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Page 1 Le beau XII e siècle en Rhône-Alpes, Bourgogne et Auvergne par Jean-Jacques TIJET I - L’aspect territorial La Saône puis le Rhône découpent notre région en deux. Aujourd’hui c’est pratiquement sans importance d’un point de vue politique et administratif. Hier au XII e siècle, c’était primordial : les territoires de la rive droite étaient « terres de France », ceux de la rive gauche étaient « terres d’Empire » ! Qu’est-ce que cela signifie ? Tout simplement que les uns faisaient partie du royaume de France c’est à dire appartenaient à des seigneurs dont le suzerain (pour faire court, le protecteur) est le roi de France, les autres faisaient partie de l’Empire dont les seigneurs ont pour suzerain, l’empereur du Saint-Empire romain germanique. Tout commence en 843 : les trois fils survivants de Louis le Débonnaire s’accordent pour se partager l’empire de Charlemagne, leur grand-père (pour la postérité, c’est le fameux traité de Verdun) ; Charles II le Chauve récupère la Francie occidentale (ou Neustrie, à l’origine du royaume de France) qui comprend la Basse-Bourgogne, à l’ouest de la Saône. Les territoires à l’est de la Saône et du Rhône auront une histoire « mouvementée » jusqu’en 1032, date de leur attachement définitif à l’Empire germanique institué en 962 (suite au couronnement, à Rome par le pape Jean XII, d’Otton I er le Grand, roi de Germanie). A l’ouest de la Saône donc, c’est le duché de Bourgogne dont la capitale est Dijon et les principales cités Chalon-sur-Saône, Autun, Semur-en-Auxois et Châtillon-sur-Seine. Les ducs sont capétiens car ils descendent d’un petit-fils d’Hugues Capet, Robert, duc de 1031 à 1076, fils cadet de Robert II le Pieux roi de France de 996 à 1031. Au XII e les ducs de cette belle province sont discrets et peu entreprenants, on évoque seulement Hugues III - duc de 1162 à 1192 - qui reçoit de Philippe II Auguste le commandement de l’armée des croisés que celui-ci laisse en Orient en 1191 au moment de son retour en France. A l’est c’est le comté de Bourgogne avec Besançon, Dole, Lons-le-Saunier et Pontarlier comme cités d’importance. C’est un comté relativement autonome car ses liens avec l’Empire sont assez lâches - l’empereur est bien loin et a d’autres soucis - mais cela n’empêche pas Renaud III - comte de 1127 à 1148 - d’essayer de s’en affranchir et de combattre l’empereur d’alors, Conrad III. Malgré sa non-réussite il acquiert le surnom de franc-comte qui serait, pour certains historiens, à l’origine du nom de la région, la Franche-Comté. L’histoire du comté de Mâcon est plus embrouillée car, après avoir appartenu aux ducs d’Aquitaine à la fin du premier millénaire, il est selon l’époque tantôt incorporé au comté de Bourgogne tantôt indépendant (et, dans ce cas, avec une suzeraineté pas évidente, française ou germanique ?). Il est sûr par contre - selon G. Duby - qu’il est vendu par Alix, épouse du dernier comte Jean de Braine à la mort de celui-ci en 1239 - ils n’ont pas d’héritier - au roi de France Louis IX qui le rattache à son domaine personnel. Au nord du Lyonnais occidental se constitue la seigneurie de Beaujeu initiée par les riches, entreprenants et puissants seigneurs de Montmelas (à l’ouest de Villefranche-sur-Saône) qui se fixent à Beaujeu à la fin du XI e siècle. Vassaux du comte de Mâcon dans un premier temps ils acquièrent peu à peu – par de judicieuses alliances – une grande notoriété et une autorité

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Le 12e siècle d'un point de vue territorial, religieux et artistique

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Le beau XIIe siècle en Rhône-Alpes,

