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L’autobiographie de Juan Francisco Manzano : Lectures et médiations. Mathilde Ledoux. Année 2005-2006. Mémoire de maîtrise : Session de Juin. Université Paris X Nanterre. UFR de Langues : Département LCE Espagnol. Directeur : Thomas Gómez. 1

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L’autobiographie de Juan Francisco

Manzano :

Lectures et médiations.

Mathilde Ledoux.

Année 2005-2006.

Mémoire de maîtrise : Session de Juin.

Université Paris X Nanterre.

UFR de Langues : Département LCE Espagnol.

Directeur : Thomas Gómez.

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Nous tenons avant tout à remercier plusieurs personnes qui ont été source

d’encouragement et d’inspiration pour la réalisation de ce travail. Tout d’abord Michèle

Guicharnaud-Tollis, qui a eu l’amabilité de nous prêter l’édition de I. A. Sculman de

l’autobiographie de Juan Francisco Manzano, la première version que nous avons lue de

cet ouvrage, Françoise Moulin-Civil, notre première directrice de recherche, Juan José

Sánchez Baena, de l’autre côté des Pyrénées, Thomas Gómez, notre actuel directeur de

recherche, et enfin, Andréa Lasire.

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Introduction.

En 1835, le poète esclave Juan Francisco Manzano rédige son autobiographie, à

la demande de Domingo del Monte, personnalité littéraire de l’île de Cuba, qui

préconisait l’arrêt de la traite négrière pour blanchir l’île de Cuba et éviter ainsi une

révolte semblable à celle d’Haïti. L’idée qu’un esclave puisse raconter sa vie par écrit

étonne nombre de gens, et la réaction est souvent la surprise, le doute. L’a t-il bien

écrite ? On se pose alors la question de sa valeur littéraire. Est-ce un simple témoignage

ou peut-on la qualifier d’autobiographie ? Au premier abord, ce texte suscite

nombreuses interrogations. Selon nous, cela serait dû au fait que la situation

d’énonciation est exceptionnelle et contradictoire. Même s’il s’agit d’une commande,

Manzano, devant rédiger son autobiographie, se trouve en quelque sorte pris par les

exigences d’un discours à la première personne. Il doit dire « je » et raconter des faits

vérifiables. Il doit également satisfaire son mentor, mesurer ses mots, et se poser la

question de la sélection de ce qu’il va montrer de lui-même. Compte tenu du contexte

politique et social cubain des années 1830, où la censure s’abattait sur tout discours

apparaissant comme subversif, il était impensable que le récit d’un esclave écrit par lui-

même, racontant ses expériences d’esclave, puisse être publié du vivant de Manzano. Ce

texte ayant attiré notre curiosité, nous avons eu d’abord du mal à nous le procurer. Nos

lectures nous renvoyaient à d’autres éditions, c’est ainsi que nous nous sommes aperçu

que ce texte avait été édité dans différents contextes, sous des formes variées. Les

prologues et commentaires ont attiré notre attention par la diversité de leurs points de

vue et l’émotion suscitée par l’histoire de Manzano. Celui-ci y raconte en effet des

épisodes douloureux, des moments d’humiliation et de tortures physiques. De plus, au

moment où il écrit, les personnes dont il parle sont encore vivantes. Un tel discours ne

peut être que subversif dans le contexte cubain des années 1830, où l’oligarchie créole

et les autorités coloniales tentaient coûte que coûte de maintenir le système esclavagiste

malgré la pression abolitionniste de la Grande-Bretagne. Un texte aussi « osé » et

chargé d’enjeux nous semblait devoir être lu pour pouvoir provoquer une réaction

quelconque chez un lecteur et ainsi prendre tout son sens. Nous nous sommes donc posé

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la question de sa réception. Nous avons alors rassemblé les différentes éditions et

comparé leurs discours, plus ou moins virulent selon les époques et les contextes.

Une fois écrit, le texte circule dans un espace réduit et clandestin, parmi les

membres du club de Del Monte, qui charge le jeune Anselmo Suárez y Romero d’y

opérer une première correction. En 1839, Del Monte le remet au consul Richard

Madden, abolitionniste anglais en poste à la Havane, qui traduit et publie le texte, à son

retour à Londres en 1840. L’autobiographie de Manzano, ainsi que ses autres œuvres

disparaissent ensuite de la scène littéraire, même si Francisco Calcagno avait publié

quelques fragments dans son œuvre Poetas de Color dont la dernière édition date de

1887, et la première version intégrale de 1879. En 1937, l’autobiographie de Manzano

fait son apparition sur la scène publique, reprise par les historiens, qui y voient un

précieux document contre l’esclavage et condamnent à cette occasion cette Institution

nécessairement liée au joug colonial auquel ils étaient soumis encore un demi siècle

auparavant. Cette découverte est célébrée par les historiens de la ville de La Havane

José Luciano Franco, et Emilio Roig de Leuchsenring, qui dirigeait les Cuadernos de

Historia de La Habana. Elle donne lieu à une conférence dans le cadre du programme

Conferencias de Historia Habanera dont la première série porte sur les Habaneros

Ilustres. Le texte manuscrit retranscrit par José Luciano Franco est publié dans le n°8

des Cuadernos de Historia Habanera et son écriture est présentée sur le plan historique

comme le point de départ d’une époque d’égalité et de fraternelle compréhension entre

les diverses « races » qui peuplent l’île de Cuba. En 1975, à Madrid, l’Autobiographie

de Manzano réapparaît sur la scène littéraire avec une édition de Ivan Schulman qui

propose une actualisation du récit à partir de la transcription de Franco, pour en faciliter

la lecture au lecteur contemporain intéressé par l’histoire de la négritude.

L’autobiographie est alors considérée comme un précieux document historique, ravivant

la mémoire de ceux qui avaient été oubliés de l’histoire. En 2000, Abdeslam Azougar,

professeur au sein du Département de Langue et littérature romanes de l’Université de

Genève, publie une nouvelle transcription, à partir du manuscrit, indiquant en note les

variations avec les versions de Franco et de Schulman. L’Autobiographie est publiée

dans un ouvrage qui se propose de regrouper l’ensemble de l’œuvre de Manzano, ses

poèmes et sa pièce de théâtre Zafira afin de lui donner ses lettres de noblesse et de le

consacrer en tant qu’auteur, en constituant ce qui serait l’« anthologie » de son œuvre.

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Pour pouvoir être publiée, l’autobiographie de Manzano est donc sujette à

diverses modifications : corrections, traduction, sélection de passages, actualisation.

Elle a besoin de ce que Silvia Molloy appelle des « médiateurs »1. Chaque médiateur la

modifie et l’adapte au public qu’il vise, et en conditionne la lecture en l’accompagnant

de prologue et de commentaires. Ils confèrent à l’autobiographie des significations

variées, en fonction du contexte et de la perception qu’ils ont de l’écriture

autobiographique. Nous allons tâcher, au cours cette étude, de rendre compte de la

diversité des publications, et comment chacun des médiateurs offre des lectures

sensiblement différentes de l’autobiographie de Manzano. Nous allons tâcher

d’expliquer les différents points de vues en fonction des contextes des publications et de

l’évolution des théories sur l’autobiographie et sur le langage. Dans une première partie,

nous nous pencherons sur la question de la réception. Nous montrerons, que s’agissant

d’un texte d’esclave, la médiation de la classe dominante et autorisée est nécessaire

pour qu’il puisse accéder à la scène littéraire. Nous nous intéresserons ensuite à deux

grands courants théoriques critiques de l’autobiographie, le courant historiciste, et le

courant pragmatique, plus particulièrement à leur influence sur les lectures de

l’autobiographie. Nous étudierons ensuite les différents prologues pour montrer à la fois

la diversité et ressemblance de certains points de vues, ainsi que l’évolution des lectures.

Nous montrerons ainsi que l’autobiographie est d’abord perçue comme un discours

naturel et sans règle, dont la véridicité lui confère la force idéale pour dénoncer les

atrocités de l’esclavage. Elle est ensuite envisagée comme un précieux témoignage pour

l’élaboration de l’histoire des esclaves, participant également à l’élaboration de

l’identité cubaine. Enfin, nous verrons comment l’influence des théories pragmatiques

nous permet d’expliquer rétrospectivement l’importance que conféraient les critiques à

la véridicité du récit de Manzano, effet qui serait dû à la force illocutoire de la vérité

dans le discours autobiographique, conçu comme un engagement de dire la vérité.

1 S. Molloy, « De la sujeción al sujeto: la ‘Autobiografía’ de Juan Francisco Manzano », p.53-77, in Acto de Presencia: La escritura autobiográfica en Hispano América, México, Fondo de Cultura Económica, 1996, p.56.

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SOMMAIRE

Chap.I : Genèse et diffusion de l’autobiographie de Juan Francisco

Manzano, commande et médiation.

I. Les circonstances de l’écriture, commande de Domingo del Monte à Juan

Francisco Manzano.

1. Les enjeux politiques et littéraires à Cuba ……………………………………...p.9

2. Del Monte, homme politique et mentor littéraire dans les années 1830………..p.19

3. Manzano, poète et esclave………………………………………………………p.22

II. L’« autobiographie » de Juan Francisco Manzano, la question de la réception.

1. Question de la réception de l’autobiographie de Manzano :

la médiation nécessaire……………………………………………………………p.55

a. Autobiographie de Manzano : publication impossible d’un discours subversif. p.26

b. Médiateurs et polémique autour des transcriptions…………………………….p.26

2. Panorama des différentes publications : les avatars d’un texte chaque fois

retouché et commenté……………………………………………………………..p.29

III. Approche historiciste et approche pragmatique sur le genre autobiographique

et leurs conséquences sur la lecture de l’autobiographie de Manzano.

1. L’autobiographie comme document historique, une approche historiciste

des récits personnels………………………………………………………………..p.34

2. Le courant pragmatique, dans le reflux du courant psychologique

et de l’esthétique de la réception…………………………………………………...p.36

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Chap. II : Avatars et Lectures de l’autobiographie de Juan Francisco

Manzano. Nature et Vérité Vs Acte autobiographique et enjeu

d’ascension sociale.

I. Autobiographie de Manzano comme instrument politique et moralisateur.

1. La correction et la lecture de A. Suárez y Romero………………………………p.42

2. La version de Madden : Traduction de la correction et anonymat.

Source d’information « The most perfect picture of Cuban Slavery »……………..p.45

3. La Biographie de F. Calcagno, entre biographie et autobiographie,

au service d’une cause politique et moralisatrice…………………………………...p.48

II. Autobiographie comme document pour l’élaboration de l’histoire cubaine et

Prise en compte de l’intention de l’auteur pour la lecture de l’autobiographie de

Manzano.

1. La retranscription de José Luciano Franco (1891-1989) : « el primer gesto

firme y honrado por la incorporacion definitiva del negro a la vida cubana » ……..p.55

a. L’introduction de E. Roig de Leuchsenring…………………………………..p.55

b. J. L. Franco, le point de vue de l’historien un siècle plus tard :

l’histoire de Manzano comme symbole pour la liberté et l’identité cubaine....…p.57

2. L’actualisation de Schulman……………………………………………………...p.64

a. Question de la réception de l’autobiographie dans les années 1970 : permettre

une plus grande diffusion auprès du lecteur contemporain de Schulman……….p.64

b. L’apport de l’autobiographie pour une nouvelle lecture de l’histoire cubaine,

pour la « historia de la gente sin historia », histoire et référencialité……………p.65

c. Question de l’intention de l’auteur comme personne empirique……………...p.67

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3. L’édition d’Abdeslam Azougarh en 2000……………………………………….p.67

a. Donner ses Lettres de Noblesse au poète Juan Francisco Manzano…………p.67

b. Démentir l’image de l’esclave soumis et silencieux…………………………p.68

c. Considérer les aspects sociologiques autour de la genèse de

l’autobiographie et leur influence sur son écriture……………………………..p.69

d. Consacrer l’auteur Manzano dans l’histoire des Lettres Cubaines.

Poser la question du genre………………………………………………………p.72

4. La traduction en français de A. Yacou……………………………………………p.73

Conclusion…………………………………………………………………………...p.74

Annexes……………………………………………………………………………...p.75

Bibliographie………………………………………………………………………...p.80

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Chap.I : Genèse et diffusion de l’autobiographie de Juan

Francisco Manzano, commande et médiation.

Pour éclairer la logique de la demande de Del Monte à Manzano, nous allons

d’abord nous pencher sur la pensée et l’activité de Del Monte dans l’île, sur le plan

politique et culturel, ainsi que sur les enjeux de Manzano. Avant de nous pencher sur les

circonstances de l’écriture, nous allons tâcher de reconstituer brièvement le contexte

politique et économique de Cuba dans les années 1830.

I. Les circonstances de l’écriture, commande de Del Monte à Manzano

1. Les enjeux politiques et littéraires à Cuba dans les années 1830.

a. L’essor de la colonie cubaine, le Boom Azucarero.

Cuba est alors la dernière colonie espagnole sur le continent américain, avec

Puerto Rico, c’est aussi et surtout la colonie la plus riche. Le processus d’indépendance

du continent s’est achevé en 1824, avec la bataille d’Ayacucho au Pérou. La question de

l’indépendance à Cuba est étroitement liée à la question de l’esclavage. Ce serait, selon

les historiens, l’essor tardif mais intense et rapide de la colonie, à partir de la fin du

XVIIIe, qui aurait retardé le processus d’indépendance de Cuba.

En effet, à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, Cuba entre dans une

conjoncture qui va la mener à la première place sur le marché du sucre. Ce brusque

essor, appelé Boom Azucarero dans l’historiographie cubaine, est dû à plusieurs facteurs.

En 1763, les anglais occupent La Havane pendant 9 mois, à l’issue de la guerre des Sept

ans (1756-1763). Cuba participe alors au système de commercialisation anglais. Et,

d’après M. Moreno Fraginals, entre 1763 et 1792, les facteurs qui freinent le

développement du sucre cubain sont éliminés et Cuba arrive ainsi à occuper la troisième

place dans la production mondiale de sucre.1 Naît ainsi une riche classe créole de

1 M. Moreno Fraginals, Ibid, t.I, p.48

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propriétaire terrien dont le porte-parole dans les années 1790, Francisco Arango y

Parreño œuvre pour obtenir de la métropole des mesures libérales favorisant le

développement de l’économie de plantation. L’oligarchie créole, écartée du marché du

café et du tabac, trouve dans celui du sucre une voie de reconquête économique. De

cette façon, l’économie du sucre va imprégner toute la structure de l’île en quelques

années. Ce phénomène est appelé par certains historiens le Boom Azucarero. Mais la

croissance économique n’aurait pu se faire sans main d’œuvre. Jusque-là, la force de

travail repose déjà sur la main d’œuvre esclave. Toujours d’après Manuel Moreno

Fraginals, devant la massive demande de sucre américain en Europe, les grands

propriétaires terriens souhaitent accroître la production de sucre et commence alors

l’exploitation intensive de la main d’œuvre esclave. De plus, l’augmentation de la

production demande un nombre croissant d’esclave, le nombre de noirs africains ou

bozales introduits à Cuba, légalement ou non, augmente considérablement. Entre 1789

et 1798, la couronne déclare la liberté du trafic négrier qui était alors limité au régime

des asientos. D’une part, le système des asientos fixait le nombre d’esclaves qui

pouvaient entrer dans l’île, ce qui favorisait la contre bande, et d’autre part, il

subordonnait le commerce du sucre aux compagnies étrangères, surtout anglaises et

danoises, les créoles cubains se trouvaient donc écartés d’un commerce lucratif.

Sur le plan international, l’indépendance des Etats-Unis en 1783 fait que le

nouvel Etat rompe ses liens avec l’ancienne métropole et cherche un nouveau marché

d’approvisionnement, Cuba en sera alors la bénéficiaire. Mais la révolution qui marque

le plus l’évolution économique de Cuba sur le plan international est la révolte des

esclaves d’Haïti en 1791, qui occupait la première place dans le marché des Caraïbes.

La révolte provoque la ruine de l’économie de l’île et cède à Cuba la première place sur

le marché. De nombreux colons blancs et leurs esclaves arrivent à Cuba fuyant Haïti, et

amènent avec eux la terreur de la révolte, qui aura un poids dans l’évolution politique

cubaine.

Sur le plan politique, Francisco de Arango y Parreño tente d’obtenir pour Cuba

la statut de province, afin de jouir des droits politiques de la métropole. Mais cette

requête était formulée au moment où, en 1808, l’Espagne est occupée à se défendre des

invasions napoléoniennes et à lutter pour son indépendance. Le monopole de la

métropole était un frein pour l’expansion économique créole car l’Espagne ne disposait

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alors pas des moyens nécessaires pour commercialiser toute la production américaine.

D’autres tendances politiques, favorables à une libéralisation de l’île, voient le jour au

début du XIXe siècle. La première tendance préconise l’annexion aux Etats-Unis,

considérant les avantages de faire partie d’une nation possédant une solide structure

économique, dont les réseaux commerciaux permettraient de faire évoluer l’économie

cubaine plus facilement que sous la tutelle de l’Espagne. Les Etats-Unis seraient de plus

en mesure de garantir le maintien du régime esclavagiste. La deuxième tendance,

séparatiste, parle d’indépendance par rapport à la métropole. L’indépendance et

l’abolition de l’esclavage apparaissant comme l’unique chemin possible pour entrer

dans le marché capitaliste mondial. Il faudra attendre la deuxième moitié du XIXe siècle

pour que ces deux tendances s’affirment.

L’apogée esclavagiste et les quelques révoltes de noirs libres et esclaves qui

éclatent à Cuba dans la première moitié du XIXe siècle vont retarder de quelques

décennies les idéaux indépendantistes. Parallèlement à l’augmentation de la production

de sucre, les conditions de vie des esclaves empirent, en particulier dans les plantations

où ils sont souvent sous-alimentés et exploités au maximum de leurs capacités

physiques. Cette exploitation intensive provoque des révoltes, notamment une célèbre

révolte du noir libre José Antonio Aponte, qui, en 1812, essaye d’unifier les noirs libres

et de soulever les esclaves pour leur donner leur liberté. Après quelques révoltes

localisées dans certaines plantations, la conspiration est découverte et Aponte est arrêté

puis exécuté. Commence alors un phénomène que Alain Yacou nomme le péril noir.

C’est un coup dur porté aux grands propriétaires terriens qui voient leur prospérité

menacée. La fin de l’esclavage signifie la fin de leur mode de vie aisé. C’est pour cela

que les grands propriétaires terriens, devenus puissants économiquement, chercheront

avant tout le régime politique qui leur garantira le maintien de l’esclavage, tant que

celui-ci leur semblerait le meilleur moyen d’obtenir des bénéfices. La colonie se

rapproche ainsi de la métropole sous le régime de Ferdinand VII, qui comprend qu’il est

nécessaire de faire de Cuba un précieux allié contre d’éventuelles attaques nord-

américaines, et pour l’envoi de troupes sur le continent qui était sur le point d’achever

son processus d’indépendance. En 1818, le commerce cubain, jusque-là limité aux ports

espagnols, est ouvert au commerce international. L’esclavage est un point crucial dans

les relations entre la couronne et la colonie. Lorsque les Anglais imposent par deux fois

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un traité interdisant le trafic négrier, celui-ci n’est pas interrompu et les autorités

espagnoles participent à son maintien. Les mouvements révolutionnaires venant du

continent se caractérisent notamment par le fait qu’ils sollicitent la participation des

noirs dans la lutte contre la métropole leur promettant la liberté dans le nouvel Etat. Ces

mouvements n’ont pas de succès à Cuba dans la première moitié du XIXe siècle, sauf

parmi les noirs libres et esclaves, ce qui contribue à donner un caractère sinistre à ce

mouvement aux yeux de l’oligarchie créole. De plus, le régime absolutiste de Ferdinand

VII n’avait pas empêché l’oligarchie créole de veiller à leurs intérêts économiques,

grâce aux gestions de Francisco de Arango y Parreño, proche du monarque et du

capitaine général Dionisio Vives (1823-1832). En outre, l’activité économique se trouve

dans les mains des créoles et une guerre contre la métropole porterait préjudice à la

valeur croissante de l’agriculture. La souveraineté de la couronne se trouve alors

garantie dans la colonie entre 1820 et 1830. La Havane est à cette période un des ports

les plus actifs, qui attire le tourisme international. La saccharocratie, terme de M.

Moreno Fraginals pour désigner la classe des grands propriétaires de plantations, est

habituée aux soirées mondaines, aux sorties au théâtre, à l’opéra, et s’habille à la mode

de Paris.

b. Dans les années 1830, plusieurs facteurs accentuent les tensions sociales et

politiques.

Avec la nomination de Miguel Tacón, en 1834, au poste de capitaine générale,

les tensions entre créoles et péninsulaires s’intensifient. L’Espagne, qui s’est remise de

la guerre pendant la période absolutiste, est alors gouvernée par les libéraux, qui

décident de freiner l’élan de l’oligarchie créole. Le gouvernement veut sauvegarder son

pouvoir sur la colonie, source de richesse pour la métropole et enclave militaire contre

d’éventuels assaut nord-américains, français ou anglais. Une des mesures les moins

populaires que le Capitaine Général adopte pour renforcer son autorité est la

substitution des tribunaux civils par des commissions militaires. Ils devaient désormais

juger, en plus des délits politiques, les infractions communes tels que les agressions,

vols, ou crimes. Il fait aussi construire une prison et se fait entourer d’un groupe de

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péninsulaires afin de consolider une minorité espagnole capable de contenir les

revendications des créoles.

L’Angleterre, qui avait promulguée pour ses colonies l’abolition de l’esclavage

en 1833, qui devait être définitive en 1838, oblige l’Espagne à signer un second traité

interdisant le trafic négrier, en 1835, comme rappel au premier traité signé en 1817,

resté lettre morte. De plus, l’Angleterre envoie à La Havane deux consuls, membre de la

Anti-Slavery Society : Richard Madden (1836-1840) – qui recevra l’autobiographie de

Manzano de la part de Del Monte – et David Turnbull (1840-1842). Ils font tous deux

partie de la Commission Mixte hispano-britannique, chargée de surveiller l’introduction

illégale d’esclaves. Mais, en réalité l’introduction d’esclaves à Cuba suit son cours.

Manuel Moreno Fraginals écrit à ce propos : « Las grandes facilidades ofrecidas por las

autoridades españolas a los negreros favorecieron esta introducción, ya que, aunque

prohibida de jure, la trata quedó autorizada de facto »1.

