le calvaire d'un innocent ; n° 127

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127 Prix : 1 fr 20 . Belgique : 1 fr 50 Tentant de protéger la jeune femme, il l'em- porta vers la porte. (p.3975). C. I. LIVRAISON 505 Paris 24-9-1932 MANIOC.org Bibliothèque Alexandre Franconie Conseil général de la Guyane

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Auteur : D' Arzac, Jules. Ouvrage patrimonial de la bibliothèque numérique Manioc. Service commun de la documentation Université des Antilles et de la Guyane. Conseil Général de la Guyane, Bibliothèque Franconie.

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Page 1: Le calvaire d'un innocent  ; n° 127

N° 1 2 7 Prix : 1 fr 2 0 . Belgique : 1 fr 50

Tentant de protéger la jeune femme, il l'em­porta vers la porte. (p.3975). C. I. LIVRAISON 505

Paris 24-9-1932 MANIOC.org

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Les journalistes se hâtèrent vers le bureau du télé­graphe : M. Démange, vers la prison où il voulait voir Dreyfus pour lui faire signer la demande de suspension d'audience, et Jaurès et Baseli vers la demeure de ce der­nier...

CHAPITRE DIII

LE TORTIONNAIRE A LA BARRE

L'aube... Une aube charmante d'été La rue est calme Derrière les barrages formés à la première heure

par les artilleurs et les fantassins, il n 'y a encore per­sonne.....

Quelques appels de clairon, les trompes des tram­ways qui commencent à circuler, rompent seuls la mono­tonie du silence

Peu à peu, les témoins, les journalistes arrivent... Les généraux ont fait apporter des chaises dans la

cour, en prévision de la chaleur étouffante qui menace, car une petite brume opaque plane.sur la vi l le-

Certains s'y installent commodément, en attendant l 'ouverture de l'audience...

Dans le jardin, M. le sénateur Trarieux se promène en devisant avec le commandant Hartmann.

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— 4036 —

Georges Bourdon passe en courant, une serviette sous ]e bras.

— Eh bien ! lui crie un journaliste ami, tu ne pour- • ris pas encore sur la paille humide des cachots

Le sténographe s'arrête, serre la main de son collè­gue et répond en riant :

— Pas encore, mon vieux, ce sera pour-1 'hiver pro­chain, pour que la paille soit plus humide... 1 -

— Mercier maintient sa plainte ? — YA comment.?... J e sais déjà que je serai déféré

aux Assises de novembre !... — Les Assises ! Mais c'est la gloire, mon cher !... — J 'en aimerai mieux une autre, réplique Bourdon

qui reprend sa course. La salle s'emplit ; tout le monde gagne sa place ;

l'officier-huissier introduit Dreyfus et son défenseur ; puis le silence solennel dans lequel retentit l'habituel :

— Messieurs, la Cour ! Les juges prennent place et, M c Démange, se levant

au banc de la défense, prononce : — Monsieur le Président, Messieurs de la Cour, j ' a i

eu l'honneur de remettre entre vos mains une lettre du capitaine Dreyfus demandant qu'il soit sursis aux dé­bats jusqu'à lundi... Lundi, M." Labori, dont la blessure n'est heureusement pas aussi grave qu'on ne l'avait craint tout d'abord,.pourra reprendre, nous l'espérons, sa place parmi nous...

• « Je tiens à appuyer personnellement la demande de mon client. La défense n'étant plus assurée de la ma­nière prévue tout d'abord, j 'ose espérer que le Conseil de Guerre ne la repoussera pas...

Mais le colonel Jouaust se lève : — Monsieur le Défenseur, dit-il, considérant que la

défense tle votre client n'est pas mise en péril par l'ab­sence de l 'un de ses défenseurs; considérant que l'audi-

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tion des témoins sera longue et que Me Labori aura tout le temps dans sa plaidoirie de réfuter les allégations qui seraient apportées à la barre, le Conseil de Guerre ne croit pas devoir déférer à cette demande... Les débats con­tinueront donc ; nous serons très heureux de voir revenir Me Labori parmi, nous et nous sommes certains que cette petite interruption dans ses travaux n'auront pas été préjudiciable à la défense...

— Monsieur le Président, reprit M e Démange, j ' i n ­siste'.-. C'est le désir de mon collègue que je vous exprime maintenant...

— Monsieur le Défenseur, nous vous demandons comme une grâce de ne pas insister. Le Conseil de Guer­re décidé, en toute liberté, de ne pas surseoir aux au­diences... L'intérêt supérieur de la France demande que ce procès ne traîne pas en longueur.., Yous devons reje­ter cette demande.

« L'audience continue... « Faites entrer le premier témoin... L'officier-huissier appelle : '— Monsieur Guérin, sénateur... — J 'étais, commence le témoin, ministre de la Jus­

tice, en 1894, c'est vrai et c'est sans doute pour cette rai­son que l'on a cru devoir me citer... Mais, messieurs, il me faut vous rappeler que la Justice civile n'a pas eu à connaître de ce procès, à cette époque... J e ne sais abso­lument rien du fond de l'affaire...

« Devant la Cour de Cassation, ajoutée il, j ' a i dit que je ne me souvenais pas si le Conseil qui, à l'unani­mité, je crois, avait autorisé les poursuites, avait été tenu à l'Elysée ou au Ministère de l 'Intérieur. Monsieur Casi- > mir-Périer a précisé mes souveni rs à ce sujet ; je me sou­viens maintenant que c'est au Ministère de l'Entérieui qu'on a délibéré...

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« Mais je le répète, je ne sais rien... rien... « J ' a i été aussi étranger que faire se peut à

ce procès et je n 'aurais pu me faire une opinion qu'à tra­vers la presse ou les racontars ; j ' a i préféré, je préfère encore n'en pas avoir puisquelle ne serait pas basée sur une preuve m'apportant une certitude dans un sens ou dans l'autre...