Bourgogne et Auvergne

par Jean-Jacques TIJET

I - L’aspect territorial

La Saône puis le Rhône découpent notre région en deux. Aujourd’hui c’est pratiquement sans importance d’un point de vue politique et administratif. Hier au XIIe siècle, c’était primordial : les territoires de la rive droite étaient « terres de France », ceux de la rive gauche étaient « terres d’Empire » ! Qu’est-ce que cela signifie ? Tout simplement que les uns faisaient partie du royaume de France c’est à dire appartenaient à des seigneurs dont le suzerain (pour faire court, le protecteur) est le roi de France, les autres faisaient partie de l’Empire dont les seigneurs ont pour suzerain, l’empereur du Saint-Empire romain germanique. Tout commence en 843 : les trois fils survivants de Louis le Débonnaire s’accordent pour se partager l’empire de Charlemagne, leur grand-père (pour la postérité, c’est le fameux traité de Verdun) ; Charles II le Chauve récupère la Francie occidentale (ou Neustrie, à l’origine du royaume de France) qui comprend la Basse-Bourgogne, à l’ouest de la Saône. Les territoires à l’est de la Saône et du Rhône auront une histoire « mouvementée » jusqu’en 1032, date de leur attachement définitif à l’Empire germanique institué en 962 (suite au couronnement, à Rome par le pape Jean XII, d’Otton Ier le Grand, roi de Germanie). A l’ouest de la Saône donc, c’est le duché de Bourgogne dont la capitale est Dijon et les principales cités Chalon-sur-Saône, Autun, Semur-en-Auxois et Châtillon-sur-Seine. Les ducs sont capétiens car ils descendent d’un petit-fils d’Hugues Capet, Robert, duc de 1031 à 1076, fils cadet de Robert II le Pieux roi de France de 996 à 1031. Au XIIe les ducs de cette belle province sont discrets et peu entreprenants, on évoque seulement Hugues III - duc de 1162 à 1192 - qui reçoit de Philippe II Auguste le commandement de l’armée des croisés que celui-ci laisse en Orient en 1191 au moment de son retour en France. A l’est c’est le comté de Bourgogne avec Besançon, Dole, Lons-le-Saunier et Pontarlier comme cités d’importance. C’est un comté relativement autonome car ses liens avec l’Empire sont assez lâches - l’empereur est bien loin et a d’autres soucis - mais cela n’empêche pas Renaud III - comte de 1127 à 1148 - d’essayer de s’en affranchir et de combattre l’empereur d’alors, Conrad III. Malgré sa non-réussite il acquiert le surnom de franc-comte qui serait, pour certains historiens, à l’origine du nom de la région, la Franche-Comté. L’histoire du comté de Mâcon est plus embrouillée car, après avoir appartenu aux ducs d’Aquitaine à la fin du premier millénaire, il est selon l’époque tantôt incorporé au comté de Bourgogne tantôt indépendant (et, dans ce cas, avec une suzeraineté pas évidente, française ou germanique ?). Il est sûr par contre - selon G. Duby - qu’il est vendu par Alix, épouse du dernier comte Jean de Braine à la mort de celui-ci en 1239 - ils n’ont pas d’héritier - au roi de France Louis IX qui le rattache à son domaine personnel. Au nord du Lyonnais occidental se constitue la seigneurie de Beaujeu initiée par les riches, entreprenants et puissants seigneurs de Montmelas (à l’ouest de Villefranche-sur-Saône) qui se fixent à Beaujeu à la fin du XIe siècle. Vassaux du comte de Mâcon dans un premier temps ils acquièrent peu à peu – par de judicieuses alliances – une grande notoriété et une autorité

