l'autobiographie communiste d'institution

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FOR INTÉRIEUR ET REMISE DE SOI DANS L'AUTOBIOGRAPHIE COMMUNISTE D'INSTITUTION (1931-1939) L'ÉTUDE DU CAS PAUL ESNAULT PAR Claude PENNETIER CNRS, Histoire sociale: territoires et militants ET Bernard PUDAL Professeur à l'Université de Clermont-Ferrand, CNRS-CSU "Quant à ma mère après avoir travaillé longtemps comme cuisinière dans les maisons bourgeoises, occupe actuellement une place de mi- cuisinière mi-femme de ménage chez un commerçant, ses opinions sont celles de beaucoup de domestiques influencés par la bourgeoisie, contre le parti en son for intérieur, mais ni membre ni sympathisante à aucune organisation politique adverse "1 (Roger Roby). Introduction L'ouverture partielle des archives soviétiques, et en particulier celles du Centre Russe de conservation et d'étude des documents en histoire contempo- raine (CRCEDHC?, a suscité un considérable intérêt dans la communauté des spécialistes, historiens ou sociologues, du PCF3. Le caractère international de 1. Roger Roby, CRCEDHC, 495 2701750, Autobiographie du 28 octobre 1937, Orléans. 2. Les documents utilisés dans cet article ont été consultés et microfilmés à Moscou dans le cadre de l'élaboration du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, par Claude Pennetier et Nathalie Viet-Depaule. Merci à Rémi Skoutelsky, Michel Dreyfus, Nicole Racine, Serge Wolikow, Jean Vigreux qui ont également travaillé au CRCEDHC et nous ont fait béné- ficier de leur aide. Que soit remerciés les archivistes et chercheurs russes, en particulier Mikhaïl Panteleiev, qui nous ont assuré le meilleur accueil. 3. Cf. articles de Courtois (S.), "Archives du communisme: mort d'une mémoire, nais- sance d'une histoire", Werth (N.), "De la soviétologie en général et des archives en particu- lier", Le Débat, nO 77 et réponses de F. Bédarida et P. Vidal-Naquet dans le nO 78. La revue

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FOR INTÉRIEUR ET REMISE DE SOI DANS

L'AUTOBIOGRAPHIE COMMUNISTE D'INSTITUTION

(1931-1939)

L'ÉTUDE DU CAS PAUL ESNAULT

PAR

Claude PENNETIERCNRS, Histoire sociale: territoires et militants

ET

Bernard PUDALProfesseur à l'Université de Clermont-Ferrand, CNRS-CSU

"Quant à ma mère après avoir travaillé longtemps comme cuisinièredans les maisons bourgeoises, occupe actuellement une place de mi­cuisinière mi-femme de ménage chez un commerçant, ses opinionssont celles de beaucoup de domestiques influencés par la bourgeoisie,contre le parti en son for intérieur, mais ni membre ni sympathisanteà aucune organisation politique adverse "1 (Roger Roby).

Introduction

L'ouverture partielle des archives soviétiques, et en particulier celles duCentre Russe de conservation et d'étude des documents en histoire contempo­raine (CRCEDHC?, a suscité un considérable intérêt dans la communauté desspécialistes, historiens ou sociologues, du PCF3. Le caractère international de

1. Roger Roby, CRCEDHC, 495 2701750, Autobiographie du 28 octobre 1937, Orléans.2. Les documents utilisés dans cet article ont été consultés et microfilmés à Moscou dans le

cadre de l'élaboration du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, par ClaudePennetier et Nathalie Viet-Depaule. Merci à Rémi Skoutelsky, Michel Dreyfus, Nicole Racine,Serge Wolikow, Jean Vigreux qui ont également travaillé au CRCEDHC et nous ont fait béné­ficier de leur aide. Que soit remerciés les archivistes et chercheurs russes, en particulierMikhaïl Panteleiev, qui nous ont assuré le meilleur accueil.

3. Cf. articles de Courtois (S.), "Archives du communisme: mort d'une mémoire, nais­sance d'une histoire", Werth (N.), "De la soviétologie en général et des archives en particu­lier", Le Débat, nO 77 et réponses de F. Bédarida et P. Vidal-Naquet dans le nO 78. La revue

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l'institution communiste, les dimensions clandestines ou cachées du fonction­nement des partis communistes et du mouvement communiste international,les relations entre les directions nationales des PC et les directions de l'IC etdu PCUS, constituent des dimensions de l'histoire du communisme, largementbrouillées, que l'ouverture des archives devrait permettre d'appréhenderdans toute leur complexité.

Les archives qui intéressent les spécialistes de la première moitié du Xxesiècle sont pour l'essentiel conservées au Centre de recherche de conservationet d'étude de documentation en histoire contemporaine, héritière de l'Institutdu marxisme léninisme. Ce centre peut attirer également les spécialistes de lafin du XVIIIe et ceux du XIxe siècles car le fondateur de l'Institut en 1920,David Riazanov, commença à rassembler des fonds importants sur le mouve­ment socialiste et républicain français, comme sur Marx. Nous n'étions pastotalement démunis d'informations sur les fonds conservés à laPouchkinskaia4 puisque des historiens communistes s'y étaient rendus dès lafin des années 70, soit pour un travail de thèse comme Jean Charles qui étaitrevenu avec une ample moisson d'informations sur l'I.S.R.5, soit pour négo­cier la communication sous forme de microfilms d'une partie des fonds fran­çais, microfilms conservés à la Bibliothèque marxiste de Paris.

Dans cette masse documentaire dont l'exploitation commence à peine, lesspécialistes du communisme espéraient bien trouver les autobiographies rédi­gées durant l'entre-deux-guerres, et après-guerre, par les cadres du PCF, à lademande des commissions des cadres, et qu'on savait avoir été envoyées àMoscou6

• Ce fut le cas au-delà des espoirs.

Une des surprises de l'ouverture fut en effet le constat de l'ampleur de ladocumentation biographique. Aujourd'hui encore nous n'en connaissons pastoute l'étendue car aucun inventaire n'en est établi et les tiroirs de fiches sontconservés dans des pièces non accessibles aux chercheurs. On estime à 8000 lesentrées pour la France et on peut imaginer que l'ensemble, U.R.S.S. compri­se, est supérieur à 100000 noms.

Qui y figure? La situation varie beaucoup selon les zones géographiques etles périodes. Mais surtout le contenu du dossier va de la simple feuille, signa­lant la présence d'un militant à Moscou, à trois cents feuillets. Sont présentstous ceux qui ont joué un rôle actif dans les organismes du Komintern et à ladirection des partis nationaux, plus une grande partie des responsables régio­naux et ceux que le service des cadres signale à telle ou telle occasion. Dans cedernier cas la fiche n'est intelligible que si l'on dispose préalablement d'une

(suite note 3) Communisme a consacré un numéro triple aux archives du communisme, nO32-33-34,1993. Cf. aussi Les Cahiers de l'IRM, nO 52-53.