M" Démange prend acte de la déclaration de l'an­cien ministre :

— Je constate, dit-il, que l'on n'a pas apporté aux ministres de 94 une preuve formelle de la culpabilité de Dreyfus.

« M. Guérin a autorisé l'enquête, les poursuites, en même temps que ses collègues du Ministères, mais il n'a pns eu la preuve du crime... C'est bien cela, Monsieur le Sénateur ?...

— Oui, dit le témoin, qui est autorisé à se retirer. C'est alors le tour de M. Lebon. L'ancien ministre des Colonies entre dans la salle ;

s'approche de la barre ; il est à quelques pas de celui qu'il a muré vivant dans une cage étouffante...

I l est tout près du malheureux qu'il a failli rendre fou...

Aura-t- il un mot de pitié, un mot de regret. Innocent ou coupable, Dreyfus devait-il être tor­

turé M. André Lebon ne semble pas avoir de remords.

C'est d'une voix tout à fait calme, qu'il expose les faits : — Jusqu'au mois d'octobre 1897, dit-il, l 'attitude

de l'accusé a été parfaitement soumise et résignée ; mais, à cette époque, une modification s'est produite dans 3a conduite.

« Une enquête avait été presr-rite pour retrouver les traces d'un télégramme administratif, qui n'était pas parvenu à destination....

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« On suivit les traves du télégramme jusqu'à sa sor­tie de France ; mais on les perdit dès son passage sur les lignes anglaises.

« Je savais, continua l'ancien ministre, que les con­cessionnaires du service de transport avaient un cam-manditaire. suspect, u r allemand...

. « J e ne pouvais résilier son marché et, cependant, un ensemble de renseignements démontrait qu'il étudiait les possibilités de faire évader Dreyfus. J e ne pouvais prendre aucune mesure contre lui, sous peine d'exposer l 'Etat à lui payer d'énormes dommages et intérêts..

« Alors, j ' a i cru bien faire en adressant à la Guyane, le 6 août 1897, les premières instructions indi­quant un changement dans le régime du condamné ; or, à ce même moment, je recevais du gouverneur de l'île, la nouvelle de la présence d'un bâtiment américain sus­pect en vue de l'île du Diable.

« Ce point de vue envisagé, les petites modifications indiquées ne suffisaient plus...

« Je .me suis décidé à prendre des mesures rigou­reuses...

« J e sais parfaitement tout ce que l'on a dit à ce sujet... On a prétendu que toutes ces mesures étaient pu­re nent ve itoires, q u ' î l e s ét îent parfaitement 'nuti-les puisqu'on ne pouvait pas s'évader de l'île du Diable.

— Ce sont aussi des coloniaux ou d'anciens s;ouver-neurs de la Guyane, qui le disent... On s'est évadé de iSTou-méa, jamais de l'île du Diable, réplique M e Démange.

— Ce n'est pas mon avis, s'exclame.l'ancien minis­tre des colonies, dont le ton monte, tandis que son teint terreux se colore : ce n'est pas non plus celui d'un Gou­verneur de la Guyane, qui se trouvait en France à ce v

moment-là et qui. jugeait que c'était, au contraire, très facile.

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« Et j ' en étais tellement persuadé que je me suis 'déterminé à faire construire la double palissade et à faire mettre au condamné la double boucle la nuit...

« J 'avais encore une autre raison, me déterminant à des mesures de rigueur. C'était la lettre qu'on a ap­pelé « le faux Weylcr». Cette pièce m'a beaucoup sur­pris et beaucoup inquiété... J 'é tais persuadé que la fa­mille Dreyfus préparait un scandale...

« I l était donc de mon devoir de suspendre la corres­pondance du prisonnier avec sa famille.

« J e l'ai fait ; puis, devant les réclamations inces­santes qui me parvenaient, j ' a i autorisé la transmission de la copie d'une lettre que le prisonnier adressait à sa femme et d'une copie de celles que sa femme lui écri­vait. Nous faisions copier ces lettres pour éviter tout moyen de correspondance secrète et, dans les copies, on prenait soin d'intervertir l 'ordre de certains mots ou de les changer... De la sorte, si cette correspondance conte­nait un code, il était brouillé...

Dans la salle, des exclamations fusent... — C'est le délire de la persécution ! crie quelqu'un. — Silence ! crie l'huissier... — Si l'on interrompt l'audition des témoins, inter­

vient le colonel Jouaust, je me verrai dans l'obligation de faire évacuer la salle...

« Continuez, monsieur le Ministre... — J ' a i la conviction, reprend le tortionnaire, que

le condamné avait un moyen secret de correspondre avec les siens ; mais je ne puis le prouver. Quelque ser­rée qu'ait été ma surveillance, on n'a rien pu saisir per­mettant de l'affirmer...

« Quoiqu'il en soit, j ' a i fait mon devoir, tout mon devoir et, si c'était à recommencer, je le ferais encore : ne recommencerais... J e suis sûr que Dreyfus corrcsDon-

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dait secrètement avec la Métr-pole ; mais je ne suis pas parvenu à trouver la clé de cette correspondance... Ma conviction n'a cependant pas changé...

Cette fois, et malgré les regards foudroyants du co­lonel Jouaust, des murmures, des cris éclatent dans l'au­ditoire.

M" Démange paraît indigné ; il se dresse à son banc et, d'une voix tonnante, il s'exclame :

— J e marche de surprise en surprise ; nous avons entendu ces jours-ci des témoins qui venaient ici, non pour témoigner, mais pour accuser ; je proteste vive­ment contre les insinuations de M. André Lebon, ancien ministre des Colonies ; on dirait que, lui, est venu ici^ pour se défendre...

« Et je désire, maintenant, poser quelques ques­tions :

« Pourquoi M. Lebon n'a-t-il pas fait remettre à Dreyfus la lettre Weylcr, dont l'accusé n'a vu qu'une copie •

— Simplement, répond M. Lebon, parce qu'il y avait sur l'original des points lumineux qui révélaient Ja présence de mots écrits avec de l'encre sympathique. Dès lors l'original était inutilisable pour nos buts...

