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I

Gervaise avait attendu Lantier jusqu’à deux heures du matin. Puis, toutefrissonnante d’être restée en camisole à l’air vif de la fenêtre, elle s’étaitassoupie, jetée en travers du lit, fiévreuse, les joues trempées de larmes.Depuis huit jours, au sortir du Veau à deux têtes, où ils mangeaient, ill’envoyait se coucher avec les enfants et ne reparaissait que tard dans la nuit,en racontant qu’il cherchait du travail. Ce soir-là, pendant qu’elle guettaitson retour, elle croyait l’avoir vu entrer au bal du Grand-Balcon, dont lesdix fenêtres flambantes éclairaient d’une nappe d’incendie la coulée noiredes boulevards extérieurs ; et, derrière lui, elle avait aperçu la petite Adèle,une brunisseuse qui dînait à leur restaurant, marchant à cinq ou six pas, lesmains ballantes, comme si elle venait de lui quitter le bras pour ne pas passerensemble sous la clarté crue des globes de la porte.

Quand Gervaise s’éveilla, vers cinq heures, raidie, les reins brisés, elleéclata en sanglots. Lantier n’était pas rentré. Pour la première fois, ildécouchait. Elle resta assise au bord du lit, sous le lambeau de perse déteintequi tombait de la flèche attachée au plafond par une ficelle. Et, lentement,de ses yeux voilés de larmes, elle faisait le tour de la misérable chambregarnie, meublée d’une commode de noyer dont un tiroir manquait, de troischaises de paille et d’une petite table graisseuse, sur laquelle traînait un potà eau ébréché. On avait ajouté, pour les enfants, un lit de fer qui barrait lacommode et emplissait les deux tiers de la pièce. La malle de Gervaise etde Lantier, grande ouverte dans un coin, montrait ses flancs vides, un vieuxchapeau d’homme tout au fond, enfoui sous des chemises et des chaussettessales ; tandis que, le long des murs, sur le dossier des meubles, pendaientun châle troué, un pantalon mangé par la boue, les dernières nippes dontles marchands d’habits ne voulaient pas. Au milieu de la cheminée, entredeux flambeaux de zinc dépareillés, il y avait un paquet de reconnaissancesdu Mont-de-Piété, d’un rose tendre. C’était la belle chambre de l’hôtel, lachambre du premier, qui donnait sur le boulevard.

Cependant, couchés côte à côte sur le même oreiller, les deux enfantsdormaient. Claude, qui avait huit ans, ses petites mains rejetées hors de lacouverture, respirait d’une haleine lente, tandis qu’Étienne, âgé de quatreans seulement, souriait, un bras passé au cou de son frère. Lorsque le regardnoyé de leur mère s’arrêta sur eux, elle eut une nouvelle crise de sanglots,elle tamponna un mouchoir sur sa bouche, pour étouffer les légers cris qui luiéchappaient. Et, pieds nus, sans songer à remettre ses savates tombées, elle

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retourna s’accouder à la fenêtre, elle reprit son attente de la nuit, interrogeantles trottoirs, au loin.

L’hôtel se trouvait sur le boulevard de la Chapelle, à gauche de la barrièrePoissonnière. C’était une masure de deux étages, peinte en rouge lie devin jusqu’au second, avec des persiennes pourries par la pluie. Au-dessusd’une lanterne aux vitres étoilées, on parvenait à lire entre les deux fenêtres :Hôtel Boncœur, tenu par Marsoullier, en grandes lettres jaunes, dont lamoisissure du plâtre avait emporté des morceaux. Gervaise, que la lanternegênait, se haussait, son mouchoir sur les lèvres. Elle regardait à droite, ducôté du boulevard de Rochechouart, où des groupes de bouchers, devant lesabattoirs, stationnaient en tabliers sanglants ; et le vent frais apportait unepuanteur par moments, une odeur fauve de bêtes massacrées. Elle regardaità gauche, enfilant un long ruban d’avenue, s’arrêtant, presque en faced’elle, à la masse blanche de l’hôpital de Lariboisière, alors en construction.Lentement, d’un bout à l’autre de l’horizon, elle suivait le mur de l’octroi,derrière lequel, la nuit, elle entendait parfois des cris d’assassinés ; et ellefouillait les angles écartés, les coins sombres, noirs d’humidité et d’ordure,avec la peur d’y découvrir le corps de Lantier, le ventre troué de coupsde couteau. Quand elle levait les yeux, au-delà de cette muraille grise etinterminable qui entourait la ville d’une bande de désert, elle apercevait unegrande lueur, une poussière de soleil, pleine déjà du grondement matinalde Paris. Mais c’était toujours à la barrière Poissonnière qu’elle revenait,le cou tendu, s’étourdissant à voir couler, entre les deux pavillons trapusde l’octroi, le flot ininterrompu d’hommes, de bêtes, de charrettes, quidescendait des hauteurs de Montmartre et de la Chapelle. Il y avait là unpiétinement de troupeau, une foule que de brusques arrêts étalaient en maressur la chaussée, un défilé sans fin d’ouvriers allant au travail, leurs outilssur le dos, leur pain sous le bras ; et la cohue s’engouffrait dans Paris oùelle se noyait, continuellement. Lorsque Gervaise, parmi tout ce monde,croyait reconnaître Lantier, elle se penchait davantage, au risque de tomber ;puis, elle appuyait plus fortement son mouchoir sur la bouche, comme pourrenfoncer sa douleur.

Une voix jeune et gaie lui fit quitter la fenêtre.– Le bourgeois n’est donc pas là, madame Lantier ?– Mais non, monsieur Coupeau, répondit-elle en tâchant de sourire.C’était un ouvrier zingueur qui occupait, tout en haut de l’hôtel, un

cabinet de dix francs. Il avait son sac passé à l’épaule. Ayant trouvé la clefsur la porte, il était entré, en ami.

– Vous savez, continua-t-il, maintenant, je travaille là, à l’hôpital…Hein ! quel joli mois de mai ! Ça pique dur, ce matin.

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Et il regardait le visage de Gervaise, rougi par les larmes. Quand il vitque le lit n’était pas défait, il hocha doucement la tête ; puis, il vint jusqu’àla couchette des enfants qui dormaient toujours avec leurs mines roses dechérubins ; et, baissant la voix :

– Allons ! le bourgeois n’est pas sage, n’est-ce pas ?… Ne vous désolezpas, madame Lantier. Il s’occupe beaucoup de politique ; l’autre jour, quandon a voté pour Eugène Sue, un bon, paraît-il, il était comme un fou. Peut-être bien qu’il a passé la nuit avec des amis à dire du mal de cette crapulede Bonaparte.

– Non, non, murmura-t-elle avec effort, ce n’est pas ce que vous croyez.Je sais où est Lantier… Nous avons nos chagrins comme tout le monde, monDieu !

Coupeau cligna les yeux, pour montrer qu’il n’était pas dupe de cemensonge. Et il partit, après lui avoir offert d’aller chercher son lait, si elle nevoulait pas sortir : elle était une belle et brave femme, elle pouvait comptersur lui, le jour où elle serait dans la peine. Gervaise, dès qu’il se fut éloigné,se remit à la fenêtre.

À la barrière, le piétinement de troupeau continuait, dans le froid dumatin. On reconnaissait les serruriers à leurs bourgerons bleus, les maçons àleurs cottes blanches, les peintres à leurs paletots, sous lesquels de longuesblouses passaient. Cette foule, de loin, gardait un effacement plâtreux, unton neutre, où dominaient le bleu déteint et le gris sale. Par moments,un ouvrier s’arrêtait, rallumait sa pipe, tandis qu’autour de lui les autresmarchaient toujours, sans un rire, sans une parole dite à un camarade,les joues terreuses, la face tendue vers Paris, qui, un à un, les dévorait,par la rue béante du Faubourg-Poissonnière. Cependant, aux deux coinsde la rue des Poissonniers, à la porte des deux marchands de vin quienlevaient leurs volets, des hommes ralentissaient le pas ; et, avant d’entrer,ils restaient au bord du trottoir, avec des regards obliques sur Paris, lesbras mous, déjà gagnés à une journée de flâne. Devant les comptoirs, desgroupes s’offraient des tournées, s’oubliaient là, debout, emplissant lessalles, crachant, toussant, s’éclaircissant la gorge à coups de petits verres.

Gervaise guettait, à gauche de la rue, la salle du père Colombe, oùelle pensait avoir vu Lantier, lorsqu’une grosse femme, nu-tête, en tablier,l’interpella du milieu de la chaussée.

– Dites donc, madame Lantier, vous êtes bien matinale !Gervaise se pencha.– Tiens ! c’est vous, madame Boche !… Oh ! j’ai un tas de besogne,

aujourd’hui !– Oui, n’est-ce pas ? les choses ne se font pas toutes seules.

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Et une conversation s’engagea, de la fenêtre au trottoir. Madame Bocheétait concierge de la maison dont le restaurant du Veau à deux têtesoccupait le rez-de-chaussée. Plusieurs fois, Gervaise avait attendu Lantierdans sa loge, pour ne pas s’attabler seule avec tous les hommes quimangeaient, à côté. La concierge raconta qu’elle allait à deux pas, rue de laCharbonnière, pour trouver au lit un employé, dont son mari ne pouvait tirerle raccommodage d’une redingote. Ensuite, elle parla d’un de ses locatairesqui était rentré avec une femme, la veille, et qui avait empêché le mondede dormir, jusqu’à trois heures du matin. Mais, tout en bavardant, elledévisageait la jeune femme, d’un air de curiosité aiguë ; et elle semblaitn’être venue là, se poser sous la fenêtre, que pour savoir.

– Monsieur Lantier est donc encore couché ? demanda-t-ellebrusquement.

– Oui, il dort, répondit Gervaise, qui ne put s’empêcher de rougir.Madame Boche vit les larmes lui remonter aux yeux ; et, satisfaite sans

doute, elle s’éloignait en traitant les hommes de sacrés fainéants, lorsqu’ellerevint, pour crier :

– C’est ce matin que vous allez au lavoir, n’est-ce pas ?… J’ai quelquechose à laver, je vous garderai une place à côté de moi et nous causerons.

Puis, comme prise d’une subite pitié :– Ma pauvre petite, vous feriez bien mieux de ne pas rester là, vous

prendrez du mal… Vous êtes violette.Gervaise s’entêta encore à la fenêtre pendant deux mortelles heures,

jusqu’à huit heures. Les boutiques s’étaient ouvertes. Le flot de blousesdescendant des hauteurs avait cessé ; et seuls quelques retardatairesfranchissaient la barrière à grandes enjambées. Chez les marchands de vin,les mêmes hommes, debout, continuaient à boire, à tousser et à cracher.Aux ouvriers avaient succédé les ouvrières, les brunisseuses, les modistes,les fleuristes, se serrant dans leurs minces vêtements, trottant le long desboulevards extérieurs ; elles allaient par bandes de trois ou quatre, causaientvivement, avec de légers rires et des regards luisants jetés autour d’elles ; deloin en loin, une, toute seule, maigre, l’air pâle et sérieux, suivait le mur del’octroi, en évitant les coulées d’ordures. Puis, les employés étaient passés,soufflant dans leurs doigts, mangeant leur pain d’un sou en marchant ; desjeunes gens efflanqués, aux habits trop courts, aux yeux battus, tout brouillésde sommeil ; de petits vieux qui roulaient sur leurs pieds, la face blême,usée par les longues heures du bureau, regardant leur montre pour réglerleur marche à quelques secondes près. Et les boulevards avaient pris leurpaix du matin ; les rentiers du voisinage se promenaient au soleil ; les mères,en cheveux, en jupes sales, berçaient dans leurs bras des enfants au maillot,qu’elles changeaient sur les bancs ; toute une marmaille mal mouchée,

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débraillée, se bousculait, se traînait par terre, au milieu de piaulements,de rires et de pleurs. Alors, Gervaise se sentit étouffer, saisie d’un vertiged’angoisse, à bout d’espoir ; il lui semblait que tout était fini, que les tempsétaient finis, que Lantier ne rentrerait plus jamais. Elle allait, les regardsperdus, des vieux abattoirs noirs de leur massacre et de leur puanteur, àl’hôpital neuf, blafard, montrant, par les trous encore béants de ses rangéesde fenêtres, des salles nues où la mort devait faucher. En face d’elle, derrièrele mur de l’octroi, le ciel éclatant, le lever de soleil qui grandissait au-dessusdu réveil énorme de Paris, l’éblouissait.

La jeune femme était assise sur une chaise, les mains abandonnées, nepleurant plus, lorsque Lantier entra tranquillement.

– C’est toi ! c’est toi ! cria-t-elle, en voulant se jeter à son cou.– Oui, c’est moi, après ? répondit-il. Tu ne vas pas commencer tes bêtises,

peut-être !Il l’avait écartée. Puis, d’un geste de mauvaise humeur, il lança à la volée

son chapeau de feutre noir sur la commode. C’était un garçon de vingt-sixans, petit, très brun, d’une jolie figure, avec de minces moustaches, qu’ilfrisait toujours d’un mouvement machinal de la main. Il portait une cotted’ouvrier, une vieille redingote tachée qu’il pinçait à la taille, et avait enparlant un accent provençal très prononcé.

Gervaise, retombée sur la chaise, se plaignait doucement, par courtesphrases.

– Je n’ai pas pu fermer l’œil… Je croyais qu’on t’avait donné un mauvaiscoup… Où es-tu allé ? où as-tu passé la nuit ? Mon Dieu ! ne recommencepas, je deviendrais folle… Dis, Auguste, où es-tu allé ?

– Où j’avais affaire, parbleu ! dit-il avec un haussement d’épaules. J’étaisà huit heures à la Glacière, chez cet ami qui doit monter une fabrique dechapeaux. Je me suis attardé. Alors, j’ai préféré coucher… Puis, tu sais, jen’aime pas qu’on me moucharde. Fiche-moi la paix !

La jeune femme se remit à sangloter. Les éclats de voix, les mouvementsbrusques de Lantier, qui culbutait les chaises, venaient de réveiller lesenfants. Ils se dressèrent sur leur séant, demi-nus, débrouillant leurs cheveuxde leurs petites mains ; et, entendant pleurer leur mère, ils poussèrent descris terribles, pleurant eux aussi de leurs yeux à peine ouverts.

– Ah ! voilà la musique ! s’écria Lantier furieux. Je vous avertis, jereprends la porte, moi ! Et je file pour tout de bon, cette fois… Vous nevoulez pas vous taire ? Bonsoir ! je retourne d’où je viens.

Il avait déjà repris son chapeau sur la commode. Mais Gervaise seprécipita, balbutiant :

– Non, non !

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Et elle étouffa les larmes des petits sous des caresses. Elle baisait leurscheveux, elle les recouchait avec des paroles tendres. Les petits, calmés toutd’un coup, riant sur l’oreiller, s’amusèrent à se pincer. Cependant, le père,sans même retirer ses bottes, s’était jeté sur le lit, l’air éreinté, la face marbréepar une nuit blanche. Il ne s’endormit pas, il resta les yeux grands ouverts,à faire le tour de la chambre.

– C’est propre, ici ! murmura-t-il.Puis, après avoir regardé un instant Gervaise, il ajouta méchamment :– Tu ne te débarbouilles donc plus ?Gervaise n’avait que vingt-deux ans. Elle était grande, un peu mince, avec

des traits fins, déjà tirés par les rudesses de sa vie. Dépeignée, en savates,grelottant sous sa camisole blanche où les meubles avaient laissé de leurpoussière et de leur graisse, elle semblait vieillie de dix ans par les heuresd’angoisse et de larmes qu’elle venait de passer. Le mot de Lantier la fitsortir de son attitude peureuse et résignée.

– Tu n’es pas juste, dit-elle en s’animant. Tu sais bien que je fais toutce que je peux. Ce n’est pas ma faute, si nous sommes tombés ici… Jevoudrais te voir, avec les deux enfants, dans une pièce où il n’y a pas mêmeun fourneau pour avoir de l’eau chaude… Il fallait, en arrivant à Paris, au lieude manger ton argent, nous établir tout de suite, comme tu l’avais promis.

– Dis donc ! cria-t-il, tu as croqué le magot avec moi ; ça ne te va pas,aujourd’hui, de cracher sur les bons morceaux !

Mais elle ne parut pas l’entendre, elle continua :– Enfin, avec du courage, on pourra encore s’en tirer… J’ai vu, hier soir,

madame Fauconnier, la blanchisseuse de la rue Neuve ; elle me prendralundi. Si tu te mets avec ton ami de la Glacière, nous reviendrons sur l’eauavant six mois, le temps de nous nipper et de louer un trou quelque part, oùnous serons chez nous… Oh ! il faudra travailler, travailler…

Lantier se tourna vers la ruelle, d’un air d’ennui. Gervaise alorss’emporta.

– Oui, c’est ça, on sait que l’amour du travail ne t’étouffe guère. Tu crèvesd’ambition, tu voudrais être habillé comme un monsieur et promener descatins en jupes de soie. N’est-ce pas ? tu ne me trouves plus assez bien,depuis que tu m’as fait mettre toutes mes robes au Mont-de-Piété… Tiens !Auguste, je ne voulais pas t’en parler, j’aurais attendu encore, mais je saisoù tu as passé la nuit ; je t’ai vu entrer au Grand-Balcon avec cette traînéed’Adèle. Ah ! tu les choisis bien ! Elle est propre, celle-là ! elle a raison deprendre des airs de princesse… Elle a couché avec tout le restaurant.

D’un saut, Lantier se jeta à bas du lit. Ses yeux étaient devenus d’un noird’encre dans son visage blême. Chez ce petit homme, la colère soufflait unetempête.

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– Oui, oui, avec tout le restaurant ! répéta la jeune femme. MadameBoche va leur donner congé, à elle et à sa grande bringue de sœur, parcequ’il y a toujours une queue d’hommes dans l’escalier.

Lantier leva les deux poings ; puis, résistant au besoin de la battre, il luisaisit les bras, la secoua violemment, l’envoya tomber sur le lit des enfants,qui se mirent de nouveau à crier. Et il se recoucha, en bégayant, de l’airfarouche d’un homme qui prend une résolution devant laquelle il hésitaitencore :

– Tu ne sais pas ce que tu viens de faire, Gervaise… Tu as eu tort, tuverras.

Pendant un instant, les enfants sanglotèrent. Leur mère, restée ployée aubord du lit, les tenait dans une même étreinte ; et elle répétait cette phrase,à vingt reprises, d’une voix monotone :

– Ah ! si vous n’étiez pas là, mes pauvres petits !… Si vous n’étiez paslà !… Si vous n’étiez pas là !…

Tranquillement allongé, les yeux levés au-dessus de lui, sur le lambeaude perse déteinte, Lantier n’écoutait plus, s’enfonçait dans une idée fixe.Il resta ainsi près d’une heure, sans céder au sommeil, malgré la fatiguequi appesantissait ses paupières. Quand il se retourna, s’appuyant sur lecoude, la face dure et déterminée, Gervaise achevait de ranger la chambre.Elle faisait le lit des enfants, qu’elle venait de lever et d’habiller. Il laregarda donner un coup de balai, essuyer les meubles ; la pièce restait noire,lamentable, avec son plafond fumeux, son papier décollé par l’humidité,ses trois chaises et sa commode éclopées, où la crasse s’entêtait et s’étalaitsous le torchon. Puis, pendant qu’elle se lavait à grande eau, après avoirrattaché ses cheveux, devant le petit miroir rond, pendu à l’espagnolette, quilui servait pour se raser, il parut examiner ses bras nus, son cou nu, tout le nuqu’elle montrait, comme si des comparaisons s’établissaient dans son esprit.Et il eut une moue des lèvres. Gervaise boitait de la jambe droite ; mais onne s’en apercevait guère que les jours de fatigue, quand elle s’abandonnait,les hanches brisées. Ce matin-là, rompue par sa nuit, elle traînait sa jambe,elle s’appuyait aux murs.

Le silence régnait, ils n’avaient plus échangé une parole. Lui, semblaitattendre. Elle, rongeant sa douleur, s’efforçant d’avoir un visage indifférent,se hâtait. Comme elle faisait un paquet du linge sale jeté dans un coin,derrière la malle, il ouvrit enfin les lèvres, il demanda :

– Qu’est-ce que tu fais ?… Où vas-tu ?Elle ne répondit pas d’abord. Puis, lorsqu’il répéta sa question,

furieusement, elle se décida.– Tu le vois bien, peut-être… Je vais laver tout ça… Les enfants ne

peuvent pas vivre dans la crotte.

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Il lui laissa ramasser deux ou trois mouchoirs. Et, au bout d’un nouveausilence, il reprit :

– Est-ce que tu as de l’argent ?Du coup, elle se releva, le regarda en face, sans lâcher les chemises sales

des petits qu’elle tenait à la main.– De l’argent ! où veux-tu donc que je l’aie volé ?… Tu sais bien que

j’ai eu trois francs avant-hier sur ma jupe noire. Nous avons déjeuné deuxfois là-dessus, et l’on va vite, avec la charcuterie… Non, sans doute, je n’aipas d’argent. J’ai quatre sous pour le lavoir… Je n’en gagne pas commecertaines femmes.

Il ne s’arrêta pas à cette allusion. Il était descendu du lit, il passait enrevue les quelques loques pendues autour de la chambre. Enfin il décrochale pantalon et le châle, ouvrit la commode, ajouta au paquet une camisole etdeux chemises de femme ; puis, jetant le tout sur les bras de Gervaise :

– Tiens, porte ça au clou.– Tu ne veux pas que je porte aussi les enfants ? demanda-t-elle. Hein !

si l’on prêtait sur les enfants, ce serait un fameux débarras !Elle alla au Mont-de-Piété, pourtant. Quand elle revint, au bout d’une

demi-heure, elle posa une pièce de cent sous sur la cheminée, en joignant lareconnaissance aux autres, entre les deux flambeaux.

– Voilà ce qu’ils m’ont donné, dit-elle. Je voulais six francs, mais il n’ya pas eu moyen. Oh ! ils ne se ruineront pas… Et l’on trouve toujours unmonde, là-dedans !

Lantier ne prit pas tout de suite la pièce de cent sous. Il aurait vouluqu’elle fît de la monnaie, pour lui laisser quelque chose. Mais il se décida àla glisser dans la poche de son gilet, quand il vit, sur la commode, un restede jambon dans un papier, avec un bout de pain.

– Je ne suis point allée chez la laitière, parce que nous lui devons huitjours, expliqua Gervaise. Mais je reviendrai de bonne heure, tu descendraschercher du pain et des côtelettes panées, pendant que je ne serai pas là, etnous déjeunerons… Monte aussi un litre de vin.

Il ne dit pas non. La paix semblait se faire. La jeune femme achevait demettre en paquet le linge sale. Mais quand elle voulut prendre les chemiseset les chaussettes de Lantier au fond de la malle, il lui cria de laisser ça.

– Laisse mon linge, entends-tu ! Je ne veux pas !– Qu’est-ce que tu ne veux pas ? demanda-t-elle en se redressant. Tu ne

comptes pas, sans doute, remettre ces pourritures ? Il faut bien les laver.Et elle l’examinait, inquiète, retrouvant sur son visage de joli garçon la

même dureté, comme si rien, désormais, ne devait le fléchir. Il se fâcha, luiarracha des mains le linge qu’il rejeta dans la malle.

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– Tonnerre de Dieu ! obéis-moi donc une fois ! Quand je te dis que jene veux pas !

– Mais pourquoi ? reprit-elle, pâlissante, effleurée d’un soupçon terrible.Tu n’as pas besoin de tes chemises maintenant, tu ne vas pas partir… Qu’est-ce que ça peut te faire que je les emporte ?

Il hésita un instant, gêné par les yeux ardents qu’elle fixait sur lui.– Pourquoi ? pourquoi ? bégayait-il… Parbleu ! tu vas dire partout que

tu m’entretiens, que tu laves, que tu raccommodes. Eh bien ! ça m’embête,là ! Fais tes affaires, je ferai les miennes… Les blanchisseuses ne travaillentpas pour les chiens.

Elle le supplia, se défendit de s’être jamais plainte ; mais il ferma la mallebrutalement, s’assit dessus, lui cria : Non ! dans la figure. Il était bien lemaître de ce qui lui appartenait ! Puis, pour échapper aux regards dont ellele poursuivait, il retourna s’étendre sur le lit, en disant qu’il avait sommeil,et qu’elle ne lui cassât pas la tête davantage. Cette fois, en effet, il paruts’endormir.

Gervaise resta un moment indécise. Elle était tentée de repousser du piedle paquet de linge, de s’asseoir là, à coudre. La respiration régulière deLantier finit par la rassurer. Elle prit la boule de bleu et le morceau de savonqui lui restaient de son dernier savonnage ; et, s’approchant des petits quijouaient tranquillement avec de vieux bouchons, devant la fenêtre, elle lesbaisa, en leur disant à voix basse :

– Soyez bien sages, ne faites pas de bruit. Papa dort.Quand elle quitta la chambre, les rires adoucis de Claude et d’Étienne

sonnaient seuls dans le grand silence, sous le plafond noir. Il était dix heures.Une raie de soleil entrait par la fenêtre entrouverte.

Sur le boulevard, Gervaise tourna à gauche et suivit la rue Neuve dela Goutte-d’Or. En passant devant la boutique de madame Fauconnier, ellesalua d’un petit signe de tête. Le lavoir était situé vers le milieu de la rue,à l’endroit où le pavé commençait à monter. Au-dessus d’un bâtiment plat,trois énormes réservoirs d’eau, des cylindres de zinc fortement boulonnés,montraient leurs rondeurs grises ; tandis que, derrière, s’élevait le séchoir,un deuxième étage très haut, clos de tous les côtés par des persiennes àlames minces, au travers desquelles passait le grand air, et qui laissaient voirdes pièces de linge séchant sur des fils de laiton. À droite des réservoirs, letuyau étroit de la machine à vapeur soufflait, d’une haleine rude et régulière,des jets de fumée blanche. Gervaise, sans retrousser ses jupes, en femmehabituée aux flaques, s’engagea sous la porte encombrée de jarres d’eaude javelle. Elle connaissait déjà la maîtresse du lavoir, une petite femmedélicate, aux yeux malades, assise dans un cabinet vitré, avec des registresdevant elle, des pains de savon sur des étagères, des boules de bleu dans des

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bocaux, des livres de carbonate de soude en paquets. Et, en passant, elle luiréclama son battoir et sa brosse, qu’elle lui avait donnés à garder, lors de sondernier savonnage. Puis, après avoir pris son numéro, elle entra.

C’était un immense hangar, à plafond plat, à poutres apparentes, montésur des piliers de fonte, fermé par de larges fenêtres claires. Un pleinjour blafard passait librement dans la buée chaude suspendue comme unbrouillard laiteux. Des fumées montaient de certains coins, s’étalant, noyantles fonds d’un voile bleuâtre. Il pleuvait une humidité lourde, chargéed’une odeur savonneuse ; et, par moments, des souffles plus forts d’eaude javelle dominaient. Le long des batteries, aux deux côtés de l’alléecentrale, il y avait des files de femmes, les bras nus jusqu’aux épaules,le cou nu, les jupes raccourcies montrant des bas de couleur et de grossouliers lacés. Elles tapaient furieusement, riaient, se renversaient pour crierun mot dans le vacarme, se penchaient au fond de leurs baquets, ordurières,brutales, dégingandées, trempées comme par une averse, les chairs rougieset fumantes. Autour d’elles, sous elles, coulait un grand ruissellement, lesseaux d’eau chaude promenés et vidés d’un trait, les robinets d’eau froideouverts, pissant de haut, les éclaboussements des battoirs, les égouttures deslinges rincés, les mares où elles pataugeaient s’en allant par petits ruisseauxsur les dalles en pente. Et, au milieu des cris, des coups cadencés, du bruitmurmurant de pluie, de cette clameur d’orage s’étouffant sous le plafondmouillé, la machine à vapeur, à droite, toute blanche d’une rosée fine,haletait et ronflait sans relâche, avec la trépidation dansante de son volantqui semblait régler l’énormité du tapage.

Cependant, Gervaise, à petits pas, suivait l’allée, en jetant des regards àdroite et à gauche. Elle portait son paquet de linge passé au bras, la hanchehaute, boitant plus fort, dans le va-et-vient des laveuses qui la bousculaient.

– Eh ! par ici, ma petite ! cria la grosse voix de madame Boche.Puis, quand la jeune femme l’eut rejointe, à gauche, tout au bout, la

concierge, qui frottait furieusement une chaussette, se mit à parler parcourtes phrases, sans lâcher sa besogne.

– Mettez-vous là, je vous ai gardé votre place…. . Oh ! je n’en ai paspour longtemps. Boche ne salit presque pas son linge… Et vous ? ça ne vapas traîner non plus, hein ? Il est tout petit, votre paquet. Avant midi, nousaurons expédié çà, et nous pourrons aller déjeuner… Moi, je donnais monlinge à une blanchisseuse de la rue Poulet ; mais elle m’emportait tout, avecson chlore et ses brosses. Alors, je lave moi-même. C’est tout gagné. Çane coûte que le savon… Dites donc, voilà des chemises que vous auriez dûmettre à couler. Ces gueux d’enfants, ma parole ! ça a de la suie au derrière.

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Gervaise défaisait son paquet, étalait les chemises des petits ; et commemadame Boche lui conseillait de prendre un seau d’eau de lessive, ellerépondit :

– Oh ! non, l’eau chaude suffira… Ça me connaît.Elle avait trié le linge, mis à part les quelques pièces de couleur. Puis,

après avoir empli son baquet de quatre seaux d’eau froide, pris au robinet,derrière elle, elle plongea le tas du linge blanc ; et, relevant sa jupe, la tirantentre ses cuisses, elle entra dans une boîte, posée debout, qui lui arrivait auventre.

– Ça vous connaît, hein ? répétait madame Boche. Vous étiezblanchisseuse dans votre pays, n’est-ce pas, ma petite ?

Gervaise, les manches retroussées, montrant ses beaux bras de blonde,jeunes encore, à peine rosés aux coudes, commençait à décrasser son linge.Elle venait d’étaler une chemise sur la planche étroite de la batterie, mangéeet blanchie par l’usure de l’eau ; elle la frottait de savon, la retournait, lafrottait de l’autre côté. Avant de répondre, elle empoigna son battoir, se mità taper, criant ses phrases, les ponctuant à coups rudes et cadencés.

– Oui, oui, blanchisseuse… À dix ans… Il y a douze ans de ça… Nousallions à la rivière… Ça sentait meilleur qu’ici… Il fallait voir, il y avaitun coin sous les arbres… avec de l’eau claire qui courait… Vous savez, àPlassans… Vous ne connaissez pas Plassans ?… près de Marseille ?

– C’est du chien, ça ! s’écria madame Boche, émerveillée de la rudessedes coups de battoir. Quelle mâtine ! elle vous aplatirait du fer, avec sespetits bras de demoiselle !

La conversation continua, très haut. La concierge, parfois, était obligée dese pencher, n’entendant pas. Tout le linge blanc fut battu, et ferme ! Gervaisele replongea dans le baquet, le reprit pièce par pièce pour le frotter de savonune seconde fois et le brosser. D’une main, elle fixait la pièce sur la batterie ;de l’autre main, qui tenait la courte brosse de chiendent, elle tirait du lingeune mousse salie, qui, par longues bavures, tombait. Alors, dans le petit bruitde la brosse, elles se rapprochèrent, elles causèrent d’une façon plus intime.

– Non, nous ne sommes pas mariés, reprit Gervaise. Moi, je ne m’encache pas. Lantier n’est pas si gentil pour qu’on souhaite d’être sa femme.S’il n’y avait pas les enfants, allez !… J’avais quatorze ans et lui dix-huit,quand nous avons eu notre premier. L’autre est venu quatre ans plus tard…C’est arrivé comme ça arrive toujours, vous savez. Je n’étais pas heureusechez nous ; le père Macquart, pour un oui, pour un non, m’allongeait descoups de pied dans les reins. Alors, ma foi, on songe à s’amuser dehors…On nous aurait mariés, mais je ne sais plus, nos parents n’ont pas voulu.

Elle secoua ses mains, qui rougissaient sous la mousse blanche.– L’eau est joliment dure à Paris, dit-elle.

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Madame Boche ne lavait plus que mollement. Elle s’arrêtait, faisant durerson savonnage, pour rester là, à connaître cette histoire, qui torturait sacuriosité depuis quinze jours. Sa bouche était à demi ouverte dans sa grosseface ; ses yeux, à fleur de tête, luisaient. Elle pensait, avec la satisfactiond’avoir deviné :

– C’est ça, la petite cause trop. Il y a eu du grabuge.Puis, tout haut :– Il n’est pas gentil, alors ?– Ne m’en parlez pas ! répondit Gervaise, il était très bien pour moi,

là-bas ; mais, depuis que nous sommes à Paris, je ne peux plus en venir àbout… Il faut vous dire que sa mère est morte l’année dernière, en lui laissantquelque chose, dix-sept cents francs à peu près. Il voulait partir pour Paris.Alors, comme le père Macquart m’envoyait toujours des gifles sans criergare, j’ai consenti à m’en aller avec lui ; nous avons fait le voyage avec lesdeux enfants. Il devait m’établir blanchisseuse et travailler de son état dechapelier. Nous aurions été très heureux… Mais, voyez-vous, Lantier est unambitieux, un dépensier, un homme qui ne songe qu’à son amusement. Ilne vaut pas grand-chose, enfin… Nous sommes donc descendus à l’hôtelMontmartre, rue Montmartre. Et ç’a été des dîners, des voitures, le théâtre,une montre pour lui, une robe de soie pour moi ; car il n’a pas mauvais cœur,quand il a de l’argent. Vous comprenez, tout le tremblement, si bien qu’aubout de deux mois nous étions nettoyés. C’est à ce moment-là que noussommes venus habiter l’hôtel Boncœur et que la sacrée vie a commencé…

Elle s’interrompit, serrée tout d’un coup à la gorge, rentrant ses larmes.Elle avait fini de brosser son linge.

– Il faut que j’aille chercher mon eau chaude, murmura-t-elle.Mais madame Boche, très contrariée de cet arrêt dans les confidences,

appela le garçon du lavoir qui passait.– Mon petit Charles, vous serez bien gentil, allez donc chercher un seau

d’eau chaude à madame, qui est pressée.Le garçon prit le seau et le rapporta plein. Gervaise paya ; c’était un sou le

seau. Elle versa l’eau chaude dans le baquet, et savonna le linge une dernièrefois, avec les mains, se ployant au-dessus de la batterie, au milieu d’unevapeur qui accrochait des filets de fumée grise dans ses cheveux blonds.

– Tenez, mettez donc des cristaux, j’en ai là, dit obligeamment laconcierge.

Et elle vida dans le baquet de Gervaise le fond d’un sac de carbonate desoude, qu’elle avait apporté. Elle lui offrit aussi de l’eau de javelle ; maisla jeune femme refusa ; c’était bon pour les taches de graisse et les tachesde vin.

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– Je le crois un peu coureur, reprit madame Boche, en revenant à Lantier,sans le nommer.

Gervaise, les reins en deux, les mains enfoncées et crispées dans le linge,se contenta de hocher la tête.

– Oui, oui, continua l’autre, je me suis aperçue de plusieurs petiteschoses…

Mais elle se récria, devant le brusque mouvement de Gervaise qui s’étaitrelevée, toute pâle, en la dévisageant.

– Oh ! non, je ne sais rien !… Il aime à rire, je crois, voilà tout… Ainsi,les deux filles qui logent chez nous, Adèle et Virginie, vous les connaissez,eh bien ! il plaisante avec elles, et ça ne va pas plus loin, j’en suis sûre.

La jeune femme, droite devant elle, la face en sueur, les bras ruisselants, laregardait toujours, d’un regard fixe et profond. Alors, la concierge se fâcha,s’appliqua un coup de poing sur la poitrine, en donnant sa parole d’honneur.Elle criait :

– Je ne sais rien, là, quand je vous le dis !Puis, se calmant, elle ajouta d’une voix doucereuse, comme on parle à

une personne à qui la vérité ne vaudrait rien :– Moi, je trouve qu’il a les yeux francs… Il vous épousera, ma petite, je

vous le promets !Gervaise s’essuya le front de sa main mouillée. Puis, elle tira de l’eau

une autre pièce de linge, en hochant de nouveau la tête. Un instant, toutesdeux gardèrent le silence. Autour d’elles, le lavoir s’était apaisé. Onzeheures sonnaient. La moitié des laveuses, assises d’une jambe au bord deleurs baquets, avec un litre de vin débouché à leurs pieds, mangeaientdes saucisses dans des morceaux de pain fendus. Seules, les ménagèresvenues là pour laver leurs petits paquets de linge, se hâtaient, en regardantl’œil-de-bœuf accroché au-dessus du bureau. Quelques coups de battoirpartaient encore, espacés, au milieu des rires adoucis, des conversations quis’empâtaient dans un bruit glouton de mâchoires ; tandis que la machineà vapeur, allant son train, sans repos ni trêve, semblait hausser la voix,vibrante, ronflante, emplissant l’immense salle. Mais pas une des femmesne l’entendait ; c’était comme la respiration même du lavoir, une haleineardente amassant sous les poutres du plafond l’éternelle buée qui flottait.La chaleur devenait intolérable ; des raies de soleil entraient à gauche, parles hautes fenêtres, allumant les vapeurs fumantes de nappes opalisées, d’ungris-rose et d’un gris-bleu très tendres. Et, comme des plaintes s’élevaient, legarçon Charles allait d’une fenêtre à l’autre, tirait des stores de grosse toile ;ensuite, il passa de l’autre côté, du côté de l’ombre, et ouvrit des vasistas.On l’acclamait, on battait des mains ; une gaieté formidable roulait. Bientôt,les derniers battoirs eux-mêmes se turent. Les laveuses, la bouche pleine, ne

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faisaient plus que des gestes avec les couteaux ouverts qu’elles tenaient aupoing. Le silence devenait tel, qu’on entendait régulièrement, tout au bout, legrincement de la pelle du chauffeur, prenant du charbon de terre et le jetantdans le fourneau de la machine. Cependant, Gervaise lavait son linge decouleur dans l’eau chaude, grasse de savon, qu’elle avait conservée. Quandelle eut fini, elle approcha un tréteau, jeta en travers toutes les pièces, quifaisaient par terre des mares bleuâtres. Et elle commença à rincer. Derrièreelle, le robinet d’eau froide coulait au-dessus d’un vaste baquet, fixé au sol,et que traversaient deux barres de bois, pour soutenir le linge. Au-dessus, enl’air, deux autres barres passaient, où le linge achevait de s’égoutter.

– Voilà qui va être fini, ce n’est pas malheureux, dit madame Boche. Jereste pour vous aider à tordre tout ça.

– Oh ! ce n’est pas la peine, je vous remercie bien, répondit la jeunefemme, qui pétrissait de ses poings et barbotait les pièces de couleur dansl’eau claire. Si j’avais des draps, je ne dis pas.

Mais il lui fallut pourtant accepter l’aide de la concierge. Elles tordaienttoutes deux, chacune à un bout, une jupe, un petit lainage marron mauvaisteint, d’où sortait une eau jaunâtre, lorsque madame Boche s’écria :

– Tiens ! la grande Virginie !… Qu’est-ce qu’elle vient laver ici, celle-là, avec ses quatre guenilles dans un mouchoir ?

Gervaise avait vivement levé la tête. Virginie était une fille de son âge,plus grande qu’elle, brune, jolie, malgré sa figure un peu longue. Elle avaitune vieille robe noire à volants, un ruban rouge au cou ; et elle était coifféeavec soin, le chignon pris dans un filet en chenille bleue. Un instant, aumilieu de l’allée centrale, elle pinça les paupières, ayant l’air de chercher ;puis, quand elle eut aperçu Gervaise, elle vint passer près d’elle, raide,insolente, balançant ses hanches, et s’installa sur la même rangée, à cinqbaquets de distance.

– En voilà un caprice ! continuait madame Boche, à voix plus basse.Jamais elle ne savonne une paire de manches… Ah ! une fameuse fainéante,je vous en réponds ! Une couturière qui ne recoud pas seulement sesbottines ! C’est comme sa sœur, la brunisseuse, cette gredine d’Adèle, quimanque l’atelier deux jours sur trois ! Ça n’a ni père ni mère connus, ça vitd’on ne sait quoi, et si l’on voulait parler… Qu’est-ce qu’elle frotte donc là ?Hein ! c’est un jupon ? Il est joliment dégoûtant, il a dû en voir de propres,ce jupon !

Madame Boche, évidemment, voulait faire plaisir à Gervaise. La véritéétait qu’elle prenait souvent le café avec Adèle et Virginie, quand les petitesavaient de l’argent. Gervaise ne répondait pas, se dépêchait, les mainsfiévreuses. Elle venait de faire son bleu, dans un petit baquet monté sur troispieds. Elle trempait ses pièces de blanc, les agitait un instant au fond de l’eau

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teintée, dont le reflet prenait une pointe de laque ; et, après les avoir tordueslégèrement, elle les alignait sur les barres de bois, en haut. Pendant toutecette besogne, elle affectait de tourner le dos à Virginie. Mais elle entendaitses ricanements, elle sentait sur elle ses regards obliques. Virginie semblaitn’être venue que pour la provoquer. Un instant, Gervaise s’étant retournée,elles se regardèrent toutes deux, fixement.

– Laissez-la donc, murmura madame Boche. Vous n’allez peut-être pasvous prendre aux cheveux… Quand je vous dis qu’il n’y a rien ! Ce n’estpas elle, là !

À ce moment, comme la jeune femme pendait sa dernière pièce de linge,il y eut des rires à la porte du lavoir.

– C’est deux gosses qui demandent maman ! cria Charles.Toutes les femmes se penchèrent. Gervaise reconnut Claude et Étienne.

Dès qu’ils l’aperçurent, ils coururent à elle, au milieu des flaques, tapantsur les dalles les talons de leurs souliers dénoués. Claude, l’aîné, donnait lamain à son petit frère. Les laveuses, sur leur passage, avaient de légers crisde tendresse, à les voir un peu effrayés, souriant pourtant. Et ils restèrent là,devant leur mère, sans se lâcher, levant leurs têtes blondes.

– C’est papa qui vous envoie ? demanda Gervaise.Mais comme elle se baissait pour rattacher les cordons des souliers

d’Étienne, elle vit, à un doigt de Claude, la clef de la chambre avec sonnuméro de cuivre, qu’il balançait.

– Tiens ! tu m’apportes la clef ! dit-elle, très surprise. Pourquoi donc ?L’enfant, en apercevant la clef qu’il avait oubliée à son doigt, parut se

souvenir et cria de sa voix claire :– Papa est parti.– Il est allé acheter le déjeuner, il vous a dit de venir me chercher ici ?Claude regarda son frère, hésita, ne sachant plus. Puis, il reprit d’un trait :– Papa est parti… Il a sauté du lit, il a mis toutes les affaires dans la malle,

il a descendu la malle sur une voiture… Il est parti.Gervaise, accroupie, se releva lentement, la figure blanche, portant les

mains à ses joues et à ses tempes, comme si elle entendait sa tête craquer. Etelle ne put trouver qu’un mot, elle le répéta vingt fois sur le même ton :

– Ah ! mon Dieu !… Ah ! mon Dieu !… Ah ! mon Dieu !…Madame Boche, cependant, interrogeait l’enfant à son tour, tout allumée

de se trouver dans cette histoire.– Voyons, mon petit, il faut dire les choses…. C’est lui qui a fermé la

porte et qui vous a dit d’apporter la clef, n’est-ce pas ?Et, baissant la voix, à l’oreille de Claude :– Est-ce qu’il y avait une dame dans la voiture ?

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L’enfant se troubla de nouveau. Il recommença son histoire, d’un airtriomphant :

– Il a sauté du lit, il a mis toutes les affaires dans la malle, il est parti…Alors, comme madame Boche le laissait aller, il tira son frère devant le

robinet. Ils s’amusèrent tous les deux à faire couler l’eau.Gervaise ne pouvait pleurer. Elle étouffait, les reins appuyés contre son

baquet, le visage toujours entre les mains. De courts frissons la secouaient.Par moments, un long soupir passait, tandis qu’elle s’enfonçait davantageles poings sur les yeux, comme pour s’anéantir dans le noir de son abandon.C’était un trou de ténèbres au fond duquel il lui semblait tomber.

– Allons, ma petite, que diable ! murmurait madame Boche.– Si vous saviez ! si vous saviez ! dit-elle enfin tout bas. Il m’a envoyée

ce matin porter mon châle et mes chemises au Mont-de-Piété pour payercette voiture…

Et elle pleura. Le souvenir de sa course au Mont-de-Piété, en précisantun fait de la matinée, lui avait arraché les sanglots qui s’étranglaient danssa gorge.

Cette course-là, c’était une abomination, la grosse douleur dans sondésespoir. Les larmes coulaient sur son menton que ses mains avaient déjàmouillé, sans qu’elle songeât seulement à prendre son mouchoir.

– Soyez raisonnable, taisez-vous, on vous regarde, répétait madameBoche qui s’empressait autour d’elle. Est-il possible de se faire tant demal pour un homme !… Vous l’aimiez donc toujours, hein ? ma pauvrechérie. Tout à l’heure, vous étiez joliment montée contre lui. Et vous voilà,maintenant, à le pleurer, à vous crever le cœur… Mon Dieu, que noussommes bêtes !

Puis, elle se montra maternelle.– Une jolie petite femme comme vous ! s’il est permis !… On peut tout

vous raconter à présent, n’est-ce pas ? Eh bien ! vous vous souvenez, quandje suis passée sous votre fenêtre, je me doutais… Imaginez-vous que, cettenuit, lorsque Adèle est rentrée, j’ai entendu un pas d’homme avec le sien.Alors, j’ai voulu savoir, j’ai regardé dans l’escalier. Le particulier était déjàau deuxième étage, mais j’ai bien reconnu la redingote de monsieur Lantier.Boche, qui faisait le guet, ce matin, l’a vu redescendre tranquillement…C’était avec Adèle, vous entendez. Virginie a maintenant un monsieur chezlequel elle va deux fois par semaine. Seulement, ce n’est guère propre toutde même, car elles n’ont qu’une chambre et une alcôve, et je ne sais tropoù Virginie a pu coucher.

Elle s’interrompit un instant, se tournant, reprenant de sa grosse voixétouffée :

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– Elle rit de vous voir pleurer, cette sans-cœur, là-bas. Je mettrais mamain au feu que son savonnage est une frime… Elle a emballé les deuxautres et elle est venue ici pour leur raconter la tête que vous feriez.

Gervaise ôta ses mains, regarda. Quand elle aperçut devant elle Virginie,au milieu de trois ou quatre femmes, parlant bas, la dévisageant, elle futprise d’une colère folle. Les bras en avant, cherchant à terre, tournant surelle-même, dans un tremblement de tous ses membres, elle marcha quelquespas, rencontra un seau plein, le saisit à deux mains, le vida à toute volée.

– Chameau, va ! cria la grande Virginie.Elle avait fait un saut en arrière, ses bottines seules étaient mouillées.

Cependant, le lavoir, que les larmes de la jeune femme révolutionnaientdepuis un instant, se bousculait pour voir la bataille. Des laveuses, quiachevaient leur pain, montèrent sur des baquets. D’autres accoururent, lesmains pleines de savon. Un cercle se forma.

– Ah ! le chameau ! répétait la grande Virginie. Qu’est-ce qui lui prend,à cette enragée-là !

Gervaise en arrêt, le menton tendu, la face convulsée, ne répondait pas,n’ayant point encore le coup de gosier de Paris. L’autre continua :

– Va donc ! C’est las de rouler la province, ça n’avait pas douze ans queça servait de paillasse à soldats, ça a laissé une jambe dans son pays… Elleest tombée de pourriture, sa jambe…

Un rire courut. Virginie, voyant son succès, s’approcha de deux pas,redressant sa haute taille, criant plus fort :

– Hein ! avance un peu, pour voir, que je te fasse ton affaire ! Tu sais,il ne faut pas venir nous embêter, ici… Est-ce que je la connais, moi, cettepeau ! Si elle m’avait attrapée, je lui aurais joliment retroussé ses jupons ;vous auriez vu ça. Qu’elle dise seulement ce que je lui ai fait… Dis, rouchie,qu’est-ce qu’on t’a fait ?

– Ne causez pas tant, bégaya Gervaise. Vous savez bien… On a vu monmari, hier soir… Et taisez-vous, parce que je vous étranglerais, bien sûr.

– Son mari ! Ah ! elle est bonne, celle-là !… Le mari à madame ! commesi on avait des maris avec cette dégaine !… Ce n’est pas ma faute s’il t’alâchée. Je ne te l’ai pas volé, peut-être. On peut me fouiller… Veux-tu que jete dise, tu l’empoisonnais, cet homme ! Il était trop gentil pour toi… Avait-il son collier, au moins ? Qui est-ce qui a trouvé le mari à madame ?… Ily aura récompense…

Les rires recommencèrent. Gervaise, à voix presque basse, se contentaittoujours de murmurer :

– Vous savez bien, vous savez bien… C’est votre sœur, je l’étranglerai,votre sœur…

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– Oui, va te frotter à ma sœur, reprit Virginie en ricanant. Ah ! c’est masœur ! C’est bien possible, ma sœur a un autre chic que toi… Mais est-ce queça me regarde ! est-ce qu’on ne peut plus laver son linge tranquillement !Flanque-moi la paix, entends-tu, parce qu’en voilà assez !

Et ce fut elle qui revint, après avoir donné cinq ou six coups de battoir,grisée par les injures, emportée. Elle se tut et recommença ainsi trois fois :

– Eh bien ! oui, c’est ma sœur. Là, es-tu contente ?… Ils s’adorent tousles deux. Il faut les voir se bécoter !… Et il t’a lâchée avec tes bâtards ! Dejolis mômes qui ont des croûtes plein la figure ! Il y en a un d’un gendarme,n’est-ce pas ? et tu en as fait crever trois autres, parce que tu ne voulais pasde surcroît de bagage pour venir… C’est ton Lantier qui nous a raconté ça.Ah ! il en dit de belles, il en avait assez de ta carcasse !

– Salope ! salope ! salope ! hurla Gervaise, hors d’elle, reprise par untremblement furieux.

Elle tourna, chercha une fois encore par terre ; et, ne trouvant que le petitbaquet, elle le prit par les pieds, lança l’eau du bleu à la figure de Virginie.

– Rosse ! elle m’a perdu ma robe ! cria celle-ci, qui avait toute une épaulemouillée et sa main gauche teinte en bleu. Attends, gadoue !

À son tour, elle saisit un seau, le vida sur la jeune femme. Alors,une bataille formidable s’engagea. Elles couraient toutes deux le long desbaquets, s’emparant des seaux pleins, revenant se les jeter à la tête. Et chaquedéluge était accompagné d’un éclat de voix. Gervaise elle-même répondait,à présent.

– Tiens ! saleté !… Tu l’as reçu celui-là. Ça te calmera le derrière.– Ah ! la carne ! Voilà pour ta crasse. Débarbouille-toi une fois dans ta

vie.– Oui, oui, je vas te dessaler, grande morue !– Encore un !… Rince-toi les dents, fais ta toilette pour ton quart de ce

soir, au coin de la rue Belhomme.Elles finirent par emplir les seaux aux robinets. Et, en attendant qu’ils

fussent pleins, elles continuaient leurs ordures. Les premiers seaux, mallancés, les touchaient à peine. Mais elles se faisaient la main. Ce fut Virginiequi, la première, en reçut un en pleine figure ; l’eau, entrant par son cou,coula dans son dos et dans sa gorge, pissa par-dessous sa robe. Elle étaitencore tout étourdie, quand un second la prit de biais, lui donna une forteclaque contre l’oreille gauche, en trempant son chignon, qui se déroulacomme une ficelle. Gervaise fut d’abord atteinte aux jambes ; un seau luiemplit ses souliers, rejaillit jusqu’à ses cuisses ; deux autres l’inondèrent auxhanches. Bientôt, d’ailleurs, il ne fut plus possible de juger les coups. Ellesétaient l’une et l’autre ruisselantes de la tête aux pieds, les corsages plaqués

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aux épaules, les jupes collant sur les reins, maigries, raidies, grelottantes,s’égouttant de tous les côtés, ainsi que des parapluies pendant une averse.

– Elles sont rien drôles ! dit la voix enrouée d’une laveuse.Le lavoir s’amusait énormément. On s’était reculé, pour ne pas recevoir

les éclaboussures. Des applaudissements, des plaisanteries montaient, aumilieu du bruit d’écluse des seaux vidés à toute volée. Par terre, des marescoulaient, les deux femmes pataugeaient jusqu’aux chevilles. Cependant,Virginie, ménageant une traîtrise, s’emparant brusquement d’un seau d’eaude lessive bouillante, qu’une de ses voisines avait demandé, le jeta. Il y eutun cri. On crut Gervaise ébouillantée. Mais elle n’avait que le pied gauchebrûlé légèrement. Et, de toutes ses forces, exaspérée par la douleur, sansle remplir cette fois, elle envoya un seau dans les jambes de Virginie, quitomba.

Toutes les laveuses parlaient ensemble.– Elle lui a cassé une patte !– Dame ! l’autre a bien voulu la faire cuire !– Elle a raison, après tout, la blonde, si on lui a pris son homme !Madame Boche levait les bras au ciel, en s’exclamant. Elle s’était

prudemment garée entre deux baquets ; et les enfants, Claude et Étienne,pleurant, suffoquant, épouvantés, se pendaient à sa robe, avec ce cri continu :Maman ! maman ! qui se brisait dans leurs sanglots. Quand elle vit Virginiepar terre, elle accourut, tirant Gervaise par ses jupes, répétant :

– Voyons, allez-vous-en ! Soyez raisonnable… J’ai les sangs tournés, maparole ! On n’a jamais vu une tuerie pareille.

Mais elle recula, elle retourna se réfugier entre les deux baquets, avecles enfants. Virginie venait de sauter à la gorge de Gervaise. Elle la serraitau cou, tâchait de l’étrangler. Alors, celle-ci, d’une violente secousse, sedégagea, se pendit à la queue de son chignon, comme si elle avait voulului arracher la tête. La bataille recommença, muette, sans un cri, sans uneinjure. Elles ne se prenaient pas corps à corps, s’attaquaient à la figure, lesmains ouvertes et crochues, pinçant, griffant ce qu’elles empoignaient. Leruban rouge et le filet en chenille bleue de la grande brune furent arrachés ;son corsage, craqué au cou, montra sa peau, tout un bout d’épaule ; tandisque la blonde, déshabillée, une manche de sa camisole blanche ôtée sansqu’elle sût comment, avait un accroc à sa chemise qui découvrait le pli nude sa taille. Des lambeaux d’étoffe volaient. D’abord, ce fut sur Gervaiseque le sang parut, trois longues égratignures descendant de la bouche sousle menton ; et elle garantissait ses yeux, les fermait à chaque claque, depeur d’être éborgnée. Virginie ne saignait pas encore. Gervaise visait sesoreilles, s’enrageait de ne pouvoir les prendre, quand elle saisit enfin l’unedes boucles, une poire de verre jaune ; elle tira, fendit l’oreille ; le sang coula.

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– Elles se tuent ! séparez-les, ces guenons ! dirent plusieurs voix.Les laveuses s’étaient rapprochées. Il se formait deux camps : les unes

excitaient les deux femmes comme des chiennes qui se battent ; les autres,plus nerveuses, toutes tremblantes, tournaient la tête, en avaient assez,répétaient qu’elles en seraient malades, bien sûr. Et une bataille généralefaillit avoir lieu ; on se traitait de sans-cœur, de propre à rien ; des bras nusse tendaient ; trois gifles retentirent.

Madame Boche, pourtant, cherchait le garçon du lavoir.– Charles ! Charles !… Où est-il donc ?Et elle le trouva au premier rang, regardant, les bras croisés. C’était un

grand gaillard, à cou énorme. Il riait, il jouissait des morceaux de peau queles deux femmes montraient. La petite blonde était grasse comme une caille.Ça serait farce, si sa chemise se fendait.

– Tiens ! murmura-t-il en clignant un œil, elle a une fraise sous le bras.– Comment ! vous êtes là ! cria madame Boche en l’apercevant. Mais

aidez-nous donc à les séparer !… Vous pouvez bien les séparer, vous !– Ah bien ! non, merci ! s’il n’y a que moi ! dit-il tranquillement. Pour

me faire griffer l’œil comme l’autre jour, n’est-ce pas ?… Je ne suis pas icipour ça, j’aurais trop de besogne… N’ayez pas peur, allez ! Ça leur fait dubien, une petite saignée. Ça les attendrit.

La concierge parla alors d’aller avertir les sergents de ville. Mais lamaîtresse du lavoir, la jeune femme délicate, aux yeux malades, s’y opposaformellement. Elle répéta à plusieurs reprises :

– Non, non, je ne veux pas, ça compromet la maison.Par terre, la lutte continuait. Tout d’un coup, Virginie se redressa sur les

genoux. Elle venait de ramasser un battoir, elle le brandissait. Elle râlait, lavoix changée :

– Voilà du chien, attends ! Apprête ton linge sale !Gervaise, vivement, allongea la main, prit également un battoir, le tint

levé comme une massue. Et elle avait, elle aussi, une voix rauque.– Ah ! tu veux la grande lessive… Donne ta peau, que j’en fasse des

torchons !Un moment, elles restèrent là, agenouillées, à se menacer. Les cheveux

dans la face, la poitrine soufflante, boueuses, tuméfiées, elles se guettaient,attendant, reprenant haleine. Gervaise porta le premier coup ; son battoirglissa sur l’épaule de Virginie. Et elle se jeta de côté pour éviter le battoirde celle-ci, qui lui effleura la hanche. Alors, mises en train, elles se tapèrentcomme les laveuses tapent leur linge, rudement, en cadence. Quand elles setouchaient, le coup s’amortissait, on aurait dit une claque dans un baquetd’eau.

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Autour d’elles, les blanchisseuses ne riaient plus ; plusieurs s’en étaientallées, en disant que ça leur cassait l’estomac ; les autres, celles qui restaient,allongeaient le cou, les yeux allumés d’une lueur de cruauté, trouvant cesgaillardes-là très crânes. Madame Boche avait emmené Claude et Étienne ;et l’on entendait, à l’autre bout, l’éclat de leurs sanglots mêlé aux heurtssonores des deux battoirs.

Mais Gervaise, brusquement, hurla. Virginie venait de l’atteindre à toutevolée sur son bras nu, au-dessus du coude ; une plaque rouge parut, la chairenfla tout de suite. Alors, elle se rua. On crut qu’elle voulait assommerl’autre.

– Assez ! assez ! cria-t-on.Elle avait un visage si terrible, que personne n’osa approcher. Les forces

décuplées, elle saisit Virginie par la taille, la plia, lui colla la figure surles dalles, les reins en l’air ; et, malgré les secousses, elle lui releva lesjupes, largement. Dessous, il y avait un pantalon. Elle passa la main dansla fente, l’arracha, montra tout, les cuisses nues, les fesses nues. Puis, lebattoir levé, elle se mit à battre, comme elle battait autrefois à Plassans, aubord de la Viorne, quand sa patronne lavait le linge de la garnison. Le boismollissait dans les chairs avec un bruit mouillé. À chaque tape, une banderouge marbrait la peau blanche.

– Oh ! oh ! murmurait le garçon Charles, émerveillé, les yeux agrandis.Des rires, de nouveau, avaient couru. Mais bientôt le cri : Assez ! assez !

recommença. Gervaise n’entendait pas, ne se lassait pas. Elle regardait sabesogne, penchée, préoccupée de ne pas laisser une place sèche. Elle voulaittoute cette peau battue, couverte de confusion. Et elle causait, prise d’unegaieté féroce, se rappelant une chanson de lavandière :

– Pan ! pan ! Margot au lavoir… Pan ! pan ! à coups de battoir… Pan !pan ! va laver son cœur… Pan ! pan ! tout noir de douleur…

Et elle reprenait :– Ça c’est pour toi, ça c’est pour ta sœur, ça c’est pour Lantier… Quand

tu les verras, tu leur donneras ça… Attention ! je recommence. Ça c’est pourLantier, ça c’est pour ta sœur, ça c’est pour toi… Pan ! pan ! Margot aulavoir… Pan ! pan ! à coups de battoir…

On dut lui arracher Virginie des mains. La grande brune, la figure enlarmes, pourpre, confuse, reprit son linge, se sauva ; elle était vaincue.Cependant, Gervaise repassait la manche de sa camisole, rattachait ses jupes.Son bras la faisait souffrir, et elle pria madame Boche de lui mettre son lingesur l’épaule. La concierge racontait la bataille, disait ses émotions, parlaitde lui visiter le corps, pour voir.

– Vous avez peut-être bien quelque chose de cassé… J’ai entendu uncoup…

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Mais la jeune femme voulait s’en aller. Elle ne répondait pas auxapitoiements, à l’ovation bavarde des laveuses qui l’entouraient, droites dansleurs tabliers. Quand elle fut chargée, elle gagna la porte, où ses enfantsl’attendaient.

– C’est deux heures, ça fait deux sous, lui dit en l’arrêtant la maîtressedu lavoir, déjà réinstallée dans son cabinet vitré.

Pourquoi deux sous ? Elle ne comprenait plus qu’on lui demandait le prixde sa place. Puis, elle donna ses deux sous. Et, boitant fortement sous lepoids du linge mouillé pendu à son épaule, ruisselante, le coude bleui, lajoue en sang, elle s’en alla, en traînant de ses bras nus Étienne et Claude,qui trottaient à ses côtés, secoués encore et barbouillés de leurs sanglots.

Derrière elle, le lavoir reprenait son bruit énorme d’écluse. Les laveusesavaient mangé leur pain, bu leur vin, et elles tapaient plus dur, les facesallumées, égayées par le coup de torchon de Gervaise et de Virginie. Lelong des baquets, de nouveau, s’agitaient une fureur de bras, des profilsanguleux de marionnettes aux reins cassés, aux épaules déjetées, se pliantviolemment comme sur des charnières. Les conversations continuaient d’unbout à l’autre des allées. Les voix, les rires, les mots gras, se fêlaientdans le grand gargouillement de l’eau. Les robinets crachaient, les seauxjetaient des flaquées, une rivière coulait sous les batteries. C’était le chiende l’après-midi, le linge pilé à coups de battoir. Dans l’immense salle, lesfumées devenaient rousses, trouées seulement par des ronds de soleil, desballes d’or, que les déchirures des rideaux laissaient passer. On respiraitl’étouffement tiède des odeurs savonneuses. Tout d’un coup, le hangars’emplit d’une buée blanche ; l’énorme couvercle du cuvier où bouillait lalessive, montait mécaniquement le long d’une tige centrale à crémaillère ;et le trou béant du cuivre, au fond de sa maçonnerie de briques, exhalait destourbillons de vapeur, d’une saveur sucrée de potasse. Cependant, à côté, lesessoreuses fonctionnaient ; des paquets de linge, dans des cylindres de fonte,rendaient leur eau sous un tour de roue de la machine, haletante, fumante,secouant plus rudement le lavoir de la besogne continue de ses bras d’acier.

Quand Gervaise mit le pied dans l’allée de l’hôtel Boncœur, les larmes lareprirent. C’était une allée noire, étroite, avec un ruisseau longeant le mur,pour les eaux sales ; et cette puanteur qu’elle retrouvait, lui faisait songer auxquinze jours passés là avec Lantier, quinze jours de misère et de querelles,dont le souvenir, à cette heure, était un regret cuisant. Il lui sembla entrerdans son abandon.

En haut, la chambre était nue, pleine de soleil, la fenêtre ouverte. Cecoup de soleil, cette nappe de poussière d’or dansante, rendait lamentablesle plafond noir, les murs au papier arraché. Il n’y avait plus, à un clou de lacheminée, qu’un petit fichu de femme, tordu comme une ficelle. Le lit des

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enfants, tiré au milieu de la pièce, découvrait la commode, dont les tiroirslaissés ouverts montraient leurs flancs vides. Lantier s’était lavé et avaitachevé la pommade, deux sous de pommade dans une carte à jouer ; l’eaugrasse de ses mains emplissait la cuvette. Et il n’avait rien oublié, le coinoccupé jusque-là par la malle paraissait à Gervaise faire un trou immense.Elle ne retrouva même pas le petit miroir rond, accroché à l’espagnolette.Alors, elle eut un pressentiment, elle regarda sur la cheminée : Lantier avaitemporté les reconnaissances, le paquet rose tendre n’était plus là, entre lesflambeaux de zinc dépareillés.

Elle pendit son linge au dossier d’une chaise ; elle demeura debout,tournant, examinant les meubles, frappée d’une telle stupeur, que ses larmesne coulaient plus. Il lui restait un sou sur les quatre sous gardés pour lelavoir. Puis, entendant rire à la fenêtre Étienne et Claude, déjà consolés, elles’approcha, prit leurs têtes sous ses bras, s’oublia un instant devant cettechaussée grise, où elle avait vu, le matin, s’éveiller le peuple ouvrier, letravail géant de Paris. À cette heure, le pavé échauffé par les besognes dujour allumait une réverbération ardente au-dessus de la ville, derrière le murde l’octroi. C’était sur ce pavé, dans cet air de fournaise, qu’on la jetait touteseule avec les petits ; et elle enfila d’un regard les boulevards extérieurs, àdroite, à gauche, s’arrêtant aux deux bouts, prise d’une épouvante sourde,comme si sa vie, désormais, allait tenir là, entre un abattoir et un hôpital.

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II

Trois semaines plus tard, vers onze heures et demie, un jour de beausoleil, Gervaise et Coupeau, l’ouvrier zingueur, mangeaient ensemble uneprune, à l’Assommoir du père Colombe. Coupeau, qui fumait une cigarettesur le trottoir, l’avait forcée à entrer, comme elle traversait la rue, revenantde porter du linge ; et son grand panier carré de blanchisseuse était par terre,près d’elle, derrière la petite table de zinc.

L’Assommoir du père Colombe se trouvait au coin de la rue desPoissonniers et du boulevard de Rochechouart. L’enseigne portait, enlongues lettres bleues, le seul mot : Distillation, d’un bout à l’autre. Il y avaità la porte, dans deux moitiés de futaille, des lauriers-roses poussiéreux. Lecomptoir énorme, avec ses files de verres, sa fontaine et ses mesures d’étain,s’allongeait à gauche en entrant ; et la vaste salle, tout autour, était ornée degros tonneaux peints en jaune clair, miroitants de vernis, dont les cercles etles cannelles de cuivre luisaient. Plus haut, sur des étagères, des bouteilles deliqueurs, des bocaux de fruits, toutes sortes de fioles en bon ordre, cachaientles murs, reflétaient dans la glace, derrière le comptoir, leurs taches vives,vert-pomme, or pâle, laque tendre. Mais la curiosité de la maison était, aufond, de l’autre côté d’une barrière de chêne, dans une cour vitrée, l’appareilà distiller que les consommateurs voyaient fonctionner, des alambics auxlongs cols, des serpentins descendant sous terre, une cuisine du diable devantlaquelle venaient rêver les ouvriers soûlards.

À cette heure du déjeuner, l’Assommoir restait vide. Un gros homme dequarante ans, le père Colombe, en gilet à manches, servait une petite filled’une dizaine d’années, qui lui demandait quatre sous de goutte dans unetasse. Une nappe de soleil entrait par la porte, chauffait le parquet toujourshumide des crachats des fumeurs. Et, du comptoir, des tonneaux, de toute lasalle, montait une odeur liquoreuse, une fumée d’alcool qui semblait épaissiret griser les poussières volantes du soleil.

Cependant, Coupeau roulait une nouvelle cigarette. Il était très propre,avec un bourgeron et une petite casquette de toile bleue, riant, montrant sesdents blanches. La mâchoire inférieure saillante, le nez légèrement écrasé,il avait de beaux yeux marron, la face d’un chien joyeux et bon enfant. Sagrosse chevelure frisée se tenait tout debout. Il gardait la peau encore tendrede ses vingt-six ans. En face de lui, Gervaise, en caraco d’Orléans noir, latête nue, achevait de manger sa prune, qu’elle tenait par la queue, du bout

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des doigts. Ils étaient près de la rue, à la première des quatre tables rangéesle long des tonneaux, devant le comptoir.

Lorsque le zingueur eut allumé sa cigarette, il posa les coudes sur latable, avança la face, regarda un instant sans parler la jeune femme, dontle joli visage de blonde avait, ce jour-là, une transparence laiteuse de fineporcelaine. Puis, faisant allusion à une affaire connue d’eux seuls, débattuedéjà, il demanda simplement à demi-voix :

– Alors, non ? vous dites non ?– Oh ! bien sûr, non, monsieur Coupeau, répondit tranquillement

Gervaise souriante. Vous n’allez peut-être pas me parler de ça ici. Vousm’aviez promis pourtant d’être raisonnable… Si j’avais su, j’aurais refusévotre consommation.

Il ne reprit pas la parole, continua à la regarder, de tout près, avec unetendresse hardie et qui s’offrait, passionné surtout pour les coins de seslèvres, de petits coins d’un rose pâle, un peu mouillé, laissant voir le rougevif de la bouche, quand elle souriait. Elle, pourtant, ne se reculait pas,demeurait placide et affectueuse. Au bout d’un silence, elle dit encore :

– Vous n’y songez pas, vraiment. Je suis une vieille femme, moi ; j’ai ungrand garçon de huit ans… Qu’est-ce que nous ferions ensemble ?

– Pardi ! murmura Coupeau en clignant les yeux, ce que font les autres !Mais elle eut un geste d’ennui.– Ah ! si vous croyez que c’est toujours amusant ? On voit bien que vous

n’avez pas été en ménage… Non, monsieur Coupeau, il faut que je penseaux choses sérieuses. La rigolade, ça ne mène à rien, entendez-vous ! J’aideux bouches à la maison, et qui avalent ferme, allez ! Comment voulez-vous que j’arrive à élever mon petit monde, si je m’amuse à la bagatelle ?… Et puis, écoutez, mon malheur a été une fameuse leçon. Vous savez, leshommes maintenant, ça ne fait plus mon affaire. On ne me repincera pas delongtemps.

Elle s’expliquait sans colère, avec une grande sagesse, très froide, commesi elle avait traité une question d’ouvrage, les raisons qui l’empêchaient depasser un corps de fichu à l’empois. On voyait qu’elle avait arrêté ça danssa tête, après de mûres réflexions.

Coupeau, attendri, répétait :– Vous me causez bien de la peine, bien de la peine…– Oui, c’est ce que je vois, reprit-elle, et j’en suis fâchée pour vous,

monsieur Coupeau… Il ne faut pas que ça vous blesse. Si j’avais des idéesà rire, mon Dieu ! ce serait encore plutôt avec vous qu’avec un autre. Vousavez l’air bon garçon, vous êtes gentil. On se mettrait ensemble, n’est-cepas ? et on irait tant qu’on irait. Je ne fais pas ma princesse, je ne dis pointque ça n’aurait pas pu arriver… Seulement, à quoi bon, puisque je n’en ai pas

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envie ? Me voilà chez madame Fauconnier depuis quinze jours. Les petitsvont à l’école. Je travaille, je suis contente… Hein ? le mieux alors est derester comme on est.

Et elle se baissa pour prendre son panier.– Vous me faites causer, on doit m’attendre chez la patronne… Vous en

trouverez une autre, allez ! monsieur Coupeau, plus jolie que moi, et quin’aura pas deux marmots à traîner.

Il regardait l’œil-de-bœuf, encadré dans la glace. Il la fit rasseoir, encriant :

– Attendez donc ! Il n’est que onze heures trente-cinq… J’ai encorevingt-cinq minutes… Vous ne craignez pourtant pas que je fasse des bêtises ;il y a la table entre nous… Alors, vous me détestez, au point de ne pas vouloirfaire un bout de causette ?

Elle posa de nouveau son panier, pour ne pas le désobliger ; et ils parlèrenten bons amis. Elle avait mangé, avant d’aller porter son linge ; lui, ce jour-là, s’était dépêché d’avaler sa soupe et son bœuf, pour venir la guetter.Gervaise, tout en répondant avec complaisance, regardait par les vitres, entreles bocaux de fruits à l’eau-de-vie, le mouvement de la rue, où l’heuredu déjeuner mettait un écrasement de foule extraordinaire. Sur les deuxtrottoirs, dans l’étranglement étroit des maisons, c’était une hâte de pas,des bras ballants, un coudoiement sans fin. Les retardataires, des ouvriersretenus au travail, la mine maussade de faim, coupaient la chaussée à grandesenjambées, entraient en face chez un boulanger ; et, lorsqu’ils reparaissaient,une livre de pain sous le bras, ils allaient trois portes plus haut, au Veauà deux têtes, manger un ordinaire de six sous. Il y avait aussi, à côté duboulanger, une fruitière qui vendait des pommes de terre frites et des moulesau persil ; un défilé continu d’ouvrières, en longs tabliers, emportaient descornets de pommes de terre et des moules dans des tasses ; d’autres, dejolies filles en cheveux, l’air délicat, achetaient des bottes de radis. QuandGervaise se penchait, elle apercevait encore une boutique de charcutier,pleine de monde, d’où sortaient des enfants, tenant sur leur main, enveloppésd’un papier gras, une côtelette panée, une saucisse ou un bout de boudin toutchaud. Cependant, le long de la chaussée poissée d’une boue noire, mêmepar les beaux temps, dans le piétinement de la foule en marche, quelquesouvriers quittaient déjà les gargotes, descendaient en bandes, flânant, lesmains ouvertes battant les cuisses, lourds de nourriture, tranquilles et lentsau milieu des bousculades de la cohue.

Un groupe s’était formé à la porte de l’Assommoir.– Dis donc, Bibi-la-Grillade, demanda une voix enrouée, est-ce que tu

payes une tournée de vitriol ?Cinq ouvriers entrèrent, se tinrent debout.

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– Ah ! ce voleur de père Colombe ! reprit la voix. Vous savez, il nousfaut de la vieille, et pas des coquilles de noix, de vrais verres !

Le père Colombe, paisiblement, servait. Une autre société de troisouvriers arriva. Peu à peu, les blouses s’amassaient à l’angle du trottoir,faisaient là une courte station, finissaient par se pousser dans la salle, entreles deux lauriers-roses gris de poussière.

– Vous êtes bête ! vous ne songez qu’à la saleté ! disait Gervaise àCoupeau. Sans doute que je l’aimais… Seulement, après la façon dégoûtantedont il m’a lâchée…

Ils parlaient de Lantier. Gervaise ne l’avait pas revu ; elle croyait qu’ilvivait avec la sœur de Virginie, à la Glacière, chez cet ami qui devait monterune fabrique de chapeaux. D’ailleurs, elle ne songeait guère à courir aprèslui. Ça lui avait d’abord fait une grosse peine ; elle voulait même aller sejeter à l’eau ; mais, à présent, elle s’était raisonnée, tout se trouvait pourle mieux. Peut-être qu’avec Lantier elle n’aurait jamais pu élever les petits,tant il mangeait d’argent. Il pouvait venir embrasser Claude et Étienne, ellene le flanquerait pas à la porte. Seulement, pour elle, elle se ferait hacheren morceaux avant de se laisser toucher du bout des doigts. Et elle disaitces choses en femme résolue, ayant son plan de vie bien arrêté, tandis queCoupeau, qui ne lâchait pas son désir de l’avoir, plaisantait, tournait tout àl’ordure, lui faisait sur Lantier des questions très crues, si gaiement, avecdes dents si blanches, qu’elle ne pensait pas à se blesser.

– C’est vous qui le battiez, dit-il enfin. Oh ! vous n’êtes pas bonne ! Vousdonnez le fouet au monde.

Elle l’interrompit par un long rire. C’était vrai, pourtant, elle avait donnéle fouet à cette grande carcasse de Virginie. Ce jour-là, elle aurait étrangléquelqu’un de bien bon cœur. Et elle se mit à rire plus fort, parce que Coupeaului racontait que Virginie, désolée d’avoir tout montré, venait de quitter lequartier. Son visage, pourtant, gardait une douceur enfantine ; elle avançaitses mains potelées, en répétant qu’elle n’écraserait pas une mouche ; elle neconnaissait les coups que pour en avoir déjà joliment reçu dans sa vie. Alors,elle en vint à causer de sa jeunesse, à Plassans. Elle n’était point coureuse dutout ; les hommes l’ennuyaient ; quand Lantier l’avait prise, à quatorze ans,elle trouvait ça gentil, parce qu’il se disait son mari et qu’elle croyait jouerau ménage. Son seul défaut, assurait-elle, était d’être très sensible, d’aimertout le monde, de se passionner pour des gens qui lui faisaient ensuitemille misères. Ainsi, quand elle aimait un homme, elle ne songeait pas auxbêtises, elle rêvait uniquement de vivre toujours ensemble, très heureux. Et,comme Coupeau ricanait et lui parlait de ses deux enfants, qu’elle n’avaitcertainement pas mis couver sous le traversin, elle lui allongea des tapes surles doigts, elle ajouta que, bien sûr, elle était bâtie sur le patron des autres

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femmes ; seulement, on avait tort de croire les femmes toujours acharnéesaprès ça ; les femmes songeaient à leur ménage, se coupaient en quatre dansla maison, se couchaient trop lasses, le soir, pour ne pas dormir tout de suite.Elle, d’ailleurs, ressemblait à sa mère, une grosse travailleuse, morte à lapeine, qui avait servi de bête de somme au père Macquart pendant plus devingt ans. Elle était encore toute mince, tandis que sa mère avait des épaulesà démolir les portes en passant ; mais ça n’empêchait pas, elle lui ressemblaitpar sa rage de s’attacher aux gens. Même, si elle boitait un peu, elle tenaitça de la pauvre femme, que le père Macquart rouait de coups. Cent fois,celle-ci lui avait raconté les nuits où le père, rentrant soûl, se montrait d’unegalanterie si brutale, qu’il lui cassait les membres ; et sûrement, elle avaitpoussé une de ces nuits-là, avec sa jambe en retard.

– Oh ! ce n’est presque rien, ça ne se voit pas, dit Coupeau pour fairesa cour.

Elle hocha le menton ; elle savait bien que ça se voyait ; à quarante ans,elle se casserait en deux. Puis, doucement, avec un léger rire :

– Vous avez un drôle de goût d’aimer une boiteuse.Alors, lui, les coudes toujours sur la table, avançant la face davantage,

la complimenta en risquant les mots, comme pour la griser. Mais elle disaittoujours non de la tête, sans se laisser tenter, caressée pourtant par cette voixcâline. Elle écoutait, les regards dehors, paraissant s’intéresser de nouveau àla foule croissante. Maintenant, dans les boutiques vides, on donnait un coupde balai ; la fruitière retirait sa dernière poêlée de pommes de terre frites,tandis que le charcutier remettait en ordre les assiettes débandées de soncomptoir. De tous les gargots, des bandes d’ouvriers sortaient ; des gaillardsbarbus se poussaient d’une claque, jouaient comme des gamins, avec letapage de leurs gros souliers ferrés, écorchant le pavé dans une glissade ;d’autres, les deux mains au fond de leurs poches, fumaient d’un air réfléchi,les yeux au soleil, les paupières clignotantes. C’était un envahissement dutrottoir, de la chaussée, des ruisseaux, un flot paresseux coulant des portesouvertes, s’arrêtant au milieu des voitures, faisant une traînée de blouses,de bourgerons et de vieux paletots, toute pâlie et déteinte sous la nappe delumière blonde qui enfilait la rue. Au loin, des cloches d’usine sonnaient ;et les ouvriers ne se pressaient pas, rallumaient des pipes ; puis, le dosarrondi, après s’être appelés d’un marchand de vin à l’autre, ils se décidaientà reprendre le chemin de l’atelier, en traînant les pieds. Gervaise s’amusaà suivre trois ouvriers, un grand et deux petits, qui se retournaient tous lesdix pas ; ils finirent par descendre la rue, ils vinrent droit à l’Assommoir dupère Colombe.

– Ah bien ! murmura-t-elle, en voilà trois qui ont un fameux poil dansla main !

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– Tiens, dit Coupeau, je le connais, le grand ; c’est Mes-Bottes, uncamarade.

L’Assommoir s’était empli. On parlait très fort, avec des éclats de voixqui déchiraient le murmure gras des enrouements. Des coups de poing surle comptoir, par moments, faisaient tinter les verres. Tous debout, les mainscroisées sur le ventre ou rejetées derrière le dos, les buveurs formaientde petits groupes, serrés les uns contre les autres ; il y avait des sociétés,près des tonneaux, qui devaient attendre un quart d’heure, avant de pouvoircommander leurs tournées au père Colombe.

– Comment ! c’est cet aristo de Cadet-Cassis ! cria Mes-Bottes, enappliquant une rude tape sur l’épaule de Coupeau. Un joli monsieur qui fumedu papier et qui a du linge !… On veut donc épater sa connaissance, on luipaye des douceurs !

– Hein ! ne m’embête pas ! répondit Coupeau, très contrarié.Mais l’autre ricanait.– Suffit ! on est à la hauteur, mon bonhomme… Les mufes sont des

mufes, voilà !Il tourna le dos, après avoir louché terriblement, en regardant Gervaise.

Celle-ci se reculait, un peu effrayée. La fumée des pipes, l’odeur forte detous ces hommes, montaient dans l’air chargé d’alcool ; et elle étouffait,prise d’une petite toux.

– Oh ! c’est vilain de boire ! dit-elle à demi-voix.Et elle raconta qu’autrefois, avec sa mère, elle buvait de l’anisette, à

Plassans. Mais elle avait failli en mourir un jour, et ça l’avait dégoûtée ; ellene pouvait plus voir les liqueurs.

– Tenez, ajouta-t-elle en montrant son verre, j’ai mangé ma prune ;seulement, je laisserai la sauce, parce que ça me ferait du mal.

Coupeau, lui aussi, ne comprenait pas qu’on pût avaler de pleins verresd’eau-de-vie. Une prune par-ci par-là, ça n’était pas mauvais. Quant auvitriol, à l’absinthe et aux autres cochonneries, bonsoir ! il n’en fallaitpas. Les camarades avaient beau le blaguer, il restait à la porte, lorsqueces cheulards-là entraient à la mine à poivre. Le papa Coupeau, qui étaitzingueur comme lui, s’était écrabouillé la tête sur le pavé de la rueCoquenard, en tombant, un jour de ribote, de la gouttière du n° 25 ; et cesouvenir, dans la famille, les rendait tous sages. Lui, lorsqu’il passait rueCoquenard et qu’il voyait la place, il aurait plutôt bu l’eau du ruisseau qued’avaler un canon gratis chez le marchand de vin. Il conclut par cette phrase :

– Dans notre métier, il faut des jambes solides.Gervaise avait repris son panier. Elle ne se levait pourtant pas, le tenait

sur ses genoux, les regards perdus, rêvant, comme si les paroles du jeune

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ouvrier éveillaient en elle des pensées lointaines d’existence. Et elle ditencore, lentement, sans transition apparente :

– Mon Dieu ! je ne suis pas ambitieuse, je ne demande pas grand-chose…Mon idéal, ce serait de travailler tranquille, de manger toujours du pain,d’avoir un trou un peu propre pour dormir, vous savez, un lit, une table etdeux chaises, pas davantage… Ah ! je voudrais aussi élever mes enfants,en faire de bons sujets, si c’était possible… Il y a encore un idéal, ce seraitde ne pas être battue, si je me remettais jamais en ménage ; non, ça ne meplairait pas d’être battue… Et c’est tout, vous voyez, c’est tout…

Elle cherchait, interrogeait ses désirs, ne trouvait plus rien de sérieux quila tentât. Cependant, elle reprit, après avoir hésité :

– Oui, on peut à la fin avoir le désir de mourir dans son lit… Moi, aprèsavoir bien trimé toute ma vie, je mourrais volontiers dans mon lit, chez moi.

Et elle se leva. Coupeau, qui approuvait vivement ses souhaits, était déjàdebout, s’inquiétant de l’heure. Mais ils ne sortirent pas tout de suite ; elle eutla curiosité d’aller regarder, au fond, derrière la barrière de chêne, le grandalambic de cuivre rouge, qui fonctionnait sous le vitrage clair de la petitecour ; et le zingueur, qui l’avait suivie, lui expliqua comment ça marchait,indiquant du doigt les différentes pièces de l’appareil, montrant l’énormecornue d’où tombait un filet limpide d’alcool. L’alambic, avec ses récipientsde forme étrange, ses enroulements sans fin de tuyaux, gardait une minesombre ; pas une fumée ne s’échappait ; à peine entendait-on un souffleintérieur, un ronflement souterrain ; c’était comme une besogne de nuit faiteen plein jour, par un travailleur morne, puissant et muet. Cependant, Mes-Bottes, accompagné de ses deux camarades, était venu s’accouder sur labarrière, en attendant qu’un coin du comptoir fût libre. Il avait un rire depoulie mal graissée, hochant la tête, les yeux attendris, fixés sur la machineà soûler. Tonnerre de Dieu ! elle était bien gentille ! Il y avait, dans ce grosbedon de cuivre, de quoi se tenir le gosier au frais pendant huit jours. Lui,aurait voulu qu’on lui soudât le bout du serpentin entre les dents, pour sentirle vitriol encore chaud l’emplir, lui descendre jusqu’aux talons, toujours,toujours, comme un petit ruisseau. Dame ! il ne se serait plus dérangé, çaaurait joliment remplacé les dés à coudre de ce roussin de père Colombe !Et les camarades ricanaient, disaient que cet animal de Mes-Bottes avait unfichu grelot, tout de même. L’alambic, sourdement, sans une flamme, sansune gaieté dans les reflets éteints de ses cuivres, continuait, laissait coulersa sueur d’alcool, pareil à une source lente et entêtée, qui à la longue devaitenvahir la salle, se répandre sur les boulevards extérieurs, inonder le trouimmense de Paris. Alors, Gervaise, prise d’un frisson, recula ; et elle tâchaitde sourire, en murmurant :

– C’est bête, ça me fait froid, cette machine… la boisson me fait froid…

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Puis, revenant sur l’idée qu’elle caressait d’un bonheur parfait :– Hein ? n’est-ce pas ? ça vaudrait bien mieux : travailler, manger du

pain, avoir un trou à soi, élever ses enfants, mourir dans son lit…– Et ne pas être battue, ajouta Coupeau gaiement. Mais je ne vous battrais

pas, moi, si vous vouliez, madame Gervaise… Il n’y a pas de crainte, je nebois jamais, puis je vous aime trop… Voyons, c’est pour ce soir, nous nouschaufferons les petons.

Il avait baissé la voix, il lui parlait dans le cou, tandis qu’elle s’ouvraitun chemin, son panier en avant, au milieu des hommes. Mais elle dit encorenon, de la tête, à plusieurs reprises. Pourtant, elle se retournait, lui souriait,semblait heureuse de savoir qu’il ne buvait pas. Bien sûr, elle lui auraitdit oui, si elle ne s’était pas juré de ne point se remettre avec un homme.Enfin, ils gagnèrent la porte, ils sortirent. Derrière eux, l’Assommoir restaitplein, soufflant jusqu’à la rue le bruit des voix enrouées et l’odeur liquoreusedes tournées de vitriol. On entendait Mes-Bottes traiter le père Colombe defripouille, en l’accusant de n’avoir rempli son verre qu’à moitié. Lui, étaitun bon, un chouette, un d’attaque. Ah ! zut ! le singe pouvait se fouiller,il ne retournait pas à la boîte, il avait la flemme. Et il proposait aux deuxcamarades d’aller au Petit bonhomme qui tousse, une mine à poivre de labarrière Saint-Denis, où l’on buvait du chien tout pur.

– Ah ! on respire, dit Gervaise, sur le trottoir. Eh bien ! adieu, et merci,monsieur Coupeau… Je rentre vite.

Elle allait suivre le boulevard. Mais il lui avait pris la main, il ne la lâchaitpas, répétant :

– Faites donc le tour avec moi, passez par la rue de la Goutte-d’Or, ça nevous allonge guère… Il faut que j’aille chez ma sœur, avant de retourner auchantier… Nous nous accompagnerons.

Elle finit par accepter, et ils montèrent lentement la rue des Poissonniers,côte à côte, sans se donner le bras. Il lui parlait de sa famille. La mère, mamanCoupeau, une ancienne giletière, faisait des ménages, à cause de ses yeuxqui s’en allaient. Elle avait eu ses soixante-deux ans le 3 du mois dernier.Lui, était le plus jeune. L’une de ses sœurs, madame Lerat, une veuve detrente-six ans, travaillait dans les fleurs et habitait la rue des Moines, auxBatignolles. L’autre, âgée de trente ans, avait épousé un chaîniste, ce pince-sans-rire de Lorilleux. C’était chez celle-là qu’il allait, rue de la Goutte-d’Or.Elle logeait dans la grande maison, à gauche. Le soir, il mangeait la pot-bouille chez les Lorilleux ; c’était une économie pour tous les trois. Même,il passait chez eux les avertir de ne pas l’attendre, parce qu’il était invité cejour-là par un ami.

Gervaise, qui l’écoutait, lui coupa brusquement la parole pour luidemander en souriant :

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– Vous vous appelez donc Cadet-Cassis, monsieur Coupeau ?– Oh ! répondit-il, c’est un surnom que les camarades m’ont donné, parce

que je prends généralement du cassis, quand ils m’emmènent de force chezle marchand de vin… Autant s’appeler Cadet-Cassis que Mes-Bottes, n’est-ce pas ?

– Bien sûr, ce n’est pas vilain Cadet-Cassis, déclara la jeune femme.Et elle l’interrogea sur son travail. Il travaillait toujours là, derrière le

mur de l’octroi, au nouvel hôpital. Oh ! la besogne ne manquait pas, il nequitterait certainement pas ce chantier de l’année. Il y en avait des mètreset des mètres de gouttières !

– Vous savez, dit-il, je vois l’hôtel Boncœur, quand je suis là-haut… Hier,vous étiez à la fenêtre, j’ai fait aller les bras, mais vous ne m’avez pas aperçu.

Cependant, ils s’étaient déjà engagés d’une centaine de pas dans la ruede la Goutte-d’Or, lorsqu’il s’arrêta, levant les yeux, disant :

– Voilà la maison… Moi, je suis né plus loin, au 22… Mais cette maison-là, tout de même, fait un joli tas de maçonnerie ! C’est grand comme unecaserne, là-dedans !

Gervaise haussait le menton, examinait la façade. Sur la rue, la maisonavait cinq étages, alignant chacun à la file quinze fenêtres, dont lespersiennes noires, aux lames cassées, donnaient un air de ruine à cetimmense pan de muraille. En bas, quatre boutiques occupaient le rez-de-chaussée : à droite de la porte, une vaste salle de gargote graisseuse ; àgauche, un charbonnier, un mercier et une marchande de parapluies. Lamaison paraissait d’autant plus colossale qu’elle s’élevait entre deux petitesconstructions basses, chétives, collées contre elle ; et, carrée, pareille à unbloc de mortier gâché grossièrement, se pourrissant et s’émiettant sous lapluie, elle profilait sur le ciel clair, au-dessus des toits voisins, son énormecube brut, ses flancs non crépis, couleur de boue, d’une nudité interminablede murs de prison, où des rangées de pierres d’attente semblaient desmâchoires caduques, bâillant dans le vide. Mais Gervaise regardait surtoutla porte, une immense porte ronde, s’élevant jusqu’au deuxième étage,creusant un porche profond, à l’autre bout duquel on voyait le coup de jourblafard d’une grande cour. Au milieu de ce porche, pavé comme la rue, unruisseau coulait, roulant une eau rose très tendre.

– Entrez donc, dit Coupeau, on ne vous mangera pas.Gervaise voulut l’attendre dans la rue. Cependant, elle ne put s’empêcher

de s’enfoncer sous le porche, jusqu’à la loge du concierge, qui était à droite.Et là, au seuil, elle leva de nouveau les yeux. À l’intérieur, les façadesavaient six étages, quatre façades régulières enfermant le vaste carré de lacour. C’étaient des murailles grises, mangées d’une lèpre jaune, rayées debavures par l’égouttement des toits, qui montaient toutes plates du pavé aux

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ardoises, sans une moulure ; seuls les tuyaux de descente se coudaient auxétages, où les caisses béantes des plombs mettaient la tache de leur fonterouillée. Les fenêtres sans persienne montraient des vitres nues, d’un vertglauque d’eau trouble. Certaines, ouvertes, laissaient pendre des matelas àcarreaux bleus, qui prenaient l’air ; devant d’autres, sur des cordes tendues,des linges séchaient, toute la lessive d’un ménage, les chemises de l’homme,les camisoles de la femme, les culottes des gamins ; il y en avait une, autroisième, où s’étalait une couche d’enfant, emplâtrée d’ordure. Du hauten bas, les logements trop petits crevaient au-dehors, lâchaient des boutsde leur misère par toutes les fentes. En bas, desservant chaque façade, uneporte haute et étroite, sans boiserie, taillée dans le nu du plâtre, creusaitun vestibule lézardé, au fond duquel tournaient les marches boueuses d’unescalier à rampe de fer ; et l’on comptait ainsi quatre escaliers, indiquéspar les quatre premières lettres de l’alphabet, peintes sur le mur. Les rez-de-chaussée étaient aménagés en immenses ateliers, fermés par des vitragesnoirs de poussière : la forge d’un serrurier y flambait ; on entendait plus loinles coups de rabot d’un menuisier ; tandis que, près de la loge, un laboratoirede teinturier lâchait à gros bouillons ce ruisseau d’un rose tendre coulantsous le porche. Salie de flaques d’eau teintée, de copeaux, d’escarbilles decharbon, plantée d’herbe sur ses bords, entre ses pavés disjoints, la cours’éclairait d’une clarté crue, comme coupée en deux par la ligne où lesoleil s’arrêtait. Du côté de l’ombre, autour de la fontaine dont le robinetentretenait là une continuelle humidité, trois petites poules piquaient le sol,cherchaient des vers de terre, les pattes crottées. Et Gervaise lentementpromenait son regard, l’abaissait du sixième étage au pavé, remontait,surprise de cette énormité, se sentant au milieu d’un organe vivant, au cœurmême d’une ville, intéressée par la maison, comme si elle avait eu devantelle une personne géante.

– Est-ce que madame demande quelqu’un ? cria la concierge, intriguée,en paraissant à la porte de la loge.

Mais la jeune femme expliqua qu’elle attendait une personne. Elleretourna vers la rue ; puis, comme Coupeau tardait, elle revint, attirée,regardant encore. La maison ne lui semblait pas laide. Parmi les loquespendues aux fenêtres, des coins de gaieté riaient, une giroflée fleurie dansun pot, une cage de serins d’où tombait un gazouillement, des miroirsà barbe mettant au fond de l’ombre des éclats d’étoiles rondes. En bas,un menuisier chantait, accompagné par les sifflements réguliers de savarlope ; pendant que, dans l’atelier de serrurerie, un tintamarre de marteauxbattant en cadence faisait une grosse sonnerie argentine. Puis, à presquetoutes les croisées ouvertes, sur le fond de la misère entrevue, des enfantsmontraient leurs têtes barbouillées et rieuses, des femmes cousaient, avec

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des profils calmes penchés sur l’ouvrage. C’était la reprise de la tâcheaprès le déjeuner, les chambres vides des hommes travaillant au-dehors, lamaison rentrant dans cette grande paix, coupée uniquement du bruit desmétiers, du bercement d’un refrain, toujours le même, répété pendant desheures. La cour seulement était un peu humide. Si Gervaise avait demeurélà, elle aurait voulu un logement au fond, du côté du soleil. Elle avait faitcinq ou six pas, elle respirait cette odeur fade des logis pauvres, une odeurde poussière ancienne, de saleté rance ; mais, comme l’âcreté des eauxde teinture dominait, elle trouvait que ça sentait beaucoup moins mauvaisqu’à l’hôtel Boncœur. Et elle choisissait déjà sa fenêtre, une fenêtre dansl’encoignure de gauche, où il y avait une petite caisse, plantée de haricotsd’Espagne, dont les tiges minces commençaient à s’enrouler autour d’unberceau de ficelles.

– Je vous ai fait attendre, hein ? dit Coupeau, qu’elle entendit tout d’uncoup près d’elle. C’est une histoire, quand je ne dîne pas chez eux, d’autantplus qu’aujourd’hui ma sœur a acheté du veau.

Et comme elle avait eu un léger tressaillement de surprise, il continua, enpromenant à son tour ses regards :

– Vous regardiez la maison. C’est toujours loué du haut en bas. Il y a troiscents locataires, je crois… Moi, si j’avais eu des meubles, j’aurais guetté uncabinet… On serait bien ici, n’est-ce pas ?

– Oui, on serait bien, murmura Gervaise. À Plassans, ce n’était pas sipeuplé, dans notre rue… Tenez, c’est gentil, cette fenêtre, au cinquième,avec des haricots.

Alors, avec son entêtement, il lui demanda encore si elle voulait. Dèsqu’ils auraient un lit, ils loueraient là. Mais elle se sauvait, elle se hâtait sousle porche, en le priant de ne pas recommencer ses bêtises. La maison pouvaitcrouler, elle n’y coucherait bien sûr pas sous la même couverture que lui.Pourtant, Coupeau, en la quittant devant l’atelier de madame Fauconnier,put garder un instant dans la sienne sa main qu’elle lui abandonnait en touteamitié.

Pendant un mois, les bons rapports de la jeune femme et de l’ouvrierzingueur continuèrent. Il la trouvait joliment courageuse, quand il la voyaitse tuer au travail, soigner les enfants, trouver encore le moyen de coudre lesoir à toutes sortes de chiffons. Il y avait des femmes pas propres, noceuses,sur leur bouche ; mais, sacré mâtin ! elle ne leur ressemblait guère, elleprenait trop la vie au sérieux ! Alors, elle riait, elle se défendait modestement.Pour son malheur, elle n’avait pas été toujours aussi sage. Et elle faisaitallusion à ses premières couches, dès quatorze ans ; elle revenait sur les litresd’anisette vidés avec sa mère, autrefois. L’expérience la corrigeait un peu,voilà tout. On avait tort de lui croire une grosse volonté ; elle était très faible,

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au contraire ; elle se laissait aller où on la poussait, par crainte de causer dela peine à quelqu’un. Son rêve était de vivre dans une société honnête, parceque la mauvaise société, disait-elle, c’était comme un coup d’assommoir,ça vous cassait le crâne, ça vous aplatissait une femme en moins de rien.Elle se sentait prise d’une sueur devant l’avenir et se comparait à un soulancé en l’air retombant pile ou face, selon les hasards du pavé. Tout cequ’elle avait déjà vu, les mauvais exemples étalés sous ses yeux d’enfant, luidonnaient une fière leçon. Mais Coupeau la plaisantait de ses idées noires,la ramenait à tout son courage, en essayant de lui pincer les hanches ; ellele repoussait, lui allongeait des claques sur les mains, pendant qu’il criait enriant que, pour une femme faible, elle n’était pas d’un assaut commode. Lui,rigoleur, ne s’embarrassait pas de l’avenir. Les jours amenaient les jours,pardi ! On aurait toujours bien la niche et la pâtée. Le quartier lui semblaitpropre, à part une bonne moitié des soûlards dont on aurait pu débarrasserles ruisseaux. Il n’était pas méchant diable, tenait parfois des discours trèssensés, avait même un brin de coquetterie, une raie soignée sur le côté dela tête, de jolies cravates, une paire de souliers vernis pour le dimanche.Avec cela, une adresse et une effronterie de singe, une drôlerie gouailleused’ouvrier parisien, pleine de bagou, charmante encore sur son museau jeune.

Tous deux avaient fini par se rendre une foule de services, à l’hôtelBoncœur. Coupeau allait lui chercher son lait, se chargeait de sescommissions, portait ses paquets de linge ; souvent, le soir, comme ilrevenait du travail le premier, il promenait les enfants, sur le boulevardextérieur. Gervaise, pour lui rendre ses politesses, montait dans l’étroitcabinet où il couchait, sous les toits ; et elle visitait ses vêtements, mettantdes boutons aux cottes, reprisant les vestes de toile. Une grande familiarités’établissait entre eux. Elle ne s’ennuyait pas, quand il était là, amusée deschansons qu’il apportait, de cette continuelle blague des faubourgs de Paris,toute nouvelle encore pour elle. Lui, à se frotter toujours contre ses jupes,s’allumait de plus en plus. Il était pincé, et ferme ! Ça finissait par le gêner.Il riait toujours, mais l’estomac si mal à l’aise, si serré, qu’il ne trouvait plusça drôle. Les bêtises continuaient, il ne pouvait la rencontrer sans lui crier :« Quand est-ce ? » Elle savait ce qu’il voulait dire, et elle lui promettaitla chose pour la semaine des quatre jeudis. Alors, il la taquinait, se rendaitchez elle avec ses pantoufles à la main, comme pour emménager. Elle enplaisantait, passait très bien sa journée sans une rougeur dans les continuellesallusions polissonnes, au milieu desquelles il la faisait vivre. Pourvu qu’ilne fût pas brutal, elle lui tolérait tout. Elle se fâcha seulement un jour où,voulant lui prendre un baiser de force, il lui avait arraché des cheveux.

Vers les derniers jours de juin, Coupeau perdit sa gaieté. Il devenait toutchose. Gervaise, inquiète de certains regards, se barricadait la nuit. Puis,

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après une bouderie qui avait duré du dimanche au mardi, tout d’un coup,un mardi soir, il vint frapper chez elle, vers onze heures. Elle ne voulait paslui ouvrir ; mais il avait la voix si douce et si tremblante, qu’elle finit parretirer la commode poussée contre la porte. Quand il fut entré, elle le crutmalade, tant il lui parut pâle, les yeux rougis, le visage marbré. Et il restaitdebout, bégayant, hochant la tête. Non, non, il n’était pas malade. Il pleuraitdepuis deux heures, en haut, dans sa chambre ; il pleurait comme un enfant,en mordant son oreiller, pour ne pas être entendu des voisins. Voilà troisnuits qu’il ne dormait plus. Ça ne pouvait pas continuer comme ça.

– Écoutez, madame Gervaise, dit-il la gorge serrée, sur le point d’êtrerepris par les larmes, il faut en finir, n’est-ce pas ?… Nous allons nous marierensemble. Moi, je veux bien, je suis décidé.

Gervaise montrait une grande surprise. Elle était très grave.– Oh ! monsieur Coupeau, murmura-t-elle, qu’est-ce que vous allez

chercher là ! Je ne vous ai jamais demandé cette chose, vous le savezbien… Ça ne me convenait pas, voilà tout… Oh ! non, non, c’est sérieux,maintenant ; réfléchissez, je vous en prie.

Mais il continuait à hocher la tête, d’un air de résolution inébranlable.C’était tout réfléchi. Il était descendu, parce qu’il avait besoin de passerune bonne nuit. Elle n’allait pas le laisser remonter pleurer, peut-être ! Dèsqu’elle aurait dit oui, il ne la tourmenterait plus, elle pourrait se couchertranquille. Il voulait simplement lui entendre dire oui. On causerait lelendemain.

– Bien sûr, je ne dirai pas oui comme ça, reprit Gervaise. Je ne tiens pas àce que, plus tard, vous m’accusiez de vous avoir poussé à faire une bêtise…Voyez-vous, monsieur Coupeau, vous avez tort de vous entêter. Vous ignorezvous-même ce que vous éprouvez pour moi. Si vous ne me rencontriez pasde huit jours, ça vous passerait, je parie. Les hommes, souvent, se marientpour une nuit, la première, et puis les nuits se suivent, les jours s’allongent,toute la vie, et ils sont joliment embêtés… Asseyez-vous là, je veux biencauser tout de suite.

Alors, jusqu’à une heure du matin, dans la chambre noire, à la clartéfumeuse d’une chandelle qu’ils oubliaient de moucher, ils discutèrent leurmariage, baissant la voix, afin de ne pas réveiller les deux enfants, Claude etÉtienne, qui dormaient avec leur petit souffle, la tête sur le même oreiller. EtGervaise revenait toujours à eux, les montrait à Coupeau ; c’était là une drôlede dot qu’elle lui apportait, elle ne pouvait vraiment pas l’encombrer de deuxmioches. Puis, elle était prise de honte pour lui. Qu’est-ce qu’on dirait dansle quartier ? On l’avait connue avec son amant, on savait son histoire ; ce neserait guère propre, quand on les verrait s’épouser, au bout de deux mois àpeine. À toutes ces bonnes raisons, Coupeau répondait par des haussements

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d’épaules. Il se moquait bien du quartier ! Il ne mettait pas son nez dans lesaffaires des autres ; il aurait eu trop peur de le salir, d’abord ! Eh bien ! oui,elle avait eu Lantier avant lui. Où était le mal ? Elle ne faisait pas la vie, ellen’amènerait pas des hommes dans son ménage, comme tant de femmes, etdes plus riches. Quant aux enfants, ils grandiraient, on les élèverait, parbleu !Jamais il ne trouverait une femme aussi courageuse, aussi bonne, remplie deplus de qualités. D’ailleurs, ce n’était pas tout ça, elle aurait pu rouler surles trottoirs, être laide, fainéante, dégoûtante, avoir une séquelle d’enfantscrottés, ça n’aurait pas compté à ses yeux : il la voulait.

– Oui, je vous veux, répétait-il, en tapant son poing sur son genou d’unmartèlement continu. Vous entendez bien, je vous veux… Il n’y a rien à direà ça, je pense ?

Gervaise, peu à peu, s’attendrissait. Une lâcheté du cœur et des sens laprenait, au milieu de ce désir brutal dont elle se sentait enveloppée. Ellene hasardait plus que des objections timides, les mains tombées sur sesjupes, la face noyée de douceur. Du dehors, par la fenêtre entrouverte, labelle nuit de juin envoyait des souffles chauds, qui effaraient la chandelle,dont la haute mèche rougeâtre charbonnait ; dans le grand silence duquartier endormi, on entendait seulement les sanglots d’enfant d’un ivrogne,couché sur le dos, au milieu du boulevard ; tandis que, très loin, au fondde quelque restaurant, un violon jouait un quadrille canaille à quelquenoce attardée, une petite musique cristalline, nette et déliée comme unephrase d’harmonica. Coupeau, voyant la jeune femme à bout d’arguments,silencieuse et vaguement souriante, avait saisi ses mains, l’attirait vers lui.Elle était dans une de ces heures d’abandon dont elle se méfiait tant, gagnée,trop émue pour rien refuser et faire de la peine à quelqu’un. Mais le zingueurne comprit pas qu’elle se donnait ; il se contenta de lui serrer les poignetsà les broyer, pour prendre possession d’elle ; et ils eurent tous les deux unsoupir, à cette légère douleur, dans laquelle se satisfaisait un peu de leurtendresse.

– Vous dites oui, n’est-ce pas ? demanda-t-il.– Comme vous me tourmentez ! murmura-t-elle. Vous le voulez ? eh bien,

oui… Mon Dieu, nous faisons là une grande folie, peut-être.Il s’était levé, l’avait empoignée par la taille, lui appliquait un rude baiser

sur la figure, au hasard. Puis, comme cette caresse faisait un gros bruit, ils’inquiéta le premier, regardant Claude et Étienne, marchant à pas de loup,baissant la voix.

– Chut ! soyons sages, dit-il, il ne faut pas réveiller les gosses… Àdemain.

Et il remonta à sa chambre. Gervaise, toute tremblante, resta près d’uneheure assise au bord de son lit, sans songer à se déshabiller. Elle était touchée,

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elle trouvait Coupeau très honnête ; car elle avait bien cru un moment quec’était fini, qu’il allait coucher là. L’ivrogne, en bas, sous la fenêtre, avaitune plainte plus rauque de bête perdue. Au loin, le violon à la ronde canaillese taisait.

Les jours suivants, Coupeau voulut décider Gervaise à monter un soirchez sa sœur, rue de la Goutte-d’Or. Mais la jeune femme, très timide,montrait un grand effroi de cette visite aux Lorilleux. Elle remarquaitparfaitement que le zingueur avait une peur sourde du ménage. Sans doute ilne dépendait pas de sa sœur, qui n’était même pas l’aînée. Maman Coupeaudonnerait son consentement des deux mains, car jamais elle ne contrariaitson fils. Seulement, dans la famille, les Lorilleux passaient pour gagnerjusqu’à dix francs par jour ; et ils tiraient de là une véritable autorité.Coupeau n’aurait pas osé se marier, sans qu’ils eussent avant tout acceptésa femme.