4. Du nom de la rue Pouchkine où se situe le bâtiment du CRCEDHC.5. ISR : Internationale syndicale rouge.6. Cf. Broué (P.), Pennetier (C.), Wolikow (S.), "Les archives de Moscou: les enjeux",

Politis La Revue, nO 7,1994.

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connaissance biographique. D'une manière générale la multiplicité des pseu­donymes, les allusions à des personnes qui ne sont pas clairement nomméessemblent réserver les informations aux lecteurs assidus du Maitron7 • Les che­mises biographiques ne rassemblent pas toutes les informations biographiqueséparses dans les divers dossiers. Les documents clés peuvent être conservésailleurs: dans les dossiers des secrétariats internationaux, dans les fondsnationaux, dans les fonds de l'Ecole internationale léniniste, dans ceux desdiverses Internationales: Internationale syndicale rouge (I.S.R), Krestintern8 ,

Sportintern, Secours rouge international (S.R.I.), et aussi du commissariatmilitaire des Brigades internationales9•

Si l'apport des dossiers biographiques est limité pour les années vingt ­ou du moins lié au hasard d'un document clé -, la moisson est plus riche dansles années trente avec la mise en place de la commission des cadres et la pra­tique des "Bio", des autobiographies d'institution.

Rédigées par des militants qui se sentaient le plus souvent tenus de dire leplus sincèrement possible ce qu'ils étaient, non seulement comme "hommespublics" mais aussi dans leur vie "privée", voire ce qu'ils pensaient ou avaientpensé dans leur for intérieurlO , ces autobiographies constituent des sources pré­cieuses susceptibles d'être interrogées et exploitées de multiples points de vue.

Dans cette communication, nous nous proposons d'esquisser le cadred'analyse de ces documents, sous l'angle d'une problématique faisant toute saplace au "for intérieur" et en prenant un exemple, celui d'un militant, PaulEsnault, que caractérisent à la fois une longue fidélité au Parti communistemais aussi le maintien d'une certaine distance critique, déjà présente dans sapremière autobiographie de 1937.

1 -A PROPOS DU "FOR INTÉRIEUR"

Ainsi que le souligne Jacques Chevallier dans sa contribution, toute pro­blématique "qui pose la relation entre for intérieur et institutions en termesd'opposition et d'extériorité, apparaît irrecevable "11 , ce qui ne veut pas direque "la relation constitutive et consubstantielle qui unit les individus aux insti­tutions" soit "dépourvue de toute consistance". La généalogie du "for inté-

7. Le Maitron, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Les EditionsOuvrières. Période 1914-1939 sous la direction de Jean Maitron et Claude Pennetier, 1981­1993.

8. Internationale paysanne.9. Voir les travaux en cours de Rémi Skoutelsky sur la prosopographie des combattants

des Brigades internationales.10. Un exemple: René Fromage, élève de l'EL! en 1926-1928 rappelle dans son autobio­

graphie qu'il dût faire son autocritique en 1926 à cause de ses liens avec Zinoviev et Trotski. Ilajoute: "je romps toutes relations, sans être toutefois entièrement convaincu de la fausseté dema position", Autobiographie datée du 5 février 1931, CRCEDHC 495 270 8590.

Il. Chevallier (J.), "For intérieur et contrainte institutionnelle", dans ce volume.

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rieur", en interrogeant cette partition privé/public, individu/collectif,démontre que le "for intérieur" est structuré de l'extérieur, qu'il est une desmodalités de l'intériorisation de l'extériorité, de la subjectivation de l'objectif.Il faudrait ici convoquer l'ensemble des recherches qui permettentaujourd'hui de jalonner l'histoire de longue durée de ce procès de civilisationet rendre hommage non seulement aux travaux pionniers de Norbert Eliasmais aussi, contre certaines idées reçues, à "l'école Durkheimienne", en parti­culier aux propositions fondatrices de Marcel Mauss rendues possibles par leshypothèses de Durkheim lui-même sur les conditions d'émergence socio-histo­riques de l'individualité12 • Aloïs Hahn, dans une esquisse de synthèse, a pro­posé une généalogie de la confession et de "l'aveu" dans laquelle il soulignaitque "le point le plus décisif est de savoir quels sont les domaines de la viehumaine qui sont jugés confessables dans telle société, quels aspects peuventdevenir pertinents pour la confession"13. Or l'on sait que l'interprétationdominante de "l'aveu" dans l'histoire du communisme tend à le réduire fré­quemment aux seules logiques policières ou criminelles symbolisées, voire dia­bolisées, dans et par les Procès de Moscou. Si cette dimension représente bienle terminus ad quem, dans l'univers communiste, d'un mécanisme qui conduiteffectivement à "l'aveu", on ne saurait, sans cautionner implicitement unevision conspiratoire de l'histoire, s'y limiter. De l'autobiographie à l'aveu, enpassant par l'autocritique, c'est l'ensemble de la chaîne narrative qu'il impor­te de reconstituer. Dans une société hautement différenciée, "la multiplicitédes groupes auxquels nous appartenons exclut que nous nous fixions sur unsoi unifié"14. Ce que l'expression de for intérieur tend à désigner, c'est cette"boîte noire" de la négociation continuée avec soi dont l'une des modalitésn'est autre que l'adoption d'un récit de vie, constamment remanié, susceptiblede rendre compte de soi et de régler ses actes et prises de position.

La seconde dimension du for intérieur qu'il importe de souligner, c'est évi­demment son caractère "secret" et par conséquent l'ensemble des simulationset dissimulations qu'il autorise. En ce sens, le for intérieur est l'un des pointsd'appui des tactiques au sens que donnait à cette notion Michel de Certeau :"un calcul qui ne peut compter sur un propre, ni donc sur une frontière quidistingue l'autre comme une totalité visible. La tactique n'a pour lieu quecelui de l'autre. Elle s 'y insinue fragmentairement, sans le saisir en sonentier, sans pouvoir le tenir à distance"15. Les tactiques à l'intérieur de l'uni­vers communiste doivent donc être déduites d'un ensemble d'indices particu­lièrement difficiles à appréhender et à interpréter.

12. Mauss (M.), "Une catégorie de l'esprit humain: la notion de personne, celle de "moi",(1938), Sociologie et anthropologie, PUF, 1989.