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reconnue. La fortune des sires de Beaujeu prend son essor… d’autant plus qu’ils n’hésitent pas à empiéter sur leurs voisins, jusqu’à la Loire en Roannais et jusqu’à l’Azergues en Lyonnais ! En face, de l’autre côté de la Saône (en Empire donc) 5 seigneuries se partagent la Bresse, la Dombes, le Bugey et le Revermont, celles de Baugé, de Thoire, de Villars, de Coligny et de Montluel . Elles vont peu à peu tomber dans la dépendance et la vassalité de la maison de Savoie par alliances, traités, achat,… sauf les terres – le long de la Saône – qui constitueront plus tard le Franc-Lyonnais et la principauté souveraine de Dombes. Lyon fait partie du comté de Forez qui comprend également Montbrison, Roanne, Feurs et Charlieu. Même si son territoire est « rive droite » il est sous la souveraineté - toute relative - de l’empereur germanique. Les comtes (qui ont pour nom Guigues) se font appeler comte de Lyon et de Forez... jusqu’en 1173 date à laquelle l’empereur Frédéric Ier Barberousse sépare le Lyonnais du Forez et donne le pouvoir temporel de la ville à l’archevêque. Si Lyon n’est pas encore la riche et prospère cité qu’elle deviendra à partir de la fin du XVe siècle - elle profitera du déclin des foires de Champagne et du développement économique et culturel italien en étant le point d’ancrage des rois de France vers leurs expéditions (du genre mirages…) milanaises ou napolitaines - cela n’empêche pas les bourgeois et marchands de réclamer une certaine participation au gouvernement de leur ville. C’est la mode car à cette époque déjà les « notables » de villes comme Rouen, Sens, Soissons avaient obtenu, de leur autorité féodale, des chartes ou communes afin d’administrer en partie leur cité. En vain. Ils attendront le rattachement de Lyon au royaume de France en 1312 (sous Philippe IV le Bel) pour obtenir une charte communale en 1320. Le Lyonnais le plus célèbre du XIIe est un hérétique ! Pierre Valdo ou Valdès, marchand prospère, distribue le montant de la vente de tous ses biens aux pauvres (vers 1175) après avoir découvert que son opulence lui fermerait à jamais l’entrée du royaume de Dieu ; il prêche le retour à la pureté évangélique et jette l’anathème sur les richesses cléricales (il aurait été en accord – dans un premier temps - avec l’archevêque de Lyon de 1165 à 1182 Guichard de Pontigny qui lui aussi aspirait à une réforme profonde de l’Eglise). Il est à l’origine de l’Eglise vaudoise - qui existerait encore aujourd’hui - dont les adeptes se font appeler les pauvres de Lyon. Le comté d’Auvergne pose problème au XIIe. Son suzerain direct est-il le duc d’Aquitaine ou le roi de France ? Cette imprécision féodale - vestige d’un temps ancien où l’Auvergne a fait partie d’un éphémère royaume d’Aquitaine - est à l’origine de conflits, surtout dans la 2e moitié du siècle lorsque le duc d’Aquitaine est aussi le roi d’Angleterre ! La réussite et le prestige de Philippe II Auguste, au début du siècle suivant, lui permettront de s’approprier une partie du comté et de l’incorporer à son domaine ; quant à la seigneurie de Clermont, elle reste sous l’autorité de l’évêque. C’est au cours du XIIe siècle que les comtes d’Albon et de Viennois prennent le titre de Dauphin, surnom de Guigues IV, comte de 1133 à 1142 (et en découle le nom de la région, le Dauphiné. C’est sa mère Mathilde, princesse anglaise, qui aurait ajouté Dolfin au prénom de son fils). Ils sont souvent en conflit avec leur voisin les comtes de Savoie à cause de différents territoriaux dus à l’impossibilité d’établir une frontière précise (Guigues IV trouve la mort lors d’une bataille contre le comte de Savoie Amédée III, son gendre, devant la forteresse de La Buissière). Deux siècles plus tard - en 1349 - Humbert II vend sa principauté au roi de France Philippe VI de Valois avec la condition bien connue : que l’héritier de la couronne - s’il descend directement du roi régnant - porte le nom de « Dauphin ». Mais il faut attendre le Traité de Paris de 1355 signé par le roi de France Jean II le Bon et le comte de Savoie Amédée VI pour fixer définitivement la frontière entre Dauphiné et Savoie. Comme la plupart des principautés de l’époque – autour de l’an mille - la notoriété de la seigneurie des Alpes - la future Savoie - est due à un personnage hors du commun, déterminé et ambitieux surnommé Humbert aux Blanches-Mains dont les origines sont sujettes à controverse. En tous les cas il est le premier maillon de la prestigieuse dynastie des comtes puis ducs de

