donner une ambiance enjouée. Quand tout est cuit, les hommes préparent, non loin du foyer et juste à côté du robinet d'eau, un parterre de feuilles de bananier entières préalablement chauffées au feu de bois pour empêcher qu'elles se déchirent. Au moment de cette installation, un apéritif est proposé et tout le monde boit son rhum d'un seul trait (en « coup de sec »).

Arrive alors le moment de servir le repas. Chacun s'assied autour du parterre de feuilles de bananier et Sylvain fait le service. Il détache le riz des bords de la marmite avec un couteau pour le faire tomber au milieu du parterre de feuilles en renversant la marmite. Le riz sort moulé comme un gâteau et légèrement brûlé sur le dessus. Marco découpe au couteau la moitié de ce gâteau de riz. Une moitié reste sur les feuilles, l'autre réintègre la marmite, car Marco qui vient de compter le nombre de convives estime qu'il n'en faut que la moitié. Marco et Jean-Paul cassent ce morceau de riz avec les mains pour ménager un parterre de riz qu'ils étalent au milieu des feuilles. Sylvain sert le massalé sur l'ensemble du riz qu'il arrose entièrement de jus. Tout le monde s'assoit par terre ou sur un morceau de bois autour des feuilles de bananier et commence à manger avec la main. Tous partagent la même façon de manger. Marco prend avec le creux de sa main droite et ses doigts de gros morceaux de riz qu'il mélange abondamment avec le jus et un morceau de cabri ; toute sa main est ainsi mobilisée (doigts et paume). Les autres font de même mais plus discrètement. Ils se servent également des deux mains en même temps quand [171] il s'agit de découper un morceau un peu gros ou de défaire la chair des os ; de temps en temps, les morceaux de cabri sont portés entiers

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à la bouche et déchiquetés avec les dents. Le repas est arrosé de vin rouge. Chacun mange ainsi le riz et le cabri qui sont devant lui ; et devant chaque convive, la limite du riz recule vers le centre. A la fin de ce repas, on observe un riz massalé en étoile. Le repas est accompagné de discussions et de blagues libertines, où chaque mot et chaque expression un peu osés sur les femmes et sur la sexualité déclenchent des rires.

La consigne est de manger jusqu'à satiété : « Ou arèî kan lo vent lé plin ! » (On s'arrête quand le ventre est plein !). À plusieurs reprises, Serge et Marco me sollicitent pour manger ainsi que Jean-Paul, qui a une attitude plus silencieuse et plus réservée et qui termine de manger avant tout le monde. Malgré la bonne quantité de riz et de cari qu'il a déjà mangée de façon très systématique (de telle façon qu'il a presque formé une petite falaise 221), les autres insistent. Il accepte de se resservir à contrecœur car on sent il n'a plus faim. Lorsque tout le monde a fini de manger, les feuilles de bananier sont retirées et jetées dans la ravine. A la place du repas, on pose un goni 222 sur lequel vont s'enchaîner des parties de dominos endiablées. Comme partout à la Réunion, les hommes aiment faire claquer le domino lorsqu'ils le posent et cela contribue, ajouté aux éclats de rire, à donner une ambiance joyeuse. Ils ressortent les bouteilles d'alcool et certains prennent un verre de rhum coca (« Lé kom wiski coca ! » : c'est comme le whisky coca !), ou un verre d'esprit de canne (kognak), en mangeant de temps en temps des morceaux de cabri à la main, à même la marmite.

L'après-midi est alors déjà bien entamée. Chacun rentrera chez lui ensuite.

Ce pique-nique est animé par une très forte volonté de convivialité et de partage : répartition dans l'acquisition des composants du repas et des tâches pour le préparer, complicité et bonne humeur aidées par la consommation d'alcool, ouverture vers des personnes extérieures qui sont invitées à partager le repas. Le repas est pris sur des feuilles de bananier, comme sont pris traditionnellement les repas après l'abat-tage du cochon ou encore les repas avec du cari tangue. L'organisation et la structure de ces repas sont les mêmes. Aux apéritifs succède le repas au riz accompagné du cari fait dans la journée et arrosé généra-

221 Ce qui lui vaut quelques commentaires amusés.222 Goni  : nom créole pour un sac de jute.

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lement de vin rouge. On fait un parterre de feuille au milieu duquel est posé le riz destiné à l'ensemble du groupe qui se place autour. Tout le monde mange à la main, ce qui représente pour chacun un plaisir gus-tatif évident.

[172]Cette journée est caractérisée par son aspect festif. Son cadre infor-

mel et décontracté met l'accent sur la préparation d'un repas qui sort de l'ordinaire (massalé cabri qui a nécessité l'abattage de la bête), et sur son abondance. La journée est marquée par la consommation continue de boissons alcoolisées (apéritifs, vin au repas, et diverses boissons alcoolisées coupées de coca-cola après), et par la volonté de manger à satiété. Quant à l'après-repas, nous avons vu qu'il est très animé.

La préparation du cabri massalé est l'occasion pour ces hommes de faire référence aux Malbar dont ils ont l'impression de reproduire les habitudes : préparation culinaire, feuilles de bananier, manger avec la main. Néanmoins, ils ne font que reproduire le modèle de repas prati-qué dans le quartier lors de l'abattage de certains animaux. Aucun d'entre eux n'a réellement mangé de repas malbar, car ils se seraient rendus compte que ces repas se font sur une feuille individuelle et non sur un parterre de feuilles sur lequel est posé le riz pour tous les convives 223.

La préparation du repas montre des goûts qui se confrontent mais qui arrivent à un consensus. Enfin, une distinction est faite entre un savoir-faire créole qui cuisine « à l'œil » en faisant intervenir ses sens du toucher, de l'odorat et du goût, et la cuisine métropolitaine qui semble rigide avec ses recettes toutes faites qui imposent les quantités des ingrédients qui les composent.

223 Signalons aussi que si les Malbar mangent à la main, le code est plus restrictif car une seule main est concernée (la droite), et d'une façon générale on ne salit pas la paume de la main. Cette règle n'est pas aussi rigide qu'en Inde où il existe une véritable opposition entre les deux mains. La main droite est considérée comme pure et sert à se nourrir, et la main gauche comme impure et sert à faire toutes les tâches considérées comme sales. À la Réunion, chez les Malbar, ce code n'est pas pratiqué par tous même si l'habitude générale est de manger avec la main droite ; en conséquence de nombreux gauchers mangent avec la main gauche.

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Les manières de table au quotidien

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À Ravine Verte, les conditions dans lesquelles sont pris les repas quotidiens ont subi des évolutions notables, et ces changements touchent les familles de façon différente. Actuellement des manières de table traditionnelles côtoient diverses tendances évolutives rela-tives aux récipients utilisés et aux manières de manger.

Traditionnellement, le repas est pris de façon informelle dans la cour à proximité de la cuisine à bois qui apporte sa chaleur pendant les soirées fraîches, et chacun s'assoit où il trouve de la place : sur un rocher, sur un [173] petit banc, sur le seuil de la maison ou de la cui-sine à bois, ou encore sur une chaise. Ce type de repas laisse à chacun une certaine autonomie. Les manières de table s'y rattachant ont été souvent marquées par le type de récipients utilisés pour manger et pour boire, et par leur disponibilité.

Les personnes venues de Mafate, qui ont connu la fourchette assez tardivement, avaient l'habitude de manger avec la main ou à la cuillère. Les récipients utilisés pour manger étaient, la plupart du temps, des bols métalliques émaillés blancs (bol) achetés dans les boutiques. Incassables, ces récipients se conservaient bien malgré quelques détériorations dues aux éclats de l'émail. La pauvreté de ces familles ne leur permettait pas de disposer d'un bol pour chacun, ni d'avoir de verres. Pour boire, on utilisait une vieille boîte de conserve soigneusement préparée, appelée « moque » (mok). Pendant les repas, ces récipients pouvaient passer de personnes à personnes, de père à enfant, de frère à sœur, etc. De ces habitudes traditionnelles est conservé le goût prononcé de manger avec la main ; et nombreuses sont, en effet, les personnes qui évoquent le plaisir de sentir avec la main le contact de la nourriture. Cette façon de manger permet un ma-laxage prononcé des divers éléments du repas entre eux. On peut ainsi mélanger le riz avec la sauce des grains ou du cari en faisant des boules dans sa main (cf. pique-nique). Et actuellement, même si la plupart des familles ont suffisamment de couverts pour tous leurs membres, certaines personnes (surtout des adultes) conservent cette habitude.

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Des tendances évolutives ont émergé ces dernières années, favori-sées par le désenclavement du quartier. L'usage de la fourchette, du verre et de l'assiette en verre ou en porcelaine, s'est superposé aux ha-bitudes traditionnelles sans pour autant entraîner leur disparition to-tale. L'arrivée tardive de la fourchette dans les foyers 224 a peu à peu changé les manières de table traditionnelles. Et, de plus en plus, le couteau complète la fourchette. Diverses manières de manger co-existent très souvent dans une même famille, les plus jeunes et les femmes étant les plus sensibles au changement. Une autre tendance évolutive concerne l'usage de la table. Absente des foyers dans le pas-sé, ou réservée à des fins festives, la table n'était pas utilisée pour manger dans le quotidien. Actuellement, elle apparaît dans un nombre de plus en plus important de familles.

Les habitudes traditionnelles et les tendances évolutives dans les manières de table peuvent être résumées ainsi (cf. tableau 12) :

[174]

Tableau 11 : Manières de table traditionnelles et tendances évolutivesRetour à la table des matières

Habitudes traditionnelles Tendances évolutives

Récipient pour manger Bol émaillé Assiette

Récipient pour boire Moque (collective) Verre (individuel)

Manières de poser le récipient Sur les genoux Sur une table

Manières de porter la nourri-ture à la bouche

À la mainÀ la cuillère

À la fourchetteÀ la fourchette aidée du couteau

Ces tendances évolutives sont vécues différemment selon les fa-milles. Les évolutions sont de plus en plus notables chez celles qui acceptent le changement et qui sont davantage tournées vers la vie 224 Selon les témoignages, les fourchettes ont commencé à être utilisées chez

les colons de Ravine Verte dans les années 60. Mais elles demeuraient d'un usage exceptionnel ; on appelait la fourchette alors la « cuillère déchirée ».

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moderne. Le rôle de l'école est en ce sens fondamental, car elle habi-tue les enfants à des manières de table différentes de celles du milieu familial ; à la cantine, les enfants mangent en effet à table, avec une fourchette et un couteau. Les enfants poussent ainsi leurs parents à s'adapter. Il n'est pas rare de les entendre demander à manger avec une fourchette et un couteau dans une famille où l'on mange à la main, à la cuillère ou à la fourchette. Les femmes sont en général plus ouvertes à ce changement d'habitude que les hommes. La répartition des ma-nières de table peut se résumer comme suit :

Tableau 12 : Répartition des manières de table selon le sexe et l'âgeRetour à la table des matières

Main Cuillère Fourchette

Femmes > 50-60 ans Courammentà occasionnellement Couramment Pratiquement

jamaisHommes > 35-40 ans

Femmes < 50-60 ans Courammentà occasionnellement Occasionnellement Couramment

Hommes < 35-40 ans

Enfants Occasionnellement Occasionnellement Couramment

La différence entre les hommes et les femmes dans les limites d'âge ci-dessus mentionnées est perceptible dans les repas exception-nels où sont généralement distribués à chaque convive des fourchettes et des couteaux. Les hommes au-dessus de 35-40 ans et les femmes de la génération des grands-mères (>50-60 ans) demandent des cuillères pour manger plus à l'aise, comme au quotidien.

L'évolution des manières de table peut mettre en présence au sein des [175] familles des conceptions différentes. Ainsi le cas d'Adeline G. est fort instructif pour la compréhension de ce propos.

En 1990, Adeline (23 ans) a deux enfants en bas âge, une fille de quatre ans (qui va à la maternelle à Ravine Verte) et un garçon d'un an. Elle a habité quelques mois avec le père des enfants à Saint-Denis. Mais

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suite à une mésentente avec cet homme, elle est revenue dans le quartier chez sa mère avec ses enfants. Elle retrouve alors le milieu familial qu'elle a quitté quelques années auparavant. Bénéficiant d'un budget indépendant qui provient d'une contribution financière de son ex-compagnon et des allocations familiales, elle vit dans la maison de sa mère, mais gère son alimentation séparément des autres membres de sa famille. Le reste de la famille est composé de la mère, de deux sœurs cadettes (dix-huit et dix-neuf ans) qui ont chacune un bébé et bénéficient toutes deux de l'Allocation pour parent isolé (A.P.I.), et de quatre frères plus jeunes. Les sœurs n'ont jamais habité hors du quartier et partagent la gestion de l'alimentation avec leur mère. Les achats alimentaires, la préparation des repas et la façon de manger de cette famille sont plutôt traditionnel. La cuisine se fait au bois, les produits de la cour et les préparations culinaires créoles sont privilégiées. De son côté, Adeline, qui a connu la vie urbaine, vit son retour chez sa mère comme un retour en arrière, et souhaite se démarquer des habitudes de vie de sa famille. Ainsi, parlant des autres membres de sa famille, elle déclare :

« Banla i manze touzour la mèm soz, nana kèn sèl recèt, é i fé touzour pa-reiy ; Moin, mi ème sanzé, mi aime pa fèr kom banla... Banla i fé touzou volay an kari, pas moin, mi fé poulé roti, poulé fri dé fwa mi met p'ti pwa...Mi manze aussi salad mélanzé avec tout' z’affair dedans... »

« Eux, ils mangent toujours la même chose, ils n'ont qu'une seule recette, et ils font toujours pareil. Moi, j'aime changer, j'aime faire autrement... Eux, ils font toujours du poulet en cari, pas moi, je fais du poulet rôti, du poulet frit, des fois j'y mets des petits pois... Je mange aussi des salades mélangées avec des tas de choses dedans... »

Le mari d'Adeline était cuisinier. Elle a donc eu l'occasion de se familiariser avec des modes de préparations différents de ceux pratiqués dans sa famille. Ainsi, par les achats et les préparations de repas qu'elle fait séparément (elle cuisine au gaz, alors que ses sœurs et sa mère cuisinent au bois), Adeline cherche à se démarquer le plus possible de sa famille. Ce qui est aussi notable dans les manières de table. Alors que sa famille mange dehors à proximité de la cuisine à bois, les assiettes sur les genoux, elle mange de son côté avec ses deux enfants à l'intérieur de la case sur une table. Elle fait manger ses enfants avec une fourchette et donne de l'importance à ce qu'ils se tiennent bien à table.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 221

[176]

Recevoir les autres

Retour à la table des matières

Les relations qu'entretiennent entre elles les personnes du quartier en rapport avec la nourriture révèlent une vie sociale où les codes sont bien enracinés. Les habitudes, le sens commun, les moyens financiers jouent un rôle fondamental dans ces relations sociales. Et les règles s'exprimant dans la façon de recevoir font apparaître en filigrane une partie de la dynamique sociale.

Recevoir dans le quotidien

La façon de recevoir dans le quotidien délimite à la fois un espace social, car le statut de l'invité est pris en compte, et un espace de so-ciabilité où des relations se nouent et s'entretiennent.

La délimitation d'un espace social

Recevoir chez soi nécessite un véritable décodage de la situation. Quelle est la personne reçue ? Quel est le moment de sa visite et ses motivations ? La visite est-elle prévue à l'avance, ou est-elle à l'impro-viste ? Les diverses réponses à ces interrogations entraînent des atti-tudes différentes de la part de l'hôte. Et l'invitation à partager une boisson ou un repas s'exprime différemment selon les degrés d'intimi-té.

- Les personnes non désiréesIl est des personnes qui, en raison de leur statut ou à cause des cir-

constances de leur visite, ne sont pas dans un rapport d'intimité suffi-

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 222

sant pour être reçues à l'intérieur de la maison, ou pour partager le boire ou le manger. A toute personne qui n'est pas désirée et qui vient à l'improviste, rien n'est offert. C'est le cas des démarcheurs, des per-sonnes qui viennent à domicile avec lesquelles on a eu un différend, c'est le cas d'un travailleur social qui vient pour demander des comptes ou faire une enquête, c'est le cas d'étrangers auxquels on ne refuse pas sa porte mais qu'on ne veut pas voir rester.

- Les personnes désirées et les intimesD'une façon générale, l'invitation à boire accompagne la visite de

toute personne avec laquelle est établi un lien affectif ou de prestige. Sont ainsi concernées les personnes du réseau familial ou amical, ainsi que [177] toute personne venue avec une intention d'aide comme les travailleuses familiales, le médecin, les infirmiers, etc.

Il m'est souvent arrivé d'avoir l'un ou l'autre de ces statuts pendant mon étude. Au début, j'avais décidé tout en développant des relations privilégiées avec certains réseaux familiaux, d'établir un plan et une cartographie de toutes les cases du quartier en tenant compte de la structure familiale. À cette occasion, j'avais fait du porte-à-porte pour arriver à mes fins, et l'accueil des personnes a toujours été très froid. À aucune reprise, je n'avais reçu d'invitation à boire ; la méfiance régissait les relations dans la mesure où personne ne me connaissait.

Par ailleurs, même chez les personnes avec lesquelles j'entretenais des relations privilégiées depuis plusieurs mois, il m'arrivait contre toute attente et contre tout usage, de ne recevoir aucune invitation à boire. Chaque fois qu'aucune invitation à boire n'était exprimée, je me trouvais dans une situation plus professionnelle que d'habitude : visites pour un entretien prévu à l'avance et accepté en apparence par la personne mais qui la mettait manifestement mal à l'aise, ou alors visites à l'improviste dans des foyers dérangés dans leur quotidien. J'étais certainement perçu comme un gêneur, même si ces dernières acceptaient avec gentillesse le principe même de ma visite. En ne m'invitant pas, les personnes me signifiaient qu'elles ne me considéraient pas comme un familier dans ces situations précises. Par contre, chaque fois que les relations se situaient sous un angle amical, et que manifestement j'avais un statut privilégié, une invitation à boire accompagnait ma visite.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 223

La différenciation entre personnes désirées et non désirées délimite ainsi un espace social dans lequel sont identifiées les personnes dignes de confiance et celles que l'on veut honorer.

Aucune proposition de boisson ne sera faite s'il s'agit d'une visite à l'improviste qui tombe à un mauvais moment, ou encore s'il s'agit d'une personne peu désirée ou avec laquelle on n'entretient pas de re-lation amicale. Par contre, on offre toujours à boire à la personne qui est appréciée ou qui fait partie du réseau familial, amical.

Délimitation d'un espace de sociabilité

Ouvrir sa porte suscite plusieurs réactions qui s'expriment en fonc-tion de l'intimité avec laquelle on reçoit un tiers. Plusieurs seuils de sociabilité sont ainsi perceptibles à travers les lieux de réception et l'invitation à boire.

[178]

- Les seuils de sociabilité L'usage veut que le visiteur appelle à travers le « barreau » (baro)

de la cour :

« y a do moun ? » « Il y a quelqu'un ? »

« ya pwin person ? » « Il y a personne ? »

Si l'hôte ne veut pas faire entrer la personne, il reste à discuter avec elle au portail (au barreau). Si, par contre, la raison de la visite y in-cite, la personne est invitée à venir s'asseoir pour discuter sous la va-rangue 225, ou dans le salon à l'intérieur de la case. Une relation intime avec la famille ou avec la personne qui reçoit favorise la réception

225 Varangue : véranda couverte de verdure ou de tôle.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 224

dans la cuisine à bois, qui est le lieu domestique le plus familier et intime.

À l'image de ces attitudes face aux visiteurs, la façon d'offrir à boire est, elle aussi, réglée par des habitudes et des usages.

- Les usages dans la réceptionLe café est la première boisson proposée. Il est en effet toujours

disponible car chaque foyer en boit quotidiennement. Par contre, l'al-cool - courant dans les foyers - arrive parfois à manquer pour des rai-sons financières. Les boissons non alcoolisées sont plus rarement pré-sentes dans les familles, sauf lors des achats mensuels. Ainsi, en fonc-tion des disponibilités et du désir d'honorer les invités, la qualité de la boisson offerte varie.

Le café est proposé à toute heure de la journée et à toute personne. La façon de servir ce café est très caractéristique et suit toujours le même schéma. L'hôte (en général de sexe féminin : la mère de famille ou l'une de ses filles) présente sur un plateau la (les) tasse(s) de café et un bol rempli de sucre roux en poudre dans lequel se trouvent plantées des petites cuillères en nombre égal à celui des tasses. L'hôte arrive avec une cafetière et verse lui-même le café dans la tasse de son invi-té. Ce dernier se sert du sucre avec la cuillère (deux à trois cuillerées le plus souvent) qui se trouve face à lui, puis il prend la tasse dans ses mains. Une fois la tasse en main, chacun attend généralement que tout le monde soit servi pour commencer à boire. Il arrive que l'on propose du rhum à l'invité après le café ; il est servi sur le sucre qui reste au fond de la tasse et il est bu d'un trait.

Si l'hôte connaît la personne et son goût pour l'alcool, il peut lui en proposer à la place du café. Il peut offrir du rhum ou toute autre pré-paration à base de rhum comme du « rhum arrangé » fait maison, de l'esprit de canne, ou plus récemment du whisky ou du martini, ou même du vin [179] blanc. L'alcool fort est réservé aux hommes ; aux femmes, on propose des alcools moins forts, comme le « goyavlet » 226. Dans cette situation, il existe aussi un usage dans la façon spécifique 226 Nom d'une liqueur de 17° vendue dans le commerce qui est une préparation

sucrée à base de rhum et aromatisée aux goyaves." Cf. les liqueurs vendues dans le commerce de Ravine Verte, chapitre « Commerces et produits alimentaires ».

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 225

de servir. On (le plus souvent l'hôte de sexe féminin) propose aux in-vités les verres (petits pour le rhum, grands pour le vin) renversés sur un plateau. L'invité prend son verre dans la main, le remet à l'endroit et le présente à son hôte qui lui verse la boisson.

Des boissons non alcoolisées peuvent également être proposées lorsque la personne ne boit ni café ni alcool. Dans le passé, l'hôte pro-posait souvent de l'eau de tamarin qui a la réputation de rafraîchir quand il fait chaud. Actuellement, elle est remplacée par des boissons achetées dans le commerce (boissons gazeuses, jus de fruits ou assi-milé, sirops). Si elles viennent à manquer, la famille qui se sent obli-gée d'honorer son invité envoie les enfants acheter la boisson désirée. Le service des boissons non alcoolisées s'ordonne de la même façon que celui des boissons alcoolisées.

Lorsque des intimes arrivent au moment de manger, il leur est pro-posé de rester et de partager le repas. On leur sert ce qu'il y a au menu, et ce repas se passe de façon informelle. L'assiette est remplie dans la cuisine avant d'être proposée à l'invité, qui mange de son côté si tout le monde a déjà mangé. Cette façon de recevoir n'est pas identique dans tous les milieux créoles ; elle tranche parfois avec d'autres habi-tudes, ce qui peut être source de surprise ou même de critiques chez des personnes de Ravine Verte lorsqu'elles vont dans d'autres milieux créoles.

Ainsi, lorsque Rufine L. et son mari sont allés voir des membres de leur famille à la Plaine des Grègues 227, elle a été surprise, voire cho-quée, de la manière dont ils ont été reçus :

« Ban la i don pa le manzé zot la fé kui, zot i ramas pou lo soir. Ban la i don dé boit.  »

« Ils ne donnent pas à manger ce qu'ils ont préparé, il le garde pour le soir. Ils préparent des boîtes (de conserve). »

Recevoir dans les occasions spéciales

227 Plaine des Grègues : écart des Hauts de St Joseph dans le sud de l'île, habité par des « Petits Blancs ».

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En dehors des événements quotidiens, d'autres occasions mobi-lisent les codes de réception liés à la convivialité alimentaire. On abordera ici deux exemples caractéristiques : recevoir pendant les ré-ceptions et lors du jour de l'an.

[180]

Recevoir lors des événements festifs

Nous avons déjà vu comment sont reçus les invités pour les événe-ments festifs auxquels sont associés un repas et des danses. Et ces fes-tivités - comme les réceptions dans le quotidien - favorisent une déli-mitation de l'espace social.

Les personnes présentes au bal ont des statuts différents : il y a celles qui ont été nommément invitées et qui ont à la fois accès au re-pas et au bal, il y a celles qui n'ont pas été invitées et qui ont seule-ment accès au bal. En effet, après le repas des mariages ou des com-munions, quand la soirée dansante commence, d'autres personnes peuvent venir. Mais il existe une règle à Ravine Verte, comme dans l'ensemble du monde rural réunionnais : seuls des hommes non-invi-tés 228 peuvent avoir accès au bal, les femmes et les jeunes filles, quant à elles, ne peuvent venir que si elles ont été invitées. Le nombre de personnes est ainsi augmenté de façon sensible, ce qui a de l'impor-tance pour l'ambiance de la soirée. Mais pour des questions de contraintes financières, la famille ne peut pas offrir à boire à tout le monde lors de la soirée. Ainsi est-il proposé des boissons aux seules personnes invitées. Pour rendre cela possible, un véritable code de réception est pratiqué.

Les hôtes ont recours à une stratégie particulière pour servir à boire à l'assemblée. Ils canalisent d'une façon discrète les buveurs invités vers un endroit à l'écart des regards. C'est par exemple la cuisine à bois qui sert de bar improvisé ; ses portes fermées ne s'ouvrent que pour y laisser entrer les invités. Une pièce à l'intérieur de la maison peut également accueillir les buveurs. Ces jeux de porte et de boissons identifient très clairement les personnes aux statuts différents concer-nant cette occasion.228 Il s'agit d'hommes d'âge indifférent après l'adolescence.

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Recevoir au jour de l’an

Traditionnellement, il est d'usage d'aller souhaiter la bonne année aux personnes de son entourage le jour du nouvel an ou les jours qui suivent. Ce sont généralement les enfants qui vont rendre visite aux parents, et les parents aux grands-parents. Ces visites s'accompagnent très généralement de l'invitation à boire un alcool consacré à cette oc-casion, la liqueur appelée « lanizèt » (anisette), et à manger un gâteau fait ou acheté lui aussi pour l'occasion.

Actuellement, cette habitude n'est plus tout à fait la même et les boissons se sont diversifiées ; selon les moyens financiers, il est servi aux adultes des boissons alcoolisées et aux enfants des boissons sans alcool. À cette occasion, des cadeaux peuvent être offerts aux enfants. Mais les familles n'ayant généralement que peu d'argent, les cadeaux sont modestes et souvent réservés aux enfants les plus proches.

[181]L'habitude de recevoir ses proches pour le nouvel an existe partout

à la Réunion. C. Fontaine (1988 : 89) donne un exemple de ces visites à travers un récit humoristique en créole qui met en scène Tikok, jeune garçon créole auquel il arrive toujours des histoires savou-reuses :

« Toultan, ariv zourdlan, Tikok i sa dmann son fami la bone-ané. Tikok i swét pa li dmann. Li sava partou ek son tonton Trifinm, son tantine Babèt, son kouzin Gaston, tout...Somanb sak li profèr danntout, se son parin Béber. Pars lézot i donn pa li gransoz : i donn ali in savonèt, in mouswar, in siflét balon... Anfin inn ti kouyonad konmsa ! Son parin Béber, kontrér, daborinn i invit po manzé, atab ankor syouplé (dabitid, Tikok i koné pa la tab, li manz si son tiban, son zasyét dann son min). Eksa, gromarinn Fani i fé aou in kari,

« Chaque fois que le jour de l’an arrive, Tikok va demander la bonne année à sa famille. Tikok ne souhaite pas, il de-mande. Il va partout, chez son tonton Trifine, chez sa tante Babette, chez son cousin Gaston, tous... Mais celui qu'il préfère entre tous, c'est son parrain Bé-bert. Parce que les autres, ils ne donnent pas grand-chose : ils lui donnent une savonnette, un mouchoir, un sifflet pour le ballon... Enfin des bêtises comme ça ! Son parrain Bébert, au contraire, d'abord il l'invite pour manger, et à table s'il vous plaît (d'habi-

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 228

sa lé bon ! (...) tude, Tikok ne connaît pas la table, il mange sur son petit banc, son assiette dans sa main). Et puis sa marraine Fan-nie lui fait un bon kari. (...)

La pa tout ankor ! Kan la fine manzé, bwar kafé tout. Tikok i sava dovan son parin ek son gromarinn : "Parin Bé-ber, marinn Fani, mwin la ni mann azot la bone-ané ! ". Son parin -lo zyé i mouy i bri- i sava dan la sanm, i rouv larmwar, i trap in gro pake anbalé, i port po Tikok : "Ala po ou, mon fiyo ! Sa parin ek gromarin i donn aou sa ! Bé tansyon, i fo byin travay lékol, tou-sala ! "

Et c'est pas tout ! Quand il a fini de manger, de boire le café, tout quoi, il va devant son parrain et sa marraine : "Parrain Bébert, marraine Fannie, je viens vous demander la bonne année !" Son parrain - les yeux mouillés et brillants — va dans la chambre, il ouvre l'armoire, il attrape un gros pa-quet empaqueté, et il l'apporte à Tikok : "Voilà pour toi, mon filleul ! C'est ton parrain et ta marraine qui te donnent ça ! Mais attention, il faut bien tra-vailler à l'école !"

- "Wi, parin" Tikok i di. Soman son lidé lé plis si lo kado. Li trap kado-la, li di mersi, li toum, li vir in pé, vloup ! ali son kaz, présé po war kosa néna dann paké. Zour-la, navé in gayar trin ales-trik. Tikok té fyér, la tér i port pi li  ! »

"Oui, parrain" dit Tikok. Mais il pense davantage au cadeau. Il attrape le ca-deau, dit merci, il tourne et vire, vloup ! dans sa case, tellement il est pressé de voir ce qu'il y a dans le paquet. Ce jour-là, il y avait un superbe train électrique. Tikok était fier, et il ne se sentait plus ! »

(Traduction personnelle)

[182]À travers la structure des repas et les usages sociaux de réception

ici étudiés, l'aliment définit un environnement culturel et social. Le respect des codes alimentaires intègre ainsi le mangeur au sein du groupe et de sa famille et entraîne des relations d'altérité où la recon-naissance de la similarité ou celle de la différence contribue à des ty-pifications sociales. Néanmoins, cette grammaire culinaire n'est pas rigide ; elle est soumise à des innovations enrichies d'apports exté-rieurs selon les choix ou les itinéraires individuels et familiaux, comme nous avons pu le constater à travers certains exemples.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 229

D'autres domaines de codification alimentaire - complémentaires aux éléments présentés jusqu'ici - régissent la vie de cette population : celui des représentations et des pratiques religieuses ou magico-reli-gieuses et celui des représentations et des pratiques liées au corps et à son équilibre.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 230

[183]

DEUXIÈME PARTIEDes nourritures créoles

Chapitre 7Le manger et le croire

« Mercredi 15 février 1978

Madame Visnelda m'a écrit de faire passer d'urgence Mme Marie-Françoise qui a deux esprits malabars. Ils lui ont déclaré "qu'ils ne sortiront pas".

Je prends toutes mes précautions, je monte sur mes grands che-vaux pour ne pas me laisser influencer. Et... c'est le calme, le si-lence complet. J'ai bien l'impression que le diable veut se jouer de moi, aussi je demande aux parents de ne pas reconduire le malade chez elle à Saint-Louis. La belle-mère s'offre de la prendre chez elle aux Avirons. En attendant, le mari ira voir le Père JE pour bé-nir la maison. Ils reviendront samedi ou lundi avec vingt médailles de saint Benoît pour garnir la cour et la maison. Alors, la malade pourra entrer chez elle avec le maximum de garantie pour ne pas être rattrapée par l'esprit.

C'est là qu'on voit l'habileté du démon de ne pas s'exposer à être chassé pour mieux posséder sa proie. »

Journal d'un exorciste - R.P. Franck Dijoux,Congrégation des Pères du Saint-Esprit à la Réunion

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Les liens entre l'alimentation et la religion et les croyances qui en découlent sont nombreux. Les relations entre l'aliment et l'idéal sont ici bien codifiées : interdits et symboles alimentaires, offrandes, ca-rêmes, repas commensaux, pratiques rituelles. Ces codes sont autant issus de messages institutionnels (églises, prêtres catholiques, prêtres hindous, pasteurs, etc.), de spécialistes locaux de l'esprit, des esprits et du corps (sorciers, devineurs, etc.) que de croyances et d'habitudes

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 231

créoles. Certaines pratiques alimentaires participent ainsi à nouer ou à dénouer les liens que l'individu ou le groupe établit avec un ou plu-sieurs êtres transcendentaux [184] ou avec des esprits. L'aliment de-vient un véritable médium entre la vie des Hommes et celle du (des) dieu(x), des esprits, etc. Les pratiques alimentaires partagées par les gens de la même confession deviennent à la fois éléments de recon-naissance du groupe et éléments de partage. La nourriture apparaît comme un élément fondamental dans la relation à autrui ; vie spiri-tuelle et vie sociale sont ainsi étroitement liées. Ravine Verte - à l'image de la Réunion - accueille plusieurs formes religieuses. Les rapports qui les unissent ou les oppositions qui les séparent sont le résultat de l'histoire des faits religieux à la Réunion : on y observe une partie des phénomènes existant sur l'île qui ont favo-risé en même temps créolisation et conservatisme des pratiques reli-gieuses. L'ensemble des recours religieux, de leurs représentations et pratiques, et des individus et institutions auxquels ils sont liés peuvent être analysés en terme de « champ religieux » 229, au sens de P. Bour-dieu (1971). Cet ensemble détermine un espace à l'échelle du quartier dans lequel s'expriment les diverses confessions ; et les relations qu'elles entretiennent entre elles sont le plus souvent concurrentielles. Les oppositions structurant les relations entre les confessions, mais aussi les complémentarités religieuses vécues par les personnes, dé-bouchent sur des codes et des pratiques alimentaires définitives ou temporaires selon les individus et leurs itinéraires. Pour rendre compte de ces aspects normatifs de l'alimentation mais aussi de leur flexibili-té, on présentera dans un premier temps les différentes confessions existant à Ravine Verte ainsi que leurs relations. Les représentations et les pratiques alimentaires seront analysées dans un second temps.

229 Tout en nous référant à la notion du champ religieux de P. Bourdieu, nous n'aborderons pas ici de façon complète la structure et le fonctionnement de ce champ à la Réunion ou dans ce quartier. Nous nous bornerons à utiliser ici certaines de ses caractéristiques pour décrire la coexistence des diverses conceptions religieuses et analyser l'existence de leurs complémentarités et leurs exclusions mutuelles.

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Le champ religieux à Ravine verte

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Ce quartier met en présence des individus détenteurs d'héritages religieux différents. Mais tous sont concernés d'une façon ou d'une autre par les phénomènes de créolisation qui créent des continuités, des mélanges, des passerelles entre les divers cultes. Certaines confes-sions s'enracinent dans le passé comme la religion catholique, les cultes populaires créoles ou les cultes malgaches. Une autre, le groupe pentecôtiste « Mission Salut [185] et Guérison », s'est tout récemment implantée dans le quartier. Quant aux autres confessions de la Réunion, elles ne sont pas représentées à Ravine Verte. Néanmoins, certaines d'entre elles ont un impact sur le quartier chez les personnes qui sont amenées à côtoyer leurs fidèles ; c'est le cas de la religion hindoue pratiquée par les Réunionnais originaires de l'Inde du sud (Malbar ou Tamouls), et du groupe des témoins de Jéhovah.

La coexistence de ces diverses confessions ne manque pas de sus-citer de véritables confrontations idéologiques et institutionnelles. Certaines tentent de conserver leurs fidèles (catholiques), d'autres veulent en attirer davantage (groupe pentecôtiste). Les cultes popu-laires ou malgaches, de leur côté, s'ils cohabitent tant bien que mal avec l'Église catholique sont rejetés par la Mission et ses adeptes. La rencontre et la confrontation de ces pratiques religieuses génèrent chez les habitants du quartier divers comportements qui dessinent un continuum entre deux attitudes opposées, mais néanmoins complé-mentaires. La première, normative, en adéquation avec les discours institutionnels, établit des distinctions et des limites claires entre reli-gions. La seconde, pragmatique, jette des passerelles entre les confes-sions et les croyances différentes. Ainsi la religion peut être vécue comme exclusive ou complémentaire à une autre. Et selon les itiné-raires personnels, cette complémentarité peut se fracturer pour aboutir à de véritables conversions.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 233

La religion catholique

La plupart des gens du quartier se disent catholiques car ils ont été baptisés. Mais ils sont peu nombreux à pratiquer la religion régulière-ment. Les femmes sont les plus ferventes et sont davantage prêtes à s'investir que les hommes.

La pratique catholique de ces personnes aux ascendances multiples (française, africaine, malgache) est le résultat de l'histoire de L'Église à la Réunion 230. Au service du pouvoir colonial depuis le début du peuplement de la Réunion, l'Église n'a eu de cesse de convertir les nouveaux immigrants qui se sont établis dans l'île. En utilisant de nombreuses incitations 231 à la pratique religieuse, le clergé a œuvré à sa dominance. Les autres confessions ainsi que toutes les pratiques mettant en péril la religion [186] catholique 232 furent systématique-ment rejetées et combattues. Néanmoins, l'hindouisme populaire véhi-culé par les engagés de l'Inde du sud au cours du XIXe siècle, et un peu plus tard l'islam introduit par les Indiens du nord ont réussi à se libérer progressivement de cette volonté dominatrice.

Tout au long de son histoire mouvementée analysée par les histo-riens P. Éve (1985) et C. Prudhomme (1984, 1985), l'Église catho-lique tente de lutter contre les aspects populaires de la religion. Néan-moins, encore aujourd'hui, le sentiment religieux très fervent à la Réunion se caractérise par la continuité entre les représentations popu-laires et celles de l'Église moderne. Des croyances et des cultes popu-laires coexistent avec la pratique catholique ; la peur de l'enfer et du diable subsiste ; le rejet d'autres pratiques religieuses entraîne peur et ségrégation ; la recherche du rôle de protection de la religion catho-lique et de ses rites fait partie de la pratique religieuse.

230 Cf. à ce sujet P. Éve, 1985 (Grandes lignes de révolution de l'Église à la Réunion : 41-58).

231 Citons ici notamment les incitations par la peur de l'enfer et du diable, par la mise en place de cultes de saints protecteurs, par la valorisation du rôle de protection des sacrements.

232 L'Église a notamment combattu les loges maçonniques établies sur l'île et le communisme qui étaient vécus par le clergé comme un danger pour son existence.

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La pratique de cette religion - plus ou moins régulière - structure la vie sociale de Ravine Verte. Pour les personnes originaires de Mafate, habiter ce quartier permettait notamment de se rapprocher des lieux de culte catholique. Les principales préoccupations des personnes pieuses étaient de pouvoir accomplir tous les rites de passage religieux : bapti-ser les enfants dans une église, leur permettre de suivre le catéchisme et d'avoir des conditions plus favorables pour les communions et les mariages qu'à Mafate, pouvoir assister régulièrement aux messes et pouvoir recevoir l'extrême-onction.

Avant 1980, la vie religieuse avait lieu dans un quartier proche. Depuis cette date, la population du quartier aidée par une association caritative et par un prêtre dynamique, a construit une église de ses propres mains. Cette construction laissait promettre une vie religieuse plus facile sans les longs déplacements connus jusqu'alors. En même temps, elle matérialisait pour la première fois un projet de quartier qui avait mobilisé toute la population. Leur détermination à construire une église montre le lien profond que les gens de ce quartier entretiennent avec la religion catholique. L'utilisation du lieu de culte est néanmoins dépendante de l'emploi du temps chargé du prêtre ; en 1988, la messe n'avait lieu dans le quartier qu'une fois toutes les quatre semaines. Le reste du temps, les fidèles devaient encore se déplacer vers l'église du quartier proche où se fait toujours la catéchèse. Quelques femmes du quartier participaient à l'encadrement de cet enseignement.

Les communions (privées, solennelles) et la confirmation jouent un rôle important dans le lien que les gens établissent avec l'institution. En [187] effet, le cycle des communions prend une place considérable dans la vie des familles 233. Le prêtre demande à l'enfant de suivre ré-gulièrement la catéchèse, et à ses parents de fréquenter toutes les messes pendant le temps de son instruction. Cette exigence condi-tionne l'aboutissement des professions de foi, et incite à la fréquenta-tion de l'église. Ainsi, les messes à l'église rassemblent-elles à la fois les personnes pieuses et toutes celles concernées par le cycle des com-munions (parents et enfants).

Les grandes fêtes de la religion catholique sont observées, et no-tamment Pâques et Noël qui sont les plus suivies. La fête du 1er no-

233 Comme nous le montrerons dans le chapitre « Rythmes saisonniers et mensuels ».

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vembre, fête des saints et veille du jour des morts concerne aussi éga-lement un grand nombre de personnes qui vont fleurir les tombes de leurs proches. L'importance de cette fête à la Réunion, et dans ce quar-tier en particulier, rend compte des liens particuliers qui unissent les vivants et les morts. La relation forte avec les ancêtres disparus té-moigne de la perception populaire de la mort et de la croyance en l'in-fluence des âmes disparues sur les vivants. Et ceci est en continuité avec les cultes populaires.

Une religiosité réunionnaise :les cultes populaires

Pendant longtemps, l'Église catholique a toléré et entretenu cer-tains cultes populaires catholiques pour attirer et conserver ses fidèles. Et malgré ses efforts, elle n'a pas pu supprimer complètement cer-taines croyances et pratiques issues d'autres confessions. Ainsi à l'ombre, des messages normatifs et institutionnels de l'Église ont sub-sisté et se sont développées des croyances et des pratiques religieuses populaires. En marge de la foi catholique, mais souvent en son nom, ces cultes ont subi de nombreux mélanges compte tenu de la rencontre d'apports religieux différents. Au gré des métissages, des emprunts culturels, des continuités entre les croyances populaires issues de di-verses régions du monde, les croyances populaires réunionnaises ont trouvé des points d'ancrage dans la plupart des confessions représen-tées à la Réunion.

Ainsi un ensemble de pratiques et de croyances s'est-il constitué en soubassement des comportements religieux réunionnais 234. Univers de référence des populations non-dominantes, cet ensemble coexiste avec les [188] dogmes de l'institution religieuse dominante. Critiquées ac-

234 Cet ensemble, P. Éve le qualifie de « religion populaire », ce qui ne nous semble pas caractériser la fluidité, et la plasticité de ces croyances et pratiques qui peuvent se trouver autant dans la pratique de populations métissées que dans la pratique de Réunionnais catholiques d'ascendance européenne, malgache, voire chinoise, en continuité avec les rites spécifiques de chaque pratique religieuse. Nous ne reprendrons pas ici le terme de religion pour utiliser plutôt ceux de cultes, de pratiques, de croyances, de représentations.

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tuellement par l'Église qui veut lutter contre les déviances de sa foi, ces pratiques populaires rassemblent un certain nombre de cultes.

Ces cultes intègrent dans leurs représentations la croyance en l'existence de liens avec un monde surnaturel peuplé d'esprits, de saints, d'ancêtres qui peut agir sur le monde des vivants. Ils sont en continuité avec la religion catholique car ils sont dédiés à des saint(e)s ou assimilés (la Vierge noire, Notre-Dame de la Délivrance, St Expé-dit, etc.), ou à des religieux 235 qui ont vécu sur l'île (père Lafosse, père Bourrasseau, père Martin, père Raimbault, etc.). Adorant la sainteté ou le charisme de ces figures, les fidèles attendent protection, guérison ou intervention. Ces cultes s'inscrivent ainsi dans le vécu des malheurs et des espoirs de la population réunionnaise. De nombreux pèlerinages sont associés à la plupart de ces cultes et rassemblent régulièrement un nombre très important de pèlerins. Les cultes populaires intègrent aussi, selon les franges de la société réunionnaise, des cérémonies des-tinées aux ancêtres et pratiquées par les Indiens hindouistes, les Chi-nois, les descendants d'Africains et les Malgaches convertis au catho-licisme. Les ancêtres disparus ne doivent leur salut et leur paix dans le monde des morts qu'aux cultes que leur dédient leurs descendants vi-vants ; dans le cas contraire, les vivants peuvent subir la colère des ancêtres non honorés.

Par ailleurs, des pratiques existent en marge de la religion catho-lique, comme le culte de certains objets matériels (tombes 236, croix), ou de personnes disparues au charisme très ambigu comme La Buse, un pirate du XVIIIe siècle, ou Sitarane, un voleur et criminel du XIXe

siècle. Le culte de ces figures ambiguës révèle deux aspects des cultes populaires : l'adoration des forces du bien et l'utilisation des forces du mal. Sitarane, malgré les nombreux vols et crimes qu'il a commis, a été baptisé juste avant sa mort. Pour certains de ses adorateurs, le sa-crement l'aurait lavé de tous ses forfaits et lui aurait permis de mourir en état de sainteté. À l'opposé, il personnifie le mal et est utilisé comme support pour des actes de sorcellerie.

Ces cultes populaires privilégient une fonction utilitaire des adora-tions. Dans un monde de désordres et de dangers multiples, ils sont 235 Les cultes de ces religieux n'ont pas attendu l'aval de l'institution pour se

mettre en place.236 Manipulation de la terre des tombes, pratiques réalisées sur des tombes

abandonnées.

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utilisés pour rétablir un certain ordre : se préserver, demander protec-tion, nourrir ses espoirs, agir sur autrui. Ainsi respect des morts, ado-ration de figures saintes, utilisation d'objets protecteurs, manipulation de forces positives ou négatives sont-ils les grandes caractéristiques de ces cultes populaires.

[189]Les catholiques de Ravine Verte sont fortement marqués par ces

croyances, et les pratiques qui leur sont associées se font en marge de l'Église. Nous aborderons ici les éléments les plus importants du vécu de ces cultes.

La croyance aux esprits

Les habitants de Ravine Verte partagent avec une partie de la so-ciété créole la croyance aux esprits. Les croyances populaires ac-cordent en effet une part importante aux esprits des personnes dispa-rues. Le monde des esprits (esprits d'ancêtres, esprits errants, esprits mobilisés pour des actes de sorcellerie, etc.) se trouve en continuité avec celui des vivants qui peut être perturbé à son contact.

Dans ces conceptions populaires, les personnes décédées se répar-tissent en deux catégories. La première concerne celles qui, grâce aux sacrements de l'Église, sont allées normalement vers Dieu (zam ra-massé). La seconde rassemble celles qui en ont été empêchées, comme à l'issue d'une mort non naturelle ou violente (suicidés, acci-dentés, victimes d'assassinat). S'écartant du cycle naturel de la vie, ces âmes condamnées à errer sont appelées « âmes errantes » 237. « Elles réapparaissent et rôdent surtout la nuit, cherchant à se venger. Elles deviennent des revenants ou des esprits malfaisants. On les appelle "bébêtes" et elles se distinguent du vivant parce qu'elles n'ont pas de pied » (P. Éve, op. cit.  : 37).

La nuit est leur domaine, et dix-huit heures (heure de la tombée de la nuit à certaines périodes de l'année) et minuit sont les heures les plus redoutées. Circulant sur les chemins et les routes, stationnant aux carrefours, les âmes errantes peuvent attaquer une personne de pas-

237 En créole : zam lé pa ramassé, zam perdi.

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sage, la posséder ou favoriser une action néfaste. Ces croyances peuvent entretenir une appréhension de sortir la nuit par peur de ren-contrer ces entités maléfiques. Mais certains parlent de superstitions dont ils se défient.

