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n°30 - 1 er mai 2020 N° spécial Confinement insert de « Un printemps derrière les barreaux »

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N° spécial Confinement

insert de« Un printemps

derrière les barreaux »

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sommaire du n°30LÂCHER LA PLUME... 2BD : Le signal de l’Océan 3LA CHRONIQUE DU PR HERNANDEZ 5

UN N° PARTICULIERDifficile, en ces temps de confinement, de se prendre à croire que lavie continue. La lecture elle-même – à quoi nous a encouragé lePrésident (qui ne rêve décidément que de jouer les directeurs de cons-cience comme on dit dans certains milieux intégristes) – nous faitdéfaut. Car les librairies sont fermées et les ouvrages que l’on peuttrouver dans une grande surface ne sont pas tout à fait ceux dontnous aimons parler en ces colonnes. Quant aux médiathèques, ellesont elles aussi baissé leur rideau. Ne reste donc qu’à se rabattre surles rayonnages domestiques. Et donc, pour une large part, relire.Mais quoi ? C’est Philippe Claudel qui m’a soufflé l’idée. Non pasavec ses Âmes grises ni son Rapport de Brodeck – de purs chefs-d’œu-vre romanesques – mais à travers un récit mineur. Il a en effet ensei-gné dix ans à la prison de Nancy, comme je le fis dans l’Oise au débutdes années 80. La prison ! Après tout, ne le sommes-nous pas – unpeu – en prison ? À partir de ce mince fil conducteur, j’ai redécou-vert Albertine Sarrazin, Caryl Chessman, Gabrielle Russier et ce bonAlphonse Boudard qui fréquenta – mais lui, derrière les barreaux –les mêmes lieux que moi...Voici donc un numéro spécial, le temps d’attendre notre... élargisse-ment. Bienvenue à la pénitentiaire !

Roger Wallet

Comité de rédactionÉlie Hernandez, Michel Lalet,

Roger Wallet

A participé à ce numéro :L. Demozay, A. France, M. Frétoy,

A. Labbaye, R.Lehallier

site : www.lecalepin.fr& sur associationaufildesmots.com/

& http://www.voisinlieupourtous.moonfruit.fr/

Luis Sepulveda

On avait bien sûr dévoréet adoré son Vieux quilisait des romans d’amour(1992).

«Le roman commençait bien. "Paul lui donna un bai-ser ardent pendant que le gondolier complice des aven-tures de son ami faisant semblant de regarderailleurs..." Il était clair que ce n'était pas un individurecommandable... Ce début lui plaisait. Il était recon-naissant à l'auteur de désigner les méchants dès ledépart. De cette manière, on évitait les malentendus etles sympathies non méritées.»

«Le dentiste aimait les négresses, d’abord parce qu’el-les étaient capables de dire des choses à remettre surpied un boxeur KO, et ensuite parce qu’elles ne transpi-raient pas en faisant l’amour.

Un soir qu’il s’embêtait avec Josefina, une filled’Esmeraldas à la peau lisse et sèche comme le cuir d’untambour, il avait vu un lot de livres rangés sur la com-mode.

– Tu lis ? avait-il demandé.– Oui, mais lentement.– Et quels sont tes livres préférés?– Les romans d’amour, avait répondu Josefina. Elle

avait les mêmes goûts qu’Antonio José Bolivar.À dater de cette soirée, Josefina avait fait alterner ses

devoirs de dame de compagnie et ses talents de cri-tique littéraire. Tous les six mois, elle sélectionnait deuxromans particulièrement riches en souffrances indici-bles. Et plus tard, Antonio José Bolivar Proaño les lisaitdans la solitude de sa cabane face au Nangaritza.

Le vieux prit les deux livres, examina les couvertures,et déclara qu’ils lui plaisaient.»

Le Calepin a récemment rendu compte de son jolilivre sur les baleines, destiné à un jeune lectorat. Unlivre pétri de connaissances scientifiques et animé d’unbeau militantisme écologique.

Des visages chiliens de ma jeunesse, celui de Sepul-veda est le plus souriant. Il n’est pas le moins profond.

R.W.

L â c h e r l a p l u m e . . .L â c h e r l a p l u m e . . .

Claude ÉvrardEllis Marsalis

Christophe

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P.-R. SAINT-DIZIER /JOUB / NICOBY

«LE SIGNAL DE L’OCÉAN»

Ce sentiment d'avoir enfin raison, ou tout du moins d'avoirenfin l'impression de ne pas être l'empêcheur de tourner en rond,peut être parfois vraiment déplaisant !

En 1974, j'avais adhéré (de loin, j'étais "sous les drapeaux") aupositionnement de René Dumont qui passait pour le ringard deservice, ou plutôt comme l'empêcheur de jouir sans entrave,puisque c'était un des leitmotivs de l'époque.

L'enfant qui joue près de l'eau ne se doute pas de ce qui semijote dans son dos.

Nous sommes en 1976, sur le bord de l'Atlantique. Les 30glorieuses touchent à leur fin... Les gouvernements s'irritentde voir partir les touristes vers l'Espagne (encore franquiste)des "costas dorada, brava, del sol.." De grandes campagnes dedémoustication ont eu lieu, ce qui permet de bétonner laGrande Motte et la côte jusque Perpignan.

Il faut maintenant se concentrer sur la côte Atlantique quiremontera jusqu'au Port Navalo et son port de plaisance duCrouesty (Bretagne Sud).

Je dois admettre que la création du conservatoire du littoral(1975) fut une étape nécessaire car, avant les premiers congés

payés de 1936, seulement un demi-million de touristes de lahaute bourgeoisie européenne fréquentait le littoral, ce futune sorte de réponse à l'impérialisme rosbeef.

L'ancêtre du touriste est issu de la gentry de Sa TrèsGracieuse : l'aristocratie majoritairement mâle se devait defaire "le grand tour". on leur doit la Promenade des Anglais àNice.

C'était au début du 21es., Paris plages, le Touquet, Deauvil-le, Arcachon, La Baule... En 2015 les "estivants" forment ungroupe de près de 12 millions ! Un sacré marché économique.

"Je voulais montrer aussi qu'il n'y avait pas que les méchantsqui bétonnent et les gentils qui défendent le littoral, et remettre çadans le contexte de l'époque avec la volonté de développement."(Pierre-Roland Saint-Dizier)

Le récit se décline sur trois périodes : . 1976 le projet, 2000 les soucis, . et 2025 un nouvel espoir ?

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romans graphiques – B.D.romans graphiques – B.D.

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L'intérêt decette BD estl'honnêteté de saréflexion.

Les habitants deMalberosse sontcomme leurs com-patriotes : intéres-sés, râleurs et ges-tionnaires néan-moins du capitallocal.

Fabrice est unjeune papa en1976, souvent en

désaccord avec le maire, qui est son père. En 2000, aumoment des grandes tempêtes, il est devenu le maire et à la finil est le grand- père qui se sent redevable face à son petit-fils !

Un jour, j'étais avec un couple d'amis ; nous longions l'énorme chantier de la L.G.V. Paris–Bordeaux. Annick, l'épouse, déplorait la confiscation de bonnes terres agricoles etJean-Pierre, l'époux, parlait, lui, d'un mal nécessaire ; je dois pré-ciser que c'était son tour d'assumer le rôle de maire de leur petitecommune !

Un internaute explique son coup de cœur : «Cet album nous raconte l’histoire dune petite station bal-

néaire du littoral. Nous commençons à nous intéresser àMalberosse au cours des années 70. C’est cette décennie qui aeffectivement vul’apparition de pro-moteurs prêts à toutpour s’enrichir etpermettre à la classelaborieuse des cita-dins de pouvoirdisposer de vacancesagréables et peucoûteuses sur lesbords de mer fran-çais. Nos pérégrina-tions nous emmène-ront au fils dutemps qui passe et

des générations qui se succèdent jusqu’à notre présent etmême un peu plus. L’histoire racontée dans cette bande dessi-née se termine en 2025, dans un avenir vraiment très proche.La douceur qui se dégage de ce récit permet de mettre enlumière des interrogations fondamentales sans braquer le lec-teur et sans faire de cette œuvre un objet didactique et indi-geste. La nature doit-elle s’adapter à l’homme, ou est-ce àl’homme de s’adapter aux caprices de mère nature ? La ques-tion est posée. »

Le coup de crayon est simple, il décrit mais n'enjolive pas !Cette BD relate des faits et pose la question de l'aménagementdu territoire. C'est ce que je nommerais une BD-reportagecomme on en trouve dans "Charlie hebdo" ou encore dans "XXI".

Le propos est plus de l'ordre du constat de nos ambiguïtés.On n'est pas dans la facile contestation des choix de nos

anciens, qui ont agi pour le mieux-vivre dans leur région, etqui se sont parfois fait berner par les cupides bétonneurs !

Le mois de janvier 2020 fut préoccupant pour les habitants quivivent et profitent de l'industrie de "l'or blanc". J'étais enAuvergne à cette période. Ils amenaient la neige par hélicoptère !

Évidemment , les locaux n'étaient pas très fiers de cette idiotie,mais puisque c'était le choix économique du tourisme hivernal, ilfallait bien travailler pour survivre.

Sur la côte Atlantique, on avait déjà en 1975 l'exemple des blo-khaus (du mur de l'Atlantique) qui avaient fini par s'écroulerau bout de trente-cinq ans suite à l'érosion, au recul du trait decôte et à la disparition du sable, On a néanmoins fait de l'amé-nagement du territoire et (accessoirement )enrichi les promoteursqui ont ensuite graissé la patte des partis politiques,

J'arrête là mon discours de râleur (qui a raison).

C'est une petite BD lucide, plaisante à lire. Il lui manque unpeu de beauté et de rêve...

Michel Deshayes

Conservatoire du Littoral & Vents d’Ouest, Le signal de l’océan, Joub,Nicoby, Saint-Dizier, Vents d’Ouest, 2018

weekendgames
Texte surligné
weekendgames
Texte surligné
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ITINÉRAIRES LITTÉRAIRESITINÉRAIRES LITTÉRAIRESD’UNE JEUNESSE D’UNE JEUNESSE

D’AUTREFOISD’AUTREFOISLa Cinquième République avait deux ans. Nos maîtres sévères et

bienveillants vivaient encore sous la Troisième. Et nous achetions descarambars avec des pièces de cinq centimes, frappées de la francisque.Nos livres de lecture ignoraient l'époque et pour un peu, on se seraitcrus avant 1914 si les premières télévisions ne nous montraient unefenêtre sur un monde en mutation. Mais quelle joie nous avions à lireles extraits tirés de V.Hugo, Th.Gautier, H.Malot, L.Pergaud, Alain-Fournier, A.France ! Même la terrible dictée, une fois le zéroévité, nous régalait en suivant le fil des saisons, de sa prose fondue,de ces mots lumineux et inconnus que l'on apprenait ensuite parcœur comme les fables de La Fontaine et l'âne si doux de FrancisJammes. Le samedi après-midi lorsque la férule se faisait moinspesante, nous pouvions emprunter pour dix centimes un romanrecouvert de papier bleu à la bibliothèque coopérative. C'est ainsique j'ai pu lire Rabelais, Grimm, Defoe, Dumas, Walter Scott,Fenimore Cooper, London tout en retrouvant les auteurs du manuel.Hors du temps nous rêvions d'aventures et d'école buissonnière.

L'âge du collège venu, l'Antiquité et ses mythes nous attendaient,bientôt revue et corrigée par Corneille et Racine. Si notre goût incli-nait vers les fabliaux et les comédies de Molière, nous trouvions plai-sir à déclamer les stances du Cid ou les sonnets de Ronsard et deRabelais. Nous découvrions Rimbaud et Verlaine et apprenions àrimer. La littérature se repliait sur le patrimoine littéraire national etsi certains professeurs nous faisaient remarquer quelque influenceétrangère ce n'était qu'une politesse. Dans un pays qui se pique delittérature nous pouvions nous étonner que Shakespeare, Cervantèsou Goethe ne fussent mentionnés que par les professeurs de langue.Heureusement qu'il y avait le Livre de Poche et la bibliothèquemunicipale ! Nous piochions à l'envi dans la littérature mondiale ouautochtone sans retenue et parfois sans discernement. Au besoin, ilnous arrivait, d'emprunter à titre définitif quelque livre, aux enfersd'une librairie. En fin de troisième, sans l'influence directe de nosmaîtres, nous avions effectué nos premières escapades métaphy-siques, commencé à digérer Stendhal, Proust, Gide, Mauriac, négli-gé Claudel et Valery, découvert Sartre et Camus romanciers, maisnotre préférence allait à Kafka, Hesse et surtout à Salinger et ScottFitzgerald.

Nous allions vivre l'après-1968 au lycée, hantés d'espérances artis-tiques et culturelles. Nos aînés ne parlaient que de révolution etvoyaient des fascistes et des indics de tous côtés, mais ils nous par-laient aussi de Barthes, Guattari, Foucauld, Deleuze, Derrida, Reich,Lacan, et nous faisaient découvrir la collection 10 /18 de Bourgois oules éditions Seghers. Nous regardions vers l'Amérique tout en lisantMaïakovski et les futuristes russes. Cette jeunesse d'autrefois avait

besoin de modèles plus que de maîtres. Notre démarcation élitistefaisait que tout auteur, même le plus illisible, était susceptible denous révéler les mystères de notre Moi abyssal. Notre égotisme étaità la fois faim de connaissance, d'art et de culture et soif de moder-nité. La voie était définie, il fallait devenir des intellectuels !