– Je leur ai parlé de vous, ils connaissent nos projets, expliquait-il àGervaise. Mon Dieu ! que vous êtes enfant ! Venez ce soir… Je vous aiavertie, n’est-ce pas ? Vous trouverez ma sœur un peu raide. Lorilleux nonplus n’est pas toujours aimable. Au fond, ils sont très vexés, parce que, si jeme marie, je ne mangerai plus chez eux, et ce sera une économie de moins.Mais ça ne fait rien, ils ne vous mettront pas à la porte… Faites ça pour moi,c’est absolument nécessaire.

Ces paroles effrayaient Gervaise davantage. Un samedi soir, pourtant,elle céda. Coupeau vint la chercher à huit heures et demie. Elle s’étaithabillée : une robe noire, avec un châle à palmes jaunes en mousseline delaine imprimée, et un bonnet blanc garni d’une petite dentelle. Depuis sixsemaines qu’elle travaillait, elle avait économisé les sept francs du châle etles deux francs cinquante du bonnet ; la robe était une vieille robe nettoyéeet refaite.

– Ils vous attendent, lui dit Coupeau, pendant qu’ils faisaient le tour parla rue des Poissonniers. Oh ! ils commencent à s’habituer à l’idée de mevoir marié. Ce soir, ils ont l’air très gentil… Et puis, si vous n’avez jamaisvu faire des chaînes d’or, ça vous amusera à regarder. Ils ont justement unecommande pressée pour lundi.

– Ils ont de l’or chez eux ? demanda Gervaise.– Je crois bien ! il y en a sur les murs, il y en a par terre, il y en a partout.Cependant, ils s’étaient engagés sous la porte ronde et avaient traversé

la cour. Les Lorilleux demeuraient au sixième, escalier B. Coupeau lui criaen riant d’empoigner ferme la rampe et de ne plus la lâcher. Elle leva lesyeux, cligna les paupières, en apercevant la haute tour creuse de la cage del’escalier, éclairée par trois becs de gaz, de deux étages en deux étages ;le dernier, tout en haut, avait l’air d’une étoile tremblotante dans un ciel

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noir, tandis que les deux autres jetaient de longues clartés, étrangementdécoupées, le long de la spirale interminable des marches.

– Hein ? dit le zingueur en arrivant au palier du premier étage, ça sentjoliment la soupe à l’ognon. On a mangé de la soupe à l’ognon pour sûr.

En effet, l’escalier B, gris, sale, la rampe et les marches graisseuses, lesmurs éraflés montrant le plâtre, était encore plein d’une violente odeur decuisine. Sur chaque palier, des couloirs s’enfonçaient, sonores de vacarme,des portes s’ouvraient, peintes en jaune, noircies à la serrure par la crassedes mains ; et, au ras de la fenêtre, le plomb soufflait une humidité fétide,dont la puanteur se mêlait à l’âcreté de l’ognon cuit. On entendait, du rez-de-chaussée au sixième, des bruits de vaisselle, des poêlons qu’on barbotait,des casseroles qu’on grattait avec des cuillers pour les récurer. Au premierétage, Gervaise aperçut, dans l’entrebâillement d’une porte, sur laquellele mot : Dessinateur, était écrit en grosses lettres, deux hommes attablésdevant une toile cirée desservie, causant furieusement, au milieu de la fuméede leurs pipes. Le second étage et le troisième, plus tranquilles, laissaientpasser seulement par les fentes des boiseries la cadence d’un berceau, lespleurs étouffés d’un enfant, la grosse voix d’une femme coulant avec unsourd murmure d’eau courante, sans paroles distinctes ; et elle put liredes pancartes clouées, portant des noms : Madame Gaudron, cardeuse,et plus loin : Monsieur Madinier, atelier de cartonnage. On se battait auquatrième : un piétinement dont le plancher tremblait, des meubles culbutés,un effroyable tapage de jurons et de coups ; ce qui n’empêchait pas lesvoisins d’en face de jouer aux cartes, la porte ouverte, pour avoir de l’air.Mais, quand elle fut au cinquième, Gervaise dut souffler ; elle n’avaitpas l’habitude de monter ; ce mur qui tournait toujours, ces logementsentrevus qui défilaient, lui cassaient la tête. Une famille, d’ailleurs, barraitle palier ; le père lavait des assiettes sur un petit fourneau de terre, près duplomb, tandis que la mère, adossée à la rampe, nettoyait le bambin, avantd’aller le coucher. Cependant, Coupeau encourageait la jeune femme. Ilsarrivaient. Et, lorsqu’il fut enfin au sixième, il se retourna pour l’aider d’unsourire. Elle, la tête levée, cherchait d’où venait un filet de voix, qu’elleécoutait depuis la première marche, clair et perçant, dominant les autresbruits. C’était, sous les toits, une petite vieille qui chantait en habillantdes poupées à treize sous. Gervaise vit encore, au moment où une grandefille rentrait avec un seau dans une chambre voisine, un lit défait, où unhomme en manches de chemise attendait, vautré, les yeux en l’air ; sur laporte refermée, une carte de visite écrite à la main indiquait : MademoiselleClémence, repasseuse. Alors, tout en haut, les jambes cassées, l’haleinecourte, elle eut la curiosité de se pencher au-dessus de la rampe ; maintenant,c’était le bec de gaz d’en bas qui semblait une étoile, au fond du puits étroit

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des six étages ; et les odeurs, la vie énorme et grondante de la maison, luiarrivaient dans une seule haleine, battaient d’un coup de chaleur son visageinquiet, se hasardant là comme au bord d’un gouffre.

– Nous ne sommes pas arrivés, dit Coupeau. Oh ! c’est un voyage !Il avait pris, à gauche, un long corridor. Il tourna deux fois, la première

encore à gauche, la seconde à droite. Le corridor s’allongeait toujours, sebifurquait, resserré, lézardé, décrépi, de loin en loin éclairé par une minceflamme de gaz ; et les portes uniformes, à la file comme des portes de prisonou de couvent, continuaient à montrer, presque toutes grandes ouvertes, desintérieurs de misère et de travail, que la chaude soirée de juin emplissaitd’une buée rousse. Enfin, ils arrivèrent à un bout de couloir complètementsombre.

– Nous y sommes, reprit le zingueur. Attention ! tenez-vous au mur ; ily a trois marches.

Et Gervaise fit encore une dizaine de pas, dans l’obscurité, prudemment.Elle buta, compta les trois marches. Mais, au fond du couloir, Coupeauvenait de pousser une porte, sans frapper. Une vive clarté s’étala sur lecarreau. Ils entrèrent.

C’était une pièce étranglée, une sorte de boyau, qui semblait leprolongement même du corridor. Un rideau de laine déteinte, en ce momentrelevé par une ficelle, coupait le boyau en deux. Le premier compartimentcontenait un lit, poussé sous un angle du plafond mansardé, un poêle defonte encore tiède du dîner, deux chaises, une table et une armoire dont ilavait fallu scier la corniche pour qu’elle pût tenir entre le lit et la porte. Dansle second compartiment se trouvait installé l’atelier : au fond, une étroiteforge avec son soufflet ; à droite, un étau scellé au mur, sous une étagèreoù traînaient des ferrailles ; à gauche, auprès de la fenêtre, un établi toutpetit, encombré de pinces, de cisailles, de scies microscopiques, grasses ettrès sales.

– C’est nous ! cria Coupeau, en s’avançant jusqu’au rideau de laine.Mais on ne répondit pas tout de suite. Gervaise, fort émotionnée, remuée

surtout par cette idée qu’elle allait entrer dans un lieu plein d’or, se tenaitderrière l’ouvrier, balbutiant, hasardant des hochements de tête, pour saluer.La grande clarté, une lampe brûlant sur l’établi, un brasier de charbonflambant dans la forge, accroissait encore son trouble. Elle finit pourtant parvoir madame Lorilleux, petite, rousse, assez forte, tirant de toute la vigueurde ses bras courts, à l’aide d’une grosse tenaille, un fil de métal noir, qu’ellepassait dans les trous d’une filière fixée à l’étau. Devant l’établi, Lorilleux,aussi petit de taille, mais d’épaules plus grêles, travaillait, du bout de sespinces, avec une vivacité de singe, à un travail si menu, qu’il se perdait entre

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ses doigts noueux. Ce fut le mari qui leva le premier la tête, une tête auxcheveux rares, d’une pâleur jaune de vieille cire, longue et souffrante.

– Ah ! c’est vous, bien, bien ! murmura-t-il. Nous sommes pressés,vous savez… N’entrez pas dans l’atelier, ça nous gênerait. Restez dans lachambre.

Et il reprit son travail menu, la face de nouveau dans le reflet verdâtred’une boule d’eau, à travers laquelle la lampe envoyait sur son ouvrage unrond de vive lumière.

– Prends les chaises ! cria à son tour madame Lorilleux. C’est cette dame,n’est-ce pas ? Très bien, très bien !

Elle avait roulé le fil ; elle le porta à la forge, et là, activant le brasieravec un large éventail de bois, elle le mit à recuire, avant de le passer dansles derniers trous de la filière.

Coupeau avança les chaises, fit asseoir Gervaise au bord du rideau. Lapièce était si étroite, qu’il ne put se caser à côté d’elle. Il s’assit en arrière, etil se penchait pour lui donner, dans le cou, des explications sur le travail. Lajeune femme, interdite par l’étrange accueil des Lorilleux, mal à l’aise sousleurs regards obliques, avait un bourdonnement aux oreilles qui l’empêchaitd’entendre. Elle trouvait la femme très vieille pour ses trente ans, l’airrevêche, malpropre avec ses cheveux queue de vache, roulés sur sa camisoledéfaite. Le mari, d’une année plus âgé seulement, lui semblait un vieillard,aux minces lèvres méchantes, en manches de chemise, les pieds nus dansdes pantoufles éculées. Et ce qui la consternait surtout, c’était la petitessede l’atelier, les murs barbouillés, la ferraille ternie des outils, toute la saleténoire traînant là dans un bric-à-brac de marchand de vieux clous. Il faisaitterriblement chaud. Des gouttes de sueur perlaient sur la face verdie deLorilleux ; tandis que madame Lorilleux se décidait à retirer sa camisole, lesbras nus, la chemise plaquant sur les seins tombés.

– Et l’or ? demanda Gervaise à demi-voix.Ses regards inquiets fouillaient les coins, cherchaient, parmi toute cette

crasse, le resplendissement qu’elle avait rêvé.Mais Coupeau s’était mis à rire.– L’or ? dit-il ; tenez, en voilà, en voilà encore, et en voilà à vos pieds !Il avait indiqué successivement le fil aminci que travaillait sa sœur, et

un autre paquet de fil, pareil à une liasse de fil de fer, accroché au mur,près de l’étau ; puis, se mettant à quatre pattes, il venait de ramasser parterre, sous la claie de bois qui recouvrait le carreau de l’atelier, un déchet,un brin semblable à la pointe d’une aiguille rouillée. Gervaise se récriait. Cen’était pas de l’or, peut-être, ce métal noirâtre, vilain comme du fer ! Il dutmordre le déchet, lui montrer l’entaille luisante de ses dents. Et il reprenaitses explications : les patrons fournissaient l’or en fil, tout allié ; les ouvriers

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le passaient d’abord par la filière pour l’obtenir à la grosseur voulue, enayant soin de le faire recuire cinq ou six fois pendant l’opération, afin qu’ilne cassât pas. Oh ! il fallait une bonne poigne et de l’habitude ! Sa sœurempêchait son mari de toucher aux filières, parce qu’il toussait. Elle avaitde fameux bras, il lui avait vu tirer l’or aussi mince qu’un cheveu.

Cependant, Lorilleux, pris d’un accès de toux, se pliait sur son tabouret.Au milieu de la quinte, il parla, il dit d’une voix suffoquée, toujours sansregarder Gervaise, comme s’il eût constaté la chose uniquement pour lui :

– Moi, je fais la colonne.Coupeau força Gervaise à se lever. Elle pouvait bien s’approcher, elle

verrait. Le chaîniste consentit d’un grognement. Il enroulait le fil préparépar sa femme autour d’un mandrin, une baguette d’acier très mince. Puis, ildonna un léger coup de scie, qui tout le long du mandrin coupa le fil, dontchaque tour forma un maillon. Ensuite, il souda. Les maillons étaient poséssur un gros morceau de charbon de bois. Il les mouillait d’une goutte deborax, prise dans le cul d’un verre cassé, à côté de lui ; et, rapidement, illes rougissait à la lampe, sous la flamme horizontale du chalumeau. Alors,quand il eut une centaine de maillons, il se remit une fois encore à son travailmenu, appuyé au bord de la cheville, un bout de planchette que le frottementde ses mains avait poli. Il ployait la maille à la pince, la serrait d’un côté,l’introduisait dans la maille supérieure déjà en place, la rouvrait à l’aided’une pointe ; cela avec une régularité continue, les mailles succédant auxmailles, si vivement, que la chaîne s’allongeait peu à peu sous les yeux deGervaise, sans lui permettre de suivre et de bien comprendre.

– C’est la colonne, dit Coupeau. Il y a le jaseron, le forçat, la gourmette,la corde. Mais ça, c’est la colonne. Lorilleux ne fait que la colonne.

Celui-ci eut un ricanement de satisfaction. Il cria, tout en continuant àpincer les mailles, invisibles entre ses ongles noirs :

– Écoute donc, Cadet-Cassis !… J’établissais un calcul, ce matin. J’aicommencé à douze ans, n’est-ce pas ? Eh bien ! sais-tu quel bout de colonnej’ai dû faire au jour d’aujourd’hui ?

Il leva sa face pâle, cligna ses paupières rougies.– Huit mille mètres, entends-tu ! Deux lieues !… Hein ! un bout de

colonne de deux lieues ! Il y a de quoi entortiller le cou à toutes les femellesdu quartier… Et, tu sais, le bout s’allonge toujours. J’espère bien aller deParis à Versailles.

Gervaise était retournée s’asseoir, désillusionnée, trouvant tout très laid.Elle sourit pour faire plaisir aux Lorilleux. Ce qui la gênait surtout, c’étaitle silence gardé sur son mariage, sur cette affaire si grosse pour elle, sanslaquelle elle ne serait certainement pas venue. Les Lorilleux continuaient àla traiter en curieuse importune amenée par Coupeau. Et une conversation

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s’étant enfin engagée, elle roula uniquement sur les locataires de la maison.Madame Lorilleux demanda à son frère s’il n’avait pas entendu en montantles gens du quatrième se battre. Ces Bénard s’assommaient tous les jours ;le mari rentrait soûl comme un cochon ; la femme aussi avait bien des torts,elle criait des choses dégoûtantes. Puis, on parla du dessinateur du premier,ce grand escogriffe de Baudequin, un poseur criblé de dettes, toujoursfumant, toujours gueulant avec des camarades. L’atelier de cartonnage deM. Madinier n’allait plus que d’une patte ; le patron avait encore congédiédeux ouvrières la veille ; ce serait pain bénit, s’il faisait la culbute, car ilmangeait tout, il laissait ses enfants le derrière nu. Madame Gaudron cardaitdrôlement ses matelas : elle se trouvait encore enceinte, ce qui finissaitpar n’être guère propre, à son âge. Le propriétaire venait de donner congéaux Coquet, du cinquième ; ils devaient trois termes ; puis, ils s’entêtaientà allumer leur fourneau sur le carré ; même que, le samedi d’auparavant,mademoiselle Remanjou, la vieille du sixième, en reportant ses poupées,était descendue à temps pour empêcher le petit Linguerlot d’avoir le corpstout brûlé. Quant à mademoiselle Clémence, la repasseuse, elle se conduisaitcomme elle l’entendait, mais on ne pouvait pas dire, elle adorait les animaux,elle possédait un cœur d’or. Hein ! quel dommage, une belle fille pareillealler avec tous les hommes ! On la rencontrerait une nuit sur un trottoir, poursûr.

– Tiens, en voilà une, dit Lorilleux à sa femme, en lui donnant le bout dechaîne auquel il travaillait depuis le déjeuner. Tu peux la dresser.

Et il ajouta, avec l’insistance d’un homme qui ne lâche pas aisément uneplaisanterie :

– Encore quatre pieds et demi… Ça me rapproche de Versailles.Cependant, madame Lorilleux, après l’avoir fait recuire, dressait la

colonne, en la passant à la filière de réglage. Elle la mit ensuite dans unepetite casserole de cuivre à long manche, pleine d’eau seconde, et la dérochaau feu de la forge. Gervaise, de nouveau poussée par Coupeau, dut suivrecette dernière opération. Quand la chaîne fut dérochée, elle devint d’unrouge sombre. Elle était finie, prête à livrer.

– On livre en blanc, expliqua encore le zingueur. Ce sont les polisseusesqui frottent ça avec du drap.

Mais Gervaise se sentait à bout de courage. La chaleur, de plus en plusforte, la suffoquait. On laissait la porte fermée, parce que le moindre courantd’air enrhumait Lorilleux. Alors, comme on ne parlait pas toujours de leurmariage, elle voulut s’en aller, elle tira légèrement la veste de Coupeau.Celui-ci comprit. Il commençait, d’ailleurs, à être également embarrassé etvexé de cette affectation de silence.

– Eh bien, nous partons, dit-il. Nous vous laissons travailler.

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Il piétina un instant, il attendit, espérant un mot, une allusion quelconque.Enfin, il se décida à entamer les choses lui-même.

– Dites donc, Lorilleux, nous comptons sur vous, vous serez le témoinde ma femme.

Le chaîniste leva la tête, joua la surprise, avec un ricanement ; tandis quesa femme, lâchant les filières, se plantait au milieu de l’atelier.

– C’est donc sérieux ? murmura-t-il. Ce sacré Cadet-Cassis, on ne saitjamais s’il veut rire.

– Ah ! oui, madame est la personne, dit à son tour la femme endévisageant Gervaise. Mon Dieu ! nous n’avons pas de conseil à vousdonner, nous autres… C’est une drôle d’idée de se marier tout de même.Enfin, si ça vous va à l’un et à l’autre. Quand ça ne réussit pas, on s’en prendà soi, voilà tout. Et ça ne réussit pas souvent, pas souvent, pas souvent…

La voix ralentie sur ces derniers mots, elle hochait la tête, passant de lafigure de la jeune femme à ses mains, à ses pieds, comme si elle avait voulula déshabiller, pour lui voir les grains de la peau. Elle dut la trouver mieuxqu’elle ne comptait.

– Mon frère est bien libre, continua-t-elle d’un ton plus pincé. Sans doute,la famille aurait peut-être désiré… On fait toujours des projets. Mais leschoses tournent si drôlement… Moi, d’abord, je ne veux pas me disputer.Il nous aurait amené la dernière des dernières, je lui aurais dit : Épouse-laet fiche-moi la paix… Il n’était pourtant pas mal ici, avec nous. Il est assezgras, on voit bien qu’il ne jeûnait guère. Et toujours sa soupe chaude, justeà la minute… Dis donc, Lorilleux, tu ne trouves pas que madame ressembleà Thérèse, tu sais bien, cette femme d’en face qui est morte de la poitrine ?

– Oui, il y a un faux air, répondit le chaîniste.– Et vous avez deux enfants, madame. Ah ! ça, par exemple, je l’ai dit

à mon frère : Je ne comprends pas comment tu épouses une femme qui adeux enfants… Il ne faut pas vous fâcher, si je prends ses intérêts ; c’estbien naturel… Vous n’avez pas l’air fort, avec ça… N’est-ce pas, Lorilleux,madame n’a pas l’air fort ?

– Non, non, elle n’est pas forte.Ils ne parlèrent pas de sa jambe. Mais Gervaise comprenait, à leurs

regards obliques et au pincement de leurs lèvres, qu’ils y faisaient allusion.Elle restait devant eux, serrée dans son mince châle à palmes jaunes,répondant par des monosyllabes, comme devant des juges. Coupeau, lavoyant souffrir, finit par crier :

– Ce n’est pas tout ça… Ce que vous dites et rien, c’est la même chose.La noce aura lieu le samedi 29 juillet. J’ai calculé sur l’almanach. Est-ceconvenu ? ça vous va-t-il ?

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– Oh ! ça nous va toujours, dit sa sœur. Tu n’avais pas besoin de nousconsulter… Je n’empêcherai pas Lorilleux d’être témoin. Je veux avoir lapaix.

Gervaise, la tête basse, ne sachant plus à quoi s’occuper, avait fourréle bout de son pied dans un losange de la claie de bois, dont le carreaude l’atelier était couvert ; puis, de peur d’avoir dérangé quelque chose enle retirant, elle s’était baissée, tâtant avec la main. Lorilleux, vivement,approcha la lampe. Et il lui examinait les doigts avec méfiance.

– Il faut prendre garde, dit-il, les petits morceaux d’or, ça se colle sousles souliers, et ça s’emporte, sans qu’on le sache.

Ce fut toute une affaire. Les patrons n’accordaient pas un milligrammede déchet. Et il montra la patte de lièvre avec laquelle il brossait les parcellesd’or restées sur la cheville, et la peau étalée sur ses genoux, mise là pourles recevoir. Deux fois par semaine, on balayait soigneusement l’atelier ; ongardait les ordures, on les brûlait, on passait les cendres, dans lesquelles ontrouvait par mois jusqu’à vingt-cinq et trente francs d’or.

Madame Lorilleux ne quittait pas du regard les souliers de Gervaise.– Mais il n’y a pas à se fâcher, murmura-t-elle, avec un sourire aimable.

Madame peut regarder ses semelles.Et Gervaise, très rouge, se rassit, leva ses pieds, fit voir qu’il n’y avait

rien. Coupeau avait ouvert la porte en criant : Bonsoir ! d’une voix brusque.Il l’appela, du corridor. Alors, elle sortit à son tour, après avoir balbutié unephrase de politesse : elle espérait bien qu’on se reverrait et qu’on s’entendraittous ensemble. Mais les Lorilleux s’étaient déjà remis à l’ouvrage, au fonddu trou noir de l’atelier, où la petite forge luisait, comme un dernier charbonblanchissant dans la grosse chaleur d’un four. La femme, un coin de lachemise glissé sur l’épaule, la peau rougie par le reflet du brasier, tirait unnouveau fil, gonflait à chaque effort son cou, dont les muscles se roulaient,pareils à des ficelles. Le mari, courbé sous la lueur verte de la boule d’eau,recommençant un bout de chaîne, ployait la maille à la pince, la serrait d’uncôté, l’introduisait dans la maille supérieure, la rouvrait à l’aide d’une pointe,continuellement, mécaniquement, sans perdre un geste pour essuyer la sueurde sa face.

Quand Gervaise déboucha des corridors sur le palier du sixième, elle neput retenir cette parole, les larmes aux yeux :

– Ça ne promet pas beaucoup de bonheur.Coupeau branla furieusement la tête. Lorilleux lui revaudrait cette soirée-

là. Avait-on jamais vu un pareil grigou ! croire qu’on allait lui emporter troisgrains de sa poussière d’or ! Toutes ces histoires, c’était de l’avarice pure.Sa sœur avait peut-être cru qu’il ne se marierait jamais, pour lui économiser

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quatre sous sur son pot-au-feu ? Enfin, ça se ferait quand même le 29 juillet.Il se moquait pas mal d’eux !

Mais Gervaise, en descendant l’escalier, se sentait toujours le cœur gros,tourmentée d’une bête de peur, qui lui faisait fouiller avec inquiétude lesombres grandies de la rampe. À cette heure, l’escalier dormait, désert, éclairéseulement par le bec de gaz du second étage, dont la flamme rapetisséemettait, au fond de ce puits de ténèbres, la goutte de clarté d’une veilleuse.Derrière les portes fermées, on entendait le gros silence, le sommeil écrasédes ouvriers couchés au sortir de table. Pourtant, un rire adouci sortait de lachambre de la repasseuse, tandis qu’un filet de lumière glissait par la serrurede mademoiselle Remanjou, taillant encore, avec un petit bruit de ciseaux,les robes de gaze des poupées à treize sous. En bas, chez madame Gaudron,un enfant continuait à pleurer. Et les plombs soufflaient une puanteur plusforte, au milieu de la grande paix, noire et muette.

Puis, dans la cour, pendant que Coupeau demandait le cordon d’unevoix chantante, Gervaise se retourna, regarda une dernière fois la maison.Elle paraissait grandie sous le ciel sans lune. Les façades grises, commenettoyées de leur lèpre et badigeonnées d’ombre, s’étendaient, montaient ; etelles étaient plus nues encore, toutes plates, déshabillées des loques séchantle jour au soleil. Les fenêtres closes dormaient. Quelques-unes, éparses,vivement allumées, ouvraient des yeux, semblaient faire loucher certainscoins. Au-dessus de chaque vestibule, de bas en haut, à la file, les vitres dessix paliers, blanches d’une lueur pâle, dressaient une tour étroite de lumière.Un rayon de lampe, tombé de l’atelier de cartonnage, au second, mettaitune traînée jaune sur le pavé de la cour, trouant les ténèbres qui noyaientles ateliers du rez-de-chaussée. Et, du fond de ces ténèbres, dans le coinhumide, des gouttes d’eau, sonores au milieu du silence, tombaient une àune du robinet mal tourné de la fontaine. Alors, il sembla à Gervaise quela maison était sur elle, écrasante, glaciale à ses épaules. C’était toujours sabête de peur, un enfantillage dont elle souriait ensuite.

– Prenez garde ! cria Coupeau.Et elle dut, pour sortir, sauter par-dessus une grande mare, qui avait coulé

de la teinturerie. Ce jour-là, la mare était bleue, d’un azur profond de cield’été, où la petite lampe de nuit du concierge allumait des étoiles.

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III

Gervaise ne voulait pas de noce. À quoi bon dépenser de l’argent ? Puis,elle restait un peu honteuse ; il lui semblait inutile d’étaler le mariage devanttout le quartier. Mais Coupeau se récriait : on ne pouvait pas se mariercomme ça, sans manger un morceau ensemble. Lui, se battait joliment l’œildu quartier ! Oh ! quelque chose de tout simple, un petit tour de baladel’après-midi, en attendant d’aller tordre le cou à un lapin, au premier gargotvenu. Et pas de musique au dessert, bien sûr, pas de clarinette pour secouerle panier aux crottes des dames. Histoire de trinquer seulement, avant derevenir faire dodo chacun chez soi.

Le zingueur, plaisantant, rigolant, décida la jeune femme, lorsqu’il lui eutjuré qu’on ne s’amuserait pas. Il aurait l’œil sur les verres, pour empêcherles coups de soleil. Alors, il organisa un pique-nique à cent sous par tête,chez Auguste, au Moulin-d’Argent, boulevard de la Chapelle. C’était unpetit marchand de vin dans les prix doux, qui avait un bastringue au fond deson arrière-boutique, sous les trois acacias de sa cour. Au premier, on seraitparfaitement bien. Pendant dix jours, il racola des convives, dans la maisonde sa sœur, rue de la Goutte-d’Or : M. Madinier, mademoiselle Remanjou,madame Gaudron et son mari. Il finit même par faire accepter à Gervaisedeux camarades, Bibi-la-Grillade et Mes-Bottes : sans doute Mes-Botteslevait le coude, mais il avait un appétit si farce, qu’on l’invitait toujours dansles pique-nique, à cause de la tête du marchand de soupe en voyant ce sacrétrou-là avaler ses douze livres de pain. La jeune femme, de son côté, promitd’amener sa patronne, madame Fauconnier, et les Boche, de très braves gens.Tout compte fait, on se trouverait quinze à table. C’était assez. Quand on esttrop de monde, ça se termine toujours par des disputes.

Cependant, Coupeau n’avait pas le sou. Sans chercher à crâner, ilentendait agir en homme propre. Il emprunta cinquante francs à son patron.Là-dessus, il acheta d’abord l’alliance, une alliance d’or de douze francs, queLorilleux lui procura en fabrique pour neuf francs. Il se commanda ensuiteune redingote, un pantalon et un gilet, chez un tailleur de la rue Myrrha,auquel il donna seulement un acompte de vingt-cinq francs ; ses souliersvernis et son bolivar pouvaient encore marcher. Quand il eut mis de côté lesdix francs du pique-nique, son écot et celui de Gervaise, les enfants devantpasser par-dessus le marché, il lui resta tout juste six francs, le prix d’unemesse à l’autel des pauvres. Certes, il n’aimait pas les corbeaux, ça lui crevaitle cœur de porter ses six francs à ces galfâtres-là, qui n’en avaient pas besoin

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pour se tenir le gosier frais. Mais un mariage sans messe, on avait beaudire, ce n’était pas un mariage. Il alla lui-même à l’église marchander ; et,pendant une heure, il s’attrapa avec un vieux petit prêtre, en soutane sale,voleur comme une fruitière. Il avait envie de lui ficher des calottes. Puis, parblague, il lui demanda s’il ne trouverait pas, dans sa boutique, une messed’occasion, point trop détériorée, et dont un couple bon enfant ferait encoreson beurre. Le vieux petit prêtre, tout en grognant que Dieu n’aurait aucunplaisir à bénir son union, finit par lui laisser sa messe à cinq francs. C’étaittoujours vingt sous d’économie. Il lui restait vingt sous.

Gervaise, elle aussi, tenait à être propre. Dès que le mariage fut décidé,elle s’arrangea, fit des heures en plus, le soir, arriva à mettre trente francs decôté. Elle avait une grosse envie d’un petit mantelet de soie, affiché treizefrancs, rue du Faubourg-Poissonnière. Elle se le paya, puis racheta pourdix francs au mari d’une blanchisseuse, morte dans la maison de madameFauconnier, une robe de laine gros bleu, qu’elle refit complètement à sataille. Avec les sept francs qui restaient, elle eut une paire de gants de coton,une rose pour son bonnet et des souliers pour son aîné Claude. Heureusementles petits avaient des blouses possibles. Elle passa quatre nuits, nettoyanttout, visitant jusqu’aux plus petits trous de ses bas et de sa chemise.

Enfin, le vendredi soir, la veille du grand jour, Gervaise et Coupeau, enrentrant du travail, eurent encore à trimer jusqu’à onze heures. Puis, avantde se coucher chacun chez soi, ils passèrent une heure ensemble, dans lachambre de la jeune femme, bien contents d’être au bout de cet embarras.Malgré leur résolution de ne pas se casser les côtes pour le quartier, ilsavaient fini par prendre les choses à cœur et par s’éreinter. Quand ils sedirent bonsoir, ils dormaient debout. Mais, tout de même, ils poussaient ungros soupir de soulagement. Maintenant, c’était réglé. Coupeau avait pourtémoins M. Madinier et Bibi-la-Grillade ; Gervaise comptait sur Lorilleuxet sur Boche. On devait aller tranquillement à la mairie et à l’église, tousles six, sans traîner derrière soi une queue de monde. Les deux sœurs dumarié avaient même déclaré qu’elles resteraient chez elles, leur présencen’étant pas nécessaire. Seule maman Coupeau s’était mise à pleurer, endisant qu’elle partirait plutôt en avant, pour se cacher dans un coin ; et onavait promis de l’emmener. Quant au rendez-vous de toute la société, il étaitfixé à une heure, au Moulin-d’Argent. De là on irait gagner la faim dans laplaine Saint-Denis ; on prendrait le chemin de fer et on retournerait à pattes,le long de la grande route. La partie s’annonçait très bien, pas une bosse àtout avaler, mais un brin de rigolade, quelque chose de gentil et d’honnête.

Le samedi matin, en s’habillant, Coupeau fut pris d’inquiétude, devantsa pièce de vingt sous. Il venait de songer que, par politesse, il lui faudraitoffrir un verre de vin et une tranche de jambon aux témoins, en attendant le

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dîner. Puis, il y aurait peut-être des frais imprévus. Décidément, vingt sous,ça ne suffisait pas. Alors, après s’être chargé de conduire Claude et Étiennechez madame Boche, qui devait les amener le soir au dîner, il courut ruede la Goutte-d’Or et monta carrément emprunter dix francs à Lorilleux. Parexemple, ça lui écorchait le gosier, car il s’attendait à la grimace de son beau-frère. Celui-ci grogna, ricana d’un air de mauvaise bête, et finalement prêtales deux pièces de cent sous. Mais Coupeau entendit sa sœur qui disait entreses dents que « ça commençait bien. »

Le mariage à la mairie était pour dix heures et demie. Il faisait trèsbeau, un soleil du tonnerre, rôtissant les rues. Pour ne pas être regardés,les mariés, la maman et les quatre témoins se séparèrent en deux bandes.En avant, Gervaise marchait au bras de Lorilleux, tandis que M. Madinierconduisait maman Coupeau ; puis, à vingt pas, sur l’autre trottoir, venaientCoupeau, Boche et Bibi-la-Grillade. Ces trois-là étaient en redingote noire,le dos rond, les bras ballants ; Boche avait un pantalon jaune ; Bibi-la-Grillade, boutonné jusqu’au cou, sans gilet, laissait passer seulement un coinde cravate roulé en corde. Seul, M. Madinier portait un habit, un grand habità queue carrée ; et les passants s’arrêtaient pour voir ce monsieur promenantla grosse mère Coupeau, en châle vert, en bonnet noir, avec des rubansrouges. Gervaise, très douce, gaie, dans sa robe d’un bleu dur, les épaulesserrées sous son étroit mantelet, écoutait complaisamment les ricanementsde Lorilleux, perdu au fond d’un immense paletot sac, malgré la chaleur ;puis, de temps à autre, au coude des rues, elle tournait un peu la tête, jetait unfin sourire à Coupeau, que ses vêtements neufs, luisants au soleil, gênaient.

Tout en marchant très lentement, ils arrivèrent à la mairie une grandedemi-heure trop tôt. Et, comme le maire fut en retard, leur tour vintseulement vers onze heures. Ils attendirent sur des chaises, dans un coin de lasalle, regardant le haut plafond et la sévérité des murs, parlant bas, reculantleurs sièges par excès de politesse, chaque fois qu’un garçon de bureaupassait. Pourtant, à demi-voix, ils traitaient le maire de fainéant ; il devaitêtre pour sûr chez sa blonde, à frictionner sa goutte ; peut-être bien aussiqu’il avait avalé son écharpe. Mais, quand le magistrat parut, ils se levèrentrespectueusement. On les fit rasseoir. Alors, ils assistèrent à trois mariages,perdus dans trois noces bourgeoises, avec des mariées en blanc, des fillettesfrisées, des demoiselles à ceintures roses, des cortèges interminables demessieurs et de dames sur leur trente-et-un, l’air très comme il faut. Puis,quand on les appela, ils faillirent ne pas être mariés, Bibi-la-Grillade ayantdisparu. Boche le retrouva en bas, sur la place, fumant une pipe. Aussi, ilsétaient encore de jolis cocos dans cette boîte, de se ficher du monde, parcequ’on n’avait pas des gants beurre frais à leur mettre sous le nez ! Et lesformalités, la lecture du Code, les questions posées, la signature des pièces,

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furent expédiées si rondement, qu’ils se regardèrent, se croyant volés d’unebonne moitié de la cérémonie. Gervaise, étourdie, le cœur gonflé, appuyaitson mouchoir sur ses lèvres. Maman Coupeau pleurait à chaudes larmes.Tous s’étaient appliqués sur le registre, dessinant leurs noms en grosseslettres boiteuses, sauf le marié qui avait tracé une croix, ne sachant pas écrire.Ils donnèrent chacun quatre sous pour les pauvres. Lorsque le garçon remità Coupeau le certificat de mariage, celui-ci, le coude poussé par Gervaise,se décida à sortir encore cinq sous.

La trotte était bonne de la mairie à l’église. En chemin, les hommes prirentde la bière, maman Coupeau et Gervaise, du cassis avec de l’eau. Et ils eurentà suivre une longue rue, où le soleil tombait d’aplomb, sans un filet d’ombre.Le bedeau les attendait au milieu de l’église vide ; il les poussa vers unepetite chapelle, en leur demandant furieusement si c’était pour se moquer dela religion qu’ils arrivaient en retard. Un prêtre vint à grandes enjambées,l’air maussade, la face pâle de faim, précédé par un clerc en surplis salequi trottinait. Il dépêcha sa messe, mangeant les phrases latines, se tournant,se baissant, élargissant les bras, en hâte, avec des regards obliques sur lesmariés et sur les témoins. Les mariés, devant l’autel, très embarrassés, nesachant pas quand il fallait s’agenouiller, se lever, s’asseoir, attendaient ungeste du clerc. Les témoins, pour être convenables, se tenaient debout tout letemps ; tandis que maman Coupeau, reprise par les larmes, pleurait dans lelivre de messe qu’elle avait emprunté à une voisine. Cependant, midi avaitsonné, la dernière messe était dite, l’église s’emplissait du piétinement dessacristains, du vacarme des chaises remises en place. On devait préparer lemaître-autel pour quelque fête, car on entendait le marteau des tapissiersclouant des tentures. Et, au fond de la chapelle perdue, dans la poussièred’un coup de balai donné par le bedeau, le prêtre à l’air maussade promenaitvivement ses mains sèches sur les têtes inclinées de Gervaise et de Coupeau,et semblait les unir au milieu d’un déménagement, pendant une absence dubon Dieu, entre deux messes sérieuses. Quand la noce eut de nouveau signésur un registre, à la sacristie, et qu’elle se retrouva en plein soleil, sous leporche, elle resta un instant là, ahurie, essoufflée d’avoir été menée au galop.

– Voilà ! dit Coupeau, avec un rire gêné.Il se dandinait, il ne trouvait rien là de rigolo. Pourtant, il ajouta :– Ah bien ! ça ne traîne pas. Ils vous envoient ça en quatre mouvements…

C’est comme chez les dentistes : on n’a pas le temps de crier ouf ! ils marientsans douleur.

– Oui, oui, de la belle ouvrage, murmura Lorilleux en ricanant. Ça sebâcle en cinq minutes et ça tient bon toute la vie… Ah ! ce pauvre Cadet-Cassis, va !

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Et les quatre témoins donnèrent des tapes sur les épaules du zingueurqui faisait le gros dos. Pendant ce temps, Gervaise embrassait mamanCoupeau, souriante, les yeux humides pourtant. Elle répondait aux parolesentrecoupées de la vieille femme :

– N’ayez pas peur, je ferai mon possible. Si ça tournait mal, ça ne seraitpas de ma faute. Non, bien sûr, j’ai trop envie d’être heureuse… Enfin, c’estfait, n’est-ce pas ? C’est à lui et à moi de nous entendre et d’y mettre du nôtre.

Alors, on alla droit au Moulin-d’Argent. Coupeau avait pris le bras de safemme. Ils marchaient vite, riant, comme emportés, à deux cents pas devantles autres, sans voir les maisons, ni les passants, ni les voitures. Les bruitsassourdissants du faubourg sonnaient des cloches à leurs oreilles. Quand ilsarrivèrent chez le marchand de vin, Coupeau commanda tout de suite deuxlitres, du pain et des tranches de jambon, dans le petit cabinet vitré du rez-de-chaussée, sans assiettes ni nappe, simplement pour casser une croûte. Puis,voyant Boche et Bibi-la-Grillade montrer un appétit sérieux, il fit venir untroisième litre et un morceau de brie. Maman Coupeau n’avait pas faim, étaittrop suffoquée pour manger. Gervaise, qui mourait de soif, buvait de grandsverres d’eau à peine rougie.

– Ça me regarde, dit Coupeau, en passant immédiatement au comptoir,où il paya quatre francs cinq sous.

Cependant, il était une heure, les invités arrivaient. Madame Fauconnier,une femme grasse, belle encore, parut la première ; elle avait une robeécrue, à fleurs imprimées, avec une cravate rose et un bonnet très chargéde fleurs. Ensuite vinrent ensemble mademoiselle Remanjou, toute fluettedans l’éternelle robe noire qu’elle semblait garder même pour se coucher,et le ménage Gaudron, le mari, d’une lourdeur de brute, faisant craquersa veste brune au moindre geste, la femme, énorme, étalant son ventre defemme enceinte, dont sa jupe, d’un violet cru, élargissait encore la rondeur.Coupeau expliqua qu’il ne faudrait pas attendre Mes-Bottes ; le camaradedevait retrouver la noce sur la route de Saint-Denis.

– Ah bien ! s’écria madame Lerat en entrant, nous allons avoir une joliesaucée ! Ça va être drôle !

Et elle appela la société sur la porte du marchand de vin, pour voirles nuages, un orage d’un noir d’encre qui montait rapidement au sud deParis. Madame Lerat, l’aînée des Coupeau, était une grande femme, sèche,masculine, parlant du nez, fagotée dans une robe puce trop large, dont leslongs effilés la faisaient ressembler à un caniche maigre sortant de l’eau. Ellejouait avec son ombrelle comme avec un bâton. Quand elle eut embrasséGervaise, elle reprit :

– Vous n’avez pas idée, on reçoit un soufflet dans la rue… On dirait qu’onvous jette du feu à la figure.

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Tout le monde déclara alors sentir l’orage depuis longtemps. Quandon était sorti de l’église, M. Madinier avait bien vu ce dont il retournait.Lorilleux racontait que ses cors l’avaient empêché de dormir, à partir de troisheures du matin. D’ailleurs, ça ne pouvait pas finir autrement ; voilà troisjours qu’il faisait vraiment trop chaud.

– Oh ! ça va peut-être couler, répétait Coupeau, debout à la porte,interrogeant le ciel d’un regard inquiet. On n’attend plus que ma sœur, onpourrait tout de même partir, si elle arrivait.

Madame Lorilleux, en effet, était en retard. Madame Lerat venait depasser chez elle, pour la prendre ; mais, comme elle l’avait trouvée en trainde mettre son corset, elles s’étaient disputées toutes les deux. La grandeveuve ajouta à l’oreille de son frère :

– Je l’ai plantée là. Elle est d’une humeur !… Tu verras quelle tête !Et la noce dut patienter un quart d’heure encore, piétinant dans la

boutique du marchand de vin, coudoyée, bousculée, au milieu des hommesqui entraient boire un canon sur le comptoir. Par moments, Boche, oumadame Fauconnier ou Bibi-la-Grillade, se détachaient, s’avançaient aubord du trottoir, les yeux en l’air. Ça ne coulait pas du tout ; le jourbaissait, des souffles de vent, rasant le sol, enlevaient de petits tourbillons depoussière blanche. Au premier coup de tonnerre, mademoiselle Remanjouse signa. Tous les regards se portaient avec anxiété sur l’œil-de-bœuf, au-dessus de la glace : il était déjà deux heures moins vingt.

– Allez-y ! cria Coupeau. Voilà les anges qui pleurent.Une rafale de pluie balayait la chaussée, où des femmes fuyaient, en

tenant leurs jupes à deux mains. Et ce fut sous cette première ondée quemadame Lorilleux arriva enfin, essoufflée, furibonde, se battant sur le seuilavec son parapluie qui ne voulait pas se fermer.

– A-t-on jamais vu ! bégayait-elle. Ça m’a pris juste à la porte. J’avaisenvie de remonter et de me déshabiller. J’aurais rudement bien fait… Ah !elle est jolie, la noce ! Je le disais, je voulais tout renvoyer à samedi prochain.Et il pleut parce qu’on ne m’a pas écoutée ! Tant mieux ! tant mieux quele ciel crève !

Coupeau essaya de la calmer. Mais elle l’envoya coucher. Ce ne serait paslui qui payerait sa robe, si elle était perdue. Elle avait une robe de soie noire,dans laquelle elle étouffait ; le corsage, trop étroit, tirait sur les boutonnières,la coupait aux épaules ; et la jupe, taillée en fourreau, lui serrait si fort lescuisses, qu’elle devait marcher à tout petits pas. Pourtant, les dames de lasociété la regardaient, les lèvres pincées, l’air ému de sa toilette. Elle neparut même pas voir Gervaise, assise à côté de maman Coupeau. Elle appelaLorilleux, lui demanda son mouchoir ; puis, dans un coin de la boutique,soigneusement, elle essuya une à une les gouttes de pluie roulées sur la soie.

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Cependant, l’ondée avait brusquement cessé. Le jour baissait encore, ilfaisait presque nuit, une nuit livide traversée par de larges éclairs. Bibi-la-Grillade répétait en riant qu’il allait tomber des curés, bien sûr. Alors, l’orageéclata avec une extrême violence. Pendant une demi-heure, l’eau tomba àseaux, la foudre gronda sans relâche. Les hommes, debout devant la porte,contemplaient le voile gris de l’averse, les ruisseaux grossis, la poussièred’eau volante montant du clapotement des flaques. Les femmes s’étaientassises, effrayées, les mains aux yeux. On ne causait plus, la gorge un peuserrée. Une plaisanterie risquée sur le tonnerre par Boche, disant que saintPierre éternuait là-haut, ne fit sourire personne. Mais, quand la foudre espaçases coups, se perdit au loin, la société recommença à s’impatienter, se fâchacontre l’orage, jurant et montrant le poing aux nuées. Maintenant, du cielcouleur de cendre, une pluie fine tombait, interminable.

– Il est deux heures passées, cria madame Lorilleux. Nous ne pouvonspourtant pas coucher ici !

Mademoiselle Remanjou ayant parlé d’aller à la campagne tout de même,quand on devrait s’arrêter dans le fossé des fortifications, la noce se récria :les chemins devaient être jolis, on ne pourrait seulement pas s’asseoir surl’herbe ; puis, ça ne paraissait pas fini, il reviendrait peut-être une saucée.Coupeau, qui suivait des yeux un ouvrier trempé marchant tranquillementsous la pluie, murmura :

– Si cet animal de Mes-Bottes nous attend sur la route de Saint-Denis, iln’attrapera pas un coup de soleil.

Cela fit rire. Mais la mauvaise humeur grandissait. Ça devenait crevantà la fin. Il fallait décider quelque chose. On ne comptait pas sans doute seregarder comme ça le blanc des yeux jusqu’au dîner. Alors, pendant un quartd’heure, en face de l’averse entêtée, on se creusa le cerveau. Bibi-la-Grilladeproposait de jouer aux cartes ; Boche, de tempérament polisson et sournois,savait un petit jeu bien drôle, le jeu du confesseur ; madame Gaudron parlaitd’aller manger de la tarte aux ognons, chaussée Clignancourt ; madame Lerataurait souhaité qu’on racontât des histoires ; Gaudron ne s’embêtait pas, setrouvait bien là, offrait seulement de se mettre à table tout de suite. Et, àchaque proposition, on discutait, on se fâchait : c’était bête, ça endormiraittout le monde, on les prendrait pour des moutards. Puis, comme Lorilleux,voulant dire son mot, trouvait quelque chose de bien simple, une promenadesur les boulevards extérieurs jusqu’au Père-Lachaise, où l’on pourrait entrervoir le tombeau d’Héloïse et d’Abélard, si l’on avait le temps, madameLorilleux, ne se contenant plus, éclata. Elle fichait le camp, elle ! Voilà cequ’elle faisait ! Est-ce qu’on se moquait du monde ? Elle s’habillait, ellerecevait la pluie, et c’était pour s’enfermer chez un marchand de vin ! Non,

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non, elle en avait assez d’une noce comme ça, elle préférait son chez elle.Coupeau et Lorilleux durent barrer la porte. Elle répétait :

– Ôtez-vous de là ! Je vous dis que je m’en vais !Son mari ayant réussi à la calmer, Coupeau s’approcha de Gervaise,

toujours tranquille dans son coin, causant avec sa belle-mère et madameFauconnier.

– Mais vous ne proposez rien, vous ! dit-il, sans oser encore la tutoyer.– Oh ! tout ce qu’on voudra, répondit-elle en riant. Je ne suis pas difficile.

Sortons, ne sortons pas, ça m’est égal. Je me sens très bien, je n’en demandepas plus.

Et elle avait, en effet, la figure tout éclairée d’une joie paisible. Depuisque les invités se trouvaient là, elle parlait à chacun d’une voix un peu basseet émue, l’air raisonnable, sans se mêler aux disputes. Pendant l’orage, elleétait restée les yeux fixes, regardant les éclairs, comme voyant des chosesgraves, très loin, dans l’avenir, à ces lueurs brusques.

M. Madinier, pourtant, n’avait encore rien proposé. Il était appuyé contrele comptoir, les pans de son habit écartés, gardant son importance de patron.Il cracha longuement, roula ses gros yeux.

– Mon Dieu ! dit-il, on pourrait aller au musée…Et il se caressa le menton, en consultant la société d’un clignement de

paupières.– Il y a des antiquités, des images, des tableaux, un tas de choses. C’est

très instructif… Peut-être bien que vous ne connaissez pas ça. Oh ! c’est àvoir, au moins une fois.

La noce se regardait, se tâtait. Non, Gervaise ne connaissait pas ça ;madame Fauconnier non plus, ni Boche, ni les autres. Coupeau croyaitbien être monté un dimanche, mais il ne se souvenait plus bien. Onhésitait cependant, lorsque madame Lorilleux, sur laquelle l’importance deM. Madinier produisait une grande impression, trouva l’offre très commeil faut, très honnête. Puisqu’on sacrifiait la journée, et qu’on était habillé,autant valait-il visiter quelque chose pour son instruction. Tout le mondeapprouva. Alors, comme la pluie tombait encore un peu, on emprunta aumarchand de vin des parapluies, de vieux parapluies, bleus, verts, marron,oubliés par les clients ; et l’on partit pour le musée.

La noce tourna à droite, descendit dans Paris par le faubourg Saint-Denis.Coupeau et Gervaise marchaient de nouveau en tête, courant, devançant lesautres. M. Madinier donnait maintenant le bras à madame Lorilleux, mamanCoupeau étant restée chez le marchand de vin, à cause de ses jambes. Puisvenaient Lorilleux et madame Lerat, Boche et madame Fauconnier, Bibi-la-Grillade et mademoiselle Remanjou, enfin le ménage Gaudron. On étaitdouze. Ça faisait encore une jolie queue sur le trottoir.

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– Oh ! nous n’y sommes pour rien, je vous jure, expliquait madameLorilleux à M. Madinier. Nous ne savons pas où il l’a prise, ou plutôt nous nele savons que trop ; mais ce n’est pas à nous de parler, n’est-ce pas ?… Monmari a dû acheter l’alliance. Ce matin, au saut du lit, il a fallu leur prêter dixfrancs, sans quoi rien ne se faisait plus… Une mariée qui n’amène seulementpas un parent à sa noce ! Elle dit avoir à Paris une sœur charcutière. Pourquoine l’a-t-elle pas invitée, alors ?

Elle s’interrompit, pour montrer Gervaise, que la pente du trottoir faisaitfortement boiter.

– Regardez-la ! S’il est permis !… Oh ! la banban !Et ce mot : la Banban, courut dans la société. Lorilleux ricanait, disait

qu’il fallait l’appeler comme ça. Mais madame Fauconnier prenait la défensede Gervaise : on avait tort de se moquer d’elle, elle était propre commeun sou et abattait fièrement l’ouvrage, quand il le fallait. Madame Lerat,toujours pleine d’allusions polissonnes, appelait la jambe de la petite « unequille d’amour » ; et elle ajoutait que beaucoup d’hommes aimaient ça, sansvouloir s’expliquer davantage.

La noce, débouchant de la rue Saint-Denis, traversa le boulevard. Elleattendit un moment, devant le flot des voitures ; puis, elle se risqua surla chaussée, changée par l’orage en une mare de boue coulante. L’ondéereprenait, la noce venait d’ouvrir les parapluies ; et, sous les riflardslamentables, balancés à la main des hommes, les femmes se retroussaient,le défilé s’espaçait dans la crotte, tenant d’un trottoir à l’autre. Alors,deux voyous crièrent à la chienlit ; des promeneurs accoururent ; desboutiquiers, l’air amusé, se haussèrent derrière leurs vitrines. Au milieudu grouillement de la foule, sur les fonds gris et mouillés du boulevard,les couples en procession mettaient des taches violentes, la robe gros bleude Gervaise, la robe écrue à fleurs imprimées de madame Fauconnier, lepantalon jaune-canari de Boche ; une raideur de gens endimanchés donnaitdes drôleries de carnaval à la redingote luisante de Coupeau et à l’habit carréde M. Madinier ; tandis que la belle toilette de madame Lorilleux, les effilésde madame Lerat, les jupes fripées de mademoiselle Remanjou, mêlaientles modes, traînaient à la file les décrochez-moi ça du luxe des pauvres.Mais c’étaient surtout les chapeaux des messieurs qui égayaient, de vieuxchapeaux conservés, ternis par l’obscurité de l’armoire, avec des formespleines de comique, hautes, évasées, en pointe, des ailes extraordinaires,retroussées, plates, trop larges ou trop étroites. Et les sourires augmentaientencore, quand, tout au bout, pour clore le spectacle, madame Gaudron, lacardeuse, s’avançait dans sa robe d’un violet cru, avec son ventre de femmeenceinte, qu’elle portait énorme, très en avant. La noce, cependant, ne hâtait

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point sa marche, bonne enfant, heureuse d’être regardée, s’amusant desplaisanteries.

– Tiens ! la mariée ! cria l’un des voyous, en montrant madame Gaudron.Ah ! malheur ! elle a avalé un rude pépin !

Toute la société éclata de rire. Bibi-la-Grillade, se tournant, dit que legosse avait bien envoyé ça. La cardeuse riait le plus fort, s’étalait ; ça n’étaitpas déshonorant, au contraire ; il y avait plus d’une dame qui louchait enpassant et qui aurait voulu être comme elle.

On s’était engagé dans la rue de Cléry. Ensuite, on prit la rue du Mail.Sur la place des Victoires, il y eut un arrêt. La mariée avait le cordon de sonsoulier gauche dénoué ; et, comme elle le rattachait, au pied de la statue deLouis XIV, les couples se serrèrent derrière elle, attendant, plaisantant surle bout de mollet qu’elle montrait. Enfin, après avoir descendu la rue Croix-des-Petits-Champs, on arriva au Louvre.

M. Madinier, poliment, demanda à prendre la tête du cortège.C’était très grand, on pouvait se perdre ; et lui, d’ailleurs, connaissait les

beaux endroits, parce qu’il était souvent venu avec un artiste, un garçon bienintelligent, auquel une grande maison de cartonnage achetait des dessins,pour les mettre sur des boîtes. En bas, quand la noce se fut engagéedans le musée assyrien, elle eut un petit frisson. Fichtre ! il ne faisait paschaud ; la salle aurait fait une fameuse cave. Et, lentement les couplesavançaient, le menton levé, les paupières battantes, entre les colosses depierre, les dieux de marbre noir muets dans leur raideur hiératique, les bêtesmonstrueuses, moitié chattes et moitié femmes, avec des figures de mortes,le nez aminci, les lèvres gonflées. Ils trouvaient tout ça très vilain. Ontravaillait joliment mieux la pierre au jour d’aujourd’hui. Une inscription encaractères phéniciens les stupéfia. Ce n’était pas possible, personne n’avaitjamais lu ce grimoire. Mais M. Madinier, déjà sur le premier palier avecmadame Lorilleux, les appelait, criant sous les voûtes :

– Venez donc. Ce n’est rien, ces machines… C’est au premier qu’il fautvoir.

La nudité sévère de l’escalier les rendit graves. Un huissier superbe, engilet rouge, la livrée galonnée d’or, qui semblait les attendre sur le palier,redoubla leur émotion. Ce fut avec respect, marchant le plus doucementpossible, qu’ils entrèrent dans la galerie française.

Alors, sans s’arrêter, les yeux emplis de l’or des cadres, ils suivirentl’enfilade des petits salons, regardant passer les images, trop nombreusespour être bien vues. Il aurait fallu une heure devant chacune, si l’on avaitvoulu comprendre. Que de tableaux, sacredié ! ça ne finissait pas. Il devait yen avoir pour de l’argent. Puis, au bout, M. Madinier les arrêta brusquementdevant le Radeau de la Méduse ; et il leur expliqua le sujet. Tous, saisis,

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immobiles, se taisaient. Quand on se remit à marcher, Boche résuma lesentiment général : c’était tapé.

Dans la galerie d’Apollon, le parquet surtout émerveilla la société, unparquet luisant, clair comme un miroir, où les pieds des banquettes sereflétaient. Mademoiselle Remanjou fermait les yeux, parce qu’elle croyaitmarcher sur de l’eau. On criait à madame Gaudron de poser ses souliers àplat, à cause de sa position. M. Madinier voulait leur montrer les dorures etles peintures du plafond ; mais ça leur cassait le cou, et ils ne distinguaientrien. Alors, avant d’entrer dans le salon carré, il indiqua une fenêtre du geste,en disant :

– Voilà le balcon d’où Charles IX a tiré sur le peuple.Cependant, il surveillait la queue du cortège. D’un geste, il commanda

une halte, au milieu du salon carré. Il n’y avait là que des chefs-d’œuvre,murmurait-il à demi-voix, comme dans une église. On fit le tour du salon.Gervaise demanda le sujet des Noces de Cana ; c’était bête de ne pas écrireles sujets sur les cadres. Coupeau s’arrêta devant la Joconde, à laquelle iltrouva une ressemblance avec une de ses tantes. Boche et Bibi-la-Grilladericanaient, en se montrant du coin de l’œil les femmes nues ; les cuisses del’Antiope surtout leur causèrent un saisissement. Et, tout au bout, le ménageGaudron, l’homme la bouche ouverte, la femme les mains sur son ventre,restaient béants, attendris et stupides, en face de la Vierge de Murillo.

Le tour du salon terminé, M. Madinier voulut qu’on recommençât ; ça envalait la peine. Il s’occupait beaucoup de madame Lorilleux, à cause de sarobe de soie ; et, chaque fois qu’elle l’interrogeait, il répondait gravement,avec un grand aplomb. Comme elle s’intéressait à la maîtresse du Titien,dont elle trouvait la chevelure jaune pareille à la sienne, il la lui donna pourla belle Ferronnière, une maîtresse d’Henri IV, sur laquelle on avait joué undrame, à l’Ambigu.

Puis, la noce se lança dans la longue galerie où sont les écoles italienneset flamandes. Encore des tableaux, toujours des tableaux, des saints, deshommes et des femmes avec des figures qu’on ne comprenait pas, despaysages tout noirs, des bêtes devenues jaunes, une débandade de gens et dechoses dont le violent tapage de couleurs commençait à leur causer un grosmal de tête. M. Madinier ne parlait plus, menait lentement le cortège, qui lesuivait en ordre, tous les cous tordus et les yeux en l’air. Des siècles d’artpassaient devant leur ignorance ahurie, la sécheresse fine des primitifs, lessplendeurs des Vénitiens, la vie grasse et belle de lumière des Hollandais.Mais ce qui les intéressait le plus, c’étaient encore les copistes, avec leurschevalets installés parmi le monde, peignant sans gêne ; une vieille dame,montée sur une grande échelle, promenant un pinceau à badigeon dans le cieltendre d’une immense toile, les frappa d’une façon particulière. Peu à peu,

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pourtant, le bruit avait dû se répandre qu’une noce visitait le Louvre ; despeintres accouraient, la bouche fendue d’un rire ; des curieux s’asseyaient àl’avance sur des banquettes, pour assister commodément au défilé ; tandisque les gardiens, les lèvres pincées, retenaient des mots d’esprit. Et la noce,déjà lasse, perdant de son respect, traînait ses souliers à clous, tapait sestalons sur les parquets sonores, avec le piétinement d’un troupeau débandé,lâché au milieu de la propreté nue et recueillie des salles.

M. Madinier se taisait pour ménager un effet. Il alla droit à la Kermessede Rubens. Là, il ne dit toujours rien, il se contenta d’indiquer la toile,d’un coup d’œil égrillard. Les dames, quand elles eurent le nez sur lapeinture, poussèrent de petits cris ; puis, elles se détournèrent, très rouges.Les hommes les retinrent, rigolant, cherchant les détails orduriers.

– Voyez donc ! répétait Boche, ça vaut l’argent. En voilà un qui dégobille.Et celui-là, il arrose les pissenlits. Et celui-là, oh ! celui-là… Ah bien ! ilssont propres, ici.

– Allons-nous-en, dit M. Madinier, ravi de son succès. Il n’y a plus rienà voir de ce côté.

La noce retourna sur ses pas, traversa de nouveau le salon carré et lagalerie d’Apollon. Madame Lerat et mademoiselle Remanjou se plaignaient,déclarant que les jambes leur rentraient dans le corps. Mais le cartonniervoulait montrer à Lorilleux les bijoux anciens. Ça se trouvait à côté, aufond d’une petite pièce, où il serait allé les yeux fermés. Pourtant, il setrompa, égara la noce le long de sept ou huit salles, désertes, froides, garniesseulement de vitrines sévères où s’alignaient une quantité innombrable depots cassés et de bonshommes très laids. La noce frissonnait, s’ennuyaitferme. Puis, comme elle cherchait une porte, elle tomba dans les dessins.Ce fut une nouvelle course immense : les dessins n’en finissaient pas, lessalons succédaient aux salons, sans rien de drôle, avec des feuilles de papiergribouillées, sous des vitres, contre les murs. M. Madinier, perdant la tête, nevoulant point avouer qu’il était perdu, enfila un escalier, fit monter un étageà la noce. Cette fois, elle voyageait au milieu du musée de la marine, parmides modèles d’instruments et de canons, des plans en relief, des vaisseauxgrands comme des joujoux. Un autre escalier se rencontra, très loin, au boutd’un quart d’heure de marche. Et, l’ayant descendu, elle se retrouva en pleindans les dessins. Alors, le désespoir la prit, elle roula au hasard des salles,les couples toujours à la file, suivant M. Madinier, qui s’épongeait le front,hors de lui, furieux contre l’administration, qu’il accusait d’avoir changéles portes de place. Les gardiens et les visiteurs la regardaient passer, pleinsd’étonnement. En moins de vingt minutes, on la revit au salon carré, dans lagalerie française, le long des vitrines où dorment les petits dieux de l’Orient.Jamais plus elle ne sortirait. Les jambes cassées, s’abandonnant, la noce

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faisait un vacarme énorme, laissant dans sa course le ventre de madameGaudron en arrière.

– On ferme ! on ferme ! crièrent les voix puissantes des gardiens.Et elle faillit se laisser enfermer. Il fallut qu’un gardien se mît à sa tête,

la reconduisît jusqu’à une porte. Puis, dans la cour du Louvre, lorsqu’elleeut repris ses parapluies au vestiaire, elle respira. M. Madinier retrouvaitson aplomb ; il avait eu tort de ne pas tourner à gauche ; maintenant, ilse souvenait que les bijoux étaient à gauche. Toute la société, d’ailleurs,affectait d’être contente d’avoir vu ça.

Quatre heures sonnaient. On avait encore deux heures à employer avantle dîner. On résolut de faire un tour, pour tuer le temps. Les dames, trèslasses, auraient bien voulu s’asseoir ; mais, comme personne n’offrait desconsommations, on se remit en marche, on suivit le quai. Là, une nouvelleaverse arriva, si drue, que, malgré les parapluies, les toilettes des damess’abîmaient. Madame Lorilleux, le cœur noyé à chaque goutte qui mouillaitsa robe, proposa de se réfugier sous le Pont-Royal ; d’ailleurs, si on ne lasuivait pas, elle menaçait d’y descendre toute seule. Et le cortège alla sousle Pont-Royal. On y était joliment bien. Par exemple, on pouvait appeler çaune idée chouette ! Les dames étalèrent leurs mouchoirs sur les pavés, sereposèrent là, les genoux écartés, arrachant des deux mains les brins d’herbepoussés entre les pierres, regardant couler l’eau noire, comme si elles setrouvaient à la campagne. Les hommes s’amusèrent à crier très fort, pouréveiller l’écho de l’arche, en face d’eux ; Boche et Bibi-la-Grillade, l’unaprès l’autre, injuriaient le vide, lui lançaient à toute volée : « Cochon ! » etriaient beaucoup, quand l’écho leur renvoyait le mot ; puis, la gorge enrouée,ils prirent des cailloux plats et jouèrent à faire des ricochets. L’averse avaitcessé, mais la société se trouvait si bien, qu’elle ne songeait plus à s’en aller.La Seine charriait des nappes grasses, de vieux bouchons et des épluchuresde légumes, un tas d’ordures qu’un tourbillon retenait un instant, dans l’eauinquiétante, tout assombrie par l’ombre de la voûte ; tandis que, sur le pont,passait le roulement des omnibus et des fiacres, la cohue de Paris, dont onapercevait seulement les toits, à droite et à gauche, comme du fond d’untrou. Mademoiselle Remanjou soupirait ; s’il y avait eu des feuilles, ça luiaurait rappelé, disait-elle, un coin de la Marne, où elle allait, vers 1817, avecun jeune homme qu’elle pleurait encore.

Cependant, M. Madinier donna le signal du départ. On traversa le jardindes Tuileries, au milieu d’un petit peuple d’enfants dont les cerceaux et lesballons dérangèrent le bel ordre des couples. Puis, comme la noce, arrivéesur la place Vendôme, regardait la colonne, M. Madinier songea à faireune galanterie aux dames ; il leur offrit de monter dans la colonne, pourvoir Paris. Son offre parut très farce. Oui, oui, il fallait monter, on en rirait

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longtemps. D’ailleurs, ça ne manquait pas d’intérêt pour les personnes quin’avaient jamais quitté le plancher aux vaches.

– Si vous croyez que la Banban va se risquer là-dedans, avec sa quille !murmurait madame Lorilleux.

– Moi, je monterais volontiers, disait madame Lerat, mais je ne veux pasqu’il y ait d’homme derrière moi.

Et la noce monta. Dans l’étroite spirale de l’escalier, les douze grimpaientà la file, butant contre les marches usées, se tenant aux murs. Puis, quandl’obscurité devint complète, ce fut une bosse de rires. Les dames poussaientde petits cris. Les messieurs les chatouillaient, leur pinçaient les jambes.Mais elles étaient bien bêtes de causer ! on a l’air de croire que ce sont dessouris. D’ailleurs, ça restait sans conséquence ; ils savaient s’arrêter où ilfallait, pour l’honnêteté. Puis, Boche trouva une plaisanterie que toute lasociété répéta. On appelait madame Gaudron, comme si elle était restée enchemin, et on lui demandait si son ventre passait. Songez donc ! si elle s’étaittrouvée prise là, sans pouvoir monter ni descendre, elle aurait bouché letrou, on n’aurait jamais su comment s’en aller. Et l’on riait de ce ventre defemme enceinte, avec une gaieté formidable qui secouait la colonne. Ensuite,Boche, tout à fait lancé, déclara qu’on se faisait vieux, dans ce tuyau decheminée ; ça ne finissait donc pas, on allait donc au ciel ? Et il cherchait àeffrayer les dames, en criant que ça remuait. Cependant, Coupeau ne disaitrien ; il venait derrière Gervaise, la tenait à la taille, la sentait s’abandonner.Lorsque, brusquement, on rentra dans le jour, il était juste en train de luiembrasser le cou.

– Eh bien ! vous êtes propres, ne vous gênez pas tous les deux ! ditmadame Lorilleux d’un air scandalisé.

Bibi-la-Grillade paraissait furieux. Il répétait entre ses dents :– Vous en avez fait un bruit ! Je n’ai pas seulement pu compter les

marches.Mais M. Madinier, sur la plate-forme, montrait déjà les monuments.

Jamais madame Fauconnier ni mademoiselle Remanjou ne voulurent sortirde l’escalier ; la pensée seule du pavé, en bas, leur tournait les sangs ; et ellesse contentaient de risquer des coups d’œil par la petite porte. Madame Lerat,plus crâne, faisait le tour de l’étroite terrasse, en se collant contre le bronzedu dôme. C’était tout de même rudement émotionnant, quand on songeaitqu’il aurait suffi de passer une jambe. Quelle culbute, sacré Dieu ! Leshommes, un peu pâles, regardaient la place. On se serait cru en l’air, séparéde tout. Non, décidément, ça vous faisait froid aux boyaux. M. Madinier,pourtant, recommandait de lever les yeux, de les diriger devant soi, très loin ;ça empêchait le vertige. Et il continuait à indiquer du doigt les Invalides,le Panthéon, Notre-Dame, la tour Saint-Jacques, les buttes Montmartre.

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Puis, madame Lorilleux eut l’idée de demander si l’on apercevait, sur leboulevard de la Chapelle, le marchand de vin où l’on allait manger, auMoulin-d’Argent. Alors, pendant dix minutes, on chercha, on se disputamême ; chacun plaçait le marchand de vin à un endroit. Paris, autour d’eux,étendait son immensité grise, aux lointains bleuâtres, ses vallées profondes,où roulait une houle de toitures ; toute la rive droite était dans l’ombre, sousun grand haillon de nuage cuivré ; et, du bord de ce nuage, frangé d’or, unlarge rayon coulait, qui allumait les milliers de vitres de la rive gauche d’unpétillement d’étincelles, détachant en lumière ce coin de la ville sur un cieltrès pur, lavé par l’orage.

– Ce n’était pas la peine de monter pour nous manger le nez, dit Boche,furieux, en reprenant l’escalier.

La noce descendit, muette, boudeuse, avec la seule dégringolade dessouliers sur les marches. En bas, M. Madinier voulait payer. Mais Coupeause récria, se hâta de mettre dans la main du gardien vingt-quatre sous, deuxsous par personne. Il était près de cinq heures et demie ; on avait tout justele temps de rentrer. Alors, on revint par les boulevards et par le faubourgPoissonnière. Coupeau, pourtant, trouvait que la promenade ne pouvait passe terminer comme ça ; il poussa tout le monde au fond d’un marchand devin, où l’on prit du vermouth.

Le repas était commandé pour six heures. On attendait la noce depuisvingt minutes, au Moulin-d’Argent. Madame Boche, qui avait confié sa logeà une dame de la maison, causait avec maman Coupeau, dans le salon dupremier, en face de la table servie ; et les deux gamins, Claude et Étienne,amenés par elle, jouaient à courir sous la table, au milieu d’une débandadede chaises. Lorsque Gervaise, en entrant, aperçut les petits, qu’elle n’avaitpas vus de la journée, elle les prit sur ses genoux, les caressa, avec de grosbaisers.

– Ont-ils été sages ? demanda-t-elle à madame Boche. Ils ne vous ont pastrop fait endêver, au moins ?

Et comme celle-ci lui racontait les mots à mourir de rire de ces vermines-là, pendant l’après-midi, elle les enleva de nouveau, les serra contre elle,prise d’une rage de tendresse.

– C’est drôle pour Coupeau tout de même, disait madame Lorilleux auxautres dames, dans le fond du salon.

Gervaise avait gardé sa tranquillité souriante de la matinée. Depuis lapromenade pourtant, elle devenait par moments toute triste, elle regardaitson mari et les Lorilleux de son air pensif et raisonnable. Elle trouvaitCoupeau lâche devant sa sœur. La veille encore, il criait fort, il jurait de lesremettre à leur place, ces langues de vipères, s’ils lui manquaient. Mais, enface d’eux, elle le voyait bien, il faisait le chien couchant, guettait sortir leurs

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paroles, était aux cent coups quand il les croyait fâchés. Et cela, simplement,inquiétait la jeune femme pour l’avenir.

Cependant, on n’attendait plus que Mes-Bottes, qui n’avait pas encoreparu.

– Ah ! zut ! cria Coupeau, mettons-nous à table. Vous allez le voirabouler ; il a le nez creux, il sent la boustifaille de loin… Dites donc, il doitrire, s’il est toujours à faire le poireau sur la route de Saint-Denis !

Alors, la noce, très égayée, s’attabla avec un grand bruit de chaises.Gervaise était entre Lorilleux et M. Madinier, et Coupeau, entre madameFauconnier et madame Lorilleux. Les autres convives se placèrent à leurgoût, parce que ça finissait toujours par des jalousies et des disputes,lorsqu’on indiquait les couverts. Boche se glissa près de madame Lerat.Bibi-la-Grillade eut pour voisines mademoiselle Remanjou et madameGaudron. Quant à madame Boche et à maman Coupeau, tout au bout, ellesgardèrent les enfants, elles se chargèrent de couper leur viande, de leur verserà boire, surtout pas beaucoup de vin.

– Personne ne dit le Bénédicité ? demanda Boche, pendant que les damesarrangeaient leurs jupes sous la nappe, par peur des taches.

Mais madame Lorilleux n’aimait pas ces plaisanteries-là. Et le potage auvermicelle, presque froid, fut mangé très vite, avec des sifflements de lèvresdans les cuillers. Deux garçons servaient, en petites vestes graisseuses, entabliers d’un blanc douteux. Par les quatre fenêtres ouvertes sur les acaciasde la cour, le plein jour entrait, une fin de journée d’orage, lavée et chaudeencore. Le reflet des arbres, dans ce coin humide, verdissait la salle enfumée,faisait danser des ombres de feuilles au-dessus de la nappe, mouillée d’uneodeur vague de moisi. Il y avait deux glaces, pleines de chiures de mouches,une à chaque bout, qui allongeaient la table à l’infini, couverte de sa vaisselleépaisse, tournant au jaune, où le gras des eaux de l’évier restait en noir dansles égratignures des couteaux. Au fond, chaque fois qu’un garçon remontaitde la cuisine, la porte battait, soufflait une odeur forte de graillon.

– Ne parlons pas tous à la fois, dit Boche, comme chacun se taisait, lenez sur son assiette.

Et l’on buvait le premier verre de vin, en suivant des yeux deux tourtesaux godiveaux, servies par les garçons, lorsque Mes-Bottes entra.

– Eh bien ! vous êtes de la jolie fripouille, vous autres ! cria-t-il. J’ai usémes plantes pendant trois heures sur la route, même qu’un gendarme m’ademandé mes papiers… Est-ce qu’on fait de ces cochonneries-là à un ami !Fallait au moins m’envoyer un sapin par un commissionnaire. Ah ! non, voussavez, blague dans le coin, je la trouve raide. Avec ça, il pleuvait si fort, quej’avais de l’eau dans mes poches… Vrai, on y pêcherait encore une friture.

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La société riait, se tordait. Cet animal de Mes-Bottes était allumé ; il avaitbien déjà ses deux litres ; histoire seulement de ne pas se laisser embêter partout ce sirop de grenouille que l’orage avait craché sur ses abatis.

– Eh ! le comte de Gigot-Fin ! dit Coupeau, va t’asseoir là-bas, à côté demadame Gaudron. Tu vois, on t’attendait.

Oh ! ça ne l’embarrassait pas, il rattraperait les autres ; et il redemandatrois fois du potage, des assiettes de vermicelle, dans lesquelles il coupaitd’énormes tranches de pain. Alors, quand on eut attaqué les tourtes, il devintla profonde admiration de toute la table. Comme il bâfrait ! Les garçonseffarés faisaient la chaîne pour lui passer du pain, des morceaux finementcoupés qu’il avalait d’une bouchée. Il finit par se fâcher ; il voulait unpain, à côté de lui. Le marchand de vin, très inquiet, se montra un instantsur le seuil de la salle. La société, qui l’attendait, se tordit de nouveau.Ça la lui coupait, au gargotier ! Quel sacré zig tout de même, ce Mes-Bottes ! Est-ce qu’un jour il n’avait pas mangé douze œufs durs et budouze verres de vin, pendant que les douze coups de midi sonnaient ! Onn’en rencontre pas beaucoup de cette force-là. Et mademoiselle Remanjou,attendrie, regardait Mes-Bottes mâcher, tandis que M. Madinier, cherchantun mot pour exprimer son étonnement presque respectueux, déclara une tellecapacité extraordinaire.

Il y eut un silence. Un garçon venait de poser sur la table une gibelotte delapin, dans un vaste plat, creux comme un saladier. Coupeau, très blagueur,en lança une bonne.

– Dites donc, garçon, c’est du lapin de gouttière, ça… Il miaule encore.En effet, un léger miaulement, parfaitement imité, semblait sortir du plat.

C’était Coupeau qui faisait ça avec la gorge, sans remuer les lèvres ; un talentde société d’un succès certain, si bien qu’il ne mangeait jamais dehors sanscommander une gibelotte. Ensuite, il ronronna. Les dames se tamponnaientla figure avec leurs serviettes, parce qu’elles riaient trop.

Madame Fauconnier demanda la tête ; elle n’aimait que la tête.Mademoiselle Remanjou adorait les lardons. Et, comme Boche disaitpréférer les petits ognons, quand ils étaient bien revenus, madame Leratpinça les lèvres, en murmurant :

– Je comprends ça.Elle était sèche comme un échalas, menait une vie d’ouvrière cloîtrée

dans son train-train, n’avait pas vu le nez d’un homme chez elle depuisson veuvage, tout en montrant une préoccupation continuelle de l’ordure,une manie de mots à double entente et d’allusions polissonnes, d’une telleprofondeur, qu’elle seule se comprenait. Boche, se penchant et réclamantune explication, tout bas, à l’oreille, elle reprit :

– Sans doute, les petits ognons… Ça suffit, je pense.

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Mais la conversation devenait sérieuse. Chacun parlait de son métier.M. Madinier exaltait le cartonnage : il y avait de vrais artistes dans la partie ;ainsi, il citait des boîtes d’étrennes, dont il connaissait les modèles, desmerveilles de luxe. Lorilleux, pourtant, ricanait ; il était très vaniteux detravailler l’or, il en voyait comme un reflet sur ses doigts et sur toute sapersonne. Enfin, disait-il souvent, les bijoutiers, au temps jadis, portaientl’épée ; et il citait Bernard Palissy, sans savoir. Coupeau, lui, racontait unegirouette, un chef-d’œuvre d’un de ses camarades ; ça se composait d’unecolonne, puis d’une gerbe, puis d’une corbeille de fruits, puis d’un drapeau ;le tout, très bien reproduit, fait rien qu’avec des morceaux de zinc découpéset soudés. Madame Lerat montrait à Bibi-la-Grillade comment on tournaitune queue de rose, en roulant le manche de son couteau entre ses doigtsosseux. Cependant, les voix montaient, se croisaient ; on entendait, dansle bruit, des mots lancés très haut par madame Fauconnier, en train de seplaindre de ses ouvrières, d’un petit chausson d’apprentie qui lui avait encorebrûlé, la veille, une paire de draps.

– Vous avez beau dire, cria Lorilleux en donnant un coup de poing surla table, l’or, c’est de l’or.

Et, au milieu du silence causé par cette vérité, il n’y eut plus que la voixfluette de mademoiselle Remanjou, continuant :

– Alors, je leur relève la jupe, je couds en dedans… Je leur plante uneépingle dans la tête pour tenir le bonnet… Et c’est fait, on les vend treizesous.

Elle expliquait ses poupées à Mes-Bottes, dont les mâchoires, lentement,roulaient comme des meules. Il n’écoutait pas, il hochait la tête, guettant lesgarçons, pour ne pas leur laisser emporter les plats sans les avoir torchés. Onavait mangé un fricandeau au jus et des haricots verts. On apportait le rôti,deux poulets maigres, couchés sur un lit de cresson, fané et cuit par le four.Au-dehors, le soleil se mourait sur les branches hautes des acacias. Dans lasalle, le reflet verdâtre s’épaississait des buées montant de la table, tachéede vin et de sauce, encombrée de la débâcle du couvert ; et, le long du mur,des assiettes sales, des litres vides, posés là par les garçons, semblaient lesordures balayées et culbutées de la nappe. Il faisait très chaud. Les hommesretirèrent leurs redingotes et continuèrent à manger en manches de chemise.

– Madame Boche, je vous en prie, ne les bourrez pas tant, dit Gervaise,qui parlait peu, surveillant de loin Claude et Étienne.

Elle se leva, alla causer un instant, debout derrière les chaises des petits.Les enfants, ça n’avait pas de raison, ça mangeait toute une journée sansrefuser les morceaux ; et elle leur servit elle-même du poulet, un peu deblanc. Mais maman Coupeau dit qu’ils pouvaient bien, pour une fois, sedonner une indigestion. Madame Boche, à voix basse, accusa Boche de

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pincer les genoux de madame Lerat. Oh ! c’était un sournois, il godaillait.Elle avait bien vu sa main disparaître. S’il recommençait, jour de Dieu ! elleétait femme à lui flanquer une carafe à la tête.

Dans le silence, M. Madinier causait politique.– Leur loi du 31 mai est une abomination. Maintenant, il faut deux ans

de domicile. Trois millions de citoyens sont rayés des listes… On m’a ditque Bonaparte, au fond, est très vexé, car il aime le peuple, il en a donnédes preuves.

Lui, était républicain ; mais il admirait le prince, à cause de son oncle,un homme comme il n’en reviendrait jamais plus. Bibi-la-Grillade se fâcha :il avait travaillé à l’Élysée, il avait vu le Bonaparte comme il voyait Mes-Bottes, là, en face de lui ; eh bien ! ce mufe de président ressemblait à unroussin, voilà ! On disait qu’il allait faire un tour du côté de Lyon ; ce serait unfameux débarras, s’il se cassait le cou dans un fossé. Et, comme la discussiontournait au vilain, Coupeau dut intervenir.

– Ah bien ! vous êtes encore innocents de vous attraper pour la politique !… En voilà une blague, la politique ! Est-ce que ça existe pour nous ?… Onpeut bien mettre ce qu’on voudra, un roi, un empereur, rien du tout, ça nem’empêchera pas de gagner mes cinq francs, de manger et de dormir, pasvrai ?… Non, c’est trop bête !

Lorilleux hochait la tête. Il était né le même jour que le comte deChambord, le 29 septembre 1820. Cette coïncidence le frappait beaucoup,l’occupait d’un rêve vague, dans lequel il établissait une relation entre leretour en France du roi et sa fortune personnelle. Il ne disait pas nettementce qu’il espérait, mais il donnait à entendre qu’il lui arriverait alors quelquechose d’extraordinairement agréable. Aussi, à chacun de ses désirs trop grospour être contenté, il renvoyait ça à plus tard, « quand le roi reviendrait. »

– D’ailleurs, raconta-t-il, j’ai vu un soir le comte de Chambord…Tous les visages se tournèrent vers lui.– Parfaitement. Un gros homme, en paletot, l’air bon garçon… J’étais

chez Péquignot, un de mes amis, qui vend des meubles, Grande-Rue de laChapelle… Le comte de Chambord avait la veille laissé là un parapluie.Alors, il est entré, il a dit comme ça, tout simplement : « Voulez-vous bienme rendre mon parapluie ? » Mon Dieu ! oui, c’était lui, Péquignot m’adonné sa parole d’honneur.

Aucun des convives n’émit le moindre doute. On était au dessert. Lesgarçons débarrassaient la table avec un grand bruit de vaisselle. Et madameLorilleux, jusque-là très convenable, très dame, laissa échapper un : Sacrésalaud ! parce que l’un des garçons, en enlevant un plat, lui avait fait coulerquelque chose de mouillé dans le cou. Pour sûr, sa robe de soie était tachée.M. Madinier dut lui regarder le dos, mais il n’y avait rien, il le jurait.

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Maintenant, au milieu de la nappe, s’étalaient des œufs à la neige dansun saladier, flanqués de deux assiettes de fromage et de deux assiettes defruits. Les œufs à la neige, les blancs trop cuits nageant sur la crème jaune,causèrent un recueillement ; on ne les attendait pas, on trouva ça distingué.Mes-Bottes mangeait toujours. Il avait redemandé un pain. Il acheva les deuxfromages ; et comme il restait de la crème, il se fit passer le saladier, au fondduquel il tailla de larges tranches, comme pour une soupe.

– Monsieur est vraiment bien remarquable, dit M. Madinier retombé dansson admiration.

Alors, les hommes se levèrent pour prendre leurs pipes. Ils restèrentun instant derrière Mes-Bottes, à lui donner des tapes sur les épaules,en lui demandant si ça allait mieux. Bibi-la-Grillade le souleva avec lachaise ; mais, tonnerre de Dieu ! l’animal avait doublé de poids. Coupeau,par blague, racontait que le camarade commençait seulement à se mettreen train, qu’il allait à présent manger comme ça du pain toute la nuit.Les garçons, épouvantés, disparurent. Boche, descendu depuis un instant,remonta en racontant la bonne tête du marchand de vin, en bas ; il était toutpâle dans son comptoir, la bourgeoise consternée venait d’envoyer voir siles boulangers restaient ouverts, jusqu’au chat de la maison qui avait l’airruiné. Vrai, c’était trop cocasse, ça valait l’argent du dîner, il ne pouvait pasy avoir de pique-nique sans cet avale-tout de Mes-Bottes. Et les hommes,leurs pipes allumées, le couvaient d’un regard jaloux ; car enfin, pour tantmanger, il fallait être solidement bâti !

– Je ne voudrais pas être chargée de vous nourrir, dit madame Gaudron.Ah ! non, par exemple !

– Dites donc, la petite mère, faut pas blaguer, répondit Mes-Bottes, avecun regard oblique sur le ventre de sa voisine. Vous en avez avalé plus longque moi.

On applaudit, on cria bravo : c’était envoyé. Il faisait nuit noire, troisbecs de gaz flambaient dans la salle, remuant de grandes clartés troubles,au milieu de la fumée des pipes. Les garçons, après avoir servi le café etle cognac, venaient d’emporter les dernières piles d’assiettes sales. En bas,sous les trois acacias, le bastringue commençait, un cornet à pistons et deuxviolons jouant très fort, avec des rires de femme, un peu rauques dans lanuit chaude.

– Faut faire un brûlot ! cria Mes-Bottes ; deux litres de casse-poitrine,beaucoup de citron et pas beaucoup de sucre !

Mais Coupeau, voyant en face de lui le visage inquiet de Gervaise, seleva en déclarant qu’on ne boirait pas davantage. On avait vidé vingt-cinqlitres, chacun son litre et demi, en comptant les enfants comme des grandespersonnes ; c’était déjà trop raisonnable. On venait de manger un morceau

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ensemble, en bonne amitié, sans flafla, parce qu’on avait de l’estime lesuns pour les autres et qu’on désirait célébrer entre soi une fête de famille.Tout se passait très gentiment, on était gai, il ne fallait pas maintenant secocarder cochonnément, si l’on voulait respecter les dames. En un mot, etcomme fin finale, on s’était réuni pour porter une santé au conjungo, et nonpour se mettre dans les brindezingues. Ce petit discours, débité d’une voixconvaincue par le zingueur, qui posait la main sur sa poitrine à la chutede chaque phrase, eut la vive approbation de Lorilleux et de M. Madinier.Mais les autres, Boche, Gaudron, Bibi-la-Grillade, surtout Mes-Bottes, trèsallumés tous les quatre, ricanèrent, la langue épaissie, ayant une sacréecoquine de soif, qu’il fallait pourtant arroser.

– Ceux qui ont soif, ont soif, et ceux qui n’ont pas soif, n’ont pas soif,fit remarquer Mes-Bottes. Pour lors, on va commander le brûlot… Onn’esbrouffe personne. Les aristos feront monter de l’eau sucrée.

Et comme le zingueur recommençait à prêcher, l’autre, qui s’était misdebout, se donna une claque sur la fesse, en criant :

– Ah ! tu sais, baise cadet !… Garçon, deux litres de vieille !Alors, Coupeau dit que c’était très bien, qu’on allait seulement régler le

repas tout de suite. Ça éviterait des disputes. Les gens bien élevés n’avaientpas besoin de payer pour les soûlards. Et, justement, Mes-Bottes, aprèss’être fouillé longtemps, ne trouva que trois francs sept sous. Aussi pourquoil’avait-on laissé droguer sur la route de Saint-Denis ? Il ne pouvait pas selaisser nayer, il avait cassé la pièce de cent sous. Les autres étaient fautifs,voilà ! Enfin, il donna trois francs, gardant les sept sous pour son tabac dulendemain. Coupeau, furieux, aurait cogné, si Gervaise ne l’avait tiré par saredingote, très effrayée, suppliante. Il se décida à emprunter deux francs àLorilleux, qui, après les avoir refusés, se cacha pour les prêter, car sa femme,bien sûr, n’aurait jamais voulu.

Cependant, M. Madinier avait pris une assiette. Les demoiselles etles dames seules, madame Lerat, madame Fauconnier, mademoiselleRemanjou, déposèrent leur pièce de cent sous les premières, discrètement.Ensuite, les messieurs s’isolèrent à l’autre bout de la salle, firent les comptes.On était quinze ; ça montait donc à soixante-quinze francs. Lorsque lessoixante-quinze francs furent dans l’assiette, chaque homme ajouta cinqsous pour les garçons. Il fallut un quart d’heure de calculs laborieux, avantde tout régler à la satisfaction de chacun.

Mais quand M. Madinier, qui voulait avoir affaire au patron, eut demandéle marchand de vin, la société resta saisie, en entendant celui-ci dire avec unsourire que ça ne faisait pas du tout son compte. Il y avait des suppléments.Et, comme ce mot de « suppléments » était accueilli par des exclamationsfuribondes, il donna le détail : vingt-cinq litres, au lieu de vingt, nombre

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convenu à l’avance ; les œufs à la neige, qu’il avait ajoutés, en voyant ledessert un peu maigre ; enfin un carafon de rhum, servi avec le café, dansle cas où des personnes aimeraient le rhum. Alors, une querelle formidables’engagea. Coupeau, pris à partie, se débattait : jamais il n’avait parlé devingt litres ; quant aux œufs à la neige, ils rentraient dans le dessert, tant pissi le gargotier les avait ajoutés de son plein gré ; restait le carafon de rhum,une frime, une façon de grossir la note, en glissant sur la table des liqueursdont on ne se méfiait pas.

– Il était sur le plateau au café, criait-il ; eh bien ! il doit être compté avecle café… Fichez-nous la paix. Emportez votre argent, et du tonnerre si nousremettons jamais les pieds dans votre baraque !

– C’est six francs de plus, répétait le marchand de vin. Donnez-moi messix francs… Et je ne compte pas les trois pains de monsieur, encore !

Toute la société, serrée autour de lui, l’entourait d’une rage de gestes,d’un glapissement de voix que la colère étranglait. Les femmes, surtout,sortaient de leur réserve, refusaient d’ajouter un centime. Ah bien ! merci,elle était jolie, la noce ! C’était mademoiselle Remanjou, qui ne se fourreraitplus dans un de ces dîners-là ! Madame Fauconnier avait très mal mangé ;chez elle, pour ses quarante sous, elle aurait eu un petit plat à se lécherles doigts. Madame Gaudron se plaignait amèrement d’avoir été pousséeau mauvais bout de la table, à côté de Mes-Bottes, qui n’avait pas montréle moindre égard. Enfin, ces parties tournaient toujours mal. Quand onvoulait avoir du monde à son mariage, on invitait les personnes, parbleu !Et Gervaise, réfugiée auprès de maman Coupeau, devant une des fenêtres,ne disait rien, honteuse, sentant que toutes ces récriminations retombaientsur elle.

M. Madinier finit par descendre avec le marchand de vin. On les entenditdiscuter en bas. Puis, au bout d’une demi-heure, le cartonnier remonta ; ilavait réglé, en donnant trois francs. Mais la société restait vexée, exaspérée,revenant sans cesse sur la question des suppléments. Et le vacarme s’accrutd’un acte de vigueur de madame Boche. Elle guettait toujours Boche, ellele vit, dans un coin, pincer la taille de madame Lerat. Alors, à toute volée,elle lança une carafe qui s’écrasa contre le mur.

– On voit bien que votre mari est tailleur, madame, dit la grande veuve,avec son pincement de lèvres plein de sous-entendu. C’est un juponniernuméro un… Je lui ai pourtant allongé de fameux coups de pied, sous latable.

La soirée était gâtée. On devint de plus en plus aigre. M. Madinierproposa de chanter ; mais Bibi-la-Grillade, qui avait une belle voix, venait dedisparaître ; et mademoiselle Remanjou, accoudée à une fenêtre, l’aperçut,sous les acacias, faisant sauter une grosse fille en cheveux. Le cornet à

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pistons et les deux violons jouaient, « le Marchand de moutarde, » unquadrille où l’on tapait dans ses mains, à la pastourelle. Alors, il y eut unedébandade : Mes-Bottes et le ménage Gaudron descendirent ; Boche lui-même fila. Des fenêtres, on voyait les couples tourner, entre les feuilles,auxquelles les lanternes pendues aux branches donnaient un vert peint et crude décor. La nuit dormait, sans une haleine, pâmée par la grosse chaleur.Dans la salle, une conversation sérieuse s’était engagée entre Lorilleux etM. Madinier, pendant que les dames, ne sachant plus comment soulager leurbesoin de colère, regardaient leurs robes, cherchant si elles n’avaient pasattrapé des taches.

Les effilés de madame Lerat devaient avoir trempé dans le café. La robeécrue de madame Fauconnier était pleine de sauce. Le châle vert de mamanCoupeau, tombé d’une chaise, venait d’être retrouvé dans un coin, roulé etpiétiné. Mais c’était surtout madame Lorilleux qui ne décolérait pas. Elleavait une tache dans le dos, on avait beau lui jurer que non, elle la sentait.Et elle finit, en se tordant devant une glace, par l’apercevoir.

– Qu’est-ce que je disais ? cria-t-elle. C’est du jus de poulet. Le garçonpayera la robe. Je lui ferai plutôt un procès… Ah ! la journée est complète.J’aurais mieux fait de rester couchée… Je m’en vais, d’abord. J’en ai assez,de leur fichue noce !

Elle partit rageusement, en faisant trembler l’escalier sous les coups deses talons. Lorilleux courut derrière elle. Mais tout ce qu’il put obtenir,ce fut qu’elle attendrait cinq minutes sur le trottoir, si l’on voulait partirensemble. Elle aurait dû s’en aller après l’orage, comme elle en avait eul’envie. Coupeau lui revaudrait cette journée-là. Quand ce dernier la sut sifurieuse, il parut consterné ; et Gervaise, pour lui éviter des ennuis, consentità rentrer tout de suite. Alors, on s’embrassa rapidement. M. Madinier sechargea de reconduire maman Coupeau. Madame Boche devait, pour lapremière nuit, emmener Claude et Étienne coucher chez elle ; leur mèrepouvait être sans crainte, les petits dormaient sur des chaises, alourdis parune grosse indigestion d’œufs à la neige. Enfin, les mariés se sauvaient avecLorilleux, laissant le reste de la noce chez le marchand de vin, lorsqu’unebataille s’engagea en bas, dans le bastringue, entre leur société et une autresociété ; Boche et Mes-Bottes, qui avaient embrassé une dame, ne voulaientpas la rendre à deux militaires auxquels elle appartenait, et menaçaient denettoyer tout le tremblement, dans le tapage enragé du cornet à pistons etdes deux violons, jouant la polka des Perles.

Il était à peine onze heures. Sur le boulevard de la Chapelle, et danstout le quartier de la Goutte-d’Or, la paye de grande quinzaine, qui tombaitce samedi-là, mettait un vacarme énorme de soûlerie. Madame Lorilleuxattendait à vingt pas du Moulin-d’Argent, debout sous un bec de gaz. Elle

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prit le bras de Lorilleux, marcha devant, sans se retourner, d’un tel pasque Gervaise et Coupeau s’essoufflaient à les suivre. Par moments, ilsdescendaient du trottoir, pour laisser la place à un ivrogne, tombé là, lesquatre fers en l’air. Lorilleux se retourna, cherchant à raccommoder leschoses.

– Nous allons vous conduire à votre porte, dit-il.Mais madame Lorilleux, élevant la voix, trouvait ça drôle de passer sa

nuit de noces dans ce trou infect de l’hôtel Boncœur. Est-ce qu’ils n’auraientpas dû remettre le mariage, économiser quatre sous et acheter des meubles,pour rentrer chez eux, le premier soir ? Ah ! ils allaient être bien, sous lestoits, empilés tous les deux dans un cabinet de dix francs, où il n’y avaitseulement pas d’air.

– J’ai donné congé, nous ne restons pas en haut, objecta Coupeautimidement. Nous gardons la chambre de Gervaise, qui est plus grande.

Madame Lorilleux s’oublia, se tourna d’un mouvement brusque.– Ça, c’est plus fort ! cria-t-elle. Tu vas coucher dans la chambre à la

Banban !Gervaise devint toute pâle. Ce surnom, qu’elle recevait à la face pour

la première fois, la frappait comme un soufflet. Puis, elle entendait bienl’exclamation de sa belle-sœur : la chambre à la Banban, c’était la chambreoù elle avait vécu un mois avec Lantier, où les loques de sa vie passéetraînaient encore. Coupeau ne comprit pas, fut seulement blessé du surnom.

– Tu as tort de baptiser les autres, répondit-il avec humeur. Tu nesais pas, toi, qu’on t’appelle Queue-de-Vache, dans le quartier, à causede tes cheveux. Là, ça ne te fait pas plaisir, n’est-ce pas ?… Pourquoine garderions-nous pas la chambre du premier ? Ce soir, les enfants n’ycouchent pas, nous y serons très bien.

Madame Lorilleux n’ajouta rien, se renfermant dans sa dignité,horriblement vexée de s’appeler Queue-de-Vache. Coupeau, pour consolerGervaise, lui serrait doucement le bras ; et il réussit même à l’égayer, en luiracontant à l’oreille qu’ils entraient en ménage avec la somme de sept soustoute ronde, trois gros sous et un petit sou, qu’il faisait sonner de la maindans la poche de son pantalon. Quand on fut arrivé à l’hôtel Boncœur, onse dit bonsoir d’un air fâché. Et au moment où Coupeau poussait les deuxfemmes au cou l’une de l’autre, en les traitant de bêtes, un pochard, quisemblait vouloir passer à droite, eut un brusque crochet à gauche, et vint sejeter entre elles.

– Tiens ! c’est le père Bazouge ! dit Lorilleux. Il a son compte,aujourd’hui.

Gervaise, effrayée, se collait contre la porte de l’hôtel. Le père Bazouge,un croque-mort d’une cinquantaine d’années, avait son pantalon noir taché

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de boue, son manteau noir agrafé sur l’épaule, son chapeau de cuir noircabossé, aplati dans quelque chute.

– N’ayez pas peur, il n’est pas méchant, continuait Lorilleux. C’est unvoisin ; la troisième chambre dans le corridor, avant d’arriver chez nous…Il serait propre, si son administration le voyait comme ça !

Cependant, le père Bazouge s’offusquait de la terreur de la jeune femme.– Eh bien, quoi ! bégaya-t-il, on ne mange personne dans notre partie…

J’en vaux un autre, allez, ma petite… Sans doute que j’ai bu un coup ! Quandl’ouvrage donne, faut bien se graisser les roues. Ce n’est pas vous, ni lacompagnie, qui auriez descendu le particulier de six cents livres que nousavons amené à deux du quatrième sur le trottoir, et sans le casser encore…Moi, j’aime les gens rigolos.

Mais Gervaise se rentrait davantage dans l’angle de la porte, prise d’unegrosse envie de pleurer, qui lui gâtait toute sa journée de joie raisonnable.Elle ne songeait plus à embrasser sa belle-sœur, elle suppliait Coupeaud’éloigner l’ivrogne. Alors, Bazouge, en chancelant, eut un geste plein dedédain philosophique.

– Ça ne vous empêchera pas d’y passer, ma petite… Vous serez peut-être bien contente d’y passer, un jour… Oui, j’en connais des femmes, quidiraient merci, si on les emportait.

Et, comme les Lorilleux se décidaient à l’emmener, il se retourna, ilbalbutia une dernière phrase, entre deux hoquets :

– Quand on est mort… écoutez ça… quand on est mort, c’est pourlongtemps.

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IV

Ce furent quatre années de dur travail. Dans le quartier, Gervaise etCoupeau étaient un bon ménage, vivant à l’écart, sans batteries, avec untour de promenade régulier le dimanche, du côté de Saint-Ouen. La femmefaisait des journées de douze heures chez madame Fauconnier, et trouvaitle moyen de tenir son chez elle propre comme un sou, de donner la pâtéeà tout son monde, matin et soir. L’homme ne se soûlait pas, rapportait sesquinzaines, fumait une pipe à sa fenêtre avant de se coucher, pour prendrel’air. On les citait, à cause de leur gentillesse. Et, comme ils gagnaient à euxdeux près de neuf francs par jour, on calculait qu’ils devaient mettre de côtépas mal d’argent.

Mais, dans les premiers temps surtout, il leur fallut joliment trimer, pourjoindre les deux bouts. Leur mariage leur avait mis sur le dos une dette dedeux cents francs. Puis, ils s’abominaient, à l’hôtel Boncœur ; ils trouvaientça dégoûtant, plein de sales fréquentations ; et ils rêvaient d’être chez eux,avec des meubles à eux, qu’ils soigneraient. Vingt fois, ils calculèrent lasomme nécessaire ; ça montait, en chiffre rond, à trois cent cinquante francs,s’ils voulaient tout de suite n’être pas embarrassés pour serrer leurs affaireset avoir sous la main une casserole ou un poêlon, quand ils en auraientbesoin. Ils désespéraient d’économiser une si grosse somme en moins dedeux années, lorsqu’il leur arriva une bonne chance : un vieux monsieurde Plassans leur demanda Claude, l’aîné des petits, pour le placer là-bas aucollège ; une toquade généreuse d’un original, amateur de tableaux, que desbonshommes barbouillés autrefois par le mioche avaient vivement frappé.Claude leur coûtait déjà les yeux de la tête. Quand ils n’eurent plus à leurcharge que le cadet, Étienne, ils amassèrent les trois cent cinquante francs ensept mois et demi. Le jour où ils achetèrent leurs meubles, chez un revendeurde la rue Belhomme, ils firent, avant de rentrer, une promenade sur lesboulevards extérieurs, le cœur gonflé d’une grosse joie. Il y avait un lit, unetable de nuit, une commode à dessus de marbre, une armoire, une table rondeavec sa toile cirée, six chaises, le tout en vieil acajou ; sans compter la literie,du linge, des ustensiles de cuisine presque neufs. C’était pour eux commeune entrée sérieuse et définitive dans la vie, quelque chose qui, en les faisantpropriétaires, leur donnait de l’importance au milieu des gens bien posés duquartier.

Le choix d’un logement, depuis deux mois, les occupait. Ils voulurent,avant tout, en louer un dans la grande maison, rue de la Goutte-d’Or. Mais

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pas une chambre n’y était libre, ils durent renoncer à leur ancien rêve. Pourdire la vérité, Gervaise ne fut pas fâchée, au fond : le voisinage des Lorilleux,porte à porte, l’effrayait beaucoup. Alors, ils cherchèrent ailleurs. Coupeau,très justement, tenait à ne pas s’éloigner de l’atelier de madame Fauconnier,pour que Gervaise pût, d’un saut, être chez elle à toutes les heures du jour. Etils eurent enfin une trouvaille, une grande chambre, avec un cabinet et unecuisine, rue Neuve de la Goutte-d’Or, presque en face de la blanchisseuse.C’était une petite maison à un seul étage, un escalier très raide, en hautduquel il y avait seulement deux logements, l’un à droite, l’autre à gauche ;le bas se trouvait habité par un loueur de voitures, dont le matériel occupaitdes hangars dans une vaste cour, le long de la rue. La jeune femme, charmée,croyait retourner en province ; pas de voisines, pas de cancans à craindre,un coin de tranquillité qui lui rappelait une ruelle de Plassans, derrière lesremparts ; et, pour comble de chance, elle pouvait voir sa fenêtre, de sonétabli, sans quitter ses fers, en allongeant la tête.

L’emménagement eut lieu au terme d’avril. Gervaise était alors enceintede huit mois. Mais elle montrait une belle vaillance, disant avec un rireque l’enfant l’aidait, lorsqu’elle travaillait ; elle sentait, en elle, ses petitesmenottes pousser et lui donner des forces. Ah bien ! elle recevait jolimentCoupeau, les jours où il voulait la faire coucher pour se dorloter un peu !Elle se coucherait aux grosses douleurs. Ce serait toujours assez tôt ; car,maintenant, avec une bouche de plus, il allait falloir donner un rude coup decollier. Et ce fut elle qui nettoya le logement, avant d’aider son mari à mettreles meubles en place. Elle eut une religion pour ces meubles, les essuyantavec des soins maternels, le cœur crevé à la vue de la moindre égratignure.Elle s’arrêtait, saisie, comme si elle se fût tapée elle-même, quand elle lescognait en balayant. La commode surtout lui était chère ; elle la trouvaitbelle, solide, l’air sérieux. Un rêve, dont elle n’osait parler, était d’avoir unependule pour la mettre au beau milieu du marbre, où elle aurait produit uneffet magnifique. Sans le bébé qui venait, elle se serait peut-être risquée àacheter sa pendule. Enfin, elle renvoyait ça à plus tard, avec un soupir.

Le ménage vécut dans l’enchantement de sa nouvelle demeure. Le litd’Étienne occupait le cabinet, où l’on pouvait encore installer une autrecouchette d’enfant. La cuisine était grande comme la main et toute noire ;mais, en laissant la porte ouverte, on y voyait assez clair ; puis, Gervaisen’avait pas à faire des repas de trente personnes, il suffisait qu’elle y trouvâtla place de son pot-au-feu. Quant à la grande chambre, elle était leur orgueil.Dès le matin, ils fermaient les rideaux de l’alcôve, des rideaux de calicotblanc ; et la chambre se trouvait transformée en salle à manger, avec latable au milieu, l’armoire et la commode en face l’une de l’autre. Commela cheminée brûlait jusqu’à quinze sous de charbon de terre par jour, ils

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l’avaient bouchée ; un petit poêle de fonte, posé sur la plaque de marbre, leschauffait pour sept sous pendant les grands froids. Ensuite, Coupeau avaitorné les murs de son mieux, en se promettant des embellissements : unehaute gravure représentant un maréchal de France, caracolant avec son bâtonà la main, entre un canon et un tas de boulets, tenait lieu de glace ; au-dessusde la commode, les photographies de la famille étaient rangées sur deuxlignes, à droite et à gauche d’un ancien bénitier de porcelaine dorée, danslequel on mettait les allumettes ; sur la corniche de l’armoire, un buste dePascal faisait pendant à un buste de Béranger, l’un grave, l’autre souriant,près du coucou, dont ils semblaient écouter le tic tac. C’était vraiment unebelle chambre.

– Devinez combien nous payons ici ? demandait Gervaise à chaquevisiteur.

Et quand on estimait son loyer trop haut, elle triomphait, elle criait, ravied’être si bien pour si peu d’argent :

– Cent cinquante francs, pas un liard de plus !… Hein ! c’est donné !La rue Neuve de la Goutte-d’Or elle-même entrait pour une bonne part

dans leur contentement. Gervaise y vivait, allant sans cesse de chez ellechez madame Fauconnier. Coupeau, le soir, descendait maintenant, fumaitsa pipe sur le pas de la porte. La rue, sans trottoir, le pavé défoncé, montait.En haut, du côté de la rue de la Goutte-d’Or, il y avait des boutiquessombres, aux carreaux sales, des cordonniers, des tonneliers, une épicerieborgne, un marchand de vin en faillite, dont les volets fermés depuis dessemaines se couvraient d’affiches. À l’autre bout, vers Paris, des maisonsde quatre étages barraient le ciel, occupées à leur rez-de-chaussée par desblanchisseuses, les unes près des autres, en tas ; seule, une devanture deperruquier de petite ville, peinte en vert, toute pleine de flacons aux couleurstendres, égayait ce coin d’ombre du vif éclair de ses plats de cuivre, tenustrès propres. Mais la gaieté de la rue se trouvait au milieu, à l’endroit où lesconstructions, en devenant plus rares et plus basses, laissaient descendre l’airet le soleil. Les hangars du loueur de voitures, l’établissement voisin où l’onfabriquait de l’eau de Seltz, le lavoir, en face, élargissaient un vaste espacelibre, silencieux, dans lequel les voix étouffées des laveuses et l’haleinerégulière de la machine à vapeur semblaient grandir encore le recueillement.Des terrains profonds, des allées s’enfonçant entre des murs noirs, mettaientlà un village. Et Coupeau, amusé par les rares passants qui enjambaient leruissellement continu des eaux savonneuses, disait se souvenir d’un pays oùl’avait conduit un de ses oncles, à l’âge de cinq ans. La joie de Gervaise était,à gauche de sa fenêtre, un arbre planté dans une cour, un acacia allongeantune seule de ses branches, et dont la maigre verdure suffisait au charme detoute la rue.

