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De l’affaire Canaby à Thérèse Desqueyroux ou l’invention d’un monologue

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Page 1: Le 16 juin 1905, au Palais de Justice de Bordeaux est déposée une plainte de Raymond Gaube, médecin et conseiller général dans les Landes :un pharmacien

De l’affaire Canaby à Thérèse Desqueyroux ou l’invention d’un monologue

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Un fait divers…

Le 16 juin 1905, au Palais de Justice de Bordeaux est déposée une plainte de Raymond Gaube, médecin et conseiller général dans les Landes :un pharmacien de Bordeaux aurait délivré une ordonnance, au nom d'une certaine Blanche-Henriette Canaby, qui prescrit deux produits dangereux : l'aconitine et la digitaline

54 du quai des Chartrons, C'est là que vivent Blanche-Henriette et Émile Canaby. Elle est âgée de 39 ans, lui de 44.

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Blanche-Henriette Canaby est inculpée pour faux, usage de faux et tentative d’empoisonnement. Elle est incarcérée à la prison du Hâ.

Léonce Peyrecave, l'avocat de l'accusée. : « Fermons le code ! Ouvrons nos cœurs ! »

À nouveau debout et en pleine forme, le mari indique avoir toujours pris de la liqueur de Fowler (une préparation à base d'arsenic) pour soigner ses maux.

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• La cour acquitte Blanche-Henriette Canaby du crime d'empoisonnement et la condamne seulement pour faux et usage de faux (les ordonnances) à quinze mois de prison.

• À peine libérée, elle abandonne son mari, fait ses bagages et va vivre à Paris. Elle ne reviendra en Gironde qu'en 1936, trente ans plus tard, pour vivre auprès de sa sœur à Cambes, sa commune natale. Elle est morte le 31 octobre 1952, à 86 ans.

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« Thérèse, beaucoup diront que tu n'existes pas. Mais je sais que tu existes, moi qui, depuis des années t'épie et souvent t'arrête au passage, te démasque.Adolescent, je me souviens d'avoir aperçu, dans une salle étouffante d'assises, livrée aux avocats moins féroces que les dames empanachées ta petite figure blanche et sans lèvres. »

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François Mauriac (1885 - 1970)

Mauriac est, au cours des années 20, fasciné par ces êtres hors norme que sont les meurtrières et plus particulièrement les empoisonneuses.En 1925, il demande à son frère Pierre des documents sur le procès de Blanche – Henriette Canaby.Le roman paraît sous son titre définitif en 1927 après une première version Conscience, instinct divin.

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Pourquoi une telle attirance pour les êtres monstrueux ?

1°) L’histoire d’une sensibilité mauriacienne

2°) L’analyse d’un être complexe

3°) Des filiations littéraires

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1°) L’histoire d’une sensibilité mauracienne

• Né en 1885 à Bordeaux, ayant perdu son père alors qu’il était nourrisson, François Mauriac est élevé, avec sa sœur et ses trois frères, par une mère pieuse qu’il chérira toute sa vie et à qui il rendra hommage dans Le mystère Frontenac (1933).

• .En 1925, il se voit décerné le Grand Prix de l’Académie Française pour Le désert de l’amour. En 1933, il est Académicien.

• Lors de la guerre d’Espagne, il s’engage du côté des républicains espagnols et publie des articles en leur faveur dans les revues Esprit, Sept, Temps présent.

• Pendant l’occupation, il adhère au Front national des écrivains, publie aux éditions de Minuit Le Cahier noir sous le pseudonyme de Forez, et devient un gaulliste inconditionnel.

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• En 1952, il reçoit le Prix Nobel de Littérature et accède au rôle de grand témoin de l’histoire et de la culture occidentale.

• Multipliant les engagements qui font toujours grincer les dents de sa famille politique (pour l’indépendance de l’Algérie et du Maroc, contre la torture en Algérie, pour Mendès-France, puis pour de Gaulle), il continue à publier jusqu’à sa mort – le premier septembre 1970.

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Mauriac est souvent vu comme le dernier écrivain du XIXème siècle ; critiqué par Sartre, en particulier, il se voit reprocher d’intervenir dans son roman au point d’interpeller ses personnages et de contraindre son lecteur à partager ses empathies : « Thérèse s’interrompit alors au milieu d’une phrase (car sa bonne foi était entière). »« Cet ennemi des siens, ce cœur dévoré par la haine et par l’avarice, je veux qu’en dépit de sa bassesse vous le preniez en pitié ; je veux qu’il intéresse votre cœur. » « Thérèse, beaucoup diront que tu n’existes pas. Mais je sais que tu existes, moi, qui depuis des années, t’épie et souvent t’arrête au passage, te démasque . »

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Mauriac ?