La population noire continue donc d’augmenter, ce qui ne cesse de préoccuper

un groupe d’intellectuels de La Havane, parmi lesquels José Antonio Saco, José de la

Luz y Caballero, Domingo Del Monte, et, depuis les années 1820 déjà, le prêtre et

philosophe Félix Varela. En effet, il aurait été impossible de réprimer une rébellion

massive de la population noire. Cuba connaîtrait alors le même sort que Saint-

Domingue, ou pouvait encore, sous l’insurrection tomber dans les mains des

esclavagistes nord-américains, ou dans celles des abolitionnistes anglais. Ils craignaient

que Cuba ne devienne un Etat de plus dans l’Union Fédérale, ou une république noire

sous contrôle britannique. Et même si ces cas ne devaient pas se présenter,

l’augmentation de la main d’œuvre esclave empêcherait Cuba d’atteindre le niveau

d’industrialisation qu’avaient atteint certaines nations européennes et le nord ouest des

Etats-Unis. Déjà, dans les années 1820, avec les écrits de Félix Varela, les intellectuels

créoles commencent à se penser en tant que cubains. Ils préconisent pour Cuba le sort

de « patrie » plutôt que celui de colonie-comptoir. Si l’île ne disposait alors pas des

moyens de s’autogouverner, elle y arriverait avec un vaste programme d’éducation.

L’arrêt de la traite semble être prioritaire pour éliminer petit à petit l’esclavage. Les

esclaves décédés devaient être remplacés par des travailleurs blanc salariés des Iles

Canaries, Baléares ou encore d’Irlande. Le métissage des populations aboutirait peu à

1 M. Moreno Fraginals, El ingenio, t.I, p.272

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peu au blanchissement de la population cubaine. C’est en résumé l’avenir qu’ils

voyaient pour la prospérité de l’île.

L’action de ces penseurs va se réaliser à travers l’écriture. L’écrivain devait

mettre sa littérature au service de la société, pour faire en sorte de l’améliorer. Dans les

années 1830, Domingo Del Monte est le principal leader d’une nouvelle génération

d’écrivains, qui choisira le roman pour représenter la société cubaine. Comme il

s’agissait de mettre fin, progressivement aux méfaits de l’esclavage, un groupe

d’écrivain, en particulier choisira de mettre en scène des personnages noirs, afin de

montrer les vices engendrés par l’esclavage. Ces romans, parce qu’il mettent des

personnages esclaves au centre de leur intrigue, on été qualifiés d’anti-esclavagistes par

la critique littéraire. Nous allons maintenant nous intéresser de plus près à cette

littérature, et aux critères qui la constituent.

• L’apparition de la littérature antiesclavagiste : fonction et critères littéraires.

D’après M. Tollis, les romans que l’on qualifie d’anti-esclavagistes, sont des

romans portant sur l’esclavage, et mettant en scène des esclaves comme personnages

principaux, ne remettant cependant pas en cause le système en lui-même. C’est une

littérature qui se veut réaliste et qui a pour fonction de décrire les vices de la société

cubaine liés à l’esclavage, tels que l’oisiveté ou la cruauté, dans le but de les corriger.

Ces romans apparaissent à partir de 1838, mais il est probable que leur gestation ait

commencé quelques années avant. Une partie de la littérature de la fin du XVIIIe siècle

se donne déjà pour mission de peindre certaines classes de la société pour tâcher d’en

corriger les vices. Il s’agit alors de représenter la bourgeoisie pour améliorer ses mœurs,

sans doute, indirectement et à long terme, d’en faire une classe forte capable de se

diriger elle-même. Les articles dits costumbristas publiés dans les journaux tels que El

Papel Periódico de La Habana et El Regañón, constituent un moyen d’expression

privilégiée pour ce genre de littérature que Salvador Bueno décrit ainsi :

Breves trabajos, en prosa casi siempre, que en forma concisa y con intención satírica o meramente recreativa, descubrían usos, hábitos, costumbres, tipos característicos y

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representativos de una sociedad determinada. Su proyección era predominantemente de crítica social y de carácter reformador.1

Puis, avec le bouillonnement culturel des années 1830, le cuadro de costumbres

évolue et se développe. Selon M. Rivas, il garde l’aspect anecdotique et épisodique

mais sa structure devient plus narrative et se rapproche du conte. Ils avaient pour but de

ridiculiser les modes de la riche classe créole, son ignorance et l’oisiveté de la jeunesse.

Del Monte, revenu de son voyage en Europe en 1830, fait circuler parmi les

écrivains les œuvres de Balzac et des costumbristas espagnols tels que Larra, Mesonero

Romanos, Ventura de la Vega. Il commente notamment avec les écrivains qui

l’entourent les publications de Larra. Parmi les auteurs les plus importants de ce genre

de littérature, on peut nommer Gaspar Betancourt Cisneros, de son surnom El Lugareño,

(1803-1866), José María Cárdenas y Rodríguez (1812-1882), et José Victoriano

Betancourt (1813-1875) qui écrit au début d’un de ses premiers articles Velar un

mondongo (1838) :

Las costumbres forman, por decirlo así, la fisonomía moral de los pueblos, siendo un tipo muy exacto para servir de base a las observaciones de los que se dedican a esa tarea, útil bajo todos los aspectos. (…) Útil a todas luces es investigar las costumbres populares cuando el observador tiene por objeto influir en la mejora del pueblo cuya índole caracterizan, aunque no todas puedan servir de apoyo a resultados provechosos.2

La littérature est donc pensée comme un outil devant provoquer un changement

dans la réalité de laquelle elle s’inspire, et qu’elle veut réformer. Elle utilise comme

matériel de travail cette même réalité qu’elle met en scène. Le texte littéraire est donc

intimement lié à l’histoire, et ce lien définit un processus qui irait de la réalité au texte,

puis du texte à la réalité.

Cette année-là, Ramón de Palma publie un article intitulé « La novela » dans El

Album3, où il exalte le roman, en tant que discours, et le rôle de l’écrivain en tant

qu’auteur littéraire. Pour cela, il compare le discours du roman à celui des sciences

pures et de l’histoire. D’après Antonio Benítez Rojo, cet article prépare le terrain pour

les romans qui devaient être publiés cette même année. Il présente de plus les critères

1 S. Bueno, Literarura Costumbrista en el siglo XIX, « RBNJM », 2 (La Habana 1985), p.128 cité dans M. Rivas, Literatura y esclavitud en Cuba, p.118 2 J. V. Betancourt, Artículos de Costumbres, p.16, cité dans M. Rivas, Literatura y esclavitud en Cuba, p.120. 3 R. de Palma, El Album, I, abril 1838, pp.5-35.

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qui doivent définir la littérature cubaine selon Del Monte Cette année-là, Ramón de

Palma publie Una pascua en San Marcos et El Cólera en La Habana, Cirilo Villaverde

publie El espetón de oro, et la première partie de Excursión a Vuelta Abajo, la pièce

dramatique de José Jacinto Milanés, El Conde Alarcos est imprimée et jouée pour la

première fois. Félix Tanco y Bosmeniel écrit les Escenas de la vida privada en la isla

de Cuba, desquelles il ne reste que le conte Petrona y Rosalía. Les tertulias de Del

Monte ont été en quelque sorte le milieu de gestation de ces textes. Toujours d’après

Antonio Benítez Rojo, Ramón de Palma devait alors disposer de ces informations, ce

qui fait que son article peut être considéré comme un prologue aux productions

littéraires qui sont le fruit des réunions de Del Monte et qui suivent sa publication1. Le

genre romanesque naissant représente également la réalité et a une vocation pratique.

Jusque-là, les descriptions des auteurs ne portaient que sur une partie de la

population, la population blanche. Il s’agit donc d’intégrer le noir dans les

représentations littéraires. Félix Tanco, qui exprime des idées plus radicales que les

autres auteurs au sujet de l’esclavage exprime dans sa correspondance à Del Monte son

souci de peindre les noirs, élément incontournable de la culture cubaine. Il souligne le

fait que les noirs sont occultés dans les descriptions de la vie cubaine, et que l’esclavage

est précisément ce qu’il faut montrer, étant la cause de nombreux vices :

Los jóvenes que hoy están escribiendo novelas creo que no lo aciertan en describir amoríos o galanteos en los de su clase o color, en describir la propia corrupción de esta clase sin acordarse absolutamente de los esclavos, que tan poderosa parte tienen en esta corrupción; apenas se atreven a escribir la palabra bocabajo, las palabras mal pronunciadas o la algarabía de los negros bozales, con lo cual creen que han pintado el país. La novela de Palma, que es la que tiene más colorido cubano, adolece sin embargo del defecto que he dicho. Un negro viejo, un taita brujo, es todo lo que se ve como de paso en toda la relación; personaje ridículo, cuando los esclavos no lo son, y personaje singular que no parece sino que es el único en el país, o en San Marcos, donde gracias a Dios hay algunos más. […] Dejemos la ridícula manía o el error de pintar una sociedad escogida, la sociedad blanca sola, aislada, porque los negros se destiñen y ensucian a esa sociedad, y es preciso verla con los tiznes que le deja su roce: es decir, que es necesario, indispensable ver a los negritos.2

Le fait de montrer le noir dans la littérature semble également entamer un

processus d’intégration dans la fiction qui pourrait aboutir à un phénomène

d’intégration dans la vie réelle. Ce mouvement d’intégration est exprimé dans la réunion

1 A. Benitez Rojo, « Azucar/poder/literatura » p.211, 2 F. Tanco, in Del Monte, Centón Epistolario, t. VII. p.114, cité dans M. Rivas, p.107

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des noirs et des blancs que préconise Tanco dans les lignes suivantes, dans une lettre à

Del Monte :

Los negros de la isla son nuestra poesía, y no hay que pensar en otra cosa, pero no los negros solos, sino los negros con los blancos, todos revueltos, y formar luego los cuadros, las escenas, que a la fuerza han de ser infernales y diabólicas, pero ciertas y evidentes1.

Donc, à partir de 1838, les écrivains de l’entourage de Del Monte commencent à

rédiger des romans que la critique moderne classe dans le groupe des romans anti-

esclavagiste : Petrona y Rosalía de Félix Tanco (1838-1925), Francisco. El ingenio o

las delicias del campo, de Anselmo Suárez y Romero (1839-1880), El Ranchador de

Pedro José Morillas (1838-1856), Sab de Gertrudis Gómez de Avellaneda (1841), El

negro Francisco de Antonio Zambrana (1875) et et Cecilia Valdés o la loma del Ángel,

de Cirilo Villaverde (1882). La littérature, elle-même en quête d’identité, se doit

d’intégrer l’image du noir, incontournable dans le paysage cubain.

Si la représentation de la réalité s’accompagne pour les costumbristas d’un

jugement sur cette même réalité, pour Del Monte et ses disciples, la dénonciation se fait

d’elle-même dans la relation pure et simple des évènements. Il n’est pas besoin de

rajouter des jugements de valeur. La dénonciation leur semble alors plus forte car elle

paraît évidente. Une description brute et apparemment « objective » de la réalité devait

suffire à dénoncer les abus des blancs, dans l’espoir « d’humaniser » leur comportement

avec les esclaves. On ne trouve pas d’attaque directe de l’esclavage dans leurs romans

Ce qui peut sembler être une réserve de leur part tient en partie au fait que les auteurs de

cette génération, et leur mentor Domingo Del Monte n’ont pas pour but l’abolition

immédiate de l’esclavage et la liberté de tous les esclaves, ce qui serait à leurs yeux trop

dangereux. Ils prétendent humaniser les maîtres et alléger les souffrances des esclaves,

même si l’on peut penser qu’à long terme, leur démarche entre dans un processus de

libération de l’esclave et de la société coloniale. M. Rivas cite dans son ouvrage

Literatura y Esclavitud en Cuba, une célèbre phrase de Félix Tanco, qui est considérée

un peu comme la devise de l’anti-esclavagisme : « Un bocabajo menos que se dé, o un

negro menos que se mate por nuestra influencia, será para nosotros mejor galardón mil

1 F. Tanco, in Del Monte, Centón Epistolario, t. VII. p.132, cité dans M. Rivas, p.148

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veces que todos los honores literarios del mundo1. » Leur idéologie est réformiste, pas

encore abolitionniste. De plus, s’il était toléré de porter des jugements de valeurs sur les

mœurs de la bourgeoisie cubaine, il était en revanche impensable de se prononcer

ouvertement contre l’institution de l’esclavage car, cela remettait indirectement en cause

la souveraineté de l’Espagne sur la colonie.

Cette réserve ou absence de jugement de valeur s’en trouve en quelque sorte

sublimée car elle crée un effet d’objectivité convaincante. L’exposition des faits tels

qu’ils se déroulent dans la réalité doit parler d’elle-même. C’est ainsi que Del Monte

recommande que la dénonciation se fasse de manière implicite, d’après ce qui ressort

d’une lettre de José Zacarías González del Valle à Anselmo Suárez y Romero : Así que Domingo te indicó que suprimieras lo subversivo, no porque, maleando sus buenos principios, lo crea perjudicial, sino porque vio que el novelista no debe poner arengas en boca de sus personajes, y menos siendo inverosímiles; que la moralidad o la máxima política que domine en tu obra, se desprenderá como de suyo, sin apuntarla, ni pregonarla a cada paso, y que por lo mismo que una novela tuya sirve para ir corrigiendo nuestras costumbres, ha de salir verdadera, cubana, y provista de hechos indisputables que no haya más que ver el teatro y abominarlo2.

Certes, on peut attribuer cette réserve de Del Monte de vouloir éviter les propos

subversifs aux limites que nous voyons à la pensée réformiste, à son inquiétude par

rapport à la sécurité de la bourgeoisie créole, et aussi malgré tout à son mépris pour la

population de couleur. Sur un plan littéraire, la représentation de la réalité sans attaque

directe et explicite de l’esclavage apparaît comme étant le meilleur moyen de dénoncer

des abus, des vices, pour que l’horreur apparaisse de manière évidente aux yeux du

lecteur, sous une apparente objectivité. On comprend ainsi que l’idée de

l’autobiographie de Manzano ait pu séduire ses contemporains, il constituait en effet un

discours idéal pour son authenticité.

Avant de nous centrer sur la diffusion de l’autobiographie, nous allons nous

pencher brièvement sur les personnalités de Del Monte et de Manzano.

1 F. Tanco, in Del Monte, Centon…, t.VII, p.118, cité dans M. Rivas, Literatura y esclavitud…, p.150 2 J. Z. González del Valle, La vida Literaria…, p.93-94, cité dans M. Rivas, Literatura y esclavitud…, p.150

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2. Del Monte, homme politique et mentor littéraire dans les années 1830.

Del Monte se trouve au cœur de la vie politique, économique cubaine depuis la

fin des années 1820, au retour d’un voyage aux Etats-Unis et en Europe, jusqu’en 1843,

peu avant la découverte de la Conspiration de la Escalera en 1844, dans laquelle il a été

mis en cause alors qu’il était à Paris, puis innocenté en 1845.

Domingo del Monte est né à Maracaibo au Venezuela le 4 août 1803 de parents

originaires de la partie espagnole de Saint-Domingue. Sa famille s’installe à Cuba en

1810 où son père occupe le poste d’Oidor de la Real Audiencia. L’essentiel de sa

scolarité se déroule à Cuba et en 1818, il entreprend des études de Droit au prestigieux

Séminaire de San Carlos de La Havane. Il a ainsi l’occasion d’entrer en contact avec

certaines des figures intellectuelles les plus importantes de ces décennies, telles que

Félix Varela et José Antonio Saco. Il se familiarise également avec les idées libérales

qui se développent pendant les deux périodes constitutionnelles espagnoles, entre 1812

et 1814, puis entre 1820 et 1823, ainsi qu’avec les mouvements d’indépendance latino-

américains. Il évolue donc dans un contexte d’effervescence politique et intellectuelle. Il

travaille comme avocat entre 1823 et 1827, et entreprend cette année-là un voyage aux

Etats-Unis, puis en Europe où il fréquente les tertulias madrilènes. Il revient à Cuba en

1829, et commence alors une période très productive. Il édite de 1829 à 1830 la revue

La Moda, qui se fait remarquer, d’après Sophie Andioc Torres1 par la qualité de son

contenu et son caractère criollo, dans laquelle il publie notamment ses Romances

Cubanos. Il entre également à la Sociedad Económica de Amigos del País, au sein de la

section littérature, où il travaille au développement d’une littérature cubaine ainsi qu’au

développement de l’éducation primaire dans l’île. Il crée en 1830 sa propre Tertulia qui

rassemble les personnalités de la capitale et lui permet de jouer un rôle de mentor auprès

d’une nouvelle génération d’écrivains, à qui il fait découvrir la production littéraire

européenne et qu’il amène à réfléchir sur l’importance de l’esclavage pour l’avenir de

l’île. En 1834, il épouse Rosa Aldama qui appartient à une des familles les plus riches

de Cuba. Del Monte se trouve alors au cœur de la vie politique. Il participe au conflit

1 S. Andioc Torres, La Correspondance entre Domingo del Monte et Alexander Hill Everett, Paris, L’Harmattan, 1994.

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d’intérêt économique entre le Capitaine Général Miguel Tacón 1 et la bourgeoisie

esclavagiste cubaine qui aboutit à la destitution de Tacón. Il est de plus un des

principaux acteurs de la polémique philosophique de 1838 sur les idées de Victor

Cousin. Sa période cubaine s’achève en 1843. Il est mis en cause lors de la découverte

de la Conspiración de la Escalera en 1844. Il se trouve alors à Paris et écrit à cette

occasion une lettre ouverte dans le journal Le Globe du 21 août 1844. Il est innocenté en

1845 et réside à Madrid où il continue à organiser des tertulias et publie des travaux de

critique littéraire jusqu’à sa mort en 1853, à l’âge de 50 ans.

Comme nous l’avons évoqué précédemment, Domingo del Monte ainsi que la

majorité des intellectuels qui l’entoure, préconise comme solution au problème de

l’esclavage, l’interdiction du trafic négrier pour freiner l’augmentation de la population

noire et un arrêt progressif de l’esclavage afin de « blanchir » l’île petit à petit et en faire

une nation de blancs. On peut ainsi lire dans ses écrits :

Yo y otros hombres de más importancia que yo […] opinamos que Cuba se persuadirá al cabo, que su mal le viene de la esclavitud de los negros: que ni esta institución abominable, ni esta raza infeliz se avienen con los adelantamientos de la cultura europea: que […] el propósito constante de todo cubano de corazón y de noble y de santo patriotismo, lo debe cifrar en acabar con la trata primero, y luego en ir suprimiendo insensiblemente la esclavitud, sin sacudimientos ni violencias; y por último en limpiar Cuba de la raza africana.2

Donc, comme la plupart de ses contemporains, il n’est pas pour l’abolition

immédiate de l’esclavage et finit par voir d’un mauvais œil la politique abolitionniste

britannique dans l’île. Il ne semble pas non plus adhérer à la politique annexionniste qui

commence à se développer à Cuba dans la première moitié du XIXe siècle : Yo no estoy por el plan de agregación a los Estados Unidos. Para realizarlo seria preciso hacer a Cuba campo de batalla: los combatientes serian por un lado criollos y angloamericanos: por otro españoles e ingleses: al fondo, en espectativa, negros. Resultado: los españoles se quedan sin colonia: los cubanos sin su tierra: Cuba será declarada república negra independiente, bajo el protectorado de Inglaterra y de los Estados Unidos.3

1 Capitaine Général de 1834 à 1838, connue pour être une période de fortes tensions entre le fonctionnaire de la métropole Tacon et la bourgeoisie créole. 2 D. del Monte, “A Olózaga y Clarendon, Reflexiones sobre la balanza mercantil entre Cuba, Estados-Unidos, e Inglaterra. París, marzo de1846”, in Humanismo y humanitarismo, La Habana, Publicaciones de la Secretaria de Educación, Dirección de Cultura, 1936, p.25, cité dans S. A. Torres, op. cit, p.13. 3 D. del Monte, Escritos, t.III, La Habana, La Habana cultural, 1929, t.I, p.40..

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Dans ces propos il laisse apparaître le danger que représentent les noirs pour

l’avenir de l’île et expose sa crainte que ce danger ne profite à l’Angleterre ou aux

Etats-Unis. Il exprime également son mépris pour la population noire et pour les

esclaves. L’attitude de Del Monte, qui peut nous sembler contradictoire à notre époque

révèle la problématique dans laquelle se trouvait la classe bourgeoise créole, à la fois

consciente que l’esclavage n’était plus le meilleur moyen de production, mais

également soucieuse de sauvegarder leurs intérêts économiques et leur sécurité.

Pourtant, Del Monte invite Juan Francisco Manzano dans ses tertulias et lui

demande de rédiger une autobiographie en 1835. Il organise également une collecte

pour lui acheter sa liberté. Il est possible de supposer comme le fait Schulman que

Manzano aurait correspondu à une des ces « generosas excepciones » dont il parle dans

les lignes suivantes : Todo hombre que nace y se cría esclavo, sea el color y la raza que fuere, tiene por precisa condición de su estado que ser ruin, estúpido, inmoral […] por cierto, hay razas, como la etiópica en que se encuentran algunas generosas excepciones de esta regla, pero no llegan a variarla1.

En effet, au moment où il demande à Manzano de rédiger son autobiographie,

celui-ci est alors un poeta esclavo. Il avait déjà publié sous garantie son premier recueil

de poésie, Cantos a Lesbia, en 1821. Il publie ensuite ses poèmes dans la presse,

toujours sous garantie, dans des journaux tels que Diario de Mantanzas, ou Diario de

La Habana, La Moda o Recreo Semanal del Bello Sexo. La presse était alors un

précieux moyen de diffusion, à une époque d’expansion de l’imprimerie dans l’île de

Cuba. Il l’invite à fréquenter ses tertulias dans lesquelles il lira son fameux poème

« Mis treinta años », qui, d’après les témoignages, aurait provoqué l’émotion du public

et conduit les membres du club à collecter la somme nécessaire à la manumission du

poète esclave. C’est alors un esclave domestique ayant appartenu à une célèbre

d’aristocrates créoles qu’il présente dans son autobiographie. Il avait fuit entre 1814 et

1816, d’après les calculs de R. Friol2. Une fois à la Havane, il a pour maître Don Tello

Mantilla, puis Maria de la Luz de Zayas.

1 D. del Monte, Escritos, t.II, La Habana, La Habana cultural, t.I, 1929 p.43 2 Suite para Juan Francisco Manzano, La Habana, Editorial Arte y Literatura, 1977.

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3. Manzano, poète et esclave.

Manzano est alors un esclave domestique, qui avait été au service de familles de

la bourgeoisie créole. Comme les autres esclaves domestiques, il vit sous le même toit

que ses maîtres. Il les accompagne à l’opéra, au théâtre et à la messe. Il acquiert ainsi

une certaine culture. Il apprend à lire et à écrire de manière apparemment autodidacte,

tel qu’il le raconte dans l’autobiographie. Sur les circonstances de l’écriture de

l’autobiographie, nous disposons des informations des lettres que Juan Francisco

écrivait à Del Monte, et qui sont publiées dans la plupart des éditions de

l’autobiographie. Une lettre datée du 25 juin 1835 nous indique ainsi que Del Monte

demande à Manzano d’écrire sur sa vie cette année là. On ne sait pas comment il a

formulé sa demande mais on peut lire que Manzano lui répond en ces termes :

Mi querido y señor don Domingo: recibí la apreciable de su merced, fecha del 15 del corriente, y sorprendido de que en ella me dice su merced que hace tres o cuatro meses me pidió la historia, no puedo menos de manifestarle que no he tenido tal aviso con tanta anticipación, pues en el día mismo que recibí la del 22, me puse a recorrer el espacio que llena la carrera de mi vida.1

L’Autobiographie a été écrite en deux parties dont il ne reste que la première.

