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Dimanche XVI du Temps Ordinaire - Année B Désert et don de soi au service de la Compassion Bousculé : dans l’évangile de ce dimanche, le Christ est bousculé et contraint de changer de programme. Entre les apôtres qui rentrent exténués de leur première mission, et les foules qui ne cessent de les suivre partout, la situation devient intenable. Mais c’est la com- passion du Cœur de Jésus qui l’emporte finalement (Mc 6). À l’écoute de la Parole Jésus, dans cette page mouvementée, dévoile son cœur de bon Pasteur : envers les disciples, qu’Il voudrait voir se reposer. Envers les pauvres gens, qui l’obligent par leurs sup- plications à abandonner les disciples à leur fatigue. Dans un endroit désert, à l’écart, « Il se mit à les enseigner longuement », accomplissant ainsi l’oracle de Jérémie sur le Germe juste (Jr 23). Voir l’explication détaillée Méditation Aujourd’hui comme jadis en Galilée, l’humanité ressemble à un troupeau de « brebis sans berger », et le Cœur de Jésus se penche sur elle avec compassion. Comment ap- prendre du Maître cet amour pour les brebis ? Comment se donner à la mission sans y perdre son équilibre personnel ? Voir la méditation complète Pour aller plus loin « Reposez-vous un peu » : l’invitation du Christ est aussi réaliste qu’actuelle. Dans nos diocèses, les agents pastoraux ne sont-ils pas menacés par un activisme de bonne intention mais aux conséquences parfois fâcheuses ? Voici un article de Pascal Ide qui affronte ce thème délicat :

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  • Dimanche XVI du Temps Ordinaire - Anne B

    Dsert et don de soi au service de la CompassionBouscul: dans lvangile de ce dimanche, le Christ est bouscul et contraint de changer

    de programme. Entre les aptres qui rentrent extnus de leur premire mission, et les foules qui ne cessent de les suivre partout, la situation devient intenable. Mais cest la com-passion du Cur de Jsus qui lemporte finalement (Mc 6).

    lcoute de la Parole

    Jsus, dans cette page mouvemente, dvoile son cur de bon Pasteur : envers les disciples, quIl voudrait voir se reposer. Envers les pauvres gens, qui lobligent par leurs sup-plications abandonner les disciples leur fatigue. Dans un endroit dsert, lcart, Il se mit les enseigner longuement, accomplissant ainsi loracle de Jrmie sur le Germe juste (Jr 23).

    Voir lexplication dtaille

    Mditation

    Aujourdhui comme jadis en Galile, lhumanit ressemble un troupeau de brebis sans berger , et le Cur de Jsus se penche sur elle avec compassion. Comment ap-prendre du Matre cet amour pour les brebis ? Comment se donner la mission sans y perdre son quilibre personnel?

    Voir la mditation complte

    Pour aller plus loin

    Reposez-vous un peu: linvitation du Christ est aussi raliste quactuelle. Dans nos diocses, les agents pastoraux ne sont-ils pas menacs par un activisme de bonne intention mais aux consquences parfois fcheuses? Voici un article de Pascal Ide qui affronte ce thme dlicat:

  • Le burn-out (BO) touche aujourdhui une bonne part de la population active. Un premier article la dcrit et propos une grille de lecture indite pour expliquer autant sa nature que son origine: dans le contexte dune socit du trop-plein, il serait une pathologie du don de soi. Ce second article lapplique la pastorale des prtres, mais aussi des religieux et des agents pastoraux. Aprs avoir rsum une tude exemplaire conduite en 2004-2005 sur les prtres du diocse de Padoue, il montre que le prtre est particulirement expos au BO. Aprs stre mis lcoute de lcriture, il propose pour y remdier une srie de moyens or-ganiss partir des trois moments du don: la rception, lappropriation et la donation. 1

    Article de Pascal Ide, dans La nouvelle revue thologique, ici: https://www.cairn.info/resume.php?1ID_ARTICLE=NRT_374_0628&download=1

    https://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=NRT_374_0628&download=1https://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=NRT_374_0628&download=1

  • lcoute de la Parole

    Cest dans limprvu et les contretemps que le cur dun homme se rvle: lorsquune circonstance particulire nous prend de court, nous ne pouvons plus nous appuyer sur les repres habituels, sur nos programmes, sur nos institutions. Apparaissent alors les motiva-tions profondes de notre agir. Jsus ne fait pas exception cette rgle. Lvangile nous le prsente ce dimanche contrari par les foules: alors quIl voulait offrir un moment de repos ses disciples, la multitude des pauvres gens loblige sortir de sa retraite Se rvle alors son cur de bon pasteur, attentif aux ncessits du peuple: cest le thme des diffrentes lectures.