Un romancier un peu à contre-courant des efforts du XXème siècle qui, de Joyce à Faulkner, de Proust à Kafka, et dans une moindre mesure de Sartre à Robbe-Grillet, se voulait une littérature du comportement pur, sans psychologie ni interventionnisme de la part de l’auteur. Une littérature objective « à mort », « néo-réaliste », qui abandonne ses héros dans le chaos et le néant, qui leur refuse tout secours et toute transcendance, et qui les laisse crever comme des chiens, tel Joseph K à la fin du Procès.

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Un écrivain du pardonVéritablement obsédé par la misère de l’homme sans Dieu, Mauriac n’oublie jamais d’être miséricordieux et n’abandonne jamais totalement ses héros.

« Thérèse ne demande point d’autre récompense que cette joie de réaliser en elle un type d’humanité supérieure. Sa conscience est son unique et suffisante lumière. L’orgueil d’appartenir à l’élite humaine la soutient mieux que ne ferait la crainte du châtiment . »

« Seigneur, ayez pitié, ayez pitié des fous et des folles ! O Créateur ! peut-il exister des monstres aux yeux de celui-là seul qui sait pourquoi ils existent, comment ils se sont faits, et comment ils auraient pu ne pas se faire.... » __ Charles BAUDELAIRE [Mademoiselle Bistouri » Le Spleen de Paris.]

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2°) L’analyse d’un être complexe

• Thérèse : un comble ou un scandale littéraire …

Thérèse Desqueyroux, c’est une Madame Bovary nietzschéenne, un Raskolnikov en jupon, une femme qui a le malheur d’être plus intelligente et plus sensible que son milieu et qui, par dégoût de la médiocrité normative de celui-ci, tente d’empoisonner son mari – prototype de celle-ci. Mauriac nous la rend si séduisante : son crime loupé est d’ordre purement métaphysique. Elle n’a agi que par idéal, sans mobile réel (même si son mari l’accusera ensuite d’avoir fait ça « pour les terres »), comme une terroriste qui voudrait en finir avec la « petite vie ».

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• Le scandale (littéraire) est que Mauriac la décrit comme réellement supérieure. Thérèse est de fait plus intellectuelle et plus lucide que les gens qui l’entourent. Enfant, elle méprise les autres petites filles de confondre vertu et ignorance. Adulte, elle aspire à une conscience souveraine des choses. Mais les conventions de son époque font qu’elle se retrouve, pour son malheur, mariée à Bernard Desqueyroux, le personnage le moins aimable de la littérature française et qui fait sans doute l’entrée la plus ratée de toute l’histoire de celle-ci : « Bernard, Bernard, comment t’introduire dans ce monde confus, toi qui appartiens à la race aveugle, à la race implacable des simples ? »

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C’est le mystère même du mal qui heurte de plein fouet le romancier catholique.L’apparition furtive d’une "jeune femme hagarde" dans un "salon de campagne". Enfin depuis, "à travers les barreaux vivants d’une famille", il l’a vue "tourner en rond à pas de louve"… 30 mars 1927 Nouvelles lettres d’une vie : Thérèse est le modèle de toutes les victimes de la "solitude sexuelle"."Les cœurs sur la main n’ont pas d’histoire ; mais je connais celle des cœurs enfouis et tout mêlés à un corps de boue".Une Sainte Locuste potentielle, qui rêve d’une Rédemption.

"Sur ce trottoir où je t’abandonne, j’ai l’espérance que tu n’es pas seule"

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3°) LES FILIATIONS

•BAUDELAIRE•FLAUBERT

•RACINE

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L’héritage baudelairienLa même présence de Satan

Là où Baudelaire, en esthète, crée de la beauté à partir de la laideur et du manque de sens, Mauriac se comporte en auteur chrétien. Si tous les deux partent de la "boue", il s’agit moins pour Mauriac de concurrencer le Créateur que de découvrir comment un bien peut naître d’un mal.Le rôle du romancier catholique est de témoigner de cette recréation permanente de Dieu qui n’abandonne aucune de ses créatures, y compris les "monstres" les plus repoussants.

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L’héritage flaubertien

• En dépit d’un nombre notable de différences, c’est la Normande Emma Bovary qui a donné naissance à� la landaise Thérèse Desqueyroux. Mauriac s’est exprimé à plusieurs reprises dans ses Essais sur ce point et nous fournit des preuves irréfutables.