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Savoie puis rois. Si le territoire contrôlé par ses descendants du XIIe est difficilement identifiable avec précision on sait cependant qu’il intègre déjà, trois grands cols entre l’Italie et la France, le Mont Cenis et le Petit et le Grand-St-Bernard, points de passage presque obligés des marchands italiens se rendant aux foires de Champagne (Le trajet par la vallée du Rhône est plus long. C’est celui du Mont Cenis qui aurait été le plus fréquenté). Montmélian, à la croisée de deux vallées (de l'Isère, Tarentaise et de l'Arc, Maurienne) et centre de péage des plus fructueux (parmi la trentaine entre Turin et Mâcon !), semble être le lieu de séjour privilégié des comtes qui n’acquièrent Chambéry qu’en début de XIIIe siècle (en 1232 le comte Thomas Ier achète la cité à son seigneur d’alors, Berlion). Le choix de l’abbaye de Hautecombe comme lieu de sépulture est celui d’Humbert III dit Le Bienheureux, comte de 1148 à 1188. L’essor de ce monastère (cistercien à cette époque) installé en 1135 sur la rive ouest - et donc la plus sauvage - du lac de Châtillon (l’actuel lac du Bourget) est rapide puisque placé sous la haute protection de la famille de Savoie. Chacun sait qu’il est devenu, au fil du temps, le « Saint-Denis savoyard ». La personnalité savoyarde la plus marquante du XIIe est une femme ! Adelaïde (ou Alix) de Maurienne, fille d’Humbert II - comte de 1080 à 1103 - et sœur d’Amédée III - comte de 1103 à 1148 - devient reine de France par son mariage en 1115 avec Louis VI le Gros, roi de France de 1108 à 1137 avec qui elle formera un couple très uni et à qui elle donnera huit enfants dont le roi Louis VII. Cependant elle est une des rares reines de France veuves à s’être remariée, à près de 50 ans… ce qui prouve, déjà, la bonne santé des Savoyardes !

II - L’aspect religieux : Cluny, Cîteaux et la Chartreuse

Durant les XIe et XIIe siècles l’élan religieux dans l’Europe occidentale est considérable. Un de ses résultats est le fort développement du mouvement monastique et notre région est en première ligne car elle est impliquée dans la « naissance » de 3 ordres religieux sur les 4 les plus importants de l’époque ! Seule en effet la communauté des chanoines de Prémontré est créée, non pas en « Rhône-Alpes », mais en Picardie en 1121 par Norbert de Xanten (1080-1136) ; elle respecte une Règle attribuée à saint Augustin (354-430) qui permet aux moines d’exercer une activité pastorale. Elle ne fera pas école et sera suivie seulement par quelques monastères comme celui d’Ardenne en Normandie près de Caen et par des communautés urbaines de chanoines comme celle de St Sernin à Toulouse.

Le monastère de Cluny est fondé en 909 (à moins que ce soit en 910…) sur une terre (comme chacun sait, à 20 km au nord-ouest de Mâcon) donnée par le comte d’Auvergne, de Mâcon et duc d'Aquitaine Guillaume Ier (qui méritera ainsi son surnom attribué par la suite, le Pieux). Ne croyons pas que ce type de geste est empreint uniquement de bonté ou de générosité. C’est un usage de l’époque, les grands seigneurs, plus ou moins brigands, pillards et soudards craignaient Dieu mais croyaient aussi qu’ils pouvaient s’accorder avec lui : en fondant des abbayes - puis en leur attribuant des biens par la suite - ils pensaient assurer leur pardon et leur salut éternel en bénéficiant des prières des moines chargés d’implorer le « Tout Puissant » de sa miséricorde ! Son premier abbé est le sage Bernon qui a participé à la renommée de l’abbaye de Baume-les-Moines (aujourd’hui Baume-les-Messieurs dans le Jura). Il adopte la Règle de saint Benoît... ou plutôt des saints Benoît car, aujourd’hui, on ne sait pas précisément à qui attribuer les différents principes de cette Règle, à « l’Italien » saint Benoît de Nurcie (490-547) ou au Wisigoth saint Benoît d’Aniane (750-821) ? Un monastère bénédictin est une « école au service du Seigneur » où son bon fonctionnement est basé sur une vie communautaire importante, dans le silence, l’humilité, la pauvreté, la chasteté, la piété, l’amour mutuel et l'obéissance. Le temps des moines doit s’équilibrer harmonieusement entre la lecture des textes sacrés et le travail manuel, gage d’humilité.