Une fois rédigé, le manuscrit passe aux mains de Del Monte qui le confie à Anselmo

Suárez y Romero, jeune intellectuel du club, et le charge de le corriger. La deuxième

partie aurait été perdue voire détruite alors qu’elle avait été confiée à Ramón de Palma.

Il se trouve actuellement à la Bibliothèque Nationale José Martí de La Havane.

En 1835, Manzano était encore esclave et exprime à maintes reprises dans ses

lettres son désir d’obtenir sa liberté et les malheurs que lui inflige sa condition d’esclave.

Une phrase de l’autobiographie confirme qu’il est encore esclave au moment de la

rédaction :

Yo estaba como nunca bien mirado y nada echaba de menos y me hacía el cargo de que ya era libre, mas se esperaba a que supiese trabajar y tuviese edad competente para recibirla. Esto me hizo internarme tanto en ciertas artes mecánicas y lucrativas que si hoy lo fuera no me faltaría no digo con que comer sino que tener.2

1 Carta a Domingo del Monte, La Habana, 25 de junio de 1835, J. F. Manzano, op. cit., p.109. 2 J. F. Manzano, p.99.

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Dans sa correspondance avec Del Monte, il parle de ses déboires avec la famille

de sa femme, une jeune parda libre nommée Delia, qui n’accepte pas qu’elle soit mariée

à un esclave. Il parle également de la jalousie qu’il provoque autour de lui du fait qu’il

soit estimé de personnes importantes et de Del Monte : « Un príncipe demasiado amado

de todos, no puede derramar su beneficencia sobre uno sin excitar la envidia y la mala

fe de los otros, aun cuando aquél se lo merezca. »1. Il explique que sa vie est faite de

souffrances, et à plusieurs reprises se dit victime du sort, du destin : « Mucho he sufrido

en mi interior : graves son las burlas con que la fortuna me aja. »2. Il écrit encore que

son « esclavitud no ha sido más que un conjunto de calamidades y desabrimientos, tales

son los versos que me inspiraba mi triste situación. »3

La liberté apparaît alors comme étant la condition nécessaire à son bonheur. Il

écrit ainsi dans une lettre du 25 février 1835 : « No se olvide su merced que J. F. no será

de ningún modo feliz sino siendo L. »4. Dans une lettre du 11 décembre 1834, il évoque

la liberté comme « aquella propensión que por un principio natural tiene todo hombre

esclavo a su rescate »5. Il déplore ensuite le fait que la liberté tant espérée n’arrive pas et

que cela porte préjudice à son mariage. Il écrit ainsi dans une lettre du 29 septembre

1835 : « La prometida libertad que tenia en esta casa parece que se la va llevando el

viento, como se llevó la palabra »6. La liberté est donc un enjeu considérable pour

Manzano au début des années 1830. Le fait de publier et de fréquenter des personnalités

telles que Del Monte peut être considéré comme une opportunité d’ascension sociale.

Il confère à Domingo del Monte un rôle de mentor dont il surélève les talents en

se rabaissant auprès de lui. On peut lire dans une lettre du 16 octobre 1834 : « sólo el

esmero con que su merced se ha dedicado a pulir mis versos, amenizándolos en las

partes que les cupieren, podrá darme el titulo de medio poeta. »7. De plus, il semble

remettre son avenir entre ses mains quand il lui écrit : « Mas ya que en los mares de la

vida habéis tomado, señor, el timón de esta barca que flotaba a merced de la suerte, en

sus manos la dejo, pues ya cansado de bogar y nunca llegar a puerto, espero que su

merced la conduzca a donde pueda un pobre marinero colmaros de bendiciones, 1 Lettre du 11 décembre 1834, op. cit, p.107. 2 Lettre du 16 octobre 1834, op. cit, p.105. 3 Lettre du 11 décembre 1834, op. cit, p.107. 4 Lettre du 25 février 1835, op. cit, p.108. 5 Lettre du 11 décembre 1834, op. cit, p.107. 6 Lettre du 29 septembre 1835, op. cit, p.111. 7 Lettre du 16 octobre 1834, op. cit, p.105.

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viéndoos respirar tranquilo aquella satisfacción que gozan las almas benéficas, no ya

para entregarme a los goces que de aquí dimanan sino para hacerme un verdadero

amante de mis deberes. »1. Il lui attribue également les surnoms de « incomparable

protector »2 et de « bienhechor »3 et s’adresse à lui en adoptant une attitude servile,

notamment dans les formules de fin de lettre : « Queda a los pies de su merced su

siervo »4 . Certains critiques voient dans ces propos une exagération de la part de

Manzano, qui affecte de son admiration et de sa soumission à la volonté de Del Monte

pour gagner ses amitiés. D’autres pensent que cette attitude fait partie du caractère de

Manzano, ayant été ainsi formé. Il se peut que ces deux facteurs soient à prendre en

compte pour comprendre et interpréter ses lettres mais, toujours est-il que Del Monte ne

s’avérait être une personnalité d’un intérêt stratégique pour Manzano, d’abord pour sa

notoriété, mais également car il est en mesure de diffuser l’œuvre de Manzano et, serait

susceptible de trouver une solution pour lui obtenir sa liberté. Del Monte lui parle

d’ailleurs de publier ses poèmes en Europe, d’après ce qu’il écrit dans la lettre du 11

décembre 1834 :

Mi querido y señor don Domingo: no puedo pintar a su merced la grande sorpresa que me causó cuando supe por su merced mismo la dirección que piensa dar a mis pobres rimas. Cuando las considero navegando a climas tan distantes para ver la luz publica en el emporio de la ilustración europea, donde tantos vates con razón se disputan la primacía, todo me parece un sueño. Nacidas en la zona tórrida bajo la oscuridad de mi destino, vuelan desde el seno de mis infortunios llevando el nombre de su infelice autor mas allá de donde merece ser oído; a la verdad señor: Mucho bien esperé pero no tanto.5

On peut remarquer dans ces lignes que Manzano se reconnaît en tant qu’auteur.

Il a en effet déjà publié des vers. Il nous semble important de considérer que Manzano,

au moment d’écrire son autobiographie s’assume en tant qu’auteur, poète, car il va se

peindre enfant en tant que futur poète.

Le fait d’écrire et de participer à la vie littéraire du pays, apparaît pour Manzano

comme une porte de sortie à sa condition d’esclave. En remettant ainsi son sort entre les

mains de Del Monte et en le divinisant ainsi, il l’inciterait à acheter sa liberté et à

correspondre à l’image de bienfaiteur qu’il lui confère. Donc, au moment d’écrire son

1 Lettre du 11 décembre 1834, op. cit, p.106. 2 Lettre du 11 décembre 1834, op. cit, p.106. 3 Lettre du 13 avril 1834, op. cit, p.103. 4 Lettre du 16 octobre 1834, op. cit, p.106. 5 Lettre du 11 décembre 1834, op. cit., p.106.

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autobiographie, Manzano est encore esclave et espère pouvoir gagner sa liberté. On peut

supposer qu’au moment d’écrire sur sa vie, Manzano est conscient que ce qu’il va

rédiger sera un élément de plus qui le rapprochera de la liberté. Il l’obtient d’ailleurs

peu de temps après, selon R. Friol, qui a fait des recherches sur la vie de Manzano. Il

estime que Manzano aurait reçu sa liberté en 1836, peu de temps après la rédaction de

l’Autobiographie. Il cite dans son ouvrage Suite para Juan Francisco Manzano une

lettre de Domingo del Monte à José Luis Alfonso datée du 23 juillet 1836, et qui atteste

de l’achat de la liberté du poète-esclave et nous apporte des informations sur ses

activités, une fois affranchi :

Mi querido Pepe : aunque todos te hemos escrito largamente por la vía de N. York hace cuatro días, no quiero desperdiciar la ocasión que se presenta por el paquete de Burdeos ; en que va un vecino de Pancho Céspedes. Este te entregara junto con esta carta una cajita de oja de lata que contiene tajadas de riquísima cidra, confeccionadas nada menos que por nuestro liberto-poeta Juan Francisco Manzano, no menos aventajado dulcero que trovador. A propósito de Manzano por fin se reunieron los 800 ps. y Pepe de la Luz y yo fuimos en persona a entregar el rescate a Da. Maria de Zayas. Esta se voló por tan inaudita ingratitud de parte de aquel perro esclavo, y considero una insolencia que se la privase de un criado de tal calaña, después que le había costado tanto trabajo el conseguirlo y formarlo. – El salio inmediatamente de aquella casa, ha puesto un tren de dulcería y le va perfectamente, pues se ha hecho de moda su dulce. Te lo participo porque sé que te cabrá no pequeña parte de satisfacción por la buena obra de libertarle a que contribuiste tan generosamente […]. 1

Si l’on ne sait pas de façon certaine s’il existe un lien direct entre l’écriture de

l’autobiographie et la liberté de Manzano, on peut tout de même penser que Manzano a

conscience qu’elle peut constituer une étape ou un outil vers sa liberté.

Ce texte devait en tout cas servir à pointer du doigt l’esclavage et ses abus. Pour

Del Monte, il s’agit, comme nous l’avons vu, de tenter d’obtenir l’arrêt de la traite pour

blanchir le pays, et pour Manzano, l’écriture de l’autobiographie, commandée par son

mentor, pourrait bien constituer une ouverture vers la liberté. Nous allons maintenant

tâcher d’expliquer quelle a été la diffusion effective de Manzano au fil du temps.

1 Carta de Domingo del Monte a José Luis Alfonso. « El original se encuentra en la Biblioteca Nacional José Martí y se reprodujo en la revista de la propia Biblioteca, no. de sept-dic., 1909, pp. 141-142, in R. Friol, Suite Para Juan Francisco Manzano, pp.168-169

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II. L’« autobiographie » de Juan Francisco Manzano, question de la

réception.

1. Question de la réception de Manzano, la médiation nécessaire.

a. Autobiographie de Manzano : publication impossible d’un discours subversif.

Si l’on part du principe selon lequel la réception fait partie intégrante de

l’œuvre1, l’œuvre n’existe en quelque sorte qu’à partir du moment où elle est lue. On

entre alors dans la question de la réception d’un texte. Cette question s’avère cruciale

concernant l’œuvre de Manzano, mais surtout en ce qui concerne son autobiographie,

dans la mesure où ce qu’il y dit est beaucoup plus compromettant pour lui et son

entourage que le contenu de ses poèmes. L’autobiographie de Manzano a été écrite dans

un contexte politique particulièrement tendu et hostile à des publications sur l’esclavage

et, a fortiori, à des publications d’esclave. Le fait qu’un esclave s’exprime et puisse se

plaindre ou contester les traitements qui lui sont infligés était alors perçu comme un acte

subversif menaçant le statu quo colonial et le système de production esclavagiste. Ce

premier facteur fait qu’il est inconcevable de publier l’autobiographie de Manzano dans

les années 1830 à Cuba, et tant que l’esclavage n’est pas aboli. Cela explique aussi qu’il

faille attendre un siècle avant qu’elle soit publiée à Cuba. Or, la réception de son

autobiographie nous semble être une question importante car ce document est chargé

d’enjeux. Manzano attend à ce moment là sa liberté, et le récit qu’il produira servira

d’instrument politique et littéraire, deux domaines alors étroitement liés, au groupe de

Del Monte. C’est aussi un document qui est lu comme une dénonciation, et pour que la

dénonciation soit effective, il faut qu’elle soit reçue. Si, elle n’a pu être lue à Cuba du

vivant de Del Monte, elle est reprise plusieurs fois au cours du XXe siècle, il nous a

semblé intéressant de nous pencher sur l’approche et l’éclairage des critiques au fil du

temps.

1 D. Maingueneau, Le contexte de l’œuvre littéraire. Enonciation, écrivain, société, Paris, Dunod, 1993, p.46

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b. Médiateurs et polémique autour des transcriptions.

Pour pouvoir être lue, l’autobiographie a besoin de ce que S. Molloy appelle des

« médiateurs » dans son article « De la sujeción al sujeto: la ‘Autobiografía’ de Juan

Francisco Manzano ». Son statut d’esclave lui enlève en effet toute autorité sur son texte,

de la même façon qu’il n’est pas maître de sa personne. C’est d’ailleurs Del Monte qui

est à l’initiative du récit et qui va se l’approprier et décider de son parcours. Manzano

sert en quelque sorte à fournir de la matière à étudier. Il rédige son histoire à la demande

de Del Monte, qui se charge d’en assurer la diffusion au sein de son cercle restreint, et,

le transmettant à Madden, permet sa diffusion outre atlantique, au pays de

l’abolitionnisme. S. Molloy explique que cette « médiation » était chose courante aux

Etats-Unis à la même époque. Les esclaves racontaient leur histoire à un interlocuteur

qui la transcrivait et en éclairait quelques points. Une fois rédigé, quelques témoignages

étaient rajoutés à l’histoire pour en conditionner la réception. Selon elle, il n’était pas

rare que le transcripteur ajoute quelques éléments et effets de rhétorique pour dramatiser

le récit. Finalement, il y avait parfois autant de fiction que de témoignage. Le cas de

Manzano est différent car il sait écrire, cependant, il a besoin de la médiation de Del

Monte pour être lu, et pour pouvoir intégrer la scène littéraire dominée et validée ou

légitimée par la bourgeoisie blanche. Dans une société, ce traitement est réservé aux

écrivains appartenant aux groupes marginaux, qui ont besoin de l’intermédiaire de la

classe dominante pour obtenir une légitimité et pour pouvoir être lus, ce que S. Molloy

explique en ces termes : Manzano necesita la mediación del blanco: no para escribir sino para ser leído. Inevitablemente, todo relato de esclavo es un trabajo de colaboración, ya que el esclavo, por sí solo, carece de la autoridad que le permitía denunciar su condición; su texto debe ser incorporado por fuerza a la institución literaria blanca para adquirir validez y acaso ser escuchado. Siempre es, de una u otra forma, un texto mediado, un texto que inevitablemente favorece la duplicidad (en el sentido más literal del término) que describen tantos escritores negros y que también padecen muchos miembros de grupos marginales. En el caso de Manzano, los principales mediadores fueron Del Monte y Madden, el motivador y el traductor, cuyo interés por Manzano debe considerarse en detalle. 1

1 Molloy, Sylvia, « De la sujeción al sujeto: la ‘Autobiografía’ de Juan Francisco Manzano », p.53-77, in Acto de Presencia: La escritura autobiográfica en Hispano América, México, Fondo de Cultura Económica, 1996, p.55-56.

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Si Del Monte et Madden sont les médiateurs contemporains de Manzano, on

peut considérer que F. Calcagno, J. L. Franco, I. A. Schulman, et Abdeslman Azougarh

le sont également, car ils se sont chargés, tour à tour, de publier son œuvre, chacun

d’une façon sensiblement différente, apportant à l’auteur Manzano et à son œuvre un

éclairage différent. Les titres et prologues, choisis par ces « médiateurs » varient en

effet selon les éditions, ce qui en influence nécessairement la réception. Si la médiation

était nécessaire au XIXe siècle du fait du contexte historique, au XXe siècle, elle semble

nécessaire du fait de l’écriture graphique du manuscrit qui doit être imprimée pour être

lu. Les médiateurs ont exercé une action sur le texte aussi bien en corrigeant ou

actualisant la langue, en omettant ou censurant quelques mots ou passages. Dans chaque

édition, l’autobiographie est accompagnée de prologues qui indiquent les types de

lecture et de signification qui lui sont réservée selon les époques et les transcripteurs. A.

Azougarh nous informe que le manuscrit contient des corrections qui ne semblent pas

être de Manzano, et que J. L. Franco et I. A. Schulman ont parfois préféré dans leur

transcription ce qui semble être la correction plutôt que le texte de Manzano. Selon lui,

il n’est pas toujours évident de les distinguer. Ce qui signifie qu’une première confusion

existe au niveau du manuscrit retouché et que le médiateur, pour éclaircir le récit, doit

inévitablement opérer une première sélection et donc agir sur le texte. Cela signifie

enfin qu’il est quasiment impossible de lire le texte tel que Manzano l’a écrit. De plus,

son écriture est difficile à lire, comme on peut le voir dans la transcription de Franco qui

reproduit le texte tel quel en conservant les « fautes » d’orthographe, ainsi que le

manque de ponctuation et d’organisation en paragraphe. Il est donc compréhensible que

des « médiateurs », pour en permettre la diffusion, décident de le retranscrire en le

rendant plus lisible. Il existe une sorte de polémique parmi les critiques littéraires qui se

sont intéressées à l’œuvre de Manzano. Certains, comme Schulman, jugent utile de

modifier le texte de Manzano pour le rendre plus lisible, d’autres, comme Cintio Vitier,

rejoints ensuite par R. Friol, et S. Molloy, considèrent que cela ne fait que

« désautoriser », déposséder une fois de plus l’auteur Manzano de son texte. Cintio

Vitier compare les « fautes » d’orthographes aux cicatrices de Manzano, que l’on

tenterait d’occulter, ce qui est perçu comme une manière de minimiser une fois de plus

les horreurs de l’esclavage. Il écrit à ce propos : « No es lo mismo leer su Autobiografía

correctamente escrita que respetando sus faltas. Estas faltas inspiran respeto, porque no

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son, en rigor, faltas: son como las cicatrices de su propio cuerpo »1. De son côté, S.

Molloy conclut son article en ces termes :

La escritura en sí constituye el mejor autorretrato que poseemos de Manzano, así como su más importante contribución à la literatura. Y es, a la vez, lo que no pueden tolerar los traductores, editores y críticos: “Basta, sin embargo, con pasar en limpio este texto, librándolo de impurezas, par que resalte en toda su sencillez la forma clara y emotiva en que Manzano cuenta sus desdichas”, escribe Max Henríquez Ureña. Este punto de vista, compartido por muchos, según el cual en la Autobiografía de Manzano se halla prisionero, por así decirlo, un relato claro que espera el corrector culto para que lo libere de su escoria, esta noción de que el texto impuro ha de ser reemplazado por una versión transparente (¿blanca?) para ser legible, equivale a una nueva mutilación brutal, que niega al texto legibilidad en sus propios términos. De las “cicatrices [que] están perpetua” en el cuerpo de Manzano, bien podría ser ésta la más cruel.2

S. Molloy fait donc de l’orthographe de Manzano un trait idiosyncrasique. Elle

identifie l’orthographe à son auteur, et la mépriser signifierait le mépriser lui.

Cependant, étant donné le désir d’ascension social de Manzano, ce n’est sûr qu’il aurait

apprécié qu’on l’identifie à son écriture « maladroite ».

2. Panorama des différentes publications : les avatars d’un texte chaque fois

retouché et commenté.

Après avoir abordé les problématiques autour de la question de la réception de

l’autobiographie de Manzano, nous allons dresser un panorama de ses différentes

publications pour mettre en évidence les modifications dont elle a été l’objet, ainsi que

l’évolution des lectures et significations historiques qui lui sont attribuées au fil du

temps. Notre corpus est constitué des œuvres suivantes : R. R. Madden, F. Calcagno, J.

L. Franco, I. A. Schulman, A. Azougarh, A. Yacou. Il existe maintenant d’autres

éditions de l’autobiographie de Manzano, essentiellement nord américaine. Il existe une

édition bilingue espagnol-anglais, aux éditions Wayne State University Press, intitulée

The Autobiography of a slave / Autobiografia de un esclavo, avec une introduction de I.

A. Schulman, traduit par Evelyn Picon Garfield. Au mois d’avril 2006, Margarita Engle,

journaliste cubaine vivant aux Etats-Unis, a réécrit l’autobiographie pour un public

« jeunesse », intitulée The poet slave of Cuba. Ce qui montre que l’autobiographie de 1 C. Vitier, Poetas cubanos del S. XIX, La Habana, UNEAC, 1969, p.18-23 2 S. Molloy, ibid, p.77. La citation de M. Henríquez Ureña est tiré de son ouvrage Panorama histórico de la literatura cubana, Puerto Rico, Ediciones Mirador, 1963, p.184.

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Manzano se « démocratise » dans le sens où elle pourra toucher un plus large public.

Néanmoins, on peut se poser encore une fois la question de la fidélité des textes publiés

au texte original de Manzano.

Une fois rédigé, le texte passe entre les mains de Del Monte. Son fils Leonardo

del Monte y Aldama en hérite ensuite, puis Vidal Morales y Morales. Il est maintenant

conservé à la Bibliothèque Nationale José Martí à La Havane. Del Monte confie la

première partie à Anselmo Suárez y Romero pour le corriger, et la deuxième à Ramón

de Palma qui l’aurait perdue voire détruite. Domingo del Monte l’insère ensuite dans un

dossier qu’il remet à R. R. Madden, qui est alors consul et chargé de l’intendance des

esclaves affranchis au sein du tribunal mixte de La Havane, établi en 1835, suite au

deuxième traité anglo-espagnol qui déclarait l’interdiction du trafic négrier. Il est traduit

en anglais et inséré parmi d’autres documents devant renseigner sur l’esclavage dans

l’île de Cuba, à une époque où l’Angleterre menait une politique abolitionniste active

dans les Caraïbes. D’après William Luis, R. R. Madden aurait traduit la version corrigée

par A. Suárez y Romero et non le manuscrit de Manzano1. Celui-ci traduit donc la

correction de Suarez et l’intègre dans un volume qu’il publie à Londres en 1840 sous le

titre : Poems by a slave in the island of Cuba, recently liberated ; translated from the

spanish, by R. R. Madden, M. D. with the history of the early life of the negro poet,

written by himself ; to which are prefixed two pieces descriptive of Cuban slavery and

the slave-traffic, by R. R. Madden. Le dossier remis à Madden par Del Monte est

présenté lors du Congrès anti-esclavagiste qui se tient à Londres en 1840. Un peu plus

tard au XIXe siècle, mais cette fois ci à Cuba, Francisco Calcagno publie la première

édition de son œuvre Poetas de color, qui contient, comme son nom l’indique, les

biographies des poètes de couleur cubains de son époque. Pour sa biographie de

Manzano, il choisit quelques fragments de l’Autobiographie qu’il articule avec ses

commentaires sur l’auteur et son contexte. Toujours d’après Willian Luis, les fragments

publiés par Calcagno seraient également extraits du texte rédigé par A. Suárez y

Romero. En effet, il existe des différences entre le texte de Calcagno et la transcription

de Franco.2 La première édition date de 1868, année où éclate la première guerre

1 W. Luis, « Autobiografía del esclavo Juan Francisco Manzano : versión de Suárez y Romero » in La historia en la literatura iberoamericana, p.260 2 W. Luis, « Autobiografía del esclavo Juan Francisco Manzano : versión de Suárez y Romero » in La historia en la literatura iberoamericana, p.260

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d’indépendance. Carlos Manuel de Céspedes publie un décret à Bayamo, le 27

décembre 1868, déclarant l’abolition de l’esclavage. A l’occasion d’un hommage à José

de la Luz y Caballero, F. Calcagno édite pour la quatrième et dernière fois en 1887, un

an après l’abolition officielle et définive de l’esclavage. Après cela l’autobiographie

sera oubliée jusqu’en 1934 où elle fut redécouverte par Ramón Guirao qui la mentionne

dans un article intitulé « Poetas negros y mestizos de la época esclavista », publié dans

la revue Bohemia, le 26 août 1934. Il écrit notamment à propos de Manzano et de son

autobiographie :

La autobiografía de este poeta quizás la figura más destacada del conjunto de poetas esclavos de Cuba, revela los rasgos inherentes a su raza : resignación, pasividad, un sentido fatalista de la vida y una fácil adaptación al medio, así como una capacidad enorme de dolor ; cualidades que van acompañadas de una resistencia física sobrehumana…1

Il faudra attendre 1937, soit à peu près un siècle plus tard, pour que

l’autobiographie soit publiée à Cuba, en espagnol. L’historien J. L. Franco publie une

retranscription du manuscrit dans la collection des Cuadernos de Historia Habanera,

cahier n°8, avec deux poèmes de Manzano, « La Música » et « Treinta años », ainsi que

les lettres adressées à Del Monte, dans lesquelles il parle notamment de son écriture

autobiographique. Il y insère également une étude préliminaire intitulée Juan Francisco

Manzano, el esclavo poeta y su tiempo, qu’il lit pour la première fois lors d’une

conférence sur les « Habaneros Ilustres », le 2 décembre 1936. L’ouvrage est intitulé

Autobiografía, cartas y versos de Juan Fco. Manzano. La retranscription de J. L.