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Ce fut le dernier jour d’avril que la jeune femme accoucha. Les douleursla prirent l’après-midi, vers quatre heures, comme elle repassait une pairede rideaux chez madame Fauconnier. Elle ne voulut pas s’en aller tout desuite, restant là à se tortiller sur une chaise, donnant un coup de fer quandça se calmait un peu ; les rideaux pressaient, elle s’entêtait à les finir ; puis,ça n’était peut-être qu’une colique, il ne fallait pas s’écouter pour un mal deventre. Mais, comme elle parlait de se mettre à des chemises d’homme, elledevint blanche. Elle dut quitter l’atelier, traverser la rue, courbée en deux, setenant aux murs. Une ouvrière offrait de l’accompagner ; elle refusa, elle lapria seulement de passer chez la sage-femme, à côté, rue de la Charbonnière.Le feu n’était pas à la maison, bien sûr. Elle en avait sans doute pour toute lanuit. Ça n’allait pas l’empêcher en rentrant de préparer le dîner de Coupeau ;ensuite, elle verrait à se jeter un instant sur le lit, sans même se déshabiller.Dans l’escalier, elle fut prise d’une telle crise, qu’elle dut s’asseoir au beaumilieu des marches ; et elle serrait ses deux poings sur sa bouche, pour ne pascrier, parce qu’elle éprouvait une honte à être trouvée là par des hommes,s’il en montait. La douleur passa, elle put ouvrir sa porte, soulagée, pensantdécidément s’être trompée. Elle faisait, ce soir-là, un ragoût de mouton avecdes hauts de côtelettes. Tout marcha encore bien, pendant qu’elle pelurait sespommes de terre. Les hauts de côtelettes revenaient dans un poêlon, quandles sueurs et les tranchées reparurent. Elle tourna son roux, en piétinantdevant le fourneau, aveuglée par de grosses larmes. Si elle accouchait, n’est-ce pas ? ce n’était point une raison pour laisser Coupeau sans manger. Enfinle ragoût mijota sur un feu couvert de cendre. Elle revint dans la chambre,crut avoir le temps de mettre un couvert à un bout de la table. Et il lui fallutreposer bien vite le litre de vin ; elle n’eut plus la force d’arriver au lit,elle tomba et accoucha par terre, sur un paillasson. Lorsque la sage-femmearriva, un quart d’heure plus tard, ce fut là qu’elle la délivra.

Le zingueur travaillait toujours à l’hôpital. Gervaise défendit d’allerle déranger. Quand il rentra, à sept heures, il la trouva couchée, bienenveloppée, très pâle sur l’oreiller. L’enfant pleurait, emmailloté dans unchâle, aux pieds de la mère.

– Ah ! ma pauvre femme ! dit Coupeau en embrassant Gervaise. Et moiqui rigolais, il n’y a pas une heure, pendant que tu criais aux petits pâtés !…Dis donc, tu n’es pas embarrassée, tu vous lâches ça, le temps d’éternuer.

Elle eut un faible sourire ; puis, elle murmura :– C’est une fille.– Juste ! reprit le zingueur, blaguant pour la remettre, j’avais commandé

une fille ! Hein ! me voilà servi ! Tu fais donc tout ce que je veux ?Et, prenant l’enfant, il continua :

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– Qu’on vous voie un peu, mademoiselle Souillon !… Vous avez unepetite frimousse bien noire. Ça blanchira, n’ayez pas peur. Il faudra être sage,ne pas faire la gourgandine, grandir raisonnable, comme papa et maman.

Gervaise, très sérieuse, regardait sa fille, les yeux grands ouverts,lentement assombris d’une tristesse. Elle hocha la tête ; elle aurait vouluun garçon, parce que les garçons se débrouillent toujours et ne courent pastant de risques, dans ce Paris. La sage-femme dut enlever le poupon desmains de Coupeau. Elle défendit aussi à Gervaise de parler ; c’était déjàmauvais qu’on fît tant de bruit autour d’elle. Alors, le zingueur dit qu’ilfallait prévenir maman Coupeau et les Lorilleux ; mais il crevait de faim, ilvoulait dîner auparavant. Ce fut un gros ennui pour l’accouchée de le voirse servir lui-même, courir à la cuisine chercher le ragoût, manger dans uneassiette creuse, ne pas trouver le pain. Malgré la défense, elle se lamentait,se tournait entre les draps. Aussi, c’était bien bête de n’avoir pas pu mettrela table ; la colique l’avait assise par terre comme un coup de bâton. Sonpauvre homme lui en voudrait, d’être là à se dorloter, quand il mangeait simal. Les pommes de terre étaient-elles assez cuites, au moins ? Elle ne serappelait plus si elle les avait salées.

– Taisez-vous donc ! cria la sage-femme– Ah ! quand vous l’empêcherez de se miner, par exemple ! dit Coupeau,

la bouche pleine. Si vous n’étiez pas là, je parie qu’elle se lèverait pour mecouper mon pain… Tiens-toi donc sur le dos, grosse dinde ! Faut pas tedémolir, autrement tu en as pour quinze jours à te remettre sur tes pattes…Il est très bon, ton ragoût. Madame va en manger avec moi. N’est-ce pas,madame ?

La sage-femme refusa ; mais elle voulut bien boire un verre de vin, parceque ça l’avait émotionnée, disait-elle, de trouver la malheureuse femme avecle bébé sur le paillasson. Coupeau partit enfin, pour annoncer la nouvelle àla famille. Une demi-heure plus tard, il revint avec tout le monde, mamanCoupeau, les Lorilleux, madame Lerat, qu’il avait justement rencontrée chezces derniers. Les Lorilleux, devant la prospérité du ménage, étaient devenustrès aimables, faisaient un éloge outré de Gervaise, en laissant échapperde petits gestes restrictifs, des hochements de menton, des battements depaupières, comme pour ajourner leur vrai jugement. Enfin, ils savaient cequ’ils savaient ; seulement, ils ne voulaient pas aller contre l’opinion de toutle quartier.

– Je t’amène la séquelle ! cria Coupeau. Tant pis ! ils ont voulu tevoir… N’ouvre pas le bec, ça t’est défendu. Ils resteront là, à te regardertranquillement, sans se formaliser, n’est-ce pas ?… Moi, je vais leur fairedu café, et du chouette !

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Il disparut dans la cuisine. Maman Coupeau, après avoir embrasséGervaise, s’émerveillait de la grosseur de l’enfant. Les deux autres femmesavaient également appliqué de gros baisers sur les joues de l’accouchée. Ettoutes trois, debout devant le lit, commentaient, en s’exclamant, les détailsdes couches, de drôles de couches, une dent à arracher, pas davantage.Madame Lerat examinait la petite partout, la déclarait bien conformée,ajoutait même, avec intention, que ça ferait une fameuse femme ; et, commeelle lui trouvait la tête trop pointue, elle la pétrissait légèrement, malgré sescris, afin de l’arrondir. Madame Lorilleux lui arracha le bébé en se fâchant :ça suffisait pour donner tous les vices à une créature, de la tripoter ainsi,quand elle avait le crâne si tendre. Puis, elle chercha la ressemblance. Onmanqua se disputer. Lorilleux, qui allongeait le cou derrière les femmes,répétait que la petite n’avait rien de Coupeau ; un peu le nez peut-être, etencore ! C’était toute sa mère, avec des yeux d’ailleurs ; pour sûr, ces yeux-là ne venaient pas de la famille.

Cependant, Coupeau ne reparaissait plus. On l’entendait, dans la cuisine,se battre avec le fourneau et la cafetière. Gervaise se tournait les sangs :ce n’était pas l’occupation d’un homme, de faire du café ; et elle lui criaitcomment il devait s’y prendre, sans écouter les chut ! énergiques de la sage-femme.

– Enlevez le baluchon ! dit Coupeau, qui rentra, la cafetière à la main.Hein ! est-elle assez canulante ! Il faut qu’elle se cauchemarde… Nous allonsboire ça dans des verres, n’est-ce pas ? parce que, voyez-vous, les tassessont restées chez le marchand.

On s’assit autour de la table, et le zingueur voulut verser le café lui-même.Il sentait joliment fort, ce n’était pas de la roupie de sansonnet. Quand lasage-femme eut siroté son verre, elle s’en alla : tout marchait bien, on n’avaitplus besoin d’elle ; si la nuit n’était pas bonne, on l’enverrait chercher lelendemain. Elle descendait encore l’escalier, que madame Lorilleux la traitade licheuse et de propre à rien. Ça se mettait quatre morceaux de sucre dansson café, ça se faisait donner des quinze francs, pour vous laisser accouchertoute seule. Mais Coupeau la défendait ; il allongerait les quinze francs debon cœur ; après tout, ces femmes-là passaient leur jeunesse à étudier, ellesavaient raison de demander cher. Ensuite, Lorilleux se disputa avec madameLerat ; lui, prétendait que, pour avoir un garçon, il fallait tourner la tête de sonlit vers le nord ; tandis qu’elle haussait les épaules, traitant ça d’enfantillage,donnant une autre recette, qui consistait à cacher sous le matelas, sans ledire à sa femme, une poignée d’orties fraîches, cueillies au soleil. On avaitpoussé la table près du lit. Jusqu’à dix heures, Gervaise, prise peu à peu d’unefatigue immense, resta souriante et stupide, la tête tournée sur l’oreiller ; ellevoyait, elle entendait, mais elle ne trouvait plus la force de hasarder un geste

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ni une parole ; il lui semblait être morte, d’une mort très douce, du fond delaquelle elle était heureuse de regarder les autres vivre. Par moments, unvagissement de la petite montait, au milieu des grosses voix, des réflexionsinterminables sur un assassinat, commis la veille rue du Bon-Puits, à l’autrebout de la Chapelle.

Puis, comme la société songeait au départ, on parla du baptême.Les Lorilleux avaient accepté d’être parrain et marraine ; en arrière, ilsrechignaient ; pourtant, si le ménage ne s’était pas adressé à eux, ils auraientfait une drôle de figure. Coupeau ne voyait guère la nécessité de baptiser lapetite ; ça ne lui donnerait pas dix mille livres de rente, bien sûr ; et encoreça risquait de l’enrhumer. Moins on avait affaire aux curés, mieux ça valait.Mais maman Coupeau le traitait de païen. Les Lorilleux, sans aller mangerle bon Dieu dans les églises, se piquaient d’avoir de la religion.

– Ce sera pour dimanche, si vous voulez, dit le chaîniste.Et Gervaise, ayant consenti d’un signe de tête, tout le monde l’embrassa

en lui recommandant de se bien porter. On dit adieu aussi au bébé. Chacunvint se pencher sur ce pauvre petit corps frissonnant, avec des risettes, desmots de tendresse, comme s’il avait pu comprendre. On l’appelait Nana, lacaresse du nom d’Anna, que portait sa marraine.

– Bonsoir, Nana… Allons, Nana, soyez belle fille…Quand ils furent enfin partis, Coupeau mit sa chaise tout contre le lit,

et acheva sa pipe, en tenant dans la sienne la main de Gervaise. Il fumaitlentement, lâchant des phrases entre deux bouffées, très ému.

– Hein ? ma vieille, ils t’ont cassé la tête ? Tu comprends, je n’ai pas pules empêcher de venir. Après tout, ça prouve leur amitié… Mais, n’est-cepas ? on est mieux seul. Moi, j’avais besoin d’être un peu seul, comme ça,avec toi. La soirée m’a paru d’un long !… Cette pauvre poule ! elle a eu biendu bobo ! Ces crapoussins-là, quand ça vient au monde, ça ne se doute guèredu mal que ça fait. Vrai, ça doit être comme si on vous ouvrait les reins…Où est-il le bobo, que je l’embrasse ?

Il lui avait glissé délicatement sous le dos une de ses grosses mains, et ill’attirait, il lui baisait le ventre à travers le drap, pris d’un attendrissementd’homme rude pour cette fécondité endolorie encore. Il demandait s’il ne luifaisait pas du mal, il aurait voulu la guérir en soufflant dessus. Et Gervaiseétait bien heureuse. Elle lui jurait qu’elle ne souffrait plus du tout. Ellesongeait seulement à se relever le plus tôt possible, parce qu’il ne fallaitpas se croiser les bras, maintenant. Mais lui, la rassurait. Est-ce qu’il ne sechargeait pas de gagner la pâtée de la petite ? Il serait un grand lâche, sijamais il lui laissait cette gamine sur le dos. Ça ne lui semblait pas malin desavoir faire un enfant : le mérite, pas vrai ? c’était de le nourrir.

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Coupeau, cette nuit-là, ne dormit guère. Il avait couvert le feu du poêle.Toutes les heures, il dut se relever pour donner au bébé des cuillerées d’eausucrée tiède. Ça ne l’empêcha pas de partir le matin au travail comme à sonhabitude. Il profita même de l’heure de son déjeuner, alla à la mairie fairesa déclaration. Pendant ce temps, madame Boche, prévenue, était accouruepasser la journée auprès de Gervaise. Mais celle-ci, après dix heures deprofond sommeil, se lamentait, disait déjà se sentir toute courbaturée degarder le lit. Elle tomberait malade, si on ne la laissait pas se lever. Le soir,quand Coupeau revint, elle lui conta ses tourments : sans doute elle avaitconfiance en madame Boche ; seulement ça la mettait hors d’elle de voir uneétrangère s’installer dans sa chambre, ouvrir les tiroirs, toucher à ses affaires.Le lendemain, la concierge, en revenant d’une commission, la trouva debout,habillée, balayant et s’occupant du dîner de son mari. Et jamais elle ne voulutse recoucher. On se moquait d’elle, peut-être ! C’était bon pour les damesd’avoir l’air d’être cassées. Lorsqu’on n’était pas riche, on n’avait pas letemps. Trois jours après ses couches, elle repassait des jupons chez madameFauconnier, tapant ses fers, mise en sueur par la grosse chaleur du fourneau.

Dès le samedi soir, madame Lorilleux apporta ses cadeaux de marraine :un bonnet de trente-cinq sous et une robe de baptême, plissée et garnied’une petite dentelle, qu’elle avait eue pour six francs, parce qu’elle étaitdéfraîchie. Le lendemain, Lorilleux, comme parrain, donna à l’accouchéesix livres de sucre. Ils faisaient les choses proprement. Même le soir, aurepas qui eut lieu chez les Coupeau, ils ne se présentèrent point les mainsvides. Le mari arriva avec un litre de vin cacheté sous chaque bras, tandisque la femme tenait un large flan acheté chez un pâtissier de la chausséeClignancourt, très en renom. Seulement, les Lorilleux allèrent raconter leurslargesses dans tout le quartier ; ils avaient dépensé près de vingt francs.Gervaise, en apprenant leurs commérages, resta suffoquée et ne leur tint plusaucun compte de leurs bonnes manières.

Ce fut à ce dîner de baptême que les Coupeau achevèrent de se lierétroitement avec les voisins du palier. L’autre logement de la petite maisonétait occupé par deux personnes, la mère et le fils, les Goujet, comme onles appelait. Jusque-là, on s’était salué dans l’escalier et dans la rue, riende plus ; les voisins semblaient un peu ours. Puis, la mère lui ayant montéun seau d’eau, le lendemain de ses couches, Gervaise avait jugé convenablede les inviter au repas, d’autant plus qu’elle les trouvait très bien. Et là,naturellement, on avait fait connaissance.

Les Goujet étaient du département du Nord. La mère raccommodait lesdentelles ; le fils, forgeron de son état, travaillait dans une fabrique deboulons. Ils occupaient l’autre logement du palier depuis cinq ans. Derrièrela paix muette de leur vie, se cachait tout un chagrin ancien : le père Goujet,

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un jour d’ivresse furieuse, à Lille, avait assommé un camarade à coups debarre de fer, puis s’était étranglé dans sa prison, avec son mouchoir. Laveuve et l’enfant, venus à Paris après leur malheur, sentaient toujours cedrame sur leurs têtes, le rachetaient par une honnêteté stricte, une douceuret un courage inaltérables. Même il se mêlait un peu de fierté dans leurcas, car ils finissaient par se voir meilleurs que les autres. Madame Goujet,toujours vêtue de noir, le front encadré d’une coiffe monacale, avait une faceblanche et reposée de matrone, comme si la pâleur des dentelles, le travailminutieux de ses doigts, lui eussent donné un reflet de sérénité. Goujet étaitun colosse de vingt-trois ans, superbe, le visage rose, les yeux bleus, d’uneforce herculéenne. À l’atelier, les camarades l’appelaient la Gueule-d’Or, àcause de sa belle barbe jaune.

Gervaise se sentit tout de suite prise d’une grande amitié pour ces gens.Quand elle pénétra la première fois chez eux, elle resta émerveillée de lapropreté du logis. Il n’y avait pas à dire, on pouvait souffler partout, pas ungrain de poussière ne s’envolait. Et le carreau luisait, d’une clarté de glace.Madame Goujet la fit entrer dans la chambre de son fils, pour voir. C’étaitgentil et blanc comme dans la chambre d’une fille : un petit lit de fer garnide rideaux de mousseline, une table, une toilette, une étroite bibliothèquependue au mur ; puis, des images du haut en bas, des bonshommes découpés,des gravures coloriées fixées à l’aide de quatre clous, des portraits de toutessortes de personnages, détachés des journaux illustrés. Madame Goujetdisait, avec un sourire, que son fils était un grand enfant ; le soir, la lecturele fatiguait ; alors, il s’amusait à regarder ses images. Gervaise s’oublia uneheure près de sa voisine, qui s’était remise à son tambour, devant une fenêtre.Elle s’intéressait aux centaines d’épingles attachant la dentelle, heureused’être là, respirant la bonne odeur de propreté du logement, où cette besognedélicate mettait un silence recueilli.

Les Goujet gagnaient encore à être fréquentés. Ils faisaient de grossesjournées et plaçaient plus du quart de leur quinzaine à la Caisse d’épargne.Dans le quartier, on les saluait, on parlait de leurs économies. Goujet n’avaitjamais un trou, sortait avec des bourgerons propres, sans une tache. Il étaittrès poli, même un peu timide, malgré ses larges épaules. Les blanchisseusesdu bout de la rue s’égayaient à le voir baisser le nez, quand il passait. Iln’aimait pas leurs gros mots, trouvait ça dégoûtant que des femmes eussentsans cesse des saletés à la bouche. Un jour pourtant, il était rentré gris. Alors,madame Goujet, pour tout reproche, l’avait mis en face d’un portrait de sonpère, une mauvaise peinture cachée pieusement au fond de la commode.Et, depuis cette leçon, Goujet ne buvait plus qu’à sa suffisance, sans hainepourtant contre le vin, car le vin est nécessaire à l’ouvrier. Le dimanche,il sortait avec sa mère, à laquelle il donnait le bras ; le plus souvent, il la

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menait du côté de Vincennes ; d’autres fois, il la conduisait au théâtre. Samère restait sa passion. Il lui parlait encore comme s’il était tout petit. La têtecarrée, la chair alourdie par le rude travail du marteau, il tenait des grossesbêtes : dur d’intelligence, bon tout de même.

Les premiers jours, Gervaise le gêna beaucoup. Puis, en quelquessemaines, il s’habitua à elle. Il la guettait pour lui monter ses paquets, latraitait en sœur, avec une brusque familiarité, découpant des images à sonintention. Cependant, un matin, ayant tourné la clef sans frapper, il la surprità moitié nue, se lavant le cou ; et, de huit jours, il ne la regarda pas en face,si bien qu’il finissait par la faire rougir elle-même.

Cadet-Cassis, avec son bagou parisien, trouvait la Gueule-d’Or bêta.C’était bien de ne pas licher, de ne pas souffler dans le nez des filles, surles trottoirs ; mais il fallait pourtant qu’un homme fût un homme, sansquoi autant valait-il tout de suite porter des jupons. Il le blaguait devantGervaise, en l’accusant de faire de l’œil à toutes les femmes du quartier ;et ce tambour-major de Goujet se défendait violemment. Ça n’empêchaitpas les deux ouvriers d’être camarades. Ils s’appelaient le matin, partaientensemble, buvaient parfois un verre de bière avant de rentrer. Depuis le dînerdu baptême, ils se tutoyaient, parce que dire toujours « vous », ça allongeles phrases. Leur amitié en restait là, quand la Gueule-d’Or rendit à Cadet-Cassis un fier service, un de ces services signalés dont on se souvient la vieentière. C’était au 2 décembre. Le zingueur, par rigolade, avait eu la belleidée de descendre voir l’émeute ; il se fichait pas mal de la République, duBonaparte et de tout le tremblement ; seulement, il adorait la poudre, lescoups de fusil lui semblaient drôles. Et il allait très bien être pincé derrièreune barricade, si le forgeron ne s’était rencontré là, juste à point pour leprotéger de son grand corps et l’aider à filer. Goujet, en remontant la ruedu Faubourg-Poissonnière, marchait vite, la figure grave. Lui, s’occupait depolitique, était républicain, sagement, au nom de la justice et du bonheurde tous. Cependant, il n’avait pas fait le coup de fusil. Et il donnait sesraisons : le peuple se lassait de payer aux bourgeois les marrons qu’il tiraitdes cendres, en se brûlant les pattes ; février et juin étaient de fameusesleçons ; aussi, désormais, les faubourgs laisseraient-ils la ville s’arrangercomme elle l’entendrait. Puis, arrivé sur la hauteur, rue des Poissonniers,il avait tourné la tête, regardant Paris ; on bâclait tout de même là-bas dela fichue besogne, le peuple un jour pourrait se repentir de s’être croisé lesbras. Mais Coupeau ricanait, appelait trop bêtes les ânes qui risquaient leurpeau à la seule fin de conserver leurs vingt-cinq francs aux sacrés fainéantsde la Chambre. Le soir, les Coupeau invitèrent les Goujet à dîner. Au dessert,Cadet-Cassis et la Gueule-d’Or se posèrent chacun deux gros baisers sur lesjoues. Maintenant, c’était à la vie à la mort.

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Pendant trois années, la vie des deux familles coula, aux deux côtés dupalier, sans un évènement. Gervaise avait élevé la petite, en trouvant lemoyen de perdre, au plus, deux jours de travail par semaine. Elle devenaitune bonne ouvrière de fin, gagnait jusqu’à trois francs. Aussi s’était-elledécidée à mettre Étienne, qui allait sur ses huit ans, dans une petite pensionde la rue de Chartres, où elle payait cent sous. Le ménage, malgré la chargedes deux enfants, plaçait des vingt francs et des trente francs chaque mois à laCaisse d’épargne. Quand leurs économies atteignirent la somme de six centsfrancs, la jeune femme ne dormit plus, obsédée d’un rêve d’ambition : ellevoulait s’établir, louer une petite boutique, prendre à son tour des ouvrières.Elle avait tout calculé. Au bout de vingt ans, si le travail marchait, ilspouvaient avoir une rente, qu’ils iraient manger quelque part, à la campagne.Pourtant, elle n’osait se risquer. Elle disait chercher une boutique, pourse donner le temps de la réflexion. L’argent ne craignait rien à la Caissed’épargne ; au contraire, il faisait des petits. En trois années, elle avaitcontenté une seule de ses envies, elle s’était acheté une pendule ; encorecette pendule, une pendule de palissandre, à colonnes torses, à balancier decuivre doré, devait-elle être payée en un an, par à-comptes de vingt sous tousles lundis. Elle se fâchait, lorsque Coupeau parlait de la monter ; elle seuleenlevait le globe, essuyait les colonnes avec religion, comme si le marbre desa commode se fût transformé en chapelle. Sous le globe, derrière la pendule,elle cachait le livret de la Caisse d’épargne. Et souvent, quand elle rêvait àsa boutique, elle s’oubliait là, devant le cadran, à regarder fixement tournerles aiguilles, ayant l’air d’attendre quelque minute particulière et solennellepour se décider.

Les Coupeau sortaient presque tous les dimanches avec les Goujet.C’étaient des parties gentilles, une friture à Saint-Ouen ou un lapin àVincennes, mangés sans épate, sous le bosquet d’un traiteur. Les hommesbuvaient à leur soif, revenaient sains comme l’œil, en donnant le brasaux dames. Le soir, avant de se coucher, les deux ménages comptaient,partageaient la dépense par moitié ; et jamais un sou en plus ou en moinsne soulevait une discussion. Les Lorilleux étaient jaloux des Goujet. Ça leurparaissait drôle, tout de même, de voir Cadet-Cassis et la Banban aller sanscesse avec des étrangers, quand ils avaient une famille. Ah bien ! oui ! ilss’en souciaient comme d’une guigne, de leur famille ! Depuis qu’ils avaientquatre sous de côté, ils faisaient joliment leur tête. Madame Lorilleux, trèsvexée de voir son frère lui échapper, recommençait à vomir des injurescontre Gervaise. Madame Lerat, au contraire, prenait parti pour la jeunefemme, la défendait en racontant des contes extraordinaires, des tentativesde séduction, le soir, sur le boulevard, dont elle la montrait sortant en héroïnede drame, flanquant une paire de claques à ses lâches agresseurs. Quant à

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maman Coupeau, elle tâchait de raccommoder tout le monde, de se fairebien venir de tous ses enfants : sa vue baissait de plus en plus, elle n’avaitplus qu’un ménage, elle était contente de trouver cent sous chez les uns etchez les autres.

Le jour même où Nana prenait ses trois ans, Coupeau, en rentrant le soir,trouva Gervaise bouleversée. Elle refusait de parler, elle n’avait rien du tout,disait-elle. Mais, comme elle mettait la table à l’envers, s’arrêtant avec lesassiettes pour tomber dans de grosses réflexions, son mari voulut absolumentsavoir.

– Eh bien ! voilà, finit-elle par avouer, la boutique du petit mercier, ruede la Goutte-d’Or, est à louer… J’ai vu ça, il y a une heure, en allant acheterdu fil. Ça m’a donné un coup.

C’était une boutique très propre, juste dans la grande maison où ilsrêvaient d’habiter autrefois. Il y avait la boutique, une arrière-boutique, avecdeux autres chambres, à droite et à gauche ; enfin, ce qu’il leur fallait, lespièces un peu petites, mais bien distribuées. Seulement, elle trouvait ça tropcher : le propriétaire parlait de cinq cents francs.

– Tu as donc visité et demandé le prix ? dit Coupeau.– Oh ! tu sais, par curiosité ! répondit-elle, en affectant un air

d’indifférence. On cherche, on entre à tous les écriteaux, ça n’engage àrien… Mais celle-là est trop chère, décidément. Puis, ce serait peut-être unebêtise de m’établir.

Cependant, après le dîner, elle revint à la boutique du mercier. Elledessina les lieux, sur la marge d’un journal. Et, peu à peu, elle en causait,mesurait les coins, arrangeait les pièces, comme si elle avait dû, dès lelendemain, y caser ses meubles. Alors, Coupeau la poussa à louer, en voyantsa grande envie ; pour sûr, elle ne trouverait rien de propre, à moins de cinqcents francs ; d’ailleurs, on obtiendrait peut-être une diminution. La seulechose ennuyeuse, c’était d’aller habiter la maison des Lorilleux, qu’elle nepouvait pas souffrir. Mais elle se fâcha, elle ne détestait personne ; dansle feu de son désir, elle défendit même les Lorilleux ; ils n’étaient pasméchants au fond, on s’entendrait très bien. Et, quand ils furent couchés,Coupeau dormait déjà qu’elle continuait ses aménagements intérieurs, sansavoir pourtant, d’une façon nette, consenti à louer.

Le lendemain, restée seule, elle ne put résister au besoin d’enlever leglobe de la pendule et de regarder le livret de la Caisse d’épargne. Dire que saboutique était là-dedans, dans ces feuillets salis de vilaines écritures ! Avantd’aller au travail, elle consulta madame Goujet, qui approuva beaucoup sonprojet de s’établir ; avec un homme comme le sien, bon sujet, ne buvantpas, elle était certaine de faire ses affaires et de ne pas être mangée. Audéjeuner, elle monta même chez les Lorilleux pour avoir leur avis ; elle

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désirait ne pas paraître se cacher de la famille. Madame Lorilleux restasaisie. Comment ! la Banban allait avoir une boutique, à cette heure ! Et,le cœur crevé, elle balbutia, elle dut se montrer très contente : sans doute,la boutique était commode, Gervaise avait raison de la prendre. Pourtant,lorsqu’elle se fut un peu remise, elle et son mari parlèrent de l’humidité dela cour, du jour triste des pièces du rez-de-chaussée. Oh ! c’était un bon coinpour les rhumatismes. Enfin, si elle était décidée à louer, n’est-ce pas ? leursobservations, bien certainement, ne l’empêcheraient pas de louer.

Le soir, Gervaise avouait franchement en riant qu’elle en serait tombéemalade, si on l’avait empêchée d’avoir la boutique. Toutefois, avant de dire :C’est fait ! elle voulait emmener Coupeau voir les lieux et tâcher d’obtenirune diminution sur le loyer.

– Alors, demain, si ça te plaît, dit son mari. Tu viendras me prendre verssix heures à la maison où je travaille, rue de la Nation, et nous passerons ruede la Goutte-d’Or, en rentrant.

Coupeau terminait alors la toiture d’une maison neuve, à trois étages. Cejour-là, il devait justement poser les dernières feuilles de zinc. Comme letoit était presque plat, il y avait installé son établi, un large volet sur deuxtréteaux. Un beau soleil de mai se couchait, dorant les cheminées. Et, toutlà-haut, dans le ciel clair, l’ouvrier taillait tranquillement son zinc à coups decisaille, penché sur l’établi, pareil à un tailleur coupant chez lui une paire deculottes. Contre le mur de la maison voisine, son aide, un gamin de dix-septans, fluet et blond, entretenait le feu du réchaud en manœuvrant un énormesoufflet, dont chaque haleine faisait envoler un pétillement d’étincelles.

– Eh ! Zidore, mets les fers ! cria Coupeau.L’aide enfonça les fers à souder au milieu de la braise, d’un rose pâle dans

le plein jour. Puis, il se remit à souffler. Coupeau tenait la dernière feuille dezinc. Elle restait à poser au bord du toit, près de la gouttière ; là, il y avaitune brusque pente, et le trou béant de la rue se creusait. Le zingueur, commechez lui, en chaussons de lisières, s’avança, traînant les pieds, sifflotantl’air d’Ohé ! les p’tits agneaux ! Arrivé devant le trou, il se laissa couler,s’arc-bouta d’un genou contre la maçonnerie d’une cheminée, resta à moitiéchemin du pavé. Une de ses jambes pendait. Quand il se renversait pourappeler cette couleuvre de Zidore, il se rattrapait à un coin de la maçonnerie,à cause du trottoir, là-bas, sous lui.

– Sacré lambin, va !… Donne donc les fers ! Quand tu regarderas en l’air,bougre d’efflanqué ! les alouettes ne te tomberont pas toutes rôties !

Mais Zidore ne se pressait pas. Il s’intéressait aux toits voisins, à unegrosse fumée qui montait au fond de Paris, du côté de Grenelle ; ça pouvaitbien être un incendie. Pourtant, il vint se mettre à plat ventre, la tête au-dessus du trou ; et il passa les fers à Coupeau. Alors, celui-ci commença

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à souder la feuille. Il s’accroupissait, s’allongeait, trouvant toujours sonéquilibre, assis d’une fesse, perché sur la pointe d’un pied, retenu par undoigt. Il avait un sacré aplomb, un toupet du tonnerre, familier, bravant ledanger. Ça le connaissait. C’était la rue qui avait peur de lui. Comme il nelâchait pas sa pipe, il se tournait de temps à autre, il crachait paisiblementdans la rue.

– Tiens ! madame Boche ! cria-t-il tout d’un coup. Ohé ! madame Boche !Il venait d’apercevoir la concierge traversant la chaussée. Elle leva la tête,

le reconnut. Et une conversation s’engagea du toit au trottoir. Elle cachaitses mains sous son tablier, le nez en l’air. Lui, debout maintenant, son brasgauche passé autour d’un tuyau, se penchait.

– Vous n’avez pas vu ma femme ? demanda-t-il.– Non, bien sûr, répondit la concierge. Elle est par ici ?– Elle doit venir me prendre… Et l’on se porte bien chez vous ?– Mais oui, merci, c’est moi la plus malade, vous voyez… Je vais

chaussée Clignancourt chercher un petit gigot. Le boucher, près du Moulin-Rouge, ne le vend que seize sous.

Ils haussaient la voix, parce qu’une voiture passait dans la rue de laNation, large, déserte ; leurs paroles, lancées à toute volée, avaient seulementfait mettre à sa fenêtre une petite vieille ; et cette vieille restait là, accoudée,se donnant la distraction d’une grosse émotion, à regarder cet homme, surla toiture d’en face, comme si elle espérait le voir tomber d’une minute àl’autre.

– Eh bien ! bonsoir, cria encore madame Boche. Je ne veux pas vousdéranger.

Coupeau se tourna, reprit le fer que Zidore lui tendait. Mais au momentoù la concierge s’éloignait, elle aperçut sur l’autre trottoir Gervaise, tenantNana par la main. Elle relevait déjà la tête pour avertir le zingueur, lorsquela jeune femme lui ferma la bouche d’un geste énergique. Et, à demi-voix,afin de n’être pas entendue là-haut, elle dit sa crainte : elle redoutait, ense montrant tout d’un coup, de donner à son mari une secousse, qui leprécipiterait. En quatre ans, elle était allée le chercher une seule fois à sontravail. Ce jour-là, c’était la seconde fois. Elle ne pouvait pas assister à ça,son sang ne faisait qu’un tour, quand elle voyait son homme entre ciel etterre, à des endroits où les moineaux eux-mêmes ne se risquaient pas.

– Sans doute, ce n’est pas agréable, murmurait madame Boche. Moi, lemien est tailleur, je n’ai pas ces tremblements.

– Si vous saviez, dans les premiers temps, dit encore Gervaise, j’avaisdes frayeurs du matin au soir. Je le voyais toujours, la tête cassée, sur unecivière… Maintenant, je n’y pense plus autant. On s’habitue à tout. Il faut

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bien que le pain se gagne… N’importe, c’est un pain joliment cher, car ony risque ses os plus souvent qu’à son tour.

Elle se tut, cachant Nana dans sa jupe, craignant un cri de la petite.Malgré elle, toute pâle, elle regardait. Justement, Coupeau soudait le bordextrême de la feuille, près de la gouttière ; il se coulait le plus possible, nepouvait atteindre le bout. Alors, il se risqua, avec ces mouvements ralentisdes ouvriers, pleins d’aisance et de lourdeur. Un moment, il fut au-dessusdu pavé, ne se tenant plus, tranquille, à son affaire ; et, d’en bas, sous le ferpromené d’une main soigneuse, on voyait grésiller la petite flamme blanchede la soudure. Gervaise, muette, la gorge étranglée par l’angoisse, avait serréles mains, les élevait d’un geste machinal de supplication. Mais elle respirabruyamment, Coupeau venait de remonter sur le toit, sans se presser, prenantle temps de cracher une dernière fois dans la rue.

– On moucharde donc ! cria-t-il gaiement en l’apercevant. Elle a fait labête, n’est-ce pas ? madame Boche ; elle n’a pas voulu appeler… Attends-moi, j’en ai encore pour dix minutes.

Il lui restait à poser un chapiteau de cheminée, une bricole de rien dutout. La blanchisseuse et la concierge demeurèrent sur le trottoir, causant duquartier, surveillant Nana, pour l’empêcher de barboter dans le ruisseau, oùelle cherchait des petits poissons ; et les deux femmes revenaient toujoursà la toiture, avec des sourires, des hochements de tête, comme pour direqu’elles ne s’impatientaient pas. En face, la vieille n’avait pas quitté safenêtre, regardant l’homme, attendant.

– Qu’est-ce qu’elle a donc à espionner, cette bique ? dit madame Boche.Une fichue mine !

Là-haut, on entendait la voix forte du zingueur chantant : Ah ! qu’il faitdonc bon cueillir la fraise ! Maintenant, penché sur son établi, il coupait sonzinc en artiste. D’un tour de compas, il avait tracé une ligne, et il détachaitun large éventail, à l’aide d’une paire de cisailles cintrées ; puis, légèrement,au marteau, il ployait cet éventail en forme de champignon pointu. Zidores’était remis à souffler la braise du réchaud. Le soleil se couchait derrièrela maison, dans une grande clarté rose, lentement pâlie, tournant au lilastendre. Et en plein ciel, à cette heure recueillie du jour, les silhouettes desdeux ouvriers, grandies démesurément, se découpaient sur le fond limpidede l’air, avec la barre sombre de l’établi et l’étrange profil du soufflet.

Quand le chapiteau fut taillé, Coupeau jeta son appel :– Zidore ! les fers !Mais Zidore venait de disparaître. Le zingueur, en jurant, le chercha du

regard, l’appela par la lucarne du grenier restée ouverte. Enfin, il le découvritsur un toit voisin, à deux maisons de distance. Le galopin se promenait,

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explorait les environs, ses maigres cheveux blonds s’envolant au grand air,clignant les yeux en face de l’immensité de Paris.

– Dis donc, la flâne ! est-ce que tu te crois à la campagne ! dit Coupeaufurieux. Tu es comme monsieur Béranger, tu composes des vers, peut-être !… Veux-tu bien me donner les fers ! A-t-on jamais vu ! se balader surles toits ! Amène-z-y ta connaissance tout de suite, pour lui chanter desmamours… Veux-tu me donner les fers, sacrée andouille !

Il souda, il cria à Gervaise :– Voilà, c’est fini… Je descends.Le tuyau auquel il devait adapter le chapiteau se trouvait au milieu du

toit. Gervaise, tranquillisée, continuait à sourire en suivant ses mouvements.Nana, amusée tout d’un coup par la vue de son père, tapait dans ses petitesmains. Elle s’était assise sur le trottoir, pour mieux voir là-haut.

– Papa ! papa ! criait-elle de toute sa force ; papa ! regarde donc !Le zingueur voulut se pencher, mais son pied glissa. Alors, brusquement,

bêtement, comme un chat dont les pattes s’embrouillent, il roula, il descenditla pente légère de la toiture, sans pouvoir se rattraper.

– Nom de Dieu ! dit-il d’une voix étouffée.Et il tomba. Son corps décrivit une courbe molle, tourna deux fois sur

lui-même, vint s’écraser au milieu de la rue avec le coup sourd d’un paquetde linge jeté de haut.

Gervaise, stupide, la gorge déchirée d’un grand cri, resta les bras enl’air. Des passants accoururent, un attroupement se forma. Madame Boche,bouleversée, fléchissant sur les jambes, prit Nana entre les bras, pour luicacher la tête et l’empêcher de voir. Cependant, en face, la petite vieille,comme satisfaite, fermait tranquillement sa fenêtre.

Quatre hommes finirent par transporter Coupeau chez un pharmacien,au coin de la rue des Poissonniers ; et il demeura là près d’une heure, aumilieu de la boutique, sur une couverture, pendant qu’on était allé chercherun brancard à l’hôpital Lariboisière. Il respirait encore, mais le pharmacienavait de petits hochements de tête. Maintenant, Gervaise, à genoux parterre, sanglotait d’une façon continue, barbouillée de ses larmes, aveuglée,hébétée. D’un mouvement machinal, elle avançait les mains, tâtait lesmembres de son mari, très doucement. Puis, elle les retirait, en regardant lepharmacien qui lui avait défendu de toucher ; et elle recommençait quelquessecondes plus tard, ne pouvant s’empêcher de s’assurer s’il restait chaud,croyant lui faire du bien. Quand le brancard arriva enfin, et qu’on parla departir pour l’hôpital, elle se releva, en disant violemment :

– Non, non, pas à l’hôpital !… Nous demeurons rue Neuve de la Goutte-d’Or.

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On eut beau lui expliquer que la maladie lui coûterait très cher, si elleprenait son mari chez elle. Elle répétait avec entêtement :

– Rue Neuve de la Goutte-d’Or, je montrerai la porte… Qu’est-ce queça vous fait ? J’ai de l’argent… C’est mon mari, n’est-ce pas ? Il est à moi,je le veux.

Et l’on dut rapporter Coupeau chez lui. Lorsque le brancard traversala foule qui s’écrasait devant la boutique du pharmacien, les femmes duquartier parlaient de Gervaise avec animation : elle boitait, la mâtine, maiselle avait tout de même du chien ; bien sûr, elle sauverait son homme,tandis qu’à l’hôpital les médecins faisaient passer l’arme à gauche auxmalades trop détériorés, histoire de ne pas se donner l’embêtement de lesguérir. Madame Boche, après avoir emmené Nana chez elle, était revenueet racontait l’accident avec des détails interminables, toute secouée encored’émotion.

– J’allais chercher un gigot, j’étais là, je l’ai vu tomber, répétait-elle.C’est à cause de sa petite, il a voulu la regarder, et patatras ! Ah ! Dieu deDieu ! je ne demande pas à en voir tomber un second… Il faut pourtant quej’aille chercher mon gigot.

Pendant huit jours, Coupeau fut très bas. La famille, les voisins, toutle monde, s’attendaient à le voir tourner de l’œil d’un instant à l’autre.Le médecin, un médecin très cher qui se faisait payer cent sous la visite,craignait des lésions intérieures ; et ce mot effrayait beaucoup, on disaitdans le quartier que le zingueur avait eu le cœur décroché par la secousse.Seule, Gervaise, pâlie par les veilles, sérieuse, résolue, haussait les épaules.Son homme avait la jambe droite cassée ; ça, tout le monde le savait ; onla lui remettrait, voilà tout. Quant au reste, au cœur décroché, ce n’étaitrien. Elle le lui raccrocherait, son cœur. Elle savait comment les cœurs seraccrochent, avec des soins, de la propreté, une amitié solide. Et elle montraitune conviction superbe, certaine de le guérir, rien qu’à rester autour de luiet à le toucher de ses mains, dans les heures de fièvre. Elle ne douta pas uneminute. Toute une semaine, on la vit sur ses pieds, parlant peu, recueilliedans son entêtement de le sauver, oubliant les enfants, la rue, la ville entière.Le neuvième jour, le soir où le médecin répondit enfin du malade, elle tombasur une chaise, les jambes molles, l’échine brisée, tout en larmes. Cette nuit-là, elle consentit à dormir deux heures, la tête posée sur le pied du lit.

L’accident de Coupeau avait mis la famille en l’air. Maman Coupeaupassait les nuits avec Gervaise ; mais, dès neuf heures, elle s’endormait sursa chaise. Chaque soir, en rentrant du travail, madame Lerat faisait un granddétour pour prendre des nouvelles. Les Lorilleux étaient d’abord venus deuxet trois fois par jour, offrant de veiller, apportant même un fauteuil pourGervaise. Puis, des querelles n’avaient pas tardé à s’élever sur la façon de

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soigner les malades. Madame Lorilleux prétendait avoir sauvé assez de gensdans sa vie pour savoir comment il fallait s’y prendre. Elle accusait aussila jeune femme de la bousculer, de l’écarter du lit de son frère. Bien sûr,la Banban avait raison de vouloir quand même guérir Coupeau ; car, enfin,si elle n’était pas allée le déranger rue de la Nation, il ne serait pas tombé.Seulement, de la manière dont elle l’accommodait, elle était certaine del’achever.

Lorsqu’elle vit Coupeau hors de danger, Gervaise cessa de garder sonlit avec autant de rudesse jalouse. Maintenant, on ne pouvait plus le luituer, et elle laissait approcher les gens sans méfiance. La famille s’étalaitdans la chambre. La convalescence devait être très longue ; le médecin avaitparlé de quatre mois. Alors, pendant les longs sommeils du zingueur, lesLorilleux traitèrent Gervaise de bête. Ça l’avançait beaucoup d’avoir sonmari chez elle. À l’hôpital, il se serait remis sur pied deux fois plus vite.Lorilleux aurait voulu être malade, attraper un bobo quelconque, pour luimontrer s’il hésiterait une seconde à entrer à Lariboisière. Madame Lorilleuxconnaissait une dame qui en sortait ; eh bien ! elle avait mangé du pouletmatin et soir. Et tous deux, pour la vingtième fois, refaisaient le calcul dece que coûteraient au ménage les quatre mois de convalescence : d’abordles journées de travail perdues, puis le médecin, les remèdes, et plus tardle bon vin, la viande saignante. Si les Coupeau croquaient seulement leursquatre sous d’économies, ils devraient s’estimer fièrement heureux. Mais ilss’endetteraient, c’était à croire. Oh ! ça les regardait. Surtout, ils n’avaientpas à compter sur la famille, qui n’était pas assez riche pour entretenirun malade chez lui. Tant pis pour la Banban, n’est-ce pas ? elle pouvaitbien faire comme les autres, laisser porter son homme à l’hôpital. Ça lacomplétait, d’être une orgueilleuse.

Un soir, madame Lorilleux eut la méchanceté de lui demanderbrusquement :

– Eh bien ! et votre boutique, quand la louez-vous ?– Oui, ricana Lorilleux, le concierge vous attend encore.Gervaise resta suffoquée. Elle avait complètement oublié la boutique.

Mais elle voyait la joie mauvaise de ces gens, à la pensée que désormais laboutique était flambée. Dès ce soir-là, en effet, ils guettèrent les occasionspour la plaisanter sur son rêve tombé à l’eau. Quand on parlait d’un espoirirréalisable, ils renvoyaient la chose au jour où elle serait patronne, dansun beau magasin donnant sur la rue. Et, derrière elle, c’étaient des gorgeschaudes. Elle ne voulait pas faire d’aussi vilaines suppositions ; mais, envérité, les Lorilleux avaient l’air maintenant d’être très contents de l’accidentde Coupeau, qui l’empêchait de s’établir blanchisseuse rue de la Goutte-d’Or.

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Alors, elle-même voulut rire et leur montrer combien elle sacrifiaitvolontiers l’argent pour la guérison de son mari. Chaque fois qu’elle prenaiten leur présence le livret de la Caisse d’épargne, sous le globe de la pendule,elle disait gaiement :

– Je sors, je vais louer ma boutique.Elle n’avait pas voulu retirer l’argent tout d’une fois. Elle le redemandait

par cent francs, pour ne pas garder un si gros tas de pièces dans sa commode ;puis, elle espérait vaguement quelque miracle, un rétablissement brusque,qui leur permettrait de ne pas déplacer la somme entière. À chaque courseà la Caisse d’épargne, quand elle rentrait, elle additionnait sur un bout depapier l’argent qu’ils avaient encore là-bas. C’était uniquement pour le bonordre. Le trou avait beau se creuser dans la monnaie, elle tenait, de sonair raisonnable, avec son tranquille sourire, les comptes de cette débâcle deleurs économies. N’était-ce pas déjà une consolation d’employer si bien cetargent, de l’avoir eu sous la main, au moment de leur malheur ? Et, sansun regret, d’une main soigneuse, elle replaçait le livret derrière la pendule,sous le globe.

Les Goujet se montrèrent très gentils pour Gervaise pendant la maladie deCoupeau. Madame Goujet était à son entière disposition ; elle ne descendaitpas une fois sans lui demander si elle avait besoin de sucre, de beurre, desel ; elle lui offrait toujours le premier bouillon, les soirs où elle mettait unpot au feu ; même, si elle la voyait trop occupée, elle soignait sa cuisine,lui donnait un coup de main pour la vaisselle. Goujet, chaque matin, prenaitles seaux de la jeune femme, allait les emplir à la fontaine de la rue desPoissonniers ; c’était une économie de deux sous. Puis, après le dîner, quandla famille n’envahissait pas la chambre, les Goujet venaient tenir compagnieaux Coupeau. Pendant deux heures, jusqu’à dix heures, le forgeron fumaitsa pipe, en regardant Gervaise tourner autour du malade. Il ne disait pasdix paroles de la soirée. Sa grande face blonde enfoncée entre ses épaulesde colosse, il s’attendrissait à la voir verser de la tisane dans une tasse,remuer le sucre sans faire de bruit avec la cuiller. Lorsqu’elle bordait le litet qu’elle encourageait Coupeau d’une voix douce, il restait tout secoué.Jamais il n’avait rencontré une aussi brave femme. Ça ne lui allait mêmepas mal de boiter, car elle en avait plus de mérite encore à se décarcassertout le long de la journée auprès de son mari. On ne pouvait pas dire, elle nes’asseyait pas un quart d’heure, le temps de manger. Elle courait sans cessechez le pharmacien, mettait son nez dans des choses pas propres, se donnaitun mal du tonnerre pour tenir en ordre cette chambre où l’on faisait tout ;avec ça, pas une plainte, toujours aimable, même les soirs où elle dormaitdebout, les yeux ouverts, tant elle était lasse. Et le forgeron, dans cet air dedévouement, au milieu des drogues traînant sur les meubles, se prenait d’une

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grande affection pour Gervaise, à la regarder ainsi aimer et soigner Coupeaude tout son cœur.

– Hein ! mon vieux, te voilà recollé, dit-il un jour au convalescent. Jen’étais pas en peine, ta femme est le bon Dieu !

Lui, devait se marier. Du moins, sa mère avait trouvé une jeune fille trèsconvenable, une dentellière comme elle, qu’elle désirait vivement lui voirépouser. Pour ne pas la chagriner, il disait oui, et la noce était même fixée auxpremiers jours de septembre. L’argent de l’entrée en ménage dormait depuislongtemps à la Caisse d’épargne. Mais il hochait la tête quand Gervaise luiparlait de ce mariage, il murmurait de sa voix lente :

– Toutes les femmes ne sont pas comme vous, madame Coupeau. Sitoutes les femmes étaient comme vous, on en épouserait dix.

Cependant, Coupeau, au bout de deux mois, put commencer à se lever. Ilne se promenait pas loin, du lit à la fenêtre, et encore soutenu par Gervaise.Là, il s’asseyait dans le fauteuil des Lorilleux, la jambe droite allongée surun tabouret. Ce blagueur, qui allait rigoler des pattes cassées, les jours deverglas, était très vexé de son accident. Il manquait de philosophie. Il avaitpassé ces deux mois dans le lit, à jurer, à faire enrager le monde. Ce n’étaitpas une existence, vraiment, de vivre sur le dos, avec une quille ficelée etraide comme un saucisson. Ah ! il connaîtrait le plafond, par exemple ; il yavait une fente, au coin de l’alcôve, qu’il aurait dessinée les yeux fermés.Puis, quand il s’installa dans le fauteuil, ce fut une autre histoire. Est-cequ’il resterait longtemps cloué là, pareil à une momie ? La rue n’était passi drôle, il n’y passait personne, ça puait l’eau de javelle toute la journée.Non, vrai, il se faisait trop vieux, il aurait donné dix ans de sa vie pour savoirseulement comment se portaient les fortifications. Et il revenait toujours àdes accusations violentes contre le sort. Ça n’était pas juste, son accident ;ça n’aurait pas dû lui arriver, à lui un bon ouvrier, pas fainéant, pas soûlard.À d’autres peut-être, il aurait compris.

– Le papa Coupeau, disait-il, s’est cassé le cou, un jour de ribotte. Jene puis pas dire que c’était mérité, mais enfin la chose s’expliquait… Moi,j’étais à jeun, tranquille comme Baptiste, sans une goutte de liquide dans lecorps, et voilà que je dégringole en voulant me tourner pour faire une risetteà Nana !… Vous ne trouvez pas ça trop fort ? S’il y a un bon Dieu, il arrangedrôlement les choses. Jamais je n’avalerai ça.

Et, quand les jambes lui revinrent, il garda une sourde rancune contre letravail. C’était un métier de malheur, de passer ses journées comme les chats,le long des gouttières. Eux pas bêtes, les bourgeois ! ils vous envoyaientà la mort, bien trop poltrons pour se risquer sur une échelle, s’installantsolidement au coin de leur feu et se fichant du pauvre monde. Et il en arrivaità dire que chacun aurait dû poser son zinc sur sa maison. Dame ! en bonne

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justice, on devait en venir là : si tu ne veux pas être mouillé, mets-toi àcouvert. Puis, il regrettait de ne pas avoir appris un autre métier, plus joli etmoins dangereux, celui d’ébéniste, par exemple. Ça, c’était encore la fautedu père Coupeau ; les pères avaient cette bête d’habitude de fourrer quandmême les enfants dans leur partie.

Pendant deux mois encore, Coupeau marcha avec des béquilles. Il avaitd’abord pu descendre dans la rue, fumer une pipe devant la porte. Ensuite,il était allé jusqu’au boulevard extérieur, se traînant au soleil, restant desheures assis sur un banc. La gaieté lui revenait, son bagou d’enfer s’aiguisaitdans ses longues flâneries. Et il prenait là, avec le plaisir de vivre, unejoie à ne rien faire, les membres abandonnés, les muscles glissant à unsommeil très doux ; c’était comme une lente conquête de la paresse, quiprofitait de sa convalescence pour entrer dans sa peau et l’engourdir, en lechatouillant. Il revenait bien portant, goguenard, trouvant la vie belle, nevoyant pas pourquoi ça ne durerait pas toujours. Lorsqu’il put se passer debéquilles, il poussa ses promenades plus loin, courut les chantiers pour revoirles camarades. Il restait les bras croisés en face des maisons en construction,avec des ricanements, des hochements de tête ; et il blaguait les ouvriersqui trimaient, il allongeait sa jambe, pour leur montrer où ça menait des’esquinter le tempérament. Ces stations gouailleuses devant la besogne desautres satisfaisaient sa rancune contre le travail. Sans doute, il s’y remettrait,il le fallait bien ; mais ce serait le plus tard possible. Oh ! il était payé pourmanquer d’enthousiasme. Puis, ça lui semblait si bon de faire un peu lavache !

Les après-midi où Coupeau s’ennuyait, il montait chez les Lorilleux.Ceux-ci le plaignaient beaucoup, l’attiraient par toutes sortes de prévenancesaimables. Dans les premières années de son mariage, il leur avait échappé,grâce à l’influence de Gervaise. Maintenant, ils le reprenaient, en leplaisantant sur la peur que lui causait sa femme. Il n’était donc pasun homme ! Pourtant, les Lorilleux montraient une grande discrétion,célébraient d’une façon outrée les mérites de la blanchisseuse. Coupeau,sans se disputer encore, jurait à celle-ci que sa sœur l’adorait, et luidemandait d’être moins mauvaise pour elle. La première querelle duménage, un soir, était venue au sujet d’Étienne. Le zingueur avait passél’après-midi chez les Lorilleux. En rentrant, comme le dîner se faisaitattendre et que les enfants criaient après la soupe, il s’en était prisbrusquement à Étienne, lui envoyant une paire de calottes soignées. Et,pendant une heure, il avait ronchonné : ce mioche n’était pas à lui, il ne savaitpas pourquoi il le tolérait dans la maison ; il finirait par le flanquer à la porte.Jusque-là, il avait accepté le gamin sans tant d’histoires. Le lendemain, ilparlait de sa dignité. Trois jours après, il lançait des coups de pied au derrière

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du petit, matin et soir, si bien que l’enfant, quand il l’entendait monter, sesauvait chez les Goujet, où la vieille dentellière lui gardait un coin de la tablepour faire ses devoirs.

Gervaise, depuis longtemps, s’était remise au travail. Elle n’avait plus lapeine d’enlever et de replacer le globe de la pendule ; toutes les économiesse trouvaient mangées ; et il fallait piocher dur, piocher pour quatre, car ilsétaient quatre bouches à table. Elle seule nourrissait tout ce monde. Quandelle entendait les gens la plaindre, elle excusait vite Coupeau. Pensez donc !il avait tant souffert, ce n’était pas étonnant, si son caractère prenait del’aigreur ! Mais ça passerait avec la santé. Et si on lui laissait entendre queCoupeau semblait solide à présent, qu’il pouvait bien retourner au chantier,elle se récriait. Non, non, pas encore ! Elle ne voulait pas l’avoir de nouveauau lit. Elle savait bien ce que le médecin lui disait, peut-être ! C’était elle quil’empêchait de travailler, en lui répétant chaque matin de prendre son temps,de ne pas se forcer. Elle lui glissait même des pièces de vingt sous dans lapoche de son gilet. Coupeau acceptait ça comme une chose naturelle ; ilse plaignait de toutes sortes de douleurs pour se faire dorloter ; au bout desix mois, sa convalescence durait toujours. Maintenant, les jours où il allaitregarder travailler les autres, il entrait volontiers boire un canon avec lescamarades. Tout de même, on n’était pas mal chez le marchand de vin ; onrigolait, on restait là cinq minutes. Ça ne déshonorait personne. Les poseursseuls affectaient de crever de soif à la porte. Autrefois, on avait bien raisonde le blaguer, attendu qu’un verre de vin n’a jamais tué un homme. Mais ilse tapait la poitrine en se faisant un honneur de ne boire que du vin ; toujoursdu vin, jamais de l’eau-de-vie ; le vin prolongeait l’existence, n’indisposaitpas, ne soûlait pas. Pourtant, à plusieurs reprises, après des journées dedésœuvrement, passées de chantier en chantier, de cabaret en cabaret, il étaitrentré éméché. Gervaise, ces jours-là, avait fermé sa porte, en prétextant elle-même un gros mal de tête, pour empêcher les Goujet d’entendre les bêtisesde Coupeau.

Peu à peu, cependant, la jeune femme s’attrista. Matin et soir, elle allait,rue de la Goutte-d’Or, voir la boutique, qui était toujours à louer ; et ellese cachait, comme si elle eût commis un enfantillage indigne d’une grandepersonne. Cette boutique recommençait à lui tourner la tête ; la nuit, quandla lumière était éteinte, elle trouvait à y songer, les yeux ouverts, le charmed’un plaisir défendu. Elle faisait de nouveau ses calculs : deux cent cinquantefrancs pour le loyer, cent cinquante francs d’outils et d’installation, centfrancs d’avance afin de vivre quinze jours ; en tout cinq cents francs, auchiffre le plus bas. Si elle n’en parlait pas tout haut, continuellement, c’étaitde crainte de paraître regretter les économies mangées par la maladie deCoupeau. Elle devenait toute pâle souvent, ayant failli laisser échapper

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son envie, rattrapant sa phrase avec la confusion d’une vilaine pensée.Maintenant, il faudrait travailler quatre ou cinq années, avant d’avoir misde côté une si grosse somme. Sa désolation était justement de ne pouvoirs’établir tout de suite ; elle aurait fourni aux besoins du ménage, sanscompter sur Coupeau, en lui laissant des mois pour reprendre goût autravail ; elle se serait tranquillisée, certaine de l’avenir, débarrassée des peurssecrètes dont elle se sentait prise parfois, lorsqu’il revenait très gai, chantant,racontant quelque bonne farce de cet animal de Mes-Bottes, auquel il avaitpayé un litre.

Un soir, Gervaise se trouvant seule chez elle, Goujet entra et ne se sauvapas, comme à son habitude. Il s’était assis, il fumait en la regardant. Ildevait avoir une phrase grave à prononcer ; il la retournait, la mûrissait, sanspouvoir lui donner une forme convenable. Enfin, après un gros silence, il sedécida, il retira sa pipe de la bouche, pour tout dire d’un trait :

– Madame Gervaise, voudriez-vous me permettre de vous prêter del’argent ?

Elle était penchée sur un tiroir de sa commode, cherchant des torchons.Elle se releva, très rouge. Il l’avait donc vue, le matin, rester en extase devantla boutique, pendant près de dix minutes ? Lui, souriait d’un air gêné, commes’il avait fait là une proposition blessante. Mais elle refusa vivement ; jamaiselle n’accepterait de l’argent, sans savoir quand elle pourrait le rendre.Puis, il s’agissait vraiment d’une trop forte somme. Et comme il insistait,consterné, elle finit par crier :

– Mais votre mariage ? Je ne puis pas prendre l’argent de votre mariage,bien sûr !

– Oh ! ne vous gênez pas, répondit-il en rougissant à son tour. Je ne memarie plus. Vous savez, une idée… Vrai, j’aime mieux vous prêter l’argent.

Alors, tous deux baissèrent la tête. Il y avait entre eux quelque chosede très doux qu’ils ne disaient pas. Et Gervaise accepta. Goujet avaitprévenu sa mère. Ils traversèrent le palier, allèrent la voir tout de suite.La dentellière était grave, un peu triste, son calme visage penché sur sontambour. Elle ne voulait pas contrarier son fils, mais elle n’approuvait plusle projet de Gervaise ; et elle dit nettement pourquoi : Coupeau tournaitmal, Coupeau lui mangerait sa boutique. Elle ne pardonnait surtout pointau zingueur d’avoir refusé d’apprendre à lire, pendant sa convalescence ; leforgeron s’était offert pour lui montrer, mais l’autre l’avait envoyé dinguer,en accusant la science de maigrir le monde. Cela avait presque fâché lesdeux ouvriers ; ils allaient chacun de son côté. D’ailleurs, madame Goujet,en voyant les regards suppliants de son grand enfant, se montra très bonnepour Gervaise. Il fut convenu qu’on prêterait cinq cents francs aux voisins ;

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ils les rembourseraient en donnant chaque mois un à-compte de vingt francs ;ça durerait ce que ça durerait.

– Dis donc ! le forgeron te fait de l’œil, s’écria Coupeau en riant, quandil apprit l’histoire. Oh ! je suis bien tranquille, il est trop godiche… On lelui rendra, son argent. Mais, vrai, s’il avait affaire à de la fripouille, il seraitjoliment jobardé.

Dès le lendemain, les Coupeau louèrent la boutique. Gervaise couruttoute la journée, de la rue Neuve à la rue de la Goutte-d’Or. Dans le quartier,à la voir passer ainsi, légère, ravie au point de ne plus boiter, on racontaitqu’elle avait dû se laisser faire une opération.

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V

Justement, les Boche, depuis le terme d’avril, avaient quitté la rue desPoissonniers et tenaient la loge de la grande maison, rue de la Goutte-d’Or.Comme ça se rencontrait, tout de même ! Un des ennuis de Gervaise, quiavait vécu si tranquille sans concierge dans son trou de la rue Neuve, était deretomber sous la sujétion de quelque mauvaise bête, avec laquelle il faudraitse disputer pour un peu d’eau répandue, ou pour la porte refermée trop fort,le soir. Les concierges sont une si sale espèce ! Mais, avec les Boche, ceserait un plaisir. On se connaissait, on s’entendrait toujours. Enfin, ça sepasserait en famille.

Le jour de la location, quand les Coupeau vinrent signer le bail, Gervaisese sentit le cœur tout gros, en passant sous la haute porte. Elle allait donchabiter cette maison vaste comme une petite ville, allongeant et entrecroisantles rues interminables de ses escaliers et de ses corridors. Les façades grisesavec les loques des fenêtres séchant au soleil, la cour blafarde aux pavésdéfoncés de place publique, le ronflement de travail qui sortait des murs,lui causaient un grand trouble, une joie d’être enfin près de contenter sonambition, une peur de ne pas réussir et de se trouver écrasée dans cette lutteénorme contre la faim, dont elle entendait le souffle. Il lui semblait fairequelque chose de très hardi, se jeter au beau milieu d’une machine en branle,pendant que les marteaux du serrurier et les rabots de l’ébéniste tapaient etsifflaient, au fond des ateliers du rez-de-chaussée. Ce jour-là, les eaux de lateinturerie coulant sous le porche étaient d’un vert pomme très tendre. Elleles enjamba, en souriant ; elle voyait dans cette couleur un heureux présage.

Le rendez-vous avec le propriétaire était dans la loge même des Boche.M. Marescot, un grand coutelier de la rue de la Paix, avait jadis tournéla meule, le long des trottoirs. On le disait riche aujourd’hui à plusieursmillions. C’était un homme de cinquante-cinq ans, fort, osseux, décoré,étalant ses mains immenses d’ancien ouvrier ; et un de ses bonheurs étaitd’emporter les couteaux et les ciseaux de ses locataires, qu’il aiguisait lui-même, par plaisir. Il passait pour n’être pas fier, parce qu’il restait des heureschez ses concierges, caché dans l’ombre de la loge, à demander des comptes.Il traitait là toutes ses affaires. Les Coupeau le trouvèrent devant la tablegraisseuse de madame Boche, écoutant comment la couturière du second,dans l’escalier A, avait refusé de payer, d’un mot dégoûtant. Puis, quandon eut signé le bail, il donna une poignée de main au zingueur. Lui, aimaitles ouvriers. Autrefois, il avait eu joliment du tirage. Mais le travail menait

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à tout. Et, après avoir compté les deux cent cinquante francs du premiersemestre, qu’il engloutit dans sa vaste poche, il dit sa vie, il montra sadécoration.

Gervaise, cependant, demeurait un peu gênée en voyant l’attitude desBoche. Ils affectaient de ne pas la connaître. Ils s’empressaient autour dupropriétaire, courbés en deux, guettant ses paroles, les approuvant de latête. Madame Boche sortit vivement, alla chasser une bande d’enfants quipataugeaient devant la fontaine, dont le robinet grand ouvert inondait lepavé ; et quand elle revint, droite et sévère dans ses jupes, traversant la couravec de lents regards à toutes les fenêtres, comme pour s’assurer du bonordre de la maison, elle eut un pincement de lèvres disant de quelle autoritéelle était investie, maintenant qu’elle avait sous elle trois cents locataires.Boche, de nouveau, parlait de la couturière du second ; il était d’avis del’expulser ; il calculait les termes en retard, avec une importance d’intendantdont la gestion pouvait être compromise. M. Marescot approuva l’idée del’expulsion ; mais il voulait attendre jusqu’au demi-terme. C’était dur dejeter les gens à la rue, d’autant plus que ça ne mettait pas un sou dans lapoche du propriétaire. Et Gervaise, avec un léger frisson, se demandait si onla jetterait à la rue, elle aussi, le jour où un malheur l’empêcherait de payer.La loge, enfumée, emplie de meubles noirs, avait une humidité et un jourlivide de cave ; devant la fenêtre, toute la lumière tombait sur l’établi dutailleur, où traînait une vieille redingote à retourner ; tandis que Pauline, lapetite des Boche, une enfant rousse de quatre ans, assise par terre, regardaitsagement cuire un morceau de veau, baignée et ravie dans l’odeur forte decuisine montant du poêlon.

M. Marescot tendait de nouveau la main au zingueur, lorsque celui-ciparla des réparations, en lui rappelant sa promesse verbale de causer decela plus tard. Mais le propriétaire se fâcha ; il ne s’était engagé à rien ;jamais, d’ailleurs, on ne faisait de réparations dans une boutique. Pourtant,il consentit à aller voir les lieux, suivi des Coupeau et de Boche. Le petitmercier était parti en emportant son agencement de casiers et de comptoirs ;la boutique, toute nue, montrait son plafond noir, ses murs crevés, où deslambeaux d’un ancien papier jaune pendaient. Là, dans le vide sonore despièces, une discussion furieuse s’engagea. M. Marescot criait que c’était auxcommerçants à embellir leurs magasins, car enfin un commerçant pouvaitvouloir de l’or partout, et lui, propriétaire, ne pouvait pas mettre de l’or ;puis, il raconta sa propre installation, rue de la Paix, où il avait dépensé plusde vingt mille francs. Gervaise, avec son entêtement de femme, répétait unraisonnement qui lui semblait irréfutable : dans un logement, n’est-ce pas,il ferait coller du papier ? alors, pourquoi ne considérait-il pas la boutique

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comme un logement ? Elle ne lui demandait pas autre chose, blanchir leplafond et remettre du papier.

Boche, cependant, restait impénétrable et digne ; il tournait, regardait enl’air, sans se prononcer. Coupeau avait beau lui adresser des clignementsd’yeux, il affectait de ne pas vouloir abuser de sa grande influence sur lepropriétaire. Il finit pourtant par laisser échapper un jeu de physionomie,un petit sourire mince accompagné d’un hochement de tête. Justement,M. Marescot, exaspéré, l’air malheureux, écartant ses dix doigts dans unecrampe d’avare auquel on arrache son or, cédait à Gervaise, promettait leplafond et le papier, à la condition qu’elle payerait la moitié du papier. Et ilse sauva vite, ne voulant plus entendre parler de rien.

Alors, quand Boche fut seul avec les Coupeau, il leur donna des claquessur les épaules, très expansif. Hein ? c’était enlevé ! Sans lui, jamais ilsn’auraient eu leur papier ni leur plafond. Avaient-ils remarqué comme lepropriétaire l’avait consulté du coin de l’œil et s’était brusquement décidéen le voyant sourire ? Puis, en confidence, il avoua être le vrai maître de lamaison : il décidait des congés, louait si les gens lui plaisaient, touchait lestermes qu’il gardait des quinze jours dans sa commode. Le soir, les Coupeau,pour remercier les Boche, crurent poli de leur envoyer deux litres de vin. Çaméritait un cadeau.

Dès le lundi suivant, les ouvriers se mirent à la boutique. L’achat dupapier fut surtout une grosse affaire. Gervaise voulait un papier gris à fleursbleues, pour éclairer et égayer les murs. Boche lui offrit de l’emmener ; ellechoisirait. Mais il avait des ordres formels du propriétaire, il ne devait pasdépasser le prix de quinze sous le rouleau. Ils restèrent une heure chez lemarchand ; la blanchisseuse revenait toujours à une perse très gentille de dix-huit sous, désespérée, trouvant les autres papiers affreux. Enfin, le conciergecéda ; il arrangerait la chose, il compterait un rouleau de plus, s’il le fallait.Et Gervaise, en rentrant, acheta des gâteaux pour Pauline. Elle n’aimait pasrester en arrière, il y avait tout bénéfice avec elle à se montrer complaisant.

En quatre jours, la boutique devait être prête. Les travaux durèrent troissemaines. D’abord, on avait parlé de lessiver simplement les peintures. Maisces peintures, anciennement lie de vin, étaient si sales et si tristes, queGervaise se laissa entraîner à faire remettre toute la devanture en bleu clair,avec des filets jaunes. Alors, les réparations s’éternisèrent. Coupeau, quine travaillait toujours pas, arrivait dès le matin, pour voir si ça marchait.Boche lâchait la redingote ou le pantalon dont il refaisait les boutonnières,venait de son côté surveiller ses hommes. Et tous deux, debout en face desouvriers, les mains derrière le dos, fumant, crachant, passaient la journée àjuger chaque coup de pinceau. C’étaient des réflexions interminables, desrêveries profondes pour un clou à arracher. Les peintres, deux grands diables

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bons enfants, quittaient à chaque instant leurs échelles, se plantaient, euxaussi, au milieu de la boutique, se mêlant à la discussion, hochant la têtependant des heures, en regardant leur besogne commencée. Le plafond setrouva badigeonné assez rapidement. Ce furent les peintures dont on faillitne jamais sortir. Ça ne voulait pas sécher. Vers neuf heures, les peintres semontraient avec leurs pots à couleur, les posaient dans un coin, donnaientun coup d’œil, puis disparaissaient ; et on ne les revoyait plus. Ils étaientallés déjeuner, ou bien ils avaient dû finir une bricole, à côté, rue Myrrha.D’autres fois, Coupeau emmenait toute la coterie boire un canon, Boche,les peintres, avec les camarades qui passaient ; c’était encore une après-midi flambée. Gervaise se mangeait les sangs. Brusquement, en deux jours,tout fut terminé, les peintures vernies, le papier collé, les saletés jetées autombereau. Les ouvriers avaient bâclé ça comme en se jouant, sifflant surleurs échelles, chantant à étourdir le quartier.

L’emménagement eut lieu tout de suite. Gervaise, les premiers jours,éprouvait des joies d’enfant, quand elle traversait la rue, en rentrant d’unecommission. Elle s’attardait, souriait à son chez elle. De loin, au milieude la file noire des autres devantures, sa boutique lui apparaissait touteclaire, d’une gaieté neuve, avec son enseigne bleu tendre, où les mots :Blanchisseuse de fin, étaient peints en grandes lettres jaunes. Dans la vitrine,fermée au fond par des petits rideaux de mousseline, tapissée de papier bleupour faire valoir la blancheur du linge, des chemises d’homme restaient enmontre, des bonnets de femme pendaient, les brides nouées à des fils delaiton. Et elle trouvait sa boutique jolie, couleur du ciel. Dedans, on entraitencore dans du bleu ; le papier, qui imitait une perse Pompadour, représentaitune treille où couraient des liserons ; l’établi, une immense table tenant lesdeux tiers de la pièce, garni d’une épaisse couverture, se drapait d’un boutde cretonne à grands ramages bleuâtres, pour cacher les tréteaux. Gervaises’asseyait sur un tabouret, soufflait un peu de contentement, heureuse decette belle propreté, couvant des yeux ses outils neufs. Mais son premierregard allait toujours à sa mécanique, un poêle de fonte, où dix fers pouvaientchauffer à la fois, rangés autour du foyer, sur des plaques obliques. Ellevenait se mettre à genoux, regardait avec la continuelle peur que sa petitebête d’apprentie ne fît éclater la fonte, en fourrant trop de coke.

Derrière la boutique, le logement était très convenable. Les Coupeaucouchaient dans la première chambre, où l’on faisait la cuisine et où l’onmangeait ; une porte, au fond, ouvrait sur la cour de la maison. Le lit deNana se trouvait dans la chambre de droite, un grand cabinet, qui recevait lejour par une lucarne ronde, près du plafond. Quant à Étienne, il partageait lachambre de gauche avec le linge sale, dont d’énormes tas traînaient toujourssur le plancher. Pourtant, il y avait un inconvénient, les Coupeau ne voulaient

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pas en convenir d’abord ; mais les murs pissaient l’humidité, et on ne voyaitplus clair dès trois heures de l’après-midi.

Dans le quartier, la nouvelle boutique produisit une grosse émotion. Onaccusa les Coupeau d’aller trop vite et de faire des embarras. Ils avaient,en effet, dépensé les cinq cents francs des Goujet en installation, sansgarder même de quoi vivre une quinzaine, comme ils se l’étaient promis.Le matin où Gervaise enleva ses volets pour la première fois, elle avaitjuste six francs dans son porte-monnaie. Mais elle n’était pas en peine, lespratiques arrivaient, ses affaires s’annonçaient très bien. Huit jours plus tard,le samedi, avant de se coucher, elle resta deux heures à calculer, sur un boutde papier ; et elle réveilla Coupeau, la mine luisante, pour lui dire qu’il yavait des mille et des cents à gagner, si l’on était raisonnable.

– Ah bien ! criait madame Lorilleux dans toute la rue de la Goutte-d’Or,mon imbécile de frère en voit de drôles !… Il ne manquait plus à la Banbanque de faire la vie. Ça lui va bien, n’est-ce pas ?

Les Lorilleux s’étaient brouillés à mort avec Gervaise. D’abord, pendantles réparations de la boutique, ils avaient failli crever de rage ; rien qu’à voirles peintres de loin, ils passaient sur l’autre trottoir, ils remontaient chez euxles dents serrées. Une boutique bleue à cette rien-du-tout, si ce n’était pas faitpour casser les bras des honnêtes gens ! Aussi, dès le second jour, commel’apprentie vidait à la volée un bol d’amidon, juste au moment où madameLorilleux sortait, celle-ci avait-elle ameuté la rue en accusant sa belle-sœurde la faire insulter par ses ouvrières. Et tous rapports étaient rompus, onn’échangeait plus que des regards terribles, quand on se rencontrait.

– Oui, une jolie vie ! répétait madame Lorilleux. On sait d’où il lui vient,l’argent de sa baraque ! Elle a gagné ça avec le forgeron… Encore, du propremonde, de ce côté-là ! Le père ne s’est-il pas coupé la tête avec un couteau,pour éviter la peine à la guillotine ? Enfin, quelque sale histoire dans cegenre !

Elle accusait très carrément Gervaise de coucher avec Goujet. Ellementait, elle prétendait les avoir surpris un soir ensemble, sur un banc duboulevard extérieur. La pensée de cette liaison, des plaisirs que devait goûtersa belle-sœur, l’exaspérait davantage, dans son honnêteté de femme laide.Chaque jour, le cri de son cœur lui revenait aux lèvres :

– Mais qu’a-t-elle donc sur elle, cette infirme, pour se faire aimer ! Est-ce qu’on m’aime, moi !

Puis, c’étaient des potins interminables avec les voisines. Elle racontaittoute l’histoire. Allez, le jour du mariage, elle avait fait une drôle de tête !Oh ! elle avait le nez creux, elle sentait déjà comment ça devait tourner. Plustard, mon Dieu ! la Banban s’était montrée si douce, si hypocrite, qu’elle etson mari, par égard pour Coupeau, avaient consenti à être parrain et marraine

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de Nana ; même que ça coûtait bon, un baptême comme celui-là. Maismaintenant, voyez-vous ! la Banban pouvait être à l’article de la mort et avoirbesoin d’un verre d’eau, ce ne serait pas elle, bien sûr, qui le lui donnerait.Elle n’aimait pas les insolentes, ni les coquines, ni les dévergondées. Quantà Nana, elle serait toujours bien reçue, si elle montait voir son parrain et samarraine ; la petite, n’est-ce pas ? n’était point coupable des crimes de lamère. Coupeau, lui, n’avait pas besoin de conseil ; à sa place, tout hommeaurait trempé le derrière de sa femme dans un baquet, en lui allongeant unepaire de claques ; enfin, ça le regardait, on lui demandait seulement d’exigerdu respect pour sa famille. Jour de Dieu ! si Lorilleux l’avait trouvée, elle,madame Lorilleux, en flagrant délit ! ça ne se serait pas passé tranquillement,il lui aurait planté ses cisailles dans le ventre.

Les Boche, pourtant, juges sévères des querelles de la maison, donnaienttort aux Lorilleux. Sans doute, les Lorilleux étaient des personnes comme ilfaut, tranquilles, travaillant toute la sainte journée, payant leur terme recta.Mais là, franchement, la jalousie les enrageait. Avec ça, ils auraient tondu unœuf. Des pingres, quoi ! des gens qui cachaient leur litre, quand on montait,pour ne pas offrir un verre de vin ; enfin, du monde pas propre. Un jour,Gervaise venait de payer aux Boche du cassis avec de l’eau de Seltz, qu’onbuvait dans la loge, quand madame Lorilleux était passée, très raide, enaffectant de cracher devant la porte des concierges. Et, depuis lors, chaquesamedi, madame Boche, lorsqu’elle balayait les escaliers et les couloirs,laissait les ordures devant la porte des Lorilleux.

– Parbleu ! criait madame Lorilleux, la Banban les gorge, ces goinfres !Ah ! ils sont bien tous les mêmes !… Mais qu’ils ne m’embêtent pas ! J’iraisme plaindre au propriétaire… Hier encore, j’ai vu ce sournois de Boche sefrotter aux jupes de madame Gaudron. S’attaquer à une femme de cet âge,qui a une demi-douzaine d’enfants, hein ? c’est de la cochonnerie pure !…Encore une saleté de leur part, et je préviens la mère Boche, pour qu’elleflanque une tripotée à son homme… Dame ! on rirait un peu.

Maman Coupeau voyait toujours les deux ménages, disant comme toutle monde, arrivant même à se faire retenir plus souvent à dîner, en écoutantcomplaisamment sa fille et sa belle-fille, un soir chacune. Madame Lerat,pour le moment, n’allait plus chez les Coupeau, parce qu’elle s’était disputéeavec la Banban, au sujet d’un zouave qui venait de couper le nez de samaîtresse d’un coup de rasoir ; elle soutenait le zouave, elle trouvait lecoup de rasoir très amoureux, sans donner ses raisons. Et elle avait encoreexaspéré les colères de madame Lorilleux, en lui affirmant que la Banban,dans la conversation, devant des quinze et des vingt personnes, l’appelaitQueue-de-vache sans se gêner. Mon Dieu ! oui, les Boche, les voisinsmaintenant l’appelaient Queue-de-vache.

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Au milieu de ces cancans, Gervaise, tranquille, souriante, sur le seuil de saboutique, saluait les amis d’un petit signe de tête affectueux. Elle se plaisaità venir là, une minute, entre deux coups de fer, pour rire à la rue, avec legonflement de vanité d’une commerçante, qui a un bout de trottoir à elle. Larue de la Goutte-d’Or lui appartenait, et les rues voisines, et le quartier toutentier. Quand elle allongeait la tête, en camisole blanche, les bras nus, sescheveux blonds envolés dans le feu du travail, elle jetait un regard à gauche,un regard à droite, aux deux bouts, pour prendre d’un trait les passants, lesmaisons, le pavé et le ciel : à gauche, la rue de la Goutte-d’Or s’enfonçait,paisible, déserte, dans un coin de province, où des femmes causaient bassur les portes ; à droite, à quelques pas, la rue des Poissonniers mettaitun vacarme de voitures, un continuel piétinement de foule, qui refluait etfaisait de ce bout un carrefour de cohue populaire. Gervaise aimait la rue,les cahots des camions dans les trous du gros pavé bossué, les bousculadesdes gens le long des minces trottoirs, interrompus par des cailloutis enpente raide ; ses trois mètres de ruisseau, devant sa boutique, prenaient uneimportance énorme, un fleuve large, qu’elle voulait très propre, un fleuveétrange et vivant, dont la teinturerie de la maison colorait les eaux descaprices les plus tendres, au milieu de la boue noire. Puis, elle s’intéressaità des magasins, une vaste épicerie, avec un étalage de fruits secs garanti pardes filets à petites mailles, une lingerie et bonneterie d’ouvriers, balançantau moindre souffle des cottes et des blouses bleues, pendues les jambes etles bras écartés. Chez la fruitière, chez la tripière, elle apercevait des anglesde comptoir, où des chats superbes et tranquilles ronronnaient. Sa voisine,madame Vigouroux, la charbonnière, lui rendait son salut, une petite femmegrasse, la face noire, les yeux luisants, fainéantant à rire avec des hommes,adossée contre sa devanture, que des bûches peintes sur un fond lie de vindécoraient d’un dessin compliqué de chalet rustique. Mesdames Cudorge,la mère et la fille, ses autres voisines qui tenaient la boutique de parapluies,ne se montraient jamais, leur vitrine assombrie, leur porte close, ornée dedeux petites ombrelles de zinc enduites d’une épaisse couche de vermillonvif. Mais Gervaise, avant de rentrer, donnait toujours un coup d’œil, en faced’elle, à un grand mur blanc, sans une fenêtre, percé d’une immense porte-cochère, par laquelle on voyait le flamboiement d’une forge, dans une courencombrée de charrettes et de carrioles, les brancards en l’air. Sur le mur,le mot : Maréchalerie, était écrit en grandes lettres, encadré d’un éventailde fers à cheval. Toute la journée, les marteaux sonnaient sur l’enclume, desincendies d’étincelles éclairaient l’ombre blafarde de la cour. Et, au bas de cemur, au fond d’un trou, grand comme une armoire, entre une marchande deferraille et une marchande de pommes de terre frites, il y avait un horloger,un monsieur en redingote, l’air propre, qui fouillait continuellement des

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montres avec des outils mignons, devant un établi où des choses délicatesdormaient sous des verres ; tandis que, derrière lui, les balanciers de deuxou trois douzaines de coucous tout petits battaient à la fois, dans la misèrenoire de la rue et le vacarme cadencé de la maréchalerie.

Le quartier trouvait Gervaise bien gentille. Sans doute, on clabaudait surson compte, mais il n’y avait qu’une voix pour lui reconnaître de grandsyeux, une bouche pas plus longue que ça, avec des dents très blanches.Enfin, c’était une jolie blonde, et elle aurait pu se mettre parmi les plusbelles, sans le malheur de sa jambe. Elle était dans ses vingt-huit ans, elleavait engraissé. Ses traits fins s’empâtaient, ses gestes prenaient une lenteurheureuse. Maintenant, elle s’oubliait parfois sur le bord d’une chaise, letemps d’attendre son fer, avec un sourire vague, la face noyée d’une joiegourmande. Elle devenait gourmande ; ça, tout le monde le disait ; maisce n’était pas un vilain défaut, au contraire. Quand on gagne de quoi sepayer de fins morceaux, n’est-ce pas ? on serait bien bête de manger despelures de pommes de terre. D’autant plus qu’elle travaillait toujours dur,se mettant en quatre pour ses pratiques, passant elle-même les nuits, lesvolets fermés, lorsque la besogne était pressée. Comme on disait dans lequartier, elle avait la veine ; tout lui prospérait. Elle blanchissait la maison,M. Madinier, mademoiselle Remanjou, les Boche ; elle enlevait même àson ancienne patronne, madame Fauconnier, des dames de Paris logées ruedu Faubourg-Poissonnière. Dès la seconde quinzaine, elle avait dû prendredeux ouvrières, madame Putois et la grande Clémence, cette fille qui habitaitautrefois au sixième ; ça lui faisait trois personnes chez elle, avec sonapprentie, ce petit louchon d’Augustine, laide comme un derrière de pauvrehomme. D’autres auraient pour sûr perdu la tête dans ce coup de fortune.Elle était bien pardonnable de fricoter un peu le lundi, après avoir trimé lasemaine entière. D’ailleurs, il lui fallait ça ; elle serait restée gnangnan, àregarder les chemises se repasser toutes seules, si elle ne s’était pas colléun velours sur la poitrine, quelque chose de bon dont l’envie lui chatouillaitle jabot.

Jamais Gervaise n’avait encore montré tant de complaisance. Elle étaitdouce comme un mouton, bonne comme du pain. À part madame Lorilleux,qu’elle appelait Queue-de-Vache pour se venger, elle ne détestait personne,elle excusait tout le monde. Dans le léger abandon de sa gueulardise, quandelle avait bien déjeuné et pris son café, elle cédait au besoin d’une indulgencegénérale. Son mot était : « On doit se pardonner entre soi, n’est-ce pas,si l’on ne veut pas vivre comme des sauvages. » Quand on lui parlait desa bonté, elle riait. Il n’aurait plus manqué qu’elle fût méchante ! Elle sedéfendait, elle disait n’avoir aucun mérite à être bonne. Est-ce que tous sesrêves n’étaient pas réalisés ? est-ce qu’il lui restait à ambitionner quelque

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chose dans l’existence ? Elle rappelait son idéal d’autrefois, lorsqu’elle setrouvait sur le pavé : travailler, manger du pain, avoir un trou à soi, élever sesenfants, ne pas être battue, mourir dans son lit. Et maintenant son idéal étaitdépassé ; elle avait tout, et en plus beau. Quant à mourir dans son lit, ajoutait-elle en plaisantant, elle y comptait, mais le plus tard possible, bien entendu.

C’était surtout pour Coupeau que Gervaise se montrait gentille. Jamaisune mauvaise parole, jamais une plainte derrière le dos de son mari. Lezingueur avait fini par se remettre au travail ; et, comme son chantier étaitalors à l’autre bout de Paris, elle lui donnait tous les matins quarante souspour son déjeuner, sa goutte et son tabac. Seulement, deux jours sur six,Coupeau s’arrêtait en route, buvait les quarante sous avec un ami, et revenaitdéjeuner en racontant une histoire. Une fois même, il n’était pas allé loin,il s’était payé avec Mes-Bottes et trois autres un gueuleton soigné, desescargots, du rôti et du vin cacheté, au Capucin, barrière de la Chapelle ;puis, comme ses quarante sous ne suffisaient pas, il avait envoyé la note àsa femme par un garçon, en lui faisant dire qu’il était au clou. Celle-ci riait,haussait les épaules. Où était le mal, si son homme s’amusait un peu ? Ilfallait laisser aux hommes la corde longue, quand on voulait vivre en paixdans son ménage. D’un mot à un autre, on en arrivait vite aux coups. MonDieu ! on devait tout comprendre. Coupeau souffrait encore de sa jambe,puis il se trouvait entraîné, il était bien forcé de faire comme les autres, souspeine de passer pour un mufe. D’ailleurs, ça ne tirait pas à conséquence ; s’ilrentrait éméché, il se couchait, et deux heures après il n’y paraissait plus.

Cependant, les fortes chaleurs étaient venues. Une après-midi de juin, unsamedi que l’ouvrage pressait, Gervaise avait elle-même bourré de coke lamécanique, autour de laquelle dix fers chauffaient, dans le ronflement dutuyau. À cette heure, le soleil tombait d’aplomb sur la devanture, le trottoirrenvoyait une réverbération ardente, dont les grandes moires dansaient auplafond de la boutique ; et ce coup de lumière, bleui par le reflet du papierdes étagères et de la vitrine, mettait au-dessus de l’établi un jour aveuglant,comme une poussière de soleil tamisée dans les linges fins. Il faisait là unetempérature à crever. On avait laissé ouverte la porte de la rue, mais pasun souffle de vent ne venait ; les pièces qui séchaient en l’air, pendues auxfils de laiton, fumaient, étaient raides comme des copeaux en moins de troisquarts d’heure. Depuis un instant, sous cette lourdeur de fournaise, un grossilence régnait, au milieu duquel les fers seuls tapaient sourdement, étoufféspar l’épaisse couverture garnie de calicot.

– Ah bien ! dit Gervaise, si nous ne fondons pas, aujourd’hui ! Onretirerait sa chemise !

Elle était accroupie par terre, devant une terrine, occupée à passer du lingeà l’amidon. En jupon blanc, la camisole retroussée aux manches et glissée

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des épaules, elle avait les bras nus, le cou nu, toute rose, si suante, que lespetites mèches blondes de ses cheveux ébouriffés se collaient à sa peau.Soigneusement, elle trempait dans l’eau laiteuse des bonnets, des devantsde chemises d’homme, des jupons entiers, des garnitures de pantalons defemme. Puis, elle roulait les pièces et les posait au fond d’un panier carré,après avoir plongé dans un seau et secoué sa main sur les corps des chemiseset des pantalons qui n’étaient pas amidonnés.

– C’est pour vous, ce panier, madame Putois, reprit-elle. Dépêchez-vous,n’est-ce pas ? Ça sèche tout de suite, il faudrait recommencer dans une heure.

Madame Putois, une femme de quarante-cinq ans, maigre, petite,repassait sans une goutte de sueur, boutonnée dans un vieux caraco marron.Elle n’avait pas même retiré son bonnet, un bonnet noir garni de rubans vertstournés au jaune. Elle restait raide devant l’établi, trop haut pour elle, lescoudes en l’air, poussant son fer avec des gestes cassés de marionnette. Toutd’un coup, elle s’écria :

– Ah ! non, mademoiselle Clémence, remettez votre camisole. Voussavez, je n’aime pas les indécences. Pendant que vous y êtes, montrez toutevotre boutique. Il y a déjà trois hommes arrêtés en face.

La grande Clémence la traita de vieille bête, entre ses dents. Ellesuffoquait, elle pouvait bien se mettre à l’aise ; tout le monde n’avait pas unepeau d’amadou. D’ailleurs, est-ce qu’on voyait quelque chose ? Et elle levaitles bras, sa gorge puissante de belle fille crevait sa chemise, ses épaulesfaisaient craquer les courtes manches. Clémence s’en donnait à se vider lesmoelles avant trente ans ; le lendemain des noces sérieuses, elle ne sentaitplus le carreau sous ses pieds, elle dormait sur la besogne, la tête et le ventrecomme bourrés de chiffons. Mais on la gardait quand même, car pas uneouvrière ne pouvait se flatter de repasser une chemise d’homme avec sonchic. Elle avait la spécialité des chemises d’homme.

– C’est à moi, allez ! finit-elle par déclarer, en se donnant des claques surla gorge. Et ça ne mord pas, ça ne fait bobo à personne.

– Clémence, remettez votre camisole, dit Gervaise. Madame Putois araison, ce n’est pas convenable… On prendrait ma maison pour ce qu’ellen’est pas.

Alors, la grande Clémence se rhabilla en bougonnant. En voilà des giries !Avec ça que les passants n’avaient jamais vu des nénais ! Et elle soulageasa colère sur l’apprentie, ce louchon d’Augustine, qui repassait à côté d’elledu linge plat, des bas et des mouchoirs ; elle la bouscula, la poussa avec soncoude. Mais Augustine, hargneuse, d’une méchanceté sournoise de monstreet de souffre-douleur, cracha par derrière sur sa robe, sans qu’on la vît, pourse venger.

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Gervaise pourtant venait de commencer un bonnet appartenant à madameBoche, qu’elle voulait soigner. Elle avait préparé de l’amidon cuit pourle remettre à neuf. Elle promenait doucement, dans le fond de la coiffe,le polonais, un petit fer arrondi des deux bouts, lorsqu’une femme entra,osseuse, la face tachée de plaques rouges, les jupes trempées. C’était unemaîtresse laveuse qui employait trois ouvrières au lavoir de la Goutte-d’Or.

– Vous arrivez trop tôt, madame Bijard ! cria Gervaise. Je vous avais ditce soir… Vous me dérangez joliment, à cette heure-ci !

Mais comme la laveuse se lamentait, craignant de ne pouvoir mettrecouler le jour même, elle voulut bien lui donner le linge sale tout de suite.Elles allèrent chercher les paquets dans la pièce de gauche où couchaitÉtienne, et revinrent avec des brassées énormes, qu’elles empilèrent surle carreau, au fond de la boutique. Le triage dura une grosse demi-heure.Gervaise faisait des tas autour d’elle, jetait ensemble les chemises d’homme,les chemises de femme, les mouchoirs, les chaussettes, les torchons. Quandune pièce d’un nouveau client lui passait entre les mains, elle la marquaitd’une croix au fil rouge pour la reconnaître. Dans l’air chaud, une puanteurfade montait de tout ce linge sale remué.

– Oh ! la, la, ça gazouille ! dit Clémence, en se bouchant le nez.– Pardi ! si c’était propre, on ne nous le donnerait pas, expliqua

tranquillement Gervaise. Ça sent son fruit, quoi !… Nous disions quatorzechemises de femme, n’est-ce pas, madame Bijard ?… quinze, seize, dix-sept…

Elle continua à compter tout haut. Elle n’avait aucun dégoût, habituéeà l’ordure ; elle enfonçait ses bras nus et roses au milieu des chemisesjaunes de crasse, des torchons raidis par la graisse des eaux de vaisselle,des chaussettes mangées et pourries de sueur. Pourtant, dans l’odeur fortequi battait son visage penché au-dessus des tas, une nonchalance la prenait.Elle s’était assise au bord d’un tabouret, se courbant en deux, allongeant lesmains à droite, à gauche, avec des gestes ralentis, comme si elle se grisait decette puanteur humaine, vaguement souriante, les yeux noyés. Et il semblaitque ses premières paresses vinssent de là, de l’asphyxie des vieux lingesempoisonnant l’air autour d’elle.

Juste au moment où elle secouait une couche d’enfant, qu’elle nereconnaissait pas, tant elle était pisseuse, Coupeau entra.

– Cré coquin ! bégaya-t-il, quel coup de soleil !… Ça vous tape dans latête !

Le zingueur se retint à l’établi pour ne pas tomber. C’était la premièrefois qu’il prenait une pareille cuite. Jusque-là, il était rentré pompette, riende plus. Mais, cette fois, il avait un gnon sur l’œil, une claque amicale égaréedans une bousculade. Ses cheveux frisés, où des fils blancs se montraient

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déjà, devaient avoir épousseté une encoignure de quelque salle louche demarchand de vin, car une toile d’araignée pendait à une mèche, sur la nuque.Il restait rigolo d’ailleurs, les traits un peu tirés et vieillis, la mâchoireinférieure saillant davantage, mais toujours bon enfant, disait-il, et la peauencore assez tendre pour faire envie à une duchesse.

– Je vais t’expliquer, reprit-il en s’adressant à Gervaise. C’est Pied-de-Céleri, tu le connais bien, celui qui a une quille de bois… Alors, il part pourson pays, il a voulu nous régaler… Oh ! nous étions d’aplomb, sans ce gueuxde soleil… Dans la rue, le monde est malade. Vrai ! le monde festonne…

Et comme la grande Clémence s’égayait de ce qu’il avait vu la rue soûle,il fut pris lui-même d’une joie énorme dont il faillit étrangler. Il criait :

– Hein ! les sacrés pochards ! Ils sont d’un farce !… Mais ce n’est pasleur faute, c’est le soleil…

Toute la boutique riait, même madame Putois qui n’aimait pas lesivrognes. Ce louchon d’Augustine avait un chant de poule, la boucheouverte, suffoquant. Cependant, Gervaise soupçonnait Coupeau de n’êtrepas rentré tout droit, d’avoir passé une heure chez les Lorilleux, où il recevaitde mauvais conseils. Quand il lui eut juré que non, elle rit à son tour, pleined’indulgence, ne lui reprochant même pas d’avoir encore perdu une journéede travail.

– Dit-il des bêtises, mon Dieu ! murmura-t-elle. Peut-on dire des bêtisespareilles !

Puis, d’une voix maternelle :– Va te coucher, n’est-ce pas ? Tu vois, nous sommes occupées ; tu nous

gênes… Ça fait trente-deux mouchoirs, madame Bijard ; et deux autres,trente-quatre…

Mais Coupeau n’avait pas sommeil. Il resta là, à se dandiner, avecun mouvement de balancier d’horloge, ricanant d’un air entêté et taquin.Gervaise, qui voulait se débarrasser de madame Bijard, appela Clémence,lui fit compter le linge pendant qu’elle l’inscrivait. Alors, à chaque pièce,cette grande vaurienne lâcha un mot cru, une saleté ; elle étalait les misèresdes clients, les aventures des alcôves, elle avait des plaisanteries d’atelier surtous les trous et toutes les taches qui lui passaient par les mains. Augustinefaisait celle qui ne comprend pas, ouvrait de grandes oreilles de petite fillevicieuse. Madame Putois pinçait les lèvres, trouvait ça bête, de dire ceschoses devant Coupeau ; un homme n’a pas besoin de voir le linge ; c’est unde ces déballages qu’on évite chez les gens comme il faut. Quant à Gervaise,sérieuse, à son affaire, elle semblait ne pas entendre. Tout en écrivant, ellesuivait les pièces d’un regard attentif, pour les reconnaître au passage ; etelle ne se trompait jamais, elle mettait un nom sur chacune, au flair, à lacouleur. Ces serviettes-là appartenaient aux Goujet ; ça sautait aux yeux,

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elles n’avaient pas servi à essuyer le cul des poêlons. Voilà une taie d’oreillerqui venait certainement des Boche, à cause de la pommade dont madameBoche emplâtrait tout son linge. Il n’y avait pas besoin non plus de mettreson nez sur les gilets de flanelle de M. Madinier, pour savoir qu’ils étaientà lui ; il teignait la laine, cet homme, tant il avait la peau grasse. Et ellesavait d’autres particularités, les secrets de la propreté de chacun, les dessousdes voisines qui traversaient la rue en jupes de soie, le nombre de bas,de mouchoirs, de chemises qu’on salissait par semaine, la façon dont lesgens déchiraient certaines pièces, toujours au même endroit. Aussi était-ellepleine d’anecdotes. Les chemises de mademoiselle Remanjou, par exemple,fournissaient des commentaires interminables ; elles s’usaient par le haut, lavieille fille devait avoir les os des épaules pointus ; et jamais elles n’étaientsales, les eût-elle portées quinze jours, ce qui prouvait qu’à cet âge-là onest quasiment comme un morceau de bois, dont on serait bien en peine detirer une larme de quelque chose. Dans la boutique, à chaque triage, ondéshabillait ainsi tout le quartier de la Goutte-d’Or.

– Ça, c’est du nanan ! cria Clémence, en ouvrant un nouveau paquet.Gervaise, prise brusquement d’une grande répugnance, s’était reculée.– Le paquet de madame Gaudron, dit-elle. Je ne veux plus la blanchir,

je cherche un prétexte… Non, je ne suis pas plus difficile qu’une autre, j’aitouché à du linge bien dégoûtant dans ma vie ; mais, vrai, celui-là, je ne peuxpas. Ça me ferait jeter du cœur sur du carreau… Qu’est-ce qu’elle fait donc,cette femme, pour mettre son linge dans un état pareil !

Et elle pria Clémence de se dépêcher. Mais l’ouvrière continuait sesremarques, fourrait ses doigts dans les trous, avec des allusions surles pièces, qu’elle agitait comme les drapeaux de l’ordure triomphante.Cependant, les tas avaient monté autour de Gervaise. Maintenant, toujoursassise au bord du tabouret, elle disparaissait entre les chemises et les jupons ;elle avait devant elle les draps, les pantalons, les nappes, une débâcle demalpropreté ; et, là-dedans, au milieu de cette mare grandissante, elle gardaitses bras nus, son cou nu, avec ses mèches de petits cheveux blonds collésà ses tempes, plus rose et plus alanguie. Elle retrouvait son air posé, sonsourire de patronne attentive et soigneuse, oubliant le linge de madameGaudron, ne le sentant plus, fouillant d’une main dans les tas pour voirs’il n’y avait pas d’erreur. Ce louchon d’Augustine, qui adorait jeter despelletées de coke dans la mécanique, venait de la bourrer à un tel point, queles plaques de fonte rougissaient. Le soleil oblique battait la devanture, laboutique flambait. Alors, Coupeau, que la grosse chaleur grisait davantage,fut pris d’une soudaine tendresse. Il s’avança vers Gervaise, les bras ouverts,très ému.

– T’es une bonne femme, bégayait-il. Faut que je t’embrasse.

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Mais il s’emberlificota dans les jupons, qui lui barraient le chemin, etfaillit tomber.

– Es-tu bassin ! dit Gervaise sans se fâcher. Reste tranquille, nous avonsfini.

Non, il voulait l’embrasser, il avait besoin de ça, parce qu’il l’aimaitbien. Tout en balbutiant, il tournait le tas de jupons, il butait dans le tasde chemises ; puis, comme il s’entêtait, ses pieds s’accrochèrent, il s’étala,le nez au beau milieu des torchons. Gervaise, prise d’un commencementd’impatience, le bouscula, en criant qu’il allait tout mélanger. MaisClémence, madame Putois elle-même, lui donnèrent tort. Il était gentil, aprèstout. Il voulait l’embrasser. Elle pouvait bien se laisser embrasser.

– Vous êtes heureuse, allez ! madame Coupeau, dit madame Bijard, queson soûlard de mari, un serrurier, tuait de coups chaque soir en rentrant. Sile mien était comme ça, quand il s’est piqué le nez, ce serait un plaisir !

Gervaise, calmée, regrettait déjà sa vivacité. Elle aida Coupeau à seremettre debout. Puis, elle tendit la joue en souriant. Mais le zingueur, sansse gêner devant le monde, lui prit les seins.

– Ce n’est pas pour dire, murmurait-il, il chelingue rudement, ton linge !Mais je t’aime tout de même, vois-tu !

– Laisse-moi, tu me chatouilles, cria-t-elle en riant plus fort. Quellegrosse bête ! On n’est pas bête comme ça !

Il l’avait empoignée, il ne la lâchait pas. Elle s’abandonnait, étourdie parle léger vertige qui lui venait du tas de linge, sans dégoût pour l’haleinevineuse de Coupeau. Et le gros baiser qu’ils échangèrent à pleine bouche, aumilieu des saletés du métier, était comme une première chute, dans le lentavachissement de leur vie.

Cependant, madame Bijard nouait le linge en paquets. Elle parlait desa petite, âgée de deux ans, une enfant nommée Eulalie, qui avait déjà dela raison comme une femme. On pouvait la laisser seule ; elle ne pleuraitjamais, elle ne jouait pas avec les allumettes. Enfin, elle emporta les paquetsde linge un à un, sa grande taille cassée sous le poids, sa face se marbrantde taches violettes.

– Ce n’est plus tenable, nous grillons, dit Gervaise en s’essuyant la figure,avant de se remettre au bonnet de madame Boche.

Et l’on parla de ficher des claques à Augustine, quand on s’aperçut quela mécanique était rouge. Les fers, eux aussi, rougissaient. Elle avait doncle diable dans le corps ! On ne pouvait pas tourner le dos sans qu’elle fitquelque mauvais coup. Maintenant, il fallait attendre un quart d’heure pourse servir des fers. Gervaise couvrit le feu de deux pelletées de cendre. Elleimagina en outre de tendre une paire de draps sur les fils de laiton du plafond,en manière de stores, afin d’amortir le soleil. Alors, on fut très bien dans la

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boutique. La température y était encore joliment douce ; mais on se seraitcru dans une alcôve, avec un jour blanc, enfermé comme chez soi, loin dumonde, bien qu’on entendît, derrière les draps, les gens marchant vite surle trottoir ; et l’on avait la liberté de se mettre à son aise. Clémence retirasa camisole. Coupeau refusant toujours d’aller se coucher, on lui permitde rester, mais il dut promettre de se tenir tranquille dans un coin, car ils’agissait à cette heure de ne pas s’endormir sur le rôti.

– Qu’est-ce que cette vermine a encore fait du polonais ? murmuraitGervaise, en parlant d’Augustine.

On cherchait toujours le petit fer, que l’on retrouvait dans des endroitssinguliers, où l’apprentie, disait-on, le cachait par malice. Gervaise achevaenfin la coiffe du bonnet de madame Boche. Elle en avait ébauchéles dentelles, les détirant à la main, les redressant d’un léger coup defer. C’était un bonnet dont la passe, très ornée, se composait d’étroitsbouillonnés alternant avec des entre-deux brodés. Aussi s’appliquait-elle,muette, soigneuse, repassant les bouillonnés et les entre-deux au coq, un œufde fer fiché par une tige dans un pied de bois.

Alors, un silence régna. On n’entendit plus, pendant un instant, que lescoups sourds, étouffés sur la couverture. Aux deux côtés de la vaste tablecarrée, la patronne, les deux ouvrières et l’apprentie, debout, se penchaient,toutes à leur besogne, les épaules arrondies, les bras promenés dans unva-et-vient continu. Chacune, à sa droite, avait son carreau, une briqueplate, brûlée par les fers trop chauds. Au milieu de la table, au bord d’uneassiette creuse pleine d’eau claire, trempaient un chiffon et une petite brosse.Un bouquet de grands lis, dans un ancien bocal de cerises à l’eau-de-vie,s’épanouissait, mettait là un coin de jardin royal, avec la touffe de ses largesfleurs de neige. Madame Putois avait attaqué le panier de linge préparépar Gervaise, des serviettes, des pantalons, des camisoles, des paires demanches. Augustine faisait traîner ses bas et ses torchons, le nez en l’air,intéressée par une grosse mouche qui volait. Quant à la grande Clémence,elle en était, depuis le matin, à sa trente-cinquième chemise d’homme.

– Toujours du vin, jamais de casse-poitrine ! dit tout d’un coup lezingueur, qui éprouva le besoin de faire cette déclaration. Le casse-poitrineme fait du mal n’en faut pas !

Clémence prenait un fer à la mécanique, avec sa poignée de cuir garnie detôle, et l’approchait de sa joue, pour s’assurer s’il était assez chaud. Elle lefrotta sur son carreau, l’essuya sur un linge pendu à sa ceinture, et attaqua satrente-cinquième chemise, en repassant d’abord l’empiècement et les deuxmanches.

– Bah ! monsieur Coupeau, dit-elle, au bout d’une minute, un petit verrede cric, ce n’est pas mauvais. Moi, ça me donne du chien… Puis, vous

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savez, plus vite on est tortillé, plus c’est drôle. Oh ! je ne me monte pas lebourrichon, je sais que je ne ferai pas de vieux os.

– Êtes-vous tannante avec vos idées d’enterrement ! interrompit madamePutois, qui n’aimait pas les conversations tristes.

Coupeau s’était levé, et se fâchait, en croyant qu’on l’accusait d’avoirbu de l’eau-de-vie. Il le jurait sur sa tête, sur celles de sa femme et de sonenfant, il n’avait pas une goutte d’eau-de-vie dans le corps. Et il s’approchaitde Clémence, lui soufflant dans la figure pour qu’elle le sentît. Puis, quand ileut le nez sur ses épaules nues, il se mit à ricaner. Il voulait voir. Clémence,après avoir plié le dos de la chemise et donné un coup de fer des deux côtés,en était aux poignets et au col. Mais, comme il se poussait toujours contreelle, il lui fit faire un faux pli ; et elle dut prendre la brosse, au bord del’assiette creuse, pour lisser l’amidon.

– Madame ! dit-elle, empêchez-le donc d’être comme ça après moi !– Laisse-la, tu n’es pas raisonnable, déclara tranquillement Gervaise.

Nous sommes pressées, entends-tu ?Elles étaient pressées, eh bien ! quoi ? ce n’était pas sa faute. Il ne faisait

rien de mal. Il ne touchait pas, il regardait seulement. Est-ce qu’il n’était pluspermis de regarder les belles choses que le bon Dieu a faites ? Elle avait toutde même de sacrés ailerons, cette dessalée de Clémence ! Elle pouvait semontrer pour deux sous et laisser tâter, personne ne regretterait son argent.L’ouvrière, cependant, ne se défendait plus, riait de ces compliments toutcrus d’homme en ribotte. Et elle en venait à plaisanter avec lui. Il la blaguaitsur les chemises d’homme. Alors, elle était toujours dans les chemisesd’homme. Mais oui ? elle vivait là- dedans. Ah ! Dieu de Dieu ! elle lesconnaissait joliment, elle savait comment c’était fait. Il lui en avait passé parles mains, et des centaines, et des centaines ! Tous les blonds et tous les brunsdu quartier portaient de son ouvrage sur le corps. Pourtant, elle continuait,les épaules secouées de son rire ; elle avait marqué cinq grands plis à platdans le dos, en introduisant le fer par l’ouverture du plastron ; elle rabattaitle pan de devant et le plissait également à larges coups.