— Mais, alors, pourquoi a-t-on reproduit sur la co­pie les mots à l'encre sympathique ? D'ailleurs, cette épreuve a tourné au bénéfice de Drevfus.

Le colonel Jouaust intervient. I l se tourne vers le capitaine Dreyfus pour lui demanvlcr :

— Qu'avez-vous pensé, quelle a été votre impres­sion, lorsqu'on vous a communiqué la copie de la lettre v

.Weyler — Mon colonel, je n 'y ai rien compris... rien du

tout... J e ne veux pas parler des injures qui m'ont été in­fligées, à moi, innocent... J e ne veux rien dire de ce qui

С. I.

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s'est passé, pendant cinq ans, à l'île du Diable... Mon supplice a dépassé tout ce qui se peut imaginer ; mais j ' a i tout supporté sans me plaindre, pour mon honneur, •pour ma femme et mes enfants..'.

Quelques applaudissements éclatent dans la salle-On crie « bravo ! » Ces fieres paroles de l'innocent qui a vaincu ses

'bourreaux, résonnent comme un soufflet sur la face du ton ri tienteur.

MB Démange demande qu'on lise le rapport qui a été fait par lé ministre des Colonies actuel sur les traite­ments infligés à Dreyfus.

La lecture dé ce document fait couler des larmes dans le public et Dreyfus, lui-même, semble s'émouvoir au souvenir des douleurs qu'il a endurées.

La lecture terminée, André Lebon reprend la parole pour déclarer que ce rapport dressé contre les bour­reaux de Dreyfus est parfaitement exact ; mais qu'il est incomplet...

Après cette leçon d'impartialité donné au minis­tère actuel, il se retire en serrant les mains du général Dillot.

Tl ne semble pas désirer' attendre la fin de l'au­dience ; JCS murmures et les exclamations qui ont ac­cueilli sa déposition1 lui font craindre une conduite de Grenoble.

— Au témoin suivant ! dit le président. C'est le tour de Mme Veuve Henry. — Mon mari, dit-elle, rentra un soir à la maison

avec le bordereau. C'est sur la table de la salle à manger, recouverte

d'une toile ci rée, qu'il se mit à le reconstituer. — Quand cela se passait-il ? demanda M. Démange. C'était à la fin de septembre 181)4.

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— 4013 —

— Le commandant Henry vous donna- t-il des ex­plications, Madame ? <•

— Non ; cependant, ce soir-là, il me dit, après le dîner, que des papiers importants lui avaient été remis.

« Et il ajouta : « Il y a là des choses graves que l'on m'a prié de voir de très près-.. »

« Il se mit au travail et je le laissai. Une heure plus tard, environ, il pénétra dans la pièce où je me te­nais et il déposa ces papiers dans son chapeau pour ne r r s les f i l lier le lendemain matin.

— Pouvcz-vous nous' dire quelle avait été son im­pression en voyant le bordereau ? interrogea l'avocat.

— Non !... Tout ce que je puis vous dire c'est qu'il semblait ne pas savoir qui l'avait écrit.

— Madame Henry peut-elle nous dire en quel sens son mari lui parla de l 'arrestation du capitaine Drey­fus

— Il ne m'en parla pas spontanément. Ce ne fut que lorsque je lui demandai pour quelle raison il se trouvait en tenue de .service qu'il m'apprit qu'il avait ceixîirit un de ses collègues au Cherche-Midi.

« 11 le fit en ces termes : « J e viens de rempli* la mission la plus pénible

qu'un officier puisse accomplir. J e viens de conduire au Cherche-Midi un officier accusé de trahison.

— Et, sans nommer le coupable, il ajouta : — J e t'en prie, n'en parle pas avant quelques

jours; il s'agit d'un malheureux père de familie. — Votre mari vous a adressé avant de mourir une

lettre dans laquelle il vous disait : « Quel malheur que d'avoir rencontré un pareil

misérable ! » « Pouvez-vous nous dire de qui il veillait par ler î .

questionna M e Démange.

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— Non, riposta vivement Mme Henry, mon mari ne me disait pas cela—

« Il disait : « Tu sais bien dans l'intérêt de qui j ' a i agi... »

— Mais de qui s'agissait-il ; soit dans une phrase, soit dans l'autre, il voulait désigner quelqu'un

— J e pense qu'il ne voulait désigner personne. I l Voulait dire simplement qu'il avait agi, comme toujours, dans l'intérêt du pays...

Et comme certains murmures fusent derrière le té­moin devant cette interprétation de la lettre d'Henry, elle ajoute d'une voix énergique et t a n s réplique :

Parfaitement ! Il me disait souvent : « Depuis 33 ans, je n'ai jamais agi que dans l'intérêt de ma pa­trie ... » Vous connaissez bien ses sentiments, Messieurs, et si mon mari a commis une faute, c'était uniquement pour sauver l'armée compromise par la mauvaise foi de ses ennemis...

M. Démange hausse les épaules ; cependant, il pose encore une autre question :

— Pouvez-vous nous dire. Madame, si vous aviez entendu parler du commandant Esterhazy.

— Je ne l'avais jamais vu... J e n'en avais jamais entendu parler avant 1894 ; il est venu cinq ou six fois «• la n">aison nu moment du duel de mcn mari avec le co­lonel Pif-quart.

— Savez-vous si le commandant Henry avait con­tracté une dette vis-à-vis cl'Esterhazy %

— Jamais . — Savez-vous comment le commandant Henry fut

conduit à fabriquer ces faux ! . . Sur quels éléments travaillait-il.

— I l a fabriqué cette pièce avec des éléments ver-

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baux qui lui avaient été donnés pour ajouter une pièce convaincante et formelle.