Franco est à nouveau publiée en 1972 dans un ouvrage intitulé Obras, qui comprend un

prologue de José Luciano Franco et une étude de Ismael M. Moliner. Franco nous

informe de plus que le professeur Salvador Bueno, lors d’un voyage en Hongrie en 1971,

trouve à Budapest une traduction en hongrois de l’autobiographie2.

I. Schulman publie un peu plus tard à Madrid en 1975 une version moderne de

l’autobiographie, intitulée Autobiografía de un esclavo, qu’il accompagne d’une étude

préliminaire sur Manzano et son récit. Il présente au « lector contemporáneo » une

1 Cité dans R. Friol, Suite para J. F. Manzano, p.41-42 2 Öneletirasa, Editorial Europa, Budapest, 1970, référence de l’édition hongroise donnée par Salvador Bueno dans son article « La narrativa antiesclavista en Cuba de 1835 a 1839 », p.171.

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version actualisée du texte original qu’il actualise en modifiant la syntaxe des phrases et

en omettant ou rajoutant quelques mots ou expressions.

En 2000, Abdeslam Azougarh, professeur du département de Langues et

Littérature romane de l’université de Genève, retranscrit à nouveau le manuscrit en

corrigeant l’orthographe et en indiquant les syllabes ou mots qu’il lui semble bon de

rajouter ou de supprimer entre crochets ([] pour les rajouts et <> pour les suppressions).

Il donne également des informations sur le manuscrit original. Il nous informe ainsi

qu’il contient de nombreuses ratures, notes et corrections faites par quelqu’un d’autre

que l’auteur, mais que Franco mélange souvent le texte de Manzano avec celui de son

correcteur. A. Azougarh choisit de retranscrire les corrections qui lui semble être de

Manzano et de faire part de ses doutes dans les notes finales. C’est cette retranscription

qui constitue le corpus de notre étude sur l’autobiographie de Manzano, nous paraissant

être la version la plus proche du texte original, et conciliant au mieux fidélité et lisibilité.

Azougarh choisit de publier l’ensemble de l’ouvrage de Manzano pour constituer une

sorte d’anthologie. L’ouvrage, intitulé Juan Francisco Manzano, Esclavo poeta en la

Isla de Cuba contient, en plus de l’autobiographie, une introduction de Azougarh :

« Destino y obra de Juan Francisco Manzano », ainsi que les lettres écrites à Del Monte,

ses poèmes, et sa pièce de théâtre Zafira. L’autobiographie est intitulée

« Autobiografía ». Enfin en 2004, tout récemment, Alain Yacou, professeur de

l’université des Antilles-Guyane, spécialisé en histoire des Caraïbes, plus

particulièrement sur la question du « Péril Noir », propose une édition bilingue avec la

traduction en français de la retranscription de l’autobiographie de José Luciano Franco,

en hommage à l’historien. Celui-ci lui avait suggéré la traduction en français en 1973,

lors d’un de ses séjours de recherche à Cuba. Il intitule son volume Un esclave à Cuba

au temps du péril noir, Autobiographie de Juan Francisco Manzano (1797-1851) et

l’autobiographie, Une vie d’esclave. Il traduit également un extrait du prologue de José

Luciano Franco de l’édition de 1972, la lettre de Manzano à Del Monte datée du 25 juin

1835, dans laquelle il dit qu’il a pris connaissance de sa commande et parle de ses

premières expériences de l’écriture autobiographique. Il y insère à la fin une étude

intitulée L’esclave dans son monde et l’œuvre dans ses contextes. Force est de constater

que le lecteur commun, au XIXe et au XXe siècle, ne peut lire l’autobiographie de

Manzano telle qu’elle a été écrite.

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En ce qui concerne le titre de l’autobiographie, elle n’en existe pas d’original ni

d’officiel, décidé par l’auteur. Elle prend les titres que lui donnent ses « médiateurs ».

Selon F. Calcagno, elle était connu son le nom de « Autobiografía » parmi les membres

du club de Del Monte : « En el círculo literario, todos la conocen o de oídas o por

haberla leído : tanto que cuando se dice la ‘autobiografía’, ya por antonomasia se

entiende que se habla de la de Manzano »1. Au cours de notre étude nous l’appellerons

« l’autobiographie » sans lui donner de titre particulier. Les titres de l’autobiographie

varient donc selon les éditions, ainsi que les textes, prologues, études, commentaires qui

l’accompagnent. Ces différents titres et commentaires orientent nécessairement la

lecture de l’autobiographie de Manzano. La plupart confèrent au texte une dimension

représentative, et mettent l’accent sur sa valeur de document historique, de témoignage,

ainsi que sur sa signification pour l’histoire du pays et pour l’histoire des esclaves et des

gens de couleurs, jusqu’alors oubliés de l’historiographie. F. Calcagno lui confère aussi

une valeur didactique et en tire des leçons pour la jeunesse cubaine. Cette lecture de

l’autobiographie correspond à une théorie critique de l’autobiographie appelée courant

historiciste. Puis, à partir des années 1970, l’intention de l’auteur et son influence sur la

représentation qu’il fait de lui-même commence à être prise en compte dans la lecture

de l’autobiographie. Cette évolution semble aller de pair avec l’évolution des courants

théoriques. Au XXe siècle, d’autres courants critiques de l’autobiographie apparaissent,

parmi eux, les courants psychologique, pragmatique, et déconstructioniste. Le courant

pragmatique nous semble le plus intéressant dans le cas de l’autobiographie, dont

Philippe Lejeune est le principal théoricien. Il définit l’autobiographie comme un acte,

de même que le courant pragmatique en linguistique montre qu’il existe des actes de

langage dans la communication. Cette perception s’éloigne de la perception historiciste,

qui appréhende l’autobiographie plus comme une description que comme un acte

effectué par un auteur ayant pour but de produire un effet sur l’interlocuteur. Or, en ce

qui concerne l’autobiographie, comme nous avons pu le voir, même si Manzano n’est

pas le décideur, le fait qu’il écrive sur lui est un acte subversif et constitue un enjeu

d’ascension sociale. L’intention de l’auteur oriente nécessairement le texte, il semble

alors réducteur de considérer seulement la dimension descriptive du récit. Avant de

nous pencher sur les différents prologues, nous allons dégager brièvement les grandes 1 F. Clacagno, Poetas de color, La Habana, Imprenta Mercantil de los Herederos de Santiago S. Spencer, 1887, p.64.

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lignes des différents courants théoriques sur l’autobiographie, en développant

principalement les courants historiciste et pragmatiques.

III. Approche historiciste et approche pragmatique sur le genre

autobiographique et leurs conséquences sur la lecture de

l’autobiographie de Manzano.

1. L’autobiographie comme document historique, une approche historiciste des récits

personnels.

Dans sa thèse sur l’autobiographie littéraire en Espagne, Jaime Céspedes expose

les différents courants théoriques sur l’autobiographie qui se sont développés depuis le

début du XXe siècle. Il explique que le courant théorique historiciste apparaît parmi les

chercheurs allemands du début du XXe siècle. Wilhelm Dilthey, un des fondateurs de

l’historiographie moderne, préconise l’élaboration de l’histoire de l’humanité à partir

d’ouvrages autobiographiques. Cette pensée considère que les textes autobiographiques

permettent de connaître, de la façon la plus pure, l’essence de l’expérience humaine.

L’autobiographie constitue alors une véritable source historique. Cette considération de

l’autobiographie suppose qu’elle est un reflet de l’identité de son auteur, qui prétend

rester fidèle aux faits tels qu’ils se sont passés et qui présuppose qu’il est en effet

possible de les refléter. Cela suppose également une conception de la littérature comme

reflet du monde1. Si les théories historicistes apparaissent au début du XXe siècle, cette

conception de l’autobiographie prévaut déjà au XIXe siècle. D’ailleurs, Silvia Molloy

explique dans son article « La autobiografía como historia: una estatua para la

posteridad » 2 , que la légitimité de l’autobiographie au XIXe siècle en Amérique

Hispanique tient à sa valeur historique et documentaire. On ne parle pas de soi

gratuitement mais pour la société. Le collectif prévaut sur l’individuel qui est à son 1 J. Cespedes, L’autobiographie littéraire espagnole des années 1990, Thèse de doctorat UPX-CRIIA, 2003, p.38. 2 S. Molloy, « La autobiografia como historia : una estatua para la posteridad », in Acto de Presencia: La escritura autobiográfica en Hispano América, México, Fondo de Cultura Económica, 1996.

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service. En d’autres termes, ce sont la vérité objective et l’utilité sociale et historique

qui justifient la narration d’une histoire personnelle, et garantissent son mérité

documentaire. S. Molloy cite dans le même article l’écrivain Sarmiento qui écrit que

« la biografía es el libro más original que puede dar la América del Sur en nuestra época,

y el mejor material para la historia. » Il ajoute un peu plus loin que « Facundo o

Civilización y barbarie, y estos Recuerdos de Provincia pertenecen al mismo género.1 »

Nous précisons que Facundo o Civilización y barbarie est une biographie, et Recuerdos

de Provincia une autobiographie. On remarque dans ses propos que la frontière entre

biographie et autobiographie n’est pas saillante. L’autobiographie ne serait donc pas

nécessairement un exemple « d’auto-expression » mais une biographie. Cela confirme

le fait qu’à cette époque, le composant « auto- » du terme autobiographie a une

importance seconde par rapport aux deux autres composants « bio » et « graphie ». On a

l’impression que l’autobiographie se voit libérée de théories, ou de règles, et échappe à

l’art et à la fiction. On retrouve cette impression dans une phrase de Disraeli, homme

politique et écrivain britannique du XIXe siècle, cité par S. Molloy : « No leáis libros de

historia ; leed sólo biografías, donde se encuentra la vida sin teorías »2. Du côté des

historiens, les faits relatés dans un récit personnel doivent être appréhendés comme

véridiques pour pouvoir constituer un document d’étude. Par conséquent, la question de

la vérité du récit est cruciale au moment d’écrire et de lire l’autobiographie. Pour le

courant historiciste et pour les historiens, la vérité est ce qui légitime le récit et lui

permet de constituer un matériel pour son travail.

Pour être un texte écrit au XIXe siècle, devant servir à la fois de témoignage

mais aussi à une cause politique, l’autobiographie de Manzano n’échappe pas à cette

réception. Les différents commentaires et prologues mettent l’accent à la fois sur la

véridicité de l’autobiographie de Manzano, sa dimension représentative de l’esclavage

de son époque et de son pays, et de la force de dénonciation que lui procure entre autres

la vérité des propos de Manzano. Le fait de considérer sa force de dénonciation est en

soi un phénomène pragmatique dans la mesure où l’on reconnaît une certaine efficacité

de son discours. La censure en est d’ailleurs la preuve.

1 D. F. Sarmiento, Obras Completas, III, pp.224-225., cité dans S. Molloy, « La autobiografia como historia : una estatua para la posteridad », p.189. 2 Disraëli, cité par A. O. J. Cockshut, The Art of Biography in the Nineteenth Century, Nueva York y Londres : Harcourt Brace Jovanich, 1974, p.9, cité dans S. Molloy, «La autobiografia como historia : una estatua para la posteridad », p.190

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De plus, l’auteur Manzano, est alors esclave et mulâtre, il appartient donc à un

groupe inférieur par rapport au groupe dominant qui détient la science et qui se pose en

observateur du monde. Manzano appartient au groupe des dominés qui n’ont pas droit à

la parole et ne sont pas autonomes pour parler d’eux même et s’analyser. Sur le plan

historique et anthropologique ce texte peut donc être appréhendé comme un outil de

connaissance d’une population à la fois crainte, méprisée et mystérieuse car inconnue

aux yeux du groupe dominant blanc. Michèle Guicharnaud-Tollis, explique que pour

l’élite créole des années 1830, l’homme de couleur restait un mystère : « On ignorait

alors tout de sa culture, de sa mentalité, de sa vision du monde ».1

2. Le courant pragmatique, dans le reflux du courant psychologique et de l’esthétique de

la réception.

A partir des années 1950, la psychologie et de la psychanalyse influencent

considérablement la critique littéraire. Il existerait des théories psychanalytiques pour

l’émetteur et le récepteur d’un ouvrage littéraire. La prise en compte du récepteur

explique le développement du courant critique de l’esthétique de la réception, dont le

principal théoricien est H. R. Jauss. Ces courants sont eux-mêmes à l’origine du courant

pragmatique. Jaime Céspedes explique que Georges Gusdorf est le premier à avoir

détaché l’autobiographie de son contexte historiciste2 et à introduire l’étude des rapports

entre le texte et son auteur, sous le regard de la psychanalyse. Pour ce courant, l’écriture

autobiographique est à la fois une quête et une création d’identité. Le sujet se reconstruit

à travers l’élaboration des évènements, et aspire ainsi à donner un sens à sa vie3.

Il nous semble maintenant utile de développer en quelques lignes les apports du

courant pragmatique en linguistique. Ce courant se détache de la conception

référentialiste du langage posée par les structuralistes, et considère que le langage

contient « une force illocutoire » qui agit sur le monde réel. En 1962, dans son livre

1 M. Tollis, L’émergence du noir…, 2 J. Céspedes, L’autobiographie littéraire espagnole des années 1990, Thèse de doctorat UPX-CRIIA, 2003, p. 43. 3 J. Céspedes, ibid, p.47.

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How to do things with word, le philosophe britannique John Austin, a montré qu’il

existait des verbes performatifs dans le langage, des verbes avec lesquels, en plus de

prononcer un mot, le locuteur exerce une action sur le réel (« pragmatique » vient du

grec pragma qui signifie action). Il appelle performatifs des énoncés tels que « je te

baptise » ou « je le jure », auxquels il oppose d’abord des énoncés « constatifs » comme

« j’aime mon pays » ou « je cours » qui sont censés décrire un état du monde. Ainsi que

le souligne D. Maingueneau dans son ouvrage Pragmatique pour le discours littéraire1,

il serait plus pertinent de parler « d’énonciation performative », car ces verbes ne sont

performatifs que dans des situations d’énonciation particulières. Un énoncé tel que « je

te baptise » n’accomplira cet acte que s’il est prononcé par un prêtre en habit, dans un

lieu de culte. Une fois en dehors du lieu, l’énoncé n’a plus le même effet.

Progressivement, Austin abandonne la distinction entre « énoncé constatif » et « énoncé

performatif », car tous les énoncés lui semblent contenir une valeur performative. En

effet, un énoncé qui peut paraître descriptif tel que « il pleut » peut vouloir signifier

« ferme la fenêtre ». Il distingue alors trois activités complémentaires dans l’énonciation

que Dominique Maingueneau résume ainsi : réaliser un acte locutoire, réaliser un acte

illocutoire, réaliser une action perlocutoire. Réaliser un acte locutoire consiste à

produire une suite de sons dotée d’un sens dans une langue. Réaliser un acte illocutoire

consiste à produire un énoncé auquel est attachée conventionnellement, à travers le dire

même, une certaine « force ». Enfin, réaliser une action perlocutoire, c’est provoquer

des effets dans la situation au moyen de la parole. Le domaine perlocutoire sort du cadre

proprement langagier.2 D’ailleurs, on ne se demandera pas si un énoncé est « vrai » ou

« faux », mais s’il est réussi ou non. Sa réussite pouvant être perçue dans son effet

perlocutoire.

Dans les années 1980, Philippe Lejeune inscrit la théorie critique de

l’autobiographie dans une dimension pragmatique en introduisant la notion de pacte

autobiographique. Il tente une première fois de définir l’autobiographie dans son

ouvrage L’autobiographie en France, paru en 1971, puis la modifie en 1975 dans un

autre ouvrage intitulé Le pacte autobiographique. Il définit ainsi l’autobiographie dans

Le pacte autobiographique : « Récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de

sa propre existence, quand il met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur 1 D. Maingueneau, Pragmatique pour le discours littéraire, Nathan, 2001, p.6. 2 D. Maingueneau, op. cit., p.7.

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l’histoire de sa personnalité » 1 . Il substitue le syntagme « quelqu’un » par « une

personne réelle ». Ce changement implique l’introduction du pacte autobiographique

dans la constitution du genre. Le pacte autobiographique implique que l’auteur prenne

soin d’affirmer son identité. Il y a alors identité entre auteur, narrateur et personnage

principal. La couverture du livre est essentielle pour la reconnaissance du pacte car on y

trouve le nom propre de l’auteur, qui doit être le nom du personnage principal et du

narrateur qui dit je. Il arrive aussi qu’il y ait des pactes explicites dans des préambules

ou prologues, dans lesquels l’auteur peut également proposer des stratégies de lecture.

Le rapport à la vérité est tout à fait différent de celui du courant historiciste, ce

qui compte, ce n’est pas tant la véridicité de ce qui est raconté que la sincérité de

l’auteur. Ce qui est raconté doit être présenté comme vrai. Ce n’est donc pas ce qu’on

raconte qui définit l’autobiographie mais l’attitude de l’auteur et celle du lecteur envers

ce qui est raconté. Le pacte est en quelque sorte un engagement de l’auteur de dire la

vérité. L’autobiographie est donc perçue comme un acte de parole, un « genre

performatif », selon Thomas Clerc. D’ailleurs, comme il le fait remarquer, dans

« pacte », il y a « acte » 2 . La promesse serait, selon lui, au cœur de l’acte

autobiographique. L’autobiographe s’engage à être sincère et le fait d’avouer les failles

de sa mémoire le rend encore plus honnête aux yeux du lecteur qui sera alors davantage

porté à croire ce qu’il lit. Finalement, nous nous accordons avec Thomas Clerc pour dire

que, à travers la mise en discours de sa vie, l’autobiographe ne raconte pas LA vérité sur

sa vie mais SA vérité. Par conséquent, « l’autobiographie est nécessairement un texte

qui, bien qu’il relève d’une intention de dire la vérité, se révèle subjectif et orienté »3.

L’autobiographe, cherche en réalité, sous une apparente objectivité à ramener le lecteur

à sa cause.

Manzano, à travers les lettres qu’il adresse à Del Monte, tente d’orienter la

lecture de son récit. Il sait que sa condition d’esclave est méprisable, et, pour pouvoir

gagner l’estime du lecteur malgré cette malédiction, il l’incite à lire son récit comme

celui d’un martyr :

Pero acuérdese su merced cuando lea, que yo soy esclavo, y que el esclavo es un ser muerto ante su señor; y no pierda en su aprecio lo que he ganado. Consideradme un mártir y

1 P. Lejeune, Le pacte autobiographique, Editions du Seuil, 1996, (Nouvelle édition augmentée) p.14. 2 T. Clerc, Les écrits personnels, Hachette, p.29. 3 T. Clerc, ibid., p.31.

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hallareis que los infinitos azotes jamás envilecieron a vuestro afectísimo siervo, que, fiado en la prudencia que os caracteriza, se atreve a chistar una palabra sobre esta materia, y más cuando vive quien me ha dado tanto que gemir.1

Le verbe à l’impératif « Considerad », traduit l’intention de Manzano d’orienter la

lecture de son récit. Il réussit à sublimer son image d’esclave, résigné, soumis, pour

faire de son personnage un martyr, image on ne peut plus noble. Il évoque également

dans ce passage le risque qu’il encourt à parler de sa vie, alors que les personnes de son

entourage, sont encore vivantes.

Nous allons maintenant nous poser la question de la réalisation du pacte

autobiographique dans le récit de Manzano. La question de la couverture du livre est

assez délicate, dans le sens où, comme nous l’avons vu, Manzano ne décide pas des

étapes finales de la conception de son œuvre, avant la publication. On peut considérer

cependant que le pacte autobiographique est réalisé lorsqu’il écrit son prénom dans le

texte. Il ne le mentionne pas explicitement mais le fait prononcer par sa mère à deux

reprises, puis, à la fin, par un domestique de la maison où il habite. Il mentionne

néanmoins le nom de famille de son maître « don Juan Manzano » au tout début du

récit2. Il fournit au lecteur les informations suffisantes pour qu’il puisse l’identifier en

tant que Juan Francisco Manzano, narrateur, et personnage du récit à la première

personne. Ses médiateurs se chargent ensuite de faire figuré son nom propre sur la

couverture de leurs éditions, et de certifier au public que l’auteur empirique du récit est

un esclave qui a bel et bien existé.

Une note manuscrite a été ajoutée au manuscrit de Manzano, conservé à la

bibliothèque José Marti de La Havane. Elle indique le nom de l’auteur du manuscrit et

donne des explications sur le parcours de l’esclave :

El esclavo Juan Francisco Manzano cultivo, con las dificultades consiguientes a su condición, la amistad del distinguido cubano Don Domingo del Monte, a quien iban dirigidas las cartas que contiene este libro. Don Domingo del Monte, interesado vivamente en favor del esclavo poeta, promovió una suscripción y rescato la libertad de Juan Francisco Manzano, mediante la suma de $850 que exigió su dueña. No sólo no se escribió la segunda parte de la biografía que se ofrece en la primera, sino que con su libertad perdió Manzano sus dotes de poeta.3

1 Lettre du 25 juin 1835, in A. Azougarh, op. cit., p.109. 2 J. F. Manzano, « La Autobiografía » in A. Azougarh, Juan Francisco Manzano, Esclavo poeta la isla de Cuba, Valencia, Ediciones Episteme, 2000, p. 65. 3 Note introductrice qui apparaît sur la couverture du cahier manuscrit, A. Azougarh, ibid, p.65.