– Ça, c’est la bannière ! dit-elle en riant plus fort.Ce louchon d’Augustine éclata, tant le mot lui parut drôle. On la gronda.

En voilà une morveuse qui riait des mots qu’elle ne devait pas comprendre !Clémence lui passa son fer ; l’apprentie finissait les fers sur ses torchons etsur ses bas, quand ils n’étaient plus assez chauds pour les pièces amidonnées.Mais elle empoigna celui-là si maladroitement, qu’elle se fit une manchette,une longue brûlure au poignet. Et elle sanglota, elle accusa Clémence del’avoir brûlée exprès. L’ouvrière, qui était allée chercher un fer très chaudpour le devant de la chemise, la consola tout de suite en la menaçant de luirepasser les deux oreilles, si elle continuait. Cependant, elle avait fourré une

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laine sous le plastron, elle poussait lentement le fer, laissant à l’amidon letemps de ressortir et de sécher. Le devant de chemise prenait une raideur etun luisant de papier fort.

– Sacré mâtin ! jura Coupeau, qui piétinait derrière elle, avec uneobstination d’ivrogne.

Il se haussait, riant d’un rire de poulie mal graissée. Clémence, appuyéefortement sur l’établi, les poignets retournés, les coudes en l’air et écartés,pliait le cou, dans un effort ; et toute sa chair nue avait un gonflement, sesépaules remontaient avec le jeu lent des muscles mettant des battementssous la peau fine, la gorge s’enflait, moite de sueur, dans l’ombre rose de lachemise béante. Alors, il envoya les mains, il voulut toucher.

– Madame ! madame ! cria Clémence, faites-le tenir tranquille, à la fin !… Je m’en vais, si ça continue. Je ne veux pas être insultée.

Gervaise venait de poser le bonnet de madame Boche sur un champignongarni d’un linge, et en tuyautait les dentelles, minutieusement, au petit fer.Elle leva les yeux juste au moment où le zingueur envoyait encore les mains,fouillant dans la chemise.

– Décidément, Coupeau, tu n’es pas raisonnable, dit-elle d’un aird’ennui, comme si elle avait grondé un enfant s’entêtant à manger desconfitures sans pain. Tu vas venir te coucher.

– Oui, allez vous coucher, monsieur Coupeau, ça vaudra mieux, déclaramadame Putois.

– Ah bien ! bégaya-t-il sans cesser de ricaner, vous êtes encore jolimenttoc !… On ne peut plus rigoler, alors ? Les femmes, ça me connaît, je neleur ai jamais rien cassé. On pince une dame, n’est-ce pas ? mais on ne vapas plus loin ; on honore simplement le sexe… Et puis, quand on étale samarchandise, c’est pour qu’on fasse son choix, pas vrai ? Pourquoi la grandeblonde montre-t-elle tout ce qu’elle a ? Non, ce n’est pas propre…

Et, se tournant vers Clémence :– Tu sais, ma biche, tu as tort de faire ta poire… Si c’est parce qu’il y

a du monde…Mais il ne put continuer. Gervaise, sans violence, l’empoignait d’une

main et lui posait l’autre main sur la bouche. Il se débattit, par manière deblague, pendant qu’elle le poussait au fond de la boutique, vers la chambre.Il dégagea sa bouche, il dit qu’il voulait bien se coucher, mais que la grandeblonde allait venir lui chauffer les petons. Puis, on entendit Gervaise luiôter ses souliers. Elle le déshabillait, en le bourrant un peu, maternellement.Lorsqu’elle tira sur sa culotte, il creva de rire, s’abandonnant, renversé,vautré au beau milieu du lit ; et il gigotait, il racontait qu’elle lui faisait deschatouilles. Enfin, elle l’emmaillota avec soin, comme un enfant. Était-ilbien, au moins ? Mais il ne répondit pas, il cria à Clémence :

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– Dis donc, ma biche, j’y suis, je t’attends.Quand Gervaise retourna dans la boutique, ce louchon d’Augustine

recevait décidément une claque de Clémence. C’était venu à propos d’un fersale, trouvé sur la mécanique par madame Putois ; celle-ci, ne se méfiantpas, avait noirci toute une camisole ; et comme Clémence, pour se défendrede ne pas avoir nettoyé son fer, accusait Augustine, jurait ses grands dieuxque le fer n’était pas à elle, malgré la plaque d’amidon brûlé restée dessous,l’apprentie lui avait craché sur la robe, sans se cacher, par devant, outréed’une pareille injustice. De là, une calotte soignée. Le louchon rentra seslarmes, nettoya le fer, en le grattant, puis en l’essuyant, après l’avoir frottéavec un bout de bougie ; mais, chaque fois qu’elle devait passer derrièreClémence, elle gardait de la salive, elle crachait, riant en dedans, quand çadégoulinait le long de la jupe.

Gervaise se remit à tuyauter les dentelles du bonnet. Et, dans le calmebrusque qui se fit, on distingua, au fond de l’arrière-boutique, la voix épaissede Coupeau. Il restait bon enfant, il riait tout seul, en lâchant des bouts dephrases.

– Est-elle bête, ma femme !… Est-elle bête de me coucher !… Hein !c’est trop bête, en plein midi, quand on n’a pas dodo !

Mais, tout d’un coup, il ronfla. Alors, Gervaise eut un soupir desoulagement, heureuse de le savoir enfin en repos, cuvant sa soulographiesur deux bons matelas. Et elle parla dans le silence, d’une voix lenteet continue, sans quitter des yeux le petit fer à tuyauter, qu’elle maniaitvivement.

– Que voulez-vous ? il n’a pas sa raison, on ne peut pas se fâcher. Quandje le bousculerais, ça n’avancerait à rien. J’aime mieux dire comme lui et lecoucher ; au moins, c’est fini tout de suite et je suis tranquille… Puis, il n’estpas méchant, il m’aime bien. Vous avez vu tout à l’heure, il se serait faithacher pour m’embrasser. C’est encore très gentil, ça ; car il y en a joliment,lorsqu’ils ont bu, qui vont voir les femmes… Lui, rentre tout droit ici. Ilplaisante bien avec les ouvrières, mais ça ne va pas plus loin. Entendez-vous,Clémence, il ne faut pas vous blesser. Vous savez ce que c’est, un hommesoûl ; ça tuerait père et mère, et ça ne s’en souviendrait seulement pas…Oh ! je lui pardonne de bon cœur. Il est comme tous les autres, pardi !

Elle disait ces choses mollement, sans passion, habituée déjà aux bordéesde Coupeau, raisonnant encore ses complaisances pour lui, mais ne voyantdéjà plus de mal à ce qu’il pinçât, chez elle, les hanches des filles. Quandelle se tut, le silence retomba, ne fut plus troublé. Madame Putois, à chaquepièce qu’elle prenait, tirait la corbeille, enfoncée sous la tenture de cretonnequi garnissait l’établi ; puis, la pièce repassée, elle haussait ses petitsbras et la posait sur une étagère. Clémence achevait de plisser au fer sa

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trente-cinquième chemise d’homme. L’ouvrage débordait ; on avait calculéqu’il faudrait veiller jusqu’à onze heures, en se dépêchant. Tout l’atelier,maintenant, n’ayant plus de distraction, bûchait ferme, tapait dur. Les brasnus allaient, venaient, éclairaient de leurs taches roses la blancheur deslinges. On avait encore empli de coke la mécanique, et comme le soleil,glissant entre les draps, frappait en plein sur le fourneau, on voyait la grossechaleur monter dans le rayon, une flamme invisible dont le frisson secouaitl’air. L’étouffement devenait tel, sous les jupes et les nappes séchant auplafond, que ce louchon d’Augustine, à bout de salive, laissait passer uncoin de langue au bord des lèvres. Ça sentait la fonte surchauffée, l’eaud’amidon aigrie, le roussi des fers, une fadeur tiède de baignoire où les quatreouvrières, se démanchant les épaules, mettaient l’odeur plus rude de leurschignons et de leurs nuques trempées ; tandis que le bouquet de grands lis,dans l’eau verdie de son bocal, se fanait, en exhalant un parfum très pur, trèsfort. Et, par moments, au milieu du bruit des fers et du tisonnier grattant lamécanique, un ronflement de Coupeau roulait, avec la régularité d’un tic-tac énorme d’horloge, réglant la grosse besogne de l’atelier.

Les lendemains de culotte, le zingueur avait mal aux cheveux, un mal auxcheveux terrible qui le tenait tout le jour les crins défrisés, le bec empesté,la margoulette enflée et de travers. Il se levait tard, secouait ses puces surles huit heures seulement ; et il crachait, traînaillait dans la boutique, nese décidait pas à partir pour le chantier. La journée était encore perdue. Lematin, il se plaignait d’avoir des guibolles de coton, il s’appelait trop bêtede gueuletonner comme ça, puisque ça vous démantibulait le tempérament.Aussi, on rencontrait un tas de gouapes, qui ne voulaient pas vous lâcherle coude ; on gobelottait malgré soi, on se trouvait dans toutes sortes defourbis, on finissait par se laisser pincer, et raide ! Ah ! fichtre non ! ça nelui arriverait plus ; il n’entendait pas laisser ses bottes chez le mastroquet,à la fleur de l’âge. Mais, après le déjeuner, il se requinquait, poussant deshum ! hum ! pour se prouver qu’il avait encore un bon creux. Il commençaità nier la noce de la veille, un peu d’allumage peut-être. On n’en faisait plusde comme lui, solide au poste, une poigne du diable, buvant tout ce qu’ilvoulait sans cligner un œil. Alors, l’après-midi entière, il flânochait dansle quartier. Quand il avait bien embêté les ouvrières, sa femme lui donnaitvingt sous pour qu’il débarrassât le plancher. Il filait, il allait acheter sontabac à la Petite Civette, rue des Poissonniers, où il prenait généralementune prune, lorsqu’il rencontrait un ami. Puis, il achevait de casser la pièce devingt sous chez François, au coin de la rue de la Goutte-d’Or, où il y avait unjoli vin, tout jeune, chatouillant le gosier. C’était un mannezingue de l’ancienjeu, une boutique noire, sous un plafond bas, avec une salle enfumée, àcôté, dans laquelle on vendait de la soupe. Et il restait là jusqu’au soir, à

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jouer des canons au tourniquet ; il avait l’œil chez François, qui promettaitformellement de ne jamais présenter la note à la bourgeoise. N’est-ce pas ?il fallait bien se rincer un peu la dalle, pour la débarrasser des crasses dela veille. Un verre de vin en pousse un autre. Lui, d’ailleurs, toujours bonzigue, ne donnant pas une chiquenaude au sexe, aimant la rigolade, bien sûr,et se piquant le nez à son tour, mais gentiment, plein de mépris pour cessaloperies d’hommes tombés dans l’alcool, qu’on ne voit pas dessoûler ! Ilrentrait gai et galant comme un pinson.

– Est-ce que ton amoureux est venu ? demandait-il parfois à Gervaisepour la taquiner. On ne l’aperçoit plus, il faudra que j’aille le chercher.

L’amoureux, c’était Goujet. Il évitait, en effet, de venir trop souvent, parpeur de gêner et de faire causer. Pourtant, il saisissait les prétextes, apportaitle linge, passait vingt fois sur le trottoir. Il y avait un coin dans la boutique, aufond, où il aimait rester des heures, assis sans bouger, fumant sa courte pipe.Le soir, après son dîner, une fois tous les dix jours, il se risquait, s’installait ;et il n’était guère causeur, la bouche cousue, les yeux sur Gervaise, ôtantseulement sa pipe de la bouche pour rire de tout ce qu’elle disait. Quandl’atelier veillait le samedi, il s’oubliait, paraissait s’amuser là plus que s’ilétait allé au spectacle. Des fois, les ouvrières repassaient jusqu’à trois heuresdu matin. Une lampe pendait du plafond, à un fil de fer ; l’abat-jour jetaitun grand rond de clarté vive, dans lequel les linges prenaient des blancheursmolles de neige. L’apprentie mettait les volets de la boutique ; mais, commeles nuits de juillet étaient brûlantes, on laissait la porte ouverte sur la rue. Et,à mesure que l’heure avançait, les ouvrières se dégrafaient, pour être à l’aise.Elles avaient une peau fine, toute dorée dans le coup de lumière de la lampe,Gervaise surtout, devenue grasse, les épaules blondes, luisantes comme unesoie, avec un pli de bébé au cou, dont il aurait dessiné de souvenir la petitefossette, tant il le connaissait. Alors, il était pris par la grosse chaleur de lamécanique, par l’odeur des linges fumant sous les fers ; et il glissait à unléger étourdissement, la pensée ralentie, les yeux occupés de ces femmesqui se hâtaient, balançant leurs bras nus, passant la nuit à endimancher lequartier. Autour de la boutique, les maisons voisines s’endormaient, le grandsilence du sommeil tombait lentement. Minuit sonnait, puis une heure, puisdeux heures. Les voitures, les passants s’en étaient allés. Maintenant, dansla rue déserte et noire, la porte envoyait seule une raie de jour, pareille àun bout d’étoffe jaune déroulé à terre. Par moments, un pas sonnait au loin,un homme approchait ; et, lorsqu’il traversait la raie de jour, il allongeait latête, surpris des coups de fer qu’il entendait, emportant la vision rapide desouvrières dépoitraillées, dans une buée rousse.

Goujet, voyant Gervaise embarrassée d’Étienne et voulant le sauver descoups de pied au derrière de Coupeau, l’avait embauché pour tirer le soufflet,

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à sa fabrique de boulons. L’état de cloutier, s’il n’avait rien de flatteur enlui-même, à cause de la saleté de la forge et de l’embêtement de toujourstaper sur les mêmes morceaux de fer, était un riche état, où l’on gagnait desdix et des douze francs par jour. Le petit, alors âgé de douze ans, pourraits’y mettre bientôt, si le métier lui allait. Et Étienne était ainsi devenu unlien de plus entre la blanchisseuse et le forgeron. Celui-ci ramenait l’enfant,donnait des nouvelles de sa bonne conduite. Tout le monde disait en riantà Gervaise que Goujet avait un béguin pour elle. Elle le savait bien, ellerougissait comme une jeune fille, avec une fleur de pudeur qui lui mettaitaux joues des tons vifs de pomme d’api. Ah ! le pauvre cher garçon, il n’étaitpas gênant ! Jamais il ne lui avait parlé de ça ; jamais un geste sale, jamaisun mot polisson. On n’en rencontrait pas beaucoup de cette honnête pâte.Et, sans vouloir l’avouer, elle goûtait une grande joie à être aimée ainsi,pareillement à une sainte vierge. Quand il lui arrivait quelque ennui sérieux,elle songeait au forgeron ; ça la consolait. Ensemble, s’ils restaient seuls, ilsn’étaient pas gênés du tout ; ils se regardaient avec des sourires, bien en face,sans se raconter ce qu’ils éprouvaient. C’était une tendresse raisonnable,ne songeant pas aux vilaines choses, parce qu’il vaut encore mieux gardersa tranquillité, quand on peut s’arranger pour être heureux, tout en restanttranquille.

Cependant, Nana, vers la fin de l’été, bouleversa la maison. Elle avait sixans, elle s’annonçait comme une vaurienne finie. Sa mère la menait chaquematin, pour ne pas la rencontrer toujours sous ses pieds, dans une petitepension de la rue Polonceau, chez mademoiselle Josse. Elle y attachait parderrière les robes de ses camarades ; elle emplissait de cendre la tabatièrede la maîtresse, trouvait des inventions moins propres encore, qu’on nepouvait pas raconter. Deux fois, mademoiselle Josse la mit à la porte, puisla reprit, pour ne pas perdre les six francs, chaque mois. Dès la sortie dela classe, Nana se vengeait d’avoir été enfermée, en faisant une vie d’enfersous le porche et dans la cour, où les repasseuses, les oreilles cassées, luidisaient d’aller jouer. Elle retrouvait là Pauline, la fille des Boche, et lefils de l’ancienne patronne de Gervaise, Victor, un grand dadais de dixans, qui adorait galopiner en compagnie des toutes petites filles. MadameFauconnier, qui ne s’était pas fâchée avec les Coupeau, envoyait elle-mêmeson fils. D’ailleurs, dans la maison, il y avait un pullulement extraordinairede mioches, des volées d’enfants qui dégringolaient les quatre escaliers àtoutes les heures du jour, et s’abattaient sur le pavé, comme des bandesde moineaux criards et pillards. Madame Gaudron, à elle seule, en lâchaitneuf, des blonds, des bruns, mal peignés, mal mouchés, avec des culottesjusqu’aux yeux, des bas tombés sur les souliers, des vestes fendues, montrantleur peau blanche sous la crasse. Une autre femme, une porteuse de pain, au

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cinquième, en lâchait sept. Il en sortait des tapées de toutes les chambres. Et,dans ce grouillement de vermines aux museaux roses, débarbouillés chaquefois qu’il pleuvait, on en voyait de grands, l’air ficelle, de gros, ventrus déjàcomme des hommes, de petits, petits, échappés du berceau, mal d’aplombencore, tout bêtes, marchant à quatre pattes quand ils voulaient courir. Nanarégnait sur ce tas de crapauds ; elle faisait sa mademoiselle jordonne avecdes filles deux fois plus grandes qu’elle, et daignait seulement abandonnerun peu de son pouvoir à Pauline et à Victor, des confidents intimes quiappuyaient ses volontés. Cette fichue gamine parlait sans cesse de jouer à lamaman, déshabillait les plus petits pour les rhabiller, voulait visiter les autrespartout, les tripotait, exerçait un despotisme fantasque de grande personneayant du vice. C’était, sous sa conduite, des jeux à se faire gifler. La bandepataugeait dans les eaux de couleur de la teinturerie, sortait de là les jambesteintes en bleu ou en rouge, jusqu’aux genoux ; puis, elle s’envolait chezle serrurier, où elle chipait des clous et de la limaille, et repartait pour allers’abattre au milieu des copeaux du menuisier, des tas de copeaux énormes,amusants tout plein, dans lesquels on se roulait en montrant son derrière.La cour lui appartenait, retentissait du tapage des petits souliers se culbutantà la débandade, du cri perçant des voix qui s’enflaient chaque fois quela bande reprenait son vol. Certains jours même, la cour ne suffisait pas.Alors, la bande se jetait dans les caves, remontait, grimpait le long d’unescalier, enfilait un corridor, redescendait, reprenait un escalier, suivait unautre corridor, et cela sans se lasser, pendant des heures, gueulant toujours,ébranlant la maison géante d’un galop de bêtes nuisibles lâchées au fond detous les coins.

– Sont-ils indignes, ces crapules-là ! criait madame Boche. Vraiment, ilfaut que les gens aient bien peu de chose à faire, pour faire tant d’enfants…Et ça se plaint encore de n’avoir pas de pain !

Boche disait que les enfants poussaient sur la misère comme deschampignons sur le fumier. La portière criait toute la journée, les menaçaitde son balai. Elle finit par fermer la porte des caves, parce qu’elle appritpar Pauline, à laquelle elle allongea une paire de calottes, que Nana avaitimaginé de jouer au médecin, là-bas, dans l’obscurité ; cette vicieuse donnaitdes remèdes aux autres, avec des bâtons.

Or, une après-midi, il y eut une scène affreuse. Ça devait arriver,d’ailleurs. Nana s’avisa d’un petit jeu bien drôle. Elle avait volé, devantla loge, un sabot à madame Boche. Elle l’attacha avec une ficelle, se mità le traîner, comme une voiture. De son côté, Victor eut l’idée d’emplir lesabot de pelures de pomme. Alors, un cortège s’organisa. Nana marchaitla première, tirant le sabot. Pauline et Victor s’avançaient à sa droite et àsa gauche. Puis, toute la flopée des mioches suivait en ordre, les grands

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d’abord, les petits ensuite, se bousculant ; un bébé en jupe, haut commeune botte, portant sur l’oreille un bourrelet défoncé, venait le dernier. Et lecortège chantait quelque chose de triste, des oh ! et des ah ! Nana avait ditqu’on allait jouer à l’enterrement ; les pelures de pomme, c’était le mort.Quand on eut fait le tour de la cour, on recommença. On trouvait ça jolimentamusant.

– Qu’est-ce qu’ils font donc ? murmura madame Boche, qui sortit de laloge pour voir, toujours méfiante et aux aguets.

Et lorsqu’elle eut compris :– Mais c’est mon sabot ! cria-t-elle furieuse. Ah ! les gredins !Elle distribua des taloches, souffleta Nana sur les deux joues, flanqua

un coup de pied à Pauline, cette grande dinde qui laissait prendre le sabotde sa mère. Justement, Gervaise emplissait un seau, à la fontaine. Quandelle aperçut Nana le nez en sang, étranglée de sanglots, elle faillit sauterau chignon de la concierge. Est-ce qu’on tapait sur un enfant commesur un bœuf ? Il fallait manquer de cœur, être la dernière des dernières.Naturellement, madame Boche répliqua. Lorsqu’on avait une saloperie defille pareille, on la tenait sous clef. Enfin, Boche lui-même parut sur leseuil de la loge, pour crier à sa femme de rentrer et de ne pas avoir tantd’explications avec de la saleté. Ce fut une brouille complète.

À la vérité, ça n’allait plus du tout bien entre les Boche et les Coupeaudepuis un mois. Gervaise, très donnante de sa nature, lâchait à chaqueinstant des litres de vin, des tasses de bouillon, des oranges, des parts degâteau. Un soir, elle avait porté à la loge un fond de saladier, de la barbede capucin avec de la betterave, sachant que la concierge aurait fait desbassesses pour la salade. Mais, le lendemain, elle devint toute blanche enentendant mademoiselle Remanjou raconter comment madame Boche avaitjeté la barbe de capucin devant du monde, d’un air dégoûté, sous prétexteque, Dieu merci ! elle n’en était pas encore réduite à se nourrir de chosesoù les autres avaient pataugé. Et, dès lors, Gervaise coupa net à tous lescadeaux : plus de litres de vin, plus de tasses de bouillon, plus d’oranges, plusde parts de gâteau, plus rien. Il fallait voir le nez des Boche ! Ça leur semblaitcomme un vol que les Coupeau leur faisaient. Gervaise comprenait sa faute ;car, enfin, si elle n’avait point eu la bêtise de tant leur fourrer, ils n’auraientpas pris de mauvaises habitudes et seraient restés gentils. Maintenant, laconcierge disait d’elle pis que pendre. Au terme d’octobre, elle fit des ragotsà n’en plus finir au propriétaire, M. Marescot, parce que la blanchisseuse,qui mangeait son saint frusquin en gueulardises, se trouvait en retard d’unjour pour son loyer ; et même M. Marescot, pas très poli non plus celui-là,entra dans la boutique, le chapeau sur la tête, demandant son argent, qu’onlui allongea tout de suite d’ailleurs. Naturellement, les Boche avaient tendu

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la main aux Lorilleux. C’était à présent avec les Lorilleux qu’on godaillaitdans la loge, au milieu des attendrissements de la réconciliation. Jamais onne se serait fâché sans cette Banban, qui aurait fait battre des montagnes.Ah ! les Boche la connaissaient à cette heure, ils comprenaient combien lesLorilleux devaient souffrir. Et, quand elle passait, tous affectaient de ricaner,sous la porte.

Gervaise pourtant monta un jour chez les Lorilleux. Il s’agissait demaman Coupeau, qui avait alors soixante-sept ans. Les yeux de mamanCoupeau étaient complètement perdus. Ses jambes non plus n’allaient pasdu tout. Elle venait de renoncer à son dernier ménage par force, et menaçaitde crever de faim, si on ne la secourait pas. Gervaise trouvait honteux qu’unefemme de cet âge, ayant trois enfants, fût ainsi abandonnée du ciel et dela terre. Et comme Coupeau refusait de parler aux Lorilleux, en disant àGervaise qu’elle pouvait bien monter, elle, celle-ci monta sous le coup d’uneindignation, dont tout son cœur était gonflé.

En haut, elle entra sans frapper, comme une tempête. Rien n’était changédepuis le soir où les Lorilleux, pour la première fois, lui avaient fait unaccueil si peu engageant. Le même lambeau de laine déteinte séparait lachambre de l’atelier, un logement en coup de fusil qui semblait bâti pourune anguille. Au fond, Lorilleux, penché sur son établi, pinçait un à un lesmaillons d’un bout de colonne, tandis que madame Lorilleux tirait un fil d’orà la filière, debout devant l’étau. La petite forge, sous le plein jour, avait unreflet rose.

– Oui, c’est moi ! dit Gervaise. Ça vous étonne, parce que nous sommesà couteaux tirés ? Mais je ne viens pas pour moi ni pour vous, vous pensezbien… C’est pour maman Coupeau que je viens. Oui, je viens voir si nousla laisserons attendre un morceau de pain de la charité des autres.

– Ah bien ! en voilà une entrée ! murmura madame Lorilleux. Il fautavoir un fier toupet.

Et elle tourna le dos, elle se remit à tirer son fil d’or, en affectant d’ignorerla présence de sa belle-sœur. Mais Lorilleux avait levé sa face blême, criant :

– Qu’est-ce que vous dites ?Puis, comme il avait parfaitement entendu, il continua :– Encore des potins, n’est-ce pas ? Elle est gentille, maman Coupeau,

de pleurer misère partout !… Avant-hier, pourtant, elle a mangé ici. Nousfaisons ce que nous pouvons, nous autres. Nous n’avons pas le Pérou…Seulement, si elle va bavarder chez les autres, elle peut y rester, parce quenous n’aimons pas les espions.

Il reprit le bout de chaîne, tourna le dos à son tour, en ajoutant commeà regret :

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– Quand tout le monde donnera cent sous par mois, nous donnerons centsous.

Gervaise s’était calmée, toute refroidie par les figures en coin de ruedes Lorilleux. Elle n’avait jamais mis les pieds chez eux sans éprouver unmalaise. Les yeux à terre, sur les losanges de la claie de bois, où tombaientles déchets d’or, elle s’expliquait maintenant d’un air raisonnable. MamanCoupeau avait trois enfants ; si chacun donnait cent sous, ça ne ferait quequinze francs, et vraiment ce n’était pas assez, on ne pouvait pas vivreavec ça ; il fallait au moins tripler la somme. Mais Lorilleux se récriait. Oùvoulait-on qu’il volât quinze francs par mois ? Les gens étaient drôles, onle croyait riche parce qu’il avait de l’or chez lui. Puis, il tapait sur mamanCoupeau : elle ne voulait pas se passer de café le matin, elle buvait lagoutte, elle montrait les exigences d’une personne qui aurait eu de la fortune.Parbleu ! tout le monde aimait ses aises ; mais, n’est-ce pas ? quand onn’avait pas su mettre un sou de côté, on faisait comme les camarades, on seserrait le ventre. D’ailleurs, maman Coupeau n’était pas d’un âge à ne plustravailler ; elle y voyait encore joliment clair quand il s’agissait de piquerun bon morceau au fond du plat ; enfin, c’était une vieille rouée, elle rêvaitde se dorloter. Même s’il en avait eu les moyens, il aurait cru mal agir enentretenant quelqu’un dans la paresse.

Cependant, Gervaise restait conciliante, discutait paisiblement cesmauvaises raisons. Elle tâchait d’attendrir les Lorilleux. Mais le mari finitpar ne plus lui répondre. La femme maintenant était devant la forge, entrain de dérocher un bout de chaîne, dans la petite casserole de cuivre àlong manche, pleine d’eau seconde. Elle affectait toujours de tourner ledos, comme à cent lieues. Et Gervaise parlait encore, les regardant s’entêterau travail, au milieu de la poussière noire de l’atelier, le corps déjeté, lesvêtements rapiécés et graisseux, devenus d’une dureté abêtie de vieux outils,dans leur besogne étroite de machine. Alors, brusquement, la colère remontaà sa gorge, elle cria :

– C’est ça, j’aime mieux ça, gardez votre argent !… Je prends mamanCoupeau, entendez-vous ! J’ai ramassé un chat l’autre soir, je peux bienramasser votre mère. Et elle ne manquera de rien, et elle aura son café et sagoutte !… Mon Dieu ! quelle sale famille !

Madame Lorilleux, du coup, s’était retournée. Elle brandissait lacasserole, comme si elle allait jeter l’eau seconde à la figure de sa belle-sœur. Elle bredouillait :

– Fichez le camp, ou je fais un malheur !… Et ne comptez pas sur lescent sous, parce que je ne donnerai pas un radis ! non, pas un radis !… Ahbien ! oui, cent sous ! Maman vous servirait de domestique, et vous vousgobergeriez avec mes cent sous ! Si elle va chez vous, dites-lui ça, elle peut

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crever, je ne lui enverrai pas un verre d’eau… Allons, houp ! débarrassezle plancher !

– Quel monstre de femme ! dit Gervaise en refermant la porte avecviolence.

Dès le lendemain, elle prit maman Coupeau chez elle. Elle mit son litdans le grand cabinet où couchait Nana, et qui recevait le jour par unelucarne ronde, près du plafond. Le déménagement ne fut pas long, carmaman Coupeau, pour tout mobilier, avait ce lit, une vieille armoire de noyerqu’on plaça dans la chambre au linge sale, une table et deux chaises ; onvendit la table, on fit rempailler les deux chaises. Et la vieille femme, le soirmême de son installation, donnait un coup de balai, lavait la vaisselle, enfinse rendait utile, bien contente de se tirer d’affaire. Les Lorilleux rageaientà crever, d’autant plus que madame Lerat venait de se remettre avec lesCoupeau. Un beau jour, les deux sœurs, la fleuriste et la chaîniste, avaientéchangé des torgnoles, au sujet de Gervaise ; la première s’était risquée àapprouver la conduite de celle-ci, vis-à-vis de leur mère ; puis, par un besoinde taquinerie, voyant l’autre exaspérée, elle en était arrivée à trouver lesyeux de la blanchisseuse magnifiques, des yeux auxquels on aurait allumédes bouts de papier ; et là-dessus toutes deux, après s’être giflées, avaientjuré de ne plus se revoir. Maintenant, madame Lerat passait ses soiréesdans la boutique, où elle s’amusait en dedans des cochonneries de la grandeClémence.

Trois années se passèrent. On se fâcha et on se raccommoda encoreplusieurs fois. Gervaise se moquait pas mal des Lorilleux, des Boche et detous ceux qui ne disaient point comme elle. S’ils n’étaient pas contents,n’est-ce pas ? ils pouvaient aller s’asseoir. Elle gagnait ce qu’elle voulait,c’était le principal. Dans le quartier, on avait fini par avoir pour ellebeaucoup de considération, parce que, en somme, on ne trouvait pas desmasses de pratiques aussi bonnes, payant recta, pas chipoteuse, pas râleuse.Elle prenait son pain chez madame Coudeloup, rue des Poissonniers, saviande chez le gros Charles, un boucher de la rue Polonceau, son épicerie,chez Lehongre, rue de la Goutte-d’Or, presque en face de sa boutique.François, le marchand de vin du coin de la rue, lui apportait son vin parpaniers de cinquante litres. Le voisin Vigouroux, dont la femme devait avoirles hanches bleues, tant les hommes la pinçaient, lui vendait son coke auprix de la Compagnie du gaz. Et, l’on pouvait le dire, ses fournisseurs laservaient en conscience, sachant bien qu’il y avait tout à gagner avec elle, ense montrant gentil. Aussi, quand elle sortait dans le quartier, en savates et encheveux, recevait-elle des bonjours de tous les côtés ; elle restait là chez elle,les rues voisines étaient comme les dépendances naturelles de son logement,ouvert de plain-pied sur le trottoir. Il lui arrivait maintenant de faire traîner

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une commission, heureuse d’être dehors, au milieu de ses connaissances.Les jours où elle n’avait pas le temps de mettre quelque chose au feu, elleallait chercher des portions, elle bavardait chez le traiteur, qui occupait laboutique de l’autre côté de la maison, une vaste salle avec de grands vitragespoussiéreux, à travers la saleté desquels on apercevait le jour terni de la cour,au fond. Ou bien, elle s’arrêtait et causait, les mains chargées d’assiettes etde bols, devant quelque fenêtre du rez-de-chaussée, un intérieur de savetierentrevu, le lit défait, le plancher encombré de loques, de deux berceauxéclopés et de la terrine à la poix pleine d’eau noire. Mais le voisin qu’ellerespectait le plus était encore, en face, l’horloger, le monsieur en redingote,l’air propre, fouillant continuellement des montres avec des outils mignons ;et souvent elle traversait la rue pour le saluer, riant d’aise à regarder, dansla boutique étroite comme une armoire, la gaieté des petits coucous dont lesbalanciers se dépêchaient, battant l’heure à contretemps, tous à la fois.

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VI

Une après-midi d’automne, Gervaise, qui venait de reporter du linge chezune pratique, rue des Portes-Blanches, se trouva dans le bas de la rue desPoissonniers comme le jour tombait. Il avait plu le matin, le temps était trèsdoux, une odeur s’exhalait du pavé gras ; et la blanchisseuse, embarrasséede son grand panier, étouffait un peu, la marche ralentie, le corps abandonné,remontant la rue avec la vague préoccupation d’un désir sensuel, grandidans sa lassitude. Elle aurait volontiers mangé quelque chose de bon. Alors,en levant les yeux, elle aperçut la plaque de la rue Marcadet, elle eut toutd’un coup l’idée d’aller voir Goujet à sa forge. Vingt fois, il lui avait ditde pousser une pointe, un jour qu’elle serait curieuse de regarder travaillerle fer. D’ailleurs, devant les autres ouvriers, elle demanderait Étienne, ellesemblerait s’être décidée à entrer uniquement pour le petit.

La fabrique de boulons et de rivets devait se trouver par là, dans cebout de la rue Marcadet, elle ne savait pas bien où ; d’autant plus que lesnuméros manquaient souvent, le long des masures espacées par des terrainsvagues. C’était une rue où elle n’aurait pas demeuré pour tout l’or du monde,une rue large, sale, noire de la poussière de charbon des manufacturesvoisines, avec des pavés défoncés et des ornières, dans lesquelles des flaquesd’eau croupissaient. Aux deux bords, il y avait un défilé de hangars, degrands ateliers vitrés, de constructions grises, comme inachevées, montrantleurs briques et leurs charpentes, une débandade de maçonneries branlantes,coupées par des trouées sur la campagne, flanquées de garnis borgnes etde gargotes louches. Elle se rappelait seulement que la fabrique était prèsd’un magasin de chiffons et de ferraille, une sorte de cloaque ouvert à ras deterre, où dormaient pour des centaines de mille francs de marchandises, à ceque racontait Goujet. Et elle cherchait à s’orienter, au milieu du tapage desusines : de minces tuyaux, sur les toits, soufflaient violemment des jets devapeur ; une scierie mécanique avait des grincements réguliers, pareils à debrusques déchirures dans une pièce de calicot ; des manufactures de boutonssecouaient le sol du roulement et du tic tac de leurs machines. Comme elleregardait vers Montmartre, indécise, ne sachant pas si elle devait pousserplus loin, un coup de vent rabattit la suie d’une haute cheminée, empesta larue ; et elle fermait les yeux, suffoquée, lorsqu’elle entendit un bruit cadencéde marteaux : elle était, sans le savoir, juste en face de la fabrique, ce qu’ellereconnut au trou plein de chiffons, à côté.

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Cependant, elle hésita encore, ne sachant par où entrer. Une palissadecrevée ouvrait un passage qui semblait s’enfoncer au milieu des plâtrasd’un chantier de démolitions. Comme une mare d’eau bourbeuse barrait lechemin, on avait jeté deux planches en travers. Elle finit par se risquer surles planches, tourna à gauche, se trouva perdue dans une étrange forêt devieilles charrettes renversées les brancards en l’air, de masures en ruinesdont les carcasses de poutres restaient debout. Au fond, trouant la nuit salied’un reste de jour, un feu rouge luisait. Le bruit des marteaux avait cessé.Elle s’avançait prudemment, marchant vers la lueur, lorsqu’un ouvrier passaprès d’elle, la figure noire de charbon, embroussaillée d’une barbe de bouc,avec un regard oblique de ses yeux pâles.

– Monsieur, demanda-t-elle, c’est ici, n’est-ce pas, que travaille un enfantdu nom d’Étienne… C’est mon garçon.

– Étienne, Étienne, répétait l’ouvrier qui se dandinait, la voix enrouée ;Étienne, non, connais pas.

La bouche ouverte, il exhalait cette odeur d’alcool des vieux tonneauxd’eau-de-vie, dont on a enlevé la bonde. Et, comme cette rencontre d’unefemme dans ce coin d’ombre commençait à le rendre goguenard, Gervaiserecula, en murmurant :

– C’est bien ici pourtant que monsieur Goujet travaille ?– Ah ! Goujet, oui ! dit l’ouvrier, connu Goujet !… Si c’est pour Goujet

que vous venez… Allez au fond.Et, se tournant, il cria de sa voix qui sonnait le cuivre fêlé :– Dis donc, la Gueule-d’Or, voilà une dame pour toi !Mais un tapage de ferraille étouffa ce cri. Gervaise alla au fond. Elle

arriva à une porte, allongea le cou. C’était une vaste salle, où elle ne distinguad’abord rien. La forge, comme morte, avait dans un coin une lueur pâlied’étoile, qui reculait encore l’enfoncement des ténèbres. De larges ombresflottaient. Et il y avait par moments des masses noires passant devant le feu,bouchant cette dernière tache de clarté, des hommes démesurément grandisdont on devinait les gros membres. Gervaise, n’osant s’aventurer, appelaitde la porte, à demi-voix :

– Monsieur Goujet, monsieur Goujet…Brusquement, tout s’éclaira. Sous le ronflement du soufflet, un jet de

flamme blanche avait jailli. Le hangar apparut, fermé par des cloisons deplanches, avec des trous maçonnés grossièrement, des coins consolidésà l’aide de murs de briques. Les poussières envolées du charbonbadigeonnaient cette halle d’une suie grise. Des toiles d’araignée pendaientaux poutres, comme des haillons qui séchaient là-haut, alourdies par desannées de saleté amassée. Autour des murailles, sur des étagères, accrochésà des clous ou jetés dans les angles sombres, un pêle-mêle de vieux fers,

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d’ustensiles cabossés, d’outils énormes, traînaient, mettaient des profilscassés, ternes et durs. Et la flamme blanche montait toujours, éclatante,éclairant d’un coup de soleil le sol battu, où l’acier poli de quatre enclumes,enfoncées dans leurs billots, prenait un reflet d’argent pailleté d’or.

Alors, Gervaise reconnut Goujet devant la forge, à sa belle barbe jaune.Étienne tirait le soufflet. Deux autres ouvriers étaient là. Elle ne vit queGoujet, elle s’avança, se posa devant lui.

– Tiens ! madame Gervaise ! s’écria-t-il, la face épanouie ; quelle bonnesurprise !

Mais, comme les camarades avaient de drôles de figures, il reprit enpoussant Étienne vers sa mère :

– Vous venez voir le petit… Il est sage, il commence à avoir de la poigne.– Ah bien ! dit-elle, ce n’est pas commode d’arriver ici… Je me croyais

au bout du monde…Et elle raconta son voyage. Ensuite, elle demanda pourquoi on ne

connaissait pas le nom d’Étienne dans l’atelier. Goujet riait ; il lui expliquaque tout le monde l’appelait le petit Zouzou, parce qu’il avait des cheveuxcoupés ras, pareils à ceux d’un zouave. Pendant qu’ils causaient ensemble,Étienne ne tirait plus le soufflet, la flamme de la forge baissait, une clarté rosese mourait, au milieu du hangar redevenu noir. Le forgeron attendri regardaitla jeune femme souriante, toute fraîche dans cette lueur. Puis, comme tousdeux ne se disaient plus rien, noyés de ténèbres, il parut se souvenir, il rompitle silence :

– Vous permettez, madame Gervaise, j’ai quelque chose à terminer.Restez là, n’est-ce pas ? vous ne gênez personne.

Elle resta. Étienne s’était pendu de nouveau au soufflet. La forge flambait,avec des fusées d’étincelles ; d’autant plus que le petit, pour montrer sapoigne à sa mère, déchaînait une haleine énorme d’ouragan. Goujet, debout,surveillant une barre de fer qui chauffait, attendait, les pinces à la main. Lagrande clarté l’éclairait violemment, sans une ombre. Sa chemise roulée auxmanches, ouverte au col, découvrait ses bras nus, sa poitrine nue, une peaurose de fille où frisaient des poils blonds ; et, la tête un peu basse entre sesgrosses épaules bossuées de muscles, la face attentive, avec ses yeux pâlesfixés sur la flamme, sans un clignement, il semblait un colosse au repos,tranquille dans sa force. Quand la barre fut blanche, il la saisit avec les pinceset la coupa au marteau sur une enclume, par bouts réguliers, comme s’ilavait abattu des bouts de verre, à légers coups. Puis, il remit les morceauxau feu, où il les reprit un à un, pour les façonner. Il forgeait des rivets àsix pans. Il posait les bouts dans une clouière, écrasait le fer qui formait latête, aplatissait les six pans, jetait les rivets terminés, rouges encore, dontla tache vive s’éteignait sur le sol noir ; et cela d’un martèlement continu,

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balançant dans sa main droite un marteau de cinq livres, achevant un détailà chaque coup, tournant et travaillant son fer avec une telle adresse, qu’ilpouvait causer et regarder le monde. L’enclume avait une sonnerie argentine.Lui, sans une goutte de sueur, très à l’aise, tapait d’un air bonhomme, sansparaître faire plus d’effort que les soirs où il découpait des images, chez lui.

– Oh ! ça, c’est du petit rivet, du vingt millimètres, disait-il pour répondreaux questions de Gervaise. On peut aller à ses trois cents par jour… Mais ilfaut de l’habitude, parce que le bras se rouille vite…

Et comme elle lui demandait si le poignet ne s’engourdissait pas à la finde la journée, il eut un bon rire. Est-ce qu’elle le croyait une demoiselle ?Son poignet en avait vu de grises depuis quinze ans ; il était devenu en fer,tant il s’était frotté aux outils. D’ailleurs, elle avait raison : un monsieur quin’aurait jamais forgé un rivet ni un boulon, et qui aurait voulu faire joujouavec son marteau de cinq livres, se serait collé une fameuse courbatureau bout de deux heures. Ça n’avait l’air de rien, mais ça vous nettoyaitsouvent des gaillards solides en quelques années. Cependant, les autresouvriers tapaient aussi, tous à la fois. Leurs grandes ombres dansaient dans laclarté, les éclairs rouges du fer sortant du brasier traversaient les fonds noirs,des éclaboussements d’étincelles partaient sous les marteaux, rayonnaientcomme des soleils, au ras des enclumes. Et Gervaise se sentait prise dansle branle de la forge, contente, ne s’en allant pas. Elle faisait un largedétour, pour se rapprocher d’Étienne sans risquer d’avoir les mains brûlées,lorsqu’elle vit entrer l’ouvrier sale et barbu, auquel elle s’était adressée, dansla cour.

– Alors, vous avez trouvé, madame ? dit-il de son air d’ivrognegoguenard. La Gueule-d’Or, tu sais, c’est moi qui t’ai indiqué à madame…

Lui, se nommait Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, le lapin des lapins, unboulonnier du grand chic, qui arrosait son fer d’un litre de tord-boyaux parjour. Il était allé boire une goutte, parce qu’il ne se sentait plus assez graissépour attendre six heures. Quand il apprit que Zouzou s’appelait Étienne,il trouva ça trop farce ; et il riait en montrant ses dents noires. Puis, ilreconnut Gervaise. Pas plus tard que la veille, il avait encore bu un canonavec Coupeau. On pouvait parler à Coupeau de Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif,il dirait tout de suite : C’est un zig ! Ah ! cet animal de Coupeau ! il étaitbien gentil, il rendait les tournées plus souvent qu’à son tour.

– Ça me fait plaisir de vous savoir sa femme, répétait-il. Il mérite d’avoirune belle femme… N’est-ce pas ? la Gueule-d’Or, madame est une bellefemme ?

Il se montrait galant, se poussait contre la blanchisseuse, qui reprit sonpanier et le garda devant elle, afin de le tenir à distance. Goujet, contrarié,

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comprenant que le camarade blaguait, à cause de sa bonne amitié pourGervaise, lui cria :

– Dis donc, feignant ! pour quand les quarante millimètres ?… Es-tud’attaque, maintenant que tu as le sac plein, sacré soiffard ?

Le forgeron voulait parler d’une commande de gros boulons quinécessitaient deux frappeurs à l’enclume.

– Pour tout de suite, si tu veux, grand bébé ! répondit Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif. Ça tète son pouce et ça fait l’homme ! T’as beau être gros, j’enai mangé d’autres !

– Oui, c’est ça, tout de suite. Arrive, et à nous deux !– On y est, malin !Ils se défiaient, allumés par la présence de Gervaise. Goujet mit au feu

les bouts de fer coupés à l’avance ; puis, il fixa sur une enclume une clouièrede fort calibre. Le camarade avait pris contre le mur deux masses de vingtlivres, les deux grandes sœurs de l’atelier, que les ouvriers nommaient Fifineet Dédèle. Et il continuait à crâner, il parlait d’une demi-grosse de rivetsqu’il avait forgés pour le phare de Dunkerque, des bijoux, des choses àplacer dans un musée, tant c’était fignolé. Sacristi, non ! il ne craignait pasla concurrence ; avant de rencontrer un cadet comme lui, on pouvait fouillertoutes les boîtes de la capitale. On allait rire, on allait voir ce qu’on allait voir.

– Madame jugera, dit-il en se tournant vers la jeune femme.– Assez causé ! cria Goujet. Zouzou, du nerf ! Ça ne chauffe pas, mon

garçon.Mais Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, demanda encore :– Alors, nous frappons ensemble ?– Pas du tout ! chacun son boulon, mon brave !La proposition jeta un froid, et du coup le camarade, malgré son bagou,

resta sans salive. Des boulons de quarante millimètres établis par un seulhomme, ça ne s’était jamais vu ; d’autant plus que les boulons devaientêtre à tête ronde, un ouvrage d’une fichue difficulté, un vrai chef-d’œuvreà faire. Les trois autres ouvriers de l’atelier avaient quitté leur travail pourvoir ; un grand sec pariait un litre que Goujet serait battu. Cependant, lesdeux forgerons prirent chacun une masse, les yeux fermés, parce que Fifinepesait une demi-livre de plus que Dédèle. Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, eutla chance de mettre la main sur Dédèle ; la Gueule-d’Or tomba sur Fifine.Et, en attendant que le fer blanchît, le premier, redevenu crâne, posa devantl’enclume en roulant des yeux tendres du côté de la blanchisseuse ; il secampait, tapait des appels du pied comme un monsieur qui va se battre,dessinait déjà le geste de balancer Dédèle à toute volée. Ah ! tonnerre deDieu ! il était bon là ; il aurait fait une galette de la colonne Vendôme !

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– Allons, commence ! dit Goujet, en plaçant lui-même dans la clouièreun des morceaux de fer, de la grosseur d’un poignet de fille.

Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, se renversa, donna le branle à Dédèle, desdeux mains. Petit, desséché, avec sa barbe de bouc et ses yeux de loup,luisant sous sa tignasse mal peignée, il se cassait à chaque volée du marteau,sautait du sol comme emporté par son élan. C’était un rageur, qui se battaitavec son fer, par embêtement de le trouver si dur ; et même il poussait ungrognement, quand il croyait lui avoir appliqué une claque soignée. Peut-êtrebien que l’eau-de-vie amollissait les bras des autres, mais lui avait besoind’eau-de-vie dans les veines, au lieu de sang ; la goutte de tout à l’heure luichauffait la carcasse comme une chaudière, il se sentait une sacrée force demachine à vapeur. Aussi, le fer avait-il peur de lui, ce soir-là ; il l’aplatissaitplus mou qu’une chique. Et Dédèle valsait, il fallait voir ! Elle exécutaitle grand entrechat, les petons en l’air, comme une baladeuse de l’Élysée-Montmartre, qui montre son linge ; car il s’agissait de ne pas flâner, le ferest si canaille, qu’il se refroidit tout de suite, à la seule fin de se ficher dumarteau. En trente coups, Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, avait façonné la têtede son boulon. Mais il soufflait, les yeux hors de leurs trous, et il était prisd’une colère furieuse en entendant ses bras craquer. Alors, emballé, dansantet gueulant, il allongea encore deux coups, uniquement pour se venger desa peine. Lorsqu’il le retira de la clouière, le boulon, déformé, avait la têtemal plantée d’un bossu.

– Hein ! est-ce torché ? dit-il tout de même, avec son aplomb, enprésentant son travail à Gervaise.

– Moi, je ne m’y connais pas, monsieur, répondit la blanchisseuse d’unair de réserve.

Mais elle voyait bien, sur le boulon, les deux derniers coups de talon deDédèle, et elle était joliment contente, elle se pinçait les lèvres pour ne pasrire, parce que Goujet à présent avait toutes les chances.

C’était le tour de la Gueule-d’Or. Avant de commencer, il jeta à lablanchisseuse un regard plein de tendresse confiante. Puis, il ne se pressapas, il prit sa distance, lança le marteau de haut, à grandes volées régulières.Il avait le jeu classique, correct, balancé et souple. Fifine, dans ses deuxmains, ne dansait pas un chahut de bastringue, les guibolles emportées par-dessus les jupes ; elle s’enlevait, retombait en cadence, comme une damenoble, l’air sérieux, conduisant quelque menuet ancien. Les talons de Fifinetapaient la mesure, gravement ; et ils s’enfonçaient dans le fer rouge, surla tête du boulon, avec une science réfléchie, d’abord écrasant le métal aumilieu, puis le modelant par une série de coups d’une précision rythmée.Bien sûr, ce n’était pas de l’eau-de-vie que la Gueule-d’Or avait dans lesveines, c’était du sang, du sang pur, qui battait puissamment jusque dans

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son marteau, et qui réglait la besogne. Un homme magnifique au travail, cegaillard-là ! Il recevait en plein la grande flamme de la forge. Ses cheveuxcourts, frisant sur son front bas, sa belle barbe jaune, aux anneaux tombants,s’allumaient, lui éclairaient toute la figure de leurs fils d’or, une vraie figured’or, sans mentir. Avec ça, un cou pareil à une colonne, blanc comme uncou d’enfant ; une poitrine vaste, large à y coucher une femme en travers ;des épaules et des bras sculptés qui paraissaient copiés sur ceux d’un géant,dans un musée. Quand il prenait son élan, on voyait ses muscles se gonfler,des montagnes de chair roulant et durcissant sous la peau ; ses épaules, sapoitrine, son cou enflaient ; il faisait de la clarté autour de lui, il devenaitbeau, tout-puissant, comme un bon Dieu. Vingt fois déjà, il avait abattuFifine, les yeux sur le fer, respirant à chaque coup, ayant seulement à sestempes deux grosses gouttes de sueur qui coulaient. Il comptait : vingt-et-un, vingt-deux, vingt-trois. Fifine continuait tranquillement ses révérencesde grande dame.

– Quel poseur ! murmura en ricanant Bec-Salé dit Boit-sans-Soif.Et Gervaise, en face de la Gueule-d’Or, regardait avec un sourire attendri.

Mon Dieu ! que les hommes étaient donc bêtes ! Est-ce que ces deux-là netapaient pas sur leurs boulons pour lui faire la cour ! Oh ! elle comprenaitbien, ils se la disputaient à coups de marteau, ils étaient comme deux grandscoqs rouges qui font les gaillards devant une petite poule blanche. Faut-ilavoir des inventions, n’est-ce pas ? Le cœur a tout de même, parfois, desfaçons drôles de se déclarer. Oui, c’était pour elle, ce tonnerre de Dédèle etde Fifine sur l’enclume ; c’était pour elle, tout ce fer écrasé ; c’était pourelle, cette forge en branle, flambante d’un incendie, emplie d’un pétillementd’étincelles vives. Ils lui forgeaient là un amour, ils se la disputaient, à quiforgerait le mieux. Et, vrai, cela lui faisait plaisir au fond ; car enfin lesfemmes aiment les compliments. Les coups de marteau de la Gueule-d’Orsurtout lui répondaient dans le cœur ; ils y sonnaient, comme sur l’enclume,une musique claire, qui accompagnait les gros battements de son sang. Çasemble une bêtise, mais elle sentait que ça lui enfonçait quelque chose là,quelque chose de solide, un peu du fer du boulon. Au crépuscule, avantd’entrer, elle avait eu, le long des trottoirs humides, un désir vague, un besoinde manger un bon morceau ; maintenant, elle se trouvait satisfaite, commesi les coups de marteau de la Gueule-d’Or l’avaient nourrie. Oh ! elle nedoutait pas de sa victoire. C’était à lui qu’elle appartiendrait. Bec-Salé, ditBoit-sans-Soif, était trop laid, dans sa cotte et son bourgeron sales, sautantd’un air de singe échappé. Et elle attendait, très rouge, heureuse de la grossechaleur pourtant, prenant une jouissance à être secouée des pieds à la têtepar les dernières volées de Fifine.

Goujet comptait toujours.

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– Et vingt-huit ! cria-t-il enfin, en posant le marteau à terre. C’est fait,vous pouvez voir.

La tête du boulon était polie, nette, sans une bavure, un vrai travail debijouterie, une rondeur de bille faite au moule. Les ouvriers la regardèrenten hochant le menton ; il n’y avait pas à dire, c’était à se mettre à genouxdevant. Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, essaya bien de blaguer ; mais il barbota,il finit par retourner à son enclume, le nez pincé. Cependant, Gervaise s’étaitserrée contre Goujet, comme pour mieux voir. Étienne avait lâché le soufflet,la forge de nouveau s’emplissait d’ombre, d’un coucher d’astre rouge, quitombait tout d’un coup à une grande nuit. Et le forgeron et la blanchisseuseéprouvaient une douceur en sentant cette nuit les envelopper, dans ce hangarnoir de suie et de limaille, où des odeurs de vieux fers montaient ; ils ne seseraient pas crus plus seuls dans le bois de Vincennes, s’ils s’étaient donnéun rendez-vous au fond d’un trou d’herbe. Il lui prit la main comme s’ill’avait conquise.

Puis, dehors, ils n’échangèrent pas un mot. Il ne trouva rien ; il ditseulement qu’elle aurait pu emmener Étienne, s’il n’y avait pas eu encoreune demi-heure de travail. Elle s’en allait enfin, quand il la rappela,cherchant à la garder quelques minutes de plus.

– Venez donc, vous n’avez pas tout vu… Non, vrai, c’est très curieux.Il la conduisit à droite, dans un autre hangar, où son patron installait

toute une fabrication mécanique. Sur le seuil, elle hésita, prise d’une peurinstinctive. La vaste salle, secouée par les machines, tremblait ; et de grandesombres flottaient, tachées de feux rouges. Mais lui la rassura en souriant,jura qu’il n’y avait rien à craindre ; elle devait seulement avoir bien soinde ne pas laisser traîner ses jupes trop près des engrenages. Il marchale premier, elle le suivit, dans ce vacarme assourdissant où toutes sortesde bruits sifflaient et ronflaient, au milieu de ces fumées peuplées d’êtresvagues, des hommes noirs affairés, des machines agitant leurs bras, qu’ellene distinguait pas les uns des autres. Les passages étaient très étroits, ilfallait enjamber des obstacles, éviter des trous, se ranger pour se garer d’unchariot. On ne s’entendait pas parler. Elle ne voyait rien encore, tout dansait.Puis, comme elle éprouvait au-dessus de sa tête la sensation d’un grandfrôlement d’ailes, elle leva les yeux, elle s’arrêta à regarder les courroies,les longs rubans qui tendaient au plafond une gigantesque toile d’araignée,dont chaque fil se dévidait sans fin ; le moteur à vapeur se cachait dans uncoin, derrière un petit mur de briques ; les courroies semblaient filer toutesseules, apporter le branle du fond de l’ombre, avec leur glissement continu,régulier, doux comme le vol d’un oiseau de nuit. Mais elle faillit tomber, ense heurtant à un des tuyaux du ventilateur, qui se ramifiait sur le sol battu,distribuant son souffle de vent aigre aux petites forges, près des machines.

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Et il commença par lui faire voir ça, il lâcha le vent sur un fourneau ; delarges flammes s’étalèrent des quatre côtés en éventail, une collerette de feudentelée, éblouissante, à peine teintée d’une pointe de laque ; la lumière étaitsi vive, que les petites lampes des ouvriers paraissaient des gouttes d’ombredans du soleil. Ensuite, il haussa la voix pour donner des explications, ilpassa aux machines : les cisailles mécaniques qui mangeaient des barresde fer, croquant un bout à chaque coup de dents, crachant les bouts parderrière, un à un ; les machines à boulons et à rivets, hautes, compliquées,forgeant les têtes d’une seule pesée de leur vis puissante ; les ébarbeuses, auvolant de fonte, une boule de fonte qui battait l’air furieusement à chaquepièce dont elles enlevaient les bavures ; les taraudeuses, manœuvrées par desfemmes, taraudant les boulons et leurs écrous, avec le tictac de leurs rouagesd’acier luisant sous la graisse des huiles. Elle pouvait suivre ainsi tout letravail, depuis le fer en barre, dressé contre les murs, jusqu’aux boulons etaux rivets fabriqués, dont des caisses pleines encombraient les coins. Alors,elle comprit, elle eut un sourire en hochant le menton ; mais elle restaittout de même un peu serrée à la gorge, inquiète d’être si petite et si tendreparmi ces rudes travailleurs de métal, se retournant parfois, les sangs glacés,au coup sourd d’une ébarbeuse. Elle s’accoutumait à l’ombre, voyait desenfoncements où des hommes immobiles réglaient la danse haletante desvolants, quand un fourneau lâchait brusquement le coup de lumière de sacollerette de flamme. Et, malgré elle, c’était toujours au plafond qu’ellerevenait, à la vie, au sang même des machines, au vol souple des courroies,dont elle regardait, les yeux levés, la force énorme et muette passer dans lanuit vague des charpentes.

Cependant, Goujet s’était arrêté devant une des machines à rivets. Ilrestait là, songeur, la tête basse, les regards fixes. La machine forgeait desrivets de quarante millimètres, avec une aisance tranquille de géante. Et rienn’était plus simple en vérité. Le chauffeur prenait le bout de fer dans lefourneau ; le frappeur le plaçait dans la clouière, qu’un filet d’eau continuarrosait pour éviter d’en détremper l’acier ; et c’était fait, la vis s’abaissait, leboulon sautait à terre, avec sa tête ronde comme coulée au moule. En douzeheures, cette sacrée mécanique en fabriquait des centaines de kilogrammes.Goujet n’avait pas de méchanceté ; mais, à certains moments, il auraitvolontiers pris Fifine pour taper dans toute cette ferraille, par colère de luivoir des bras plus solides que les siens. Ça lui causait un gros chagrin, mêmequand il se raisonnait, en se disant que la chair ne pouvait pas lutter contrele fer. Un jour, bien sûr, la machine tuerait l’ouvrier ; déjà leurs journéesétaient tombées de douze francs à neuf francs, et on parlait de les diminuerencore ; enfin, elles n’avaient rien de gai, ces grosses bêtes, qui faisaientdes rivets et des boulons comme elles auraient fait de la saucisse. Il regarda

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celle-là trois bonnes minutes sans rien dire ; ses sourcils se fronçaient, sabelle barbe jaune avait un hérissement de menace. Puis, un air de douceuret de résignation amollit peu à peu ses traits. Il se tourna vers Gervaise quise serrait contre lui, il dit avec un sourire triste :

– Hein ! ça nous dégotte joliment ! Mais peut-être que plus tard ça serviraau bonheur de tous.

Gervaise se moquait du bonheur de tous. Elle trouva les boulons à lamécanique mal faits.

– Vous me comprenez, s’écria-t-elle avec feu, ils sont trop bien faits…J’aime mieux les vôtres. On sent la main d’un artiste, au moins.

Elle lui causa un bien grand contentement en parlant ainsi, parce qu’unmoment il avait eu peur qu’elle ne le méprisât, après avoir vu les machines.Dame ! s’il était plus fort que Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, les machinesétaient plus fortes que lui. Lorsqu’il la quitta enfin dans la cour, il lui serrales poignets à les briser, à cause de sa grosse joie.

La blanchisseuse allait tous les samedis chez les Goujet pour reporter leurlinge. Ils habitaient toujours la petite maison de la rue Neuve de la Goutte-d’Or. La première année, elle leur avait rendu régulièrement vingt francspar mois, sur les cinq cents francs ; afin de ne pas embrouiller les comptes,on additionnait le livre à la fin du mois seulement, et elle ajoutait l’appointnécessaire pour compléter les vingt francs, car le blanchissage des Goujet,chaque mois, ne dépassait guère sept ou huit francs. Elle venait donc des’acquitter de la moitié de la somme environ, lorsque, un jour de terme, nesachant plus par où passer, des pratiques lui ayant manqué de parole, elleavait dû courir chez les Goujet et leur emprunter son loyer. Deux autres fois,pour payer ses ouvrières, elle s’était adressée également à eux, si bien que ladette se trouvait remontée à quatre cent vingt-cinq francs. Maintenant, ellene donnait plus un sou, elle se libérait par le blanchissage, uniquement. Cen’était pas qu’elle travaillât moins, ni que ses affaires devinssent mauvaises.Au contraire. Mais il se faisait des trous chez elle, l’argent avait l’air defondre, et elle était contente quand elle pouvait joindre les deux bouts. MonDieu ! pourvu qu’on vive, n’est-ce pas ? on n’a pas trop à se plaindre.Elle engraissait, elle cédait à tous les petits abandons de son embonpointnaissant, n’ayant plus la force de s’effrayer en songeant à l’avenir. Tantpis ! l’argent viendrait toujours, ça le rouillait de le mettre de côté. MadameGoujet cependant restait maternelle pour Gervaise. Elle la chapitrait parfoisavec douceur, non pas à cause de son argent, mais parce qu’elle l’aimait etqu’elle craignait de lui voir faire le saut. Elle n’en parlait seulement pas, deson argent. Enfin, elle y mettait beaucoup de délicatesse.

Le lendemain de la visite de Gervaise à la forge était justement le derniersamedi du mois. Lorsqu’elle arriva chez les Goujet, où elle tenait à aller elle-

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même, son panier lui avait tellement cassé les bras, qu’elle étouffa pendantdeux bonnes minutes. On ne sait pas comme le linge pèse, surtout quand ily a des draps.

– Vous apportez bien tout ? demanda madame Goujet.Elle était très sévère là-dessus. Elle voulait qu’on lui rapportât son linge,

sans qu’une pièce manquât, pour le bon ordre, disait-elle. Une autre de sesexigences était que la blanchisseuse vînt exactement le jour fixé et chaquefois à la même heure ; comme ça, personne ne perdait son temps.

– Oh ! il y a bien tout, répondit Gervaise en souriant. Vous savez que jene laisse rien en arrière.

– C’est vrai, confessa madame Goujet, vous prenez des défauts, maisvous n’avez pas encore celui-là.

Et, pendant que la blanchisseuse vidait son panier, posant le linge surle lit, la vieille femme fit son éloge : elle ne brûlait pas les pièces, ne lesdéchirait pas comme tant d’autres, n’arrachait pas les boutons avec le fer ;seulement elle mettait trop de bleu et amidonnait trop les devants de chemise.

– Tenez, c’est du carton, reprit-elle en faisant craquer un devant dechemise. Mon fils ne se plaint pas, mais ça lui coupe le cou… Demain, ilaura le cou en sang, quand nous reviendrons de Vincennes.

– Non, ne dites pas ça ! s’écria Gervaise désolée. Les chemises pours’habiller doivent être un peu raides, si l’on ne veut pas avoir un chiffon surle corps. Voyez les messieurs… C’est moi qui fais tout votre linge. Jamaisune ouvrière n’y touche, et je le soigne, je vous assure, je le recommenceraisplutôt dix fois, parce que c’est pour vous, vous comprenez.

Elle avait rougi légèrement, en balbutiant la fin de la phrase. Elle craignaitde laisser voir le plaisir qu’elle prenait à repasser elle-même les chemisesde Goujet. Bien sûr, elle n’avait pas de pensées sales ; mais elle n’en étaitpas moins un peu honteuse.

– Oh ! je n’attaque pas votre travail, vous travaillez dans la perfection,je le sais, dit madame Goujet. Ainsi, voilà un bonnet qui est perlé. Il n’ya que vous pour faire ressortir les broderies comme ça. Et les tuyautéssont d’un suivi ! Allez, je reconnais votre main tout de suite. Quand vousdonnez seulement un torchon à une ouvrière, ça se voit… N’est-ce pas ?vous mettrez un peu moins d’amidon, voilà tout ! Goujet ne tient pas à avoirl’air d’un monsieur.

Cependant, elle avait pris le livre et effaçait les pièces d’un trait de plume.Tout y était bien. Quand elles réglèrent, elle vit que Gervaise lui comptaitun bonnet six sous ; elle se récria, mais elle dut convenir qu’elle n’étaitvraiment pas chère pour le courant ; non, les chemises d’homme cinq sous,les pantalons de femme quatre sous, les taies d’oreiller un sou et demi, lestabliers un sou, ce n’était pas cher, attendu que bien des blanchisseuses

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prenaient deux liards ou même un sou de plus pour toutes ces pièces. Puis,lorsque Gervaise eut appelé le linge sale, que la vieille femme inscrivait, ellele fourra dans son panier, elle ne s’en alla pas, embarrassée, ayant aux lèvresune demande qui la gênait beaucoup.

– Madame Goujet, dit-elle enfin, si ça ne vous faisait rien, je prendraisl’argent du blanchissage, ce mois-ci.

Justement, le mois était très fort, le compte qu’elles venaient d’arrêterensemble se montait à dix francs sept sous. Madame Goujet la regarda unmoment d’un air sérieux. Puis, elle répondit :

– Mon enfant, ce sera comme il vous plaira. Je ne veux pas vous refusercet argent, du moment où vous en avez besoin… Seulement, ce n’est guèrele chemin de vous acquitter ; je dis cela pour vous, vous entendez. Vrai, vousdevriez prendre garde.

Gervaise, la tête basse, reçut la leçon en bégayant. Les dix francs devaientcompléter l’argent d’un billet qu’elle avait souscrit à son marchand de coke.Mais madame Goujet devint plus sévère au mot de billet. Elle s’offrit enexemple : elle réduisait sa dépense, depuis qu’on avait baissé les journées deGoujet de douze francs à neuf francs. Quand on manquait de sagesse en étantjeune, on crevait la faim dans sa vieillesse. Pourtant, elle se retint, elle ne ditpas à Gervaise qu’elle lui donnait son linge uniquement pour lui permettrede payer sa dette ; autrefois, elle lavait tout, et elle recommencerait à toutlaver, si le blanchissage devait encore lui faire sortir de pareilles sommes dela poche. Quand Gervaise eut les dix francs sept sous, elle remercia, elle sesauva vite. Et, sur le palier, elle se sentit à l’aise, elle eut envie de danser,car elle s’accoutumait déjà aux ennuis et aux saletés de l’argent, ne gardantde ces embêtements-là que le bonheur d’en être sortie, jusqu’à la prochainefois.

Ce fut précisément ce samedi que Gervaise fit une drôle de rencontre,comme elle descendait l’escalier des Goujet. Elle dut se ranger contre larampe, avec son panier, pour laisser passer une grande femme en cheveuxqui montait, en portant sur la main, dans un bout de papier, un maquereautrès frais, les ouïes saignantes. Et voilà qu’elle reconnut Virginie, la fille dontelle avait retroussé les jupes, au lavoir. Toutes deux se regardèrent bien enface. Gervaise ferma les yeux, car elle crut un instant qu’elle allait recevoirle maquereau par la figure. Mais non, Virginie eut un mince sourire. Alors,la blanchisseuse, dont le panier bouchait l’escalier, voulut se montrer polie.

– Je vous demande pardon, dit-elle.– Vous êtes toute pardonnée, répondit la grande brune.Et elles restèrent au milieu des marches, elles causèrent, raccommodées

du coup, sans avoir risqué une seule allusion au passé. Virginie, alors âgéede vingt-neuf ans, était devenue une femme superbe, découplée, la face un

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peu longue entre ses deux bandeaux d’un noir de jais. Elle raconta tout desuite son histoire pour se poser : elle était mariée maintenant, elle avaitépousé au printemps un ancien ouvrier ébéniste qui sortait du service et quisollicitait une place de sergent de ville, parce qu’une place, c’est plus sûr etplus comme il faut. Justement, elle venait d’acheter un maquereau pour lui.

– Il adore le maquereau, dit-elle. Il faut bien les gâter, ces vilainshommes, n’est-ce pas ?… Mais, montez donc. Vous verrez notre cheznous… Nous sommes ici dans un courant d’air.

Quand Gervaise, après lui avoir à son tour conté son mariage, lui appritqu’elle avait habité le logement, où elle était même accouchée d’une fille,Virginie la pressa de monter plus vivement encore. Ça fait toujours plaisirde revoir les endroits où l’on a été heureux. Elle, pendant cinq ans, avaitdemeuré de l’autre côté de l’eau, au Gros-Caillou. C’était là qu’elle avaitconnu son mari, quand il était au service. Mais elle s’ennuyait, elle rêvait derevenir dans le quartier de la Goutte-d’Or, où elle connaissait tout le monde.Et, depuis quinze jours, elle occupait la chambre en face des Goujet. Oh !toutes ses affaires étaient encore bien en désordre ; ça s’arrangerait petit àpetit.

Puis, sur le palier, elles se dirent enfin leurs noms.– Madame Coupeau.– Madame Poisson.Et, dès lors, elles s’appelèrent gros comme le bras madame Poisson et

madame Coupeau, uniquement pour le plaisir d’être des dames, elles quis’étaient connues autrefois dans des positions peu catholiques. Cependant,Gervaise conservait un fonds de méfiance. Peut-être bien que la grandebrune se raccommodait pour se mieux venger de la fessée du lavoir, enroulant quelque plan de mauvaise bête hypocrite. Gervaise se promettait derester sur ses gardes. Pour le quart d’heure, Virginie se montrait trop gentille,il fallait bien être gentille aussi.

En haut, dans la chambre, Poisson, le mari, un homme de trente-cinq ans,à la face terreuse, avec des moustaches et une impériale rouges, travaillait,assis devant une table, près de la fenêtre. Il faisait des petites boîtes. Il avaitpour seuls outils un canif, une scie grande comme une lime à ongles, unpot à colle. Le bois qu’il employait provenait de vieilles boîtes à cigares, deminces planchettes d’acajou brut sur lesquelles il se livrait à des découpageset à des enjolivements d’une délicatesse extraordinaire. Tout le long dela journée, d’un bout de l’année à l’autre, il refaisait la même boîte, huitcentimètres sur six. Seulement, il la marquetait, inventait des formes decouvercle, introduisait des compartiments. C’était pour s’amuser, une façonde tuer le temps, en attendant sa nomination de sergent de ville. De sonancien métier d’ébéniste, il n’avait gardé que la passion des petites boîtes.

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Il ne vendait pas son travail, il le donnait en cadeau aux personnes de saconnaissance.

Poisson se leva, salua poliment Gervaise, que sa femme lui présentacomme une ancienne amie. Mais il n’était pas causeur, il reprit tout desuite sa petite scie. De temps à autre, il lançait seulement un regard surle maquereau, posé au bord de la commode. Gervaise fut très contentede revoir son ancien logement ; elle dit où les meubles étaient placés,et elle montra l’endroit où elle avait accouché par terre. Comme ça serencontrait, pourtant ! Quand elles s’étaient perdues de vue toutes deux,autrefois, elles n’auraient jamais cru se retrouver ainsi, en habitant l’uneaprès l’autre la même chambre. Virginie ajouta de nouveaux détails sur elleet son mari : il avait fait un petit héritage d’une tante ; il l’établirait sansdoute plus tard ; pour le moment, elle continuait à s’occuper de couture,elle bâclait une robe par-ci par-là. Enfin, au bout d’une grosse demi-heure,la blanchisseuse voulut partir. Poisson tourna à peine le dos. Virginie, quil’accompagna, promit de lui rendre sa visite ; d’ailleurs, elle lui donnait sapratique, c’était une chose entendue. Et, comme elle la gardait sur le palier,Gervaise s’imagina qu’elle désirait lui parler de Lantier et de sa sœur Adèle,la brunisseuse. Elle en était toute révolutionnée à l’intérieur. Mais pas unmot ne fut échangé sur ces choses ennuyeuses, elles se quittèrent en se disantau revoir, d’un air très aimable.

– Au revoir, madame Coupeau.– Au revoir, madame Poisson.Ce fut là le point de départ d’une grande amitié. Huit jours plus tard,

Virginie ne passait plus devant la boutique de Gervaise sans entrer ; etelle y taillait des bavettes de deux et trois heures, si bien que Poisson,inquiet, la croyant écrasée, venait la chercher, avec sa figure muette dedéterré. Gervaise, à voir ainsi journellement la couturière, éprouva bientôtune singulière préoccupation : elle ne pouvait lui entendre commencerune phrase, sans croire qu’elle allait causer de Lantier ; elle songeaitinvinciblement à Lantier, tout le temps qu’elle restait là. C’était bête commetout, car enfin elle se moquait de Lantier, et d’Adèle, et de ce qu’ils étaientdevenus l’un et l’autre ; jamais elle ne posait une question ; même elle ne sesentait pas curieuse d’avoir de leurs nouvelles. Non, ça la prenait en dehorsde sa volonté. Elle avait leur idée dans la tête comme on a dans la bouche unrefrain embêtant, qui ne veut pas vous lâcher. D’ailleurs, elle n’en gardaitnulle rancune à Virginie, dont ce n’était point la faute, bien sûr. Elle seplaisait beaucoup avec elle, et la retenait dix fois avant de la laisser partir.

Cependant, l’hiver était venu, le quatrième hiver que les Coupeaupassaient rue de la Goutte-d’Or. Cette année-là, décembre et janvier furentparticulièrement durs. Il gelait à pierre fendre. Après le jour de l’an, la

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neige resta trois semaines dans la rue sans se fondre. Ça n’empêchait pas letravail, au contraire, car l’hiver est la belle saison des repasseuses. Il faisaitjoliment bon dans la boutique ! On n’y voyait jamais de glaçons aux vitres,comme chez l’épicier et le bonnetier d’en face. La mécanique, bourrée decoke, entretenait là une chaleur de baignoire ; les linges fumaient, on seserait cru en plein été ; et l’on était bien, les portes fermées, ayant chaudpartout, tellement chaud, qu’on aurait fini par dormir, les yeux ouverts.Gervaise disait en riant qu’elle s’imaginait être à la campagne. En effet, lesvoitures ne faisaient plus de bruit en roulant sur la neige ; c’était à peine sil’on entendait le piétinement des passants ; dans le grand silence du froid,des voix d’enfants seules montaient, le tapage d’une bande de gamins, quiavaient établi une grande glissade, le long du ruisseau de la maréchalerie.Elle allait parfois à un des carreaux de la porte, enlevait de la main la buée,regardait ce que devenait le quartier par cette sacrée température ; mais pasun nez ne s’allongeait hors des boutiques voisines, le quartier, emmitoufléde neige, semblait faire le gros dos ; et elle échangeait seulement un petitsigne de tête avec la charbonnière d’à côté, qui se promenait tête nue, labouche fendue d’une oreille à l’autre, depuis qu’il gelait si fort.

Ce qui était bon surtout, par ces temps de chien, c’était de prendre, àmidi, son café bien chaud. Les ouvrières n’avaient pas à se plaindre ; lapatronne le faisait très fort et n’y mettait pas quatre grains de chicorée ; il neressemblait guère au café de madame Fauconnier, qui était une vraie lavasse.Seulement, quand maman Coupeau se chargeait de passer l’eau sur le marc,ça n’en finissait plus, parce qu’elle s’endormait devant la bouillotte. Alors,les ouvrières, après le déjeuner, attendaient le café en donnant un coup de fer.

Justement, le lendemain des Rois, midi et demi sonnait, que le café n’étaitpas prêt. Ce jour-là, il s’entêtait à ne pas vouloir passer. Maman Coupeautapait sur le filtre avec une petite cuiller ; et l’on entendait les gouttes tomberune à une, lentement, sans se presser davantage.

– Laissez-le donc, dit la grande Clémence. Ça le rend trouble…Aujourd’hui, bien sûr, il y aura de quoi boire et manger.

La grande Clémence mettait à neuf une chemise d’homme, dont elledétachait les plis du bout de l’ongle. Elle avait un rhume à crever, lesyeux enflés, la gorge arrachée par des quintes de toux qui la pliaient endeux, au bord de l’établi. Avec ça, elle ne portait pas même un foulardau cou, vêtue d’un petit lainage à dix-huit sous, dans lequel elle grelottait.Près d’elle, madame Putois, enveloppée de flanelle, matelassée jusqu’auxoreilles, repassait un jupon, qu’elle tournait autour de la planche à robe, dontle petit bout était posé sur le dossier d’une chaise ; et, par terre, un drapjeté empêchait le jupon de se salir en frôlant le carreau. Gervaise occupait àelle seule la moitié de l’établi, avec des rideaux de mousseline brodée, sur

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lesquels elle poussait son fer tout droit, les bras allongés, pour éviter les fauxplis. Tout d’un coup, le café qui se mit à couler bruyamment lui fit leverla tête. C’était ce louchon d’Augustine qui venait de pratiquer un trou aumilieu du marc, en enfonçant une cuiller dans le filtre.

– Veux-tu te tenir tranquille ! cria Gervaise. Qu’est-ce que tu as doncdans le corps ? Nous allons boire de la boue, maintenant.

Maman Coupeau avait aligné cinq verres sur un coin libre de l’établi.Alors, les ouvrières lâchèrent leur travail. La patronne versait toujours lecafé elle-même, après avoir mis deux morceaux de sucre dans chaque verre.C’était l’heure attendue de la journée. Ce jour-là, comme chacune prenaitson verre et s’accroupissait sur un petit banc, devant la mécanique, la portede la rue s’ouvrit, Virginie entra, toute frissonnante.

– Ah ! mes enfants, dit-elle, ça vous coupe en deux ! Je ne sens plus mesoreilles. Quel gredin de froid !

– Tiens ! c’est madame Poisson ! s’écria Gervaise. Ah bien ! vous arrivezà propos… Vous allez prendre du café avec nous.

– Ma foi ! ce n’est pas de refus… Rien que pour traverser la rue, on al’hiver dans les os.

Il restait du café, heureusement. Maman Coupeau alla chercher unsixième verre, et Gervaise laissa Virginie se sucrer, par politesse. Lesouvrières s’écartèrent, firent à celle-ci une petite place près de la mécanique.Elle grelotta un instant, le nez rouge, serrant ses mains raidies autour deson verre, pour se réchauffer. Elle venait de chez l’épicier, où l’on gelait,rien qu’à attendre un quart de gruyère. Et elle s’exclamait sur la grossechaleur de la boutique : vrai, on aurait cru entrer dans un four, ça auraitsuffi pour réveiller un mort, tant ça vous chatouillait agréablement la peau.Puis, dégourdie, elle allongea ses grandes jambes. Alors, toutes les six, ellessirotèrent lentement leur café, au milieu de la besogne interrompue, dansl’étouffement moite des linges qui fumaient. Maman Coupeau et Virginieseules étaient assises sur des chaises ; les autres, sur leurs petits bancs,semblaient par terre ; même ce louchon d’Augustine avait tiré un coin dudrap, sous le jupon, pour s’étendre. On ne parla pas tout de suite, les nezdans les verres, goûtant le café.

– Il est tout de même bon, déclara Clémence.Mais elle faillit étrangler, prise d’une quinte. Elle appuyait sa tête contre

le mur pour tousser plus fort.– Vous êtes joliment pincée, dit Virginie. Où avez-vous donc empoigné

ça ?– Est-ce qu’on sait ! reprit Clémence, en s’essuyant la figure avec sa

manche. Ça doit être l’autre soir. Il y en avait deux qui se dépiautaient, àla sortie du Grand-Balcon. J’ai voulu voir, je suis restée là, sous la neige.

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Ah ! quelle roulée ! c’était à mourir de rire. L’une avait le nez arraché ; lesang giclait par terre. Lorsque l’autre a vu le sang, un grand échalas commemoi, elle a pris ses cliques et ses claques… Alors, la nuit, j’ai commencé àtousser. Il faut dire aussi que ces hommes sont d’un bête, quand ils couchentavec une femme ; ils vous découvrent toute la nuit…

– Une jolie conduite, murmura madame Putois. Vous vous crevez, mapetite.

– Et si ça m’amuse de me crever, moi !… Avec ça que la vie est drôle.S’escrimer toute la sainte journée pour gagner cinquante-cinq sous, se brûlerle sang du matin au soir devant la mécanique, non, vous savez, j’en aipar-dessus la tête !… Allez, ce rhume-là ne me rendra pas le service dem’emporter ; il s’en ira comme il est venu.

Il y eut un silence. Cette vaurienne de Clémence, qui, dans lesbastringues, menait le chahut avec des cris de merluche, attristait toujoursle monde par ses idées de crevaison, quand elle était à l’atelier. Gervaise laconnaissait bien et se contenta de dire :

– Vous n’êtes pas gaie, les lendemains de noce, vous !Le vrai était que Gervaise aurait mieux aimé qu’on ne parlât pas de

batteries de femmes. Ça l’ennuyait, à cause de la fessée du lavoir, quandon causait devant elle et Virginie de coups de sabot dans les quilles et degiroflées à cinq feuilles. Justement, Virginie la regardait en souriant.

– Oh ! murmura-t-elle, j’ai vu un crêpage de chignons, hier. Elless’écharpillaient…

– Qui donc ? demanda madame Putois.– L’accoucheuse du bout de la rue et sa bonne, vous savez, une petite

blonde… Une gale, cette fille ! Elle criait à l’autre : « Oui, oui, t’as décrochéun enfant à la fruitière, même que je vais aller chez le commissaire, si tune me payes pas. » Et elle en débagoulait, fallait voir ! L’accoucheuse, là-dessus, lui a lâché une baffre, v’lan ! en plein museau. Voilà alors que masacrée gouine saute aux yeux de sa bourgeoise, et qu’elle la graffigne, etqu’elle la déplume, oh ! mais aux petits ognons ! Il a fallu que le charcutierla lui retirât des pattes.

Les ouvrières eurent un rire de complaisance. Puis, toutes burent unepetite gorgée de café, d’un air gueulard.

– Vous croyez ça, vous, qu’elle a décroché un enfant ? reprit Clémence.– Dame ! le bruit a couru dans le quartier, répondit Virginie. Vous

comprenez, je n’y étais pas… C’est dans le métier, d’ailleurs. Toutes endécrochent.

– Ah bien ! dit madame Putois, on est trop bête de se confier à elles.Merci, pour se faire estropier !… Voyez-vous, il y a un moyen souverain.

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Tous les soirs, on avale un verre d’eau bénite en se traçant sur le ventre troissignes de croix avec le pouce. Ça s’en va comme un vent.

Maman Coupeau, qu’on croyait endormie, hocha la tête pour protester.Elle connaissait un autre moyen, infaillible celui-là. Il fallait manger un œufdur toutes les deux heures et s’appliquer des feuilles d’épinard sur les reins.Les quatre autres femmes restèrent graves. Mais ce louchon d’Augustine,dont les gaietés partaient toutes seules, sans qu’on sût jamais pourquoi,lâcha le gloussement de poule qui était son rire à elle. On l’avait oubliée.Gervaise releva le jupon, l’aperçut sur le drap qui se roulait comme ungoret, les jambes en l’air. Et elle la tira de là-dessous, la mit debout d’uneclaque. Qu’est-ce qu’elle avait à rire, cette dinde ? Est-ce qu’elle devaitécouter, quand des grandes personnes causaient ! D’abord, elle allait reporterle linge d’une amie de madame Lerat, aux Batignolles. Tout en parlant, lapatronne lui enfilait le panier au bras et la poussait vers la porte. Le louchon,rechignant, sanglotant, s’éloigna en traînant les pieds dans la neige.

Cependant, maman Coupeau, madame Putois et Clémence discutaientl’efficacité des œufs durs et des feuilles d’épinard. Alors, Virginie, qui restaitrêveuse, son verre de café à la main, dit tout bas :

– Mon Dieu ! on se cogne, on s’embrasse, ça va toujours, quand on abon cœur…

Et, se penchant vers Gervaise, avec un sourire :– Non, bien sûr, je ne vous en veux pas… L’affaire du lavoir, vous vous

souvenez ?La blanchisseuse demeura toute gênée. Voilà ce qu’elle craignait.

Maintenant, elle devinait qu’il allait être question de Lantier et d’Adèle. Lamécanique ronflait, un redoublement de chaleur rayonnait du tuyau rouge.Dans cet assoupissement, les ouvrières, qui faisaient durer leur café pourse remettre à l’ouvrage le plus tard possible, regardaient la neige de la rue,avec des mines gourmandes et alanguies. Elles en étaient aux confidences ;elles disaient ce qu’elles auraient fait, si elles avaient eu dix mille francsde rente ; elles n’auraient rien fait du tout, elles seraient restées comme çades après-midi à se chauffer, en crachant de loin sur la besogne. Virginies’était rapprochée de Gervaise, de façon à ne pas être entendue des autres.Et Gervaise se sentait toute lâche, à cause sans doute de la trop grandechaleur, si molle et si lâche, qu’elle ne trouvait pas la force de détourner laconversation ; même elle attendait les paroles de la grande brune, le cœurgros d’une émotion dont elle jouissait sans se l’avouer.

– Je ne vous fais pas de la peine au moins ? reprit la couturière. Vingt foisdéjà, ça m’est venu sur la langue. Enfin, puisque nous sommes là-dessus…C’est pour causer, n’est-ce pas ?… Ah ! bien sûr, non, je ne vous en veux

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pas de ce qui s’est passé. Parole d’honneur ! je n’ai pas gardé ça de rancunecontre vous.

Elle tourna le fond de son café dans le verre, pour avoir tout le sucre,puis elle but trois gouttes, avec un petit sifflement des lèvres. Gervaise, lagorge serrée, attendait toujours, et elle se demandait si réellement Virginielui avait pardonné sa fessée tant que ça ; car elle voyait, dans ses yeux noirs,des étincelles jaunes s’allumer. Cette grande diablesse devait avoir mis sarancune dans sa poche avec son mouchoir par-dessus.

– Vous aviez une excuse, continua-t-elle. On venait de vous faire unesaleté, une abomination… Oh ! je suis juste, allez ! Moi, j’aurais pris uncouteau.

Elle but encore trois gouttes, sifflant au bord du verre. Et elle quitta savoix traînante, elle ajouta rapidement, sans s’arrêter :

– Aussi ça ne leur a pas porté bonheur, ah ! Dieu de Dieu ! non, pasbonheur du tout !… Ils étaient allés demeurer au diable, du côté de laGlacière, dans une sale rue où il y a toujours de la boue jusqu’aux genoux.Moi, deux jours après, je suis partie un matin pour déjeuner avec eux ; unefière course d’omnibus, je vous assure ! Eh bien ! ma chère, je les ai trouvésen train de se houspiller déjà. Vrai, comme j’entrais, ils s’allongeaient descalottes. Hein ! en voilà des amoureux !… Vous savez qu’Adèle ne vautpas la corde pour la pendre. C’est ma sœur, mais ça ne m’empêche pasde dire qu’elle est dans la peau d’une fière salope. Elle m’a fait un tas decochonneries ; ça serait trop long à conter, puis ce sont des affaires à réglerentre nous… Quant à Lantier, dame ! vous le connaissez, il n’est pas bonnon plus. Un petit monsieur, n’est-ce pas ? qui vous enlève le derrière pourun oui, pour un non ! Et il ferme le poing, lorsqu’il tape… Alors donc ils sesont échignés en conscience. Quand on montait l’escalier, on les entendait sebûcher. Un jour même, la police est venue. Lantier avait voulu une soupe àl’huile, une horreur qu’ils mangent dans le Midi ; et, comme Adèle trouvaitça infect, ils se sont jeté la bouteille d’huile à la figure, la casserole, lasoupière, tout le tremblement ; enfin, une scène à révolutionner un quartier.

Elle raconta d’autres tueries, elle ne tarissait pas sur le ménage, savait deschoses à faire dresser les cheveux sur la tête. Gervaise écoutait toute cettehistoire, sans un mot, la face pâle, avec un pli nerveux aux coins des lèvresqui ressemblait à un petit sourire. Depuis bientôt sept ans, elle n’avait plusentendu parler de Lantier. Jamais elle n’aurait cru que le nom de Lantier,ainsi murmuré à son oreille, lui causerait une pareille chaleur au creux del’estomac. Non, elle ne se savait pas une telle curiosité de ce que devenaitce malheureux, qui s’était si mal conduit avec elle. Elle ne pouvait plus êtrejalouse d’Adèle, maintenant ; mais elle riait tout de même en dedans desraclées du ménage, elle voyait le corps de cette fille plein de bleus, et ça la

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vengeait, ça l’amusait. Aussi serait-elle restée là jusqu’au lendemain matin, àécouter les rapports de Virginie. Elle ne posait pas de questions, parce qu’ellene voulait pas paraître intéressée tant que ça. C’était comme si, brusquement,on comblait un trou pour elle ; son passé, à cette heure, allait droit à sonprésent.

Cependant, Virginie finit par remettre son nez dans son verre ; elle suçaitle sucre, les yeux à demi fermés. Alors, Gervaise, comprenant qu’elle devaitdire quelque chose, prit un air indifférent, demanda :

– Et ils demeurent toujours à la Glacière ?– Mais non ! répondit l’autre ; je ne vous ai donc pas raconté ?… Voici

huit jours qu’ils ne sont plus ensemble. Adèle, un beau matin, a emporté sesfrusques, et Lantier n’a pas couru après, je vous assure.

La blanchisseuse laissa échapper un léger cri, répétant tout haut :– Ils ne sont plus ensemble !– Qui donc ? demanda Clémence, en interrompant sa conversation avec

maman Coupeau et madame Putois.– Personne, dit Virginie ; des gens que vous ne connaissez pas.Mais elle examinait Gervaise, elle la trouvait joliment émue. Elle se

rapprocha, sembla prendre un mauvais plaisir à recommencer ses histoires.Puis, tout d’un coup, elle lui demanda ce qu’elle ferait, si Lantier venaitrôder autour d’elle ; car, enfin, les hommes sont si drôles, Lantier était biencapable de retourner à ses premières amours. Gervaise se redressa, se montratrès nette, très digne. Elle était mariée, elle mettrait Lantier dehors, voilàtout. Il ne pouvait plus y avoir rien entre eux, même pas une poignée demain. Vraiment, elle manquerait tout à fait de cœur, si elle regardait un jourcet homme en face.

– Je sais bien, dit-elle, Étienne est de lui, il y a un lien que je ne peux pasrompre. Si Lantier a le désir d’embrasser Étienne, je le lui enverrai, parcequ’il est impossible d’empêcher un père d’aimer son enfant… Mais quant àmoi, voyez-vous, madame Poisson, je me laisserais plutôt hacher en petitsmorceaux que de lui permettre de me toucher du bout du doigt. C’est fini.

En prononçant ces derniers mots, elle traça en l’air une croix, commepour sceller à jamais son serment. Et, désireuse de rompre la conversation,elle parut s’éveiller en sursaut, elle cria aux ouvrières :

– Dites donc, vous autres ! est-ce que vous croyez que le linge se repassetout seul ?… En voilà des flemmes !… Houp ! à l’ouvrage !

Les ouvrières ne se pressèrent pas, engourdies d’une torpeur de paresse,les bras abandonnés sur leurs jupes, tenant toujours d’une main leurs verresvides, où un peu de marc de café restait. Elles continuèrent de causer.

– C’était la petite Célestine, disait Clémence. Je l’ai connue. Elle avait lafolie des poils de chat… Vous savez, elle voyait des poils de chat partout,

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elle tournait toujours la langue comme ça, parce qu’elle croyait avoir despoils de chat plein la bouche.

– Moi, reprenait madame Putois, j’ai eu pour amie une femme qui avaitun ver… Oh ! ces animaux-là ont des caprices !… Il lui tortillait le ventre,quand elle ne lui donnait pas du poulet. Vous pensez, le mari gagnait septfrancs, ça passait en gourmandises pour le ver…

– Je l’aurais guérie tout de suite, moi, interrompait maman Coupeau.Mon Dieu ! oui, on avale une souris grillée. Ça empoisonne le ver du coup.

Gervaise elle-même avait glissé de nouveau à une fainéantise heureuse.Mais elle se secoua, elle se mit debout. Ah bien ! en voilà une après-midipassée à faire les rosses ! C’était ça qui n’emplissait pas la bourse ! Elleretourna la première à ses rideaux ; mais elle les trouva salis d’une tachede café, et elle dut, avant de reprendre le fer, frotter la tache avec un lingemouillé. Les ouvrières s’étiraient devant la mécanique, cherchaient leurspoignées en rechignant. Dès que Clémence se remua, elle eut un accès detoux, à cracher sa langue ; puis, elle acheva sa chemise d’homme, dont elleépingla les manchettes et le col. Madame Putois s’était remise à son jupon.

– Eh bien ! au revoir, dit Virginie. J’étais descendue chercher un quart degruyère. Poisson doit croire que le froid m’a gelée en route.

Mais, comme elle avait déjà fait trois pas sur le trottoir, elle rouvrit laporte pour crier qu’elle voyait Augustine au bout de la rue, en train deglisser sur la glace avec des gamins. Cette gredine-là était partie depuisdeux grandes heures. Elle accourut rouge, essoufflée, son panier au bras, lechignon emplâtré par une boule de neige ; et elle se laissa gronder d’un airsournois, en racontant qu’on ne pouvait pas marcher, à cause du verglas.Quelque voyou avait dû, par blague, lui fourrer des morceaux de glace dansles poches ; car, au bout d’un quart d’heure, ses poches se mirent à arroserla boutique comme des entonnoirs.

Maintenant, les après-midi se passaient toutes ainsi. La boutique, dansle quartier, était le refuge des gens frileux. Toute la rue de la Goutte-d’Orsavait qu’il y faisait chaud. Il y avait sans cesse là des femmes bavardesqui prenaient un air de feu devant la mécanique, leurs jupes trousséesjusqu’aux genoux, faisant la petite chapelle. Gervaise avait l’orgueil decette bonne chaleur, et elle attirait le monde, elle tenait salon, commedisaient méchamment les Lorilleux et les Boche. Le vrai était qu’elle restaitobligeante et secourable, au point de faire entrer les pauvres, quand elle lesvoyait grelotter dehors. Elle se prit surtout d’amitié pour un ancien ouvrierpeintre, un vieillard de soixante-dix ans, qui habitait dans la maison unesoupente, où il crevait de faim et de froid ; il avait perdu ses trois fils enCrimée, il vivait au petit bonheur, depuis deux ans qu’il ne pouvait plustenir un pinceau. Dès que Gervaise apercevait le père Bru, piétinant dans la

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neige pour se réchauffer, elle l’appelait, elle lui ménageait une place prèsdu poêle ; souvent même elle le forçait à manger un morceau de pain avecdu fromage. Le père Bru, le corps voûté, la barbe blanche, la face ridéecomme une vieille pomme, demeurait des heures sans rien dire, à écouter legrésillement du coke. Peut-être évoquait-il ses cinquante années de travailsur des échelles, le demi-siècle passé à peindre des portes et à blanchir desplafonds aux quatre coins de Paris.

– Eh bien ! père Bru, lui demandait parfois la blanchisseuse, à quoipensez-vous ?

– À rien, à toutes sortes de choses, répondait-il d’un air hébété.Les ouvrières plaisantaient, racontaient qu’il avait des peines de cœur.

Mais lui, sans les entendre, retombait dans son silence, dans son attitudemorne et réfléchie.

À partir de cette époque, Virginie reparla souvent de Lantier à Gervaise.Elle semblait se plaire à l’occuper de son ancien amant, pour le plaisirde l’embarrasser, en faisant des suppositions. Un jour, elle dit l’avoirrencontré ; et, comme la blanchisseuse restait muette, elle n’ajouta rien,puis le lendemain seulement laissa entendre qu’il lui avait longuement parléd’elle, avec beaucoup de tendresse. Gervaise était très troublée par cesconversations chuchotées à voix basse, dans un angle de la boutique. Lenom de Lantier lui causait toujours une brûlure au creux de l’estomac,comme si cet homme eût laissé là, sous la peau, quelque chose de lui. Certes,elle se croyait bien solide, elle voulait vivre en honnête femme, parce quel’honnêteté est la moitié du bonheur. Aussi ne songeait-elle pas à Coupeau,dans cette affaire, n’ayant rien à se reprocher contre son mari, pas mêmeen pensée. Elle songeait au forgeron, le cœur tout hésitant et malade. Il luisemblait que le retour du souvenir de Lantier en elle, cette lente possessiondont elle était reprise, la rendait infidèle à Goujet, à leur amour inavoué,d’une douceur d’amitié. Elle vivait des journées tristes, lorsqu’elle se croyaitcoupable envers son bon ami. Elle aurait voulu n’avoir de l’affection quepour lui, en dehors de son ménage. Cela se passait très haut en elle, au-dessusde toutes les saletés, dont Virginie guettait le feu sur son visage.

Quand le printemps fut venu, Gervaise alla se réfugier auprès de Goujet.Elle ne pouvait plus ne réfléchir à rien, sur une chaise, sans penser aussitôt àson premier amant ; elle le voyait quitter Adèle, remettre son linge au fond deleur ancienne malle, revenir chez elle, avec la malle sur la voiture. Les joursoù elle sortait, elle était prise tout d’un coup de peurs bêtes, dans la rue ; ellecroyait entendre le pas de Lantier derrière elle, elle n’osait pas se retourner,tremblante, s’imaginant sentir ses mains la saisir à la taille. Bien sûr, il devaitl’espionner ; il tomberait sur elle une après-midi ; et cette idée lui donnait dessueurs froides, parce qu’il l’embrasserait certainement dans l’oreille, comme

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il le faisait par taquinerie, autrefois. C’était ce baiser qui l’épouvantait ;à l’avance, il la rendait sourde, il l’emplissait d’un bourdonnement, danslequel elle ne distinguait plus que le bruit de son cœur battant à grandscoups. Alors, dès que ces peurs la prenaient, la forge était son seul asile ;elle y redevenait tranquille et souriante, sous la protection de Goujet, dontle marteau sonore mettait en fuite ses mauvais rêves.

Quelle heureuse saison ! La blanchisseuse soignait d’une façonparticulière sa pratique de la rue des Portes-Blanches ; elle lui reportaittoujours son linge elle-même, parce que cette course, chaque vendredi, étaitun prétexte tout trouvé pour passer rue Marcadet et entrer à la forge. Dèsqu’elle tournait le coin de la rue, elle se sentait légère, gaie, comme si ellefaisait une partie de campagne, au milieu de ces terrains vagues, bordésd’usines grises ; la chaussée noire de charbon, les panaches de vapeur sur lestoits, l’amusaient autant qu’un sentier de mousse dans un bois de la banlieue,s’enfonçant entre de grands bouquets de verdure ; et elle aimait l’horizonblafard, rayé par les hautes cheminées des fabriques, la butte Montmartrequi bouchait le ciel, avec ses maisons crayeuses, percées des trous réguliersde leurs fenêtres. Puis, elle ralentissait le pas en arrivant, sautant les flaquesd’eau, prenant plaisir à traverser les coins déserts et embrouillés du chantierde démolitions. Au fond, la forge luisait, même en plein midi. Son cœursautait à la danse des marteaux. Quand elle entrait, elle était toute rouge,les petits cheveux blonds de sa nuque envolés comme ceux d’une femmequi arrive à un rendez-vous. Goujet l’attendait, les bras nus, la poitrinenue, tapant plus fort sur l’enclume, ces jours-là, pour se faire entendre deplus loin. Il la devinait, l’accueillait d’un bon rire silencieux, dans sa barbejaune. Mais elle ne voulait pas qu’il se dérangeât de son travail, elle lesuppliait de reprendre le marteau, parce qu’elle l’aimait davantage, lorsqu’ille brandissait de ses gros bras, bossués de muscles. Elle allait donner unelégère claque sur la joue d’Étienne pendu au soufflet, et elle restait làune heure, à regarder les boulons. Ils n’échangeaient pas dix paroles. Ilsn’auraient pas mieux satisfait leur tendresse dans une chambre, enfermés àdouble tour. Les ricanements de Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, ne les gênaientguère, car ils ne les entendaient même plus. Au bout d’un quart d’heure,elle commençait à étouffer un peu ; la chaleur, l’odeur forte, les fumées quimontaient, l’étourdissaient, tandis que les coups sourds la secouaient destalons à la gorge. Elle ne désirait plus rien alors, c’était son plaisir. Goujetl’aurait serrée dans ses bras que ça ne lui aurait pas donné une émotion sigrosse. Elle se rapprochait de lui, pour sentir le vent de son marteau sursa joue, pour être dans le coup qu’il tapait. Quand des étincelles piquaientses mains tendres, elle ne les retirait pas, elle jouissait au contraire de cettepluie de feu qui lui cinglait la peau. Lui, bien sûr, devinait le bonheur qu’elle

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goûtait là ; il réservait pour le vendredi les ouvrages difficiles, afin de luifaire la cour avec toute sa force et toute son adresse ; il ne se ménageait plus,au risque de fendre les enclumes en deux, haletant, les reins vibrant de lajoie qu’il lui donnait. Pendant un printemps, leurs amours emplirent ainsila forge d’un grondement d’orage. Ce fut une idylle dans une besogne degéant, au milieu du flamboiement de la houille, de l’ébranlement du hangar,dont la carcasse noire de suie craquait. Tout ce fer écrasé, pétri comme de lacire rouge, gardait les marques rudes de leurs tendresses. Le vendredi, quandla blanchisseuse quittait la Gueule-d’Or, elle remontait lentement la rue desPoissonniers, contentée, lassée, l’esprit et la chair tranquilles.

Peu à peu, sa peur de Lantier diminua, elle redevint raisonnable. À cetteépoque, elle aurait encore vécu très heureuse, sans Coupeau, qui tournaitmal, décidément. Un jour, elle revenait justement de la forge, lorsqu’ellecrut reconnaître Coupeau dans l’Assommoir du père Colombe, en train de sepayer des tournées de vitriol, avec Mes-Bottes, Bibi-la-Grillade et Bec-Salé,dit Boit-sans-Soif. Elle passa vite, pour ne pas avoir l’air de les moucharder.Mais elle se retourna : c’était bien Coupeau qui se jetait son petit verrede schnick dans le gosier, d’un geste familier déjà. Il mentait donc, il enétait donc à l’eau-de-vie, maintenant ! Elle rentra désespérée ; toute sonépouvante de l’eau-de-vie la reprenait. Le vin, elle le pardonnait, parce quele vin nourrit l’ouvrier ; les alcools, au contraire, étaient des saletés, despoisons qui ôtaient à l’ouvrier le goût du pain. Ah ! le gouvernement auraitbien dû empêcher la fabrication de ces cochonneries !

En arrivant rue de la Goutte-d’Or, elle trouva toute la maison bouleversée.Ses ouvrières avaient quitté l’établi, et étaient dans la cour, à regarder enl’air. Elle interrogea Clémence.

– C’est le père Bijard qui flanque une roulée à sa femme, répondit larepasseuse. Il était sous la porte, gris comme un Polonais, à la guetter revenirdu lavoir… Il lui a fait grimper l’escalier à coups de poing, et maintenant ill’assomme là-haut, dans leur chambre… Tenez, entendez-vous les cris ?

Gervaise monta rapidement. Elle avait de l’amitié pour madame Bijard,sa laveuse, qui était une femme d’un grand courage. Elle espérait mettrele holà. En haut, au sixième, la porte de la chambre était restée ouverte,quelques locataires s’exclamaient sur le carré, tandis que madame Boche,devant la porte, criait :

– Voulez-vous bien finir !… On va aller chercher les sergents de ville,entendez-vous !

Personne n’osait se risquer dans la chambre, parce qu’on connaissaitBijard, une bête brute quand il était soûl. Il ne dessoûlait jamais, d’ailleurs.Les rares jours où il travaillait, il posait un litre d’eau-de-vie près de sonétau de serrurier, buvant au goulot toutes les demi-heures. Il ne se soutenait

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plus autrement, il aurait pris feu comme une torche, si l’on avait approchéune allumette de sa bouche.

– Mais on ne peut pas la laisser massacrer ! dit Gervaise toute tremblante.Et elle entra. La chambre, mansardée, très propre, était nue et froide,

vidée par l’ivrognerie de l’homme, qui enlevait les draps du lit pour lesboire. Dans la lutte, la table avait roulé jusqu’à la fenêtre, les deux chaisesculbutées étaient tombées, les pieds en l’air. Sur le carreau, au milieu,madame Bijard, les jupes encore trempées par l’eau du lavoir et collées àses cuisses, les cheveux arrachés, saignante, râlait d’un souffle fort, avecdes oh ! oh ! prolongés, à chaque coup de talon de Bijard. Il l’avait d’abordabattue de ses deux poings ; maintenant, il la piétinait.

– Ah ! garce !… Ah ! garce !… Ah ! garce !… grognait-il d’une voixétouffée, accompagnant de ce mot chaque coup, s’affolant à le répéter,frappant plus fort à mesure qu’il s’étranglait davantage.

Puis, la voix lui manqua, il continua de taper sourdement, follement, raididans sa cotte et son bourgeron déguenillés, la face bleuie sous sa barbe sale,avec son front chauve taché de grandes plaques rouges. Sur le carré, lesvoisins disaient qu’il la battait parce qu’elle lui avait refusé vingt sous, lematin. On entendit la voix de Boche, au bas de l’escalier. Il appelait madameBoche, il lui criait :

– Descends, laisse-les se tuer, ça fera de la canaille de moins.Cependant, le père Bru avait suivi Gervaise dans la chambre. À eux deux,

ils tâchaient de raisonner le serrurier, de le pousser vers la porte. Mais il seretournait, muet, une écume aux lèvres ; et, dans ses yeux pâles, l’alcoolflambait, allumait une flamme de meurtre. La blanchisseuse eut le poignetmeurtri ; le vieil ouvrier alla tomber sur la table. Par terre, madame Bijardsoufflait plus fort, la bouche grande ouverte, les paupières closes. À présent,Bijard la manquait ; il revenait, s’acharnait, frappait à côté, enragé, aveuglé,s’attrapant lui-même avec les claques qu’il envoyait dans le vide. Et, pendanttoute cette tuerie, Gervaise voyait, dans un coin de la chambre, la petiteLalie, alors âgée de quatre ans, qui regardait son père assommer sa mère.L’enfant tenait entre ses bras, comme pour la protéger, sa sœur Henriette,sevrée de la veille. Elle était debout, la tête serrée dans une coiffe d’indienne,très pâle, l’air sérieux. Elle avait un large regard noir, d’une fixité pleine depensées, sans une larme.

Quand Bijard eut rencontré une chaise et se fut étalé sur le carreau, oùon le laissa ronfler, le père Bru aida Gervaise à relever madame Bijard.Maintenant, celle-ci pleurait à gros sanglots ; et Lalie, qui s’était approchée,la regardait pleurer, habituée à ces choses, résignée déjà. La blanchisseuse,en redescendant, au milieu de la maison calmée, voyait toujours devant elle

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ce regard d’enfant de quatre ans, grave et courageux comme un regard defemme.

– Monsieur Coupeau est sur le trottoir d’en face, lui cria Clémence, dèsqu’elle l’aperçut. Il a l’air joliment poivre !

Coupeau traversait justement la rue. Il faillit enfoncer un carreau d’uncoup d’épaule, en manquant la porte. Il avait une ivresse blanche, lesdents serrées, le nez pincé. Et Gervaise reconnut tout de suite le vitriol del’Assommoir, dans le sang empoisonné qui lui blêmissait la peau. Elle voulutrire, le coucher, comme elle faisait les jours où il avait le vin bon enfant.Mais il la bouscula, sans desserrer les lèvres ; et, en passant, en gagnant delui-même son lit, il leva le poing sur elle. Il ressemblait à l’autre, au soûlardqui ronflait là-haut, las d’avoir tapé. Alors, elle resta toute froide, elle pensaitaux hommes, à son mari, à Goujet, à Lantier, le cœur coupé, désespérantd’être jamais heureuse.