    La premire lecture: critique des pasteurs dIsral (Jr 23)Les prophtes dIsral ont souvent t envoys pour admonester, reprendre ou mme

    dposer les diffrents rois, comme Samuel avec Sal ou Nathan avec David (cf. 1Sam 13, 2 Sam 12). Une mission difficile que celle du prophte: tre la voix qui drange la conscience endormie du souverain, au pril de sa vie. Exactement comme Jean-Baptiste vis--vis dH-rode, dans ce mme chapitre 6 de Marc, avec la fin tragique que lon connat. La prdication de Jrmie, que nous entendons cette semaine (Jr 23), est donc classique: elle prfigure le majestueux chapitre 34 dEzchiel et le discours de Jsus sur le bon Pasteur (Jn 10).

    Larrire-fond historique est le suivant : les pchs rpts des pasteurs dIsral ont conduit au dsastre de lExil. Le chapitre 21 constitue un rquisitoire contre le roi Sdcias, contemporain de Jrmie : Aprs quoi, oracle du Seigneur, je livrerai Sdcias, roi de Juda, ses serviteurs, le peuple et ceux qui, de cette ville, seront rescaps de la peste, de l'pe et de la famine, aux mains de Nabuchodonosor, roi de Babylone, aux mains de leurs ennemis et aux mains de ceux qui en veulent leur vie ; il les passera au fil de l'pe, sans piti pour eux, ni mnagement, ni compassion (Jr 21,7).

    Dans le chapitre 22, Jrmie convoque un un les rois de Juda (Joachaz, Joiaquim, Joiakin), devant le tribunal divin. Lextrait que nous lisons aujourdhui est tir du chapitre 23. Il comporte trois parties distinctes.

    Au dbut de loracle, Dieu condamne svrement les pasteurs qui conduisent mon peuple (v.2), cest--dire toutes les personnes qui ont autorit sur le peuple saint. Quelques versets plus haut, Jrmie avait expliqu plus en dtail, ce que Dieu attendait deux: Pratiquez le droit et la justice; tirez l'exploit des mains de l'oppresseur ; l'tranger, l'orphelin et la veuve, ne les maltraitez pas, ne les outragez pas; le sang innocent, ne le ver-sez pas en ce lieu. (Jr 22,3). Le jugement sera svre contre ces bergers iniques, dautant plus svre quils ont reu une charge plus haute: Je vais moccuper de vous, cause de la malice de vos actes (v.2).

    Jrmie prononce ensuite un oracle de restauration lintention du peuple: le Seigneur va se charger lui-mme de son peuple : je rassemblerai je les ramnerai je susciterai (v.3-4). Jrmie rvle ainsi que le vrai Pasteur dIsral est Dieu lui-mme, son Seigneur, au-del des mdiations humaines dficientes. Le Psaume 23 (22) que la liturgie propose aujourdhui, exprime cette mme ide : Le Seigneur est mon berger. Il est empreint de la mme douceur, de la mme tendresse et de la mme paix que le texte de J-rmie, contrastant fortement avec lvocation de la mauvaise gouvernance des rois dIsral. La restauration annonce par Jrmie saccomplira avec le retour dExil : le reste de mes brebis, de tous les pays o je les ai chasses, reviendront Sion pour y reconstruire la na-

  • tion. Au-del des tnbres de la destruction du Temple, Jrmie voit poindre au loin laurore de la restauration de Jrusalem.