— Quels étaient ces éléments verbaux Qui les lui avait donnés ?... I — Mais je ne le sais pas... ! Le colonel Jouaust indique que l'audience est sus­pendue pendant un quart d'heure et Mme Henry va re­trouver les généraux qui l 'entourent et la félicitent...

CHAPITRE DIV

LES FAUX..

— Eh bien ! mon général, voilà une séance qui nous vaudra certainement \m démenti intéressant ?...

— De quoi parlez-vous ? répondit le Général.Cha-moin, feignant de ne pas avoir compris ce que lui de-* mandait son interlocuteur.

— De la dépêche Schneider ; vous n'avez donc pas lu « le Figaro » ?

Dans la rue. les 'cri ours de journaux crient l'édition spéciale de 1' « Avenir » qui reproduit la dépêche adres-

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sce au « Figaro » par le colonel Schneider, attaché mili­taire d'Autriche Hongrie, au sujet du fauxproduit à la barre des témoins par le général. Mercier.

Cette dépêche l'ait l'objet de toutes les conversa­tions. <

'— Il faudrait d'abord savoir, dit d'un ton piqué le général Chincholle, si cette dépêche est authentique.

Dans le jardin et dans la cour, on mange des Sand­wiches en bavardant gaiement.

— Récapitulons, s'écrie Victor Bäsch, se prome­nant en compagnie de Jaurès et de M. Démange, voyons un peu combien de faussaires, il y a dans cette affaire... 'Allons, maître, la parole est à vous... Documentez-nous Jaurès vous fera un bel article sur ce sujet.

— D'abord, répond M. Démange, il y a la dépêche Panizzardi, qui fut fidèlement traduite au ministère des Affaires Etrangères et ensuite falsifiée à la Guerre...

— Ah ! l'on r ira l e jour où viendront témoigner les chevaliers du grattoir !...

— Puis, la lettre de Schwartzkoppen à Panizzardi : « Ce canaille de D... »

« La lettre du même au même, dans laquelle on a gratté une lettre pulir la remplacer par un « D... » et qui était datée en réalité d'août 1894.

« Le faux Henry ! le fameux bordereau !... « Les deux lettres d'accompagnement... « La lettre de l 'empereur d'Allemagne à M. de

Munster au sujet de Dreyfus et la lettre de Dreyfus à l'empereur...

« La lettre Otto à Esterhazy dont l 'auteur était le fameux Lemercier-Piccard, la personne honorable du 'général Mercier.

« La lettre Schneider dont le même général Mer­cier a déclaré qu'elle était la preuve la plus formelle de'

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— 4047 —

la culpabilité de Dreyfus ; cette même lettre que l'at­taché autrichien vient de démentir ;

« La lettre Weyler, adressée à Dreyfus en Juil let 1896, pour faire croire à sa culpabilité et à l'existence 'du complot pour lui substituer Esterhazy ;

« Le fameux petit bleu, postérieur au départ du colonel Picquart du service et pour lequel il resta onze mois en prison ;

« La lettre du général Gonse, écrite deux ans après l'a déclaration et relatant les prétendus aveux recueillis par le capitaine Lebrun-Renaud ;

« La dépêche et la lettre Speranza fabriquées par Mlle Pays et par Esterhazy ;

« La dépêche Blanche, attribuée à Du Pa ty ; « L'article de l'Eclair... — Cela fait, je crois, une jolie série ! s'exclama

Jaurès,,. I l me faudra un véritable rapport , avec des dé­tails ; M. Hjltz pourra me le donner, sans doute, si vous le voulez bien car il y en a vraiment trop pour un seul article S Et dire que ce sont sur de pareilles preuves que l'on a jugé un homme ! Pauvre France !

La sonnette de la rentrée de l'audience sonne â ce même moment ; les promeneurs s 'apprêtent à rentrer en séance.

A la reprise de l'audience, on entend le généra 1 Ro-get qui vient répéter l ' interminable réquisitoire qu'il a prononcé devant la Cour de Cassation.

I l parle longuement pour dire : — J ' a i établi... « J'ai, démontré.... « J ' a i prouvé... « J ' a i affirmé... « J ' a i réfuté... M° Dcmangc se lève.

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— Voulez-vous me permettre d'objecter à Mon­sieur le général Roget que le commandant Esterliazy a avoué... ' • , ! • •

Mais cette interruption ne gêne pas le général qui réplique.d'un ton péremptoire :

— Que,peuvent importer des aveux obtenus dans 'de semblables conditions ? On a offert, paraît-il, 600.000 francs.à Esterliazy pour' qu'il fasse cer aveux. A-t-il ac­cepté cette somme ?... J e l'ignore ; mais ce que je sais parfaitement c'est que ses aveux intermittents ont été émailh's de variations constantes, de contradictions et de mensonges... ; •

— Cependant... essaie M- Démange. — Rien, je ne permets rien, affirme le général Ro­

get ; le Gouvernement allemand a dit qu'il ne connais­sait ni Dreyfus, ni Esterliazy...

— Je Vous arrête, s'exclame Démange, indigné 'd'une semblable affirmation, il ne'faut pas solliciter les textes dans le sens que l'on veut leur donner : le gouver­nement allemand, c'est-à-dire, en l'oecuronee M. de Bu-iow, a affirmé l'ignorance absolue où lui et ses agents étaient de l'existence de Dreyfus ; niais il. n 'a pas parlé d'Esterliazy. '

Pendant des heures, sans répondre à l'avocat, le général Roget s'étend sur toutes les histoires, sur tous les incidents, rapportés déjà à l'audience par les témoins à charge.

Mais à toutes les questions que tente de lui poser la défense, il refuse de répondre, ou affirme >;

— Je ne sais pas... i — Je n'ai jamais entendu dire...

— Alors, crie dans la salle, une voix gouailleuse , alors le témoin ne sait*rien j il n ' a rien à nous dire...