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VII

La fête de Gervaise tombait le 19 juin. Les jours de fête, chez lesCoupeau, on mettait les petits plats dans les grands ; c’étaient des noces donton sortait ronds comme des balles, le ventre plein pour la semaine. Il y avaitun nettoyage général de la monnaie. Dès qu’on avait quatre sous, dans leménage, on les bouffait. On inventait des saints sur l’almanach, histoire de sedonner des prétextes de gueuletons. Virginie approuvait joliment Gervaisede se fourrer de bons morceaux sous le nez. Lorsqu’on a un homme qui boittout, n’est-ce pas ? c’est pain bénit de ne pas laisser la maison s’en alleren liquides et de se garnir d’abord l’estomac. Puisque l’argent filait quandmême, autant valait-il faire gagner au boucher qu’au marchand de vin. EtGervaise, agourmandie, s’abandonnait à cette excuse. Tant pis ! ça venaitde Coupeau, s’ils n’économisaient plus un rouge liard. Elle avait encoreengraissé, elle boitait davantage, parce que sa jambe, qui s’enflait de graisse,semblait se raccourcir à mesure.

Cette année-là, un mois à l’avance, on causa de la fête. On cherchait desplats, on s’en léchait les lèvres. Toute la boutique avait une sacrée envie denocer. Il fallait une rigolade à mort, quelque chose de pas ordinaire et deréussi. Mon Dieu ! on ne prenait pas tous les jours du bon temps. La grossepréoccupation de la blanchisseuse était de savoir qui elle inviterait ; elledésirait douze personnes à table, pas plus, pas moins. Elle, son mari, mamanCoupeau, madame Lerat, ça faisait déjà quatre personnes de la famille. Elleaurait aussi les Goujet et les Poisson. D’abord, elle s’était bien promis de nepas inviter ses ouvrières, madame Putois et Clémence, pour ne pas les rendretrop familières ; mais, comme on parlait toujours de la fête devant elles etque leurs nez s’allongeaient, elle finit par leur dire de venir. Quatre et quatre,huit, et deux, dix. Alors, voulant absolument compléter les douze, elle seréconcilia avec les Lorilleux, qui tournaient autour d’elle depuis quelquetemps ; du moins, il fut convenu que les Lorilleux descendraient dîner etqu’on ferait la paix, le verre à la main. Bien sûr, on ne peut pas toujoursrester brouillé dans les familles. Puis, l’idée de la fête attendrissait tousles cœurs. C’était une occasion impossible à refuser. Seulement, quand lesBoche connurent le raccommodement projeté, ils se rapprochèrent aussitôtde Gervaise, avec des politesses, des sourires obligeants ; et il fallut lesprier aussi d’être du repas. Voilà ! on serait quatorze, sans compter lesenfants. Jamais elle n’avait donné un dîner pareil, elle en était tout effaréeet glorieuse.

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La fête tombait justement un lundi. C’était une chance : Gervaisecomptait sur l’après-midi du dimanche pour commencer la cuisine. Lesamedi, comme les repasseuses bâclaient leur besogne, il y eut une longuediscussion dans la boutique, afin de savoir ce qu’on mangerait, décidément.Une seule pièce était adoptée depuis trois semaines : une oie grasse rôtie.On en causait avec des yeux gourmands. Même, l’oie était achetée. MamanCoupeau alla la chercher pour la faire soupeser à Clémence et à madamePutois. Et il y eut des exclamations, tant la bête parut énorme, avec sa peaurude, ballonnée de graisse jaune.

– Avant ça, le pot-au-feu, n’est-ce pas ? dit Gervaise. Le potage et un petitmorceau de bouilli, c’est toujours bon… Puis, il faudrait un plat à la sauce.

La grande Clémence proposa du lapin ; mais on ne mangeait que de ça ;tout le monde en avait par-dessus la tête. Gervaise rêvait quelque chose deplus distingué. Madame Putois ayant parlé d’une blanquette de veau, ellesse regardèrent toutes avec un sourire qui grandissait. C’était une idée ; rienne ferait l’effet d’une blanquette de veau.

– Après, reprit Gervaise, il faudrait encore un plat à la sauce.Maman Coupeau songea à du poisson. Mais les autres eurent une

grimace, en tapant leurs fers plus fort. Personne n’aimait le poisson ; çane tenait pas à l’estomac, et c’était plein d’arêtes. Ce louchon d’Augustineayant osé dire qu’elle aimait la raie, Clémence lui ferma le bec d’unebourrade. Enfin, la patronne venait de trouver une épinée de cochon auxpommes de terre, qui avait de nouveau épanoui les visages, lorsque Virginieentra comme un coup de vent, la figure allumée.

– Vous arrivez bien ! cria Gervaise. Maman Coupeau, montrez-lui doncla bête.

Et maman Coupeau alla chercher une seconde fois l’oie grasse, queVirginie dut prendre sur ses mains. Elle s’exclama. Sacredié ! qu’elle étaitlourde ! Mais elle la posa tout de suite au bord de l’établi, entre un jupon etun paquet de chemises. Elle avait la cervelle ailleurs ; elle emmena Gervaisedans la chambre du fond.

– Dites donc, ma petite, murmura-t-elle rapidement, je veux vousavertir… Vous ne devineriez jamais qui j’ai rencontré au bout de la rue ?Lantier, ma chère ! Il est là à rôder, à guetter… Alors, je suis accourue. Çam’a effrayée pour vous, vous comprenez.

La blanchisseuse était devenue toute pâle. Que lui voulait-il donc, cemalheureux ? Et justement il tombait en plein dans les préparatifs de la fête.Jamais elle n’avait eu de chance ; on ne pouvait pas lui laisser prendre unplaisir tranquillement. Mais Virginie lui répondait qu’elle était bien bonnede se tourner la bile. Pardi ! si Lantier s’avisait de la suivre, elle appelleraitun agent et le ferait coffrer. Depuis un mois que son mari avait obtenu sa

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place de sergent de ville, la grande brune prenait des allures cavalières etparlait d’arrêter tout le monde. Comme elle élevait la voix, en souhaitantd’être pincée dans la rue, à la seule fin d’emmener elle-même l’insolent auposte et de le livrer à Poisson, Gervaise, d’un geste, la supplia de se taire,parce que les ouvrières écoutaient. Elle rentra la première dans la boutique ;elle reprit, en affectant beaucoup de calme :

– Maintenant, il faudrait un légume ?– Hein ? des petits pois au lard, dit Virginie. Moi, je ne mangerais que

de ça.– Oui, oui, des petits pois au lard ! approuvèrent toutes les autres, pendant

qu’Augustine, enthousiasmée, enfonçait de grands coups de tisonnier dansla mécanique.

Le lendemain dimanche, dès trois heures, maman Coupeau alluma lesdeux fourneaux de la maison et un troisième fourneau en terre empruntéaux Boche. À trois heures et demie, le pot-au-feu bouillait dans une grossemarmite, prêtée par le restaurant d’à côté, la marmite du ménage ayantsemblé trop petite. On avait décidé d’accommoder la veille la blanquette deveau et l’épinée de cochon, parce que ces plats-là sont meilleurs réchauffés ;seulement, on ne lierait la sauce de la blanquette qu’au moment de se mettreà table. Il resterait encore bien assez de besogne pour le lundi, le potage,les pois au lard, l’oie rôtie. La chambre du fond était tout éclairée par lestrois brasiers ; des roux graillonnaient dans les poêlons, avec une fuméeforte de farine brûlée ; tandis que la grosse marmite soufflait des jets devapeur comme une chaudière, les flancs secoués par des glouglous graves etprofonds. Maman Coupeau et Gervaise, un tablier blanc noué devant elles,emplissaient la pièce de leur hâte à éplucher du persil, à courir après le poivreet le sel, à tourner la viande avec la mouvette de bois. Elles avaient misCoupeau dehors pour débarrasser le plancher. Mais elles eurent quand mêmedu monde sur le dos toute l’après-midi. Ça sentait si bon la cuisine, dans lamaison, que les voisines descendirent les unes après les autres, entrèrent sousdes prétextes, uniquement pour savoir ce qui cuisait ; et elles se plantaientlà, en attendant que la blanchisseuse fût forcée de lever les couvercles. Puis,vers cinq heures, Virginie parut ; elle avait encore vu Lantier ; décidément,on ne mettait plus les pieds dans la rue sans le rencontrer. Madame Boche,elle aussi, venait de l’apercevoir au coin du trottoir, avançant la tête d’unair sournois. Alors, Gervaise, qui justement allait acheter un sou d’ognonsbrûlés pour le pot-au-feu, fut prise d’un tremblement et n’osa plus sortir ;d’autant plus que la concierge et la couturière l’effrayaient beaucoup enracontant des histoires terribles, des hommes attendant des femmes avec descouteaux et des pistolets cachés sous leur redingote. Dame, oui ! on lisaitça tous les jours dans les journaux ; quand un de ces gredins-là enrage de

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retrouver une ancienne heureuse, il devient capable de tout. Virginie offritobligeamment de courir chercher les ognons brûlés. Il fallait s’aider entrefemmes, on ne pouvait pas laisser massacrer cette pauvre petite. Lorsqu’ellerevint, elle dit que Lantier n’était plus là ; il avait dû filer, en se sachantdécouvert. La conversation, autour des poêlons, n’en roula pas moins sur luijusqu’au soir. Madame Boche ayant conseillé d’instruire Coupeau, Gervaisemontra une grande frayeur et la supplia de ne jamais lâcher un mot de ceschoses. Ah bien ! ce serait du propre ! Son mari devait déjà se douter del’affaire, car depuis quelques jours, en se couchant, il jurait et donnait descoups de poing dans le mur. Elle en restait les mains tremblantes, à l’idée quedeux hommes se mangeraient pour elle ; elle connaissait Coupeau, il étaitjaloux à tomber sur Lantier avec ses cisailles. Et pendant que, toutes quatre,elles s’enfonçaient dans ce drame, les sauces, sur les fourneaux garnis decendre, mijotaient doucement ; la blanquette et l’épinée, quand mamanCoupeau les découvrait, avaient un petit bruit, un frémissement discret ; lepot-au-feu gardait son ronflement de chantre endormi le ventre au soleil.Elles finirent par se tremper chacune une soupe dans une tasse, pour goûterle bouillon.

Enfin, le lundi arriva. Maintenant que Gervaise allait avoir quatorzepersonnes à dîner, elle craignait de ne pas pouvoir caser tout ce monde. Ellese décida à mettre le couvert dans la boutique ; et encore, dès le matin,mesura-t-elle avec un mètre, pour savoir dans quel sens elle placerait la table.Ensuite, il fallut déménager le linge, démonter l’établi ; c’était l’établi, posésur d’autres tréteaux, qui devait servir de table. Mais, juste au milieu detout ce remue-ménage, une cliente se présenta et fit une scène, parce qu’elleattendait son linge depuis le vendredi ; on se fichait d’elle, elle voulait sonlinge immédiatement. Alors, Gervaise s’excusa, mentit avec aplomb ; il n’yavait pas de sa faute, elle nettoyait sa boutique, les ouvrières reviendraientseulement le lendemain ; et elle renvoya la cliente calmée, en lui promettantde s’occuper d’elle à la première heure. Puis, lorsque l’autre fut partie, elleéclata en mauvaises paroles. C’est vrai, si l’on écoutait les pratiques, on neprendrait pas même le temps de manger, on se tuerait la vie entière pourleurs beaux yeux ! On n’était pas des chiens à l’attache, pourtant ! Ah bien !quand le Grand Turc en personne serait venu lui apporter un faux-col, quandil se serait agi de gagner cent mille francs, elle n’aurait pas donné un coupde fer ce lundi-là, parce qu’à la fin c’était son tour de jouir un peu.

La matinée entière fut employée à terminer les achats. Trois fois,Gervaise sortit et rentra chargée comme un mulet. Mais, au moment oùelle repartait pour commander le vin, elle s’aperçut qu’elle n’avait plusassez d’argent. Elle aurait bien pris le vin à crédit ; seulement, la maison nepouvait pas rester sans le sou, à cause des mille petites dépenses auxquelles

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on ne pense pas. Et, dans la chambre du fond, maman Coupeau et elle sedésolèrent, calculèrent qu’il leur fallait au moins vingt francs. Où les trouver,ces quatre pièces de cent sous ? Maman Coupeau, qui autrefois avait faitle ménage d’une petite actrice du théâtre des Batignolles, parla la premièredu Mont-de-Piété. Gervaise eut un rire de soulagement. Était-elle bête !elle n’y songeait plus. Elle plia vivement sa robe de soie noire dans uneserviette, qu’elle épingla. Puis, elle cacha elle-même le paquet sous le tablierde maman Coupeau, en lui recommandant de le tenir bien aplati sur sonventre, à cause des voisins, qui n’avaient pas besoin de savoir ; et elle vintguetter sur la porte, pour voir si on ne suivait pas la vieille femme. Maiscelle-ci n’était pas devant le charbonnier, qu’elle la rappela.

– Maman ! maman !Elle la fit rentrer dans la boutique, ôta de son doigt son alliance, en disant :– Tenez, mettez ça avec. Nous aurons davantage.Et quand maman Coupeau lui eut rapporté vingt-cinq francs, elle dansa

de joie. Elle allait commander en plus six bouteilles de vin cacheté pourboire avec le rôti. Les Lorilleux seraient écrasés.

Depuis quinze jours, c’était le rêve des Coupeau : écraser les Lorilleux.Est-ce que ces sournois, l’homme et la femme, une jolie paire vraiment,ne s’enfermaient pas quand ils mangeaient un bon morceau, commes’ils l’avaient volé ? Oui, ils bouchaient la fenêtre avec une couverturepour cacher la lumière et faire croire qu’ils dormaient. Naturellement, çaempêchait les gens de monter ; et ils bâfraient seuls, ils se dépêchaientde s’empiffrer, sans lâcher un mot tout haut. Même, le lendemain, ils segardaient de jeter leurs os sur les ordures, parce qu’on aurait su alors cequ’ils avaient mangé ; madame Lorilleux allait, au bout de la rue, les lancerdans une bouche d’égout ; un matin, Gervaise l’avait surprise vidant là sonpanier plein d’écales d’huîtres. Ah ! non, pour sûr, ces rapiats n’étaient paslarges des épaules, et toutes ces manigances venaient de leur rage à vouloirparaître pauvres. Eh bien ! on leur donnerait une leçon, on leur prouveraitqu’on n’était pas chien. Gervaise aurait mis sa table au travers de la rue, sielle avait pu, histoire d’inviter chaque passant. L’argent, n’est-ce pas ? n’apas été inventé pour moisir. Il est joli, quand il luit tout neuf au soleil. Elleleur ressemblait si peu maintenant, que, les jours où elle avait vingt sous,elle s’arrangeait de façon à laisser croire qu’elle en avait quarante.

Maman Coupeau et Gervaise parlèrent des Lorilleux, en mettant la table,dès trois heures. Elles avaient accroché de grands rideaux dans la vitrine ;mais, comme il faisait chaud, la porte restait ouverte, la rue entière passaitdevant la table. Les deux femmes ne posaient pas une carafe, une bouteille,une salière, sans chercher à y glisser une intention vexatoire pour lesLorilleux. Elles les avaient placés de manière à ce qu’ils pussent voir le

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développement superbe du couvert, et elles leur réservaient la belle vaisselle,sachant bien que les assiettes de porcelaine leur porteraient un coup.

– Non, non, maman, cria Gervaise, ne leur donnez pas ces serviettes-là !J’en ai deux qui sont damassées.

– Ah bien ! murmura la vieille femme, ils en crèveront, c’est sûr.Et elles se sourirent, debout aux deux côtés de cette grande table blanche,

où les quatorze couverts alignés leur causaient un gonflement d’orgueil. Çafaisait comme une chapelle au milieu de la boutique.

– Aussi, reprit Gervaise, pourquoi sont-ils si rats !… Vous savez, ils ontmenti, le mois dernier, quand la femme a raconté partout qu’elle avait perduun bout de chaîne d’or, en allant reporter l’ouvrage. Vrai ! si celle-là perdjamais quelque chose !… C’était simplement une façon de pleurer misère etde ne pas vous donner vos cent sous.

– Je ne les ai encore vus que deux fois, mes cent sous, dit mamanCoupeau.

– Voulez-vous parier ! le mois prochain, ils inventeront une autrehistoire… Ça explique pourquoi ils bouchent leur fenêtre, quand ils mangentun lapin. N’est-ce pas ? on serait en droit de leur dire : « Puisque vousmangez un lapin, vous pouvez bien donner cent sous à votre mère. » Oh !ils ont du vice !… Qu’est-ce que vous seriez devenue, si je ne vous avaispas prise avec nous ?

Maman Coupeau hocha la tête. Ce jour-là, elle était tout à fait contre lesLorilleux, à cause du grand repas que les Coupeau donnaient. Elle aimaitla cuisine, les bavardages autour des casseroles, les maisons mises en l’airpar les noces des jours de fête. D’ailleurs, elle s’entendait d’ordinaire assezbien avec Gervaise. Les autres jours, quand elles s’asticotaient ensemble,comme ça arrive dans tous les ménages, la vieille femme bougonnait, sedisait horriblement malheureuse d’être ainsi à la merci de sa belle-fille. Aufond, elle devait garder une tendresse pour madame Lorilleux ; c’était safille, après tout.

– Hein ? répéta Gervaise, vous ne seriez pas si grasse, chez eux ? Et pasde café, pas de tabac, aucune douceur !… Dites, est-ce qu’ils vous auraientmis deux matelas à votre lit ?

– Non, bien sûr, répondit maman Coupeau. Lorsqu’ils vont entrer, je meplacerai en face de la porte pour voir leur nez.

Le nez des Lorilleux les égayait à l’avance. Mais il s’agissait de ne pasrester planté là, à regarder la table. Les Coupeau avaient déjeuné très tard,vers une heure, avec un peu de charcuterie, parce que les trois fourneauxétaient déjà occupés, et qu’ils ne voulaient pas salir la vaisselle lavée pourle soir. À quatre heures, les deux femmes furent dans leur coup de feu. L’oierôtissait devant une coquille placée par terre, contre le mur, à côté de la

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fenêtre ouverte ; et la bête était si grosse, qu’il avait fallu l’enfoncer de forcedans la rôtissoire. Ce louchon d’Augustine, assise sur un petit banc, recevanten plein le reflet d’incendie de la coquille, arrosait l’oie gravement avecune cuiller à long manche. Gervaise s’occupait des pois au lard. MamanCoupeau, la tête perdue au milieu de tous ces plats, tournait, attendait lemoment de mettre réchauffer l’épinée et la blanquette. Vers cinq heures,les invités commencèrent à arriver. Ce furent d’abord les deux ouvrières,Clémence et madame Putois, toutes deux endimanchées, la première enbleu, la seconde en noir ; Clémence tenait un géranium, madame Putois, unhéliotrope ; et Gervaise, qui justement avait les mains blanches de farine,dut leur appliquer à chacune deux gros baisers, les mains rejetées en arrière.Puis, sur leurs talons, Virginie entra, mise comme une dame, en robe demousseline imprimée, avec une écharpe et un chapeau, bien qu’elle eût euseulement la rue à traverser. Celle-là apportait un pot d’œillets rouges. Elleprit elle-même la blanchisseuse dans ses grands bras et la serra fortement.Enfin, parurent Boche avec un pot de pensées, madame Boche avec un potde réséda, madame Lerat avec une citronnelle, un pot dont la terre avait salisa robe de mérinos violet. Tout ce monde s’embrassait, s’entassait dans lachambre, au milieu des trois fourneaux et de la coquille, d’où montait unechaleur d’asphyxie. Les bruits de friture des poêlons couvraient les voix.Une robe qui accrocha la rôtissoire, causa une émotion. Ça sentait l’oie sifort, que les nez s’agrandissaient. Et Gervaise était très aimable, remerciaitchacun de son bouquet, sans cesser pour cela de préparer la liaison de lablanquette, au fond d’une assiette creuse. Elle avait posé les pots dans laboutique, au bout de la table, sans leur enlever leur haute collerette de papierblanc. Un parfum doux de fleurs se mêlait à l’odeur de la cuisine.

– Voulez-vous qu’on vous aide ? dit Virginie. Quand je pense que voustravaillez depuis trois jours à toute cette nourriture, et qu’on va rafler ça enun rien de temps !

– Dame ! répondit Gervaise, ça ne se ferait pas tout seul… Non, ne voussalissez pas les mains. Vous voyez, tout est prêt. Il n’y a plus que le potage…

Alors on se mit à l’aise. Les dames posèrent sur le lit leurs châles et leursbonnets, puis relevèrent leurs jupes avec des épingles, pour ne pas les salir.Boche, qui avait renvoyé sa femme garder la loge jusqu’à l’heure du dîner,poussait déjà Clémence dans le coin de la mécanique, en lui demandant sielle était chatouilleuse ; et Clémence haletait, se tordait, pelotonnée et lesseins crevant son corsage, car l’idée seule des chatouilles lui faisait courirun frisson partout. Les autres dames, afin de ne pas gêner les cuisinières,venaient également de passer dans la boutique, où elles se tenaient contreles murs, en face de la table ; mais, comme la conversation continuait par laporte ouverte, et qu’on ne s’entendait pas, à tous moments elles retournaient

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au fond, envahissant la pièce avec de brusques éclats de voix, entourantGervaise qui s’oubliait à leur répondre, sa cuiller fumante au poing. Onriait, on en lâchait de fortes. Virginie ayant dit qu’elle ne mangeait plusdepuis deux jours, pour se faire un trou, cette grande sale de Clémence enraconta une plus raide : elle s’était creusée, en prenant le matin un bouillonpointu, comme les Anglais. Alors, Boche donna un moyen de digérer toutde suite, qui consistait à se serrer dans une porte, après chaque plat ; çase pratiquait aussi chez les Anglais, ça permettait de manger douze heuresà la file, sans se fatiguer l’estomac. N’est-ce pas ? la politesse veut qu’onmange, lorsqu’on est invité à dîner. On ne met pas du veau, et du cochon,et de l’oie, pour les chats. Oh ! la patronne pouvait être tranquille : on allaitlui nettoyer ça si proprement, qu’elle n’aurait même pas besoin de laver savaisselle le lendemain. Et la société semblait s’ouvrir l’appétit en venantrenifler au-dessus des poêlons et de la rôtissoire. Les dames finirent par faireles jeunes filles ; elles jouaient à se pousser, elles couraient d’une pièce àl’autre, ébranlant le plancher, remuant et développant les odeurs de cuisineavec leurs jupons, dans un vacarme assourdissant, où les rires se mêlaientau bruit du couperet de maman Coupeau, hachant du lard.

Justement, Goujet se présenta au moment où tout le monde sautait encriant, pour la rigolade. Il n’osait pas entrer, intimidé, avec un grand rosierblanc entre les bras, une plante magnifique dont la tige montait jusqu’à safigure et mêlait des fleurs dans sa barbe jaune. Gervaise courut à lui, les jouesenflammées par le feu des fourneaux. Mais il ne savait pas se débarrasserde son pot ; et, quand elle le lui eut pris des mains, il bégaya, n’osantl’embrasser. Ce fut elle qui dut se hausser, poser la joue contre ses lèvres ;même il était si troublé, qu’il l’embrassa sur l’œil, rudement, à l’éborgner.Tous deux restèrent tremblants.

– Oh ! monsieur Goujet, c’est trop beau ! dit-elle en plaçant le rosier àcôté des autres fleurs, qu’il dépassait de tout son panache de feuillage.

– Mais non, mais non, répétait-il sans trouver autre chose.Et, quand il eut poussé un gros soupir, un peu remis, il annonça qu’il ne

fallait pas compter sur sa mère ; elle avait sa sciatique. Gervaise fut désolée ;elle parla de mettre un morceau d’oie de côté, car elle tenait absolument àce que madame Goujet mangeât de la bête. Cependant, on n’attendait pluspersonne. Coupeau devait flâner par là, dans le quartier, avec Poisson, qu’ilétait allé prendre chez lui, après le déjeuner ; ils ne tarderaient pas à rentrer,ils avaient promis d’être exacts pour six heures. Alors, comme le potageétait presque cuit, Gervaise appela madame Lerat, en disant que le momentlui semblait venu de monter chercher les Lorilleux. Madame Lerat, aussitôt,devint très grave : c’était elle qui avait mené toute la négociation et régléentre les deux ménages comment les choses se passeraient. Elle remit son

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châle et son bonnet ; elle monta, raide dans ses jupes, l’air important. Enbas, la blanchisseuse continua à tourner son potage, des pâtes d’Italie, sansdire un mot. La société, brusquement sérieuse, attendait avec solennité.

Ce fut madame Lerat qui reparut la première. Elle avait fait le tour parla rue, pour donner plus de pompe à la réconciliation. Elle tint de la mainla porte de la boutique grande ouverte, tandis que madame Lorilleux, enrobe de soie, s’arrêtait sur le seuil. Tous les invités s’étaient levés, Gervaises’avança, embrassa sa belle-sœur, comme il était convenu, en disant :

– Allons, entrez. C’est fini, n’est-ce pas ?… Nous serons gentilles toutesles deux.

Et madame Lorilleux répondit :– Je ne demande pas mieux que ça dure toujours.Quand elle fut entrée, Lorilleux s’arrêta également sur le seuil, et il

attendit aussi d’être embrassé, avant de pénétrer dans la boutique. Ni l’unni l’autre n’avait apporté de bouquet ; ils s’y étaient refusés, ils trouvaientqu’ils auraient trop l’air de se soumettre à la Banban, s’ils arrivaient chezelle avec des fleurs, la première fois. Cependant, Gervaise criait à Augustinede donner deux litres. Puis, sur un bout de la table, elle versa des verres devin, appela tout le monde. Et chacun prit un verre, on trinqua à la bonneamitié de la famille. Il y eut un silence, la société buvait, les dames levaientle coude, d’un trait, jusqu’à la dernière goutte.

– Rien n’est meilleur avant la soupe, déclara Boche, avec un claquementde langue. Ça vaut mieux qu’un coup de pied au derrière.

Maman Coupeau s’était placée en face de la porte, pour voir le nezdes Lorilleux. Elle tirait Gervaise par la jupe, elle l’emmena dans la piècedu fond. Et, toutes deux penchées au-dessus du potage, elles causèrentvivement, à voix basse.

– Hein ? quel pif ! dit la vieille femme. Vous n’avez pas pu les voir, vous.Mais moi, je les guettais… Quand elle a aperçu la table, tenez ! sa figure s’esttortillée comme ça, les coins de sa bouche sont montés toucher ses yeux ; etlui, ça l’a étranglé, il s’est mis à tousser… Maintenant, regardez-les, là-bas ;ils n’ont plus de salive, ils se mangent les lèvres.

– Ça fait de la peine, des gens jaloux à ce point, murmura Gervaise.Vrai, les Lorilleux avaient une drôle de tête. Personne, bien sûr, n’aime

à être écrasé ; dans les familles surtout, quand les uns réussissent, lesautres ragent, c’est naturel. Seulement, on se contient, n’est-ce pas ? onne se donne pas en spectacle. Eh bien ! les Lorilleux ne pouvaient pas secontenir. C’était plus fort qu’eux, ils louchaient, ils avaient le bec de travers.Enfin, ça se voyait si clairement, que les autres invités les regardaient etleur demandaient s’ils n’étaient pas indisposés. Jamais ils n’avaleraient latable avec ses quatorze couverts, son linge blanc, ses morceaux de pain

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coupés à l’avance. On se serait cru dans un restaurant des boulevards.Madame Lorilleux fit le tour, baissa le nez pour ne pas voir les fleurs ; et,sournoisement, elle tâta la grande nappe, tourmentée par l’idée qu’elle devaitêtre neuve.

– Nous y sommes ! cria Gervaise, en reparaissant, souriante, les bras nus,ses petits cheveux blonds envolés sur les tempes.

Les invités piétinaient autour de la table. Tous avaient faim, bâillaientlégèrement, l’air embêté.

– Si le patron arrivait, reprit la blanchisseuse, nous pourrions commencer.– Ah bien ! dit madame Lorilleux, la soupe a le temps de refroidir…

Coupeau oublie toujours. Il ne fallait pas le laisser filer.Il était déjà six heures et demie. Tout brûlait, maintenant ; l’oie serait trop

cuite. Alors, Gervaise, désolée, parla d’envoyer quelqu’un dans le quartiervoir, chez les marchands de vin, si l’on n’apercevrait pas Coupeau. Puis,comme Goujet s’offrait, elle voulut aller avec lui ; Virginie, inquiète deson mari, les accompagna. Tous les trois, en cheveux, barraient le trottoir.Le forgeron, qui avait sa redingote, tenait Gervaise à son bras gauche etVirginie à son bras droit : il faisait le panier à deux anses, disait-il ; et le motleur parut si drôle, qu’ils s’arrêtèrent, les jambes cassées par le rire. Ils seregardèrent dans la glace du charcutier, ils rirent plus fort. À Goujet tout noir,les deux femmes semblaient deux cocottes mouchetées, la couturière avecsa toilette de mousseline semée de bouquets roses, la blanchisseuse en robede percale blanche à pois bleus, les poignets nus, une petite cravate de soiegrise nouée au cou. Le monde se retournait pour les voir passer, si gais, sifrais, endimanchés un jour de semaine, bousculant la foule qui encombrait larue des Poissonniers, dans la tiède soirée de juin. Mais il ne s’agissait pas derigoler. Ils allaient droit à la porte de chaque marchand de vin, allongeaient latête, cherchaient devant le comptoir. Est-ce que cet animal de Coupeau étaitparti boire la goutte à l’Arc-de-Triomphe ? Déjà ils avaient battu tout le hautde la rue, regardant aux bons endroits : à la Petite-Civette, renommée pourles prunes ; chez la mère Baquet, qui vendait du vin d’Orléans à huit sous ;au Papillon, le rendez-vous de messieurs les cochers, des gens difficiles. Pasde Coupeau. Alors, comme ils descendaient vers le boulevard, Gervaise, enpassant devant François, le mastroquet du coin, poussa un léger cri.

– Quoi donc ? demanda Goujet.La blanchisseuse ne riait plus. Elle était très blanche, et si émotionnée,

qu’elle avait failli tomber. Virginie comprit tout d’un coup, en voyant chezFrançois, assis à une table, Lantier qui dînait tranquillement. Les deuxfemmes entraînèrent le forgeron.

– Le pied m’a tourné, dit Gervaise, quand elle put parler.

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Enfin, au bas de la rue, ils découvrirent Coupeau et Poisson dansl’Assommoir du père Colombe. Ils se tenaient debout, au milieu d’un tasd’hommes ; Coupeau, en blouse grise, criait, avec des gestes furieux et descoups de poing sur le comptoir ; Poisson, qui n’était pas de service ce jour-là,serré dans un vieux paletot marron, l’écoutait, la mine terne et silencieuse,hérissant son impériale et ses moustaches rouges. Goujet laissa les femmesau bord du trottoir, vint poser la main sur l’épaule du zingueur. Mais quandce dernier aperçut Gervaise et Virginie dehors, il se fâcha. Qui est-ce qui luiavait fichu des femelles de cette espèce ? Voilà que les jupons le relançaientmaintenant ! Eh bien ! il ne bougerait pas, elles pouvaient manger leursaloperie de dîner toutes seules. Pour l’apaiser, il fallut que Goujet acceptâtune tournée de quelque chose ; encore mit-il de la méchanceté à traîner cinqgrandes minutes devant le comptoir. Lorsqu’il sortit enfin, il dit à sa femme :

– Ça ne me va pas… Je reste où j’ai affaire, entends-tu !Elle ne répondit rien. Elle était toute tremblante. Elle avait dû causer

de Lantier avec Virginie, car celle-ci poussa son mari et Goujet en leurcriant de marcher les premiers. Les deux femmes se mirent ensuite aux côtésdu zingueur, pour l’occuper et l’empêcher de voir. Il était à peine allumé,plutôt étourdi d’avoir gueulé que d’avoir bu. Par taquinerie, comme ellessemblaient vouloir suivre le trottoir de gauche, il les bouscula, il passa surle trottoir de droite. Elles coururent, effrayées, et tâchèrent de masquer laporte de François. Mais Coupeau devait savoir que Lantier était là. Gervaisedemeura stupide, en l’entendant grogner :

– Oui, n’est-ce pas ! ma biche, il y a là un cadet de notre connaissance.Faut pas me prendre pour un jobard… Que je te pince à te balader encore,avec tes yeux en coulisse !

Et il lâcha des mots crus. Ce n’était pas lui qu’elle cherchait, les coudes àl’air, la margoulette enfarinée ; c’était son ancien marlou. Puis, brusquement,il fut pris d’une rage folle contre Lantier. Ah ! le brigand, ah ! la crapule !Il fallait que l’un des deux restât sur le trottoir, vidé comme un lapin.Cependant, Lantier paraissait ne pas comprendre, mangeait lentement duveau à l’oseille. On commençait à s’attrouper. Virginie emmena enfinCoupeau, qui se calma subitement, dès qu’il eut tourné le coin de la rue.N’importe, on revint à la boutique moins gaiement qu’on n’en était sorti.

Autour de la table, les invités attendaient avec des mines longues. Lezingueur donna des poignées de main, en se dandinant devant les dames.Gervaise, un peu oppressée, parlait à demi-voix, faisait placer le monde.Mais, brusquement, elle s’aperçut que, madame Goujet n’étant pas venue,une place allait rester vide, la place à côté de madame Lorilleux.

– Nous sommes treize ! dit-elle, très émue, voyant là une nouvelle preuvedu malheur dont elle se sentait menacée depuis quelque temps.

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Les dames, déjà assises, se levèrent d’un air inquiet et fâché. MadamePutois offrit de se retirer, parce que, selon elle, il ne fallait pas jouer avecça ; d’ailleurs, elle ne toucherait à rien, les morceaux ne lui profiteraient pas.Quant à Boche, il ricanait : il aimait mieux être treize que quatorze ; les partsseraient plus grosses, voilà tout.

– Attendez ! reprit Gervaise. Ça va s’arranger.Et, sortant sur le trottoir, elle appela le père Bru qui traversait justement

la chaussée. Le vieil ouvrier entra, courbé, roidi, la face muette.– Asseyez-vous là, mon brave homme, dit la blanchisseuse. Vous voulez

bien manger avec nous, n’est-ce pas ?Il hocha simplement la tête. Il voulait bien, ça lui était égal.– Hein ! autant lui qu’un autre, continua-t-elle, baissant la voix. Il ne

mange pas souvent à sa faim. Au moins, il se régalera encore une fois…Nous n’aurons pas de remords à nous emplir, maintenant.

Goujet avait les yeux humides, tant il était touché. Les autress’apitoyèrent, trouvèrent ça très bien, en ajoutant que ça leur porteraitbonheur à tous. Cependant, madame Lorilleux ne semblait pas contented’être près du vieux ; elle s’écartait, elle jetait des coups d’œil dégoûtés surses mains durcies, sur sa blouse rapiécée et déteinte. Le père Bru restait latête basse, gêné surtout par la serviette qui cachait l’assiette, devant lui. Ilfinit par l’enlever et la posa doucement au bord de la table, sans songer àla mettre sur ses genoux.

Enfin, Gervaise servait le potage aux pâtes d’Italie, les invités prenaientleurs cuillers, lorsque Virginie fit remarquer que Coupeau avait encoredisparu. Il était peut-être bien retourné chez le père Colombe. Mais la sociétése fâcha. Cette fois, tant pis ! on ne courrait pas après lui, il pouvait resterdans la rue, s’il n’avait pas faim. Et, comme les cuillers tapaient au fonddes assiettes, Coupeau reparut, avec deux pots, un sous chaque bras, unegiroflée et une balsamine. Toute la table battit des mains. Lui, galant, allaposer ses pots, l’un à droite, l’autre à gauche du verre de Gervaise ; puis, ilse pencha, et, l’embrassant :

– Je t’avais oubliée, ma biche… Ça n’empêche pas, on s’aime tout demême, dans un jour comme le jour d’aujourd’hui.

– Il est très bien, monsieur Coupeau, ce soir, murmura Clémence àl’oreille de Boche. Il a tout ce qu’il lui faut, juste assez pour être aimable.

La bonne manière du patron rétablit la gaieté, un moment compromise.Gervaise, tranquillisée, était redevenue toute souriante. Les convivesachevaient le potage. Puis les litres circulèrent, et l’on but le premier verrede vin, quatre doigts de vin pur, pour faire couler les pâtes. Dans la piècevoisine, on entendait les enfants se disputer. Il y avait là Étienne, Nana,Pauline et le petit Victor Fauconnier. On s’était décidé à leur installer une

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table pour eux quatre, en leur recommandant d’être bien sages. Ce louchond’Augustine, qui surveillait les fourneaux, devait manger sur ses genoux.

– Maman ! maman ! s’écria brusquement Nana, c’est Augustine quilaisse tomber son pain dans la rôtissoire !

La blanchisseuse accourut et surprit le louchon en train de se brûlerle gosier, pour avaler plus vite une tartine toute trempée de graisse d’oiebouillante. Elle la calotta, parce que cette satanée gamine criait que ce n’étaitpas vrai.

Après le bœuf, quand la blanquette apparut, servie dans un saladier, leménage n’ayant pas de plat assez grand, un rire courut parmi les convives.

– Ça va devenir sérieux, déclara Poisson, qui parlait rarement.Il était sept heures et demie. Ils avaient fermé la porte de la boutique,

afin de ne pas être mouchardés par le quartier ; en face surtout, le petithorloger ouvrait des yeux comme des tasses, et leur ôtait les morceauxde la bouche, d’un regard si glouton, que ça les empêchait de manger.Les rideaux pendus devant les vitres laissaient tomber une grande lumièreblanche, égale, sans une ombre, dans laquelle baignait la table, avec sescouverts encore symétriques, ses pots de fleurs habillés de hautes collerettesde papier ; et cette clarté pâle, ce lent crépuscule donnait à la société un airdistingué. Virginie trouva le mot : elle regarda la pièce, close et tendue demousseline, et déclara que c’était gentil. Quand une charrette passait dansla rue, les verres sautaient sur la nappe, les dames étaient obligées de crieraussi fort que les hommes. Mais on causait peu, on se tenait bien, on sefaisait des politesses. Coupeau seul était en blouse, parce que, disait-il, onn’a pas besoin de se gêner avec des amis, et que la blouse est du reste levêtement d’honneur de l’ouvrier. Les dames, sanglées dans leur corsage,avaient des bandeaux empâtés de pommade, où le jour se reflétait ; tandisque les messieurs, assis loin de la table, bombaient la poitrine et écartaientles coudes, par crainte de tacher leur redingote.

Ah ! tonnerre ! quel trou dans la blanquette ! Si l’on ne parlait guère,on mastiquait ferme. Le saladier se creusait, une cuiller plantée dans lasauce épaisse, une bonne sauce jaune qui tremblait comme une gelée. Là-dedans, on pêchait les morceaux de veau ; et il y en avait toujours, le saladiervoyageait de main en main, les visages se penchaient et cherchaient deschampignons. Les grands pains, posés contre le mur, derrière les convives,avaient l’air de fondre. Entre les bouchées, on entendait les culs des verresretomber sur la table. La sauce était un peu trop salée, il fallut quatre litrespour noyer cette bougresse de blanquette, qui s’avalait comme une crèmeet qui vous mettait un incendie dans le ventre. Et l’on n’eut pas le temps desouffler, l’épinée de cochon, montée sur un plat creux, flanquée de grossespommes de terre rondes, arrivait au milieu d’un nuage. Il y eut un cri. Sacré

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nom ! c’était trouvé ! Tout le monde aimait ça. Pour le coup, on allait semettre en appétit ; et chacun suivait le plat d’un œil oblique, en essuyantson couteau sur son pain, afin d’être prêt. Puis, lorsqu’on se fut servi, onse poussa du coude, on parla, la bouche pleine. Hein ? quel beurre, cetteépinée ! quelque chose de doux et de solide qu’on sentait couler le long deson boyau, jusque dans ses bottes. Les pommes de terre étaient un sucre.Ça n’était pas salé ; mais, juste à cause des pommes de terre, ça demandaitun coup d’arrosoir toutes les minutes. On cassa le goulot à quatre nouveauxlitres. Les assiettes furent si proprement torchées, qu’on n’en changea paspour manger les pois au lard. Oh ! les légumes ne tiraient pas à conséquence.On gobait ça à pleine cuiller, en s’amusant. De la vraie gourmandise enfin,comme qui dirait le plaisir des dames. Le meilleur, dans les pois, c’étaientles lardons, grillés à point, puant le sabot de cheval. Deux litres suffirent.

– Maman ! maman ! cria tout à coup Nana, c’est Augustine qui met sesmains dans mon assiette !

– Tu m’embêtes ! fiche-lui une claque ! répondit Gervaise, en train de sebourrer de petits pois.

Dans la pièce voisine, à la table des enfants, Nana faisait la maîtresse demaison. Elle s’était assise à côté de Victor et avait placé son frère Étienneprès de la petite Pauline ; comme ça, ils jouaient au ménage, ils étaientdes mariés en partie de plaisir. D’abord, Nana avait servi ses invités trèsgentiment, avec des mines souriantes de grande personne ; mais elle venaitde céder à son amour des lardons, elle les avait tous gardés pour elle. Celouchon d’Augustine, qui rôdait sournoisement autour des enfants, profitaitde ça pour prendre les lardons à pleine main, sous prétexte de refaire lepartage. Nana, furieuse, la mordit au poignet.

– Ah ! tu sais, murmura Augustine, je vais rapporter à ta mère qu’aprèsla blanquette tu as dit à Victor de t’embrasser.

Mais tout rentra dans l’ordre, Gervaise et maman Coupeau arrivaient pourdébrocher l’oie. À la grande table, on respirait, renversé sur les dossiers deschaises. Les hommes déboutonnaient leur gilet, les dames s’essuyaient lafigure avec leur serviette. Le repas fut comme interrompu ; seuls, quelquesconvives, les mâchoires en branle, continuaient à avaler de grosses bouchéesde pain, sans même s’en apercevoir. On laissait la nourriture se tasser,on attendait. La nuit, lentement, était tombée ; un jour sale, d’un grisde cendre, s’épaississait derrière les rideaux. Quand Augustine posa deuxlampes allumées, une à chaque bout de la table, la débandade du couvertapparut sous la vive clarté, les assiettes et les fourchettes grasses, la nappetachée de vin, couverte de miettes. On étouffait dans l’odeur forte quimontait. Cependant, les nez se tournaient vers la cuisine, à certaines boufféeschaudes. – Peut-on vous donner un coup de main ? cria Virginie.

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Elle quitta sa chaise, passa dans la pièce voisine. Toutes les femmes, uneà une, la suivirent. Elles entourèrent la rôtissoire, elles regardèrent avec unintérêt profond Gervaise et maman Coupeau qui tiraient sur la bête. Puis,une clameur s’éleva, où l’on distinguait les voix aiguës et les sauts de joiedes enfants. Et il y eut une rentrée triomphale : Gervaise portait l’oie, les brasraidis, la face suante, épanouie dans un large rire silencieux ; les femmesmarchaient derrière elle, riaient comme elle ; tandis que Nana, tout au bout,les yeux démesurément ouverts, se haussait pour voir. Quand l’oie fut surla table, énorme, dorée, ruisselante de jus, on ne l’attaqua pas tout de suite.C’était un étonnement, une surprise respectueuse, qui avait coupé la voix àla société. On se la montrait avec des clignements d’yeux et des hochementsde menton. Sacré mâtin ! quelle dame ! quelles cuisses et quel ventre !

– Elle ne s’est pas engraissée à lécher les murs, celle-là ! dit Boche.Alors, on entra dans des détails sur la bête. Gervaise précisa des faits : la

bête était la plus belle pièce qu’elle eût trouvée chez le marchand de volaillesdu faubourg Poissonnière ; elle pesait douze livres et demie à la balance ducharbonnier ; on avait brûlé un boisseau de charbon pour la faire cuire, et ellevenait de rendre trois bols de graisse. Virginie l’interrompit pour se vanterd’avoir vu la bête crue : on l’aurait mangée comme ça, disait-elle, tant la peauétait fine et blanche, une peau de blonde, quoi ! Tous les hommes riaient avecune gueulardise polissonne, qui leur gonflait les lèvres. Cependant, Lorilleuxet madame Lorilleux pinçaient le nez, suffoqués de voir une oie pareille surla table de la Banban.

– Eh bien ! voyons, on ne va pas la manger entière, finit par dire lablanchisseuse. Qui est-ce qui coupe ?… Non, non, pas moi ! C’est trop gros,ça me fait peur.

Coupeau s’offrait. Mon Dieu ! c’était bien simple : on empoignait lesmembres, on tirait dessus ; les morceaux restaient bons tout de même. Maison se récria, on reprit de force le couteau de cuisine au zingueur ; quand ildécoupait, il faisait un vrai cimetière dans le plat. Pendant un moment, onchercha un homme de bonne volonté. Enfin, madame Lerat dit d’une voixaimable :

– Écoutez, c’est à monsieur Poisson… certainement, à monsieurPoisson…

Et, comme la société semblait ne pas comprendre, elle ajouta avec uneintention plus flatteuse encore :

– Bien sûr, c’est à monsieur Poisson, qui a l’usage des armes.Et elle passa au sergent de ville le couteau de cuisine qu’elle tenait à la

main. Toute la table eut un rire d’aise et d’approbation. Poisson inclina latête avec une raideur militaire et prit l’oie devant lui. Ses voisines, Gervaiseet madame Boche, s’écartèrent, firent de la place à ses coudes. Il découpait

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lentement, les gestes élargis, les yeux fixés sur la bête, comme pour la clouerau fond du plat. Quand il enfonça le couteau dans la carcasse, qui craqua,Lorilleux eut un élan de patriotisme. Il cria :

– Hein ! si c’était un Cosaque !– Est-ce que vous vous êtes battu avec des Cosaques, monsieur Poisson ?

demanda madame Boche.– Non, avec des Bédouins, répondit le sergent de ville, qui détachait une

aile. Il n’y a plus de Cosaques.Mais un gros silence se fit. Les têtes s’allongeaient, les regards suivaient

le couteau. Poisson ménageait une surprise. Brusquement, il donna undernier coup ; l’arrière-train de la bête se sépara et se tint debout, le croupionen l’air : c’était le bonnet d’évêque. Alors, l’admiration éclata. Il n’y avaitque les anciens militaires pour être aimables en société. Cependant, l’oievenait de laisser échapper un flot de jus par le trou béant de son derrière ;et Boche rigolait.

– Moi, je m’abonne, murmura-t-il, pour qu’on me fasse comme ça pipidans la bouche.

– Oh ! le sale ! crièrent les dames. Faut-il être sale !– Non, je ne connais pas d’homme aussi dégoûtant ! dit madame Boche,

plus furieuse que les autres. Tais-toi, entends-tu ! Tu dégoûterais unearmée… Vous savez que c’est pour tout manger !

À ce moment, Clémence répétait, au milieu du bruit, avec insistance :– Monsieur Poisson, écoutez, monsieur Poisson… Vous me garderez le

croupion, n’est-ce pas ?– Ma chère, le croupion vous revient de droit, dit madame Lerat, de son

air discrètement égrillard.Pourtant, l’oie était découpée. Le sergent de ville, après avoir laissé

la société admirer le bonnet d’évêque pendant quelques minutes, venaitd’abattre les morceaux et de les ranger autour du plat. On pouvait se servir.Mais les dames, qui dégrafaient leur robe, se plaignaient de la chaleur.Coupeau cria qu’on était chez soi, qu’il emmiellait les voisins ; et il ouvrittoute grande la porte de la rue, la noce continua au milieu du roulement desfiacres et de la bousculade des passants sur les trottoirs. Alors, les mâchoiresreposées, un nouveau trou dans l’estomac, on recommença à dîner, on tombasur l’oie furieusement. Rien qu’à attendre et à regarder découper la bête,disait ce farceur de Boche, ça lui avait fait descendre la blanquette et l’épinéedans les mollets.

Par exemple, il y eut là un fameux coup de fourchette ; c’est-à-direque personne de la société ne se souvenait de s’être jamais collé unepareille indigestion sur la conscience. Gervaise, énorme tassée sur lescoudes, mangeait de gros morceaux de blanc, ne parlant pas, de peur

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de perdre une bouchée ; et elle était seulement un peu honteuse devantGoujet, ennuyée de se montrer ainsi, gloutonne comme une chatte. Goujet,d’ailleurs, s’emplissait trop lui-même, à la voir toute rose de nourriture. Puis,dans sa gourmandise, elle restait si gentille et si bonne ! Elle ne parlait pas,mais elle se dérangeait à chaque instant, pour soigner le père Bru et lui passerquelque chose de délicat sur son assiette. C’était même touchant de regardercette gourmande s’enlever un bout d’aile de la bouche, pour le donner auvieux, qui ne semblait pas connaisseur et qui avalait tout, la tête basse, abêtide tant bâfrer, lui dont le gésier avait perdu le goût du pain. Les Lorilleuxpassaient leur rage sur le rôti ; ils en prenaient pour trois jours, ils auraientenglouti le plat, la table et la boutique, afin de ruiner la Banban du coup.Toutes les dames avaient voulu de la carcasse ; la carcasse, c’est le morceaudes dames. Madame Lerat, madame Boche, madame Putois grattaient desos, tandis que maman Coupeau, qui adorait le cou, en arrachait la viandeavec ses deux dernières dents. Virginie, elle, aimait la peau, quand elle étaitrissolée, et chaque convive lui passait sa peau, par galanterie ; si bien quePoisson jetait à sa femme des regards sévères, en lui ordonnant de s’arrêter,parce qu’elle en avait assez comme ça : une fois déjà, pour avoir trop mangéd’oie rôtie, elle était restée quinze jours au lit, le ventre enflé. Mais Coupeause fâcha et servit un haut de cuisse à Virginie, criant que, tonnerre de Dieu !si elle ne le décrottait pas, elle n’était pas une femme. Est-ce que l’oie avaitjamais fait du mal à quelqu’un ? Au contraire, l’oie guérissait les maladiesde rate. On croquait ça sans pain, comme un dessert. Lui, en aurait bouffétoute la nuit, sans être incommodé ; et, pour crâner, il s’enfonçait un pilonentier dans la bouche. Cependant, Clémence achevait son croupion, le suçaitavec un gloussement des lèvres, en se tordant de rire sur sa chaise, à causede Boche qui lui disait tout bas des indécences. Ah ! nom de Dieu ! oui,on s’en flanqua une bosse ! Quand on y est, on y est, n’est-ce pas ? et sil’on ne se paie qu’un gueuleton par-ci par-là, on serait joliment godiche dene pas s’en fourrer jusqu’aux oreilles. Vrai, on voyait les bedons se gonflerà mesure. Les dames étaient grosses. Ils pétaient dans leur peau, les sacrésgoinfres ! La bouche ouverte, le menton barbouillé de graisse, ils avaientdes faces pareilles à des derrières, et si rouges, qu’on aurait dit des derrièresde gens riches, crevant de prospérité.

Et le vin donc, mes enfants ! ça coulait autour de la table comme l’eaucoule à la Seine. Un vrai ruisseau, lorsqu’il a plu et que la terre a soif.Coupeau versait de haut, pour voir le jet rouge écumer ; et quand un litreétait vide, il faisait la blague de retourner le goulot et de le presser du gestefamilier aux femmes qui traient les vaches. Encore une négresse qui avaitla gueule cassée ! Dans un coin de la boutique, le tas des négresses mortesgrandissait, un cimetière de bouteilles sur lequel on poussait les ordures de

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la nappe. Madame Putois ayant demandé de l’eau, le zingueur indigné venaitd’enlever lui-même les carafes. Est-ce que les honnêtes gens buvaient del’eau ? Elle voulait donc avoir des grenouilles dans l’estomac ? Et les verresse vidaient d’une lampée, on entendait le liquide jeté d’un trait tomber dansla gorge, avec le bruit des eaux de pluie le long des tuyaux de descente, lesjours d’orage. Il pleuvait du piqueton, quoi ? un piqueton qui avait d’abordun goût de vieux tonneau, mais auquel on s’habituait joliment, à ce pointqu’il finissait par sentir la noisette. Ah ! Dieu de Dieu ! les jésuites avaientbeau dire, le jus de la treille était tout de même une fameuse invention ! Lasociété riait, approuvait ; car, enfin, l’ouvrier n’aurait pas pu vivre sans levin, le papa Noé devait avoir planté la vigne pour les zingueurs, les tailleurset les forgerons. Le vin décrassait et reposait du travail, mettait le feu auventre des fainéants ; puis, lorsque le farceur vous jouait des tours, eh bien !le roi n’était pas votre oncle, Paris vous appartenait. Avec ça que l’ouvrier,échiné, sans le sou, méprisé par les bourgeois, avait tant de sujets de gaieté, etqu’on était bien venu de lui reprocher une cocarde de temps à autre, prise à laseule fin de voir la vie en rose ! Hein ! à cette heure, justement, est-ce qu’onne se fichait pas de l’empereur ? Peut-être bien que l’empereur lui aussi étaitrond, mais ça n’empêchait pas, on se fichait de lui, on le défiait bien d’êtreplus rond et de rigoler davantage. Zut pour les aristos ! Coupeau envoyaitle monde à la balançoire. Il trouvait les femmes chouettes, il tapait sur sapoche où trois sous se battaient, en riant comme s’il avait remué des piècesde cent sous à la pelle. Goujet lui-même, si sobre d’habitude, se piquaitle nez. Les yeux de Boche se rapetissaient, ceux de Lorilleux devenaientpâles, tandis que Poisson roulait des regards de plus en plus sévères danssa face bronzée d’ancien soldat. Ils étaient déjà soûls comme des tiques. Etles dames avaient leur pointe, oh ! une culotte encore légère, le vin pur auxjoues, avec un besoin de se déshabiller qui leur faisait enlever leur fichu ;seule, Clémence commençait à n’être plus convenable. Mais, brusquement,Gervaise se souvint des six bouteilles de vin cacheté ; elle avait oublié deles servir avec l’oie ; elle les apporta, on emplit les verres. Alors, Poissonse souleva et dit, son verre à la main :

– Je bois à la santé de la patronne.Toute la société, avec un fracas de chaises remuées, se mit debout ; les

bras se tendirent, les verres se choquèrent, au milieu d’une clameur.– Dans cinquante ans d’ici ! cria Virginie.– Non, non, répondit Gervaise émue et souriante, je serais trop vieille.

Allez, il vient un jour où l’on est content de partir.Cependant, par la porte grande ouverte, le quartier regardait et était de

la noce. Des passants s’arrêtaient dans le coup de lumière élargi sur lespavés, et riaient d’aise, à voir ces gens avaler de si bon cœur. Les cochers,

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penchés sur leurs sièges, fouettant leurs rosses, jetaient un regard, lâchaientune rigolade : « Dis donc, tu ne paies rien ?… Ohé ! la grosse mère, je vaschercher l’accoucheuse !… » Et l’odeur de l’oie réjouissait et épanouissait larue ; les garçons de l’épicier croyaient manger de la bête, sur le trottoir d’enface ; la fruitière et la tripière, à chaque instant, venaient se planter devantleur boutique, pour renifler l’air, en se léchant les lèvres. Positivement, la ruecrevait d’indigestion. Mesdames Cudorge, la mère et la fille, les marchandesde parapluies d’à côté, qu’on n’apercevait jamais, traversèrent la chausséel’une derrière l’autre, les yeux en coulisse, rouges comme si elles avaient faitdes crêpes. Le petit bijoutier, assis à son établi, ne pouvait plus travailler, soûld’avoir compté les litres, très excité au milieu de ses coucous joyeux. Oui, lesvoisins en fumaient ! criait Coupeau. Pourquoi donc se serait-on caché ? Lasociété, lancée, n’avait plus honte de se montrer à table ; au contraire, ça laflattait et l’échauffait, ce monde attroupé, béant de gourmandise ; elle auraitvoulu enfoncer la devanture, pousser le couvert jusqu’à la chaussée, se payerlà le dessert, sous le nez du public, dans le branle du pavé. On n’était pasdégoûtant à voir, n’est-ce pas ? Alors, on n’avait pas besoin de s’enfermercomme des égoïstes. Coupeau, voyant le petit horloger cracher là-bas despièces de dix sous, lui montra de loin une bouteille ; et, l’autre ayant acceptéde la tête, il lui porta la bouteille et un verre. Une fraternité s’établissaitavec la rue. On trinquait à ceux qui passaient. On appelait les camarades quiavaient l’air bon zig. Le gueuleton s’étalait, gagnait de proche en proche,tellement que le quartier de la Goutte-d’Or entier sentait la boustifaille et setenait le ventre, dans un bacchanal de tous les diables.

Depuis un instant, madame Vigouroux, la charbonnière, passait etrepassait devant la porte.

– Eh ! madame Vigouroux ! madame Vigouroux ! hurla la société.Elle entra, avec un rire de bête, débarbouillée, grasse à crever son corsage.

Les hommes aimaient à la pincer, parce qu’ils pouvaient la pincer partout,sans jamais rencontrer un os. Boche la fit asseoir près de lui ; et, tout desuite, sournoisement, il prit son genou, sous la table. Mais elle, habituée àça, vidait tranquillement un verre de vin, en racontant que les voisins étaientaux fenêtres, et que des gens, dans la maison, commençaient à se fâcher.

– Oh ! ça, c’est notre affaire, dit madame Boche. Nous sommes lesconcierges, n’est-ce pas ? Eh bien, nous répondons de la tranquillité… Qu’ilsviennent se plaindre, nous les recevrons joliment.

Dans la pièce du fond, il venait d’y avoir une bataille furieuse entre Nanaet Augustine, à propos de la rôtissoire, que toutes les deux voulaient torcher.Pendant un quart d’heure, la rôtissoire avait rebondi sur le carreau, avec unbruit de vieille casserole. Maintenant, Nana soignait le petit Victor, qui avaitun os d’oie dans le gosier ; elle lui fourrait les doigts sous le menton, en

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le forçant à avaler de gros morceaux de sucre, comme médicament. Ça nel’empêchait pas de surveiller la grande table. Elle venait à chaque instantdemander du vin, du pain, de la viande, pour Étienne et Pauline.

– Tiens ! crève ! lui disait sa mère. Tu me ficheras la paix, peut-être !Les enfants ne pouvaient plus avaler, mais ils mangeaient tout de même,

en tapant leur fourchette sur un air de cantique, afin de s’exciter.Au milieu du bruit, cependant, une conversation s’était engagée entre le

père Bru et maman Coupeau. Le vieux, que la nourriture et le vin laissaientblême, parlait de ses fils morts en Crimée. Ah ! si les petits avaient vécu,il aurait eu du pain tous les jours. Mais maman Coupeau, la langue un peuépaisse, se penchant, lui disait :

– On a bien du tourment avec les enfants, allez ! Ainsi, moi, j’ai l’aird’être heureuse ici, n’est-ce pas ? eh bien ! je pleure plus d’une fois… Non,ne souhaitez pas d’avoir des enfants.

Le père Bru hochait la tête.– On ne veut plus de moi nulle part pour travailler, murmura-t-il. Je suis

trop vieux. Quand j’entre dans un atelier, les jeunes rigolent et me demandentsi c’est moi qui ai verni les bottes d’Henri IV… L’année dernière, j’ai encoregagné trente sous par jour à peindre un pont ; il fallait rester sur le dos, avecla rivière qui coulait en bas. Je tousse depuis ce temps… Aujourd’hui, c’estfini, on m’a mis à la porte de partout.

Il regarda ses pauvres mains raidies et ajouta :– Ça se comprend, puisque je ne suis bon à rien. Ils ont raison, je ferais

comme eux… Voyez-vous, le malheur, c’est que je ne sois pas mort. Oui,c’est ma faute. On doit se coucher et crever, quand on ne peut plus travailler.

– Vraiment, dit Lorilleux qui écoutait, je ne comprends pas comment legouvernement ne vient pas au secours des invalides du travail… Je lisais çal’autre jour dans un journal.

Mais Poisson crut devoir défendre le gouvernement.– Les ouvriers ne sont pas des soldats, déclara-t-il. Les Invalides sont

pour les soldats… Il ne faut pas demander des choses impossibles.Le dessert était servi. Au milieu, il y avait un gâteau de Savoie, en forme

de temple, avec un dôme à côtes de melon ; et, sur le dôme, se trouvaitplantée une rose artificielle, près de laquelle se balançait un papillon enpapier d’argent, au bout d’un fil de fer. Deux gouttes de gomme, au cœurde la fleur, imitaient deux gouttes de rosée. Puis, à gauche, un morceau defromage blanc nageait dans un plat creux ; tandis que, dans un autre plat, àdroite, s’entassaient de grosses fraises meurtries dont le jus coulait. Pourtant,il restait de la salade, de larges feuilles de romaine trempées d’huile.

– Voyons, madame Boche, dit obligeamment Gervaise, encore un peu desalade. C’est votre passion, je le sais.

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– Non, non, merci ! j’en ai jusque-là, répondit la concierge.La blanchisseuse s’étant tournée du côté de Virginie, celle-ci fourra son

doigt dans sa bouche, comme pour toucher la nourriture.– Vrai, je suis pleine, murmura-t-elle. Il n’y a plus de place. Une bouchée

n’entrerait pas.– Oh ! en vous forçant un peu, reprit Gervaise qui souriait. On a toujours

un petit trou. La salade, ça se mange sans faim… Vous n’allez pas laisserperdre de la romaine ?

– Vous la mangerez confite demain, dit madame Lerat. C’est meilleurconfit.

Ces dames soufflaient, en regardant d’un air de regret le saladier.Clémence raconta qu’elle avait un jour avalé trois bottes de cresson à sondéjeuner. Madame Putois était plus forte encore, elle prenait des têtes deromaine sans les éplucher ; elle les broutait comme ça, à la croque-au-sel.Toutes auraient vécu de salade, s’en seraient payé des baquets. Et, cetteconversation aidant, ces dames finirent le saladier.

– Moi, je me mettrais à quatre pattes dans un pré, répétait la concierge,la bouche pleine.

Alors, on ricana devant le dessert. Ça ne comptait pas, le dessert. Ilarrivait un peu tard, mais ça ne faisait rien, on allait tout de même le caresser.Quand on aurait dû éclater comme des bombes, on ne pouvait pas se laisserembêter par des fraises et du gâteau. D’ailleurs, rien ne pressait, on avait letemps, la nuit entière si l’on voulait. En attendant, on emplit les assiettes defraises et de fromage blanc. Les hommes allumaient des pipes ; et, commeles bouteilles cachetées étaient vides, ils revenaient aux litres, ils buvaientdu vin en fumant. Mais on voulut que Gervaise coupât tout de suite le gâteaude Savoie. Poisson, très galant, se leva pour prendre la rose, qu’il offrit à lapatronne, aux applaudissements de la société. Elle dut l’attacher avec uneépingle, sur le sein gauche, du côté du cœur. À chacun de ses mouvements,le papillon voltigeait.

– Dites donc ! s’écria Lorilleux, qui venait de faire une découverte, maisc’est sur votre établi que nous mangeons !… Ah bien ! on n’a peut-êtrejamais autant travaillé dessus !

Cette plaisanterie méchante eut un grand succès. Les allusions spirituellesse mirent à pleuvoir : Clémence n’avalait plus une cuillerée de fraises,sans dire qu’elle donnait un coup de fer ; madame Lerat prétendait que lefromage blanc sentait l’amidon ; tandis que madame Lorilleux, entre sesdents, répétait que c’était trouvé, bouffer si vite l’argent, sur les planches oùl’on avait eu tant de peine à le gagner. Une tempête de rires et de cris montait.

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Mais, brusquement, une voix forte imposa silence à tout le monde. C’étaitBoche, debout, prenant un air déhanché et canaille, qui chantait le Volcand’amour ou le Troupier séduisant.

C’est moi, Blavin, que je séduis les belles…Un tonnerre de bravos accueillit le premier couplet. Oui, oui, on allait

chanter ! Chacun dirait la sienne. C’était plus amusant que tout. Et la sociétés’accouda sur la table, se renversa contre les dossiers des chaises, hochant lementon aux bons endroits, buvant un coup aux refrains. Cet animal de Bocheavait la spécialité des chansons comiques. Il aurait fait rire les carafes, quandil imitait le tourlourou, les doigts écartés, le chapeau en arrière. Tout desuite après le Volcan d’amour, il entama la Baronne de Follebiche, un de sessuccès. Lorsqu’il arriva au troisième couplet, il se retourna vers Clémence,il murmura d’une voix ralentie et voluptueuse :

La baronne avait du monde,Mais c’étaient ses quatre sœurs,Dont trois brunes, l’autre blonde,Qu’avaient huit-z-yeux ravisseurs.

Alors, la société, enlevée, alla au refrain. Les hommes marquaient lamesure à coups de talons. Les dames avaient pris leur couteau et tapaient encadence sur leur verre. Tous gueulaient :

Sapristi ! qu’est-ce qui paieraLa goutte à la pa. ., à la pa. . pa. .,Sapristi ! qu’est-ce qui paieraLa goutte à la pa. ., à la patrou. . ou. . ouille !

Les vitres de la boutique sonnaient, le grand souffle des chanteurs faisaitenvoler les rideaux de mousseline. Cependant, Virginie avait déjà disparudeux fois, et s’était, en rentrant, penchée à l’oreille de Gervaise, pour luidonner tout bas un renseignement. La troisième fois, lorsqu’elle revint, aumilieu du tapage, elle lui dit :

– Ma chère, il est toujours chez François, il fait semblant de lire lejournal… Bien sûr, il y a quelque coup de mistoufle.

Elle parlait de Lantier. C’était lui qu’elle allait ainsi guetter. À chaquenouveau rapport, Gervaise devenait grave.

– Est-ce qu’il est soûl ? demanda-t-elle à Virginie.– Non, répondit la grande brune. Il a l’air rassis. C’est ça surtout qui est

inquiétant. Hein ! pourquoi reste-t-il chez le marchand de vin, s’il est rassis ?… Mon Dieu ! mon Dieu ! pourvu qu’il n’arrive rien !

La blanchisseuse, très inquiète, la supplia de se taire. Un profond silence,tout d’un coup, s’était fait. Madame Putois venait de se lever et chantait : Àl’abordage ! Les convives, muets et recueillis, la regardaient ; même Poisson

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avait posé sa pipe au bord de la table, pour mieux l’entendre. Elle se tenaitraide, petite et rageuse, la face blême sous son bonnet noir ; elle lançait sonpoing gauche en avant avec une fierté convaincue, en grondant d’une voixplus grosse qu’elle :

Qu’un forban téméraireNous chasse vent arrière !Malheur au flibustier !Pour lui point de quartier !Enfants, aux caronades !Rhum à pleines rasades !Pirates et forbansSont gibiers de haubans !

Ça, c’était du sérieux. Mais, sacré mâtin ! ça donnait une vraie idéede la chose. Poisson, qui avait voyagé sur mer, dodelinait de la tête pourapprouver les détails. On sentait bien, d’ailleurs, que cette chanson-là étaitdans le sentiment de madame Putois. Coupeau se pencha pour racontercomment madame Putois avait un soir, rue Poulet, souffleté quatre hommesqui voulaient la déshonorer.

Cependant, Gervaise, aidée de maman Coupeau, servit le café, bien qu’onmangeât encore du gâteau de Savoie. On ne la laissa pas se rasseoir ; onlui criait que c’était son tour. Et elle se défendit, la figure blanche, l’airmal à son aise ; même on lui demanda si l’oie ne l’incommodait pas, parhasard. Alors, elle dit : Ah ! laissez-moi dormir ! d’une voix faible etdouce ; quand elle arrivait au refrain, à ce souhait d’un sommeil peupléde beaux rêves, ses paupières se fermaient un peu, son regard noyé seperdait dans le noir, du côté de la rue. Tout de suite après, Poisson saluales dames d’un brusque signe de tête et entonna une chanson à boire, lesVins de France ; mais il chantait comme une seringue ; le dernier coupletseul, le couplet patriotique, eut du succès, parce qu’en parlant du drapeautricolore, il leva son verre très haut, le balança et finit par le vider au fondde sa bouche grande ouverte. Puis, des romances se succédèrent ; il futquestion de Venise et des gondoliers dans la barcarole de madame Boche, deSéville et des Andalouses dans le boléro de madame Lorilleux, tandis queLorilleux alla jusqu’à parler des parfums de l’Arabie, à propos des amours deFatma la danseuse. Autour de la table grasse, dans l’air épaissi d’un souffled’indigestion, s’ouvraient des horizons d’or, passaient des cous d’ivoire,des chevelures d’ébène, des baisers sous la lune aux sons des guitares, desbayadères semant sous leurs pas une pluie de perles et de pierreries ; etles hommes fumaient béatement leurs pipes, les dames gardaient un sourireinconscient de jouissance, tous croyaient être là-bas, en train de respirerde bonnes odeurs. Lorsque Clémence se mit à roucouler : Faites un nid,

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avec un tremblement de la gorge, ça causa aussi beaucoup de plaisir ; carça rappelait la campagne, les oiseaux légers, les danses sous la feuillée, lesfleurs au calice de miel, enfin ce qu’on voyait au bois de Vincennes, lesjours où l’on allait tordre le cou à un lapin. Mais Virginie ramena la rigoladeavec Mon petit riquiqui ; elle imitait la vivandière, une main repliée sur lahanche, le coude arrondi ; elle versait la goutte de l’autre main, dans le vide,en tournant le poignet. Si bien que la société supplia alors maman Coupeaude chanter la Souris. La vieille femme refusait, jurant qu’elle ne savait pascette polissonnerie-là. Pourtant, elle commença de son filet de voix cassé ;et son visage ridé, aux petits yeux vifs, soulignait les allusions, les terreursde mademoiselle Lise serrant ses jupes à la vue de la souris. Toute la tableriait ; les femmes ne pouvaient pas tenir leur sérieux, jetant à leurs voisinsdes regards luisants ; ce n’était pas sale, après tout, il n’y avait pas de motscrus. Boche, pour dire le vrai, faisait la souris le long des mollets de lacharbonnière. Ça aurait pu devenir du vilain, si Goujet, sur un coup d’œilde Gervaise, n’avait ramené le silence et le respect avec les Adieux d’Abd-el-Kader, qu’il grondait de sa voix de basse. Celui-là possédait un creuxsolide, par exemple ! Ça sortait de sa belle barbe jaune étalée, comme d’unetrompette en cuivre. Quand il lança le cri : « Ô ma noble compagne ! » enparlant de la noire jument du guerrier, les cœurs battirent, on l’applaudit sansattendre la fin, tant il avait crié fort.

– À vous, père Bru, à vous ! dit maman Coupeau. Chantez la vôtre. Lesanciennes sont les plus jolies, allez !

Et la société se tourna vers le vieux, insistant, l’encourageant. Lui,engourdi, avec son masque immobile de peau tannée, regardait le monde,sans paraître comprendre. On lui demanda s’il connaissait les Cinq voyelles.Il baissa le menton ; il ne se rappelait plus ; toutes les chansons du bon tempsse mêlaient dans sa caboche. Comme on se décidait à le laisser tranquille, ilparut se souvenir, et bégaya d’une voix caverneuse :

Trou la la, trou la la,Trou la, trou la, trou la la !

Sa face s’animait, ce refrain devait éveiller en lui de lointaines gaietés,qu’il goûtait seul, écoutant sa voix de plus en plus sourde, avec unravissement d’enfant.

Trou la la, trou la la,Trou la, trou la, trou la la !

– Dites donc, ma chère, vint murmurer Virginie à l’oreille de Gervaise,vous savez que j’en arrive encore. Ça me taquinait… Eh bien ! Lantier a filéde chez François.

– Vous ne l’avez pas rencontré dehors ? demanda la blanchisseuse.

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– Non, j’ai marché vite, je n’ai pas eu l’idée de voir.Mais Virginie, qui levait les yeux, s’interrompit et poussa un soupir

étouffé.– Ah ! mon Dieu !… Il est là, sur le trottoir d’en face ; il regarde ici.Gervaise, toute saisie, hasarda un coup d’œil. Du monde s’était amassé

dans la rue, pour entendre la société chanter. Les garçons épiciers, la tripière,le petit horloger faisaient un groupe, semblaient être au spectacle. Il y avaitdes militaires, des bourgeois en redingote, trois petites filles de cinq ou sixans, se tenant par la main, très graves, émerveillées. Et Lantier, en effet, setrouvait planté là au premier rang, écoutant et regardant d’un air tranquille.Pour le coup, c’était du toupet. Gervaise sentit un froid lui monter des jambesau cœur, et elle n’osait plus bouger, pendant que le père Bru continuait :

Trou la la, trou la la,Trou la, trou la, trou la la !

– Ah bien ! non, mon vieux, il y en a assez ! dit Coupeau. Est-ce quevous la savez tout entière ?… Vous nous la chanterez un autre jour, hein !quand nous serons trop gais.

Il y eut des rires. Le vieux resta court, fit de ses yeux pâles le tour de latable, et reprit son air de brute songeuse. Le café était bu, le zingueur avaitredemandé du vin. Clémence venait de se remettre à manger des fraises.Pendant un instant, les chansons cessèrent, on parlait d’une femme qu’onavait trouvée pendue le matin, dans la maison d’à côté. C’était le tour demadame Lerat, mais il lui fallait des préparatifs. Elle trempa le coin de saserviette dans un verre d’eau et se l’appliqua sur les tempes, parce qu’elleavait trop chaud. Ensuite, elle demanda une larme d’eau-de-vie, la but,s’essuya longuement les lèvres.

– L’Enfant du bon Dieu, n’est-ce pas ? murmura-t-elle, l’Enfant du bonDieu…

Et, grande, masculine, avec son nez osseux et ses épaules carrées degendarme, elle commença :

L’enfant perdu que sa mère abandonne,Trouve toujours un asile au saint lieu.Dieu qui le voit le défend de son trône.L’enfant perdu, c’est l’enfant du bon Dieu.

Sa voix tremblait sur certains mots, traînait en notes mouillées ; ellelevait en coin ses yeux vers le ciel, pendant que sa main droite se balançaitdevant sa poitrine et s’appuyait sur son cœur, d’un geste pénétré. Alors,Gervaise, torturée par la présence de Lantier, ne put retenir ses pleurs ; illui semblait que la chanson disait son tourment, qu’elle était cette enfantperdue, abandonnée, dont le bon Dieu allait prendre la défense. Clémence,

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très soûle, éclata brusquement en sanglots ; et, la tête tombée au bord de latable, elle étouffait ses hoquets dans la nappe. Un silence frissonnant régnait.Les dames avaient tiré leur mouchoir, s’essuyaient les yeux, la face droite,en s’honorant de leur émotion. Les hommes, le front penché, regardaientfixement devant eux, les paupières battantes. Poisson, étranglant et serrantles dents, cassa à deux reprises des bouts de pipe, et les cracha par terre,sans cesser de fumer. Boche, qui avait laissé sa main sur le genou de lacharbonnière, ne la pinçait plus, pris d’un remords et d’un respect vagues ;tandis que deux grosses larmes descendaient le long de ses joues. Cesnoceurs-là étaient raides comme la justice et tendres comme des agneaux. Levin leur sortait par les yeux, quoi ! Quand le refrain recommença, plus ralentiet plus larmoyant, tous se lâchèrent, tous viaupèrent dans leurs assiettes, sedéboutonnant le ventre, crevant d’attendrissement.

Mais Gervaise et Virginie, malgré elles, ne quittaient plus du regard letrottoir d’en face. Madame Boche, à son tour, aperçut Lantier, et laissaéchapper un léger cri, sans cesser de se barbouiller de ses larmes. Alors,toutes trois eurent des figures anxieuses, en échangeant d’involontairessignes de tête. Mon Dieu ! si Coupeau se retournait, si Coupeau voyaitl’autre ! Quelle tuerie ! quel carnage ! Et elles firent si bien, que le zingueurleur demanda :

– Qu’est-ce que vous regardez donc ?Il se pencha, il reconnut Lantier.– Nom de Dieu ! c’est trop fort, murmura-t-il. Ah ! le sale mufe, ah ! le

sale mufe… Non, c’est trop fort, ça va finir…Et, comme il se levait en bégayant des menaces atroces, Gervaise le

supplia à voix basse.– Écoute, je t’en supplie… Laisse le couteau… Reste à ta place, ne fais

pas un malheur.Virginie dut lui enlever le couteau qu’il avait pris sur la table. Mais elle

ne put l’empêcher de sortir et de s’approcher de Lantier. La société, dans sonémotion croissante, ne voyait rien, pleurait plus fort, pendant que madameLerat chantait, avec une expression déchirante :

Orpheline, on l’avait perdue,Et sa voix n’était entendueQue des grands arbres et du vent.Le dernier vers passa comme un souffle lamentable de tempête. Madame

Putois, en train de boire, fut si touchée, qu’elle renversa son vin sur la nappe.Cependant, Gervaise demeurait glacée, un poing serré contre la bouche pourne pas crier, clignant les paupières d’épouvante, s’attendant à voir, d’uneseconde à l’autre, l’un des deux hommes, là-bas, tomber assommé au milieude la rue. Virginie et madame Boche suivaient aussi la scène, profondément

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intéressées. Coupeau, surpris par le grand air, avait failli s’asseoir dans leruisseau, en voulant se jeter sur Lantier. Celui-ci, les mains dans les poches,s’était simplement écarté. Et les deux hommes maintenant s’engueulaient,le zingueur surtout habillait l’autre proprement, le traitait de cochon malade,parlait de lui manger les tripes. On entendait le bruit enragé des voix, ondistinguait des gestes furieux, comme s’ils allaient se dévisser les bras, àforce de claques. Gervaise défaillait, fermait les yeux, parce que ça duraittrop longtemps et qu’elle les croyait toujours sur le point de s’avaler lenez, tant ils se rapprochaient, la figure dans la figure. Puis, comme ellen’entendait plus rien, elle rouvrit les yeux, elle resta toute bête, en les voyantcauser tranquillement.

La voix de madame Lerat s’élevait, roucoulante et pleurarde,commençant un couplet :

Le lendemain, à demi morte,On recueillit la pauvre enfant…– Y a-t-il des femmes qui sont garces, tout de même ! dit madame

Lorilleux, au milieu de l’approbation générale.Gervaise avait échangé un regard avec madame Boche et Virginie. Ça

s’arrangeait donc ? Coupeau et Lantier continuaient de causer au borddu trottoir. Ils s’adressaient encore des injures, mais amicalement. Ilss’appelaient « sacré animal », d’un ton où perçait une pointe de tendresse.Comme on les regardait, ils finirent par se promener doucement côte àcôte, le long des maisons, tournant sur eux-mêmes tous les dix pas. Uneconversation très vive s’était engagée. Brusquement, Coupeau parut sefâcher de nouveau, tandis que l’autre refusait, se faisait prier. Et ce fut lezingueur qui poussa Lantier et le força à traverser la rue, pour entrer dansla boutique.

– Je vous dis que c’est de bon cœur ! criait-il. Vous boirez un verre devin… Les hommes sont des hommes, n’est-ce pas ? On est fait pour secomprendre…

Madame Lerat achevait le dernier refrain. Les dames répétaient toutesensemble, en roulant leurs mouchoirs :

L’enfant perdu, c’est l’enfant du bon Dieu.On complimenta beaucoup la chanteuse, qui s’assit en affectant d’être

brisée. Elle demanda à boire quelque chose, parce qu’elle mettait tropde sentiment dans cette chanson-là, et qu’elle avait toujours peur de sedécrocher un nerf. Toute la table, cependant, fixait les yeux sur Lantier, assispaisiblement à côté de Coupeau, mangeant déjà la dernière part du gâteaude Savoie, qu’il trempait dans un verre de vin. En dehors de Virginie etde madame Boche, personne ne le connaissait. Les Lorilleux flairaient bienquelque micmac ; mais ils ne savaient pas, ils avaient pris un air pincé.

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Goujet, qui s’était aperçu de l’émotion de Gervaise, regardait le nouveauvenu de travers. Comme un silence gêné se faisait, Coupeau dit simplement :

– C’est un ami.Et, s’adressant à sa femme :– Voyons, remue-toi donc !… Peut-être qu’il y a encore du café chaud.Gervaise les contemplait l’un après l’autre, douce et stupide. D’abord,

quand son mari avait poussé son ancien amant dans la boutique, elle s’étaitpris la tête entre les deux poings, du même geste instinctif que les jours degros orage, à chaque coup de tonnerre. Ça ne lui semblait pas possible ;les murs allaient tomber et écraser tout le monde. Puis, en voyant les deuxhommes assis, sans que même les rideaux de mousseline eussent bougé, elleavait subitement trouvé ces choses naturelles. L’oie la gênait un peu ; elleen avait trop mangé, décidément, et ça l’empêchait de penser. Une paresseheureuse l’engourdissait, la tenait tassée au bord de la table, avec le seulbesoin de n’être pas embêtée. Mon Dieu ! à quoi bon se faire de la bile,lorsque les autres ne s’en font pas, et que les histoires paraissent s’arrangerd’elles-mêmes, à la satisfaction générale ? Elle se leva pour aller voir s’ilrestait du café.

Dans la pièce du fond, les enfants dormaient. Ce louchon d’Augustineles avait terrorisés pendant tout le dessert, leur chipant leurs fraises, lesintimidant par des menaces abominables. Maintenant, elle était très malade,accroupie sur un petit banc, la figure blanche, sans rien dire. La grossePauline avait laissé tomber sa tête contre l’épaule d’Étienne, endormi lui-même au bord de la table. Nana se trouvait assise sur la descente de lit, auprèsde Victor, qu’elle tenait contre elle, un bras passé autour de son cou ; et,ensommeillée, les yeux fermés, elle répétait d’une voix faible et continue :

– Oh ! maman, j’ai bobo… oh ! maman, j’ai bobo…– Pardi ! murmura Augustine, dont la tête roulait sur les épaules, ils sont

paf ; ils ont chanté comme les grandes personnes.Gervaise reçut un nouveau coup, à la vue d’Étienne. Elle se sentit

étouffer, en songeant que le père de ce gamin était là, à côté, en train demanger du gâteau, sans qu’il eût seulement témoigné le désir d’embrasserle petit. Elle fut sur le point de réveiller Étienne, de l’apporter dans sesbras. Puis, une fois encore, elle trouva très bien la façon tranquille donts’arrangeaient les choses. Il n’aurait pas été convenable, sûrement, detroubler la fin du dîner. Elle revint avec la cafetière et servit un verre de caféà Lantier, qui d’ailleurs ne semblait pas s’occuper d’elle.

– Alors, c’est mon tour, bégayait Coupeau d’une voix pâteuse. Hein ! onme garde pour la bonne bouche… Eh bien ! je vais vous dire Qué cochond’enfant !

– Oui, oui, Qué cochon d’enfant ! criait toute la table.

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Le vacarme reprenait, Lantier était oublié. Les dames apprêtèrent leursverres et leurs couteaux, pour accompagner le refrain. On riait à l’avance,en regardant le zingueur, qui se calait sur les jambes d’un air canaille. Il pritune voix enrouée de vieille femme.

Tous les matins, quand je m’lève,J’ai l’cœur sens sus d’sous ;J’l’envoi’chercher contre la GrèveUn poisson d’quatr’sous.Il rest’trois quarts d’heure en route,Et puis, en r’montant,I’m’lich’la moitié d’ma goutte :Qué cochon d’enfant !

Et les dames, tapant sur leur verre, reprirent en chœur, au milieu d’unegaieté formidable :

Qué cochon d’enfant !Qué cochon d’enfant !

La rue de la Goutte-d’Or elle-même, maintenant, s’en mêlait. Le quartierchantait Qué cochon d’enfant ! En face, le petit horloger, les garçonsépiciers, la tripière, la fruitière, qui savaient la chanson, allaient au refrain,en s’allongeant des claques pour rire. Vrai, la rue finissait par être soûle ;rien que l’odeur de noce qui sortait de chez les Coupeau, faisait festonner lesgens sur les trottoirs. Il faut dire qu’à cette heure ils étaient joliment soûls,là-dedans. Ça grandissait petit à petit, depuis le premier coup de vin pur,après le potage. À présent, c’était le bouquet, tous braillant, tous éclatantde nourriture, dans la buée rousse des deux lampes qui charbonnaient.La clameur de cette rigolade énorme couvrait le roulement des dernièresvoitures. Deux sergents de ville, croyant à une émeute, accoururent ; mais, enapercevant Poisson, ils eurent un petit salut d’intelligence. Ils s’éloignèrentlentement, côte à côte, le long des maisons noires.

Coupeau en était à ce couplet :L’dimanche, à la P’tit’-Villette,Après la chaleur,J’allons chez mon oncl’Tinette,Qu’est maîtr’vidangeur.Pour avoir des noyaux d’c’rise,En nous en r’tournant.I’s’roul’dans la marchandise :Qué cochon d’enfant !Qué cochon d’enfant !

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Alors, la maison craqua, un tel gueulement monta dans l’air tiède et calmede la nuit, que ces gueulards-là s’applaudirent eux-mêmes, car il ne fallaitpas espérer de pouvoir gueuler plus fort.

Personne de la société ne parvint jamais à se rappeler au juste commentla noce se termina. Il devait être très tard, voilà tout, parce qu’il ne passaitplus un chat dans la rue. Peut-être bien, tout de même, qu’on avait danséautour de la table, en se tenant par les mains. Ça se noyait dans un brouillardjaune, avec des figures rouges qui sautaient, la bouche fendue d’une oreille àl’autre. Pour sûr, on s’était payé du vin à la française vers la fin ; seulement,on ne savait plus si quelqu’un n’avait pas fait la farce de mettre du seldans les verres. Les enfants devaient s’être déshabillés et couchés seuls. Lelendemain, madame Boche se vantait d’avoir allongé deux calottes à Boche,dans un coin, où il causait de trop près avec la charbonnière ; mais Boche,qui ne se souvenait de rien, traitait ça de blague. Ce que chacun déclaraitpeu propre, c’était la conduite de Clémence, une fille à ne pas inviter,décidément ; elle avait fini par montrer tout ce qu’elle possédait, et s’étaittrouvée prise de mal de cœur, au point d’abîmer entièrement un des rideauxde mousseline. Les hommes, au moins, sortaient dans la rue ; Lorilleuxet Poisson, l’estomac dérangé, avaient filé raide jusqu’à la boutique ducharcutier. Quand on a été bien élevé, ça se voit toujours. Ainsi, ces dames,madame Putois, madame Lerat et Virginie, incommodées par la chaleur,étaient simplement allées dans la pièce du fond ôter leur corset ; mêmeVirginie avait voulu s’étendre sur le lit, l’affaire d’un instant, pour empêcherles mauvaises suites. Puis, la société semblait avoir fondu, les uns s’effaçantderrière les autres, tous s’accompagnant, se noyant au fond du quartier noir,dans un dernier vacarme, une dispute enragée des Lorilleux, un « trou lala, trou la la », entêté et lugubre du père Bru. Gervaise croyait bien queGoujet s’était mis à sangloter en partant ; Coupeau chantait toujours ; quantà Lantier, il avait dû rester jusqu’à la fin, elle sentait même encore un souffledans ses cheveux, à un moment, mais elle ne pouvait pas dire si ce soufflevenait de Lantier ou de la nuit chaude.

Cependant, comme madame Lerat refusait de retourner aux Batignollesà cette heure, on enleva du lit un matelas qu’on étendit pour elle dans uncoin de la boutique, après avoir poussé la table. Elle dormit là, au milieudes miettes du dîner. Et, toute la nuit, dans le sommeil écrasé des Coupeau,cuvant la fête, le chat d’une voisine qui avait profité d’une fenêtre ouverte,croqua les os de l’oie, acheva d’enterrer la bête, avec le petit bruit de sesdents fines.

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VIII

Le samedi suivant, Coupeau, qui n’était pas rentré dîner, amena Lantiervers dix heures. Ils avaient mangé ensemble des pieds de mouton, chezThomas, à Montmartre.

– Faut pas gronder, la bourgeoise, dit le zingueur. Nous sommes sages,tu vois… Oh ! il n’y a pas de danger avec lui ; il vous met droit dans lebon chemin.

Et il raconta comment ils s’étaient rencontrés rue Rochechouart. Après ledîner, Lantier avait refusé une consommation au café de la Boule noire, endisant que, lorsqu’on était marié avec une femme gentille et honnête, on nedevait pas gouaper dans tous les bastringues. Gervaise écoutait avec un petitsourire. Bien sûr, non, elle ne songeait pas à gronder ; elle se sentait tropgênée. Depuis la fête, elle s’attendait bien à revoir son ancien amant un jourou l’autre ; mais, à pareille heure, au moment de se mettre au lit, l’arrivéebrusque des deux hommes l’avait surprise ; et, les mains tremblantes, ellerattachait son chignon roulé dans son cou.

– Tu ne sais pas, reprit Coupeau, puisqu’il a eu la délicatesse de refuserdehors une consommation, tu vas nous payer la goutte… Ah ! tu nous doisbien ça !

Les ouvrières étaient parties depuis longtemps. Maman Coupeau et Nanavenaient de se coucher. Alors, Gervaise, qui tenait déjà un volet quand ilsavaient paru, laissa la boutique ouverte, apporta sur un coin de l’établi desverres et le fond d’une bouteille de cognac. Lantier restait debout, évitait delui adresser directement la parole. Pourtant, quand elle le servit, il s’écria :

– Une larme seulement, madame, je vous prie.Coupeau les regarda, s’expliqua très carrément. Ils n’allaient pas faire les

dindes, peut-être ! Le passé était le passé, n’est-ce pas ? Si on conservaitde la rancune après des neuf ans et des dix ans, on finirait par ne plus voirpersonne. Non, non, il avait le cœur sur la main, lui ! D’abord, il savait à quiil avait affaire, à une brave femme et à un brave homme, à deux amis, quoi !Il était tranquille, il connaissait leur honnêteté.

– Oh ! bien sûr… bien sûr… répétait Gervaise, les paupières baissées,sans comprendre ce qu’elle disait.

– C’est une sœur, maintenant, rien qu’une sœur ! murmura à son tourLantier.

– Donnez-vous la main, nom de Dieu ! cria Coupeau, et foutons-nous desbourgeois ! Quand on a de ça dans le coco, voyez-vous, on est plus chouette

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que les millionnaires. Moi, je mets l’amitié avant tout, parce que l’amitié,c’est l’amitié, et qu’il n’y a rien au-dessus.

Il s’enfonçait de grands coups de poing dans l’estomac, l’air si ému, qu’ilsdurent le calmer. Tous trois, en silence, trinquèrent et burent leur goutte.Gervaise put alors regarder Lantier à son aise ; car, le soir de la fête, ellel’avait vu dans un brouillard. Il s’était épaissi, gras et rond, les jambes et lesbras lourds, à cause de sa petite taille. Mais sa figure gardait de jolis traitssous la bouffissure de sa vie de fainéantise ; et comme il soignait toujoursbeaucoup ses minces moustaches, on lui aurait donné juste son âge, trente-cinq ans. Ce jour-là, il portait un pantalon gris et un paletot gros bleu commeun monsieur, avec un chapeau rond ; même il avait une montre et une chaîned’argent, à laquelle pendait une bague, un souvenir.

– Je m’en vais, dit-il. Je reste au diable.Il était déjà sur le trottoir, lorsque le zingueur le rappela pour lui

faire promettre de ne plus passer devant la porte sans leur dire un petitbonjour. Cependant, Gervaise, qui venait de disparaître doucement, rentra enpoussant devant elle Étienne, en manches de chemise, la face déjà endormie.L’enfant souriait, se frottait les yeux. Mais quand il aperçut Lantier, il restatremblant et gêné, coulant des regards inquiets du côté de sa mère et deCoupeau.

– Tu ne reconnais pas ce monsieur ? demanda celui-ci.L’enfant baissa la tête sans répondre. Puis, il eut un léger signe pour dire

qu’il reconnaissait le monsieur.– Eh bien ! ne fais pas la bête, va l’embrasser.Lantier, grave et tranquille, attendait. Lorsque Étienne se décida à

s’approcher, il se courba, tendit les deux joues, puis posa lui-même un grosbaiser sur le front du gamin. Alors, celui-ci osa regarder son père. Mais, toutd’un coup, il éclata en sanglots, il se sauva comme un fou, débraillé, grondépar Coupeau qui le traitait de sauvage.

– C’est l’émotion, dit Gervaise, pâle et secouée elle-même.– Oh ! il est très doux, très gentil d’habitude, expliquait Coupeau. Je l’ai

crânement élevé, vous verrez… Il s’habituera à vous. Il faut qu’il connaisseles gens… Enfin, quand il n’y aurait eu que ce petit, on ne pouvait pas restertoujours brouillé, n’est-ce pas ? Nous aurions dû faire ça pour lui il y a beauxjours, car je donnerais plutôt ma tête à couper que d’empêcher un père devoir son enfant.

Là-dessus, il parla d’achever la bouteille de cognac. Tous trois trinquèrentde nouveau. Lantier ne s’étonnait pas, avait un beau calme. Avant de s’enaller, pour rendre ses politesses au zingueur, il voulut absolument fermer laboutique avec lui. Puis, tapant dans ses mains par propreté, il souhaita unebonne nuit au ménage.

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– Dormez bien. Je vais tâcher de pincer l’omnibus… Je vous promets derevenir bientôt.

À partir de cette soirée, Lantier se montra souvent rue de la Goutte-d’Or. Il se présentait quand le zingueur était là, demandant de ses nouvellesdès la porte, affectant d’entrer uniquement pour lui. Puis, assis contre lavitrine, toujours en paletot, rasé et peigné, il causait poliment, avec lesmanières d’un homme qui aurait reçu de l’instruction. C’est ainsi que lesCoupeau apprirent peu à peu des détails sur sa vie. Pendant les huit dernièresannées, il avait un moment dirigé une fabrique de chapeaux ; et quandon lui demandait pourquoi il s’était retiré, il se contentait de parler de lacoquinerie d’un associé, un compatriote, une canaille qui avait mangé lamaison avec les femmes. Mais son ancien titre de patron restait sur toutesa personne comme une noblesse à laquelle il ne pouvait plus déroger. Ilse disait sans cesse près de conclure une affaire superbe, des maisons dechapellerie devaient l’établir, lui confier des intérêts énormes. En attendant,il ne faisait absolument rien, se promenait au soleil, les mains dans lespoches, ainsi qu’un bourgeois. Les jours où il se plaignait, si l’on se risquait àlui indiquer une manufacture demandant des ouvriers, il semblait pris d’unepitié souriante, il n’avait pas envie de crever la faim, en s’échinant pour lesautres. Ce gaillard-là, toutefois, comme disait Coupeau, ne vivait pas de l’airdu temps. Oh ! c’était un malin, il savait s’arranger, il bibelotait quelquecommerce, car enfin il montrait une figure de prospérité, il lui fallait bien del’argent pour se payer du linge blanc et des cravates de fils de famille. Unmatin, le zingueur l’avait vu se faire cirer, boulevard Montmartre. La vraievérité était que Lantier, très bavard sur les autres, se taisait ou mentait quandil s’agissait de lui. Il ne voulait même pas dire où il demeurait. Non, il logeaitchez un ami, là-bas, au diable, le temps de trouver une belle situation ; et ildéfendait aux gens de venir le voir, parce qu’il n’y était jamais.

– On rencontre dix positions pour une, expliquait-il souvent. Seulement,ce n’est pas la peine d’entrer dans des boites où l’on ne restera pas vingt-quatre heures… Ainsi, j’arrive un lundi chez Champion, à Montrouge. Lesoir, Champion m’embête sur la politique ; il n’avait pas les mêmes idéesque moi. Eh bien ! le mardi matin, je filais, attendu que nous ne sommesplus au temps des esclaves et que je ne veux pas me vendre pour sept francspar jour.

On était alors dans les premiers jours de novembre. Lantier apportagalamment des bouquets de violettes, qu’il distribuait à Gervaise et auxdeux ouvrières. Peu à peu, il multiplia ses visites, il vint presque tousles jours. Il paraissait vouloir faire la conquête de la maison, du quartierentier ; et il commença par séduire Clémence et madame Putois, auxquellesil témoignait, sans distinction d’âge, les attentions les plus empressées.

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Au bout d’un mois, les deux ouvrières l’adoraient. Les Boche, qu’ilflattait beaucoup en allant les saluer dans leur loge, s’extasiaient sur sapolitesse. Quant aux Lorilleux, lorsqu’ils surent quel était ce monsieur,arrivé au dessert, le jour de la fête, ils vomirent d’abord mille horreurscontre Gervaise, qui osait introduire ainsi son ancien individu dans sonménage. Mais, un jour, Lantier monta chez eux, se présenta si bien en leurcommandant une chaîne pour une dame de sa connaissance, qu’ils lui direntde s’asseoir et le gardèrent une heure, charmés de sa conversation ; même,ils se demandaient comment un homme si distingué avait pu vivre avec laBanban. Enfin, les visites du chapelier chez les Coupeau n’indignaient pluspersonne et semblaient naturelles, tant il avait réussi à se mettre dans lesbonnes grâces de toute la rue de la Goutte-d’Or. Goujet seul restait sombre.S’il se trouvait là, quand l’autre arrivait, il prenait la porte, pour ne pas êtreobligé de lier connaissance avec ce particulier.

Cependant, au milieu de cette coqueluche de tendresse pour Lantier,Gervaise, les premières semaines, vécut dans un grand trouble. Elleéprouvait au creux de l’estomac cette chaleur dont elle s’était sentie brûlée,le jour des confidences de Virginie. Sa grande peur venait de ce qu’elleredoutait d’être sans force, s’il la surprenait un soir toute seule et s’il s’avisaitde l’embrasser. Elle pensait trop à lui, elle restait trop pleine de lui. Mais,lentement, elle se calma, en le voyant si convenable, ne la regardant pasen face, ne la touchant pas du bout des doigts, quand les autres avaient ledos tourné. Puis, Virginie, qui semblait lire en elle, lui faisait honte de sesvilaines pensées. Pourquoi tremblait-elle ? On ne pouvait pas rencontrer unhomme plus gentil. Bien sûr, elle n’avait plus rien à craindre. Et la grandebrune manœuvra un jour de façon à les pousser tous deux dans un coin et àmettre la conversation sur le sentiment. Lantier déclara d’une voix grave, enchoisissant les termes, que son cœur était mort, qu’il voulait désormais seconsacrer uniquement au bonheur de son fils. Il ne parlait jamais de Claude,qui était toujours dans le Midi. Il embrassait Étienne sur le front tous lessoirs, ne savait que lui dire si l’enfant restait là, l’oubliait pour entrer encompliments avec Clémence. Alors, Gervaise, tranquillisée, sentit mouriren elle le passé. La présence de Lantier usait ses souvenirs de Plassans et del’hôtel Boncœur. À le voir sans cesse, elle ne le rêvait plus. Même elle setrouvait prise d’une répugnance à la pensée de leurs anciens rapports. Oh !c’était fini, bien fini. S’il osait un jour lui demander ça, elle lui répondraitpar une paire de claques, elle instruirait plutôt son mari. Et, de nouveau, ellesongeait sans remords, avec une douceur extraordinaire, à la bonne amitiéde Goujet.

En arrivant un matin à l’atelier, Clémence raconta qu’elle avait rencontréla veille, vers onze heures, monsieur Lantier donnant le bras à une femme.

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Elle disait cela en mots très sales, avec de la méchanceté par-dessous, pourvoir la tête de la patronne. Oui, monsieur Lantier grimpait la rue Notre-Dame de Lorette ; la femme était blonde, un de ces chameaux du boulevardà moitié crevés, le derrière nu sous leur robe de soie. Et elle les avait suivis,par blague. Le chameau était entré chez un charcutier acheter des crevettes etdu jambon. Puis, rue de La Rochefoucauld, monsieur Lantier avait posé surle trottoir, devant la maison, le nez en l’air, en attendant que la petite, montéetoute seule, lui eût fait par la fenêtre le signe de la rejoindre. Mais Clémenceeût beau ajouter des commentaires dégoûtants, Gervaise continuait àrepasser tranquillement une robe blanche. Par moments, l’histoire lui mettaitaux lèvres un petit sourire. Ces Provençaux, disait-elle, étaient tous enragésaprès les femmes ; il leur en fallait quand même ; ils en auraient ramassésur une pelle dans un tas d’ordures. Et, le soir, quand le chapelier arriva,elle s’amusa des taquineries de Clémence, qui l’intriguait avec sa blonde.D’ailleurs, il semblait flatté d’avoir été aperçu. Mon Dieu ! c’était uneancienne amie, qu’il voyait encore de temps à autre, lorsque ça ne devaitdéranger personne ; une fille très chic, meublée en palissandre, et il citaitd’anciens amants à elle, un vicomte, un grand marchand de faïence, le filsd’un notaire. Lui, aimait les femmes qui embaument. Il poussait sous le nezde Clémence son mouchoir, que la petite lui avait parfumé, lorsque Étiennerentra. Alors, il prit son air grave, il baisa l’enfant, en ajoutant que la rigoladene tirait pas à conséquence et que son cœur était mort. Gervaise, penchée surson ouvrage, hocha la tête d’un air d’approbation. Et ce fut encore Clémencequi porta la peine de sa méchanceté, car elle avait bien senti Lantier la pincerdéjà deux ou trois fois, sans avoir l’air, et elle crevait de jalousie de ne paspuer le musc comme le chameau du boulevard.

Quand le printemps revint, Lantier, tout à fait de la maison, parla d’habiterle quartier, afin d’être plus près de ses amis. Il voulait une chambre meubléedans une maison propre. Madame Boche, Gervaise elle-même, se mirent enquatre pour lui trouver ça. On fouilla les rues voisines. Mais il était tropdifficile, il désirait une grande cour, il demandait un rez-de-chaussée, enfintoutes les commodités imaginables. Et maintenant, chaque soir, chez lesCoupeau, il semblait mesurer la hauteur des plafonds, étudier la distributiondes pièces, convoiter un logement pareil. Oh ! il n’aurait pas demandé autrechose, il se serait volontiers creusé un trou dans ce coin tranquille et chaud.Puis, il terminait chaque fois son examen par cette phrase :

– Sapristi, vous êtes joliment bien, tout de même !Un soir, comme il avait dîné là et qu’il lâchait sa phrase au dessert,

Coupeau, qui s’était mis à le tutoyer, lui cria brusquement :– Faut rester ici, ma vieille, si le cœur t’en dit… On s’arrangera…

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Et il expliqua que la chambre au linge sale, nettoyée, ferait une jolie pièce.Étienne coucherait dans la boutique, sur un matelas jeté par terre, voilà tout.

– Non, non, dit Lantier, je ne puis pas accepter. Ça vous gênerait trop. Jesais que c’est de bon cœur, mais on aurait trop chaud les uns sur les autres…Puis, vous savez, chacun sa liberté. Il me faudrait traverser votre chambre,et ça ne serait pas toujours drôle.

– Ah ! l’animal ! reprit le zingueur étranglant de rire, tapant sur la tablepour s’éclaircir la voix, il songe toujours aux bêtises !… Mais, bougre deserin, on est inventif ! Pas vrai ? il y a deux fenêtres, dans la pièce. Eh bien !on en colle une par terre, on en fait une porte. Alors, comprends-tu, tu entrespar la cour, nous bouchons même cette porte de communication ; si ça nousplaît. Ni vu ni connu, tu es chez toi, nous sommes chez nous.

Il y eut un silence. Le chapelier murmurait :– Ah ! oui, de cette façon, je ne dis pas… Et encore non, je serais trop

sur votre dos.Il évitait de regarder Gervaise. Mais il attendait évidemment un mot de

sa part pour accepter. Celle-ci était très contrariée de l’idée de son mari ;non pas que la pensée de voir Lantier demeurer chez eux la blessât nil’inquiétât beaucoup ; mais elle se demandait où elle mettrait son lingesale. Cependant, le zingueur faisait valoir les avantages de l’arrangement.Le loyer de cinq cents francs avait toujours été un peu fort. Eh bien ! lecamarade leur paierait la chambre toute meublée vingt francs par mois ; cene serait pas cher pour lui, et ça les aiderait au moment du terme. Il ajoutaqu’il se chargeait de manigancer, sous leur lit, une grande caisse où tout lelinge sale du quartier pourrait tenir. Alors, Gervaise hésita, parut consulterdu regard maman Coupeau, que Lantier avait conquise depuis des mois, enlui apportant des boules de gomme pour son catarrhe.

– Vous ne nous gêneriez pas, bien sûr, finit-elle par dire. Il y aurait moyende s’organiser…

– Non, non, merci, répéta le chapelier. Vous êtes trop gentils, ce seraitabuser.

Coupeau, cette fois, éclata. Est-ce qu’il allait faire son andouille encorelongtemps ? Quand on lui disait que c’était de bon cœur ! Il leur rendraitservice, là, comprenait-il ! Puis, d’une voix furibonde, il gueula :

– Étienne ! Étienne !Le gamin s’était endormi sur la table. Il leva la tête en sursaut.– Écoute, dis-lui que tu le veux… Oui, à ce monsieur-là… Dis-lui bien

fort : Je le veux !– Je le veux ! bégaya Étienne, la bouche empâtée de sommeil.Tout le monde se mit à rire. Mais Lantier reprit bientôt son air grave et

pénétré. Il serra la main de Coupeau, par-dessus la table, en disant :

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– J’accepte… C’est de bonne amitié de part et d’autre, n’est-ce pas ? Oui,j’accepte pour l’enfant.

Dès le lendemain, le propriétaire, M. Marescot, étant venu passer uneheure dans la loge des Boche, Gervaise lui parla de l’affaire. Il se montrad’abord inquiet, refusant, se fâchant, comme si elle lui avait demandéd’abattre toute une aile de sa maison. Puis, après une inspection minutieusedes lieux, lorsqu’il eut regardé en l’air pour voir si les étages supérieursn’allaient pas être ébranlés, il finit par donner l’autorisation, mais à lacondition de ne supporter aucuns frais ; et les Coupeau durent lui signerun papier, dans lequel ils s’engageaient à rétablir les choses en l’état, àl’expiration de leur bail. Le soir même, le zingueur amena des camarades,un maçon, un menuisier, un peintre, de bons zigs qui feraient cette bricole-là après leur journée, histoire de rendre service. La pose de la nouvelleporte, le nettoyage de la pièce, n’en coûtèrent pas moins une centaine defrancs, sans compter les litres dont on arrosa la besogne. Le zingueur ditaux camarades qu’il leur paierait ça plus tard, avec le premier argent deson locataire. Ensuite, il fut question de meubler la pièce. Gervaise y laissal’armoire de maman Coupeau ; elle ajouta une table et deux chaises, prisesdans sa propre chambre ; il lui fallut enfin acheter une table-toilette et unlit, avec la literie complète, en tout cent trente francs, qu’elle devait payerà raison de dix francs par mois. Si, pendant une dizaine de mois, les vingtfrancs de Lantier se trouvaient mangés à l’avance par les dettes contractées,plus tard il y aurait un joli bénéfice.

Ce fut dans les premiers jours de juin que l’installation du chapelier eutlieu. La veille, Coupeau avait offert d’aller avec lui chercher sa malle, pourlui éviter les trente sous d’un fiacre. Mais l’autre était resté gêné, disant quesa malle pesait trop lourd, comme s’il avait voulu cacher jusqu’au derniermoment l’endroit où il logeait. Il arriva dans l’après-midi, vers trois heures.Coupeau ne se trouvait pas là. Et Gervaise, à la porte de la boutique, devinttoute pâle, en reconnaissant la malle sur le fiacre. C’était leur anciennemalle, celle avec laquelle elle avait fait le voyage de Plassans, aujourd’huiécorchée, cassée, tenue par des cordes. Elle la voyait revenir comme souventelle l’avait rêvé, et elle pouvait s’imaginer que le même fiacre, le fiacre oùcette garce de brunisseuse s’était fichue d’elle, la lui rapportait. Cependant,Boche donnait un coup de main à Lantier. La blanchisseuse les suivit,muette, un peu étourdie. Quand ils eurent déposé leur fardeau au milieu dela chambre, elle dit pour parler :

– Hein ? voilà une bonne affaire de faite ?Puis, se remettant, voyant que Lantier, occupé à dénouer les cordes, ne

la regardait seulement pas, elle ajouta :– Monsieur Boche, vous allez boire un coup.

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Et elle alla chercher un litre et des verres. Justement, Poisson, en tenue,passait sur le trottoir. Elle lui adressa un petit signe, clignant les yeux,avec un sourire. Le sergent de ville comprit parfaitement. Quand il était deservice, et, qu’on battait de l’œil, ça voulait dire qu’on lui offrait un verrede vin. Même, il se promenait des heures devant la blanchisseuse, à attendrequ’elle battît de l’œil. Alors, pour ne pas être vu, il passait par la cour, ilsifflait son verre en se cachant.