    Jrmie prononce, enfin, un oracle messianique (vv.5-6), dont la rsonnance politique ne pouvait chapper ses contemporains. Cet oracle annonce la venue du Germe juste : voici venir des jours o je susciterai pour David un germe juste , cest--dire un descendant : cest le tronc de Jess qui fleurira de nouveau. Son futur nomest une provoca-tion ouverte envers Sdcias :Le-Seigneur-est-notre-justice, en hbreu , adona tzidqnu, par opposition Sdcias (, tzidqiyhu) qui signifie Le Seigneur est ma justice . Il fallait toute laudace de Jrmie pour oser rapporter les paroles du Seigneur lpoque mme o Sdcias tait sur le trne. Le prophte fait le portrait du futur roi : il rgnera en vrai roi, il agira avec intelligence, il exercera dans le pays le droit et la justice (v.5). En dautres termes : le roi actuel est incapable dassurer sa charge de pas-teur, sa justice nest que vent, et Dieu va le remplacer par un Messie qui saura enfin exercer la justice pour le peuple

    Lvangile: reposez-vous un peu! (Mc 6)La prdication de Jrmie introduit parfaitement lvangile du jour, puisquil dnonce les

    pasteurs dIsral et annonce la venue du seul bon Berger, le Messie.

    La figure des Douze, avec leurs grandeurs et leurs misres, sinscrit bien dans la pro-blmatique prcdente : ils viennent dtre choisis comme pasteurs du peuple saint, le petit reste dIsral auquel Jsus les a envoys en mission (Mc 6, semaine dernire). A leur retour, ils annoncent Jsus tout ce quils avaient fait et enseign (v.30) : un succs, donc, et cest le seul passage de lvangile de Marc o ils sont effectivement appels Aptres. La prophtie de Jrmie qui annonait le retour dExil comme un rassemble-ment du reste de mes brebis, sapplique la grande mission historique des Douze: en un premier temps, rassembler les brebis perdues de la maison dIsral (Mt 10,6) ; puis, aprs la Pentecte, rassembler toutes les nations pour constituer un nouveau Peuple saint. Jsus sinscrivait consciemment dans cette perspective pendant sa premire tourne en Ga-lile :Je susciterai pour elles des pasteurs qui les conduiront (Jr 23,4) et Il institue les Douze.

    Mais ces hommes, comme leurs prdcesseurs, risquent dtre en-dessous de la mis-sion qui leur est confie: la prophtie de Jrmie est galement un avertissement, une mise en garde contre les multiples tentations qui assaillent les pasteurs (infidlit la parole, du-ret, indiffrence) : Vous avez dispers mes brebis, vous les avez chasses et ne vous tes pas occups delles (Jr 23,2). Jsus va donc illustrer concrtement lattitude du bon Pasteur.

    Les disciples reviennent de mission; pour la premire fois, ils sont alls sans Jsus, et sur sa parole, accomplir les mmes gestes que lui : proclamer, gurir, librer. Il leur a fallu une grande foi pour se lancer dans cette aventure indite, eux qui taient lorigine de simples pcheurs. Ils reviennent certainement fatigus mais galement enthousiastes et trs naturellement dsireux de rendre compte de leur mission leur Matre. Jsus prend en compte leur fatigue et se comporte envers eux comme un bon pasteur.

    Un lment extrieur surgit alors : les foules cherchent Jsus, et le font sans mnage-ment et sans gard pour sa fatigue. La pression affleure partout dans ce texte : les gens ar-rivent et partent, ils sont nombreux, on na pas le temps de manger ; de toutes les villes, ils courent vers lendroit o Jsus va dbarquer. Pourtant ce nest pas cela que le Christ en-seigne distinguer : plutt que ces foules, en qute de salut, cherchent le Bon Pasteur. Il voit leur dtresse et en est mu. Il bouleverse alors ses plans. Les aptres et lui-mme sont

  • certes puiss mais les foules sont perdues, comme des brebis sans bergers, dira Marc quelques versets plus bas. Ds lors, cest aux plus pauvres, malgr leur insistance dplace, que tout est ordonn, et Jsus fait entrer ces aptres dans son propre renoncement.