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Le pape Jean XI (931-935) - fils lui-même du pape Serge III… - accorde, sous l’influence de l’abbé Odon (927 à 942) – successeur de Bernon – 2 privilèges renouvelés constamment par la suite qui feront le succès de Cluny : Il est placé sous l'autorité et la protection directes du pape et échappe ainsi aux ingérences locales en provenance de laïcs ou d'ecclésiastiques (c’est le privilège « d’exemption ») et Il acquiert le droit d’adopter d’autres monastères en réformant leurs pratiques et le droit « d’essaimer » c'est-à-dire de créer de nouveaux établissements. Durant le XIe siècle le prestige de Cluny est tel qu'il est l'archétype du monachisme bénédictin et à la fin du XIIe, il comptera près de 2200 « maisons » placées sous sa tutelle, réparties en France, en Angleterre, en Italie du Nord et en territoire catholique de la péninsule Ibérique. L’abbaye a bénéficié de personnages de premier plan, de « grands abbés » comme Mayeul (abbé de 948 à 994), qui fait construire la deuxième abbatiale, Odilon (de 994 à 1049), Hugues de Semur (de 1049 à 1109) qui débute la construction de la troisième abbatiale et Pierre de Montboissier dit le Vénérable (de 1122 à 1156). Comment ne pas évoquer son abbatiale consacrée en 1130 par le pape Innocent II ? Elle a été la plus grande église de la chrétienté jusqu'à l'édification de St Pierre de Rome au XVe siècle ; de style roman à double transept, elle avait des dimensions exceptionnelles : longue de 187 m dans son ensemble - 150 m pour l'église dont 68 pour la seule nef - large de 75 m au niveau du grand transept et haute de 40 m pour la coupole intérieure située à la croisée de la nef et du transept principal… «Sa décoration, fastueuse, est à l’avenant » (J.P. Moisset, Histoire du catholicisme). Détruite et démantelée à la toute fin de la Révolution, il n’en reste que des vestiges. Peu à peu on reproche à l’ordre clunisien son goût du faste, sa puissance et son opulence.

Revenir à l’idéal du monachisme bénédictin fait de pauvreté, d’austérité et d’isolement est le principe qui anime quelques moines clunisiens dont Robert de Molesme, pour fonder le monastère de Cîteaux – dans un lieu appelé Cistels, « où personne n’habite sauf les bêtes sauvages » (situé à 20 km au sud de Dijon). L’ordre cistercien est ainsi créé en mars 1098, ordre bien évidemment bénédictin, régi par la Charte de Charité rédigée en 1114. Celle-ci met en place les institutions et les structures de la communauté et organise les filiations. Comme chaque établissement s'administre et se développe à sa guise, il apparaît d'abord comme une réaction contre la richesse et la centralisation de Cluny où un seul abbé gouverne l'ensemble des monastères affiliés. L'ordre s'étend rapidement, il compte 343 abbayes en 1153, et 694 en 1300. Cîteaux, Clairvaux (près de Bar-sur-Aube), La Ferté (aujourd'hui La Ferté-sur-Grosne au sud de Chalon-sur-Saône), Pontigny (près d'Auxerre) et Morimond (à mi-chemin de Langres et de Vittel) sont les cinq têtes de l'ordre nouveau et fondent chacune leur propre filiale. Le plus illustre cistercien du XIIe siècle est Bernard de Fontaines (1090-1153), petit noble bourguignon, fondateur et abbé de l’abbaye de Clairvaux. Son grand principe est l’austérité, austérité dans la vie des moines de son ordre - la seule voie qui mène à Dieu, c’est la pénitence que procurent la prière, les offices et le travail manuel (Ora et Labora) dans l’ascétisme et la pauvreté – et austérité dans la construction des monastères - il bannit le luxe et les décors. Théologien mais aussi homme d’influence et d’action, il conseille rois, papes et empereurs. Il ne peut être qu’hostile au rationalisme d’Abélard (1079-1142) en s’opposant au style intellectuel et raisonneur du philosophe qui essaie d'expliquer la foi par la dialectique. Il rédige l’Eloge de la nouvelle chevalerie qui définit les règles de vie des membres des nouveaux ordres militaires, Templiers et Hospitaliers. Homme de conviction et de grande foi il est aussi connu aujourd’hui pour ses sermons sur le Cantique des Cantiques… ce qui paraît étonnant pour un tel personnage car ce livre de l’Ancien Testament est réputé être un hymne à l’amour charnel ; il y a, sans aucun doute, un sens caché – allégorie ou symbole – que je n’ai pas percé mais, à ma décharge, je n’ai lu ni le livre ni les sermons !