– Ah ! Ah ! dit Lantier, quand il le vit entrer, c’est vous, Badingue !Il l’appelait Badingue par blague, pour se ficher de l’empereur. Poisson

acceptait ça de son air raide, sans qu’on pût savoir si ça l’embêtait aufond. D’ailleurs, les deux hommes, quoique séparés par leurs convictionspolitiques, étaient devenus très bons amis.

– Vous savez que l’empereur a été sergent de ville à Londres, dit à sontour Boche. Oui, ma parole ! il ramassait les femmes soûles.

Gervaise pourtant avait rempli trois verres sur la table. Elle, ne voulait pasboire, se sentait le cœur tout barbouillé. Mais elle restait, regardant Lantierenlever les dernières cordes, prise du besoin de savoir ce que contenait lamalle. Elle se souvenait, dans un coin, d’un tas de chaussettes, de deuxchemises sales, d’un vieux chapeau. Est-ce que ces choses étaient encore là ?est-ce qu’elle allait retrouver les loques du passé ? Lantier, avant de souleverle couvercle, prit son verre et trinqua.

– À votre santé.– À la vôtre, répondirent Boche et Poisson.La blanchisseuse remplit de nouveau les verres. Les trois hommes

s’essuyaient les lèvres de la main. Enfin, le chapelier ouvrit la malle. Elleétait pleine d’un pêle-mêle de journaux, de livres, de vieux vêtements, delinge en paquets. Il en tira successivement une casserole, une paire de bottes,un buste de Ledru-Rollin avec le nez cassé, une chemise brodée, un pantalonde travail. Et Gervaise, penchée, sentait monter une odeur de tabac, uneodeur d’homme malpropre, qui soigne seulement le dessus, ce qu’on voit desa personne. Non, le vieux chapeau n’était plus dans le coin de gauche. Ily avait là une pelote qu’elle ne connaissait pas, quelque cadeau de femme.Alors, elle se calma, elle éprouva une vague tristesse, continuant à suivre lesobjets, en se demandant s’ils étaient de son temps ou du temps des autres.

– Dites donc, Badingue, vous ne connaissez pas ça ? reprit Lantier.Il lui mettait sous le nez un petit livre imprimé à Bruxelles : les Amours

de Napoléon III, orné de gravures. On y racontait, entre autres anecdotes,comment l’empereur avait séduit la fille d’un cuisinier, âgée de treize ans ;et l’image représentait Napoléon III, les jambes nues, ayant gardé seulementle grand cordon de la Légion d’honneur, poursuivant une gamine qui sedérobait à sa luxure.

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– Ah ! c’est bien ça ! s’écria Boche, dont les instincts sournoisementvoluptueux étaient flattés. Ça arrive toujours comme ça !

Poisson restait saisi, consterné ; et il ne trouvait pas un mot pour défendrel’empereur. C’était dans un livre, il ne pouvait pas dire non. Alors, Lantier luipoussant toujours l’image sous le nez d’un air goguenard, il laissa échapperce cri, en arrondissant les bras :

– Eh bien, après ? Est-ce que ce n’est pas dans la nature ?Lantier eut le bec cloué par cette réponse. Il rangea ses livres et ses

journaux sur une planche de l’armoire ; et comme il paraissait désoléde ne pas avoir une petite bibliothèque, pendue au-dessus de la table,Gervaise promit de lui en procurer une. Il possédait l’Histoire de dixans, de Louis Blanc, moins le premier volume, qu’il n’avait jamais eud’ailleurs, les Girondins, de Lamartine, en livraisons à deux sous, lesMystères de Paris et le Juif-Errant, d’Eugène Sue, sans compter un tas debouquins philosophiques et humanitaires, ramassés chez les marchands devieux clous. Mais il couvait surtout ses journaux d’un regard attendri etrespectueux. C’était une collection faite par lui, depuis des années. Chaquefois qu’au café il lisait dans un journal un article réussi et selon ses idées, ilachetait le journal, il le gardait. Il en avait ainsi un paquet énorme, de toutesles dates et de tous les titres, empilés sans ordre aucun. Quand il eut sortice paquet du fond de la malle, il donna dessus des tapes amicales, en disantaux deux autres :

– Vous voyez ça ? eh bien, c’est à papa, personne ne peut se flatterd’avoir quelque chose d’aussi chouette… Ce qu’il y a là-dedans, vous nevous l’imaginez pas. C’est-à-dire que, si on appliquait la moitié de ces idées,ça nettoierait du coup la société. Oui, votre empereur et tous ses roussinsboiraient un bouillon…

Mais il fut interrompu par le sergent de ville, dont les moustaches etl’impériale rouges remuaient dans sa face blême.

– Et l’armée, dites donc qu’est-ce que vous en faites ?Alors, Lantier s’emporta. Il criait en donnant des coups de poing sur ses

journaux :– Je veux la suppression du militarisme, la fraternité des peuples…

Je veux l’abolition des privilèges, des titres et des monopoles… Je veuxl’égalité des salaires, la répartition des bénéfices, la glorification duprolétariat… Toutes les libertés, entendez-vous ! toutes !… Et le divorce !

– Oui, oui, le divorce, pour la morale ! appuya Boche.Poisson avait pris un air majestueux. Il répondit :– Pourtant, si je n’en veux pas de vos libertés, je suis bien libre.– Si vous n’en voulez pas, si vous n’en voulez pas… bégaya Lantier, que

la passion étranglait. Non, vous n’êtes pas libre !… Si vous n’en voulez pas,

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je vous foutrai à Cayenne, moi ! oui, à Cayenne, avec votre empereur et tousles cochons de sa bande !

Ils s’empoignaient ainsi, à chacune de leurs rencontres. Gervaise, quin’aimait pas les discussions, intervenait d’ordinaire. Elle sortit de la torpeuroù la plongeait la vue de la malle, toute pleine du parfum gâté de son ancienamour ; et elle montra les verres aux trois hommes.

– C’est vrai, dit Lantier, subitement calmé, prenant son verre. À la vôtre.– À la vôtre, répondirent Boche et Poisson, qui trinquèrent avec lui.Cependant, Boche se dandinait, travaillé par une inquiétude, regardant le

sergent de ville du coin de l’œil.– Tout ça entre nous, n’est-ce pas, monsieur Poisson ? murmura-t-il

enfin. On vous montre et on vous dit des choses…Mais Poisson ne le laissa pas achever. Il mit la main sur son cœur, comme

pour expliquer que tout restait là. Il n’allait pas moucharder des amis, biensûr. Coupeau étant arrivé, on vida un second litre. Le sergent de ville filaensuite par la cour, reprit sur le trottoir sa marche raide et sévère, à pascomptés.

Dans les premiers temps, tout fut en l’air chez la blanchisseuse. Lantieravait bien sa chambre séparée, son entrée, sa clef ; mais, comme au derniermoment on s’était décidé à ne pas condamner la porte de communication,il arrivait que, le plus souvent, il passait par la boutique. Le linge sale aussiembarrassait beaucoup Gervaise, car son mari ne s’occupait pas de la grandecaisse dont il avait parlé ; et elle se trouvait réduite à fourrer le linge unpeu partout, dans les coins, principalement sous son lit, ce qui manquaitd’agrément pendant les nuits d’été. Enfin, elle était très ennuyée d’avoirchaque soir à faire le lit d’Étienne au beau milieu de la boutique ; lorsqueles ouvrières veillaient, l’enfant dormait sur une chaise, en attendant. AussiGoujet lui ayant parlé d’envoyer Étienne à Lille, où son ancien patron, unmécanicien, demandait des apprentis, elle fut séduite par ce projet, d’autantplus que le gamin, peu heureux à la maison, désireux d’être son maître, lasuppliait de consentir. Seulement, elle craignait un refus net de la part deLantier. Il était venu habiter chez eux, uniquement pour se rapprocher de sonfils ; il n’allait pas vouloir le perdre juste quinze jours après son installation.Pourtant, quand elle lui parla en tremblant de l’affaire, il approuva beaucoupl’idée, disant que les jeunes ouvriers ont besoin de voir du pays. Le matinoù Étienne partit, il lui fit un discours sur ses droits, puis il l’embrassa, ildéclama :

– Souviens-toi que le producteur n’est pas un esclave, mais quequiconque n’est pas un producteur est un frelon.

Alors, le train-train de la maison reprit, tout se calma et s’assoupit dansde nouvelles habitudes. Gervaise s’était accoutumée à la débandade du linge

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sale, aux allées et venues de Lantier. Celui-ci parlait toujours de ses grandesaffaires ; il sortait parfois, bien peigné, avec du linge blanc, disparaissait,découchait même, puis rentrait en affectant d’être éreinté, d’avoir la têtecassée, comme s’il venait de discuter, vingt-quatre heures durant, les plusgraves intérêts. La vérité était qu’il la coulait douce. Oh ! il n’y avait pas dedanger qu’il empoignât des durillons aux mains ! Il se levait d’ordinaire versdix heures, faisait une promenade l’après-midi, si la couleur du soleil luiplaisait, ou bien, les jours de pluie, restait dans la boutique où il parcouraitson journal. C’était son milieu, il crevait d’aise parmi les jupes, se fourrait auplus épais des femmes, adorant leurs gros mots, les poussant à en dire, tout engardant lui-même un langage choisi ; et ça expliquait pourquoi il aimait tant àse frotter aux blanchisseuses, des filles pas bégueules. Lorsque Clémence luidévidait son chapelet, il demeurait tendre et souriant, en tordant ses mincesmoustaches. L’odeur de l’atelier, ces ouvrières en sueur qui tapaient les fersde leurs bras nus, tout ce coin pareil à une alcôve où traînait le déballage desdames du quartier, semblait être pour lui le trou rêvé, un refuge longtempscherché de paresse et de jouissance.

Dans les premiers temps, Lantier mangeait chez François, au coin dela rue des Poissonniers. Mais, sur les sept jours de la semaine, il dînaitavec les Coupeau trois et quatre fois ; si bien qu’il finit par leur offrir deprendre pension chez eux : il leur donnerait quinze francs chaque samedi.Alors, il ne quitta plus la maison, il s’installa tout à fait. On le voyait dumatin au soir aller de la boutique à la chambre du fond, en bras de chemise,haussant la voix, ordonnant ; il répondait même aux pratiques, il menait labaraque. Le vin de François lui ayant déplu, il persuada à Gervaise d’acheterdésormais son vin chez Vigouroux, le charbonnier d’à côté, dont il allaitpincer la femme avec Boche, en faisant les commandes. Puis, ce fut le painde Coudeloup qu’il trouva mal cuit ; et il envoya Augustine chercher le painà la boulangerie viennoise du faubourg Poissonnière, chez Meyer. Il changeaaussi Lehongre, l’épicier, et ne garda que le boucher de la rue Polonceau, legros Charles, à cause de ses opinions politiques. Au bout d’un mois, il voulutmettre toute la cuisine à l’huile. Comme disait Clémence, en le blaguant, latache d’huile reparaissait quand même chez ce sacré Provençal. Il faisait lui-même les omelettes, des omelettes retournées des deux côtés, plus rissoléesque des crêpes, si fermes qu’on aurait dit des galettes. Il surveillait mamanCoupeau, exigeant les biftecks très cuits, pareils à des semelles de soulier,ajoutant de l’ail partout, se fâchant si l’on coupait de la fourniture dansla salade, des mauvaises herbes, criait-il, parmi lesquelles pouvait bien seglisser du poison. Mais son grand régal était un certain potage, du vermicellecuit à l’eau, très épais, où il versait la moitié d’une bouteille d’huile. Lui seul

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en mangeait avec Gervaise, parce que les autres, les Parisiens, pour s’êtreun jour risqués à y goûter, avaient failli rendre tripes et boyaux.

Peu à peu, Lantier en était venu également à s’occuper des affaires dela famille. Comme les Lorilleux rechignaient toujours pour sortir de leurpoche les cent sous de la maman Coupeau, il avait expliqué qu’on pouvaitleur intenter un procès. Est-ce qu’ils se fichaient du monde ! c’étaient dixfrancs qu’ils devaient donner par mois ! Et il montait lui-même chercher lesdix francs, d’un air si hardi et si aimable, que la chaîniste n’osait pas lesrefuser. Maintenant, madame Lerat, elle aussi, donnait deux pièces de centsous. Maman Coupeau aurait baisé les mains de Lantier, qui jouait en outrele rôle de grand arbitre, dans les querelles de la vieille femme et de Gervaise.Quand la blanchisseuse, prise d’impatience, rudoyait sa belle-mère, et quecelle-ci allait pleurer dans son lit, il les bousculait toutes les deux, les forçaità s’embrasser, en leur demandant si elles croyaient amuser le monde avecleurs bons caractères. C’était comme Nana : on l’élevait joliment mal, à sonavis. En cela, il n’avait pas tort, car lorsque le père tapait dessus, la mèresoutenait la gamine, et lorsque la mère à son tour cognait, le père faisaitune scène. Nana, ravie de voir ses parents se manger, se sentant excusée àl’avance, commettait les cent dix-neuf coups. À présent, elle avait inventéd’aller jouer dans la maréchalerie en face ; elle se balançait la journée entièreaux brancards des charrettes ; elle se cachait avec des bandes de voyous aufond de la cour blafarde, éclairée du feu rouge de la forge ; et, brusquement,elle reparaissait, courant, criant, dépeignée et barbouillée, suivie de la queuedes voyous, comme si une volée des marteaux venait de mettre ces saloperiesd’enfants en fuite. Lantier seul pouvait la gronder ; et encore elle savaitjoliment le prendre. Cette merdeuse de dix ans marchait comme une damedevant lui, se balançait, le regardait de côté, les yeux déjà pleins de vice.Il avait fini par se charger de son éducation : il lui apprenait à danser et àparler patois.

Une année s’écoula de la sorte. Dans le quartier, on croyait que Lantieravait des rentes, car c’était la seule façon de s’expliquer le grand traindes Coupeau. Sans doute, Gervaise continuait à gagner de l’argent ; maismaintenant qu’elle nourrissait deux hommes à ne rien faire, la boutiquepour sûr ne pouvait suffire ; d’autant plus que la boutique devenait moinsbonne, des pratiques s’en allaient, les ouvrières godaillaient du matin ausoir. La vérité était que Lantier ne payait rien, ni loyer ni nourriture. Lespremiers mois, il avait donné des acomptes ; puis, il s’était contenté de parlerd’une grosse somme qu’il devait toucher, grâce à laquelle il s’acquitteraitplus tard, en un coup. Gervaise n’osait plus lui demander un centime. Elleprenait le pain, le vin, la viande à crédit. Les notes montaient partout, çamarchait par des trois francs et des quatre francs chaque jour. Elle n’avait pas

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allongé un sou au marchand de meubles ni aux trois camarades, le maçon, lemenuisier et le peintre. Tout ce monde commençait à grogner, on devenaitmoins poli pour elle dans les magasins. Mais elle était comme grisée par lafureur de la dette ; elle s’étourdissait, choisissait les choses les plus chères,se lâchait dans sa gourmandise depuis qu’elle ne payait plus ; et elle restaittrès honnête au fond, rêvant de gagner du matin au soir des centaines defrancs, elle ne savait pas trop de quelle façon, pour distribuer des poignéesde pièces de cent sous à ses fournisseurs. Enfin, elle s’enfonçait, et àmesure qu’elle dégringolait, elle parlait d’élargir ses affaires. Pourtant, versle milieu de l’été, la grande Clémence était partie, parce qu’il n’y avait pasassez de travail pour deux ouvrières et qu’elle attendait son argent pendantdes semaines. Au milieu de cette débâcle, Coupeau et Lantier se faisaientdes joues. Les gaillards, attablés jusqu’au menton, bouffaient la boutique,s’engraissaient de la ruine de l’établissement ; et ils s’excitaient l’un l’autreà mettre les morceaux doubles, et ils se tapaient sur le ventre en rigolant, audessert, histoire de digérer plus vite.

Dans le quartier, le grand sujet de conversation était de savoir siréellement Lantier s’était remis avec Gervaise. Là-dessus, les avis separtageaient. À entendre les Lorilleux, la Banban faisait tout pour repincerle chapelier, mais lui ne voulait plus d’elle, la trouvait trop décatie, avait enville des petites filles d’une frimousse autrement torchée. Selon les Boche,au contraire, la blanchisseuse, dès la première nuit, s’en était allée retrouverson ancien époux, aussitôt que ce jeanjean de Coupeau avait ronflé. Toutça, d’une façon comme d’une autre, ne semblait guère propre ; mais il ya tant de saletés dans la vie, et de plus grosses, que les gens finissaientpar trouver ce ménage à trois naturel, gentil même, car on ne s’y battaitjamais et les convenances étaient gardées. Certainement, si l’on avait mis lenez dans d’autres intérieurs du quartier, on se serait empoisonné davantage.Au moins, chez les Coupeau, ça sentait les bons enfants. Tous les trois selivraient à leur petite cuisine, se culottaient et couchotaient ensemble à lapapa, sans empêcher les voisins de dormir. Puis, le quartier restait conquispar les bonnes manières de Lantier. Cet enjôleur fermait le bec à toutesles bavardes. Même, dans le doute où l’on se trouvait de ses rapports avecGervaise, quand la fruitière niait les rapports devant la tripière, celle-cisemblait dire que c’était vraiment dommage, parce qu’enfin ça rendait lesCoupeau moins intéressants.

Cependant, Gervaise vivait tranquille de ce côté, ne pensait guère à cesordures. Les choses en vinrent au point qu’on l’accusa de manquer decœur. Dans la famille on ne comprenait pas sa rancune contre le chapelier.Madame Lerat, qui adorait se fourrer entre les amoureux, venait tous lessoirs ; et elle traitait Lantier d’homme irrésistible, dans les bras duquel

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les dames les plus huppées devaient tomber. Madame Boche n’aurait pasrépondu de sa vertu, si elle avait eu dix ans de moins. Une conspirationsourde, continue, grandissait, poussait lentement Gervaise, comme si toutesles femmes, autour d’elle, avaient dû se satisfaire, en lui donnant un amant.Mais Gervaise s’étonnait, ne découvrait pas chez Lantier tant de séductions.Sans doute, il était changé à son avantage : il portait toujours un paletot,il avait pris de l’éducation dans les cafés et dans les réunions politiques.Seulement, elle qui le connaissait bien, lui voyait jusqu’à l’âme par les deuxtrous de ses yeux, et retrouvait là un tas de choses, dont elle gardait unléger frisson. Enfin, si ça plaisait tant aux autres, pourquoi les autres ne serisquaient-elles pas à tâter du monsieur ? Ce fut ce qu’elle laissa entendreun jour à Virginie, qui se montrait la plus chaude. Alors, madame Lerat etVirginie, pour lui monter la tête, lui racontèrent les amours de Lantier et dela grande Clémence. Oui, elle ne s’était aperçue de rien ; mais, dès qu’ellesortait pour une course, le chapelier emmenait l’ouvrière dans sa chambre.Maintenant, on les rencontrait ensemble, il devait l’aller voir chez elle.

– Eh bien ? dit la blanchisseuse, la voix un peu tremblante, qu’est-ce queça peut me faire ?

Et elle regardait les yeux jaunes de Virginie, où des étincelles d’orluisaient, comme dans ceux des chats. Cette femme lui en voulait donc,qu’elle tâchait de la rendre jalouse ? Mais la couturière prit son air bête, enrépondant :

– Ça ne peut rien vous faire, bien sûr… Seulement, vous devriez luiconseiller de lâcher cette fille avec laquelle il aura du désagrément.

Le pis était que Lantier se sentait soutenu et changeait de manières àl’égard de Gervaise. Maintenant, quand il lui donnait une poignée de main,il lui gardait un instant les doigts entre les siens. Il la fatiguait de son regard,fixait sur elle des yeux hardis, où elle lisait nettement ce qu’il lui demandait.S’il passait derrière elle, il enfonçait les genoux dans ses jupes, soufflait surson cou, comme pour l’endormir. Pourtant, il attendit encore, avant d’êtrebrutal et de se déclarer. Mais, un soir, se trouvant seul avec elle, il la poussadevant lui sans dire une parole, l’accula tremblante contre le mur, au fondde la boutique, et là voulut l’embrasser. Le hasard fit que Goujet entra justeà ce moment. Alors, elle se débattit, s’échappa. Et tous trois échangèrentquelques mots, comme si de rien n’était. Goujet, la face toute blanche,avait baissé le nez, en s’imaginant qu’il les dérangeait, qu’elle venait de sedébattre pour ne pas être embrassée devant le monde.

Le lendemain, Gervaise piétina dans la boutique, très malheureuse,incapable de repasser un mouchoir ; elle avait besoin de voir Goujet, de luiexpliquer comment Lantier la tenait contre le mur. Mais, depuis qu’Étienneétait à Lille, elle n’osait plus entrer à la forge, où Bec-Salé, dit Boit-sans-

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Soif, l’accueillait avec des rires sournois. Pourtant, l’après-midi, cédant àson envie, elle prit un panier vide, elle partit sous le prétexte d’aller prendredes jupons chez sa pratique de la rue des Portes-Blanches. Puis, quand ellefut rue Marcadet, devant la fabrique de boulons, elle se promena à petits pas,comptant sur une bonne rencontre. Sans doute, de son côté, Goujet devaitl’attendre, car elle n’était pas là depuis cinq minutes, qu’il sortit comme parhasard.

– Tiens ! vous êtes en course, dit-il en souriant faiblement ; vous rentrezchez vous…

Il disait ça pour parler. Gervaise tournait justement le dos à la rue desPoissonniers. Et ils montèrent vers Montmartre, côte à côte, sans se prendrele bras. Ils devaient avoir la seule idée de s’éloigner de la fabrique, pourne pas paraître se donner des rendez-vous devant la porte. La tête basse, ilssuivaient la chaussée défoncée, au milieu du ronflement des usines. Puis,à deux cents pas, naturellement, comme s’ils avaient connu l’endroit, ilsfilèrent à gauche, toujours silencieux, et s’engagèrent dans un terrain vague.C’était, entre une scierie mécanique et une manufacture de boutons, unebande de prairie restée verte, avec des plaques jaunes d’herbe grillée ; unechèvre, attachée à un piquet, tournait en bêlant ; au fond, un arbre morts’émiettait au grand soleil.

– Vrai ! murmura Gervaise, on se croirait à la campagne.Ils allèrent s’asseoir sous l’arbre mort. La blanchisseuse mit son panier à

ses pieds. En face d’eux, la butte Montmartre étageait ses rangées de hautesmaisons jaunes et grises, dans des touffes de maigre verdure ; et, quandils renversaient la tête davantage, ils apercevaient le large ciel d’une puretéardente sur la ville, traversé au nord par un vol de petits nuages blancs.Mais la vive lumière les éblouissait, ils regardaient au ras de l’horizon platles lointains crayeux des faubourgs, ils suivaient surtout la respiration dumince tuyau de la scierie mécanique, qui soufflait des jets de vapeur. Cesgros soupirs semblaient soulager leur poitrine oppressée.

– Oui, reprit Gervaise embarrassée par leur silence, je me trouvais encourse, j’étais sortie…

Après avoir tant souhaité une explication, tout d’un coup elle n’osait plusparler. Elle était prise d’une grande honte. Et elle sentait bien, cependant,qu’ils étaient venus là d’eux-mêmes, pour causer de ça ; même ils encausaient, sans avoir besoin de prononcer une parole. L’affaire de la veillerestait entre eux comme un poids qui les gênait.

Alors, prise d’une tristesse atroce, les larmes aux yeux, elleraconta l’agonie de madame Bijard, sa laveuse, morte le matin, aprèsd’épouvantables douleurs.

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– Ça venait d’un coup de pied que lui avait allongé Bijard, disait-elled’une voix douce et monotone. Le ventre a enflé. Sans doute, il lui avait casséquelque chose à l’intérieur. Mon Dieu ! en trois jours, elle a été tortillée…Ah ! il y a, aux galères, des gredins qui n’en ont pas tant fait. Mais la justiceaurait trop de besogne, si elle s’occupait des femmes crevées par leurs maris.Un coup de pied de plus ou de moins, n’est-ce pas ? ça ne compte pas, quandon en reçoit tous les jours. D’autant plus que la pauvre femme voulait sauverson homme de l’échafaud et expliquait qu’elle s’était abîmé le ventre entombant sur un baquet… Elle a hurlé toute la nuit avant de passer.

Le forgeron se taisait, arrachait des herbes dans ses poings crispés.– Il n’y a pas quinze jours, continua Gervaise, elle avait sevré son dernier,

le petit Jules ; et c’est encore une chance, car l’enfant ne pâtira pas…N’importe, voilà cette gamine de Lalie chargée de deux mioches. Elle n’apas huit ans, mais elle est sérieuse et raisonnable comme une vraie mère.Avec ça, son père la roue de coups… Ah bien ! on rencontre des êtres quisont nés pour souffrir.

Goujet la regarda et dit brusquement, les lèvres tremblantes :– Vous m’avez fait de la peine, hier, oh ! oui, beaucoup de peine…Gervaise, pâlissant, avait joint les mains. Mais lui, continuait :– Je sais, ça devait arriver… Seulement, vous auriez dû vous confier à

moi, m’avouer ce qu’il en était, pour ne pas me laisser dans des idées…Il ne put achever. Elle s’était levée, en comprenant que Goujet la croyait

remise avec Lantier, comme le quartier l’affirmait. Et, les bras tendus, ellecria :

– Non, non, je vous jure… Il me poussait, il allait m’embrasser, c’estvrai ; mais sa figure n’a pas même touché la mienne, et c’était la premièrefois qu’il essayait… Oh ! tenez, sur ma vie, sur celle de mes enfants, sur toutce que j’ai de plus sacré !

Cependant, le forgeron hochait la tête. Il se méfiait, parce que les femmesdisent toujours non. Gervaise alors devint très grave, reprit lentement :

– Vous me connaissez, monsieur Goujet, je ne suis guère menteuse…Eh bien ! non, ça n’est pas, ma parole d’honneur !… Jamais ça ne sera,entendez-vous ? jamais ! Le jour où ça arriverait, je deviendrais la dernièredes dernières, je ne mériterais plus l’amitié d’un honnête homme commevous.

Et elle avait, en parlant, une si belle figure, toute pleine de franchise,qu’il lui prit la main et la fit rasseoir. Maintenant, il respirait à l’aise, ilriait en dedans. C’était la première fois qu’il lui tenait ainsi la main etqu’il la serrait dans la sienne. Tous deux restèrent muets. Au ciel, le vol denuages blancs nageait avec une lenteur de cygne. Dans le coin du champ,la chèvre, tournée vers eux, les regardait en poussant à de longs intervalles

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réguliers un bêlement très doux. Et, sans se lâcher les doigts, les yeuxnoyés d’attendrissement, ils se perdaient au loin, sur la pente de Montmartreblafard, au milieu de la haute futaie des cheminées d’usines rayant l’horizon,dans cette banlieue plâtreuse et désolée, où les bosquets verts des cabaretsborgnes les touchaient jusqu’aux larmes.

– Votre mère m’en veut, je le sais, reprit Gervaise à voix basse. Ne ditespas non… Nous vous devons tant d’argent !

Mais lui, se montra brutal, pour la faire taire. Il lui secoua la main, à labriser. Il ne voulait pas qu’elle parlât de l’argent. Puis, il hésita, il bégayaenfin :

– Écoutez, il y a longtemps que je songe à vous proposer une chose…Vous n’êtes pas heureuse. Ma mère assure que la vie tourne mal pour vous…

Il s’arrêta, un peu étouffé.– Eh bien ! il faut nous en aller ensemble.Elle le regarda, ne comprenant pas nettement d’abord, surprise par cette

rude déclaration d’un amour dont il n’avait jamais ouvert les lèvres.– Comment ça ? demanda-t-elle.– Oui, continua-t-il la tête basse, nous nous en irions, nous vivrions

quelque part, en Belgique si vous voulez… C’est presque mon pays… Entravaillant tous les deux, nous serions vite à notre aise.

Alors, elle devint très rouge. Il l’aurait prise contre lui pour l’embrasser,qu’elle aurait eu moins de honte. C’était un drôle de garçon tout de même,de lui proposer un enlèvement, comme cela se passe dans les romans et dansla haute société. Ah bien ! autour d’elle, elle voyait des ouvriers faire la courà des femmes mariées ; mais ils ne les menaient pas même à Saint-Denis,ça se passait sur place, et carrément.

– Ah ! monsieur Goujet, monsieur Goujet… murmurait-elle, sans trouverautre chose.

– Enfin, voilà, nous ne serions que tous les deux, reprit-il. Les autres megênent, vous comprenez ?… Quand j’ai de l’amitié pour une personne, je nepeux pas voir cette personne avec d’autres.

Mais elle se remettait, elle refusait maintenant, d’un air raisonnable.– Ce n’est pas possible, monsieur Goujet. Ce serait très mal… Je suis

mariée, n’est-ce pas ? j’ai des enfants… Je sais bien que vous avez del’amitié pour moi et que je vous fais de la peine. Seulement, nous aurions desremords, nous ne goûterions pas de plaisir… Moi aussi, j’éprouve de l’amitiépour vous, j’en éprouve trop pour vous laisser commettre des bêtises. Et ceseraient des bêtises, bien sûr… Non, voyez-vous, il vaut mieux demeurercomme nous sommes. Nous nous estimons, nous nous trouvons d’accord desentiment. C’est beaucoup, ça m’a soutenue plus d’une fois. Quand on restehonnête, dans notre position, on en est joliment récompensé.

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Il hochait la tête, en l’écoutant. Il l’approuvait, il ne pouvait pas dire lecontraire. Brusquement, dans le grand jour, il la prit entre ses bras, la serraà l’écraser, lui posa un baiser furieux sur le cou, comme s’il avait voulu luimanger la peau. Puis, il la lâcha, sans demander autre chose ; et il ne parlaplus de leur amour. Elle se secouait, elle ne se fâchait pas, comprenant quetous deux avaient bien gagné ce petit plaisir.

Le forgeron, cependant, secoué de la tête aux pieds par un grand frisson,s’écartait d’elle, pour ne pas céder à l’envie de la reprendre ; et il se traînaitsur les genoux, ne sachant à quoi occuper ses mains, cueillant des fleursde pissenlits, qu’il jetait de loin dans son panier. Il y avait là, au milieu dela nappe d’herbe brûlée, des pissenlits jaunes superbes. Peu à peu, ce jeule calma, l’amusa. De ses doigts raidis par le travail du marteau, il cassaitdélicatement les fleurs, les lançait une à une, et ses yeux de bon chien riaient,lorsqu’il ne manquait pas la corbeille. La blanchisseuse s’était adossée àl’arbre mort, gaie et reposée, haussant la voix pour se faire entendre, dansl’haleine forte de la scierie mécanique. Quand ils quittèrent le terrain vague,côte à côte, en causant d’Étienne, qui se plaisait beaucoup à Lille, elleemporta son panier plein de fleurs de pissenlits.

Au fond, Gervaise ne se sentait pas devant Lantier si courageuse qu’ellele disait. Certes, elle était bien résolue à ne pas lui permettre de la toucherseulement du bout des doigts ; mais elle avait peur, s’il la touchait jamais, desa lâcheté ancienne, de cette mollesse et de cette complaisance auxquelleselle se laissait aller, pour faire plaisir au monde. Lantier, pourtant, nerecommença pas sa tentative. Il se trouva plusieurs fois seul avec elle et setint tranquille. Il semblait maintenant occupé de la tripière, une femme dequarante-cinq ans, très bien conservée. Gervaise, devant Goujet, parlait dela tripière, afin de le rassurer. Elle répondait à Virginie et à madame Lerat,quand celles-ci faisaient l’éloge du chapelier, qu’il pouvait bien se passer deson admiration, puisque toutes les voisines avaient des béguins pour lui.

Coupeau, dans le quartier, gueulait que Lantier était un ami, un vrai.On pouvait baver sur leur compte, lui savait ce qu’il savait, se fichait dubavardage, du moment où il avait l’honnêteté de son côté. Quand ils sortaienttous les trois, le dimanche, il obligeait sa femme et le chapelier à marcherdevant lui, bras dessus, bras dessous, histoire de crâner dans la rue ; et ilregardait les gens, tout prêt à leur administrer un va-te-laver, s’ils s’étaientpermis la moindre rigolade. Sans doute, il trouvait Lantier un peu fiérot,l’accusait de faire sa Sophie devant le vitriol, le blaguait parce qu’il savaitlire et qu’il parlait comme un avocat. Mais, à part ça, il le déclarait unbougre à poils. On n’en aurait pas trouvé deux aussi solides dans la Chapelle.Enfin, ils se comprenaient, ils étaient bâtis l’un pour l’autre. L’amitié avecun homme, c’est plus solide que l’amour avec une femme.

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Il faut dire une chose, Coupeau et Lantier se payaient ensemble des nocesà tout casser. Lantier, maintenant, empruntait de l’argent à Gervaise, desdix francs, des vingt francs, quand il sentait de la monnaie dans la maison.C’était toujours pour ses grandes affaires. Puis, ces jours-là, il débauchaitCoupeau, parlait d’une longue course, l’emmenait ; et, attablés nez à nez aufond d’un restaurant voisin, ils se flanquaient par le coco des plats qu’onne peut manger chez soi, arrosés de vin cacheté. Le zingueur aurait préférédes ribotes dans le chic bon enfant ; mais il était impressionné par lesgoûts d’aristo du chapelier, qui trouvait sur la carte des noms de saucesextraordinaires. On n’avait pas idée d’un homme si douillet, si difficile.Ils sont tous comme ça, paraît-il, dans le Midi. Ainsi, il ne voulait riend’échauffant, il discutait chaque fricot, au point de vue de la santé, faisantremporter la viande lorsqu’elle lui semblait trop salée ou trop poivrée.C’était encore pis pour les courants d’air, il en avait une peur bleue, ilengueulait tout l’établissement, si une porte restait entrouverte. Avec ça,très chien, donnant deux sous au garçon pour des repas de sept et huitfrancs. N’importe, on tremblait devant lui, on les connaissait bien sur lesboulevards extérieurs, des Batignolles à Belleville. Ils allaient, grande ruedes Batignolles, manger des tripes à la mode de Caen, qu’on leur servaitsur de petits réchauds. En bas de Montmartre, ils trouvaient les meilleureshuîtres du quartier, à la Ville de Bar-le-Duc. Quand ils se risquaient enhaut de la butte, jusqu’au Moulin de la Galette, on leur faisait sauter unlapin. Rue des Martyrs, les Lilas avaient la spécialité de la tête de veau ;tandis que, chaussée Clignancourt, les restaurants du Lion d’Or et des DeuxMarronniers leur donnaient des rognons sautés à se lécher les doigts. Maisils tournaient plus souvent à gauche, du côté de Belleville, avaient leur tablegardée aux Vendanges de Bourgogne, au Cadran Bleu, au Capucin, desmaisons de confiance, où l’on pouvait demander de tout, les yeux fermés.C’étaient des parties sournoises, dont ils parlaient le lendemain matin à motscouverts, en chipotant les pommes de terre de Gervaise. Même un jour, dansun bosquet du Moulin de la Galette, Lantier amena une femme, avec laquelleCoupeau le laissa au dessert.

Naturellement, on ne peut pas nocer et travailler. Aussi, depuis l’entrée duchapelier dans le ménage, le zingueur, qui fainéantait déjà pas mal, en étaitarrivé à ne plus toucher un outil. Quand il se laissait encore embaucher, lasde traîner ses savates, le camarade le relançait au chantier, le blaguait à morten le trouvant pendu au bout de sa corde à nœuds comme un jambon fumé ; etil lui criait de descendre prendre un canon. C’était réglé, le zingueur lâchaitl’ouvrage, commençait une bordée qui durait des journées et des semaines.Oh ! par exemple, des bordées fameuses, une revue générale de tous lesmastroquets du quartier, la soûlerie du matin cuvée à midi et repincée le soir,

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les tournées de casse-poitrine se succédant, se perdant dans la nuit, pareillesaux lampions d’une fête, jusqu’à ce que la dernière chandelle s’éteignît avecle dernier verre ! Cet animal de chapelier n’allait jamais jusqu’au bout. Illaissait l’autre s’allumer, le lâchait, rentrait en souriant de son air aimable.Lui, se piquait le nez proprement, sans qu’on s’en aperçût. Quand on leconnaissait bien, ça se voyait seulement à ses yeux plus minces et à sesmanières plus entreprenantes auprès des femmes. Le zingueur, au contraire,devenait dégoûtant, ne pouvait plus boire sans se mettre dans un état ignoble.

Ainsi, vers les premiers jours de novembre, Coupeau tira une bordée quifinit d’une façon tout à fait sale pour lui et pour les autres. La veille, il avaittrouvé de l’ouvrage. Lantier, cette fois-là, était plein de beaux sentiments ; ilprêchait le travail, attendu que le travail ennoblit l’homme. Même, le matin,il se leva à la lampe, il voulut accompagner son ami au chantier, gravement,honorant en lui l’ouvrier vraiment digne de ce nom. Mais, arrivés devant laPetite-Civette qui ouvrait, ils entrèrent prendre une prune, rien qu’une, dansle seul but d’arroser ensemble la ferme résolution d’une bonne conduite. Enface du comptoir, sur un banc, Bibi-la-Grillade, le dos contre le mur, fumaitsa pipe d’un air maussade.

– Tiens ! Bibi qui fait sa panthère, dit Coupeau. On a donc la flemme,ma vieille ?

– Non, non, répondit le camarade en s’étirant les bras. Ce sont les patronsqui vous dégoûtent… J’ai lâché le mien hier… Tous de la crapule, de lacanaille…

Et Bibi-la-Grillade accepta une prune. Il devait être là, sur le banc, àattendre une tournée. Cependant, Lantier défendait les patrons ; ils avaientparfois joliment du mal, il en savait quelque chose, lui qui sortait desaffaires. De la jolie fripouille, les ouvriers ! toujours en noce, se fichant del’ouvrage, vous lâchant au beau milieu d’une commande, reparaissant quandleur monnaie est nettoyée. Ainsi, il avait eu un petit Picard, dont la toquadeétait de se trimbaler en voiture ; oui, dès qu’il touchait sa semaine, il prenaitdes fiacres pendant des journées. Est-ce que c’était là un goût de travailleur ?Puis, brusquement, Lantier se mit à attaquer aussi les patrons. Oh ! il voyaitclair, il disait ses vérités à chacun. Une sale race après tout, des exploiteurssans vergogne, des mangeurs de monde. Lui, Dieu merci ! pouvait dormir laconscience tranquille, car il s’était toujours conduit en ami avec ses hommes,et avait préféré ne pas gagner des millions comme les autres.

– Filons, mon petit, dit-il en s’adressant à Coupeau. Il faut être sage, nousserions en retard.

Bibi-la-Grillade, les bras ballants, sortit avec eux. Dehors, le jour selevait à peine, un petit jour sali par le reflet boueux du pavé ; il avaitplu la veille, il faisait très doux. On venait d’éteindre les becs de gaz ; la

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rue des Poissonniers, où des lambeaux de nuit étranglés par les maisonsflottaient encore, s’emplissait du sourd piétinement des ouvriers descendantvers Paris. Coupeau, son sac de zingueur passé à l’épaule, marchait de l’airesbrouffeur d’un citoyen qui est d’attaque, une fois par hasard. Il se tourna,il demanda :

– Bibi, veux-tu qu’on t’embauche ? le patron m’a dit d’amener uncamarade, si je pouvais.

– Merci, répondit Bibi-la-Grillade, je me purge… Faut proposer ça àMes-Bottes, qui cherchait hier une baraque… Attends, Mes-Bottes est biensûr là-dedans.

Et, comme ils arrivaient au bas de la rue, ils aperçurent en effetMes-Bottes chez le père Colombe. Malgré l’heure matinale, l’Assommoirflambait, les volets enlevés, le gaz allumé. Lantier resta sur la porte, enrecommandant à Coupeau de se dépêcher, parce qu’ils avaient tout juste dixminutes.

– Comment ! tu vas chez ce roussin de Bourguignon ! cria Mes-Bottes,quand le zingueur lui eut parlé. Plus souvent qu’on me pince dans cetteboîte ! Non, j’aimerais mieux tirer la langue jusqu’à l’année prochaine…Mais, mon vieux, tu ne resteras pas là trois jours, c’est moi qui te le dis !

– Vrai, une sale boîte ? demanda Coupeau inquiet.– Oh ! tout ce qu’il y a de plus sale… On ne peut pas bouger. Le singe

est sans cesse sur votre dos. Et avec ça des manières, une bourgeoise quivous traite de soûlard, une boutique où il est défendu de cracher… Je les aienvoyés dinguer le premier soir, tu comprends.

– Bon ! me voilà prévenu. Je ne mangerai pas chez eux un boisseau desel… J’en vais tâter ce matin ; mais si le patron m’embête, je te le ramasseet je te l’asseois sur sa bourgeoise, tu sais, collés comme une paire de soles !

Le zingueur secouait la main du camarade, pour le remercier de son bonrenseignement, et il s’en allait, quand Mes-Bottes se fâcha. Tonnerre deDieu ! est-ce que le Bourguignon allait les empêcher de boire la goutte ? Leshommes n’étaient plus des hommes, alors ? Le singe pouvait bien attendrecinq minutes. Et Lantier entra pour accepter la tournée, les quatre ouvriers setinrent debout devant le comptoir. Cependant, Mes-Bottes, avec ses soulierséculés, sa blouse noire d’ordures, sa casquette aplatie sur le sommet ducrâne, gueulait fort et roulait des yeux de maître dans l’Assommoir. Il venaitd’être proclamé empereur des pochards et roi des cochons, pour avoir mangéune salade de hannetons vivants et mordu dans un chat crevé.

– Dites donc, espèce de Borgia ! cria-t-il au père Colombe, donnez-moide la jaune, de votre pissat d’âne premier numéro.

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Et quand le père Colombe, blême et tranquille dans son tricot bleu, eutempli les quatre verres, ces messieurs les vidèrent d’une lampée, histoire dene pas laisser le liquide s’éventer.

– Ça fait tout de même du bien où ça passe, murmura Bibi-la-Grillade.Mais cet animal de Mes-Bottes en racontait une comique. Le vendredi, il

était si soûl, que les camarades lui avaient scellé sa pipe dans le bec avec unepoignée de plâtre. Un autre en serait crevé, lui gonflait le dos et se pavanait.

– Ces messieurs ne renouvellent pas ? demanda le père Colombe de savoix grasse.

– Si, redoublez-nous ça, dit Lantier. C’est mon tour.Maintenant, on causait des femmes. Bibi-la-Grillade, le dernier

dimanche, avait mené sa scie à Montrouge, chez une tante. Coupeaudemanda des nouvelles de la Malle des Indes, une blanchisseuse deChaillot, connue dans l’établissement. On allait boire, quand Mes-Bottes,violemment, appela Goujet et Lorilleux qui passaient. Ceux-ci vinrentjusqu’à la porte et refusèrent d’entrer. Le forgeron ne sentait pas le besoinde prendre quelque chose. Le chaîniste, blafard, grelottant, serrait dans sapoche les chaînes d’or qu’il reportait ; et il toussait, il s’excusait, en disantqu’une goutte d’eau-de-vie le mettait sur le flanc.

– En voilà des cafards ! grogna Mes-Bottes. Ça doit licher dans les coins.Et quand il eut mis le nez dans son verre, il attrapa le père Colombe.– Vieille drogue, tu as changé de litre !… Tu sais, ce n’est pas avec moi

qu’il faut maquiller ton vitriol !Le jour avait grandi, une clarté louche éclairait l’Assommoir, dont le

patron éteignait le gaz. Coupeau, pourtant, excusait son beau-frère, qui nepouvait pas boire, ce dont, après tout, on n’avait pas à lui faire un crime.Il approuvait même Goujet, attendu que c’était un bonheur de ne jamaisavoir soif. Et il parlait d’aller travailler, lorsque Lantier, avec son grand aird’homme comme il faut, lui infligea une leçon : on payait sa tournée, aumoins, avant de se cavaler ; on ne lâchait pas des amis comme un pleutre,même pour se rendre à son devoir.

– Est-ce qu’il va nous bassiner longtemps avec son travail ! cria Mes-Bottes.

– Alors, c’est la tournée de monsieur ? demanda le père Colombe àCoupeau.

Celui-ci paya sa tournée. Mais, quand vint le tour de Bibi-la-Grillade, ilse pencha à l’oreille du patron, qui refusa d’un lent signe de tête. Mes-Bottescomprit et se remit à invectiver cet entortillé de père Colombe. Comment !une bride de son espèce se permettait de mauvaises manières à l’égard d’uncamarade ! Tous les marchands de coco faisaient l’œil ! Il fallait venir dans

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les mines à poivre pour être insulté ! Le patron restait calme, se balançaitsur ses gros poings, au bord du comptoir, en répétant poliment :

– Prêtez de l’argent à monsieur, ce sera plus simple.– Nom de Dieu ! oui, je lui en prêterai, hurla Mes-Bottes. Tiens ! Bibi,

jette-lui sa monnaie à travers la gueule, à ce vendu !Puis, lancé, agacé par le sac que Coupeau avait gardé à son épaule, il

continua, en s’adressant au zingueur :– T’as l’air d’une nourrice. Lâche ton poupon. Ça rend bossu.Coupeau hésita un instant ; et, paisiblement, comme s’il s’était décidé

après de mûres réflexions, il posa son sac par terre, en disant :– Il est trop tard, à cette heure. J’irai chez Bourguignon après le déjeuner.

Je dirai que ma bourgeoise a eu des coliques… Écoutez, père Colombe, jelaisse mes outils sous cette banquette, je les reprendrai à midi.

Lantier, d’un hochement de tête, approuva cet arrangement. On doittravailler, ça ne fait pas un doute : seulement, quand on se trouve avecdes amis, la politesse passe avant tout. Un désir de godaille les avait peu àpeu chatouillés et engourdis tous les quatre, les mains lourdes, se tâtant duregard. Et, dès qu’ils eurent cinq heures de flâne devant eux, ils furent prisbrusquement d’une joie bruyante, ils s’allongèrent des claques, se gueulèrentdes mots de tendresse dans la figure, Coupeau surtout, soulagé, rajeuni, quiappelait les autres « ma vieille branche ! » On se mouilla encore d’unetournée générale ; puis, on alla à la Puce qui renifle, un petit bousingot oùil y avait un billard. Le chapelier fit un instant son nez, parce que c’étaitune maison pas très propre : le schnick y valait un franc le litre, dix sousune chopine en deux verres, et la société de l’endroit avait commis tant desaletés sur le billard, que les billes y restaient collées. Mais, la partie unefois engagée, Lantier, qui avait un coup de queue extraordinaire, retrouva sagrâce et sa belle humeur, développant son torse, accompagnant d’un effetde hanches chaque carambolage.

Lorsque vint l’heure du déjeuner, Coupeau eut une idée. Il tapa des pieds,en criant :

– Faut aller prendre Bec-Salé. Je sais où il travaille… Nousl’emmènerons manger des pieds à la poulette chez la mère Louis.

L’idée fut acclamée. Oui, Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, devait avoirbesoin de manger des pieds à la poulette. Ils partirent. Les rues étaient jaunes,une petite pluie tombait ; mais ils avaient déjà trop chaud à l’intérieur poursentir ce léger arrosage sur leurs abatis. Coupeau les mena rue Marcadet, àla fabrique de boulons. Comme ils arrivaient une grosse demi-heure avant lasortie, le zingueur donna deux sous à un gamin pour entrer dire à Bec-Saléque sa bourgeoise se trouvait mal et le demandait tout de suite. Le forgeronparut aussitôt, en se dandinant, l’air bien calme, le nez flairant un gueuleton.

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– Ah ! les cheulards ! dit-il, dès qu’il les aperçut cachés sous une porte.J’ai senti ça… Hein ? qu’est-ce qu’on mange ?

Chez la mère Louis, tout en suçant les petits os des pieds, on tapa denouveau sur les patrons. Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, racontait qu’il y avaitune commande pressée dans sa boîte. Oh ! le singe était coulant pour le quartd’heure ; on pouvait manquer à l’appel, il restait gentil, il devait s’estimerencore bien heureux quand on revenait. D’abord, il n’y avait pas de dangerqu’un patron osât jamais flanquer dehors Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, parcequ’on n’en trouvait plus, des cadets de sa capacité. Après les pieds, onmangea une omelette. Chacun but son litre. La mère Louis faisait venir sonvin de l’Auvergne, un vin couleur de sang qu’on aurait coupé au couteau.Ça commençait à être drôle, la bordée s’allumait.

– Qu’est-ce qu’il a, à m’emmoutarder, cet encloué de singe ? cria Bec-Salé au dessert. Est-ce qu’il ne vient pas d’avoir l’idée d’accrocher unecloche dans sa baraque ? Une cloche, c’est bon pour des esclaves… Ah bien !elle peut sonner, aujourd’hui ! Du tonnerre si l’on me repince à l’enclume !Voilà cinq jours que je me la foule, je puis bien le balancer… S’il me ficheun abatage, je l’envoie à Chaillot.

– Moi, dit Coupeau d’un air important, je suis obligé de vous lâcher, jevais travailler. Oui, j’ai juré à ma femme… Amusez-vous, je reste de cœuravec les camaros, vous savez.

Les autres blaguaient. Mais lui, semblait si décidé, que tousl’accompagnèrent, quand il parla d’aller chercher ses outils chez le pèreColombe. Il prit son sac sous la banquette, le posa devant lui, pendantqu’on buvait une dernière goutte. À une heure, la société s’offrait encoredes tournées. Alors, Coupeau, d’un geste d’ennui, reporta les outils sousla banquette ; ils le gênaient, il ne pouvait pas s’approcher du comptoirsans buter dedans. C’était trop bête, il irait le lendemain chez Bourguignon.Les quatre autres, qui se disputaient à propos de la question des salaires,ne s’étonnèrent pas, lorsque le zingueur, sans explication, leur proposa unpetit tour sur le boulevard, pour se dérouiller les jambes. La pluie avaitcessé. Le petit tour se borna à faire deux cents pas sur une même file, lesbras ballants ; et ils ne trouvaient plus un mot, surpris par l’air, ennuyésd’être dehors. Lentement, sans avoir seulement à se consulter du coude, ilsremontèrent d’instinct la rue des Poissonniers, où ils entrèrent chez Françoisprendre un canon de la bouteille. Vrai, ils avaient besoin de ça pour seremettre. On tournait trop à la tristesse dans la rue, il y avait une boue àne pas flanquer un sergent de ville à la porte. Lantier poussa les camaradesdans le cabinet, un coin étroit occupé par une seule table, et qu’une cloisonaux vitres dépolies séparait de la salle commune. Lui, d’ordinaire, se piquaitle nez dans les cabinets, parce que c’était plus convenable. Est-ce que les

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camarades n’étaient pas bien là ? On se serait cru chez soi, on y aurait faitdodo sans se gêner. Il demanda le journal, l’étala tout grand, le parcourut,les sourcils froncés. Coupeau et Mes-Bottes avaient commencé un piquet.Deux litres et cinq verres traînaient sur la table.

– Eh bien ? qu’est-ce qu’ils chantent, dans ce papier-là ? demanda Bibi-la-Grillade au chapelier.

Il ne répondit pas tout de suite. Puis, sans lever les yeux :– Je tiens la Chambre. En voilà des républicains de quatre sous, ces sacrés

fainéants de la gauche ! Est-ce que le peuple les nomme pour baver leur eausucrée !… Il croit en Dieu, celui-là, et il fait des mamours à ces canaillesde ministres ! Moi, si j’étais nommé, je monterais à la tribune et je dirais :Merde ! Oui, pas davantage, c’est mon opinion !

– Vous savez que Badinguet s’est fichu des claques avec sa bourgeoise,l’autre soir, devant toute sa cour, raconta Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif. Maparole d’honneur ! Et à propos de rien, en s’asticotant. Badinguet étaitéméché.

– Lâchez-nous donc le coude, avec votre politique ! cria le zingueur.Lisez les assassinats, c’est plus rigolo.

Et revenant à son jeu, annonçant une tierce au neuf et trois dames :– J’ai une tierce à l’égout et trois colombes… Les crinolines ne me

quittent pas.On vida les verres. Lantier se mit à lire tout haut :« Un crime épouvantable vient de jeter l’effroi dans la commune de

Gaillon (Seine-et-Marne). Un fils a tué son père à coups de bêche, pour luivoler trente sous… »

Tous poussèrent un cri d’horreur. En voilà un, par exemple, qu’ils seraientallés voir raccourcir avec plaisir ! Non, la guillotine, ce n’était pas assez ;il aurait fallu le couper en petits morceaux. Une histoire d’infanticide lesrévolta également ; mais le chapelier, très moral, excusa la femme en mettanttous les torts du côté de son séducteur ; car, enfin, si une crapule d’hommen’avait pas fait un gosse à cette malheureuse, elle n’aurait pas pu en jeter undans les lieux d’aisances. Mais ce qui les enthousiasma, ce furent les exploitsdu marquis de T… sortant d’un bal à deux heures du matin et se défendantcontre trois mauvaises gouapes, boulevard des Invalides ; sans même retirerses gants, il s’était débarrassé des deux premiers scélérats avec des coupsde tête dans le ventre, et avait conduit le troisième au poste, par une oreille.Hein ? quelle poigne ! C’était embêtant qu’il fût noble.

– Écoutez ça maintenant, continua Lantier. Je passe aux nouvelles de lahaute. « La comtesse de Brétigny marie sa fille aînée au jeune baron deValançay, aide de camp de Sa Majesté. Il y a, dans la corbeille, pour plus detrois cent mille francs de dentelle… »

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– Qu’est-ce que ça nous fiche ! interrompit Bibi-la-Grillade. On ne leurdemande pas la couleur de leur chemise… La petite a beau avoir de ladentelle, elle n’en verra pas moins la lune par le même trou que les autres.

Comme Lantier faisait mine d’achever sa lecture, Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, lui enleva le journal et s’assit dessus, en disant :

– Ah ! non, assez !… Le voilà au chaud… Le papier, ce n’est bon qu’à ça.Cependant, Mes-Bottes, qui regardait son jeu, donnait un coup de poing

triomphant sur la table. Il faisait quatre-vingt-treize.– J’ai la Révolution, cria-t-il. Quinte mangeuse, portant son point dans

l’herbe à la vache… Vingt, n’est-ce pas ?… Ensuite, tierce major dans lesvitriers, vingt-trois ; trois bœufs, vingt-six ; trois larbins, vingt-neuf ; troisborgnes, quatre-vingt-douze… Et je joue An un de la République, quatre-vingt-treize.

– T’es rincé, mon vieux, crièrent les autres à Coupeau.On commanda deux nouveaux litres. Les verres ne désemplissaient plus,

la soûlerie montait. Vers cinq heures, ça commençait à devenir dégoûtant, sibien que Lantier se taisait et songeait à filer ; du moment où l’on gueulait etoù l’on fichait le vin par terre, ce n’était plus son genre. Justement, Coupeause leva pour faire le signe de croix des pochards. Sur la tête il prononçaMontpernasse, à l’épaule droite Menilmonte, à l’épaule gauche la Courtille,au milieu du ventre Bagnolet, et dans le creux de l’estomac trois fois Lapinsauté. Alors, le chapelier, profitant de la clameur soulevée par cet exercice,prit tranquillement la porte. Les camarades ne s’aperçurent même pas de sondépart. Lui, avait déjà un joli coup de sirop. Mais, dehors, il se secoua, ilretrouva son aplomb ; et il regagna tranquillement la boutique, où il racontaà Gervaise que Coupeau était avec des amis.

Deux jours se passèrent. Le zingueur n’avait pas reparu. Il roulait dansle quartier, on ne savait pas bien où. Des gens, pourtant, disaient l’avoir vuchez la mère Baquet, au Papillon, au Petit bonhomme qui tousse. Seulement,les uns assuraient qu’il était seul, tandis que les autres l’avaient rencontréen compagnie de sept ou huit soûlards de son espèce. Gervaise haussait lesépaules d’un air résigné. Mon Dieu ! c’était une habitude à prendre. Elle necourait pas après son homme ; même, si elle l’apercevait chez un marchandde vin, elle faisait un détour, pour ne pas le mettre en colère ; et elle attendaitqu’il rentrât, écoutant la nuit s’il ne ronflait pas à la porte. Il couchait sur untas d’ordures, sur un banc, dans un terrain vague, en travers d’un ruisseau.Le lendemain, avec son ivresse mal cuvée de la veille, il repartait, tapaitaux volets des consolations, se lâchait de nouveau dans une course furieuse,au milieu des petits verres, des canons et des litres, perdant et retrouvantses amis, poussant des voyages dont il revenait plein de stupeur, voyantdanser les rues, tomber la nuit et naître le jour, sans autre idée que de boire

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et de cuver sur place. Lorsqu’il cuvait, c’était fini. Gervaise alla pourtant,le second jour, à l’Assommoir du père Colombe, pour savoir ; on l’y avaitrevu cinq fois, on ne pouvait pas lui en dire davantage. Elle dut se contenterd’emporter les outils, restés sous la banquette.

Lantier, le soir, voyant la blanchisseuse ennuyée, lui proposa de laconduire au café-concert, histoire de passer un moment agréable. Ellerefusa d’abord, elle n’était pas en train de rire. Sans cela, elle n’aurait pasdit non, car le chapelier lui faisait son offre d’un air trop honnête pourqu’elle se méfiât de quelque traîtrise. Il semblait s’intéresser à son malheuret se montrait vraiment paternel. Jamais Coupeau n’avait découché deuxnuits. Aussi, malgré elle, toutes les dix minutes, venait-elle se planter surla porte, sans lâcher son fer, regardant aux deux bouts de la rue si sonhomme n’arrivait pas. Ça la tenait dans les jambes, à ce qu’elle disait, despicotements qui l’empêchaient de rester en place. Bien sûr, Coupeau pouvaitse démolir un membre, tomber sous une voiture et y rester : elle seraitjoliment débarrassée, elle se défendait de garder dans le cœur la moindreamitié pour un sale personnage de cette espèce. Mais, à la fin, c’était agaçantde toujours se demander s’il rentrerait ou s’il ne rentrerait pas. Et, lorsqu’onalluma le gaz, comme Lantier lui parlait de nouveau du café-concert, elleaccepta. Après tout, elle se trouvait trop bête de refuser un plaisir, lorsqueson mari, depuis trois jours, menait une vie de polichinelle. Puisqu’il nerentrait pas, elle aussi allait sortir. La cambuse brûlerait, si elle voulait.Elle aurait fichu en personne le feu au bazar, tant l’embêtement de la viecommençait à lui monter au nez.

On dîna vite. En partant au bras du chapelier, à huit heures, Gervaisepria maman Coupeau et Nana de se mettre au lit tout de suite. La boutiqueétait fermée. Elle s’en alla par la porte de la cour et donna la clef à madameBoche, en lui disant que si son cochon rentrait, elle eût l’obligeance de lecoucher. Le chapelier l’attendait sous la porte, bien mis, sifflant un air. Elleavait sa robe de soie. Ils suivirent doucement le trottoir, serrés l’un contrel’autre, éclairés par les coups de lumière des boutiques, qui les montraientse parlant à demi-voix, avec un sourire.

Le café-concert était boulevard de Rochechouart, un ancien petit caféqu’on avait agrandi sur une cour, par une baraque en planches. À la porte,un cordon de boules de verre dessinait un portique lumineux. De longuesaffiches, collées sur des panneaux de bois, se trouvaient posées par terre, auras du ruisseau.

– Nous y sommes, dit Lantier. Ce soir, débuts de mademoiselle Amanda,chanteuse de genre.

Mais il aperçut Bibi-la-Grillade, qui lisait également l’affiche. Bibi avaitun œil au beurre noir, quelque coup de poing attrapé la veille.

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– Eh bien ! et Coupeau ? demanda le chapelier, en cherchant autour delui, vous avez donc perdu Coupeau ?

– Oh ! il y a beau temps, depuis hier, répondit l’autre. On s’est allongé uncoup de tampon, en sortant de chez la mère Baquet. Moi, je n’aime pas lesjeux de mains… Vous savez, c’est avec le garçon de la mère Baquet qu’ona eu des raisons, par rapport à un litre qu’il voulait nous faire payer deuxfois… Alors, j’ai filé, je suis allé schloffer un brin.

Il bâillait encore, il avait dormi dix-huit heures. D’ailleurs, il étaitcomplètement dégrisé, l’air abêti, sa vieille veste pleine de duvet ; car ildevait s’être couché dans son lit tout habillé.

– Et vous ne savez pas où est mon mari, monsieur ? interrogea lablanchisseuse.

– Mais non, pas du tout… Il était cinq heures, quand nous avons quittéla mère Baquet. Voilà !… Il a peut-être bien descendu la rue. Oui, même jecrois l’avoir vu entrer au Papillon avec un cocher… Oh ! que c’est bête !Vrai, on est bon à tuer !

Lantier et Gervaise passèrent une très agréable soirée au café-concert. Àonze heures, lorsqu’on ferma les portes, ils revinrent en se baladant, sansse presser. Le froid piquait un peu, le monde se retirait par bandes ; et ily avait des filles qui crevaient de rire, sous les arbres, dans l’ombre, parceque les hommes rigolaient de trop près. Lantier chantait entre ses dentsune des chansons de mademoiselle Amanda : C’est dans l’nez qu’ça mechatouille. Gervaise, étourdie, comme grise, reprenait le refrain. Elle avaiteu très chaud. Puis, les deux consommations qu’elle avait bues lui tournaientsur le cœur, avec la fumée des pipes et l’odeur de toute cette société entassée.Mais elle emportait surtout une vive impression de mademoiselle Amanda.Jamais elle n’aurait osé se mettre nue comme ça devant le public. Il fallaitêtre juste, cette dame avait une peau à faire envie. Et elle écoutait, avec unecuriosité sensuelle, Lantier donner des détails sur la personne en question,de l’air d’un monsieur qui lui aurait compté les côtes en particulier.

– Tout le monde dort, dit Gervaise, après avoir sonné trois fois, sans queles Boche eussent tiré le cordon.

La porte s’ouvrit, mais le porche était noir, et quand elle frappa à la vitrede la loge pour demander sa clef, la concierge ensommeillée lui cria unehistoire à laquelle elle n’entendit rien d’abord. Enfin, elle comprit que lesergent de ville Poisson avait ramené Coupeau dans un drôle d’état, et quela clef devait être sur la serrure.

– Fichtre ! murmura Lantier, quand ils furent entrés, qu’est-ce qu’il adonc fait ici ? C’est une vraie infection.

En effet, ça puait ferme. Gervaise, qui cherchait des allumettes, marchaitdans du mouillé. Lorsqu’elle fut parvenue à allumer une bougie, ils eurent

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devant eux un joli spectacle. Coupeau avait rendu tripes et boyaux ; il y enavait plein la chambre ; le lit en était emplâtré, le tapis également, et jusqu’àla commode qui se trouvait éclaboussée. Avec ça, Coupeau, tombé du lit oùPoisson devait l’avoir jeté, ronflait là-dedans, au milieu de son ordure. Il s’yétalait, vautré comme un porc, une joue barbouillée, soufflant son haleineempestée par sa bouche ouverte, balayant de ses cheveux déjà gris la mareélargie autour de sa tête.

– Oh ! le cochon ! le cochon ! répétait Gervaise indignée, exaspérée.Il a tout sali… Non, un chien n’aurait pas fait ça, un chien crevé est pluspropre. Tous deux n’osaient bouger, ne savaient où poser le pied. Jamais lezingueur n’était revenu avec une telle culotte et n’avait mis la chambre dansune ignominie pareille. Aussi, cette vue-là portait un rude coup au sentimentque sa femme pouvait encore éprouver pour lui. Autrefois, quand il rentraitéméché ou poivré, elle se montrait complaisante et pas dégoûtée. Mais, àcette heure, c’était trop, son cœur se soulevait. Elle ne l’aurait pas pris avecdes pincettes. L’idée seule que la peau de ce goujat toucherait sa peau, luicausait une répugnance, comme si on lui avait demandé de s’allonger à côtéd’un mort, abîmé par une vilaine maladie.

– Il faut pourtant que je me couche, murmura-t-elle. Je ne puis pasretourner coucher dans la rue… Oh ! je lui passerai plutôt sur le corps.

Elle tâcha d’enjamber l’ivrogne et dut se retenir à un coin de la commode,pour ne pas glisser dans la saleté. Coupeau barrait complètement le lit. Alors,Lantier, qui avait un petit rire en voyant bien qu’elle ne ferait pas dodo surson oreiller cette nuit-là, lui prit une main, en disant d’une voix basse etardente :

– Gervaise… écoute, Gervaise…Mais elle avait compris, elle se dégagea, éperdue, le tutoyant à son tour,

comme jadis.– Non, laisse-moi… Je t’en supplie, Auguste, rentre dans ta chambre…

Je vais m’arranger, je monterai dans le lit par les pieds…– Gervaise, voyons, ne fais pas la bête, répétait-il. Ça sent trop mauvais,

tu ne peux pas rester… Viens. Qu’est-ce que tu crains ? Il ne nous entendpas, va !

Elle luttait, elle disait non de la tête, énergiquement. Dans son trouble,comme pour montrer qu’elle resterait là, elle se déshabillait, jetait sa robede soie sur une chaise, se mettait violemment en chemise et en jupon, touteblanche, le cou et les bras nus. Son lit était à elle, n’est-ce pas ? elle voulaitcoucher dans son lit. À deux reprises, elle tenta encore de trouver un coinpropre et de passer. Mais Lantier ne se lassait pas, la prenait à la taille, endisant des choses pour lui mettre le feu dans le sang. Ah ! elle était bienplantée, avec un loupiat de mari par devant, qui l’empêchait de se fourrer

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honnêtement sous sa couverture, avec un sacré salaud d’homme par derrière,qui songeait uniquement à profiter de son malheur pour la ravoir ! Comme lechapelier haussait la voix, elle le supplia de se taire. Et elle écouta, l’oreilletendue vers le cabinet où couchaient Nana et maman Coupeau. La petite etla vieille devaient dormir, on entendait une respiration forte.

– Auguste, laisse-moi, tu vas les réveiller, reprit-elle, les mains jointes.Sois raisonnable. Un autre jour, ailleurs… Pas ici, pas devant ma fille…

Il ne parlait plus, il restait souriant ; et, lentement, il la baisa sur l’oreille,ainsi qu’il la baisait autrefois pour la taquiner, et l’étourdir. Alors, elle futsans force, elle sentit un grand bourdonnement, un grand frisson descendredans sa chair. Pourtant, elle fit de nouveau un pas. Et elle dut reculer. Cen’était pas possible, la dégoûtation était si grande, l’odeur devenait telle,qu’elle se serait elle-même mal conduite dans ses draps. Coupeau, commesur de la plume, assommé par l’ivresse, cuvait sa bordée, les membres morts,la gueule de travers. Toute la rue aurait bien pu entrer embrasser sa femme,sans qu’un poil de son corps en remuât.

– Tant pis, bégayait-elle, c’est sa faute, je ne puis pas… Ah ! mon Dieu !Ah ! mon Dieu ! il me renvoie de mon lit, je n’ai plus de lit… Non, je nepuis pas, c’est sa faute.

Elle tremblait, elle perdait la tête. Et, pendant que Lantier la poussait danssa chambre, le visage de Nana apparut à la porte vitrée du cabinet, derrière uncarreau. La petite venait de se réveiller et de se lever doucement, en chemise,pâle de sommeil. Elle regarda son père roulé dans son vomissement ; puis, lafigure collée contre la vitre, elle resta là, à attendre que le jupon de sa mèreeût disparu chez l’autre homme, en face. Elle était toute grave. Elle avait degrands yeux d’enfant vicieuse, allumés d’une curiosité sensuelle.

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IX

Cet hiver-là, maman Coupeau faillit passer, dans une crise d’étouffement.Chaque année, au mois de décembre, elle était sûre que son asthme la collaitsur le dos pour des deux et trois semaines. Elle n’avait plus quinze ans, elledevait en avoir soixante-treize à la Saint-Antoine. Avec ça, très patraque,râlant pour un rien, quoique grosse et grasse. Le médecin annonçait qu’elles’en irait en toussant, le temps de crier : Bonsoir, Jeanneton, la chandelleest éteinte !

Quand elle était dans son lit, maman Coupeau devenait mauvaise commela gale. Il faut dire que le cabinet où elle couchait avec Nana n’avait rien degai. Entre le lit de la petite et le sien, se trouvait juste la place de deux chaises.Le papier des murs, un vieux papier gris déteint, pendait en lambeaux.La lucarne ronde, près du plafond, laissait tomber un jour louche et pâlede cave. On se faisait joliment vieux là-dedans, surtout une personne quine pouvait pas respirer. La nuit encore, lorsque l’insomnie la prenait, elleécoutait dormir la petite, et c’était une distraction. Mais, dans le jour, commeon ne lui tenait pas compagnie du matin au soir, elle grognait, elle pleurait,elle répétait toute seule pendant des heures, en roulant sa tête sur l’oreiller :

– Mon Dieu ! que je suis malheureuse !… Mon Dieu ! que je suismalheureuse !… En prison, oui, c’est en prison qu’ils me feront mourir !

Et dès qu’une visite lui arrivait, Virginie ou madame Boche, pour luidemander comment allait la santé, elle ne répondait pas, elle entamait toutde suite le chapitre de ses plaintes.

– Ah ! il est cher, le pain que je mange ici ! Non, je ne souffrirais pasautant chez des étrangers !… Tenez, j’ai voulu avoir une tasse de tisane, ehbien ! on m’en a apporté plein un pot à eau, une manière de me reprocherd’en trop boire… C’est comme Nana, cette enfant que j’ai élevée, elle sesauve nu-pieds, le matin, et je ne la revois plus. On croirait que je sensmauvais. Pourtant, la nuit, elle dort joliment, elle ne se réveillerait pas uneseule fois pour me demander si je souffre… Enfin, je les embarrasse, ilsattendent que je crève. Oh ! ce sera bientôt fait. Je n’ai plus de fils, cettecoquine de blanchisseuse me l’a pris. Elle me battrait, elle m’achèverait, sielle n’avait pas peur de la justice.

Gervaise, en effet, se montrait un peu rude par moments. La baraquetournait mal, tout le monde s’y aigrissait et s’envoyait promener au premiermot. Coupeau, un matin qu’il avait les cheveux malades, s’était écrié : « Lavieille dit toujours qu’elle va mourir, et elle ne meurt jamais ! » parole qui

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avait frappé maman Coupeau au cœur. On lui reprochait ce qu’elle coûtait,on disait tranquillement que, si elle n’était plus là, il y aurait une grosseéconomie. À la vérité, elle ne se conduisait pas non plus comme elle auraitdû. Ainsi, quand elle voyait sa fille aînée, madame Lerat, elle pleurait misère,accusait son fils et sa belle-fille de la laisser mourir de faim, tout ça pour luitirer une pièce de vingt sous, qu’elle dépensait en gourmandises. Elle faisaitaussi des cancans abominables avec les Lorilleux, en leur racontant à quoipassaient leurs dix francs, aux fantaisies de la blanchisseuse, des bonnetsneufs, des gâteaux mangés dans les coins, des choses plus sales même qu’onn’osait pas dire. À deux ou trois reprises, elle faillit faire battre toute lafamille. Tantôt elle était avec les uns, tantôt elle était avec les autres ; enfin,ça devenait un vrai gâchis.

Au plus fort de sa crise, cet hiver-là, une après-midi que madameLorilleux et madame Lerat s’étaient rencontrées devant son lit, mamanCoupeau cligna les yeux, pour leur dire de se pencher. Elle pouvait à peineparler. Elle souffla, à voix basse :

– C’est du propre !… Je les ai entendus cette nuit. Oui, oui, la Banban etle chapelier… Et ils menaient un train ! Coupeau est joli. C’est du propre !

Elle raconta, par phrases courtes, toussant et étouffant, que son filsavait dû rentrer ivre-mort, la veille. Alors, comme elle ne dormait pas, elles’était très bien rendu compte de tous les bruits, les pieds nus de la Banbantrottant sur le carreau, la voix sifflante du chapelier qui l’appelait, la portede communication poussée doucement, et le reste. Ça devait avoir duréjusqu’au jour, elle ne savait pas l’heure au juste, parce que, malgré sesefforts, elle avait fini par s’assoupir.

– Ce qu’il y a de plus dégoûtant, c’est que Nana aurait pu entendre,continua-t-elle. Justement, elle a été agitée toute la nuit, elle qui d’habitudedort à poings fermés ; elle sautait, elle se retournait, comme s’il y avait eude la braise dans son lit.

Les deux femmes ne parurent pas surprises.– Pardi ! murmura madame Lorilleux, ça doit avoir commencé le premier

jour… Du moment où ça plaît à Coupeau, nous n’avons pas à nous en mêler.N’importe ! ce n’est guère honorable pour la famille.

– Moi, si j’étais là, expliqua madame Lerat en pinçant les lèvres, je luiferais une peur, je lui crierais quelque chose, n’importe quoi : Je te vois !ou bien : V’là les gendarmes !… La domestique d’un médecin m’a dit queson maître lui avait dit que ça pouvait tuer raide une femme, dans un certainmoment. Et si elle restait sur la place, n’est-ce pas ? ce serait bien fait, ellese trouverait punie par où elle aurait péché.

Tout le quartier sut bientôt que, chaque nuit, Gervaise allait retrouverLantier. Madame Lorilleux, devant les voisines, avait une indignation

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bruyante ; elle plaignait son frère, ce jeanjean que sa femme peignait en jaunede la tête aux pieds ; et, à l’entendre, si elle entrait encore dans un pareilbazar, c’était uniquement pour sa pauvre mère, qui se trouvait forcée devivre au milieu de ces abominations. Alors, le quartier tomba sur Gervaise.Ça devait être elle qui avait débauché le chapelier. On voyait ça dans sesyeux. Oui, malgré les vilains bruits, ce sacré sournois de Lantier restait gobé,parce qu’il continuait ses airs d’homme comme il faut avec tout le monde,marchant sur les trottoirs en lisant le journal, prévenant et galant auprès desdames, ayant toujours à donner des pastilles et des fleurs. Mon Dieu ! lui,faisait son métier de coq ; un homme est un homme, on ne peut pas luidemander de résister aux femmes qui se jettent à son cou. Mais elle, n’avaitpas d’excuse ; elle déshonorait la rue de la Goutte-d’Or. Et les Lorilleux,comme parrain et marraine, attiraient Nana chez eux pour avoir des détails.Quand ils la questionnaient d’une façon détournée, la petite prenait sonair bêta, répondait en éteignant la flamme de ses yeux sous ses longuespaupières molles.

Au milieu de cette indignation publique, Gervaise vivait tranquille, lasseet un peu endormie. Dans les commencements, elle s’était trouvée biencoupable, bien sale, et elle avait eu un dégoût d’elle-même. Quand ellesortait de la chambre de Lantier, elle se lavait les mains, elle mouillait untorchon et se frottait les épaules à les écorcher, comme pour enlever sonordure. Si Coupeau cherchait alors à plaisanter, elle se fâchait, courait engrelottant s’habiller au fond de la boutique ; et elle ne tolérait pas davantageque le chapelier la touchât, lorsque son mari venait de l’embrasser. Elleaurait voulu changer de peau en changeant d’homme. Mais, lentement, elles’accoutumait. C’était trop fatigant de se débarbouiller chaque fois. Sesparesses l’amollissaient, son besoin d’être heureuse lui faisait tirer tout lebonheur possible de ses embêtements. Elle était complaisante pour elle etpour les autres, tâchait uniquement d’arranger les choses de façon à ce quepersonne n’eût trop d’ennui. N’est-ce pas ? pourvu que son mari et sonamant fussent contents, que la maison marchât son petit train-train régulier,qu’on rigolât du matin au soir, tous gras, tous satisfaits de la vie et se lacoulant douce, il n’y avait vraiment pas de quoi se plaindre. Puis, aprèstout, elle ne devait pas tant faire de mal, puisque ça s’arrangeait si bien,à la satisfaction d’un chacun ; on est puni d’ordinaire, quand on fait lemal. Alors, son dévergondage avait tourné à l’habitude. Maintenant, c’étaitréglé comme le boire et le manger ; chaque fois que Coupeau rentrait soûl,elle passait chez Lantier, ce qui arrivait au moins le lundi, le mardi et lemercredi de la semaine. Elle partageait ses nuits. Même, elle avait fini,lorsque le zingueur simplement ronflait trop fort, par le lâcher au beau milieudu sommeil, et allait continuer son dodo tranquille sur l’oreiller du voisin.

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Ce n’était pas qu’elle éprouvât plus d’amitié pour le chapelier. Non, elle letrouvait seulement plus propre, elle se reposait mieux dans sa chambre, oùelle croyait prendre un bain. Enfin, elle ressemblait aux chattes qui aimentà se coucher en rond sur le linge blanc.

Maman Coupeau n’osa jamais parler de ça nettement. Mais, après unedispute, quand la blanchisseuse l’avait secouée, la vieille ne ménageaitpas les allusions. Elle disait connaître des hommes joliment bêtes et desfemmes joliment coquines ; et elle mâchait d’autres mots plus vifs, avecla verdeur de parole d’une ancienne giletière. Les premières fois, Gervaisel’avait regardée fixement, sans répondre. Puis, tout en évitant elle aussi depréciser, elle se défendit, par des raisons dites en général. Quand une femmeavait pour homme un soûlard, un saligaud qui vivait dans la pourriture, cettefemme était bien excusable de chercher de la propreté ailleurs. Elle allait plusloin, elle laissait entendre que Lantier était son mari autant que Coupeau,peut-être même davantage. Est-ce qu’elle ne l’avait pas connu à quatorzeans ? est-ce qu’elle n’avait pas deux enfants de lui ? Eh bien ! dans cesconditions, tout se pardonnait, personne ne pouvait lui jeter la pierre. Ellese disait dans la loi de la nature. Puis, il ne fallait pas qu’on l’ennuyât. Elleaurait vite fait d’envoyer à chacun son paquet. La rue de la Goutte-d’Orn’était pas si propre ! La petite madame Vigouroux faisait la cabriole dumatin au soir dans son charbon. Madame Lehongre, la femme de l’épicier,couchait avec son beau-frère, un grand baveux qu’on n’aurait pas ramassésur une pelle. L’horloger d’en face, ce monsieur pincé, avait failli passer auxassises, pour une abomination ; il allait avec sa propre fille, une effrontéequi roulait les boulevards. Et, le geste élargi, elle indiquait le quartier entier,elle en avait pour une heure rien qu’à étaler le linge sale de tout ce peuple,les gens couchés comme des bêtes, en tas, pères, mères, enfants, se roulantdans leur ordure. Ah ! elle en savait, la cochonnerie pissait de partout, çaempoisonnait les maisons d’alentour ! Oui, oui, quelque chose de propreque l’homme et la femme, dans ce coin de Paris, où l’on est les uns sur lesautres, à cause de la misère ! On aurait mis les deux sexes dans un mortier,qu’on en aurait tiré pour toute marchandise de quoi fumer les cerisiers dela plaine Saint-Denis.

– Ils feraient mieux de ne pas cracher en l’air, ça leur retombe sur le nez,criait-elle, quand on la poussait à bout. Chacun dans son trou, n’est-ce pas ?Qu’ils laissent vivre les braves gens à leur façon, s’ils veulent vivre à laleur… Moi, je trouve que tout est bien, mais à la condition de ne pas êtretraînée dans le ruisseau par des gens qui s’y promènent, la tête la première.

Et, maman Coupeau s’étant un jour montrée plus claire, elle lui avait dit,les dents serrées :

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– Vous êtes dans votre lit, vous profitez de ça… Écoutez, vous avez tort,vous voyez bien que je suis gentille, car jamais je ne vous ai jeté à la figurevotre vie, à vous ! Oh ! je sais, une jolie vie, des deux ou trois hommes,du vivant du père Coupeau… Non, ne toussez pas, j’ai fini de causer. C’estseulement pour vous demander de me ficher la paix, voilà tout !

La vieille femme avait manqué étouffer. Le lendemain, Goujet étant venuréclamer le linge de sa mère pendant une absence de Gervaise, mamanCoupeau l’appela et le garda longtemps assis devant son lit. Elle connaissaitbien l’amitié du forgeron, elle le voyait sombre et malheureux depuisquelque temps, avec le soupçon des vilaines choses qui se passaient. Et,pour bavarder, pour se venger de la dispute de la veille, elle lui appritla vérité crûment, en pleurant, en se plaignant, comme si la mauvaiseconduite de Gervaise lui faisait surtout du tort. Lorsque Goujet sortit ducabinet, il s’appuyait aux murs, suffoquant de chagrin. Puis, au retour dela blanchisseuse, maman Coupeau lui cria qu’on la demandait tout de suitechez madame Goujet, avec le linge repassé ou non ; et elle était si animée,que Gervaise flaira les cancans, devina la triste scène et le crève-cœur dontelle se trouvait menacée.

Très pâle, les membres cassés à l’avance, elle mit le linge dans un panier,elle partit. Depuis des années, elle n’avait pas rendu un sou aux Goujet.La dette montait toujours à quatre cent vingt-cinq francs. Chaque fois, elleprenait l’argent du blanchissage, en parlant de sa gêne. C’était une grandehonte pour elle, parce qu’elle avait l’air de profiter de l’amitié du forgeronpour le jobarder. Coupeau, moins scrupuleux maintenant, ricanait, disaitqu’il avait bien dû lui pincer la taille dans les coins, et qu’alors il était payé.Mais elle, malgré le commerce où elle était tombée avec Lantier, se révoltait,demandait à son mari s’il voulait déjà manger de ce pain-là. Il ne fallait pasmal parler de Goujet devant elle ; sa tendresse pour le forgeron lui restaitcomme un coin de son honneur. Aussi, toutes les fois qu’elle reportait lelinge chez ces braves gens, se trouvait-elle prise d’un serrement au cœur,dès la première marche de l’escalier.

– Ah ! c’est vous enfin ! lui dit sèchement madame Goujet, en lui ouvrantla porte. Quand j’aurai besoin de la mort, je vous l’enverrai chercher.

Gervaise entra, embarrassée, sans oser même balbutier une excuse. Ellen’était plus exacte, ne venait jamais à l’heure, se faisait attendre des huitjours. Peu à peu, elle s’abandonnait à un grand désordre.

– Voilà une semaine que je compte sur vous, continua la dentellière.Et vous mentez avec ça, vous m’envoyez votre apprentie me raconter deshistoires : on est après mon linge, on va me le livrer le soir même, ou bienc’est un accident, le paquet qui est tombé dans un seau. Moi, pendant cetemps-là, je perds ma journée, je ne vois rien arriver et je me tourmente

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l’esprit. Non, vous n’êtes pas raisonnable… Voyons, qu’est-ce que vousavez, dans ce panier ! Est-ce tout, au moins ! M’apportez-vous la paire dedraps que vous me gardez depuis un mois, et la chemise qui est restée enarrière, au dernier blanchissage ?

– Oui, oui, murmura Gervaise, la chemise y est. La voici.Mais madame Goujet se récria. Cette chemise n’était pas à elle, elle n’en

voulait pas. On lui changeait son linge, c’était le comble ! Déjà, l’autresemaine, elle avait eu deux mouchoirs qui ne portaient pas sa marque. Ça nela ragoûtait guère, du linge venu elle ne savait d’où. Puis enfin, elle tenaità ses affaires.

– Et les draps ? reprit-elle. Ils sont perdus, n’est-ce pas ?… Eh bien ! mapetite, il faudra vous arranger, mais je les veux quand même demain matin,entendez-vous !

Il y eut un silence. Ce qui achevait de troubler Gervaise, c’était de sentir,derrière elle, la porte de la chambre de Goujet entrouverte. Le forgerondevait être là, elle le devinait ; et quel ennui, s’il écoutait tous ces reprochesmérités, auxquels elle ne pouvait rien répondre ! Elle se faisait très souple,très douce, courbant la tête, posant le linge sur le lit le plus vivementpossible. Mais ça se gâta encore, quand madame Goujet se mit à examinerles pièces une à une. Elle les prenait, les rejetait, en disant :

– Ah ! vous perdez joliment la main. On ne peut plus vous faire descompliments tous les jours… Oui, vous salopez, vous cochonnez l’ouvrage,à cette heure… Tenez, regardez-moi ce devant de chemise, il est brûlé, lefer a marqué sur les plis. Et les boutons, ils sont tous arrachés. Je ne saispas comment vous vous arrangez, il ne reste jamais un bouton… Oh ! parexemple, voilà une camisole que je ne vous paierai pas. Voyez donc ça ? Lacrasse y est, vous l’avez étalée simplement. Merci ! si le linge n’est mêmeplus propre…

Elle s’arrêta, comptant les pièces. Puis, elle s’écria :– Comment ! c’est ce que vous apportez ?… Il manque deux paires de

bas, six serviettes, une nappe, des torchons… Vous vous moquez de moi,alors ! Je vous ai fait dire de tout me rendre, repassé ou non. Si dans une heurevotre apprentie n’est pas ici avec le reste, nous nous fâcherons, madameCoupeau, je vous en préviens.

À ce moment, Goujet toussa dans sa chambre. Gervaise eut un légertressaillement. Comme on la traitait devant lui, mon Dieu ! Et elle resta aumilieu de la chambre, gênée, confuse, attendant le linge sale. Mais, aprèsavoir arrêté le compte, madame Goujet avait tranquillement repris sa placeprès de la fenêtre, travaillant au raccommodage d’un châle de dentelle.

– Et le linge ? demanda timidement la blanchisseuse.– Non, merci, répondit la vieille femme, il n’y a rien cette semaine.

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Gervaise pâlit. On lui retirait la pratique. Alors, elle perdit complètementla tête, elle dut s’asseoir sur une chaise, parce que ses jambes s’en allaientsous elle. Et elle ne chercha pas à se défendre, elle trouva seulement cettephrase :

– Monsieur Goujet est donc malade ?Oui, il était souffrant, il avait dû rentrer au lieu de se rendre à la forge,

et il venait de s’étendre sur son lit pour se reposer. Madame Goujet causaitgravement, en robe noire comme toujours, sa face blanche encadrée dans sacoiffe monacale. On avait encore baissé la journée des boulonniers ; de neuffrancs, elle était tombée à sept francs, à cause des machines qui maintenantfaisaient toute la besogne. Et elle expliquait qu’ils économisaient sur tout ;elle voulait de nouveau laver son linge elle-même. Naturellement, ce seraitbien tombé, si les Coupeau lui avaient rendu l’argent prêté par son fils. Maisce n’était pas elle qui leur enverrait les huissiers, puisqu’ils ne pouvaientpas payer. Depuis qu’elle parlait de la dette, Gervaise, la tête basse, semblaitsuivre le jeu agile de son aiguille reformant les mailles une à une.

– Pourtant, continuait la dentellière, en vous gênant un peu, vousarriveriez à vous acquitter. Car, enfin, vous mangez très bien, vous dépensezbeaucoup, j’en suis sûre… Quand vous nous donneriez seulement dix francschaque mois…

Elle fut interrompue par la voix de Goujet qui l’appelait.– Maman ! maman !Et, lorsqu’elle revint s’asseoir, presque tout de suite, elle changea de

conversation. Le forgeron l’avait sans doute suppliée de ne pas demander del’argent à Gervaise. Mais, malgré elle, au bout de cinq minutes, elle parlaitde nouveau de la dette. Oh ! elle avait prévu ce qui arrivait, le zingueur buvaitla boutique, et il mènerait sa femme loin. Aussi jamais son fils n’aurait prêtéles cinq cents francs, s’il l’avait écoutée. Aujourd’hui, il serait marié, il necrèverait pas de tristesse, avec la perspective d’être malheureux toute sa vie.Elle s’animait, elle devenait très dure, accusant clairement Gervaise de s’êtreentendue avec Coupeau pour abuser de son bêta d’enfant. Oui, il y avait desfemmes qui jouaient l’hypocrisie pendant des années et dont la mauvaiseconduite finissait par éclater au grand jour.

– Maman ! maman ! appela une seconde fois la voix de Goujet, plusviolemment.

Elle se leva, et, quand elle reparut, elle dit, en se remettant à sa dentelle :– Entrez, il veut vous voir.Gervaise, tremblante, laissa la porte ouverte. Cette scène l’émotionnait,

parce que c’était comme un aveu de leur tendresse devant madame Goujet.Elle retrouva la petite chambre tranquille, tapissée d’images, avec son lit defer étroit, pareille à la chambre d’un garçon de quinze ans. Ce grand corps

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de Goujet, les membres cassés par la confidence de maman Coupeau, étaitallongé sur le lit, les yeux rouges, sa belle barbe jaune encore mouillée. Ildevait avoir défoncé son oreiller de ses poings terribles, dans le premiermoment de rage, car la toile fendue laissait couler la plume.

– Écoutez, maman a tort, dit-il à la blanchisseuse d’une voix presquebasse. Vous ne me devez rien, je ne veux pas qu’on parle de ça.

Il s’était soulevé, il la regardait. De grosses larmes aussitôt remontèrentà ses yeux.

– Vous souffrez, monsieur Goujet ? murmura-t-elle. Qu’est-ce que vousavez, je vous en prie ?

– Rien, merci. Je me suis trop fatigué hier. Je vais dormir un peu.Puis, son cœur se brisa, il ne put retenir ce cri :– Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! jamais ça ne devait être, jamais ! Vous

aviez juré. Et ça est, maintenant, ça est !… Ah ! mon Dieu ! ça me fait tropde mal, allez-vous-en !

Et, de la main, il la renvoyait, avec une douceur suppliante. Ellen’approcha pas du lit, elle s’en alla, comme il le demandait, stupide, n’ayantrien à lui dire pour le soulager. Dans la pièce d’à côté, elle reprit son panier ;et elle ne sortait toujours pas, elle aurait voulu trouver un mot. MadameGoujet continuait son raccommodage, sans lever la tête. Ce fut elle qui ditenfin :

– Eh bien ! bonsoir, renvoyez-moi mon linge, nous compterons plus tard.– Oui, c’est ça, bonsoir, balbutia Gervaise.Elle referma la porte lentement, avec un dernier coup d’œil dans ce

ménage propre, rangé, où il lui semblait laisser quelque chose de sonhonnêteté. Elle revint à la boutique de l’air bête des vaches qui rentrent chezelles, sans s’inquiéter du chemin. Maman Coupeau, sur une chaise, près dela mécanique, quittait son lit pour la première fois. Mais la blanchisseuse nelui fit pas même un reproche ; elle était trop fatiguée, les os malades commesi on l’avait battue ; elle pensait que la vie était trop dure à la fin, et qu’àmoins de crever tout de suite, on ne pouvait pourtant pas s’arracher le cœursoi-même.

Maintenant, Gervaise se moquait de tout. Elle avait un geste vaguede la main pour envoyer coucher le monde. À chaque nouvel ennui, elles’enfonçait dans le seul plaisir de faire ses trois repas par jour. La boutiqueaurait pu crouler ; pourvu qu’elle ne fût pas dessous, elle s’en serait alléevolontiers, sans une chemise. Et la boutique croulait, pas tout d’un coup,mais un peu matin et soir. Une à une, les pratiques se fâchaient et portaientleur linge ailleurs. M. Madinier, mademoiselle Remanjou, les Boche eux-mêmes, étaient retournés chez madame Fauconnier, où ils trouvaient plusd’exactitude. On finit par se lasser de réclamer une paire de bas pendant trois

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semaines et de remettre des chemises avec les taches de graisse de l’autredimanche. Gervaise, sans perdre un coup de dents, leur criait bon voyage,les arrangeait d’une propre manière, en se disant joliment contente de neplus avoir à fouiller dans leur infection. Ah bien ! tout le quartier pouvait lalâcher, ça la débarrasserait d’un beau tas d’ordures ; puis, ce serait toujoursde l’ouvrage de moins. En attendant, elle gardait seulement les mauvaisespayes, les rouleuses, les femmes comme madame Gaudron, dont pas uneblanchisseuse de la rue Neuve ne voulait laver le linge, tant il puait. Laboutique était perdue, elle avait dû renvoyer sa dernière ouvrière, madamePutois ; elle restait seule avec son apprentie, ce louchon d’Augustine, quibêtissait en grandissant ; et encore, à elles deux, elles n’avaient pas toujoursde l’ouvrage, elles traînaient leur derrière sur les tabourets durant des après-midi entières. Enfin, un plongeon complet. Ça sentait la ruine.

Naturellement, à mesure que la paresse et la misère entraient, lamalpropreté entrait aussi. On n’aurait pas reconnu cette belle boutique bleue,couleur du ciel, qui était jadis l’orgueil de Gervaise. Les boiseries et lescarreaux de la vitrine, qu’on oubliait de laver, restaient du haut en baséclaboussés par la crotte des voitures. Sur les planches, à la tringle de laiton,s’étalaient trois guenilles grises, laissées par des clientes mortes à l’hôpital.Et c’était plus minable encore à l’intérieur : l’humidité des linges séchant auplafond avait décollé le papier ; la perse pompadour étalait des lambeaux quipendaient pareils à des toiles d’araignée lourdes de poussière ; la mécanique,cassée, trouée à coups de tisonnier, mettait dans son coin les débris de vieillefonte d’un marchand de bric-à-brac ; l’établi semblait avoir servi de table àtoute une garnison, taché de café et de vin, emplâtré de confiture, gras deslichades du lundi. Avec ça, une odeur d’amidon aigre, une puanteur faite demoisi, de graillon et de crasse. Mais Gervaise se trouvait très bien là-dedans.Elle n’avait pas vu la boutique se salir ; elle s’y abandonnait et s’habituaitau papier déchiré, aux boiseries graisseuses, comme elle en arrivait à porterdes jupes fendues et à ne plus se laver les oreilles. Même la saleté était unnid chaud où elle jouissait de s’accroupir. Laisser les choses à la débandade,attendre que la poussière bouchât les trous et mît un velours partout, sentirla maison s’alourdir autour de soi dans un engourdissement de fainéantise,cela était une vraie volupté dont elle se grisait. Sa tranquillité d’abord ; lereste, elle s’en battait l’œil. Les dettes, toujours croissantes pourtant, ne latourmentaient plus. Elle perdait de sa probité ; on paierait ou on ne paieraitpas, la chose restait vague, et elle préférait ne pas savoir. Quand on luifermait un crédit dans une maison, elle en ouvrait un autre dans la maison d’àcôté. Elle brûlait le quartier, elle avait des poufs tous les dix pas. Rien quedans la rue de la Goutte-d’Or, elle n’osait plus passer devant le charbonnier,ni devant l’épicier, ni devant la fruitière ; ce qui lui faisait faire le tour par

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la rue des Poissonniers, quand elle allait au lavoir, une trotte de dix bonnesminutes. Les fournisseurs venaient la traiter de coquine. Un soir, l’hommequi avait vendu les meubles de Lantier, ameuta les voisins ; il gueulait qu’illa trousserait et se paierait sur la bête, si elle ne lui allongeait pas sa monnaie.Bien sûr, de pareilles scènes la laissaient tremblante ; seulement, elle sesecouait comme un chien battu, et c’était fini, elle n’en dînait pas plus mal, lesoir. En voilà des insolents qui l’embêtaient ! elle n’avait point d’argent, ellene pouvait pas en fabriquer, peut-être ! Puis, les marchands volaient assez,ils étaient faits pour attendre. Et elle se rendormait dans son trou, en évitantde songer à ce qui arriverait forcément un jour. Elle ferait le saut, parbleu !mais, jusque-là, elle entendait ne pas être taquinée.

Pourtant, maman Coupeau était remise. Pendant une année encore, lamaison boulotta. L’été, naturellement, il y avait toujours un peu plus detravail, les jupons blancs et les robes de percale des baladeuses du boulevardextérieur. Ça tournait à la dégringolade lente, le nez davantage dans la crottechaque semaine, avec des hauts et des bas cependant, des soirs où l’on sefrottait le ventre devant le buffet vide, et d’autres où l’on mangeait du veauà crever. On ne voyait plus que maman Coupeau sur les trottoirs, cachantdes paquets sous son tablier, allant d’un pas de promenade au Mont-de-Piété de la rue Polonceau. Elle arrondissait le dos, avait la mine confiteet gourmande d’une dévote qui va à la messe ; car elle ne détestait pasça, les tripotages d’argent l’amusaient, ce bibelotage de marchande à latoilette chatouillait ses passions de vieille commère. Les employés de la ruePolonceau la connaissaient bien ; ils l’appelaient la mère « Quatre francs »,parce qu’elle demandait toujours quatre francs, quand ils en offraient trois,sur ses paquets gros comme deux sous de beurre. Gervaise aurait bazardé lamaison ; elle était prise de la rage du clou, elle se serait tondu la tête, si onavait voulu lui prêter sur ses cheveux. C’était trop commode, on ne pouvaitpas s’empêcher d’aller chercher là de la monnaie, lorsqu’on attendait aprèsun pain de quatre livres. Tout le saint-frusquin y passait, le linge, les habits,jusqu’aux outils et aux meubles. Dans les commencements, elle profitait desbonnes semaines, pour dégager, quitte à rengager la semaine suivante. Puis,elle se moqua de ses affaires, les laissa perdre, vendit les reconnaissances.Une seule chose lui fendit le cœur, ce fut de mettre sa pendule en plan, pourpayer un billet de vingt francs à un huissier qui venait la saisir. Jusque-là,elle avait juré de mourir plutôt de faim que de toucher à sa pendule. Quandmaman Coupeau l’emporta, dans une petite caisse à chapeau, elle tomba surune chaise, les bras mous, les yeux mouillés, comme si on lui enlevait safortune. Mais, lorsque maman Coupeau reparut avec vingt-cinq francs, ceprêt inespéré, ces cinq francs de bénéfice la consolèrent ; elle renvoya toutde suite la vieille femme chercher quatre sous de goutte dans un verre, à

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la seule fin de fêter la pièce de cent sous. Souvent maintenant, lorsqu’elless’entendaient bien ensemble, elles lichaient ainsi la goutte, sur un coin del’établi, un mêlé, moitié eau-de-vie et moitié cassis. Maman Coupeau avaitun chic pour rapporter le verre plein dans la poche de son tablier, sansrenverser une larme. Les voisins n’avaient pas besoin de savoir, n’est-cepas ? La vérité était que les voisins savaient parfaitement. La fruitière, latripière, les garçons épiciers disaient : « Tiens ! la vieille va chez ma tante, »ou bien : « Tiens ! la vieille rapporte son riquiqui dans sa poche. » Et, commede juste, ça montait encore le quartier contre Gervaise. Elle bouffait tout, elleaurait bientôt fait d’achever sa baraque. Oui, oui, plus que trois ou quatrebouchées, la place serait nette comme torchette.

Au milieu de ce démolissement général, Coupeau prospérait. Ce sacrésoiffard se portait comme un charme. Le pichenet et le vitriol l’engraissaient,positivement. Il mangeait beaucoup, se fichait de cet efflanqué de Lorilleuxqui accusait la boisson de tuer les gens, lui répondait en se tapant sur leventre, la peau tendue par la graisse, pareille à la peau d’un tambour. Il luiexécutait là-dessus une musique, les vêpres de la gueule, des roulements etdes battements de grosse caisse à faire la fortune d’un arracheur de dents.Mais Lorilleux, vexé de ne pas avoir de ventre, disait que c’était de la graissejaune, de la mauvaise graisse. N’importe, Coupeau se soûlait davantage,pour sa santé. Ses cheveux poivre et sel, en coup de vent, flambaient commeun brûlot. Sa face d’ivrogne, avec sa mâchoire de singe, se culottait, prenaitdes tons de vin bleu. Et il restait un enfant de la gaieté ; il bousculaitsa femme, quand elle s’avisait de lui conter ses embarras. Est-ce que leshommes sont faits pour descendre dans ces embêtements ? La cambusepouvait manquer de pain, ça ne le regardait pas. Il lui fallait sa pâtée matinet soir, et il ne s’inquiétait jamais d’où elle lui tombait. Lorsqu’il passaitdes semaines sans travailler, il devenait plus exigeant encore. D’ailleurs,il allongeait toujours des claques amicales sur les épaules de Lantier. Biensûr, il ignorait l’inconduite de sa femme ; du moins des personnes, lesBoche, les Poisson, juraient leurs grands dieux qu’il ne se doutait de rien,et que ce serait un grand malheur, s’il apprenait jamais la chose. Maismadame Lerat, sa propre sœur, hochait la tête, racontait qu’elle connaissaitdes maris auxquels ça ne déplaisait pas. Une nuit, Gervaise elle-même, quirevenait de la chambre du chapelier, était restée toute froide en recevant,dans l’obscurité, une tape sur le derrière ; puis, elle avait fini par se rassurer,elle croyait s’être cognée contre le bateau du lit. Vrai, la situation était tropterrible ; son mari ne pouvait pas s’amuser à lui faire des blagues.

Lantier, lui non plus, ne dépérissait pas. Il se soignait beaucoup, mesuraitson ventre à la ceinture de son pantalon, avec la continuelle crainte d’avoirà resserrer ou à desserrer la boucle ; il se trouvait très bien, il ne voulait ni

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grossir ni mincir, par coquetterie. Cela le rendait difficile sur la nourriture,car il calculait tous les plats de façon à ne pas changer sa taille. Même quandil n’y avait pas un sou à la maison, il lui fallait des œufs, des côtelettes,des choses nourrissantes et légères. Depuis qu’il partageait la patronne avecle mari, il se considérait comme tout à fait de moitié dans le ménage ; ilramassait les pièces de vingt sous qui traînaient, menait Gervaise au doigtet à l’œil, grognait, gueulait, avait l’air plus chez lui que le zingueur. Enfin,c’était une baraque qui avait deux bourgeois. Et le bourgeois d’occasion,plus malin, tirait à lui la couverture, prenait le dessus du panier de tout,de la femme, de la table et du reste. Il écrémait les Coupeau, quoi ! Il nese gênait plus pour battre son beurre en public. Nana restait sa préférée,parce qu’il aimait les petites filles gentilles. Il s’occupait de moins en moinsd’Étienne, les garçons, selon lui, devant savoir se débrouiller. Lorsqu’onvenait demander Coupeau, on le trouvait toujours là, en pantoufles, enmanches de chemise, sortant de l’arrière-boutique avec la tête ennuyée d’unmari qu’on dérange ; et il répondait pour Coupeau, il disait que c’était lamême chose.

Entre ces deux messieurs, Gervaise ne riait pas tous les jours. Elle n’avaitpas à se plaindre de sa santé, Dieu merci ! Elle aussi devenait trop grasse.Mais deux hommes sur le dos, à soigner et à contenter, ça dépassait sesforces, souvent. Ah ! Dieu de Dieu ! un seul mari vous esquinte déjà assezle tempérament ! Le pis était qu’ils s’entendaient très bien, ces mâtins-là.Jamais ils ne se disputaient ; ils se ricanaient dans la figure, le soir, après ledîner, les coudes posés au bord de la table ; ils se frottaient l’un contre l’autretoute la journée, comme les chats qui cherchent et cultivent leur plaisir. Lesjours où ils rentraient furieux, c’était sur elle qu’ils tombaient. Allez-y !tapez sur la bête ! Elle avait bon dos ; ça les rendait meilleurs camarades degueuler ensemble. Et il ne fallait pas qu’elle s’avisât de se rebéquer. Dansles commencements, quand l’un criait, elle suppliait l’autre du coin de l’œil,pour en tirer une parole de bonne amitié. Seulement, ça ne réussissait guère.Elle filait doux maintenant, elle pliait ses grosses épaules, ayant comprisqu’ils s’amusaient à la bousculer, tant elle était ronde, une vraie boule.Coupeau, très mal embouché, la traitait avec des mots abominables. Lantier,au contraire, choisissait ses sottises, allait chercher des mots que personnene dit et qui la blessaient plus encore. Heureusement, on s’accoutume àtout ; les mauvaises paroles, les injustices des deux hommes finissaient parglisser sur sa peau fine comme sur une toile cirée. Elle en était même arrivéeà les préférer en colère, parce que, les fois où ils faisaient les gentils, ilsl’assommaient davantage, toujours après elle, ne lui laissant plus repasserun bonnet tranquillement. Alors, ils lui demandaient des petits plats, elledevait saler et ne pas saler, dire blanc et dire noir, les dorloter, les coucher

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l’un après l’autre dans du coton. Au bout de la semaine, elle avait la tête etles membres cassés, elle restait hébétée, avec des yeux de folle. Ça use unefemme, un métier pareil.

Oui, Coupeau et Lantier l’usaient, c’était le mot ; ils la brûlaient par lesdeux bouts, comme on dit de la chandelle. Bien sûr, le zingueur manquaitd’instruction ; mais le chapelier en avait trop, ou du moins il avait uneinstruction comme les gens pas propres ont une chemise blanche avec dela crasse par-dessous. Une nuit, elle rêva qu’elle était au bord d’un puits ;Coupeau la poussait d’un coup de poing, tandis que Lantier lui chatouillaitles reins pour la faire sauter plus vite. Eh bien ! ça ressemblait à sa vie. Ah !elle était à bonne école, ça n’avait rien d’étonnant, si elle s’avachissait. Lesgens du quartier ne se montraient guère justes, quand ils lui reprochaientles vilaines façons qu’elle prenait, car son malheur ne venait pas d’elle.Parfois, lorsqu’elle réfléchissait, un frisson lui courait sur la peau. Puis,elle pensait que les choses auraient pu tourner plus mal encore. Il valaitmieux avoir deux hommes, par exemple, que de perdre les deux bras. Etelle trouvait sa position naturelle, une position comme il y en a tant ; elletâchait de s’arranger là-dedans un petit bonheur. Ce qui prouvait combien çadevenait popote et bonhomme, c’était qu’elle ne détestait pas plus Coupeauque Lantier. Dans une pièce, à la Gaîté, elle avait vu une garce qui abominaitson mari et l’empoisonnait, à cause de son amant ; et elle s’était fâchée,parce qu’elle ne sentait rien de pareil dans son cœur. Est-ce qu’il n’était pasplus raisonnable de vivre en bon accord tous les trois ? Non, non, pas de cesbêtises-là ; ça dérangeait la vie, qui n’avait déjà rien de bien drôle. Enfin,malgré les dettes, malgré la misère qui les menaçait, elle se serait déclaréetrès tranquille, très contente, si le zingueur et le chapelier l’avaient moinséchinée et moins engueulée.

Vers l’automne, malheureusement, le ménage se gâta encore. Lantierprétendait maigrir, faisait un nez qui s’allongeait chaque jour. Il renaudait àpropos de tout, renâclait sur les potées de pommes de terre, une ratatouilledont il ne pouvait pas manger, disait-il, sans avoir des coliques. Les moindresbisbilles, maintenant, finissaient par des attrapages, où l’on se jetait la débinede la maison à la tête ; et c’était le diable pour se rabibocher, avant d’allerpioncer chacun dans son dodo. Quand il n’y a plus de son, les ânes se battent,n’est-ce pas ? Lantier flairait la panne ; ça l’exaspérait de sentir la maisondéjà mangée, si bien nettoyée, qu’il voyait le jour où il lui faudrait prendreson chapeau et chercher ailleurs la niche et la pâtée. Il était bien accoutuméà son trou, ayant pris là ses petites habitudes, dorloté par tout le monde ; unvrai pays de cocagne, dont il ne remplacerait jamais les douceurs. Dame !on ne peut pas s’être empli jusqu’aux oreilles et avoir encore les morceauxsur son assiette. Il se mettait en colère contre son ventre, après tout, puisque

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la maison à cette heure était dans son ventre. Mais il ne raisonnait pointainsi ; il gardait aux autres une fière rancune de s’être laissé rafaler en deuxans. Vrai, les Coupeau n’étaient guère râblés. Alors, il cria que Gervaisemanquait d’économie. Tonnerre de Dieu ! qu’est-ce qu’on allait devenir ?Juste les amis le lâchaient, lorsqu’il était sur le point de conclure une affairesuperbe, six mille francs d’appointements dans une fabrique, de quoi mettretoute la petite famille dans le luxe.