    On le voit, le soin des brebis nest pas seulement matriel, comme la gurison des ma-ladies ou la multiplication des pains. La lpre dont souffrent les foules, et la raison pour la-quelle elles sont comme des brebis sans berger, est avant tout doctrinale: ils nont per-sonne pour leur indiquer le chemin du Royaume de Dieu. Les polmiques avec les Phari-siens le montrent bien ; les Douze sont envoys pour prcher la conversion (6,12) ; ils re-viennent pour rapporter non seulement tout ce quils avaient fait comme uvres, mais aussi enseign au nom du Matre.

    Jusque-l, les aptres nont rien dit propos des foules ; mais en poursuivant la lecture, on voit quune fois lenseignement termin, ils pensent naturellement quil est temps de congdier la foule. Il est doux dtre aux cts du Christ dans la gloire, il est difficile de sen-gager ses cts, jusquau bout et de se donner totalement pour la vie du peuple

    Une fois de plus Jsus a piti de la foule ; tonnamment, il demande aux disciples de faire un pas de plus dans la charit. Il les provoque en disant: donnez-leur vous-mmes manger, alors que lordre semble impossible raliser. Aller au bout de la foi et de la chari-t, contre toute raison humaine et au mpris de sa propre fatigue, tel est lenseignement de ce passage de Marc 6. Ayant fait ce pas, les disciples participent pour la premire fois un miracle, comme collaborateurs du Christ (il rompit les pains et les donnait ses disciples pour les leur servir, v.41). Prfiguration aussi du miracle des miracles, lEucharistie, que les aptres garderont et perptueront.

    Commence, en effet l toute une section de lvangile de Marc (chap. 6-8) o le thme sous-jacent est celui de la nourriture: lon navait mme pas le temps de manger (v.31); les deux multiplications des pains ; les polmiques autour des traditions lies aux repas (7,1); les dclarations sur la puret de tous les aliments (7,15); lpisode de la Syro-phni-cienne qui veut rcolter les miettes tombant de la table du Matre (Mc 7, 24) ; et mme le dsarroi des disciples sur la barque parce quils nont pas de pain (8,14) La liturgie, en ce dbut dt, va profiter de cette proximit du miracle des pains nous faire accomplir un d-tour par le chapitre 6 de saint Jean (discours du pain de vie) pendant 5 semaines, puis nous reviendrons Marc dans la mme section (dimanche 22 du temps ordinaire B).

    Nous retrouvons ainsi les deux parties essentielles de la messe: dabord la liturgie de la Parole, o de nouveau le Bon Pasteur enseigne les foules, puis la liturgie de leucharistie, o Il les nourrit de son Corps. Le Catchisme nous lexplique:

    La liturgie de lEucharistie se droule selon une structure fondamentale qui sest conserve travers les sicles jusqu nous. Elle se dploie en deux grands moments qui forment une unit foncire : 1. le rassemblement, la liturgie de la Parole, avec les lectures, lhomlie et la prire universelle; 2. laliturgie eucharistique,avec la prsentation du pain et du vin, laction de grce conscratoire et la communion. Liturgie de la Parole et liturgie eu-charistique constituent ensemble "un seul et mme acte du culte" (SC 56); en effet, la table dresse pour nous dans lEucharistie est la fois celle de la Parole de Dieu et celle du Corps du Seigneur (cf. DV 21). Nest-ce pas l le mouvement mme du repas pascal de Jsus res-suscit avec ses disciples: chemin faisant, il leur expliquait les critures, puis, se mettant table avec eux, "il prit le pain, dit la bndiction, le rompit et le leur donna" (cf. Lc 24, 13-35)? 2

    Catchisme, n1346-7, http://www.vatican.va/archive/FRA0013/__P3V.HTM 2

    http://www.vatican.va/archive/FRA0013/__P3V.HTM

  • Tout ce passage rvle combien Jsus est le bon pasteur, qui donne sa vie pour ses brebis (Jn 10, 11), grce auquel les brebis ne manquent de rien (Ps 23,1 et Jn 10). Un pasteur qui guide et qui nourrit.

    Il rvle aussi que Jsus est le vrai roi annonc par Jrmie, celui qui agit avec in-telligence, exerce dans le pays le droit et la justice (Jr 23). Trois aspects de cette royaut, qui nest pas de ce monde, ressortent de lvangile: la juste autorit, la bont, le don de soi.