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7/ marchait hâtivement, portant le corps inerte d'Amn, aussi léger qu'Utïe plume. (p. 3982).

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Non, il ne sait rien... Rien, au sujet de la déclaration de Bulow ; rien au

sujet des déclarations faites par le Gouvernement ita­lien ; rien au sujet du dossier secret ; rien au sujet du dossier diplomatique...

Cependant, comme le général Mercier, il affirme connaître la lettre du colonel Schneider, l 'attaché mili­taire autrichien, et.il ne veut pas tenir compte de la dépêche dans laquelle cet officier étranger dément cette lettre.

Puis il quitte la barre et l'on introduit M. Bertulus. Mais Dreyfus s'est dressé à son banc, il ne veut pas

laisser le témoin s'éloigner, sans crier son indignation. Le malheureux a écouté ce réquisitoire avec une

souffrance visible ;. il est visiblement à bout : — C'est abominable ! crie-t-il ; je suis forcé ici de

m'entendre accuser sans pouvoir répondre ; il faut que je me laisse arracher le cœur et l'âme sans rien dire... Jamais homme au monde ne s'est vu dans une aussi épouvantable situation...

Il s'effondre, se tait, laisse tomber la tête dans ses mains :

— Dieu ! murmure-t-il, quand donc ce calvaire ïïni-ra-t-il.

Une immense pitié s'empare de l'âme des assis­tants.

Heureusement, la déposition de M. Bertulus va lui mettre un peu de baume'dans l'âme.

Le magistrat s'explique au sujet des rapports d'Henry et d'Esterhazy tel qu'il les a connus.

— J ' a i passé dans cette affaire, dit-il, par des im­pressions étrangement changeantes... J 'avais à faire à de tels comédiens que le lendemain, je ne pouvais plus penser la même chose que la veille. Je ne savais que croire.. Comment eussè-je pu fixer mes idées. Le jour-

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— 4052 -

où Esterhazy pleura,, je me demandai si je n'avais pas tort de le soupçonner... Puis* quelques jours plus tard, c'était Henry, qui se lamentait et s'exclamait :

« Esterhazy est un véritable bandit !... « Te ne parvenais pas à en sortir ; mais quand Hen­

ry interrogé par le colonel répondit à sa question : « Qui est.l 'auteur de ce bordereau 1.. » par cette réplique ex­traordinaire :

« N'insistez donc pas ; faites-vôtre devoir, sauvez l'honneur de l'armée.

« Ce jour-là. je compris qu'il n'y avait plus aucun doute à avoir sur la culpabilité du commandant : mais aussi que l'on avait essayé de me rouler et de m avoir en jouant la comédie.

« Une autre question aussi se posait : « Henry était-il le complice d'Esterhazy 1 « J 'avais repoussé cette hypothèse après avoir as

sisté à la scène des larmes ; mais quand j ' a i connu le faux ; quand j ' a i appris la falsification de la dépêche Panizzardi. j ' a i été profondément retourné...

« Remarquez, ajoute M. Bcrtulus, que je ne viens pas ici apporter une affirmation ; je ne dis pas qu'Henry ait été un traître ; je dis seulement que cet homme a dû être fasciné par Esterhazy comme tant d'autres l'ont été... R était dans sa main, un véritable instrument...

Le magistrat s'étend ensuite longuement sur les faux et les machinations mises en scène pour sauver Es­terhazy.

Et M. Bcrtulus ajoute : — Pourouoi faisait-on tout cela ? J 'en tirai la

conviction de l'innocence de Dreyfus... C'est là mon sen­timent : lorsqu'on possède la vérité, on n'emploie pas des armes de ce gen re -

Dreyfus a les yeux fixés sur le témoin... Tout son être se tend vers lui...

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— 4053

Sa bouche est entr'ouverte : ses yeux sont agrandis par la stupeur...

Il semble éprouver une joie sans limites, la joie du malade qui, pour la premirèe fois, sent sa douleur faire trêve...

Enfin, voici un homme, qui n'est ni de ses amis, ni de sa famille, ni son défenseur et qui croit à son inno­cence, qui vient affirmer sa foi à la barre !...

Cette phrase qu'il clame depuis cinq ans, enfin, elle vient de sortir d'une autre bouche que la sienne.

M. Bcrtulus, ayant terminé sa déposition, va quitter la barre quand Mme Henry, restée à l'audience, se lève et gravit les marches de l'estrade.

Elle fait un signe impérieux, afin que M. Bcrtulus ne s'éloigne pas et, d'une voix violente, elle le prend à parti.

— Judas ! s'exelame-t-ellc ; cet homme est un ju­das ! Je ne veux pas discuter les détails d'une semblable déposition ; je laisse ce soin à d'autres ; mais ce que je tiens à dire c'est ceci : le 18 janvier 1898...

— Tiens ! elle a de la mémoire, au jourd'hui, la veuve Henry, s'exclame une voix dans la salle.

— Mon mari m'a conté la scène qu'il a eu avec cet homme, reprend-elle, le bras brandi vers ie magistrat ; il m'a dit comment il lui avait tendu les bras en lui pro­mettant de lui faciliter sa tâche...

« Cette assertion ma parut bien risquée et je de­mandai à mon mari :

— Es-tu bien sûr de cet homme ? Voilà des dé­monstrations qui ressemblent fort au baiser de Judas..'.

« Vous le voyez, continua-t-elle, montrant toujours M. Bertulus j 'avais raison ; j 'avais pressenti Judas...

— Ayez-vous besoin de répondre, Monsieur ? de­mande ie colonel Jouaust qui parait un peu ennuyé...

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— 4054 —

— Mil dame Henry, répond le. magistrat, est une femme...

— Non ! répond Mme Henry, non, je ne suis pas une femme.