En décembre, un soir, on dîna par cœur. Il n’y avait plus un radis.Lantier, très sombre, sortait de bonne heure, battait le pavé pour trouverune autre cambuse, où l’odeur de la cuisine déridât les visages. Il restaitdes heures à réfléchir, près de la mécanique. Puis, tout d’un coup, il montraune grande amitié pour les Poisson. Il ne blaguait plus le sergent de villeen l’appelant Badingue, allait jusqu’à lui concéder que l’empereur était unbon garçon, peut-être. Il paraissait surtout estimer Virginie, une femme detête, disait-il, et qui saurait joliment mener sa barque. C’était visible, il lespelotait. Même on pouvait croire qu’il voulait prendre pension chez eux.Mais il avait une caboche à double fond, beaucoup plus compliquée que ça.Virginie lui ayant dit son désir de s’établir marchande de quelque chose,il se roulait devant elle, il déclarait ce projet-là très fort. Oui, elle devaitêtre bâtie pour le commerce, grande, avenante, active. Oh ! elle gagneraitce qu’elle voudrait. Puisque l’argent était prêt depuis longtemps, l’héritaged’une tante, elle avait joliment raison de lâcher les quatre robes qu’ellebâclait par saison, pour se lancer dans les affaires ; et il citait des gens en trainde réaliser des fortunes, la fruitière du coin de la rue, une petite marchande defaïence du boulevard extérieur ; car le moment était superbe, on aurait vendules balayures des comptoirs. Cependant, Virginie hésitait ; elle cherchaitune boutique à louer, elle désirait ne pas quitter le quartier. Alors, Lantierl’emmena dans les coins, causa tout bas avec elle pendant des dix minutes.Il semblait lui pousser quelque chose de force, et elle ne disait plus non,elle avait l’air de l’autoriser à agir. C’était comme un secret entre eux, avecdes clignements d’yeux, des mots rapides, une sourde machination qui setrahissait jusque dans leurs poignées de main. Dès ce moment, le chapelier,en mangeant son pain sec, guetta les Coupeau de son regard en dessous,redevenu très parleur, les étourdissant de ses jérémiades continues. Toute lajournée, Gervaise marchait dans cette misère qu’il étalait complaisamment.Il ne parlait pas pour lui, grand Dieu ! Il crèverait la faim avec les amistant qu’on voudrait. Seulement, la prudence exigeait qu’on se rendît compteau juste de la situation. On devait pour le moins cinq cents francs dans lequartier, au boulanger, au charbonnier, à l’épicier et aux autres. De plus,on se trouvait en retard de deux termes, soit encore deux cent cinquantefrancs ; le propriétaire, M. Marescot, parlait même de les expulser, s’ils ne

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le payaient pas avant le 1er janvier. Enfin, le Mont-de-Piété avait tout pris,on n’aurait pas pu y porter pour trois francs de bibelots, tellement le lavagedu logement était sérieux ; les clous restaient aux murs, pas davantage, et ily en avait bien deux livres de trois sous. Gervaise, empêtrée là-dedans, lesbras cassés par cette addition, se fâchait, donnait des coups de poing sur latable, ou bien finissait par pleurer comme une bête. Un soir, elle cria :

– Je file demain, moi !… J’aime mieux mettre la clef sous la porte etcoucher sur le trottoir, que de continuer à vivre dans des transes pareilles.

– Il serait plus sage, dit sournoisement Lantier, de céder le bail, si l’ontrouvait quelqu’un… Lorsque vous serez décidés tous les deux à lâcher laboutique…

Elle l’interrompit avec plus de violence :– Mais tout de suite, tout de suite !… Ah ! je serais joliment débarrassée !Alors, le chapelier se montra très pratique. En cédant le bail, on

obtiendrait sans doute du nouveau locataire les deux termes en retard. Et il serisqua à parler des Poisson, il rappela que Virginie cherchait un magasin ; laboutique lui conviendrait peut-être. Il se souvenait à présent de lui en avoirentendu souhaiter une toute semblable. Mais la blanchisseuse, au nom deVirginie, avait subitement repris son calme. On verrait ; on parlait toujoursde planter là son chez soi dans la colère, seulement la chose ne semblait passi facile, quand on réfléchissait.

Les jours suivants, Lantier eut beau recommencer ses litanies, Gervaiserépondait qu’elle s’était vue plus bas et s’en était tirée. La belle avance,lorsqu’elle n’aurait plus sa boutique ! Ça ne lui donnerait pas du pain. Elleallait, au contraire, reprendre des ouvrières et se faire une nouvelle clientèle.Elle disait cela pour se débattre contre les bonnes raisons du chapelier, qui lamontrait par terre, écrasée sous les frais, sans le moindre espoir de remontersur sa bête. Mais il eut la maladresse de prononcer encore le nom de Virginie,et elle s’entêta alors furieusement. Non, non, jamais ! Elle avait toujoursdouté du cœur de Virginie ; si Virginie ambitionnait la boutique, c’étaitpour l’humilier. Elle l’aurait cédée peut-être à la première femme dans larue, mais pas à cette grande hypocrite qui attendait certainement depuis desannées de lui voir faire le saut. Oh ! ça expliquait tout. Elle comprenait àprésent pourquoi des étincelles jaunes s’allumaient dans les yeux de chatde cette margot. Oui, Virginie gardait sur la conscience la fessée du lavoir,elle mijotait sa rancune dans la cendre. Eh bien, elle agirait prudemment enmettant sa fessée sous verre, si elle ne voulait pas en recevoir une seconde.Et ça ne serait pas long, elle pouvait apprêter son pétard. Lantier, devant cedébordement de mauvaises paroles, remoucha d’abord Gervaise ; il l’appelatête de pioche, boîte à ragots, madame Pétesec, et s’emballa au point detraiter Coupeau lui-même de pedzouille, en l’accusant de ne pas savoir faire

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respecter un ami par sa femme. Puis, comprenant que la colère allait toutcompromettre, il jura qu’il ne s’occuperait jamais plus des histoires desautres, car on en est trop mal récompensé ; et il parut, en effet, ne paspousser davantage à la cession du bail, guettant une occasion pour reparlerde l’affaire et décider la blanchisseuse.

Janvier était arrivé, un sale temps, humide et froid. Maman Coupeau, quiavait toussé et étouffé tout décembre, dut se coller dans le lit, après les Rois.C’était sa rente ; chaque hiver, elle attendait ça. Mais, cet hiver, autour d’elle,on disait qu’elle ne sortirait plus de sa chambre que les pieds en avant ; etelle avait, à la vérité, un fichu râle qui sonnait joliment le sapin, grosse etgrasse pourtant, avec un œil déjà mort et la moitié de la figure tordue. Biensûr, ses enfants ne l’auraient pas achevée ; seulement, elle traînait depuissi longtemps, elle était si encombrante, qu’on souhaitait sa mort, au fond,comme une délivrance pour tout le monde. Elle-même serait beaucoup plusheureuse, car elle avait fait son temps, n’est-ce pas ? et quand on a fait sontemps, on n’a rien à regretter. Le médecin, appelé une fois, n’était mêmepas revenu. On lui donnait de la tisane, histoire de ne pas l’abandonnercomplètement. Toutes les heures, on entrait voir si elle vivait encore. Elle neparlait plus, tant elle suffoquait ; mais, de son œil resté bon, vivant et clair,elle regardait fixement les personnes ; et il y avait bien des choses dans cetœil-là, des regrets du bel âge, des tristesses à voir les siens si pressés de sedébarrasser d’elle, des colères contre cette vicieuse de Nana qui ne se gênaitplus, la nuit, pour aller guetter en chemise par la porte vitrée.

Un lundi soir, Coupeau rentra paf. Depuis que sa mère était en danger,il vivait dans un attendrissement continu. Quand il fut couché, ronflantà poings fermés, Gervaise tourna encore un instant. Elle veillait mamanCoupeau une partie de la nuit. D’ailleurs, Nana se montrait très brave,couchait toujours auprès de la vieille, en disant que, si elle l’entendaitmourir, elle avertirait bien tout le monde. Cette nuit-là, comme la petitedormait et que la malade semblait sommeiller paisiblement, la blanchisseusefinit par céder à Lantier, qui l’appelait de sa chambre, où il lui conseillait devenir se reposer un peu. Ils gardèrent seulement une bougie allumée, posée àterre, derrière l’armoire. Mais, vers trois heures, Gervaise sauta brusquementdu lit, grelottante, prise d’une angoisse. Elle avait cru sentir un souffle froidlui passer sur le corps. Le bout de bougie était brûlé, elle renouait ses juponsdans l’obscurité, étourdie, les mains fiévreuses. Ce fut seulement dans lecabinet, après s’être cognée aux meubles, qu’elle put allumer une petitelampe. Au milieu du silence écrasé des ténèbres, les ronflements du zingueurmettaient seuls deux notes graves. Nana, étalée sur le dos, avait un petitsouffle, entre ses lèvres gonflées. Et Gervaise, ayant baissé la lampe quifaisait danser de grandes ombres, éclaira le visage de maman Coupeau, la

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vit toute blanche, la tête roulée sur l’épaule, avec les yeux ouverts. MamanCoupeau était morte.

Doucement, sans pousser un cri, glacée et prudente, la blanchisseuserevint dans la chambre de Lantier. Il s’était rendormi. Elle se pencha, enmurmurant :

– Dis donc, c’est fini, elle est morte.Tout appesanti de sommeil, mal éveillé, il grogna d’abord :– Fiche-moi la paix, couche-toi… Nous ne pouvons rien lui faire, si elle

est morte.Puis, il se leva sur un coude, demandant :– Quelle heure est-il ?– Trois heures.– Trois heures seulement ! Couche-toi donc. Tu vas prendre du mal…

Lorsqu’il fera jour, on verra.Mais elle ne l’écoutait pas, elle s’habillait complètement. Lui, alors, se

recolla sous la couverture, le nez contre la muraille, en parlant de la sacréetête des femmes. Est-ce que c’était pressé d’annoncer au monde qu’il y avaitun mort dans le logement ? Ça manquait de gaieté au milieu de la nuit ; etil était exaspéré de voir son sommeil gâté par des idées noires. Cependant,quand elle eut reporté dans sa chambre ses affaires, jusqu’à ses épingles àcheveux, elle s’assit chez elle, sanglotant à son aise, ne craignant plus d’êtresurprise avec le chapelier. Au fond, elle aimait bien maman Coupeau, elleéprouvait un gros chagrin, après n’avoir ressenti, dans le premier moment,que de la peur et de l’ennui, en lui voyant choisir si mal son heure pour s’enaller. Et elle pleurait toute seule, très fort dans le silence, sans que le zingueurcessât de ronfler ; il n’entendait rien, elle l’avait appelé et secoué, puis elles’était décidée à le laisser tranquille, en réfléchissant que ce serait un nouvelembarras, s’il se réveillait. Comme elle retournait auprès du corps, elletrouva Nana sur son séant, qui se frottait les yeux. La petite comprit, allongeale menton pour mieux voir sa grand-mère, avec sa curiosité de gaminevicieuse ; elle ne disait rien, elle était un peu tremblante, étonnée et satisfaiteen face de cette mort qu’elle se promettait depuis deux jours, comme unevilaine chose, cachée et défendue aux enfants ; et, devant ce masque blanc,aminci au dernier hoquet par la passion de la vie, ses prunelles de jeunechatte s’agrandissaient, elle avait cet engourdissement de l’échine dont elleétait clouée derrière les vitres de la porte, quand elle allait moucharder là cequi ne regarde pas les morveuses.

– Allons, lève-toi, lui dit sa mère à voix basse. Je ne veux pas que turestes.

Elle se laissa couler du lit à regret, tournant la tête, ne quittant pas la mortedu regard. Gervaise était fort embarrassée d’elle, ne sachant où la mettre,

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en attendant le jour. Elle se décidait à la faire habiller, lorsque Lantier, enpantalon et en pantoufles, vint la rejoindre ; il ne pouvait plus dormir, il avaitun peu honte de sa conduite. Alors, tout s’arrangea.

– Qu’elle se couche dans mon lit, murmura-t-il. Elle aura de la place.Nana leva sur sa mère et sur Lantier ses grands yeux clairs, en prenant son

air bête, son air du jour de l’an, quand on lui donnait des pastilles de chocolat.Et on n’eut pas besoin de la pousser, bien sûr ; elle trotta en chemise, sespetons nus effleurant à peine le carreau ; elle se glissa comme une couleuvredans le lit, qui était encore tout chaud, et s’y tint allongée, enfoncée, soncorps fluet bossuant à peine la couverture. Chaque fois que sa mère entra,elle la vit les yeux luisants dans sa face muette, ne dormant pas, ne bougeantpas, très rouge et paraissant réfléchir à des affaires.

Cependant, Lantier avait aidé Gervaise à habiller maman Coupeau ; etce n’était pas une petite besogne, car la morte pesait son poids. Jamais onn’aurait cru que cette vieille-là était si grasse et si blanche. Ils lui avaient misdes bas, un jupon blanc, une camisole, un bonnet ; enfin son linge le meilleur.Coupeau ronflait toujours, deux notes, l’une grave, qui descendait, l’autresèche, qui remontait ; on aurait dit de la musique d’église, accompagnantles cérémonies du vendredi saint. Aussi, quand la morte fut habillée etproprement étendue sur son lit, Lantier se versa-t-il un verre de vin, pour seremettre, car il avait le cœur à l’envers. Gervaise fouillait dans la commode,cherchant un petit crucifix en cuivre, apporté par elle de Plassans ; mais ellese rappela que maman Coupeau elle-même devait l’avoir vendu. Ils avaientallumé le poêle. Ils passèrent le reste de la nuit, à moitié endormis sur deschaises, achevant le litre entamé, embêtés et se boudant, comme si c’étaitde leur faute.

Vers sept heures, avant le jour, Coupeau se réveilla enfin. Quand il appritle malheur, il resta l’œil sec d’abord, bégayant, croyant vaguement qu’on luifaisait une farce. Puis, il se jeta par terre, il alla tomber devant la morte ; etil l’embrassait, il pleurait comme un veau, avec de si grosses larmes, qu’ilmouillait le drap en s’essuyant les joues. Gervaise s’était remise à sangloter,très touchée de la douleur de son mari, raccommodée avec lui ; oui, il avaitle fond meilleur qu’elle ne le croyait. Le désespoir de Coupeau se mêlait àun violent mal aux cheveux. Il se passait les doigts dans les crins, il avait labouche pâteuse des lendemains de culotte, encore un peu allumé malgré sesdix heures de sommeil. Et il se plaignait, les poings serrés. Nom de Dieu ! sapauvre mère qu’il aimait tant, la voilà qui était partie ! Ah ! qu’il avait malau crâne, ça l’achèverait ! Une vraie perruque de braise sur sa tête, et soncœur avec ça qu’on lui arrachait maintenant ! Non, le sort n’était pas justede s’acharner ainsi après un homme !

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– Allons, du courage, mon vieux, dit Lantier en le relevant. Il faut seremettre.

Il lui versait un verre de vin, mais Coupeau refusa de boire.– Qu’est-ce que j’ai donc ? j’ai du cuivre dans le coco… C’est maman,

c’est quand je l’ai vue, j’ai eu le goût du cuivre… Maman, mon Dieu !maman, maman…

Et il recommença à pleurer comme un enfant. Il but tout de même le verrede vin, pour éteindre le feu qui lui brûlait la poitrine. Lantier fila bientôt,sous le prétexte d’aller prévenir la famille et de passer à la mairie fairela déclaration. Il avait besoin de prendre l’air. Aussi ne se pressa-t-il pas,fumant des cigarettes, goûtant le froid vif de la matinée. En sortant de chezmadame Lerat, il entra même dans une crèmerie des Batignolles prendre unetasse de café bien chaud. Et il resta là une bonne heure, à réfléchir.

Cependant, dès neuf heures, la famille se trouva réunie dans la boutique,dont on laissait les volets fermés. Lorilleux ne pleura pas ; d’ailleurs, il avaitde l’ouvrage pressé, il remonta presque tout de suite à son atelier, après s’êtredandiné un instant avec une figure de circonstance. Madame Lorilleux etmadame Lerat avaient embrassé les Coupeau et se tamponnaient les yeux,où de petites larmes roulaient. Mais la première, quand elle eut jeté un coupd’œil rapide autour de la morte, haussa brusquement la voix pour dire queça n’avait pas de bon sens, que jamais on ne laissait auprès d’un corpsune lampe allumée ; il fallait de la chandelle, et l’on envoya Nana acheterun paquet de chandelles, des grandes. Ah bien ! on pouvait mourir chezla Banban, elle vous arrangerait d’une drôle de façon ! Quelle cruche, nepas savoir seulement se conduire avec un mort ! Elle n’avait donc enterrépersonne dans sa vie ? Madame Lerat dut monter chez les voisines pouremprunter un crucifix ; elle en rapporta un trop grand, une croix de bois noiroù était cloué un Christ de carton peint, qui barra toute la poitrine de mamanCoupeau, et dont le poids semblait l’écraser. Ensuite, on chercha de l’eaubénite ; mais personne n’en avait, ce fut Nana qui courut de nouveau jusqu’àl’église en prendre une bouteille. En un tour de main, le cabinet eut une autretournure ; sur une petite table, une chandelle brûlait, à côté d’un verre pleind’eau bénite, dans lequel trempait une branche de buis. Maintenant, si dumonde venait, ce serait propre, au moins. Et l’on disposa les chaises en rond,dans la boutique, pour recevoir.

Lantier rentra seulement à onze heures. Il avait demandé desrenseignements au bureau des pompes funèbres.

– La bière est de douze francs, dit-il. Si vous voulez avoir une messe,ce sera dix francs de plus. Enfin, il y a le corbillard, qui se paie suivant lesornements…

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– Oh ! c’est bien inutile, murmura madame Lorilleux, en levant la têted’un air surpris et inquiet. On ne ferait pas revenir maman, n’est-ce pas ?…Il faut aller selon sa bourse.

– Sans doute, c’est ce que je pense, reprit le chapelier. J’ai seulement prisles chiffres pour votre gouverne… Dites-moi ce que vous désirez ; après ledéjeuner, j’irai commander.

On parlait à demi-voix, dans le petit jour qui éclairait la pièce par lesfentes des volets. La porte du cabinet restait grande ouverte ; et, de cetteouverture béante, sortait le gros silence de la mort. Des rires d’enfantsmontaient dans la cour, une ronde de gamines tournait, au pâle soleil d’hiver.Tout à coup, on entendit Nana, qui s’était échappée de chez les Boche, où onl’avait envoyée. Elle commandait de sa voix aiguë, et les talons battaient lespavés, tandis que ces paroles chantées s’envolaient avec un tapage d’oiseauxbraillards :

Notre âne, notre âne,Il a mal à la patte.Madame lui a fait faireUn joli patatoire,Et des souliers lilas, la, la,Et des souliers lilas !Gervaise attendit pour dire à son tour :– Nous ne sommes pas riches, bien sûr ; mais nous voulons encore nous

conduire proprement… Si maman Coupeau ne nous a rien laissé, ce n’estpas une raison pour la jeter dans la terre comme un chien… Non, il faut unemesse, avec un corbillard assez gentil…

– Et qui est-ce qui paiera ? demanda violemment madame Lorilleux. Pasnous, qui avons perdu de l’argent la semaine dernière ; pas vous non plus,puisque vous êtes ratissés… Ah ! vous devriez voir pourtant où ça vous aconduits, de chercher à épater le monde ! Coupeau, consulté, bégaya, avecun geste de profonde indifférence ; il se rendormait sur sa chaise. MadameLerat dit qu’elle paierait sa part. Elle était de l’avis de Gervaise, on devait semontrer propre. Alors, toutes deux, sur un bout de papier, elles calculèrent :en tout, ça monterait à quatre-vingt-dix francs environ, parce qu’elles sedécidèrent, après une longue explication, pour un corbillard orné d’un étroitlambrequin.

– Nous sommes trois, conclut la blanchisseuse. Nous donnerons chacunetrente francs. Ce n’est pas la ruine.

Mais madame Lorilleux éclata, furieuse.– Eh bien ! moi, je refuse, oui, je refuse !… Ce n’est pas pour les trente

francs. J’en donnerais cent mille, si je les avais, et s’ils devaient ressuscitermaman… Seulement, je n’aime pas les orgueilleux. Vous avez une boutique,

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vous rêvez de crâner devant le quartier. Mais nous n’entrons pas là-dedans,nous autres. Nous ne posons pas… Oh ! vous vous arrangerez. Mettez desplumes sur le corbillard, si ça vous amuse.

– On ne vous demande rien, finit par répondre Gervaise. Lorsque jedevrais me vendre moi-même, je ne veux avoir aucun reproche à me faire.J’ai nourri maman Coupeau sans vous, je l’enterrerai bien sans vous… Déjàune fois, je ne vous l’ai pas mâché : je ramasse les chats perdus, ce n’est paspour laisser votre mère dans la crotte.

Alors, madame Lorilleux pleura, et Lantier dut l’empêcher de partir.La querelle devenait si bruyante, que madame Lerat, poussant des chut !énergiques, crut devoir aller doucement dans le cabinet, et jeta sur la morteun regard fâché et inquiet, comme si elle craignait de la trouver éveillée,écoutant ce qu’on discutait à côté d’elle. À ce moment, la ronde des petitesfilles reprenait dans la cour, le filet de voix perçant de Nana dominait lesautres.

Notre âne, notre âne,Il a bien mal au ventre.Madame lui a fait faireUn joli ventrouilloire,Et des souliers lilas, la, la,Et des souliers lilas !

– Mon Dieu ! que ces enfants sont énervants, avec leur chanson ! dità Lantier Gervaise toute secouée et près de sangloter d’impatience et detristesse. Faites-les donc taire, et reconduisez Nana chez la concierge à coupsde pied quelque part !

Madame Lerat et madame Lorilleux s’en allèrent déjeuner en promettantde revenir. Les Coupeau se mirent à table, mangèrent de la charcuterie, maissans faim, en n’osant seulement pas taper leur fourchette. Ils étaient trèsennuyés, hébétés, avec cette pauvre maman Coupeau qui leur pesait surles épaules et leur paraissait emplir toutes les pièces. Leur vie se trouvaitdérangée. Dans le premier moment, ils piétinaient sans trouver les objets, ilsavaient une courbature, comme au lendemain d’une noce. Lantier reprit toutde suite la porte pour retourner aux pompes funèbres, emportant les trentefrancs de madame Lerat et soixante francs que Gervaise était allée emprunterà Goujet, en cheveux, pareille à une folle. L’après-midi, quelques visitesarrivèrent, des voisines mordues de curiosité, qui se présentaient soupirant,roulant des yeux éplorés ; elles entraient dans le cabinet, dévisageaient lamorte, en faisant un signe de croix et en secouant le brin de buis trempéd’eau bénite ; puis, elles s’asseyaient dans la boutique, où elles parlaient dela chère femme, interminablement, sans se lasser de répéter la même phrasependant des heures. Mademoiselle Remanjou avait remarqué que son œil

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droit était resté ouvert, madame Gaudron s’entêtait à lui trouver une bellecarnation pour son âge, et madame Fauconnier restait stupéfaite de lui avoirvu manger son café, trois jours auparavant. Vrai, on claquait vite, chacunpouvait graisser ses bottes. Vers le soir, les Coupeau commençaient à enavoir assez. C’était une trop grande affliction pour une famille, de garder uncorps si longtemps. Le gouvernement aurait bien dû faire une autre loi là-dessus. Encore toute une soirée, toute une nuit et toute une matinée, non ! çane finirait jamais. Quand on ne pleure plus, n’est-ce pas ? le chagrin tourneà l’agacement, on finirait par mal se conduire. Maman Coupeau, muetteet raide au fond de l’étroit cabinet, se répandait de plus en plus dans lelogement, devenait d’un poids qui crevait le monde. Et la famille, malgréelle, reprenait son train-train, perdait de son respect.

– Vous mangerez un morceau avec nous, dit Gervaise à madame Leratet à madame Lorilleux, lorsqu’elles reparurent. Nous sommes trop tristes,nous ne nous quitterons pas.

On mit le couvert sur l’établi. Chacun, en voyant les assiettes, songeaitaux gueuletons qu’on avait faits là. Lantier était de retour. Lorilleuxdescendit. Un pâtissier venait d’apporter une tourte, car la blanchisseusen’avait pas la tête à s’occuper de cuisine. Comme on s’asseyait, Boche entradire que M. Marescot demandait à se présenter, et le propriétaire se présenta,très grave, avec sa large décoration sur sa redingote. Il salua en silence, alladroit au cabinet, où il s’agenouilla. Il était d’une grande piété ; il pria d’unair recueilli de curé, puis traça une croix en l’air, en aspergeant le corps avecla branche de buis. Toute la famille, qui avait quitté la table, se tenait debout,fortement impressionnée. M. Marescot, ayant achevé ses dévotions, passadans la boutique et dit aux Coupeau :

– Je suis venu pour les deux loyers arriérés. Êtes-vous en mesure ?– Non, monsieur, pas tout à fait, balbutia Gervaise, très contrariée

d’entendre parler de ça devant les Lorilleux. Vous comprenez, avec lemalheur qui nous arrive…

– Sans doute, mais chacun a ses peines, reprit le propriétaire enélargissant ses doigts immenses d’ancien ouvrier. Je suis bien fâché, je nepuis attendre davantage… Si je ne suis pas payé après-demain matin, je seraiforcé d’avoir recours à une expulsion.

Gervaise joignit les mains, les larmes aux yeux, muette et l’implorant.D’un hochement énergique de sa grosse tête osseuse, il lui fit comprendreque les supplications étaient inutiles. D’ailleurs, le respect dû aux mortsinterdisait toute discussion. Il se retira discrètement, à reculons.

– Mille pardons de vous avoir dérangés, murmura-t-il. Après-demainmatin, n’oubliez pas.

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Et, comme en s’en allant il passait de nouveau devant le cabinet, il saluaune dernière fois le corps d’une génuflexion dévote, à travers la porte grandeouverte.

On mangea d’abord vite, pour ne pas paraître y prendre du plaisir. Mais,arrivé au dessert, on s’attarda, envahi d’un besoin de bien-être. Par moments,la bouche pleine, Gervaise ou l’une des deux sœurs se levait, allait jeter uncoup d’œil dans le cabinet, sans même lâcher sa serviette ; et quand ellese rasseyait, achevant sa bouchée, les autres la regardaient une seconde,pour voir si tout marchait bien, à côté. Puis, les dames se dérangèrent moinssouvent, maman Coupeau fut oubliée. On avait fait un baquet de café, et dutrès fort, afin de se tenir éveillé toute la nuit. Les Poisson vinrent sur les huitheures. On les invita à en boire un verre. Alors, Lantier, qui guettait le visagede Gervaise, parut saisir une occasion attendue par lui depuis le matin. Àpropos de la saleté des propriétaires qui entraient demander de l’argent dansles maisons où il y avait un mort, il dit brusquement :

– C’est un jésuite, ce salaud, avec son air de servir la messe !… Mais,moi, à votre place, je lui planterais là sa boutique.

Gervaise, éreintée de fatigue, molle et énervée, répondit ens’abandonnant :

– Oui, bien sûr, je n’attendrai pas les hommes de loi… Ah ! j’en ai pleinle dos, plein le dos.

Les Lorilleux, jouissant à l’idée que la Banban n’aurait plus de magasin,l’approuvèrent beaucoup. On ne se doutait pas de ce que coûtait uneboutique. Si elle ne gagnait que trois francs chez les autres, au moins ellen’avait pas de frais, elle ne risquait pas de perdre de grosses sommes. Ilsfirent répéter cet argument-là à Coupeau, en le poussant ; il buvait beaucoup,il se maintenait dans un attendrissement continu, pleurant tout seul dansson assiette. Comme la blanchisseuse semblait se laisser convaincre, Lantiercligna les yeux, en regardant les Poisson. Et la grande Virginie intervint, semontra très aimable.

– Vous savez, on pourrait s’entendre. Je prendrais la suite du bail,j’arrangerais votre affaire avec le propriétaire… Enfin, vous seriez toujoursplus tranquille.

– Non, merci, déclara Gervaise, qui se secoua, comme prise d’un frisson.Je sais où trouver les termes, si je veux. Je travaillerai ; j’ai mes deux bras,Dieu merci ! pour me tirer d’embarras.

– On causera de ça plus tard, se hâta de dire le chapelier. Ce n’est pasconvenable, ce soir… Plus tard, demain, par exemple.

À ce moment, madame Lerat, qui était allée dans le cabinet, poussa unléger cri. Elle avait eu peur, parce qu’elle avait trouvé la chandelle éteinte,brûlée jusqu’au bout. Tout le monde s’occupa à en rallumer une autre ; et

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l’on hochait la tête, en répétant que ce n’était pas bon signe, quand la lumières’éteignait auprès d’un mort.

La veillée commença. Coupeau s’était allongé, pas pour dormir, disait-il, pour réfléchir ; et il ronflait cinq minutes après. Lorsqu’on envoya Nanacoucher chez les Boche, elle pleura ; elle se régalait depuis le matin, àl’espoir d’avoir bien chaud dans le grand lit de son bon ami Lantier. LesPoisson restèrent jusqu’à minuit. On avait fini par faire du vin à la française,dans un saladier, parce que le café donnait trop sur les nerfs de ces dames. Laconversation tournait aux effusions tendres. Virginie parlait de la campagne :elle aurait voulu être enterrée au coin d’un bois, avec des fleurs des champssur sa tombe. Madame Lerat gardait déjà, dans son armoire, le drap pourl’ensevelir, et elle le parfumait toujours d’un bouquet de lavande ; elle tenaità avoir une bonne odeur sous le nez, quand elle mangerait les pissenlits parla racine. Puis, sans transition, le sergent de ville raconta qu’il avait arrêtéune grande belle fille le matin, qui venait de voler dans la boutique d’uncharcutier ; en la déshabillant chez le commissaire, on lui avait trouvé dixsaucissons pendus autour du corps, devant et derrière. Et, madame Lorilleuxayant dit d’un air de dégoût qu’elle n’en mangerait pas, de ces saucissons-là, la société s’était mise à rire doucement. La veillée s’égaya, en gardantles convenances.

Mais comme on achevait le vin à la française, un bruit singulier, unruissellement sourd, sortit du cabinet. Tous levèrent la tête, se regardèrent.

– Ce n’est rien, dit tranquillement Lantier, en baissant la voix. Elle sevide.

L’explication fit hocher la tête, d’un air rassuré, et la compagnie reposales verres sur la table.

Enfin, les Poisson se retirèrent. Lantier partit avec eux : il allait chezun ami, disait-il, pour laisser son lit aux dames, qui pourraient s’y reposerune heure, chacune à son tour. Lorilleux monta se coucher tout seul, enrépétant que ça ne lui était pas arrivé depuis son mariage. Alors, Gervaiseet les deux sœurs, restées avec Coupeau endormi, s’organisèrent auprès dupoêle, sur lequel elles tinrent du café chaud. Elles étaient là, pelotonnées,pliées en deux, les mains sous leur tablier, le nez au-dessus du feu, à causertrès bas, dans le grand silence du quartier. Madame Lorilleux geignait :elle n’avait pas de robe noire, elle aurait pourtant voulu éviter d’en acheterune, car ils étaient bien gênés, bien gênés ; et elle questionna Gervaise,demandant si maman Coupeau ne laissait pas une jupe noire, cette jupequ’on lui avait donnée pour sa fête. Gervaise dut aller chercher la jupe.Avec un pli à la taille, elle pourrait servir. Mais madame Lorilleux voulaitaussi du vieux linge, parlait du lit, de l’armoire, des deux chaises, cherchaitdes yeux les bibelots qu’il fallait partager. On manqua se fâcher. Madame

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Lerat mit la paix ; elle était plus juste : les Coupeau avaient eu la chargede la mère, ils avaient bien gagné ses quatre guenilles. Et, toutes trois, elless’assoupirent de nouveau au-dessus du poêle, dans des ragots monotones.La nuit leur semblait terriblement longue. Par moments, elles se secouaient,buvaient du café, allongeaient la tête dans le cabinet, où la chandelle, qu’onne devait pas moucher, brûlait avec une flamme rouge et triste, grossie parles champignons charbonneux de la mèche. Vers le matin, elles grelottaient,malgré la forte chaleur du poêle. Une angoisse, une lassitude d’avoir tropcausé, les suffoquaient, la langue sèche, les yeux malades. Madame Leratse jeta sur le lit de Lantier et ronfla comme un homme ; tandis que les deuxautres, la tête tombée et touchant les genoux, dormaient devant le feu. Aupetit jour, un frisson les réveilla. La chandelle de maman Coupeau venaitencore de s’éteindre. Et, comme, dans l’obscurité, le ruissellement sourdrecommençait, madame Lorilleux donna l’explication à voix haute, pour setranquilliser elle-même.

– Elle se vide, répéta-t-elle, en allumant une autre chandelle.L’enterrement était pour dix heures et demie. Une jolie matinée, à mettre

avec la nuit et avec la journée de la veille ! C’est-à-dire que Gervaise, tout enn’ayant pas un sou, aurait donné cent francs à celui qui serait venu prendremaman Coupeau trois heures plus tôt. Non, on a beau aimer les gens, ilssont trop lourds, quand ils sont morts ; et même plus on les aime, plus onvoudrait se vite débarrasser d’eux.

Une matinée d’enterrement est par bonheur pleine de distractions. On atoutes sortes de préparatifs à faire. On déjeuna d’abord. Puis, ce fut justementle père Bazouge, le croque-mort du sixième, qui apporta la bière et le sac deson. Il ne dessoulait pas, ce brave homme. Ce jour-là, à huit heures, il étaitencore tout rigolo d’une cuite prise la veille.

– Voilà, c’est pour ici, n’est-ce pas ? dit-il.Et il posa la bière, qui eut un craquement de boîte neuve.Mais, comme il jetait à côté le sac de son, il resta les yeux écarquillés, la

bouche ouverte, en apercevant Gervaise devant lui.– Pardon, excuse, je me trompe, balbutia-t-il. On m’avait dit que c’était

pour chez vous.Il avait déjà repris le sac, la blanchisseuse dut lui crier :– Laissez donc ça, c’est pour ici.– Ah ! tonnerre de Dieu ! faut s’expliquer ! reprit-il en se tapant sur la

cuisse. Je comprends, c’est la vieille…Gervaise était devenue toute blanche. Le père Bazouge avait apporté la

bière pour elle. Il continuait, se montrant galant, cherchant à s’excuser :– N’est-ce pas ? on racontait hier qu’il y en avait une de partie, au rez-

de-chaussée. Alors, moi, j’avais cru… Vous savez, dans notre métier, ces

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choses-là, ça entre par une oreille et ça sort par l’autre… Je vous fais tout demême mon compliment. Hein ? le plus tard, c’est encore le meilleur, quoiquela vie ne soit pas toujours drôle, ah ! non, par exemple !

Elle l’écoutait, se reculait, avec la peur qu’il ne la saisît de ses grandesmains sales, pour l’emporter dans sa boîte. Déjà une fois, le soir de ses noces,il lui avait dit en connaître des femmes, qui le remercieraient, s’il montaitles prendre. Eh bien ! elle n’en était pas là, ça lui faisait froid dans l’échine.Son existence s’était gâtée, mais elle ne voulait pas s’en aller si tôt ; oui,elle aimait mieux crever la faim pendant des années, que de crever la mort,l’histoire d’une seconde.

– Il est poivre, murmura-t-elle d’un air de dégoût mêlé d’épouvante.L’administration devrait au moins ne pas envoyer des pochards. On payeassez cher.

Alors, le croque-mort se montra goguenard et insolent.– Dites donc, ma petite mère, ce sera pour une autre fois. Tout à votre

service, entendez-vous ! Vous n’avez qu’à me faire signe. C’est moi qui suisle consolateur des dames… Et ne crache pas sur le père Bazouge, parce qu’ilen a tenu dans ses bras de plus chic que toi, qui se sont laissé arranger sansse plaindre, bien contentes de continuer leur dodo à l’ombre.

– Taisez-vous, père Bazouge ! dit sévèrement Lorilleux, accouru au bruitdes voix. Ce ne sont pas des plaisanteries convenables. Si l’on se plaignait,vous seriez renvoyé… Allons, fichez le camp, puisque vous ne respectezpas les principes.

Le croque-mort s’éloigna, mais on l’entendit longtemps sur le trottoir,qui bégayait :

– De quoi, les principes !… Il n’y a pas de principes… il n’y a pas deprincipes… il n’y a que l’honnêteté !

Enfin, dix heures sonnèrent. Le corbillard était en retard. Il y avait déjà dumonde dans la boutique, des amis et des voisins, M. Madinier, Mes-Bottes,madame Gaudron, mademoiselle Remanjou ; et, toutes les minutes, entreles volets fermés, par l’ouverture béante de la porte, une tête d’homme oude femme s’allongeait, pour voir si ce lambin de corbillard n’arrivait pas.La famille, réunie dans la pièce du fond, donnait des poignées de main. Decourts silences se faisaient, coupés de chuchotements rapides, une attenteagacée et fiévreuse, avec des courses brusques de robe, madame Lorilleuxqui avait oublié son mouchoir, ou bien madame Lerat qui cherchait unparoissien à emprunter. Chacun, en arrivant, apercevait au milieu du cabinet,devant le lit, la bière ouverte ; et, malgré soi, chacun restait à l’étudier ducoin de l’œil, calculant que jamais la grosse maman Coupeau ne tiendrait là-dedans. Tout le monde se regardait, avec cette pensée dans les yeux, sans se

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la communiquer. Mais, il y eut une poussée à la porte de la rue. M. Madiniervint annoncer d’une voix grave et contenue, en arrondissant les bras :

– Les voici !Ce n’était pas encore le corbillard. Quatre croque-morts entrèrent à la

file, d’un pas pressé, avec leurs faces rouges et leurs mains gourdes dedéménageurs, dans le noir pisseux de leurs vêtements, usés et blanchis aufrottement des bières. Le père Bazouge marchait le premier, très soûl ettrès convenable ; dès qu’il était à la besogne, il retrouvait son aplomb.Ils ne prononcèrent pas un mot, la tête un peu basse, pesant déjà mamanCoupeau du regard. Et ça ne traîna pas, la pauvre vieille fut emballée, letemps d’éternuer. Le plus petit, un jeune qui louchait, avait vidé le sondans le cercueil, et l’étalait en le pétrissant, comme s’il voulait faire dupain. Un autre, un grand maigre celui-là, l’air farceur, venait d’étendre ledrap par-dessus. Puis, une, deux, allez-y ! tous les quatre saisirent le corps,l’enlevèrent, deux aux pieds, deux à la tête. On ne retourne pas plus vite unecrêpe. Les gens qui allongeaient le cou purent croire que maman Coupeauétait sautée d’elle-même dans la boite. Elle avait glissé là comme chez elle,oh ! tout juste, si juste, qu’on avait entendu son frôlement contre le bois neuf.Elle touchait de tous les côtés, un vrai tableau dans un cadre. Mais enfinelle y tenait, ce qui étonna les assistants ; bien sûr, elle avait dû diminuerdepuis la veille. Cependant les croque-morts s’étaient relevés et attendaient ;le petit louche prit le couvercle, pour inviter la famille à faire les derniersadieux ; tandis que Bazouge mettait des clous dans sa bouche et apprêtaitle marteau. Alors, Coupeau, ses deux sœurs, Gervaise, d’autres encore, sejetèrent à genoux, embrassèrent la maman qui s’en allait, avec de grosseslarmes, dont les gouttes chaudes tombaient et roulaient sur ce visage raidi,froid comme une glace. Il y avait un bruit prolongé de sanglots. Le couvercles’abattit, le père Bazouge enfonça ses clous avec le chic d’un emballeur,deux coups pour chaque pointe ; et personne ne s’écouta pleurer davantagedans ce vacarme de meuble qu’on répare. C’était fini. On partait.

– S’il est possible de faire tant d’esbrouffe, dans un moment pareil ! ditmadame Lorilleux à son mari, en apercevant le corbillard devant la porte.

Le corbillard révolutionnait le quartier. La tripière appelait les garçons del’épicier, le petit horloger était sorti sur le trottoir, les voisins se penchaientaux fenêtres. Et tout ce monde causait du lambrequin à franges de cotonblanches. Ah ! les Coupeau auraient mieux fait de payer leurs dettes ! Mais,comme le déclaraient les Lorilleux, lorsqu’on a de l’orgueil, ça sort partoutet quand même.

– C’est honteux ! répétait au même instant Gervaise, en parlant duchaîniste et de sa femme. Dire que ces rapiats n’ont pas même apporté unbouquet de violettes pour leur mère !

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Les Lorilleux, en effet, étaient venus les mains vides. Madame Lerat avaitdonné une couronne de fleurs artificielles. Et l’on mit encore sur la bièreune couronne d’immortelles et un bouquet achetés par les Coupeau. Lescroque-morts avaient dû donner un fameux coup d’épaule pour hisser etcharger le corps. Le cortège fut lent à s’organiser. Coupeau et Lorilleux, enredingote, le chapeau à la main, conduisaient le deuil ; le premier dans sonattendrissement que deux verres de vin blanc, le matin, avaient entretenu, setenait au bras de son beau-frère, les jambes molles et les cheveux malades.Puis marchaient les hommes, M. Madinier, très grave, tout en noir, Mes-Bottes, un paletot sur sa blouse, Boche, dont le pantalon jaune fichait unpétard, Lantier, Gaudron, Bibi-la-Grillade, Poisson, d’autres encore. Lesdames arrivaient ensuite, au premier rang madame Lorilleux qui traînait lajupe retapée de la morte, madame Lerat cachant sous un châle son deuilimprovisé, un caraco garni de lilas, et à la file Virginie, madame Gaudron,madame Fauconnier, mademoiselle Remanjou, tout le reste de la queue.Quand le corbillard s’ébranla et descendit lentement la rue de la Goutte-d’Or, au milieu des signes de croix et des coups de chapeau, les quatrecroque-morts prirent la tête, deux en avant, les deux autres à droite et àgauche. Gervaise était restée pour fermer la boutique. Elle confia Nana àmadame Boche, et elle rejoignit le convoi en courant, pendant que la petite,tenue par la concierge, sous le porche, regardait d’un œil profondémentintéressé sa grand-mère disparaître au fond de la rue, dans cette belle voiture.

Juste au moment où la blanchisseuse essoufflée rattrapait la queue,Goujet arrivait de son côté. Il se mit avec les hommes ; mais il se retourna,et la salua d’un signe de tête, si doucement, qu’elle se sentit tout d’uncoup très malheureuse et qu’elle fut reprise par les larmes. Elle ne pleuraitplus seulement maman Coupeau, elle pleurait quelque chose d’abominable,qu’elle n’aurait pas pu dire, et qui l’étouffait. Durant tout le trajet, elle tintson mouchoir appuyé contre ses yeux. Madame Lorilleux, les joues sècheset enflammées, la regardait de côté, en ayant l’air de l’accuser de faire dugenre.

À l’église, la cérémonie fut vite bâclée. La messe traîna pourtant un peu,parce que le prêtre était très vieux. Mes-Bottes et Bibi-la-Grillade avaientpréféré rester dehors, à cause de la quête. M. Madinier, tout le temps, étudiales curés, et il communiquait à Lantier ses observations : ces farceurs-là, encrachant leur latin, ne savaient seulement pas ce qu’ils dégoisaient ; ils vousenterraient une personne comme ils vous l’auraient baptisée ou mariée, sansavoir dans le cœur le moindre sentiment. Puis, M. Madinier blâma ce tas decérémonies, ces lumières, ces voix tristes, cet étalage devant les familles.Vrai, on perdait les siens deux fois, chez soi et à l’église. Et tous les hommeslui donnaient raison, car ce fut encore un moment pénible, lorsque, la messe

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finie, il y eut un barbotement de prières, et que les assistants durent défilerdevant le corps, en jetant de l’eau bénite. Heureusement, le cimetière n’étaitpas loin, le petit cimetière de la Chapelle, un bout de jardin qui s’ouvraitsur la rue Marcadet. Le cortège y arriva débandé, tapant les pieds, chacuncausant de ses affaires. La terre dure sonnait, on aurait volontiers battu lasemelle. Le trou béant, près duquel on avait posé la bière, était déjà toutgelé, blafard et pierreux comme une carrière à plâtre ; et les assistants,rangés autour des monticules de gravats, ne trouvaient pas drôle d’attendrepar un froid pareil, embêtés aussi de regarder le trou. Enfin, un prêtre ensurplis sortit d’une maisonnette, il grelottait, on voyait son haleine fumer, àchaque « de profundis » qu’il lâchait. Au dernier signe de croix, il se sauva,sans avoir envie de recommencer. Le fossoyeur prit sa pelle ; mais, à causede la gelée, il ne détachait que de grosses mottes, qui battaient une joliemusique là-bas au fond, un vrai bombardement sur le cercueil, une enfiladede coups de canon à croire que le bois se fendait. On a beau être égoïste,cette musique-là vous casse l’estomac. Les larmes recommencèrent. On s’enallait, on était dehors, qu’on entendait encore les détonations. Mes-Bottes,soufflant dans ses doigts, fit tout haut une remarque : Ah ! tonnerre de Dieu !non ! la pauvre maman Coupeau n’allait pas avoir chaud !

– Mesdames et la compagnie, dit le zingueur aux quelques amis restésdans la rue avec la famille, si vous voulez bien nous permettre de vous offrirquelque chose…

Et il entra le premier chez un marchand de vin de la rue Marcadet, Àla descente du cimetière. Gervaise, demeurée sur le trottoir, appela Goujetqui s’éloignait, après l’avoir saluée d’un nouveau signe de tête. Pourquoin’acceptait-il pas un verre de vin ? Mais il était pressé, il retournait à l’atelier.Alors, ils se regardèrent un moment sans rien dire.

– Je vous demande pardon pour les soixante francs, murmura enfin lablanchisseuse. J’étais comme une folle, j’ai songé à vous…

– Oh ! il n’y a pas de quoi, vous êtes pardonnée, interrompit le forgeron.Et, vous savez, tout à votre service, s’il vous arrivait un malheur… Maisn’en dites rien à maman, parce qu’elle a ses idées, et que je ne veux pas lacontrarier.

Elle le regardait toujours ; et, en le voyant si bon, si triste, avec sa bellebarbe jaune, elle fut sur le point d’accepter son ancienne proposition, de s’enaller avec lui, pour être heureux ensemble quelque part. Puis, il lui vint uneautre mauvaise pensée, celle de lui emprunter ses deux termes, à n’importequel prix. Elle tremblait, elle reprit d’une voix caressante :

– Nous ne sommes pas fâchés, n’est-ce pas ?Lui, hocha la tête, en répondant :

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– Non, bien sûr, jamais nous ne serons fâchés… Seulement, vouscomprenez, tout est fini.

Et il s’en alla à grandes enjambées, laissant Gervaise étourdie, écoutant sadernière parole battre dans ses oreilles avec un bourdonnement de cloche. Enentrant chez le marchand de vin, elle entendait sourdement au fond d’elle :« Tout est fini, eh bien ! tout est fini ; je n’ai plus rien à faire, moi, si toutest fini ! » Elle s’assit, elle avala une bouchée de pain et de fromage, vidaun verre plein qu’elle trouva devant elle.

C’était, au rez-de-chaussée, une longue salle à plafond bas, occupée pardeux grandes tables. Des litres, des quarts de pain, de larges triangles debrie sur trois assiettes, s’étalaient à la file. La société mangeait sur le pouce,sans nappe et sans couverts. Plus loin, près du poêle qui ronflait, les quatrecroque-morts achevaient de déjeuner.

– Mon Dieu ! expliquait M. Madinier, chacun son tour. Les vieux font dela place aux jeunes… Ça va vous sembler bien vide, votre logement, quandvous rentrerez.

– Oh ! mon frère donne congé, dit vivement madame Lorilleux. C’estune ruine, cette boutique.

On avait travaillé Coupeau. Tout le monde le poussait à céder le bail.Madame Lerat elle-même, très bien avec Lantier et Virginie depuis quelquetemps, chatouillée par l’idée qu’ils devaient avoir un béguin l’un pourl’autre, parlait de faillite et de prison, en prenant des airs effrayés. Et,brusquement, le zingueur se fâcha, son attendrissement tournait à la fureur,déjà trop arrosé de liquide.

– Écoute, cria-t-il dans le nez de sa femme, je veux que tu m’écoutes ! Tasacrée tête fait toujours des siennes. Mais, cette fois, je suivrai ma volonté,je t’avertis !

– Ah bien ! dit Lantier, si jamais on la réduit par de bonnes paroles ! Ilfaudrait un maillet pour lui entrer ça dans le crâne.

Et tous deux tapèrent un instant sur elle. Ça n’empêchait pas lesmâchoires de fonctionner. Le brie disparaissait, les litres coulaient commedes fontaines. Cependant, Gervaise mollissait sous les coups. Elle nerépondait rien, la bouche toujours pleine, se dépêchant, comme si elle avaiteu très faim. Quand ils se lassèrent, elle leva doucement la tête, elle dit :

– En voilà assez, hein ? Je m’en fiche pas mal de la boutique ! Je n’enveux plus… Comprenez-vous, je m’en fiche ! Tout est fini !

Alors, on redemanda du fromage et du pain, on causa sérieusement. LesPoisson prenaient le bail et offraient de répondre des deux termes arriérés.D’ailleurs, Boche acceptait l’arrangement, d’un air d’importance, au nomdu propriétaire. Il loua même, séance tenante, un logement aux Coupeau, lelogement vacant du sixième, dans le corridor des Lorilleux. Quant à Lantier,

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mon Dieu ! il voulait bien garder sa chambre, si cela ne gênait pas lesPoisson. Le sergent de ville s’inclina, ça ne le gênait pas du tout ; on s’entendtoujours entre amis, malgré les idées politiques. Et Lantier, sans se mêlerdavantage de la cession, en homme qui a conclu enfin sa petite affaire, seconfectionna une énorme tartine de fromage de Brie ; il se renversait, il lamangeait dévotement, le sang sous la peau, brûlant d’une joie sournoise,clignant les yeux pour guigner tour à tour Gervaise et Virginie.

– Eh ! père Bazouge ! appela Coupeau, venez donc boire un coup. Nousne sommes pas fiers, nous sommes tous des travailleurs.

Les quatre croque-morts, qui s’en allaient, rentrèrent pour trinquer avecla société. Ce n’était pas un reproche, mais la dame de tout à l’heure pesaitson poids et valait bien un verre de vin. Le père Bazouge regardait fixementla blanchisseuse, sans lâcher un mot déplacé. Elle se leva, mal à l’aise, ellequitta les hommes qui achevaient de se cocarder. Coupeau, soûl comme unegrive, recommençait à viauper et disait que c’était le chagrin.

Le soir, quand Gervaise se retrouva chez elle, elle resta abêtie sur unechaise. Il lui semblait que les pièces étaient désertes et immenses. Vrai, çafaisait un fameux débarras. Mais elle n’avait bien sûr pas laissé que mamanCoupeau au fond du trou, dans le petit jardin de la rue Marcadet. Il luimanquait trop de choses, ça devait être un morceau de sa vie à elle, et saboutique, et son orgueil de patronne, et d’autres sentiments encore, qu’elleavait enterrés ce jour-là. Oui, les murs étaient nus, son cœur aussi, c’était undéménagement complet, une dégringolade dans le fossé. Et elle se sentaittrop lasse, elle se ramasserait plus tard, si elle pouvait.

À dix heures, en se déshabillant, Nana pleura, trépigna. Elle voulaitcoucher dans le lit de maman Coupeau. Sa mère essaya de lui faire peur ;mais la petite était trop précoce, les morts lui causaient seulement une grossecuriosité ; si bien que, pour avoir la paix, on finit par lui permettre des’allonger à la place de maman Coupeau. Elle aimait les grands lits, cettegamine ; elle s’étalait, elle se roulait. Cette nuit-là, elle dormit joliment bien,dans la bonne chaleur et les chatouilles du matelas de plume.

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X

Le nouveau logement des Coupeau se trouvait au sixième, escalier B.Quand on avait passé devant mademoiselle Remanjou, on prenait le corridor,à gauche. Puis, il fallait encore tourner. La première porte était celle desBijard. Presque en face, dans un trou sans air, sous un petit escalier quimontait à la toiture, couchait le père Bru. Deux logements plus loin, onarrivait chez Bazouge. Enfin, contre Bazouge, c’étaient les Coupeau, unechambre et un cabinet donnant sur la cour. Et il n’y avait plus, au fond ducouloir, que deux ménages, avant d’être chez les Lorilleux, tout au bout.

Une chambre et un cabinet, pas plus. Les Coupeau perchaient là,maintenant. Et encore la chambre était-elle large comme la main. Il fallait yfaire tout, dormir, manger et le reste. Dans le cabinet, le lit de Nana tenaitjuste ; elle devait se déshabiller chez son père et sa mère, et on laissaitla porte ouverte, la nuit, pour qu’elle n’étouffât pas. C’était si petit, queGervaise avait cédé des affaires aux Poisson en quittant la boutique, nepouvant tout caser. Le lit, la table, quatre chaises, le logement était plein.Même le cœur crevé, n’ayant pas le courage de se séparer de sa commode,elle avait encombré le carreau de ce grand coquin de meuble, qui bouchait lamoitié de la fenêtre. Un des battants se trouvait condamné, ça enlevait de lalumière et de la gaieté. Quand elle voulait regarder dans la cour, comme elledevenait très grosse, elle n’avait pas la place de ses coudes, elle se penchaitde biais, le cou tordu, pour voir.

Les premiers jours, la blanchisseuse s’asseyait et pleurait. Ça lui semblaittrop dur, de ne plus pouvoir se remuer chez elle, après avoir toujours étéau large. Elle suffoquait, elle restait à la fenêtre pendant des heures, écraséeentre le mur et la commode, à prendre des torticolis. Là seulement ellerespirait. La cour, pourtant, ne lui inspirait guère que des idées tristes.En face d’elle, du côté du soleil, elle apercevait son rêve d’autrefois,cette fenêtre du cinquième où des haricots d’Espagne, à chaque printemps,enroulaient leurs tiges minces sur un berceau de ficelles. Sa chambre, à elle,était du côté de l’ombre, les pots de réséda y mouraient en huit jours. Ah !non, la vie ne tournait pas gentiment, ce n’était guère l’existence qu’elleavait espérée. Au lieu d’avoir des fleurs sur sa vieillesse, elle roulait dans leschoses qui ne sont pas propres. Un jour, en se penchant, elle eut une drôle desensation, elle crut se voir en personne là-bas, sous le porche, près de la logedu concierge, le nez en l’air, examinant la maison pour la première fois ; etce saut de treize ans en arrière lui donna un élancement au cœur. La cour

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n’avait pas changé, les façades nues à peine plus noires et plus lépreuses ;une puanteur montait des plombs rongés de rouille ; aux cordes des croisées,séchaient des linges, des couches d’enfant emplâtrées d’ordure ; en bas,le pavé défoncé restait sali des escarbilles de charbon du serrurier et descopeaux du menuisier ; même, dans le coin humide de la fontaine, une marecoulée de la teinturerie avait une belle teinte bleue, d’un bleu aussi tendreque le bleu de jadis. Mais elle, à cette heure, se sentait joliment changée etdécatie. Elle n’était plus en bas, d’abord, la figure vers le ciel, contente etcourageuse, ambitionnant un bel appartement. Elle était sous les toits, dansle coin des pouilleux, dans le trou le plus sale, à l’endroit où l’on ne recevaitjamais la visite d’un rayon. Et ça expliquait ses larmes, elle ne pouvait pasêtre enchantée de son sort.

Cependant, lorsque Gervaise se fut un peu accoutumée, lescommencements du ménage, dans le nouveau logement, ne se présentèrentpas mal. L’hiver était presque fini, les quatre sous des meubles cédés àVirginie avaient facilité l’installation. Puis, dès les beaux jours, il arriva unechance, Coupeau se trouva embauché pour aller travailler en province, àÉtampes ; et là, il fit près de trois mois, sans se soûler, guéri un momentpar l’air de la campagne. On ne se doute pas combien ça désaltère lespochards, de quitter l’air de Paris, où il y a dans les rues une vraie fuméed’eau-de-vie et de vin. À son retour, il était frais comme une rose, et ilrapportait quatre cents francs, avec lesquels ils payèrent les deux termesarriérés de la boutique, dont les Poisson avaient répondu, ainsi que d’autrespetites dettes du quartier, les plus criardes. Gervaise déboucha deux ou troisrues où elle ne passait plus. Naturellement, elle s’était mise repasseuse àla journée. Madame Fauconnier, très bonne femme pourvu qu’on la flattât,avait bien voulu la reprendre. Elle lui donnait même trois francs, comme àune première ouvrière, par égard pour son ancienne position de patronne.Aussi le ménage semblait-il devoir boulotter. Même, avec du travail et del’économie, Gervaise voyait le jour où ils pourraient tout payer et s’arrangerun petit train-train supportable. Seulement, elle se promettait ça, dans lafièvre de la grosse somme gagnée par son mari. À froid, elle acceptait letemps comme il venait, elle disait que les belles choses ne duraient pas.

Ce dont les Coupeau eurent le plus à souffrir alors, ce fut de voir lesPoisson s’installer dans leur boutique. Ils n’étaient point trop jaloux de leurnaturel, mais on les agaçait, on s’émerveillait exprès devant eux sur lesembellissements de leurs successeurs. Les Boche, surtout les Lorilleux, netarissaient pas. À les entendre, jamais on n’aurait vu une boutique plus belle.Et ils parlaient de l’état de saleté où les Poisson avaient trouvé les lieux,ils racontaient que le lessivage seul était monté à trente francs. Virginie,après des hésitations, s’était décidée pour un petit commerce d’épicerie

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fine, des bonbons, du chocolat, du café, du thé. Lantier lui avait vivementconseillé ce commerce, car il y avait, disait-il, des sommes énormes àgagner dans la friandise. La boutique fut peinte en noir, et relevée de filetsjaunes, deux couleurs distinguées. Trois menuisiers travaillèrent huit joursà l’agencement des casiers, des vitrines, un comptoir avec des tablettespour les bocaux, comme chez les confiseurs. Le petit héritage, que Poissontenait en réserve, dut être rudement écorné. Mais Virginie triomphait, et lesLorilleux, aidés des portiers, n’épargnaient pas à Gervaise un casier, unevitrine, un bocal, amusés quand ils voyaient sa figure changer. On a beaun’être pas envieux, on rage toujours quand les autres chaussent vos soulierset vous écrasent.

Il y avait aussi une question d’homme par-dessous. On affirmait queLantier avait quitté Gervaise. Le quartier déclarait ça très bien. Enfin, çamettait un peu de morale dans la rue. Et tout l’honneur de la séparationrevenait à ce finaud de chapelier, que les dames gobaient toujours. Ondonnait des détails, il avait dû calotter la blanchisseuse pour la faire tenirtranquille, tant elle était acharnée après lui. Naturellement, personne nedisait la vérité vraie ; ceux qui auraient pu la savoir, la jugeaient tropsimple et pas assez intéressante. Si l’on voulait, Lantier avait en effet quittéGervaise, en ce sens qu’il ne la tenait plus à sa disposition, le jour et la nuit ;mais il montait pour sûr la voir au sixième, quand l’envie l’en prenait, carmademoiselle Remanjou le rencontrait sortant de chez les Coupeau à desheures peu naturelles. Enfin, les rapports continuaient, de bric et de broc, vacomme je te pousse, sans que l’un ni l’autre y eût beaucoup de plaisir ; unreste d’habitude, des complaisances réciproques, pas davantage. Seulement,ce qui compliquait la situation, c’était que le quartier, maintenant, fourraitLantier et Virginie dans la même paire de draps. Là encore le quartier sepressait trop. Sans doute, le chapelier chauffait la grande brune ; et çase trouvait indiqué, puisqu’elle remplaçait Gervaise en tout et pour tout,dans le logement. Il courait justement une blague ; on prétendait qu’unenuit il était allé chercher Gervaise sur l’oreiller du voisin, et qu’il avaitramené et gardé Virginie sans la reconnaître avant le petit jour, à cause del’obscurité. L’histoire faisait rigoler, mais il n’était réellement pas si avancé,il se permettait à peine de lui pincer les hanches. Les Lorilleux n’en parlaientpas moins devant la blanchisseuse des amours de Lantier et de madamePoisson avec attendrissement, espérant la rendre jalouse. Les Boche, euxaussi, laissaient entendre que jamais ils n’avaient vu un plus beau couple.Le drôle, dans tout ça, c’était que la rue de la Goutte-d’Or ne semblait pas seformaliser du nouveau ménage à trois ; non, la morale, dure pour Gervaise,se montrait douce pour Virginie. Peut-être l’indulgence souriante de la ruevenait-elle de ce que le mari était sergent de ville.

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Heureusement, la jalousie ne tourmentait guère Gervaise. Les infidélitésde Lantier la laissaient bien calme, parce que son cœur, depuis longtemps,n’était plus pour rien dans leurs rapports. Elle avait appris, sans chercherà les savoir, des histoires malpropres, des liaisons du chapelier avec toutessortes de filles, les premiers chiens coiffés qui passaient dans la rue ; et ça luifaisait si peu d’effet, qu’elle avait continué d’être complaisante, sans mêmetrouver en elle assez de colère pour rompre. Cependant, elle n’accepta pas siaisément le nouveau béguin de son amant. Avec Virginie, c’était autre chose.Ils avaient inventé ça dans le seul but de la taquiner tous les deux ; et si ellese moquait de la bagatelle, elle tenait aux égards. Aussi, lorsque madameLorilleux ou quelque autre méchante bête affectait en sa présence de direque Poisson ne pouvait plus passer sous la porte Saint-Denis, devenait-elle toute blanche, la poitrine arrachée, une brûlure dans l’estomac. Ellepinçait les lèvres, elle évitait de se fâcher, ne voulant pas donner ce plaisirà ses ennemis. Mais elle dut quereller Lantier, car mademoiselle Remanjoucrut distinguer le bruit d’un soufflet, une après-midi ; d’ailleurs, il y eutcertainement une brouille, Lantier cessa de lui parler pendant quinze jours,puis il revint le premier, et le train-train parut recommencer, comme si derien n’était. La blanchisseuse préférait en prendre son parti, reculant devantun crêpage de chignons, désireuse de ne pas gâter sa vie davantage. Ah ! ellen’avait plus vingt ans, elle n’aimait plus les hommes, au point de distribuerdes fessées pour leurs beaux yeux et de risquer le poste. Seulement, elleadditionnait ça avec le reste.

Coupeau blaguait. Ce mari commode, qui n’avait pas voulu voir lecocuage chez lui, rigolait à mort de la paire de cornes de Poisson. Dansson ménage, ça ne comptait pas ; mais, dans le ménage des autres, ça luisemblait farce, et il se donnait un mal du diable pour guetter ces accidents-là, quand les dames des voisins allaient regarder la feuille à l’envers. Queljean-jean, ce Poisson ! et ça portait une épée, ça se permettait de bousculer lemonde sur les trottoirs ! Puis, Coupeau poussait le toupet jusqu’à plaisanterGervaise. Ah bien ! son amoureux la lâchait joliment ! Elle n’avait pas dechance : une première fois, les forgerons ne lui avaient pas réussi, et, pourla seconde, c’étaient les chapeliers qui lui claquaient dans la main. Aussi,elle s’adressait aux corps d’état pas sérieux. Pourquoi ne prenait-elle pas unmaçon, un homme d’attache, habitué à gâcher solidement son plâtre ? Biensûr, il disait ces choses en manière de rigolade, mais Gervaise n’en devenaitpas moins toute verte, parce qu’il la fouillait de ses petits yeux gris, commes’il avait voulu lui entrer les paroles avec une vrille. Lorsqu’il abordait lechapitre des saletés, elle ne savait jamais s’il parlait pour rire ou pour de bon.Un homme qui se soûle d’un bout de l’année à l’autre n’a plus la tête à lui,

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et il y a des maris, très jaloux à vingt ans, que la boisson rend très coulantsà trente sur le chapitre de la fidélité conjugale.

Il fallait voir Coupeau crâner dans la rue de la Goutte-d’Or ! Il appelaitPoisson le cocu. Ça leur clouait le bec, aux bavardes ! Ce n’était plus lui, lecocu. Oh ! il savait ce qu’il savait. S’il avait eu l’air de ne pas entendre, dansle temps, c’était apparemment qu’il n’aimait pas les potins. Chacun connaîtson chez soi et se gratte où ça le démange. Ça ne le démangeait pas, lui ; ilne pouvait pas se gratter, pour faire plaisir au monde. Eh bien ! et le sergentde ville, est-ce qu’il entendait ? Pourtant ça y était, cette fois ; on avait vules amoureux, il ne s’agissait plus d’un cancan en l’air. Et il se fâchait, ilne comprenait pas comment un homme, un fonctionnaire du gouvernement,souffrait chez lui un pareil scandale. Le sergent de ville devait aimer laresucée des autres, voilà tout. Les soirs où Coupeau s’ennuyait, seul avecsa femme dans leur trou, sous les toits, ça ne l’empêchait pas de descendrechercher Lantier et de l’amener de force. Il trouvait la cambuse triste, depuisque le camarade n’était plus là. Il le raccommodait avec Gervaise, s’il lesvoyait en froid. Tonnerre de Dieu ! est-ce qu’on n’envoie pas le monde àla balançoire, est-ce qu’il est défendu de s’amuser comme on l’entend ? Ilricanait, des idées larges s’allumaient dans ses yeux vacillants de pochard,des besoins de tout partager avec le chapelier, pour embellir la vie. Et c’étaitsurtout ces soirs-là que Gervaise ne savait plus s’il parlait pour rire ou pourde bon.

Au milieu de ces histoires, Lantier faisait le gros dos. Il se montraitpaternel et digne. À trois reprises, il avait empêché des brouilles entreles Coupeau et les Poisson. Le bon accord des deux ménages entrait dansson contentement. Grâce aux regards tendres et fermes dont il surveillaitGervaise et Virginie, elles affectaient toujours l’une pour l’autre une grandeamitié. Lui, régnant sur la blonde et sur la brune, avec une tranquillitéde pacha, s’engraissait de sa roublardise. Ce mâtin-là digérait encore lesCoupeau qu’il mangeait déjà les Poisson. Oh ! ça ne le gênait guère ! uneboutique avalée, il entamait une seconde boutique. Enfin, il n’y a que leshommes de cette espèce qui aient de la chance.

Ce fut cette année-là, en juin, que Nana fit sa première communion. Elleallait sur ses treize ans, grande déjà comme une asperge montée, avec unair d’effronterie ; l’année précédente, on l’avait renvoyée du catéchisme, àcause de sa mauvaise conduite ; et, si le curé l’admettait cette fois, c’était depeur de ne pas la voir revenir et de lâcher sur le pavé une païenne de plus.Nana dansait de joie en pensant à la robe blanche. Les Lorilleux, commeparrain et marraine, avaient promis la robe, un cadeau dont ils parlaient danstoute la maison ; madame Lerat devait donner le voile et le bonnet, Virginiela bourse, Lantier le paroissien ; de façon que les Coupeau attendaient la

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cérémonie sans trop s’inquiéter. Même les Poisson, qui voulaient pendre lacrémaillère, choisirent justement cette occasion, sans doute sur le conseil duchapelier. Ils invitèrent les Coupeau et les Boche, dont la petite faisait aussisa première communion. Le soir, on mangerait chez eux un gigot et quelquechose autour.

Justement, la veille, au moment où Nana émerveillée regardait lescadeaux étalés sur la commode, Coupeau rentra dans un état abominable.L’air de Paris le reprenait. Et il attrapa sa femme et l’enfant, avec desraisons d’ivrogne, des mots dégoûtants qui n’étaient pas à dire dans lasituation. D’ailleurs, Nana elle-même devenait mal embouchée, au milieudes conversations sales qu’elle entendait continuellement. Les jours dedispute, elle traitait très bien sa mère de chameau et de vache.

Et du pain ! gueulait le zingueur. Je veux ma soupe, tas de rosses !… Envoilà des femelles avec leurs chiffons ! Je m’assois sur les affutiaux, voussavez, si je n’ai pas ma soupe !

– Quel lavement, quand il est paf ! murmura Gervaise impatientée.Et, se tournant vers lui :– Elle chauffe, tu nous embêtes.Nana faisait la modeste, parce qu’elle trouvait ça gentil, ce jour-là. Elle

continuait à regarder les cadeaux sur la commode, en affectant de baisserles yeux et de ne pas comprendre les vilains propos de son père. Mais lezingueur était joliment taquin, les soirs de ribote. Il lui parlait dans le cou.

– Je t’en ficherai, des robes blanches ! Hein ? c’est encore pour tefaire des nichons dans ton corsage avec des boules de papier, commel’autre dimanche ?… Oui, oui, attends un peu ! Je te vois bien tortiller tonderrière. Ça te chatouille, les belles frusques. Ça te monte le coco… Veux-tu décaniller de là, bougre de chenillon ! Retire tes patoches, colle-moi çadans un tiroir, ou je te débarbouille avec !

Nana, la tête basse, ne répondait toujours rien. Elle avait pris le petitbonnet de tulle, elle demandait à sa mère combien ça coûtait. Et, commeCoupeau allongeait la main pour arracher le bonnet, ce fut Gervaise qui lerepoussa en criant :

– Mais laisse-la donc, cette enfant ! elle est gentille, elle ne fait rien demal.

Alors le zingueur lâcha tout son paquet.– Ah ! les garces ! La mère et la fille, ça fait la paire. Et c’est du propre

d’aller manger le bon Dieu en guignant les hommes. Ose donc dire lecontraire, petite salope !… Je vas t’habiller avec un sac, nous verrons si çate grattera la peau. Oui, avec un sac, pour vous dégoûter, toi et tes curés.Est-ce que j’ai besoin qu’on te donne du vice ?… Nom de Dieu ! voulez-vous m’écouter, toutes les deux !

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Et, du coup, Nana furieuse se tourna, pendant que Gervaise devaitétendre les bras, afin de protéger les affaires que Coupeau parlait dedéchirer. L’enfant regarda son père fixement ; puis, oubliant la modestierecommandée par son confesseur :

– Cochon ! dit-elle, les dents serrées.Dès que le zingueur eut mangé sa soupe, il ronfla. Le lendemain,

il s’éveilla très bon enfant. Il avait un reste de la veille, tout juste dequoi être aimable. Il assista à la toilette de la petite, attendri par la robeblanche, trouvant qu’un rien du tout donnait à cette vermine un air devraie demoiselle. Enfin, comme il le disait, un père, en un pareil jour,était naturellement fier de sa fille. Et il fallait voir le chic de Nana,qui avait des sourires embarrassés de mariée, dans sa robe trop courte.Quand on descendit et qu’elle aperçut sur le seuil de la loge Pauline,également habillée, elle s’arrêta, l’enveloppa d’un regard clair, puis semontra très bonne, en la trouvant moins bien mise qu’elle, arrangée commeun paquet. Les deux familles partirent ensemble pour l’église. Nana etPauline marchaient les premières, le paroissien à la main, retenant leursvoiles que le vent gonflait ; et elles ne causaient pas, crevant de plaisir à voirles gens sortir des boutiques, faisant une moue dévote pour entendre diresur leur passage qu’elles étaient bien gentilles. Madame Boche et madameLorilleux s’attardaient, parce qu’elles se communiquaient leurs réflexionssur la Banban, une mange-tout, dont la fille n’aurait jamais communié si lesparents ne lui avaient tout donné, oui, tout, jusqu’à une chemise neuve, parrespect pour la sainte table. Madame Lorilleux s’occupait surtout de la robe,son cadeau à elle, foudroyant Nana et l’appelant « grande sale », chaque foisque l’enfant ramassait la poussière avec sa jupe, en s’approchant trop desmagasins.

À l’église, Coupeau pleura tout le temps. C’était bête, mais il ne pouvaitse retenir. Ça le saisissait, le curé faisant les grands bras, les petites fillespareilles à des anges défilant les mains jointes ; et la musique des orgues luibarbotait dans le ventre, et la bonne odeur de l’encens l’obligeait à renifler,comme si on lui avait poussé un bouquet dans la figure. Enfin, il voyait bleu,il était pincé au cœur. Il y eut particulièrement un cantique, quelque chosede suave, pendant que les gamines avalaient le bon Dieu, qui lui semblacouler dans son cou, avec un frisson tout le long de l’échine. Autour delui, d’ailleurs, les personnes sensibles trempaient aussi leur mouchoir. Vrai,c’était un beau jour, le plus beau jour de la vie. Seulement, au sortir del’église, quand il alla prendre un canon avec Lorilleux, qui était resté lesyeux secs et qui le blaguait, il se fâcha, il accusa les corbeaux de brûler chezeux des herbes du diable pour amollir les hommes. Puis, après tout, il ne s’en

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cachait pas, ses yeux avaient fondu, ça prouvait simplement qu’il n’avait pasun pavé dans la poitrine. Et il commanda une autre tournée.

Le soir, la crémaillère fut très gaie, chez les Poisson. L’amitié régna sansun accroc, d’un bout à l’autre du repas. Lorsque les mauvais jours arrivent,on tombe ainsi sur de bonnes soirées, des heures où l’on s’aime entre gensqui se détestent. Lantier, ayant à sa gauche Gervaise et Virginie à sa droite,se montra aimable pour toutes les deux, leur prodiguant des tendresses decoq qui veut la paix dans son poulailler. En face, Poisson gardait sa rêveriecalme et sévère de sergent de ville, son habitude de ne penser à rien, les yeuxvoilés, pendant ses longues factions sur les trottoirs. Mais les reines de lafête furent les deux petites, Nana et Pauline, auxquelles on avait permis dene pas se déshabiller ; elles se tenaient raides, de crainte de tacher leurs robesblanches, et on leur criait, à chaque bouchée, de lever le menton, pour avalerproprement. Nana, ennuyée, finit par baver tout son vin sur son corsage ;ce fut une affaire, on la déshabilla, on lava immédiatement le corsage dansun verre d’eau.

Puis, au dessert, on causa sérieusement de l’avenir des enfants. MadameBoche avait fait son choix, Pauline allait entrer dans un atelier de reperceusessur or et sur argent ; on gagnait là-dedans des cinq et six francs. Gervaisene savait pas encore, Nana ne montrait aucun goût. Oh ! elle galopinait, ellemontrait ce goût ; mais, pour le reste, elle avait des mains de beurre.

– Moi, à votre place, dit madame Lerat, j’en ferais une fleuriste. C’estun état propre et gentil.

– Les fleuristes, murmura Lorilleux, toutes des Marie-couche-toi-là.– Eh bien ! et moi ? reprit la grande veuve, les lèvres pincées. Vous êtes

galant. Vous savez, je ne suis pas une chienne, je ne me mets pas les pattesen l’air, quand on siffle !

Mais toute la société la fit taire.– Madame Lerat ! oh ! madame Lerat !Et on lui indiquait du coin de l’œil les deux premières communiantes

qui se fourraient le nez dans leurs verres pour ne pas rire. Par convenance,les hommes eux-mêmes avaient choisi jusque-là les mots distingués. Maismadame Lerat n’accepta pas la leçon. Ce qu’elle venait de dire, elle l’avaitentendu dans les meilleures sociétés. D’ailleurs, elle se flattait de savoir salangue ; on lui faisait souvent compliment de la façon dont elle parlait detout, même devant des enfants, sans jamais blesser la décence.

– Il y a des femmes très bien parmi les fleuristes, apprenez ça ! criait-elle. Elles sont faites comme les autres femmes, elles n’ont pas de la peaupartout, bien sûr. Seulement, elles se tiennent, elles choisissent avec goût,quand elles ont une faute à faire… Oui, ça leur vient des fleurs. Moi, c’estce qui m’a conservée…

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– Mon Dieu ! interrompit Gervaise, je n’ai pas de répugnance pour lesfleurs. Il faut que ça plaise à Nana, pas davantage ; on ne doit pas contrarierles enfants sur la vocation… Voyons, Nana, ne fais pas la bête, réponds. Çate plaît-il, les fleurs ?

La petite, penchée au-dessus de son assiette, ramassait des miettes degâteau avec son doigt mouillé, qu’elle suçait ensuite. Elle ne se dépêcha pas.Elle avait son rire vicieux.

– Mais oui, maman, ça me plaît, finit-elle par déclarer.Alors, l’affaire fut tout de suite arrangée. Coupeau voulut bien que

madame Lerat emmenât l’enfant à son atelier, rue du Caire, dès le lendemain.Et la société parla gravement des devoirs de la vie. Boche disait que Nana etPauline étaient des femmes, maintenant qu’elles avaient communié. Poissonajoutait qu’elles devaient désormais savoir faire la cuisine, raccommoder leschaussettes, conduire une maison. On leur parla même de leur mariage et desenfants qui leur pousseraient un jour. Les gamines écoutaient et rigolaient endessous, se frottaient l’une contre l’autre, le cœur gonflé d’être des femmes,rouges et embarrassées dans leurs robes blanches. Mais ce qui les chatouillale plus, ce fut lorsque Lantier les plaisanta, en leur demandant si ellesn’avaient pas déjà des petits maris. Et l’on fit avouer de force à Nana qu’elleaimait bien Victor Fauconnier, le fils de la patronne de sa mère.

– Ah bien ! dit madame Lorilleux devant les Boche, comme on partait,c’est notre filleule, mais du moment où ils en font une fleuriste, nousne voulons plus entendre parler d’elle. Encore une roulure pour lesboulevards… Elle leur chiera du poivre, avant six mois.

En remontant se coucher, les Coupeau convinrent que tout avait bienmarché et que les Poisson n’étaient pas de méchantes gens. Gervaise trouvaitmême la boutique proprement arrangée. Elle s’attendait à souffrir, en passantainsi la soirée dans son ancien logement, où d’autres se carraient à cetteheure ; et elle restait surprise de n’avoir pas ragé une seconde. Nana, qui sedéshabillait, demanda à sa mère si la robe de la demoiselle du second, qu’onavait mariée le mois dernier, était en mousseline comme la sienne.

Mais ce fut là le dernier beau jour du ménage. Deux années s’écoulèrent,pendant lesquelles ils s’enfoncèrent de plus en plus. Les hivers surtout lesnettoyaient. S’ils mangeaient du pain au beau temps, les fringales arrivaientavec la pluie et le froid, les danses devant le buffet, les dîners par cœur, dansla petite Sibérie de leur cambuse. Ce gredin de décembre entrait chez euxpar-dessous la porte, et il apportait tous les maux, le chômage des ateliers,les fainéantises engourdies des gelées, la misère noire des temps humides.Le premier hiver, ils firent encore du feu quelquefois, se pelotonnant autourdu poêle, aimant mieux avoir chaud que de manger ; le second hiver, le poêlene se dérouilla seulement pas, il glaçait la pièce de sa mine lugubre de borne

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de fonte. Et ce qui leur cassait les jambes, ce qui les exterminait, c’était par-dessus tout de payer leur terme. Oh ! le terme de janvier, quand il n’y avaitpas un radis à la maison et que le père Boche présentait la quittance ! Çasoufflait davantage de froid, une tempête du Nord. M. Marescot arrivait, lesamedi suivant, couvert d’un bon paletot, ses grandes pattes fourrées dansdes gants de laine ; et il avait toujours le mot d’expulsion à la bouche,pendant que la neige tombait dehors, comme si elle leur préparait un lit surle trottoir, avec des draps blancs. Pour payer le terme, ils auraient vendu deleur chair. C’était le terme qui vidait le buffet et le poêle. Dans la maisonentière, d’ailleurs, une lamentation montait. On pleurait à tous les étages,une musique de malheur ronflant le long de l’escalier et des corridors. Sichacun avait eu un mort chez lui, ça n’aurait pas produit un air d’orguesaussi abominable. Un vrai jour du jugement dernier, la fin des fins, la vieimpossible, l’écrasement du pauvre monde. La femme du troisième allaitfaire huit jours au coin de la rue Belhomme. Un ouvrier, le maçon ducinquième, avait volé chez son patron.

Sans doute, les Coupeau devaient s’en prendre à eux seuls. L’existence abeau être dure, on s’en tire toujours, lorsqu’on a de l’ordre et de l’économie,témoins les Lorilleux qui allongeaient leurs termes régulièrement, pliés dansdes morceaux de papier sales ; mais, ceux-là, vraiment, menaient une vied’araignées maigres, à dégoûter du travail. Nana ne gagnait encore rien, dansles fleurs ; elle dépensait même pas mal pour son entretien. Gervaise, chezmadame Fauconnier, finissait par être mal regardée. Elle perdait de plus enplus la main, elle bousillait l’ouvrage, au point que la patronne l’avait réduiteà quarante sous, le prix des gâcheuses. Avec ça, très fière, très susceptible,jetant à la tête de tout le monde son ancienne position de femme établie. Ellemanquait des journées, elle quittait l’atelier, par coup de tête : ainsi, une fois,elle s’était trouvée si vexée de voir madame Fauconnier prendre madamePutois chez elle, et de travailler ainsi coude à coude avec son ancienneouvrière, qu’elle n’avait pas reparu de quinze jours. Après ces foucades, onla reprenait par charité, ce qui l’aigrissait davantage. Naturellement, au boutde la semaine, la paye n’était pas grasse ; et, comme elle le disait amèrement,c’était elle qui finirait un samedi par en redevoir à la patronne. Quant àCoupeau, il travaillait peut-être, mais alors il faisait, pour sûr, cadeau de sontravail au gouvernement ; car Gervaise, depuis l’embauchage d’Étampes,n’avait pas revu la couleur de sa monnaie. Les jours de sainte-touche, ellene lui regardait plus les mains, quand il rentrait. Il arrivait les bras ballants,les goussets vides, souvent même sans mouchoir ; mon Dieu ! oui, il avaitperdu son tire-jus, ou bien quelque fripouille de camarade le lui avait fait.Les premières fois, il établissait des comptes, il inventait des craques, des dixfrancs pour une souscription, des vingt francs coulés de sa poche par un trou

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qu’il montrait, des cinquante francs dont il arrosait des dettes imaginaires.Puis, il ne s’était plus gêné. L’argent s’évaporait, voilà ! Il ne l’avait plus dansla poche, il l’avait dans le ventre, une autre façon pas drôle de le rapporterà sa bourgeoise. La blanchisseuse, sur les conseils de madame Boche, allaitbien parfois guetter son homme à la sortie de l’atelier, pour pincer le magottout frais pondu ; mais ça ne l’avançait guère, des camarades prévenaientCoupeau, l’argent filait dans les souliers ou dans un porte-monnaie moinspropre encore. Madame Boche était très maline sur ce chapitre, parce queBoche lui faisait passer au bleu des pièces de dix francs, des cachettesdestinées à payer des lapins aux dames aimables de sa connaissance ; ellevisitait les plus petits coins de ses vêtements, elle trouvait généralement lapièce qui manquait à l’appel dans la visière de la casquette, cousue entre lecuir et l’étoffe. Ah ! ce n’était pas le zingueur qui ouatait ses frusques avecde l’or ! Lui, se le mettait sous la chair. Gervaise ne pouvait pourtant pasprendre ses ciseaux et lui découdre la peau du ventre.

Oui, c’était la faute du ménage, s’il dégringolait de saison en saison.Mais ce sont de ces choses qu’on ne se dit jamais, surtout quand on estdans la crotte. Ils accusaient la malchance, ils prétendaient que Dieu leuren voulait. Un vrai bousin, leur chez eux, à cette heure. La journée entière,ils s’empoignaient. Pourtant, ils ne se tapaient pas encore, à peine quelquesclaques parties toutes seules dans le fort des disputes. Le plus triste étaitqu’ils avaient ouvert la cage à l’amitié, les sentiments s’étaient envoléscomme des serins. La bonne chaleur des pères, des mères et des enfants,lorsque ce petit monde se tient serré, en tas, se retirait d’eux, les laissaitgrelottants, chacun dans son coin. Tous les trois, Coupeau, Gervaise, Nana,restaient pareils à des crins, s’avalant pour un mot, avec de la haine pleinles yeux ; et il semblait que quelque chose avait cassé, le grand ressort dela famille, la mécanique qui, chez les gens heureux, fait battre les cœursensemble. Ah ! bien sûr, Gervaise n’était plus remuée comme autrefois,quand elle voyait Coupeau au bord des gouttières, à des douze et des quinzemètres du trottoir. Elle ne l’aurait pas poussé elle-même ; mais s’il étaittombé naturellement, ma foi ! ça aurait débarrassé la surface de la terred’un pas grand-chose. Les jours où le torchon brûlait, elle criait qu’on nele lui rapporterait donc jamais sur une civière. Elle attendait ça, ce seraitson bonheur qu’on lui rapporterait. À quoi servait-il, ce soûlard ? à la fairepleurer, à lui manger tout, à la pousser au mal. Eh bien ! des hommes si peuutiles, on les jetait le plus vite possible dans le trou, on dansait sur eux lapolka de la délivrance. Et lorsque la mère disait : Tue ! la fille répondait :Assomme ! Nana lisait les accidents, dans le journal, avec des réflexionsde fille dénaturée. Son père avait une telle chance, qu’un omnibus l’avaitrenversé, sans seulement le dessoûler. Quand donc crèvera-t-il, cette rosse ?

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Au milieu de cette existence enragée par la misère, Gervaise souffraitencore des faims qu’elle entendait râler autour d’elle. Ce coin de la maisonétait le coin des pouilleux, où trois ou quatre ménages semblaient s’êtredonné le mot pour ne pas avoir du pain tous les jours. Les portes avaientbeau s’ouvrir, elles ne lâchaient guère souvent des odeurs de cuisine. Le longdu corridor, il y avait un silence de crevaison, et les murs sonnaient creux,comme des ventres vides. Par moments, des danses s’élevaient, des larmesde femmes, des plaintes de mioches affamés, des familles qui se mangeaientpour tromper leur estomac. On était là dans une crampe au gosier générale,bâillant par toutes ces bouches tendues ; et les poitrines se creusaient, rienqu’à respirer cet air, où les moucherons eux-mêmes n’auraient pas pu vivre,faute de nourriture. Mais la grande pitié de Gervaise était surtout le pèreBru, dans son trou, sous le petit escalier. Il s’y retirait comme une marmotte,s’y mettait en boule, pour avoir moins froid ; il restait des journées sansbouger, sur un tas de paille. La faim ne le faisait même plus sortir, car c’étaitbien inutile d’aller gagner dehors de l’appétit, lorsque personne ne l’avaitinvité en ville. Quand il ne reparaissait pas de trois ou quatre jours, lesvoisins poussaient sa porte, regardaient s’il n’était pas fini. Non, il vivaitquand même, pas beaucoup, mais un peu, d’un œil seulement ; jusqu’àla mort qui l’oubliait ! Gervaise, dès qu’elle avait du pain, lui jetait descroûtes. Si elle devenait mauvaise et détestait les hommes, à cause de sonmari, elle plaignait toujours bien sincèrement les animaux ; et le père Bru,ce pauvre vieux, qu’on laissait crever, parce qu’il ne pouvait plus tenir unoutil, était comme un chien pour elle, une bête hors de service, dont leséquarrisseurs ne voulaient même pas acheter la peau ni la graisse. Elle engardait un poids sur le cœur, de le savoir continuellement là, de l’autre côtédu corridor, abandonné de Dieu et des hommes, se nourrissant uniquementde lui-même, retournant à la taille d’un enfant, ratatiné et desséché à lamanière des oranges qui se racornissent sur les cheminées.

La blanchisseuse souffrait également beaucoup du voisinage de Bazouge,le croque-mort. Une simple cloison, très mince, séparait les deux chambres.Il ne pouvait pas se mettre un doigt dans la bouche sans qu’elle l’entendît.Dès qu’il rentrait, le soir, elle suivait malgré elle son petit ménage, le chapeaude cuir noir sonnant sourdement sur la commode comme une pelletéede terre, le manteau noir accroché et frôlant le mur avec le bruit d’ailesd’un oiseau de nuit, toute la défroque noire jetée au milieu de la pièce etl’emplissant d’un déballage de deuil. Elle l’écoutait piétiner, s’inquiétait aumoindre de ses mouvements, sursautait s’il se tapait dans un meuble ou s’ilbousculait sa vaisselle. Ce sacré soûlard était sa préoccupation, une peursourde mêlée à une envie de savoir. Lui, rigolo, le sac plein tous les jours,la tête sens devant dimanche, toussait, crachait, chantait la mère Godichon,

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lâchait des choses pas propres, se battait avec les quatre murailles avant detrouver son lit. Et elle restait toute pâle, à se demander quel négoce il menaitlà ; elle avait des imaginations atroces, elle se fourrait dans la tête qu’ildevait avoir apporté un mort et qu’il le remisait sous son lit. Mon Dieu ! lesjournaux racontaient bien une anecdote, un employé des pompes funèbresqui collectionnait chez lui les cercueils des petits enfants, histoire de s’éviterde la peine et de faire une seule course au cimetière. Pour sûr, quand Bazougearrivait, ça sentait le mort à travers la cloison. On se serait cru logé devantle Père-Lachaise, en plein royaume des taupes. Il était effrayant, cet animal,à rire continuellement tout seul, comme si sa profession l’égayait. Même,quand il avait fini son sabbat et qu’il tombait sur le dos, il ronflait d’unefaçon extraordinaire, qui coupait la respiration à la blanchisseuse. Pendantdes heures, elle tendait l’oreille, elle croyait que des enterrements défilaientchez le voisin.

Oui, le pis était que, dans ses terreurs, Gervaise se trouvait attirée jusqu’àcoller son oreille contre le mur, pour mieux se rendre compte. Bazougelui faisait l’effet que les beaux hommes font aux femmes honnêtes : ellesvoudraient les tâter, mais elles n’osent pas ; la bonne éducation les retient.Eh bien ! si la peur ne l’avait pas retenue, Gervaise aurait voulu tâter lamort, voir comment c’était bâti. Elle devenait si drôle par moments, l’haleinesuspendue, attentive, attendant le mot du secret dans un mouvement deBazouge, que Coupeau lui demandait en ricanant si elle avait un béguinpour le croque-mort d’à côté. Elle se fâchait, parlait de déménager, tant cevoisinage la répugnait ; et, malgré elle, dès que le vieux arrivait avec sonodeur de cimetière, elle retombait à ses réflexions, et prenait l’air allumé etcraintif d’une épouse qui rêve de donner des coups de canif dans le contrat.Ne lui avait-il pas offert deux fois de l’emballer, de l’emmener avec luiquelque part, sur un dodo où la jouissance du sommeil est si forte, qu’onoublie du coup toutes les misères ? Peut-être était-ce en effet bien bon. Peuà peu, une tentation plus cuisante lui venait d’y goûter. Elle aurait vouluessayer pour quinze jours, un mois. Oh ! dormir un mois, surtout en hiver, lemois du terme, quand les embêtements de la vie la crevaient ! Mais ce n’étaitpas possible, il fallait continuer de dormir toujours, si l’on commençait àdormir une heure ; et cette pensée la glaçait, son béguin de la mort s’en allait,devant l’éternelle et sévère amitié que demandait la terre.

Cependant, un soir de janvier, elle cogna des deux poings contre lacloison. Elle avait passé une semaine affreuse, bousculée par tout le monde,sans le sou, à bout de courage. Ce soir-là, elle n’était pas bien, elle grelottaitla fièvre et voyait danser des flammes. Alors, au lieu de se jeter par la fenêtre,comme elle en avait eu l’envie un moment, elle se mit à taper et à appeler :

– Père Bazouge ! père Bazouge !

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Le croque-mort ôtait ses souliers en chantant : Il était trois belles filles.L’ouvrage avait dû marcher dans la journée, car il paraissait plus ému encoreque d’habitude.

– Père Bazouge ! père Bazouge ! cria Gervaise en haussant la voix.Il ne l’entendait donc pas ? Elle se donnait tout de suite, il pouvait bien

la prendre à son cou et l’emporter où il emportait ses autres femmes, lespauvres et les riches qu’il consolait. Elle souffrait de sa chanson : Il étaittrois belles filles, parce qu’elle y voyait le dédain d’un homme qui a tropd’amoureuses.

– Quoi donc ? quoi donc ? bégaya Bazouge, qui est-ce qui se trouve mal ?… On y va, la petite mère !

Mais, à cette voix enrouée, Gervaise s’éveilla comme d’un cauchemar.Qu’avait-elle fait ? elle avait tapé à la cloison, bien sûr. Alors ce fut un vraicoup de bâton sur ses reins, le trac lui serra les fesses, elle recula en croyantvoir les grosses mains du croque-mort passer au travers du mur pour la saisirpar la tignasse. Non, non, elle ne voulait pas, elle n’était pas prête. Si elleavait frappé, ce devait être avec le coude, en se retournant, sans en avoirl’idée. Et une horreur lui montait des genoux aux épaules, à la pensée de sevoir trimbaler entre les bras du vieux, toute raide, la figure blanche commeune assiette.

– Eh bien ! il n’y a plus personne ? reprit Bazouge dans le silence.Attendez, on est complaisant pour les dames.

– Rien, ce n’est rien, dit enfin la blanchisseuse d’une voix étranglée. Jen’ai besoin de rien. Merci.

Pendant que le croque-mort s’endormait en grognant, elle demeuraanxieuse, l’écoutant, n’osant remuer, de peur qu’il ne s’imaginât l’entendrefrapper de nouveau. Elle se jurait bien de faire attention maintenant. Ellepouvait râler, elle ne demanderait pas du secours au voisin. Et elle disait celapour se rassurer, car à certaines heures, malgré son taf, elle gardait toujoursson béguin épouvanté.

Dans son coin de misère, au milieu de ses soucis et de ceux des autres,Gervaise trouvait pourtant un bel exemple de courage chez les Bijard. Lapetite Lalie, cette gamine de huit ans, grosse comme deux sous de beurre,soignait le ménage avec une propreté de grande personne ; et la besogneétait rude, elle avait la charge de deux mioches, son frère Jules et sa sœurHenriette, des mômes de trois ans et de cinq ans, sur lesquels elle devaitveiller toute la journée, même en balayant et en lavant la vaisselle. Depuisque le père Bijard avait tué sa bourgeoise d’un coup de pied dans le ventre,Lalie s’était faite la petite mère de tout ce monde. Sans rien dire, d’elle-même, elle tenait la place de la morte, cela au point que sa bête brute depère, pour compléter sans doute la ressemblance, assommait aujourd’hui la

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fille comme il avait assommé la maman autrefois. Quand il revenait soûl,il lui fallait des femmes à massacrer. Il ne s’apercevait seulement pas queLalie était toute petite ; il n’aurait pas tapé plus fort sur une vieille peau.D’une claque, il lui couvrait la figure entière, et la chair avait encore tantde délicatesse, que les cinq doigts restaient marqués pendant deux jours.C’étaient des tripotées indignes, des trépignées pour un oui, pour un non, unloup enragé tombant sur un pauvre petit chat, craintif et câlin, maigre à fairepleurer, et qui recevait ça avec ses beaux yeux résignés, sans se plaindre.Non, jamais Lalie ne se révoltait. Elle pliait un peu le cou, pour protégerson visage ; elle se retenait de crier, afin de ne pas révolutionner la maison.Puis, quand le père était las de l’envoyer promener à coups de soulier auxquatre coins de la pièce, elle attendait d’avoir la force de se ramasser ; et ellese remettait au travail, débarbouillait ses enfants, faisait la soupe, ne laissaitpas un grain de poussière sur les meubles. Ça rentrait dans sa tâche de tousles jours d’être battue.

Gervaise s’était prise d’une grande amitié pour sa voisine. Elle la traitaiten égale, en femme d’âge, qui connaît l’existence. Il faut dire que Lalieavait une mine pâle et sérieuse, avec une expression de vieille fille. On luiaurait donné trente ans, quand on l’entendait causer. Elle savait très bienacheter, raccommoder, tenir son chez elle, et elle parlait des enfants commesi elle avait eu déjà deux ou trois couches dans sa vie. À huit ans, celafaisait sourire les gens de l’entendre ; puis, on avait la gorge serrée, on s’enallait pour ne pas pleurer. Gervaise l’attirait le plus possible, lui donnaittout ce qu’elle pouvait, du manger, des vieilles robes. Un jour, comme ellelui essayait un ancien caraco à Nana, elle était restée suffoquée, en luivoyant l’échine bleue, le coude écorché et saignant encore, toute sa chaird’innocente martyrisée et collée aux os. Eh bien ! le père Bazouge pouvaitapprêter sa boîte, elle n’irait pas loin de ce train-là ! Mais la petite avait priéla blanchisseuse de ne rien dire. Elle ne voulait pas qu’on embêtât son pèreà cause d’elle. Elle le défendait, assurait qu’il n’aurait pas été méchant, s’iln’avait pas bu. Il était fou, il ne savait plus. Oh ! elle lui pardonnait, parcequ’on doit tout pardonner aux fous.

Depuis lors, Gervaise veillait, tâchait d’intervenir, dès qu’elle entendaitle père Bijard monter l’escalier. Mais, la plupart du temps, elle attrapaitsimplement quelque torgnole pour sa part. Dans la journée, quand elleentrait, elle trouvait souvent Lalie attachée au pied du lit de fer ; une idéedu serrurier, qui, avant de sortir, lui ficelait les jambes et le ventre avec dela grosse corde, sans qu’on pût savoir pourquoi ; une toquade de cerveaudérangé par la boisson, histoire sans doute de tyranniser la petite, mêmelorsqu’il n’était plus là. Lalie, raide comme un pieu, avec des fourmis dansles jambes, restait au poteau pendant des journées entières ; même elle y resta

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une nuit, Bijard ayant oublié de rentrer. Quand Gervaise, indignée, parlait dela détacher, elle la suppliait de ne pas déranger une corde, parce que son pèredevenait furieux, s’il ne retrouvait pas les nœuds faits de la même façon.Vrai, elle n’était pas mal, ça la reposait ; et elle disait cela en souriant, sescourtes jambes de chérubin enflées et mortes. Ce qui la chagrinait, c’était queça n’avançait guère l’ouvrage, d’être collée à ce lit, en face de la débandadedu ménage. Son père aurait bien dû inventer autre chose. Elle surveillaittout de même ses enfants, se faisait obéir, appelait près d’elle Henriette etJules pour les moucher. Comme elle avait les mains libres, elle tricotait enattendant d’être délivrée, afin de ne pas perdre complètement son temps.Et elle souffrait surtout, lorsque Bijard la déficelait ; elle se traînait un bonquart d’heure par terre, ne pouvant se tenir debout, à cause du sang qui necirculait plus.

Le serrurier avait aussi imaginé un autre petit jeu. Il mettait des sousà rougir dans la poêle, puis les posait sur un coin de la cheminée. Et ilappelait Lalie, il lui disait d’aller chercher deux livres de pain. La petite,sans défiance, empoignait les sous, poussait un cri, les jetait en secouantsa menotte brûlée. Alors, il entrait en rage. Qui est-ce qui lui avait fichuune voirie pareille ! Elle perdait l’argent, maintenant ! Et il menaçait de luienlever le troufignon, si elle ne ramassait pas l’argent tout de suite. Quandla petite hésitait, elle recevait un premier avertissement, une beigne d’unetelle force qu’elle en voyait trente-six chandelles. Muette, avec deux grosseslarmes au bord des yeux, elle ramassait les sous et s’en allait, en les faisantsauter dans le creux de sa main, pour les refroidir.

Non, jamais on ne se douterait des idées de férocité qui peuvent pousserau fond d’une cervelle de pochard. Une après-midi, par exemple, Lalie, aprèsavoir tout rangé, jouait avec ses enfants. La fenêtre était ouverte, il y avaitun courant d’air, et le vent engouffré dans le corridor poussait la porte parlégères secousses.

– C’est monsieur Hardi, disait la petite. Entrez donc, monsieur Hardi.Donnez-vous donc la peine d’entrer.

Et elle faisait des révérences devant la porte, elle saluait le vent. Henrietteet Jules, derrière elle, saluaient aussi, ravis de ce jeu-là, se tordant de rirecomme si on les avait chatouillés. Elle était toute rose de les voir s’amuserde si bon cœur, elle y prenait même du plaisir pour son compte, ce qui luiarrivait le trente-six de chaque mois.

– Bonjour, monsieur Hardi. Comment vous portez-vous, monsieurHardi ?

Mais une main brutale poussa la porte, le père Bijard entra. Alors, la scènechangea, Henriette et Jules tombèrent sur leur derrière, contre le mur ; tandisque Lalie, terrifiée, restait au beau milieu d’une révérence. Le serrurier tenait

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un grand fouet de charretier tout neuf, à long manche de bois blanc, à lanièrede cuir terminée par un bout de ficelle mince. Il posa ce fouet dans le coindu lit, il n’allongea pas son coup de soulier habituel à la petite, qui se garaitdéjà en présentant les reins. Un ricanement montrait ses dents noires, et ilétait très gai, très soûl, la trogne allumée d’une idée de rigolade.

– Hein ? dit-il, tu fais la traînée, bougre de trognon ! Je t’ai entenduedanser d’en bas… Allons, avance ! Plus près, nom de Dieu ! et en face ;je n’ai pas besoin de renifler ton moutardier. Est-ce que je te touche, pourtrembler comme un quiqui ?… Ôte-moi mes souliers.

Lalie, épouvantée de ne pas recevoir sa tatouille, redevenue toute pâle,lui ôta ses souliers. Il s’était assis au bord du lit, il se coucha habillé, restales yeux ouverts, à suivre les mouvements de la petite dans la pièce. Elletournait, abêtie sous ce regard, les membres travaillés peu à peu d’une tellepeur, qu’elle finit par casser une tasse. Alors, sans se déranger, il prit le fouet,il le lui montra.

– Dis donc, le petit veau, regarde ça ; c’est un cadeau pour toi. Oui, c’estencore cinquante sous que tu me coûtes… Avec ce joujou-là, je ne serai plusobligé de courir, et tu auras beau te fourrer dans les coins. Veux-tu essayer ?… Ah ! tu casses les tasses !… Allons, houp ! danse donc, fais donc desrévérences à monsieur Hardi !

Il ne se souleva seulement pas, vautré sur le dos, la tête enfoncée dansl’oreiller, faisant claquer le grand fouet par la chambre, avec un vacarmede postillon qui lance ses chevaux. Puis, abattant le bras, il cingla Lalie aumilieu du corps, l’enroula, la déroula comme une toupie. Elle tomba, voulutse sauver à quatre pattes ; mais il la cingla de nouveau et la remit debout.

– Hop ! hop ! gueulait-il, c’est la course des bourriques !… Hein ? trèschouette, le matin, en hiver ; je fais dodo, je ne m’enrhume pas, j’attrapeles veaux de loin, sans écorcher mes engelures. Dans ce coin-là, touchée,margot ! Et dans cet autre coin, touchée aussi ! Et dans cet autre, touchéeencore ! Ah ! si tu te fourres sous le lit, je cogne avec le manche… Hop !hop ! à dada ! à dada !

Une légère écume lui venait aux lèvres, ses yeux jaunes sortaient de leurstrous noirs. Lalie, affolée, hurlante, sautait aux quatre angles de la pièce,se pelotonnait par terre, se collait contre les murs ; mais la mèche mincedu grand fouet l’atteignait partout, claquant à ses oreilles avec des bruits depétard, lui pinçant la chair de longues brûlures. Une vraie danse de bête àqui on apprend des tours. Ce pauvre petit chat valsait, fallait voir ! les talonsen l’air comme les gamines qui jouent à la corde et qui crient : Vinaigre !Elle ne pouvait plus souffler, rebondissant d’elle-même ainsi qu’une balleélastique, se laissant taper, aveuglée, lasse d’avoir cherché un trou. Et sonloup de père triomphait, l’appelait vadrouille, lui demandait si elle en avait

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assez et si elle comprenait suffisamment qu’elle devait lâcher l’espoir de luiéchapper, à cette heure.

Mais Gervaise, tout d’un coup, entra, attirée par les hurlements de lapetite. Devant un pareil tableau, elle fut prise d’une indignation furieuse.

– Ah ! la saleté d’homme ! cria-t-elle. Voulez-vous bien la laisser,brigand ! Je vais vous dénoncer à la police, moi !

Bijard eut un grognement d’animal qu’on dérange. Il bégaya :– Dites donc, vous, la Tortillard ! mêlez-vous un peu de vos affaires. Il

faut peut-être que je mette des gants pour la trifouiller… C’est à la seule finde l’avertir, vous voyez bien, histoire simplement de lui montrer que j’ai lebras long.

Et il lança un dernier coup de fouet qui atteignit Lalie au visage. La lèvresupérieure fut fendue, le sang coula. Gervaise avait pris une chaise, voulaittomber sur le serrurier. Mais la petite tendait vers elle des mains suppliantes,disait que ce n’était rien, que c’était fini. Elle épongeait le sang avec lecoin de son tablier, et faisait taire ses enfants qui pleuraient à gros sanglots,comme s’ils avaient reçu la dégelée de coups de fouet.

Lorsque Gervaise songeait à Lalie, elle n’osait plus se plaindre. Elle auraitvoulu avoir le courage de cette bambine de huit ans, qui en endurait à elleseule autant que toutes les femmes de l’escalier réunies. Elle l’avait vue aupain sec pendant trois mois, ne mangeant pas même des croûtes à sa faim,si maigre et si affaiblie, qu’elle se tenait aux murs pour marcher ; et, quandelle lui portait des restants de viande en cachette, elle sentait son cœur sefendre, en la regardant avaler avec de grosses larmes silencieuses, par petitsmorceaux, parce que son gosier rétréci ne laissait plus passer la nourriture.Toujours tendre et dévouée malgré ça, d’une raison au-dessus de son âge,remplissant ses devoirs de petite mère, jusqu’à mourir de sa maternité,éveillée trop tôt dans son innocence frêle de gamine. Aussi Gervaise prenait-elle exemple sur cette chère créature de souffrance et de pardon, essayantd’apprendre d’elle à taire son martyre. Lalie gardait seulement son regardmuet, ses grands yeux noirs résignés, au fond desquels on ne devinait qu’unenuit d’agonie et de misère. Jamais une parole, rien que ses grands yeux noirs,ouverts largement.

C’est que, dans le ménage des Coupeau, le vitriol de l’Assommoircommençait à faire aussi son ravage. La blanchisseuse voyait arriver l’heureoù son homme prendrait un fouet comme Bijard, pour mener la danse. Etle malheur qui la menaçait, la rendait naturellement plus sensible encore aumalheur de la petite. Oui, Coupeau filait un mauvais coton. L’heure étaitpassée où le cric lui donnait des couleurs. Il ne pouvait plus se taper surle torse, et crâner, en disant que le sacré chien l’engraissait ; car sa vilainegraisse jaune des premières années avait fondu, et il tournait au sécot, il

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se plombait, avec des tons verts de macchabée pourrissant dans une mare.L’appétit, lui aussi, était rasé. Peu à peu, il n’avait plus eu de goût pour lepain, il en était même arrivé à cracher sur le fricot. On aurait pu lui servir laratatouille la mieux accommodée, son estomac se barrait, ses dents mollesrefusaient de mâcher. Pour se soutenir, il lui fallait sa chopine d’eau-de-viepar jour ; c’était sa ration, son manger et son boire, la seule nourriture qu’ildigérât. Le matin, dès qu’il sautait du lit, il restait un gros quart d’heureplié en deux, toussant et claquant des os, se tenant la tête et lâchant de lapituite, quelque chose d’amer comme chicotin qui lui ramonait la gorge. Çane manquait jamais, on pouvait apprêter Thomas à l’avance. Il ne retombaitd’aplomb sur ses pattes qu’après son premier verre de consolation, un vrairemède dont le feu lui cautérisait les boyaux. Mais, dans la journée, les forcesreprenaient. D’abord, il avait senti des chatouilles, des picotements sur lapeau, aux pieds et aux mains ; et il rigolait, il racontait qu’on lui faisaitdes minettes, que sa bourgeoise devait mettre du poil à gratter entre lesdraps. Puis, ses jambes étaient devenues lourdes, les chatouilles avaient finipar se changer en crampes abominables qui lui pinçaient la viande commedans un étau. Ça, par exemple, lui semblait moins drôle. Il ne riait plus,s’arrêtait court sur le trottoir, étourdi, les oreilles bourdonnantes, les yeuxaveuglés d’étincelles. Tout lui paraissait jaune, les maisons dansaient, ilfestonnait trois secondes, avec la peur de s’étaler. D’autres fois, l’échineau grand soleil, il avait un frisson, comme une eau glacée qui lui auraitcoulé des épaules au derrière. Ce qui l’enquiquinait le plus, c’était un petittremblement de ses deux mains ; la main droite surtout devait avoir commisun mauvais coup, tant elle avait des cauchemars. Nom de Dieu ! il n’étaitdonc plus un homme, il tournait à la vieille femme ! Il tendait furieusementses muscles, il empoignait son verre, pariait de le tenir immobile, commeau bout d’une main de marbre ; mais, le verre, malgré son effort, dansait lechahut, sautait à droite, sautait à gauche, avec un petit tremblement presséet régulier. Alors, il se le vidait dans le coco, furieux, gueulant qu’il lui enfaudrait des douzaines et qu’ensuite il se chargeait de porter un tonneausans remuer un doigt. Gervaise lui disait au contraire de ne plus boire,s’il voulait cesser de trembler. Et il se fichait d’elle, il buvait des litres àrecommencer l’expérience, s’enrageant, accusant les omnibus qui passaientde lui bousculer son liquide.