    La juste autorit car Jsus forme ses disciples, les associe son uvre en leur faisant connatre tout ce que le Pre lui a rvl, et en les revtant de sa propre autorit pour chas-ser le mal (Mc 6, 7) ; en les poussant aussi se dpasseret en nhsitant pas les re-prendre: Vous aussi, vous tes ce point sans intelligence ? (Mc 7,18).

    La bont ensuite, car Jsus se soucie de leur bien-tre physique, moral et spirituel. Reposez-vous un peu: un ordre unique dans le Nouveau Testament, qui montre le ca-ractre trs paternel de Jsus, et son refus dutiliser les disciples comme des instruments. Il prend en compte leur fatigue avant mme quils ne la manifestent : venez lcart dans un endroit dsert et reposez-vous un peu.

    Le don de soi, enfin: dans toute cette partie de lvangile, Jsus se ddie inlassablement la formation des disciples et au soin du peuple, travers la prdication, les gurisons et les exorcismes. Il le fait jusquau bout de ses forces humaines, et au-del de leur attente. Il les instruisit longuement Surabondance de lamour qui trouvera son apoge au Calvaire.

    Jsus engage les aptres se reposer (Tissot, 1890)

    https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/6/6d/Brooklyn_Museum_-_Jesus_Commands_the_Apostles_to_Rest_%28J%C3%A9sus_engage_les_ap%C3%B4tres_%C3%A0_se_reposer%29_-_James_Tissot.jpg

  • Mditation: dsert et don de soi au service de la Compassion

    Lvangile de ce dimanche nous montre une scne prise sur le vif par Marc: Jsus bouleversant son programme pour prendre soin des disciples, puis des foules qui rclament le pain de la Parole. Une scne trs mouvemente qui nous parle cependant de lessentiel: le cur pastoral de Jsus, les ncessits du peuple, et le rle des disciples. Avec dimpor-tantes leons pour lglise daujourdhui.

    Des foules sans bergerCommenons par un constat : le monde na pas beaucoup chang et les mes re-

    cherchent toujours avidement la prsence de Jsus. Le cardinal Ratzinger dcrivait ainsi lactualit de notre page dvangile:

    Lexpression de Marc est trs belle: Il fut saisi de compassion envers eux, parce quils taient comme des brebis sans berger (Mc 6,34). Cest comme un instantan de lhumanit en gnral. Si aujourdhui, quelquun arrivait dans notre monde en provenance dune autre toile et quil puisse, pour ainsi dire, lembrasser du regard extrieurement et intrieurement, il ne pourrait pas dcrire mieux lhumanit quavec cette simple phrase: ils sont comme des brebis sans berger. Aujourdhui lhumanit ne sait plus ce qui est juste et ce qui ne lest pas, quest-ce quon doit faire et ne pas faire, quest-ce qui est permis et au contraire ce qui est interdit lhomme. [] Lhomme ne sait plus comment sorienter; autrement il ne serait pas possible quaujourdhui nimporte quel astrologue, nimporte quel devin, nimporte quel gu-risseur se trouve chacun leur public docile, ni que nimporte quel gourou de secte puisse runir autour de lui de quelconques disciples. Ils sont comme des brebis sans berger. Le Seigneur voit cela, il le voit tout dabord dans ces palestiniens sur la rive du lac de Gnsa-reth, mais travers eux et par-del les millnaires il le voit aussi dans lhumanit daujourd-hui, il voit aussi cette humanit qui est la ntre et il a de la compassion pour elle; parce quil est le pasteur, le seul vrai berger, le Bon Pasteur. 3

    Si nous sommes prtres ou consacrs, exerant une charge pastorale ou professorale, il est bon de nous demander comment nous nous comportons avec le troupeau qui nous est confi: en nous adressant surtout aux brebis bien portantes ou bien en ayant soin, en pre-mier, de ceux qui peinent, sont marginalissou en difficult ? Quelle place faisons-nous au plus petits dans nos glises? Comment prenons-nous en compte ceux qui entrent pisodi-quement dans nos assembles, ou ceux qui frquentent la marge nos glises lors des fu-nrailles et des mariages?