13. Hahn (A.), "Contribution à la sociologie de la confessiou et autres formes institution­nalisées d'aveu: autothématisatiou et processus de civilisation", Actes de la recherche ensciences sociales, U

O 62-63, 1986.14. Ibid.15. Certeau (M. de), L'Invention du quotidien, vol. 1, Arts defaire, Union générale d'édi­

tions, 1980 (réédité en 1991).

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Ces remarques préalables de mise en "tension" des évidences doxiquess'imposent au seuil d'une étude sur les autobiographies communistes d'institu­tion. Les "bios" que devaient remplir les communistes ont jusqu'à présent étéinterprétées comme autant de violations du "moi" à la fois extorquées parl'institution et offertes à l'institution par les militants, avec la ferveur qui dis­tingue les "fidèles"16. Passer du fichier de police sinon au livre d'or17 du moinsà la socio-histoire du biographique et de l'autobiographique, détourner lesinterprétations et les usages "policiers" pour retrouver les investissementsmilitants dans toute leur complexité, psychologique, sociale et politique, tel estsans doute l'enjeu d'une analyse qui tend à se défaire de toute complicitéconsciente ou inconsciente avec une vision cryptologique18 de l'histoire.

II - L'AUTOBIOGRAPHIE COMME RITE D'INSTITUTION

Le mouvement communiste faisait de la biographie un élément essentiel desa politique de sélection et de contrôle de ses cadres. On connaissait les ques­tionnaires à partir desquels devaient être élaborées les autobiographies19 . 74questions en 1933 puis 78 en 1937, couvrant tous les aspects de la vie sociale,culturelle, militante, professionnelle et idéologique, guidaient le récit autobio­graphique dans le contexte très particulier d'une "institution totale" exigeantune remise de soi d'autant plus librement consentie qu'elle s'inscrivait souventdans un engagement révolutionnaire aux dimensions mondiales fondé sur ladiscipline et le don de soi. Cette "sollicitation" d'exercice autobiographiqueprend place, d'un côté, dans un ensemble de visées institutionnelles relevantd'une politique du personnel aux facettes multiples, spécifique à l'institutioncommuniste. D'un autre côté, les modes d'appropriation du schéma autobio­graphique varient suivant les cadres concernés, les modalités et les degrés de

16. L'analogie scientifiquement construite entre parti communiste et Eglise ne saurait seconfondre avec l'emploi le plus souvent métaphorique de cette comparaison. Il est de ce pointde vue tout à fait significatif que l'accent mis sur le caractère religieux et/ou ecclesial du com­munisme soit fréquemment associé à une vision démonologique ou conspiratoire du commu­nisme. Les usages sensationnalistes auxquels donnent lieu certaines exploitations des archivesde Moscou en témoignent suffisamment.

17. Cf. Pennetier (C.), "Du fichier au livre d'or", dans Nom, Prénom, Autrement, nO 147,1994. Voir aussi Pennetier (C.), " Singulier-Pluriel: la biographie se cherche. L'exemple del 'histoire ouvrière", in Ecrire des vies. Biographies et mouvement ouvrier XIX'-XX, siècles,sous la direction de Wolikow (S.), Editions universitaires de Dijon, 1994.

18. Dewerpe (A.), Espion. Une anthropologie historique du secret d'Etat contemporain,Gallimard, 1995, donne cette définition de l'interprétation cryptologique : "En affectant àl'explication d'un phénomène politique des causes invérifiables relevant de l'occulte, l'inter­prétation cryptologique poursuit des fins multiples et cohérentes: réduire la politique adver­se à un projet de manipulation clandestine; rendre raison de la relation de conflit et des rap­ports de forces politiques par la nature intrinsèquement cryptique de l'adversaire ; rendrecompte des conflits internes et des échecs comme defruits d'actions clandestines menées parcelui-ci. Parce qu'elles ramènent au plus simple le monde social, ces opérations assurent undéplacement réducteur particulièrement payant dans un système politique qui est travaillépar des réalités complexes", p. 104.

19. Cf. annexes de notre Thèse, 1986 (B. Pudal), AN F7 131, Questionnaire joint à unenote de police datée du 10 août 1933.

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remise de soi sont non seulement plurielles et parfois feintes, les maîtrises ducode autobiographique diffèrent. Chaque autobiographie résulte donc d'unetransaction complexe entre l'institution et le militant.

La pratique du questionnaire biographique, pour les cadres du Parti com­muniste, est une des modalités de l'intériorisation de cette remise de soi. Ellesignifie à l'impétrant que la totalité de son histoire individuelle est désormaissous le regard de l'institution et l'invite à faire sien ce point de vue surmoïquede l'institution. Ce don de soi qui commence par le don de sa vie "racontée",c'est-à-dire parfois de ses errements avoués, de ses pensées cachées, ce don desoi est un rite d'institution effectué par des militants qui se sont "réunis" etcherchent dans l'homogénéité du corps partisan et dans sa transparence à soi,l'alliage susceptible d'arracher aux forces du monde un monde différent.

Ces récits autobiographiques prennent une place spécifique dansl'ensemble des biographies édifiantes et des productions autobiographiquesqui caractérisent l'univers partisan communiste. De la biographie édifiante,écrite ou dite, aux autobiographies, le militant est convié par l'identificationbiographique à conduire et à modeler sa destinée. L'autobiographie rédigée àla demande des responsables aux cadres est un rite d'institution qui annulesymboliquement la séparation vie privée/vie publique au profit de l'institu­tion, annulation diversement acceptée par les militants suivant leur rapport àl'institution. Elle fait du secret privé un secret d'institution, participant ainsià édifier la frontière entre un "eux" et un "nous", un "dedans" et un"dehors", ainsi que l'écrit ingénument Lucien Monjauvis2o , en affectant lemilitant autobiographié à sa place dans la hiérarchie du secret d'institution21 •

Les autobiographies déposées à Moscou révèlent d'ailleurs parfois d'authen­tiques secrets d'institution. Celle d'André Wurmser, par exemple, rédigée àl'Ecole Léniniste Internationale au début des années trente, montre que cedernier était membre du P.C. bien avant la date officielle de son adhésion22

, cequi conduit à réévaluer son rôle dans l'animation de la mobilisation des intel­lectuels durant les années trente. Cette annulation symbolique n'est pas sanseffet: elle peut être au principe d'un véritable clivage du "moi", d'une sorte

20. Lucien Monjauvis dans son autobiographie du 19 mars 1932 écrit: "Nos relations defamiUe quoique bonnes ne sont pas très suivies et à part celles du parti nous n'avons aucuneliaison au dehors" (souligné par nous), CRCEDHC 495 193 216.