Sur un air de révolte, nous mélangions sans vergogne existentia-lisme, structuralisme, freudisme, anthropologie, philosophie alle-mande et romans noirs. Nos préférences allaient vers les écrivains quimettaient leur rage à pulvériser les éléments, à confondre le Ciel et laTerre. La discipline s'était assouplie, avec nos professeurs descendusde leur chaire nous pouvions échanger entre deux portes sur le TNP,le festival d'Avignon ou sur le dernier roman à lire mais, revenus encours, leur mine assombrie semblait porter le deuil de nos divaga-tions intellectuelles. Ils nous signifiaient que la récréation était finieet que nous allions affronter des échéances bien plus importantes quenos émois juvéniles. La perspective de devenir des ouvriers de la lit-térature tels qu'eux ne répondait plus alors à nos exigences. Nous nesupportions de comparaisons qu'avec les grands auteurs ! S'il nousvenait d'attaquer le programme à la pioche comme on s'en prendraità un bloc de granit, ils nous accusaient de rendre hiéroglyphique cequi était clair, de nous prendre pour des psittacistes égarés dans leslettres, des Pangloss qui, à force d'avoir trop lu, s'imaginaient qu'ilsavaient la connaissance infuse. Un souffle glacial refroidissait nosillusions. Pour nos maîtres, le Moi était haïssable. Malgré tout, ilsétaient certains que notre indigence subjective pouvait donnerquelques fruits. Nous n'étions ni si frivoles ni si dédaigneux pour l'ignorer. Nous concédions qu'il nous fallait étudier les procédésannexes d'expression, entrer dans la forêt des signes sans se prendrepour un Sainte-Beuve ou un Renan. Pour leur complaire, nous opé-rions des forages dans nos Lagarde et Michard, plagions les notes debas de page de nos classiques Hachette. Un pied dans les certitudes,un pied dans le vide, nous progressions en nous réjouissant de nospointes d'hérésie.

Plus tard, nous aborderions les études supérieures avec un idéald'universelle compréhension ayant appris en même temps que larigueur de l'écriture que les livres n'étaient pas des tirelires que l'oncasse pour en extraire ce qui complaît. Même les oraisons funèbres deBossuet pouvaient nous procurer un plaisir intellectuel aussi vif queles connivences subtiles avec nos auteurs favoris car la littérature n'estni une simple visite de musée ni un outil qui se nourrit de nos facul-tés, mais une extension du domaine de la vie.

Aujourd'hui, si maints professeurs déplorent que leurs élèves traî-nent la culture littéraire comme le fardeau d'un cartable d'écolier, ily aura toujours, sans qu'ils le sachent, quelques-uns parmi leurs can-cres pour la considérer comme un butin précieux. Ils doivent se sou-venir qu'au temps des vibrations du corps et des émois du cœur : « Ilne suffit pas de lire que les sables sont doux. Je veux que mes piedsnus le sentent » (Gide).

lla chronique du professeur herna chronique du professeur hernandezandez

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n° spécial - 1er mai 20

UNUN PRINTEMPSPRINTEMPS

DERRIÈREDERRIÈRE LESLES BARREABARREAUXUX

«« ÀÀ contrcontre-courante-courant »»

En 1983 je fus nommé, à mademande, instituteur au centrede détention sanitaire de Lian-court (Oise). Ce furent deux bel-les années, intenses et utiles. Ledirecteur me proposa de créer unjournal dont j’assurerais la rédac-tion avec les détenus. Ainsinaquit À contre-courant, mensuelde 16 pages. Le rédacteur enchef, Alain L., avait passé unelicence d’histoire à Fleury-Méro-gis. Notre marge de manœuvreétait mince mais notre propos

n’était évidemment pas dedénoncer le système carcéral, nide traiter de cas individuels – deces deux ans, je me refusai tou-jours à avoir à en connaître.Mon boulot était d’enseigner.J’obtins des autorisations de sor-tie pour que deux rédacteurspuissent aller vendre le journal lesamedi sur le marché. En 87, àParis, je tombai sur Alain L. Ilavait été libéré et, m’avoua-t-il,le journal l’avait lancé dans ungoût immodéré pour l’écriture...

Parmi les livres de mabibliothèque, j’ai retenu :

«À travers les barreaux»Caryl Chessman 2

«L’astragale », AlbertineSarrazin 5

«Victor Dojlida, unevie à l’ombre»Michèle Lesbre 8

«Gabrielle Russier :Lettres de prison»Raymond Jean 10

«Q.H.S. », RogerKnobelspiess 13

«Médecin-chef à la prison de la Santé»Véronique Vasseur 16

«Le bruit des trousseaux»

Philippe Claudel 18

«De la prison à larévolte », Serge Livrozet 20

«Prison»François Bon 23

«Revenir à Liancourt »Alphonse Boudard 26

La flèche désigne les deux fenêtres de ma salle de classe.

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Le nom de Caryl Chessmanest le premier, à la fin des années50, qui amena le mot de justice àma conscience d’adolescent. Lesjournaux en parlaient car, depuisdix ans, il défiait la Justice amé-ricaine. Condamné à mort en48, il purgeait sa peine dans laprison de San Quentin (Califor-nie) et avait réussi plusieurs fois àvoir son exécution remise au der-nier moment. Il avait publié unlivre qui avait eu un grand reten-tissement, «Cellule 2455, Cou-loir de la mort »1. Malgré les pro-testations, il sera finalement exé-cuté le 2 mai 1960, à trois semai-nes de son 39e anniversaire.

Il aura eu une enfance diffici-le, entre une mère paralysée suiteà un accident de voiture et unpère suicidaire (en raison de sesmauvaises affaires, il était char-pentier). Adolescent, Carylconnaîtra les maisons de redres-sement en raison d’actes dedélinquance (vol de voiture,cambriolage, « enlèvement »...).Il est arrêté en janvier 48 aprèsune course poursuite avec lapolice qui reconnaît en lui le « bandit à la lumière rouge »,auteur de vols et de viols. Ilsignera des aveux qu’il dénonce-ra par la suite comme extorqués

sous la violence et n’obtiendrajamais d’être rejugé. Or, depuisla juridiction du bébé Lind-bergh, l’enlèvement est passiblede la peine de mort.

On peut voir, sur internet, lavidéo partielle d’une conférencede presse donnée par Chessmanen novembre 59, quelques heu-res avant l’heure prévue pour sonexécution. Il s’y déclare opposéfermement à la peine de mortmais pas pour des raisons huma-nitaires, simplement parce qu’el-le ne résout rien. Il y déclare aussique le Chessman de 59 n’a plusrien à voir avec celui de 48. Et,bien sûr, il récuse publiquementles accusations formulées contrelui. Il parle calmement, d’unevoix ferme mais paisible. ÉtienneLalou, qui commente le docu-ment, évoque les mœurs améri-caines dont cette séquence est lapreuve, mais il parle là de la pos-sibilité offerte à un condamné àmort de s’exprimer publique-ment, pas de la façon dont laJustice est rendue en ce pays.

Évitons de suite les malenten-dus : l’écho public donné à l’af-faire Caryl Chessman n’a rien àvoir avec la mobilisation mon-diale pour Sacco et Vanzetti(1927).

Caryl Chessman, «À traversles barreaux», Presses de laCité, 1963. Titre original : «Trial by ordeal », [Ordalie,jugement de Dieu], Prentice-Hall, 1955. – 360 pages,plus de 500.000 signes.

1. «Cell 2455 Death row »,1954. Il publiera en 57 «Theface of Justice» («Face à laJustice») et, en 60, un roman,«The kid was a killer» («Filsde la haine»).

CCarar yl Chessman – «yl Chessman – « ÀÀ travtravers les barrers les barreauxeaux »»

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3Ce second livre se compose detrois parties. La première et ladernière racontent le quotidiende sa vie dans le Couloir de lamort ; la seconde présente unetypologie des condamnés à mort.

Contrairement à ce que l’onpourrait craindre en se lançantdans cet épais volume, on ne s’yennuie pas car Chessman, mêmelorsqu’il décrit (trois fois en 54-55) ses dernières heures avantl’exécution, n’est pas confinédans le morbide ; il garde unelucidité et une distance, lesmêmes qu’on le voit exprimerdans la vidéo de l’Ina. Certes ilnous livre le détail de ses démar-ches juridiques et l’on est viteperdu dans les méandres de l’ap-pareil judiciaire que le fédéralis-me du pays complexifie, mais lesdétails du quotidien nous ratta-chent à quelque chose de sensi-ble et de solidaire.

Sensible quand il évoqueFrances et ses enfants. Francesest une jeune femme qui vinthabiter avec ses enfants chez lepère de Caryl, pour l’aider danssa fin de vie. Elle tombe amou-reuse de Caryl, ils se fiancent, etcette pensée d’un avenir possiblesera d’un grand recours pour lecondamné2.

Solidaire car, dans ce sinistre

mouroir, Chessman prête volon-tiers son appui aux autrescondamnés dans leurs démar-ches. Il les regarde sans affectivi-té excessive mais avec une grandehumanité.

Les faits qu’il exprime sur lafaçon dont s’exerce la Justicesont irréfutables3. Ainsi le verdictdu « châtiment tacite » appliquéen Californie : « ... si un accusé estdéclaré coupable de meurtre, la loilaisse toute latitude au jury defixer comme peine la perpétuité oula mort. Mais [...] le juge qui diri-ge les débats est autorisé à indiquerau jury que, s’il veut infliger unecondamnation à perpétuité, il doitle stipuler dans son verdict ; maisque, s’il a le dessein d’infliger lapeine capitale, il doit garder lesilence et ramener simplement unverdict de culpabilité ».

De même quand il dénonce lasensibilité extrême des procu-reurs – qui sont élus – à l’opi-nion publique et à la presse.

Autre « bizarrerie » du Codepénal américain : son article2602 proclame que «Un indivi-du condamné à mort est considérécomme civilement décédé à partirdu moment où la sentence est pro-noncée » !

Caryl Chessman est donc civi-lement décédé le 06.07.1948 !

2. « J’eus un parloir à décou-vert avec Frances dans lebureau du sous-directeur. Sesyeux étaient bordés de rougeet brûlés par l’insomnie. Elleétait à bout de résistance,mais ne voulait pas se laisseraller.Avec des phrases paisibles, jel’amenai à penser à autrechose qu’aux terreurs dispen-sées par les titres des jour-naux et aux tourments quimenaçaient de l’engloutir. Jela fis me parler de Cheryl etde David [ses enfants]. Cesminutes furent à nous seuls etpuis notre délai expira. »

3. « [à propos du titre 209du code pénal californien, laloi dite du Petit Lindbergh]Il ne faut pas croire que letitre 209 ne s’applique qu’aukidnapping traditionnel. Ilpeut envoyer à la mort ou aubagne à perpétuité un simplevoleur à la tire, car le seulfait de saisir quelqu’un et dele faire bouger quelque peutombe sous la définition léga-le du kidnapping. Et si lavictime résiste, le moindreusage de la force fera que lessévices joueront. »

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Chessman est-il un écrivain ?J’aimerais avoir lu son roman, «Fils de la haine », pour en parlercomplètement parce qu’ici, biensûr, la situation de l’auteur pèseterriblement.

Ce qui est indéniable, c’estqu’il a un sens journalistique dela formule. Le livre ouvre par : «Vous mourez seul – mais on vousregarde mourir ». Ailleurs, à pro-pos du rôle de la presse : «Cesont les phrases qui fabriquent lesmonstres ».

Autre signe : sa capacité àrenouveler son expression. Ilécrit deux fois la scène finale del’exécution.

« Ils vous font entrer dans lachambre aux huit murs verts etvous garrottent sur l’une de sesdeux chaises métalliques à dossierdroit. Puis ils s’en vont, en scellantla porte derrière eux. Déclenché, legaz mortel monte en spirales avidesde trouver vos poumons. Vous aspi-rez les exhalaisons incolores et fata-les. L’univers se désintègre sansbruit. C’est seulement pendant uninstant affreux que vous planez enliberté : une vague noire, épaisse etsans appel, a tôt fait de vousengouffrer.» [p. 11]

«On aspire les fumées mortelles.La tête vous tourne. On tire sur sesliens et l’obscurité se referme sur

vous. On expire, on aspire de nou-veau. La tête vous fait mal. Onéprouve une douleur dans la poi-trine. Mais mal de tête ou de poi-trine ne sont rien. À peine en a-t-on conscience. On perd connais-sance. Votre tête retombe en arriè-re. Pendant un seul et bref instantseulement, vous flottez en liberté.Rapide, le voile est tiré. Touteconscience est à jamais partie.Votre cerveau privé d’oxygène, lecorps livre encore à la mort pen-dant dix minutes une bataille per-due d’avance. » [p. 259]

On le voit : points de vue dif-férents – le second texte est plusintériorisé ; trois mots en com-mun : aspirer, flotter, liberté ;deux expressions en vis-à-vis :sans appel et une bataille perdued’avance. Dans le livre, Chess-man transcrit une troisième foiscette scène, à travers le récit, parun journaliste, de l’exécution deSampsell. On a également troisscènes de testament et d’adieux.L’auteur, là encore, adopte desangles d’écriture différents. Lemonde extérieur est peu présent(le Couloir de la mort est clos) etla description ne trouve à s’expri-mer que dans de brefs portraitsde détenus. Portraits précis,vigoureux, non dénués de sensi-bilité4. ❐

4. «Bill Cook émergea sansle sou et sans ami d’uneenfance de cauchemar etd’un séjour en prison. Il n’a-vait guère plus de vingt ans.Trapu, courtaud, un œil tou-jours plus que mi-clos, il n’é-prouvait aucune espèce desentiment susceptible de leréchauffer et ne se sentaitrattaché à rien. Il était seuldans un univers hostile.[...]Bill Cook n’éprouvait aucu-ne tendresse pour l’autorité ;mais il n’était pour cela niagressivement belliqueux niintraitablement aigri. Le faitest qu’il n’eut jamais maille àpartir avec aucun des autrescondamnés et que, pas unefois, il ne commit la moindreinfraction au règlement de laprison. Pendant la promena-de il se mêlait à nos groupes.J’ai eu avec lui plus d’unelongue conversation. Il lisaittoutes sortes de bouquins [...]et, en matière de géographie,sa passion, il était indiscuta-blement très renseigné. »

4

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AlberAlber tine Stine Sarrazin – «arrazin – « LL’astragale’astragale »»

Albertine Sarrazin meurt en1967, à trente ans, dont huitpassés en prison. Abandonnée àsa naissance et confiée à l’Assis-tance publique à Alger, elle estadoptée à deux ans par un méde-cin militaire. Victime d’un viol(par son oncle) à dix ans.Revenue en Métropole avec sesparents, elle reçoit une éducationtrès stricte (son père finit par laplacer en maison de correction).À partir de 53 elle tombe dans ladélinquance. En 57, elle s’évadede la prison de Doullens et sebrise l’astragale. Un homme laprend en stop : Julien Sarrazin.Lui aussi délinquant, il devientson mari. Entre méfaits, arresta-tions et prison, elle semble trou-ver une brève stabilité avant dedécéder en cours d’opération5.Elle laisse trois grands romans6 etdes poèmes. En avril 2015, sort «L’astragale ou l’étrange destind’Albertine Sarrazin »7, film deBrigitte Sy. Leïla Bekhti joueAlbertine, avec une troublantemodernité, à quoi ajoute le noiret blanc des images.