    Si nous sommes lacs, nous devons galement nous interroger: qui sont les brebis sans berger autour de nous? Parents gs, adolescents en crise, amis ou connaissances en diffi-cult, inconnus sans repres placs sur notre route. Sommesnous pour eux des bergers qui soignent et qui guident ou bien nous esquivons-nous?

    Don de soiNotons le jeu de regards dans la scne de Marc, selon les diffrents personnages. Jsus

    voit tout, puisquil peroit la fatigue de ses disciples, puis la misre des foules : Jsus vit une grande foule, il fut saisi de compassion envers eux (Mc 6,34). Comme dhabitude, son regard pntre lintrieur des mes au-del de lenveloppe des visages ; cest directe-ment avec son Cur quIl value les ncessits de chacun.

    Joseph Ratzinger, Enseigner et apprendre lamour de Dieu, Parole et silence 2016, p. 197.3

  • Les foules les virent sloigner, et beaucoup comprirent leur intention (v.33): leur mi-sre matrielle et morale rend leur sensibilit trs vive. Ils se sont approchs du Christ et ne le laisseront pas schapper si facilement ! Par contre, les aptres, selon toute apparence, ne voient rien.Ils gardent probablement les yeux intrieurs fixs sur le rcent succs de leur premire tourne apostolique, mais leurs yeux se ferment aux ncessits des foules, ils ne dsirent plus que leur repos . Et nous, sans aller au-del de nos ressources, savons-nous prendre sur notre fatigue ou prfrons-nous sauvegarder un quilibre de vie qui relve plutt de lgosme? Nous laissons-nous facilement dranger et bousculer dans nos plans ou bien sommes-nous inflexibles?

    Lorsque lembarcation arrive terre et que les foules sont l, Jsus et les aptres ont ainsi deux ractions opposes. Voil une grande alternative dans notre vie: regarder la rali-t comme le Cur du Christ la considre, ou selon notre point de vue humain, si limit, si froid quil nous empche dtre saints Chiara Lubich la dcrivait ainsi:

    Quelle douleur de penser que la vie dinnombrables hommes nest pas vcue ! Ils ne vivent pas parce quils ne voient pas. Et ils ne voient pas parce quils ne regardent le monde, les choses, leur cercle familial et les hommes quavec leur propre il. Pour voir, au contraire, il suffirait de suivre chaque vnement, chaque chose, chaque homme avec lil de Dieu. Ne voit que celui qui sinsre en Dieu, celui qui, le connaissant comme Amour, croit son amour et raisonne comme les saints: Tout ce que Dieu veut et permet est pour ma sain-tet. Ainsi, la joie et la douleur, la naissance et la mort, les angoisses et les exultations, les checs et les victoires, les rencontres, les connaissances, le travail, les maladies et le ch-mage, les guerres et les flaux, le sourire des enfants, laffection des mres, tout, vraiment tout est la matire premire de notre saintet. 4

    De la mme manire, le cardinal Ratzinger pntre un peu plus profondment dans lin-trieur du Cur de Jsus, pour noter sa grandeur:

    Quand il arrive, il retrouve exactement ceux qui il avait voulu chapper juste avant. Et il se passe quelque chose de magnifique : il ne se met pas en colre, il ne proteste pas, comme laurait probablement fait nimporte quelle autre personne, mais en les voyant, il est saisi de compassion. Il voit leur profond et secret besoin daide qui les pousse lui courir aprs, et pour lequel sans doute le lendemain ils seront prts courir derrire un autre qui leur promettra quelque chose de plus et dapparemment meilleur. 5

    Pour voquer ce que ressent Jsus le texte grec utilise le verbe (splanc-nizomai, tre saisi aux entrailles). Cest le corollaire du terme hbreu, rahamim. Ce nest pas pour rire que je tai aime, dit Jsus Angle de Foligno. Lamour que Dieu nous porte nest pas un vague sentiment de sympathie, cest quelque chose qui le saisit au plus profond de son tre, qui le bouleverse et le rend totalement permable et vulnrable la dtresse de lhomme. Ultimement cet amour le fait mourir. Il le fait galement sidentifier to-talement lhomme dans la souffrance: Car javais faim, et vous mavez donn manger; javais soif, et vous mavez donn boire; jtais un tranger, et vous mavez accueilli (Mt 25, 35).