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Il nous semble que cette note déposée sur le dossier de Manzano, participe du pacte

autobiographique dans le sens où c’est elle qui certifie l’identité de l’auteur. Tous les

transcripteurs ont d’ailleurs choisi de la reproduire et de la placer en guise d’épigraphe

juste avant, voire au dessus de l’autobiographie. Elle introduit le texte en annonçant

l’identité de l’auteur empirique, comme personne réelle, en apportant des informations

para-textuelles, appartenant au monde réel. Elle certifie ainsi la véridicité du discours

qui va suivre. Elle amène donc le lecteur qui se trouverait nez à nez avec ce texte, à lire

le récit qu’elle précède comme une autobiographie, ou, dans d’autres termes, comme

une « histoire vraie ». Paradoxalement, elle parle de « biografía » et non

d’ « autobiografía ». Cela est dû, selon nous, au fait que les frontières entre les deux

n’aient pas toujours été très nettes, comme nous l’avons vu précédemment. Cette

confusion donne également l’impression que l’élément « auto- » qui renvoient à l’auteur,

à la personne réelle qui dit « je » est effacée et secondaire. Finalement, elle fait mentir

l’auteur Manzano en disant que la seconde partie qu’il annonce à la fin de l’histoire n’a

pas été écrite et qu’une fois la liberté acquise, Manzano aurait perdu ses dons de poète.

Cette affirmation erronée donne l’impression de vouloir discréditer l’œuvre de Manzano

et son image de poète.

Si l’approche historiciste est celle qui domine dans les critiques de

l’autobiographie de Manzano, n’étant pas considéré comme un texte littéraire,

l’approche pragmatique nous semble également pertinente étant donné les enjeux liés à

son écriture. Comme nous l’avons vu précédemment, Manzano attend alors sa liberté, et

l’écriture est un solide facteur d’ascension sociale. A maintes reprises, il s’adresse au

lecteur et exprime son souci de dire la vérité. L’intention de l’auteur nous semble alors

primordiale pour lire le texte, et elle n’a été prise en compte qu’à la fin du XXe par les

critiques. D’un point de vue pragmatique le courant historiciste ne se serait attaché qu’à

la dimension locutoire du discours de Manzano, c'est-à-dire à sa dimension descriptive.

Cependant, étant donné les enjeux liés à son écriture, et que nous avons déjà mentionnés,

son discours comporte également une force illocutoire dans le sens où l’image qu’il va

montrer de lui doit jouer en sa faveur et inciter l’entourage de Del Monte de lui obtenir

sa liberté. La dimension perlocutoire serait donc l’effet provoqué sur le lecteur. Dans

l’immédiat, on peut dire que son écriture est un acte réussi dans le sens où Manzano

obtient sa liberté une année après avoir commencé la rédaction, même si son

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autobiographie n’est sans doute pas le seul facteur décisif pour sa libération, il y a

fortement contribué. Mais, étant donné que son autobiographie n’a pu être lue que par

un public restreint du vivant de Manzano et qu’elle réapparaît à plusieurs reprises au fil

du temps sur la scène littéraire, il nous semble que l’on peut mesurer la force illocutoire

ainsi que l’effet perlocutoire de son discours aux différentes époques, à travers les

différents prologues. Sa force illocutoire résiderait ainsi dans sa force de dénonciation

des persécutions qui lui sont infligées, et l’effet perlocutoire résiderait dans l’émotion et

l’indignation que provoque sa lecture.

Si l’approche historiciste est majoritaire au cours des études sur l’autobiographie

de Manzano, du fait qu’elle ne soit pas considérée comme une œuvre « littéraire », la

dimension pragmatique est présente chez tous les critiques. Sa force de dénonciation est

utilisée au XIXe comme instrument politique, par Madden, et Calcagno, puis elle

devient un instrument de condamnation du régime coloniale déchu par J. L. Franco dans

les années 1930, enfin à partir des années 1970, I. A. Schulman et A. Azougarh

prennent en compte l’énonciateur Manzano dans la conception du discours. Dominique

explique d’ailleurs que les préoccupations pour les phénomènes pragmatiques est

antérieur à la constitution du courant théorique des sciences humaines. Le fait de

manifester une préoccupation pour l’efficacité du discours en situation est en soi

pragmatique, et remonte à l’antiquité grecque1.

Nous allons rendre compte maintenant de l’influence de ces différentes

approches pour la lecture de l’autobiographie, en considérant également les différentes

formes données à l’autobiographie de Manzano au cours de l’histoire pour qu’elle

puisse être publiée.

1 D. Maingueneau, op. cit. p.1.

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Chap. II : Avatars et lectures de l’autobiographie de Juan

Francisco Manzano. Nature et Vérité Vs Acte

autobiographique et enjeux d’ascension sociale.

I. Autobiographie de Manzano comme instrument politique et

moralisateur.

Au XIXe siècle, les médiateurs de l’autobiographie de Manzano que sont A.

Suárez, R. R. Madden, et F. Calcagno, portent leur attention sur son aspect véridique.

L’apparence naturelle et simple d’un discours à la première personne, par un esclave,

séduit alors ces médiateurs, impliqués d’une manière ou d’une autre dans la cause

abolitionniste. C’est ce caractère qui lui confère une force pathétique et en fait un

instrument de dénonciation des abus de l’esclavage. S’ils se disent enthousiasmés par le

récit de l’esclave, ils vont cependant modifier le texte original. Ces modifications

semblent parfois être au service d’une certaine lecture.

1. Correction et lecture par A. Suárez y Romero.

Un des premiers à lire le texte est le jeune Anselmo Suárez y Romero, fils d’une

famille de propriétaires de plantation, chargé par Del Monte de corriger la première

partie du manuscrit de Manzano. C’est aussi l’auteur du roman anti-esclavagiste

Francisco, également inséré dans le dossier de Madden. Dans la lettre datée du 20 août

1839 qu’il envoie à son mentor avec le manuscrit corrigé, il exalte la vérité et la

transparence du discours de l’esclave. Nous citons ci-dessous le passage de la lettre

consacré à l’autobiographie car il nous semble révélateur du type de lecture qui lui était

réservée à cette époque, nous soulignons également les énoncés qui nous semblent les

plus parlants :

Ahí le remito por conducto de nuestro amigo Valle la Auto-biografía de Manzano copiada y corregida. V me dirá si he desempeñado bien su encargo. En la ortografía y prosodia es donde mas he tenido que enmendar, pues por lo que dice al estilo he variado muy poco el original a fin de dejarle la melancolía con que fue escrita, y la sencillez, naturalidad y aun desaliño que le dan para mí mucho mérito alejando toda sospecha

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de que los sucesos referidos sean mentira y mentira que un pobre chino nos lo contase para nuestra vergüenza. La vida de Manzano fue una cadena de infortunios: y preciso era que al escribirlos lo hiciese tristemente quien ya atesoraba el inestimable don de la poesía, que por lo regular nace en medio de las miserias. Encontrará V frases sobrado castizas; pero yo no tengo la culpa de eso, si el original las tiene: otras anticuadas, y en muchos pasajes une soltura, una fluidez que encanta. Por donde quiera hallara usted ternura y buenos sentimientos en el chino, que siendo causa de varios lances lastimosos, lo hacen a uno derramar lágrimas sin querer. Mi corazón que tanto se hermana con las desgracias de esta clase de criaturas que por haber nacido esclavos se levantan llorando, comen llorando y duermen y hasta sueñan quizá llorando, puede V considerar cuanto no se habrá dolorido al copiar la historia de Manzano. Y a otros muchos que por acá la han leído les ha sucedido lo mismo ¡este es un triunfo, señor! Esto merece una fiesta más que la coronación de los reyes! – Ya se ve! Esa historia fue escrita sin pretensiones de lucir, sin exclamaciones que picaran el amor propio de los blancos, en toda ella no se ve más que la pura y limpia verdad. ¡Qué escenas tan domésticas, tan propias de nuestra vida privada! Cómo corrige Manzano sólo con la fuerza de los hechos la tiranía de los amos! – Lástima, Sor Del Monte, que esta Autobiografía no se publique; pero dónde y cómo? La primera parte es la que va copiada: la segunda dice V que la botó Palma, a quien de mi parte déle V las más rendidas gracias “por tan eminente y señalado servicio a la causa más noble del mundo y a nuestra escasa literatura”. – Para enmendar el exquisito cuidado de Palma, no pudiera V pedirle a Manzano que escribiera de nuevo la segunda parte de su historia? – Yo me comprometo en copiarla – el caso es completar los diamantes de tan rica joya.1

Ces commentaires expriment de façon évidente l’enthousiasme de Anselmo

Suárez pour le caractère véridique de l’Autobiographie de Manzano, que soulignent les

termes « sencillez », « naturalidad » et « desaliño ». On a l’impression qu’il fait du

discours de Manzano un discours naturel, c'est-à-dire sans règle ni artifice. Comme si le

fait d’être le discours d’un esclave, et d’appartenir au genre autobiographique, le faisait

échapper aux règles de l’œuvre d’art, cette impression est renforcée par l’adjectif

« desaliñado », qui signifie négligé, débraillé. Son récit se trouve du côté de la vérité, de

la nature, ce qui le rend transparent et évident : « Esa historia fue escrita sin

pretensiones de lucir, sin exclamaciones que picaran el amor propio de los blancos, en

toda ella no se ve más que la pura y limpia verdad ». D’après les propos de Anselmo

Suárez, Manzano apparaît finalement être le mieux placé pour répondre aux exigences

littéraires de l’époque, en effet, il représente des scènes de la vie quotidienne et arrive,

« sólo con la fuerza de los hechos » à corriger l’attitude tyrannique du maître. Son récit

est donc dans quelque chose de dynamique, puisqu’il corrige, notamment en provoquant

l’émotion du lecteur : « lo hacen a uno derramar lágrimas sin querer ». La force du récit

semble tenir au fait qu’il relate la vérité, et à l’effet de pathos qu’il produit sur le lecteur.

La vérité se trouve ici au service d’une cause sociale, moralisatrice. Elle sert, comme le

1 A. Suárez y Romero, in D. Del Monte, Centón Epistolario, t. III., La Habana, Academia de la Historia de Cuba, 1923, p.81

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dit Suárez, à corriger l’attitude des maîtres en la rendant injuste et cruelle aux yeux du

lecteur. Suárez semble être sensible à ce que Thomas Clerc appelle « la force illocutoire

de la vérité », phénomène qu’il explique en ces termes :

Un autre effet possible de ce rapport à la vérité est la force illocutoire de cette dernière, dès lors que l’auteur se place dans une position de détenteur d’un savoir qu’il est par la force des choses seul à connaître, mais qu’il se sent tenu de délivrer à ses contemporains. Dans ce cas, la vérité discursive comporte un effet que l’on appelle illocutoire. Est illocutoire un acte de parole tendant à réaliser l’action dénommée : l’autobiographe, en promettant de dire le vrai, réalise dans son récit l’acte de promettre. Ainsi est-il entièrement mû par une implication qui confère à son texte une valeur pragmatique dont les effets sont sensibles. L’auteur s’engage d’une manière si forte qu’il emporte l’assentiment du lecteur.1

Cette explication éclaire grandement le fait que A. Suárez exalte la force de la

vérité comme force de conviction. On peut d’ailleurs reconnaître qu’on ne lit pas de la

même façon une scène de torture racontée par Suarez dans son roman Francisco qu’une

scène de persécutions physiques vécue puis racontée par Manzano. Il est d’ailleurs le

seul parmi les auteurs de l’époque à pouvoir raconter l’expérience d’un esclave. Auteurs

qui s’appliquent alors à représenter la société cubaine et qui vont ensuite se concentrer

sur la représentation de personnages noirs et esclaves pour raconter leur conditions de

vie et les limites que leur impose la société esclavagiste. Le discours à la première

personne de Manzano acquiert donc une toute autre dimension que les récits de fiction

anti-esclavagiste, car il est assumé comme véritable. L’intérêt des hommes de lettres du

groupe de Del Monte pour l’autobiographie semble donc résider dans la force

illocutoire de la vérité inhérente à l’acte autobiographique, conçu comme un

engagement à dire la vérité.

Cependant, William Luis explique dans un article consacré à la version corrigée

de l’autobiographie de Manzano par A. Suárez, que les différences entre le texte

original retranscrit par J. L. Franco et la version de Suárez sont suffisantes pour parler

de deux textes différents. La version de A. Suárez, avait été perdue puis retrouvée dans

un cahier de Nicolás Azcárate, qui, comme Del Monte, avait organisé des Tertulias à

son domicile de Guanabacoa, dans la deuxième moitié du XIXe siècle2. Il apparaît

1 T. Clerc, op. cit. p.48. 2 W. Luis, « Autobiografía del esclavo Juan Francisco Manzano : versión de Suárez y Romero », in La Historia en la literatura iberoamericana, Congreso del Instituto Internacional de Literatura iberoamericana, n°26, New York, 08-12/06/1987, Hanover, Ed. del Norte, 1989, pp.259-268, p.260. Ce cahier, écrit en 1852 par Nicolás Azcárate, avait été retrouvé par Lee Williams dans la bibliothèque des fonds latino-américains de la Yale University. R. R. Madden aurait fait sa traduction à partir de la

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qu’en plus de corriger l’orthographe, Suárez modifie l’ordre des épisodes. Il agence les

épisodes de façon à ce que les évènements douloureux se suivent les uns les autres,

alors que dans le manuscrit les évènements douloureux alternent avec des moments de

répit et de bonheur. Il semblerait que Suárez ait souhaité montrer l’horreur dans son

intensité, mais S. Molloy et W. Luis s’accordent à dire qu’il retire ainsi le caractère

arbitraire de la vie de Manzano qui la rend d’autant plus angoissante. S’il s’agit de

modifications pour essayer de reconstituer un ordre chronologique. Il semblerait que A.

Suárez aurait essayé de rendre le récit encore plus vrai, de le faire coller à sa propre

représentation de l’esclave. Ces considérations nous permettent de dire qu’étant un texte

sans auteur « juridique », l’autobiographie se trouve à la merci de modifications

diverses qui renseignent en fin de compte sur la lecture que peut en faire le médiateur.

2. La version de Madden : Traduction de la correction et anonymat.

Source d’information « The most perfect picture of Cuban Slavery ».

Dans les années 1830, pour être publiée, l’autobiographie de Manzano doit

passer les frontières et être traduite dans une langue étrangère. R. R. Madden écrit

d’ailleurs sur la censure à Cuba : « in a country like Cuba, where slavery is under the

especial protection, and knowledge under the ban of the censors of the press.1 ». Il

précise également à propos de sa traduction : « I have endeavoured to put into English

verse ; and to the best of my ability, have tried to render, so as to give the sense of the

writer (sometimes purposely obscured in the original) as plainly as the spirit of the latter,

and the circumstances under which these pieces were written, would admit of. »2. La

traduction de Madden est la seule publication de l’autobiographie du vivant de Manzano

et la première version qui sort du cercle des intimes de Del Monte, pour être accessible

à un public plus large. Elle a été insérée dans le dossier de Madden, intitulé « Poems by

version de Suárez, ce qui fait dire à W. Luis : « así como existen diferencias entre el original y la traducción inglesa, hay suficientes disparidades entre el original y la versión de Azcárate para considerarlos como dos textos diferentes » p.260 1 R R. Madden, Poems by a slave in the island of Cuba recently liberated, translated from the spanish, by R. R. Madden, M. D. with the history of the Early life of the negro poet, written by himself ; to wich are prefixed two pieces descriptive of Cuban slavery and the slave trafficc by R. R M., London : Thomas Ward and C°, 27 Paternoster Row ; and may be had at the office of the British and Foreign antislavery society, 27 New-Broad street, 1840, p.I. 2 R. R. Madden, op.cit. p.II

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a slave in the island of Cuba recently liberated, translated from the spanish, by R. R.

Madden, M. D. with the history of the Early life of the negro poet, written by himself ;

to wich are prefixed two pieces descriptive of Cuban slavery and the slave trafficc by R.

R M., London : Thomas Ward and C°, 27 Paternoster Row ; and may be had at the

office of the British and Foreign antislavery society, 27 New-Broad street, 1840 ». Il

était destiné à être présenté lors de la Convention générale anti-esclavagiste qui se tenait

à Londres en 1840. Le dossier contenait deux poèmes de Madden dénonçant l’esclavage

« The Slave-Trade Merchant », « The Sugar Estate », « Life of the Negro Poet Written

by himself », ainsi que quelques « Poems, Written in Slavery by Juan… », enfin, un

appendice contenant un dialogue entre Madden et Del Monte et des essais sur

l’esclavage écrits par Madden. Il est alors impensable de le publier à Cuba, étant donné

la situation politique. Del Monte remet le texte à Madden qui sera en mesure de le

publier en Angleterre, où la révolution industrielle et la politique abolitionniste

remettent en cause l’esclavage pour des raisons éthiques, mais surtout politiques et

économiques.

On sait, d’après des recherches de William Luis 1 , que la copie de

l’autobiographie remise à Madden est en réalité la version corrigée par Anselmo Suárez.

Les différences qui existent entre l’original et la traduction anglaise ne sont donc pas

toutes attribuables à Madden. Les fragments cités par Calcagno dans Poetas de Color,

seraient également tirés de la correction de Suárez y Romero. William Luis explique

dans son article « Autobiografía del esclavo Juan Francisco Manzano : versión de

Suárez y Romero », qu’Anselmo Suárez omet certains passages et en altère l’ordre de

façon à produite un effet dramatique qui d’intensifie progressivement jusqu’à la fin de

l’histoire2.

Cependant, Madden choisit aussi d’opérer des modifications sur le texte pour

garder l’anonymat de son auteur et taire son nom : « His name, for obvious reasons, I

think it advisable not to publish. »3. Cet anonymat se retrouve dans le titre qu’il donne à

1 W. Luis, « Autobiografía del esclavo Juan Francisco Manzano : versión de Suárez y Romero » in La historia en la literatura iberoamericana, p.260 2 W. Luis, op.cit.. p.265 3 R. R. Madden, Poems by a slave in the island of Cuba recently liberated, translated from the spanish, by R. R. Madden, M. D. with the history of the Early life of the negro poet, written by himself ; to wich are prefixed two pieces descriptive of Cuban slavery and the slave trafficc by R. R M., London : Thomas Ward and C°, 27 Paternoster Row ; and may be had at the office of the British and Foreign antislavery society, 27 New-Broad street, 1840, p.III

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sa traduction : « Life of the negro poet ; written by himself. And translated from the

spanish by R. R. M. ». Cette précaution peut s’avérer cohérente étant donné que

l’auteur est encore vivant et que le fait d’écrire pour un esclave est considéré comme un

délit. Cependant, il écrit les initiales de J. F. Manzano, et donne de plus des indications

qui facilitent son identification telles que le montant de sa liberté et les métiers qu’il a

exercé une fois libre. On peut remarquer également qu’il supprime des noms propres

tels que des noms de famille. C’est ainsi que la première phrase « La señora Beatriz de

Jústiz, Marquesa Jústiz de Santa Ana, esposa del señor don Juan Manzano »(p.65) est

traduite par « The senora Donna Beatrice, the wife of Don Juan M---, took a pleasure

every time she went to her beautiful estate, the Molino… » (p.55) ou encore «[…] nací

[con]temporáneo con el señor don Miguel de Cárdenas y Manzano y con el señor don

Manuel O’Reilly, hoy Conde de Buena Vista y Marqués Jústiz de Santa Ana. » (p.66)

devient : « I was the contemporary of Don Miguel de C., and also of Don Manuel O’R.,

now Count of B…. » (p.56). Les omissions de certains noms propres contribuent à

augmenter la dimension représentative de l’autobiographie et ont pour effet de diminuer

la particularité du cadre réel de Manzano. Ces modifications façonnent en quelque sorte

le texte par rapport à la lecture qu’en fait Madden : « I have no hesitation in saying, it is

the most perfect picture of Cuban slavery that ever has been given to the world… »1, et

oriente également la lecture du public. On constate donc que dans l’autobiographie de

Manzano, il fait prévaloir la peinture de la société sur l’expression de l’individu. Si cette

lecture est de rigueur pour l’ensemble des ouvrages à la première personne du XIXe

siècle, utilisés pour l’étude de l’histoire, elle l’est encore plus pour les récits d’esclave

que l’on ne concevait pas comme des individus à part entière au même titre que les

Blancs. S. Molloy explique à ce propos : En términos más generales, la representatividad que se exige a ciertos textos escritos por individuos pertenecientes a grupos considerados débiles o insignificantes por los grupos de poder, indica el tipo de recepción que se les reserva. En esos casos, ni los autobiógrafos ni las personas que crean son aceptados fácilmente como individuos: los lectores, en general, prefieren percibir las diferencias en bloque, no singuralizarlas. Esta exigencia de representatividad a que se someten ciertos textos autobiográficos – una forma de poner el autor en su lugar – también afecta a menudo a la lectura de las autobiografías de mujeres2.

1 R. R. Madden, ibid, p. IV 2 S. Molloy, « De la sujeción al sujeto : La ‘Autobiografía’ de Juan Francisco Manzano », p.64

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Il tire également une leçon de l’autobiographie et met alors l’accent sur sa valeur

didactique : « the attemps affords me of recording my conviction, that the blessings of

education and good government are only wanting to make the natives of Africa ;

intellectually and morally, equal to the poeple of any nation on the surface of the

globe. »1 L’histoire de Manzano lui permet de vanter les vertus de l’éducation et de

montrer que celle-ci a pour but de rendre les noirs aussi intelligents que les blancs, ce

qui les rendrait inoffensifs aux yeux de ces derniers et permettrait leur intégration par

assimilation, et donc sans heurts.

L’histoire se voulant une science objective, doit s’élaborer à partir de faits réels

et objectifs. L’approche historiciste semble par conséquent ignorer et effacer la

dimension et les particularités de l’auteur, à la fois dans le but d’utiliser son discours

pour la connaissance d’un fait social – il importe donc de mettre en valeur sa

représentativité – ainsi que pour réduire au maximum une impression de subjectivité qui

pourrait nuire à l’impression de véridicité.

3. La Biographie de F. Calcagno, entre biographie et autobiographie, au

service d’une cause politique et moralisatrice.

La seule trace de l’autobiographie de Manzano dans les publications du XIXe

siècle à Cuba se trouve dans l’œuvre de Francisco Calcagno, Poetas de Color, publiée

intégralement en 18872 à La Havane. Dans un avertissement au début de cette édition,

Calcagno explique que la première édition de cette œuvre paraît incomplète dans le

journal La Revolución, qui débute en 1868 et ne dure que quelques jours, lors d’une

courte période de liberté de la presse, la seconde édition paraît dans la Revista de Cuba

en 1878, lors d’une nouvelle période de liberté de la presse, la troisième est publiée en

1879, les bénéfices de la vente étaient destinés à acheter la liberté du poète esclave José

del Carmen Díaz. L’édition de 1887 était destinée à faire partie d’un hommage à José de

La Luz y Caballero, philosophe et pédagogue de la première moitié du XIXe siècle,

partisan de l’abolition de la traite. La quatrième édition est donc publiée un an après

l’abolition officielle de l’esclavage à Cuba. 1 R. R. Madden, op. cit. p.II 2 F. Calcagno, Poetas de Color, La Habana, Imprenta Mercantil, 1887, 4ta edición.