Des rires fusent de toutes parts. — Je ne suis pas une femme, répète Mme Henri,

je parle ici au nom île mon mari... Je parle à cet homme. — Je vous prie. Madame, de ne pas interpeller di­

rectement le témoin, intervient le président... — Monsieur le président, reprend M. Bertulus,

comment voulez-vous que je réponde à Mme Henry. Je la comprends fort bien ; elle défend la mémoire de son mari ; elle défend l'honneur du nom de son fils et. pour cela, elle emploie tous les moyens, toutes les armes...

« Messieurs, j ' a i déposé devant vous ; je vous ai dé­montré la sincérité de mes témoignages ; voulez-vous que je vous dise maintenant ce que je n'aurais pas voulu dire : la scène dont vous venez d'être les témoins n'est, pas spontanée ; elle était préparée.,. J 'en ai été averti ce matin avant de venir à l'audience par une lettre qui me prévenait que je serai interpellé si je maintenais mes dépositions de la Cour de Cassation...

« Monsieur le Président, voici cette lettre, je vous la remets...

— Madame, dit le colonel Jouaust, vous avez J en­tendu. N'avez-vous rien à ajouter ! . .

— J'avoue, riposte Mme Henry, sans se démonter, que, depuis que j 'avais lu la déposition de M. Bertulus, devant la Cour de Cassation, j ' é ta is décidée à l'interpel­ler.

Puis la veuve s'en va dignement reprendre sa place aux ctés du génral Zurlinden, tandis que M. Bertulus se retire.

— Vous avez t'ait montre de beaucoup d'énergie,

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- 4055 —

Madame ; c'est admirable, dit le général en s'inclinant devant elle. '

C'est au tour du lieutenant-colonel Picquart. Il pénètre dans la salle d'im pas alerte et va prendre

place à la barre. Tout de suite, il entre dans le vif du débat ; il ex­

plique comment il a connu Dreyfus. — A l'Ecole Supérieure de Guerre, dit-il, j ' eus

Dreyfus comme élève ; puis il fut encore sous mes or­dres à l'Etat-Major, au 3° Bureau, dont j 'é tais alors le Chef. C'était en 1893.

Les membres du Conseil écoutaient le témoin d'un air glacial ; ils paraissaient visiblement hostiles ; mais peu à peu, ils prêtèrent attention au récit lumineux des faits que faisait Picquart.

— Quand j 'ent ra i au 2° Bureau, continua-t-il, je fus surpris par la recommandation que nie fit le général de Boisdeffro. Il me demanda de rechercher de m'informer de savoir quels avaient été les motifs qui avaient pu pousser le capitaine Dreyfus à entrer dans la voix de la trahison.

« Et il me donna à lire les rapports absurdes sur les démarches faites par l'agent Guénôe..'.

« Ce fut la sottise des démarches faites par « i'hom­me de grands bars », l'imbécilité des propos rapportés par lui, qui m'ouvrirent les yeux tout d'abord.

« Mais si j 'avais été hanté par l'Affaire Dreyfus, comme on me le reprocha par la suite, j ' aurais immé­diatement ouvert le dossier secret établi en 1894 par» mes prédécesseurs au Bureau des Renseignements. Et, cependant, je ne l'ai ouvert qu'après avoir vu l'écriture d'Esterhazy et c'est dire alors que j ' a i acquis la con­viction absolue que la preuve de la Chambre du Conseil n 'existait pas plus que les charges de l'audience.

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— 4056 -

— Dites-nous en détail, demanda le colonel Jouaust, ce que vous avez pensé du bordereau %

— Je pense que cette pièce dont on a voulu faire un document-massue n'a aucune valeur. D'ailleurs, les documents énumérés dans ce fameux bordereau sont eux-mêmes sans valeur ; par exemple, le manuel de tir est une pièce courante, une théorie donnée à qui la de­mande et c'est de cette pièce dont on parlait au destina­taire comme d'une pièce rare.

« D'autre part, j 'éprouvais une vive surprise en m'apercevant que le bordereau était de la fin d'août et non pas d'avril, comme Henry me l'avait toujours dé­claré... Je ne suis jamais parvenu à avoir une explica­tion sur ce fait ; j ' a i attribué cela au fait qu'au 3" Bu­reau, dont M. Du Paty De Clam était le chef, il y avait à ce moment des irrégularités..,

— Que voulez-vous dire ! . . interrogea le colonel Jouaust, très surpris.

— Simplement ceci ; mais ce n'est qu'un exemple : les copies des pièces de mobilisation'étaient censées être copiées uniquement par des officiers, alors qu'en réalité, le travail était fait par des hommes et des sous-offieiers...

« C'est pour cela que l'affirmation du général Gonse, affirmant que ces pièces ne passaient jamais en d'autres mains que celles des officiers, m'étonna grandement.

« D'ailleurs, la partialité du général Gonse ne m'é-tonnait pas outre mesure. J 'en avais déjà fait l'expé­rience.

« Lorsque j 'avais découvert que l'écriture du bor­dereau ressemblait beaucoup plus à celle d'Esterhazy qu'à celle de Dreyfus, il m'avait dit :

— Qu'est-ce que cela peut bien vous faire que ce juif soit à l'île du Diable où non %

— Mais il est innocent, avais-je répondu. « E t le général Couse de me répondre :

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— 4 0 5 7 —

— Si vous n'en dîtes rien, personne ne le saura. — Mon général, répoûdis-je alors, je n'emporterai

drtainement pas ce secret dans la tombe ; j ' en serais incapable.

Picquart s'arrête net sur cette phrase. Les juges, malgré eux intéressés, ont écouté avec at­

tention... Les généraux s'agitent ; mais il est trop tard pour

étouffer la voix de' ce témoin gênant. Quant au public, il a été manifestement impression­

né par l'attitude et les paroles de Picquart qui ont porté un coup net à l'accusation...

C'est le lendemain seulement qu'il achève sa déposi­tion.