Néanmoins, en réponse à ces craintes, il existe différents moyens de s'en préserver. Il est dans les habitudes de demander la protection d'entités positives comme les saints. Cette demande est matérialisée par des offrandes faites à la tombée de la nuit dans des niches qui leur sont consacrées au bord des chemins ou à proximité des maisons. Par ailleurs, des pratiques permettent de conjurer leurs potentielles actions maléfiques. Afin d'éviter d'introduire un mauvais esprit dans sa mai-son lorsqu'on rentre chez soi la nuit, il est possible de l'induire en er-reur : franchir à reculons le seuil de la maison, mettre ses chaussures à l'envers afin de lui faire croire que l'on va dans une direction opposée. Ces esprits peuvent aussi être détournés de leurs actions maléfiques lorsqu'ils sont présents [190] ou en contact d'objets ou d'aliments qui les font fuir ou qui les attirent. La nourriture apparaît comme centrale dans les relations entre les hommes et ces êtres surnaturels 238. En outre, de nombreux foyers accrochent sur les murs extérieurs de leur case des images de protection. Saint Georges terrassant le dragon est la plus utilisée, car elle symbolise la victoire sur les esprits malfai-sants.

Lorsque les personnes identifient ces esprits, il est fort courant qu'ils soient reconnus selon leur identité ethnique : esprits malgaches, malbar, comoriens, etc. L'identification de l'esprit repose alors sur des critères attribués à son origine, comme l'illustre l'histoire de Monette H., 40 ans, habitant à Ravine Verte :

En 1990, cette femme raconte qu'elle était possédée par deux esprits avant sa conversion à la Mission Salut et Guérison : un malbar et un malgache. L'esprit malgache se manifestait chaque fois qu'elle entendait du maloya ou qu'elle mangeait du cabri. L'esprit malbar, quant à lui, se réveillait à plusieurs occasions ; chaque fois qu'elle entendait au loin les bruits de tambour venant de la chapelle malbar ou des processions sur la route, chaque fois qu'elle mangeait du bœuf, ou qu'elle sentait brûler du

238 Nous nous intéresserons plus directement à cette question dans la dernière partie de ce chapitre.

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camphre. Les manifestations de ces esprits de nature différente étaient identiques, puisqu'elles s'accompagnaient, selon elle, d'un malaise ou d'une perte de conscience qui l'amenait à agir sans contrôle. Il lui arrivait par exemple, au son du tambour malbar, de partir en transe dans sa direction, vers la chapelle malbar. Elle pouvait alors crier, danser, se déshabiller...

L'identification des esprits, ici malgache et malbar, se fait par leurs attributs emblématiques. Le malgache se manifeste au son du « ma-loya » 239 ou à la suite d'une transgression de l'interdit alimentaire mal-gache du cabri. L'esprit malbar, quant à lui, est sensible à tout ce qui [191] lui rappelle la religion malbar, comme le bruit du tambour, l'odeur du camphre, ou encore la transgression de l'interdit alimentaire de la religion hindoue qui s'applique à la viande de bœuf.

Le culte aux saints

Ce culte aux saints concerne une grande partie des Réunionnais et la construction d'une niche en l'hommage d'un saint pour s'assurer de sa protection est souvent l'œuvre de la cellule familiale, comme l'in-dique P. Éve (1985, t. 1 : 37). « Souvent, pour mettre sur pied une nouvelle entreprise, on promet de construire une niche en tel lieu et de l'entretenir. »

239 Le maloya désigne la danse pratiquée par les esclaves d'origine afro-malgache qui s'est créée à la Réunion depuis le début de son peuplement. Cette danse soutenue par des instruments caractéristiques (le rouleur, le kayamb, le bobre, parfois par le tambour malbar) et par des chants est depuis peu (depuis les années 60, et de façon plus marquée depuis les années 80) devenue un genre musical popularisé par des musiciens locaux qui ont beaucoup de succès à la Réunion. Le maloya moderne caractérise ainsi les origines africaines et malgaches des Réunionnais, rappelle les souffrances de l'esclavage, et chante les difficultés actuelles de la population réunionnaise. Par ailleurs, le maloya désigne aussi la danse et les chants liés à une pratique cultuelle malgache appelée « service malgache » qui honore les ancêtres chez les Réunionnais d'ascendance malgache. Cet aspect moins connu du maloya montre néanmoins l'existence de liens entre cette danse et les esprits malgaches, liens qui sont ici suggérés dans cet exemple.

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On rencontre des oratoires dédiés à Saint-Expédit ou à la Sainte Vierge dans le quartier non seulement sur le bord de la route ou des sentiers, mais aussi sur le chemin qui monte aux champs de géranium et dans certaines cours. Ils sont régulièrement adorés comme l'in-diquent les bougies neuves que l'on peut voir à l'intérieur des niches, les verres renversés et les fleurs fraîches ou à peine séchées. Cette po-pulation défavorisée attribue à ces saints la capacité de répondre à l'ensemble des problèmes auxquels elle se confronte. Le cas de Saint-Expédit est ici exemplaire.

La spécialité de ce saint s'exerce dans deux domaines 240 : la résolu-tion des problèmes de tous ordres, et l'action sur les personnes qui ont causé préjudice aux personnes qui lui font une offrande. Censé expé-dier les affaires courantes plus facilement et rapidement que les autres saints, il est sollicité pour tous les problèmes de la vie (finir financiè-rement le mois, problèmes de la vie relationnelle, contraintes des tra-vaux des champs, éclaircir une situation confuse, etc.). Saint thauma-turge, on lui reconnaît la capacité de guérir les malades. Saint protec-teur, il garantit des mauvais sorts et des voleurs. Mais Saint-Vengeur, il est également sollicité pour punir un tiers suspecté d'avoir jeté un sort. Ses fonctions se distribuent ainsi entre les rôles habituels des saints (intercession, protection, guérison) et franchissent les frontières de la sorcellerie.

La sorcellerie et les problèmes de l'infortune

« Dans son usage anthropologique, "sorcellerie" désigne avant tout les effets néfastes (accident, mort, infortunes diverses) d'un rite, ou ceux d'une qualité inhérente au sorcier. Pour de nombreuses popula-tions, le sorcier est un être humain en apparence semblable aux autres mais secrètement doté de pouvoirs extra-humains (parfois à son insu), et responsable [192] de malheurs qui frappent ses proches. La nature et l'activité des sorciers se dérobant à la perception ordinaire, ses vic-times (les ensorcelés) sont contraintes de recourir à la pratique divina-toire d'un contre-sorcier : celui-ci est pourvu de techniques et/ou d'un

240 Cf. P. Éve, 1985, t. 2 : 39-40.

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don de voyances extraordinaires lui permettant de démasquer le cou-pable et d'indiquer les moyens de réduire l'infortune 241. »

À la Réunion, la sorcellerie renvoie à un monde caché et mysté-rieux, mais fortement vivant. La peur des sorciers est à l'image de leur succès. Mais rares sont les individus qui se définissent ainsi. Accusés par des tiers d'être sorciers, ils ne mettent en avant que leur rôle de contre-sorciers. Le sorcier, c'est toujours l'Autre. En conséquence, si l'on a recours à eux pour nuire à autrui, c'est le plus souvent en vue de résoudre un problème, un différend ou une maladie. Ainsi « pour les Réunionnais qui y ont recours, le sorcier est celui qui est capable de préparer des tisanes, qui peut guérir les maladies mystérieuses ou psy-chiques, qui peut accélérer la promotion sociale, qui prédit l'avenir, qui jette et tire les sorts » 242.

La guérison, la résolution de problèmes en tout genre et le préju-dice à autrui sont indissociables dans la sorcellerie 243. Dans le but de résoudre la souffrance exprimée par leurs commanditaires, les « sor-ciers » légitiment leurs actes de sorcellerie par la notion de « choc en retour », lequel consiste à renvoyer le mauvais sort à l'individu qui l'a préalablement envoyé. Ces actes préjudiciables à un tiers sont donc bénéfiques pour leurs patients.

Véritables intermédiaires et médiateurs entre le monde des esprits et le monde des humains, les sorciers utilisent de nombreux supports et techniques à travers lesquels ils sont identifiés et désignés 244. Par les tisanes (tisanèr, sinp, trétèr) accompagnées généralement de prières, par des pratiques divinatoires (devinèr, sigidèr, gratèr tiboi, batèr-d bobine), par les recours magiques de la religion hindoue (pusari) ou de la magie en général (mazigador), ces sorciers ont recours à des pra-tiques de médecine traditionnelle, de divination, de magie blanche ou noire, d'envoûtement ou de désenvoûtement, pratiques qui ne sont pas toujours nettement séparées. Dans un registre similaire, les représenta-tions populaires attribuent également aux exorcistes de l'Église les mêmes types de pouvoirs 245.

241 J. Favret-Saada (1991 : 670).242 C. Barat (1980a : 139).243 Cet aspect sera abordé dans le chapitre « Manger pour le corps ».244 Cf. C. Barat op. cit.245 On pourra lire avec profit le journal des activités du R.P. Dijoux (1914-

1988), prêtre exorciste à la Réunion durant l'année 1978. Élevé à la Réunion

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[193]À Ravine Verte, le recours à la sorcellerie semble relativement im-

portant. Il y a quelques années à peine, des individus identifiés comme « sorciers » pratiquaient dans le quartier, et leurs pouvoirs étaient in-contestablement reconnus par tous. Des récits sur les actions malé-fiques des sorciers hantent encore la mémoire des habitants. On ra-conte, notamment, ce qui est arrivé à un voleur de volailles après qu'il s'est introduit chez un individu qui avait la réputation d'être « sor-cier ». Quinze jours après son vol, sa jambe a commencé à s'infecter (pourir), et il a fallu l'amputer. Le voisinage a vite fait la relation entre son acte et ses conséquences : le sorcier lui avait jeté un sort !

La plupart des habitants de Ravine Verte n'ont aucune connais-sance de ces pratiques qu'ils définissent comme mystérieuses. Mais de nombreuses personnes évoquent des contacts de près ou de loin avec la sorcellerie. Certaines en remarquent des signes dans leur environne-ment : morceaux de tissus douteux, ficelle nouée à une branche, mé-daille, tache de sang, etc. La présence de ces objets est immédiatement interprétée et conduit à des accusations, comme l'illustre le récit d'une femme de 50 ans, non originaire de Mafate.

Pour elle, ce sont les gens de Mafate qui font du tort, ils « jettent des sorts » (« La malis, a  ! lé ban Mafat i fé la malis » : La malice, ce sont les gens de Mafate qui font la malice). Pour illustrer son propos, cette femme rapporte que lorsque son mari et elle ont construit leur maison, il leur a été jeté un sort. Ils ont en effet remarqué que des morceaux de tissus avaient été laissés sur remplacement de la future maison. Ils étaient tachés de sang ! Pour eux, il s'agissait de l'expression d'une jalousie à propos de leur terrain. Faisant partie des rares propriétaires de leur terrain dans le quartier, ils ont tout de suite soupçonné des voisins qui voulaient l'acquérir à leur place.

dans un milieu populaire, le R.P. Dijoux est marqué dans son enfance et adolescence par le catholicisme et l'hindouisme. Cet écrit tout à fait rare - publié en 1995 grâce à Raymond Eches -montre dans les activités et dans les représentations de ce prêtre exorciste les continuités existantes entre les conceptions de l'Église et les conceptions populaires.

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Nombreuses sont les personnes qui utilisent régulièrement les com-pétences des sorciers. Elles parlent peu de ce genre de recours, car il leur est demandé de garder le silence pour en préserver l'efficacité. Seules quelques rares personnes qui n'utilisent pas ces pratiques en parlent plus volontiers, et mentionnent le terme de sorcellerie ou de sorcier. Ainsi une personne qui a arrêté toute démarche de ce genre raconte-t-elle :

« Tout la famiy lété dedan, navé poin èn lavé pa vi èn sorcié. I té i prené anou tout not moné.  »

« Toute la famille était dedans, il n'y en avait pas un seul qui n'avait pas vu un sorcier. Ça nous prenait tout notre ar-gent. »

[194]Toujours dirigés vers un tiers que l'on suspecte d'une volonté de

nuire, les actes de sorcellerie puisent leurs origines dans les jalousies, les conflits, les tensions, le manque de communication verbale entre les personnes. Introduisant une communication non verbale, les per-sonnes pratiquant des actes de sorcellerie servent en effet de média-teurs à tout conflit. N'est-il pas significatif que P. Éve (1991 : 28-35) ait vu dans la sorcellerie à la Réunion un des principaux facteurs qui ait retardé l'émergence du syndicalisme dans l'île ? Les actes de mé-diation exercés par le sorcier permettaient - selon lui - de temporiser les conflits entre patrons et employés. La force occulte que procurait le recours au sorcier pouvait permettre à un ouvrier, assuré de sa ven-geance, d'accepter sa condition.

À Ravine Verte, le voisin avec lequel on a eu des problèmes, ou auquel on n'adresse plus la parole, est le responsable tout désigné de l'infortune vécue. Et ceci est très largement entretenu par la relation que le sorcier établit avec son « patient ». Jacques C. raconte la façon dont les sorciers procèdent avec les personnes qui ont recours à leurs services :

« Quand tu vas voir un sorcier, il se débrouille pour t'impressionner : soit il te tire les cartes pour te dire pourquoi tu viens, ou alors il te le demande. Après il te dit "Y'a pas un voisin qui te regarde un peu de

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côté ?..." et comme il y en a toujours un, tu lui dis oui, et il te dit de te méfier, et de ne pas le fréquenter... Alors résultat, tu te méfies, même si l'autre ne se méfie pas de toi... Alors finalement tout le monde se suspecte. »

Quand l'origine du mal est reconnue, le sorcier pratique le désen-sorcellement, en renvoyant généralement l'action néfaste suspectée vers la personne fautive, et il conseille à son patient de ne plus la fré-quenter.

Ceci explique que les discordes, les mésententes familiales ou de voisinage puissent se perpétuer, car l'absence de communication di-recte entre les personnes en conflit conduit à suspecter automatique-ment l'autre. La peur de recevoir un sort est à l'origine d'angoisses qui s'expriment dans les actes quotidiens. Ainsi certaines personnes âgées gardent-elles fermés les volets de leur maison même pendant la jour-née de peur de recevoir un sortilège par les ouvertures de la maison. De même, la peur de se faire ensorceler par la nourriture entraîne des comportements d'évitement dans les rapports de convivialité ; nous développerons cet aspect dans la seconde partie de ce chapitre.

La Mission Salut et Guérison

Les premières conversions à ce groupe pentecôtiste de Ravine Verte remontent aux années 1983-84. Le nombre des fidèles en 1988 est encore assez restreint (quinze à vingt adultes), mais il augmente avec le temps. [195] Une famille joue dans le quartier un rôle central dans cette confession. Ses membres ont été les premiers convertis, et peu à peu une bonne partie de la famille élargie a été entraînée dans le même mouvement de conversion. Et cette famille favorise la diffusion des idées pentecôtistes. Nombre de catholiques convaincus reçoivent avec méfiance ces messages et certains renoncent même à fréquenter ces personnes. Mais quelques-uns se laissent peu à peu sensibiliser par certaines idées propres à cette confession.

Le nom de ce groupe religieux - « Salut et Guérison » - laisse pré-sager des principales motivations des nouveaux adeptes. L'itinéraire

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d'un des premiers convertis à Ravine Verte explique comment ses pa-rents et lui-même ont été attirés par cette confession.

Jacques C. avait 36 ans quand il a été baptisé en 1984. Mais sa conversion est le fruit d'un long itinéraire. Une de ses amies lui avait parlé de la « Mission » lorsqu'il travaillait à l'extérieur du quartier ; mais il n'avait pas été immédiatement convaincu. Ce n'est que lors d'un séjour de plusieurs années en France métropolitaine qu'il a fait ce choix. Il avait réalisé que sa vie était dissolue et qu'il désirait en changer. C'est alors qu'il rencontra là-bas des personnes appartenant à un groupe pentecôtiste et il se rappela les discussions avec son amie réunionnaise et des prêches auxquels il avait assisté dans l'île. En assistant à plusieurs prêches en Métropole, il se sentit progressivement de plus en plus concerné ; il remarque, de plus, que les principes de cette religion lui apportaient une stabilité dans sa vie. Au bout de plusieurs mois, il s'est fait baptiser. Pour lui, ce baptême a permis de sauver son âme qui était en perdition ; il a été attiré par le côté « Salut ». Depuis ce moment, il veut vivre le plus possible proche de la Bible.

Dans le même temps, à la Réunion, ses parents malades, conseillés par leur entourage, se dirigent vers la Mission. Ressentant des améliorations de leur état physique, ils commencent à avoir la foi dans les « Saintes Écritures », et se font baptiser quelque temps après. Ces personnes ont été attirées par le côté « Guérison ».

Ces itinéraires rendent explicitement compte des principales moti-vations de conversion. Les nouveaux adeptes sont recrutés parmi les déçus de la religion catholique parmi ceux qui ont des problèmes de santé et qui recherchent un équilibre dans leur vie.

Autant dire que les adeptes potentiels à la Réunion sont nombreux. Pour s'en convaincre, il suffit de noter la progression fulgurante de cette confession depuis son implantation à la Réunion, en 1966 246. Des Missions [196] s'installent dans la plupart des quartiers, et des

246 Selon A. Foulon (1989), les membres de la Mission sont à la Réunion, en 1989, approximativement 12 000 baptisés, auxquels il faut ajouter tous les enfants qui ne seront baptisés qu'à dix-sept ans, âge de leur entrée dans cette confession.

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réunions annuelles importantes rassemblent tous les fidèles de l'île 247. L'organisation de cette église est très efficace et elle favorise les nou-velles conversions. Elle possède une dimension internationale. Installé en Métropole (certains pasteurs réunionnais y ont été formés), le groupe est aussi implanté à l'île Maurice et dans d'autres pays de l'océan Indien, ainsi que dans des pays anglo-saxons 248.

La Mission offre ainsi des conditions favorables aux adultes du quartier pour s'ouvrir sur l'extérieur, rencontrer et côtoyer des gens de diverses origines 249. Les rapports de fraternité entre les fidèles consti-tuent pour les adeptes de Ravine Verte une opportunité d'ouverture sur la société réunionnaise globale plus grande que celle des autres per-sonnes du quartier. Cette communauté de pensée et de solidarité favo-rise ainsi les contacts sociaux (notamment entre classes sociales diffé-rentes, et contacts interculturels et inter-ethniques).

Ce groupe pentecôtiste fait une lecture de la bible qui diffère de celle de l'Église catholique, et les prêches ne manquent pas d'expliquer ces différences d'interprétation. Les « paroles du Seigneur », consi-gnées dans le livre sacré, servent de base incontournable à tout dis-cours religieux incitant à des comportements normatifs dans la vie quotidienne et religieuse. Les rites de passages (baptême, mariage) ainsi que toute manifestation religieuse ne sont pas accompagnés de manifestations profanes. On ne danse pas dans ces occasions comme c'est l'usage partout à la Réunion. Par ailleurs, la communion n'existe pas et les enfants ne sont plus dans le circuit religieux de leurs cama-rades de même classe d'âge. Les adeptes vont régulièrement (deux à trois fois par semaine) à des pratiques religieuses - appelées « messes » par les habitants de Ravine Verte - qui ont lieu dans les villes les plus proches, ou dans un quartier à proximité.

La conception de leur vie religieuse associée à des regroupements hebdomadaires spécifiques conduit les adeptes à mener une vie de plus en plus en marge de celle des autres personnes du quartier.

247 En 1991, cette réunion a eu lieu à Saint-Denis sous un chapiteau et a duré une semaine entière ; elle réunissait chaque soir plus d'un millier de personnes.

248 Dans les réunions annuelles qui ont lieu à la Réunion, un prêtre anglophone dirige les prêches en anglais, lesquels sont simultanément traduits en français.

249 Réunionnais de diverses origines, Métropolitains, Mauriciens, etc.

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Les cultes malgaches

Des Malgaches venus à la Réunion dans la première moitié du XXe

siècle (autour de 1930) se sont installés dans la région ouest de l'île. [197] La plupart d'entre eux sont arrivés avec un héritage religieux qu'ils ont su conserver malgré la force assimilatrice de la religion ca-tholique. Peu nombreux, ils ont été très vite concernés par le métis-sage et se sont créolisés. Leur religion, coupée de son contexte origi-nel, a été transmise avec plus ou moins de fidélité à leur descendance. En même temps, les unions mixtes ont permis de transmettre une par-tie de cet héritage religieux à des Créoles d'origines diverses, perpé-tuant par le jeu de la filiation, des rites ou des habitudes de vie mal-gaches. Quelques-unes de ces personnes se sont ainsi installées dans le quartier de Ravine Verte comme colons ou par le biais d'une union 250.

Depuis leur installation dans le quartier, leur nombre a progressive-ment diminué à cause de déménagements ou de décès. En 1988, il n'y a plus que quelques rares familles (trois ou quatre pères de famille) qui sont concernées par cette religion. Cette dernière est beaucoup plus présente dans deux autres quartiers proches où les Malgaches de Ravine Verte ont des personnes apparentées ; ils s'y rendent pour des réunions familiales où ont encore lieu des rites religieux.

Outre les rites mensuels et événementiels, deux fêtes importantes rythment le calendrier de cette religion : le 2 novembre, fête des morts, et le 24-25 décembre, jour de regroupement familial. L'inter-vention des esprits et les soins portés aux morts sont à l'origine des trois rites les plus répandus à la Réunion : les cheveux emmêlés (che-veux maillés, sevé mayié), les funérailles et les services post-mor-tuaires.

250 Compte tenu de l'histoire du peuplement à la Réunion, des métissages ont souvent eu lieu dans des quartiers de cohabitation entre Réunionnais d'origine malgache et Réunionnais d'origine malbar. Ceci a des conséquences dans certaines similarités entre rites malgaches et rites malbar. Par contre les habitants de Ravine Verte d'origine malgache ne sont pas concernés par des métissages avec des Malbar.

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Le rite pratiqué pour les cheveux emmêlés ou « cheveux maillés » est assez proche de celui pratiqué par les Malbar dans les mêmes cir-constances, mais présente des spécificités. « Les cheveux des petits garçons réunionnais d'origine malgache peuvent s'emmêler (i amay, i may) en « petites boules » (i fé voulvoul), deux ou trois mois après leur naissance. Certains parents attribuent ce phénomène à l'esprit d'un ancêtre (in zansèt), à une âme errante (zam lé pa ramassé), et le plus souvent à "l'esprit malgache El" (El malgas) [...]. On s'abstient alors de peigner les cheveux emmêlés (sève mayié) sous peine de mort su-bite de l'enfant et on fait une cérémonie au cours de laquelle on lui rase complètement la tête 251 ».

Des rites spécifiques sont pratiqués lors des funérailles et des ser-vices post-mortuaires : ils sont accompagnés de prières et d'offrandes de fleurs, [198] d'encens, et de nourriture destinée à être mangée par la personne disparue. Ce rapport avec les morts résulte de la nécessité d'honorer l'âme des personnes disparues pour faciliter leur libération. Sinon, elles risquent de devenir des âmes errantes qui peuvent déran-ger les vivants.

Connus par leurs rites jugés mystérieux par les autres, certains Malgaches ont acquis une réputation de sorciers 252 aux pouvoirs im-portants. Quelques personnes à Ravine Verte ont ainsi marqué la mé-moire des habitants. Par le biais de ces pratiques magico-religieuses, de nombreux Réunionnais ont l'occasion d'entrer en contact avec les rites de ces cultes.

Les témoins de Jéhovah

Il n'y a pas de témoins de Jéhovah dans le quartier. Mais des adeptes viennent régulièrement prêcher en faisant du porte-à-porte comme ils ont l'habitude de le faire dans le reste de l'île. Aussi, les gens sont-ils habitués à les rencontrer mais les réactions sont plutôt froides, face à ce prosélytisme. Des conversions ont lieu malgré tout

251 C. Barat, op. cit.  : 18.252 Ces personnes désignées comme sorciers sont connues à Madagascar sous

le terme de « ombiasy » et souvent sous le terme de « devineur » à la Réunion.

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régulièrement dans des quartiers environnants, mais aucune n'est à enregistrer dans le quartier, jusqu'en 1990.

La religion hindoue

Deux formes religieuses caractérisent l'hindouisme à la Réunion. La première forme est considérée comme traditionnelle, car héritée des engagés indiens originaires de l'Inde du sud. Fondée sur un hin-douisme populaire, cette forme appelée localement « religion malbar » se définit comme un continuum de pratiques et de croyances venues de l'Inde, mais qui se sont transformées légèrement au contact de la société créole (C. Barat, 1989 ; J. Benoist, 1986, 1998 ; C. Ghasarian, 1991). L'une des caractéristiques de cette religion est de pratiquer des sacrifices d'animaux (cabris, coqs) au cours de cérémonies dédiées à certaines divinités ou certains esprits. Par ailleurs, le végétarisme n'est pratiqué que lors de carêmes précédant les cérémonies religieuses ou lors de demandes d'intercession de divinités ou d'esprits. La seconde forme s'est développée au contact de la société moderne issue de la départementalisation. Appelé très communément le « renouveau ta-moul » ou la « religion tamoule », ce type d'hindouisme est en conti-nuité avec la religion malbar, mais s'en différencie par la volonté de se rapprocher d'une conception brahmanique de l'hindouisme. En consé-quence, il ne pratique plus de sacrifices d'animaux et valorise le végé-tarisme.

[199]Aucune personne d'origine indienne hindouiste (Malbar) n'habite

dans le quartier. Pourtant, la construction dans les années 80 d'une chapelle malbar (sapèl malbar) dans la partie basse du quartier favo-rise le contact de la population avec cette religion. Elle a été construite par un prêtre habitant dans un quartier contigu et les fidèles qui la fré-quentent viennent des quartiers voisins. Les cérémonies qui se dé-roulent dans cette chapelle rendent visibles et audibles certaines pra-tiques religieuses : processions, musique rythmée des tambours, sacri-fices d'animaux, marche sur le feu, etc.

La population de Ravine Verte n'a donc qu'une vision extérieure de cette religion. Seules quelques rares personnes sont attirées par les

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capacités des prêtres malbar à répondre aux manifestations de l'infor-tune (maladie, problèmes en tout genre). Ayant recours à ces média-teurs, elles sont amenées à fréquenter la chapelle lorsqu'il y a des céré-monies, et à suivre les interdits alimentaires de cette religion.

Les religions au quotidien

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La dynamique du champ religieux rend les pratiques cultuelles plus adaptables qu'il n'y paraît. Les habitants, concernés par le dis-cours normatif des différentes instances religieuses, vivent une adhé-sion religieuse oscillant entre l'exclusion des autres pratiques et leur éventuelle utilisation selon les moments. Ainsi constate-t-on que rejets et complémentarités structurent les dynamiques du champ religieux et, par contrecoup, la dynamique des pratiques alimentaires religieuses.

Exclusions idéologiques et vécues

Dans chaque religion pratiquée par les habitants du quartier, le dis-cours des officiants (ou des pratiquants) se positionne par rapport à une autre confession et incite les gens à s'identifier à leur propre église ou à leur propre lieu de culte.

Le prêtre met en garde ses fidèles contre les autres religions. Il le fait parfois à mots couverts. Au moment des communions, il fait réci-ter aux enfants comme gage d'engagement dans l'Église catholique : « Un seul baptême ! Une seule Foi ! Un seul Seigneur ! Un seul Dieu-Père ! » Parfois le discours du prêtre devient plus pressant et demande aux personnes réunies dans l'église de ne pas s'égarer en rejoignant d'autres lieux de culte non catholiques. Il leur demande de prendre garde à « Satan » et aux « esprits mauvais » qui s'incarnent dans les autres religions ; [200] il ne faut donc pas céder à la tentation de se tourner vers elles.

La religion malbar est une cible privilégiée : elle est considérée comme un culte obscur qui ne peut apporter que « malheur et confu-sion ». Ses sacrifices d'animaux sont abondamment critiqués ainsi que

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sa façon d'attirer les adeptes des autres confessions. La Mission Salut et Guérison n'est pas non plus épargnée. Le prêtre insiste sur le bap-tême unique (« Un seul baptême ! »), qui ne peut en aucune façon être complété ou remplacé par un autre. Il avertit ceux qui voudraient se faire baptiser ailleurs que la protection du Seigneur ne peut plus être envisagée lorsque le baptême catholique est renié !

A la Mission, le discours est presque symétrique à celui de la reli-gion catholique. On cite les paroles du « Seigneur » que l'on prend à la lettre. Les prêches des pasteurs font comprendre aux fidèles que les paroles du Christ sont incontournables. En s'appuyant sur certains pas-sages de la Bible, on souligne que seule la foi dans les Écritures peut mener au « Salut » et à la « Guérison ». On s'oppose à la lecture des Écritures par les catholiques, considérée comme erronée. Et l'on légi-time cette attitude en mettant en avant les guérisons ou les change-ments positifs de vie qui intervienne à la suite du baptême à la Mis-sion. Le « témoignage » représente ainsi un argument de poids puis-qu'il permet à l'individu de rendre compte en public de son expé-rience. Et c'est à travers lui que chacun peut constater les transforma-tions de son voisin.

La religion malbar est également fustigée par les pasteurs de la Mission. Ils mettent en garde contre les illusions des religions venant d'Asie et d'Inde en particulier, car elles ne sont pas conformes aux pa-roles du « Seigneur ». Elles sont censées n'apporter qu'égarement. Par-fois, les prêches deviennent très durs lorsqu'ils parlent du péché qui consiste à s'écarter de l'Évangile ; la sanction du Seigneur est alors promise à ceux qui pratiquent d'autres rites.

Ainsi les oppositions idéologiques entre la religion catholique et la Mission Salut et Guérison sont-elles symétriques et finalement très semblables dans l'esprit. Les prêtres comme les pasteurs ont tendance à diaboliser et à dévaloriser toute autre confession. C'est la mise en garde contre la sanction divine, contre l'égarement, et également contre la perte de la protection divine en cas de changement de confession. C'est ainsi qu'est systématiquement critiqué tout recours à la magie ou à la sorcellerie auxquelles sont souvent assimilés la reli-gion malbar et les cultes malgaches.

Ceux qui suivent la « religion malgache » ont été baptisés dans la religion catholique et la pratiquent parallèlement. Une continuité

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existe entre ces deux religions. Mais les cultes malgaches entre-tiennent également vis-à-vis d'autres cultes des relations concurren-tielles et conflictuelles.

[201]Une distance (parfois une peur) oppose les pratiquants des cultes

malgaches à la religion malbar 253. L'éducation dans le milieu d'origine malgache repose en effet sur la méfiance vis-à-vis des rites de cette religion. On interdit aux enfants de fréquenter les lieux de cérémonies hindous et l'on insiste sur les conséquences qui résultent du contact avec cette religion. Les pratiques malbar pervertiraient les rites mal-gaches et remettraient donc en question la relation avec les esprits et les ancêtres. De nombreuses différences opposent ces deux religions et notamment, les interdits alimentaires. La consommation de bœuf, privilégiée par la religion malgache, s'oppose fondamentalement aux croyances hindoues qui l'interdisent. En retour, comme par symétrie, le cabri est au centre des rites sacrificiels de la religion malbar alors que la religion malgache, de son côté, en interdit la consommation.

Ces oppositions idéologiques sont inégalement vécues. Les expé-riences individuelles, mais aussi les réseaux familiaux ou amicaux jouent dans ce domaine un rôle considérable. Les adeptes qui ont une foi inébranlable dans la religion catholique accordent tout crédit à ce que raconte le prêtre et adoptent le même discours que lui lorsqu'ils parlent des autres religions. Ils ont donc une attitude de méfiance, voire de rejet, vis-à-vis des personnes qui appartiennent à d'autres uni-vers religieux.

Ainsi certains individus n'osent-ils même pas regarder le bâtiment de la chapelle malbar lorsqu'ils passent devant. Ils ont peur d'être vic-time, d'un quelconque maléfice uniquement par le regard. L'angoisse est encore plus forte quand une cérémonie a lieu dans la chapelle. Toutes les expressions de cette religion entretiennent fortement l'an-

253 Cette situation résulte du fait que dans ce quartier il n'y a pas eu de contact entre « Malgaches » et Malbar comme cela a été le cas dans d'autres quartiers de la Réunion. Dans ces autres lieux, la séparation entre ces deux mondes religieux est moins systématique qu'ici. En effet, les Réunionnais d'ascendance double ou multiple (métissage entre origine malgache et origine malbar) peuvent selon les occasions de la vie et les événements familiaux pratiquer des rites d'origines différentes : voir à ce sujet F. Dumas-Champion (1993) à travers l'exemple des cheveux maillés.

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xiété : le bruit des tambours, la présence de personnes à l'aspect mal-bar, le brasier de la marche sur le feu, la procession 254 sur la route. Le contact avec cet environnement hindou peut se traduire chez certaines personnes par des craintes irraisonnées. Le sentiment de méfiance est alimenté par des récits qui en confirment le bien-fondé. Cette religion est associée à la sorcellerie 255. Mais rares sont les personnes du quar-tier qui la connaissent vraiment.

[202]Le même sentiment de méfiance se manifeste envers les personnes

récemment baptisées à la Mission Salut et Guérison. En résonance avec le discours du prêtre, il leur est reproché d'être dans l'erreur. Mais la réussite de certains membres de cette confession engendre la peur ou suscite l'admiration. A l'exclusion idéologique font écho des critiques qui portent sur leur mode de vie et la façon dont ils pra-tiquent leur religion. Leur aspect triste est remarqué et l'on met tou-jours en avant l'absence de joie dans leur pratique religieuse. Pour les personnes extérieures à cette confession, une impression de tristesse se dégage des mariages et des baptêmes à la Mission, car ils ne sont jamais accompagnés ni suivis de musique et de danse. Par ailleurs, les fidèles de la Mission ne fêtent ni les communions, ni Noël, ni Pâques, ce qui les coupe de la vie sociale du quartier. Cette attitude est perçue comme une volonté de se démarquer des autres. Nombreux sont ceux alors qui leur reprochent leur fierté.

254 La procession composée de personnes malbar venant des quartiers environnants est précédée d'un char de cérémonie sur lequel est posée une divinité entourée de fleurs.

255 Remarquons que nous soulignons ici le regard des habitants de Ravine Verte. Pour une véritable mise en perspective de l'hindouisme à la Réunion, cf. : C. Barat, 1989 ; J. Benoist, 1986, 1996 ; C. Ghasarian, 1991.

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Les complémentarités vécues

Comme le suggèrent les discours de chaque religion qui cherchent à porter le discrédit sur les autres, le recours aux autres confessions ou aux rites populaires est courant. Les oppositions idéologiques intério-risées côtoient des complémentarités vécues qui témoignent de l'exis-tence de passerelles entre les divers cultes. Ces passerelles reposent essentiellement sur la dynamique relative aux itinéraires thérapeu-tiques et au rapport à l'infortune en général. Le cours de l'infortune peut, en effet, être modifié grâce à l'intervention du monde extra-hu-main.

Le discours catholique qui s'oppose à celui des autres confessions est parfois ambigu, car il se situe en continuité avec les croyances po-pulaires. Évoquant l'existence de Satan, des esprits malfaisants, ce dis-cours ne contredit pas en effet les représentations créoles. Ainsi, même si les prêtres critiquent le culte des saints, la magie et la sorcel-lerie, ils ont du mal à faire cesser ces pratiques parmi leurs fidèles.

Les prêtres catholiques, à tous les degrés de la hiérarchie, ex-pliquent souvent dans leurs prêches pourquoi leurs fidèles doivent ar-rêter leurs pratiques populaires. Mais cette démarche est souvent in-fructueuse comme l'illustre l'anecdote racontée par P. Éve (1985, t. 2 : 150) sur l'évêque de la Réunion.

« L'évêque lui-même n'œuvre pas plus avec succès. Dans une ho-mélie prononcée lors de la fête du Sacré-Cœur aux Colimaçons, en 1981, pendant une heure, il a exhorté les pèlerins à briser les chaînes qui sont en contradiction avec la foi chrétienne authentique, logeant à la même enseigne le culte des saints et les pratiques de magie et de sorcellerie :

[203]

« Je vous provoque, a-t-il dit en substance, parce que notre époque est celle des idoles et que nous sommes appelés à vivre de la foi. Des idoles qui s'appellent profit et injustices mais qui s'appellent aussi « garanties », gris-gris, sorcellerie... Le cœur de notre foi, c'est Jésus ressuscité. Le Sacré-Cœur est une expression de cette gloire aimante du Christ vivant. Ce

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n'est pas une dévotion sentimentale. Quant aux p'tits bons dieux qu'on les abandonne, et qu'on se libère une fois pour toutes, des sorts, des sorcelleries et des magies... »

Et à la fin de la messe, le curé de la paroisse à la demande des pè-lerins a invité l'évêque à bénir des médailles, chapelets et autres objets pieux. Manifestement, l'évêque comprend qu'il vient de prêcher dans le désert. Il les a bénis en ayant soin de remémorer à tous qu'une fois bénis, ces objets ne doivent pas devenir des garanties » (Église à la Réunion, n° 24 : 24-30).

Les croyances populaires créoles qui sont donc très enracinées per-mettent d'établir de nombreuses passerelles vers d'autres confessions, d'autres pratiques religieuses ou magiques. C'est sur fond de misère, de maladie, d'espoir d'ascension sociale, mais aussi de jalousie et de conflits qu'en continuité avec la religion catholique, les individus ont recours à des médiateurs entre le monde des esprits et le monde hu-main. Sans abandonner la pratique de la religion catholique, ils sont conduits à se diriger vers des intercesseurs pratiquant une religion dif-férente : religion malbar, rites malgaches, entre autres. Par leur inter-médiaire, ils peuvent pratiquer des rites inspirés de ces religions et en respecter ainsi les interdits alimentaires, venir aux cérémonies, etc.

Au-delà des oppositions entretenues entre rites malgaches et mal-bar, il existe des points de convergence nombreux entre ces deux reli-gions. En effet, certains rites et croyances sont étonnamment proches, si ce n'est identique. Citons ici les croyances et les rites concernant les cheveux emmêlés, le recours au carême avant de pratiquer une céré-monie, le culte rendu aux ancêtres par des cérémonies spécifiques, les offrandes des rituels composées de fleurs, d'encens et de nourriture. Même si ces pratiques présentent des éléments spécifiques dans cha-cune des deux religions, leurs points communs servent de passerelles entre les deux confessions. Ils offrent même une voie privilégiée de passage de l'une à l'autre lors de recours liés à l'infortune.

Parallèlement, les individus extérieurs à ces pratiques voient sou-vent des points communs entre elles. Le passage de l'une à l'autre ne soulève donc pas, pour ceux qui n'en sont pas les adeptes, de contra-diction fondamentale, puisque leurs fonctionnements sont perçus comme identiques.

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Dans le même état d'esprit, des personnes désireuses de trouver une réponse à leur infortune peuvent se diriger vers la Mission Salut et [204] Guérison. Sans rompre avec leur foi catholique, ils peuvent ainsi assister aux réunions de ce groupe pentecôtiste. Néanmoins, si leur conviction devient de plus en plus forte dans cette foi, elles peuvent rompre définitivement avec leur religion originelle.

Religions et alimentation

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Chacune des formes religieuses ou rituelles que nous venons de décrire entretient avec l'alimentation des liens spécifiques. A l'origine d'habitudes alimentaires, de représentations concernant certains ali-ments, de types de convivialité, des codes alimentaires conditionnent ainsi ponctuellement ou quotidiennement la consommation alimen-taire des habitants de Ravine Verte.

Nourritures catholiques

L'alimentation intervient dans des manifestations religieuses à pro-prement parler, réglées par l'Église, et dans des manifestations pro-fanes à l'occasion de rites de passage sanctionnés par la religion.

Les manifestations religieuses

La religion catholique ne donne que peu de règles relatives à l'ali-mentation quotidienne, si ce n'est le « jour maigre » du vendredi. Chez tous les catholiques pratiquants, la nourriture de ce jour ne contient ni viande ni graisse animale, et le poisson et les légumes sont privilégiés. Auparavant, de nombreuses familles du quartier suivaient cette règle, d'autant plus facilement que la consommation de viande n'était pas quotidienne, ce qui rendait virtuel le principe du carême. Elles y pen-saient, mais le vendredi n'était pas le seul jour maigre de la semaine. Parfois, des manifestations extrêmes de ce carême conduisaient l'en-

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semble de la famille à jeûner complètement sans absorber aucun ali-ment excepté de l'eau. Ceci suscitait chez les enfants des faims diffici-lement contrôlables. Une femme d'une quarantaine d'années qui a connu ces jeûnes quand elle était enfant raconte ce qu'elle faisait dans ces moments-là :

[205]

« Dan tan lontan, vandredi lété karèm nou té i manzé paryien. Ban zanfan lavé lovent té i kriyé... alor nou té i manzé sousou !...  »

« Avant, le vendredi c'était un carême, on ne mangeait rien du tout. Les enfants avaient faim... alors on mangeait des chouchoux !.. »

Actuellement, seules les familles pieuses suivent ce carême du vendredi.

Par le passé, un carême de longueur variable était suivi avant Pâques par les familles : pour les plus pieuses d'entre elles, il allait de quelques jours à quarante jours. Mais généralement, il se réduisait à un, deux, ou trois jours. Ces habitudes ont été conservées différem-ment selon les familles. Il est courant actuellement de rencontrer des foyers qui suivent le carême pendant trois jours : le mercredi, le jeudi et le vendredi précédant Pâques. Le vendredi saint est vécu comme un jour spécial. En ce jour anniversaire de la mort du Christ, plusieurs règles sont respectées. Il ne faut pas manger de pain au réveil (car c'est le corps du Christ), il ne faut pas balayer, et il faut arrêter toute activi-té à trois heures de l'après-midi.

Aussi dit-on dans le quartier :

« Trwrazèr, lélèr li lé mor ! lo kiré lalabitide dodir. »

« Trois heures, c'est l'heure où il est mort ! c'est ce que le curé a l'habitude de dire. »

Les manifestations profanes

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Des repas interviennent régulièrement après les cérémonies reli-gieuses des rites de passage catholiques : baptêmes, communions, ma-riages. Ces manifestations profanes, nous l'avons vu dans les repas exceptionnels, ont leur structure propre 256. Certaines familles insistent sur le caractère symbolique de l'organisation de ces événements. Ainsi la couleur blanche de l'habit de baptême, de la robe de communiant, et de la robe de mariée se retrouve dans certains éléments du repas qui doivent aussi revêtir cette couleur : la nappe du repas, les légumi-neuses qui sont préparées sans safran (le plus souvent des haricots blancs), et les pièces montées ou les gâteaux.

La prise en charge sociale de la mort s'accompagne de manifesta-tions alimentaires profanes. Elles s'intègrent dans la continuité des rites populaires créoles, et bien qu'en ce domaine les découpages soient arbitraires, nous les aborderons dans la partie consacrée aux cultes populaires.

[206]

Nourritures et cultes populaires créoles

Plusieurs aliments interviennent dans les relations qui existent entre le monde des vivants et celui des esprits et des morts. En effet, certains aliments ou boissons sont identifiés comme nourriture des esprits, d'autres les font fuir. En outre, la nourriture peut être le sup-port de maléfices. À l'origine « d'empoisonnements », ces aliments jouent un rôle social important et interviennent sur la convivialité. En-fin, la mort d'un proche laisse une grande place à des règles de convi-vialité alimentaire.

256 Cf. chapitre « Le repas et le partage   ».

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La viande et le rhum, nourritures des esprits mauvais

Selon la croyance populaire, les esprits, les âmes errantes et le diable sortent de préférence la nuit (après dix-huit heures), et ont la réputation de se nourrir de viande et de rhum. C'est la raison pour la-quelle, chaque fois que l'on veut invoquer ces entités extra-humaines, il est possible de leur faire l'offrande de cet aliment et de cette bois-son.

La peur de rencontrer ces entités la nuit est augmentée lorsqu'on transporte avec soi de la viande et du rhum qui les attirent. Même si la plupart des gens de Ravine Verte traitent en dérision ces croyances, quelques personnes reconnaissent avoir peur la nuit. Serge L. raconte, par exemple, que cette croyance ne l'empêche pas d'acheter de la viande ou du rhum et de rentrer la nuit, mais il dit faire attention et regarde toutes les cinq minutes derrière lui. Il utilise différents moyens pour détourner l'attention du « diable » :

« Si ou sa va dan semin ek viand, ou alim sigarèt, diab i sa va ! »

« Si on marche dans le chemin avec de la viande, il faut allumer une cigarette, le diable s'en va ! »

D'autres, dans la même situation, font attention sur le chemin et disent rentrer dans leur maison à reculons.

Le sel et l'eau bénite, la protection

Une autre façon de se protéger de ces entités consiste à transporter du sel ou de l'eau bénite dans ses poches, éléments qui ont la réputa-tion de faire fuir les mauvais esprits. Ces deux éléments interviennent souvent dans des rituels de protection. Certaines personnes du quartier racontent que pour être protégé des esprits mauvais lorsque l'on construit une case, il faut verser du sel sur le sol avant de poser la fon-dation ou sur le sol de [207] l'habitation. D'autres - comme le men-

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tionne aussi P. Éve (1985, t. 1 : 37) — disent porter sur eux du sel et du charbon avant d'aller à une veillée mortuaire.

Des médiateurs utilisent souvent le sel et l'eau bénite dans les cas de possession. Ce sont les méthodes dont Mme Visnelda, guérisseuse très connue à la Réunion - aujourd'hui décédée - se servait de façon préférentielle dans ses exorcismes. Elle explique pourquoi :

« D'abord parce qu'étant moi-même catholique, je n'utilise que les "outils" marqués par le Christ : le crucifix, l'eau et le sel bénis » (Le-maire, M., 1988 : 113).

Sorcellerie et alimentation

Le recours à la sorcellerie et les croyances qui s'y rattachent inter-vienne dans une large mesure sur l'alimentation. En effet, la nourriture peut être un vecteur de mauvais sort et de ce fait « empoisonner » ou envoûter la personne qui la consomme 257. Par ailleurs, la peur d'être atteint par un mauvais sort par les aliments conditionne les réseaux de convivialité.

L'empoisonnement ou l'envoûtement par une nourriture « malé-fique » suivent la logique des représentations évoquées par les infor-mateurs concernant la transmission des mauvais sorts. Ils sont tou-jours déterminés a posteriori lorsque l'infortune a été identifiée comme provenant d'un sort. Avec l'aide du spécialiste qu'elle consulte pour vérifier ou non cette hypothèse, la victime présumée passe en revue les identités d'un éventuel commanditaire. Après avoir émis l'hypothèse de l'envoi de sort à distance, elle se souvient d'avoir man-gé ou bu chez une personne susceptible d'avoir été à l'origine du sort envoyé. Cette dernière peut faire partie du voisinage, de la famille, des connaissances de la victime 258, etc. Il peut s'agir alors d'un café bu chez le voisin, d'un gâteau ou d'un beignet mangé chez un membre de

257 Nous aborderons dans le chapitre suivant « Manger pour le corps » la façon dont on soigne de telles maladies.

258 Dans l'identification de commanditaires de sorts, est souvent suspectée Faction des ethnies peu représentées dans le quartier et craintes pour leurs actes de sorcellerie comme par exemple les Malbar, les personnes d'origine malgache, ou les personnes d'origine comorienne.