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La première publication de cet ouvrage a donc lieu en 1868, à une période où les

idées abolitionnistes s’affirment davantage que dans les années 1830. La métropole et la

colonie connaissent alors une révolution et affirment leur pensée libérale. Le 15 octobre

de cette même année, la Junta Superior Revolucionaria española dicte un décret dans

lequel elle affirme que « la esclavitud de los negros es un ultraje a la naturaleza humana,

una afrenta para España, única nación en el mundo civilizado que aún la conserva en

toda su integridad »1. Le gouvernement provisoire propose qu’on déclare la liberté de

tous ceux étant nés de mère esclave. Manuel Carlos de Céspedes que l’on connaissait

comme le chef de la révolution, proclamait la liberté des esclaves dans Cuba libre. Un

des premiers décrets rédigés par les révolutionnaires Ramón Céspedes et José Joaquín

Palma, déclare l’abolition immédiate et absolue de l’esclavage. La pétition est présentée

à Carlos Manuel Céspedes qui déclare l’abolition immédiate de l’esclavage en publiant

le décret à Bayamo le 27 décembre 18682 : Carlos Manuel de Céspedes, Capitán General del Ejercito Libertador de Cuba y encargado de de su Gobierno provincial : […] La revolución de Cuba al proclamar la independencia de la patria, ha proclamado con ella todas las libertades y mal podía aceptar la grande inconsecuencia de limitar aquellas a una sola parte de la población del país. Cuba libre es incompatible con Cuba esclavista y la abolición de las instituciones españolas debe comprender y comprende por necesidad y por razón de la más alta justicia la de la esclavitud como la más inicua de todas.

Malgré ces évènements, Calcagno ne publie pas le texte entier, mais quelques

passages qu’il choisit pour élaborer une biographie du poète. Contrairement à Madden,

il fait figurer son nom propre, qui constitue le titre de son texte. Il explique qu’il juge

plus prudent de ne pas publier la totalité, tout d’abord pour des problèmes de censure,

expliquant qu’il est alors encore difficile de publier des ouvrages ayant un rapport avec

l’esclavage. Même s’il se prononce contre l’esclavage, il semble redouter l’effet que la

diffusion d’un tel récit pourrait produire sur le public. Il craint à la fois de heurter la

sensibilité des esclavagistes mais il juge dangereux de publier sur l’esclavage dans un

contexte de conflit, préférant la réserve et la prudence : Su publicación sería el mayor de los anatemas lanzados contra una institución « social », pero abominable, admitida aunque inadmisible. No ha llegado, empero, el día de su publicación; aparte la ofensa que se infiriera a ciertas susceptibilidades (que acaso deploran culpas de sus abuelos) debemos recordar que la libertad concedida a la prensa exceptúa lo

1 F. Ortiz, Los negros esclavos, p.108 2 F. Ortiz, Los negros esclavos, p.109

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relativo a la esclavitud. Comprendemos los motivos de esa exclusión, sabemos lo inconveniente que seria ventilar hoy con libertad cuestión de tal trascendencia que ha de resolverse con mesura y precauciones; mas, deseando dar a conocer en todas sus faces la vida de nuestro poeta, tomaremos de sus « Apuntes » lo necesario para nuestra biografía. 1

En articulant les passages du récit de l’esclave qui l’intéressent avec ses

commentaires, Calcagno transforme en quelque sorte l’autobiographie en biographie.

On remarque également qu’il ne parle pas tout de suite d’autobiographie mais de

« Apuntes autobiográficos »2, ce qui enlève le caractère fini que connote le titre « La

Autobiografía », et qui justifie d’une certaine manière, le fait de reprendre ces notes

pour en faire une biographie.

Calcagno confère également une dimension pragmatique à l’autobiographie de

Manzano en mettent en évidence la force pathétique de son discours, constitutive de sa

force de dénonciation, qui a le pouvoir d’émouvoir le lecteur et donc de le persuader

que l’esclavage est un mal. Il la qualifie d’ailleurs « d’anathème ». La censure qui lui

est réservée serait un indicateur de l’effet réussi de son discours. Cela révèle d’ailleurs

que ce n’est pas tant ce que raconte Manzano qui est subversif, mais plutôt l’acte même

d’écrire sur sa vie.

Il évoque à plusieurs reprises la réaction du lecteur face au récit de Manzano. Le

simple fait qu’un esclave puisse parler de soi par écrit, écrire sur vie, ou encore publier

une autobiographie semble tout à fait exceptionnel et remet en cause son infériorité et

l’image de brute, de « sac de charbon », que l’on attribuait à la population de couleur. Il

écrit ainsi : « el lector no esperaba ciertamente que esa cosa que llamamos esclavo,

pudiera escribir su historia en ese lenguaje. »3. Il explique également qu’un esclave

instruit, qui a la faculté de penser, représente une menace pour l’esclavagiste car il est

alors capable de juger le comportement et les abus de ses maîtres envers lui :

Se le perseguía más porque sabía más, porque osó tener alma y ver en la oscuridad, porque hacia versos !.... para ciertas inteligencias malo es ser esclavo, pero es mil veces peor ser esclavo despierto : un esclavo que piensa es una protesta viva, es un juez mudo y terrible que está estudiando el crimen social : no le tememos, porque lo conservamos bien desarmado, pero nos avergonzamos ante él… y luego, sentándonos un momento en el pedestal de la eterna justicia, nos encontramos tan inferiores ! como hemos de amar nosotros los amos al débil que nos empequeñece ? 4

1 F. Calcagno, op. cit., p.52. 2 F. Calcagno, Ibid, p.51. 3 F. Calcagno, op. cit. p.62. 4 F. Calcagno, op. cit. p.77.

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Il nous fait part également de son émotion au moment de la lecture de

l’autobiographie : « Nosotros hemos leído sin poder contener el llanto, esas páginas de

amargura, hemos devorado con el corazón oprimido de angustia ese poema de

ignorados dolores. »1

La force pathétique semble tenir à la véridicité du texte. La notion de vérité

confère au récit une dimension objective. Il est reçu comme un discours naturel, dans le

sens où il ne semble pas obéir à des règles, et échappe au domaine de l’art et de la

fabrication. On a l’impression que ce qui est raconté apparaît d’autant plus cruel et

émeut d’autant plus qu’il est présenté et assumé comme vrai. Une phrase de Calcagno

est particulièrement éclairante sur ce point, que nous soulignons dans le passage suivant

[…] es la verdad en toda su repugnante desnudez ; verdad que en otra parte pareciera inverosímil, pero que en Cuba no será por cierto la historia de un solo individuo : el tormento de Manzano lo han sufrido muchos, y lo sufren muchos hoy mismo a despecho de las benignas instituciones que tienden a suavizar la condición de nuestros esclavos. Y podría el poeta, podría el novelista, en el libre campo de la fantasía, idear obra abolicionista que hiciera más efecto en el ánimo del lector que Manzano con la sencilla y no comentada enumeración de sus dolores ? […] Por eso, lo repetimos, quien quiera aborrecer y execrar esa institución, o mejor dicho, ese crimen social en cuanto se merece, lea esa epopeya de lágrimas en que no se ha escrito la palabra maldición. Es justamente por su estilo cuasibíblico, […], es esa misma simplicidad, es la verdad tristísima que se traspira en ella, lo que hace que esa dolorosa relación, bella en su desorden, sublime en su desaliño, sin adornos de estilo, como no escrita para lucir erudición, acongoje el alma hasta arrancarle lágrimas de enternecimiento y de indignación. 2

On retrouve, dans l’énoncé en italique, l’opposition entre civilisation et nature,

avec, d’une part l’art du poète et du romancier, le monde de la fiction, et, d’autre part,

l’énumération « sencilla » et « no comentada », c'est-à-dire sans artifice, de la relation

de Manzano. Le terme « cuasibíblico » renvoie à quelque chose de primitif et mystique,

la bible étant le livre chrétien sur la genèse du monde. Les termes d’ordinaire péjoratifs

« desorden » et « desaliño » sont sublimés par les termes « bella » et « sublime ». Ainsi,

le désordre et la négligence font partie de l’esthétique du récit de l’esclave. Cette

esthétique du désordre et de la négligence, avec son effet d’authenticité et sincérité agit

sur le lecteur et provoque chez lui « enternecimiento » et « indignación ». Encore une

1 F. Calcagno, op. cit., p.52. 2 F. Calcagno, op. cit., p.60

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fois, Calcagno semble se référer à ce que la linguistique pragmatique appelle la force

illocutoire de la vérité, que nous pouvions voir dans les commentaires de A. Suárez.

On remarque également dans ce passage la valeur d’instrument politique,

abolitionniste qu’il confère à l’autobiographie. Il en fait un instrument de dénonciation

en disant que sa lecture persuade de l’horreur de l’esclavage : « aborrecer y execrar esa

institución, o mejor dicho, ese crimen social en cuanto se merece, lea esa epopeya de

lágrimas en que no se ha escrito la palabra maldición ». Comme nous l’avons vu, au

moment ou Calcagno écrit son ouvrage, l’esclavage n’est pas encore aboli

définitivement à Cuba et se trouve au cœur des débats et enjeux politiques. Il se

prononce explicitement pour l’abolition de l’esclavage dans une note de bas de page :

« sus lagrimas, […], son una mancha de su época y el recuerdo más triste de una

institución que hoy felizmente se trata de abolir. »1 Il va d’ailleurs se servir de la

biographie pour exprimer sa position politique par rapport à l’esclavage, et s’exprimer

se positionner en tant que moralisateur. Calcagno, qui appartient à la classe bourgeoise

créole, semble vouloir trouver un compromis entre l’abolition de l’esclavage, la liberté

des esclaves et la sécurité et intérêts de sa classe sociale.

Pour ce faire, il adhère à l’image de martyr que se donne Manzano dans son

autobiographie, et qu’il nourrit de ses commentaires. La résignation et la soumission

deviennent de nobles vertus lorsqu’elles sont assumées par un martyr. Sa libération

devient alors légitime et son esclavage un crime. La résignation et la soumission sont

de plus une garantie de sécurité pour la classe dominante, qu’il considère elle-même

dépassée et corrompue par cette institution qu’il convient d’abolir. Il s’exprime de façon

engagée et utilise notamment des questions de rhétorique pour avoir plus d’impact et de

force de persuasion sur le lecteur.

Il insiste donc dans ses commentaires, sur l’image de l’esclave soumis,

caractérisé par la tristesse, la souffrance et le silence : « la historia de aquel esclavo es

una prolongada nota de agonía, un poema de dolor y lágrimas. »2. Pour accentuer ce

trait de caractère, il le compare à Plácido, poète mulâtre libre, exécuté lors de la

répression qui suivit la découverte de la Conspiración de la Escalera : « Plácido es una

ráfaga de muerte, un drama de sangre ; Manzano es una larga serie de padecimientos

ocultos, de sollozos ahogados en misterioso silencio ». Plácido et Manzano ont souvent 1 F. Calcagno, op. cit. p.75. 2 F. Calcagno, op. cit, p.49.

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été comparés comme deux figures opposées de personne de couleur. Del Monte lui-

même est auteur d’une comparaison entre les deux poètes : « yo prefería los cantos

tristes del esclavo, a las nugs canors (versos simples, aunque armoniosos) del mulato

libre, porque notaba mas profundo sentimiento de humanidad nativa ; porque los

principios de mi estética y de mi filosofía, se avienen mas con el lamento arrancado del

corazón oprimido, que con el concierto estrepitoso del oficial laureado, del poeta

envilecido, de Plácido »1. La résignation inspire donc plus de sympathie. Elle alimente

son rôle de martyr. Calcagno écrit d’ailleurs : « Nadie negará que a través de sus

incorrecciones esas cartas resplandecen en la sublime resignación de los mártires

cristianos »2. Il souligne la noblesse de Manzano qui choisit la résignation plutôt que la

rébellion. Après avoir cité le passage de l’autobiographie où Manzano parle de son désir

de retourner à la Havane, là où vit Nicolas de Cardenas auprès duquel il était bien traité :

« Mi corazón ya no era bueno, y la Habana juntamente con los felices días estaban

impresos en mi alma y solo deseaba volverme en ella. », Francisco Calcagno commente

ces quelques lignes en ces termes :

Es decir que el angustiado siervo todo lo que deseaba, todo lo que pedía a su destino, era ir a la Habana a servir a otro sin remuneración, pero libre de los frecuentes castigos de la finca. ¡Y cuando esto, ya sus versos se habían leído en Europa! En verdad nos temíamos algo más grave, temíamos que lo que deseara fuera vengarse o morir maldiciendo : nos alegramos empero que no fuera así ; es mas grande en su resignación, aunque sea así su historia más afrentosa para todos nosotros.

Il relève l’image rassurante de l’esclave qui déjoue implicitement la psychose du péril

noir. Pour accentuer son image inoffensive, il dresse lui-même un portrait de l’esclave :

Manzano nunca empleo su musa en llorar su condición ; es verdad que todas sus poesías están impregnadas en mística melancolía, es verdad que en cada verso parece oírse el ay desgarrador del siervo indefenso ; pero jamás una imprecación, jamás un arranque de ira en quien tenia más que otro alguno derecho a maldecir : sus versos son el balido de la « patiens ovis injuriœ » pero son justamente por eso las imprecaciones más acres y desesperadas proferidas jamás contra un orden de cosas que le era tan adverso.3

Calcagno prône donc la résignation et la soumission plutôt que la vengeance et

la colère, dans le but d’éviter de violentes réactions qui rappelleraient les évènements

1 F. Calcagno, op. cit. p.85. 2 F. Calcagno, op. cit., p.83. 3 F. Calcagno, op. cit., p.50.

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d’Haïti. Par ailleurs, afin de tempérer les velléités et désirs de vengeance que

provoquerait le récit de Manzano, Calcagno représente l’esclavage comme une sorte

d’entité abstraite qui corrompt l’ensemble de la société, même les meilleures personnes,

un peu comme une vapeur qui circulerait dans l’air et empoisonnerait ceux qui la

respirent. Il anticipe ainsi les accusations qui pourraient se faire contre l’entourage de

Manzano en expliquant que la responsabilité est collective et qu’il ne serait pas juste de

s’en prendre à des personnes en particulier. Dans le passage suivant, il applique ce

raisonnement à la maîtresse de Manzano qui est un personnage angoissant dans son

autobiographie. Il alimente son argumentation de questions rhétoriques auxquelles il

répond avec des exclamations, ce qui lui confère un certain dynamisme ainsi qu’une

certaine force de persuasion :

El espectáculo continúo del sufrimiento de otros, la tolerancia general respecto de un error intolerable, sin endurecer acaso las almas ha llegado a rodearnos de una atmósfera deletérea, a crear un pernicioso hábito, una ceguedad de que nadie podría darse cuenta. Es que todo se degrada y se envilece allí donde hay hasta sacerdotes poseedores de esclavos y verdaderos amos feudales de seres que conviene sostener en el embrutecimiento y en la ignominia. ¿Cuál era el instrumento, cuál era la fiera elegida por el acaso para atormentar a aquella víctima desventurada? ¡Era una mujer! Más aún, era una cubana, probablemente sensible y compasiva, que daría limosna al necesitado, que cumpliría sus deberes religiosos y poseía todas las virtudes cristianas, pero cuyo corazón estaba maleado por el hálito impuro que se respira en todo país esclavista. ¿Podemos arrojar el más mínimo baldón sobre su memoria? ¡No! Los delitos sociales no son de los individuos, sino de la época y todos saben que en asuntos de esclavitud, pocos entre nosotros pueden impecables tirar la primera piedra. Nuestros padres utilizaron ese crimen social, nosotros lo estamos utilizando hoy; y a todos poseedores y no poseedores, nos toca parte de la mancha. El progreso y la justicia demandan que nos purifiquemos sin arrojar vituperio sobre nadie.

Calcagno met de plus l’accent sur la valeur didactique. La politique de

l’éducation était alors une des préoccupations majeures des intellectuels de l’époque,

philosophes et pédagogues, comme Félix Varela et José de la Luz y Caballero.

L’éducation était alors un moyen pour ces intellectuels illustrés de former la jeunesse

cubaine et de moraliser ainsi la société qui souffrait des vices liés à l’esclavage.

Calcagno à plusieurs reprises, utilise l’exemple de Manzano pour montrer les bienfaits

de l’éducation que la jeunesse créole blanche ne sait pas apprécier. Dans un style

métaphorique et paternaliste, il tire une leçon pour la jeunesse cubaine d’un passage de

l’autobiographie dans lequel Manzano raconte comment les poètes qui visitaient la

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maison de la marquise lui laissaient des restes de papiers sur lesquels étaient écrits des

vers. Calcagno utilise ce passage pour donner la leçon suivante :

Pero este pasage encierra otra lección que no debemos pasar en silencio, y es que al admirable ejemplo de mansedumbre y resignación, se une otro no menos grande de perseverancia ; ejemplo que viene a llenar de confusión al mimado alumno que rodeado de todos los medios para ilustrarse, ni los aprecia, ni los aprovecha, ni sabe agradecerlos. Estudiad la historia de Manzano, niños que desestimáis los desvelos de vuestro padres ; vosotros los que tenéis libros y maestros, los que el cariñoso afán de una madre rodeo de todos los elementos para formar un porvenir de luz y felicidad, poneos un momento en el lugar de aquel infeliz sin protección ni recursos y que no sabia a donde volver los ojos para encontrar un rostro amigo. Se os figurara una planta de generosa condición, pero nacida entre piedras, en atmósfera viciada, sin abono y sin riego… por fuerza solo de su propia bondad germina, lucha, rompe el valladar que coarta su crecimiento, brota al fin para dar una flor que no puede ser sino pálida, y esparce una fragancia que no puede ser sino raquítica.1

Si Calcagno se sert de l’autobiographie comme instrument politique, il s’en sert

également pour se positionner en moralisateur de la société esclavagiste.

Nous avons vu, à travers les écrits des trois premiers médiateurs que

l’autobiographie avait une valeur utilitaire, telle que la conçoit l’approche historiciste.

Finalement, une certaine dimension pragmatique est également au service de cette

conception de l’autobiographie, dans le sens où sa force pathétique est utilisée pour

produire un effet sur le lecteur. Historicisme et pragmatique se rejoignent finalement sur

l’utilité du discours autobiographique, même si l’histoire considère une valeur utilitaire

collective, pour la société, et la pragmatique envisage plutôt une valeur utilitaire du

point de vue personnel, de l’agent énonciateur du discours. Nous avons d’ailleurs pu

remarqué que l’intention de l’auteur n’était pas prise en compte, et que son discours est

appréhendé comme naturel, dénué de règles. L’auteur comme personne empirique est

effacé, sa parole étant considérée comme celle d’un être « primitif », innocent. Au XXe

siècle, l’esclavage est aboli et Cuba est indépendante. L’autobiographie ne sert plus de

document politique contre l’esclavage mais devient un précieux document de

connaissance de la société cubaine, faisant office du seul témoignage écrit d’esclave de

l’époque. C’est à partir des années 1970, que les médiateurs commencent à considérer

dans leur commentaire les enjeux que représente l’écriture de Manzano et la question de

l’image qu’il va pouvoir montrer de lui.

1 F. Calcagno, op. cit. p.71.

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II. Autobiographie comme document pour l’élaboration de l’histoire

cubaine et la prise en compte de l’intention de l’auteur pour la lecture

de l’autobiographie de Manzano.

1. La retranscription de José Luciano Franco (1891-1989) : « el primer

gesto firme y honrado por la incorporacion definitiva del negro a la vida

cubana ».

a. L’introduction de E. Loig de Leuchsenring

C’est en 1937 que l’autobiographie apparaît pour la première fois sur la scène

littéraire. Elle est publiée dans le n°8 des Cuadernos de Historia Habanera, dirigé par

Emilio Roig de Leuchsenring, « Historiador de la Ciudad de La Habana ». Le volume

s’intitule Autobiografía, cartas y versos de Juan Fco. Manzano et contient une

introduction de Emilio Roig de Leuchsenring, une étude de José Luciano Franco,

l’autobiographie de Manzano, ses lettres à Domingo del Monte. La publication de

l’autobiographie, jusque là inédite, est célébrée par les historiens de la ville de La

Havane, José Luciano Franco et Emilio Roig de Leuchsenring, directeur des Cuadernos

de Historia de La Habana, et donne lieu à une conférence dans le cadre du programme

Conferencias de Historia Habanera dont la première série porte sur les Habaneros

Ilustres. Ils lui accordent un titre honorable dans l’histoire cubaine, celle de « Habanero

ilustre » et considèrent que son œuvre encore inédite mérite d’être connue de leur

génération. Emilio Roig de Leuchsenring ouvre le Cuaderno en ces termes : Inauguramos con este CUADERNO DE HISTORIA HABANERA la publicación de obras de habaneros ilustres que permanecen inéditas y son acreedoras, por su mérito intrínseco o por su valor de época, al conocimiento y difusión populares. Y bien merecen, esta Autobiografía y cartas del poeta esclavo Juan Francisco Manzano ser conocidos de la actual generación cubana.1

Un peu plus loin, il met en valeur l’intérêt que représente l’autobiographie

comme document dénonçant l’esclavage. La dimension réaliste de l’autobiographie est

encore une fois mise en valeur et considérée pour son effet sur le lecteur, qui découvre 1 E. Roig de Leuchsenring, « Palabras », in J. L. Franco, Autobiografia, cartas y versos de Juan Francisco Manzano, p.5

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ce qu’était l’esclavage. Il ne s’agit plus d’un discours comme celui de Calcagno, dans

lequel l’auteur écrit contre l’esclavage qui existe encore au moment de l’écriture. La

situation d’énonciation est plus éloignée dans le temps, l’esclavage a été aboli depuis 51

ans et Cuba est indépendante depuis 39 ans. Il ne s’agit donc plus d’écrire en dénonçant

l’esclavage pour qu’il cesse. Ce discours n’entre pas dans un combat politique, il s’agit

plutôt cette fois d’une condamnation d’une institution abolie officiellement.

No es necesario que hagamos resaltar la significación y trascendencia que esta Autobiografía tiene como precioso documento humano para el enjuiciamiento de aquellas odiosas instituciones, bases fundamentales del régimen colonial de España en Cuba, que fueron la trata y la esclavitud de los negros africanos, porque el lector ha de comprobarlo apenas recorra esas paginas realistas de Manzano, descubriendo, igualmente, el abismo de inhumanidad en que por obra y desgracia de la esclavitud se precipitaban, sin posible salida, no sólo los aprovechados mercaderes de tan repugnante negocio, sino hasta en quienes por su sexo y educación eran de suponérseles sentimientos, si no de protesta e indignación, al menos de piedad y de auxilio hacia aquellos que gemían en la más triste y la más cruenta de las esclavitudes.1

La condamnation de l’esclavage se fait à travers les modalisateurs des

expressions : « odiosas instituciones », « el abismo de inhumanidad », « repugnante

negocio », « la más triste y la más cruenta de las esclavitudes », qui se réfèrent à

l’esclavage. Même s’il on peut reconnaître qu’il est difficile de rester neutre face à un

sujet comme l’esclavage, on a l’impression que la condamnation du régime passé dans

ce cas, participe à l’affirmation de la jeune République cubaine.

b. J. L. Franco, le point de vue de l’historien un siècle plus tard : l’histoire de Manzano

comme symbole pour la liberté et l’identité cubaine.