Bruno, né à Cologne vers 1030, fait la renommée de l’école-cathédrale de Reims qu’il quitte pour aller fonder avec 6 compagnons en 1084 un petit monastère dans le massif de la

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Chartreuse sous la protection du jeune évêque de Grenoble Hugues qui, dit-on, aurait vu en songe 7 étoiles l'avertissant de l'arrivée des 7 pèlerins ! En 1090, le pape Urbain II, un de ses anciens élèves à Reims, l'appelle à Rome mais son idéal reste la vie monastique et il meurt le 6 octobre 1101 dans un ermitage qu'il avait créé en Calabre. Un de ses successeurs, le Grand Prieur Guigues, rédige vers 1127-1130 les statuts de l’Ordre cartusien où il réussit à concilier l'idéal érémitique et le cénobitisme: cellules individuelles, abstinence et silence perpétuel (ou presque, sauf le dimanche midi), travail intellectuel et manuel. Ils n'ont jamais été réformés et restent toujours en vigueur… Le site de l'actuel monastère a été choisi par Guigues après la destruction de celui construit par Bruno suite à une avalanche due à un éboulement du Charmant Som (le 30 janvier 1132). Vers le milieu du XIIIe siècle, l’Ordre des Chartreux groupe près de cinquante « chartreuses » (dans notre région, la Chartreuse de Portes en Bugey date du début du XIIe siècle et celle de Ste Croix en Jarez – près de Rive de Gier – est érigée à partir de 1280) et aujourd’hui près d’une vingtaine dont cinq de moniales. Quant à la célèbre et fameuse liqueur, elle ne sera élaborée qu’à la fin du XVIIIe siècle.

Le XIIe est l’apogée de ce monachisme rural et contemplatif. Dès le siècle suivant il sera supplanté par un monachisme urbain et rigoriste représenté par les ordres dits Mendiants (franciscains et dominicains). L’un laissera à la postérité un Art, l’art cistercien, l’autre l’Inquisition.

III - L’aspect artistique : le roman et le gothique

Il me faut impérativement commencer cet article, sensé décrire quelques édifices de style roman et gothique de notre région, en évoquant les « chapelles » romanes de Saint André de Larny et de Châteauvieux , bien connues des randonneurs lyonnais car situées, pour l’une à quatre kilomètres au nord de Pollionnay et pour l’autre à trois kilomètres au sud-est d'Yzeron . Elles sont du XIe siècle, petites, sobres et d’architecture rustique qui illustre le « premier âge roman » (comme la chapelle St Vincent à St Laurent d’Agny près de Mornant ). A mes yeux, elles ont plutôt une valeur de symbole car on peut supposer, qu’aux Xe et XIe siècles, alors que le monde rural, auparavant dispersé, a tendance à se regrouper en villages, les campagnes de l’Europe occidentale sont couvertes de ce type de petites églises (et non pas de chapelles) dont le son de la cloche rythmait la vie – religieuse et civile - de la communauté. Avec l’aisance des deux siècles suivants elles seront remplacées par des bâtiments plus grands et moins rudimentaires.

L’art roman accompagne l’essor des ordres monastiques et la réforme de l’Eglise appelée

grégorienne qui, en voulant restaurer les pratiques et les mœurs du clergé, veut imposer la suprématie du spirituel sur le temporel. Construire de beaux et majestueux édifices religieux peut être interprété comme un symbole pour affirmer cette prétention à incarner l’autorité suprême.

Dans un premier temps, le style roman est fait de sobriété et de simplicité. Le plan des églises ou abbatiales fait apparaître une nef à un seul vaisseau – parfois précédée d’un narthex – qui se termine par une abside de forme arrondie ; parfois le vaisseau est flanqué de 2 collatéraux (ou bas-côtés) qui, eux, se prolongent par un déambulatoire entourant le chœur. Il deviendra de plus en plus complexe – transept de plus en plus marqué, absidioles,… – et son accomplissement se trouve dans la dernière abbatiale de Cluny (voir le chapitre Aspect religieux).

Mais «C’est la voûte qui crée l’église romane et qui l’explique » (Emile Mâle 1862-1954, historien d’art français). Le voûtement caractéristique du style roman maîtrise l’arc en plein cintre (demi-cercle) mais utilise plusieurs techniques. La voûte est soit en berceau plein cintre continu – dans les toutes premières églises romanes – soit dite en berceaux transversaux (usage du doubleau c'est-à-dire d’un arc transversal destiné à renforcer la voûte) soit dite en voûtes d’arêtes (interpénétration de 2 voûtes en berceau perpendiculaires l’une à l’autre).