Il revient à la barre dès l'ouverture de l'audience. Lentement, un à un, il reprend l'historique des faux,

explique comment on les a découvert et arrive, enfin, au moment où il est devenu l'accusé.

'— Tout cela est un peu en dehors de l'affaire Drey­fus. ! interrompt le colonel Jouaust.

— Mon colonel. Monsieur le Président, si j ' en t re dans ces digressions, c'est uniquement pour vous expli­quer comment la lumière n'a pas été faite en 1897 et com­ment l'on a pu discréditer mon témoignage pour tromper les juges d'Esterhazy...

« 'Il est bien certain que l'annonce de mon arresta­tion pour le lendemain fit sur eux une singulière impres­sion... Comment eussent-ils pu prendre mon témoignage au sérieux puisque l 'autorité militaire prenait contre moi des mesures de rigueur.

Et, tandis que le colonel regagne sa place, des mur­mures de sympathie parcourent la salle.

C.I. LIVRAISON 5 0 8

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CHAPITRE DV

UN FOU

Le greffier posa sa plume et considéra son chef d'un air interrogatifi

— C'est tout ! dit le juge d'instruction. R n 'y a plus qu'à recommencer l'enquête sur d'autres bases.

— Difficile ! marmonna le greffier ; ici personne ne pari (M-a.

— C'est tout de même extraordinaire ! répartit lé magistrat ; que diable, on ne s'évanouit pas de la sorte.

— Mais si, mais si. riposta le greffier ; celui-ci n'est ni le premier, ni le dernier qu'on ne retrouvera pas.

Et le brave homme fit un geste dont on ne savait s'il était d'indifférence ou de résignation.

La recherche de l'assassin de M. Labori n'avait pas donné encore de nouveaux résultats et le magistrat, se­coué de temps en temps, par un mot du préfet et par les articles des journaux, s'énervait et s'exaspérait.

Il appuya sur une sonnette et quelques minutes plus tard, un inspecteur parut devant lui.

• Rien de nouveau % lui deinauda-t-il

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— Rien , monsieur le juge ; nous ne savons plus où chercher ; tous les vagabonds arrêtés ces temps derniers ont un alibi irréfutable... Mais il est évident que si le coup a été fait par un affilié des Ligues patriotiques, il sera couvert par tous ceux qui pensent qu'il s'agit d'une bonne œuvre.

— C'est inouï... répétait le juge. Peut-on, par fana­tisme , en a r r ive r à un tel degré d'insoucience. C'était bon, il y a quelques siècles, mais de nos jours...

Il fut interrompu par un coup discret, frappé à la porte.

Un huissier parut sur le seuil. — Qu'est-ce qu'il y a ? demanda le juge d'instruc­

tion. — Monsieur le Procureur de la République prie

Monsieur le Juge de se rendre près de lui, toutes affaires cessantes...

— C'est bon, j ' y vais, répondit le juge. Quelques minutes plus tard, le juge d'instruction

entrait dans le bureau du Procureur de la République. — Bonjour, monsieur le Procureur, auriez-vous par

hasard quelque chose de nouveau... — Oui, mon cher, et cette fois, je crois, je crois que

c'est la bonne piste.. — Ah ! ah ! Comment l'avez-vous trouvée 1 — Bien simplement, dans mon courrier... — Une dénonciation, sans doute ! . . — Non. mieux que cela.. Un aveu... — Vraiment, c'est extraordinaire ! s'exclama le

juge. Ainsi, cet individu s'est amusé à mettre sur les dents la gendarmerie, l'armée et la magistrature, pour ensuite se désigner lui-même aux foudres de la jus-' tice ! ça, par exemple, c'est un pou fort !...

— Oui... mais... —- I l y a un mais...

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— Oui... c'est que je connais l'individu., .et je n'ai qu'une demie confiance...

— Comment cela ? — Oui., c'est un numéro qui a sa fiche dans nos

archives. Lors du voyage de Félix Fauve à Rennes, il s'était placé sur le passage du cortège pour hurler : « Vive le Roi ».

— Mais alors, tout s'explique... C'est un fanatique ! — Sans doute, mais aussi un pauvre diable, qui vit

d'aumônes et a été interné déjà six fois dans un asile de la région... .

— Bravo ! bravo ! dit le juge d'instruction ; je vois très bien le processus des idées de ce brave type ; il aura suffi que quelqu'un, le sachant impulsif et irresponsa­ble lui souffle dans l'oreille qu'il y aurait du mérite à abattre un des ennemis...

— Hum !... Hum !... fit le procureur de la Républi­que d'un air de doute. Enfin, je suis heureux dé voir que vous ne doutez pas... Tenez, voici la lettre.

Le magistrat tendit à son collègue une feuille de papier très ordim-aire, maculée de taches de doigts et celui-ci lut :

« Monsieur le Procureur,

« Vous cherchez toujours celui qui a tiré sur l'avo­cat de Dreyfus, à Rennes.. J 'aime mieux vous dire tout suite que moi, Gloro, je me tiens à votre disposition...

« Je vous attendrai à Dol... « Il est inutile de continuer à embêter toute la po­

pulation pour cette affaire.. Si t ' es t moi que vous cher­chez, vous me trouverez...

« Je vous salue, « GLORO»

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« Je n'ai pas besoin de vous rappeler, je pense, que c'est moi qui ai reçu l 'usurpateur du trône de nos rois, en criant « Vive le Roi » et que c'est vous qui m'avez fait « boucler » à cette occasion... »

— Parfait ! parfait ! murmura le juge d'instruc­tion, se frottant les mains de nouveau.

« Mais dites-moi donc ce n'est pas lui qui a écrit cette lettre %

— Certainement pas, il n 'y a que la signature qui est de lui. Gloro, si je me souviens bien, ne sait pas écrire.

— Preuve qu'il a des complices... Alors, il ne me reste qu'à décerner un mandat d'arrêt...

— Vous en prenez la responsabilité, monsieur le Juge ; moi, à votre place, je mènerai une enquête dis­crète.