    Est-ce que nous aimons, au moins parfois, comme cela? Nous connaissons tous lan-goisse quasi physique que nous ressentons lorsque nous savons un proche en danger, mais est-ce notre attitude lgard de nos frres souffrants et loigns du salut? Nous avons si

    Chiara Lubich, Jsus abandonn, dans La dottrina spirituale, Mondadori, p. 131 (notre traduction).4

    Joseph Ratzinger, Enseigner et apprendre lamour de Dieu, Parole et silence 2016, p. 196.5

  • souvent le rflexe de nous protger par indiffrence mais aussi par peur de souffrir, nous aussi.

    lcart avec JsusComment nous transformer pour que cette grandeur dme de Jsus soit la ntre ?

    Comment imiter Jsus et devenir un bon pasteur qui regarde chaque personne avec compassion? Cest un enjeu si important pour tous ceux, comme les prtres, qui sont en charge du peuple de Dieu Voici quelques rflexions en lien avec la scne de Marc.

    Regardons tout dabord comment Jsus a essay de transmettre cette compassion ses disciples. Il les associe son ministre: ils sont envoys en mission (Mc 6), ils doivent colla-borer pour les deux multiplications des pains, ils reoivent la fin de lvangile toute autorit pour accomplir les uvres que Jsus lui-mme accomplissait pendant sa vie publique. Mais il ne sagissait pas de les jeter dans lactivit sans une prparation pralable: plusieurs reprises, Jsus les a aussi invits se retirer dans un lieu dsert, chapper lemprise des foules, refaire leurs forces humaines et spirituelles en vivant avec lui. Il y a donc un double mouvement dans la vie des Aptres: le Seigneur les plonge dans la vie du peuple saint; mais rgulirement Il les soustrait lactivit extrieure pour quils se centrent sur lessentiel. Il va bientt les emmener dans le territoire de Tyr (Mc 7,24), en-dehors de la Galile, pour une de ces priodes de solitude.

    Par deux fois, lvangile de ce jour utilise lexpression lcart, littralement entre eux, en priv ( , catidian), comme lorsque Jsus prend part les trois disciples pour la transfiguration (Mc 9,2), ou que les aptres lui demandent une explication entre nous (9,28). Une sparation de la foule qui nest pas une fuite mais un attachement au Seigneur, un mouvement de pntration dans son Cur qui est absolument ncessaire au disciple. Saint Bonaventure nous invite le suivre:

    l'exemple du Seigneur, allez donc dans la solitude ; c'est--dire, sparez-vous de la socit des autres autant que vous le pourrez, et devenez solitaire si vous voulez vous unir lui, et le contempler par la puret de votre cur. Fuyez encore les longs entretiens, surtout avec les personnes du sicle. Ne cherchez point de nouvelles dvotions, ni de nouvelles amitis ; ne remplissez point vos yeux ni vos oreilles de vains fantmes. Tout ce qui peut troubler le repos de votre cur et la tranquillit de votre esprit, vitez-le comme un poison qui donnerait la mort votre me. Ce n'tait pas sans raison que les saints solitaires se reti-raient dans les dserts et dans les lieux les plus loigns de la visite des hommes ; ce n'tait pas sans raison qu'ils recommandaient ceux qui vivaient dans les monastres, d'tre aveugles, sourds et muets. 6

    Ces priodes de retraite que Jsus voulait pour ses disciples, les prservaient aussi de lactivisme, une maladie qui guette toujours les pasteurs et que le pape Franois a pingle ainsi:

    Une autre [maladie] : la maladie du marthalisme (qui vient de Marthe), dune activit excessive ; ou de ceux qui se noient dans le travail et qui ngligent, invitablement la meilleure part : le fait de sasseoir aux pieds de Jsus (cf.Lc10, 38-42).Cest pourquoi J-sus a appel ses disciples se reposer un peu (cf.Mc6, 31), car ngliger le repos nces-saire conduit au stress et lagitation. Le temps du repos, pour celui qui a accompli sa mis-sion, est ncessaire, juste et doit tre vcu srieusement : en passant un peu de temps avec la famille et en respectant les vacances comme moments de ressourcement spirituel et phy-