• Condamnation du régime colonial esclavagiste déchu.

Dans son étude intitulée « Juan Francisco Manzano y su tiempo », José Luciano

Franco revisite la société coloniale de la première moitié du XIXe siècle, depuis un

point de vue d’historien, un siècle plus tard. Il oppose la société coloniale de la fin du

1 E. Roig de Leuchsenring, « Palabras », in J. L. Franco, Autobiografia, cartas y versos de Juan Francisco Manzano, p.6

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XVIIIe siècle, obscure et sale, à la naissance de la bourgeoisie créole illustrée née du

développement économique et culturel de l’île dans la première moitié du XIXe siècle1.

Dans la première partie intitulée « Pueblo y Paisaje », Il dresse un tableau

sombre et sale de La Havane, et rend une ambiance quelque peu inquiétante et

dangereuse, dans un environnement et un quotidien hostile : « Calles silenciosas,

estrechas, oscuras, malolientes a carne salada y a tasajo, cruzadas por volantas y

quitrines, carros cargados de azúcar, y negros sudorosos aplastados materialmente bajo

las cestas cubiertas de verduras. »2. La société coloniale apparaît comme un ensemble,

un tout, pourri et violent, à travers les expressions « aquel podrido ambiente colonial

cubano »3 et de « cuadro brutal de la colonia »4. Il raconte l’oisiveté de la jeunesse et

des classes aisées : « La juventud blanca […], sin inquietudes intelectuales de ningún

género, alejada de todo interés político o social, vivía entregada al juego y a los placeres

fáciles. » 5 Il critique également le régime politique, qu’il qualifie « d’inculto

despotismo », à travers les exemples de trois capitaines généraux qui ont marqué la

première moitié du XIXe siècle, et leur relation aux jeux, considérés comme le vice de

la société cubaine oisive. Il écrit à propos du premier, Dionisio Vives : « llegó a

extremos tales la perfecta estupidez de aquel podrido ambiente colonial cubano, que

pudiéramos presentar, como el prototipo del gobernante de la época a Francisco

Dionisio Vives, mitad militar y mitad bandido, que mantenía para su solaz y

esparcimiento un garito y una valla de gallos en el propio castillo de la fuerza. ». Il

parle ensuite du « siniestro Tacón » qui annonce en 1834 que « doce mil personas se

mantenían del producto de la casas publicas de juego ». Et cite finalement O’Donnell

« el feroz Leopardo de Lucena », qui aurait dit en 1844 : « Con un tiple, un gallo y un

naipe, esta asegurado el gobierno y la paz en esta tierra ». Il montre donc des dirigeants

participant aux vices et se servant de celui-ci pour tenir la population sous leur pouvoir.

Dans la deuxième partie qu’il intitule « Despertar », il célèbre la naissance de la

bourgeoisie créole dans le reflux du développement économique de l’île. Il parle dans 1 On peut faire remarquer que cette vision manichéenne place le développement économique de la première moitié du XIXe siècle du côté du progrès, alors qu’il s’est accompagné du nombre croissant d’esclaves introduits à Cuba, et de l’intensification de leur exploitation, étant plus facilement remplaçables. Il nous semble que pour servir son point de vue et son argumentation, J. L. Franco considère davantage ici le développement culturel que l’intensification de l’exploitation. 2 J. L. Franco, p.10. 3 J. L. Franco, p.13. 4 J. L. Franco, p.14. 5 J. L. Franco, p.12

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les lignes suivantes de la naissance de la bourgeoisie créole et de ses valeurs et de ses

activités : La transformación de los modos de producción y de cambios, la relativa facilidad de comerciar y una nueva expansión de las riquezas, es decir, el desenvolvimiento y la evolución del factor económico ejerció su poderosa influencia en las ideas de las clases que empezaban a formar la burguesía nativa, dando lugar al nacimiento de una respetable minoría de filósofos, sociólogos, poetas, hombres de ciencias, que se dieron a la enorme tarea de inculcar al pueblo cubano el amor a la justicia, a la cultura y a la libertad, luchando con decisión por transformar el sistema de despotismo político y de explotación mercantil, para que los ciudadanos del futuro pudieran vivir en una democracia sin esclavos y sin tiranías odiosas.[…] Influían con sus virtudes excepcionales sobre los humanos para despertarlos de su molicie tropical. Aspiraban noblemente a modificar la política feudal hispana y a conciliar los intereses y aspiraciones de la burguesía criolla, de la que eran los representantes intelectuales más destacados, rompiendo previamente con la esclavitud, saneando el corrompido ambiente de factoría que envolvía al país, e instaurando la libertad y la democracia en esta parte del Caribe, que parece eternamente destinada a sufrir las voracidades de los explotadores extranjeros.1

Dans ce passage, il confère à la bourgeoisie créole un rôle décisif et

prépondérant pour l’avenir de Cuba, un rôle d’éducateur et de réformateur des vieilles

mœurs et institutions. Elle représente les lumières qui viendront à bout de l’obscurité

coloniale. Elle apparaît comme une classe active, à travers les verbes d’action dont elle

est le sujet : « transformar », « influían », « modificar », qui contraste avec la « molicie

tropical » de la colonie. Il oppose encore une fois deux ensembles, celui de la

bourgeoisie, créole, donc cubaine, et nouvelle, qui contraste avec le vieux régime

espagnol dépassé et féodal : « política feudal hispana ». Dans son discours, la classe

bourgeoise se trouve du côté du bien, de l’honorabilité, il la qualifie d’ailleurs de

« respetable », elle est cultivée, composée de « filósofos, sociólogos, poetas, hombres

de ciencias » et mue par des valeurs nobles qui sont la justice, la culture, la liberté et la

démocratie. Ces valeurs s’opposent au despotisme et à la tyrannie, condamnée par

l’auteur avec le terme dépréciatif « odiosas ».

Dans sa vision manichéenne, l’historien Franco condamne le régime colonial

ainsi que l’esclavage et anoblit la classe bourgeoise qui lutte contre l’obscurité et

apporte la lumière jusque dans la sphère des esclaves. On peut y voir une manière de

s’identifier à cette classe bienfaitrice qui l’a finalement emporté sur le régime colonial

en aboutissant à l’indépendance et à l’abolition de l’esclavage, et de se défaire d’une

certaine manière de la responsabilité des horreurs commises du temps de l’esclavage,

dont Manzano est le témoin. Il semble s’associer à la cause des esclaves et parle de 1 J. L. Franco, p.20.

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convergence d’intérêt entre les blancs cubains et les esclaves face au joug de la

métropole : « Allí comenzaban a fundirse las mutuas aspiraciones en una sola, que

compendiaba las de blancos y negros : el cese de la esclavitud y del oprobioso régimen

de excepción a que sometía España a los cubanos. »1. Le terme « cubanos » apparaît

comme un terme « intégrateur » car il reprend l’expression « blancos y negros » de la

proposition précédente. Il semble ainsi résoudre la contradiction entre noirs et blancs

pour ne faire apparaître que la contradiction Espagne/ Cuba. J. L. Franco signifie donc

qu’il intègre la population noire, avec Manzano, dans une identité cubaine qui se définit

entre autres de par son opposition à la métropole. Le fait de publier l’œuvre de Manzano

dans une collection d’histoire cubaine, et de lui donner le titre de « Habanero Ilustre »

fait également participer le poète esclave à la construction de l’identité cubaine.

• Manzano comme symbole et point de départ pour l’égalité et la liberté.

Le développement de la culture, d’abord restreint à la classe élevée, a permis le

rapprochement entre Blancs et Noirs et a mené les Noirs vers leur libération :

El aumento de la cultura, si bien es verdad que no llego en su inicio todas las capas sociales, limitada por la naturaleza de nuestra organización a la burguesía blanca criolla, no es menos cierto que por su misma fuerza atrayente y expansiva a la vez, penetró – con todas las dificultades que la propia esclavitud le oponía – hasta el oscuro rincón en que el negro yacía.2

Dans cette opposition, il confère à l’histoire de Manzano une dimension

symbolique, il voit en lui un symbole de la victoire des lumières sur l’obscurité.

L’ascension de Manzano au sein des tertulias de Del Monte signifie alors, d’un point de

vue historique, le point de départ de la résolution des contradictions coloniales. Il écrit

au début de son étude : La publicación de un Cuaderno de Historia Habanera, el octavo de la serie, dedicado a honrar la memoria del poeta, negro y esclavo, Juan Francisco Manzano, que contenga ese documento palpitante de humano dolor, su Autobiografía, ha sido el pretexto escogido por el Historiador de la Ciudad, para que la Habana festeje públicamente el centenario de un acontecimiento, que fija en nuestros anales como un amoroso punto de partida de la lucha por la igualdad y la fraternal comprensión de las razas que conviven en esta tierra.3

1 J. L. Franco, p.18. 2 J. L. Franco, p.18. 3 J. L. Franco, p.9.

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Il relate ainsi la visite de Manzano dans une tertulia de Del Monte, lors de laquelle il a

lu son poème « Mis treinta años », qui lui valut la collecte pour sa liberté. On retrouve

dans ce passage la vision manichéenne de la dichotomie société coloniale bourgeoisie

qui représente alors le futur et le progrès de l’île. Il étend l’ascension et la liberté de

Juan Francisco Manzano à celle des classes opprimées et en fait un symbole :

Cien años han transcurrido desde la tarde en que escucharon los habituales concurrentes a la selecta tertulia de Domingo del Monte, plenos de emoción, subyugados por la belleza y el amargo reproche de su contenido, el soneto Mis treinta años, de Manzano. Por primera vez en la historia colonial de Cuba, un hombre negro era admitido en la intimidad de un círculo cultural de tantos prestigios. Se reunían los representativos más destacados, intelectuales de positivo valer, de la naciente burguesía blanca ; minoría exquisita que influida por el mensaje que les llegaba, como un eco lejano, de la Revolución francesa y el americanismo bolivariano, comenzaba a levantar, traducidos en postulados políticos y sociales de significación liberal, los cimientos de la futura sociedad cubana. Allí se inició la cuestación pública para manumitir al esclavo Juan Francisco Manzano. Este hecho, al parecer tan insignificante, tiene para la historia de las luchas por la liberación del negro, y por la de todas las clases oprimidas y explotadas que componen la nación cubana, una importancia extraordinaria. En los años de dramática negrura de la sociedad colonial, tiranizada por la brutalidad despótica y militarista de Vives, Tacón y O’Donnell – gobernadores de plazas sitiadas, régimen excepcional en que vivió durante mucho tiempo este país – auxiliados por las camarillas de explotadores de la esclavitud, 1836 se nos presenta – al calor del gesto singular del cenáculo delmontino de acoger bondadosamente a Manzano el esclavo –, como una llamarada luminosa de libertad y de humanos resplandores. Un hito que señala en el camino de la historia la bifurcación de rutas diversas, el comienzo de una nueva era fraternal e igualitaria para todos los cubanos, blancos y negros.1

Il confère à l’histoire de la liberté de Manzano une dimension symbolique dans

la mesure où il étend son expérience à la classe à laquelle il appartient. Un siècle plus

tard, il perçoit cet évènement comme un point de départ, un amoroso punto de partida,

autrement dit un élément fondateur dans l’histoire cubaine.

• La lecture de l’autobiographie de Manzano par J. L. Franco.

Dans une troisième partie, intitulée « Esclavitud y Poesía », J. L. Franco résume

la vie de Manzano, en s’appuyant sur certains passages de l’autobiographie et en y

ajoutant ses commentaires. Son résumé prend la forme d’une courte biographie. Il

commence par délivrer l’identité de Manzano : sa date de naissance, le nom de ses

parents et celui de ses maîtres. Il met en avant l’effet que produit le récit de Manzano

sur le lecteur : « En las páginas de la Autobiografía que hicieron llorar a Suárez y 1 J. L. Franco, p.9.

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Romero, a Del Monte y a Calcagno, cuando leyeron las crueldades de que fue objeto el

pobre Manzano, encontramos escenas capaces de horrorizar el espíritu mejor

templado. »1 Il résume ensuite la scène où Manzano, qui s’est endormi un soir sur la

calèche et a fait tomber la lampe, est puni de coup de fouets, aux côtés de sa mère qui a

tenté de s’interposer. Dans sa description de la scène, il ajoute un élément dramatique

qui amplifie l’horreur de l’épisode raconté. Il précise que Manzano et sa mère étaient

alors « semi-desnudos los dos », alors que cette indication n’apparaît pas le récit de

Manzano.

On a parfois l’impression qu’il épouse le point de vue de Manzano, l’image qu’il

montre de lui, dans la mesure où il se prend à l’histoire de Manzano qui se raconte dans

l’autobiographie comme conteur de d’histoires fantastiques. Il écrit à ce propos : « Lo

rodean esclavos y libertos para oírlo recitar con exquisita dulzura sus versos, o declamar

con pasión cuentos pintorescos. »2. Il vante son talent d’artiste et son imagination. A

travers les termes positif de l’expression « exquisita dulzura », il révèle un certain

enthousiasme et une certaine sympathie pour le poète. Dans le passage suivant, il parle

de son génie : El verso brota en él espontáneamente. No sabía leer, ni escribir, y en su cabeza infantil ya bullían inquietas las décimas que recitaba a los demás compañeros de cadena, que se admiraban de la precocidad de aquel negrito genial. Su imaginación calenturienta crea cuentos fantásticos, acaecidos en mundos extraños de brujas y de guerreros, poblados de ídolos feos y obsesionantes y apariciones milagrosas. En ellos se mezclan sermones de Fray Luís de Granada – que su madrina Trinidad de Zayas le hizo aprender de memoria a fuerza de leérselo diariamente – con las historias del poverello de Asís, relatadas por el padre Moya, franciscano y confesor de la marquesa, y con las leyendas y tradiciones de África aprendidas de los que vinieron de allá. Bellas leyendas de tribus guerreras y de cocodrilos sorprendentes, que se cuentan de padres a hijos y que cultivan los espíritus selectos de la tierra africana.3

Il montre Manzano comme un être exceptionnel, doué de talent, ce n’est plus

l’image du martyr, dominante dans le discours de Calcagno, mais plutôt celle d’un

« génie », quelque peu mystérieux, et qui inspire de la sympathie. Cet aspect mystérieux

lui viendrait d’un héritage africain que Manzano ne revendique pas dans

l’autobiographie. Les éléments « tribus guerreras », et « cocodrilos sorprendentes », qui

n’apparaissent pas dans l’autobiographie, viendraient de l’imagination de J. L. Franco et

1 J. L. Franco, p.23. 2 J. L. Franco, p.25. 3 J. L. Franco, p.25.

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serviraient à ajouter des éléments pittoresques à l’univers de Manzano. Ces éléments

faisant référence à une réalité africaine lointaine et imaginée.

De plus, il contribue à façonner le personnage de Manzano, en le romançant à sa

façon. Dans le passage suivant, il se détache du point de vue subjectif de

l’autobiographie et en donne une vision extérieure. Il représente Manzano sur la calèche,

ce qui rappelle quelques scènes de l’autobiographie, et renvoie à son métier de page,

allant jusqu’à décrire la couleur et l’expression de ses yeux. Or, à aucun moment

Manzano ne parle de ses yeux dans l’autobiographie. J. L. Franco, ajoute au personnage

une dimension supérieure et sa touche personnelle. Les yeux sont indéniablement la

partie du corps la plus vivante et la plus expressive.

Matanzas conocía y admiraba al pobre niño prodigio, con algo de supersticioso temor. Lo veían cruzar tras la calesa de la tiránica señora con su traje de oro y azul, llevando en las manos el farolillo, mientras que en sus ojos soñadores, dulces y profundamente obscuros creían adivinar la amargura infinita de su callado dolor.1

Il lui donne dans ce passage un regard et une expression qu’il déduit du récit que

Manzano fait de lui. Sa façon de le décrire révèle de plus un certain attachement pour le

personnage. Il intègre donc dans son discours d’historien une part de fiction, produit de

son identification au récit de Manzano, qui acquière une dimension véritable de part sa

situation d’énonciation, c'est-à-dire de part le fait que ce discours intègre un livre

d’histoire.

Trente cinq ans après la publication des Cuadernos de Historia Habanera, J. L.

Franco publie l’autobiographie ainsi que des poèmes de Manzano, et une étude de

Ismaël Moliner, « El silencio de Manzano », dans un ouvrage de poche, accessible à un

plus large public, intitulé Obras. Cette édition vise à en vulgariser la diffusion, car il ne

s’agit plus d’un « cahier historique », qui serait aujourd’hui une « revue spécialisée »

dans le domaine de l’histoire, mais un ouvrage de poche faisant partie de la collection

« Biblioteca Básica de Autores Cubanos ». Franco reprend à cette occasion la

préoccupation de Calcagno, en en vulgarisant la réception, il fait de l’histoire de

Manzano un exemple historique :

Con ese mismo propósito habíamos preparado una nueva edición revisada y aumentada de la Autobiografía, cartas y versos de Manzano, que ahora publica la Editorial de Arte y

1 J. L. Franco, p.26.

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Literatura en su colección Biblioteca Básica de Autores Cubanos, enriqueciéndola con otros trabajos. Se da así oportunidad a la joven generación cubana, como pedía hace más de cien años Francisco Calcagno, de estudiar la dolorosa existencia de Manzano como ejemplo histórico de un pasado pleno de angustia y sufrimiento para el pueblo cubano.1

J. L. Franco se sert donc de l’autobiographie de Manzano, non plus comme instrument

politique car l’esclavage est aboli, mais comme élément constructeur d’identité cubaine.

Il s’en sert également pour condamner le régime colonial déchu, afin de renforcer les

fondements du régime républicain.

2. L’actualisation de Schulman : autobiographie au service de l’histoire

« des gens sans histoire ».

a. Question de la réception de l’autobiographie dans les années 1970 : permettre une

plus grande diffusion auprès du lecteur contemporain de Schulman.

L’ouvrage de Schulman s’intitule Autobiografía de un esclavo. Contrairement à

J. L. Franco, il porte son attention sur l’autobiographie de Manzano, et ne publie ni les

lettres à Del Monte, ni ses poèmes. Dans ses « palabras preliminares », il pose d’abord

la question de la réception de l’autobiographie, et se propose de diffuser plus largement

l’autobiographie en en « modernisant » le texte et en le publiant dans une édition plus

accessible que celle de Franco, qu’il qualifie de « curiosidad bibliográfica ». Il souhaite

vulgariser la diffusion de l’autobiographie, et offrir au public un texte à la fois fidèle et

compréhensible.

El texto-base que utilizamos es el de José L. Franco, Autobiografía, cartas y versos de Juan Francisco Manzano (La Habana: Municipio de la Habana, 1937), la única edición en español. Este “Cuaderno de Historia Habanera”, de ejemplar preparación cuidadosa, es una curiosidad bibliográfica, casi inasequible hoy en día, Pero por tratarse de una obra de singular importancia histórica y literaria, decidimos no reproducir el texto de Franco, en la cual aparece el manuscrito original con todas sus deficiencias ortográficas y sintácticas que tanto dificultan su lectura. Nos pareció que el lector contemporáneo, interesado más que nunca en los temas de literatura negrista, la esclavitud, el subdesarrollo y la dependencia cultural, requería un texto fidedigno y moderno. Así nació la idea del texto que ahora ofrecemos al público.2

1 J. L. Franco, in Obras, p.IX 2 I. A. Schulman, p.10

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Cette fois, la difficulté de publier le texte tel qu’il a été écrit tient plus à

l’orthographe de l’esclave qu’à un souci de censure. L’actualisation confère un aspect

plus « fini » et « autonome » à l’autobiographie de Manzano, mais cela retire, il est vrai,

« l’authenticité » de l’écriture de Manzano, qui, avec sa maladresse, rappelle

directement sa condition d’esclave comme nous l’avons vu précédemment.

b. L’apport de l’autobiographie pour une nouvelle lecture de l’histoire cubaine,

pour la « historia de la gente sin historia », histoire et référencialité.

Pour Schulman, l’autobiographie sert à une nouvelle lecture de l’histoire cubaine

qui dépasse le cadre d’une histoire écrite par la classe dominante, pour intégrer

l’histoire des classes exploitées qui jusque là étaient étudiées du point de vue de cette

même classe dominante, en tant que force de travail. Il cite à ce propos un passage de

l’essai de José Antonio Portuondo, intitulé « Hacia una nueva historia de Cuba », daté

de 1963, où il est écrit : « hasta aquí, no hubo más historia entre nosotros que la que se

dedicó a estudiar el ascenso y decadencia de la clase hegemónica, dominante : la

burguesía insular ». Il recommande alors d’inclure dans l’historiographie cubaine « las

clases explotadas y sus luchas constantes – rebeliones de esclavos y de trabajadores

libres, la organización obrera, las huelgas… »1. A la suite de quoi, Schulman écrit : « En

el fondo, esta reestructuración histórico-literaria constituye una búsqueda de las

auténticas raíces culturales de la nación, una nueva definición del « centro » o del

« eje » del proceso histórico cubano. En la literatura ha dado origen al género

testimonial reciente, género que destierra la « historia de la gente sin historia » »2. Il

s’agit donc pour ce courant historique de se baser sur des témoignages pour élaborer

l’histoire des populations oubliées de l’historiographie traditionnelle, d’écrire l’histoire

des gens sans histoire, d’après l’expression qu’il emprunte à l’historien Pedro

Deschamps Chapeaux. De plus, l’étude de ces populations participe de la construction

de l’identité nationale cubaine.

A la suite de ces considérations, on peut voir qu’à travers le titre qu’il donne à son

ouvrage, Autobiografía de un esclavo, Schulman fait valoir la dimension représentative

1 J. A. Portuondo, « Hacia una nueva historia de Cuba », in Critica de la época y otros ensayos, Santa Clara, Universidad Central de las Villas, 1965, p.26, cité dans I. A. Schulman, Autobiografía… p.17. 2 I. A. Schulman, Autobiografía… p.17.

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de l’autobiographie de Manzano pour la catégorie des esclaves, en en faisant en quelque

sorte un porte-parole de cette classe. Son discours devient alors valable pour un groupe

social et dépasse l’individu Manzano. Il écrit de plus au début de son introduction : « En

su Autobiografía, Manzano describe la atribulada existencia de un esclavo urbano,

criollo y mulato, a mediados del siglo XIX en la isla de Cuba. Es un relato trágico que

hizo llorar a sus contemporáneos y que, de modo indirecto, condenó una de las formas

de opresión más nefasta inventada por el hombre. » 1 . A travers ces propos, on a

l’impression que Manzano raconte l’histoire d’une catégorie plutôt qu’une histoire

individuelle, ce qui correspond à une vision marxiste de l’histoire et de la littérature.