— Pour quoi faire... ? Au plus, avec cet individu, que risquons-nous ? Sa lettre est une preuve suffisante; s'il était prouvé qu'il est innocent, il est bon pour lé cabanon...

— Faites comme voudrez, monsieur le Juge. Le juge d'instruction regagna son cabinet et fit ap­

peler deux inspecteurs à qui il remit un mandat d'arrêt au nom de Grolo, en leur enjoignant de se rendre à Loi par le train le plus rapproché.

Il leur donna quelques instructions et le signale­ment de l'individu à arrêter crue lui avait donné le pro­cureur de la République .

Quelques heures plus tard, les deux inspecteurs, ar­rivaient à Dol et se rendaient à la gendarmerie.

Le capitaine de gendarmerie les accueillit aima-' blemcnt.

Une fois les salutations échangées et quand la fem­me du gendarme eut apporté une bouteille de cidre et

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des verres, les trois hommes trinquèrent et l'inspecteur chef se mit en devoir d'exposer le but de sa mission.

— Connaissez-vous un nommé Grolo ? lui deman-da-t-il,

— Grolo, riposta le gendarme ; je crois bien ; il est au violon, en ce moment;

— Au violon, s'exclama l'inspecteur ; qu'a-t-il donc fait ?

— Rien de plus que d'habitude ; cet individu est en perpétuel état de vagabondage ; hier, il a jugé bon de faire du tapage devant la gendarmerie en nous disant que nous devions l'arrêter... Nous avons pensé qu'il avait envie de ne pas dormir â la belle étoile, car il com­mence à faire frais et nous l'avons emboîté pour avoir la paix ; nous savons, par expérience, que lorsqu'il se met à faire du scandale, il y en a pour un moment...

— A ce que je vois, vous connaissez bien le client... Eh bien ! c'est lui que nous venons chercher

— Pas possible ! — Si, il paraît que ce serait lui qui aurait tiré sur

l'avocat du capitaine Dreyfus, sur le quai Richemand. — C'est extraordinaire... Vous en êtes sûrs % — Ah ! nous, vous savez, nous n'en cherchons pas

si long ; ce n'est pas nous qui avons fait l'enquête ; on nous donne un ordre, nous l'exécutons, voilà tout Alors, vous dites que votre bonhomme est au violon.....

— Oui, je vais vous l'envoyer chercher... Quelques minutes plus tard, les inspecteurs par­

taient , emmenant leur gibier, à qui ils avaient jugé bon de mettre les menottes. Les gendarmes les accompa­gnaient

A coup sûr. le misérable ne s'échapperait pas

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— Vous savez la nouvelle ? s'exclama Leone cl'Har-court, abordant Mme Brémontier dans la coar du lycée, alors que l'on sortait de l'audience.

— Quelle nouvelle ? interrogea la blonde rédactrice de la « Fronde ».

— On a arrêté l'assassin de Labori 1 La voix de la jeune fille sonnait haut et clair. On s'assembla autour d'elle. — C'est vrai 1 — Comment le savez-vous ?... — C'est M. Hennion qui vient de me le dire... — Qui est-ce ! . .

Ah ça ! je ne sais pas... Il doit arriver par le train venant de Dol, cet après-midi, on va aller ie voir... On attendra le train à la gare...

— C'est ça... c'est ça... rendez-vous à la gare tout à l'heure.

Deux heures plus tard, toute la bande des journa­listes se trouvait sur le quai de la gare de Bennes.

Naturellement, 1G train de Dol entra en gare avec vingt minutes de retard.

D'une voiture de deuxième classe, deux inspecteurs descendirent ; ils précédaient l'assassin présumé placé entre deux gendarmes.

Le misérable avait les menottes. — Il a l'air d'une véritable brute ! s'exclama Mme

Brémontier. — Oui, dit Clairin ; mais, je doute fort que ce type-

là soit l'assassin... — Pourquoi donc % lui demanda-t-on.

Mais, parce que d'après les dépositions du colo- " nelVA quart et de ceux qui ont entrevu l'assassin, celui-ci est un homme de trente ans au plus et il avait de la barbe et des cheveux châtain clair...

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— Alors, ce ne serait pas lui, car celui-ci en a bien quarante sonnés...

— Une tête d'alcoolique ! dit Mlle d'ITareourt J e suis de l'avis de Clairin, cette brute n'est pas lo meurtrier;

Tous les yeux se posent sur le misérable chemi-neau ; sa figure rouge est adornée d'une barbe de huit jours et d'un moustache noire en brosse ; ses cheveux sont coupés court ; il ,;st vêtu d'un pantalon à côtes à carreaux blancs et noirs ; une casquette noire lui cou­vre la tête...

El jette* autour de lui des regards bébétés et semble préoccupé de ne pas laisser échapper une miche de pain qu'il porte sous son bras.

— Hou ! hou ! crie la foule. Mais c'est mou... Au fond personne n'est bien convaincu que l'on

soit en présence de l'assassin de Labori... Ses gardiens l'entraînent hors de la g a r e ; on le

hisse dans une voiture ; deux gendarmes et un inspec­teur montent auprès de lui et le second à côté du cocher.

Et l'on nie ainsi sur le Palais de Justice où doivent l'attendre le juge d'instruction, le procureur de la Ré­publique et les témoins qu'ils ont convoqués...

Ceux-ci se trouvaient dans l'antichambre et le che-mincau tint passer devant eux pour pénétrer dans le cabinet du juge...

— Oui ou non, demande une voix, est-ce le meur­trier... %

— Non, ce n'est certainement pas lui, riposte Pic-quart. Avez-vous vu comment il marche... ?

— Oui. comme un plantigrade... — Eh bien ! cet homme-là aurait été incapable de

courir comme l'a fait l'agresseur de notre ami... Pendant ce temps, le juge « cuisinait » l'homme :