En cette occasion, Téléramaécrit du roman : « Il faut lire ceroman à vif, redécouvrir cettelangue unique, aussi claquante et

organique que le titre. [...] Plusque tout, c'est la violence de sonécriture, pleine d'élancements,d'écorchures, de contractions,qui sidère le lecteur d'aujour-d'hui. Albertine Sarrazin écritcomme elle souffre. »

Ce qui me frappe à la relired’un trait aujourd’hui (ma pre-mière lecture date de l’été 68 quifut, à tant de titres, celui des dé-couvertes), c’est précisément queje ne saurais mieux la dater que «d’aujourd’hui ». Par la vivacitédu style : «Le ciel s’était éloignéd’au moins dix mètres.» en est lapremière phrase ; «N’importe, jemarche : précédant le flic, je des-cends l’escalier, en claudiquant àpeine. » la dernière. On relève desuite l’importance des notationsphysiques et l’usage du présent.

La langue est si vivante qu’ellene se répète pas. Voyez commeelle parle de sa blessure :

« ... je rencontrai, au niveau dela cheville, une grosseur étrange,qui enflait et pulsait sous mesdoigts... » [p.5]

« ... deux fois, trois fois, j’essaiede poser le talon : la foudre s’éveille,me traverse la jambe. » [7]

«Le premier pas est un fer rou-ge, le deuxième en gélatine... » [8]

Albertine Sarrazin, « L’as-tragale », Jean-Jacques Pau-vert, 1965 – 185 pages,300.000 signes.

5. Le médecin et l’anesthésis-te en service lors de cette opé-ration seront condamnés pourhomicide involontaire, surplainte de Julien Sarrazin.

6. «La cavale » (65) et «Latraversière » (66), chez Jean-Jacques Pauvert.

7. «L’astragale ou l’étrangedestin d’Albertine Sarrazin »,réal. Brigitte Sy ; scénarioSerge Le Péron ; avec LeïlaBekhti et Reda Kateb. Une précédente adaptationavait mis en scène MarlèneJobert dans le rôle d’Alber-tine : «L’astragale », de GuyCasaril (1968), avec HorstBuchholz (Julien).

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«Puis, machinalement, je prisappui sur le talon pour me lever, etce que je ressentis alors fut si atro-ce, si désespérant, que j’abandon-nai et laissai mon pied retomberdans l’ombre et la boue. » [14]

« ... ma cheville menait grandtapage, fondait en rigoles incan-descentes à chaque pulsation demon cœur... » [16]

« ... la forge de ma cheville ...illumine toute la traverse... » [16]

«Mon pied avait cessé de crier,comme un chien qui après avoirlongtemps hurlé dans la nuit estadmis à entrer dans la maison ets’endort près du feu. » [19]

Après l’hospitalisation :« ... un poids d’une inertie et

d’une raideur extraordinaires, unmembre rebelle et sourd, un mor-ceau de bois vivant sans souci demoi... » [21]

« ... dans ma cheville, soudain,quelque chose s’éveillait en chuin-tant, comme l’eau qui fuse d’untuyau percé ; d’autres sources semettaient à gicler, puis toutes serejoignaient et coulaient en se fau-filant dans mon corps. Ou bien, ladouleur faisait sa pelote au-dessusdu talon, se roulant et se distor-dant lentement lorsque la bouleétait prête [...], elle se brisait avecune sensation de lumière ; et leséclats, traversant mon pied à toute

allure, venaient exploser, en étoilesaussitôt éteintes, au bout desorteils. » [26]

« D’ailleurs, l’explosion n’estmême plus douloureuse : c’est uneseconde intense, attendue, où ilsuffit de ramasser l’attention et deserrer secrètement les mâchoires,tout en gardant les lèvres écartéesen sourire... » [38]

Ce long exemple pour dire lasensualité de l’écriture et à quelpoint les mots fouillent pourdire au plus juste les sensations.Celles d’une jeune femme accro-chée frénétiquement à la vie : «Le silence se mit à hurler, uneépaisseur de cris me boucha la gor-ge ; je regardai mon pied, noir etblême, mon pied qu'on allait jeterà la poubelle. Et soudain, je réali-sai combien je tenais à chaque cel-lule, à chaque goutte de mon sang,combien j'étais cellule et sang,multipliés et divisés à l'infini dansle tout de mon corps : je mourraiss'il le fallait, mais tout entière. »

Et quand elle parle de sonamour pour Julien, elle toucheau lyrisme8 : « Je voudrais viderma tête, mes tripes et mes veines,laver et brosser indéfiniment mapeau. Je voudrais que Julien m’em-plît toute, qu’il disposât de moi... »[171] ; « Je voudrais dormir, êtreminérale, être bloc autour de mon

8. «Ma tête tourne, je n’a-vais pas bu depuis trois jours.Je prends mon verre, puis jele repose : pour ce verre-là, jeveux attendre le tchin-tchinde nos retrouvailles [Juliensort de prison]. Les précé-dents sont bus, éclipsés et rin-cés, et celui-ci est inscrit, intact, dans le décor dont lesaccessoires s’assemblent, pièceà pièce, depuis que je suis là,assise, à fixer la pendule au-dessus du comptoir. Sept heu-res moins cinq : dans cinqminutes, j’arrête le film. Lesgens de la gare, les voituresqui se faufilent, les siffle-ments et les fumées de la voieproche, tout est écrin autourde moi, moi que je voudraisépingler, comme un clip,quelque part où je scintille-rais. L’ombre se dilue ce soir,et le soleil m’inonde... Septheures moins trois.Je ne lèverai plus les yeux verscette pendule, ni vers le va-et-vient de la porte de la ter-rasse. Julien va venir dansune de ces bouffées de gens,mes yeux l’attendent, baissés,aveugles ; je ramène monregard, mes mains et mespieds, je me pelotonne et ànouveau l’entour glisse avecles secondes, sans m’accro-cher : du fluide sur du lisse,du vague sur du flou... [...]Je n’ai pas perdu la boussole,hello ! Julien. » [174]

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cœur qui bondit et court devantmoi : choisis-la, Julien, la routequi est moi, sautes-y à pieds jointset que je porte à jamais chacun detes pas. » [173] ; «Cette chose quipasse et crépite de son corps aumien, quelle est-elle, d’où est-ellenée ? » [175]

Il faut dire un mot de la tran-che de vie (malgré le mot romanqui figure sur la couverture, celivre est très largement autobio-graphique) que raconte « L’as-tragale ». L’évasion et la blessure,l’intervention miraculeuse d’unpetit malfrat qui sauve Albertine,la planque, la fait opérer, la mèneà la guérison et, bien sûr, l’aime.De l’héroïne elle dit l’amour vio-lent qu’elle ressent pour Julien,mais aussi la prostitution, parcequ’il lui faut vivre à Paris, le vold’une importante somme d’ar-gent (elle dérobe la clef du bu-reau à l’un de ses amants de pas-sage) et, dernier paragraphe, sonarrestation au moment même oùelle va retrouver Julien.

Tout ceci écrit avec vivacité,légèreté. Pour répréhensibles quesoient ses activités, elle ne sedépartit jamais d’un sens moralet surtout, qui balaie tout, elleexprime une volonté forcenée devivre, de surmonter tous les obs-tacles, de ressurgir du plus pro-

fond, elle avance... Elle est d’unesincérité sans faille. Elle traduitau plus juste ce qu’elle ressent, cequ’elle éprouve9.

Elle a un sens aigu de l’obser-vation et ses portraits ont la pré-cision d’un dessin de caricaturis-te. Telle Annie (une de sesplanques) : « Depuis le matin,heure par heure, j’ai vu surgir dupeignoir et des bigoudis la fille dejoie : de maigres, ses jambes de-viennent spirituelles, par la cam-brure du très haut talon, le fendude la jupe entravée ; la basque dutailleur arrondit les hanches, coupela ligne anguleuse des fesses et desiliaques. Les cheveux se mettent àbouffer et à reluire, la bouche rositet gonfle, amenuisant les dents ; àpetits coups rapides de brosse àrimmel, les yeux s’ourlent d’uneherbe langoureuse ».

Dans « La traversière », elleexprime clairement la consciencequ’avec l’écriture sa vie vient debasculer :

« ... cette nuit pendant que jedormirai ... un homme me décou-vrira, me dénudera comme uneamante ; il fera l'amour avec monlivre, il aura dans les mains, dansles yeux, dans la tête ma véritétoute nue enfin. Comme c'est bon,comme ça fait battre le cœur, lepremier lecteur... ». ❐

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9. Elle raconte son anesthé-sie. « Je pense, je pense àtoute allure depuis que laMajor a rabattu le drap surma fesse, après y avoir injec-té, très lentement, très diffici-lement, le contenu d’unegrosse seringue. Je massel’emplacement de la piqûrepour faire circuler cette nou-velle douleur : il semblequ’on ait coulé dans ma han-che et ma cuisse des plaqueset des rigoles de plomb. Peu àpeu, le tourbillon s’apaisedans mon crâne, comme s’ar-rête la roue des loteries defoire : maintenant, les imagestournent très lentement, hési-tent avant de se fixer, cepen-dant que les murs et le pla-fond s’éloignent en un floupesant ; l’air qui m’entoure sesolidifie et tombe en grospaquets inconsistants sur lecarrelage, une taie noire sortde mes paupières... » [53]

Julien etAlbertineSarrazin

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Michèle Lesbre est une trèsbelle romancière, sensible etretenue. Elle a écrit quatre ro-mans policiers quand elle signece livre, avec lequel elle changed’univers littéraire pour nousdonner ensuite «Le canapé rou-ge » ou «Écoute la pluie »...

C’est dire si j’attendais beau-coup de ce témoignage sur la viede Victor Dojlida. Témoignagecar elle l’a fréquenté longuementet enregistré.

Qui est ce Dojlida ? Il a troisans quand, en 1929, ses parentspolonais émigrent en Lorraine.Trieux puis Homécourt, petiteville de Meurthe-et-Moselle,dans le quartier des Baraques. Lepère qui travaillait à la mine a étélicencié pour avoir pris part à desmanifestations. Il retrouvera dutravail dans les aciéries. Victorobtient son brevet en 1939, toutcomme Rina, la petite Italienne,son amoureuse – mais il refusede faire sa communion.

Dès le début de la guerre, ilfranchit la ligne de démarcationpour procurer des vivres de pre-mière nécessité et va jusqu’à sub-tiliser un stock de grenades

abandonnées par les Allemands.C’est tout naturellement qu’iladhère aux FTP-MOI (Francs-tireurs et partisans de la main-d’œuvre immigrée). Il n’a pas 17ans.

Avec cette organisation armée,il participe à de nombreux sabo-tages. En 43, envoyé à Paris pourlivrer des grenades à la Résistan-ce, il sauve de la noyade unmédecin militaire allemand qui,plus tard, fera commuer sacondamnation à mort en dépor-tation. Le 23 février 1944, il estarrêté, lors d’une perquisition,par l’agent de police françaisReuter10. Prisons : le Cherche-Midi, Fresnes, le camp du Stru-thof, Dachau...

De retour des camps, il enta-me des démarches pour obtenirsa naturalisation. Stupeur : iltombe sur Reuter, réintégré dansses fonctions. Il lui casse la figu-re. Vont s’ensuivre, par desenchaînements inévitables –condamnation, emprisonne-ment, braquage de collabos... –quarante années derrière les bar-reaux. Il sort enfin de Poissy le26 septembre 1989.

MMichèle Lesbrichèle Lesbre – e – «« Victor DVictor Dojlida, une vie dans lojlida, une vie dans l ’ombr’ombree »»

Michèle Lesbre, « Dojlida,une vie dans l’ombre », éd.Noésis (Agnès Viénot éd.),2001. Puis éd. SabineWespieser, 2013. – 75 p.,moins de 100.000 signes.