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Si vous trouvez cette description trop théorique, allez à Tournus (à 100 km au nord de Lyon) et

visitez l’église St Philibert (ancienne abbatiale d’un monastère bénédictin ni clunisien ni cistercien) ; elle réunit la quasi diversité des solutions de voûtement roman : voûtes d’arêtes dans le narthex et les bas-côtés, voûtes en berceaux transversaux dans la nef et voûtes en berceau continu dans la chapelle St Michel située à l’étage (au dessus du narthex). Sa façade identifie aussi le roman ; elle est grandiose et majestueuse malgré son absence de décors et de statues ; elle est faite de petites pierres ocres soutenues parfois par quelques rangées de grosses pierres blanches et laisse apparents les trous qui ont servi aux échafaudages ! Mises à part 3 chapelles intérieures (ou oratoires) gothiques du XVe siècle situées sur le bas-côté nord, l’ensemble de cette église représente vraiment le pur roman… ce qui est très rare !

La cathédrale St Lazare d’Autun est romane (XIIe) avec son portail exceptionnel dont le

tympan représente le Jugement dernier, la voûte de sa nef est en berceau brisé et ses collatéraux en voûtes d’arêtes mais son chœur refait au XVe est gothique. Il en est de même pour la basilique Sainte Marie-Madeleine de Vézelay (avec un narthex impressionnant mais n’oublions pas que la basilique est un lieu de pèlerinage et qu’il est le lieu de rassemblement des fidèles avant d’entrer dans le sanctuaire) dont la nef est une merveille de style roman et les sculptures de ses tympans une véritable Bible de pierre mais son chœur est gothique.

Les abbayes cisterciennes reflètent l’austérité mais le dépouillement de leurs sanctuaires

n’empêche pas l'harmonie grandiose des formes, des volumes et des couleurs (la couleur du désert de la pierre nue et lisse). En outre la simplicité de ses édifices n’exclut pas une certaine magnificence. Allez voir Fontenay (près de Montbard) pour son cloître, sa forge et le voûtement en arc brisé de la nef de son abbatiale, Noirlac (au sud de Bourges) et Pontigny (près d’Auxerre) pour leurs nefs gothiques, vous serez émerveillés ! Par contre il ne reste que des ruines de l’abbaye d’Aulps dans le Chablais (pas aussi impressionnantes cependant que celles de Jumièges en Normandie) car les habitants de St Jean d’Aulps vers 1825 ont eu « l’excellente idée » de démolir ses bâtiments pour reconstruire leur église paroissiale ! Quant à celle d’Hautecombe profondément dégradée puis restaurée, seule la grange batelière est, dit-on, le dernier vestige des bâtiments du XIIe.

L’extérieur (récemment restauré) de la basilique St Martin d’Ainay (ancienne abbatiale) à Lyon

est remarquable avec sa tour-lanterne qui surmonte un chevet semi-circulaire et son clocher-porche. A l’intérieur allez admirer les sculptures du XIIe des deux chapiteaux qui coiffent les pilastres à l’entrée de l’abside, ils sont historiés c'est à dire comportent une iconographie pédagogique (ils sont connus sous l’appellation, bas-reliefs de Caïn et d’Abel d’une part et d’Adam et Eve d’autre part).

Terminons en évoquant les fresques remarquables du XIIe de l’ancienne abbatiale de St Chef .

L’une, un chef d’œuvre, représente la Jérusalem céleste selon l’Apocalypse de St Jean. L’art gothique (ou ogival) coïncide avec l’essor des cités et se substitue peu à peu au roman

durant la 2e partie du XIIe siècle. Comme « Dieu est lumière » l’idée fondatrice de ce nouveau style est de remédier au manque de luminosité des églises romanes. Comment construire plus haut, plus grand, plus clair et plus solide ? Mais, bien sûr, avec les croisées d’ogives et les arcs-boutants qui permettent aux murs de ne plus supporter le poids de la structure et ainsi d’être « percés » par fenêtres et vitraux. (La croisée d’ogives est un procédé qui consiste à soutenir une voûte par deux arcs brisés de pierres indépendants (ogives) tendus diagonalement (croisés) entre 4 piliers et les arcs-boutants permettent de diriger la poussée que subissent les murs et piliers vers le sol par l’intermédiaire de culées).