21. Cf. Lavabre (M.-C.), Le fil rouge, sociologie de la mémoire communiste, PFNSP, 1994 :"La hiérarchie du secret, marque de la hiérarchie des fonctions et des pouvoirs, corresponddu même coup à la structure sédimentaire qui caractérise les organes de direction à tous lesniveaux", p. 255. L'autobiographie confirme cette analyse de M.-C. Lavabre : "les militants,et particulièrement ceux qui pourraient venir s'agréger à quelque niveau que ce soit au noyaustable, doivent être transparents, sans ombres et sans secrets, sinon sans taches. Car latransparence, elle, est une valeur revendiquée" (p. 257).

22. Voir dans le Maitron, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, t. 43, sa noti­ce rédigée par Nicole Racine, utilisant des informations communiquées par Annie Burger.Adhérant du Parti communiste dès 1929, il suivit les cours de l'Ecole léniniste de janvier 1933à février 1934 (information contrôlée par Claude Pennetier, dans deux séries différentes, auCRCEDHC) mais ne rejoignit publiquement le PCF qu'en 1942.

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de triple "nationalité" (sociale, militante, institutionnelle) qui recoupe ladimension internationale du communisme en engageant l'individu dans uneidéologie, au sens que donne à ce concept Jacques Maître: "un agencement derelations entre représentations, valeurs et pratiques sociales qui puisent leurlégitimité dans les limites d'un groupe et qui orientent celui-ci dans ses compé­titions avec les groupes concurrents. L'idéologie ne peut pas exercer sa pré­gnance dans le groupe si elle n'est pas investie affectivement par les individuscomme objet au sens psychanalytique; c'est même à travers ce processus queles membres du groupe se constituent comme sujets, grâce à des modalitésd'investissement où se joue l'histoire familiale et personnelle propre à chacun.L'idéologie renforce les acteurs sociaux (y compris individuels) dans les com­pétitions et elle canalise l'économie psychique de chaque sujet en fonction dece qu'il y investit''23. Comme acte d'institution, l'autobiographie communisted'institution participe à l'endossement progressif d'une identité partisanecomplexe: elle est l'une des séquences de la "régénération" du militant, cette"seconde naissance" (Jeannette Thorez-Vermeerch24) à laquelle il est appelé.L'imaginaire de la régénération en politique, depuis la Révolution Française,"est habité par deux processus politiques complémentaires : lasurveillance/dénonciation/punition des adversaires et, en contrepoint, la miseen place du creuset éducatif, moule d'où sortira un homme refaçonné par lespréceptes révolutionnaires"25. Elle s'inscrit par conséquent dans un travailpsychologique, social et politique, de "soi" sur "soi", tout à fait spécifique, quiprédispose les militants les plus enclins à investir l'institution sur ce mode, àreprendre à leur compte une vision cryptique dont les "aveux", voire lacontrition, constitueront pour certains le point d'orgue.

Rite d'institution, l'autobiographie communiste d'institution est un textepartiellement codé par la grille biographique (le questionnaire) qui guidel'autobiographe. A ce titre, comme toute autobiographie, on peut l'analyser àtravers un quadruple prisme26 : le prisme de la langue, le prisme du champ lit­téraire (au sens le plus large), le prisme du lecteur supposé, le prisme del'auteur. Prisme de la langue: "tout texte est avant tout unfait de langage etchaque langue opère un cadrage du réel"27. Les niveaux de langue varient sui­vant les autobiographies : du style télégraphique au quasi texte littéraire usantde l'imparfait du subjonctif et de métaphores, l'autobiographe choisit, dansles limites de ses possibilités culturelles et de sa stratégie textuelle, la languequ'il utilise. Le prisme du champ "littéraire" (ici, nous dirons du champ desbiographies et autobiographies, littéraires ou non) : l'écrit, même guidé, prend

23. Maître (J.), L'autobiographie d'un paranoïaque, Economica, 1994, p. 8.24. Pudal (B.), Prendre parti, PFNSP, 1989, p. 176.25. Baecque (A. de), Le corps de l'histoire, 1770-1800, Calmann-Lévy, 1993, p. 183. Le

discours de la régénération est fréquemment associé à la nécessaire formation personnelle.26. Nous transposons ici, sans autre forme de procès, l'analyse que Gérard Mauger

consacre aux "autobiographies littéraires, objets et outils de recherche sur les milieux popu­laires", Politix, nO 27, 1994, p. 32-44). Notons que nombre d'autobiographies sont rédigées àl'ELI, c'est-à-dire dans le contexte d'une éducation fortement investie affectivement par lesmilitants qui ont été jugés dignes d'en bénéficier.

27.1bid.

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place dans un espace de récits autobiographiques, et en particulier, dansl'espace des récits biographiques28 que connaît le militant: récits édifiants(vies de Staline ou de Maurice Thorez plus ou moins codées par la "théorie"marxiste des destins sociaux; biographies des manuels scolaires, etc.). Le pris­me du lecteur supposé: "tout auteur, quand il écrit, anticipe sur les effets quela lecture produira, et les profits (divers) qui peuvent en découler pour lui''29.L'autobiographe sait que son récit fera l'objet d'une évaluation dont dépendsa carrière militante. Certains informent explicitement les évaluateurs de leurspréférences. Henri Lozeray par exemple: "mes aptitudes sont surtout dans ledomaine de l'organisation. J'ai participé longuement à l'agitation, mais desraisons de santé et surtout une observation sérieuse de mes capacités m'ontconvaincu qu'il était inutile de persévérer dans ce domaine de l'activité duparti. Mon activité s'est surtout spécialisée dans le domaine de l'organisationclandestine"3o. Le prisme de l'auteur: "les formes et contenus des écrits d'unauteur dépendent de la position dans le champ littéraire ; elles dépendentaussi de la trajectoire qui y mène et de 1'habitus qui la résume "31. Les auteurs,dans le cas des autobiographies communistes, n'ont ni le même âge, ni la mêmetrajectoire militante, ni la même connaissance des codes biographiques priséspar l'institution. Ils n'écrivent pas leur autobiographie dans le même contexteinterne et externe. Tous ces prismes doivent être pris en compte pour inter­préter le texte qu'ils proposent, ce qui implique que l'analyse interne destextes soit étroitement associée à l'analyse externe (données biographiques,situation politique, etc.).

Prise dans les jeux d'une institution totale, assujettie peu à peu à une visioncryptologique, l'autobiographie communiste d'institution, suivant les usagesqui en seront faits, est donc tout à la fois un rite d'institution, le curriculumvitae d'un postulant au rôle de fonctionnaire de la révolution, une des piècesd'un dossier d'inquisition possible, un moment privilégié d'objectivation socio­logique de soi, un acte d'écriture où se mêlent, selon des combinatoires mul­tiples et chaque fois spécifiques, remise de soi et distance à l'institution.