10. « Selon toi, c’est la com-plicité du directeur de l’usinequi permet ton arrestation.Un matin de bonne heure, tamère te réveille, un contre-maître te demande, il veutt’emmener à l’usine."... En bas des cités, j’ai vuune traction. Ça s’est passécomme dans les films : quandj’ai approché de l’usine, j’é-tais encadré, c’était fini... Onm’a emmené au commissa-riat de Jœuf, jusqu’en milieud’après-midi ; après lesBrigades spéciales nous ontconduits, les autres et moi, àla prison Charles-III deNancy. Il y avait aussiGuillaume et Claudine...(Que sont-ils devenus ?) À laprison Charles-III, j’étaisavec les mineurs. J’avais dix-sept ans. Le 26, le jugeChiny donne le motif d’accu-sation : "terroriste commu-niste"... »

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Assigné à résidence en régionparisienne, il y décède en 1997.

Le personnage est fort, un durà cuire irréductible. «Après qua-rante ans derrière les barreauxpour avoir braqué des collabosen 1945 et tenté maintes fois des'évader, il n'avait rien perdu desa rage. Le désir de faire justice,d'en découdre, le tenaillait tou-jours. Il avait le sentiment de nepas avoir réglé ses comptes. Il estmort en colère. C'est éminem-ment bouleversant et respecta-ble. »

Mais, disons-le franchement,le livre n’est pas à la hauteur desambitions. D’abord parce qu’ilne définit pas son genre. La bio-graphie est notoirement incom-plète – pas un mot de témoigna-ge, ou presque, sur les camps nila prison ! Ces quatre décenniesrestent parfaitement une ellipse.Ensuite parce que l’auteure n’enfait pas, comme François Bondans «Prison», un livre person-nel, un livre qui dise vraiment enquoi cette histoire serait aussi lasienne11. Certes elle dit son émo-tion mais cela ne dépasse jamaisle stade des phrases « toutes fai-tes » : «Le 26 septembre 1989 aumatin, à Poissy, il faisait beau,comme souvent en septembrequand l’été ne veut pas mourir.

Un petit homme était là, ahurisans doute, trapu et fragile. Libre.Cinquante ans plus tôt, le 1er sep-tembre 1939, Hitler avait envahila Pologne et la France mobilisait.C’était presque le début de cettelongue histoire pour moi. » L’étéqui ne veut pas mourir commemétaphore de Dojlida, c’est unpeu facile. Quant à ce rappro-chement de cinquante ans, c’estaussi aller chercher bien loin...

Michèle Lesbre s’embarqued’ailleurs sans ligne directricedans ce récit : trois pages sur levoyage vers la Lorraine, alors queplus jamais elle n’évoquera enquoi la Lorraine aurait pu façon-ner la personnalité de Dojlida...Lors d’un second voyage, elleévoque la prison de Château-Thierry (Dojlida n’a rien à voiravec elle) où les travaux de res-tauration (après une tempête)attendent, elle a cette phrase quime stupéfie : « Si La Fontainerevenait dans sa ville natale, peut-être écrirait-il une fable sur le sujet » car enfin cela n’a rien àvoir avec son sujet !

J’ai vraiment le sentimentd’un livre qui ne se trouvejamais. Nous en sortons sansentendre la voix de Dojlida, alorsque l’auteure l’a enregistrée desannées durant. ❐

11. « Aujourd’hui, presquetrois ans après ta mort, j’é-prouve avec force le besoind’évoquer notre rencontre etce qui la rend si importanteà mes yeux, car ton histoire seconfond, d’une façon à la foisexemplaire et dramatique,avec tout ce qui fut la vie desimmigrés dans la France del’entre-deux-guerres. Ceuxqui ont combattu pour lalibération de la France occupée n’ont guère étéremerciés, quand ils n’ont pasfait les frais de la xénophobieet, parfois, d’un cynismeabsolu.Et il n’est pas question d’en-treprendre sans toi ce qui n’apu être fait avec toi, il s’agitsimplement de mémoire, decelle qui nous concerne tous,que chaque individu porteen soi, et sans laquelle l’his-toire de nos vies se déroule-rait dans la nuit profonde.J’espère très sincèrementqu’en écrivant ces pages, jesaurai rendre hommage à toninextinguible et légitimecolère. »

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Gabrielle Russier a 31 ans en1968. Elle enseigne au lycéeSaint-Exupéry de Marseille. Elleest divorcée de son mari et élèveleurs deux enfants. Elle entre-tient une liaison avec un de sesélèves de seconde, ChristianRossi, âgé de 16 ans. Les parentsde ce dernier, eux-mêmes ensei-gnants à l’université d’Aix, toutd’abord consentants, finissentpar déposer plainte. GabrielleRussier est incarcérée aux Bau-mettes en avril 69 pour quelquesjours puis pendant huit semai-nes. Le procès a lieu en juillet 69.Verdict : 12 mois avec sursis, cequi tombe sous le coup de l’am-nistie présidentielle (Pompidouvient d’être élu). Le Parquet faitalors appel a minima. GabrielleRussier, après un séjour en mai-son de repos, revient chez elle àMarseille le 30 août. Le 1er sep-tembre elle se suicide. On nepeut aujourd’hui comprendre leretentissement qu’eut « l’affaireRussier » sans la resituer dans lecontexte haineux de l’après-6812.

Comprendre, c’est précisé-ment l’objet de ce livre dont ilfaut tout de suite dire que c’estun « grand» livre. Que compo-sent deux ensembles très diffé-

rents : un «plaidoyer » de Ray-mond Jean13, «Pour Gabrielle »,et une sélection de trente-six let-tres adressées par cette dernière,à partir de son incarcération, àdifférents interlocuteurs.

Admirable est le texte deRaymond Jean. Par sa langue,d’une précision fulgurante, parla profondeur et les précautionsde sa réflexion, par l’empathiepuissante dont il témoigne. Oncroirait lire une plaidoirie deBadinter, ce qui n’est pas rienpour les gens de ma génération.

Il commence par décrire avecminutie les circonstances danslesquelles il fut amené à dévelop-per des relations de travail avecson étudiante : un projet demémoire sur le Nouveau roman,notamment autour de ClaudeSimon. « Je ne peux pas oublieraujourd’hui Gabrielle, à la foismaladroite et dévorée de curiosité,tour à tour timide et impulsivedans ses questions, cherchant àmieux comprendre, à mieux sur-prendre l’homme qui avait écritdes textes qu’elle avait longtempsscrutés, à lire en lui comme en seslivres... »

Il parle sans éluder de ce qu’ilpressent de son caractère.

Gabrielle Russier, «Lettres deprison », précédé de «Pour Gabrielle » de Ray-mond Jean, Le Seuil, 1970.– 125 p., environ 170.000signes.

12. André Cayatte en tira unfilm, « Mourir d’aimer »,sorti dès 1971, avec AnnieGirardot et Bruno Pradaldans les rôles-titres.La chanson éponyme deCharles Aznavour fut com-posée avant le film. Elle nefigure pas dans la versionfrançaise.

13. Raymond Jean (1925-2012), romancier et essayis-te, fut longtemps professeur àl’université d’Aix-en-Proven-ce, où il eut Gabrielle Russierpour élève. Il est notammentl’auteur de « La lectrice »(adapté au cinéma parMichel Deville).

GGabrielle Rabrielle Russier – «ussier – « LLettrettres de prisones de prison »»

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Il évoque chez elle «une certai-ne exigence intérieure qui pouvaitla conduire à une étrange forme dedépassement de soi », qu’il refor-mule en «une tentation perma-nente des extrémités et des limites »– une certaine forme d’idéalismequi s’exprimera pleinement danssa pédagogie. Il insiste sur savolonté : «Elle savait ce qu’ellevoulait. Elle avait un grand appé-tit de réalisation de soi et de prisesur les autres ». En quoi il décèleles raisons de sa séparation con-jugale, « ...une jeune femme qui,s’étant mariée tôt et ayant eu desenfants, éprouve le besoin de corri-ger une expérience, jugée aliénan-te, d’épouse et de mère de famillepar la conquête d’une indépen-dance ». Difficile de saisir cequ’une telle situation, aujour-d’hui banale, pouvait avoir d’en-core facilement scandaleux il y apresque un demi-siècle. Ce por-trait très fouillé pour dénoncerce que la presse de droite fit deGabrielle Russier : une névrosée,une caractérielle, une femme cap-tieuse.

Il développe ensuite les aspectspédagogiques de l’enseignantequ’elle fut et comment mai 68,auquel elle prit part, valida etrendit en quelque sorte publicson amour pour ce jeune garçon

aux allures d’homme et à lamaturité affirmée. «Dans ce cli-mat Chris était un élève comme lesautres, mais désigné pour accom-plir ce à quoi toute la classe tendaitobscurément. [...] la classe entièrese reconnut en lui et assuma le lienqui l’unissait à Gabrielle. »

Il revient sur l’insupportableacharnement du procureur14 –dénonçant au passage l’usageabusif et inexplicable de ladétention provisoire en contra-diction avec le Code civil – queseule pourrait expliquer uneinjonction de l’université à pro-noncer une peine qui assurât laradiation définitive de Gabrielle.

Il dénonce avec véhémence lerôle de la presse de droite et de lapresse à scandale – mais n’est-cepas la même ? «La presse a jouéun rôle très précis dans le désespoiret la démoralisation de Gabrielle.Ce qui s’est passé après sa mort s’était déjà passé avant, mais à cemoment-là elle était présente pourlire les journaux et y voir son his-toire répercutée, déformée, dénatu-rée ou, plus simplement, étalée. » Ila cette formule qui claque enco-re aujourd’hui : «On lui a faitpayer mai très cher ». L’affaireRussier renvoie bien, aussi, à lalutte des classes. Mais silenceretentissant de L’Humanité...

14. «Mais, tout de même,qu’est-ce que cette Justice qui,le soir du 10 juillet, décidaitavec une froide détermina-tion de tourner la loi d’am-nistie promulguée par le pré-sident de la République àl’occasion de son entrée enfonction ? Car – c’est parfai-tement clair pour tout lemonde – si le procureurgénéral d’Aix, par l’intermé-diaire du procureur deMarseille et de son substitut,interjetait appel a minima,c’est parce qu’il estimait queGabrielle n’avait pas étéassez condamnée et qu’il fal-lait obtenir une nouvellecondamnation, assez fortepour la soustraire au bénéficede l’amnistie. Dans ce cas,elle aurait été vraimentpunie : on aurait pu, en par-ticulier, la sanctionner danssa vie professionnelle, chosequ’elle redoutait par-dessustout. "Il fallait, pour cela, adéclaré textuellement le sub-stitut, une inscription aucasier judiciaire pour facili-ter l’action disciplinaire etl’éloignement de son poste"(l’Express, 29 septembre1969). Donc, les magistratsont fait ce qu’il fallait. »

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Et, pour rendre leurs nomsaux gens à qui il est si facile de sedissimuler derrière leur fonction,le recteur était Paul Franck,Marcel Caleb le procureur géné-ral et Bernard Palanque le juged’instruction. Au cimetière, lepasteur leur déclara : « Jugeshumains, face à Dieu vous avezperdu votre procès ».

Venons-en aux lettres deGabrielle Russier. Il y en a trois àune amie d’enfance, quatre àRaymond Jean, cinq à un cama-rade d’études, trois à ses parents,quinze à sa voisine et collègue,six à son mari. Toutes, même lesdernières, sont superbementécrites, rédigées, elles compor-tent souvent des références litté-raires. Elles permettent surtoutde sentir l’évolution intérieurede Gabrielle. Sa première brèveincarcération, elle a l’énergie dela surmonter et de presque s’enamuser. Son état d’esprit est lemême au début de la seconde,dont elle ignore quelle sera ladurée : «Depuis hier je suis seuleen cellule, tu ne peux pas savoircomme je suis mieux. [...] J’airetrouvé pour un moment mavitalité en retrouvant ma coquilled’escargot, un refuge. » [15.05, A.]«Me voici logée... en l’Hostellerie

des Baumettes... » [16.05, R.J.]Mais très vite, le désespoir s’a-

bat sur elle : « Je ne vois plus la finde ce désespoir, tout s’embrouilledans ma tête... C’est psychologi-quement que c’est dur... » [28.05,M.] «Ne m’en veuillez pas, je suisà bout de forces [...] J’ai peur pourles enfants. J’ai si peur. » [30.05,G.T.]

Avec ses parents, elle reste dis-crète sur ce qu’elle endure, pro-tectrice : « ... je voudrais vous don-ner ma sérénité du moment, vousdire que je vous attends, et querien ne peut nous arriver. Avec lesourire. » [13.05] «Attendez-moi,je reviendrai, pas trop démolie jel’espère. Et si je suis trop démolie,j’essaierai de redevenir tendrementvotre Gabrielle. » [27.05]

Après le procès, elle part à LaRecouvrance pour se reposer.Elle semble apaisée. « Je vousembrasse, ainsi que votre maman.Dites-lui que son aide nous a per-mis de gagner une bataille, etqu’elle nous permettra de gagner laguerre... » [27.08, G.T.] « Je t’em-brasse, en te disant à bientôt, et ensouhaitant que tout ceci s’apaise etque tu n’aies pas eu tort d’avoirconfiance en moi. » [27.08, M.]

Cinq jours plus tard... ❐

15. Initiales des destinatai-res : A, Albert, un ami ; RJ,Raymond Jean ; M, Michel,son mari ; G.T., Gilberte T.,sa collègue.