Schulman fait valoir la dimension représentative de l’autobiographie de Manzano. Il

emploie de plus le verbe « décrire » pour se référer à l’acte d’écriture de Manzano. Il

adhère ainsi à une conception référencialiste de la littérature. Le verbe « décrire » donne

une impression de passivité de la part du locuteur, ou d’un point de vue plus

pragmatique, de l’agent producteur d’énonciation. Il donne également une impression

d’objectivité de la relation des faits, une description se faisant généralement d’un point

de vue extérieur. Cette apparente objectivité répond également aux besoins de l’histoire,

qui se doit d’étudier des faits réels et d’avoir un rapport scientifique à la réalité. Comme

nous l’avons vu, l’histoire a besoin d’appréhender le discours de Manzano comme

« vrai » pour pouvoir l’exploiter comme témoignage et s’en servir à l’élaboration de

l’histoire.

On peut se demander si Manzano dans son discours ne fait que décrire son

existence. Si on l’envisage d’un point de vue pragmatique du langage qui considère que

le langage ne sert pas seulement à décrire mais également à agir sur le monde, on peut

supposer, que Manzano au moment d’écrire son récit, est conscient de l’effet qu’il va

provoquer sur le lecteur. D’ailleurs, si Schulman semble adhérer à la conception

référencialiste de l’autobiographie de Manzano, il pose tout de même la question de

intention de l’auteur.

1 I. A. Schulman, op.cit., p.13.

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c. La question de l’intention de l’auteur.

Dans son introduction, Schulman apporte un nouvel élément pour la lecture de

l’autobiographie de Manzano car il pose la question de l’intention de l’auteur, qui

n’avait jusque là pas été considérée. On peut lire dans les lignes suivantes :

La lectura de ese libro tétrico basta para condenar la institución de la esclavitud. El lector contemporáneo se preguntara – quizá como los tertulianos de Del Monte – si en el fondo el esclavo, al escoger y ordenar los trozos de su existencia deshumanizada, deseaba probar que no había sido vivificado por el sistema esclavista. ¿No justificaría o probaría así la tesis de Del Monte de las “generosas excepciones” enalteciendo, en el proceso, su propia superioridad y confirmando la noción de los patricios cubanos de que el esclavo merecía un tratamiento más humano.1

Schulman pose la question de l’agencement du récit de Manzano et de son

intention, il sort ainsi de la dimension purement textuelle. On n’a plus l’impression que

le texte aurait été « pondu » par la nature. L’auteur comme personne empirique semble

davantage présent dans la réalisation de son texte. Il pose la question de l’intention de

l’auteur dans le discours de l’autobiographie, qui serait celle de prouver qu’il n’avait

pas été avili par sa condition d’esclave. Il choisit les termes « escoger » et « ordenar »,

deux verbes d’actions qui impliquent l’exercice de la volonté intellectuelle du sujet pour

l’action qu’ils expriment. Schulman se pose la question de l’auteur qui agence le récit,

ce qu’on ne trouve pas dans les prologues précédents dans lesquels les auteurs

semblaient se limiter au personnage littéraire de Manzano dans l’autobiographie.

Schulman commence donc dans son étude de l’autobiographie de Manzano à

proposer une vision plus individuelle et personnalisée du récit. C’est également ce que

va faire Abdeslam Azougarh dans son édition de 2000.

3. L’édition d’Abdeslam Azougarh en 2000.

a. Donner ses Lettres de Noblesse au poète Juan Francisco Manzano.

Abdeslam Azougar, professeur du Département de Langues et Littératures

romanes de l’Université de Genève, publie en 2000 un ouvrage intitulé Juan Francisco

1 I. A. Schulman, op. cit, p.16

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Manzano, Esclavo Poeta en la Isla de Cuba. Cet ouvrage contient un prologue écrit par

lui, intitulé « Destino y Obra de Juan Francisco Manzano », l’autobiographie,

l’ensemble de ses poèmes, la pièce de théâtre Zafira, ainsi que les lettres de Manzano

adressées à Del Monte, puis à sa femme, au moment où il est emprisonné suite à la

répression de la Conspiración de la Escalera. Azougarh souhaite regrouper l’ensemble

de l’œuvre de Manzano, et présenter au public une sorte d’anthologie. Il récuse les

critiques faites jusque-là sur le poète Manzano, et cherche à lui donner en quelque sorte

ses Lettres de Noblesse et à le valoriser en tant que poète. Il écrit ainsi au début de son

étude :

Dos siglos después del nacimiento de Juan Francisco Manzano (1797-1853), es injusto seguir considerándolo el esclavo ‘sumiso’ o el poeta del ‘silencio’, y que su obra permanezca fragmentada y dispersa en manuscritos inéditos, publicaciones periódicas y estudios especializados. Se ha hablado muy poco del poeta, y la crítica ha concentrado su atención en la Autobiografía de Manzano y en su condición de esclavo ‘ajeno’ a la República de las letras. Silencioso se consideraba a Manzano, al ciudadano libre, pues, según la critica, una vez libre e integrado al mundo de los blancos, dejó de escribir y, sobre todo, de condenar la esclavitud. No obstante esto no fue así, como veremos a continuación, gracias a unos poemas escritos después de su liberación, algunos de los cuales todavía no rescatados, desmienten esta aseveración critica.1

En le valorisant en tant que poète, Azougarh semble vouloir amener les lecteurs

à considérer la dimension « littéraire » de son œuvre, et à ne plus seulement se limiter à

l’autobiographie, considérée comme témoignage et non comme texte littéraire.

Azougarh apparaît comme un médiateur souhaitant réhabiliter le poète et son œuvre.

b. Démentir l’image de l’esclave soumis et silencieux.

Abeslam Azougarh dit vouloir réparer une injustice, et démentir une image

erronée de Manzano, véhiculée par la critique. Il dénonce en particulier Ramón Guirao,

celui que R. Friol nomme le Redescubridor car il est le premier à parler de Manzano au

XXe siècle. Il écrit à propos de la critique de Guirao : « Lo que si es cierto es que esta

lectura, como se verá a continuación, va a marcar las pautas de una recepción errónea,

cuando no injusta, de la obra de Manzano a lo largo de nuestro siglo. »2.

1 A. Azougarh, Juan Francisco Manzano, Esclavo Poeta en la isla de Cuba. p.9 2 A. Azougarh, ibid, p.16. Nous avons cité le texte de Ramon Guirao précédemment dans la partie concernant le panorama des différentes publications.

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Il dément de plus le silence attribué au poète Manzano une fois sa liberté acquise.

Nombreux sont les auteurs qui ont tenté de l’expliquer. Ils en ont, entre autres, tiré la

conclusion qu’une fois libre, n’ayant plus rien contre quoi lutter, Manzano aurait perdu

ses dons de poètes, ou encore que, devant gagner sa vie par ses propres moyens, il

n’aurait plus eu le temps ni l’esprit à composer de la poésie. On sait cependant que

Manzano publie jusqu’en 1844, année où il est incarcéré à la suite de la découverte de la

Conspiración de la Escalera. Il critique également les infidélités commises au récit de

Manzano par les médiateurs du XXe siècle, J. L. Franco et I. A. Schulman : « Iván

Schulman, basándose en la transcripción de José Luciano Franco, y no en el manuscrito

autógrafo de Manzano, hizo una edición corregida y modernizada de la Autobiografía.

Además de cometer errores e infidelidades, I. A. Schulman reprodujo los errores de la

transcripción de José Luciano Franco. »1.

c. Considérer les aspects sociologiques autour de la genèse de l’autobiographie et leur

influence sur son écriture.

Contrairement aux médiateurs précédents, Abdeslam Azougarh prend

pleinement en considération les aspects sociologiques de l’écriture de l’autobiographie

par Manzano. Il évoque explicitement quelles pouvaient être les préoccupations de

Manzano par rapport au lecteur, le premier lecteur étant Del Monte. Il présente

Manzano comme une personne consciente des enjeux de son écriture. Il prend donc en

compte la volonté et la présence de l’auteur dans son discours. Il ajoute ainsi la

dimension de l’auteur à la lecture de l’autobiographie, ce qui la modifie nécessairement.

Il ne se limite pas à l’histoire du récit, comme l’ont fait Calcagno et Franco qui, comme

nous l’avons vu, dramatisaient, racontaient à leur façon l’histoire de Manzano, d’abord

pour en faire un martyr, chez Calcagno, puis un personnage doué, mystérieux et

attanchant, chez Franco. Cet aspect sociologique semble alors nécessaire à prendre en

compte au moment de la lecture de l’autobiographie. Una ojeada al manuscrito revela que su autor escribiría de corrido: escritura espontánea de alguien que se apresta a escribir su autobiografía, ejercicio no exento de riesgos y de dificultades. Teniendo en cuenta tanto el objetivo de la escritura misma de la Autobiografía como las expectativas del lector – Del Monte en primera instancia –, lo escrito ha de plegarse a requisitos editoriales y una expresión literaria socialmente

1 A. Azougarh, op.cit., p.16-17

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‘adecuada’. Más que nadie consciente de esta situación, y de los riesgos que conlleva publicar su autobiografía, Manzano, en una carta a su protector Del Monte, le recuerda su condición con palabras altamente definitorias y promete aceptar las reglas del juego:1 “temo desmerecer en su aprecio un ciento por ciento; pero acuérdese su merced cuando lea, que yo soy esclavo, y que el esclavo es un ser muerto ante su señor; y no pierda en su aprecio lo que he ganado. Consideradme un mártir y hallaréis que los infinitos azotes, que ha[n] mutilado mis carnes aún no formadas, jamás envilecieron a vuestro afectísimo siervo, que, fiado en la prudencia que os caracteriza, se atreve a chistar una palabra sobre esta materia, y más cuando vive quien me ha dado tan largos ratos que gemir.”

Pour lui, les contraintes sociologiques expliqueraient les « euphémismes » et les

« autocensures » de Manzano dans le récit de certaines scènes de torture, ainsi que le

fait que Manzano donne de lui une image d’esclave obéissant. Certains, dont Ramón

Guirao, lui reprochent son image soumise et obéissante. C’est une image qu’il donne de

lui et qu’on lui attribue, déjà à son époque, et qui se dégage notamment de la

comparaison que fait de lui Del Monte avec Plácido, poète mulâtre, comme nous

l’avons vu dans l’ouvrage de Calcagno. Cependant, nous pensons que dans ce passage

de la lettre de Manzano à Del Monte, Manzano ne se limite pas à montrer qu’il connaît

sa condition d’esclave et les dangers qu’il encourt en écrivant sur sa vie, mais il oriente

également la lecture lorsqu’il écrit « Consideradme un mártir… ». Le mode impératif

indique que le discours de Manzano vise à produire un effet sur son interlocuteur. On

retrouve l’image du martyr à plusieurs reprises dans le récit de Manzano, image

alimentée par son apparente passivité face à ses mauvais traitements.

Abdeslam Azougarh s’intéresse également à la genèse du livre, et tente

d’expliquer sa création. Cet acte peut paraître, selon nous, assez intriguant et chargé

d’enjeu, à la fois pour celui qui commande et pour celui qui écrit. Selon Azougarh, du

côté de Del Monte, la commande de l’autobiographie répond à deux préoccupations,

elles-mêmes liées entre elles. Il s’agit de démentir le péril noir à travers la

représentation d’un esclave docile, imitant le blanc, et de rendre possible son intégration

à la société cubaine. Il écrit à ce propos : « se trataba de incorporar al silenciado esclavo

al espacio de la lengua (poder) nacional, con todo tipo de limitaciones propias de la

escritura hecha en nombre o con la voz del ‘otro’ en la época2. » Il écrit un peu plus

loin : « se trata de desmentir el « peligro negro » o, si se prefiere, la imagen del negro

rebelde difundida principalmente por la revolución haitiana3. » Il met également en

1 A. Azougarh, op. cit., p.17 2 A. Azougarh, p.18 3 A. Azougarh, p.21

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évidence la capacité d’identification et d’imitation de Manzano, intégration par

imitation, au détriment des origines africaines. Manzano se définit d’ailleurs comme

cubain. Il s’accorde de plus avec Schulman pour dire que Manzano représentait une

figure idéale de représentation d’esclave et que selon Del Monte, il appartiendrait aux

exceptions dont il parle dans un de ses écrits : « Manzano representaba une sujeto

idóneo para una representación desde arriba de un esclavo al que se consideraba

excepcional »1.

Pour Manzano, l’enjeu semble à peu près similaire dans le sens où il cherche

également à s’intégrer à la société blanche. L’écriture est une marque d’adhésion à la

société blanche, et lui permet une certaine reconnaissance. Il écrit à ce propos : « Para

Manzano, escribir es un acto que traduce conscientemente una voluntad de ascensión

social y de integración. »2.C’est donc pour Manzano un chemin vers une libération,

dans la mesure où l’ascension sociale et l’adhésion aux groupes des blancs l’éloignent

de son statut juridique d’esclave. Manzano, en s’identifiant à la société blanche, tend

vers une intégration par assimilation. C’est, du moins, un des chemins possibles pour

sortir du statut d’esclave. L’enjeu de Manzano au moment où il écrit est principalement

sa liberté. L’autobiographie, ainsi que sa poésie et l’ensemble de ses écrits constituent

indubitablement un vecteur d’ascension sociale. Et, selon Azougarh, ce facteur est à

prendre en compte au moment de lire l’autobiographie : « No escribe su autobiografía

para ajustar cuentas con su pasado o para encontrarle un sentido a su existencia, sino

que escapa las reglas del genero autobiográfico escribiendo sobre su vida para poder, al

fin, vivirla. Y es bajo esa premisa como hay que leer su Autobiografía.3 ». Il ne faudrait

donc pas rechercher la finalité de l’autobiographie dans une quête du passé mais du

futur. A l’instar de Schulman, Azougarh met en avant l’intention de l’auteur, l’enjeu

que représente l’autobiographie, considérant que cela oriente clairement la l’écriture.

Azougarh envisage donc l’écriture de l’autobiographie d’un point de vue pragmatique

On est loin de l’éloge de la véridicité et de l’authenticité du discours de Anselmo Suárez,

de Fransisco Calcagno, et de J. L. Franco.

1 A. Azougarh, op. cit. p.28 2 A. Azougarh, op. cit., p.30 3 A. Azougarh, op. cit., p.27

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d. Consacrer l’auteur Manzano dans l’histoire des Lettres Cubaines.

Poser la question du genre.

Suivant sa volonté de réhabiliter Manzano, il appréhende également

l’autobiographie dans une perspective philologique, et montre que Manzano aurait pu

être le premier romancier cubain. En effet, dans une lettre adressée à Del Monte,

Manzano évoque un projet d’écriture de roman, de novela propiamente cubana. A

travers ces propos, Manzano participe de l’intégration cubaine. Il écrit ainsi : Al momento que vi lo que en ella me pide su merced, me he preparado para haceros una parte de la historia de mi vida, reservando los más interesantes sucesos de ella para si algún día me hallo sentado en un rincón de mi patria, tranquilo, asegurada mi suerte y subsistencia, escribir una novela propiamente cubana.1

Même s’il n’a pas du trouver le moment de tranquillité propice à l’écriture du

roman dont il parle ci-dessus, Manzano commence à rédiger son autobiographie en

1835, avant que Ramón de Palma n’écrive ce qui allait être reconnu comme le premier

roman cubain, Matanzas y Yumurí en 1837, et Anselmo Suárez son roman Francisco.

Par conséquent, à l’instar de R. Friol, Azougarh reconnaît Manzano comme un des

précurseurs du genre romanesque à Cuba : « para nosotros, Manzano, con una visión de

futuro, contribuye a la fundación del género en Cuba2. ». C’est ce que s’était proposé de

démontrer R. Friol dans son ouvrage Suite para Juan Francisco Manzano où il écrit à

propos du projet de Manzano : « si el proyecto no alcanzo realización, bien se puede

considerar a Manzano como el frustrado fundador de la novela cubana »3. Il semblerait

que Roberto Friol envisage le récit de Manzano plus comme un roman, une

autobiographie se rapprochant nécessairement de la fiction. C’est d’ailleurs cette

considération qui lui a permis de consacrer Manzano comme le premier fondateur du

roman. Il est vrai d’ailleurs que Manzano parle de historia, la première fois qu’il se

1 J. F. Manzano, Lettre du 29 septembre 1835, in A. Azougarh, p.110. 2 A. Azougarh, p.25. De son côté 3 R. Friol, Suite para Juan Francisco Manzano, p.30. Roberto Friol place en épigraphe à son chapitre su l’autobiographie une citation de Miguel de Unamuno qui brouille les frontières entre roman et autobiographie : « Pero es que hacer comentarios es hacer historia. Como escribir contado como se hace una novela es hacerla. ¿Es más que una novela la vida de cada uno de nosotros? ¿Hay novela más novelesca que una autobiografía? ». Il s’appuie sur ces propos pour écrire à la fin du chapitre « si se aceptan las palabras de Unamuno que hemos empleado de exergo, entonces no caben dudas : con su autobiografía, Juan Francisco Manzano funda la novela cubana. » p.30

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réfère à la commande de Del Monte, et que son projet de novela propiamente cubana se

base sur des éléments de sa vie.

Pour A. Azougarh, si Manzano contribue à la fondation du genre romanesque, il

ne considère pas pour autant son récit comme un roman, mais lui confère le caractère de

texte hybride, partagé entre le témoignage et l’autobiographie. Il fait alors remarquer

qu’il est le seul esclave de l’Amérique Hispanique à avoir écrit ce genre de texte :

« Manzano es el único esclavo que escribió un texto autobiográfico-testimonial que se

conoce en Hispanoamérica. »1. Azougarh définit le texte comme autobiographique dans

le sens où il met en valeur sa singularité et comme testimonial pour son caractère

informatif, dans le sens où ce qu’il écrit « ofrece un testimonio que pueda servir como

informe sobre la esclavitud escrito por una de sus víctimas »2. Il précise un peu plus loin

que la dimension testimoniale de l’autobiographie se limite à l’esclave domestique, qui

n’avait pas le même mode de vie que les esclaves des plantations.

4. La traduction en français de A. Yacou.

En 2004, Alain Yacou décide de publier une édition bilingue espagnol/français,

tel que le lui avait suggéré de José Luciano Franco. Il traduit le prologue de Franco de

1937, ainsi qu’une lettre adressée à Del Monte où Manzano parle de l’autobiographie,

sans la nommer ainsi. Il ajoute à la fin une étude intitulée « L’esclave dans son monde

et l’œuvre dans ses contextes. » Le titre de la couverture de l’ouvrage est le suivant : Un

esclave-poète à Cuba au temps du péril noir, et il intitule l’autobiographie « Une vie

d’esclave ». Ces titres, à l’instar de celui de l’édition de Schulman, confèrent encore une

fois une dimension représentative à l’autobiographie de Manzano.

1 A. Azougarh, p.25. 2 A. Azougarh, p.28.

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Conclusion.

Au cours de notre développement, nous avons pu abordé la question de la

publication du récit de Manzano. Nous avons aussi pu montré que, s’agissant du

discours d’un esclave, il ne pouvait être publié sans la participation d’un médiateur.

D’abord, au XIXe siècle, pour pouvoir présenter, et en quelque sorte légitimer son

discours dans le monde éditorial de la classe dominante blanche, puis au XXe siècle, la

médiation semble s’imposer pour des raisons plus pratiques. D’une part, car il n’exsiste

pas de texte imprimé intégral datant de l’époque de Manzano, d’autre part, car, d’après

les critiques, l’écriture de Manzano serait assez difficile à déchiffrer. Cela explique

d’une certaine manière qu’ils puissent prendre la liberté de modifier ou d’adapter le

public d’origine à un public visé. Ces différentes médiations ont donc abouti à des

publications diverses et chaque médiateurs, devant redonner une autorité au texte, ne

serait-ce qu’en inscrivant le nom de l’auteur sur la couverture de leur ouvrage, ont

également contextualisé le discours de Manzano en l’accompagnant de commentaires

sur les années 1830, et se sont exprimés sur l’histoire de Manzano. Nous avons ainsi pu

mettre en lumière, tout en nous appuyant sur des théories sur le genre autobiographique

et le langage, les différentes lectures faites par les médiateurs et critiques de

l’autobiographie de Juan Francisco. Nous avons ainsi pu voir que l’autobiographie revêt

à la fois le caractère de discours naturel et véritable, ce qui fait son charme et sa force

selon A. Suarez et F. Calcagno, et qui peut servir d’instrument pour la politique

abolitionniste. L’auteur empirique est alors absent de leur considération, et le discours

est assumé comme vrai. A partir des années 1970, dans le reflux des courants de critique

littéraire de la réception et de la pragmatique, les médiateurs que sont Schulman et

Azougarh prennent enfin en compte les enjeux de l’auteur Manzano, dans leur lecture

de l’autobiographie, et de leurs influences sur l’orientation de son discours. Finalement,

nous nous demandions si, avec les nouvelles technologies et les possibilités de

digitalisation des documents, il ne serait pas possible de numériser le document

manuscrit de l’autobiographie de Manzano et d’en faire ensuite une publication papier,

et permettre ainsi une diffusion du texte original. Nous pourrions ainsi, individuellement

nous faire notre propre lecture de l’autobiographie de Manzano.

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Annexes.

Madden, Richard, Poems a slave in the island of Cuba, recently liberated; translated from the spanish by R. R. Madden, M. D. with the History of the Early life of the negro poet, written by himself; to which are prefixed two pieces descriptive of Cuban slavery and the slave-traffic, by R. R. M., London, Thomas Ward and CO.; 27, Paternoster Row; and may be at the office of the British and Foreign anti-slavery society, 27,

New Broad Street, 1840

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Calcagno, Fransisco, Poetas de color, La Habana, Imprenta Mercantil, 1887, 4ta edición.

.

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Manzano, Juan Fransisco, Autobiografía, cartas y versos de Juan Fco. Manzano, con un estudio preliminar de José L.Franco, La Habana, Municipio de La Habana, 1937.

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Manzano, Juan Fransisco, Autobiografía de un esclavo, Ivan A. Schulman, Madrid, Guadarrama, 1975.

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Manzano, Juan Fransisco, Esclavo poeta en la isla de Cuba, Abdeslam Azougarh, Valencia, Ediciones Episteme, 2000.

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Yacou, Alain, Un esclave-poète à Cuba au temps du péril noir, Autobiographie de Juan Francisco Manzano, (1797-1851), Paris, Editions KARTHALA et CERC, 2004.

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Bibliographie.

CORPUS.

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from the spanish by R. R. Madden, M. D. with the History of the Early life of the negro

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and the slave-traffic, by R. R. M., London, Thomas Ward and CO.; 27, Paternoster Row;

and may be at the office of the British and Foreign anti-slavery society, 27, New Broad

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Manzano, Juan Fransisco, Esclavo poeta en la isla de Cuba, Abdeslam Azougarh,

Valencia, Ediciones Episteme, 2000.

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