III - UNE ÉTUDE DE CAS: PAUL ESNAULT

Les exemples de la complexité du jeu entre remise de soi et volonté demaintenir une parcelle de libre arbitre ne manquent pas. Le choix de l'und'entre eux est guidé par une spécificité de la collecte des documents. Nousdisposons en effet de deux autobiographies rédigées en 1937 par PaulEsnault32 , militant communiste des usines Renault, l'une refusée et l'autre

28. Pudal (B.), "La biographie entre science et fiction", Politix, nO 27, 1994.29. Ibid.30. CRCEDHC, Autobiographie d'Henri Lozeray, 1931.31. Manger (G.), op. cit.32. Né en 1908 à Paris XIe arr., mort en décembre 1989 à Ivry-sur-Seine. Voir sa biogra­

phie dans le Maitron, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, Editions ouvrières,1986, tome 27, p. 77-78 et dans le tome 44 de compléments correctifs, à paraître.

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rédigée immédiatement après et intégrant un certain nombre de modifica­tions33 • Nous n'avons pas encore trouvé d'autre cas de reprise immédiate del'exercice de vérification même si le doublement du questionnaire, une fois àParis, une fois à Moscou, était pratiqué pour les militants importants. Cettespécificité semble être liée, nous le verrons, à un projet précis de la commis­sion des cadres. Les réponses du militant ont pu contribuer à le faire écarterde fonctions qui lui étaient destinées.

Une première vague de " vérification " avait concerné les dirigeants natio­naux, régionaux, des élus et des journalistes, après l'élimination "pourl'exemple" du "groupe Barbé-Celor" à la fin de l'année 1931. Eugène Fried,délégué du Komintern, et la commission de cadres mise en place par JacquesDuclos et Albert Vassart34 confièrent à Maurice Tréand la responsabilité decette collecte et de ce contrôle. Occasionnel pendant les années 1934-1936, lerecueil de questionnaire devint systématique en 1937-1938 dans le contexte del'augmentation spectaculaire des effectifs et de la campagne de "vigilance"autour des procès de Moscou.

Dans un rapport rédigé à Moscou vers l'automne 1937, Albert Tréand tireun bilan du travail accompli (plus de 6122 autobiographies depuis le début del'année) en soulignant les points faibles. Il prend comme exemple les usinesRenault où Esnault a adhéré au Parti communiste en novembre 1936 : "Engénéral toutes les directions ou liaisons avec ces évènements actuels sont àrevoir sérieusement. Il est nécessaire dans chaque région de vérifwr les direc­tions avec le travail réalisé. Des régions, par exemple, n'ont presque pas aug­menté leurs effectifs depuis le 1er janvier malgré la montée continuelle deceux-ci, cela indique qu'il doit se passer des choses anormales. Il est nécessai­re de vérifier aussi très soigneusement les directions du parti et syndicales desgrosses usines. Nous avons dernièrement vérifié par autobiographie le bureaudu parti de l'usine Renault qui compte 35 000 ouvriers et 7 000 membres auparti35• Nous avons trouvé sur 17 membres de ce bureau 5 complètement indé­sirables (repris de justice, condamnés de droit commun, ex Russes blancs

33. CRCEDHC, 495 270 3388. Le dossier comporte une première page sur laquelle la com­mission des cadres a consigné en quelques lignes les reuseiguements qui lui semblent utilesd'isoler et qui constitue une sorte de ficbe signalétique synthétique. Nous la nommons "fiche desynthèse". Dans le cas d'Esnault, les éléments retenus sont les suivants: "Esnault Paul, 221rue Championnet, 18'. Né 1908." Sur la gauche de la fiche: "célibataire. Tourneur Il. a faitétudes ingénieur. parle Espagnol" (souligné par le vérificateur). Sur la droite: "FST 1926-29.1926 syndiqué. Père socialiste avant Tours. à Tours PC et CGTV (décédé). suis (sic) cours V.O.PC novembre 1936. secrétaire cellule artillerie". En dessous, d'une autre écriture semble-t-il,"Commission éducation". Vn "A" souligné ainsi qu'un "El" sont inscrits en bas à gauche. Le"Il" semble être le montant du salaire horaire de Paul Esnault. Pour le sens à donner à ce "A",cf. plus loin. Le "El" pourrait signifier "Education". Outre cette fiche signalétique, le dossiercomprend les deux autobiographies de 4 pages chacune, sur un papier identique.

34. Pour les noms cités, voir Maitron (J.), Pennetier (C.), Dictionnaire biographique dumouvement ouvrier français, Editions ouvrières/Editions de l'Atelier, 1980-1993, t. 16-43.

35. Sur l'implantation communiste chez Renault voir Depretto (J.-P.), Schweitzer (S.), LeCommunisme à l'usine. Vie ouvrière et mouvement ouvrier chez Renault 1920-1939, Edires,1984. Cet ouvrage utilise le témoignage de Paul Esnault.

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etc.), en plus 8 ou 9 camarades membres de ce bureau de l'usine sont des tech­niciens. D'autre part nous pouvons indiquer que la police de l'usine Renaulttrès bien organisé a fait rentrer dans le parti une grande partie de ces mou­chards et provocateurs. Lorsque je discutai avec un responsable de l'usine deces choses il m'indiquait qu'il comptait bien 120 à 150 provocateurs qui sontrentrés. Nous avons déjà senti le courant de provocation à la grève lors de ladernière augmentation des salaires des métallurgistes, nos camarades ont purésister et ont compris l'importance de ce travail de lutte contre la provoca­tion chez Renault. J'ai chargé personnellement le camarade Dallidet36 quitravaille avec moi et ancien responsable de l'usine Renault de s'occuper avecles camarades les plus sérieux et vérifwr de la direction du parti de l'usine dela lutte contre la provocation chez Renault"37.

Paul Esnault est le type même de ces militants qui ont occupé très vite desresponsabilités, trop vite peut-être aux yeux d'une commission des cadres quine les connaît pas. Bien que fils d'un socialiste devenu communiste après lecongrès de Tours, il n'adhéra au Parti communiste qu'à vingt-huit ans, dansla foulée des grèves de juin 1936, après avoir été pendant longtemps un adhé­rent du sport ouvrier, du secours populaire et un syndicaliste38 • Délégué degrève pendant le mouvement de juin, il ne rejoint cependant le Parti commu­niste qu'en réaction à la politique de non-intervention dans la guerred'Espagne. Dès le mois suivant, il est délégué à la conférence du rayon deBoulogne et en janvier 1937 il devient secrétaire d'une cellule qui compte 150membres39• Jeune adhérent, Esnault est en même temps un militant expéri­menté qui a participé à une grève dans la robinetterie dès 1926, et un autodi­dacte qui a lu "les principaux textes du marxisme-léninisme" avant de suivre à

36. Il s'agit d'Arthur Dallidet, dirigeaut communiste de Renault en 1934, devenu, aprèsun passage à l'Ecole léniniste internationale de Moscou, adjoint de Tréand à la section descadres. Voir les souvenirs de son frère, Raymond Dallidet, 1934-1984, Voyage d'un commu­niste, La Pensée Universelle, 1984,319 p.