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sa famille élargie avec lequel on s'est disputé, d'un repas partagé chez des personnes suspectes, etc.

L'aliment ou la boisson vecteurs du sort n'empoisonnent pas ou n'envoûtent pas par leurs qualités intrinsèques, mais par la manipula-tion [208] que l'on a opérée sur eux : prières incantatoires, poudre d'os de mort mélangée, mélanges divers, etc. Ainsi n'importe quel type d'aliment peut-il être suspecté.

Source de méfiance vis-à-vis d'autrui, la peur de l'empoisonnement par un tiers limite la convivialité.

Ainsi la croyance dans la sorcellerie s'accompagne-t-elle de suspi-cion vis-à-vis de ceux que l'on connaît mal ou avec lesquels on est en mauvaise entente. La crainte de l'empoisonnement ou de l'envoûte-ment par la nourriture est suractivée lors de mésententes ou de conflits de voisinage. Elle est à l'origine de réactions défensives. Les gens de Ravine Verte n'acceptent pas de manger chez n'importe qui, et ce comportement régule la convivialité au sein du quartier. Ceci ne manque pas d'avoir des conséquences considérables sur les réseaux de connaissance et de solidarité : accepter la nourriture, la boisson de quelqu'un d'autre le fait entrer ipso facto dans son réseau de (re)connaissance, où la confiance règle les relations. On refuse ainsi de boire ou de manger chez une personne suspecte. Il se forme ainsi de véritables réseaux (qui peuvent se faire et se défaire) de personnes chez lesquelles il est possible de manger en toute confiance.

Ces peurs et ces attitudes de convivialité qu'elles engendrent sont de moins en moins répandues chez les jeunes qui ont l'habitude de se moquer de la méfiance de leurs aînés, mais elles ont néanmoins tou-jours de leur importance dans les rapports sociaux.

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Mort et nourritures 259

La mort d'un individu entraîne deux manifestations alimentaires principales. L'une est sociale au moment de la veillée des morts ; l'autre est individuelle, lors du carême qu'accomplissent les proches du défunt après sa mort.

- La veillée des mortsÀ la Réunion, la veillée des morts est un événement dont les cou-

tumes sont encore extrêmement vivantes aujourd'hui. P. Éve (1983 : 595-600) [209] fait la description minutieuse du déroulement de cette veillée dont les caractéristiques concernent l'ensemble des Réunion-nais (sauf, selon lui, les personnes très aisées et les Indiens musul-mans). Elle est similaire à ce qui se passe dans le quartier de Ravine Verte.

La veillée mortuaire sanctionne une dynamique sociale et réaffirme les réseaux de solidarité. La famille, les voisins, les amis se succèdent pour rendre un dernier hommage au défunt. Toute personne qui arrive dans le foyer se voit offrir une boisson, généralement du rhum ou des boissons sans alcool. La famille prévoit donc l'achat d'un nombre im-portant de bouteilles. Les personnes de la famille élargie et les proches restent toute la nuit pour la veillée. Un repas est préparé à leur inten-tion et il rend compte des relations sociales. En effet, les membres de la famille apportent tous quelque chose : de l'argent, des ingrédients pour préparer un cari, de l'alcool, du café, des bougies...

259 Nous avons placé la veillée des morts et le carême durant le deuil dans les pratiques populaires et non pas dans la religion catholique. Ce classement arbitraire peut être à la source de débats. En effet, il est clair que cette veillée des morts et le carême sont des pratiques catholiques, mais dans leurs conceptions, dans leurs modalités et dans les représentations qui leur sont associées, il existe un continuum avec les représentations religieuses populaires qui intègrent les esprits des morts dans l'organisation du monde des vivants. C'est la raison pour laquelle nous avons fait ce choix dans la catégorisation de ces phénomènes. Cette question pourrait susciter une discussion plus approfondie, mais nous avons estimé que cet ouvrage n'en était pas le lieu le plus propice.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 263

Le repas ne doit pas comporter de viande, car on ne veut ni manger un animal mort qui rappelle l'état du défunt, ni évoquer un repas de fête. C'est pourquoi il est composé très simplement : riz, brèdes, grains, ou caris simples à base de poissons salés, fumés ou en boîte, et rougail tomate. Le nombre des convives est souvent important (autour d'une cinquantaine) et l'activité dans la cuisine est grande. On y pré-pare toute la nuit un café brûlant offert aux veilleurs.

Pour que le défunt ne soit pas assailli par les mauvais esprits, les personnes présentes passent la nuit à jouer bruyamment aux dominos, aux cartes, à raconter des histoires, à boire (rhum, vin, etc.) pour trom-per la fatigue et faire du bruit destiné à mettre en fuite toute mauvaise influence. Traditionnellement, des personnes du quartier ou de la fa-mille sont sollicitées pour porter le cercueil à la main jusqu'au cime-tière, ce qui nécessite un nombre important de personnes qui parti-cipent, elles aussi, à la veillée.

Une mort dans une famille implique ainsi des frais conséquents. Au frais de mise en bière, s'ajoutent en effet des frais de consomma-tion alimentaire : les boissons et le repas de la veillée du mort auquel sont conviés la famille élargie et les gens du quartier. Certaines per-sonnes économisent pour cet évènement qui, selon elles, peut arriver à tout moment.

- Le carême suivi par les proches du défuntUn carême - privé de viande - de quarante jours peut être suivi par

les proches du défunt. Période de deuil, la durée de ce carême a une portée symbolique, car le nombre de jours rappelle les quarante graines du chapelet des morts utilisé pendant les prières lors des sept jours qui suivent le décès : « I grèn sapelé » (On égrène le chapelet). Le nombre de ces quarante graines est « en mémoire des quarante heures que Jésus a passées dans les limbes pour délivrer et conduire au ciel les âmes des saints, morts avant lui » (P. Éve, 1985, t. 2 : 91).

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 264

[210]

Nourritures pentecôtistes

La Mission Salut et Guérison donne certaines règles en matière d'alimentation. Compte tenu de l'importance réduite de cette commu-nauté au sein du quartier et de la conversion récente de ses adeptes, nous aborderons cette question à travers les représentations d'une per-sonne de Ravine Verte qui connaît bien les « Écritures ».

Jacques C, l'un des premiers baptisés du quartier, explique ces règles en s'appuyant sur des versets de la Bible. Il tire du livre des « Proverbes » de l'Ancien Testament les principales attitudes qu'il a dans la vie. Certains passages de la Bible mentionnent des prescrip-tions alimentaires intimement liées à une attitude morale conforme à la « Parole du Seigneur ». Jacques y attache une importance toute par-ticulière.

Les interdits alimentaires

Les interdits alimentaires sont au nombre de trois. On ne doit ni « manger du sang », ni « de la viande sacrifiée aux idoles », ni « de la viande d'animaux étouffés ».

« ...C'est pourquoi je suis d'avis qu'on ne crée pas des difficultés à ceux des païens qui se convertissent à Dieu, mais qu'on leur écrive de s'abstenir des souillures des idoles, de l'impudicité des animaux étouffés et du sang » Actes 15 (Conférence de l'Église à Jérusalem).

« ... Car il a paru bon au Saint-Esprit et à nous de ne vous imposer aucune charge que ce qui est nécessaire, à savoir, de vous abstenir de viandes sacrifiées aux idoles, du sang, des animaux étouffés et de l'impudicité, choses contre lesquelles vous vous trouverez de vous tenir en garde... Adieu » Actes 16 (Voyage de Saint-Paul).

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Les commentaires que Jacques fait de ces passages montrent l'im-portance qu'il attache à ces règles :

« Le sang représente l'Esprit ; il est destiné à Dieu. Il lui est réservé ; donc si on le mange, qu'est-ce qu'on va donner à Dieu ? »

« Dans la Bible, quand les mêmes choses sont répétées plusieurs fois c'est que c'est important ; il faut les suivre. »

Il a souligné ces deux passages au feutre, comme d'autres sur les-quels il fonde ses principales méditations et prières. Nombreux sont les passages de la Bible qui, comme il se plaît à le dire, concernent la pureté, [211] l'honnêteté, etc. Les commandements relatifs à l'interdic-tion de manger du sang, de la viande sacrifiée aux idoles, des animaux étouffés, s'accompagnent de l'incitation à « s'abstenir de l'impudicité » ou, selon Jacques, de s'écarter de tous les péchés dont peut se rendre coupable l'être humain. Le péché est une préoccupation centrale de cette confession. C'est la principale souillure à éviter, et pour cela le fidèle est aidé par l'enseignement de « la parole du Seigneur » immor-talisée dans la Bible. Les prédications insistent d'ailleurs abondam-ment sur cet aspect : « L'Homme est par essence pécheur, il n'EST que péché !... Seule la rencontre avec le Seigneur peut le sauver !... »

Jacques tire de ces interdits une interprétation qui le conduit à adopter certains comportements dans sa vie quotidienne.

Interdits alimentaires et vie quotidienne

Avant que les membres de la famille de Jacques ne soient baptisés, ils avaient l'habitude de saigner les animaux (volailles, cabris, co-chons) dont ils mangeaient le sang. Celui de la volaille était mélangé au riz avant la cuisson, celui du cochon servait à faire du boudin, celui du cabri était préparé en fars (farce). Depuis leur conversion, les membres de cette famille jettent systématiquement le sang de ces ani-maux. Mais pour Jacques il ne faut pas aller trop loin, car « certains disent qu'il ne faut manger que de la viande blanchie » (sans la cou-leur du sang). Pour lui, « ce n'est pas nécessaire, car ce qui compte

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c'est de ne pas manger de sang, et ce qui reste dans la chair, ce n'est pas grave... ». C'est la raison pour laquelle il n'achète pas de viande préalablement débarrassée de son sang par saignement de l'animal : « Nou lé pa kom misilman » (On n'est pas comme les musulmans).

C'est au nom de l'interdit de « la viande sacrifiée aux idoles « qu'il critique les sacrifices malbar. Il se garde bien, maintenant qu'il est converti, d'aller dans de telles cérémonies, car il considère que le prin-cipe même de cette religion va à l'encontre de la Bible (idoles, sacri-fices, mauvais sorts). Il associe cette religion à la sorcellerie, et quand il parle des Malbar, c'est pour dénigrer tous les sorciers qu'il a bien connus avant sa conversion.

L'interdit des animaux étouffés concerne la consommation du tangue (tanrec). La technique de la chasse au tanrec utilise en effet des chiens qui étouffent l'animal. La famille de Jacques fait partie de celles qui adorent manger ce type de viande, et ce depuis toujours. Actuellement, ses membres ne le chassent plus, mais ce qui ne les em-pêche pas d'en manger. Soucieux de respecter l'interdit, ils achètent des tangues à la saison au marché du Port, mais seulement lorsqu'ils sont vivants et ce sont eux qui les tuent.

[212]

Foi et nourritures

À côté du respect des interdits alimentaires, des attitudes nouvelles concernant la nourriture marquent le quotidien.

À chaque repas, une prière commune et silencieuse rassemble les membres de la famille autour de la table, juste avant de manger. Elle appelle la sanctification divine afin de purifier la nourriture. Cette ha-bitude est quotidienne depuis la conversion de la famille et change l'ambiance des repas familiaux. En dehors de ce cadre, Jacques précise que la prière n'est pas nécessaire.

En ce qui concerne la consommation d'aliments vecteurs de mau-vais sorts, Jacques a également changé d'attitude. En effet, depuis son baptême, il n'éprouve plus la même peur. La relation de plus en plus intime qu'il entretient avec le « Seigneur » lui donne la certitude de ne

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rien avoir à craindre de ces aliments dans ces circonstances. Sa pra-tique religieuse quotidienne faite de prières (notamment la prière au moment du repas), et du respect des Écritures lui donne la sensation d'être protégé. Et chaque jour sa protection se renforce davantage au fur et à mesure de sa « purification ». En conséquence, il dit avoir une attitude plus ouverte qu'avant et ne pas refuser la nourriture ou la bois-son que d'autres lui proposent. Néanmoins, il dit refuser d'ingérer les aliments ou les boissons suspects.

Concernant l'alcool, Jacques pense que la Bible n'interdit pas sa consommation. Ce qui compte, c'est de « ne pas enivrer l'esprit », « souillure » qu'il faut proscrire. Boire de l'alcool est donc permis, mais avec modération. Soulignons ici que la Mission est un appui très efficace pour les alcooliques qui désirent être sevrés. La cohésion du groupe, la dynamique des prières, les réunions et les « témoignages » propres à cette confession apporte en effet un cadre privilégié pour un sevrage que l'on sait traumatisant. Les médecins spécialistes dans les cures de sevrage remarquent que la pratique de cette religion entraîne des résultats probants dans ce domaine.

Nourritures malgaches

À travers les interdits alimentaires, le carême, les offrandes de nourriture aux esprits ou aux dieux malgaches, l'aliment s'insère dans une vision du monde où les vivants entrent et sont en relation avec les ancêtres disparus, les esprits et les dieux.

[213]

Les interdits alimentaires

La fidélité aux ancêtres de la part des personnes d'origine mal-gache conduit généralement à conserver des interdits alimentaires qui se transmettent de génération en génération. Le sens de ces règles échappe le plus souvent aux intéressés ; elles soulignent néanmoins la perpétuation d'une tradition familiale. Ces personnes font comme leur père, et comme le père de leur père faisait avant eux. C'est le cas des

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gens de Ravine Verte pour lesquels l'interdit alimentaire embléma-tique est celui de la viande de cabri. La réaction d'une jeune fille d'ori-gine malgache du quartier qui explique comment elle reconnaît d'autres Malgaches, est en ce sens évocatrice :

« Ah banla i manze pa kabri, alor moi lé sir banla lé malgas. »

« S'ils ne mangent pas de cabri, alors je suis sûre qu'ils sont Malgaches. »

Mais cet interdit alimentaire n'est pas le seul. D'autres interdits concernent les animaux suivants : anguille, cabot de fond 260, crevette et camaron 261, caille. Les raisons de ces interdits ne nous ont jamais été expliquées. Pour en comprendre l'origine, il faut nous tourner dans l'explication des interdits alimentaires à Madagascar.

Les interdits alimentaires à Madagascar sont très diversifiés et re-posent sur le concept du « fady » 262 (interdit et tabou au sens mal-gache) qui concerne tous les actes de la vie individuelle et sociale. Une publication de l'I.N.S.R.E. (1963 : 16) sur l'alimentation à Mada-gascar en 1962 explique cette notion.

« L'homme est le jouet d'un affrontement des puissances du mal et de la force du bien. Cette conception est à la base du mécanisme psychologique du "fady" malgache (interdit, tabou). La prohibition constitue un moyen de protection pour se préserver du mauvais et se ménager du bon. Le terme comporte cette ambivalence puisqu'il contient tout à la fois les sens de pur et d'impur, tout comme le latin "sacer" signifie béni et maudit, et le vocable grec "daimon" comprend les bons démons et les méchants. »

« Le "fady" est donc une prescription à caractère total ou à caractère temporaire en liaison avec le permis et l'illicite. Comment déterminer la séparation entre ces critères ? Il existe une force naturelle, le uhasina" qui, sous certaines conditions, est bénéfique et émane des ancêtres.

[214]

260 Cabot de fond : nom vernaculaire d'un poisson local.261 Camaron : grosse crevette de rivière.262 Fady se prononce fade.

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Certains hommes possèdent aussi ce fluide "hasina" et sont alors les augures, les interprètes du destin. L'"ombiasy" 263 a ce pouvoir de communication et d'interprétation, il dicte des interdits souvent temporaires qui concilient les forces du bien. »

« Les "fady" définitifs sont, eux, le plus souvent issus de la tradition et remontent à un ancêtre ayant légiféré pour ses descendants. Le fait qu'il soit mort a sacralisé ses paroles. En reprenant un adage du Moyen Âge, on peut vraiment dire que "le mort saisit le vif ! De façon tout à fait logique, l'interprète des puissances du mal est "mpamosavy" dont l'action est agressive et défend l'illicite. Son rôle dans la société est occulte, il distribue des talismans (ody) agrémentés d'interdits pour en renforcer la puissance. Naturellement, il n'a pas le privilège de faire des "ody". »

« L’"ombiasy" en prescrit aussi, celui-ci a le rôle majeur puisqu'il déchiffre les désirs des ancêtres pour le bien de tous. »

Les interdits alimentaires (ainsi que les interdits d'autres natures concernant le « fady ») représentent donc des éléments fondamentaux de la vie sociale traditionnelle. Ils permettent aux vivants de se proté-ger des diverses influences qui peuvent leur causer préjudice. L'« om-biasy », intermédiaire entre les hommes et les entités, a le pouvoir de soumettre les individus qui ont recours à lui à des interdits alimen-taires temporaires. Il existe quelques « ombiasy » à la Réunion, et des personnes qui officient d'une manière similaire. Ces interdits alimen-taires temporaires sont au centre de cures magico-religieuses, et ne concernent pas seulement les personnes d'origine malgache mais tous les Réunionnais qui ont recours aux services de ces intercesseurs.

L'origine de ces interdits alimentaires peut être diverse. À partir de ses enquêtes, l'I.N.S.R.E. (op. cit.  : 17) classe en quatre catégories les « fady » alimentaires. Le « fady » d'expérience (impur) est toujours le résultat de la morale que l'on retient d'une aventure où l'on a subi un fort dommage (qui peut aller jusqu'à la mort). Le « fady » de recon-naissance (pur) édicté une protection lorsqu'un animal ou une plante vous a sauvé la vie où, plus rarement, vous a rendu un service d'im-portance. Les « fady » d'association d'idées (purs ou impurs) dé-coulent d'une observation de la vie des animaux. Dans les prescrip-tions médico-religieuses faites par les « ombiasy », l'interdit alimen-263 « Ombiasy » se prononce ombiasse.

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taire fait partie de la thérapeutique. Dans ces cas là, il est alors tempo-raire.

Les interdits définitifs peuvent concerner des groupes humains de différentes dimensions : une ethnie, un clan, un village, une famille, un individu. Quant aux interdits temporaires, ils concernent les indivi-dus.

[215]Mais à Madagascar, comme le mentionne l'I.N.S.R.E. (op. cit.  :

17), l'origine des interdits est souvent oubliée par les personnes concernées ; ils sont transmis de génération en génération et perpétués par peur du « fady ». Il en va de même à la Réunion puisque la plu-part des personnes ne se souviennent plus de l'origine de ces interdits alimentaires. Elles ne font qu'en mentionner la liste. Néanmoins, l'in-terdit du cabri qui semble concerner l'ensemble des Malgaches arrivés à la même période fait l'objet d'interprétations diverses (T.C.R., n° 223, p. 4, cité par C Barat 1980 a : 18) :

« Malgas i manz pa kabri parske zot nana lespri El. El, la so lespri lé kom inprimé dann zot san. Moin la vi do-moun na El, la tay kabri i mars pa dsi, sinon i tonm malmad. Si ou na in kabri, li abit par koté ou, lé pa bon. A koté-d moin mon kamarad i fé son sérémoni po El. Moin lavé in sèv lété zoli, lo pu la vni dsi, lo kavri la vni sèk. »

« Les Malgaches ne consomment pas de cabri parce qu'ils sont possédés par l'esprit El. L'esprit El est en quelque sorte "imprimé" dans leur sang. J'ai vu une personne possédée par El, elle ne marchait pas sur les crottes de cabri pour ne pas tomber malade. Si vous avez un cabri et qu'une personne comme celle-ci habite près de chez vous, ça ne va pas. Près de ma maison habite un camarade qui fait des cérémo-nies pour El. J'avais une jolie chèvre, elle a été infestée de poux et elle est devenue toute sèche. »

Même si C. Barat (1980 a : 18) mentionne qu' « à (sa) connais-sance ce sont surtout les Réunionnais d'origine "Antanosy" (les Ta-nos) qui ne consomment pas la viande de cabri », il faut constater que l'origine ethnique de cet interdit n'est pas facile à déterminer. D'après l'enquête de l'I.N.S.R.E. de 1962, cet interdit concerne 29,2% des mé-

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nages ruraux malgaches sur l'ensemble du territoire. Il repose soit sur une prohibition de reconnaissance, soit sur des associations d'idées, et concerne toutes les ethnies de Madagascar. Sur les dix-sept citées dans cette étude, quinze comptent de 20 à 75% de ménages suivant ce « fady ». Et pour la plupart d'entre elles, il se place dans les quatre interdits les plus suivis. Pour deux ethnies (Antaisaka, les Bara), il représente le principal interdit.

Ces résultats ne contredisent pas les propos de C. Barat. Cette en-quête indique en effet que l'interdit du cabri est le deuxième interdit alimentaire de l'ethnie des Antanosy où il concerne 33,4% des mé-nages interrogés. Néanmoins, il est accompagné d'interdits différents de ceux recensés à Ravine Verte. L'enquête (op. cit.  : 29) mentionne en effet que les principaux interdits suivis par cette ethnie à Madagas-car sont (en ordre décroissant) : l'interdit du porc, de la chèvre, du hé-risson et de la tortue de terre.

[216]Les autres interdits cités dans le quartier (anguilles, cabots de fond,

crevettes, camarons et cailles) sont beaucoup moins répandus à l'échelle de Madagascar. Ils sont en effet suivis par un nombre res-treint de ménages étudiés par l'I.N.S.R.E. (op. cit.  : 118-120) :

Tableau 13 : Fréquence à Madagascardes autres interdits alimentaires rencontrés à Ravine Verte

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Anguille mar-brée

Cabots Crevettes Cailles

(euryhaline) (couleurs ternes)

(mer et eau douce)

% des ménages 13,4 0,1 0,16 1,23

Source : I.N.S.R.E.

Si les personnes d'origine malgache du quartier ne connaissent pas l'origine de ces interdits, elles racontent cependant que tous ces ani-

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maux font partie des offrandes pour un « bondié malgas » 264, même si elles n'ont pas une connaissance très développée de ces rites.

Ces interdits permanents font référence à l'ancestralité des origines de ces personnes. Et le lien avec les origines peut se dissoudre selon les métissages ou par le manque de foi. S'il existe plusieurs interdits, celui du cabri est vécu comme le plus important, et l'interdiction de manger les autres animaux est plus volontiers supprimée. On remar-quera d'ailleurs que seul l'interdit du cabri est mentionné sur la carte de cantine scolaire des jeunes collégiens ou lycéens. Cet interdit, ves-tige d'un passé qui cherche son sens, peut ne plus être respecté lorsque les rites ne sont plus suivis régulièrement. Certains jeunes du quartier, en rupture avec la religion malgache, abandonnent toute règle alimen-taire permanente. Néanmoins, ces interdits sont toujours respectés lors de demandes d'intercession à des esprits malgaches et lorsqu'ils s'in-tègrent dans une démarche propitiatoire ou curative.

Le carême

Un carême est respecté par les individus d'origine malgache. Il pré-cède la participation aux cérémonies, et accompagne une cure ou une intercession magico-religieuse opérée par un « sorcier malgache », lorsque ce dernier le demande. Ce carême interdit la consommation de produits animaux [217] (viande, graisse, œufs) et d'alcool, et permet la consommation de poissons, de lait associé à tout produit végétal (lé-gumes, fruits), ainsi qu'à tout autre produit alimentaire.

D'action propitiatoire, le suivi de ces interdits est censé apporter à l'intéressé la réalisation de certains vœux et désirs. À l'opposé, la transgression de ces interdits temporaires expose les intéressés à des problèmes de tous ordres. Ainsi, au carême bien suivi sont associés la chance, la bonne santé et le succès ; quant au carême transgressé, il provoque la malchance et le malheur, comme le mentionne une per-sonne d'origine malgache du quartier :

264 « Bondié », littéralement « bon dieu » peut désigner un esprit, un ancêtre, un prince ou un être divinisé.

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« Si ou fé pa lokarèm, ou gingn pa la-sans, ou gingn lasias ! »

« Si tu ne fais pas le carême, ça ne porte pas chance, tu peux attraper la malchance ! »

En réponse à des vœux qui se sont réalisés, à la guérison d'une ma-ladie, ce carême peut être répété à des dates choisies, ou même deve-nir permanent.

Nourritures malbar

Les habitants de Ravine Verte connaissent peu la religion hindoue des Malbar. Mais certains ont eu l'occasion d'assister à des cérémo-nies, et quelques rares personnes (pas plus de deux ou trois familles) suivent des rites à l'occasion d'une guérison ou de demandes d'inter-cession. Elles adoptent ainsi l'interdit du bœuf et suivent les princi-pales cérémonies.

Généralement, cette religion n'est connue que pour les pouvoirs surnaturels de quelques sorciers, et l'on craint des Malbar l'empoison-nement par la nourriture, par les boissons, mais aussi par des objets divers, et par des offrandes aux esprits. Cette peur s'étend à toute per-sonne de cette origine à qui l'on attribue les pouvoirs de nuire à son prochain et de manipuler les esprits. La peur d'être « arangé » (ensor-celé) par un Malbar est présente chez de nombreux habitants du quar-tier, ce qui ne favorise pas les relations avec des personnes de cette origine.

En conséquence, tout ce qui émane de ce groupe ethnique est sus-pect. En particulier, son alimentation et tous les rites religieux (ou de sorcellerie, tels qu'ils sont perçus par la population) peuvent être des vecteurs d'ensorcellement. Les préparations culinaires de la tradition malbar sont considérées avec méfiance. On évite de manger ou de boire chez ces personnes. On se méfie du cabri massalé, des bonbons piment, du bouillon larson, etc.

Les relations avec les Malbar existent cependant grâce aux contacts [218] que favorisent les activités professionnelles ou l'école, mais sont soumises à des méfiances exacerbées qui débouchent par-

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fois sur des mises en accusation concernant les maladies « arran-gées » 265.

Cette rapide revue de l'influence de la religion et des croyances sur l'alimentation montre la relative complexité des facteurs qui entrent en jeu. Religion, croyances, recours thérapeutiques se combinent pour définir des règles, des interdits alimentaires temporaires ou définitifs. L'origine religieuse des individus est importante car elle conditionne la base des croyances. Les cultes et représentations populaires, véri-tables soubassements des croyances religieuses vécues par les catho-liques, peuvent néanmoins être complétés par l'acquisition de nou-veaux référents religieux, comme lors de conversion à la Mission Sa-lut et Guérison ou à la suite d'une demande d'intercession magico-reli-gieuse. Les croyances des individus suivant la religion malgache sont en perte de vitesse dans le quartier, car le nombre des individus de cette origine est en nette diminution ; néanmoins, les interdits alimen-taires temporaires ou définitifs concernent toujours leurs descendants.

265 Soulignons que ces peurs et méfiances stigmatisent les personnes d'origine malbar, et qu'elles reposent sur des fantasmes le plus souvent infondés. Elles sont néanmoins opératoires pour la représentation de la population étudiée et elles s'inscrivent dans certaines formes des relations interethniques à la Réunion.

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[219]

DEUXIÈME PARTIEDes nourritures créoles

Chapitre 8Manger pour le corps

« Et au repas, que lui donneras-tu comme bon gros manger fortifiant, qu'il refasse la chair autour des os, qu'il retrouve son courage 266 ? Un pousse-passe de volaille ? Un sosso ? Oui, mais attention de maïs ! Car le maïs, comme chacun sait, vous soutient mieux que le riz. »

L'aimé - Axel Gauvin

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L'aliment, matériellement et idéellement défini, nourrit à la fois l'imaginaire et le corps. Constitutif de l'organisme humain, il s'incor-pore et s'incarne dans les individus. Les relations entre l'alimentation, le corps et la santé constituent ainsi dans tout groupe humain un do-maine d'étude fort instructif non seulement en biologie ou en méde-cine, mais aussi dans les sciences humaines. Des représentations culturelles concernant l'influence de la nourriture sur le corps ré-gissent nombre de comportements, bien au-delà des conceptions mo-dernes de la nutrition. À travers les changements physiologiques, la recherche de la santé, la cure des maladies, l'assouvissement de la faim, les plaisirs et les restrictions, les goûts et les dégoûts, la consom-mation alimentaire interrogent constamment le corps.

À la Réunion, les relations entre le corps et l'alimentation s'insèrent dans un système institutionnel de santé calqué sur la Métropole. Le secteur biomédical s'est développé énormément depuis les années 60 pour atteindre actuellement une couverture médicale et de santé pu-

266 Ici « courage » est entendu au sens de « force »

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blique équivalente à la France métropolitaine, tant dans le nombre des institutions ou praticiens que dans la technicité des actes thérapeu-tiques 267. Il se caractérise par le développement des recours de soins modernes et de leur prise en [220] charge pour les plus démunis. Néanmoins, il subsiste un pluralisme médical 268 grâce à la coexistence de plusieurs conceptions de la santé et à l'existence de différents types de thérapeutes traditionnels fréquentés par une part importante de la population réunionnaise. Les représentations du corps, de la santé et pratiques alimentaires se rattachent à des conceptions traditionnelles et des conceptions plus modernes (biomédicales notamment), vécues comme complémentaires ou non selon les milieux considérés.

A Ravine Verte, trois secteurs de la prise en charge du corps et de la santé sont ici mobilisés dans les relations entre alimentation et san-té : le secteur familial et populaire, le secteur concerné par l'action des spécialistes ou thérapeutes traditionnels, le secteur enfin de la méde-cine moderne biomédicale 269. Ces secteurs sont en étroite interdépen-dance pour le maintien de la santé ou les cures suite à des maladies. Ils procèdent néanmoins de trois logiques différentes, mais qui ne sont pas vécues comme contradictoires par cette population ; elles sont le plus souvent complémentaires, et peuvent être utilisées alternative-ment ou conjointement lors d'itinéraires thérapeutiques.

Les deux premiers secteurs font référence à des représentations de l'alimentation, du corps, de la santé et du monde qui se sont construits au sein de cette société créole. Ils constituent donc les fondements de référence de cette population qui a eu très peu accès à l'éducation et qui est restée très proche des valeurs et pratiques traditionnelles.

Le deuxième secteur a des limites très floues qui incluent autant des thérapeutes qui ont une lecture très matérielle de la santé que des 267 Hôpitaux, bonne répartition géographique des divers praticiens de santé,

des pharmacies, dispositifs sanitaires et sociaux organisés par les pouvoirs publics et départementaux, etc.

268 Sur le pluralisme médical à la Réunion, cf. J. Benoist (1993), J. Andoche (1987 a & b)

269 La question de ces trois secteurs à Ravine Verte est évoquée dans un de nos récents articles (cf. P. Cohen, 1999). Ces quelques lignes introductives font référence à ce texte. Nous remercions les éditeurs scientifiques, A. Guerci et F. Lupu, de nous permettre de reproduire ces quelques paragraphes. L'existence de ces trois secteurs à l'échelle de la Réunion est analysée dans J. Benoist (1993).

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spécialistes qui abordent la santé et la maladie dans un registre qui inclut la place de l'individu dans l'ordre du monde notamment à tra-vers des conceptions et des pratiques religieuses ou de sorcellerie (ca-tholique, hindoue, malgache, musulmane, créole). Néanmoins compte tenu de la diversité ethnique et religieuse de l'île, ce secteur favorise des recours thérapeutiques en dehors du quartier liés à des conceptions de la santé ou des conceptions religieuses qui ne sont pas forcément compréhensibles par cette population : thérapeutes d'origines eth-niques différentes des leurs (notamment prêtre ou sorcier de religion hindoue, sorciers malgaches 270), guérisseurs créoles utilisant diverses pratiques thérapeutiques. [221] Ils s'insèrent néanmoins dans une continuité des représentations créoles de la santé et de l'ordre du monde partagées par l'ensemble des Réunionnais. En ce qui concerne le troisième secteur - le secteur biomédical - cette population peu habituée dans le passé à consulter le médecin a actuellement de plus en plus recours à lui et aux institutions médicales grâce aux conditions de déplacements qui se sont améliorées dans les années 80, grâce aux cabinets médicaux ou dentaires installés à proxi-mité du quartier et grâce à l'aide médicale gratuite. Le monde médical s'est ainsi imposé dans les recours de santé. L'efficacité du médecin et de l'hôpital a transformé les références traditionnelles, mais sans pour autant les faire disparaître. Le monde médical reste un monde incon-nu, qui a un discours rationalisant sur la santé - le plus souvent en français - qui est en rupture avec les conceptions traditionnelles, et d'autant plus qu'il est très fortement représenté par des personnes d'origine métropolitaine. La distance sociale, mais aussi culturelle fa-vorise une répartition dans l'esprit de ces Créoles des compétences des divers thérapeutes. Si les médecins, l'hôpital sont des recours de plus en plus courant, ils ne sont considérés que comme des éléments d'un système qui intègre tout autant les thérapeutes traditionnels et les pra-tiques familiales.

Les relations que ces Créoles font entre l'alimentation, le corps et la santé procèdent des registres liés aux trois secteurs. Selon les per-sonnes, les familles, l'importance attachée à certains signes qui mettent en péril la santé, ces secteurs peuvent être tour à tour mobili-

270 Pour les influences de la sorcellerie et de la magie à Ravine Verte, cf. infra, le chapitre « Le manger et le croire », et pour la question de la magie et de la sorcellerie à la Réunion, voir notamment C. Barat (1980, 1982).

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sés. Néanmoins, la santé et la maladie sont conçues à partir de deux principales représentations : la santé comme un équilibre du corps et la santé comme un équilibre entre le monde humain et le monde extra-humain. Ces relations sont fortement influencées par les conceptions traditionnelles créoles et par les privations alimentaires passées et ré-centes 271.

Manger, un besoin du corps

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Comme nous l'avons vu dans les chapitres précédents, l'alimenta-tion de cette population est fortement influencée par des habitudes traditionnelles, marquées par la consommation de ses propres produc-tions agricoles, [222] et contraintes par un faible pouvoir d'achat. Ce milieu rural conserve la mémoire d'une vie extrêmement pénible, dé-pendante d'une nature généreuse, mais qui, par moments, s'acharne sur les hommes. Les catastrophes naturelles comme les cyclones qui dé-vastent plantations, arbres, maisons et parfois bétail laissent des sou-venirs amers. Et la vie des familles est fortement dépendante des acti-vités rurales qui sont vécues comme pénibles et exténuantes pour le corps.

271 Une partie du développement de ce chapitre (de « Manger, un besoin du corps » à « Équilibres physiologiques et pratiques alimentaires ») est constituée à partir d'un texte déjà publié en 1994, appelé « Alimentation, corps et santé à l'île de la Réunion ». Nous remercions la revue Prévenir qui a accepté une nouvelle publication de ce texte, texte qui a été néanmoins remanié pour les besoins de cet ouvrage.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 279

Recherche de la sensation de réplétion

Dans un tel contexte, l'alimentation est très souvent frugale et ryth-mée par les saisons et les rentrées d'argent. Le manque alimentaire passé est encore dans tous les esprits même si certaines familles ne sont plus dans la misère grâce aux allocations sociales. Le souci pri-mordial est d'assouvir la faim, si ce n'est de la tromper, et de pouvoir vaquer à ses occupations. L'acte de manger est donc lié à une préoccu-pation que l'on retrouve dans les sociétés traditionnelles : il ne faut plus avoir faim après avoir mangé. Ainsi la sensation de réplétion (« remplir le ventre ») apparaît comme le critère déterminant qui structure la représentation du « manger ».

Le riz correspond exactement à ce besoin et est spécialement re-cherché pour cette raison. Cette céréale de base structure tous les re-pas et montre la nécessité de manger à satiété. L'ingestion de tout ali-ment sans riz n'est pas considérée comme « mangé » ; ils sont consi-dérés comme des aliments d'appoint, des snacks ou des friandises. Les aliments appelés « comblages » - terme exprimant leur qualité réplé-tive - ont été davantage utilisés dans le passé quand le riz (exclusive-ment acheté) ou le maïs (produit sur place) faisaient défaut. Ils concernent l'ensemble des racines et tubercules cultivés dans les champs comme le manioc, la patate douce, le taro ou l'igname.

Recherche de l'ingestion facilitée

Dans les repas, le riz est accompagné de préparations (caris, rou-gails) à base de poisson (très souvent en boîte), de viande, de légumes, et de condiments à base de piment. Ces divers accompagnements - en dehors de la satisfaction des goûts - ont pour fonction d'humecter et de graisser le riz au moment de l'ingestion. L'huile très souvent utilisée pour la cuisson des sauces et qui surnage à leur surface (en plus ou moins grande abondance selon les moyens financiers) donne au man-geur la sensation que le riz « passe » mieux. Le riz sec, c'est-à-dire sans sauce, n'est pas apprécié ; il est consommé ainsi quand l'argent vient à manquer. Le désir [223] de manger gras apparaît donc comme

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 280

une des motivations ancrées physiologiquement dans le vécu du man-geur.

Recherche d'une nourriturequi donne de «  la force »

La nécessité de faire de longues marches, comme de faire des tra-vaux agricoles qui demande de l'endurance, suscite un besoin de man-ger des aliments qui donnent de « la force ». Ainsi, si le riz remplit le ventre, c'est le maïs qui est censé donner de la force. Cette céréale produite sur place était régulièrement consommée dans le passé au moins une fois dans la journée. Mais le ralentissement de sa culture et le goût prononcé pour le riz rendent sa consommation de plus en plus rare. Par ailleurs, dans un repas au riz, ce sont les légumineuses qui ont la réputation d'apporter cette force. Accompagnant le riz dans les repas quotidiens, qu'elles soient fraîches (poussant sur place) ou sé-chées (achetées ou séchées après récolte), elles représentent l'élément indispensable du travailleur de force.

La graisse de porc, unique source de matière grasse dans le passé (puisque produite sur place), est aussi censée donner de la force. Elle est actuellement remplacée par des huiles végétales achetées dans les commerces ; par extension, ses qualités énergétiques sont identifiées dans toutes les matières grasses.

La viande, peu consommée dans le passé, a toujours été perçue comme un luxe. Elle ne semblait pas nécessaire pour les travaux pé-nibles. De nouvelles idées se développent et la viande est de plus en plus considérée comme source de « force ». Ainsi, dans certaines fa-milles, prépare-t-on régulièrement un repas au riz accompagné d'une préparation à base de chair animale (viande, poisson) pour le chef de famille qui travaille à l'extérieur comme manœuvre ou maçon.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 281

La notion de santéet ses sources de dérèglements

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La représentation de la santé des habitants de Ravine Verte - fi-dèles à des conceptions créoles partagées par de nombreux Réunion-nais 272 - repose [224] sur l'existence d'équilibres internes qui favo-risent le bon fonctionnement de l'organisme. Quelques principes gou-vernent cet équilibre. Il y a en tout premier lieu le rôle des « hu-meurs » comme le « flegme », la « bile » ou le « sang » qui assurent le fonctionnement physiologique (M. Chatillon, 1988). On attache de l'importance aux variations de ces humeurs dans le fonctionnement normal d'un individu (surtout les femmes pendant leurs cycles mens-truels), ou à la suite de dérèglements intérieurs générés par des fac-teurs externes ou internes. S'ils ne sont pas immédiatement réajustés, ces déséquilibres physiologiques sont identifiés comme pathologiques à travers des représentations étiologiques qui les attribuent à des causes naturelles ou à des causes surnaturelles 273.

Déséquilibres d'étiologie naturelle

L'étiologie naturelle attribue les déséquilibres physiologiques à l'action des éléments de la nature (humidité, froid, vent, soleil, cha-leur, etc.), aux effets d'un traumatisme ou d'un accident, ou encore à la conséquence de l'ingestion de certains aliments. L'ethnologue J. An-doche distingue deux grandes catégories de maux que nous utiliserons ici : des pathologies se soldant par des refroidissements ou un excès

272 Conceptions très certainement héritées de la pensée médicale des colons européens immigrés vers le XVIIe siècle. On retrouve les mêmes influences aux Antilles. Voir à ce sujet, J. Andoche (1988) pour la Réunion, R. Chaudenson (1992 : 225-241) pour la Réunion et les Antilles, et plus spécialement leurs influences sur l'alimentation et la santé C. Bougerol (1983) et A. Peeters (1979, 1983) pour les Antilles.

273 Voir à sujet J. Andoche (1988) dont les analyses confirment nos observations.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 282

de chaleur du corps, et des déséquilibres d'ordre psychique ou neuro-psychique rassemblés sous le terme de « crise ».

Dans le premier type de maladies, la nosologie populaire considère les excès de froid et de chaud qui agissent soit à l'extérieur, soit à l'in-térieur du corps. Le corps, considéré comme chaud, enregistre lors des refroidissements une baisse de température de son sang qui ne peut plus réchauffer l'organisme. Si l'agression du froid est externe, cette affection entraîne des maux considérés comme peu graves (rhume, grippe, toux, etc.) ; par contre, la gravité du déséquilibre est plus grande lors d'un refroidissement interne (refroidissement de la femme indisposée ou de la jeune accouchée, ingestion d'aliments ou de bois-sons froids quand le corps est échauffé par l'activité physique). Les excès de chaleur peuvent être graves lors d'une insolation qui fait « bouillir » le sang du cerveau, ce qui peut entraîner la mort. Quant aux « échauffements » ou aux « inflammations » suscités par des dés-équilibres internes (notamment chez la femme) ou par la consomma-tion d'aliments aux propriétés « échauffantes » sont courants et consi-dérés comme moins dangereux même s'ils entraînent des douleurs, des sensations de chaleur ou de brûlures aux organes du système digestif.

[225]Le second type de maladies regroupe un ensemble de manifesta-

tions qui atteignent les nerfs. La notion de « crise » renvoie à des atti-tudes émotives et soudaines et parfois violentes, ou à de vives colères, ou encore à des crises épileptiques, hystériques ou des crises de téta-nie. La personne en « crise » est considérée comme normale et ses maux sont considérés comme transitoires, ce qui permet d'opposer cette nosologie de celle des maladies mentales ou de la folie identi-fiées comme permanentes. Conséquence d'une grande peur, d'une grande affliction, la « crise » peut être également interprétée comme une manifestation nerveuse héréditaire ou comme l'effet d'actes de sorcellerie.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 283

Déséquilibres d'étiologie surnaturelle

L'étiologie surnaturelle attribue l'origine du déséquilibre organique à l'intervention d'entités surnaturelles hostiles : des esprits (âmes er-rantes 274, esprits malgaches, hindous, comoriens, etc.), le diable, des divinités hindoues, l'action occulte des sorciers jetant des sorts, etc. L'intervention de ces entités sur les vivants jette une passerelle entre la santé et le monde magico-religieux, et la maladie devient l'expression des désordres et des conflits sociaux 275. Ces désordres sont en effet à l'origine d'un ensemble de maux, sources diverses d'infortune (mala-die, perte d'un emploi, pauvreté, peine et échec sentimentaux, diffé-rends de voisinage, etc.). Dans ce type d'étiologie, on parle de maladie « arrangée » ; la pathologie est interprétée comme le résultat d'une entrée par effraction de l'esprit dans le corps d'une victime qu'il pos-sède. La thérapeutique a donc comme objectif d'extirper ces entités perturbatrices grâce à l'action de spécialistes présents à la Réunion : sorciers, prêtres hindous, exorcistes, cultes pentecôtistes ou charisma-tiques, etc.

La frontière entre la maladie naturelle et la maladie « arrangée » est souvent très mince. Le diagnostic qui range la maladie dans l'une ou l'autre catégorie se fonde à partir du questionnement sur l'origine de la maladie et à partir des réponses trouvées par le malade, son en-tourage ou le thérapeute. La sensation du prolongement des malaises ou des malheurs accrédite généralement la thèse de l'intervention sur-naturelle. Cette double causalité (naturelle, surnaturelle) conduit les malades à emprunter des itinéraires thérapeutiques très divers qui in-cluent autant le recours à [226] des thérapeutes traditionnels 276 que les recours biomédicaux 277 (médecins généralistes, spécialistes, infir-miers, hôpital..).

274 Âmes errantes : esprit des morts qui n'ont pas trouvé le repos selon les conceptions religieuses populaires et qui errent dans la nature (suicidés, accidentés, morts non honorés après leur mort, etc.).

275 Cf. infra, le chapitre « Le manger et le croire ».276 Sur les thérapeutes traditionnels, cf. C. Barat (1980 a & b, 1982), J. Benoist

(1975, 1980, 1982, 1987, 1990 b, 1993).277 Sur la logique et la cohérence des itinéraires thérapeutiques à la Réunion,

cf. J. Benoist (1993).

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Équilibres physiologiqueset pratiques alimentaires

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De nombreuses préoccupations de santé reposent sur les dérègle-ments des équilibres thermiques internes du corps. Leur régulation est très souvent opérée à travers certaines pratiques alimentaires. Et lorsque la maladie ou l’âge entraîne des états de faiblesse organique, un régime alimentaire spécial est destiné à l'organisme fragilisé.

Les équilibres thermiques et les aliments

Éviter les déséquilibres thermiques du corps est une préoccupation constante chez cette population. Les équilibres sont en effet en perpé-tuelle redéfinition compte tenu des variations de température quoti-diennes du corps soumis à diverses influences. Mis en péril par les éléments extérieurs (soleil, chaleur, froid, humidité, etc.), par les acti-vités physiques qui élèvent la température du corps et du sang, les états organiques qui varient en fonction de l'âge et des cycles physio-logiques de la femme, ou par la consommation alimentaire, ces équi-libres organiques sont régulièrement interrogés.

La nourriture (et les boissons) - selon les représentations des ali-ments et de leurs effets physiologiques - intervient à la fois comme source de ces déséquilibres et dans leur traitement. Deux notions ther-miques se superposent : l'une basée sur les capacités intrinsèques des aliments à produire des effets de chaleur ou de fraîcheur sur le corps, et l'autre fondée sur la température de l'aliment.

Les propriétés thermiques intrinsèques des aliments

Les aliments sont classés en deux catégories : ceux qui donnent la sensation d'échauffer le corps (aliments échauffants) et ceux qui

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donnent la [227] sensation de le rafraîchir (aliments rafraîchissants) 278. Les premiers ont la réputation d'enflammer le tube digestif (bouche, estomac, intestins, rectum, etc.), de donner des sensations de chaleur et des éruptions cutanées. Ce sont surtout les épices 279 présentes dans la cuisine qui sont considérées comme les plus échauffantes. Le pi-ment sous toutes ses formes (pâte de piments secs, piments séchés, piments frais, etc.), le poivre, le safran, le gingembre, la poudre de massalé accompagnant les plats quotidiens sont les plus souvent incri-minés.