16. Dernière lettre à Ray-mond Jean.«5 juin 1969.Votre lettre du 25, reçue hier.Trop tard maintenant plusrien ne sait me faire sourireje voudrais être encore capa-ble de vous dire que je neregardais pas ailleurs.Mais le côté expérience estterminé depuis longtemps.Mais ce que je détruisais, c’était ce qui m’étouffait.Depuis un an, j’essayais desurvivre.Je ne sais plus.Je voudrais qu’au moins cequi m’arrive serve aux au-tres. Le SNES d’Aix voulaitvous voir, D. me l’a dit.Faites-le pour le principe.Par droiture républicaine.Et puis aussi, si vous voulezbien, le souvenir de ClaudeSimon.À la mémoire de Chloé.J’en suis au point que je vou-drais que demain matin celase termine comme l’Étrangermais ici c’est impossible. Il ya l’absurde, sans fin. Je suisécrasée par le rocher. Il devaitêtre trop lourd pour moi.Oubliez-moi, je ne suis plusmoi-même, je crois que je nele serai plus. Écrivez des li-vres.

Gabrielle »

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Roger Knobelspiess, né en 47,a l’adolescence délinquante. Sonfrère y perd la vie. Condamné en72, grâcié par Mitterrand, réin-carcéré en 83 – il nie ces deuxbraquages – il est acquitté en 86.Pris en flagrant délit en 87, il estfinalement libéré en 90. Il estdevenu comédien et écrivain. Ilétait, dans les années 80, emblé-matique de l’idéal de justice de laGauche au pouvoir. Il aura passévingt-six ans de sa vie en prison,dont huit en quartiers de hautesécurité, les fameux Q.H.S.,ouverts en 1975 (Jean Lecanuet,Garde des sceaux) et supprimésen 1982 par Badinter.

Ce livre a été soutenu par leComité de défense de R. Kno-belspiess (Michel Foucault, JeanGenêt, Glucksmann, Montand,Simone Signoret, Claude Mau-riac), par le Syndicat de la magis-trature, le Syndicat des avocatsde France et l’Association des ju-ristes démocrates. Je l’indiquepour souligner que les propos del’auteur sont dignes de foi. Car lalecture a quelque chose de terri-fiant, notamment si on la rap-proche des propos tenus par lePrésident de 75, Giscard d’Es-taing, qui avait déclaré que la

prison ne [devait] être que la pri-vation de liberté. On jugera del’écart entre l’intention et laréalité...

En 1971, après la répressionqui s’est abattue sur la Gaucheprolétarienne et son organe LaCause du Peuple, Michel Fou-cault, Jean-Marie Domenach(revue Esprit) et Pierre Vidal-Naquet (historien, militant actifcontre la torture en Algérie)constituent le Groupe d’infor-mation sur les prisons (GIP).

Dans sa préface Foucault écrit«Voici un rude document. [...]Ce n’est pas le livre d’un prison-nier sur la prison en général : ilvient d’un point névralgique dusystème pénitentiaire. D’unpoint précis et nouveau : cequ’on appelle les Quartiers dehaute sécurité »17. Le ton est don-né : ce livre est un réquisitoire.Et, comme tout réquisitoire, uncertain ton le porte et il dévelop-pe une argumentation fouillée.

Ce « fleuron » qu’est le QHSest né, ne l’oublions pas, après laflambée des prisons, l’été de 74 –qui fit huit morts parmi les déte-nus. Or, en 77, voici le sinistrebilan pénitentiaire : «Quarante-six suicides en 1976. Cinquante-

RRoger Knobelspiess – «oger Knobelspiess – « Q.H.S.Q.H.S. »»

Roger Knobelspiess, « QHS,quartier de haute sécurité »,préface de Michel Foucault,Stock, 1980. – 230 p., envi-ron 210.000 signes (+annexes).

17. « Sur le lit il y avait lepaquetage administratif :trois couvertures, deux draps,une serviette, un gant de toi-lette, un savon de Marseille,une cuillère en plastique, unefourchette en plastique et uncouteau également en plas-tique. La cellule : 3,50m delong sur 2 mètres de large,doubles barreaux et grillage,une table scellée au mur (40centimètres sur 80), un pla-card mural, un lavabo, unW.-C., un tabouret scellédevant la table, un lit decamp scellé sans ressort avecune paillasse, les murs ripoli-nés en gris et blanc. »[...]« Interdit de se voir entrecodétenus, de se passer lemoindre journal, de sedépanner mutuellement en seprêtant un paquet de tabac,des timbres pour écrire... »

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six en 1977. Trente-huit depuis ledébut de l’année. Au total, en unan et demi, cent quarante et unmorts entre les murs ».

Ce que dénonce avec véhé-mence Knobelspiess, c’est que leQHS n’est pas un instrument auservice de la Justice : il est totale-ment discrétionnaire et ne dé-pend que du directeur de la pri-son. En ce sens il constitue uneseconde peine qui se surajoute.18

Il a une pique d’un humourcinglant à l’égard du Garde dessceaux, nommé à ce poste peuaprès son élection à l’Académiefrançaise : «Avec les Q.H.S., l’aca-démicien Alain Peyrefitte a trouvéici son remède au mal français ! »(allusion à un essai dudit, por-tant ce titre, paru avec succès en1976).

Mais l’essentiel du livre estune analyse méthodique de tousles éléments relatifs aux QHS.

Depuis les motifs qui ymènent : ne pas cesser de criti-quer le régime pénitentiaire(Jean Vasserot), grimper à unarbre pour protester contre unepunition (Taleb Guerfi), seplaindre de la nourriture (Jean-Claude B. ou Roger H.), contes-tation (Roger D., André L., Ro-land B.)...

La durée, initialement limitée

à trois mois, est vité dépassée : sixmois, huit mois, un an, deuxans... Le tout, encore une fois,sans que la Justice soit saisie !

Knobelspiess analyse aussi lessoins apportés : «Les soins appor-tés aux détenus ne sont jamais pré-ventifs et rarement curatifs. Ils ser-vent à justifier que quelque choseest fait, humanitairement, pour lesdétenus. On ne daigne les soigneravec plus de vélocité que devant lessignes évidents de la mort, de l’in-curabilité. Là, la machine médica-le se met froidement en marchepour célébrer son office humani-taire, sachant parfaitement qu’ilest trop tard, et que c’est au fondpeu de chose ». Il insiste sur lessoins psychiatriques19 : « Ils [lespsychiatres] ne se penchent pas surleurs problèmes, n’essaient jamaisde les comprendre. Ils n’ont que l’idée fixe de les neutraliser pouréviter des complications à la péni-tentiaire, et surdosent des médica-ments miracles pour les normali-ser : obéissance, soumission, adap-tation aux règles de la société... » «L’entretien [avec le psychiatre] n’apas duré plus de dix minutes, c’estla consultation au rendement.L’un des traits principaux de lapsychiatrie en prison. » «Ne pass’adapter à la prison est devenu unnouveau crime à punir. »

18. «D’entrée [la] concep-tion [du QHS] vous annon-ce la couleur. Le silenceparle. Les blindages parlent.L’isolement parle : ici vous nepourrez rien faire, rien espé-rer. On vous dit : nous avonsle temps, tout notre temps,tout le temps qu’il faut pourvous dresser, vous faire re-noncer à réfléchir. La « pri-vation sensorielle » ne laisseéchapper personne. Elle vousbrise, morceau par morceau,effiloche votre résistancequand vous sentez s’endormirvotre mémoire, désoriente vossens, ramollit votre corps,détériore votre organe sour-noisement, fait tourner àvide votre capacité de penser,régresser votre intelligence. »

19. «La psychiatrie en pri-son, c’est la prison plus lepouvoir en doses de neurolep-tiques. Ici la destruction semesure au milligramme, sanslaisser aucune trace : cettepsychiatrie-là n’a même pasl’alibi d’être curative. Elle esttotalement détournée, utili-sée exclusivement commeauxiliaire de la police, faire-valoir médical. Pour chaquedétenu, il y a une étiquetteterminologique toute faite,d’où les visites au rendement.Il n’est pas concevable, pastolérable qu’un détenu puissecontinuer à poser des problè-mes à l’intérieur de la prison.C’est anormal, à proprementparler : alors, empressée, lapsychiatrie accourt. »

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weekendgames
Texte surligné
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Texte surligné
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Mais le pire, si l’on peut dire,parce que non seulement iléchappe à toute décision deJustice mais parce qu’il est connude tous, couvert par les autoritéset absolument contraire au droitfrançais, c’est l’usage de la vio-lence physique comme systèmed’asservissement.

«À la Santé, quand ils descen-dent un homme au mitard, ça nese discute pas. Ils sont six ou sept àle descendre, n’importe comment.Que sa tête cogne contre les mar-ches, qu’importe ? Ils sont cou-verts. »

Château-Thierry, mercredi 10janvier 1979. Grève au bâtimentA pour protester précisémentcontre les brimades et tabassages.Toute la prison est consignéedans l’attente. De quoi ? « Il y ades gendarmes en tenue de combatavec le fusil d’assaut sur le dos, desC.R.S., des flics, des matons encivil, tout le monde est armé :fusils, grenades lacrymogènes, pis-tolets, lance-grenades, casques,boucliers, matraques. Ils sont aumoins deux cents. [18 détenussont en grève.] Il y a un type encivil avec un manteau élégant quidirige les opérations. C’est le pro-cureur de la République. »

Les opérations ? «Un chef seplace en tête du cortège des

cogneurs. Un surveillant ouvre laporte et c’est la ruée vers le réfectoi-re du bâtiment A. [...] La porte estouverte. Les détenus sortent commedes mouches dans la cour. Ils sontimmédiatement saisis par les forcesd’intervention qui les frappent etles couchent au sol en leur assenantdes coups de matraque et des coupsde pied avec leurs rangers. Ils sontenviron dix assaillants pour undétenu. Ceux-ci sont littéralementassommés. Ils sont ensuite traînéssur le dos jusqu’au rond-point oùles surveillants en tenue et en civilleur infligent une raclée déchaînée.Les matons hurlent des bordéesd’insultes. Ils ont des visages rou-ges, terreux, violacés, les yeuxfurieux. Ils frappent à toute volée. »20

Ajoutez à cela les inépuisablestracasseries administratives pourretarder ou interdire le courrier,ou pour retarder de jour en jourle droit à visite... Une réalité queseuls de rares journaux –Libération principalement, et LeCanard enchaîné – évoquent endonnant la parole à des détenus.

Il faudra attendre 1982 et unGarde des sceaux nommé RobertBadinter pour que les QHSsoient fermés ou transformés enquartiers d’isolement au régimemoins inhumain. ❐

20. «Cette curée dure vingtminutes. Tous les détenussont enchaînés dans le dos etbouclés en cellule. Les forcesde l’ordre se replient, toutsourires pour avoir si rapide-ment ramené cette situationà la normale. Un brigadieret trois surveillants passentdans les cellules pour unecorrection supplémentaire etindividuelle sur les détenusenchaînés. Mon codétenum’a raconté comment il a vule brigadier recogner l’und’eux, lui infliger une sévèrecorrection, lui tapant la têtesur les murs, hurlant : «Tuveux que je te tue mainte-nant, dis, tu veux que je tetue, grosse merde, c’est toi qui as monté la tête aux au-tres ! » Et bing ! Des coupsdans la gueule avec le murqui en rend un deuxième. Ilétait tout abasourdi, le visa-ge en sang, comme tous lesautres. À bout de souffle, il amurmuré pardon et le briga-dier avec son équipe a conti-nué sa tournée en le rebou-clant. »

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Docteur en médecine, Véro-nique Vasseur entre à la prisonde la Santé en 1992. Elle en estnommée médecin-chef l’annéesuivante. La publication de sontémoignage, en janvier 2000, aun profond retentissement etcontribue à la création de deuxcommissions parlementaires. Àla suite de menaces de mort et dediverses diffamations, elle quitteses fonctions à la Santé et entre,en octobre 2000, à l’hôpitalGeorges-Pompidou. Soutien deNicolas Sarkozy lors des prési-dentielles de 2007, elle échouepar deux fois aux législatives et seretire de la vie politique.

Cette dernière remarque vautsurtout parce que tout, à la lec-ture de son livre-témoignage,témoigne d’une « sensibilité degauche ». Je trouve rassurantqu’elle puisse être ainsi partagéepar des responsables politiquesde droite.

Son livre se présente commeun journal (non daté, sauf pargrandes périodes). Elle y relate lequotidien dans la prison pari-sienne de la Santé21. Deux élé-ments contribuent puissammentà donner force à son témoignage.

Le premier est qu’elle ne sortjamais de son rôle de médecin.Elle examine toutes les situationsdu point de vue médical et neconfond jamais son rôle aveccelui de la Pénitentiaire. Elleobtiendra d’ailleurs que le per-sonnel de santé soit rattaché àl’hôpital public. « Une odeureffroyable, une saleté épouvanta-ble, des déchets de nourriture parterre. Du tuyau de la buanderies’échappe une vapeur impression-nante. Les murs des cellules suin-tent, ruissellent d’eau. Je com-prends pourquoi beaucoup de détenus souffrent d’asthme, de ma-ladies de peau, de bronchites, rhi-nites, sinusites, etc. »

Le second élément tient à sa « mesure », à l’honnêteté aveclaquelle elle avoue ses impuissan-ces, voire ses compromissions :un juge d’instruction attend undétenu pour une reconstitution ;or il est au bloc, prêt à être opé-ré ! «On le retire de la salle d’opé-ration, on lui enlève les perfusionset on le ramène à la Santé. Il seraopéré plus tard. »

Ces deux qualités, exactitudedes faits et justesse de l’analyse,rendent son livre irréfutable.