37. Rapport de Maurice Tréand sur la campagne de vérification, CRCEDHC, 495 lOa 16.Nous avons respecté l'orthographe du rapport Tréand.

38. Son interview par la commission d'histoire d'Ivry le 7 avril 1981 (commission animéepar Fernand Leriche) souligne que la précocité de son action syndicale ne l'avait pas orientérapidement vers les organisations révolutionnaires: "11 n'y avait pas d'organisation syndicaleen général dans ces petites boites [de la robinetterie]. J'ai participé à ma première grève,j'avais environ seize/dix-sept ans. C'était dans une boîte de 15 à 20 ouvriers, vers la ruePopincourt. Un jour les filles et les gars prennent «le coup de sang» et décident de faire grève.Un ouvrier qui connaissait un peu l'organisation syndicale nous dit qu'il ne s'agit pas de faireseulement grève, mais defaire quelque chose ... 11faut aller faire des quêtes dans les autresboîtes. 11 me remit un papier expliquant la raison de la quête. Je suis revenu avec pas grandchose, pour ne pas dire rien comme collecte. Une autre grève, presque analogue a eu lieu, maiscette fois tout s'est terminé à la Bellevilloise par la constitution d'un syndicat, mais un syndicatqui refusait d'adhérer aux centrales. C'était un syndicat autonome. C'était en 1924-1925. Engénéral l'idéologie qui dominait dans les petites boîtes, c'était l'idée d'être contre tout. Et enmême temps, en acceptant beaucoup de chose. Aujourd'hui, après l'expérience quej'ai,je peuxdire que c'était l'esprit de la petite production parisienne. Parler de coopération, c'était révo­lutionnaire. La CGTU, c'était trop politique. 11 y avait l'esprit de ne pas engraisser les «nour­rissons», les permanents qui étaient rémunérés avec les cotisations des adhérents".

39. Chiffre qu'il a donné à Claude Pennetier dans un entretien, le 15 octobre 1984.

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partir d'octobre 1936 les cours de l'Université ouvrière. Il fait précisémentl'inventaire de ses lectures marxistes: "De Marx et Engels. Etudes philoso­phiques. Anti-Dhuring (sic). L'origine de la famille. La lutte des classes enFrance. Pour comprendre le capital. De Lénine. La maladie infantile du com­munisme. Karl Marx et sa doctrine. L'impérialisme. Que faire? Matérialismeet empiriocriticisme. Et aussi le Segal40 à fond". Cette liste, exceptionnelle­ment fournie, se distingue par la "hauteur" des lectures revendiquées, en par­ticulier par les ouvrages philosophiques. Cet inventaire suggère qu'une lecturesystématique, voire planifiée, caractérisait les appropriations lecturalesd'Esnault. Sur 243 autobiographies analysées, on ne voit guère, pour les mili­tants ouvriers, que dans celle de Maurice Thorez la revendication de lecturesaussi théoriques41 • La chronologie fine du processus d'adhésion et ses modali­tés dénotent que l'entrée en communisme d'Esnault, si elle épouse une penteouvrière orientée par une socialisation politique familiale qui y prédispose,résulte aussi d'un travail visant à fonder intellectuellement son choix. Comptetenu de ces ressources, on peut comprendre qu'il ait été aussitôt chargé descours d'économie politique et de principes du marxisme-léninisme à l'école élé­mentaire de sa section.

Ce militant aux potentialités réelles est donc contrôlé à une date non préci­sée, courant 1937. La première autobiographie provoqua à la fois l'inquiétudeet la curiosité de ses lecteurs. Chaque passage marqué d'un trait en marge estrepris sous une forme différente dans la deuxième version et quelquesvariantes signalent les intérêts des vérificateurs. Les rectifications portent surquatre points: la famille; la formation; la vie sociale et le jugement politique.

- Une adhésion si tardive (né en 1908) ne masquait-elle pas des hésitations,peut-être même des errements? Son père, ancien marin et ancien chauffeur detaxi, est présenté comme communiste dans les années 1920 mais Esnault ne ditpas qu'il le reste. N'a-t-il pas été employé municipal à Saint-Ouen, un hautlieu des dissidences communistes de la banlieue et Esnault lui-même n'a-t-ilpas travaillé au recensement de 1931 dans cette ville? Esnault doit préciserque son père syndiqué à la C.G.T.U. n'a jamais été pupiste42

• La fiche de syn­thèse et d'évaluation mentionne le fait que le père est "décédé", ce qui peuts'interpréter comme la clôture d'une piste d'investigation possible. Dans sonentretien avec Claude Pennetier, Paul Esnault avait présenté son père commeun "anticlérical", membre du Parti socialiste après 1905 mais sans apparte­nance politique après la scission de Tours et seulement militant de l'A.R.A.C.

40. Ségal (L.), Principes d'économie politique, KS.I., 1936.41. CRCEDHC, 495 27 82 (1), Moscou le 25 août 1932. M. Thorez: "En 1920, je connais­

sais le Manifeste communiste de Marx et j'avais, toujours seul, étudié l'Abrégé du Capital, deMarx, par Gabriel Deville. En 1922, j'ai commencé la lecture du Capital. Je n'ai pu acheverqu'en 1929, tant à cause des difficultés que je rencontrais, que du temps qui nous manquaitétant très absorbé par mon travail militant. J'ai pris beaucoup de notes, mais ce n'est pas unevéritable étude".

42. Membre du Parti d'unité prolétarienne (le PUP) créé en décembre 1930 par la fusionde l'Union socialiste communiste (formée de militants en rupture depuis 1923) et du partiouvrier paysan (rupture de 1929). Le PUP fusionna avec la SFIO en 1937.

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"L'opinion de mon père était qu'ilfallait être le plus à gauche possible", affir-. mait-il. L'empreinte paternelle ne semble cependant pas déterminante. Dansun long entretien enregistré le 7 avril 1981 par la commission d'histoired'Ivry, il ne reste que la description socio-professionnelle d'un père marin,puis terrassier, cocher de fiacre, chauffeur de taxi puis employé de mairie àSaint-Ouen.