Les aliments considérés comme rafraîchissants peuvent réguler les effets échauffants des épices et facilitent la digestion. Les plus connus sont les bouillons de brèdes, les chouchoux, les légumes acqueux (concombres, tomates, etc.), les fruits acqueux (pastèque, noix de coco tendre, ...), l'eau et le sosso de riz, la poudre de racine d'arrow-root, etc. Ces aliments peuvent être mangés dans un repas en association avec les épices, ou en dehors du repas, ou bien composer un repas pri-vé d'épices pour des personnes malades. Par ailleurs, de nombreuses plantes médicinales préparées en tisane sont utilisées pour leurs vertus rafraîchissantes. La connaissance de ces plantes est présente dans presque tous les foyers où leur usage est quasi quotidien. L'existence de ces aliments et boissons régulateurs de l'effet échauffant de l'ali-278 Cette bipolarité chaud/froid concernant les aliments et les équilibres

physiologiques n'est pas une spécificité de la Réunion. Elle existe dans les autres aires créoles, et par ailleurs elle est très répandue dans le monde (notamment dans le monde musulman, la péninsule indienne, l'Amérique latine et la Chine). Du fait de l'existence conjointe de ces représentations de la physiologie dans différents endroits du monde, des discussions subsistent concernant leurs éventuelles diffusions ou leur appartenance à des systèmes culturels spécifiques. Selon certaines hypothèses, en Afrique du Nord ou en Amérique latine, ces catégories constitueraient une survivance de la théorie des humeurs d'Hippocrate, comme, semble-t-il, dans les mondes créoles. Par contre en Asie, elles proviennent du système binaire composé par le yin et le yang (Chine) ou du système ayurvédique (Inde). A la Réunion, on pourrait s'interroger ici sur les influences convergentes d'une médecine européenne véhiculant les principes hippocratiques et des apports d'une culture indienne ou d'une culture chinoise qui utilisent cette même classification. Voir C. Helman (1994 : 41-44) pour les considérations générales et les répartitions géographiques de cette classification, et pour quelques illustrations, voir E. Messer (1981) concernant le Mexique et J. Massard (1978) la Malaisie.

279 Les épices sont très généralement revenues dans l'huile, ce qui fait qu'épices et huile cuite sont indissociables dans ces représentations.

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mentation permet la conservation des habitudes culinaires centrées sur l'utilisation des épices malgré leurs effets négatifs sur l'organisme 280.

[228]

L'action de la température des aliments

La température des aliments est prise en compte lorsque les équi-libres thermiques intérieurs sont censés être perturbés. Ainsi craint-on de manger ou de boire froid quand le corps est échauffé par la fièvre ou par les activités physiques. On redoute que l'ingestion d'une sub-stance froide ne « glace » le sang qui ne peut plus apporter la chaleur nécessaire au corps lorsqu'il s'arrête de circuler. Quand les cultivateurs s'occupent de leur champ qui sont à une heure ou deux heures de marche de chez eux, certains hésitent souvent à manger froid et font chauffer leur repas même si cela est vécu comme une perte de temps dans leur journée de travail. Il en va de même pour l'alimentation de la femme indisposée dont le corps a élevé sa température et pour qui manger froid ou se laver à l'eau froide peut se révéler dangereux. Il est par ailleurs recommandé de manger chaud (bouillon de volailles, sos-so de riz, etc.) lorsqu'une personne est malade et que son corps est fié-vreux.

Par ailleurs, lorsque le corps est soumis au froid ou à l'humidité, et que la température du sang est censée diminuer, il est déconseillé de manger ou de boire très froid. Ainsi, en hiver, certaines mères de fa-mille attentives interdisent-elles à leurs enfants d'acheter des bâton-nets glacés à la boutique du quartier de peur qu'ils ne prennent froid.

L'alimentation et le corps fragilisé

Quand le corps est fragilisé par la maladie ou par l'âge, l'alimenta-tion doit à la fois être allégée pour une digestion facilitée, non agres-sive vis-à-vis du tube digestif, et doit donner de la « force ».

280 Nous verrons plus loin dans le texte comment ces tisanes sont utilisées pour combattre réchauffement du piment, cf. infra « Désagréments corporels du manger et du boire ».

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Lors d'une maladie et notamment lors de problèmes digestifs 281 - ulcères à l'estomac, problèmes de foie, échauffements -, toute cause d'inflammation ou d'excitation de la digestion est supprimée de l'ali-mentation. Il est recommandé de ne plus manger épicé et de s'abstenir de faire revenir les épices dans de l'huile. La nourriture devient pour le palais créole extrêmement insipide, ou « plate ». On privilégie les lé-gumes bouillis, éventuellement réduits en purée (chouchoux, pommes de terre, carottes, légumineuses fraîches, etc.), les bouillons de brèdes qui sont légers pour la digestion et qui rafraîchissent l'organisme.

Pour recouvrer sa « force », il est conseillé de manger des aliments réputés en donner comme du sosso de maïs, de la graisse de porc, du bouillon de volaille, de la purée de légumineuses fraîches. Lorsqu'une personne est fatiguée, on attribue souvent cet état à une tension basse et on lui conseille de manger du pigeon pour la faire « monter ».

[229]

Interventions surnaturelles et alimentation

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Les croyances aux entités spirituelles qui interviennent sur les vi-vants suscitent dans cette population - comme dans d'autres milieux réunionnais - de nombreuses craintes.

Dans ce domaine, des causes diverses sont évoquées pour expli-quer le déclenchement de la maladie et l'alimentation peut être impli-quée. Nous avons vu dans le chapitre précédent que les aliments peuvent être suspectés d'être vecteurs de sort s'ils sont ingérés. L'em-poisonnement ou l'envoûtement sont alors les résultats de l'incorpora-tion du maléfice. Le corps ainsi envahi par une présence ou des prin-cipes malveillants peut être soigné par des personnes spécialisées dans la cure de ce type de maux (sorciers, exorcistes, prêtres hindous, etc.). Et dans le processus de cure, certaines catégories d'aliments sont choi-sies pour accompagner le traitement « thérapeutique » d'une maladie arrangée.

281 Diagnostic familial, médical ou produit par un thérapeute traditionnel.

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Que ce soient chez les sorciers aux rites d'inspiration malbar, mal-gaches ou comoriens, chez les prêtres malbar, ou encore chez les exorcistes, les rites de cure s'accompagnent de prescriptions relatives au mode de vie et à l'alimentation. Quand l'esprit ne s'est pas encore retiré du corps dans lequel il a élu domicile, il ne faut pas lui donner de raison de se manifester ou de se mettre en colère. Très souvent dé-finies par leurs origines ethniques, ces entités sont identifiées par des caractéristiques emblématiques ; et il est notamment recommandé au malade de suivre les interdits alimentaires de la religion de l'esprit. La personne possédée doit par exemple s'abstenir de manger du cabri s'il s'agit d'un esprit malgache, du bœuf si c'est un esprit malbar, ou du porc si c'est un esprit comorien.

Par ailleurs, l'origine ethnique du spécialiste consulté va condition-ner le recours des pratiques de protection spirituelle pendant la cure qui sont parfois proches de pratiques religieuses. Ainsi le prêtre mal-bar qui va utiliser la médiation d'esprits et de divinités hindoues pour soigner son patient lui demandera très souvent de respecter les inter-dits alimentaires hindous, de suivre un régime végétarien permanent ou temporaire avant d'assister à des cérémonies religieuses. Ces ré-gimes alimentaires au centre de « promesses » 282 faites par les patients aux divinités qui ont intercédé en leur faveur vont entraîner en ré-ponse à la maladie et à [230] l'infortune une nouvelle relation à la nourriture qui peut être temporaire ou définitive. Ces régimes peuvent être appliqués à d'autres membres de la famille dans le but de les pro-téger ou de favoriser la guérison d'un proche.

Les spécialistes consultés peuvent également recommander à leurs patients de changer leur régime alimentaire pour permettre au corps de retrouver son équilibre une fois la possession terminée. Il leur est alors conseillé de consommer des aliments, des tisanes ou des compléments alimentaires correspondant aux représentations de la santé du théra-peute. Ainsi Mme Visnelda 283, exorciste connue à la Réunion, associe-t-elle dans les soins prodigués à une jeune patiente de ce quartier 282 Promesses : pratiques très répandues chez les Réunionnais de religion

hindoue qui consistent à promettre à une ou plusieurs divinités de suivre des pratiques religieuses précises et des restrictions alimentaires (carêmes consistant en régime végétarien permanent ou temporaire) dans le but d'une protection face aux diverses causes d'infortune (dont la maladie) ou dans le but d'obtenir quelque chose de précis (emploi, examen, amour, guérison d'une maladie, etc.).

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« empoisonnée », « arrangée » par une famille malbar une cure spiri-tuelle et une cure matérielle. Elle commence par lui faire boire pen-dant six jours de l'eau bénite et des tisanes censées faire fuir complète-ment l'esprit qui s'est emparé d'elle. Puis, elle lui recommande de prendre pendant plusieurs mois des compléments alimentaires 284 ache-tés en magasin diététique pour rééquilibrer les problèmes nerveux oc-casionnés par la « crise ».

Manger selon son âge et son sexe

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À Ravine Verte, les âges de la vie ont toujours été marqués par la spécificité du mode et la qualité de vie des habitants : une vie rurale fatigante, une misère quasiment chronique, une hygiène précaire, des grossesses dès l'adolescence, et une alimentation frugale, voire insuf-fisante. L'importante mortalité infantile, les privations alimentaires, les souffrances physiques et morales, le manque de confort ont mar-qué la mémoire des personnes âgées. Dans un tel contexte, les défini-tions des diverses étapes de la vie (enfance, âge adulte, vieillesse) et de la longueur d'une génération, n'ont pas eu forcément la même réali-té que celles dont rendent compte des organismes de statistiques ou de santé publique. Les conceptions passées des âges de la vie peuvent éclairer certaines des conceptions présentes.

Dans le passé, les jeunes femmes pouvaient être enceintes dès qua-torze, quinze ans et le plus souvent autour de seize, dix-sept ans. Ces grossesses précoces sont actuellement moins nombreuses, mais conti-nuent [231] néanmoins d'exister dans une proportion non négligeable. Jusqu'à aujourd'hui, la maternité octroie un statut social valorisé et donne à ces jeunes mères une place à part entière dans la sphère so-ciale. Le temps des générations peut être donc assez court, et il n'est pas rare de voir aujourd'hui des grands-mères qui ont moins de trente-cinq ans. Cette situation conduit à un télescopage des âges de la vie. 283 Mme Visnelda est actuellement décédée. Très médiatisées, la vie et les

pratiques de cette exorciste ont été racontées par M. Lemaire (1988).284 Les produits diététiques prescrits étaient à base de composés contenant

notamment des vitamines A, B et E et des oligo-éléments (comme cela est indiqué sur les étiquettes).

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L'adolescence n'a pas de réalité et l'enfant bascule rapidement vers l'âge adulte lorsque le travail dans les champs commence pour lui comme pour ses aînés vers douze, treize ans.

Autrefois, la mortalité infantile importante s'accompagnait d'une forte natalité. Certaines familles comptaient très fréquemment une dizaine d'enfants, parfois une quinzaine. Quant à la vieillesse, elle se définissait non seulement par le statut de grands-parents, mais aussi par l'état de santé et du corps. En effet, les corps soumis aux priva-tions, aux activités physiques permanentes et pénibles, à la consom-mation d'alcool dès le jeune âge, vieillissent vite. On acquiert le statut de personne âgée (gra-moun) assez tôt, dès cinquante ans.

Actuellement, la définition administrative de la vieillesse prend le pas sur le vécu des habitants par le biais des « allocations vieillesse », très répandues dans le quartier, qui retardent et standardisent l'âge de la vieillesse. La scolarité obligatoire entraîne une transformation de l'échelle de l'âge. Scolarisés jusqu'à seize ans, les enfants ont de plus en plus la possibilité de vivre leur adolescence comme les autres jeunes de leur âge qu'ils rencontrent au collège. Et ils développent des désirs, des révoltes propres à tous les adolescents. Face à des parents analphabètes, marqués par une vie misérable, certains jeunes ont d'énormes problèmes de communication et le fossé qui grandit entre les générations conduit parfois à des drames. Quand nous habitions dans le quartier, deux adolescents se sont suicidés à un mois d'inter-valle.

La reproduction du schéma traditionnel subsiste malgré tout avec la fréquence toujours importante des grossesses des jeunes filles qui deviennent mères couramment entre seize et dix-huit ans. Leur nou-veau statut de mère leur offre une place à part entière dans le monde des adultes. Les échecs scolaires sont très courants dans le quartier, et la scolarité s'étend rarement au-delà de la classe de troisième. Les gar-çons, dès seize ans, sont rapidement conduits à travailler pour gagner leur vie s'ils ne font pas de stage de formation, ou s'ils ne sont pas pris en charge par les familles.

Les besoins ou les règles alimentaires selon les âges et les sexes dépendent étroitement des définitions des âges de la vie que nous ve-nons d'évoquer, et les conceptions traditionnelles se confrontent à un mode de vie en transformation. De nouvelles habitudes apparaissent,

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mais ne font pas disparaître les conceptions traditionnelles du fonc-tionnement biologique du corps.

En abordant quelques exemples, nous montrerons dans quelle me-sure les conceptions créoles tiennent compte des transformations in-ternes liées [232] à certains cas physiologiques normaux, et comment elles s'adaptent au monde moderne. Ceci est particulièrement remar-quable en ce qui concerne la femme lorsque son corps se transforme pendant la grossesse et à la suite de l'accouchement, et les nouveau-nés et les jeunes enfants. La santé des personnes âgées, atteintes le plus souvent par la maladie, incite quant à elle à une alimentation spé-cifique.

De la femme enceinte à la femme allaitante

Il existait à la Réunion, dans la société créole traditionnelle, une conception biologique populaire de la femme enceinte et de la femme accouchée. Ces conceptions s'accompagnaient d'attitudes corporelles, alimentaires et sociales spécifiques à chaque état biologique. L'accou-chement se faisait alors à domicile et était le plus souvent pratiqué par des matrones qui facilitaient l'acte et prodiguaient des conseils par la suite pour la mère et le nouveau-né. Depuis les années 70, l'accouche-ment à domicile est devenu de moins en moins courant, mais il a sub-sisté assez tardivement dans tous les endroits reculés, comme à Ra-vine Verte ou à Mafate. Actuellement, les femmes du quartier ac-couchent dans les hôpitaux urbains, et sont suivies avant et après l'ac-couchement par un médecin.

Les conceptions traditionnelles de la femme enceinte et de la femme accouchée ont évolué, et les attitudes qui étaient de mise dans le passé ne sont plus les mêmes. Néanmoins, certaines représentations du corps sont encore présentes dans les esprits, et certains comporte-ments ont été conservés dans les soins corporels et dans l'alimentation. La mère de l'accouchée, son environnement familial, mais aussi les anciennes matrones, jouent des rôles importants dans la conservation de ces comportements car ils perpétuent certaines croyances et cer-taines pratiques. Même si les jeunes femmes ont tendance à se moquer

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de la façon de pratiquer du temps longtemps 285 (tan lontan), elles se laissent convaincre lorsqu'elles demandent des conseils à leurs aînées. La compréhension des conceptions traditionnelles de la femme en-ceinte et de la femme accouchée ainsi que des conséquences pour son alimentation permettent de saisir certaines attitudes actuelles.

Les conceptions traditionnelles du temps longtemps

Ces conceptions font référence à un passé raconté encore par les mères de familles âgées d'au moins 30-40 ans, et par leur mère. Elles sont identifiées par ces personnes comme des pratiques du temps longtemps (tan [233] lontan), c'est-à-dire d'un passé souvent atempo-rel. La notion de tradition peut être ainsi caractérisée par des pratiques peu influencées par les effets de la modernisation de la Réunion à la suite de la départementalisation, et donc peu influencées par les conceptions biomédicales.

Les conceptions de leur état physiologique opposent la femme en-ceinte et la femme accouchée, comme si l'accouchement avait déclen-ché une inversion des phénomènes organiques. La femme enceinte, censée nourrir l'enfant à l'intérieur de son ventre, a un corps qui favo-rise réchauffement, et l'on est attentif à toutes ses manifestations (œdèmes, gonflements, etc.). On estime que pendant cette période, le sang a tendance a être trop fluide et qu'il faut éviter cette liquéfaction. La femme accouchée, quant à elle, nourrit son enfant au lait maternel. On considère que l'accouchement a fragilisé son corps et qu'il craint le froid ; on redoute donc le refroidissement. Par ailleurs, le sang est considéré comme trop épais ; il faut donc favoriser sa liquéfaction.

Ces conceptions régissent la vie de la femme à la fois dans son sta-tut social et dans son alimentation. La femme enceinte n'est pas consi-dérée comme socialement différente. Elle est active et travaille dans les champs presque jusqu'à l'accouchement. Par contre, la femme ac-couchée, considérée comme fragile, est soumise à un traitement de surprotection. La plupart du temps, sa famille la soumet à une réclu-sion destinée à la protéger non seulement des maladies qui peuvent la

285 L'expression créole temps longtemps est souvent traduite par autrefois, jadis.

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menacer, mais aussi de l'environnement social potentiellement nui-sible, car on craint, par exemple, les mauvais sorts. Elle est ainsi pro-tégée physiquement, familialement et socialement.

La réclusion de la femme accouchée peut s'étendre dans la pratique sur une période plus ou moins longue, mais la norme la plus souvent évoquée est de quarante jours. Cette période est le temps nécessaire à la femme pour retrouver son état initial précédant l'accouchement. Soumise à un statut spécial au sein de sa famille, elle reste le plus sou-vent dans sa chambre pendant dix à douze jours, et dans sa maison le reste du temps de sa réclusion. Elle doit éviter tout contact avec le froid 286. On aménage la chambre de telle façon qu'elle ne soit pas tra-versée par des courants d'air. On met du tissu autour des fenêtres, un drap ou une couverture au pied du lit pour que ses pieds ne soient pas directement en contact avec le sol. L'accouchée reste la plupart du temps au chaud sous les couvertures. Elle ne fait qu'une toilette res-treinte limitée au minimum et n'utilise jamais d'eau froide ; elle ne se lave donc pas les cheveux et évite pendant [234] un certain temps de faire toute toilette intime. Elle n'a pas de relations sexuelles avec son mari. L'allaitement est généralement de rigueur et constitue son activi-té principale. C'est la mère de l'accouchée, sa belle-mère ou la ma-trone, qui s'occupe du nouveau-né, le lave et le change.

Les attitudes concernant l'alimentation découlent de ces concep-tions traditionnelles. Pendant la grossesse, il est d'usage, dans certains endroits à la Réunion, d'avoir recours à des restrictions alimentaires permettant de combattre certains désagréments comme réchauffement, le sang fluide, les ulcères, les gaz intestinaux. Des tisanes peuvent également être prisées dans ce but. Dans le quartier de Ravine Verte, on évitait préférentiellement de manger des légumineuses, sources de gaz ou d'aérophagie, et on mangeait abondamment des brèdes pour rafraîchir.

Mais travaillant dans les champs, peu habituées à écouter leur fa-tigue, il arrivait que les femmes enceintes du quartier ne reconnussent généralement leur état que lorsque leur ventre était suffisamment gros pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïté. On raconte même, dans le quartier, 286 La réclusion, le traitement contre le froid et certaines des pratiques

alimentaires évoquées ici ressemblent dans leurs principes au traitement de la femme accouchée en Asie du Sud-Est. Voir à ce sujet l'alimentation de la femme accouchée en Malaisie (J. Massard, 1978).

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des exemples extrêmes où des femmes ne prenaient en compte leur grossesse que quelques jours avant l'accouchement. Par ailleurs, le nombre d'enfants naturels étant important, les jeunes femmes met-taient souvent du temps à parler de leur état, car elles se sentaient fau-tives. Tous ces éléments ont incité les femmes enceintes à ne pas prê-ter attention à leur état physiologique et à ne pas restreindre leur ali-mentation.

Les personnes du quartier disent que l'alimentation des femmes enceintes restait généralement « normale », c'est-à-dire qu'elle ne changeait pas du quotidien. Néanmoins, dans certaines familles, l'ali-mentation de la femme pouvait être, malgré tout, privilégiée, puis-qu'elle nourrit l'enfant par sa propre alimentation : on lui permettait de manger plus que les autres. Par ailleurs, tout le monde attachait de l'importance aux envies 287 (lanvi, zanvi ou anvï). Lorsqu'une femme enceinte n'assouvissait pas son désir de manger un aliment ou un plat spécifique, on craignait que cela imprime une tache de la forme de l'aliment désiré sur le corps du futur nouveau-né. Après l'accouche-ment, les taches sur le corps de l'enfant étaient identifiées ; on retrou-vait la forme d'un letchi, d'une mangue, d'une banane, de bichiques, etc. En conséquence, autour d'elle, la famille s'efforce de procurer à la femme enceinte ce qu'elle désirait même chez les plus pauvres. Par-fois, lorsqu'il n'était pas possible de se procurer l'aliment en temps voulu et de répondre à cette envie, on avait recours à un stratagème. Pour éviter ce marquage corporel, il était d'usage que la femme touche une partie de son corps cachée par les vêtements lorsque son envie n'était pas contentée. La marque chez l'enfant avait ainsi toutes les chances d'être masquée par ses propres vêtements.

[235]Dans les jours qui suivent l'accouchement, l'alimentation de la

femme s'apparente à celle des malades. Dans la logique de la réclu-sion, l'accouchée prend généralement ses repas seule. Essentiellement cuite, chaude, légère, à base de bouillons (légumes, pattes ou autres morceaux de volailles), cette alimentation a pour but de réchauffer le corps de la femme, de lui redonner des forces, mais aussi de liquéfier son sang. Puis, les jours suivants, l'alimentation devient progressive-ment plus consistante. Parfois, on prémunit l'accouchée du risque de

287 Cette habitude est encore très présente actuellement.

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maladies en supprimant toute alimentation non préparée à la maison : il est redouté le manque de soin dans la préparation et l'éventualité d'un empoisonnement par sort. Par ailleurs, certains aliments sont conseillés pour répondre à la spécificité biologique de la femme allai-tante, et d'autres sont déconseillés parce qu'ils sont considérés mau-vais pour le nouveau-né.

Ainsi tout le monde connaissait une liste d'aliments conseillés pour favoriser la montée de lait, de boissons conseillées pour remplacer le sang perdu lors de l'accouchement et pour liquéfier le sang. Parallèle-ment, des aliments étaient déconseillés pour éviter les problèmes di-gestifs de l'enfant. Ce savoir n'était pas le même pour tous et il existe des variations selon les familles. On trouvera le résumé des princi-pales attitudes alimentaires conseillées dans le tableau 14.

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Tableau 14 :Attitudes alimentaires conseillées pour une femme accouchée

selon les conceptions traditionnellesRetour à la table des matières

Raisons évoquées Attitudes alimentaires conseillées

Contre le refroidissement Boire et manger chaudManger cuit et éviter ce qui ne l'est pas (fruits)

Remplacer le sang perdu Boire de l'eau tiède mélangée avec du vin rouge

Contre les problèmes digestifs de l'en-fant et de la mère allaitante

Éviter toute digestion difficile en sup-primant les aliments lourds à digérer : le chou, les pois, les haricots blancs...Éviter toute brûlure gastrique ou intesti-nale : pas de piment

Contre un mauvais goût du lait ou pour éviter qu'il tourne

Éviter le vinaigre, les achards, le pi-ment

Pour la montée du lait Boire régulièrement des bouillons à base de lentilles, de morue, de brèdes lastrons ou de haricots noirs

"Pour éviter de tuer les enfants" 288 Éviter de manger des camarons, des bichiques, des brèdes morelle et des anguilles

Sans raison précise évoquée Éviter les brèdes chouchouSupprimer (pour certains) toutes les qualités de brèdes

288 Cette raison ne nous a pas été clairement expliquée, car les informateurs ont du mal à trouver un lien entre la consommation de ces aliments et la mort des enfants. À notre avis, ceci pourrait être mis en relation avec les interdits alimentaires malgaches étudiés dans le chapitre précédent qui exclue toute consommation de camaron et d'anguille.

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[236]Ces conseils n'étaient pas toujours suivis à la lettre, mais ils se

transmettaient toujours de mère à fille. Dans l'apprentissage du rôle de mère, les jeunes femmes se conformaient aux conseils des aînées.

Les conceptions et les pratiques actuelles

Actuellement, l'impact grandissant du monde médical a sensible-ment changé ces conceptions. L'accouchement à l'hôpital, le suivi des médecins avant et après l'accouchement, ainsi que le recours à la P.M.I. (Protection maternelle infantile) ont court-circuité les recours traditionnels. Les matrones vivant dans le quartier sont maintenant de vieilles dames qui ne pratiquent plus, mais qui donnent éventuelle-ment des conseils quand on les sollicite.

Le suivi médical avant l'accouchement informe les femmes sur le déroulement de la grossesse, et les incite à suivre l'évolution de leur état physiologique avec attention. Ainsi des analyses de sang, réguliè-rement faites, peuvent révéler des problèmes physiologiques. Par exemple, la présence d'albumine (lalbimine) qui provoque un gonfle-ment de certaines parties du corps est suivie de conseils alimentaires donnés par le médecin ; ils se traduisent le plus souvent par un régime sans sel, sans sauce, avec consommation de viande grillée.

La réclusion des femmes accouchées n'est plus respectée puis-qu'elles séjournent désormais à l'hôpital pendant les quelques jours qui suivent l'accouchement. En outre, les soins et conseils dispensés par les sages-femmes et les infirmières de l'hôpital vont à l'encontre des conceptions traditionnelles. Le personnel médical demande à la femme accouchée de marcher le plus rapidement possible ; il lui re-commande de se laver entièrement immédiatement après l'accouche-ment et régulièrement par la suite. Le nouveau-né est pris en charge tout de suite par la mère, qui reçoit éventuellement des conseils de la part de la sage-femme. Mais cela n'empêche pas la famille de venir visiter l'accouchée à l'hôpital, de lui prodiguer des conseils, ou d'ap-porter certains aliments ou tisanes.

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De retour chez elles, ces femmes sont davantage soumises aux conseils des proches, notamment pour l'alimentation. Lorsque la jeune mère allaite son enfant, ces conseils sont proches des conceptions tra-ditionnelles. Mais le nombre de jeunes femmes qui ne veulent pas al-laiter est actuellement important ; il n'est pas rare que l'allaitement ne dure pas plus de dix à quinze jours. Elles n'ont donc plus recours aux aliments conseillés pour la montée de lait et pour éviter des désordres digestifs à l'enfant.

[237]

Le nouveau-né et le jeune enfant

Traditionnellement, le nouveau-né est soumis comme sa mère à des soins privilégiés. On les considère tous les deux comme fragiles au froid, et sujets à des problèmes digestifs. Le nouveau-né est par ailleurs sensible aux actions maléfiques des esprits ou des âmes er-rantes. On couvre donc l'enfant d'un bonnet, de vêtements chauds, de chaussettes pour le préserver du froid. Par ailleurs, l'enfant considéré fragile par rapport aux influences extérieures n'est protégé contre l'ac-tion des mauvais esprits qu'après son baptême.

L'alimentation du nouveau-né

Traditionnellement nourri exclusivement au lait maternel, l'enfant peut être partiellement allaité après le sevrage jusqu'à deux ans 289. Il est redouté très souvent que l'enfant tombe malade à cause du « lait contrarié » (lé kontrarié). En effet, toute contrariété vécue par la mère (dispute, tristesse, angoisse, etc.) risque de contaminer le lait tété par l'enfant. Cette relation entre l'état psychologique de la mère et la qua-

289 Signalons ici l'existence d'une thèse d'anthropologie soutenue en janvier 2000 (EHESS) effectuée par Laurence Pourchez qui s'intitule Anthropologie de la petite enfance en société créole - Ile de la Réunion. Ceux qui s'intéressent à la petite enfance à la Réunion pourront trouver dans les travaux de cet auteur un cadre interprétatif des pratiques créoles pouvant compléter et approfondir nos propos.

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lité du lait rappelle, comme le mentionne C. Barat (1980 a : 33), la notion de l'hygiène de l'allaitement en France en 1830 :

« On a vu des enfants avoir des convulsions pour avoir tété un sein couvert de sueur après des travaux pénibles. On les a vus encore éprouver des convulsions et des diarrhées pour avoir pris le sein d'une femme en colère. Dans les passions, tristes, haineuses, le sein n'élabore qu'un fluide séreux, fade, sans qualités nutritives, qui irrite l'enfant qui le tète et provoque chez lui des agitations nerveuses ou même des convulsions mortelles » E.L. Geoffroy (1830).

Le sevrage se fait généralement sans transition. Dans le passé, les bébés étaient alimentés au moment du sevrage par des aliments consommés par les parents. Le plus souvent, ils étaient nourris à la main par la mère ou d'autres personnes de l'environnement familial, et cette alimentation ne comprenait pas de piment.

Plus récemment, l'habitude a été prise de donner au bébé du lait acheté dans le commerce dans le but de compléter l'allaitement mater-nel ou [238] de le remplacer lors d'un sevrage complet précoce. On utilise souvent du lait concentré sucré, du lait en poudre ou de la fa-rine lactée, et parfois, mais plus rarement, du lait liquide 290. Actuelle-ment, l'utilisation de lait concentré sucré avec du « Cérélac » dès le quatrième mois est largement critiquée par les médecins ; il provoque selon eux le gonflement des bébés qui présentent une carence en vita-mines et en fer et il occasionne des diarrhées. Des diarrhées ont en effet été diagnostiquées à maintes reprises par les médecins dans le passé. Le médecin Robert Jourdain (1973 : 51) le mentionnait au dé-but des années 70, lorsqu'il soulignait à propos des habitudes réunion-naises que « le sevrage brutal entraîne fréquemment la survenue de diarrhées mal traitées ».

290 Voici les types de lait qu'on pouvait acheter en 1988 à la boutique : lait en brique (1/2 écrémé, longue conservation), lait en boîte concentré sucré, lait en poudre Nestlé « Nido » (lait en poudre à dissolution instantanée, avec 2% de lécithine), farine lactée instantanée pour enfants Nestlé « Cérélac » (lait partiellement écrémé = 43,6%, farine de blé = 29,8%, sucre, sucre caramélisé, vanilline, vitamines Bl, B2, B6, PP, panthoténate de calcium) avec mention sur la boîte : « conseillé dès 4 mois ».

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Les médecins intervenant dans le quartier expliquent que ces habi-tudes disparaissent progressivement grâce aux conseils donnés aux mères. Dans les maisons, les jeunes mères affichent fréquemment dans les cuisines des listes d'aliments ou de modes de préparation du lait en fonction de l'âge de l'enfant. Données par la P.M.I. ou les mé-decins, ces indications peuvent être suivies à la lettre. Ainsi le sevrage se fait-il progressivement avec des jus de fruits frais (parfois en bou-teille ou en boîte), des légumes frais, des grains frais, du sosso de maïs, des soupes etc.

Les attitudes préventives et curatives

Les mères ont l'habitude de surveiller attentivement les selles de leurs nouveau-nés qui renseignent sur les problèmes digestifs. Ces diagnostics populaires et empiriques sont suivis de réponses thérapeu-tiques qui ont une grande importance dans la vie des nouveau-nés comme des enfants en général.

L'observation des selles de l'enfant permet de diagnostiquer la pré-sence de carreaux (karo), ou de tembave (tanbav). Le tembave, issu d'une nosologie d'origine malgache, indique un problème digestif (gastro-intestinal) 291. La forme et la couleur des selles permettent de déterminer ce [239] désordre physiologique, mais la façon de le diag-nostiquer n'est pas clairement établie. Certains identifient le tembave dans des selles qui sont noires en forme de petites boules, d'autres dans des selles jaunes avec des points verts. L'origine de ce tembave est souvent interprétée comme la conséquence d'une mauvaise alimen-tation de la mère. Mme Visnelda, thérapeute populaire très connue à la Réunion, insistait sur ce sujet :

291 Sur le « tambave » ou le « carreau » : voir les analyses de J. Benoist (1993 : 74) sur ces catégories malgaches et sur l'apport de la médecine traditionnelle malgache dans les représentations et les pratiques touchant le corps et la santé à la Réunion, voir aussi L. Pourchez (1999) qui aborde de façon beaucoup plus détaillée le sens et l'étiologie du tambave en apportant des repères historiques relativisant l'origine exclusivement malgache de cette pathologie infantile.

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« Une mauvaise alimentation peut provoquer ce qu'on appelle "le tembave", un mot créole laissé par nos anciens et désignant une maladie très caractéristique. (...) Hélas, bien souvent, les jeunes femmes enceintes avalent n'importe quoi : piments confits, achards, plats vinaigrés, tout cela représente un véritable danger pour la croissance du fœtus, ou même pour l'enfant déjà né » (M. Lemaire, 1988 : 86).

Le tembave est considéré par certains comme un dysfonctionne-ment normal ; d'autres le considèrent comme plus grave. Des tisanes sont alors consommées pour le soigner. Parfois, des purges sont égale-ment pratiquées comme lorsque l'on combat l'infestation de vers. Très souvent, le tembave est traité de manière préventive. L'observation des selles qui présentent des petites boules de selles (carreaux, karo) confirme alors son existence.

Mais c'est l'infestation de vers qui est la plus redoutée. En effet, les vers ont été, par le passé, à l'origine de nombreux décès de nouveau-nés et de jeunes enfants. Actuellement, les récits attristés de ces dispa-ritions faits par les personnes âgées montrent que ces morts ont forte-ment marqué la population. En guise de prévention, il est pratiqué très régulièrement des purges destinées à soigner ces parasitoses, et cela même depuis le plus jeune âge, quelques jours après la naissance. Souvent, même si les jeunes mères n'allaitent pas, et si elles ont ten-dance à se moquer des conseils de leurs aînées, elles sont conduites à pratiquer ces purges précoces sur leur enfant.

Plus tard, chaque fois que l'enfant a mal au ventre la présence de vers est suspectée. On craint leur prolifération, ce que l'on appelle « révoli-syion d'ver » (littéralement : révolution de vers). La première réaction de la mère ou de l'entourage de l'enfant, est de pratiquer une purge. L'humoriste réunionnais C. Fontaine (1988 : 59) décrit bien cette habitude dans une histoire humoristique « Révolisyondvér » (« La révolution de vers »).

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[240]

« Fors tan sis kann, sak té po ariv Ti-kok, l'arivé. Ninkou, an plin dan la nuit, li té blizé lév kat fwa po alé... ozerb ! Lannmin matin groféklér, gra-moun Bigandé ék Zanlik la fine parti bitasyon, Tikok son koté lé ankor dann li ék malovant. Son monmon, na bo fé tizane kolkol ek barb mai, inntyork ! i pas pa minm.

« À force de sucer de la canne, ce qui devait arriver à Tikok est arrivé. Une fois, en pleine nuit, il s'était levé quatre fois pour aller... aux feuillées ! Le len-demain matin au grand jour, grand-mère Bigandé et Jean-Luc étaient partis de la maison, Tikok de son côté était encore au lit avec un mal au ventre. Sa maman eut beau faire une tisane de colle-colle avec de la barbe de maïs (...) ! Ça ne passait pas.

Alors Madanm Bigandé i di son zan-fan : "Tikok, mounwar i fo pirzé, sansa sé la révolisyondvér ! " Ayayay bondyé syouplé ! pirzé ! Tikok i siport pas sa ditou, pars na pwin riyin pli pa bon luil tantan ! Soman i fo li résine ali si li vé pa gramoun Bigandé ek Zanlik i vyin, i péz ali atér po fé anval ali lo gro luil. Alors li profér fé sanblan li yinm pran luil tantan, anval sa vap ! épi arglis in kafé so pardsi ! Sé sad li fé si lo kou uitér par-la, tout i espas byin ! Soman Tikok, sokousi lé blizé ré s la kaz, tour-néviré, fé antansyon pangar li giny rofrwardisman ! Rozman ankor, Tikok i mazine lé dann vakans, sinonsa, bann marmay lékol té sa kas ali lé kui ék son soulyé san sokét.  »

Alors Madame Bigandé dit à son en-fant : "Tikok, mon vieux il faut purger, sinon c'est la révolution de vers ! Aie aïe mon dieu s'il vous plaît ! Purger ! Tikok ne supporte pas ça du tout, parce qu'il n'y a rien de plus mauvais que l'huile de ricin ! Seulement, il doit se résigner s'il ne veut pas que grand-mère Bigandé et Jean-Luc viennent, il doit avaler l'huile épaisse. Alors, il espère faire semblant quand il prendra l'huile de ricin, il avalera ça rapidement ! Et puis par-dessus il fera glisser du café ! C'est ce qu'il fera sur le coup des huit heures, si tout se passe bien ! Seule-ment, ce coup-ci Tikok est obligé de rester à la maison, de tourner en rond, pour faire attention à ne pas attraper froid ! Tikok pense qu'heureusement qu'il est en vacances, autrement les enfants de l'école l'auraient taquiné. » (Traduction personnelle)

Il existe plusieurs manières de purger. Le recours à l'huile de ricin, tel qu'il est évoqué dans cette histoire, est assez courant. D'autres pro-duits considérés comme vermifuge sont également utilisés en associa-tion avec cette huile ou avec l'huile « plagniol » (huile d'olive),

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comme les graines ou fleurs de papayer et les gousses d'ail. Des pré-parations à base de rhum sont aussi utilisées ; elles sont parfois mélan-gées à divers produits vermifuges, comme dans une préparation utili-sée par une famille du quartier. Il s'agit d'une bouteille remplie de rhum blanc dans laquelle macèrent (comme dans le rhum arrangé) les végétaux suivants : graines de [241] citrouille pays, fleurs mâles de papaye, ail en gousse, racine de z'herbe à bouc, essence de géranium (deux à trois gouttes), du gingembre pays, et une ou deux plantes in-déterminées.

Dans le quartier, certaines personnes attachent de l'importance au moment choisi pour faire cette purge. C'est à la lune descendante qu'il faut la pratiquer, car les vers perdent de leur vitalité à ce moment-là. Purger à la lune montante, au moment où les vers prennent des forces, risque de faire du mal à l'enfant.

L'attitude qui consiste à purger systématiquement, est souvent ex-pliquée par la réelle présence de sources d'infestation dans l'environ-nement des enfants : terre ingérée par manque d'hygiène ou par jeu, fruits sucés sans lavage, etc. Actuellement, les médecins conseillent des vermifuges de façon systématique même lorsqu'il n'y a pas de symptômes. Mais ils s'insurgent contre les purges systématiques sus-pectées d'entraîner des risques pour l'enfant. Il soulignent, en effet, qu'en cas de diarrhée, elles sont dangereuses et peuvent entraîner une déshydratation qui met en péril la vie de l'enfant.

Les personnes âgées

Les personnes âgées ont généralement un corps usé par leur vie besogneuse et fatigante. Elles ont le plus souvent des problèmes de santé comme de l'hypertension, du diabète ou des problèmes digestifs, et souffrent d'un manque de dents. Les problèmes digestifs et l'hyper-tension sont souvent imputés aux épices qui ne sont alors plus consommées ou plus légèrement 292. Ces problèmes impliquent des at-titudes nouvelles, face à la nourriture, qui tranchent avec celles prati-

292 Pour diminuer l'effet échauffant des épices, on évite de les faire revenir dans l’huile trop longtemps, on mange des piments frais plutôt que des piments secs ou en pâte réputés être beaucoup plus forts.

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quées lors de leur vie passée. Les personnes concernées insistent sur leur manque d'appétit, et sur l'attention qu'elles portent à leur alimen-tation compte tenu des problèmes de santé dont elles souffrent. Ces nouvelles habitudes se trouvent au carrefour des conceptions tradition-nelles de la santé et des conseils prodigués par les médecins.

L'alimentation des personnes âgées comporte généralement des aliments faciles à mastiquer. Certaines préparations traditionnelles sont à nouveau utilisées comme les racines cuites à l'eau ou au lait, des légumineuses réduites en purée, des chouchoux ou des pommes de terre bouillies, des pommes de terre avec du riz en bouillie (riz cange ou sosso de riz). Selon les conceptions traditionnelles, l'état de « fai-blesse » [242] constaté chez les personnes âgées, il est conseillé une alimentation qui donne de la force : maïs, légumineuses, viandes, graisse de porc, tripes et abats (de cabri, de volaille, de porc) préparés en cari spécial, cari de « corée » (koré) 293. Il est courant que les tripes et abats soient réservés aux membres âgés de la famille lors de l'abat-tage d'animaux de l'élevage familial. De la même façon, il leur est conseillé de manger du pigeon lorsque leur tension est basse et qu'elle entraîne une grosse fatigue. Contre les problèmes fonctionnels, ces personnes aiment également prendre des tisanes qui combattent divers maux : la tension élevée (tan-syion), le diabète, les ulcères, les pro-blèmes de foie, etc.

Mais ces thérapeutiques familiales ne suffisent pas et les personnes âgées sont suivies régulièrement par un médecin. Les conseils médi-caux les incitent à faire attention à leur alimentation. Selon les cas, il leur est demandé de supprimer le sel, les épices (tout particulièrement les épices cuites dans l'huile et le piment), les légumineuses et même le riz. Les médecins leur conseillent de manger des viandes grillées, des biscottes, des yaourts, de boire du lait, etc. Ces conseils ne sont pas toujours suivis à la lettre ; ils le sont néanmoins lorsque l'état de santé se détériore. Les personnes concernées abandonnent alors leurs anciennes habitudes alimentaires.

293 Cf. les animaux et leurs parties utilisées dans l'alimentation dans le chapitre « Manger créole dans le quartier ».

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Désagréments corporels du manger et du boire

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Manger et boire entraînent des réactions physiologiques désa-gréables ou pathologiques qui sont notamment identifiées à Ravine Verte dans une mauvaise digestion, une indigestion, un enivrement, une prise de poids, etc. Ces réponses du corps entraînent, selon les cas, des attitudes volontaires destinées à réduire ces désagréments. Comprendre ces attitudes permet d'accéder à une lecture culturelle et sociale des comportements qui y sont rattachés.

Nous traiterons ici trois exemples caractéristiques de comporte-ments alimentaires des habitants de Ravine Verte qui entraînent la prise en charge des réponses corporelles : la consommation de piment, la consommation d'alcool et la consommation alimentaire entraînant de l'embonpoint. Considérées comme néfastes pour la santé ou pour l'esthétique, certaines habitudes alimentaires ne peuvent pas être sup-primées facilement. Elles se perpétuent malgré les troubles physiolo-giques ou psychologiques qu'elles occasionnent.

[243]

Manger le piment

Parmi toutes les épices utilisées dans l'alimentation, le piment a une place privilégiée puisqu'il accompagne presque toutes les prépara-tions culinaires. Emblématique de la cuisine créole et par conséquent de la culture créole, sa consommation procède non seulement d'habi-tudes alimentaires, mais aussi d'une valorisation culturelle et fami-liale. Son goût et son agréable sensation de brûlure sont souvent re-cherchés, et en perpétuent son utilisation consommation. Néanmoins, si sa consommation est générale dans l'île, de nombreux Réunionnais essaient d'en manger en moindre quantité et de ne pas en donner à leurs enfants, compte tenu des effets physiologiques négatifs consta-tés.

Mais si les conséquences physiologiques du piment sont bien iden-tifiées, elles n'entraînent pas dans le quartier un arrêt de sa consomma-

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tion. La coexistence du goût recherché et des désagréments orga-niques dus à sa consommation induit des attitudes très caractéristiques que l'on retrouve chez tous les habitants du quartier.

« Piman i sof » (Le piment échauffe) : tout le monde s'accorde à le dire. Et on constate son effet échauffant non seulement dans tout le corps, mais aussi dans la région anale : « i fo passé la douane » ... « i fo payé la douane » 294 sont des expressions qui montrent, par le biais des discours, que l'on a conscience des conséquences auxquelles on s'expose quand on cède à la tentation de manger trop de piment. Chez ceux qui continuent à manger du piment, deux attitudes permettent de remédier à cet échauffement. Il y a ceux qui adoptent un comporte-ment curatif et ceux qui optent pour un comportement préventif.

Le comportement préventif

La plupart des repas quotidiens sont accompagnés de tisanes rafraî-chissantes. Préparées pour la journée, elles sont versées dans des bou-teilles et sont bues lors des repas ou à n'importe quel moment de la journée. Elles ont pour objectif d'apaiser le feu du piment ingurgité aux repas. Pour certaines préparations culinaires, il est notoire que les risques d'échauffement sont encore plus importants qu'au quotidien. C'est le cas du cabri massalé qui a la réputation de rendre générale-ment malade à cause des épices qu'il contient et, en particulier, du pi-ment contenu dans la poudre massalé. De grandes quantités de tisane rafraîchissante sont [244] préparées et elles sont bues avant et après la consommation du massalé. De nombreuses personnes disent éviter ainsi les échauffements du piment.

294 Littéralement : « Il faut passer la douane »...« il faut payer la douane ». L'échauffement et la douleur accompagnent alors le passage de tout transit intestinal.

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Le comportement curatif

Pour ceux qui ne font qu'une consommation irrégulière de ces ti-sanes ou qui n'en consomment pas du tout, le feu du piment occa-sionne souvent certaines manifestations physiologiques : brûlures à l'estomac, sensations de chaleur dans tout le corps, ou encore inflam-mation de l'anus. Si ces manifestations persistent, la consommation du piment n'est pas systématiquement interrompue. Les personnes concernées recherchent alors une action curative. Ainsi ont-elles re-cours aux tisanes rafraîchissantes, mais, bien souvent, il est déjà trop tard. Le médecin est alors sollicité et il lui est demandé de soulager les brûlures par des médicaments qui ont des effets apaisants. Le remède le plus demandé est le lactose, mais de nombreux autres médicaments peuvent être prescrits. Très souvent le médecin déconseille de manger du piment, recommandation qui n'est pas nécessairement suivie par le patient. Ce n'est que lorsque la personne est confrontée à des pro-blèmes physiologiques plus graves qui vraiment l'handicapent qu'elle arrête d'en manger.

Les douleurs et les effets passagers dus à la consommation de pi-ment peuvent devenir supportables grâce à l'action préventive ou cura-tive, et ils deviennent de ce fait normaux. Lorsque la douleur devient insupportable - et qu'elle ne peut plus être combattue par aucun re-mède - la souffrance est suffisamment importante pour impliquer l'ar-rêt de la consommation du piment.

Boire l'alcool

L'alcoolisme est un des problèmes majeurs de santé publique dans ce quartier comme dans l'ensemble de l'île. La culture de la canne a marqué des générations de buveurs qui se sont enivrés avec le rhum. Cette boisson est toujours abondamment consommée comme tous ses dérivés (esprit de canne, punch, rhum arrangé...), mais laisse de plus en plus la place à d'autres alcools : bière, vin rouge ou blanc, whisky, etc.

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La consommation d'alcool touche presque la majorité des familles du quartier et entraîne souvent, en association avec la consommation de tabac, des pathologies nombreuses : vieillissement prématuré, poly-névrites, artérites, cirrhoses, malnutrition ou amaigrissement extrême, avitaminoses en sont les principales conséquences physiologiques. Ces problèmes de santé entraînent à la Réunion souvent des délires, des crimes [245] de sang, et se soldent parfois par la mort. Ils per-turbent grandement la vie des individus autant dans leur autonomie que dans leur socialisation ou leur vie familiale. Les hommes sont les plus touchés et les plus visiblement atteints car leur alcoolisme est apparent et s'exprime par des passages répétés à la boutique. Les femmes sont elles aussi concernées ; mais elles ne boivent jamais en dehors des foyers et ne conçoivent cette consommation que seule ou entre amies.

Assez tôt, les enfants et les jeunes sont eux aussi familiarisés avec la consommation d'alcool dans leur famille. En finissant le verre de rhum ou de bière de leur père quand ils débarrassent une table, les en-fants miment leurs aînés et s'en trouvent valorisés. Cette consomma-tion d'alcool apparaît comme une reproduction des schémas comporte-mentaux de génération en génération.