Véronique Vasseur, «Méde-cin-chef à la prison de laSanté », Le Cherche Midi,2000. – 210 p., 300.000signes.

21. «La Santé, c’est une villedans la ville où règnent lasaleté, la détresse, la maladie,la perversité... Illogique, irra-tionnel, incompréhensible,c’est un monde à part, coupéde la vie. Comment peut-on,dans ces conditions, imaginerune quelconque réinsertion ?Que peut-on espérer d’unepersonne déjà fragile psychi-quement qui passe plusieursannées entre son lit et la télé,dont la seule distraction est dese regarder le nombril, etdont la seule vision se réduit àla crasse de sa cellule, à sortirdans une petite cour où il nepousse pas un brin d’herbe ? Ildevient paresseux et assisté.La seule pensée de sortir de cecauchemar le fait paniquer.[...] C’est plus qu’une puni-tion, c’est l’impasse totale, labouteille qu’on referme, l’oxy-gène qu’on vous coupe bruta-lement. [...] C’est notre ghet-to, notre honte. »

VérVéronique onique VVasseur – «asseur – « Médecin-chefMédecin-chefà la prison de la Sà la prison de la Santéanté »»

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Un mot du quotidien, tant ilparaît invraisemblable. « Ils sonttous angoissés, stressés et, bien sûr,innocents. Ils réclament des dou-ches, des pilules pour dormir, despommades... Beaucoup ont desmaladies de peau, des pustules, desplaques et bubons divers. Un petitcafé et on recommence. Consulta-tion en quartier haut. Desmalades plus sérieux, et toujours lamême demande, la même souf-france... [...] On me montre uneliste de médicaments périmés àdonner en priorité. Je suis atter-rée. » 22

Les suicides et les tentatives, etnotamment par l’ingestion detout ce qui peut s’avaler : «C’estincroyable ce qu’ils peuvent ava-ler : lames de rasoir, clés, pièces demonnaie, pinces à ongles, cou-teaux, fourchettes, cuillers, vis,boulons, clous, lunettes... Parfois,dans certains ventres, on retrouveune véritable batterie de cuisine. »

L’équipement médical ? La si-tuation est catastrophique : «Àpart le matériel radio qui est neufet un bel électrocardiogramme,nous n’avons absolument rien ! »

Quant au personnel... «L’assis-tant dentaire est un surveillantvolontaire, formé en quelques heu-res sur le tas, qui n’a aucunenotion d’hygiène. Le préparateur

en pharmacie est un ContratEmploi Solidarité n’ayant aucuneformation. Le pharmacien est unappelé du contingent... »

Beaucoup d’illusions tombent.Les fameux QHS prétendumentsupprimés : «En fait, seul le noma changé [pour quartier d’isole-ment]. Là, les détenus ne voientstrictement personne en dehors dessurveillants et de leur avocat. Ilssont enfermés dans des cellulesindividuelles minuscules et froidesoù les meubles sont fixés au sol.Être enfermé dans cet endroit pen-dant plusieurs années parfois pro-voque des troubles du comporte-ment : le contact devient difficile,voire impossible. Les isolés l’appel-lent la torture blanche. »

Véronique Vasseur dit aussises émois, ses fous rires, ses bon-heurs, tous liés aux situationsdans lesquelles son service a réus-si à sauver un détenu, à le soula-ger d’une terrible souffrance.

Plus encore que l’hôpital psy-chiatrique, la prison demeure ledernier lieu obscur de la société,les oubliettes, le cul de basse-fosse. Le lieu hors humanité quenous tolérons. Peu de politiquesle savent réellement, aucun nel’énonce avec une rigueur aussiprécise et indiscutable queVéronique Vasseur. ❐

22. « Journée chargée. 9h :un infarctus. On appelle vitele Samu, le patient part enréanimation. 9h30 : unesuspicion de tuberculose. Ilfaut isoler le détenu tout desuite, organiser la préventionet rechercher les codétenus.Le patient parti tout à l’heu-re avec le Samu revient : denouveau douleur thoracique.Électrocardiogramme modi-fié. Il repart et cette fois l’hô-pital le garde.Un gréviste de la faim arriveà l’infirmerie. Il déclare : «Non, je ne mange pas, quedu métallique ! J’ai avalédepuis dix jours un coupe-ongles, un couteau, etaujourd’hui une fourchet-te ! » La radio confirme. Ilpart aux urgences se faireretirer la fourchette parfibroscopie. Avant de revenirà la Santé, il a avalé la clédu bureau des infirmières età montré ses fesses dans lecouloir. Le service téléphone,ils n’en veulent plus.Nouvelle urgence. Un détenuasiatique est recroquevillédans le couloir et se tient lesexe. Il a été ligoté et bâillon-né par ses codétenus vietna-miens. Ils lui ont enfoncé unebrosse à dents aiguisée dansle sexe ! [...]Des examens de laboratoirearrivent. Je tombe sur ceuxd’un séropositif en trithéra-pie depuis six mois. Les exa-mens sont bizarrement nor-maux. [...] Il a menti. »

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Philippe Claudel, «Le bruitdes trousseaux », Stock, 2002.– 106 p., 85.000 signes.

23. « La prison avait uneodeur, faite de sueurs mijo-tées, d’haleines de centainesd’hommes, serrés les uns con-tre les autres, qui n’avaient ledroit de se doucher qu’une oudeux fois par semaine. Relentsde cuisine aussi, où l’ail, lelard frit et le chou domi-naient. »« [en classe] Les odeurs desueur, de transpiration, lesodeurs de pied. L’absencetotale d’hygiène de certainsmineurs qui portaient de jouren jour les mêmes vêtements.L’âcreté, au-delà de la puan-teur, qui s’en dégageait. Monimpossibilité parfois de lesapprocher. »

PPhilippe Claudel – «hilippe Claudel – « LLe bre bruit des truit des trousseauxousseaux »»

Philippe Claudel, né en 1962,agrégé de Lettres, choisit d’ensei-gner plus de dix ans à la Maisond’arrêt de Nancy. Dans ce livre,il compose une succession de trèsbrefs tableaux dont la juxtaposi-tion donne à sentir la vie à l’inté-rieur de la prison. Il a déjà publié«Meuse, l’oubli » et «Quelques-uns des cent regrets » et travailleà l’écriture des «Âmes grises ».

«Le bruit des trousseaux » n’ani l’ambition, ni le statut, ni lesouffle de ces romans. C’est unlivre très humble, un témoigna-ge. Il procède par petites touchesdisjointes, sans ordre mais, biensûr, son écriture est déjà en pla-ce : avec une grande économie demoyens, il y exprime sa sensibili-té retenue et sa façon jamaisappuyée de toucher du doigt lespoints vulnérables. On ne peuttoutefois pas l’exonérer d’unecertaine superficialité ni d’unecertaine facilité dans la construc-tion : le choix de très brèves ima-ges fait inévitablement « impres-sion » mais ne permet pas dedévelopper analyses ni réflexionssuivies. Nous n’apprenons parexemple rien de l’utilité de l’en-seignement en milieu carcéral.Ce serait un peu la différence

entre un sujet tourné pour unegrande chaîne publique et undocumentaire pour Arte...

Il y a de la naïveté chez lejeune enseignant qui se met entête d’écrire une pièce de théâtreavec les détenus avant de se ren-dre compte que «La cellule, onest toujours dedans, et on estencore dedans en écrivant ça, onn’en sort jamais ». Il découvreque la fiction est fondamentaledans un atelier d’écriture !

Mais la langue de Claudel estbelle et pleine de charme, malgréla dureté de la situation23. «Lalettre qu’un détenu attend. La finde peine qu’un détenu attend. Lecolis qu’un détenu attend. Le par-loir qu’un détenu attend. L’avocatqu’un détenu attend. La convoca-tion du juge qu’un détenu attend.La date du procès qu’un détenuattend. La nuit qu’un détenuattend. Le pas du gardien qu’undétenu attend. Le mari assassinéque l’épouse attend. L’attente. Lesheures et les jours de l’attente. »

Claudel intervient dans unemaison d’arrêt, là où les détenusattendent leur jugement. La dis-cipline y est beaucoup pluscontrainte que dans un centre dedétention, et la population

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24. «Dans la plupart des cel-lules, la télévision fonction-nait plus de vingt heures parjour. La majorité des détenuspassaient ainsi le temps,usant jusqu’à la corde les pro-grammes et leurs yeux [...]Souvent, les détenus quivenaient en cours ne pou-vaient pas travailler en cellu-le, « à la maison », commenous disions entre nous enriant : la télévision marchaitdu matin au soir, une bonnepartie de la nuit, et ils nepouvaient que la subir. «Même avec des boules depapier mâché dans les oreilleset un mouchoir noué sur lesyeux, je n’arrive pas à l’ou-blier », m’avait dit un jourun détenu. »

19carcérale beaucoup plus instable.Un travail à long terme y estimpossible. D’où sans doute cet-te stratégie d’écriture.

Ce qu’il dit de la télévision, àla fois seule « évasion» possible etabrutissement assuré, est tout àfait exact24. Il a une belle imagequi dit précisément ce qu’est laprison : «La prison ressemble àune usine. Une grande usine quine produirait rien, sinon du tempslimé, broyé, réduit, des vies étouf-fées et des mouvements restreints.Les détenus figuraient d’étrangesouvriers, sans machines, sansmusettes, mais qui suivaient deshoraires, des chemins, des consi-gnes. Les gardiens parfois avaientdes allures de contremaîtres ».

Lui aussi finit par tourner àvide : «Mon usure, au fur et àmesure que les années passaient.Ma fatigue à me rendre à la pri-son, et puis ce jour, où je suis restédans ma voiture, devant l’établis-sement, sans pouvoir me décider ày entrer... »

Très juste, sa compréhensiondu mensonge généralisé parmi lapopulation carcérale : «On mentpour exister un peu plus, et onment pour continuer à se suppor-ter ». Une remarque évidentepour toutes les personnes engrande difficulté, telles celles que

je fréquente, ces temps-ci, parmiles « sdf » du Loiret. Quand laréalité est inavouable, il faut biens’en inventer une.

Cette Maison d’arrêt accueilleaussi une population féminine.La naissance d’un bébé est unebénédiction : « ... l’enfant avaitplusieurs mères, qui se penchaientsur lui, se souciaient de lui, luiparlaient, l’embrassaient, lui sou-riaient, le cajolaient. Tout le quar-tier femmes vivait un peu au ryth-me de ce nouvel être, de ses cris, deses pleurs, de ses biberons, de sesrires ».

Bien sûr la vision de Claudelsur le monde carcéral est trèslacunaire. D’une certaine façon,il n’est pas exempt du romantis-me qui s’attache au «mauvaisgarçon ». On le sent souventébranlé par le cas de certains deses élèves. Ceci m’étonne au plushaut point car, pour ma part, jeme suis toujours défendu d’avoirà connaître du dossier pénal desmiens. La tâche de l’enseignantest beaucoup plus humble : il nes’agit « que » de faire la classe. Ceserait vanité d’imaginer plus.

Mais, pour qui ne sait rien dumonde carcéral, «Le bruit destrousseaux » peut être une bonneintroduction, sensible et quandmême « soft ». ❐

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Né en 1939, Serge Livrozetconnaît la prison à 22 ans pourune série de cambriolages. Il ydécouvre l’écriture. Militantd’extrême-gauche, il sera réincar-céré après 1968 pour des raisons«politiques » (atteinte à la pro-priété). Il fonde ensuite avecMichel Foucault le Comité d’Ac-tion des Prisonniers, puis le quoti-dien Libération. Il le quitte à l’ar-rivée de Serge July. Militant irré-ductible, il connaît à nouveauneuf mois de préventive pourcrime avant d’être acquitté...

La préface de Foucault est trèsconfuse. Elle ouvre sur le nom deLacenaire dont la figure fut cer-tes romantisée par Stendhal,Dostoïevski ou Lautréamontmais qui n’en demeure pasmoins un assassin sans lienaucun avec Livrozet même si,selon le philosophe, « il reprend lefil d’un discours que les censeurs deLacenaire [ses écrits furent eneffet censurés] auraient vouluinterrompre ».

La lecture de Livrozet ne lèvepas l’ambiguïté tant le propos estsans nuance et, disons-le, d’unsimplisme de militant. Certes onne peut qu’acquiescer quand ilécrit : «On ne naît pas délin-

quant : on le devient ». Mais de làà le suivre sur son portrait dedélinquant-révolté qui s’insurgeà juste titre contre le «bourragede crâne parental et pédagogique »persuadé que « l’illégalité seule estrévolutionnaire » et que «90% desvoleurs ont commis leurs délits àcause d’une vision exacerbée (c’est-à-dire une vision naturelle, nulle-ment déformée par les lunetteséducatives) du monde peu relui-sant qui les entoure »25...

L’auteur en vient ensuite à sapropre expérience : « Avant », «Pendant » et «Après ».

Avant.Il a une façon désarmante de

parler de son enfance : «Papa nefut jamais là pour m’administrerles fessées qui auraient fait de moiun enfant obéissant et, plus tard,un homme discipliné, prêt à direamen à toutes les autorités ».

Apprentissages, petits bou-lots... comme tous les autres :« choisir un petit boulot qui neleur plaisait pas, tout comme moi.Et cependant, ils se tiennent là,soumis et placides, avec leur petitevie au jour le jour, leur inquiétudeéternelle du lendemain, leur soucide survivre et de procréer pour que

Serge Livrozet, «De la prisonà la révolte », Mercure deFrance, 1973. – rééd.L’Esprit frappeur, 1999 –170 p., 225.000 signes.