- Après avoir obtenu le certificat d'études primaires, Esnault, tout en tra­vaillant, suivit pendant quatre ans les cours des Arts et Métiers. La deuxièmeversion est un peu plus détaillée. Elle donne les dates de cette formation (1931à 1936), en caractérise la qualité ("j'ai suivi assidûment") et précise lesmatières du programme d'ingénieur mécanicien: "math-mécaniques, phy­sique, machines". Elle souligne qu'il lit "très bien l'Espagnol", même s'il leparle "lentement". Signalons que dans une interview par la Commission d'his­toire d'Ivry, Esnault fait une description très détaillée de sa jeunesse, de sesdébuts dans la vie professionnelle à treize ans ("J'aurais aimé étudier mais iln'en était pas question. Je suis donc allé travailler") et de son engagement,sans évoquer ses cours du soir au C.N.A.M., ce qu'il avait pourtant fait sansréserve dans un entretien qu'il avait accordé à Claude Pennetier en 198443

- Célibataire, Paul Esnault ne déclare pas, comme beaucoup, qu'il n'a pasde relations hors du parti, il donne un sens de classe à sa réponse: "En dehorsdu parti, je fréquente exclusivement des ouvriers et des employés". Il est vraiqu'il n'est un adhérent que de fraîche date et que les organisations de masseauxquelles il appartient mobilisent au-delà des rangs du seul parti communis­te. Sa formule lui évite néanmoins d'avoir à s'expliquer sur certaines relationsprivilégiées qui auraient pu attirer l'attention. Mais c'est une autre phrase quiprovoque un trait de crayon de ses vérificateurs (ou du vérificateur) : "J'aiquelques agents de police pour voisins, j'entretiens avec eux des rapports debon voisinage", ose-t-il écrire à un moment où la plus extrême "vigilance" estcultivée au sein du parti communiste. Ce passage devient: "Je ne connais paspersonnellement defascistes déclarés. Quant à mes voisins agents de police cene sont que des voisins".

- Les questions 40 à 42, portant sur la participation à des oppositions, solli­citent l'appréciation et le jugement du militant sur le trotskisme. Elles étaientparmi les plus discriminantes dans la perspective de l'accession aux responsa­bilités. Le rapport de Maurice Tréand souligne à quel point elles sont lues avecattention. Une réponse trop concise n'est guère appréciée. Un militant deBourges, Marcel Cherrier, l'a bien compris. Ne connaissant pas de militantstrotskistes, il dénonce avec vigueur les "trotskistes qui s'ignorent, élémentspervers ayant la haine de notre parti et de ses militants"44. Esnault, quant àlui, ne se contente pas des formules convenues sur les "trotskistes meilleursagents de l'hitlérisme". Il raisonne en différenciant les façons d'êtretrotskiste : "Actuellement, chez les trotskistes, il faut distinguer les grands

43. Archives communales d'Ivry-sur-Seine, dossier Paul Esnault.44. CRCEDHC 495 270 306, Autobiographie de Marcel Cherrier, datée du 28 août 1937.

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chefs et les simples militants et, parmi ceux-ci, l'élément ouvrier dynamiqueabusé par les démagogies de tous poils (Staline le thermidorien... etc.), l'intel­lectuel petit bourgeois anarchisant pour qui la révolution n'est que dilettantis­me et même le provocateur plus ou moins fasciste et policier. Quant aux chefs,ils sont ou bien marxistes et, par conséquent des traîtres ou bien nonmarxistes c'est à dire des agents de la réaction". Il ajoute en marge face à"marxiste" : "Je veux dire ayant reçu une éducation marxiste autrefois".L'évaluateur s'interroge manifestement sur le sens qu'il faut donner à ces sub­tils distinguos. La rectification à laquelle procède Esnault dans la secondeautobiographie est nette sans se couler dans le discours officiel de l'époque :"Depuis sa tentative de putch à Moscou - pour laquelle il comptait sur cer­tains cadres de l'armée rouge - Trotski a cessé d'être un chefpolitique. Lesprocès de Moscou ont clairement démontré que, pour lui, la révolution n'ajamais été qu'une aventure personnelle. Il n'est donc pas étonnant que lePOI45 soit un ramassis d'agents dufascisme et du «lumpen-prolétariat». A lafaveur de la position prise par la Ile Internationale lors du premier procès deMoscou, il est possible que des éléments ouvriers aient pu avoir, à cetteépoque, des doutes sur le véritable caractère du POl, mais, à l'heure actuelle,aucun prolétaire conscient ne saurait sans honte militer chez eux. Les récentsévènements de Catalogne en sont la preuve. Le POUM46, et derrière, Franco,a certainement tout fait pour amener à lui la FAI et la CNT47 dont lesmembres sont le meilleur terrain possible à la démagogie trotskiste et, malgrécela, les masses n'ont pas suivi. En résumé, je considère les trotskistes commeles pires agents de la réaction (analogues à Doriot). Quant à leurs théories,les succès de l'URSS en constituent la meilleure réfutation".

Malgré ces dernières phrases qui font clairement écho aux formules atten­dues, le propos se situe bien en deçà de la dénonciation sans nuance qui est derègle. De plus, la précision des notations (P.O.I., F.A.I., C.N.T.) indique unmilitant curieux, observateur, bien informé, qui a très bien pu être effleurépar le doute comme les "éléments ouvriers" qu'il évoque. \

Quelque temps plus tard, Paul Esnault est convoqué dans les bâtimentsdésaffectés d'une usine par un responsable communiste qu'il identifiera aprèsla Deuxième guerre mondiale comme étant Jean Jérôme48 • Celui-ci lui proposede partir en Espagne pour assurer la direction d'une usine de fabricationd'armes. L'ouvrier de l'Artillerie de Renault demande un délai de réflexion dehuit jours, il ne reverra plus son interlocuteur. Dans les années 80, en lisantLa Part des hommes de Jean Jérôme, il apprendra que l'usine d'armes futbien créée près de Valence mais qu'elle fut confiée à un militant jugé vraisem­blablement plus sûr.

45. POl: Parti ouvrier internationaliste.46. Partido Obrero de Unificacion Marxista.47. Federation Anarquista Iberica, Confederacion Nacional deI Trabajo.48. Militant d'origine polonaise qui aura un rôle très important auprès de Jacques Duclos,

notamment dans le domaine des finances et des entreprises liées au P.C.F et à la directionsoviétique. Cf. Jérôme (J.), La part des hommes. Souvenirs d'un témoin, Acropole, 1983, p.191-193.