L'alcoolisme, comme partout ailleurs, puise ses origines non seule-ment dans une vie de misère mouvementée, dans des habitudes so-ciales et individuelles, mais aussi dans des rapports inter-individuels et familiaux perturbés. Les buveurs sont parfois motivés pour s'arrêter de boire. Mais la tentative d'interruption les oblige à se couper de leur environnement social, et suppose un environnement familial fort et compréhensif. Par ailleurs, les « vertus » attribuées à l'alcool - le rhum en particulier - rendent toute distanciation difficile. S'arrêter de boire incite à des comportements et des attitudes qui mettent en évidence les relations que les buveurs ont avec leur corps, leur environnement so-cial et familial, tous trois indissociables 295. Nous développerons ici les éléments qui rendent compte de ces difficultés.

295 On pourra lire avec profit la place du rhum dans la vie sociale dans une autre île à sucre dans l'article de D. Rey-Hulman (1989) sur « les temps du rhum en Guadeloupe ».

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Les « vertus » du rhum

Le rhum fait partie du quotidien. Les discours des habitants du quartier qui se fondent sur les conceptions traditionnelles de la physio-logie mentionnent toujours les qualités du rhum. Considéré comme un antiseptique, le rhum est censé tuer les microbes. Ceci incite à sa consommation lors de grippes ou de refroidissements. Cette boisson sert également de base à des macérations de plantes destinées à purger des vers.

Boire du rhum permet d'éliminer la fatigue (« i tir lafaiig »). Cette réputation du rhum favorise sa consommation régulière pendant les travaux ou les activités pénibles (marche, activités rurales, etc.). Il est rajouté souvent une ou deux pincées de sel dans un verre de rhum, et la boisson [246] ainsi obtenue est censée non seulement défatiguer, mais aussi permettre de résister à la chaleur 296. Il est reconnu égale-ment que le rhum mélangé avec le sel agit sur le sang. Le rhum se voit par ailleurs attribuer des vertus analgésiques et il est intégré dans les soins contre les douleurs. Ainsi certains médicaments (comme l'aspi-rine par exemple) sont-ils mélangés au rhum avant d'être avalés. Cet alcool également est censé réchauffer le corps lorsqu'il fait froid. Il est bu souvent l'hiver lorsque les températures sont basses et cette consommation peut s'étendre aux enfants qui vont à l'école.

Vivre autour de l'alcool

Comme nous l'avons vu dans les chapitres précédents, l'alcool est au centre d'une partie de la socialisation des individus. Dans la sphère domestique, il intervient dans les relations de convivialité. Dans la sphère publique, principalement à la boutique, il est au centre des rap-ports entre hommes. Il leur permet de sortir de leur quotidien difficile et d'échapper à la vie de leur foyer. Les jeunes acquièrent rapidement les valeurs sociales de la consommation de l'alcool : virilité, commu-nication, affirmation de leur indépendance. Boire est un acte valori-sant et les incitations sont nombreuses.

296 Cf. chapitre « Manger créole dans le quartier.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 310

Le buveur appartient à un réseau de buveurs, ce qui favorise les « tournées » à la boutique et les relations interpersonnelles. La consommation d'alcool devient vite l'élément fondamental de la com-munication et du partage ; il participe de ce fait aux dynamiques so-ciales du quartier. S'écarter de ce cercle implique, pour un homme, une marginalisation et un retrait à l'intérieur de la sphère domestique. Les repas de fête sont des occasions privilégiées d'extérioriser son be-soin de communiquer et de s'amuser. Ils constituent également pour les jeunes des occasions uniques de boire devant tout le monde.

Arrêter de boire, un chemin difficile

Lorsque l'habitude de boire est prise, les valeurs traditionnelles at-tachées à l'alcool et son rôle de socialisation favorisent une consom-mation constante. Le buveur est alors d'autant plus amené à boire lors-qu'il est concerné par ailleurs par des difficultés psychologiques liées notamment à un mode de vie difficile. D'importants problèmes de communication [247] existent au sein des familles et s'ajoutent à la situation de misère qu'ont toujours connue ces personnes ; boire per-met donc de s'extraire de ces difficultés.

Dans un tel contexte, les valeurs positives liées à l'alcool côtoient les valeurs négatives, et les motivations pour s'arrêter de boire sont contextuelles. Le buveur attend le plus souvent d'avoir des manifesta-tions physiques handicapantes pour tenter de réduire sa consommation d'alcool. Il existe dans le quartier de nombreuses hospitalisations pour cause d'alcoolisme. Dans ces cas-là, les médecins incitent à l'interrup-tion de la consommation de l'alcool et préconisent parfois des se-vrages en hôpital. Mais le problème se pose à nouveau lors du retour à la maison, car le buveur se retrouve confronté à son milieu familial et aux sollicitations sociales. S'il veut suivre les conseils des médecins qui l'incitent à cesser de boire, il est obligé de se couper de tout espace de partage de la boisson. La boutique lui est désormais déconseillée, les repas de fête sont pour lui dangereux et il ne peut accepter d'aller voir ses amis sans craindre de succomber aux pressions et aux incita-tions à boire.

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Ayant pu suivre plusieurs hommes sevrés depuis peu, nous avons constaté certaines constantes. L'homme essaie de se couper des solli-citations extérieures, ce qui le conduit à passer tout son temps libre dans son environnement familial. L'état des relations dans le foyer joue un rôle fondamental dans le succès de son entreprise. Il se met parfois à boire de la bière sans alcool, substitut minimum à sa frustra-tion. Le suivi de nombreuses personnes alcooliques nous ont montré que la situation de sevrage s'accompagne souvent de consommations d'alcool ponctuelles, mais affreusement destructrices qui conduisent à des hospitalisations. Le buveur sevré est ainsi incité à ne pas faire d'erreur et à réussir une dissociation avec son milieu social qui l'incite à boire. Et arriver à un stade avancé de l'alcoolisme, continuer à boire est lourd de conséquences graves : amputations, incapacité à faire des efforts et donc à travailler.

Certains buveurs essaient de se faire aider par la Mission Salut et Guérison, et ceux qui arrivent à se sentir concernés par cette nouvelle foi, se sentent soutenus et acquièrent souvent — selon eux - une force propice à leur « guérison ».

Corpulence et régime

Jusqu'à ces dernières années, la forte corpulence des femmes était culturellement acceptée, et parfois même valorisée car elle imposait le respect. Actuellement, elle n'est plus considérée ainsi. Les images des femmes minces, bien habillées et bien coiffées visibles à la télévision, comme l'augmentation du niveau de vie global des quartiers défavori-sés ont introduit un changement des attitudes face à la corpulence.

[248]Toutes les jeunes filles surveillent leur ligne pour pouvoir s'habiller

avec des vêtements à la mode, et cette attention touche aussi actuelle-ment les mères de famille. Le moindre investissement des femmes dans les travaux agricoles, les occasions de plus en plus nombreuses de sortir à l'extérieur du quartier, les possibilités financières d'acheter des vêtements ou d'en confectionner soi-même 297, les occasions d'aller danser grâce aux mariages, aux communions de plus en plus nom-297 Des cours de couture ont beaucoup de succès dans le quartier.

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breux dans le quartier, conduisent des personnes fortes à suivre des régimes pour pouvoir porter des vêtements plus apprêtés.

Les médecins enregistrent ainsi de plus en plus de demandes de régime amaigrissant, et la relation médecin/patient a une importance primordiale dans le conseil pour un nouveau régime alimentaire. Les médecins prescrivent souvent des médicaments facilitant l'amaigrisse-ment et donnent surtout des conseils alimentaires. Souvent ils incitent à supprimer les grains, à manger le minimum de riz, à éviter les caris trop gras, et parfois à consommer des salades, de la viande grillée, etc. Ces conseils sont acceptés dans leur principe par les personnes concernées, qui sont de plus en plus conscientes de l'action de certains aliments sur la ligne, mais ces régimes sont en contradiction à la fois avec les goûts créoles et la vie de famille. L'exemple d'Yvette, femme de Ravine Verte de 35 ans, en 1990 est en ce sens éloquent :

Yvette a une forte corpulence depuis la naissance de son dernier fils, en 1986. En 1990, désirant s'habiller avec des vêtements qu'elle confectionne, elle se rend compte qu'elle est plus grosse que les jeunes femmes qui suivent les cours de couture comme elle. Elle va voir son médecin habituel et lui demande un régime amaigrissant. Le médecin lui conseille de supprimer les grains et de limiter sa consommation de riz. Ayant confiance dans son thérapeute, elle considère que si « il le dit, il faut le faire », mais elle a énormément de mal à suivre ce régime. Dotée d'un solide appétit et mangeant habituellement du riz et des grains en grande quantité, ce régime désorganise ses habitudes. Yvette oscille alors entre la consommation d'aliments déconseillés par le médecin lors des repas familiaux, car elle ne peut s'empêcher de manger ce qu'elle prépare avec ses enfants, et l'abstinence complète de nourriture chaque fois qu'elle le peut.

Ainsi, durant la semaine scolaire, elle dit ne manger ni le matin ni à midi, si ce n'est parfois un morceau de pain car, dans son esprit, manger un morceau de pain n'est pas manger. En revanche, elle dit manger ce qu'elle prépare pour les enfants le soir. Le plus souvent, c'est l'odeur de la cuisine qui a raison de ses éventuelles résolutions de ne pas manger de riz, de grains ou de cari.

[249]

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Les régimes prônés par les médecins rentrent ainsi en confronta-tion avec les conceptions alimentaires créoles et les habitudes alimen-taires des familles.

Ce chapitre aura montré que l'aliment est à la fois considéré comme élément constitutif du corps, comme source de dérèglements physiologiques et comme élément préventif ou curatif. Tantôt son ac-tion est interprétée selon des représentations de la physiologie qui se sont conservées depuis la constitution de la culture créole, tantôt à tra-vers des représentations populaires de l'ordre du monde qui fait cô-toyer éléments naturels et surnaturels. Les nouvelles conceptions mé-dicales ne sont pas pour autant écartées ; elles se juxtaposent aux pré-cédentes et l'ensemble de ces représentations de la santé et de la mala-die mêle plusieurs logiques vécues comme contradictoires ou complé-mentaires selon les individus et leurs itinéraires.

Les liens établis entre l'alimentation et le corps concernent ainsi non seulement l'aliment lui-même, la façon dont il est préparé et man-gé, la façon dont il agit sur le corps, la façon dont il est pensé sociale-ment et religieusement, mais aussi la place de l'être humain dans sa propre société et dans l'ordre du monde. La santé est donc le résultat à fois d'équilibres physiologiques et de relations harmonieuses avec les êtres humains et les êtres surnaturels.

[250]

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 314

[251]

LE CARI PARTAGÉ.Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion

Troisième partieDES NOURRITURES

FAMILIALES

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[252]

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[253]

TROISIÈME PARTIEDes nourritures familiales

Chapitre 9Manger en famille

« Je ne veux pas me dépouiller de mon argent. Je réfléchis et je me dis sans y croire tellement, que dans quelques jours, je vais peut-être trouver du travail. Alors pour aujourd'hui, je vais acheter des commissions à crédit. Le Chinois marquera sur le carnet. »

Les muselés - Anne Cheynet

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Comprendre les caractéristiques de l'alimentation familiale à Ra-vine Verte nécessite d'aborder les dynamiques de consommation ali-mentaire à l'intérieur du foyer. Lieu d'habitation, mais aussi espace relationnel et de partage, le foyer est, en effet, la structure de base de la consommation. Néanmoins, il n'est pas fermé sur lui-même ; ses membres partagent avec leurs voisins pratiques et représentations pré-sentées dans les deux parties précédentes de cet ouvrage.

Ainsi manger au sein d'une famille est-il le résultat de dynamiques sociales, culturelles, économiques, familiales et individuelles qui s'en-trecroisent. Et ces familles sont notamment marquées par la crédité, la pauvreté et par une ruralité qui s'ouvre progressivement sur la société globale réunionnaise. Néanmoins, les situations de consommation ali-mentaire peuvent varier selon les foyers. Le nombre de personnes à nourrir et la répartition de leur âge et des sexes, les ressources et leur gestion, les besoins et attentes de chacun représentent autant de fac-teurs à l'origine de situations spécifiques.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 316

En outre, manger, l'acte central de la consommation alimentaire, est le résultat d'opérations préliminaires. Dans une société agraire, comme le rappelle J. Goody (1984 : 69), elles peuvent être définies selon quatre grands axes : cultiver, répartir, cuisiner et manger. Mais, nous l'avons vu, les productions agricoles ne sont pas les seules à faire vivre ces familles. Exploitation de la nature non aménagée, revenus monétaires ponctuels, salaires, allocations sociales diverses contri-buent à alimenter les ressources familiales.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 317

[254]Schéma 6 : Foyer de consommation

et systèmes intervenant dans la consommationRetour à la table des matières

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[255]Par ailleurs, l'alimentation au sein d'une famille n'est pas le seul

type de consommation. Se loger, se vêtir, se soigner, s'entretenir, se déplacer, etc., sont tout autant des nécessités que celle de se nourrir. L'alimentation familiale peut donc être considérée comme un des postes de la consommation globale des foyers, ce qui nécessite donc de prendre en compte l'ensemble des ressources autant alimentaires que monétaires et la réalité de leurs répartitions.

L'alimentation familiale sera donc considérée ici à travers l'obser-vation du foyer comme une portion de la consommation globale du ménage.

La définition de la structure du foyer et sa dynamique sont primor-diales pour définir tout d'abord la limite des processus de consomma-tion. En constante interaction avec ce système familial, l'ensemble des ressources (monétaires ou non) et leurs utilisations par la structure familiale conditionnent de leur côté la qualité, le volume et la réparti-tion de la consommation alimentaire 298. Ainsi, au sein de la famille, trois systèmes en interaction seront-ils ici identifiés et analysés : la structure du foyer de consommation et sa dynamique, les ressources et leurs utilisations (cf. schéma 6).

Dans ce chapitre, nous décrirons et analyserons ces trois systèmes en interaction, avant d'illustrer concrètement les diverses réalités de la consommation alimentaire familiale dans les deux chapitres suivants.

Le foyer de consommation alimentaire

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Le foyer de consommation est défini comme l'unité familiale concernée par le même type de consommation alimentaire. Et l'acte de manger dans un foyer se concrétise à la suite de quatre opérations principales.

298 Sur le schéma 6 sont indiqués les trois systèmes en interaction. A l'intérieur de chaque système sont mentionnés divers éléments eux aussi en interaction. Ils seront abordés dans le texte dans le paragraphe consacré au système concerné.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 319

Il est nécessaire tout d'abord d'acquérir des aliments, soit directe-ment en les produisant soi-même, soit en les achetant, ou en bénéfi-ciant de dons (la plupart du temps insérés dans un réseau d'échange). Ces aliments sont destinés à des utilisations diverses : planification de leur consommation pour une utilisation quotidienne, selon des évène-ments ou selon des cycles, pour les stocker, pour les répartir en fonc-tion des relations sociales ou familiales, etc. Ils sont ensuite préparés, pour une consommation immédiate ou pour la conservation. Enfin, ils sont mangés ; et cela s'accompagne non seulement de répartitions se-lon les âges, les sexes et les [256] statuts familiaux, mais aussi de ma-nières de table qui concernent entre autres la commensalité, la convi-vialité et le lieu de consommation.

Dans un foyer, la plupart du temps, ces opérations concernent la même unité d'habitation. Mais il arrive que les situations soient plus complexes lorsque la même unité d'habitation est partagée par des per-sonnes définissant des unités familiales différentes, ou lorsqu'il existe plusieurs revenus dans le même logement. Ainsi la définition de l'uni-té de consommation n'est-elle pas toujours facile à cerner à Ravine Verte 299.

Par ailleurs, il arrive très souvent que ce foyer soit en relation in-time avec un autre foyer, que nous appellerons ici « foyer associé » 300. Ces deux foyers associés peuvent être amenés à partager une partie ou la totalité du processus de consommation alimentaire. Ils partagent l'acquisition des aliments, consomment les mêmes préparations ali-mentaires, ou mangent et boivent en même temps dans le quotidien ou à l'occasion de certains évènements.

Ainsi les quatre opérations peuvent-elles s'interpénétrer pour don-ner une unité de consommation complexe qui varie en fonction des ressources et des répartitions (argent, aliments, préparations, repas) au sein de cette unité. Cette unité est souvent dépendante d'une dimen-sion temporelle (moments de la journée, de la semaine ou de l'année) et d'une dimension spatiale (lieu(x) de consommation).

299 Comme dans beaucoup d'endroits à la Réunion.300 Notons que la notion du « foyer associé » dépend, bien entendu, du foyer

que l'on prend en considération : dans le cas des structures présentées ici, les foyers de consommation peuvent se définir comme « associés » lorsqu'on focalise son attention sur leur(s) propre(s) foyer(s) associé(s).

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Les rapports qui s'établissent entre les membres du foyer agissent sur la définition du foyer de consommation. Les relations de confiance, d'entraide, ou alors de jalousie, de conflit, de distanciation peuvent générer des attitudes très variables se matérialisant dans la consommation alimentaire. Ces processus que nous appelons « dyna-mique familiale et sociale » 301 agissent comme régulateurs de la consommation.

Caractéristiques générales des foyers de consommation

Les membres du foyer vivent généralement dans la même maison, mais peuvent partager parfois un espace plus grand - la cour - compo-sée de plusieurs maisons et comprenant un espace cultivé.

En dehors d'une famille mononucléaire qui vit dans une maison (le cas le plus répandu), le foyer de consommation peut regrouper plu-sieurs unités familiales dont certains membres peuvent avoir des moyens de [257] subsistance autonomes. La dynamique sociale et fa-miliale au sein de la cour détermine alors les répartitions dans la consommation alimentaire.

Le plus souvent, ces unités complexes de consommation re-groupent une famille nucléaire qui accueille un grand-parent graba-taire ou alors de grands enfants qui ont eux-mêmes des enfants (le plus souvent une fille-mère, mais aussi parfois un fils à charge de fa-mille, ou alors un jeune couple qui n'a pas les moyens d'être auto-nome). Cette situation peut être transitoire jusqu'à ce que la structure familiale définie par ces grands enfants prenne son autonomie ; très souvent, elle devient alors, après autonomie, un foyer associé.

Les relations avec les éventuels foyers associés concernent la vie quotidienne et plus particulièrement l'alimentation : autour de l'appro-visionnement des produits alimentaires, dans la vie domestique (dont la préparation des repas), dans le partage (repas pris en commun, mo-ment passé à prendre le café, etc.), ou encore dans une relation privilé-giée favorisant le don ou l'échange de produits alimentaires, ou per-mettant la confiance pour des prêts d'argent. Ce foyer associé vit en 301 Cf. schéma 6.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 321

général à proximité du foyer concerné et intéresse des proches de la famille. Il s'agit alors de foyers d'enfants qui viennent de fonder une famille (concubinage, mariages, avec ou sans enfants), de foyers de parents âgés qui désirent vivre de façon autonome, de foyers d'un frère ou d'une sœur, etc. Ces foyers associés interviennent parfois quoti-diennement, parfois ponctuellement dans la consommation alimen-taire familiale.

Les activités des divers membres du foyer

Les activités des divers membres de cette unité de consommation permettent de définir non seulement les ressources concernant l'en-semble de la consommation, mais aussi la main-d'œuvre pour les acti-vités rurales et domestiques. Le nombre de sources de revenus moné-taires détermine le volume de la consommation, sa répartition entre les différents membres du foyer. Il conditionne par ailleurs le rythme des rentrées d'argent pour le foyer. En outre, les activités de chacun, qu'elles soient domestiques, rurales, professionnelles ou scolaires, dé-terminent un rythme de vie, des besoins divers et des habitudes ali-mentaires qui mettent en évidence de façon quotidienne le statut de chaque membre.

Le Revenu minimum d'insertion (R.M.I.) a souvent bouleversé les structures des foyers de consommation. Il a apporté des sources régu-lières de revenus à des personnes qui n'en avaient pas 302. Il a aussi per-mis de rendre moins précaires les revenus de l'ensemble du foyer en multipliant les sources de revenus dans des foyers non-mononu-cléaires. Ce nouvel [258] apport d'argent s'inscrit dans une nouvelle dynamique familiale ; nouvelle dynamique qui restructure la consom-mation et qui appelle une répartition des ressources au sein du foyer 303.

La répartition intra-familiale des achats alimentaires dans un foyer à plusieurs budgets suit quelques constantes. Très généralement, quand les grands enfants, le plus souvent les hommes, ont des res-302 C'est le cas des personnes âgées de plus de 25 ans sans enfant à charge.303 Nous avons déjà eu l'occasion d'analyser l'impact du R.M.I. sur la

consommation de ménages ruraux réunionnais : cf. Cohen, P., 1991 a & b, 1992 a, b & c.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 322

sources financières autonomes, ils donnent une participation à leur mère pour acheter à manger. Quant aux filles qui ont leurs propres ressources (souvent grâce à l'allocation pour parent isolé : A.P.I.), elles préfèrent faire elles-mêmes les courses mais pour en faire profi-ter en partie l'ensemble du foyer. Lorsque les grands enfants sont sur le point de se monter en ménage, ce qui nécessite soit l'achat d'une case, soit sa construction, leurs revenus ne sont pas injectés dans la consommation du foyer mais sont mobilisés pour la réalisation de leur projet. Néanmoins ces attributions financières dépendent des relations familiales et de leurs dynamiques.

Quelques exemples de foyers de consommation

À travers quelques exemples de foyers de consommation, illustrés dans les schémas 7 et 8, nous mettrons en évidence leurs modes de fonctionnement. Sur les schémas, sont mentionnés leur structure, l'ac-tivité professionnelle de chaque membre (ou leur source de revenu) et leur(s)s foyer(s) associé(s). Nous avons distingué trois situations ca-ractéristiques : les structures simples (famille mononucléaire ou mo-noparentale), les structures complexes (plusieurs familles) et le pro-cessus dynamique de l'autonomisation déjeunes personnes.

Les structures simples (cf. schémas 7 et 7 bis) concernent les foyers de consommation composés de famille mononucléaire (struc-tures n° 1 à 6). Ces foyers sont parfois en intime relation avec des foyers associés (n° 1 à 4). Ces foyers associés consistent principale-ment dans des foyers vivant à proximité ; ils sont autonomes ou semi-autonomes et composés de ménages d'enfants (n° 1, 2, 4), ou de grands-parents (n° 2, 3, 4). D'une façon générale, les foyers des en-fants ont des ressources monétaires autonomes, ce qui les amène à acheter des aliments séparément et à manger de leur côté. Mais cela n'empêche pas la fille qui vit en ménage de venir partager ses repas avec sa mère et ses frères et sœurs lorsque son conjoint n'est pas là. C'est aussi souvent elle qui aide sa mère à faire les courses ou la cui-sine. Elle vient s'occuper aussi de ses jeunes frères et sœurs quand sa propre mère est absente.

[259]

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Schéma 7 :Exemples de foyers de consommation - Structures simples

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[260]

Schéma 7 bis : Exemples de foyers de consommation- Structures simples (suite)

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[261]De façon assez similaire, les foyers des grands-parents 304 ont, eux

aussi, leurs propres ressources monétaire (le plus souvent l'allocation vieillesse). Très souvent, c'est la mère qui prend en charge les courses de sa propre mère (ou de ses parents) qui ne se déplace pas (n° 2) ou qui est grabataire (n° 3, 4). Ainsi, la mère gère-t-elle son budget et aussi celui de sa propre mère, ce qui la conduit par la même occasion à préparer à manger pour ces vieilles personnes qui ont un mode d'ali-mentation différent de celui des autres membres du foyer. Il arrive parfois que les grands-parents soient pris en charge alternativement par les foyers de fils ou de filles, c'est le cas du n° 3 où la grand-mère

304 Sont illustrés ici seulement ceux de grands-mères, mais il en existe composés des deux grands-parents avec parfois des petits-enfants ou des grands enfants.

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est prise en charge par chacun des trois foyers de ses enfants (deux ne sont pas mentionnés sur le schéma) semaine après semaine. D'une fa-çon générale, la préparation et la prise des repas concernent l'en-semble du foyer.

Les structures complexes (cf. schéma 8) illustrent des situations plus difficiles à analyser. En effet, si les enfants (ou d'autres personnes du foyer) travaillent ou ont des ressources financières personnelles, la structure du foyer de consommation peut se complexifier. Le foyer de consommation se construit alors en fonction de la dynamique fami-liale.

Dans la structure n° 7, le foyer de consommation est formé par la mère et ses enfants qui vivent dans la maison. Ces enfants, trois filles (22, 18, et 16 ans), ont elles-mêmes des enfants et possèdent des sources financières autonomes.

Mais l'intégration de ces filles dans le foyer de consommation se fait de façon différente. La fille de 22 ans fait ses achats alimentaires séparément ainsi que sa cuisine ; le soir, elle mange avec ses propres enfants, mais à midi, quand ses enfants sont à l'école, elle partage son repas avec les autres membres de la famille.

Par contre, ses deux sœurs font caisse commune avec la mère pour les achats alimentaires, préparent la cuisine et mangent ensemble avec le reste du foyer. Le père, quant à lui reste travailler dans les champs et possède ses propres ressources financières ; il ne vient manger dans le foyer que le dimanche. Trois foyers associés concernent les foyers respectifs de deux autres filles (24 et 21 ans), et celui de la grand-mère qui est elle-même associée aux foyers de ses autres fils et filles.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 326

[262]Schéma 8 :

Exemples de foyers de consommation Structures complexesRetour à la table des matières

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 327

[263]

Schéma 9 : Exemples de foyers de consommation- Autonomisation de jeunes foyers

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[264]Le foyer n° 8, quant à lui, regroupe dans la même habitation une

famille mononucléaire et la famille monoparentale de la demi-sœur de la mère de famille. Ces deux familles partagent les achats alimentaires en achetant alternativement des produits, les repas se font en commun et la demi-sœur remplace la mère dans son rôle domestique dans la maison lorsque celle-ci s'absente.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 328

Le processus d'autonomisation d'un jeune couple (n° 9) ou d'une famille monoparentale (n° 10) s'accompagne de diverses dynamiques familiales (cf. schéma 9).

Dans l'exemple n° 9, la jeune femme qui vient d'avoir un enfant s'installe dans le foyer de son compagnon (en 1988). Ce jeune couple s'insère alors dans le foyer de consommation des parents du garçon. Ce dernier a des ressources irrégulières car il est manœuvre-maçon et son travail dépend des chantiers ; sa jeune femme reçoit des Alloca-tions familiales. Ces ressources sont en partie investies dans les frais du foyer des parents, dont les frais d'alimentation, pendant la première année. Le foyer de la mère de cette jeune femme, lui, joue le rôle de foyer associé, car il arrive qu'elle vienne manger et partager des activi-tés domestiques et de loisirs avec sa mère ou ses frères et sœurs. En 1989, ce jeune couple décide de prendre son autonomie en construi-sant une case juste à côté des deux foyers parentaux. Cette période s'accompagne de l'arrivée du R.M.I. qui concerne à la fois le foyer des parents et la famille qu'ils forment ; cela donne l'occasion à ce jeune père de faire un stage de formation. Cette situation permet au jeune couple d'économiser ; il est alors pris complètement en charge par les parents jusqu'à ce que sa case soit construite (en avril 1990). À ce mo-ment-là, ils déménagent et deviennent complètement autonomes, mais conservent des liens privilégiés avec le foyer des parents du jeune homme et celui de la mère de la jeune femme, qui deviennent foyers associés.

Pour l'exemple n° 10, le processus d'autonomisation de cette jeune femme est similaire à celui de ce jeune couple. Dans son cas, c'est l'ar-gent économisé sur les indemnités de chômage de l'ASSEDIC, faisant suite à l'Allocation de parent isolé (A.P.I.), qui lui permet de prendre son autonomie. Par ailleurs, une autre dynamique s'associe à l'autono-misation : le retour dans le foyer de ses parents d'une des filles avec ses enfants. En 1988 en effet, l'une des filles qui avait 26 ans en 1984 est retournée habiter chez sa mère, à la suite de la séparation d'avec son conjoint.

La consommation alimentaire s'insère dans le contexte global de la consommation du foyer, et ne peut donc être définie sans les autres nécessités ou les autres choix de consommation.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 329

[265]

Les ressources et leurs utilisations

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La consommation d'une façon générale, et plus particulièrement la consommation alimentaire, dépendent des ressources et de leurs utili-sations. Régulées par des choix et des nécessités culturels, sociaux, familiaux et individuels, ainsi que par la dynamique sociale et fami-liale, elles dépendent en effet des flux (entrées) et des reflux (sorties) de produits et d'argent au sein du foyer.

Ces processus à Ravine Verte concernent plusieurs opérations (cf. schéma 6).

* L'acquisition de produits de la nature (produits de la cueillette, de la chasse, de la pêche, bois pour la cuisine, plantes médici-nales, etc.).

* Les productions agricoles (cultures, élevages).* Les autres revenus monétaires (transferts sociaux, salaires, re-

venus d'activité...).* Les ventes de divers produits issus de la nature non exploitée ou

des productions agricoles, ou la revente de produits achetés ou de biens (voiture, salon, maison, etc.).

* Les échanges (argent, produits agricoles, etc.).* Les dépenses, les achats et le paiement de tous les biens de

consommation, y compris les produits alimentaires.

Ces opérations sont le plus souvent marquées par un flux entrant et un flux sortant, comme pour :

* les produits de l'activité agricole et les frais de production ;* les cadeaux et les dons dans les réseaux d'échange ;* la vente de produits ou de biens de consommation, et les reve-

nus de ces ventes ;* les dépenses monétaires et l'acquisition de produits monétarisés.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 330

Comme nous l'avons vu dans les chapitres précédents, les produc-tions agricoles ou les produits issus de la nature jouent un rôle de moins en moins prépondérant dans la consommation alimentaire. Les ressources monétarisées rendues plus ou moins élastiques grâce à l'épargne et aux emprunts ont par contre une fonction primordiale. Ainsi le bilan de tous ces flux (entrées/sorties) régit-il la consomma-tion alimentaire, avec une prépondérance de la consommation moné-tarisée. La consommation alimentaire s'inscrit donc dans des proces-sus complexes basés sur les ressources et leurs utilisations.

[266]

Les ressources du foyer

Les ressources sont diverses et se définissent par (cf. schéma 6) :

* les produits de la cour et des champs (produits de l'activité agri-cole) ;

* les produits issus de la nature (parfois plus ou moins aména-gée : plus ou moins anthropisée) ;

* les revenus monétaires issus d'une activité professionnelle, de transferts sociaux issus de la vente de productions de la terre ou de l'élevage, ou alors de produits de récupération (bois, canettes de bière).

Ces ressources sont régies par des rythmes saisonniers, mensuels, trimestriels, quotidiens ou irréguliers, comme nous le montre le ta-bleau 15.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 331

Tableau 15 : Les rythmes des ressourcesRetour à la table des matières

RYTHMES

Saisonnier Mensuel Trimestriel Quotidien Irrégulier

Autoconsommation

Produits de la nature(yc de la cour)

X

Produits de l'élevage Ponctuels X X

Sources rémunératrices

Productions rémunéra-trices (*)

X

Ventes de divers produits (**)

Ponctuels X

Sources de revenus

Salaires X

Travail journalier X X X

Transferts sociaux (***) X

(nc Allocation vieillesse)

Allocation vieillesse X

(*) Canne, géranium, fleurs, ventes de légumes ou d'animaux d'élevage.

(**) Produits : canettes de bières, bois ramassé.

(***) Transferts sociaux : Allocation familiale (A.F.), Allocation pour handicapés, Revenu minimum d'insertion (R.M.I.), Allocation pour parent isolé (A.P.I.), Allocation chômage.

Le rythme saisonnier de ces ressources concerne les produits de la nature (y compris les produits de la cour), mais aussi les productions rémunératrices comme le géranium, la canne à sucre, les fleurs ven-dues pour le 1er novembre, qui rapportent de l'argent au moment de leur coupe. Les produits de l'élevage suivent des rythmes saisonniers pour les ventes sur pied de bœufs pour la fête musulmane d'Abraham ou pour les ventes de cabris pour les fêtes malbar. Ils rapportent des

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 332

ressources irrégulières lors de la vente de volailles ou de viande [267] de porc à des voisins. La vente de divers produits de récupération, comme la vente de canettes de bière 305, offre des ressources ponc-tuelles mais qui dépendent du passage de l'acheteur. C'est la raison pour laquelle, des tas de bouteilles de bière s'amoncellent dans les cours, et que des enfants font le tour des champs de géranium en quête de ce verre rémunérateur.

Depuis quelques années, des personnes du quartier vendent des fagots de bois à celles qui ne peuvent plus en ramasser. Ces revenus sont ponctuels mais suivent malgré tout un cycle saisonnier. Les sources de revenus suivent des rythmes mensuels pour ceux qui sont salariés et pour la plupart de ceux qui perçoivent des transferts so-ciaux. Par contre, ceux qui reçoivent une allocation vieillesse ne sont payés que tous les trimestres. Les rémunérations du travail journalier suivent le plus souvent des rythmes saisonniers. De nombreux hommes deviennent en effet ouvriers agricoles pendant la saison de la canne à sucre, et leur activité dépend des phases de production de cette culture. Il y a les époques du grattage de la terre et de l'entretien des plantations qui mobilisent peu de bras ; il y a par contre l'époque de la coupe qui demande une main-d'œuvre importante. D'autres tra-vaux journaliers suivent des rythmes mensuels, hebdomadaires ou journaliers selon les besoins des agriculteurs ou des employeurs ponc-tuels (aide à une construction de maison, travaux de maçonnerie, en-tretien de jardin, ramassage de culture, dockers au port, etc.).

Les rythmes de rentrée des revenus dans le foyer sont importants à considérer pour l'alimentation (ainsi que la consommation en général), car ils conditionnent les rythmes d'achats que nous étudierons dans les chapitres suivants.

305 On les vend à un démarcheur qui fait le tour des quartiers pour récupérer le verre.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 333

L'utilisation des ressources du foyer

L'utilisation des ressources monétaires se répartit entre diverses utilisations, que nous pourrons mettre en évidence grâce à la notion de postes de consommation définie par l'INSEE (cf. schéma 6). La place réservée à l'alimentation, la plus importante pour l'ensemble des fa-milles, conditionne l'ensemble de la consommation 306. Les rythmes des achats de produits alimentaires suivent l'action conjuguée des rythmes des ressources monétaires, de leur volume et des priorités ponctuelles (factures à payer, dettes...) ou sont en général en rapport avec un projet familial (mariage, communion, agrandissement du lo-gement, etc.).

[268]La gestion de cet argent nécessite de faire des choix de dépenses.

Sa plus ou moins bonne gestion permet d'épargner, d'investir dans des frais de production (engrais, produits contre parasites, nourriture pour animaux...), ou conduit parfois à une consommation qui dépasse les ressources monétaires et que nous appellerons surconsommation. Cette surconsommation implique soit des dettes, soit l'utilisation d'une épargne accumulée.

Une régulation de la consommation est établie grâce aux relations proches qui existent, par exemple, entre personnes du même foyer, et entre personnes de deux foyers associés. La dynamique sociale et fa-miliale qui intéresse non seulement les foyers associés, mais aussi les voisins plus ou moins proches ou la famille vivant à l'extérieur du quartier, favorise une relative élasticité de la consommation et permet ainsi de profiter, de façon ponctuelle, de prêt d'argent ou de dons ou d'échange de produits alimentaires.

L'ensemble des facteurs que nous venons d'évoquer met en relief la relative complexité de l'étude de la consommation alimentaire. Ils s'in-terpénètrent pour donner souvent des situations spécifiques à chaque famille 307. Nous aurions pu établir une typologie rassemblant les cas

306 C'est ce que nous avions remarqué dans toutes les études de cas des bénéficiaires de R.M.I., cf. P. Cohen, 1991 a et b, et 1992 a, b et c.

307 On pourra trouver l'illustration de ces processus concernant la consommation globale dans les études de cas des bénéficiaires du R.M.I. et

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 334

similaires. Nous avons cependant préféré développer les divers fac-teurs agissant sur la consommation alimentaire dans une perspective dynamique à travers l'étude des rythmes alimentaires présentée dans les deux chapitres suivants.

dans la synthèse de ces résultats, cf. P. Cohen (op. cit.).

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 335

[269]

TROISIÈME PARTIEDes nourritures familiales

Chapitre 10Rythmes alimentaires

saisonniers et mensuels

Moin ti fille les écarts L'envoyé à moin bazar Mon robe coulèr sic d'orge « Aller rode la boutique Mi sice sorbets à cause Sounouk z'haricots noirs » Mo'man l'envoyé bazar Moin son carriole-bourrique.

Indiennes - Jean Albany

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Proche de son environnement naturel, cette population a été tribu-taire pendant longtemps des rythmes saisonniers pour la production de ses aliments de base. En outre, les ventes au jour le jour de produits poussant dans la nature comme les brèdes, les salades, les tomates, ou encore de produits d'élevage (volaille, cochon, etc.) constituaient sou-vent des rentrées d'argent qui permettaient d'acheter ponctuellement le minimum vital, que ce soit pour se laver, entretenir la maison, s'éclai-rer (il n'y avait pas encore d'électricité) ou pour acquérir les produits essentiels pour se nourrir. Le riz était alors acheté épisodiquement pour compléter les produits de la nature. Et que ce soit à Mafate ou dans le quartier, les boutiques ont toujours eu un rôle régulateur des achats grâce au crédit qu'elles consentaient. La plupart des familles vivaient ainsi dans un endettement permanent.

Si ces rythmes saisonniers existent toujours actuellement, ils sont progressivement remplacés par les rythmes des rentrées d'argent. Ces rythmes mensuels pour ceux qui sont salariés ou pour les familles qui

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 336

touchent les allocations familiales et plus récemment le R.M.I. in-duisent des achats au moment des rentrées d'argent. L'alimentation constitue alors la principale dépense.

Les rythmes saisonniers et mensuels permettent l'acquisition de produits alimentaires, et les rythmes quotidiens et hebdomadaires ré-gulent la consommation alimentaire. Ces rythmes sont en partie dé-pendants de [270] l'activité des individus. La vie des enfants in-fluence, notamment, de plus en plus la vie familiale. En effet, leur scolarisation obligatoire 308 a depuis ces dernières années transformé la vie des familles non seulement en rythmant la semaine lors des pé-riodes scolaires, mais aussi en faisant succéder aux périodes de va-cances scolaires des périodes d'étude.

Les rythmes saisonniers

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Les rythmes saisonniers interviennent non seulement par le biais des cycles de la nature, mais aussi par l'intermédiaire de rythmes so-ciaux définissant des cycles saisonniers comme les communions ou le cycle scolaire.

Les cycles naturels

Ces rythmes dépendent essentiellement de la production des pro-duits alimentaires issus de la nature, que ce soit pour des aliments de base comme pour les aliments d'accompagnement :

308 Qui concerne l'ensemble des enfants jusqu'à 16 ans.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 337

« Dan tan lontan, nou la manzé pito mai. Kan navé pi mai, navé maniok, patat, sonj...Dan lané navé touzour soi line soit lot. Lori nou manzé kan nou pouvé /...£ pi navé lo grin.  »

« Dans le temps passé, on mangeait plutôt du maïs. Quand il n'y en avait plus, il y avait du manioc, des patates douces, du taro... Dans l’année, il y avait toujours soit l'un soit l'autre. Le riz, on le mangeait quand on pou-vait !... Et puis, il y avait les grains. »

Voilà résumé succinctement, par une personne âgée du quartier, l'utilisation saisonnière des aliments de base : maïs, légumineuses, manioc, patates douces, taro etc., et riz. Néanmoins, l'influence des cycles naturels sur l'alimentation est plus complexe.

Cycles de production des produits alimentaires, ou même des cultures de spéculation (canne à sucre, géranium) conditionnent les rythmes saisonniers de la consommation. Par ailleurs, les cyclones, événements réapparaissant chaque été, constituent un facteur limitant des productions et un bouleversement dans le mode de vie ; les dégâts qu'ils occasionnent ont ainsi des conséquences directes et indirectes sur l'alimentation.

[271]

Le cycle des aliments de base 309

La production du maïs, comme nous l'avons vu précédemment 310, s'est toujours faite en fonction des pluies. Les plants de maïs poussent au gré des précipitations de l'été, et les épis mûrissent du mois de fé-vrier au mois d'avril selon les années et la date de la plantation des semences. Il est en partie consommé immédiatement ; le reste de la production (la plus grande partie) est séchée, stockée et moulue au moulin de pierre peu de temps avant la consommation.

Tableau 16 : Mois de production des principaux produits alimentaires

309 Cf. tableau 16.310 Cf. chapitre « Nature aménagée et productions alimentaires ».

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 338

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Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 339

[272]Ainsi la quantité de grains mise en réserve et la façon de consom-

mer le maïs permettent-elles de faire durer cette production plus ou moins longtemps. Souvent la consommation de maïs est alternée dans la semaine ou dans la journée avec celle des racines ; parfois le maïs est mélangé au riz qui demeure en petite quantité dans le foyer.

La production de légumineuses bisannuelle à Mafate n'est plus qu'annuelle à Ravine Verte. Subissant le même rythme saisonnier que le maïs puisque la plupart des légumineuses sont plantées dans les mêmes trous, la production peut s'étaler sur plusieurs mois grâce aux différents types de graines. À maturité, ces graines sont ramassées pour être mangées fraîches, ou pour être séchées et stockées. Quelques légumineuses (les antaques, les embrevades) permettent de laisser sé-cher sur pied les gousses, mais les graines peuvent être alors la proie de parasites.

Que ce soit pour le maïs ou pour les légumineuses, le stockage des graines durait dans le passé rarement toute l'année. Et actuellement, les productions ont encore régressé, compte tenu du manque d'eau.

La production des « racines », si elle permet potentiellement de fournir des aliments tout au long de l'année, subit actuellement des réductions dans sa variation saisonnière. Le manque de précipitations (davantage dans le quartier que dans les champs de géranium) ne per-met pas au manioc de se développer normalement en hiver et pendant les mois de sécheresse, ni aux patates douces (patates) d'être man-geables toute l'année. Par ailleurs, la véritable jouissance de ces pro-ductions dépend du moment de la plantation et du temps de pousse. Il y a par exemple du manioc ou des patates douces qui poussent en trois mois ou six mois.

Le cycle des légumes et des fruits

Les légumes et les fruits suivent des cycles saisonniers de produc-tion tout au long de l'année (cf. tableau 16). En dehors des périodes de production, et même actuellement de plus en plus pendant ces pé-

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 340

riodes 311, les familles achètent les fruits et légumes dont elles ont be-soin. Mais ces achats sont liés au budget et suivent le plus souvent un rythme mensuel 312.

Les fruits et légumes utilisés quotidiennement pour la confection des rougails - condiments pimentés 313 - suivent le cycle naturel des productions à Ravine Verte, car ils ne sont que rarement achetés. Le rougail tomate est le plus souvent préparé et est unanimement appré-cié. Ces tomates poussent dans la cour, ou sont achetées à des voisins, à la boutique [273] ou alors au supermarché. Mais leur prix est parfois très élevé (l'hiver ou après les cyclones) : d'autres produits sont alors utilisés pour faire des rougails. C'est le cas notamment de deux fruits préparés au moment de leur production : les mangues vertes qui sont produites de novembre à février, et les évis (zévi) d'avril à septembre. Certaines familles prolongent ces saisons, en préparant ces fruits (bat-tus au couteau) et en les mettant au congélateur.

Par ailleurs, deux fruits sont produits et consommés toute l'année : les bananes et les papayes. Mais les pluies conditionnent leur crois-sance ; ainsi leur productivité est accrue lors de la saison des pluies, et le reste du temps sérieusement ralenti, si ce n'est interrompu, pendant les périodes de sécheresse. Pour les autres fruits, deux saisons bien marquées différencient les fruits d'été et les fruits d'hiver. En été, sont mangés les fruits suivants : avocats, barbadines, letchis, mangues, pêches (dans les cours), jamroses (dans la nature). En hiver, par contre, les autres fruits arrivent à maturité : citrons, évis, oranges (dans les cours), goyaviers (dans la nature).

La plupart des légumes cultivés ne sont pas arrosés par les habi-tants de ce quartier et suivent donc des rythmes liés à la saison des pluies. C'est donc en été que la production de légumes est la plus im-portante (cf. tableau 16) : aubergines, choux, chouchoux, citrouilles, concombres, margozes, salades vertes, tomates. Certaines brèdes, par contre, comme les brèdes de chouchoux ou de citrouilles, sont ramas-sées en dehors de la production des fruits de la même plante, et per-mettent de ce fait une exploitation maximale de ces deux végétaux.

311 Pour pallier un déficit dans les productions familiales.312 Nous développerons cette question un peu plus loin dans ce chapitre.313 Cf. les préparations culinaires dans le chapitre « Manger créole dans le

quartier ».

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 341

Le cycle de la canne à sucre

La canne à sucre est coupée au moment de son développement complet. Sa récolte destinée à la vente s'effectue en septembre-oc-tobre. Mais avant qu'elle ne soit faite la canne est parfois ramassée à la dérobée par les enfants. Ils découpent la plante en petits morceaux en suivant les nœuds ; elle leur sert, ainsi qu'à leurs parents, de goûter ou de friandises.

Les conséquences des cyclones

Les cyclones ont lieu périodiquement et font partie des aléas clima-tiques saisonniers. Chaque année, l'éventualité d'un cyclone (parfois de plusieurs) pendant la saison des pluies (décembre à avril) est le su-jet de nombreuses discussions. Cet événement climatique ne se pré-sente pourtant pas toutes les années ; il y a donc des spéculations sur la probabilité de son apparition, et ce, souvent lorsque le temps est clément. En outre, il est rare [274] que le cyclone touche toute l'île de la même façon ; il y a toujours des zones plus ou moins épargnées. Ce danger est alors parfois tellement virtuel que de nombreuses per-sonnes ne s'en s'inquiètent plus. Les constructions dans le lit de ra-vines, ou la non-réparation des habitations (fuites dans la tôle du toit ou des murs) avant la saison des pluies, témoignent de ce manque de prise en compte du danger, ce qui peut apparaître comme une insou-ciance aux conséquences parfois catastrophiques. Des maisons en-tières peuvent être inondées ou emportées par les effets de coups de vent extrêmement violents ou par l'effet de l'inondation profonde de la terre.

Les cyclones passés laissent dans les mémoires des habitants de Ravine Verte des impressions de souffrance et de désolation. Certains ont été plus forts que d'autres ; les anciens de Ravine Verte se sou-viennent avec effroi du « cyclone 48 » 314 ou du cyclone Jenny (1962). En plus des dommages subis par les habitations, les récoltes sont le 314 Cyclone de 1948. À cette époque, on ne donnait pas encore de nom féminin

aux cyclones comme c'est le cas maintenant.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 342

plus souvent dévastées, les branches des arbres et même des arbres entiers peuvent être arrachés par les coups de vent, les sols sont lessi-vés par l'action conjuguée de la pluie abondante et du sol de plus en plus dénudé à cause de la déforestation. Cette situation entraîne alors des conséquences de divers ordres sur l'alimentation.

Souvent les cultures de maïs et de légumineuses sont dévastées ; ces aliments de base manqueront jusqu'à l'année suivante. Les autres productions sont, elles aussi, détruites : les légumes, les fruits, les ani-maux d'élevage et les cultures de géranium (les rentrées d'argent par la vente de l'essence sont compromises pour le restant de l'année). La canne, par contre, résiste mieux grâce à ses racines et à sa grande flexibilité qui lui permet de se coucher lors des violents coups de vent.