L’église du monastère royal de Brou (près de Bourg en Bresse) est un joyau du style gothique

flamboyant (c’est le dernier « courant » du gothique et le plus achevé, l’ornement exubérant – des

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moulures, des nervures – prend l’apparence d’une flamme d’où son appellation). On la doit à Marguerite d’Autriche (fille de l’empereur germanique Maximilien Ier et de Marie de Bourgogne, la fille du dernier duc de Bourgogne, Charles le Téméraire) qui, mariée en 1501 au duc de Savoie Philibert II le Beau, devient veuve en 1504 à 24 ans. Comme ce fut un mariage d’amour elle décide alors de faire bâtir aux portes de Bourg-en-Bresse un monastère pour abriter trois somptueux tombeaux : ceux de son mari, de sa belle-mère et le sien (la Bresse fait partie, à cette époque, du duché de Savoie et cette cité est une des villes résidences préférées des ducs). Devenue régente des Pays-Bas en 1506 (et c’est la raison pour laquelle l’église est d’inspiration flamande) elle fait partie des femmes « qui ont fait l’histoire » par son intelligence et sa modération (elle était la tante de deux protagonistes célèbres du milieu du XVIe siècle, François Ier et Charles Quint !).

La cathédrale Saint Jean-Baptiste de Lyon , construite du XIIe au XVe siècle, est à la fois

romane (le bas du chœur et la tour lanterne) et gothique (classique à flamboyant comme la chapelle dite des Bourbons car construite par Charles de Bourbon archevêque de Lyon de 1444 à 1488) ; elle est sans déambulatoire (rare) et possède de très beaux vitraux du XIIe au XXe siècle (admirez ceux du chœur du XIIIe, remarquables de fraîcheur) ; sa façade est sobre et sans flèches et ses 60 niches à statues sont vides car celles-ci ont été détruites durant les guerres de religion par le baron des Adrets - en 1562. Toujours dans le quartier dit « du vieux Lyon », la petite église Saint Paul (dont la construction débute au XIIe) offre, elle aussi, un mélange de roman (le voûtement des collatéraux) et de gothique (la nef et quelques sculptures figuratives représentant des anges musiciens du XVe siècle). Par contre l'église Saint Nizier , avec ses 3 vaisseaux, ses 3 niveaux d'élévation et ses voûtes finement décorées et édifiée en 3 siècles (de 1305 à 1585 environ) est un bel exemple de style gothique flamboyant même si sa façade est moins "sophistiquée" que celle de Saint Maclou à Rouen.

La cathédrale gothique Notre-Dame de Clermont (où a été célébré le mariage de Philippe de

France – fils de Louis IX et futur Philippe III – avec Isabelle d’Aragon le 28 mai 1262) possède 2 originalités : elle est faite d’une pierre volcanique sombre dite de Volvic et, commencée au milieu du XIIIe, s’est achevée… au milieu du XIXe siècle (par Anatole de Baudot, élève de Viollet-le-Duc, à la demande de Napoléon III) par la démolition de sa façade ouest romane et la construction de celle que l’on voit aujourd’hui pour le moins impressionnante avec ses deux flèches qui culminent à près de 108 m.

Quant à celle de Chambéry, ancienne église d’un couvent de franciscains, elle date du XVe

siècle et est bâtie sur près de 30 000 pilotis de mélèze (la cité est située dans une cuvette sur un sol d’origine lacustre imperméable, c’est donc une zone de marais). A la suite des dévastations révolutionnaires qui la dépouillent de ses ornements on la décore intérieurement de fresques en trompe l’œil durant la première moitié du XIXe siècle, près de 6 000 m2… ce qui représente la plus grande surface peinte d’Europe utilisant cette technique ! Texte en grande partie extrait et librement adapté - mais avec l’autorisation de l’auteur - de Les Grandes Heures du beau XIIe siècle D’Hastings à Bouvines en passant par Canossa, Constantinople et Las Navas de Tolosa édité chez Thélès mais disponible sur mon site http://jjtijet.perso.neuf.fr/ au prix de 17 € (360 pages).

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La primatiale St Jean à Lyon

La cathédrale St François de Sales à Chambéry

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