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Esnault fut amené à jouer à plusieurs reprises un rôle politique important,dans les camps d'internement et dans la Résistance où il fit preuve, lors de sonévasion du train qui l'emmenait vers les camps de concentration, de qualitésde courage et de sang froid49 , et comme secrétaire de la Région Paris-Sud à laLibération. Il eut une carrière en dents de scie avec un retour à l'usine entre1946 et 19535°. Un temps associé aux organismes de direction (invité au Comitécentral et même au Bureau politique fin 1945, début 1946), il fut orienté versdes fonctions périphériques où ses qualités intellectuelles et son goût du travailavec les compagnons de route le rendaient précieux. Secrétaire national del'A.R.A.C. de 1953 au début de l'année 1968, il est choisi pour assurer lesecrétariat général de France-Tchécoslovaquie à un moment où le "printempsde Prague" conservait ses potentialités. L'intervention soviétique d'août et lesréactions de la population de Prague le marquèrent. Il se souvenait commed'un moment déterminant dans son évolution politique, des regards haineuxque lui jetaient des travailleurs tchèques qui le voyaient circuler dans une voi­ture officielle et de son sentiment de ne pas être "à sa place". Il conservacependant ses fonctions jusqu'en 1975 puis travailla comme bénévole pourl'Institut Maurice Thorez devenu l'Institut de recherches marxistes. Il entre­prit clandestinement puis au grand jour un travail oppositionnel qui débou­cha sur la candidature de Pierre Juquin aux élections présidentielles de 1988.Cinquante ans plus tard ses vérificateurs avaient confirmation de leursinquiétudes !

La remise de soi négociée que révèle la double autobiographie de PaulEsnault, acceptable dans le contexte du Front populaire, ne pouvait êtreconsidérée ni comme exemplaire, ni même comme suffisante par le P.C.F. Lacommission des cadres l'avait cependant, après son travail de rectification,classé dans les militants notés "A", ce qui voulait dire: "les militants sur les­quels on ne faisait aucune réserve et qui par conséquent pouvaient être dési­gnés à des fonctions responsables ou choisis pour participer à une école"51. Ily avait cependant au sein même de cette catégorie "A" des différenciationssubtiles, certaines interprétables, d'autres encore obscures comme "Al" et"A.S.", signe évident de satisfaction car certaines sont suivies de "belle biogra­phie" ou "à suivre". Esnault n'a donc droit qu'à un "A" tout court. En faisantsuivre son dossier à la "Commission éducation", la commission des cadres sug­gérait, dans la fiche de synthèse, qu'on l'affecte prioritairement aux tâcheséducatives. Bon pour l'école, pas pour la guerre (de parti).

Paul Esnault ne se saisit pas du questionnaire autobiographique pour rédi­ger une autobiographie personnalisée. En reprenant explicitement les intitulésdes paragraphes du canevas, en mentionnant le numéro de la question à

49. L'épisode de l'évasion du 11 mai 1944 est longuement décrit par un témoin, RobertArvois, dans un récit inédit.

50. Voir sa biographie dans Le Maitron, tome 27.51. Mémoires inédites d'Albert Vassart, s.d, p. 338. Trois autres lettres étaient utilisées:

"B" pour ceux sur lesquels on devait poursuivre l'enquête, "c" pour les éléments indésirablesà éliminer, "D" pour les indésirables déjà "éliminés".

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laquelle il répond, généralement de manière concise, il opte pour une interpré­tation bureaucratique du canevas biographique. Il ne mentionne aucune rela­tion sociale suivie, ni familiale, ni amicale, préservant ainsi le domaine privé.Ce faisant, il contraint la commission à exiger qu'il précise ses positions, cequ'il fait dans sa seconde autobiographie sans déroger au style narratif qu'ilavait adopté dans la première. Son adhésion est subordonnée à un accordintellectuel, explicitement mis en scène ("Depuis mon adhésion au parti, etmême avant, je lis les cahiers et la C.I. Pas autre chose actuellement"52).Lecteur assidu de la presse communiste et d'œuvres théoriques marxistes etléninistes, il connaît le code autobiographique, comme en témoigne sa seconderéponse aux questions relatives à son appréciation du trotskisme. Il renâclenéanmoins à y faire un trop explicite recours. Il subordonne son adhésion auraisonnement qui le justifie à ses propres yeux. Ce faisant, il préserve lamodalité intellectuelle et autodidactique de son adhésion au parti communiste.A aucun moment il ne manifeste d'esprit de parti par une formulation d'iden­tification au parti affectivement connotée. C'est ce style d'engagement qui estintuitivement perçu par le vérificateur, dont la double tâche de contrôle poli­tique et de conseil pour l'affectation des militants aux multiples postes de l'ins­titution communiste est rendue malaisée par la tactique narrative adoptée parPaul Esnault. Ses ressources culturelles en font cependant une précieuserecrue qui attire l'attention de la commission et l'engage dans un processus devérification et de négociation implicite avec Paul Esnault dont la remise de soiest "retenue", sous condition. La carrière ultérieure de Paul Esnault incline àpenser qu'il saura conserver une certaine distance que percevront vraisembla­blement les responsables communistes susceptibles de promouvoir PaulEsnault dans l'institution communiste.

Conclusion

L'exemple de Paul Esnault tend à montrer à la fois la difficulté de touteanalyse qui tente de penser le for interne, par définition préservé de l'investi­gation53 , mais aussi son utilité dès lors que l'on possède des documents quipeuvent nourrir les présomptions sur sa présence et son efficace. Le recours àla notion de remise de soi, pour justifié qu'il puisse être, ne nous apparaît opé­ratoire, au terme de cette étude de cas, qu'à la condition d'en décliner lesmodalités (remises de soi "totale", "retenue", "négociée", "feinte", etc.), d'enpenser la diachronie et les ordres séquentiels (de la remise de soi "retenue" àla "remise de soi totale" ou inversement, etc.). Inscrire dans l'analyse la pré-

52. Il s'agit des Cahiers du communisme (avant Cahiers du Bolchevisme) et de LaCorrespondance Internationale, les deux revues théoriques destinées aux cadres et dirigeantscommunistes.

53. C'est évidemment l'obstacle même que rencontre la psychanalyse et qu'elle tente delever en préservant le secret de la relation analytique, en disposant physiquement les corpsdans un non face-à-face et en imposant la règle d'or qui doit ordonuer la prise de parole dupatient, la méthode des libres associations par laquelle le sujet ·est invité à exprimer sans dis­crimination toutes les idées qui lui viennent à l'esprit.

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occupation du for interne, c'est tenter de penser plus finement les stratégiesdes acteurs en introduisant au cœur des mécanismes qui régissent les habitusindividuels les tensions constitutives du sentiment subjectif du choix. Mais,intériorisation de l'extériorité, le for interne reste régi par les mécanismessociaux de la représentation, qui font de la rationalisation, et de son intrin­sèque ambiguïté, l'un des principaux ressorts du travail d'ajustement narcis­sique aux institutions dispensatrices de réalisations de soi, sous la forme derécits de vie, dont elles tentent de canaliser l'énergie à leur profit.