25. «La notion tout à faitrelative de bien et de mal quela société essaye d’inculquer àchacun de nous prend chez levoleur une tournure complè-tement différente. Le bienn’est pas le respect de lamorale sociale, mais celuid’une certaine manière devivre en marge ; le mal n’estpas de contrevenir à la loi,mais d’enfreindre un codetacite de l’honneur, qui trou-ve sa source dans une obser-vation rigoureuse de la paro-le donnée. Cela peut paraîtresimple et primaire. Mais c’estsouvent propre. Nous avionsbesoin d’une règle de vie :nous avons substitué la nôtreà celle que le société n’a passu ou n’a pas pu nous impo-ser. »

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la race des esclaves ne s’éteigne pas ». Il commet son premier lar-cin : un rétroviseur pour sonvélomoteur.

Il évoque ensuite son engage-ment volontaire dans l’armée à18 ans – curieux, non ?, pour unrévolté ! C’est l’Algérie, il a labravade de dire qu’il n’y seraitpas parti... Larcins pour amélio-rer l’ordinaire et prison militaire.« Il me semblait normal d’aspirer àla possession des choses que la socié-té s’acharnait à me faire admireret, par suite, convoiter. » Il trouveà se justifier de sa non-sélectiondes victimes : « Je débutais et je nepouvais pas si rapidement et parmoi-même avoir l’idée de m’enprendre à des gens assez riches poursupporter sans dommage d’aucunesorte un petit prélèvement parafis-cal ». Ce qui s’appelle s’arrangeravec la morale...

C’est dans la prison militaireque, pour la première fois, il res-sent l’envie d’écrire. Ce sera unmauvais poème, il le confesse.

Pendant.L’auteur raconte là ses incarcé-

rations successives mais il livreaussi une critique acerbe du sys-tème judiciaire. Il oppose biensûr les rapports et études « rédigéspar des technocrates imbus de sta-

tistiques » et le témoignage deceux qui vivent de telles expé-riences. Il dénonce les latitudesdu Code de Procédure Pénalequi, pour tous les articles peu ouprou favorables aux détenus,comportent des clauses restricti-ves ou suspensives : l’exemple leplus flagrant en est que la celluleindividuelle est affirmée commela règle... jamais ou presquerespectée26.

Il passe ensuite en revue le per-sonnel judiciaire. À commencerpar les avocats, dont le seulmoteur lui apparaît la cupidité(il accuse le sien de s’être faitpayer deux fois, dont une par samère). «On a beau être échaudé etsceptique, c’est plus fort que soi, il ya des mots qu’on aime entendre,car ils rendent un peu de cet espoirque l’on croyait disparu à jamais. »

Sur la magistrature – il dénon-ce le théâtre que sont aussi bienla correctionnelle que les assises– personne ne trouve grâce à sesyeux. Les juges ? Ils sont de deuxsortes : « les progressistes et les con-servateurs ». Victimes, dans tousles cas, d’une incapacité maté-rielle à connaître tous les dossiersqu’ils ont à traiter. Quant auxjurés, leur inexpérience les privede toute autonomie de pensée.

26. «Les cellules de trois, ouquatre détenus, sont dans lamajorité des cas des pièces in-dividuelles aménagées (ounon) ultérieurement pourrecevoir un peu plus demonde. On imagine sanspeine, j’espère, l’espace vitaldont chaque homme bénéfi-cie dans de telles conditions.Et pourtant, même dans cescas, il advient encore cou-ramment que l’on glisse unprisonnier avec son éternellepaillasse dans une de ces cel-lules déjà surpeuplées. Lecomble, c’est que certainsoccupants de ces réduits àrats trouvent encore le moyende transformer cet habitatexigu en atelier, pour y effec-tuer les travaux passionnantsdéjà évoqués. Les cellulesminuscules se mettent alors àservir à la fois de dortoirs, deréfectoires, de cabinets de toi-lette, de cabinets tout court etd’ateliers. Ajoutez à cetableau les fouilles métho-diques des surveillants, etl’on possèdera une petite idéedu capharnaüm dans lequelon fait vivre les prisonniersdurant des mois, des années,histoire de les amender. »

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La Justice est bien selon lui, infine, une affaire de classes socia-les27.

Il se raconte ensuite et cetteévocation serait très intéressantesi je n’avais encore en tête la pré-face de Foucault incriminantprécisément que ce récit est ceque la société tolère aux détenus.

Après.Livrozet évoque les difficultés

de tous ordres pour normalisersa situation professionnelle etlocative quand on sort de prison.Sa réaction s’accompagne d’uneréflexion profonde sur la société,ce qu’il nomme le passage à l’étatde révolte. «Le seul combat vala-ble est celui qui vise à la modifica-tion profonde des structures socia-les, de manière qu’elles cessent defavoriser l’épanouissement dequelques privilégiés au détrimentdes différentes catégories asserviesde la société, et qu’elles assurentenfin à chacun sans distinctionune vie décente d’homme libre. »

Il s’insurge contre la générosi-té qui tient le plus souvent lieude réflexion : «Croit-on sincère-ment qu’il soit possible d’humani-ser nos prisons dans une société quin’est même pas capable d’humani-ser ses hôpitaux, ses logements, laretraite des vieux... ? »

On ne s’étonnera pas, dans cesconditions, que son passage auPCF ait été aussi bref (il se ditscandalisé de sa participation à laprésidentielle de 1965).

Les révoltés.Ce bref épilogue (12 pages) à

ce que l’auteur appelle sa «dé-monstration» en révèle ce qui,d’emblée, était perceptible : laconfusion. Aucune cause n’est àla hauteur de sa révolte intérieu-re, aucun courant politique. Ilfinit même par écrire « Je ne croispas aux pauvres, je ne crois pas auxriches » alors qu’il en a fait l’essen-tiel de son argumentation. Ilredécouvre ce que l’on apprenddans tous les résumés de KarlMarx : « Il ne suffit pas d’être pro-létaire ou un quelconque exploitépour se révolter, mais il faut enco-re et surtout en avoir conscience » !

Voici un ouvrage qui me laisseperplexe. Sur Serge Livrozet je neconnaissais que ce qu’en disaientquelques articles du Nouvel Obset j’en faisais le chantre d’unerévolte contre le système péni-tentiaire. Je découvre beaucoupde verbiage, une sorte de jargonsoixante-huitard sur lequel ilapparaît difficile de construireune contestation raisonnée. ❐

27. «La vérité, c’est que lesnantis, et à travers eux lesjuges, savent fort bien à quois’en tenir. Ils n’ignorent pasque derrière les vols se cachela révolte de l’esclave et que,si tous les misérablesvolaient, ils ne tarderaientpas à perdre ces richesses etces privilèges établis sur lasoumission du pauvre et lapassivité des gens. Ils com-prennent, avant le voleurlui-même, que ce dernier estréellement le seul à s’attaquerà la source même de toutesces injustices sociales qui seperpétueront aussi longtempsqu’il y aura un riche et unmalheureux. »

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«Car nous ne savons rien declair, nous errons. » Ainsi s’ouvrece livre que je tiens pour l’un desplus forts de François Bon.

Pour l’anecdote, sa parutionsouleva un semblant de polé-mique sur le droit de l’auteur à «utiliser » des écrits issus d’ate-liers d’écriture. Elle s’éteignit àl’instant même, tant ce livre estde François Bon et tant l’imagequ’il donne des écrivants estd’une belle empathie. Belle etempathique.

C’est le troisième ouvrage qu’iltira de son activité d’animateurd’atelier d’écriture, après Sanggris (1991, avec des lycéens de LaCourneuve) et C’était toute unevie (1995, atelier à Lodève). Àmêler ainsi son écriture à celle de«publics » en difficulté, il avoue «perdre [s]a langue » [interviewau Matricule des anges]. Dans cemême entretien, je suis frappé desa «naïveté » au contact des dé-tenus. Je le disais empathique –et tout le livre en témoigne –, jepense surtout au choix qu’il faitdans la conduite de son atelier : ilprivilégie le témoignage, il netravaille jamais l’écriture – « ...lesphrases... que je leur remettais lasemaine suivante, dactylographiées

et mises en page mais sans rien dechangé, rectifié ou modifié... » Jene partage absolument pas cepoint de vue dont les risquessont une trop forte mise en avantdu factuel délictueux (cequ’ailleurs on nomme le sensa-tionnalisme) et une psychologi-sation non maîtrisée – car l’ani-mateur d’atelier d’écriture n’estpas un thérapeute. D’où la né-cessité de se mettre à distance etde travailler la fiction. Ne pas lefaire, c’est comme proposer, enmaison de retraite, que les rési-dents écrivent leurs souvenirs...

J’arrête là ce qui peut apparaî-tre comme une polémique pourdire à quel point tout, dans celivre, à la fois ce qui est racontéet le style du récit, tout donne àsentir de l’intérieur la réalité dumilieu carcéral – ce à l’extérieurde quoi reste par exemple le livrede Claudel.

Dans Prison, François Bonnous donne à entendre unebonne part des textes écrits à laprison de Gradignan en 97. Denombreux extraits, voire textesintégraux, nous sont donnés àlire. Y compris avec leur ortho-graphe d’origine, comme si les

FFrançois Brançois Bon – «on – « PPrisonrison »»

François Bon, « Prison »,Verdier, 1997. – 115 p.,185.000 signes.

28. Texte de Christian. «Unjour je rendais visite à monfrère qui habitait dans unimmeuble de mon quartier.... Il y avait une fille, je ne laconnaissais pas. Mais à forced’aller chez mon frère, noussommes montés ensembledans l’ascenseur. Je me suisdemandé qu’est-ce que jepourrais lui dire. Dans lecoup, je suis reparti sans luiadresser la parole. Nous noussommes perdus de vue car elleavait déménagé, et plus tardje la revois. Je ne lui ai riendit encore une fois. Elle estdescendue du bus et elle m’afait un signe de la main quime faisait comprendre aurevoir. Suite de cela, le lende-main matin, je me réveillai,et prenant le bus pour allerau Grand Parc pour savoir sije pourrais la revoir... mal-heureusement je ne l’aijamais revue. ... Enfin toutce que je sais, c’est que je nel’oublierai jamais. »

weekendgames
Texte surligné
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Texte surligné
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fautes elles-mêmes ajoutaient dela crédibilité.28 & 29

Le livre est divisé en six par-ties.

I. Il évoque la mort de Brulin,qui a pris part à cet atelier et ve-nait d’être libéré. Peu après, l’au-teur du coup de couteau s’assiéraà la même table pour écrire. F.B.ne parviendra pas à surmontercette situation et cessera son acti-vité (il l’écrit).

II. À partir d’un atelier autourde Cendrars, F.B. détaille troistextes dans lesquels on retrouvela même voiture, une Ford Cos-worth. L’animateur récrit sous saplume les textes des détenus enen citant des extraits significatifs.

III. Succession de portraits dedétenus participant à l’atelier, etd’anecdotes. «Lui parle très basparce qu’il n’est pas sûr de la justeprononciation des mots qu’il aappris d’oreille et donc on estdevant lui juste séparé par la tablede bois jaune et ce n’est pas lui quimet sur le papier les mots un à undictés. On est là bouche à bouchequasiment pour deviner et il a lesépaules basses et mauvaise haleineet quand on entre et qu’on se serrela main il a les mains moites. »

IV. Autour d’un détenu sur-nommé Ciao, de son texte et desconversations sur l’idée de la

route. «C’est ça, faire de la route.Aller jusqu’où ça s’arrête. Pas laroute, pas ce que tu vois, ce que tufais. Ça mène à rien ça, ça finittoujours pareil. C’est pour ça queje dis juste : l’idée de la route. » Et,lors d’un bilan de l’atelier, sor-tent : « Écrire, ça fait quelquechose à l’intérieur de soi » et « Carparfois les mots sont sensibles ».

V. F.B. raconte par le menu lalecture accompagnée musicale-ment qu’il fait à la prison de tex-tes de l’atelier. Très nombreuxextraits, y compris de la lettred’un détenu se refusant à écrire « sur ses souvenirs » à cause de ladouleur que cela éveille en lui.Ce que je disais en préambule...

VI. « Isolement ». Vingt et unepages d’un monologue magni-fique d’un qui est au mitard. Ildécrit les lieux, il raconte sa vied’ici et celle d’avant et... – on estlà à la toute fin du livre – « Jeserai un jour devant la porte etj’aurai mon sac et j’irai dans laville. Où j’irai ? La prison cesseavec la rue tournée. C’est quandon revient, n’importe quand après,qu’on s’aperçoit qu’il y a toujours lemur gris [...] Je serai dans la villeet la ville et le lieu me sont indiffé-rents parce que ce qui compte c’estseulement le temps : qu’importe siici je reviens. »

29. Même page, texte deFrançois Bon. «Lui, Chris-tian ... monte chaque jourvoir son frère et souvent donccroise cette fille à qui il n’ajamais parlé, parce qu’iln’aurait pas osé ... et puis unjour ils sont dans l’ascenseurensemble et il aurait voulumais, dit-il, l’ascenseur s’estarrêté avant. Puis la vie voussépare, on ne monte plus voirson frère ou bien il habiteailleurs ou bien elle, nousnous sommes perdus devue car elle avait déménagé,et puis une autre fois, sortantde prison dit-il, une fois quej’étais sorti de prison, dansle bus qui rejoignait le centreville à la cité ... il l’avaitrevue et regardée, ils ne s’é-taient pas parlé mais en des-cendant, et donc alors quec’était trop tard, elle lui avaitsouri disait-il mais il n’étaitpas sûr, elle l’avait doncreconnu pensait-il mais sanssavoir si oui, et depuischaque fois que dans le dou-ble bus à soufflet il refaisaitle voyage de la cité c’est sonvisage qu’il cherchait, à elle àqui il n’avait donc jamaisparlé, jamais osé, la cher-chait mais ne l’avait pasrevue ... »

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Le Matricule des anges posaitla question à François Bon : «On est frappé par une sorte demimétisme entre votre écritureet celle des détenus dansPrison... », à quoi il répondaitceci, qui vaut ici traité de stylisti-que : «Ce qui m'est renvoyé demon boulot, c'est le fait que lafinalité de mon travail consiste àattraper dans le langage ce quin'est pas normal ».