Dans un passé encore récent, les personnes dont les maisons avaient été dévastées ou emportées étaient hébergées par les voisins, ce qui entraînait dans les foyers d'accueil promiscuité et difficultés à nourrir tout le monde. Aujourd'hui 315, l'école du quartier sert de centre d'accueil aux personnes sinistrées et leur offre le coucher et le manger. Le cyclone s'accompagne très souvent d'une rupture des stocks ali-mentaires. Parfois, la perturbation climatique atteint l'île sans que les familles aient pu acheter de réserves alimentaires. Par ailleurs, il ar-rive à ceux qui ont fait des réserves de riz, de poissons fumés ou de viandes, que ces produits soient inondés ou moisissent sous l'effet de l'humidité. Quant aux familles qui ont un réfrigérateur, les coupures d'électricité les obligent à manger tout ce qu'elles y avaient stocké. Cela permet de faire plusieurs bons repas pendant le cyclone, [275] mais laisse présager des jours sans nourriture pour ceux qui ont épuisé leurs stocks alimentaires. Par ailleurs, le problème de l'eau potable est souvent crucial lorsque les réserves d'eau viennent à manquer.

La durée des cyclones (de un à plusieurs jours) oblige les familles à vivre dans une grande promiscuité. Personne ne peut sortir, et pour ceux qui ont l'habitude de passer la majeure partie de leurs journées à l'extérieur, cet enfermement représente une attente pénible. La vie s'organise dans la partie de la maison la plus solide (pièces en dur pour ceux qui ont bénéficié d'aide au logement) ou dans la cuisine à bois qui donne sa chaleur. Pour cuisiner, les familles utilisent le bois ou le gaz. Les jours qui suivent le passage du cyclone sont parfois très

315 Depuis 1985.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 343

difficiles. Certaines familles n'ont plus d'argent pour s'acheter à man-ger, les bazardiers qui viennent habituellement dans le quartier ne passent plus faute de marchandises. Ça a été le cas en 1989 pour le cyclone Firinga qui a dévasté toutes les productions locales. Les fa-milles vont chercher ce qui, dans la nature, est encore comestible ; sont récupérés les fruits, les légumes qui ont été épargnés et des ra-cines sont recherchées pour les faire cuire. Néanmoins, les commerces peuvent parfois aider leur clientèle dans cette période. En effet, à la suite du même cyclone, les propriétaires du supermarché tout proche proposaient juste après l'arrêt des dévastations, des promotions sur les boîtes de conserve et notamment sur les boîtes de tomates pelées et sur le riz.

La vente saisonnière d'essence de géranium

Le cycle de la production d'essence de géranium permet aux fa-milles des colons de profiter de rentrées d'argent ponctuelles et saison-nières. Les plants de géranium sont coupés à maturité. L'essence de géranium obtenue par la distillation qui nécessite la cuite (huit) des plantes, est récoltée et apportée au Crédit agricole, situé dans un quar-tier proche.

L'essence est pesée, stockée, et la somme d'argent que le colon re-çoit, tient compte de la part du propriétaire. Cette opération est consi-gnée dans un carnet que garde le colon

En guise d'illustration, sera présenté ici un exemple de la fréquence de production de géranium et des sommes perçues de 1984 à 1989 par un colon, d'après son carnet de vente d'essence de géranium (cf. ta-bleau 17). Ces rentrées d'argent sont ponctuelles et n'excèdent pas trois rentrées par an. Selon les années, il ne semble pas y avoir de sai-son privilégiée. La saison des pluies apporte néanmoins une produc-tion plus abondante ; c'est d'ailleurs à ce moment-là que se fait la ma-jeure partie de la production (de décembre à avril).

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 344

[276]

Tableau 17 :Productions annuelles de géranium pour un planteur du quartier 316

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J F M A M J J A S O N D

Année 1984

Jour 18 24 19

Poids (g) 4700 6100 3400

Revenu (F) 2171 3111 1734

Année 1985

Jour 30 4 11

Poids (g) 1700

Revenu (F) 867

Année 1986

Jour 5 17

Poids (g) 2400 2200

Revenu (F) 1344 1278

Année 1987

Jour 17

Poids (g) 1800

Revenu (F) 987

Année 1988

Jour 17 22

Poids (g) 1800 1700

Revenu (F) 1045 987

Année 1989

Jour 25

Poids (g) 2700

Revenu (F) 1568

316 Nous avons, dans ce tableau, situé la date exacte de la rentrée d'argent (en colonne : le mois ; en ligne le jour du mois pour chaque année).

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 345

Les cyclones jouent un rôle important car ils conditionnent la lon-gueur de la saison de production. Les années 1987 et 1989 ont connu chacune un cyclone 317 très dévastateur pendant le mois de février. Pour ces deux années-là, nous remarquons qu'aucune production n'est mentionnée après cette date et jusqu'à l'année suivante ; les plantations ont été en effet [277] dévastées. Il arrive que le colon décide d'avancer sa récolte en fonction de ses besoins monétaires ou de la prévision d'un cyclone. Mais ce calcul est très aléatoire, car couper le géranium avant maturité implique un rendement médiocre ; et attendre trop longtemps, c'est risquer la dévastation complète des plants. Certaines années, des colons perdent tout sans avoir rien récolté, ce qu'a réussi à éviter ce colon prévoyant ; la récolte est en janvier juste avant le cy-clone pour les années 1987 et 1989.

Ces rentrées d'argent sont en nette régression depuis 1984. Le ren-dement est décroissant et la fréquence annuelle des cuites plus réduite, comme le montre le tableau suivant qui exprime le nombre de cuites par an et l'argent issu de la vente de l'essence de géranium (cf. tableau 18).

Le dernier cyclone (Firinga, en février 1989) a mis un terme à l'ex-ploitation du géranium de ce colon. L'arrêt de cette activité agricole a été facilité par l'attribution du R.M.I. à cette famille au cours de la même année ; il a apporté des rentrées d'argent plus régulières.

317 Respectivement Clotilda et Firinga.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 346

Tableau 18 : Variations annuelles des ventes de géraniumRetour à la table des matières

1984 1985 1986 1987 1988 1989

Nombre de cuites/an 3 3 2 1 2 1

Rentrées d'argent (en F)

Total annuel 7.016 3.947 2.622 987 2.032 1.568

La plus élevée/an 3.111 1.568 1.344 987 1.045 1.568

Moyenne/cuites/an 2.339 1.316 1.311 987 1.016 1.568

Ces ressources monétaires s'insèrent dans un budget annuel res-treint dont les seules ressources mensuelles stables sont alimentées par les allocations sociales. L'utilisation de ces rentrées monétaires ponc-tuelles est alors très diverse selon les familles. Elles servent à payer les dettes contractées auprès de la boutique ou auprès d'autres crédi-teurs. Elles sont utilisées pour certains colons à acheter de l'alcool en grande quantité et à s'enivrer. Elles permettent d'acheter des produits alimentaires pour en faire profiter toute la famille : un stock de riz, des fruits, de la viande ou du poisson pour préparer quelques bons repas, parfois des produits chers inhabituellement achetés. Le reste de l'ar-gent (s'il en reste) est soit économisé sur un compte en banque, soit gardé à l'intérieur de la case. Il arrive aussi que des carnets d'épargne soient ouverts pour les enfants et que les rentrées d'argent ponctuelles servent à les alimenter ; ces économies sont utilisées pour des frais concernant les enfants (essentiellement les communions).

Permettant à la fois de rembourser des dettes, de constituer une épargne et de consommer, ces rentrées d'argent sont de véritables bal-lons d'oxygène dans une vie sans véritable pouvoir d'achat.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 347

[278]

Le cycle annuel des communions

Les communions de la religion catholique ponctuent annuellement la vie des familles. Elles se déroulent à une époque bien précise de l'année : entre le mois de juillet et le mois d'août. Ces occasions sont de véritables événements sociaux qui sont uniques dans la vie sociale et familiale. Événement religieux, les communions et la confirmation représentent les étapes capitales de l'introduction à part entière de tout catholique dans la communauté. Elles sont au nombre de trois : la communion privée, la confirmation et la communion solennelle. Elles concernent respectivement et approximativement les âges suivants : neuf, onze et treize ans. Évènement social, les communions et la confirmation associent les enfants de même âge du quartier et des quartiers environnants. Elles représentent un évènement social de classe d'âge qui n'a pas d'équivalent à l'heure actuelle.

Les enfants se préparent pendant un an en suivant les cours de ca-téchisme et en assistant chaque semaine à la messe, en compagnie de leurs parents. L'événement religieux en tant que tel remplira l'église d'une centaine de communiants avec leurs familles. C'est le lieu et le moment tant attendus par les enfants pour voir les autres mais aussi pour se montrer. Tous les milieux sociaux se côtoyant, les parents sont poussés, de leur côté, à habiller leurs enfants du mieux possible ; les comparaisons sont en effet facilement faites lors de la procession.

Après l'événement religieux, chaque enfant fête l'occasion avec sa famille, son parrain, sa marraine et d'autres invités éventuels. C'est en général un moment qui permet de resserrer les liens familiaux et qui sert de dérivatif à un quotidien difficile, car un bon repas bien arrosé débouche sur des danses et des discussions animées, comme nous l'avons montré dans un chapitre précédent.

Ainsi s'expliquent l'importance de ces événements dans la vie fa-miliale, et l'investissement financier considérable que font la plupart des familles à la fois pour l'habillement du communiant et pour le re-pas de fête (festin). Ces frais prennent une importance primordiale

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 348

dans un cycle annuel, puisque cette période revient chaque année 318 et peut concerner plusieurs enfants de la même famille, comme nous pouvons le constater dans l'exemple qui suit.

À partir d'une structure de foyer de consommation présentée dans le chapitre précédent (cf. foyer n° 1 dans le schéma 7) avec cinq en-fants, le tableau suivant présente le nombre annuel de ces commu-nions et de ces confirmations 319 (cf. tableau 19).

[279]

Tableau 19 : Bilan du rythme annuel des communionsdans une famille de cinq enfants.

Retour à la table des matières

Année Com

mun

ion

priv

ée

Com

mun

ion

sole

nnel

le

Con

firm

atio

n

Ense

mbl

e

1982 1 0 0 11983 0 0 0 01984 1 1 0 21985 0 0 0 01986 1 1 1 31987 0 0 0 01988 0 1 1 21989 1 0 0 11990 1 0 1 21991 0 1 0 11992 0 1 0 11993 0 0 1 11994 0 0 1 1

318 Un nombre d'années variables en fonction du nombre d'enfants.319 En tenant compte des âges (théoriques) des trois événements (neuf, onze et

treize ans), et de l'année de naissance de chaque enfant.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 349

Ces chiffres montrent donc que ces événements ont une impor-tance cyclique. Pour cette famille, le cycle des communions s'étend sur une période de treize ans, avec certaines années deux et trois com-munions en même temps. Ce cycle dépend bien sûr du nombre d'en-fants concernés. À partir de la structure du foyer n° 2, un bilan simi-laire montrerait que la période concernée va de 1978 à 1994 (seize ans), avec seulement trois années sans aucune communion.

Chaque communion dans une famille donne lieu à un repas, ce qui occasionne autant de repas qu'il y a de communions au cours de cette période. La structure des dépenses des mois des communions est bou-leversée à cause des frais engagés. Deux postes de consommation ont ainsi priorité sur les autres : l'alimentation pour le repas festif et l'ha-billement pour les tenues des communiants, et parfois pour les pa-rents. Les sommes engagées peuvent être très importantes, et très sou-vent les familles épargnent en prévision de ces frais. Par contrecoup, les achats de l'alimentation quotidienne subissent souvent des baisses.

À titre d'exemple, les dépenses investies pour une communion so-lennelle sont présentées dans le tableau 20. Il s'agit d'une famille de cinq enfants, celle de Roger et Sandrine R., vivant dans le quartier, à la fin du mois de juillet 1990. Les frais de cet événement représentent 48,1 % du total des dépenses mensuelles, avec une prépondérance des frais du repas de fête 320 (25,2%) et des frais d'habillement (20,2%). Certaines familles [280] préparent ces événements longtemps à l'avance. Elles économisent quelques mois auparavant, confectionnent parfois elles-mêmes les aliments composant le repas de fête, élèvent un cochon ou des volailles. La nourriture préparée pour ce repas est souvent trop importante et ce qui reste est utilisé pour la base des re-pas des jours suivants.

320 En tenant compte du repas proprement dit et des fournitures de table.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 350

Tableau 20 : Dépenses du foyer de Roger et Sandrine R. pour la communion solennelle (juillet 1990) 321

Types de dépenses Dépenses (F) % du total % du total desdépenses mensuelles

Repas 1421 47,6 22,9

Fournitures de table 143 4,8 2,3

Habillement 1252 42,0 20,2

Transports 28 0,9 0,4

Dons à l'église 140 4,7 2,3

Total 2984 100 48,1

À Ravine Verte, comme partout à la Réunion dans les milieux dé-favorisés, une sensible augmentation des dépenses mensuelles accom-pagne ces événements. La hausse du pouvoir d'achat grâce au R.M.I., a en effet favorisé une mobilisation plus grande d'argent liquide. Mais ces dépenses n'ont pas toujours été aussi importantes, car les revenus monétaires n'ont pas souvent été suffisants pour assumer ces frais. Les familles font des choix. Elles établissent des priorités pour certains repas ; elles privilégient certains repas par rapport à d'autres quand il y a plusieurs communions la même année. Un nombre variable de convives est alors invité.

Le cycle scolaire

Le cycle scolaire permet de distinguer des alternances de périodes scolaires et de vacances. Ces alternances jouent un rôle très important dans les rythmes de vie des enfants scolarisés 322, et aussi dans ceux de leurs familles qui adaptent toutes leurs activités en fonction de celles de leurs enfants. La période scolaire permet aux plus jeunes (dans le primaire) de bénéficier d'un repas gratuit à la cantine chaque jour

321 Tableau tiré de Cohen, P., 1991, b : 43.322 Conformément à la législation française, ils le sont actuellement au moins

jusqu'à 16 ans.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 351

d'école. Ceci induit un rythme alimentaire spécifique pour les jours d'école ainsi qu'une alimentation [281] censée apporter la majeure par-tie des besoins nutritionnels des enfants chaque jour 323 ; cela implique aussi un changement d'organisation familiale et d'alimentation lors des vacances scolaires. Par ailleurs, leurs aînés, qui fréquentent le collège, ne mangent pas forcément à la cantine qui est payante 324.

Les principales vacances suivent un calendrier saisonnier : elles ont lieu en été austral et en hiver austral 325. Un tel cycle a donc des conséquences saisonnières sur l'alimentation familiale. Pendant les vacances scolaires, la plupart des enfants restent dans le quartier, dans leur case ou jouent avec des camarades à proximité. C'est parfois l'oc-casion d'aller séjourner chez une grand-mère, une tante ou la marraine qui habitent dans le quartier ou dans un quartier voisin. Selon les be-soins saisonniers du travail de la terre, des enfants aident leurs parents dans leurs tâches. Aux premières pluies, il faut creuser et planter le maïs et les légumineuses ; au mois de février, il faut parfois récolter les premiers épis ; en hiver, il faut s'occuper des champs de géranium ou de la canne à sucre. Les activités ne manquent pas et les enfants sont sollicités dès le plus jeune âge. L'alimentation des enfants scolari-sés devient donc essentiellement familiale pendant les vacances.

Il arrive que des enfants fréquentent pendant les vacances des colo-nies de vacances ou des centres aérés, mais cette habitude est encore très peu répandue. En effet, dans une enquête sur les enfants scolarisés de ce quartier 326, nous avons relevé que pendant les vacances d'été 1988-89, seulement 5 enfants sur 50 (10%) bénéficient de ces activités et de ce changement de rythme. Trois de ces enfants y sont allés moins de 10 jours. L'alimentation donnée dans ces endroits (proche

323 Cette situation a pris fin en 1993, lorsque la parité des allocations familiales avec la Métropole a été établie ; depuis lors, la cantine n'est plus gratuite et doit être payée par les parents.

324 Elle est payée partiellement ou intégralement pour les enfants de familles nombreuses à bas revenus, selon des critères de la Caisse d'allocation familiale.

325 Deux mois de vacances en été (15/20 décembre au 15/20 février), un mois en hiver (août).

326 Nous avons réalisé cette enquête à l'occasion d'une étude faite entre 1988 et 1989 sur l'état nutritionnel des enfants de 7 à 11 ans scolarisés à l'école primaire de Ravine Verte.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 352

des repas en milieu scolaire 327) concerne donc un petit nombre d'en-fants pour des périodes limitées.

[282]

Les rythmes mensuels

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Les rythmes saisonniers sont en constante interaction avec les rythmes mensuels, conséquences des rentrées d'argent. Les achats ali-mentaires sont en grande partie dépendants des échéances mensuelles et de la gestion des ressources financières. Et nous aborderons notam-ment les constantes et les diversités des attitudes d'achats constatées au sein du quartier.

Le cycle mensuel des rentrées d'argent

Les arrivées mensuelles d'argent déterminent un rythme dans les achats de nourriture. Ce rythme des dépenses dépend du volume du budget, mais aussi de la date d'arrivée des rentrées d'argent. Ainsi la consommation alimentaire tout au long du mois subit-elle des varia-tions en fonction de ces achats. Les réseaux familiaux permettent très souvent des élasticités providentielles mais souvent restreintes dans le budget (de 100 à 400 F). Il est d'usage alors d'emprunter dans son en-tourage à une personne de confiance pour terminer le mois ; et cet ar-gent est le plus souvent remboursé dès la réception d'argent. La ges-tion du budget et les dépenses alimentaires subissent des variations selon les familles, mais très souvent le schéma de consommation est sensiblement le même.

Avant l'arrivée du RMI, ces familles n'ont pas eu l'habitude de gé-rer un budget conséquent et pendant longtemps, la plus grande partie de l'argent disponible 328 était dépensée presque entièrement dans les jours suivants. L'alimentation a toujours été une priorité pour ces fa-327 Cf. « Les repas à la cantine scolaire » dans le chapitre suivant, « Se nourrir

au quotidien ».328 Argent gagné ou issu des transferts sociaux.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 353

milles ainsi que les produits de base pour l'entretien du logement et du linge. Il n'est pas étonnant que les achats suivant des rentrées d'argent soient marqués par l'acquisition de produits alimentaires de première nécessité qui peuvent se conserver : riz, maïs, légumineuses sèches, poisson séché et fumé, viande et sous-produits boucanés du cochon, boîtes de conserves, etc.

L'ensemble de la population de ce quartier vivait alors dans un équilibre instable concernant les achats alimentaires. Les rentrées d'ar-gent mensuelles n'étaient ni régulières, ni suffisantes 329, sauf pour les familles dont un des membres était salarié. Les foyers avaient recours régulièrement à un crédit à la boutique qui ne pouvait pratiquement jamais être [283] remboursée. Les rentrées d'argent servant alors à éponger les dettes antérieures. Souvent les familles dans une situation financière délicate réclamaient des aides de la mairie ou de la DDASS 330 par l'intermédiaire des assistantes sociales. Celles-ci leur permettaient, selon les cas, d'obtenir une allocation supplémentaire, appelée Allocation mensuelle (A.M.). D'un montant variable mais ver-sée pendant une période limitée, cette allocation était généralement allouée pour des objectifs précis, comme la rénovation de la case ou l'achat de mobilier.

Depuis le second semestre 1989 - date de mise en place du RMI -, la plupart des familles ont arrêté les crédits à la boutique. Elles ressen-taient très péniblement cet endettement pour les produits de base. Et les propriétaires des boutiques sont de plus en plus réticents à accor-der des crédits depuis l'arrivée du R.M.I. Cette nouvelle allocation complète les autres revenus de la famille pour établir un revenu mini-mal par foyer ; elle a ainsi permis à nombre de familles d'augmenter leur pouvoir d'achat mensuel. Son attribution ne suit pas exactement la structure des foyers de consommation, ce qui donne la possibilité de regrouper dans le même foyer plusieurs bénéficiaires du R.M.I. et éventuellement des bénéficiaires d'autres prestations sociales. Ce sys-tème d'attribution a considérablement transformé les revenus de cer-tains foyers, en augmentant sensiblement l'apport financier mensuel.

329 Les Allocations familiales arrivaient mensuellement, mais étaient vécues comme nettement insuffisantes.

330 DDASS : Délégation départementale de l'action sociale et sanitaire.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 354

Achats alimentaires mensuels

Dans ce quartier, les situations de revenus mensuels sont très di-verses. Elles suivent cependant des dynamiques sensiblement équiva-lentes qui dépendent non seulement de la structure du foyer de consommation, des sources des revenus monétaires et de leur fré-quence, mais aussi de la dynamique familiale qui permet de prendre des décisions, de faire des choix prioritaires et de répartir les dé-penses. À partir de trois exemples 331 pris en 1990, nous illustrerons ces dynamiques et nous en synthétiserons par la suite les axes principaux constatés dans la plupart des familles de ce quartier. Notons que les budgets de ces foyers se situent dans une période d'augmentation de ressources, à la suite de l'arrivée du R.M.I.

[284]

Quelques exemples

L'arrivée mensuelle de revenus pour un foyer monoparental, celui de Béatrice T. 332, est unimodale, comme le montre le schéma ci-des-sous :

331 Nous avons mené en 1990 une enquête de consommation dans quelques foyers du quartier à l'aide de carnets d'achats remis aux familles. Ces carnets remplis par la mère ou la fille aînée - régulièrement vérifié - nous ont permis d'établir les flux de rentrées et de dépenses d'argent. Ces exemples sont issus de cette enquête.

332 C'est le foyer n° 10 du schéma 8.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 355

Schéma 10 :Arrivée mensuelle des revenus dans un foyer monoparental 333

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Ce foyer monoparental (une jeune mère de 23 ans et sa fille de 5 ans et demi) n'a qu'une seule source de revenu, des transferts sociaux (A.F., R.M.I. et A.S.N.) qui lui sont payés entre le 18 et le 20 de chaque mois. Cette arrivée d'argent conditionne ses dépenses : de 1055 à 1712 F au cours de l'année 1990.

Dès la réception de l'argent, la plus grande partie du budget men-suel est dépensé en 3 jours : de 72 à 94,5% selon les mois. La pre-mière préoccupation de Béatrice est de payer les charges relatives à son logement (loyer, électricité, eau) lorsque les factures sont arrivées avant la réception d'argent. La seconde préoccupation est d'acheter le nécessaire pour manger durant le mois, elle fait des achats au super-marché (le gros bazar) destiné à faire des réserves alimentaires, le jour même de la réception de l'argent. Le reste de l'argent servira à acheter ponctuellement des produits alimentaires, mais de façon extrê-mement limitée puisqu'elle n'a pratiquement plus d'argent le 30 du mois. Jusqu'à la nouvelle rentrée d'argent, elle ne dépense plus rien. Ceci a une influence importante dans la consommation alimentaire tout au long du mois, comme nous le verrons par la suite.

333 A.F. = Allocations familiales ; A.S.N. = Allocation de soutien familial non recouvrable.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 356

[285]Les arrivées de revenus dans le foyer mononucléaire de Roger et

Sandrine R. 334 sont bimodales :

Schéma 11 : Arrivées mensuelles des revenusdans le foyer de Roger et Sandrine T.

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Dans ce foyer mononucléaire (père de 40 ans, mère de 35 ans, 4 enfants de 5,5 à 15 ans), le père est en congé maladie et seule la mère alimente le budget familial. Elle touche un salaire de la commune (de 800 à 900 F) entre le 1er et le 5 de chaque mois, et reçoit des presta-tions sociales (A.F. et R.M.I. : de 2 533 à 4 071 F) entre le 15 et le 18 de chaque mois. La date et le volume des réceptions d'argent condi-tionnent les achats mensuels. C'est la mère qui gère les dépenses. Sou-cieuse d'équilibrer son budget, elle utilise l'argent en fonction de son rythme d'arrivée. C'est ainsi qu'elle dépense pratiquement tout l'argent après chaque rentrée d'argent jusqu'à la suivante.

L'alimentation est le principal poste de dépenses puisqu'il repré-sente de 30,9 à 47 % des dépenses mensuelles. L'argent du début du mois n'est pas utilisé pour faire les courses mensuelles. Il ne sert qu'à faire des achats alimentaires ponctuels. La seconde rentrée d'argent permet par contre de faire deux gros bazars : l'un dès cette réception d'argent, l'autre dans les derniers jours du mois (entre le 24 et le 30 de

334 C'est le foyer n° 1 du schéma 8.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 357

chaque mois). En dehors de ces dépenses, de petits achats alimentaires ponctuels sont faits le reste du mois.

La gestion du budget, aidée par deux dates de rentrée d'argent dans le mois, permet à cette famille de faire des dépenses alimentaires tout au long du mois.

[286]Les arrivées de revenus sont plurimodales dans un foyer à structure

complexe, comme celui de Noéline G. et ses filles 335 :

Schéma 12 : Arrivées mensuelles des revenusdans le foyer de Noéline G. et ses filles

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Ce foyer de consommation a une structure spéciale depuis l'année 1989. La famille est mononucléaire avec le père la mère et 9 enfants dans la case jusqu'en 1988. Le départ de 2 filles qui ont fondé un foyer, le retour d'une fille avec ses enfants dans le foyer de ses pa-rents, la grossesse de 2 autres filles sans conjoint restant dans la case ont changé la structure familiale en 1989.

Une dispute entre les parents les a conduits à une séparation par-tielle dans la vie quotidienne. Le père, colon géranium, reste toute la semaine (parfois tout le mois) dans les champs en altitude et ne vit que de ses revenus agricoles ; la mère (Noéline) qui reste par contre dans le quartier et qui a cessé d'apporter de l'aide à son mari dans son 335 C'est le foyer n° 7 du schéma 8.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 358

travail agricole 336, possède deux sources de revenus : elle reçoit un salaire de la commune et perçoit des A.F. avec le R.M.I. pour les en-fants qui sont à sa charge : les quatre derniers. Les dépenses quoti-diennes au sein de ce foyer se font en fonction des quatre personnes qui ont des ressources financières mensuelles : la mère et les trois filles (Adeline, Bénédicte et Corinne) qui ont des enfants.

Dans le rythme mensuel d'arrivée d'argent, c'est la mère qui reçoit la première (entre le 6 et le 8 de chaque mois) ces transferts sociaux : les A.F. et le R.M.I. (3800 F). Entre le 15 et 18 de chaque mois, les deux filles-mères (Bénédicte et Corinne) âgées respectivement de 17 et 18 ans, [287] reçoivent l'A.P.I. (2 068 F chacune), tandis que la mère reçoit son salaire communal (1 450 F) et la fille de 22 ans (Ade-line) avec ses deux enfants perçoit les A.F. (875 F). En fin de mois, Adeline touche régulièrement une pension alimentaire de son mari d'un montant de 1 500 F.

La structure mensuelle des dépenses se fait en fonction de la dyna-mique de consommation familiale, qui tient compte de l'existence de deux modèles de consommation alimentaire : l'un traditionnel pour la mère et les deux filles cadettes (Bénédicte et Corinne), l'autre plus moderne 337 pour Adeline. La fille de 22 ans, Adeline, vit dans cette case, et tout en partageant le même espace que les autres membres de sa famille, tient à faire ses courses pour son propre usage, car elle ne veut pas manger et faire manger à ses enfants la même chose que les autres. Son budget est géré séparément, et le lien de parenté et le lien d'affection avec sa mère et ses sœurs lui permettent de vivre ainsi. Les deux autres sœurs qui reçoivent l'A.P.I. font par contre budget com-mun avec la mère pour l'alimentation, ce qui permet à cette dernière d'épargner une part de ses revenus.

La mère paie tous les frais fixes concernant la maison dès sa pre-mière rentrée d'argent, entre le 7 et le 8. Elle fait aussi un gros bazar d'un montant approximatif de 1 000 F qui est censé lui servir autant qu'à ses enfants dont elle a la charge, qu'à Bénédicte, Corinne et leurs enfants. Le reste de cet argent paie les autres frais au cours du mois, et permet de faire des achats alimentaires ponctuels par la suite. Entre le 336 Ce qu'elle avait fait jusqu'alors.337 Adeline aspire à diversifier son alimentation, à utiliser des produits et à

suivre des recettes qui n'existent pas chez sa mère : cuisine métropolitaine, chinoise...

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 359

22 et le 23, les trois filles qui reçoivent chacune de l'argent vont à leur tour faire leur gros bazar. Les deux dernières filles achètent pour l'en-semble de la famille, tout en faisant l'acquisition du lait et des couches nécessaires à leur bébé respectif. La mère préfère ne pas dépenser l'ar-gent de son salaire ; elle le place en totalité sur un compte d'épargne : au mois de juillet 1990, elle possède près de 13 000 F sur son carnet. Adeline préfère aussi généralement épargner une partie de l'argent de sa pension alimentaire perçue vers la fin du mois.

La multiplicité des rentrées d'argent et l'importance du volume des revenus permettent à chaque personne de dégager une épargne prati-quement chaque mois. L'alimentation est le premier poste de dépenses de l'ensemble du foyer et pour chaque budget. En outre, le partage de certains frais permet à chaque budget de profiter de la présence des autres, tout en facilitant la coexistence de modèles de consommation différents 338.

[288]

Achats alimentaires et consommation

Les trois exemples que nous venons de développer montrent une stratégie commune à l'ensemble de ces foyers pour l'acquisition de la nourriture.

Lors d'une rentrée d'argent, sont achetés des produits alimentaires destinés à durer un certain temps : le gros bazar. La plupart du temps, quand les rentrées d'argent sont d'un montant régulier, les mères de famille se fixent une limite pour ces dépenses. Certaines se munissent d'une calculette dans le supermarché pour ne pas dépasser la somme qu'elles ont décidée lors du choix des produits en rayon ; d'autres en-lèvent à la caisse tous les articles dont le prix entraîne le dépassement de cette somme. L'argent restant sert à payer dans le mois les autres frais du foyer et permet, quand c'est possible, de faire des achats ali-mentaires ponctuels.

338 La dynamique de consommation de ce foyer est fort complexe, car elle délimite à l'intérieur du même logement plusieurs foyers de consommation en intersection les uns des autres.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 360

Deux modes d'achats peuvent être distingués : les gros bazar et les achats ponctuels. La distribution de ces achats tout au long du mois va déterminer un rythme dans la consommation alimentaire mensuelle.

- Le « gros bazar »Très souvent le jour de la réception du chèque des prestations so-

ciales ou de celui du salaire, la mère de famille va à la poste retirer ses revenus, et c'est avec cet argent nouvellement arrivé qu'elle va faire des courses. Elle fait ces démarches et les courses avec une grande fille, avec des voisines ou une sœur qui reçoivent l'argent en même temps qu'elle. Elle profite de l'occasion pour aller dans un supermar-ché qui offre à ses clients la livraison à domicile, ce qui permet d'acheter en grande quantité sans se soucier du moyen de transport. Ces achats alimentaires sont destinés à constituer des réserves pour le mois, mais aussi à acquérir quelques produits frais qui seront éven-tuellement renouvelés au cours du mois, comme nous l'avons déjà ob-servé précédemment. Les principales caractéristiques de ces achats sont assez semblables dans l'ensemble des foyers.

En priorité sont achetés des produits de première nécessité, base de l'alimentation comme du riz en grande quantité (de 50 kg à 150 kg pour les familles avec enfants), des différentes qualités de légumi-neuses (soit sèches, soit en boîtes de conserve). Y sont associés des produits qui peuvent se conserver et qui sont destinés à être préparés en cari : viande et sous-produits du cochon (souvent salés et fumés), barquettes de morceaux (ailes, cuisses) de poulet ou de volaille (dinde, pintade, etc.), viandes congelées, poissons séchés, fumés ou salés (morue, hareng, snook, etc.), boîtes de conserve de viandes assaison-nées, de poissons (sardines, maquereaux, etc.), et poissons congelés. Quelques paquets de pâtes (macaronis, spaghettis) sont achetés en pré-vision des repas exceptionnels du dimanche. Le sucre - le plus souvent sous forme de sucre roux en [289] poudre de production locale - et le café (en grains) sont renouvelés ; au cours du mois, ils seront éven-tuellement achetés une nouvelle fois s'ils viennent à manquer.

Les familles font aussi l'acquisition des produits destinés à être mangés avec du pain aux goûters des enfants : beurre, margarine, confiture, pâté, saucisson, jambon (ou autres sous-produits du co-chon), et éventuellement du lait pour accompagner ces goûters. Des

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 361

produits frais sont achetés en petites quantités comme des fruits 339, des produits laitiers comme les yaourts, du fromage (à pâte dure, genre Édam, ou en crème comme la « Vache qui rit »), et quelques légumes frais (tomates, pommes de terre, oignons, etc.) ou en boîte (macédoine de légumes, maïs en grains, tomates pelées...). Ces achats sont com-plétés par des petites quantités de boissons alcoolisées (bières, rhum et boissons à base de rhum, vin, etc.) ou de boissons non-alcoolisées (boissons gazeuses, jus de fruits ou assimilés, sirops, etc.).

- Les achats ponctuelsCes achats servent à compléter les gros bazars et sont faits au jour

le jour auprès des bazardiers qui passent dans le quartier ou à la bou-tique voisine. Sont achetés ainsi des légumes et des fruits de saison qui ne poussent pas dans la cour en petites quantités. Des achats limi-tés se font à la boutique du quartier : c'est un achat de dernière minute appelé un « dépannage » le plus souvent effectué par les enfants en-voyés par leurs parents. C'est l'occasion de faire l'acquisition des in-grédients pour faire un cari pour la préparation d'un ou deux repas : produits frais, fumés, séchés ou en boîte. Des boissons sans alcool ou des bières sont achetées en fonction de la venue de visiteurs alors que le stock de rhum est terminé. Ces achats peuvent se faire dans les su-permarchés ou dans les boutiques des quartiers environnants en fonc-tion des occasions de déplacement.

- Rythmes des achats et consommationCes achats déterminent des rythmes dans la consommation. Ceux

qui sont faits en grandes quantités génèrent les jours suivants une consommation alimentaire plus importante que d'habitude ; ils sont parfois pléthoriques et incontrôlés lorsque la frustration et parfois la faim ont accompagné les jours précédents. Passé ce moment, les pro-duits frais sont terminés, les réserves bien entamées, et il peut exister une période de pénurie plus ou moins importante (en fonction des pos-sibilités d'achats ponctuels) jusqu'à la nouvelle rentrée d'argent.

[290]

339 Ceux qui ont le plus de succès sont les pommes et les oranges d'importation qui sont les fruits en général les moins chers.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 362

Les jours qui suivent le gros bazar sont marqués par la possibilité de faire des repas relativement complets avec des caris à base de viandes ou de poissons. Cette possibilité se réduit de plus en plus que le temps passe pour ceux qui n'ont pas la possibilité de faire des achats alimentaires étalés dans le mois. Ces jours-là sont aussi marqués par la consommation de fruits achetés dans le commerce qui complètent ceux de la cour. C'est l'occasion de manger des pommes et des oranges en dehors des heures de repas qui sont découpées parfois en quartier pour en faire profiter tous les membres du foyer. Les quanti-tés achetées, en effet, ne permettent généralement pas de distribuer un fruit à chacun. Par ailleurs, ces jours sont marqués par la consomma-tion de produits frais comme les laitages (yaourts, fromage, œufs, lé-gumes). Les enfants sont de plus en plus les bénéficiaires de la rela-tive abondance de ces jours-là. Les mères de familles achètent de plus en plus des biscuits qu'ils soient salés ou sucrés que les enfants consomment avidement dès le retour des courses de leur mère.

Passés ces jours favorables, les repas deviennent plus frugaux pour parfois se réduire, selon les cas, à du riz accompagné ou non de grains. Certaines familles parlent de riz sec ou de riz sans accompa-gnement pour ces repas de misère.

Ce rythme de consommation dépend, dans son ampleur et dans la durée des phases successives, non seulement du volume d'argent dis-ponible dans chaque foyer, mais aussi de la gestion globale des reve-nus.

Les exemples que nous avons développés précédemment montrent les tendances actuelles des achats alimentaires. Il semble en effet que depuis l'arrivée du R.M.I. ces phases successives de consommation, alternant consommation normale et pénurie, soient moins marquées dans les familles. Ces familles parlaient auparavant de misère avec émotion ; elles parlent actuellement d'une vie meilleure et d'une ali-mentation plus abondante et plus régulière. Les exemples 2 et 3 pré-sentés pour les modes d'arrivée des revenus montrent que dans ces foyers, la consommation est marquée par des achats alimentaires éta-lés dans le temps durant tout le mois ; elle est donc plus régulière que par le passé. Mais nous voyons que, dans ces deux cas, les sources monétaires permettent des achats alimentaires dans le foyer de façon étalée soit par le jeu des dates de paiement soit par la dynamique fa-

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 363

miliale qui permet de faire partager les dépenses par chacun des membres qui reçoit de l'argent.

Par contre, l'exemple n° 1 illustre le cas des foyers monoparentaux qui ont pris leur indépendance et qui ont parfois des difficultés à étaler leurs dépenses alimentaires de manière à ne pas subir le rythme d'abondance et de pénurie. Cette dynamique de consommation s'ap-plique aussi à certains foyers mononucléaires qui n'ont qu'une seule source de revenus et aux foyers de retraités qui ont encore des enfants à charge. En effet, l'allocation [291] vieillesse 340 n'arrivant que tous les trois mois, les achats mensuels doivent tenir compte de la gestion mensuelle de cet argent et des A.F. mensuelles reçues par la mère.

La régulation de la consommation alimentaire

La part relative des dépenses du poste de l'alimentation ou des autres postes de consommation peut varier selon les périodes de l'an-née. Les priorités de consommation suivent un schéma commun à l'ensemble de cette population. L'alimentation est toujours le poste privilégié, mais après s'être acquitté des frais fixes relatifs au loge-ment comme le loyer, l'électricité ou le téléphone.

Les autres postes suivent des variations qui les conduisent parfois à être en compétition avec les dépenses alimentaires. Les frais investis dans l'ameublement de la case (gazinière, réfrigérateur, télévision, sa-lon, tables, chaises, lits, décorations, etc.) depuis le R.M.I. sont les plus marquants. Ces achats se font la plupart du temps à crédit, mais rares sont les crédits qui sont payés régulièrement. Il y a certains mois où le foyer est obligé de payer un crédit en retard de plusieurs mois, ce qui peut grever d'autant la part des dépenses qu'il consacre à l'ali-mentation. Par ailleurs, des projets familiaux peuvent changer les dé-penses relatives des postes de consommation.

C'est le cas des communions comme nous l'avons vu dans les cha-pitres consacrés aux rythmes saisonniers, mais aussi des mariages ou des baptêmes qui demandent parfois la constitution d'une épargne sur de longs mois.

340 Elle est d'un montant de 8 400 F en 1988.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 364

Nous donnerons ici deux exemples de régulation de consommation qui mettent en évidence des choix de consommation et des planifica-tions plus ou moins bien favorables à l'alimentation et à l'équilibre budgétaire 341.

- Le cas du foyer de Rufine et Max

Ce foyer mononucléaire de sept enfants de 2 à 14 ans ne vit que de transferts sociaux et touche le R.M.I. depuis 1989. De ce fait, son bud-get a augmenté considérablement. Touchés très gravement par l'alcoo-lisme, Rufine et Max ont été immobilisés en 1988 pendant six mois. Pendant

341 Ces deux exemples sont tirés d'une étude faite dans le cadre de l'Observatoire départemental de la Réunion objet de plusieurs publications : pour le premier exemple, cf. le foyer de Rufine et Max dans P. Cohen (1992 b), pour le second, cf. le foyer de Béatrice dans P. Cohen (1991 a). Tout en utilisant les données publiées, les commentaires présentés ici ont été remaniés pour les besoins de cet ouvrage. Quant aux schémas et au tableau, ils reproduisent ceux des publications.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 365

[292]

Schéma 13 : Événements familiaux et dynamiques de consommationdu foyer de Rufine et Max en 1990

Retour à la table des matières

[293]cette période, leurs enfants ont été pris en charge par le voisinage et par des Travailleuses familiales qui géraient le budget familial. Le rétablissement début 1989 des deux parents, et leurs revenus désor-mais plus conséquents, ont permis à Rufine de reprendre en main son budget.

Soucieuse d'augmenter le confort de son logement et de celui de sa famille, Rufine a acheté à crédit depuis le R.M.I. des équipements comme une cuisinière à gaz, un réfrigérateur et un salon. Ayant pris l'habitude de ce type d'achat, elle achète régulièrement un autre ar-ticle, une fois les remboursements des précédents crédits effectués.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 366

Par ailleurs, chaque année des enfants sont en âge de faire des communions. Ces évènements, fêtés depuis 1989 avec davantage de faste qu'auparavant, entraînent de fortes dépenses similaires à celles que nous avons décrites précédemment pour un autre foyer. Les choix de consommation planifiés comme les achats à crédit et les commu-nions peuvent coexister dans une même période avec d'autres évène-ments imprévus nécessitant de grosses dépenses. En 1990, nous avons eu l'occasion de mettre en évidence pour ce foyer la convergence de plusieurs évènements qui ont grandement déséquilibré les budgets mensuels et ont sérieusement réduit la consommation alimentaire.

Sur le schéma 13, nous pouvons suivre les choix de consommation et les évènements familiaux qui ont eu lieu entre fin 1989 et fin 1990. En octobre 1989, Rufine fait un achat à crédit (un « trousseau » 342) qui est remboursé irrégulièrement sur plusieurs mois, et qui grève les mois concernés de 10 à 20 % de ses dépenses totales. Au mois de mai 1990, des voisins invitent toute la famille au mariage de leur fils pour décembre 1990. Il sera nécessaire d'acheter des vêtements neufs à cha-cun pour la circonstance, car il est important pour Rufine « de ne pas faire honte » ! Dans cette perspective, elle épargne chaque mois à par-tir de cette date. Deux communions sont fêtées dans ce foyer en juin 1990, ainsi qu'une confirmation en juillet. En octobre 1990, Max est hospitalisé d'une façon inattendue après un coma éthylique, et ce jus-qu'à mi-novembre. Les frais d'hospitalisation sont pris en charge, mais Rufine dépense de fortes sommes dans les taxis qu'elle prend pour aller en ville voir son mari et dans les repas qu'elle mange sur place.

La juxtaposition de tous ces évènements a eu des conséquences préjudiciables pour l'alimentation de ce foyer. Sa consommation s'est réduite au cours de certains mois (dix à quinze jours chaque mois) aux seules productions de la cour - bananes, papayes, manioc - au riz et à quelques boîtes de conserve. Ça a été le cas en juin et juillet, mois des communions, et en octobre et novembre à cause de frais annexes à l'hospitalisation de Max.

[294]

342 « Trousseau » : il s'agit d'un ensemble de draps, taies d'oreiller et de serviettes de table.

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- Le cas du foyer monoparental de Béatrice TEn prenant le cas précis des communions, voici un exemple de ré-

gulation de consommation, tel qu'il nous a été donné de l'observer dans ce foyer 343. Les principales dépenses de ce foyer pour les mois d'avril à juillet 1991 (op.cit.  : 31) se distribuent comme suit :

Tableau 21 :Les principales dépenses mensuelles du foyer de Béatrice T.

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Postes de consommation

Principales dépenses mensuelles

Avril Mai Juin Juillet

1° poste Alimentation Alimentation Alimentation Alimentation

Dépenses (F) 615 921 478 649(%)* 41,5% 49,9% 24,9% 31,3%

2° poste Remb. emprunt F. divers logement F. divers logement Habillement

Dépenses (F) 200 356 455 500(%)* 13,5% 19,3% 23,7% 24,1%

3° poste F. fixes logement Achats n. détaillés Objets inhabituels R. emprunt

Dépenses (F) 196 210 404 350(%)* 13,2% 11,4% 21,1% 16,9%

(*) = % des dépenses mensuelles totales

343 Cet exemple est pris dans P. Cohen, 1991 b : 42-45.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 368

En fonction du total des dépenses, les principaux postes de consommation pour le mois de juin ont été respectivement : alimenta-tion (24,9%), frais divers de logement (23,7%) et objets inhabituels (21,1%). À l'observation de ces pourcentages, les dépenses de ces trois postes sont presque équivalentes. C'est à travers les événements survenus ce mois-là et le comportement de Béatrice pour la consom-mation que peuvent être mis en lumière quelques facteurs de la dyna-mique de la consommation. Deux événements vont avoir toute leur importance : une communion et l'écriture du carnet de consommation.

À la fin de ce mois (le 30), la communion d'un des neveux de Béa-trice vivant dans le foyer de sa mère doit avoir lieu. La mère doit pour cette occasion tuer le cochon et préparer ainsi un repas de communion avec les produits de l'abattage. Béatrice, comme fille de la maison, doit participer aux préparatifs du repas de fête. Prévu en soirée, il per-met souvent de manger ce qui reste pendant quelques jours. Chaque fois que sa mère tue un cochon, Béatrice bénéficie de trois à quatre kilos de viande.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 369

[295]Schéma 14 : Exemple de consommationdans le foyer monoparental de Béatrice

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Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 370

[296]L'ensemble de ces perspectives (communion) et de cette prise de

conscience (écriture du carnet) vont induire chez Béatrice une suite de projets se traduisant par certains actes. Ils seront matérialisés au ni-veau de la décision et au niveau de certaines dépenses. Et ceci aura un effet sur la consommation : régulation des achats et consommation alimentaire. L'ensemble de ces processus est illustré par le schéma 14.

Il est indiqué sur la partie gauche du schéma, les conséquences de la communion. La perspective de cet événement induit chez Béatrice deux comportements concomitants et complémentaires. Sachant que sa fille et elle auront l'occasion de manger chez sa mère pour plusieurs repas, Béatrice voit la perspective de libérer une partie de son budget alimentaire. Elle décide alors de faire des dépenses soit inhabituelles, soit nécessaires mais non régulières. À la rentrée d'argent du mois de juin (20 juin), elle paie une traite de crédit mobilier, chose qu'elle ne fait que quand elle a la sensation d'avoir de l'argent. L'occasion de la réunion familiale lui donne l'idée d'acheter un appareil-photo ; dans son élan, elle achète aussi une montre. Il s'agit d'un nouveau compor-tement car c'est la première fois de sa vie qu'elle fait ces achats.

Cela se traduit par deux effets complémentaires sur la consomma-tion. Cela occasionne en retour une nouvelle répartition des dépenses mensuelles, que nous avons décrite précédemment. Cela diminue les achats alimentaires mensuels et entraîne, à la fin du mois, une quasi-rupture des stocks alimentaires et du gaz, élément indispensable pour la cuisine. Ainsi, elle devra manger chez sa mère pendant une quin-zaine de jours.