• Ainsi, dans La Province, essai de 1926 :• « Tout ce que je viens d’écrire pourrait être emprunté aux

notes secrètes de Madame Bovary. Emma Bovary n’est morte que dans le roman de Flaubert: chaque écrivain venu de sa province à Paris est une Emma Bovary évadée: Madame Bovary, ce n’est pas que l’histoire d’une petite provinciale: tout provincial s’y retrouve. »

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« Le mot fameux de Flaubert: «Mme Bovary, c’est moi- même» est très compréhensible – et il faut seulement prendre le temps d’y réfléchir, tant à première vue l’auteur d’un pareil livre y paraît être peu mêlé C’est que Madame Bovary est un chef-d’œuvre, c’est-à-dire une œuvre qui forme bloc et qui s’impose comme un tout, comme un monde séparé de celui qui l’a créé ».

«Thérèse devait être une image brouillée de mes propres complications, j’imagine. Madame Bovary, c’est toujours nous. » (Bloc-Notes)

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« Elle (= Thérèse Desqueyroux) vit pourtant plus qu’une autre de mes héroïnes: non certes moi-même, sinon au sens ou Flaubert disait : « Mme Bovary, c’est moi » – à mes antipodes sur plus d’un point, mais faite pourtant de tout ce qu’en moi-même, j’ai du surmonter, ou contourner, ou ignorer. » Préface au tome II de ses Œuvres Complètes

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L’héritage racinien• La Vie de Jean Racine (1928)• Dans la Préface au tome IX de ses Œuvres Complètes,

Mauriac relève que le personnage de Phèdre « apparaît en filigrane de presque tous [ses] écrits».

• «Dès ma quinzième année, à peine avais-je lu [...] Phèdre , je me sentais chez moi dans ce palais [...] de Trézène où Phèdre tue ce qu’elle aime et se tue ».

• « Phèdre traîne après elle une immense postérité d’êtres qui savent ne pouvoir rien attendre ni espérer, exilés de tout amour sur une terre déserte, sous un ciel d’airain. Nous retrouvons, à chaque tournant de notre route, sa figure morte, ses lèvres sèches, ses yeux brûlés qui demandent grâce »

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Deux références explicites :

• Bernard Desqueyroux, le futur mari de Thérèse, pendant son adolescence, est comme un « Hippolyte mal léché― moins curieux des jeunes filles que des lièvres qu’il forçait dans la lande...»

• « Ciel! Que vais-je lui dire et par où commencer ? » (Phèdre)

• « Que lui dirait-elle ? Par quel aveu commencer ? » (T. D)

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Conclusion : Le roman d’un homme de foi

• L’observation du Mal : l’introspection et la focalisation omnisciente du moraliste

• La rédemption : le parcours analytique et la quête du Salut

• Le discours littéraire : le roman comme mise en abyme de l’Homme

http://francois-mauriac.aquitaine.fr/h_foi/htm/index.htm

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Parcours de lecture

Problématique : en quoi le monologue intérieur est-il une exploration romanesque ?

1. L’exploration de la noirceur d’une âme

2. L’exploration d’un discours impossible

3. L’exploration d’un parcours à trouver

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16 extraits étudiés :• Chapitre 1, « L’avocat… ne pas attirer l’attention. »• Chapitre 4, « Le jour étouffant… si horrible… »• « Elle ne le haïssait pas… la famille. »• «  Trop d’imagination… sans nombre. »• Chapitre 5, «  Elle se penche… une issue. »• , « Au jardin…au départ. »• Chapitre 7, « Ai-je souvent revu… sans lutte. » , « Thérèse n’anéantira… explications. »Chapitre 8, «  Elle ne voulait pas… en dehors d’elle. » , « La voici… conscience. »Chapitre 9, «  Thérèse souriait…décisions irrévocables. »Chapitre 11, « Les cheminées fumaient… les nuits calmes. » , « La pensée de Thérèse… un signe de mépris. »Chapitre 13, « Qu’il se haïssait…d’en finir. » « Un agent à cheval…étaient payées. » , « Elle regarda… au hasard. »

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Sujets de recherches (05, 07 et 08/02) :

1. Le traitement du temps dans le roman2. L’orage et le feu3. Dire et ne pas dire4. Aveu, remords et damnation5. Oui et non6. Parole et discours, silence et cris7. Guillemets et points de suspension : un usage

mauriacien8. « Il faut faire le silence »9. L’enfermement et la liberté10.Paris

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Travaux complémentaires :

• Une confrontation entre trois écritures : le roman de Mauriac, l’adaptation de Georges Franju et celle de Claude Miller.

• Une analyse iconographique : un portrait de femme au choix (peinture du XXème siècle) :

Femme et artiste entre littérature et peinture au début du XXème

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