Le premier chapitre en sa tota-lité puis de larges éclats dans lesautres en témoignent :

«Brulin, Jean-Claude Brulin jene savais même pas qu’il avait étélibéré et ce serait donc là toute sonépitaphe (et pourquoi il me disaitça le gardien-chef, ce n’était passon habitude de parler du travailautrement que ce qui me concer-nait seulement : parce que lui aussidonc tout d’un coup ça le dépas-sait, camouflet mis à leurs propresefforts d’accompagnement commeà me dire : "Tu viens là chaquemardi mais les clés nous-mêmes onn’en dispose pas, toi et tes petitesfeuilles qu’est-ce que ça compte parrapport à ce qui ainsi nous débor-de " et c’est justement dans cettefragilité et la rage aussi qu’on passecinq mois ensuite à les racler, lesmots sous l’épitaphe, quand bienmême on n’a pas les clés et qu’on

n’aura rien su d’autre, qu’on secroyait guéri d’écrire comme ça surce qu’on prend dans la figurecomme une claque). »

Car les textes des détenus frap-pent par leur déstructurationsyntaxique ; elle eût sans douteexisté «dehors » car elle est avanttout affaire de CSP (catégoriesocio-professionnelle) ou de clas-se sociale comme on veut, maisla mise à l’écart par la détentionet son cortège d’exclusions, deprivations et de destitutions ren-forcent l’exclusion de la langueelle-même. Les textes sont doncsans ponctuation, sans logiquenarrative (avec de fréquentes ité-rations obsessionnelles) et mar-qués souvent par une absence dedifférenciation dans les temps.Très proches donc d’une conver-sation «de bistrot ».30

Ce que révèle François Bon àtravers ses propres interventionsécrites, c’est que le milieu carcé-ral génère aussi un registre delangage, un parler de la tauledirait Boudard. Je n’ai pas parléde la sensibilité qui affleure jus-qu’à structurer avec maestria lemonologue final. On aura com-pris qu’elle est pleine, respec-tueuse de l’intégrité des écri-vants. Elle rappelle, même en ceslieux, l’exigence de la parole. ❐

30. «C’est comme Paris, onfait le tour et si on se trompeon n’a plus qu’à recommencerc’est pour ça que j’étais partisur Marseille, j’avais man-qué la direction Bordeauxmais là ça descendait aussi etpuis les paysages étaient jolis,moi j’ai vu Marseille, c’est unnom que j’aimais bien je mesuis dit je vais aller jusqu’àMarseille et de là on verra,en fait je ne suis pas descen-du de voiture, des embou-teillages et des klaxons, etpuis ensuite on ne sait plusoù aller, plus de direction etBordeaux ce n’était jamaismarqué non plus finalementj’ai dormi dans une ville c’é-tait à Toulon, sur le siègearrière et quand je me suisréveillé devant moi j’ai vudes bateaux, les grands ba-teaux gris des militaires... »

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Alphonse Boudard (1925-2000), après une enfance diffici-le (abandon parental) est ap-prenti quand éclate la guerre. Ilentre dans la Résistance et parti-cipe à la libération de Paris. Puisil fréquente les bordels, vit depetits boulots et glisse dans lacambriole. Séjours en taule, dontLiancourt, la prison où j’ensei-gnerai vingt ans plus tard. Il dé-couvre l’écriture à trente-troisans. Ce sera désormais sa vie.Romans, cinéma et télévision.Un des maîtres, avec Blondin,du parler populaire.

Le « sana » de Liancourt (àmon époque, CDS, centre dedétention sanitaire) : «Les barbe-lés, des casquettes plates sur lesmiradors et le chaudron de vingt-quatre lascars enfermés dans undortoir ». Pour en parler, Bou-dard rouvre les cahiers qu’alors ilcommença à écrire.

Il y est affecté pour cause detuberculose, le 19 mars 1960. «Jepartage ma cellule avec un demi-crétin qui a tué son voisin à coupde hache. Un drame rural. À touthasard, les chats fourrés lui ontcollé quinze ans de trav’s. ... Il estédenté, l’œil mort. Il bouffe, ilchie, il ronfle. Rien de plus. Il ne

jacte pas, c’est déjà ça. » Le troisiè-me homme de la cellule est unmiraculé, Eugène Boyer,31 sauvéde la guillotine par le décès, cettenuit-là précisément de 1932, duprésident Doumer « flingué » parGorgulov. Il ira à Cayenne etBoudard formera le projet d’écri-re sa vie, mais Papillon paraît en69... Sur sa maladie, il dit : « Jetousse, je glaviote des bacilles » et,plus loin : « ... je replongeais. Sansdoute à cause du régime jockey deFresnes-les-Rungis. ... Un dégoûtqui m’avait pris pour la gamelle. Jene sais pas trop... peut-être lemoral, on le disait déterminantchez les phtisiques ».

Il détaille la hiérarchie qui acours en ces lieux où se mélan-gent tous les crimes et délits ettoutes les peines. L’aristocratie : « les braqueurs, maquereaux, cas-seurs, faussaires ». Puis au-dessous « les petits voleurs, les escrocs à lamie de pain ». Et tout en bas, « ceux de la pointe... des papas tropaffectueux avec leurs fillettes, desvioleurs d’enfants, des sadiques etdes satyres ». Et puis les poli-tiques, les militants du FLN quise mettent en cercle pour chan-ter leur hymne. Et qui règlentleurs comptes en interne.

Alphonse Boudard, « Reve-nir à Liancourt », éd. duRocher, 1997. – 90 p.,72.000 signes.

31. «Une célébrité de notreunivers mais que je ne con-naissais pas jusqu’alors. ...Un rescapé de Guyane.Miraculé de la guillotine onpeut dire. ... En 1932 il étaitpromis à la veuve, ainsiappelait-on alors la guilloti-ne... Donc, en mai 1932 ilattendait à la Santé dans lequartier des condamnés àmort son exécution. C’étaitpour Gégène une questiond’heures. D’une nuit pareillepersonne n’est revenu pournous donner ses impressions.Au petit jour, il se préparaitau pire... la gorge sèche, lesnerfs tendus. Ce qu’il m’adit... qu’il essayait de pren-dre le plus possible sur luipour se comporter en «hom-me». L’expression consacréedu milieu, l’ultime dignitédes exclus.Le jour a fini par se lever...alors c’était une fausse alerte.Il pensait tout de même queça serait pour le lendemain,le massacre de Justice, aumieux le surlendemain, maisil avait presque hâte d’enfinir.»

Alphonse BAlphonse Boudaroudard – «d – « RRevevenir à Liancourenir à Liancour tt »»

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Il se mue très vite en écrivainpublic, rédigeant pour ses codé-tenus lettres et requêtes. Cettefonction, qu’il tient à exercergratuitement, l’amène à « [s]’ins-truire au-delà de [s]es désirs surtoutes les misères humaines possi-bles ». Ainsi cet ouvrier agricolecoupable de gestes incestueux,dénoncé par sa femme, laisse safamille sans ressources et mise auban de son village. Où est lebien, où est le mal ? Et à quoi aservi la Révolution ? « On sedemande pourquoi troquer l’ab-surde pour l’absurde, l’arbitrairepour l’arbitraire... si l’on préfèrel’absurde et l’arbitraire de droitdivin pour l’absurde et l’arbitrairede la loi du plus grand nombre...des plus riches, des plus malins, desplus instruits. On n’en sort pas...Au mieux le persécuté devient lepersécuteur, l’esclave devient lemaître. »

L’insomniaque qu’il est depuistoujours en profite pour se livrerà des lectures intensives. «Tout cequi me tombe sous la pogne et sur-tout les classiques, les grandsromans. Mon côté autodidacte. »La nuit est aussi, bien entendu,le temps du sexe. Lui «ne pra-tique pas ce genre d’exercice.Question de peau, d’olfactif, nulle-ment de morale. Dans ce domaine

ça me paraît assez simple, on faitce qui vous pousse. Lorsqu’il s’agitpas de mineurs, s’entrecule quiveut ».

Il évoque aussi le service médi-cal qui a au moins une attitudehumaine à l’égard des détenus.La pénitentiaire, elle, fait tou-jours sien cet extrait du Procès descience pénitentiaire (qu’il lut àFresnes) : «Le détenu, réduit à unrôle d’automate dont l’emploi dutemps est minutieusement réglé, estdonc sous-alimenté, privé de rela-tions sexuelles normales, astreintau travail et courbé sous le poidsd’une discipline rigoureuse. Grâceà cette méthode, sa neutralisationest rapidement obtenue et la disci-pline de l’établissement est aisé-ment assurée ».

En ces années 60, la prisontrimballe encore toutes les sé-quelles de la guerre. Liancourtabrite ainsi «des secondes gâchettesde l’équipe Bonny-Lafont, laGestapo française de la rue Lau-riston », des déportés commeTintin, dont le ministère veutremettre en cause le statut derésistant, et... des résistants au-thentiques, quoi qu’il en dise 32,comme Boudard. Curieux rac-courci de la société... Curieuxraccourci de la vie, l’évocationfinale de la figure de la mère.

32. [À partir d’une conver-sation avec des militants duFLN] «À dix-huit ans, je mesuis engagé, jeune clebs fou,pour guerroyer. Je n’arrivepas à départager si j’étais unvéritable petit patriote ou uninconscient. J’étais séduit parl’aventure et peut-être obscu-rément par l’idée que je nepouvais pas traverser depareils événements – l’Occu-pation, la Libération – sansparticiper. Il me semble quecette démarche fut communeà beaucoup de ceux qui s’en-gageaient. Qu’avais-je à dé-fendre ? Si peu de chose. Uncoin de jardin dans le Loiret[lors de son abandon natal,Alphonse Boudard futélevé dans la forêt d’Or-léans] où le dab, le pèreAuguste, avait enterré monchien Marquis. Rien... oupeut-être une certaine façonde siffloter les mains dans lespoches. »

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Je laisse la parole à Boudard,que vous l’entendiez parler...

«Au parloir, deux fois par an,une très vieille femme arrive dubout de la France. Elle économisesur je ne sais quelle retraite desvieux pour son billet de train etcelui d’une jeune fille qui l’accom-pagne parce qu’elle ne peut plusvoyager seule. Elle est quasimentaveugle.

Le parloir à Liancourt est sinis-tre. [...] Cette vieille vient tout demême et, de l’autre côté de lagrille, on lui amène sous bonnegarde son fils. Un personnage par-ticulièrement ignoble, un pointeurde gosses soupçonné de crimesqu’on n’a pu étayer de preuves for-melles pour l’envoyer à la guilloti-ne... n’empêche. Au physique il estcourbé, fuyant, l’œil torve. Je nepousse pas le portrait au noir. Non,sa gueule reflète la laideur de sonâme. [...]

Et voilà... la vieille mère est làderrière le grillage. Elle aperçoit

son fils bien indigne qui s’approchedans une espèce de brouillard.Autour les gaffes ont repoussé lesautres visiteurs et visités. Il estcontre la grille, l’affreux. Il parle.On n’entend pas ce qu’il dit. Lavieille passe ses doigts à travers legrillage. On comprend aux petitssoubresauts de son corps fragilevêtu de noir qu’elle sanglote.

Au bout de son enfer, de sa nuit,cet affreux reste encore un hommeéclairé par cette lueur d’amourmaternel qui lui murmure : «Mon petit ».

C’est ça aussi la fête des Mères etil faut être enfermé à Liancourtpour s’en rendre compte. » ❐

33. Alphonse Boudard asigné les dialogues de nom-breux films dont :. La métamorphose des clo-portes (de Granier-Deferre,avec Ventura, Aznavour,Pierre Brasseur...). Du rififi à Paname (Denysde la Patellière, avec JeanGabin et Gert Froebe). Le soleil des voyous (JeanDelannoy avec Jean Gabin,Robert Stack, Suzanne Flon). Le tatoué (Denys de laPatellière, avec Gabin et DeFunès). Flic story (Jacques Deray,avec Alain Delon et Jean-Louis Trintignant). Le gang (Jacques Deray,avec Alain Delon et NicoleCalfan)...

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« Ils crachent, ils cancanent, ilsbafouillent, rabougris, chauves,édentés, baveux, sourdingues. C'estle bout de la vie, le bout du rouleaude la misère. Ça sent l'urine, ça sentle sapin, la fosse commune, le Dieugourmand qui guette les âmes. »

in L'Hôpital (1974)

FrançoisVillon

1431 - +1463

JeanGenet

1910 - 1986

HenriAlleg

1921 - 2013

Louis-Ferd.Céline

1894 - 1961

Marquis deSade

1740 - 1814

PaulVerlaine

1844 - +1896

GuillaumeApollinaire

1880 - 1918

ILS ONT CONNU LA PRISON...