Au mois de juin, l'écriture de ses dépenses au jour le jour 344 a induit chez Béatrice une prise de conscience de sa consommation mensuelle. Alors qu'elle reçoit la totalité de ses revenus entre le 18 et le 20 de chaque mois, elle se rend compte qu'elle n'achète plus rien à part le pain ou un journal après le 30 de chaque mois. Elle s'aperçoit de l'ab-sence de denrées périssables (yaourts, fruits, légumes) qu'elle consi-dère cependant comme importantes pour l'alimentation de sa fille. Ainsi, parallèlement, sur la partie droite du schéma, il est indiqué les conséquences de l'écriture du carnet. Cela suscite chez Béatrice une 344 Elle tenait un carnet d'achat que nous lui avions distribué dans le cadre de

l'enquête de consommation décrite précédemment.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 371

prise de conscience de sa consommation mensuelle et elle décide de dépenser différemment. Elle mettra en application sa décision en achetant au début du mois de juillet des produits laitiers, des légumes et des fruits. Cela aura pour conséquence de faire apparaître une nou-velle répartition mensuelle des achats alimentaires.

[297]Les effets combinés de ces deux dynamiques parallèles auront

donc des conséquences convergentes sur la consommation alimen-taire. Un changement des comportements débouche à la fois sur une prise en charge par la mère de la nourriture de base et du lieu des re-pas, et l'achat par Béatrice de nourritures périssables au début du mois de juillet.

L'exploration des rythmes saisonniers et mensuels montre que des facteurs naturels, sociaux, familiaux et individuels favorisent des va-riabilités alimentaires tout au long de l'année. L'ensemble de cette po-pulation est concernée par l'influence des rythmes saisonniers de la nature ou des cycles sociaux des communions ou des cycles scolaires et partage les mêmes usages d'achat de produits alimentaires tout au long du mois. Mais la structure familiale, la dynamique ou sein du foyer, les revenus et leurs répartitions selon les membres du foyer et selon les dates mensuelles de leur réception, les événements familiaux et les prises de conscience individuelles sont autant d'éléments favori-sant des situations spécifiques au sein des foyers.

[298]

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[299]

TROISIÈME PARTIEDes nourritures familiales

Chapitre 11Se nourrir au quotidien

« Avant, c'était du temps de défunt Baptiste, le mari de Colas-tique. Quand il vivait encore, ils avaient toujours pris leur café ensemble le matin dans ces petites tasses. C'étaient les premiers gestes partagés de leur journée avec quelques mots, gestes simples, prolongement secret d'une intimité sans violence qui avait duré de longues années et vu grandir un solide garçon, Pierre. Baptiste, après quelques recommandations, prenait son bertelle, emportant, dans une boîte en fer, son repas de midi, riz avec rougail ou bien avec grains secs, haricots, pois ou lentilles et s'en allait travailler toute la journée sur l'habitation d'un propriétaire. Et Colastique de son côté avait de quoi s'occuper toute la journée. »

La terre-bardzour, granmoune - Agnès Gueneau

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Manger chaque jour représente l'acte final de la consommation ali-mentaire. Se nourrir au quotidien dans une structure familiale est, en effet, le résultat des étapes que nous avons observées et analysées dans les deux chapitres précédents. Dépendante des rythmes mensuels et annuels, la consommation alimentaire à Ravine Verte a des spécifi-cités liées à la structure et à la dynamique familiale des foyers, ainsi qu'à la façon d'utiliser les ressources.

Dans le quotidien, la consommation alimentaire de chaque membre du foyer se décline, par ailleurs, dans le temps et dans l'espace. Ainsi les activités de chacun conditionnent des rythmes quotidiens et hebdo-madaires de consommation. Et les divers lieux de repas induisent des qualités et des quantités de nourriture variables.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 373

Comprendre la dynamique de cette consommation quotidienne né-cessitera de décrire successivement la nature des rythmes alimentaires et le type des prises alimentaires dans la journée.

[300]

Les rythmes d'activités quotidienneset l'alimentation

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Les rythmes alimentaires quotidiens s'inscrivent dans une dyna-mique familiale sujette aux contraintes des activités rurales, domes-tiques et de celles de chacun des membres du foyer.

Les activités quotidiennes dans le foyer

Les activités quotidiennes sont résumées dans le tableau 22. Elles concernent l'ensemble des membres de la famille dès le plus jeune âge. Et il existe une répartition des tâches très souvent informelle.

Tableau 22 :Activités domestiques, rurales et familiales quotidiennes

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Activités domestiques Activités rurales Activités familiales

Corvée d'eau 345

MénageCuisine, vaisselleLessiveRepassage, raccommo-

dage

Ramasser le bois de cui-sine

Activités/jardin et courActivités / maïs, canne,

géraniumRamasser l'herbe / ani-

mauxNourrir les animaux

S'occuper des jeunes enfants

Faire les courses

345 Remplissage du réservoir avant l'eau courante dans chaque cour (1989).

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 374

La mère de famille s'occupe globalement de toutes les activités do-mestiques et familiales ; elle est secondée par ses enfants en fonction de leur âge. Les grandes filles s'occupent des enfants plus jeunes, et remplacent la mère quand elle est absente (travail aux champs, travail salarié, courses, maladie, etc.). Chacune des activités présentées dans le tableau ci-dessus est souvent divisée en plusieurs phases, ce qui donne une occupation à tous.

Pour faire la cuisine, de nombreuses étapes se répartissent entre la mère et les enfants. C'est dans le jardin que l'on ramasse les épices au moment où l'on en a besoin. Par la suite, la cuisine quotidienne néces-site le lavage et découpage des légumes, de la viande et du poisson, l'ouverture des boîtes de conserve, le tri et le lavage du riz, et toutes les étapes de la préparation des divers mets 346. Généralement, c'est la mère ou les [301] grandes filles qui s'occupent des étapes délicates comme celle qui consiste à mettre la marmite sur le feu et à cuisiner dans la marmite. Bien que les filles soient davantage sollicitées pour ce type d'activité, les jeunes garçons sont aussi présents et y parti-cipent très souvent. Le père et les grands garçons ne sont sollicités que si personne d'autre n'est disponible. Pourtant certains jeunes pères, lorsqu'ils n'ont pas de grandes filles, font la cuisine en l'absence de leur femme. D'une façon plus marginale, certains chefs de famille ont une passion pour la cuisine qui les conduit à cuisiner avec leur femme et à préparer des caris délicats dans leur réalisation et dont eux seuls ont le secret (cabri massalé, cari tangue, etc.). Néanmoins, d'une façon générale, ils sont beaucoup plus mobilisés par des travaux qui de-mandent de la force. Ce sont eux qui, notamment, s'occupent de l'abattage du cochon 347 et de tous les travaux des champs pénibles, tan-dis que le plus souvent c'est la mère qui s'occupe de l'abattage des vo-lailles.

Les corvées quotidiennes du ramassage des herbes pour les ani-maux incombent le plus souvent aux jeunes garçons, ainsi que le ra-massage du bois (quotidien ou pluri-hebdomadaire). Les filles sont davantage sollicitées pour les travaux intérieurs à la cour. Quant aux travaux des champs, ils varient selon les époques et fournissent des

346 Très généralement, il faut piler et écraser (pilé krazé) les épices, préparer les grin, des rougails pilon, s'occuper de la cuisson dans les marmites, etc.

347 Cf. journée de l'abattage du cochon chez la famille O., chapitre « Nourritures créoles ».

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 375

activités à chacun : préparer la terre, creuser, planter, sarcler, traiter, récolter, etc. Et les femmes ont souvent l'habitude de seconder leur mari, voire de les remplacer si c'est nécessaire. Cette répartition du travail selon les sexes doit souvent s'adapter aux tempéraments des enfants et au nombre de bras disponibles dans le foyer. Il n'est pas rare de voir les filles œuvrer aux travaux pénibles des champs dans cer-taines familles où elles sont les plus nombreuses.

Les courses, comme nous l'avons vu dans les chapitres précédents, sont faites par la mère pour les gros bazar (supermarché ou boutique) et les marchands ambulants, tandis que les achats ponctuels à la bou-tique sont faits souvent par les enfants.

Les activités familiales et domestiques à travers cette répartition des tâches mettent en évidence une différenciation (adaptable) selon les sexes et les âges. Elles engendrent des rythmes dans lesquels s'in-sère la consommation alimentaire. Rythmes de préparation de la cui-sine, de la prise d'aliments et des repas, et rythmes des autres activités sont étroitement liés.

[302]

Rythme des repas au foyerselon la présence des membres

La présence des membres dans le foyer conditionne l'organisation des repas, comme leur composition. Leur absence est liée non seule-ment aux travaux dans les champs, mais également aux emplois à l'ex-térieur du quartier 348 et au rythme scolaire. Pour le repas de milieu de journée, cette répartition se fait en fonction des activités de chacun, comme le montre le tableau 23.

348 Ce qui concerne davantage les hommes.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 376

Tableau 23 : Répartition courante des personnes présenteset absentes au repas de midi dans le foyer

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Personnes présentes Personnes absentes

Mère (qui ne travaille pas)Père (qui ne travaille pas)Grands-parents inactifsGrands enfants non scolarisés et sans

emploiEnfants scolarisés en dehors des jours

d'écoleJeunes enfants non scolarisés

Personnes qui travaillent Enfants en formation professionnelle Enfants scolarisés, les jours d'école Personnes en déplacement

Les horaires et les activités de l'école du quartier et du collège situé à l'extérieur rythment l'organisation des repas dans la famille pendant la période scolaire. Les mères de famille (parfois aussi les pères) ai-dées de leurs plus grands enfants préparent les jeunes enfants avant leur départ à l'école. Elles repassent les vêtements et préparent le goû-ter du matin. Pendant ce temps, il arrive aux enfants de certaines fa-milles de participer aux activités domestiques. Ils font la vaisselle de la veille, balayent la cour, ou vont chercher des herbes pour nourrir les animaux.

Les rythmes scolaires, à cause des cantines que fréquentent les en-fants dans le primaire et dans le secondaire, changent les rythmes des repas quotidiens. Les repas familiaux de midi ne concernent que les membres de la famille qui ne travaillent pas à l'extérieur ou qui ne sont pas à l'école. Ce sont parfois des repas où la mère de famille mange toute seule ou s'occupe des enfants en bas âge. Ces repas peuvent néanmoins rassembler d'autres adultes, comme le père qui ne travaille pas, celui qui rentre de ses activités pour manger, ou comme des grands-parents ou des membres de la famille élargie qui vivent dans la même cour. Le retour de l'école au milieu de l'après-midi est en général l'occasion d'un goûter pour les enfants. Parfois ces goûters prennent l'allure de vrais repas et font perdre ainsi sa fonction au repas du soir pour ceux qui les ont mangés.

[303]

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 377

La vie scolaire induit ainsi des rythmes alimentaires hebdoma-daires dans les repas familiaux du milieu de journée. Le découpage de la semaine peut s'interpréter à partir de cinq séquences (tableau 24) :

Tableau 24 :Rythme hebdomadaire des repas de midi au sein du foyer

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Lun, Mar Mercredi Jeu, Ven. Samedi Dimanche

Types de repas Quotidien Dominical

Présence des enfants Sans enfants scolarisés

Avec enfants scolarisés

Sans enfants scolarisés

Retour des enfants avec goûter au pain

Avec toute la famille

Du lundi au samedi, ces repas peuvent être qualifiés de quotidiens. Par contre, ils sortent de l'ordinaire le dimanche, jour de repos. Les enfants scolarisés mangent à la cantine scolaire les jours d'école, le lundi, le mardi, le jeudi et le vendredi. Ils mangent chez eux le mer-credi. Le samedi, les enfants de l'école primaire reviennent chez eux après la sortie de l'école à 11 h 30 avec un goûter au pain ; leurs aînés scolarisés au collège reviennent vers 13 h 15 avec le bus scolaire. En revanche, pendant les vacances scolaires, ces rythmes contraignants disparaissent et ce sont davantage les activités domestiques et celles de la terre ou de l'élevage qui ponctuent la vie familiale.

L'activité du père conditionne sa présence aux repas de la journée. Il arrive parfois que les colons passent toute la semaine dans les champs de géranium en altitude, et ne descendent que le samedi ou le dimanche. Pour les hommes qui travaillent à l'extérieur du quartier 349, le départ de la maison se fait tôt le matin, et le retour dans le milieu de l'après-midi ou le soir. La mère travaille parfois à l'extérieur 350, ainsi que certains de ses grands enfants (formation professionnelle, travail salarié en ville, etc.). En l'absence de la mère l'organisation domes-

349 Travail de la canne, travail de docker, travail dans une entreprise, etc.350 Comme femme de ménage chez des particuliers, cantinière, femme de

service à 'école, etc.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 378

tique repose sur les personnes qui restent à la case et un repas dans la journée se fait sans elle.

Dans le passé, le travail au champ demandait de la main-d'œuvre ; les femmes et les enfants étaient alors mobilisés pour les tâches agri-coles. La scolarisation, aujourd'hui plus régulière jusqu'à 16 ans, incite les mères de famille à adapter leurs activités des champs 351. Elles pré-fèrent rester chez elles les jours d'école pour s'occuper de leurs en-fants : nettoyer la maison, laver et repasser le linge, préparer à manger pour le retour des [304] enfants. Elles restent la plupart du temps chez elles toute la journée ou profitent des horaires scolaires pour aller faire des courses. Accompagnées ou non de leurs enfants 352, elles peuvent aussi aider leur mari dans les champs les mercredis, les samedis, les dimanches, et pendant les vacances scolaires.

Les événements alimentaires au quotidien

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Les événements alimentaires quotidiens sont constitués par les re-pas, les goûters et les grignotages. Ces prises alimentaires corres-pondent à des habitudes créoles partagées par la plupart des Réunion-nais ; mais il existe quelques évolutions.

La notion de repas est conditionnée par la structure des aliments consommés comme nous l'avons vu précédemment 353. Pris en com-mun, ou pris individuellement, ils ne sont pas obligatoirement un mo-ment de convivialité. En outre, toute nourriture en dehors des repas est définie par le terme créole « goûter » (goûté) 354. Dans le passé, on avait l'habitude de consommer au moment des goûté des produits que l'on avait sous la main tels que les bananes, les mangues, les papayes, des morceaux de canne à sucre, du manioc, des patates douces, des chouchoux, etc. Ces aliments apaisaient la faim, mais n'étaient pas

351 Et ceci correspond à un ralentissement des activités agricoles.352 Il arrive parfois que des enfants manquent l'école lorsque les parents

doivent récolter rapidement leur production et qu'ils manquent de main-d'œuvre.

353 Cf. la notion de repas, chapitre « Le repas et le partage ».354 D'après R. Chaudenson (1974 : 80).

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 379

variés. On consommait aussi souvent des restes de repas, comme le riz chauffé. Depuis peu (1988), les aliments consommés dans les goû-té témoignent d'une évolution récente, car on note la présence de plus en plus régulière du pain, et la consommation de plus en plus impor-tante de biscuits sucrés et salés, de chips (krvkèt), et de boissons su-crées.

Actuellement à cause du rythme scolaire, le terme de goûté devient progressivement plus proche de la notion métropolitaine qui sous-tend un rythme journalier ponctué par des horaires. Le goûté du matin se rapproche de la notion de petit déjeuner, et le goûté du soir de celle de goûter. La notion traditionnelle de goûté concerne aussi le grignotage, c'est-à-dire une nourriture prise en dehors des repas et des heures de goûters. Il peut avoir lieu à tout instant : juste avant un repas, au mi-lieu de la matinée, il peut même prolonger un goûter lorsque les jeux des enfants l'interrompent. Il est assez répandu selon les familles. Les fruits qui poussent dans la cour ou dans les champs sont mangés selon le désir de chacun et [305] souvent pendant les jeux des jeunes en-fants. Les biscuits, les krokèt (chips) ou les morceaux de pain qui res-tent des goûters sont souvent l'objet de ces grignotages, et ils sont par-fois (quand c'est possible financièrement) accompagnés de boissons sucrées.

Ainsi, les principaux événements alimentaires quotidiens 355 se ré-partissent dans la journée sur des plages horaires relativement fixes (cf. schéma 15). Au goûter du matin pris dans la matinée, fait suite le repas de midi, le « onze heures » (onzèr) qui se prenait traditionnelle-ment autour de 11 heures du matin. Dans l'après-midi est pris le goû-ter du soir, et à partir de 18 ou 19 heures, le dîner.

355 Nous négligerons ici et par la suite les grignotages qui sont difficiles à appréhender dans leurs rythmes.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 380

Schéma 15 : Les événements alimentaires quotidiensRetour à la table des matières

Ce rythme quotidien replacé dans un rythme hebdomadaire permet de mettre en évidence des rythmes de repas de milieu de journée dé-terminés par les paramètres que nous avons définis précédemment : la présence et l'absence rythmiques des membres du foyer, leur activité, le lieu du repas à l'extérieur du foyer. Ainsi en période scolaire, nous pouvons définir les rythmes suivants (cf. tableau 25) :

Tableau 25 : Rythme hebdomadaire des repas quotidiensRetour à la table des matières

Types de repas

Quotidiens Festifs

Jours concernés Jours avec école(L., Ma. J. V.)

Mercredis Samedis Dimanches,jours fériés

Lieu du repas Maison, Champs,Cantine scolaire,travail

Maison, Champs,Travail

Maison, Champs,Extérieur foyer 356

Maison, Champs,Ext. foyer

356 Extérieur foyer = repas pris à l'extérieur du foyer (invitation, pique-nique, etc.).

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 381

[306]Toute la semaine, la mère et les autres personnes qui ne travaillent

pas à l'extérieur ainsi que les enfants en bas âge mangent à la maison. Le père et les personnes qui travaillent à l'extérieur mangent sur leur lieu de travail ou dans les champs. Les jours d'école, les enfants scola-risés mangent à la cantine scolaire, tandis qu'ils mangent chez eux les jours sans école. Le mercredi permet aux enfants de travailler dans les champs. Le samedi, en sortant de l'école (11 h30), les enfants de l'école primaire reviennent avec un repas au pain, ce qui occasionne une organisation du repas à la case souvent très adaptable. Ce jour-là, les activités agricoles et de travail à l'extérieur sont moins courantes que dans la semaine, ce qui est aussi le cas des activités agricoles le dimanche. Ainsi, de façon accessoire, ceux qui travaillent dans les champs le samedi et le dimanche y mangent, ainsi que les enfants qui peuvent les accompagner. Le dimanche, il arrive que la famille soit invitée (extérieur foyer) et aille manger chez des amis, des voisins ou des membres de la famille.

Chacun des lieux des repas détermine une spécificité non seule-ment dans la composition des repas, mais aussi dans les conditions de leur consommation. Ainsi quatre principaux types de repas peuvent être mis en évidence selon le lieu où ils se déroulent (cf. tableau 26).

À la maison, des repas familiaux engagent toute une dynamique familiale au sein du foyer. Préparer le repas, le consommer, faire la vaisselle mobilisent ainsi l'espace et le temps de la famille.

Tableau 26 : Les types de repas en fonction du lieu de consommationRetour à la table des matières

Lieu du repas Personnes concernées Types de repas

À la maison Cf. tableau 23 Familial ou individuelÀ la cantine scolaire Enfants scolarisés Cantine : menu communalDans les champs Hommes

(femmes, enfants)Emporté ou préparé sur place

Au travail Hommes (femmes) Emporté

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 382

Ces repas quotidiens ou dominicaux varient en fonction des per-sonnes présentes, des aliments disponibles, du moment dans la jour-née ou la semaine, et des choix de consommation faits notamment par la mère de famille. Les types de repas emportés pour le travail aux champs ou à l'extérieur du quartier, quant à eux, impliquent des prépa-rations tenant compte du statut de la personne dans la famille. Le sexe, l'âge, le rôle tenu dans la famille conditionne ainsi des choix et des répartitions de consommation variables. Les repas à la cantine sont les seuls qui se dégagent complètement de l'économie du foyer et de la façon de gérer les [307] questions d'alimentation. Gratuits pour les élèves de l'école primaire 357, ces repas scolaires ont malgré tout de l'in-fluence dans la gestion de l'alimentation familiale comme nous le ver-rons par la suite.

Nous voyons donc que les principaux événements alimentaires quotidiens du foyer - les goûters et les repas - sont divers. Ils se dé-clinent de différentes façons selon le temps, l'espace et la dynamique familiale. Nous observerons ici les diverses formes de ces événements quotidiens.

Les goûters

Le petit déjeuner {goûté du matin)

Il n'est pas tellement dans les habitudes du monde rural de manger le matin avant d'aller travailler dans les champs. Dans le passé, on se levait tôt (vers 5 h 00), et l'on mangeait alors un peu plus tard. D'après les souvenirs de nombreuses personnes, la plupart du temps, c'est le

357 La mesure gouvernementale de 1963 de multiplier dans les écoles primaires les cantines scolaires à la Réunion pour compléter les repas familiaux instaure la gratuité de leur accès aux enfants les plus démunis (représentant à l'époque comme aujourd'hui une forte proportion des enfants réunionnais). La gratuité ne pouvait être assurée que grâce à la création du F.A.S.O. (Fonds d'action sociale obligatoire), caisse alimentée par une partie des prestations sociales destinée à la population réunionnaise. La gratuité des cantines scolaires s'est achevée en 1994 lorsque la partie des prestations détournée vers le FA.S.O. a commencé à être versée directement aux intéressés.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 383

manque de moyens qui ne leur permettait pas de manger avant le re-pas du milieu de journée. Augustine G., 65 ans, raconte, en 1988, ce qui se passait vingt ans auparavant pour sa famille :

« Gran matin ni té i manzé pa touzour, mèm pou marmay. Lété rar kan nou manzé. Pa tou lé marmay y émé goû-té... dé foi en sousou ou èn rassin... mé navé pa toultan... Lété la mizèr, é nou lavé kèn pé do mai... nu lété obizé manzé en repa onzèr.  »

« On ne mangeait pas toujours le ma-tin, même les enfants. C'était rare quand on mangeait. Tous les enfants n'aimaient pas goûter... des fois un chouchou ou une racine... mais il n'y en avait pas tout le temps... C'était la mi-sère, et l'on n'avait qu'un peu de maïs... on était obligé de faire un repas à onze heures. »

Les adultes ont conservé cette habitude et ne prennent très souvent qu'un café en se levant. Dans le passé, les enfants aidaient très jeunes aux travaux des champs. Ils commençaient à travailler et à adopter le rythme de vie de leurs parents dès l'âge de onze ans. Actuellement et depuis la [308] généralisation de la scolarisation, les rythmes scolaires ont transformé les habitudes autant des parents que des enfants.

Avant de partir à l'école, certains enfants mangent chez eux un goûter à base de riz ou de pain, ou alors des biscuits ou des fruits.

Les enfants peuvent manger le goûter à base de pain à la maison, mais il est généralement emporté et mangé en partie ou complètement en allant à l'école. Et il n'est pas rare de voir les enfants sortir ces mêmes morceaux de pain à la récréation du matin. Certains d'ailleurs n'arrivent pas à les finir avant le repas de midi. Quelques enfants (les moins nombreux) bénéficient de deux goûters du matin : un à la mai-son et un pour l'école. Généralement les enfants ne boivent pas avant de venir à l'école, si ce n'est de l'eau. Il leur arrive parfois de boire du café allongé d'eau, ou alors du lait, des jus de fruits ou des boissons gazeuses. Mais très souvent les familles ne peuvent acheter du lait pour tout le monde dans la case, et elles n'en achètent pas pour ceux qui sont scolarisés, puisqu'ils peuvent en boire à l'école. C'est ainsi que le café est davantage consommé à la maison que le lait.

Nombreux sont les enfants qui ne mangent rien chez eux et qui n'apportent pas de goûter à l'école. Pour les nourrir, leur famille

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 384

compte alors sur le lait distribué tous les matins à l'école au moment de l'ouverture des bâtiments, et sur le repas de midi de la cantine sco-laire.

Une enquête 358 réalisée dans l'école de Ravine Verte nous a conduit à dresser un tableau de la distribution des goûters du matin pour une soixantaine d'enfants de 7 à 11 ans à deux saisons différentes 359 (hiver et été). Interrogés sur ce qu'ils avaient mangé et bu dans la matinée du jour de l'enquête, nous avons pu établir la fréquence de chaque type de petit déjeuner.

Ces chiffres révèlent certaines constantes. Le nombre d'enfants qui ne boit rien à la maison est important : 80% le premier jour, et 69,6% le second jour. Ceux qui boivent du lait à la maison sont peu nom-breux : 8,3% et 17,9%. Peu d'enfants boivent du café : 3,3% et 12,5%. Nous suspectons qu'il y en ait en fait davantage, compte tenu des in-formations obtenues auprès des familles qui mentionnent une consom-mation courante de café allongé d'eau par leurs enfants 360.

358 Cette enquête - déjà citée dans le chapitre précédent - a été faite entre 1988 et 1989 sur l'état nutritionnel des enfants de 7 à 11 ans scolarisés à l'école primaire de Ravine Verte. Enquête d'anthropométrie réalisée dans l'école du quartier de juillet 1988 à février 1989.

359 Des renseignements sur les petits déjeuners ont été notamment collectés au cours de deux jours d'enquête : le lundi 19 septembre 1988 (hiver austral) et le lundi 12 décembre 1988 (été austral).

360 Les instituteurs critiquent la consommation de café par les enfants, et enseignent qu'elle est mauvaise pour la santé. Il ne serait pas étonnant que dans une enquête réalisée dans le cadre scolaire, les enfants aient été amenés à minorer leur consommation de café.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 385

[309]

Tableau 27 : Fréquence des boissons consommées à la maisonpour le petit déjeuner par un échantillon d'enfants scolarisés

Retour à la table des matières

Les boissons à la maison N (jour d'hiver) N (jour d'été)

Rien 48 39Lait 1 10Boisson gazeuse 2 0Jus de fruits (ou assimilé) 2 0Café 2 7Thé 0 0Chocolat 1 0Indéterminé 0 2

Total 60 58

Tableau 28 : Fréquence des types de petits déjeunersconsommés par un échantillon d'enfants scolarisés

Les aliments solides N (jour d'hiver) N (jour d'été)

Rien mangé du tout 20 8

À la maisonGoûter au pain 18 33Goûter au riz 0 2Autre 1 5Rien 21 8Total (yc Rien mangé du tout) 60 56

À l'écoleGoûter au pain 13 13Autre 2 6Rien 25 29

Total (yc Rien mangé du tout) 60 562 goûters différents (maison, école) 6 15

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 386

Ceux qui ne mangent rien du tout (ni à l'école, ni à la maison) re-présentent une part non négligeable de l'effectif total ; leur nombre est néanmoins variable selon les jours : 33,3 et 14,3%. À la maison, les goûters au riz sont peu nombreux (0 à 2), et les goûters au pain sont par contre plus fréquents : 30 et 58,9%. Les enfants qui apportent des goûters à l'école, qu'ils soient au pain ou à base de biscuits ou de fruits, sont relativement peu nombreux : 25 et 33,9%. Cela rend compte du nombre important d'enfants qui n'apportent rien à l'école : 41,7 et 51,8%. Ceux qui cumulent un goûter à la maison et un à l'école sont minoritaires puisqu'ils représentent : 10 et 26,8%.

[310]À la lumière de ces chiffres, il est difficile d'établir si la saison a

une influence sur les habitudes de consommation, compte tenu du ca-ractère ponctuel du recueil d'information. Néanmoins, la différence entre les deux jours montre que davantage d'enfants boivent quelque chose en été (lait ou café) et mangent un goûter au pain 361.

Ces chiffres sont illustratifs des jours d'école. Ces jours-là, les fa-milles font des efforts pour acheter le pain nécessaire au goûter de leurs enfants. Mais généralement les jours sans école (mercredis, di-manches, vacances scolaires), les familles n'achètent pas de pain et mangent au petit déjeuner les restes du repas de la veille, sous forme de riz chauffé.

Ainsi les goûters des jours d'école se classent-ils en trois catégo-ries. Il y a les goûters au riz mangés à la maison, les goûters au pain mangés soit à l'école soit à la maison, et enfin les goûters sans pain ni riz. Ces derniers sont composés très généralement d'un ou deux fruits (banane, pêche, goyave, mangue, pomme, fruit de jaque, etc.), ou de biscuits ou de gâteaux achetés dans les commerces, ou même très sou-vent de chip (kro-kèt), ou de barre de chocolat.

Le riz chauffé qui compose le goûter au riz à la maison est très souvent très simple. Le riz est revenu dans une poêle et est accompa-gné d'une sauce au piment ou d'un rougail avec éventuellement les restes de la veille (légumineuses ou caris de toutes sortes).

361 L'interprétation de ces constatations est délicate concernant les variations saisonnières.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 387

Les goûters au pain sont composés d'un morceau de pain (gros pain ou pain restaurant), ou d'un macatia 362 acheté à la boutique. Il arrive que les pains soient sans garniture ; néanmoins, il est courant qu'ils soient simplement tartinés d'une matière grasse (beurre, huile, ou plus rarement saindoux) ou avec d'autres éléments.

Les contenus des morceaux de pain les plus courants sont du jam-bon, du saucisson, ou d'autres charcuteries, du fromage (à pâte molle ou à pâte dure), de la mayonnaise, du pâté (le plus courant, le pâté de foie), de la pâte de cacahuète, des achards, du piment (vert ou en pâte), une barre de chocolat, de la confiture. Parfois les caris de la veille sont glissés aussi dans le pain. Les familles qui donnent du pain quotidiennement à leurs enfants font souvent un effort financier im-portant. Le pain 363 doit être acheté, en effet, chaque jour en quantité suffisante pour les enfants scolarisés. Les mères de famille sont sou-cieuses de remplir le pain chaque jour d'une garniture différente, et achètent chaque mois le nécessaire. Quand les stocks viennent à man-quer et quand l'argent n'est plus disponible, le [311] pain est donné tel quel aux enfants. Les adultes, de leur côté, n'ont pas l'habitude de prendre un goûter le matin. Il leur arrive néanmoins de manger du riz chauffé ou des restes de pain venant du goûter de leurs enfants.

Le goûter de l'après-midi (quatre heures, katrèr) :

De retour de l'école, les enfants mangent en général aussi un goû-ter. Il n'est presque jamais composé de pain, car tout le pain du foyer a généralement été consommé pour le goûter du matin. Les fruits de saison, poussant dans la cour ou dans le quartier, sont au centre de ces goûters. Lorsque les enfants ont vraiment faim en rentrant de l'école (dans certaines familles, c'est pratiquement tous les jours), ils mangent du riz chauffé avec des restes du repas de midi. De nombreuses mères de familles ont constaté que leurs enfants avaient spécialement faim les jours où la cantine proposait des repas au pain (sans riz). Une mère raconte même :

362 Macatia : petit pain traditionnel de farine bise légèrement sucré.363 Un pain coûte à cette époque 4 F. Et les dépenses mensuelles s'élèvent

parfois jusqu'à 120 ou 150 F par mois.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 388

« A !, sé zour la, marmay i kri, zot lé tris, lo vaut i kri, zot i vé lori et zot la i tourne ziskakan lori lé dan lassièt  ! »

« Ah, ces jours-là, les enfants (me) réclament, ils sont tristes, ils ont faim et veulent du riz et ils tournent (autour de moi) jusqu'à ce que le riz soit dans l'assiette ! »

Il arrive que les mères de famille n'aient rien à donner à manger à leurs enfants. Ce goûter sert aussi de repas pour le soir, et parfois il n'y a ni cari, ni légumineuses pour l'accompagner. Sur ce point, le R.M.I. semble avoir grandement améliorer la situation, car ces cas paraissent de moins en moins nombreux. Les enfants qui ne vont pas à l'école (enfants en bas âge, collégiens n'ayant pas classe, etc.) parti-cipent alors à ce goûter.

Lors des rentrées d'argent, ce goûter peut être composé de biscuits salés ou sucrés, et être accompagné parfois de boissons sucrées ga-zeuses. Mais ces goûters sont rares par manque d'argent. Le R.M.I., grâce à l'augmentation du pouvoir d'achat qu'il a permis, a rendu ces goûters plus réguliers tout au long du mois.

Les repas

L'alimentation des populations créoles défavorisées a la réputation à la Réunion d'être peu variée. Cet avis partagé par nombre de méde-cins et de travailleurs sociaux met en avant la monotonie des repas composés de riz - grains - cari - rougail qui se répètent inlassablement dans le quotidien.

Ce manque de diversité est en effet perceptible dans les repas des habitants de Ravine Verte. Elle est la conséquence de la structure des repas (expliquée en deuxième partie) qui est associée aux manques de moyens financiers.

[312]Néanmoins, de nombreux facteurs de variabilité interviennent dans

leur composition, comme nous l'avons vu jusqu'à présent : activités des membres du foyer, rythmes saisonniers et rythmes mensuels, al-

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 389

ternance des repas quotidiens et dominicaux, et aussi volonté de la part des mères de famille de varier les repas au sein du foyer. Ainsi les repas de cette population sont-ils plus divers que ne laisse le supposer leur réputation.

C'est donc à partir de l'analyse de divers types de repas du foyer que nous abordons ici diverses facettes de cet événement quotidien : repas pris dans le foyer (quotidiens et dominicaux), repas à la cantine scolaire pour les enfants scolarisés, repas pris aux champs et les repas emportés par ceux qui travaillent à l'extérieur du quartier.

Les repas quotidiens à la maison

La vie des foyers se structure autour de ces repas qui constituent des événements quotidiens importants. S'il existe des variabilités in-ter-familiales, des constantes concernent tous les foyers. Les repas quotidiens sont rarement pris sur une table 364. En général, c'est la mère ou une fille qui sert à manger aux personnes présentes (i tir son man-zé ; littéralement : tirer son manger). La marmite qui reste sur le feu permet à certains retardataires de se servir. Les repas se font souvent dehors et chacun s'assoit sur un rocher, un tabouret, ou sur le seuil d'une porte de façon informelle. Dans certaines familles, le repas est pris sur un coin de table, sans forcément un souci de convivialité. Le soir s'il fait froid, s'il fait nuit, les repas ont lieu dans la cuisine à bois ou devant la télévision.

En guise d'illustration, voici la description d'un repas de midi, tel que nous l'avons vécu avec une famille de Ravine Verte. Ce repas est marqué par la présence du père, des enfants en bas âge et par la rela-tive petite taille du foyer. Le repas se fait en famille et sa composition est simple. Le fait de manger par terre représente pour eux un certain plaisir.

364 Notons néanmoins que chez certaines personnes, il est entré dans les habitudes de manger à une table, soit à l'intérieur de la maison, soit à l'extérieur. Cf. "Manières de table" dans le chapitre « Le repas et le partage ».

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 390

Devant une porte donnant sur une treille, à l'intérieur de la case, le père pose par terre le tapis fait de plastique vert imitant un gazon 365. Sa [313] femme pose la marmite de riz dessus, et apporte de la cuisine intérieure les assiettes avec les fourchettes et les cuillères, et un sala-dier en verre dans lequel se trouve le cari du jour (cari de côtelettes de porc). Elle apporte aussi un bocal de pâte de piment de couleur rouge.

Les enfants et moi-même venons rejoindre le père et prenons place en même temps sur le lieu du repas. Les trois enfants s'assoient par terre côte à côte et la mère - debout ou à genoux - les sert en premier, du plus loin au plus près, du plus âgé au plus jeune. La mère s'assoit sur un fauteuil - car elle est enceinte - et attend son tour pour se servir. Le père me demande aussi de m'asseoir sur un autre fauteuil : « Ou na poin labitide assiz atèr ! » (Tu n'as pas l'habitude de t'asseoir par terre !). Ayant le statut d'invité, la mère me demande de me servir après les enfants. C'est après le tour du père qui se sert lui-même, et enfin la mère en dernier. Tout le monde mange en même temps. Les enfants et la mère mangent avec une fourchette, tandis que le père mange avec une cuillère.

Après avoir mangé, c'est le plus petit qui se lève en premier ; il est couvert de grains de riz, des pieds jusqu'au menton, car il a mangé tout nu, l'assiette entre les jambes. Les autres enfants qui ont terminé leur repas se lèvent à tour de rôle pour le rejoindre et vont se laver tous les trois avec l'eau du tuyau qui coule à l'extérieur dans une rigole qui entoure la maison. Les grands se nettoient la bouche et les doigts. Son père demande à sa fille de laver son petit frère : « Sa lé kom né-nène, i fé tout zafèr pou li... » (C'est comme une nénène, elle fait tout pour lui). Elle le nettoie avec sa main rincée à l'eau du tuyau, comme elle l'a vu faire par sa mère.

Dans chaque foyer, la composition de ces repas peut changer selon les jours. En effet, la mère de famille essaie de varier les repas de la semaine et elle est aidée dans cette démarche par les rythmes de vie de

365 Lors d'une visite faite en janvier 1990 à une famille que nous connaissions déjà depuis de longs mois, nous surprenons la maisonnée dans les préparatifs du repas de midi. Le père et la mère insistent pour que nous restions mangés avec eux. Nous acceptons et leur demandons de ne rien changer à leurs habitudes, ce qu'ils promettent de faire. La famille est composée du père (31 ans), de la mère (24 ans) et de trois enfants (respectivement 5, 3 et 1,5 ans). La mère est enceinte de six mois.

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 391

sa famille. Cette diversification est perceptible à travers l'observation de leur structure sur plusieurs jours.

En observant les menus de six foyers différents 366 (cf. tableaux 29 à 30 bis), les compositions des repas quotidiens seront ici étudiées dans leur structure générale, et aussi à travers la variabilité des plats accom-pagnant l'aliment de base, notamment les caris et les légumineuses.

[314]Tous ces repas sont au riz (sauf un repas dans le foyer 6), confor-

mément à l'alimentation traditionnelle. Une part importante est laissée aux grains, car ils apparaissent pratiquement tout le temps. Quant aux restes de grains ou de cari, ils sont souvent présents dans ces menus. Ils sont réutilisés régulièrement pour un repas suivant, mais ils ne sont jamais conservés plus de vingt-quatre heures. Les aliments sont en effet peu conservés au réfrigérateur de peur du mauvais goût donné par ce mode de conservation - comme cela avait déjà été évoqué dans le chapitre « Manger créole dans le quartier ».

- Variabilité des structures des repasL'observation de la répartition des composants des repas dans le

rythme hebdomadaire montre que les structures des repas suivent une logique familiale.

Les variations de structures suivent deux axes : le premier entre les repas de midi des jours d'école, du mercredi et du samedi, le second entre les repas de midi et les repas du soir.

La plupart des familles prennent le parti de préparer le mercredi midi, jour de présence des enfants scolarisés dans le foyer, des repas composés de grains et de cari pour offrir un repas complet à leurs en-fants. Le samedi midi, les repas sont très variables selon les familles. 366 Ces exemples sont extraits d'une enquête de consommation alimentaire

dans quelques foyers du quartier, à l'aide de carnet de consommation. Complémentaires aux carnets d'achats mentionnés dans le chapitre précédent, ces carnets ont été également remplis par la mère ou la fille aînée et régulièrement vérifiés. Ils nous ont permis d'établir les menus des repas quotidiens sur une période dépassant la semaine. Nous présentons ici six cas mettant en évidence constantes et variabilités entre foyers. Les menus 1 à 5 ont été recueillis au mois de juillet 1988 (hiver), tandis que le menu 6 a été relevé en janvier 1989 (vacances d'été).

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Les enfants scolarisés arrivent vers 11 h 45 pour ceux qui fréquentent l'école du quartier et vers 13 h 15 pour ceux qui sont au collège.

Les plus jeunes (à l'école primaire) rapportent un sandwich et un fruit de l'école, ce qui incite les mères à ne pas toujours préparer un repas complet.

Le foyer 1 (avec 5 enfants scolarisés) peut en effet manger des restes de la veille, tandis que les foyers 2 (avec 5 enfants scolarisés) et 4 (avec 8 enfants scolarisés) mangent des grains sans cari. Dans les foyers 3 et 5, on préfère préparer un repas avec grains et cari, car le père est là (il ne travaille pas le samedi : foyer 3 ; ou il ne travaille pas du tout : foyer 5), et que les enfants de ces familles sont toujours affa-més en rentrant de l'école.

Les jours d'école, les repas de midi expriment une plus grande va-riabilité. On ne mange pas de grains dans le foyer 1 : les deux parents présents à ce repas préfèrent manger un bon cari, et réserver les grains pour le soir, car ils donneront de « la force » 367 à leurs enfants. Dans les autres foyers, les personnes présentes à ce repas peuvent manger des repas à structures diversifiées (foyer 2), ou avec des restes de cari (foyer 3), mais tous mangent des grains et accessoirement du cari (foyer 4).

Les repas du soir sont généralement composés dans chacun des foyers de grains et de cari. Tous les membres du foyer sont là et on en profite pour faire un repas complet accommodé parfois de rougail.

367 Comme nous l'avons vu dans le chapitre « Manger pour le corps !

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 393

[315]Tableau 29 :

Répartition des légumineuses au long de la semaineRetour à la table des matières

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 394

[316]

Tableau 30 :Répartition des caris au long de la semaine (foyer 1 à 3)

Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 395

[317]Tableau 30 bis :

Répartition des caris au long de la semaine (foyer 3 à 6)Retour à la table des matières

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[318]Le foyer 6 représente un cas particulier de ces structures de repas.

Ces menus étant préparés pendant les vacances scolaires, ils rendent compte de la présence des enfants scolarisés à tous les repas ainsi que de leur père qui est handicapé. Du cari est préparé à tous les repas, et les grains n'apparaissent pas toujours.

- Alternance des grains tout au long de la semaineDans chaque famille, les grains font partie de tous les repas quoti-

diens, et les mères de famille en varient le type pour éviter la monoto-nie des repas. Dans la période de l'enquête, la plupart de ces familles utilisent trois à cinq qualités de légumineuses, soit fraîches, soit sèches (24), ce qui donne dans l'ensemble neuf qualités différentes, comme l'indique le tableau 32.

La répartition des grains dans le rythme hebdomadaire (Cf. Ta-bleau 30) montre qu'il y a une véritable alternance des différentes qua-lités de grains dans les menus de chaque foyer, même s'ils ne sont pas consommés tous les jours.

Très généralement, les restes des légumineuses sont utilisés pour le prochain repas. Mais aucun des foyers ne mange les mêmes grains plus de deux repas de suite, sauf le foyer 2 qui fait exception (cf. menu 2, dans tableau 30), car il consomme les mêmes grains sur plu-sieurs jours.

Ainsi dans la plupart des foyers existe-t-il une alternance de l'en-semble des qualités de grains utilisés dans le foyer sur une période de plusieurs jours, ce qui entraîne de véritables périodicités.

Certains foyers sont habitués à préparer les grains à midi et à man-ger les restes le soir, comme le montrent les menus 2, 3, 5 et 6. Les autres foyers (1 et 4) préparent parfois les grains le soir et mangent ce qu'il en reste le lendemain midi.

- Alternance des caris tout au long de la semaineDes périodicités similaires à celles constatées pour les grains

existent pour les caris. La base du cari varie selon le type d'aliments

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(légumes, viandes, œufs, poissons) et selon l'origine ou le condition-nement de ces derniers (frais ou congelés, issus de la chasse, séchés ou fumés et en boîte) (cf. tableaux 30 et 30 bis).

Si le cari n'est pas préparé chaque jour, il peut cependant exister au repas de midi et du soir selon les jours. Les restes de cari sont moins systématiques que les restes de grains mais ils apparaissent régulière-ment dans certains foyers (1, 2, 5 et 6).

Après l'observation de ces menus, l'apparente monotonie de ces repas apparaît moins évidente puisqu'elle est contrebalancée par des variations notables dans la journée et tout au long de la semaine. De véritables rythmes structurent ainsi la composition des repas et le type de produits utilisés (riz, grains, cari).

[319]Tableau 31 :

Types de grains utilisés dans les six foyersLes repas dominicaux à la maison

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Types de légumineuses Utilisées par les foyers

Secs Lentilles 1, 2, 4, 5, 6

Poids ronds 3

Pois secs 1, 2, 6

Haricots blancs 1, 4, 5

Haricots rouges 2, 3, 4, 5, 6

Frais Antaques 3

Embrevades 3

Pois verts 3, 4

Haricots verts 4

Le dimanche est un jour de repos pour tout le monde. Seuls quelques colons, voulant profiter de cette journée pour travailler, montent dans les champs avec leur famille lorsque la saison le néces-site. Tel est le cas lorsque les plants de géranium sont assez dévelop-pés pour être distillés, ou lorsqu'il est nécessaire de sarcler la terre.

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Mais d'une façon générale, cette journée est pour le foyer l'occa-sion de préparer un bon repas, de se réunir entre amis et d'accueillir éventuellement de la famille.

L'activité dans le foyer est alors intense. On prépare un repas de milieu de journée qui tranche avec les repas quotidiens. C'est souvent l'occasion de tuer une ou plusieurs poules et de préparer un cari poulet ou un bon rougail saucisses. Toute la famille participe et aime prendre du temps à cuisiner, et c'est la raison pour laquelle la cuisine se fait généralement au bois. C'est aussi le jour où il est préparé très réguliè-rement des salades, qu'elles soient vertes, de macédoines de légumes, ou de pâtes {salad macaroni : salade de macaronis, salad spageti : salade de spaghettis). Ces dernières années, certaines familles pré-parent des repas au pain (manzé o pin), sans préparer de riz.

Des familles profitent de ce repas dominical pour acheter des bois-sons qu'elles ne se permettent pas de boire pendant la semaine pour des questions d'économie et parfois pour éviter de prendre de mau-vaises habitudes. C'est le cas des boissons sucrées (gazeuses ou non) et du vin.

La structure des repas des dimanches (et des jours fériés) s'oppose généralement à celle des repas quotidiens, car c'est un jour où tous les membres du foyer sont à la case, et c'est parfois l'occasion d'inviter des amis. Les différences de structure entre ces deux types de repas concernent la qualité du riz utilisé, la composition des caris et la quali-té des condiments et des salades.

[320]On prend généralement l'occasion du dimanche pour préparer du

riz de meilleure qualité : on utilise du riz demi-luxe ou de luxe, alors que dans le quotidien on utilise du riz ordinaire. La composition du cari dominical contient très généralement de la viande. Au quotidien, il peut y avoir de la viande aux repas, mais généralement on consomme davantage du poisson séché ou fumé (comme la morue et le snook), des produits à base de porc comme les saucisses dans le boucané, ou encore des boîtes de conserves (sardines, bœuf) et parfois des œufs. Les tableaux 30 et 30 bis montrent la répartition des caris au sein de ces foyers.

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La composition des repas dominicaux (et de jours fériés : 14 juillet...) des six foyers se distribue comme dans le tableau 32.

Dans les six exemples, nous pouvons observer dans ces repas du midi l'importance de la viande : de la viande de porc, du poulet, du canard, ou du cabri en massalé. Ces repas ne contiennent pas forcé-ment des condiments (autres que la pâte de piment ou les piments confits ou frais) ou des salades.

Tableau 32 :Composition des repas dominicaux pour les six foyers étudiés

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Foyer Date Grains Cari Condiments ou salade

1 Jeudi 14-07 pois cochon salade verte

Dimanche 17-07 haricots blancs poulet salade macaronis

Dimanche 24-07 lentilles cochon

2 Dimanche 24-07 pois frais poulet rougail évis

Dimanche 31-07 cochon salade concombres

3 Dimanche 24-07 Dimanche 31-07

poulet rougail tomate/évis

4 Dimanche 17-07 haricots verts canard

5 Dimanche 24-07 poulet rougail tomate

6 Dimanche 24-0 pois frais massalé cabri salade concombres

Dimanche 31-01 pois frais rougail œufs

Mais lorsqu'ils en contiennent, ils tranchent avec ceux qui sont pré-parés dans la semaine. Pour le foyer 1, la salade verte et la salade ma-caroni ; pour le foyer 2, le rougail évis (alors que dans le quotidien c'est habituellement le rougail tomate qui est servi au menu des repas), et la salade de concombres ; pour le foyer 5, la salade de concombres.