    Saint Bonaventure, Mditations sur la vie de Jsus-Christ, chapitre XVII.6

  • sique ; nous devons apprendre ce quenseignait le Qohleth qu il y a un temps pour tout (3,1-15). 7

    Se retirer au dsert avec Jsus pour se reposer, apprendre le connatre et modeler son cur au Sien ; apprendre combien il nous aime pour apprendre aimer ; puis retourner dans le monde pour vivre lunisson des ncessits du Peuple saint et se donner sans re-lche la mission: voil les deux mouvements de laptre authentique, comme laspiration et lexpiration qui forment ensemble la respiration de tout le corps. Mais ces deux moments sont relis par un mystre qui transparat dans lvangile du jour: la compassion, cette mis-ricorde qui anime le Cur de Jsus. Cest elle qui jaillit dans la solitude du dsert; cest elle qui soutient laction dans ses merveilles dinventivit.

    Il est galement un lieu, dans la vie de lglise, o cette Compassion surgit et runit contemplation et mission: cest la liturgie, ces clbrations o nous pouvons nous immerger dans le mystre du Cur du Christ. En voici lexplication par le pre Jean Corbon:

    Nous pourrons faire toutes les considrations de thologie ou de pastorale mission-naire, le mystre de la Mission ne saisira notre vie que si notre cur est retourn, labour et irrigu par la Compassion divine. Il nous faut tre habits par elle. La Liturgie vcue com-mence nous vivifier au niveau du cur, par la prire de plus en plus continuelle et, de l, elle pntre notre nature, notre activit, toute relation. Plus elle nous difie, plus notre vie devient l'uvre de Dieu ; plus la Communion divine restaure notre relation, plus nous deve-nons l'glise. La Liturgie dilate ainsi l'Eglise en espace humain de Compassion divine. C'est ce moment de maturit que le mystre de la Liturgie, clbre et vcue, dchire le cur de l'glise, comme l'Amour a dchir celui du Pre, et l'Esprit celui du Christ expirant sur la Croix. Alors la Compassion s'panche sur le monde, et voil la Mission. 8

    Pour recevoir cette compassion divine, nous pouvons invoquer Marie, mre de Misri-corde, avec cette prire que nous offrent des religieuses:

    Trs Sainte Vierge Marie, Notre Dame de la Compassion. Mre pleine de misricorde et de tendresse. Nous te confions le secret de nos vies. Que ta douce lumire nous accom-pagne. Dans la joie comme dans l'preuve. Que ton cur immacul et aimant sans mesure, guide nos pas vers ton Fils Jsus. Que nous dcouvrions au creux de ton Amour, Le bon-heur d'aimer et d'tre aims. Donne-nous le courage de voir les plaies du monde, Et la force de les soulager. Fais de nos dchirures un passage, Et de nos blessures un chemin. Ap-prends-nous ouvrir notre me ce qui est beau, notre esprit ce qui est vrai, notre cur ce qui est bien. Ne laisse jamais en nous, pntrer l'indiffrence. Nous te saluons Marie pleine de grce, et nous nous confions toi. 9

    Pape Franois, Vux de Nol la curie romaine en 2014, http://w2.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2014/de7 -cember/documents/papa-francesco_20141222_curia-romana.html#_ftnref14

    Jean Corbon, Liturgie de source, Cerf 2007, p.196.8

    Prire Marie, Notre Dame de la Compassion, offerte par les surs du mme nom, disponible ici https://200compa9 -sion.org/fr/ressources/prieres/163-priere-a-marie-notre-dame-de-la-compassion

    https://200compasion.org/fr/ressources/prieres/163-priere-a-marie-notre-dame-de-la-compassionhttps://200compasion.org/fr/ressources/prieres/163-priere-a-marie-notre-dame-de-la-compassionhttp://w2.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2014/december/documents/papa-francesco_20141222_curia-romana.html#_ftnref14http://w2.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2014/december/documents/papa-francesco_20141222_curia-romana.html#_ftnref14