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Les repas à la cantine scolaire

Les menus des repas à la cantine scolaire de l'école primaire de Ravine Verte sont planifiés par la commune. Un centre de distribution situé dans la ville de Saint-Paul distribue à toutes les écoles primaires de [321] la commune les produits à préparer chaque jour. À Ravine Verte, ce sont les cantinières et les aides-cantinières - des femmes du quartier, excepté la cantinière en chef - qui préparent le repas et qui le servent dans la salle à manger de l'école. Tous les enfants scolarisés dans cette école (sauf une ou deux exceptions) mangent à la cantine ; en 1988, 286 enfants et 16 adultes y mangeaient. Ces repas ont des caractéristiques spécifiques, comme l'illustrent les menus présentés par la restauration scolaire de la commune de Saint-Paul, (cf. tableau 33) :

Tableau 33 :Menus de la restauration scolaire de la commune de Saint-Paul

(du lundi 18 au samedi 23 septembre 1989)Retour à la table des matières

Lundi Mardi Jeudi Vendredi Samedi

Salade concombre Salade choux/bettes

Salade carottes/choux

Laitue Sandwich au pâté de campagne ou au fromage

Riz Purée mousline Riz Pain

Haricots blancs Petits pois 4 légumes

Filet daurade Cuisse poulet Viande porc Omelette

Gâteau Yaourt Fruit Yaourt Fruit

Il s'agit tout d'abord de fournir un repas complet chaque jour (sauf le samedi). Le menu quotidien comprend cinq composants : une en-trée, un aliment de base, un apport protéique (viande, poisson, œufs), une garniture de légumes et un dessert. Le samedi, le repas consiste en un sandwich (fromage, saucisson, jambon, etc.) et un dessert que l'en-fant emporte à la sortie de l'école. Ces repas sont conçus dans une di-

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versité hebdomadaire. Les contenus des entrées, composées en général de légumes crus en salade, des garnitures de légumes et des desserts sont différents chaque jour. L'aliment de base est alternativement le riz, le pain, les pommes de terre ou les pâtes ; les apports protéiques se distribuent chaque semaine entre deux types de viandes, un poisson, une préparation à base d'œufs (le plus souvent une omelette). Certains des interdits alimentaires sont pris en compte. Des repas spéciaux sans viande de porc sont prévus pour les musulmans, et on ne sert jamais de viande de bœuf car les enfants qui suivent la religion hindoue sont nombreux dans la commune.

Chaque cantine ne reçoit pas exactement la même chose, car des contraintes d'approvisionnement (notamment pour les légumes) obligent à changer légèrement les menus planifiés. Les cantinières sont libres de cuisiner les produits qu'on leur apporte comme elles l'entendent, sous le contrôle de la cantinière en chef et du directeur d'école.

[322]Les repas sont servis dans des assiettes et les élèves mangent avec

une fourchette et un couteau. Manger à table avec de tels couverts ap-portent un changement dans les habitudes de la plupart des enfants qui mangent chez eux avec un seul couvert et sans table. Cette nouvelle façon de manger marque les enfants qui souvent demandent à retrou-ver ces conditions chez eux. Tous les composants du repas sont servis en même temps (sauf le dessert) dans l'assiette.

Ces repas ont un succès variable selon les jours auprès des élèves de l'école de ce quartier. Si certains jours, les enfants mangent géné-reusement (certains en redemandent), d'autres jours le repas ne corres-pond pas à leurs goûts et il y a une quantité importante de restes. Faire le bilan de ces succès et de ces rejets, à partir des témoignages des cuisinières, des instituteurs, des parents et des élèves, nous permet de percevoir la dynamique de l'alimentation des enfants les jours d'école.

Tout ce qui est habituellement mangé à la maison est unanimement apprécié par les enfants. Ainsi les repas au riz avec des préparations créoles ont-ils toujours beaucoup de succès. Par contre, tout ce qui s'éloigne de l'alimentation familiale demande des adaptations qui se traduisent très souvent par des rejets de nourriture. Les enfants à la recherche d'une alimentation connue sont en quête des sensations or-

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ganoleptiques qu'ils ont l'habitude de ressentir quand ils mangent. Par ailleurs, à cause des problèmes d'approvisionnement de la cantine, la quantité de nourriture de certains repas est nettement insuffisante pour l'appétit des enfants.

Les repas au pain sont toujours de grandes déceptions pour les en-fants. Les quantités de pains distribuées ne permettent de donner qu'une ou deux tranches de pain par tête. En outre, le pain donne une sensation de réplétion beaucoup moins importante que le riz à tout Créole, et notamment aux enfants : « Pin i soutyien pa » (Le pain ne soutient pas). Ainsi la quantité réduite de pain se combine à la qualité peu réplétive ressentie par les enfants pour donner une impression de faim en sortant de table. En dehors du pain et du riz, les enfants ne sont pas habitués à ce que d'autres aliments constituent la base d'un repas. Lorsqu'il y a des repas avec des pommes de terre ou des pâtes, les enfants sont assez troublés car, pour eux, ces aliments sont assimi-lés dans leur foyer à des accompagnements du riz 368.

Par habitude, le riz n'est mangé que s'il est arrosé avec une sauce humide ou grasse (grains ou cari). Sans cette combinaison, le riz pa-raît sec (« Lé sek ! »). Ainsi certaines associations d'aliments n'ap-portent pas satisfaction aux enfants ; c'est le cas de l'association du riz et de l'omelette. La cantinière en chef regrette cette situation tout en disant :

[323]

« Marmay i ème pa manzé ri èk omlèt. Banla i trouv tro sek ! Kan na poin dogrin, lori létro sek. Akoz ban komin i aporte pa grin ek omlèt ? »

« Les enfants n'aiment pas manger le riz avec l'omelette. Ils trouvent ça trop sec ! Quand il n'y a pas de grains, le riz est trop sec. Pourquoi la commune n'apporte pas de grains avec l'ome-lette ? »

L'habitude d'arroser le riz de grains ou de cari se retrouve quand le riz est remplacé par le pain. Quand elles servent le repas au pain, les

368 Comme nous l'avons vu dans des précédents chapitres, les pommes de terre sont considérées comme des légumes et les pâtes servent généralement de base à des salades.

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cantinières pratiquent comme si c'était un repas au riz. Elles mettent la tranche de pain au fond de l'assiette et arrosent le pain de la prépara-tion du jour : « Koméla, pin lé pa sek ! » (Comme ça le pain n'est pas sec !).

Dans un cari (au sens large), il est recherché par habitude une cer-taine consistance des morceaux. On n'aime pas voir les morceaux du cari se désagréger et perdre leur forme, et l'on aime la fermeté. Ainsi toute préparation qui entraîne une désagrégation des morceaux sera regardée de façon suspecte par les enfants, et souvent peu acceptée ; c'est le cas des caris de poisson préparés avec les poissons des glaces (poissons péchés dans les eaux froides de l'hémisphère Sud) ou avec tout autre poisson dont la chair perd sa fermeté à la cuisson. Les canti-nières remarquent que les jours du cari poisson, les enfants mangent peu de riz. En effet, la consommation de riz est souvent le signe du succès de la préparation. Lorsqu'un cari est apprécié, les enfants rede-mandent du riz pour accompagner le plat, au point que l'ensemble du riz préparé pour la journée vient à manquer.

Les cantinières remarquent que les menus imposés par la commune ne satisfont pas les enfants tous les jours, et elles aimeraient avoir da-vantage de repas correspondant à leurs goûts. La cantinière en chef met l'accent sur la nécessité de proposer des grains plus régulièrement, car elle considère que ce sont eux qui apportent de la force, et non la viande. En dehors de ces problèmes, elle considère que les enfants ont un excellent appétit et que quand les plats leur plaisent, ils en rede-mandent. Une cantinière fait le bilan des aliments spécialement appré-ciés par les enfants : les œufs, le poulet, la viande de porc, la morue, les grains, toutes les salades, tous les fruits et les desserts. Elles pré-cisent, par ailleurs, que les aliments les moins appréciés et qui en-traînent régulièrement du gaspillage sont le cari poisson, le cabri, le lapin.

Les repas de la cantine ne proposent pas de piment ou de prépara-tions qui en contiennent. C'est la raison pour laquelle des enfants ap-portent des bocaux de piments et de sel qu'ils utilisent au moment des repas. Le cas des jeunes élèves de la maternelle est intéressant, car leur institutrice remarque que ces enfants refusent systématiquement les aliments qu'ils ne connaissent pas, c'est-à-dire qu'ils ne mangent pas chez eux. C'est le [324] cas de la purée, de la macédoine de lé-

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gumes, du poisson, etc. Cette réticence disparaît lorsque leur institu-trice goûte d'abord elle-même et qu'elle montre l'exemple.

L'organisation des repas pose certains problèmes, car à cause de l'exiguïté des locaux, il y a trois services consécutifs. Trois fournées d'enfants se succèdent dans la petite salle à manger, ce qui occasionne souvent des ambiances de repas survoltées, comme le remarque un instituteur : « Ce ne sont pas de vrais repas, les enfants mangent rapi-dement, dix minutes au plus et ils sortent jouer. »

L'appétit important des enfants, les quantités parfois insuffisantes des repas, mais aussi le rejet en partie de certains d'entre eux, font que les enfants réclament à manger quand ils rentrent chez eux. Ils de-mandent très souvent du riz sous forme de riz chauffé. Les mères de famille connaissent très bien cette demande et c'est la raison pour la-quelle il reste souvent du riz du repas de midi qui attend les enfants à leur retour de l'école.

Les repas aux champs

Quand les colons vont travailler une journée aux champs, le pro-blème du repas se pose souvent à eux. Dans la mesure où ils aiment plutôt manger chaud, deux possibilités leur sont offertes : emporter le repas depuis la case, ou le préparer « là-haut ». La première solution permet de ne pas perdre de temps à préparer la cuisine au cours de la journée de travail, mais a le désavantage de procurer un repas froid. La seconde solution permet de manger chaud et d'utiliser des produits qui poussent dans les champs, comme des brèdes ou des chouchoux, mais fait perdre du temps.

La venue aux champs d'une personne supplémentaire et notam-ment de la femme du colon permet alors de manger un repas chaud. Le nombre de personnes venues travailler est déterminant, car la femme du colon, accompagnée de ses enfants, distribue au long de la journée, tout en aidant au travail des champs, les tâches qui corres-pondent aux différentes phases de la préparation du repas : l'un va chercher les épices ou les brèdes qui poussent à côté, l'autre égrène les légumineuses, l'autre encore prépare le riz, etc.

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Mais lorsque le colon est seul, il choisit souvent de manger froid et de se nourrir de boîtes de conserves (sardines, maquereaux, viande de bœuf assaisonnée, etc.) qu'il mélange à son riz froid. Certaines per-sonnes mangent leur riz froid tout en disant que c'est mauvais pour la santé. Quand le colon reste plusieurs jours dans les champs, il est obli-gé de se préparer à manger et de faire cuire du riz ou des racines. Il utilise très souvent les productions qui existent autour de son champ, dont les produits les plus communs sont les brèdes. Nombreux sont d'ailleurs les colons qui [325] conservent un souvenir chargé de lassi-tude de cette consommation de brèdes. Depuis quelques années, cer-tains agriculteurs lassés d'en avoir trop mangé, refusent d'en consom-mer de retour chez eux.

Généralement, les colons construisent dans leurs champs de petites habitations en bois sous tôle, appelée « boucan » qui leur servent à la fois d'abri pour dormir ou se reposer, de lieu d'entrepôt pour les outils ou les produits relatifs à la production agricole, et aussi de lieu de cui-sine. Un foyer est aménagé à l'intérieur et permet de cuisiner au bois. Quelques rares ustensiles de cuisine y sont entreposés et permettent de préparer des repas ou de réchauffer du café. Les couverts sont en quantité restreinte. Ils y laissent quelques ingrédients pour préparer la cuisine comme une bouteille d'huile ou du sel.

À titre d'exemple, voici le détail d'une journée passée aux champs par une famille de colons. Nous verrons à travers cette illustration comment les activités alimentaires (préparation, repas, boisson) s'in-sèrent dans les activités rurales. En effet, à partir de cette journée pas-sée en leur compagnie, il a été possible de suivre pas à pas l'organisa-tion du travail, la répartition des tâches entre les membres de la fa-mille, la place de la préparation des repas, des repas eux-mêmes et des pauses.

Ce colon est salarié dans les Bas ; il réussit à avoir deux jours de congé pour s'occuper de sa production d'essence de géranium. Il choi-sit donc de passer deux jours dans les champs : le vendredi et le same-di 20 et 21 mai 1988. Ces jours sont des jours d'école et ses enfants scolarisés ne sont donc pas sollicités. Il a besoin néanmoins de main-d'œuvre et demande à sa femme et à son fils aîné (19 ans) de venir l'aider. Désireux de partager cette journée avec eux, nous leur deman-dons si nous pouvons les accompagner ; ils acceptent notre proposi-tion. Nous les rejoindrons sur le chemin qui mène aux champs en

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compagnie d'un autre colon. Mais notre présence qui les incite à pré-parer un bon repas pour midi, a certainement perturbé le rythme de la journée, car la préparation a demandé plus de temps que s'ils avaient été seuls. La description de cette journée n'est donc pas tout à fait, dans ses rythmes et dans les activités de la femme du colon, celle d'une journée habituelle, mais elle a l'avantage de mettre en évidence les activités de chacun dans les champs et la place de l'alimentation dans une telle journée :

5 h00. Lever du colon et de sa femme. Ils prennent leur café sans rien manger. Avant de quitter la maison, la femme s'acquitte du repassage des vêtements de ses enfants qui doivent partir à l'école peu de temps après. Pendant ce temps-là, son mari ramasse des légumineuses fraîches dans leur jardin pour le repas de midi. Sa femme attache les pattes d'une poule qui sera transportée vive avec les légumineuses, un sac de riz et un bocal de pâte de piment vert dans un sac en vannerie porté sur le dos (bertel).

[326]6 h00. Départ pour les champs. Il était prévu plus tôt vers 5 h30 pour

éviter de marcher dans la chaleur, mais le colon me dit plus tard : « a ! mon fam la fé repasaj... sa la retard anou ! » (ma femme a fait du repassage... c'est ça qui nous a retardé !).

6 h55. De mon côté, nous commençons la marche à partir du haut du quartier avec un ami du colon qui va, lui aussi, travailler dans son champ. Ce second colon a un bertel sur le dos et un fusil à l'épaule. Il compte chasser le soir quand il rentrera. Nous rejoignons le couple à mi-chemin. Le mari souffre d'une jambe, ce qui explique son rythme de marche plus lent que d'habitude.

8 h20. Nous arrivons tous ensemble (le couple, le second colon et moi-même) au champ de géranium sur lequel se trouve une case en tôle construite par le colon. Cette construction de trois mètres sur deux est très rudimentaire 369. Ce boucan - comme on appelle ce type de construction - a la vocation de servir d'endroit pour préparer la cuisine, pour se reposer ou dormir la nuit, et pour entreposer outils ou produits nécessaires pour le travail de la terre. Le toit en pente se termine par une gouttière de fortune

369 Les murs sont bas et il faut se baisser pour entrer à l'intérieur par la porte d'entrée. Il n'y a pas de fenêtre, le foyer occupe un pan de mur, et un lit de fortune occupe le mur opposé.

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fabriquée à partir de morceaux de tôle et qui aboutit au-dessus d'un gros réservoir métallique. Ce réservoir récupère l'eau de pluie qui est utilisée pour la cuisine et la boisson. Le fils est déjà là. Parti en même temps que ses parents, il est arrivé depuis longtemps. Il attend, tandis qu'une radio crache de la musique à tue-tête. Le feu dans le foyer du boucan est déjà allumé et quand il nous voit arriver, il prépare du café. Dans une casserole d'eau qu'il met sur le foyer, il verse le café qu'il a préparé chez lui et transporté depuis le matin dans une bouteille en verre. Chacun se repose et s'assoit sur une pierre ou à l'ombre des arbres chétifs qui entourent le boucan. C'est le moment de boire le café. Le colon sort de son bertel une bouteille de vermouth déjà entamée et il en propose à tout le monde. Seuls les hommes en boivent, la femme refuse en disant « a ! non pa astèr ! » (ah, non pas maintenant !). Je leur donne une bouteille de vin rouge que j'avais apportée. Le père est un buveur de vin et il en boit chaque jour. La bouteille est entreposée dans le boucan.

Juste après, la femme sort un sac en plastique contenant du riz qu'elle met à cuire sur le feu de bois encore crépitant. Elle sort les légumineuses d'un autre sac en plastique et commence à les égrener devant le boucan, en jetant les gousses à terre. Quelques instants plus tard, son mari l'aide après avoir terminé son verre de vermouth.

9 h 10. Le second colon part pour son champ. Le fils s'en va ramasser du géranium destiné à la cuite dans un champ situé au-dessus du boucan. [327] Le père descend dans un endroit en contrebas où se trouve l'alambic pour la distillation.

9 h 15 à 12 h 00. La femme vient aider son mari et son fils dans le travail de distillation. Elle participe à vider l'eau en surabondance de la cuve. La mère et le fils vont ensuite chercher des bidons de dix litres dans la ravine qui est plus bas ; ils remplissent la cuve et le serpentin de cette eau. La femme remonte au boucan pour préparer la poule ; elle la tue, la plume et la découpe en morceaux 370. Le père remplit la cuve de plants de géranium apportés par son fils après avoir allumé un feu dessous. Alternativement, il attise le feu et remplit la cuve. À la vue d'une petite fumée sortant de la cuve et indiquant le dégagement des premières vapeurs d'essence, il appelle sa femme (qui laisse ses activités de cuisine) pour l'aider à fermer la cuve. L'opération terminée, la femme retourne à sa

370 Elle remarque que plumer la poule lui prend beaucoup de temps, car elle n'en pas 'habitude ; ce sont en effet les enfants qui le font habituellement.

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tâche. Quelques minutes après, des gouttes d'essence coulent dans la bouteille destinée à cet effet :

« La kuit i don, nou pé alé bwar èn zaffair ! » (La cuite donne, on peut aller boire un coup !) dit le père.

12 h00. Arrivé au boucan, le père me propose du coca-cola, car il sait que je ne bois que rarement de l'alcool. Il sort sa bouteille de vermouth et en propose au second colon qui vient juste de revenir de son champ et en prend un verre. Tout le inonde prend un nouveau moment de repos en attendant que le repas soit prêt. Il fait très chaud, le soleil tape sur la tôle du boucan et chacun essaie de trouver des coins d'ombre pour se protéger de la chaleur.

Le repas n'est pas encore cuit et le père me dit à plusieurs reprises qu'il a faim, car il n'a pas goûté le matin afin de ne pas perdre de temps pour faire la cuite. Mais il avoue qu'il ne goûte que très rarement le matin. Le cari poulet est en train de cuire dans la marmite. La femme va chercher des piments et des oignons verts qui poussent sur une bordure du champ de géranium, juste à côté du boucan. Elle saupoudre (fane) les épices lavées et coupées sur le poulet en train de cuire. Une fois le poulet cuit, elle prépare les grains et fait réchauffer le riz en dernier.

12 h30. Le repas est prêt. La radio est allumée et l'on entend les informations sur Radio France Outre-Mer. Les hommes les écoutent d'une oreille distraite, quand la femme apporte à manger. Elle me sert en premier et m'apporte une assiette remplie de riz recouvert de grains et de cari poulet. Elle sert ensuite son mari, puis l'autre colon et enfin son fils. Elle se sert en dernier. La répartition des morceaux de poulet se fait en fonction des statuts de chacun : le fils et moi-même avons eu chacun une cuisse, [328] tandis que les deux autres hommes ont eu chacun une aile. Par ailleurs, la portion de chacun a été complétée par deux autres morceaux moins charnus. De son côté, la mère s'est contentée de morceaux comprenant davantage d'os que de chair. Chacun trouve un endroit à l'ombre pour manger, soit sur un rocher, soit à même le sol. Tout le monde est dirigé dans le sens de la pente face à la mer ; en conséquence personne ne se regarde. Le père propose de boire le vin que j'avais apporté. La bouteille est déjà à moitié vide. Comme les verres manquent, j'ai droit au seul verre et l'autre colon boit son vin dans un verre à rhum, tandis que le père boit à la bouteille. Par ailleurs, une moque (boîte de conserve) pleine d'eau circule entre les différents convives. On se passe aussi le bocal de

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pâte de piment. Chacun mange en silence et l'on entend seulement le bruit de la radio. La femme guette le moment où chaque personne termine son assiette pour lui en proposer à nouveau. L'autre colon (il ne finit pas son assiette) et moi-même n'en reprenons pas tandis que le père se ressert. Il dit comme pour s'excuser :

« Lété pa sufizan, mwa la pa gou-té, lo vent i kri enkor, mé moi la pa labitid de manzé dé fwa komé-la ! »

« C'était pas assez, je n'ai pas goû-té, j'ai encore faim, je n'ai pas l'ha-bitude de manger deux fois comme ça ! »

Le repas terminé, personne ne bouge, accablé par la chaleur. J'offre des biscuits secs que j'avais apportés. Les hommes les acceptent avec un évident plaisir. Lorsque je me dirige vers la mère pour lui en proposer, je la trouve allongée en train de dormir sur le lit du boucan, visiblement épuisée. Elle a le chapeau sur la tête pour éviter la luminosité du soleil qui entre dans la pièce par la porte laissée ouverte pour apporter un peu d'air. Sous la tôle, il fait horriblement chaud et l'atmosphère chargée de fumée de bois est irrespirable...

14 h00. Les hommes repartent travailler. Et un rythme s'organise autour de la cuve de distillation avec la même répartition du travail que dans la matinée. Déchargement du géranium cuit - purge du serpentin - rechargement de la cuve - remplissage d'eau dans la cuve à serpentin - pose du couvercle - recueil de l'essence.

16 00. Je décide de redescendre au quartier avec le fils et l'autre colon. Avant que nous ne redescendions, la mère ramasse des brèdes qui poussent à côté de la cuve pour les donner à son fils afin de les préparer pour le repas du soir des enfants. Le mari et la femme travaillent jusqu'à la tombée de la nuit.

17 h 15. La femme prépare le repas du soir composé des restes de midi avec des brèdes qu'elle et son mari ramassent juste avant de les préparer.

17 h45. Ils mangent devant leur boucan au moment où le soleil décline.

[329]

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19 h30. Ils se couchent. Le lendemain, ils se lèveront tôt à 5 h 00 et continueront leur travail.

À travers ce récit, nous voyons les difficultés auxquelles se confrontent les planteurs : de longues marches avant d'arriver à leurs champs de géranium, le travail des champs pénible et intense, et l'obli-gation parfois de rester dormir dans les champs pour rentabiliser le temps de travail. La distribution des tâches dans les champs associe les travaux des champs à la préparation de la cuisine. Cette dernière tâche incombe à la mère de famille quand elle est présente. Ce rôle s'insère dans une dynamique du travail des champs qui la conduit aus-si à aider son mari. Dans un tel contexte, ces repas sont plutôt frugaux. Habituellement, les colons n'apportent que très rarement des animaux à tuer sur place, comme ces colons l'ont fait ce jour-là pour honorer notre présence. Certains des aliments proviennent des plantes culti-vées autour des champs de géranium 371 : épices, brèdes, citrouilles, chouchoux, manioc, etc. D'autres sont apportés de la maison : riz, lé-gumineuses, boîtes de conserves, etc. La consommation d'alcool dans cette famille est continue tout au long de la journée (ce qui est courant dans les familles du quartier). Ici le vin et le vermouth sont préférés par Raphaël, mais la consommation de rhum est plus commune.

Les repas au travail à l'extérieur du quartier

Les personnes qui travaillent à l'extérieur du quartier emportent la plupart du temps un repas préparé à la maison. Ce sont en général les pères de famille et les grands enfants qui sont concernés. Ce repas est conçu à partir des restes du repas de la veille, éventuellement enrichi d'une préparation faite le matin très tôt avant le départ au travail.

Le père dans le partage intrafamilial est privilégié. C'est lui qui re-çoit la plus grande quantité de riz quand il le demande, c'est lui aussi qui hérite des meilleurs morceaux du cari. Ainsi, généralement, le père qui travaille à l'extérieur part avec une portion de riz et de cari, et

371 Pour les aliments poussant autour des champs, cf. chapitre « Nature aménagée et productions alimentaires ».

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éventuellement de grains (mais pendant les grandes chaleurs, on évite de transporter les grains qui tournent vite au soleil).

Les enfants sont dans le même cas que le père, et nous avons re-marqué que les garçons étaient privilégiés par rapport aux filles. En effet, les garçons font généralement des travaux de force : journaliers dans la [330] canne, dockers, manœuvres-maçons, manœuvres dans les chantiers, etc. Les filles exercent des activités considérées comme moins éprouvantes : employées de maison, gardes d'enfant, ven-deuses, etc. Ainsi les filles qui travaillent à l'extérieur du quartier em-portent souvent moins à manger que les garçons et les pères.

Une jeune fille de 17 ans, suivant un stage de formation à l'exté-rieur du quartier raconte le partage que sa mère (agricultrice) et elle font pour le repas de midi :

« Kan moman té i sa va lao li port son ri, mi port pa. Kan mi port, li port pa. »

« Quand maman va travailler là-haut (dans les champs en altitude), elle em-porte son riz, et je n'en emporte pas. Quand j'en emporte, elle n'en emporte pas. »

Ainsi quand la mère travaille dans les champs en altitude, sa fille et elle mangent du riz alternativement, alors que le père qui est maçon, bénéficie chaque jour de riz et de cari.

Comme nous l'avons vu dans ce chapitre, la structure du foyer, les activités de ses membres et la dynamique de leurs relations déter-minent les conditions quotidiennes de consommation alimentaire. Et les événements alimentaires tout en suivant des codes créoles sont en écho avec le mode et les rythmes de vie des membres du foyer, avec les stratégies des mères de famille, et avec les événements familiaux qui favorisent une relative diversité de la consommation alimentaire au sein du quartier.

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[331]

LE CARI PARTAGÉ.Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion

CONCLUSION

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Les processus concernant l'alimentation à Ravine Verte, comme nous l'avons vu en détail dans cet ouvrage, sont en résonance avec ceux en cours d'élaboration à la Réunion, et les quartiers parcourus par les mêmes changements sont nombreux dans l'île. Deux axes d'ana-lyse ont été ainsi mis en évidence : la permanence d'une tradition créole rurale marquée par la pauvreté et des évolutions en rapport avec l'ouverture vers la société globale.

Ainsi une tradition créole favorise-t-elle la conservation d'un patri-moine culinaire basé sur l'autoconsommation et sur des habitudes de préparation, de consommation et des habitudes de table propres aux milieux ruraux de la Réunion. La notion de nourriture est dans ses grandes lignes identique - bien qu'il y ait certaines spécificités - à celle de l'ensemble du monde créole autant dans la délimitation du comes-tible, dans l'utilisation des parties végétales ou animales comestibles, dans la notion de repas, que dans les manières de table et la manière de recevoir dans le quotidien ou lors des occasions festives (fêtes pro-fanes des rites de passage, jour de l'an, etc.). La consommation ali-mentaire est elle-même régie par des habitudes de frugalité et par des contraintes saisonnières (disponibilités alimentaires dans l'espace sau-vage et aménagé, conséquences des cyclones et de la sécheresse, rythmes scolaires, etc.), mais aussi par des attitudes concernant les dépenses alimentaires privilégiant les postes de première nécessité lors des rentrées d'argent. L'achat massif de riz (acheté par sac de 50 kg), de légumineuses, d'huile, de savon ou de lessive reste en effet la grande constante des comportements de consommation.

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Mais les dynamiques de consommation alimentaires au sein des systèmes que représentent les foyers de consommation sont diverses, même dans un quartier à population homogène comme celui-ci. De nombreux facteurs favorisent cette diversité : notamment la dyna-mique intrafamiliale, les caractéristiques des ressources (productions familiales, divers revenus), les habitudes et les comportements de la mère gestionnaire du budget (d'une façon générale), le recours à de nouveaux modèles de consommation et d'identification, ou l'adhésion à un ethos ou à des rites [332] religieux ou magico-religieux, ou en-core la prise en compte de représentations du corps et de la santé. Les illustrations de ces dynamiques de consommation - sous formes d'études de cas abordées dans le texte - montrent la diversité et la complexité des processus en jeu.

Les évolutions alimentaires constatées dans le quartier sont par ailleurs à mettre en rapport avec les méta-processus qui ont marqué la vie de cette population. Le désenclavement a favorisé le contact avec l'extérieur (facilitation de communication, de déplacement, d'échanges), et l'amélioration des logements (équipement en électrici-té, eau, téléphone, etc.). La perte de vitesse des activités agricoles ne peut pas faire vivre l'ensemble des habitants s'installant au fil des an-nées sur le site ; elle nécessite donc une diversification des activités professionnelles. Les habitants sont obligés de chercher à l'extérieur ce que les ressources du quartier ne permettent plus d'apporter. Les hommes deviennent journaliers ou salariés dans la canne, ou tra-vaillent comme jardiniers, comme dockers, comme maçons, comme employés d'entreprise, les femmes vont travailler à domicile comme gardes d'enfant, femme de ménage. Mais dans l'ensemble, un chô-mage chronique touche nombre de foyers qui ne peuvent vraiment vivre que grâce aux transferts sociaux. Une augmentation sensible de la population en quelques années a entraîné des installations sauvages sur des espaces parfois exigus à cause de la déclivité ou des rochers. Dans certains foyers la cour, lieu de productions familiales, se réduit comme une peau de chagrin par manque de place. L'augmentation sensible du pouvoir d'achat dans les foyers qui ont reçu le R.M.I., et dans ceux qui peuvent cumuler plusieurs types de transferts sociaux ont transformé les phénomènes de consommation. En outre, la scolari-sation obligatoire jusqu'à seize ans a entraîné une meilleure éducation des enfants qui, malgré leurs difficultés scolaires, apprennent à être

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mieux en adéquation avec la société globale que leurs parents. Pou-vant parler le français (leurs parents sont le plus souvent uniquement créolophones), sachant lire et écrire, ils servent souvent dans les fa-milles de véritables ponts avec l'extérieur, car ils savent remplir les formulaires des transferts sociaux, savent lire toutes les informations dans les villes (commerces, publicité, etc.), et certains (ce qui est rare) font des études ou des apprentissages au-delà de seize ans (coiffeur, infirmier, etc.). Enfin, le développement de la médicalisation a permis une couverture géographique plus importante des professions médi-cales et le recours plus courant à l'hospitalisation et à l'accouchement en milieu hospitalier.

Dans un tel contexte, il existe une augmentation sensible des dé-penses alimentaires depuis l'arrivée du R.M.I., mais elles constituent toujours le premier poste de consommation dans les foyers que nous avons étudiés.

Cette évolution s'accompagne de nombreuses innovations alimen-taires. L'ouverture sur l'extérieur, les facilités de déplacement et de communication [333] favorisent actuellement l'accès à de nouvelles recettes pratiquées dans la société globale (recettes d'autres quartiers, recettes métropolitaines, chinoises, malbar, etc.) et à de nouveaux pro-duits alimentaires. Le contact de plus en plus important avec le mo-dèle métropolitain par le travail, les séjours éventuels en Métropole, la scolarisation, les modèles nutritionnels véhiculés par le monde médi-cal, ainsi que la volonté des jeunes de modifier leur alimentation favo-risent des changements structurels ponctuels.

Ainsi l'évolution du système culinaire se solde-t-il par plusieurs dynamiques. Si l'on considère la structure de la consommation ali-mentaire qui est fondée sur une codification créole, il existe des évolu-tions caractérisées par des substitutions ou par des additions de pro-duits alimentaires, ou encore par des changements de structure. Par substitution, les repas au riz sont accompagnés de nouvelles recettes, mais leur structure demeure inchangée. Par addition, de nouveaux produits jusqu'alors peu consommés ou inconnus sont utilisés ; et c'est là que les transformations alimentaires sont certainement les plus sen-sibles. La consommation courante de nouveaux produits issus des commerces touche préférentiellement tous les produits des goûters (biscuits, friandises, apéritifs, chocolat, boissons sucrées gazeuses ou non, etc.), mais aussi les boissons alcoolisées. Le rhum tout en étant

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toujours énormément consommé laisse de plus en plus de place à la bière, au vin et dans les occasions festives aux alcools plus chers comme le whisky et parfois le Champagne. C'est le cas aussi de la di-versité des petits snacks que l'on trouve dans les camions-bars ou sur le marché : bouchons, samoussas, etc., qui se trouvent de plus en plus souvent consommés dans les foyers au retour des courses. Dans les repas quotidiens, on constate ainsi dans certaines familles la juxtaposi-tion à la structure traditionnelle de certains éléments comme une sa-lade verte ou composée, du fromage ou des yaourts.

Les additions peuvent ne pas altérer la structure du repas si ces nouveaux éléments sont conçus comme des accompagnements du riz ; le service du repas dans l'assiette reste alors synchronique. Elles peuvent par contre en changer la structure en faisant succéder les ser-vices et rendre ainsi le repas quotidien diachronique, innovation fon-damentale par rapport aux habitudes traditionnelles. Par changement de structure, les repas au pain (sans riz) se font dans une volonté de changer du quotidien. Cette structure différente s'accompagne de nou-veaux composants et de nouvelles recettes apparentées au monde mé-tropolitain. Les goûters du matin, traditionnellement au riz ou au maïs, deviennent pour les enfants scolarisés de plus en plus couramment à base de pain, plus pratiques pour manger à l'école et aussi plus valori-sants dans un contexte scolaire. Cette consommation plus importante de pain s'inscrit dans un processus global qui touche l'ensemble de la société réunionnaise, situation confirmée par [334] l'étude de l'INSEE sur les dépenses des ménages réunionnais 372 et que l'on constate aisé-ment par la prolifération des boulangeries dans le département et par le succès des rayons de pain dans les supermarchés.

Mais soulignons ici que, si les changements existent, ils ne s'ex-priment que si certaines conditions sont vérifiées. La conservation de la structure des repas basée sur le riz, les légumineuses et sur un cari témoigne d'un attachement fort. Les manières de table s'y rattachant ainsi que les vertus de réplétion et de force associées à ces aliments, lient intimement (sensuellement, et d'une façon organoleptique) le mangeur avec sa nourriture dans un sentiment d'appartenance à son groupe ; identification forte qui sous-tend l'identité créole autant dans ce quartier que dans l'ensemble de la Réunion.

372 Cf. A. Friez, 1989.

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Ainsi les innovations alimentaires ne changent-elles la structure des repas que dans les éléments du rythme quotidien qui n'empêchent pas la conservation de la structure traditionnelle : petits déjeuners, goûters, repas de fête, et repas pour changer du quotidien. Par contre, les repas quotidiens ne sauraient être transformés radicalement par un changement de structure alimentaire, car on aurait l'impression non seulement de ne pas nourrir mais aussi de perdre son identité. Les dif-ficultés de changements de régime alimentaire chez les femmes qui cherchent à maigrir sont à ce propos parlant ; en effet, les médecins leur conseillent généralement de ne plus manger de riz ni de légumi-neuses ou moins régulièrement que d'habitude.

Ces évolutions culinaires, signe de transformations progressives, mais profondes, s'accompagnent de changements dans la sphère do-mestique, dans les manières de table, et dans les occasions festives. Dans la façon de cuisiner, de véritables mutations s'observent dans les foyers. La cuisine au bois perd de son usage quotidien au profit de la cuisine au gaz, plus pratique et plus rapide. La cuisson au bois reste malgré tout valorisée, et est utilisée lors de toute occasion festive. Ne plus cuisiner régulièrement au bois entraîne une restructuration de l'organisation familiale. Les longues marches ne sont plus obligatoires pour trouver du bois encore accessible dans la nature, et les cuisines traditionnelles à bois sont utilisées de façon différente ce qui change sensiblement la dynamique familiale. On enlève le foyer que l'on rem-place par la cuisinière à gaz, on la supprime complètement, ou on l'utilise comme débarras.

Les manières de table, elles aussi, subissent des évolutions sen-sibles. Sous la pression des enfants, les repas se font de plus en plus à table alors que traditionnellement le repas se prend avec une assiette sur les genoux. Les fourchettes et les couteaux ont tendance à rempla-cer la cuillère ou la [335] main. L'élévation du niveau de vie notam-ment grâce au R.M.I. a favorisé la multiplication des occasions fes-tives (on se marie plus jeune, on organise plus souvent des bals pour les communions) et a donc pour conséquence de rendre plus courants les repas de fêtes. Ces repas, davantage fournis en viandes et en al-cools, sont des lieux d'innovation culinaire de plus en plus privilégiés, et offrent des occasions plus nombreuses de raffermir les liens sociaux et familiaux.

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Les deux principales tendances de l'alimentation des habitants de Ravine Verte - l'une conservant les caractéristiques d'une tradition créole, l'autre ouverte au changement et à l'innovation - montrent l'existence de tendances vécues différemment selon les familles. L'ou-verture au changement est de plus en plus favorisée par les jeunes qui aspirent aux nouveautés ; ces transformations alimentaires sont mieux intégrées par les femmes, véritables ordonnatrices de la sphère domes-tique, que par les hommes qui ont tendance au conservatisme alimen-taire. Les personnes âgées, bien que conduites à transformer leur ali-mentation à la suite de recommandations médicales, aiment conserver des habitudes du passé.

Mais cette population n'a pas accès à la diversité des recettes prati-quées sur le sol réunionnais. En effet, les contacts avec les Malbar sont restreints puisque l'on se méfie d'eux, les contacts avec les Chi-nois à travers les boutiques restent superficiels - ils restent des com-merçants où les échanges sont limités - les contacts avec les Z'arabes ne sont que commerciaux. La cuisine métropolitaine semble plus ac-cessible à travers les contacts professionnels avec des Métropolitains (comme femme de ménage, garde d'enfant, etc.), ou la cuisine sco-laire. L'acquisition de nouvelles recettes est liée, d'une part, aux ré-seaux familiaux, amicaux et professionnels, et d'autre part, aux repré-sentations des autres ethnies et de leur nourriture. Avant d'enter dans le quotidien, ces nouvelles recettes sont principalement utilisées dans des occasions festives. Dans l'acquisition de nouvelles recettes issues d'un contact direct avec la société globale, l'impact des Travailleuses familiales est tout à fait significatif, car elles sont de véritables initia-trices de nouvelles façons de cuisiner. En outre, cette évolution s'ex-prime différemment selon les familles du quartier en intervenant avec une fréquence variable dans les rythmes quotidiens.

Les transformations alimentaires touchent certainement encore plus profondément les Réunionnais davantage impliqués dans un mode de vie moderne où la femme travaille et où les enfants sont plus proches des pôles urbains, vecteurs de davantage d'innovations. Nous remarquons malgré tout, que ces transformations sont de plus en plus présentes dans ce quartier, et qu'elles ne peuvent que s'accentuer avec le temps. Néanmoins, ces changements s'expriment sur la base d'une structure traditionnelle qui est conservée dans les repas, structure fa-vorisant les sensations organoleptiques et l'identité créole. Soulignons

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enfin que ces évolutions [336] de structures intimement liées aux sen-timents identitaires dépendent, d'une part, de l'enracinement de la culture créole et, d'autre part, du positionnement culturel des individus dans la société moderne. Les sensations physiologiques, gustatives et les processus socio-identitaires jouent ainsi un rôle fondamental dans la possibilité d'ouverture sur un nouveau modèle alimentaire.

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[352]VERDIER, Y.1980 Façons de dire, façons de faire : la laveuse, la couturière, la

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Âge, coll. L'univers historique, éd. Seuil, Paris, 400 p.VOGEL, C. (sous la dir.)1980 Be Cabot approche ethnologique d'un éco-système, coll. des

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Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’Île de la Réunion. (2000) 441

[353]

Liste des tableaux

Tableau 1. Évolution du nombre officiel de contrats de colonat [28]

Tableau 2. Répartition de la population selon l'activité du chef de famille [29]

Tableau 3. Répartition des élevages familiaux par cour [57]

Tableau 4. Charcuteries vendues sur le marché de Saint-Paul [101]

Tableau 5. Morceaux de viande de bœuf vendus sur le marché de Saint-Paul [101]

Tableau 6. Les diverses utilisations des fruits et des arbres fruitiers [113]

Tableau 7. Utilisation alimentaire de quelques plantes courantes [114]

Tableau 8. Les parties des animaux d'élevage consommées [129]

Tableau 9. Structure des repas quotidiens [154]

Tableau 10. Structure des repas de fête [163]

Tableau 11. Manières de table traditionnelles et tendances évolutives [174]

Tableau 12. Répartition des manières de table selon le sexe et l'âge [174]

Tableau 13. Fréquence à Madagascar des autres interdits alimentaires rencontrés à Ravine Verte [216]

Tableau 14. Attitudes alimentaires conseillées pour une femmeaccouchée, selon les conceptions traditionnelles [235]

Tableau 15. Les rythmes des ressources [266]

Tableau 16. Mois de production des principaux produits alimentaires à Ravine Verte [271]

Tableau 17. Productions annuelles de géranium pour un planteur du quartier [276]

Tableau 18. Variations annuelles des ventes de géranium [277]

Tableau 19. Bilan théorique du rythme annuel des communions dans une famille de cinq enfants [279]

Tableau 20. Dépenses du foyer de Roger et Sandrine R. pour la communion so-lennelle (juillet 1990) [280]

[354]

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Tableau 21. Les principales dépenses mensuelles du foyer de Béatrice T. [294]

Tableau 22. Activités domestiques, rurales et familiales quotidiennes [300]

Tableau 23. Répartition courante des personnes présentes et absentes au repas de midi dans le foyer [302]

Tableau 24. Rythme hebdomadaire des repas de midi au sein du foyer [303]

Tableau 25. Rythme hebdomadaire des repas quotidiens [305]

Tableau 26. Les types de repas en fonction du lieu de consommation [306]

Tableau 27. Fréquence des boissons consommées à la maison pour le petit déjeu-ner par un échantillon d'enfants scolarisés [309]

Tableau 28. Fréquence des types de petits déjeuners consommés par un échan-tillon d'enfants scolarisés [309]

Tableau 29. Répartition des légumineuses au long de la semaine [315]

Tableau 30. Répartition des caris au long de la semaine (foyer 1 à 3) [316]

Tableau 30 bis. Répartition des caris au long de la semaine (foyer 4 à 6) [317]

Tableau 31. Types de grains utilisés dans les six foyers [319]

Tableau 32. Composition des repas dominicaux pour les six foyers étudiés [320]

Tableau 33. Menus de la restauration scolaire de la commune de Saint-Paul [321]

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[355]

Liste des schémas

Schéma 1. Famille O. : Structures familiales et liens de parenté des personnes impliquées dans l'abattage du cochon [123]

Schéma 2. Sémantique du « mangé créole » [152]

Schéma 3. Types d'aliments s'associant au riz dans un repas créole [154]

Schéma 4. Service dans l'assiette d'un repas au riz [157]

Schéma 5. Manières de manger dans l'assiette un repas au riz [159]

Schéma 6. Foyer de consommation et systèmes intervenant dans la consomma-tion [254]

Schéma 7. Exemples de foyers de consommation - Structures simples [259]

Schéma 7 bis. Exemples de foyers de consommation - Structures simples (suite) [260]

Schéma 8. Exemples de foyers de consommation - Structures complexes [262]

Schéma 9. Exemples de foyers de consommation - Autonomisation déjeunes foyers [263]

Schéma 10. Arrivée mensuelle des revenus dans un foyer monoparental [284]

Schéma 11. Arrivées mensuelles des revenus dans le foyer de Roger et Sandrine T [285]

Schéma 12. Arrivées mensuelles des revenus dans le foyer de Noéline G [286]

Schéma 13. Évènements familiaux et dynamiques de consommation du foyer de Rufine et Max en 1990 [292]

Schéma 14. Exemple de consommation dans le foyer monoparental de Béatrice [295]

Schéma 15. Les événements alimentaires quotidiens [305]

[356]

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[357]

Table des matières

Préface [5]Remerciements [9]Avertissement [11]Prologue [13]Introduction [17]1. Un quartier entre ruralité et pauvreté [25]

PREMIÈRE PARTIEDE LA PLURALITÉ DES ALIMENTS [37]

2. Nature aménagée et productions alimentaires [39]3. Nature sauvage et ressources alimentaires [67]4. Commerces et produits alimentaires [83]

DEUXIÈME PARTIEDES NOURRITURES CRÉOLES [107]

5. Manger créole dans le quartier [109]6. Le repas et le partage [151]7. Le manger et le croire [183]8. Manger pour le corps [219]

[358]

TROISIÈME PARTIEDES NOURRITURES FAMILIALES [251]

9. Manger en famille [253]10. Rythmes alimentaires saisonniers et mensuels [269]11. Se nourrir au quotidien [299]

Conclusion [331]Bibliographie [337]

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[359]

ÉDITIONS KARTHALA(extrait du catalogue)Collection Méridiens

Philippe L'HOIRY, Le Malaŵi.André LAUDOUZE, Djibouti.Antonio RALLUY, La Nouvelle-Calédonie.Christian RUDEL, Le Paraguay.Catherine BELVAUDE, L'Algérie.J.-P. LOZATO-GIOTARD, Le Maroc.Michel POUYLLAU, Le Venezuela.Christian RUDEL, L'Équateur.Catherine FOUGÈRE, La Colombie.Yvonne FRANÇOIS, Le Togo.Marc MANGIN, Les Philippines.Robert AARSSÉ, L’Indonésie.Patrick PUY-DENIS, Le Ghana.Marc-Antoine DE MONTCLOS, Le Nigeria.Mihaï E. SERBAN, La Roumanie.Pierre VÉRIN, Les Comores.Marie LORY, Le Botswana.Leonas TEIBERIS, La Lituanie.Daniel JOUANNEAU, Le Mozambique.Ezzedine MESTIRI, La Tunisie.Attilio GAUDIO, Les îles Canaries.Christian RUDEL, La Bolivie.Marc LAVERGNE, La Jordanie.Guy FONTAINE, Mayotte.Jane HERVÉ, La Turquie.Maryse ROUX, Cuba.Kamala MARIUS-GNANOU, L'Inde.Joël LlJGUERN, Le Vietnam.Christian RUDEL, Le Mexique.Soizick CROCHET, Le Cambodge.Muriel DEVEY, La Guinée.S. CHAMPONNOIS et F. de LABRIOLLE, L'Estonie.

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Jean CHAUDOUET, La Syrie.Georges LORY, L'Afrique du Sud.Christian RUDEL, Le Portugal.Phihppe DAVID, Le Bénin.Frauke HEARD-BEY, Les Émirats arabes unis.S. CHAMPONNOIS et F. de LABRIOLLE, La Lettonie.Carine HANN, Le Laos.Jacqueline THEVENET, La Mongolie.Muriel DEVEY, Le Sénégal.Philippe DAVID, La Côte d'Ivoire.Pierre VÉRIN, Madagascar.

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Achevé d'imprimer en mai 2000sur les presses de la Nouvelle Imprimerie Laballery

58500 ClamecyDépôt légal : mai 2000

Numéro d'impression : 005068Imprimé en France