Au mois de mars, Coupeau rentra un soir trempé jusqu’aux os ; il revenaitavec Mes-Bottes de Montrouge, où ils s’étaient flanqué une ventrée de soupeà l’anguille ; et il avait reçu une averse, de la barrière des Fourneaux à labarrière Poissonnière, un fier ruban de queue. Dans la nuit, il fut pris d’unesacrée toux ; il était très rouge, galopé par une fièvre de cheval, battant desflancs comme un soufflet crevé. Quand le médecin des Boche l’eut vu le

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matin, et qu’il lui eut écouté dans le dos, il branla la tête, il prit Gervaiseà part pour lui conseiller de faire porter tout de suite son mari à l’hôpital.Coupeau avait une fluxion de poitrine.

Et Gervaise ne se fâcha pas, bien sûr. Autrefois, elle se serait plutôtfait hacher que de confier son homme aux carabins. Lors de l’accident,rue de la Nation, elle avait mangé leur magot, pour le dorloter. Mais cesbeaux sentiments-là n’ont qu’un temps, lorsque les hommes tombent dansla crapule. Non, non, elle n’entendait plus se donner un pareil tintouin. Onpouvait le lui prendre et ne jamais le rapporter, elle dirait un grand merci.Pourtant, quand le brancard arriva et qu’on chargea Coupeau comme unmeuble, elle devint toute pâle, les lèvres pincées ; et si elle rognonnait ettrouvait toujours que c’était bien fait, son cœur n’y était plus, elle auraitvoulu avoir seulement dix francs dans sa commode, pour ne pas le laisserpartir. Elle l’accompagna à Lariboisière, regarda les infirmiers le coucher, aubout d’une grande salle où les malades à la file, avec des mines de trépassés,se soulevaient et suivaient des yeux le camarade qu’on amenait ; une joliecrevaison là-dedans, une odeur de fièvre à suffoquer et une musique depoitrinaire à vous faire cracher vos poumons ; sans compter que la salle avaitl’air d’un petit Père-Lachaise, bordée de lits tout blancs, une vraie allée detombeaux. Puis, comme il restait aplati sur son oreiller, elle fila, ne trouvantpas un mot, n’ayant malheureusement rien dans la poche pour le soulager.Dehors, en face de l’hôpital, elle se retourna, elle jeta un coup d’œil sur lemonument. Et elle pensait aux jours d’autrefois, lorsque Coupeau, perchéau bord des gouttières, posait là-haut ses plaques de zinc, en chantant dansle soleil. Il ne buvait pas alors, il avait une peau de fille. Elle, de sa fenêtrede l’hôtel Boncœur, le cherchait, l’apercevait au beau milieu du ciel ; et tousles deux agitaient des mouchoirs, s’envoyaient des risettes par le télégraphe.Oui, Coupeau avait travaillé là-haut, en ne se doutant guère qu’il travaillaitpour lui. Maintenant, il n’était plus sur les toits, pareil à un moineau rigoleuret putassier ; il était dessous, il avait bâti sa niche à l’hôpital, et il y venaitcrever, la couenne râpeuse. Mon Dieu, que le temps des amours semblaitloin, aujourd’hui !

Le surlendemain, lorsque Gervaise se présenta pour avoir des nouvelles,elle trouva le lit vide. Une sœur lui expliqua qu’on avait dû transporter sonmari à l’asile Sainte-Anne, parce que, la veille, il avait tout d’un coup battula campagne. Oh ! un déménagement complet, des idées de se casser latête contre le mur, des hurlements qui empêchaient les autres malades dedormir. Ça venait de la boisson, paraissait-il. La boisson, qui couvait dansson corps, avait profité, pour lui attaquer et lui tordre les nerfs, de l’instantoù la fluxion de poitrine le tenait sans forces sur le dos. La blanchisseuserentra bouleversée. Son homme était fou à cette heure ! La vie allait devenir

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drôle, si on le lâchait. Nana criait qu’il fallait le laisser à l’hôpital, parce qu’ilfinirait par les massacrer toutes les deux.

Le dimanche seulement, Gervaise put se rendre à Sainte-Anne. C’étaitun vrai voyage. Heureusement, l’omnibus du boulevard Rochechouart à laGlacière passait près de l’asile. Elle descendit rue de la Santé, elle achetadeux oranges pour ne pas entrer les mains vides. Encore un monument, avecdes cours grises, des corridors interminables, une odeur de vieux remèdesrances, qui n’inspirait pas précisément la gaieté. Mais, quand on l’eut faitentrer dans une cellule, elle fut toute surprise de voir Coupeau presquegaillard. Il était justement sur le trône, une caisse de bois très propre, quine répandait pas la moindre odeur ; et ils rirent de ce qu’elle le trouvait enfonction, son trou de balle au grand air. N’est-ce pas ? on sait bien ce quec’est qu’un malade. Il se carrait là-dessus comme un pape, avec son bagoud’autrefois. Oh ! il allait mieux, puisque ça reprenait son cours.

– Et la fluxion ? demanda la blanchisseuse.– Emballée ! répondit-il. Ils m’ont retiré ça avec la main. Je tousse encore

un peu, mais c’est la fin du ramonage.Puis, au moment de quitter le trône pour se refourrer dans son lit, il rigola

de nouveau.– T’as le nez solide, t’as pas peur de prendre une prise, toi !Et ils s’égayèrent davantage. Au fond, ils avaient de la joie. C’était par

manière de se témoigner leur contentement sans faire de phrases, qu’ilsplaisantaient ainsi ensemble sur la plus fine. Il faut avoir eu des maladespour connaître le plaisir qu’on éprouve à les revoir bien travailler de tousles côtés.

Quand il fut dans son lit, elle lui donna les deux oranges, ce qui lui causaun attendrissement. Il redevenait gentil, depuis qu’il buvait de la tisane etqu’il ne pouvait plus laisser son cœur sur les comptoirs des mastroquets.Elle finit par oser lui parler de son coup de marteau, surprise de l’entendreraisonner comme au bon temps.

– Ah ! oui, dit-il en se blaguant lui-même, j’ai joliment rabâché !…Imagine-toi, je voyais des rats, je courais à quatre pattes pour leur mettreun grain de sel sous la queue. Et toi, tu m’appelais, des hommes voulaientt’y faire passer. Enfin, toutes sortes de bêtises, des revenants en plein jour…Oh ! je me souviens très bien, la caboche est encore solide… À présent, c’estfini, je rêvasse en m’endormant, j’ai des cauchemars, mais tout le monde ades cauchemars.

Gervaise resta près de lui jusqu’au soir. Quand l’interne vint, à la visitede six heures, il lui fit étendre les mains ; elles ne tremblaient presqueplus, à peine un frisson qui agitait le bout des doigts. Cependant, comme lanuit tombait, Coupeau fut peu à peu pris d’une inquiétude. Il se leva deux

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fois sur son séant, regardant par terre, dans les coins d’ombre de la pièce.Brusquement, il allongea le bras et parut écraser une bête contre le mur.

– Qu’est-ce donc ? demanda Gervaise, effrayée.– Les rats, les rats, murmura-t-il.Puis, après un silence, glissant au sommeil, il se débattit, en lâchant des

mots entrecoupés.– Nom de Dieu ! ils me trouent la pelure !… Oh ! les sales bêtes !…

Tiens bon ! serre tes jupes ! méfie-toi du salopiaud, derrière toi !… Sacrétonnerre, la voilà culbutée, et ces mufes qui rigolent !… Tas de mufes ! tasde fripouilles ! tas de brigands !

Il lançait des claques dans le vide, tirait sa couverture, la roulait en taponcontre sa poitrine, comme pour la protéger contre les violences des hommesbarbus qu’il voyait. Alors, un gardien étant accouru, Gervaise se retira, touteglacée par cette scène. Mais, lorsqu’elle revint, quelques jours plus tard,elle trouva Coupeau complètement guéri. Les cauchemars eux-mêmes s’enétaient allés ; il avait un sommeil d’enfant, il dormait ses dix heures sansbouger un membre. Aussi permit-on à sa femme de l’emmener. Seulement,l’interne lui dit à la sortie les bonnes paroles d’usage, en lui conseillant de lesméditer. S’il recommençait à boire, il retomberait et finirait par y laisser sapeau. Oui, ça dépendait uniquement de lui. Il avait vu comme on redevenaitgaillard et gentil, quand on ne se soûlait pas. Eh bien ! il devait continuer àla maison sa vie sage de Sainte-Anne, s’imaginer qu’il était sous clef et queles marchands de vin n’existaient plus.

– Il a raison, ce monsieur, dit Gervaise dans l’omnibus qui les ramenaitrue de la Goutte-d’Or.

– Sans doute qu’il a raison, répondit Coupeau.Puis, après avoir songé une minute, il reprit :– Oh ! tu sais, un petit verre par-ci par-là, ça ne peut pourtant pas tuer

un homme, ça fait digérer.Et, le soir même, il but un petit verre de cric, pour la digestion. Pendant

huit jours, il se montra cependant assez raisonnable. Il était très traqueur aufond, il ne se souciait pas de finir à Bicêtre. Mais sa passion l’emportait, lepremier petit verre le conduisait malgré lui à un deuxième, à un troisième, àun quatrième ; et, dès la fin de la quinzaine, il avait repris sa ration ordinaire,sa chopine de tord-boyaux par jour. Gervaise, exaspérée, aurait cogné. Direqu’elle était assez bête pour avoir rêvé de nouveau une vie honnête, quandelle l’avait vu dans tout son bon sens à l’asile ! Encore une heure de joieenvolée, la dernière bien sûr ! Oh ! maintenant, puisque rien ne pouvaitle corriger, pas même la peur de sa crevaison prochaine, elle jurait de neplus se gêner ; le ménage irait à la six-quatre-deux, elle s’en battait l’œil ;et elle parlait de prendre, elle aussi, du plaisir où elle en trouverait. Alors,

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l’enfer recommença, une vie enfoncée davantage dans la crotte, sans coind’espoir ouvert sur une meilleure saison. Nana, quand son père l’avait giflée,demandait furieusement pourquoi cette rosse n’était pas restée à l’hôpital.Elle attendait de gagner de l’argent, disait-elle, pour lui payer de l’eau-de-vie et le faire crever plus vite. Gervaise, de son côté, un jour que Coupeauregrettait leur mariage, s’emporta. Ah ! elle lui avait apporté la resucée desautres, ah ! elle s’était fait ramasser sur le trottoir, en l’enjôlant par ses minesde rosière ! Nom d’un chien ! il ne manquait pas d’aplomb ! Autant deparoles, autant de menteries. Elle ne voulait pas de lui, voilà la vérité. Il setraînait à ses pieds pour la décider, pendant qu’elle lui conseillait de bienréfléchir. Et si c’était à refaire, comme elle dirait non ! elle se laisserait plutôtcouper un bras. Oui, elle avait vu la lune, avant lui ; mais une femme qui avu la lune et qui est travailleuse, vaut mieux qu’un feignant d’homme quisalit son honneur et celui de sa famille dans tous les mannezingues. Ce jour-là, pour la première fois, chez les Coupeau, on se flanqua une volée en règle,on se tapa même si dur, qu’un vieux parapluie et le balai furent cassés.

Et Gervaise tint parole. Elle s’avachit encore ; elle manquait l’atelier plussouvent, jacassait des journées entières, devenait molle comme une chiffe àla besogne. Quand une chose lui tombait des mains, ça pouvait bien resterpar terre, ce n’était pas elle qui se serait baissée pour la ramasser. Les côteslui poussaient en long. Elle voulait sauver son lard. Elle en prenait à son aiseet ne donnait plus un coup de balai que lorsque les ordures manquaient de lafaire tomber. Les Lorilleux, maintenant, affectaient de se boucher le nez, enpassant devant sa chambre ; une vraie poison, disaient-ils. Eux, vivaient ensournois, au fond du corridor, se garant de toutes ces misères qui piaulaientdans ce coin de la maison, s’enfermant pour ne pas avoir à prêter des piècesde vingt sous. Oh ! des bons cœurs, des voisins joliment obligeants ! oui,c’était le chat ! On n’avait qu’à frapper et à demander du feu, ou une pincéede sel, ou une carafe d’eau, on était sûr de recevoir tout de suite la portesur le nez. Avec ça, des langues de vipère. Ils criaient qu’ils ne s’occupaientjamais des autres, quand il était question de secourir leur prochain ; mais ilss’en occupaient du matin au soir, dès qu’il s’agissait de mordre le monde àbelles dents. Le verrou poussé, une couverture accrochée pour boucher lesfentes et le trou de la serrure, ils se régalaient de potins, sans quitter leurs filsd’or une seconde. La dégringolade de la Banban surtout les faisait ronronnerla journée entière, comme des matous qu’on caresse. Quelle dèche, queldécatissage, mes amis ! Ils la guettaient aller aux provisions et rigolaient dutout petit morceau de pain qu’elle rapportait sous son tablier. Ils calculaientles jours où elle dansait devant le buffet. Ils savaient, chez elle, l’épaisseurde la poussière, le nombre d’assiettes sales laissées en plan, chacun desabandons croissants de la misère et de la paresse. Et ses toilettes donc, des

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guenilles dégoûtantes qu’une chiffonnière n’aurait pas ramassées ! Dieu deDieu ! il pleuvait drôlement sur sa mercerie, à cette belle blonde, cette catoqui tortillait tant son derrière, autrefois, dans sa belle boutique bleue. Voilàoù menaient l’amour de la fripe, les lichades et les gueuletons. Gervaise, quise doutait de la façon dont ils l’arrangeaient, ôtait ses souliers, collait sonoreille contre leur porte ; mais la couverture l’empêchait d’entendre. Elle lessurprit seulement un jour en train de l’appeler « la grand-tétasse », parce quesans doute son devant de gilet était un peu fort, malgré la mauvaise nourriturequi lui vidait la peau. D’ailleurs, elle les avait quelque part ; elle continuait àleur parler, pour éviter les commentaires, n’attendant de ces salauds que desavanies, mais n’ayant même plus la force de leur répondre et de les lâcherlà comme un paquet de sottises. Et puis, zut ! elle demandait son plaisir,rester en tas, tourner ses pouces, bouger quand il s’agissait de prendre dubon temps, pas davantage.

Un samedi, Coupeau lui avait promis de la mener au Cirque. Voir desdames galoper sur des chevaux et sauter dans des ronds de papier, voilà aumoins qui valait la peine de se déranger. Coupeau justement venait de faireune quinzaine, il pouvait se fendre de quarante sous ; et même ils devaientmanger tous les deux dehors, Nana ayant à veiller très tard ce soir-là chez sonpatron pour une commande pressée. Mais, à sept heures, pas de Coupeau ; àhuit heures, toujours personne. Gervaise était furieuse. Son soûlard fricassaitpour sûr la quinzaine avec les camarades, chez les marchands de vin duquartier. Elle avait lavé un bonnet, et s’escrimait, depuis le matin, sur lestrous d’une vieille robe, voulant être présentable. Enfin, vers neuf heures,l’estomac vide, bleue de colère, elle se décida à descendre, pour chercherCoupeau dans les environs.

– C’est votre mari que vous demandez ? lui cria madame Boche, enl’apercevant la figure à l’envers. Il est chez le père Colombe. Boche vientde prendre des cerises avec lui.

Elle dit merci. Elle fila raide sur le trottoir, en roulant l’idée de sauter auxyeux de Coupeau. Une petite pluie fine tombait, ce qui rendait la promenadeencore moins amusante. Mais, quand elle fut arrivée devant l’Assommoir,la peur de la danser elle-même, si elle taquinait son homme, la calmabrusquement et la rendit prudente. La boutique flambait, son gaz allumé,les flammes blanches comme des soleils, les fioles et les bocaux illuminantles murs de leurs verres de couleur. Elle resta là un instant, l’échine tendue,l’œil appliqué contre la vitre, entre deux bouteilles de l’étalage, à guignerCoupeau, dans le fond de la salle ; il était assis avec des camarades, autourd’une petite table de zinc, tous vagues et bleuis par la fumée des pipes ;et, comme on ne les entendait pas gueuler, ça faisait un drôle d’effet de lesvoir se démancher, le menton en avant, les yeux sortis de la figure. Était-il

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Dieu possible que des hommes pussent lâcher leurs femmes et leur chez euxpour s’enfermer ainsi dans un trou où ils étouffaient ! La pluie lui dégouttaitle long du cou ; elle se releva, elle s’en alla sur le boulevard extérieur,réfléchissant, n’osant pas entrer. Ah bien ! Coupeau l’aurait joliment reçue,lui qui ne voulait pas être relancé ! Puis, vrai, ça ne lui semblait guère laplace d’une femme honnête. Cependant, sous les arbres trempés, un légerfrisson la prenait, et elle songeait, hésitante encore, qu’elle était pour sûr entrain de pincer quelque bonne maladie. Deux fois, elle retourna se planterdevant la vitre, son œil collé de nouveau, vexée de retrouver ces sacréspochards à couvert, toujours gueulant et buvant. Le coup de lumière del’Assommoir se reflétait dans les flaques des pavés, où la pluie mettait unfrémissement de petits bouillons. Elle se sauvait, elle pataugeait là-dedans,dès que la porte s’ouvrait et retombait, avec le claquement de ses bandes decuivre. Enfin, elle s’appela trop bête, elle poussa la porte et marcha droit à latable de Coupeau. Après tout, n’est-ce pas ? c’était son mari qu’elle venaitdemander ; et elle y était autorisée, puisqu’il avait promis, ce soir-là, de lamener au Cirque. Tant pis ! elle n’avait pas envie de fondre comme un painde savon, sur le trottoir.

– Tiens ! c’est toi, la vieille ! cria le zingueur, qu’un ricanement étranglait.Ah ! elle est farce, par exemple !… Hein ? pas vrai, elle est farce !

Tous riaient, Mes-Bottes, Bibi-la-Grillade, Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif.Oui, ça leur semblait farce ; et ils n’expliquaient pas pourquoi. Gervaiserestait debout, un peu étourdie. Coupeau lui paraissant très gentil, elle serisqua à dire :

– Tu sais, nous allons là-bas. Faut nous cavaler. Nous arriverons encoreà temps pour voir quelque chose.

– Je ne peux pas me lever, je suis collé, oh ! sans blague, reprit Coupeauqui rigolait toujours. Essaye, pour te renseigner ; tire-moi le bras, de toutestes forces, nom de Dieu ! plus fort que ça, ohé, hisse !… Tu vois, c’est ceroussin de père Colombe qui m’a vissé sur sa banquette.

Gervaise s’était prêtée à ce jeu ; et, quand elle lui lâcha le bras, lescamarades trouvèrent la blague si bonne, qu’ils se jetèrent les uns sur lesautres, braillant et se frottant les épaules comme des ânes qu’on étrille. Lezingueur avait la bouche fendue par un tel rire, qu’on lui voyait jusqu’augosier.

– Fichue bête ! dit-il enfin, tu peux bien t’asseoir une minute. On estmieux là qu’à barboter dehors… Eh bien ! oui, je ne suis pas rentré, j’ai eudes affaires. Quand tu feras ton nez, ça n’avancera à rien… Reculez-vousdonc, vous autres.

– Si madame voulait accepter mes genoux, ça serait plus tendre, ditgalamment Mes-Bottes.

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Gervaise, pour ne pas se faire remarquer, prit une chaise et s’assit à troispas de la table. Elle regarda ce que buvaient les hommes, du casse-gueulequi luisait, pareil à de l’or, dans les verres ; il y en avait une petite marecoulée sur la table, et Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, tout en causant, trempaitson doigt, écrivait un nom de femme : Eulalie, en grosses lettres. Elletrouva Bibi-la-Grillade joliment ravagé, plus maigre qu’un cent de clous.Mes-Bottes avait un nez qui fleurissait, un vrai dahlia bleu de Bourgogne.Ils étaient très sales tous les quatre, avec leurs ordures de barbes raideset pisseuses comme des balais à pot de chambre, étalant des guenilles deblouses, allongeant des pattes noires aux ongles en deuil. Mais, vrai, onpouvait encore se montrer dans leur société, car s’ils gobelottaient depuissix heures, ils restaient tout de même comme il faut, juste à ce point oùl’on charme ses puces. Gervaise en vit deux autres devant le comptoir entrain de se gargariser, si pafs, qu’ils se jetaient leur petit verre sous lementon, et imbibaient leur chemise, en croyant se rincer la dalle. Le grospère Colombe, qui allongeait ses bras énormes, les porte-respect de sonétablissement, versait tranquillement les tournées. Il faisait très chaud, lafumée des pipes montait dans la clarté aveuglante du gaz, où elle roulaitcomme une poussière, noyant les consommateurs d’une buée, lentementépaissie ; et, de ce nuage, un vacarme sortait, assourdissant et confus, desvoix cassées, des chocs de verre, des jurons et des coups de poing semblablesà des détonations. Aussi Gervaise avait-elle pris sa figure en coin de rue,car une pareille vue n’est pas drôle pour une femme, surtout quand elle n’ena pas l’habitude ; elle étouffait, les yeux brûlés, la tête déjà alourdie parl’odeur d’alcool qui s’exhalait de la salle entière. Puis, brusquement, elle eutla sensation d’un malaise plus inquiétant derrière son dos. Elle se tourna,elle aperçut l’alambic, la machine à soûler, fonctionnant sous le vitrage del’étroite cour, avec la trépidation profonde de sa cuisine d’enfer. Le soir, lescuivres étaient plus mornes, allumés seulement sur leur rondeur d’une largeétoile rouge ; et l’ombre de l’appareil, contre la muraille du fond, dessinaitdes abominations, des figures avec des queues, des monstres ouvrant leursmâchoires comme pour avaler le monde.

– Dis donc, Marie-bon-Bec, ne fais pas ta gueule ! cria Coupeau. Tu sais,à Chaillot les rabat-joie !… Qu’est-ce que tu veux boire ?

– Rien, bien sûr, répondit la blanchisseuse. Je n’ai pas dîné, moi.– Eh bien ! raison de plus ; ça soutient, une goutte de quelque chose.Mais, comme elle ne se déridait pas, Mes-Bottes se montra galant de

nouveau.– Madame doit aimer les douceurs, murmura-t-il.

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– J’aime les hommes qui ne se soûlent pas, reprit-elle en se fâchant. Oui,j’aime qu’on rapporte sa paie et qu’on soit de parole, quand on a fait unepromesse.

– Ah ! c’est ça qui te chiffonne ! dit le zingueur, sans cesser de ricaner. Tuveux ta part. Alors, grande cruche, pourquoi refuses-tu une consommation ?… Prends donc, c’est tout bénéfice.

Elle le regarda fixement, l’air sérieux, avec un pli qui lui traversait lefront d’une raie noire. Et elle répondit d’une voix lente :

– Tiens ! tu as raison, c’est une bonne idée. Comme ça, nous boirons lamonnaie ensemble.

Bibi-la-Grillade se leva pour aller lui chercher un verre d’anisette. Elleapprocha sa chaise, elle s’attabla. Pendant qu’elle sirotait son anisette, elleeut tout d’un coup un souvenir, elle se rappela la prune qu’elle avait mangéeavec Coupeau, jadis, près de la porte, lorsqu’il lui faisait la cour. En cetemps-là, elle laissait la sauce des fruits à l’eau-de-vie. Et, maintenant, voiciqu’elle se remettait aux liqueurs. Oh ! elle se connaissait, elle n’avait paspour deux liards de volonté. On n’aurait eu qu’à lui donner une chiquenaudesur les reins pour l’envoyer faire une culbute dans la boisson. Même ça luisemblait très bon, l’anisette, peut-être un peu trop doux, un peu écœurant.Et elle suçait son verre, en écoutant Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif, raconter saliaison avec la grosse Eulalie, celle qui vendait du poisson dans la rue, unefemme rudement maligne, une particulière qui le flairait chez les marchandsde vin, tout en poussant sa voiture, le long des trottoirs ; les camaradesavaient beau l’avertir et le cacher, elle le pinçait souvent, elle lui avait même,la veille, envoyé une limande par la figure, pour lui apprendre à manquerl’atelier. Par exemple, ça, c’était drôle. Bibi-la-Grillade et Mes-Bottes, lescôtes crevées de rire, appliquaient des claques sur les épaules de Gervaise,qui rigolait enfin, comme chatouillée et malgré elle ; et ils lui conseillaientd’imiter la grosse Eulalie, d’apporter ses fers et de repasser les oreilles deCoupeau sur le zinc des mastroquets.

– Ah bien ! merci, cria Coupeau qui retourna le verre d’anisette vidé parsa femme, tu nous pompes joliment ça ! Voyez donc, la coterie, ça ne lanterneguère.

– Madame redouble ? demanda Bec-Salé, dit Boit-sans-Soif.Non, elle en avait assez. Elle hésitait pourtant. L’anisette lui barbouillait

le cœur. Elle aurait plutôt pris quelque chose de raide pour se guérirl’estomac. Et elle jetait des regards obliques sur la machine à soûler, derrièreelle. Cette sacrée marmite, ronde comme un ventre de chaudronnière grasse,avec son nez qui s’allongeait et se tortillait, lui soufflait un frisson dans lesépaules, une peur mêlée d’un désir. Oui, on aurait dit la fressure de métald’une grande gueuse, de quelque sorcière qui lâchait goutte à goutte le feu

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de ses entrailles. Une jolie source de poison, une opération qu’on auraitdû enterrer dans une cave, tant elle était effrontée et abominable ! Mais çan’empêchait pas, elle aurait voulu mettre son nez là-dedans, renifler l’odeur,goûter à la cochonnerie, quand même sa langue brûlée aurait dû en peler ducoup comme une orange.

– Qu’est-ce que vous buvez donc là ? demanda-t-elle sournoisement auxhommes, l’œil allumé par la belle couleur d’or de leurs verres.

– Ça, ma vieille, répondit Coupeau, c’est le camphre du papa Colombe…Fais pas la bête, n’est-ce pas ? On va t’y faire goûter.

Et lorsqu’on lui eut apporté un verre de vitriol, et que sa mâchoire secontracta, à la première gorgée, le zingueur reprit, en se tapant sur lescuisses :

– Hein ! ça te rabote le sifflet !… Avale d’une lampée. Chaque tournéeretire un écu de six francs de la poche du médecin.

Au deuxième verre, Gervaise ne sentit plus la faim qui la tourmentait.Maintenant, elle était raccommodée avec Coupeau, elle ne lui en voulait plusde son manque de parole. Ils iraient au Cirque une autre fois ; ce n’était passi drôle, des faiseurs de tours qui galopaient sur des chevaux. Il ne pleuvaitpas chez le père Colombe, et si la paie fondait dans le fil-en-quatre, on sela mettait sur le torse au moins, on la buvait limpide et luisante comme dubel or liquide. Ah ! elle envoyait joliment flûter le monde ! La vie ne luioffrait pas tant de plaisirs ; d’ailleurs, ça lui semblait une consolation d’êtrede moitié dans le nettoyage de la monnaie. Puisqu’elle était bien, pourquoidonc ne serait-elle pas restée ? On pouvait tirer le canon, elle n’aimait plusbouger, quand elle avait fait son tas. Elle mijotait dans une bonne chaleur,son corsage collé à son dos, envahie d’un bien-être qui lui engourdissaitles membres. Elle rigolait toute seule, les coudes sur la table, les yeuxperdus, très amusée par deux clients, un gros mastoc et un nabot, à une tablevoisine, en train de s’embrasser comme du pain, tant ils étaient gris. Oui, elleriait à l’Assommoir, à la pleine lune du père Colombe, une vraie vessie desaindoux, aux consommateurs fumant leur brûle-gueule, criant et crachant,aux grandes flammes du gaz qui allumaient les glaces et les bouteilles deliqueur. L’odeur ne la gênait plus ; au contraire, elle avait des chatouilles dansle nez, elle trouvait que ça sentait bon ; ses paupières se fermaient un peu,tandis qu’elle respirait très court, sans étouffement, goûtant la jouissance dulent sommeil dont elle était prise. Puis, après son troisième petit verre, ellelaissa tomber son menton sur ses mains, elle ne vit plus que Coupeau et lescamarades ; et elle demeura nez à nez avec eux, tout près, les joues chaufféespar leur haleine, regardant leurs barbes sales, comme si elle en avait comptéles poils. Ils étaient très soûls, à cette heure. Mes-Bottes bavait, la pipe auxdents, de l’air muet et grave d’un bœuf assoupi. Bibi-la-Grillade racontait

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une histoire, la façon dont il vidait un litre d’un trait, en lui fichant un telbaiser à la régalade, qu’on lui voyait le derrière. Cependant, Bec-Salé, ditBoit-sans-Soif, était allé chercher le tourniquet sur le comptoir et jouait desconsommations avec Coupeau.

– Deux cents !… T’es rupin, tu amènes les gros numéros à tous coups.La plume du tourniquet grinçait, l’image de la Fortune, une grande femme

rouge, placée sous un verre, tournait et ne mettait plus au milieu qu’unetache ronde, pareille à une tache de vin.

– Trois cent cinquante !… T’as donc marché dedans, bougre de lascar !Ah ! zut ! je ne joue plus !

Et Gervaise s’intéressait au tourniquet. Elle soiffait à tirelarigot, etappelait Mes-Bottes « mon fiston ». Derrière elle, la machine à soûlerfonctionnait toujours, avec son murmure de ruisseau souterrain ; et elledésespérait de l’arrêter, de l’épuiser, prise contre elle d’une colère sombre,ayant des envies de sauter sur le grand alambic comme sur une bête, pour letaper à coups de talon et lui crever le ventre. Tout se brouillait, elle voyaitla machine remuer, elle se sentait prise par ses pattes de cuivre, pendant quele ruisseau coulait maintenant au travers de son corps.

Puis, la salle dansa, avec les becs de gaz qui filaient comme des étoiles.Gervaise était poivre. Elle entendait une discussion furieuse entre Bec-Salé,dit Boit-sans-Soif, et cet encloué de père Colombe. En voilà un voleur depatron qui marquait à la fourchette ! On n’était pourtant pas à Bondy. Mais,brusquement, il y eut une bousculade, des hurlements, un vacarme de tablesrenversées. C’était le père Colombe qui flanquait la société dehors, sansse gêner, en un tour de main. Devant la porte, on l’engueula, on l’appelafripouille. Il pleuvait toujours, un petit vent glacé soufflait. Gervaise perditCoupeau, le retrouva et le perdit encore. Elle voulait rentrer, elle tâtaitles boutiques pour reconnaître son chemin. Cette nuit soudaine l’étonnaitbeaucoup. Au coin de la rue des Poissonniers, elle s’assit dans le ruisseau,elle se crut au lavoir. Toute l’eau qui coulait lui tournait la tête et la rendaittrès malade. Enfin, elle arriva, elle fila raide devant la porte des concierges,chez lesquels elle vit parfaitement les Lorilleux et les Poisson attablés, quifirent des grimaces de dégoût en l’apercevant dans ce bel état.

Jamais elle ne sut comment elle avait monté les six étages. En haut, aumoment où elle prenait le corridor, la petite Lalie, qui entendait son pas,accourut, les bras ouverts dans un geste de caresse, riant et disant :

– Madame Gervaise, papa n’est pas rentré, venez donc voir dormir mesenfants… Oh ! ils sont gentils !

Mais, en face du visage hébété de la blanchisseuse, elle recula et trembla.Elle connaissait ce souffle d’eau-de-vie, ces yeux pâles, cette boucheconvulsée. Alors, Gervaise passa en trébuchant, sans dire un mot, pendant

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que la petite, debout sur le seuil de sa porte, la suivait de son regard noir,muet et grave.

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XI

Nana grandissait, devenait garce. À quinze ans, elle avait poussé commeun veau, très blanche de chair, très grasse, si dodue même qu’on aurait ditune pelote. Oui, c’était ça, quinze ans, toutes ses dents et pas de corset.Une vraie frimousse de margot, trempée dans du lait, une peau veloutéede pêche, un nez drôle, un bec rose, des quinquets luisants auxquels leshommes avaient envie d’allumer leur pipe. Son tas de cheveux blonds,couleur d’avoine fraîche, semblait lui avoir jeté de la poudre d’or sur lestempes, des taches de rousseur, qui lui mettaient là une couronne de soleil.Ah ! une jolie pépée, comme disaient les Lorilleux, une morveuse qu’onaurait encore dû moucher et dont les grosses épaules avaient les rondeurspleines, l’odeur mûre d’une femme faite.

Maintenant, Nana ne fourrait plus des boules de papier dans son corsage.Des nichons lui étaient venus, une paire de nichons de satin blanc tout neufs.Et ça ne l’embarrassait guère, elle aurait voulu en avoir plein les bras, ellerêvait des tétais de nounou, tant la jeunesse est gourmande et inconsidérée.Ce qui la rendait surtout friande, c’était une vilaine habitude qu’elle avaitprise de sortir un petit bout de sa langue entre ses quenottes blanches. Sansdoute, en se regardant dans les glaces, elle s’était trouvée gentille ainsi.Alors, tout le long de la journée, pour faire la belle, elle tirait la langue.

– Cache donc ta menteuse ! lui criait sa mère.Et il fallait souvent que Coupeau s’en mêlât, tapant du poing, gueulant

avec des jurons :– Veux-tu bien rentrer ton chiffon rouge !Nana se montrait très coquette. Elle ne se lavait pas toujours les pieds,

mais elle prenait ses bottines si étroites, qu’elle souffrait le martyre dansla prison de Saint-Crépin ; et si on l’interrogeait, en la voyant devenirviolette, elle répondait qu’elle avait des coliques, pour ne pas confesser sacoquetterie. Quand le pain manquait à la maison, il lui était difficile de sepomponner. Alors, elle faisait des miracles, elle rapportait des rubans del’atelier, elle s’arrangeait des toilettes, des robes sales couvertes de nœuds etde bouffettes. L’été était la saison de ses triomphes. Avec une robe de percalede six francs, elle passait tous ses dimanches, elle emplissait le quartier dela Goutte-d’Or de sa beauté blonde. Oui, on la connaissait des boulevardsextérieurs aux fortifications, et de la chaussée de Clignancourt à la granderue de la Chapelle. On l’appelait « la petite poule », parce qu’elle avaitvraiment la chair tendre et l’air frais d’une poulette.

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Une robe surtout lui alla à la perfection. C’était une robe blanche à poisroses, très simple, sans garniture aucune. La jupe, un peu courte, dégageaitses pieds ; les manches, largement ouvertes et tombantes, découvraient sesbras jusqu’aux coudes ; l’encolure du corsage, qu’elle ouvrait en cœur avecdes épingles, dans un coin noir de l’escalier, pour éviter les calottes du pèreCoupeau, montrait la neige de son cou et l’ombre dorée de sa gorge. Et rienautre, rien qu’un ruban rose noué autour de ses cheveux blonds, un rubandont les bouts s’envolaient sur sa nuque. Elle avait là-dedans une fraîcheurde bouquet. Elle sentait bon la jeunesse, le nu de l’enfant et de la femme.

Les dimanches furent pour elle, à cette époque, des journées de rendez-vous avec la foule, avec tous les hommes qui passaient et qui la reluquaient.Elle les attendait la semaine entière, chatouillée de petits désirs, étouffant,prise d’un besoin de grand air, de promenade au soleil, dans la cohue dufaubourg endimanché. Dès le matin, elle s’habillait, elle restait des heuresen chemise devant le morceau de glace accroché au-dessus de la commode ;et, comme toute la maison pouvait la voir par la fenêtre, sa mère se fâchait,lui demandait si elle n’avait pas bientôt fini de se promener en panais.Mais, elle, tranquille, se collait des accroche-cœur sur le front avec de l’eausucrée, recousait les boutons de ses bottines ou faisait un point à sa robe, lesjambes nues, la chemise glissée des épaules, dans le désordre de ses cheveuxébouriffés. Ah ! elle était chouette, comme ça ! disait le père Coupeau, quiricanait et la blaguait ; une vraie Madeleine-la-Désolée ! Elle aurait pu servirde femme sauvage et se montrer pour deux sous. Il lui criait : « Cache donc taviande, que je mange mon pain ! » Et elle était adorable, blanche et fine sousle débordement de sa toison blonde, rageant si fort que sa peau en devenaitrose, n’osant répondre à son père et cassant son fil entre ses dents, d’un coupsec et furieux, qui secouait d’un frisson sa nudité de belle fille.

Puis, aussitôt après le déjeuner, elle filait, elle descendait dans la cour. Lapaix chaude du dimanche endormait la maison ; en bas, les ateliers étaientfermés ; les logements bâillaient par leurs croisées ouvertes, montraient destables déjà mises pour le soir, qui attendaient les ménages, en train de gagnerde l’appétit sur les fortifications ; une femme, au troisième, employait lajournée à laver sa chambre, roulant son lit, bousculant ses meubles, chantantpendant des heures la même chanson, sur un ton doux et pleurard. Et, dans lerepos des métiers, au milieu de la cour vide et sonore, des parties de volants’engageaient entre Nana, Pauline et d’autres grandes filles. Elles étaientcinq ou six, poussées ensemble, qui devenaient les reines de la maison et separtageaient les œillades des messieurs. Quand un homme traversait la cour,des rires flûtés montaient, les froufrous de leurs jupes amidonnées passaientcomme un coup de vent. Au-dessus d’elles, l’air des jours de fête flambait,

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brûlant et lourd, comme amolli de paresse et blanchi par la poussière despromenades.

Mais les parties de volants n’étaient qu’une frime pour s’échapper.Brusquement, la maison tombait à un grand silence. Elles venaient de seglisser dans la rue et de gagner les boulevards extérieurs. Alors, toutes lessix, se tenant par les bras, occupant la largeur des chaussées, s’en allaient,vêtues de clair, avec leurs rubans noués autour de leurs cheveux nus. Lesyeux vifs, coulant de minces regards par le coin pincé des paupières, ellesvoyaient tout, elles renversaient le cou pour rire, en montrant le gras dumenton. Dans les gros éclats de gaieté, lorsqu’un bossu passait ou qu’unevieille femme attendait son chien au coin des bornes, leur ligne se brisait,les unes restaient en arrière, tandis que les autres les tiraient violemment ; etelles balançaient les hanches, se pelotonnaient, se dégingandaient, histoired’attrouper le monde et de faire craquer leur corsage sous leurs formesnaissantes. La rue était à elles ; elles y avaient grandi, en relevant leurs jupesle long des boutiques ; elles s’y retroussaient encore jusqu’aux cuisses, pourrattacher leurs jarretières. Au milieu de la foule lente et blême, entre lesarbres grêles des boulevards, leur débandade courait ainsi, de la barrièreRochechouart à la barrière Saint-Denis, bousculant les gens, coupant lesgroupes en zigzag, se retournant et lâchant des mots dans les fusées de leursrires. Et leurs robes envolées laissaient, derrière elles, l’insolence de leurjeunesse ; elles s’étalaient en plein air, sous la lumière crue, d’une grossièretéordurière de voyous, désirables et tendres comme des vierges qui reviennentdu bain, la nuque trempée.

Nana prenait le milieu, avec sa robe rose, qui s’allumait dans le soleil. Elledonnait le bras à Pauline, dont la robe, des fleurs jaunes sur un fond blanc,flambait aussi, piquée de petites flammes. Et comme elles étaient les plusgrosses toutes les deux, les plus femmes et les plus effrontées, elles menaientla bande, elles se rengorgeaient sous les regards et les compliments. Lesautres, les gamines, faisaient des queues à droite et à gauche, en tâchantde s’enfler pour être prises au sérieux. Nana et Pauline avaient, dans lefond, des plans très compliqués de ruses coquettes. Si elles couraient àperdre haleine, c’était histoire de montrer leurs bas blancs et de faire flotterles rubans de leurs chignons. Puis, quand elles s’arrêtaient, en affectant desuffoquer, la gorge renversée et palpitante, on pouvait chercher, il y avaitbien sûr par là une de leurs connaissances, quelque garçon du quartier ;et elles marchaient languissamment alors, chuchotant et riant entre elles,guettant, les yeux en dessous. Elles se cavalaient surtout pour ces rendez-vous du hasard, au milieu des bousculades de la chaussée. De grands garçonsendimanchés, en veste et en chapeau rond, les retenaient un instant au borddu ruisseau, à rigoler et à vouloir leur pincer la taille. Des ouvriers de vingt

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ans, débraillés dans des blouses grises, causaient lentement avec elles, lesbras croisés, leur soufflant au nez la fumée de leurs brûle-gueule. Ça ne tiraitpas à conséquence, ces gamins avaient poussé en même temps qu’elles surle pavé. Mais, dans le nombre, elles choisissaient déjà. Pauline rencontraittoujours un des fils de madame Gaudron, un menuisier de dix-sept ans,qui lui payait des pommes. Nana apercevait du bout d’une avenue à l’autreVictor Fauconnier, le fils de la blanchisseuse, avec lequel elle s’embrassaitdans les coins noirs. Et ça n’allait pas plus loin, elles avaient trop de vicepour faire une bêtise sans savoir. Seulement, on en disait de raides.

Puis, quand le soleil tombait, la grande joie de ces mâtines était des’arrêter aux faiseurs de tours. Des escamoteurs, des hercules arrivaient, quiétalaient sur la terre de l’avenue un tapis mangé d’usure. Alors, les badaudss’attroupaient, un cercle se formait, tandis que le saltimbanque, au milieu,jouait des muscles dans son maillot fané. Nana et Pauline restaient des heuresdebout, au plus épais de la foule. Leurs belles robes fraîches s’écrasaiententre les paletots et les bourgerons sales. Leurs bras nus, leur cou nu, leurscheveux nus, s’échauffaient sous les haleines empestées, dans une odeur devin et de sueur. Et elles riaient, amusées, sans un dégoût, plus roses et commesur leur fumier naturel. Autour d’elles, les gros mots partaient, des ordurestoutes crues, des réflexions d’hommes soûls. C’était leur langue, ellessavaient tout, elles se retournaient avec un sourire, tranquilles d’impudeur,gardant la pâleur délicate de leur peau de satin.

La seule chose qui les contrariait était de rencontrer leurs pères, surtoutquand ils avaient bu. Elles veillaient et s’avertissaient.

– Dis donc, Nana, criait tout d’un coup Pauline, voilà le père Coupeau !– Ah bien ! il n’est pas poivre, non, c’est que je tousse ! disait Nana

embêtée. Moi, je m’esbigne, vous savez ! Je n’ai pas envie qu’il secoue mespuces… Tiens ! il a piqué une tête ! Dieu de Dieu, s’il pouvait se casser lagueule !

D’autres fois, lorsque Coupeau arrivait droit sur elle, sans lui laisser letemps de se sauver, elle s’accroupissait, elle murmurait :

– Cachez-moi donc, vous autres !… Il me cherche, il a promis dem’enlever le ballon, s’il me pinçait encore à traîner ma peau.

Puis, lorsque l’ivrogne les avait dépassées, elle se relevait, et toutes lesuivaient en pouffant de rire. Il la trouvera ! il ne la trouvera pas ! C’étaitun vrai jeu de cache-cache. Un jour pourtant, Boche était venu chercherPauline par les deux oreilles, et Coupeau avait ramené Nana à coups de piedau derrière.

Le jour baissait, elles faisaient un dernier tour de balade, elles rentraientdans le crépuscule blafard, au milieu de la foule éreintée. La poussièrede l’air s’était épaissie, et pâlissait le ciel lourd. Rue de la Goutte-d’Or,

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on aurait dit un coin de province, avec les commères sur les portes, deséclats de voix coupant le silence tiède du quartier vide de voitures. Elless’arrêtaient un instant dans la cour, reprenaient les raquettes, tâchaient defaire croire qu’elles n’avaient pas bougé de là. Et elles remontaient chezelles, en arrangeant une histoire, dont elles ne se servaient souvent pas,lorsqu’elles trouvaient leurs parents trop occupés à s’allonger des gifles,pour une soupe mal salée ou pas assez cuite.

Maintenant, Nana était ouvrière, elle gagnait quarante sous chezTitreville, la maison de la rue du Caire où elle avait fait son apprentissage.Les Coupeau ne voulaient pas la changer, pour qu’elle restât sous lasurveillance de madame Lerat, qui était première dans l’atelier depuis dixans. Le matin, pendant que la mère regardait l’heure au coucou, la petitepartait toute seule, l’air gentil, serrée aux épaules par sa vieille robe noiretrop étroite et trop courte ; et madame Lerat était chargée de constaterl’heure de son arrivée, qu’elle disait ensuite à Gervaise. On lui donnait vingtminutes pour aller de la rue de la Goutte-d’Or à la rue du Caire, ce quiétait suffisant, car ces tortillons de filles ont des jambes de cerf. Des fois,elle arrivait juste, mais si rouge, si essoufflée, qu’elle venait bien sûr dedégringoler de la barrière en dix minutes, après avoir musé en chemin. Leplus souvent, elle avait sept minutes, huit minutes de retard ; et, jusqu’ausoir, elle se montrait très câline pour sa tante, avec des yeux suppliants,tâchant ainsi de la toucher et de l’empêcher de parler. Madame Lerat, quicomprenait la jeunesse, mentait aux Coupeau, mais en sermonnant Nanadans des bavardages interminables, où elle parlait de sa responsabilité etdes dangers qu’une jeune fille courait sur le pavé de Paris. Ah ! Dieu deDieu ! la poursuivait-on assez elle-même ! Elle couvait sa nièce de sesyeux allumés de continuelles préoccupations polissonnes, elle restait toutéchauffée à l’idée de garder et de mijoter l’innocence de ce pauvre petit chat.

– Vois-tu, lui répétait-elle, il faut tout me dire. Je suis trop bonne pour toi,je n’aurais plus qu’à me jeter à la Seine, s’il t’arrivait un malheur… Entends-tu, mon petit chat, si des hommes te parlaient, il faudrait tout me répéter,tout, sans oublier un mot… Hein ? on ne t’a encore rien dit, tu me le jures ?

Nana riait alors d’un rire qui lui pinçait drôlement la bouche. Non, non,les hommes ne lui parlaient pas. Elle marchait trop vite. Puis, qu’est-ce qu’ilslui auraient dit ? elle n’avait rien à démêler avec eux, peut-être ! Et elleexpliquait ses retards d’un air de niaise : elle s’était arrêtée pour regarderles images, ou bien elle avait accompagné Pauline qui savait des histoires.On pouvait la suivre, si on ne la croyait pas : elle ne quittait même jamaisle trottoir de gauche ; et elle filait joliment, elle devançait toutes les autresdemoiselles, comme une voiture. Un jour, à la vérité, madame Lerat l’avaitsurprise, rue du Petit-Carreau, le nez en l’air, riant avec trois autres traînées

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de fleuristes, parce qu’un homme se faisait la barbe, à une fenêtre ; mais lapetite s’était fâchée, en jurant qu’elle entrait justement chez le boulanger ducoin acheter un pain d’un sou.

– Oh ! je veille, n’ayez pas peur, disait la grande veuve aux Coupeau. Jevous réponds d’elle comme de moi-même. Si un salaud voulait seulementla pincer, je me mettrais plutôt en travers.

L’atelier, chez Titreville, était une grande pièce à l’entresol, avec un largeétabli posé sur des tréteaux, occupant tout le milieu. Le long des quatre mursvides, dont le papier d’un gris pisseux montrait le plâtre par des éraflures,s’allongeaient des étagères encombrées de vieux cartons, de paquets, demodèles de rebut oubliés là sous une épaisse couche de poussière. Auplafond, le gaz avait passé comme un badigeon de suie. Les deux fenêtress’ouvraient si larges, que les ouvrières, sans quitter l’établi, voyaient défilerle monde sur le trottoir d’en face.

Madame Lerat, pour donner l’exemple, arrivait la première. Puis, la portebattait pendant un quart d’heure, tous les petits bonnichons de fleuristesentraient à la débandade, suantes, décoiffées. Un matin de juillet, Nana seprésenta la dernière, ce qui d’ailleurs était assez dans ses habitudes.

– Ah bien ! dit-elle, ce ne sera pas malheureux quand j’aurai voiture !Et, sans même ôter son chapeau, un caloquet noir qu’elle appelait sa

casquette et qu’elle était lasse de retaper, elle s’approcha de la fenêtre, sepencha à droite et à gauche, pour voir dans la rue.

– Qu’est-ce que tu regardes donc ? lui demanda madame Lerat, méfiante.Est-ce que ton père t’a accompagnée ?

– Non, bien sûr, répondit Nana tranquillement. Je ne regarde rien… Jeregarde qu’il fait joliment chaud. Vrai, il y a de quoi vous donner du mal àvous faire courir ainsi.

La matinée fut d’une chaleur étouffante. Les ouvrières avaient baissé lesjalousies, entre lesquelles elles mouchardaient le mouvement de la rue ; etelles s’étaient enfin mises au travail, rangées des deux côtés de la table, dontmadame Lerat occupait seule le haut bout. Elles étaient huit, ayant chacunedevant soi son pot à colle, sa pince, ses outils et sa pelote à gaufrer. Surl’établi traînait un fouillis de fils de fer, de bobines, d’ouate, de papier vertet de papier marron, de feuilles et de pétales taillés dans de la soie, du satinou du velours. Au milieu, dans le goulot d’une grande carafe, une fleuristeavait fourré un petit bouquet de deux sous, qui se fanait depuis la veille àson corsage.

– Ah ! vous ne savez pas, dit Léonie, une jolie brune, en se penchant sursa pelote où elle gaufrait des pétales de rose, eh bien ! cette pauvre Carolineest joliment malheureuse avec ce garçon qui venait l’attendre le soir.

Nana, en train de couper de minces bandes de papier vert, s’écria :

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– Pardi ! un homme qui lui fait des queues tous les jours !L’atelier fut pris d’une gaieté sournoise, et madame Lerat dut se montrer

sévère. Elle pinça le nez, en murmurant :– Tu es propre, ma fille, tu as de jolis mots ! Je rapporterai ça à ton père,

nous verrons si ça lui plaira.Nana gonfla les joues, comme si elle retenait un grand rire. Ah bien ! son

père ! il en disait d’autres ! Mais Léonie, tout d’un coup, souffla très baset très vite :

– Eh ! méfiez-vous ! la patronne !En effet, madame Titreville, une longue femme sèche, entrait. Elle se

tenait d’ordinaire en bas, dans le magasin. Les ouvrières la craignaientbeaucoup, parce qu’elle ne plaisantait jamais. Elle fit lentement le tour del’établi, au-dessus duquel maintenant toutes les nuques restaient penchées,silencieuses et actives. Elle traita une ouvrière de sabot, l’obligea àrecommencer une marguerite. Puis, elle s’en alla de l’air raide dont elle étaitvenue.

– Houp ! houp ! répéta Nana, au milieu d’un grognement général.– Mesdemoiselles, vraiment, mesdemoiselles ! dit madame Lerat qui

voulut prendre un air de sévérité, vous me forcerez à des mesures…Mais on ne l’écoutait pas, on ne la craignait guère. Elle se montrait trop

tolérante, chatouillée parmi ces petites qui avaient de la rigolade plein lesyeux, les prenant à part pour leur tirer les vers du nez sur leurs amants, leurfaisant même les cartes, lorsqu’un bout de l’établi était libre. Sa peau dure,sa carcasse de gendarme tressautait d’une joie dansante de commère, dèsqu’on était sur le chapitre de la bagatelle. Elle se blessait seulement des motscrus ; pourvu qu’on n’employât pas les mots crus, on pouvait tout dire.

Vrai ! Nana complétait à l’atelier une jolie éducation ! Oh ! elle avait desdispositions, bien sûr. Mais ça l’achevait, la fréquentation d’un tas de fillesdéjà éreintées de misère et de vice. On était là les unes sur les autres, onse pourrissait ensemble ; juste l’histoire des paniers de pommes, quand il ya des pommes gâtées. Sans doute, on se tenait devant la société, on évitaitde paraître trop rosse de caractère, trop dégoûtante d’expressions. Enfin,on posait pour la demoiselle comme il faut. Seulement, à l’oreille, dans lescoins, les saletés marchaient bon train. On ne pouvait pas se trouver deuxensemble, sans tout de suite se tordre de rire, en disant des cochonneries.Puis, on s’accompagnait le soir ; c’étaient alors des confidences, deshistoires à faire dresser les cheveux, qui attardaient sur les trottoirs les deuxgamines, allumées au milieu des coudoiements de la foule. Et il y avaitencore, pour les filles restées sages comme Nana, un mauvais air à l’atelier,l’odeur de bastringue et de nuits peu catholiques, apportée par les ouvrièrescoureuses, dans leurs chignons mal rattachés, dans leurs jupes si fripées

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qu’elles semblaient avoir couché avec. Les paresses molles des lendemainsde noce, les yeux culottés, ce noir des yeux que madame Lerat appelaithonnêtement les coups de poing de l’amour, les déhanchements, les voixenrouées, soufflaient une perversion au-dessus de l’établi, parmi l’éclat et lafragilité des fleurs artificielles. Nana reniflait, se grisait, lorsqu’elle sentaità côté d’elle une fille qui avait déjà vu le loup. Longtemps elle s’était miseauprès de la grande Lisa, qu’on disait grosse ; et elle coulait des regardsluisants sur sa voisine, comme si elle s’était attendue à la voir enfler etéclater tout d’un coup. Pour apprendre du nouveau, ça paraissait difficile. Lagredine savait tout, avait tout appris sur le pavé de la rue de la Goutte-d’Or.À l’atelier, simplement, elle voyait faire, il lui poussait peu à peu l’envie etle toupet de faire à son tour.

– On étouffe, murmura-t-elle en s’approchant d’une fenêtre comme pourbaisser davantage la jalousie.

Mais elle se pencha, regarda de nouveau à droite et à gauche. Au mêmeinstant, Léonie, qui guettait un homme, arrêté sur le trottoir d’en face,s’écria :

– Qu’est-ce qu’il fait là, ce vieux ? Il y a un quart d’heure qu’il espionneici.

– Quelque matou, dit madame Lerat. Nana, veux-tu bien venir t’asseoir !Je t’ai défendu de rester à la fenêtre.

Nana reprit les queues de violettes qu’elle roulait, et tout l’ateliers’occupa de l’homme. C’était un monsieur bien vêtu, en paletot, d’unecinquantaine d’années ; il avait une face blême, très sérieuse et très digne,avec un collier de barbe grise, correctement taillé. Pendant une heure, ilresta devant la boutique d’un herboriste, levant les yeux sur les jalousies del’atelier. Les fleuristes poussaient des petits rires, qui s’étouffaient dans lebruit de la rue ; et elles se courbaient, très affairées, au-dessus de l’ouvrage,avec des coups d’œil, pour ne pas perdre de vue le monsieur.

– Tiens ! fit remarquer Léonie, il a un lorgnon. Oh ! c’est un hommechic… Il attend Augustine, bien sûr.

Mais Augustine, une grande blonde laide, répondit aigrement qu’ellen’aimait pas les vieux. Et madame Lerat, hochant la tête, murmura avec sonsourire pincé, plein de sous-entendu :

– Vous avez tort, ma chère ; les vieux sont plus tendres.À ce moment, la voisine de Léonie, une petite personne grasse, lui lâcha

dans l’oreille une phrase ; et Léonie, brusquement, se renversa sur sa chaise,prise d’un accès de fou rire, se tordant, jetant des regards vers le monsieuret riant plus fort. Elle bégayait :

– C’est ça, oh ! c’est ça !… Ah ! cette Sophie, est-elle sale !

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– Qu’est-ce qu’elle a dit ? qu’est-ce qu’elle a dit ? demandait tout l’atelierbrûlant de curiosité.

Léonie essuyait les larmes de ses yeux, sans répondre. Quand elle fut unpeu calmée, elle se remit à gaufrer, en déclarant :

– Ça ne peut pas se répéter.On insistait, elle refusait de la tête, reprise par des bouffées de gaieté.

Alors Augustine, sa voisine de gauche, la supplia de le lui dire tout bas. EtLéonie, enfin, voulut bien le lui dire, les lèvres contre l’oreille. Augustinese renversa, se tordit à son tour. Puis, elle-même répéta la phrase, qui courutainsi d’oreille à oreille, au milieu des exclamations et des rires étouffés.Lorsque toutes connurent la saleté de Sophie, elles se regardèrent, elleséclatèrent ensemble, un peu rouges et confuses pourtant. Seule, madameLerat ne savait pas. Elle était très vexée.

– C’est bien mal poli ce que vous faites là, mesdemoiselles, dit-elle. Onne se parle jamais tout bas, quand il y a du monde… Quelque indécence,n’est-ce pas ? Ah ! c’est du propre !

Elle n’osa pourtant pas demander qu’on lui répétât la saleté de Sophie,malgré son envie furieuse de la connaître. Mais, pendant un instant, le nezbaissé, faisant de la dignité, elle se régala de la conversation des ouvrières.Une d’elles ne pouvait lâcher un mot, le mot le plus innocent, à propos de sonouvrage par exemple, sans qu’aussitôt les autres y entendissent malice ; ellesdétournaient le mot de son sens, lui donnaient une signification cochonne,mettaient des allusions extraordinaires sous des paroles simples commecelles-ci : « Ma pince est fendue, » ou bien : « Qui est-ce qui a fouillé dansmon petit pot ? » Et elles rapportaient tout au monsieur qui faisait le piedde grue en face, c’était le monsieur qui arrivait quand même au bout desallusions. Ah ! les oreilles devaient lui corner ! Elles finissaient par dire deschoses très bêtes, tant elles voulaient être malignes. Mais ça ne les empêchaitpas de trouver ce jeu-là bien amusant, excitées, les yeux fous, allant de plusfort en plus fort. Madame Lerat n’avait pas à se fâcher, on ne disait rien decru. Elle-même les fit toutes se rouler, en demandant :

– Mademoiselle Lisa, mon feu est éteint, passez-moi le vôtre.– Ah ! le feu de madame Lerat qui est éteint ! cria l’atelier.Elle voulut commencer une explication.– Quand vous aurez mon âge, mesdemoiselles…Mais on ne l’écoutait pas, on parlait d’appeler le monsieur pour rallumer

le feu de madame Lerat.Dans cette bosse de rires, Nana rigolait, il fallait voir ! Aucun mot à

double entente ne lui échappait. Elle en lâchait elle-même de raides, en lesappuyant du menton, rengorgée et crevant d’aise. Elle était dans le vicecomme un poisson dans l’eau. Et elle roulait très bien ses queues de violettes,

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tout en se tortillant sur sa chaise. Oh ! un chic épatant, pas même le temps derouler une cigarette. Rien que le geste de prendre une mince bande de papiervert, et allez-y ! le papier filait et enveloppait le laiton ; puis, une goutte degomme en haut pour coller, c’était fait, c’était un brin de verdure frais etdélicat, bon à mettre sur les appas des dames. Le chic était dans les doigts,dans ses doigts minces de gourgandine, qui semblaient désossés, souples etcâlins. Elle n’avait pu apprendre que ça du métier. On lui donnait à fairetoutes les queues de l’atelier, tant elle les faisait bien.

Cependant, le monsieur du trottoir d’en face s’en était allé. L’atelier secalmait, travaillait dans la grosse chaleur. Quand sonna midi, l’heure dudéjeuner, toutes se secouèrent. Nana, qui s’était précipitée vers la fenêtre,leur cria qu’elle allait descendre faire les commissions, si elles voulaient.Et Léonie lui commanda deux sous de crevettes, Augustine un cornet depommes de terre frites, Lisa une botte de radis, Sophie une saucisse. Puis,comme elle descendait, madame Lerat qui, trouvait drôle son amour pour lafenêtre, ce jour-là, dit en la rattrapant de ses grandes jambes :

– Attends donc, je vais avec toi, j’ai besoin de quelque chose.Mais voilà que, dans l’allée, elle aperçut le monsieur planté comme un

cierge, en train de jouer de la prunelle avec Nana ! La petite devint trèsrouge. Sa tante lui prit le bras d’une secousse, la fit trotter sur le pavé, tandisque le particulier emboîtait le pas. Ah ! le matou venait pour Nana ! Ehbien ! c’était gentil, à quinze ans et demi, de traîner ainsi des hommes àses jupes ! Et madame Lerat, vivement, la questionnait. Oh ! mon Dieu !Nana ne savait pas ; il la suivait depuis cinq jours seulement, elle ne pouvaitplus mettre le nez dehors, sans le rencontrer dans ses jambes ; elle le croyaitdans le commerce, oui, un fabricant de boutons en os. Madame Lerat fut trèsimpressionnée. Elle se retourna, guigna le monsieur du coin de l’œil.

– On voit bien qu’il a le sac, murmura-t-elle. Écoute, mon petit chat, ilfaudra tout me dire. Maintenant, tu n’as plus rien à craindre.

En causant, elles couraient de boutique en boutique, chez le charcutier,chez la fruitière, chez le rôtisseur. Et les commissions, dans des papiers gras,s’empilaient sur leurs mains. Mais elles restaient aimables, se dandinant,jetant derrière elles de légers rires et des œillades luisantes. Madame Leratelle-même prenait des grâces, faisait la jeune fille, à cause du fabricant deboutons qui les suivait toujours.

– Il est très distingué, déclara-t-elle en rentrant dans l’allée. S’il avaitseulement des intentions honnêtes…

Puis, comme elles montaient l’escalier, elle parut brusquement sesouvenir.

– À propos, dis-moi donc ce que ces demoiselles se sont dit à l’oreille ;tu sais, la saleté de Sophie ?

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Et Nana ne fit pas de façon. Seulement, elle prit madame Lerat par le cou,la força à redescendre deux marches, parce que, vrai, ça ne pouvait pas serépéter tout haut, même dans un escalier. Et elle souffla le mot. C’était sigros, que la tante se contenta de hocher la tête, en arrondissant les yeux eten tordant la bouche. Enfin, elle savait, ça ne la démangeait plus.

Les fleuristes déjeunaient sur leurs genoux, pour ne pas salir l’établi. Ellesse dépêchaient d’avaler, ennuyées de manger, préférant employer l’heure durepas à regarder les gens qui passaient ou à se faire des confidences dans lescoins. Ce jour-là, on tâcha de savoir où se cachait le monsieur de la matinée ;mais, décidément, il avait disparu. Madame Lerat et Nana se jetaient descoups d’œil, les lèvres cousues. Et il était déjà une heure dix, les ouvrièresne paraissaient pas pressées de reprendre leurs pinces, lorsque Léonie, d’unbruit des lèvres, du prrrout ! dont les ouvriers peintres s’appellent, signalal’approche de la patronne. Aussitôt, toutes furent sur leurs chaises, le nezdans l’ouvrage. Madame Titreville entra et fit le tour, sévèrement.

À partir de ce jour, madame Lerat se régala de la première histoire desa nièce. Elle ne la lâchait plus, l’accompagnait matin et soir, en mettant enavant sa responsabilité. Ça ennuyait bien un peu Nana ; mais ça la gonflaittout de même, d’être gardée comme un trésor ; et les conversations qu’ellesavaient dans les rues toutes les deux, avec le fabricant de boutons derrièreelles, l’échauffaient et lui donnaient plutôt l’envie de faire le saut. Oh ! satante comprenait le sentiment ; même le fabricant de boutons, ce monsieurâgé déjà et si convenable, l’attendrissait, car enfin le sentiment chez lespersonnes mûres a toujours des racines plus profondes. Seulement, elleveillait. Oui, il lui passerait plutôt sur le corps avant d’arriver à la petite.Un soir, elle s’approcha du monsieur et lui envoya raide comme balle quece qu’il faisait là n’était pas bien. Il la salua poliment, sans répondre, envieux rocantin habitué aux rebuffades des parents. Elle ne pouvait vraimentpas se fâcher, il avait de trop bonnes manières. Et c’étaient des conseilspratiques sur l’amour, des allusions sur les salopiauds d’hommes, toutessortes d’histoires de margots qui s’étaient bien repenties d’y avoir passé,dont Nana sortait languissante, avec des yeux de scélératesse dans son visageblanc.

Mais, un jour, rue du Faubourg-Poissonnière, le fabricant de boutonsavait osé allonger son nez entre la nièce et la tante, pour murmurer des chosesqui n’étaient pas à dire. Et madame Lerat, effrayée, répétant qu’elle n’étaitmême plus tranquille pour elle, lâcha tout le paquet à son frère. Alors cefut un autre train. Il y eut, chez les Coupeau, de jolis charivaris. D’abord, lezingueur flanqua une tripotée à Nana. Qu’est-ce qu’on lui apprenait ? cettegueuse-là donnait dans les vieux ! Ah bien ! qu’elle se laissât surprendreà se faire relicher dehors, elle était sûre de son affaire, il lui couperait le

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cou un peu vivement ! Avait-on jamais vu ! une morveuse qui se mêlait dedéshonorer la famille ! Et il la secouait, en disant, nom de Dieu ! qu’elleeût à marcher droit, car ce serait lui qui la surveillerait à l’avenir. Dèsqu’elle rentrait, il la visitait, il la regardait bien en face, pour deviner sielle ne rapportait pas une souris sur l’œil, un de ces petits baisers qui sefourrent là sans bruit. Il la flairait, la retournait. Un soir, elle reçut encoreune danse, parce qu’il lui avait trouvé une tache noire au cou. La mâtineosait dire que ce n’était pas un suçon ! oui, elle appelait ça un bleu, toutsimplement un bleu que Léonie lui avait fait en jouant. Il lui en donneraitdes bleus, il l’empêcherait bien de rouscailler, lorsqu’il devrait lui casser lespattes. D’autres fois, quand il était de belle humeur, il se moquait d’elle, illa blaguait. Vrai ! un joli morceau pour les hommes, une sole tant elle étaitplate, et avec ça des salières aux épaules, grandes à y fourrer le poing ! Nana,battue pour les vilaines choses qu’elle n’avait pas commises, traînée dansla crudité des accusations abominables de son père, montrait la soumissionsournoise et furieuse des bêtes traquées.

– Laisse-la donc tranquille ! répétait Gervaise plus raisonnable. Tu finiraspar lui en donner l’envie, à force de lui en parler.

Ah ! oui, par exemple, l’envie lui en venait ! C’est-à-dire que ça luidémangeait par tout le corps, de se cavaler et d’y passer, comme disait lepère Coupeau. Il la faisait trop vivre dans cette idée-là, une fille honnêtes’y serait allumée. Même, avec sa façon de gueuler, il lui apprit des chosesqu’elle ne savait pas encore, ce qui était bien étonnant. Alors, peu à peu,elle prit de drôles de manières. Un matin, il l’aperçut qui fouillait dans unpapier, pour se coller quelque chose sur la frimousse. C’était de la poudrede riz, dont elle emplâtrait par un goût pervers le satin si délicat de sa peau.Il la barbouilla avec le papier, à lui écorcher la figure, en la traitant de fillede meunier. Une autre fois, elle rapporta des rubans rouges pour retapersa casquette, ce vieux chapeau noir qui lui faisait tant de honte. Et il luidemanda furieusement d’où venaient ces rubans. Hein ? c’était sur le dosqu’elle avait gagné ça ! Ou bien elle les avait achetés à la foire d’empoigne ?Salope ou voleuse, peut-être déjà toutes les deux. À plusieurs reprises, il luivit ainsi dans les mains des objets gentils, une bague de cornaline, une pairede manches avec une petite dentelle, un de ces cœurs en doublé, des « Tâtez-y », que les filles se mettent entre les deux nénais. Coupeau voulait toutpiler ; mais elle défendait ses affaires avec rage : c’était à elle, des damesles lui avaient données, ou encore elle avait fait des échanges à l’atelier.Par exemple, le cœur, elle l’avait trouvé rue d’Aboukir. Lorsque son pèreécrasa son cœur d’un coup de talon, elle resta toute droite, blanche et crispée,tandis qu’une révolte intérieure la poussait à se jeter sur lui, pour lui arracher

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quelque chose. Depuis deux ans, elle rêvait d’avoir ce cœur, et voilà qu’onle lui aplatissait ! Non, elle trouvait ça trop fort, ça finirait à la fin !

Cependant, Coupeau mettait plus de taquinerie que d’honnêteté dans lafaçon dont il entendait mener Nana au doigt et à l’œil. Souvent, il avaittort, et ses injustices exaspéraient la petite. Elle en vint à manquer l’atelier ;puis, quand le zingueur lui administra sa roulée, elle se moqua de lui, ellerépondit qu’elle ne voulait plus retourner chez Titreville, parce qu’on laplaçait près d’Augustine, qui bien sûr devait avoir mangé ses pieds, tant elletrouillotait du goulot. Alors, Coupeau la conduisit lui-même rue du Caire,en priant la patronne de la coller toujours à côté d’Augustine, par punition.Chaque matin, pendant quinze jours, il prit la peine de descendre de labarrière Poissonnière pour accompagner Nana jusqu’à la porte de l’atelier.Et il restait cinq minutes sur le trottoir, afin d’être certain qu’elle était entrée.Mais, un matin, comme il s’était arrêté avec un camarade chez un marchandde vin de la rue Saint-Denis, il aperçut la mâtine, dix minutes plus tard, quifilait vite vers le bas de la rue, en secouant son panier aux crottes. Depuisquinze jours, elle le faisait poser, elle montait deux étages au lieu d’entrerchez Titreville, et s’asseyait sur une marche, en attendant qu’il fût parti.Lorsque Coupeau voulut s’en prendre à madame Lerat, celle-ci lui cria trèsvertement qu’elle n’acceptait pas la leçon : elle avait dit à sa nièce tout cequ’elle devait dire contre les hommes, ce n’était pas sa faute si la gaminegardait du goût pour ces salopiauds ; maintenant, elle s’en lavait les mains,elle jurait de ne plus se mêler de rien, parce qu’elle savait ce qu’elle savait,des cancans dans la famille, oui, des personnes qui osaient l’accuser de seperdre avec Nana et de goûter un sale plaisir à lui voir exécuter sous sesyeux le grand écart. D’ailleurs, Coupeau apprit de la patronne que Nanaétait débauchée par une autre ouvrière, ce petit chameau de Léonie, quivenait de lâcher les fleurs pour faire la noce. Sans doute l’enfant, gourmandeseulement de galette et de vacherie dans les rues, aurait encore pu se marieravec une couronne d’oranger sur la tête. Mais, fichtre ! il fallait se presserjoliment si l’on voulait la donner à un mari sans rien de déchiré, propre eten bon état, complète enfin ainsi que les demoiselles qui se respectent.

Dans la maison, rue de la Goutte-d’Or, on parlait du vieux de Nana,comme d’un monsieur que tout le monde connaissait. Oh ! il restait trèspoli, un peu timide même, mais entêté et patient en diable, la suivant àdix pas d’un air de toutou obéissant. Des fois même, il entrait jusque dansla cour. Madame Gaudron le rencontra un soir sur le palier du second,qui filait le long de la rampe, le nez baissé, allumé et peureux. Et lesLorilleux menaçaient de déménager si leur chiffon de nièce amenait encoredes hommes à son derrière, car ça devenait dégoûtant, l’escalier en étaitplein, on ne pouvait plus descendre sans en voir à toutes les marches, en

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train de renifler et d’attendre ; vrai, on aurait cru qu’il y avait une bêteen folie, dans ce coin de la maison. Les Boche s’apitoyaient sur le sortde ce pauvre monsieur, un homme si respectable, qui se toquait d’unepetite coureuse. Enfin ! c’était un commerçant, ils avaient vu sa fabriquede boutons boulevard de la Villette, il aurait pu faire un sort à une femme,s’il était tombé sur une fille honnête. Grâce aux détails donnés par lesconcierges, tous les gens du quartier, les Lorilleux eux-mêmes, montraientla plus grande considération pour le vieux, quand il passait sur les talons deNana, la lèvre pendante dans sa face blême, avec son collier de barbe grise,correctement taillé.

Pendant le premier mois, Nana s’amusa joliment de son vieux. Il fallaitle voir, toujours en petoche autour d’elle. Un vrai fouille-au-pot, qui tâtait sajupe par derrière, dans la foule, sans avoir l’air de rien. Et ses jambes ! descotrets de charbonnier, de vraies allumettes ! Plus de mousse sur le caillou,quatre cheveux frisant à plat dans le cou, si bien qu’elle était toujours tentéede lui demander l’adresse du merlan qui lui faisait la raie. Ah ! quel vieuxbirbe ! il était rien folichon !

Puis, à le retrouver sans cesse là, il ne lui parut plus si drôle. Elle avait unepeur sourde de lui, elle aurait crié s’il s’était approché. Souvent, lorsqu’elles’arrêtait devant un bijoutier, elle l’entendait tout d’un coup qui lui bégayaitdes choses dans le dos. Et c’était vrai ce qu’il disait ; elle aurait bienvoulu avoir une croix avec un velours au cou, ou encore de petites bouclesd’oreille de corail, si petites, qu’on croirait des gouttes de sang. Même, sansambitionner des bijoux, elle ne pouvait vraiment pas rester un guenillon, elleétait lasse de se retaper avec la gratte des ateliers de la rue du Caire, elle avaitsurtout assez de sa casquette, ce caloquet sur lequel les fleurs chipées chezTitreville faisaient un effet de gringuenaudes pendues comme des sonnettesau derrière d’un pauvre homme. Alors, trottant dans la boue, éclabousséepar les voitures, aveuglée par le resplendissement des étalages, elle avait desenvies qui la tortillaient à l’estomac, ainsi que des fringales, des envies d’êtrebien mise, de manger dans les restaurants, d’aller au spectacle, d’avoir unechambre à elle avec de beaux meubles. Elle s’arrêtait toute pâle de désir, ellesentait monter du pavé de Paris une chaleur le long de ses cuisses, un appétitféroce de mordre aux jouissances dont elle était bousculée, dans la grandecohue des trottoirs. Et, ça ne manquait jamais, justement à ces moments-là,son vieux lui coulait à l’oreille des propositions. Ah ! comme elle lui auraittapé dans la main, si elle n’avait pas eu peur de lui, une révolte intérieure quila raidissait dans ses refus, furieuse et dégoûtée de l’inconnu de l’homme,malgré tout son vice.

Mais, lorsque l’hiver arriva, l’existence devint impossible chez lesCoupeau. Chaque soir, Nana recevait sa raclée. Quand le père était las de

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la battre, la mère lui envoyait des torgnoles, pour lui apprendre à bien seconduire. Et c’étaient souvent des danses générales ; dès que l’un tapait,l’autre la défendait, si bien que tous les trois finissaient par se rouler sur lecarreau, au milieu de la vaisselle cassée. Avec ça, on ne mangeait point à safaim, on crevait de froid. Si la petite s’achetait quelque chose de gentil, unnœud de ruban, des boutons de manchette, les parents le lui confisquaient etallaient le laver. Elle n’avait rien à elle que sa rente de calottes avant de sefourrer dans le lambeau de drap, où elle grelottait sous son petit jupon noirqu’elle étalait pour toute couverture. Non, cette sacrée vie-là ne pouvait pascontinuer, elle ne voulait point y laisser sa peau. Son père, depuis longtemps,ne comptait plus ; quand un père se soûle comme le sien se soûlait, ce n’estpas un père, c’est une sale bête dont on voudrait bien être débarrassé. Et,maintenant, sa mère dégringolait à son tour dans son amitié. Elle buvait,elle aussi. Elle entrait par goût chercher son homme chez le père Colombe,histoire de se faire offrir des consommations ; et elle s’attablait très bien, sansafficher des airs dégoûtés comme la première fois, sifflant les verres d’untrait, traînant ses coudes pendant des heures et sortant de là avec les yeuxhors de la tête. Lorsque Nana, en passant devant l’Assommoir, apercevait samère au fond, le nez dans la goutte, avachie au milieu des engueulades deshommes, elle était prise d’une colère bleue, parce que la jeunesse, qui a lebec tourné à une autre friandise, ne comprend pas la boisson. Ces soirs-là,elle avait un beau tableau, le papa pochard, la maman pocharde, un tonnerrede Dieu de cambuse où il n’y avait pas de pain et qui empoisonnait la liqueur.Enfin, une sainte ne serait pas restée là-dedans. Tant pis ! si elle prenait de lapoudre d’escampette un de ces jours, ses parents pourraient bien faire leurmea culpa et dire qu’ils l’avaient eux-mêmes poussée dehors.

Un samedi, Nana trouva en rentrant son père et sa mère dans un étatabominable. Coupeau, tombé en travers du lit, ronflait. Gervaise, tassée surune chaise, roulait la tête avec des yeux vagues et inquiétants ouverts sur levide. Elle avait oublié de faire chauffer le dîner, un restant de ragoût. Unechandelle, qu’elle ne mouchait pas, éclairait la misère honteuse du taudis.

– C’est toi, chenillon ? bégaya Gervaise. Ah bien ! ton père va teramasser !

Nana ne répondait pas, restait toute blanche, regardait le poêle froid, latable sans assiettes, la pièce lugubre où cette paire de soûlards mettaientl’horreur blême de leur hébétement. Elle n’ôta pas son chapeau, fit le tourde la chambre ; puis, les dents serrées, elle rouvrit la porte, elle s’en alla.

– Tu redescends ? demanda sa mère, sans pouvoir tourner la tête.– Oui, j’ai oublié quelque chose. Je vais remonter… Bonsoir.Et elle ne revint pas. Le lendemain, les Coupeau, dessoûlés, se battirent,

en se jetant l’un à l’autre à la figure l’envolement de Nana. Ah ! elle était

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loin, si elle courait toujours ! Comme on dit aux enfants pour les moineaux,les parents pouvaient aller lui mettre un grain de sel au derrière, ils larattraperaient peut-être. Ce fut un grand coup qui écrasa encore Gervaise ;car elle sentit très bien, malgré son avachissement, que la culbute de sa petite,en train de se faire caramboler, l’enfonçait davantage, seule maintenant,n’ayant plus d’enfant à respecter, pouvant se lâcher aussi bas qu’elletomberait. Oui, ce chameau dénaturé lui emportait le dernier morceau deson honnêteté dans ses jupons sales. Et elle se grisa trois jours, furieuse, lespoings serrés, la bouche enflée de mots abominables contre sa garce de fille.Coupeau, après avoir roulé les boulevards extérieurs et regardé sous le neztous les torchons qui passaient, fumait de nouveau sa pipe, tranquille commeBaptiste ; seulement, quand il était à table, il se levait parfois, les bras enl’air, un couteau au poing, en criant qu’il était déshonoré ; et il se rasseyaitpour finir sa soupe.

Dans la maison, où chaque mois des filles s’envolaient comme desserins dont on laisserait les cages ouvertes, l’accident des Coupeau n’étonnapersonne. Mais les Lorilleux triomphaient. Ah ! ils l’avaient prédit que lapetite leur chierait du poivre ! C’était mérité, toutes les fleuristes tournaientmal. Les Boche et les Poisson ricanaient également, en faisant une dépenseet un étalage extraordinaires de vertu. Seul, Lantier défendait sournoisementNana. Mon Dieu ! sans doute, déclarait-il de son air puritain, une demoisellequi se cavalait offensait toutes les lois ; puis, il ajoutait, avec une flammedans le coin des yeux, que, sacredié ! la gamine était aussi trop jolie pourfoutre la misère à son âge.

– Vous ne savez pas ? cria un jour madame Lorilleux dans la loge desBoche, où la coterie prenait du café, eh bien ! vrai comme la lumière du journous éclaire, c’est la Banban qui a vendu sa fille… Oui, elle l’a vendue, etj’ai des preuves !… Ce vieux, qu’on rencontrait matin et soir dans l’escalier,il montait déjà donner des acomptes. Ça crevait les yeux. Et, hier donc !quelqu’un les a aperçus ensemble à l’Ambigu, la donzelle et son matou…Ma parole d’honneur ! ils sont ensemble, vous voyez bien !

On acheva le café, en discutant ça. Après tout, c’était possible, il se passaitdes choses encore plus fortes. Et, dans le quartier, les gens les mieux posésfinirent par répéter que Gervaise avait vendu sa fille.

Gervaise, maintenant, traînait ses savates, en se fichant du monde. Onl’aurait appelée voleuse, dans la rue, qu’elle ne se serait pas retournée.Depuis un mois, elle ne travaillait plus chez madame Fauconnier, qui avaitdû la flanquer à la porte, pour éviter des disputes. En quelques semaines,elle était entrée chez huit blanchisseuses ; elle faisait deux ou trois joursdans chaque atelier, puis elle recevait son paquet, tellement elle cochonnaitl’ouvrage, sans soin, malpropre, perdant la tête jusqu’à oublier son métier.

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Enfin, se sentant gâcheuse, elle venait de quitter le repassage, elle lavait àla journée, au lavoir de la rue Neuve ; patauger, se battre avec la crasse,redescendre dans ce que le métier a de rude et de facile, ça marchait encore,ça l’abaissait d’un cran sur la pente de sa dégringolade. Par exemple, lelavoir ne l’embellissait guère. Un vrai chien crotté, quand elle sortait de là-dedans, trempée, montrant sa chair bleuie. Avec ça, elle grossissait toujours,malgré ses danses devant le buffet vide, et sa jambe se tortillait si fort, qu’ellene pouvait plus marcher près de quelqu’un, sans manquer de le jeter parterre, tant elle boitait.

Naturellement, lorsqu’on se décatit à ce point, tout l’orgueil de lafemme s’en va. Gervaise avait mis sous elle ses anciennes fiertés, sescoquetteries, ses besoins de sentiments, de convenances et d’égards. Onpouvait lui allonger des coups de soulier partout, devant et derrière, ellene les sentait pas, elle devenait trop flasque et trop molle. Ainsi, Lantierl’avait complètement lâchée ; il ne la pinçait même plus pour la forme ;et elle semblait ne s’être pas aperçue de cette fin d’une longue liaison,lentement traînée et dénouée dans une lassitude mutuelle. C’était, pourelle, une corvée de moins. Même les rapports de Lantier et de Virginie lalaissaient parfaitement calme, tant elle avait une grosse indifférence pourtoutes ces bêtises dont elle rageait si fort autrefois. Elle leur aurait tenu lachandelle, s’ils avaient voulu. Personne maintenant n’ignorait la chose, lechapelier et l’épicière menaient un beau train. Ça leur était trop commodeaussi, ce cornard de Poisson avait tous les deux jours un service de nuit,qui le faisait grelotter sur les trottoirs déserts, pendant que sa femme et levoisin, à la maison, se tenaient les pieds chauds. Oh ! ils ne se pressaientpas, ils entendaient sonner lentement ses bottes, le long de la boutique, dansla rue noire et vide, sans pour cela hasarder leurs nez hors de la couverture.Un sergent de ville ne connaît que son devoir, n’est-ce pas ? et ils restaienttranquillement jusqu’au jour à lui endommager sa propriété, pendant quecet homme sévère veillait sur la propriété des autres. Tout le quartier dela Goutte-d’Or rigolait de cette bonne farce. On trouvait drôle le cocuagede l’autorité. D’ailleurs, Lantier avait conquis ce coin-là. La boutique etla boutiquière allaient ensemble. Il venait de manger une blanchisseuse ; àprésent, il croquait une épicière ; et s’il s’établissait à la file des mercières,des papetières, des modistes, il était de mâchoires assez larges pour lesavaler.

Non, jamais on n’a vu un homme se rouler comme ça dans le sucre.Lantier avait joliment choisi son affaire en conseillant à Virginie uncommerce de friandises. Il était trop Provençal pour ne pas adorer lesdouceurs ; c’est-à-dire qu’il aurait vécu de pastilles, de boules de gomme,de dragées et de chocolat. Les dragées surtout, qu’il appelait des « amandes

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sucrées », lui mettaient une petite mousse aux lèvres, tant elles luichatouillaient la gargamelle. Depuis un an, il ne vivait plus que de bonbons.Il ouvrait les tiroirs, se fichait des culottes tout seul, quand Virginie le priaitde garder la boutique. Souvent, en causant, devant des cinq ou six personnes,il ôtait le couvercle d’un bocal du comptoir, plongeait la main, croquaitquelque chose ; le bocal restait ouvert et se vidait. On ne faisait plus attentionà ça, une manie, disait-il. Puis, il avait imaginé un rhume perpétuel, uneirritation de la gorge, qu’il parlait d’adoucir. Il ne travaillait toujours pas,avait en vue des affaires de plus en plus considérables ; pour lors, il mijotaitune invention superbe, le chapeau-parapluie, un chapeau qui se transformaitsur la tête en rifflard, aux premières gouttes d’une averse ; et il promettaità Poisson une moitié des bénéfices, il lui empruntait même des pièces devingt francs, pour les expériences. En attendant, la boutique fondait sur salangue ; toutes les marchandises y passaient, jusqu’aux cigares en chocolatet aux pipes de caramel rouge. Quand il crevait de sucreries, et que, pris detendresse, il se payait une dernière lichade sur la patronne, dans un coin,celle-ci le trouvait tout sucré, les lèvres comme des pralines. Un hommejoliment gentil à embrasser ! Positivement, il devenait tout miel. Les Bochedisaient qu’il lui suffisait de tremper son doigt dans son café, pour en faireun vrai sirop.

Lantier, attendri par ce dessert continu, se montrait paternel pourGervaise. Il lui donnait des conseils, la grondait de ne plus aimer le travail.Que diable ! une femme, à son âge, devait savoir se retourner ! Et ill’accusait d’avoir toujours été gourmande. Mais, comme il faut tendre lamain aux gens, même lorsqu’ils ne le méritent guère, il tâchait de lui trouverde petits travaux. Ainsi, il avait décidé Virginie à faire venir Gervaise unefois par semaine pour laver la boutique et les chambres ; ça la connaissait,l’eau de potasse ; et, chaque fois, elle gagnait trente sous. Gervaise arrivaitle samedi matin, avec un seau et sa brosse, sans paraître souffrir de revenirainsi faire une sale et humble besogne, la besogne des torchons de vaisselle,dans ce logement où elle avait trôné en belle patronne blonde. C’était undernier aplatissement, la fin de son orgueil.

Un samedi, elle eut joliment du mal. Il avait plu trois jours, les pieds despratiques semblaient avoir apporté dans le magasin toute la boue du quartier.Virginie était au comptoir, en train de faire la dame, bien peignée, avec unpetit col et des manches de dentelle. À côté d’elle, sur l’étroite banquette demoleskine rouge, Lantier se prélassait, l’air chez lui, comme le vrai patronde la baraque ; et il envoyait négligemment la main dans un bocal de pastillesà la menthe, histoire de croquer du sucre, par habitude.

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– Dites donc, madame Coupeau ! cria Virginie qui suivait le travail de lalaveuse, les lèvres pincées, vous laissez de la crasse, là-bas, dans ce coin.Frottez-moi donc un peu mieux ça !

Gervaise obéit. Elle retourna dans le coin, recommença à laver.Agenouillée par terre, au milieu de l’eau sale, elle se pliait en deux, lesépaules saillantes, les bras violets et raidis. Son vieux jupon trempé lui collaitaux fesses. Elle faisait sur le parquet un tas de quelque chose de pas propre,dépeignée, montrant par les trous de sa camisole l’enflure de son corps, undébordement de chairs molles qui voyageaient, roulaient et sautaient, sousles rudes secousses de sa besogne ; et elle suait tellement, que, de son visageinondé, pissaient de grosses gouttes.

– Plus on met de l’huile de coude, plus ça reluit, dit sentencieusementLantier, la bouche pleine de pastilles.

Virginie, renversée avec un air de princesse, les yeux demi-clos, suivaittoujours le lavage, lâchait des réflexions.

– Encore un peu à droite. Maintenant, faites bien attention à la boiserie…Vous savez, je n’ai pas été très contente, samedi dernier. Les taches étaientrestées.

Et tous les deux, le chapelier et l’épicière, se carraient davantage, commesur un trône, tandis que Gervaise se traînait à leurs pieds, dans la boue noire.Virginie devait jouir, car ses yeux de chat s’éclairèrent un instant d’étincellesjaunes, et elle regarda Lantier avec un sourire mince. Enfin, ça la vengeaitdonc de l’ancienne fessée du lavoir, qu’elle avait toujours gardée sur laconscience !

Cependant, un léger bruit de scie venait de la pièce du fond, lorsqueGervaise cessait de frotter. Par la porte ouverte, on apercevait, se détachantsur le jour blafard de la cour, le profil de Poisson, en congé ce jour-là,et profitant de son loisir pour se livrer à sa passion des petites boîtes. Ilétait assis devant une table et découpait, avec un soin extraordinaire, desarabesques dans l’acajou d’une caisse à cigares.

– Écoutez, Badingue ! cria Lantier, qui s’était remis à lui donner cesurnom, par amitié ; je retiens votre boîte, un cadeau pour une demoiselle.

Virginie le pinça, mais le chapelier galamment, sans cesser de sourire, luirendit le bien pour le mal, en faisant la souris le long de son genou, sousle comptoir ; et il retira sa main d’une façon naturelle, lorsque le mari levala tête, montrant son impériale et ses moustaches rouges, hérissées dans saface terreuse.

– Justement, dit le sergent de ville, je travaillais à votre intention,Auguste. C’était un souvenir d’amitié.

– Ah ! fichtre alors, je garderai votre petite machine ! reprit Lantier enriant. Vous savez, je me la mettrai au cou avec un ruban.

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Puis, brusquement, comme si cette idée en éveillait une autre :– À propos ! s’écria-t-il, j’ai rencontré Nana, hier soir.Du coup, l’émotion de cette nouvelle assit Gervaise dans la mare d’eau

sale qui emplissait la boutique. Elle demeura suante, essoufflée, avec sabrosse à la main.

– Ah ! murmura-t-elle simplement.– Oui, je descendais la rue des Martyrs, je regardais une petite qui se

tortillait au bras d’un vieux, devant moi, et je me disais : Voilà un troufignonque je connais… Alors, j’ai redoublé le pas, je me suis trouvé nez à nezavec ma sacrée Nana… Allez, vous n’avez pas à la plaindre, elle est bienheureuse, une jolie robe de laine sur le dos, une croix d’or au cou, et l’airdrôlichon avec ça !

– Ah ! répéta Gervaise d’une voix plus sourde.Lantier, qui avait fini les pastilles, prit un sucre d’orge dans un autre

bocal.– Elle a un vice, cette enfant ! continua-t-il. Imaginez-vous qu’elle m’a

fait signe de la suivre, avec un aplomb bœuf. Puis, elle a remisé son vieuxquelque part, dans un café… Oh ! épatant, le vieux ! vidé, le vieux !… Et elleest revenue me rejoindre sous une porte. Un vrai serpent ! gentille, et faisantsa tata, et vous lichant comme un petit chien ! Oui, elle m’a embrassé, ellea voulu savoir des nouvelles de tout le monde… Enfin, j’ai été bien contentde la rencontrer.

– Ah ! dit une troisième fois Gervaise.Elle se tassait, elle attendait toujours. Sa fille n’avait donc pas eu une

parole pour elle ? Dans le silence, on entendait de nouveau la scie de Poisson.Lantier, égayé, suçait rapidement son sucre d’orge, avec un sifflement deslèvres.

– Eh bien ! moi, je puis la voir, je passerai de l’autre côté de la rue, repritVirginie, qui venait encore de pincer le chapelier d’une main féroce. Oui, lerouge me monterait au front, d’être saluée en public par une de ces filles…Ce n’est pas parce que vous êtes là, madame Coupeau, mais votre fille estune jolie pourriture. Poisson en ramasse tous les jours qui valent davantage.

Gervaise ne disait rien, ne bougeait pas, les yeux fixes dans le vide. Ellefinit par hocher lentement la tête, comme pour répondre aux idées qu’ellegardait en elle, pendant que le chapelier, la mine friande, murmurait :

– De cette pourriture-là, on s’en ficherait volontiers des indigestions.C’est tendre comme du poulet…

Mais l’épicière le regardait d’un air si terrible, qu’il dut s’interrompre etl’apaiser par une gentillesse. Il guetta le sergent de ville, l’aperçut le nez sursa petite boîte, et profita de ça pour fourrer le sucre d’orge dans la bouche de

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Virginie. Alors, celle-ci eut un rire complaisant. Puis, elle tourna sa colèrecontre la laveuse.

– Dépêchez-vous un peu, n’est-ce pas ? Ça n’avance guère la besogne,de rester là comme une borne… Voyons, remuez-vous, je n’ai pas envie depatauger dans l’eau jusqu’à ce soir.

Et elle ajouta plus bas, méchamment :– Est-ce que c’est ma faute si sa fille fait la noce !Sans doute, Gervaise n’entendit pas. Elle s’était remise à frotter le

parquet, l’échine cassée, aplatie par terre et se traînant avec des mouvementsengourdis de grenouille. De ses deux mains, crispées sur le bois de la brosse,elle poussait devant elle un flot noir, dont les éclaboussures la mouchetaientde boue, jusque dans ses cheveux. Il n’y avait plus qu’à rincer, après avoirbalayé les eaux sales au ruisseau.

Cependant, au bout d’un silence, Lantier qui s’ennuyait haussa la voix.– Vous ne savez pas, Badingue, cria-t-il, j’ai vu votre patron hier, rue de

Rivoli. Il est diablement ravagé, il n’en a pas pour six mois dans le corps…Ah ! dame ! avec la vie qu’il fait !

Il parlait de l’empereur. Le sergent de ville répondit d’un ton sec, sanslever les yeux :

– Si vous étiez le gouvernement, vous ne seriez pas si gras.– Oh ! mon bon, si j’étais le gouvernement, reprit le chapelier en affectant

une brusque gravité, les choses iraient un peu mieux, je vous en flanque monbillet… Ainsi, leur politique extérieure, vrai ! ça fait suer, depuis quelquetemps. Moi, moi qui vous parle, si je connaissais seulement un journaliste,pour l’inspirer de mes idées…

Il s’animait, et comme il avait fini de croquer son sucre d’orge, il venaitd’ouvrir un tiroir, dans lequel il prenait des morceaux de pâte de guimauve,qu’il gobait en gesticulant.

– C’est bien simple… Avant tout, je reconstituerais la Pologne, etj’établirais un grand État scandinave, qui tiendrait en respect le géantdu Nord… Ensuite, je ferais une république de tous les petits royaumesallemands… Quant à l’Angleterre, elle n’est guère à craindre ; si ellebougeait, j’enverrais cent mille hommes dans l’Inde… Ajoutez que jereconduirais, la crosse dans le dos, le Grand Turc à la Mecque, et le pape àJérusalem… Hein ? l’Europe serait vite propre. Tenez ! Badingue, regardezun peu…

Il s’interrompit pour prendre à poignée cinq ou six morceaux de pâte deguimauve.

– Eh bien ! ce ne serait pas plus long que d’avaler ça.Et il jetait, dans sa bouche ouverte, les morceaux les uns après les autres.

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– L’empereur a un autre plan, dit le sergent de ville, au bout de deuxgrandes minutes de réflexion.

– Laissez donc ! reprit violemment le chapelier. On le connaît, sonplan ! L’Europe se fiche de nous… Tous les jours, les larbins des Tuileriesramassent votre patron sous la table, entre deux gadoues du grand monde.

Mais Poisson s’était levé. Il s’avança et mit la main sur son cœur, endisant :

– Vous me blessez, Auguste. Discutez sans faire de personnalités.Virginie alors intervint, en les priant de lui flanquer la paix. Elle avait

l’Europe quelque part. Comment deux hommes qui partageaient tout le reste,pouvaient-ils s’attraper sans cesse à propos de la politique ? Ils mâchèrentun instant de sourdes paroles. Puis, le sergent de ville, pour montrer qu’iln’avait pas de rancune, apporta le couvercle de sa petite boîte, qu’il venaitde terminer ; on lisait dessus, en lettres marquetées : À Auguste, souvenird’amitié. Lantier, très flatté, se renversa, s’étala, si bien qu’il était presquesur Virginie. Et le mari regardait ça, avec son visage couleur de vieux mur,dans lequel ses yeux troubles ne disaient rien ; mais les poils rouges de sesmoustaches remuaient tout seuls par moments, d’une drôle de façon, ce quiaurait pu inquiéter un homme moins sûr de son affaire que le chapelier.

Cet animal de Lantier avait ce toupet tranquille qui plaît aux dames.Comme Poisson tournait le dos, il lui poussa l’idée farce de poser unbaiser sur l’œil gauche de madame Poisson. D’ordinaire, il montrait uneprudence sournoise ; mais, quand il s’était disputé pour la politique, ilrisquait tout, histoire d’avoir raison sur la femme. Ces caresses goulues,chipées effrontément derrière le sergent de ville, le vengeaient de l’Empire,qui faisait de la France une maison à gros numéro. Seulement, cette fois,il avait oublié la présence de Gervaise. Elle venait de rincer et d’essuyer laboutique, elle se tenait debout près du comptoir, à attendre qu’on lui donnâtses trente sous. Le baiser sur l’œil la laissa très calme, comme une chosenaturelle dont elle ne devait pas se mêler. Virginie parut un peu embêtée.Elle jeta les trente sous sur le comptoir, devant Gervaise. Celle-ci ne bougeapas, ayant l’air d’attendre toujours, secouée encore par le lavage, mouilléeet laide comme un chien qu’on tirerait d’un égout.

– Alors, elle ne vous a rien dit ? demanda-t-elle enfin au chapelier.– Qui ça ? cria-t-il. Ah ! oui, Nana !… Mais non, rien autre chose. La

gueuse a une bouche ! un petit pot de fraises !Et Gervaise s’en alla avec ses trente sous dans la main. Ses savates

éculées crachaient comme des pompes, de véritables souliers à musique, quijouaient un air en laissant sur le trottoir les empreintes mouillées de leurslarges semelles.

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Dans le quartier, les soûlardes de son espèce racontaient maintenantqu’elle buvait pour se consoler de la culbute de sa fille. Elle-même, quandelle sifflait son verre de rogome sur le comptoir, prenait des airs de drame,se jetait ça dans le plomb en souhaitant que ça la fît crever. Et, les joursoù elle rentrait ronde comme une bourrique, elle bégayait que c’était lechagrin. Mais les gens honnêtes haussaient les épaules ; on la connaît celle-là, de mettre les culottes de poivre d’Assommoir sur le compte du chagrin ;en tout cas, ça devait s’appeler du chagrin en bouteille. Sans doute, aucommencement, elle n’avait pas digéré la fugue de Nana. Ce qui restait enelle d’honnêteté se révoltait ; puis, généralement, une mère n’aime pas sedire que sa demoiselle, juste à la minute, se fait peut-être tutoyer par lepremier venu. Mais elle était déjà trop abêtie, la tête malade et le cœur écrasé,pour garder longtemps cette honte. Chez elle, ça entrait et ça sortait. Ellerestait très bien des huit jours sans songer à sa gourgandine ; et, brusquement,une tendresse ou une colère l’empoignait, des fois à jeun, des fois le sacplein, un besoin furieux de pincer Nana dans un petit endroit, où elle l’auraitpeut-être embrassée, peut-être rouée de coups, selon son envie du moment.Elle finissait par n’avoir plus une idée bien nette de l’honnêteté. Seulement,Nana était à elle, n’est-ce pas ? Eh bien ! lorsqu’on a une propriété, on neveut pas la voir s’évaporer.

Alors, dès que ces pensées la prenaient, Gervaise regardait dans les ruesavec des yeux de gendarme. Ah ! si elle avait aperçu son ordure, comme ellel’aurait raccompagnée à la maison ! On bouleversait le quartier, cette année-là. On perçait le boulevard Magenta et le boulevard Ornano, qui emportaientl’ancienne barrière Poissonnière et trouaient le boulevard extérieur. C’était àne plus s’y reconnaître. Tout un côté de la rue des Poissonniers était par terre.Maintenant, de la rue de la Goutte-d’Or, on voyait une immense éclaircie, uncoup de soleil et d’air libre ; et, à la place des masures qui bouchaient la vuede ce côté, s’élevait, sur le boulevard Ornano, un vrai monument, une maisonà six étages, sculptée comme une église, dont les fenêtres claires, tendues derideaux brodés, sentaient la richesse. Cette maison-là, toute blanche, poséejuste en face de la rue, semblait l’éclairer d’une enfilade de lumière. Même,chaque jour, elle faisait disputer Lantier et Poisson. Le chapelier ne tarissaitpas sur les démolitions de Paris ; il accusait l’empereur de mettre partout despalais, pour renvoyer les ouvriers en province ; et le sergent de ville, pâled’une colère froide, répondait qu’au contraire l’empereur songeait d’abordaux ouvriers, qu’il raserait Paris, s’il le fallait, dans le seul but de leur donnerdu travail. Gervaise, elle aussi, se montrait ennuyée de ces embellissements,qui lui dérangeaient le coin noir de faubourg auquel elle était accoutumée.Son ennui venait de ce que, précisément, le quartier s’embellissait à l’heureoù elle-même tournait à la ruine. On n’aime pas, quand on est dans la crotte,

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recevoir un rayon en plein sur la tête. Aussi, les jours où elle cherchait Nana,rageait-elle d’enjamber des matériaux, de patauger le long des trottoirs enconstruction, de butter contre des palissades. La belle bâtisse du boulevardOrnano la mettait hors des gonds. Des bâtisses pareilles, c’était pour descatins comme Nana.

Cependant, elle avait eu plusieurs fois des nouvelles de la petite. Il ya toujours de bonnes langues qui sont pressées de vous faire un mauvaiscompliment. Oui, on lui avait conté que la petite venait de planter là sonvieux, un beau coup de fille sans expérience. Elle était très bien chez cevieux, dorlotée, adorée, libre même, si elle avait su s’y prendre. Mais lajeunesse est bête, elle devait s’en être allée avec quelque godelureau, onne savait pas bien au juste. Ce qui semblait certain, c’était qu’une après-midi, sur la place de la Bastille, elle avait demandé à son vieux trois souspour un petit besoin, et que le vieux l’attendait encore. Dans les meilleurescompagnies, on appelle ça pisser à l’anglaise. D’autres personnes juraientl’avoir aperçue depuis, pinçant un chahut au Grand Salon de la Folie, ruede la Chapelle. Et ce fut alors que Gervaise s’imagina de fréquenter lesbastringues du quartier. Elle ne passa plus devant la porte d’un bal sansentrer. Coupeau l’accompagnait. D’abord, ils firent simplement le tour dessalles, en dévisageant les traînées qui se trémoussaient. Puis, un soir, ayantde la monnaie, ils s’attablèrent et burent un saladier de vin à la française,histoire de se rafraîchir et d’attendre voir si Nana ne viendrait pas. Au boutd’un mois, ils avaient oublié Nana, ils se payaient le bastringue pour leurplaisir, aimant regarder les danses. Pendant des heures, sans rien se dire, ilsrestaient le coude sur la table, hébétés au milieu du tremblement du plancher,s’amusant sans doute au fond à suivre de leurs yeux pâles les roulures debarrière, dans l’étouffement et la clarté rouge de la salle.

Justement, un soir de novembre, ils étaient entrés au Grand Salon de laFolie pour se réchauffer. Dehors, un petit frisquet coupait en deux la figuredes passants. Mais la salle était bondée. Il y avait là-dedans un grouillementdu tonnerre de Dieu, du monde à toutes les tables, du monde au milieu, dumonde en l’air, un vrai tas de charcuterie ; oui, ceux qui aimaient les tripes àla mode de Caen, pouvaient se régaler. Quand ils eurent fait deux fois le toursans trouver une table, ils prirent le parti de rester debout, à attendre qu’unesociété eût débarrassé le plancher. Coupeau se dandinait sur ses pieds, enblouse sale, en vieille casquette de drap sans visière, aplatie au sommet ducrâne. Et, comme il barrait le passage, il vit un petit jeune homme maigre quiessuyait la manche de son paletot, après lui avoir donné un coup de coude.

– Dites donc ! cria-t-il, furieux, en retirant son brûle-gueule de sa bouchenoire, vous ne pourriez pas demander excuse ?… Et ça fait le dégoûté encore,parce qu’on porte une blouse !

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Le jeune homme s’était retourné, toisant le zingueur, qui continuait :– Apprends un peu, bougre de greluchon, que la blouse est le plus beau

vêtement, oui ! le vêtement du travail !… Je vas t’essuyer, moi, si tuveux, avec une paire de claques… A-t-on jamais vu des tantes pareilles quiinsultent l’ouvrier !

Gervaise tâchait vainement de le calmer. Il s’étalait dans ses guenilles, iltapait sur sa blouse, en gueulant :

– Là-dedans, il y a la poitrine d’un homme !Alors, le jeune homme se perdit au milieu de la foule, en murmurant :– En voilà un sale voyou !Coupeau voulut le rattraper. Plus souvent qu’il se laissât mécaniser par un

paletot ! Il n’était seulement pas payé, celui-là ! Quelque pelure d’occasionpour lever une femme sans lâcher un centime. S’il le retrouvait, il le collait àgenoux et lui faisait saluer la blouse. Mais l’étouffement était trop grand, onne pouvait pas marcher. Gervaise et lui tournaient avec lenteur autour desdanses ; un triple rang de curieux s’écrasaient, les faces allumées, lorsqu’unhomme s’étalait ou qu’une dame montrait tout en levant la jambe ; et, commeils étaient petits l’un et l’autre, ils se haussaient sur les pieds, pour voirquelque chose, les chignons et les chapeaux qui sautaient. L’orchestre, de sesinstruments de cuivre fêlés, jouait furieusement un quadrille, une tempêtedont la salle tremblait ; tandis que les danseurs, tapant des pieds, soulevaientune poussière qui alourdissait le flamboiement du gaz. La chaleur était àcrever.

– Regarde donc ! dit tout d’un coup Gervaise.– Quoi donc ?– Ce caloquet de velours, là-bas.Ils se grandirent. C’était, à gauche, un vieux chapeau de velours noir, avec

deux plumes déguenillées qui se balançaient ; un vrai plumet de corbillard.Mais ils n’apercevaient toujours que ce chapeau, dansant un chahut detous les diables, cabriolant, tourbillonnant, plongeant et jaillissant. Ils leperdaient parmi la débandade enragée des têtes, et ils le retrouvaient, sebalançant au-dessus des autres, d’une effronterie si drôle, que les gens,autour d’eux, rigolaient, rien qu’à regarder ce chapeau danser, sans savoirce qu’il y avait dessous.

– Eh bien ? demanda Coupeau.– Tu ne reconnais pas ce chignon-là ? murmura Gervaise, étranglée. Ma

tête à couper que c’est elle !Le zingueur, d’une poussée, écarta la foule. Nom de Dieu ! oui, c’était

Nana ! Et dans une jolie toilette encore ! Elle n’avait plus sur le derrièrequ’une vieille robe de soie, toute poissée d’avoir essuyé les tables descaboulots, et dont les volants arrachés dégobillaient de partout. Avec ça, en

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taille, sans un bout de châle sur les épaules, montrant son corsage nu auxboutonnières craquées. Dire que cette gueuse-là avait eu un vieux remplid’attentions, et qu’elle en était tombée à ce point, pour suivre quelque marlouqui devait la battre ! N’importe, elle restait joliment fraîche et friande,ébouriffée comme un caniche, et le bec rose sous son grand coquin dechapeau.

– Attends, je vais te la faire danser ! reprit Coupeau.Nana ne se méfiait pas, naturellement. Elle se tortillait, fallait voir ! Et des

coups de derrière à gauche, et des coups de derrière à droite, des révérencesqui la cassaient en deux, des battements de pieds jetés dans la figure de soncavalier, comme si elle allait se fendre ! On faisait cercle, on l’applaudissait ;et, lancée, elle ramassait ses jupes, les retroussait jusqu’aux genoux, toutesecouée par le branle du chahut, fouettée et tournant pareille à une toupie,s’abattant sur le plancher dans de grands écarts qui l’aplatissaient, puisreprenant une petite danse modeste, avec un roulement de hanches et degorge d’un chic épatant. C’était à l’emporter dans un coin pour la mangerde caresses.

Cependant, Coupeau, tombant en plein dans la pastourelle, dérangeait lafigure et recevait des bourrades.

– Je vous dis que c’est ma fille ! cria-t-il. Laissez-moi passer !Nana, précisément, s’en allait à reculons, balayant le parquet avec ses

plumes, arrondissant son postérieur et lui donnant de petites secousses, pourque ce fût plus gentil. Elle reçut un maître coup de soulier, juste au bonendroit, se releva et devint toute pâle en reconnaissant son père et sa mère.Pas de chance, par exemple !

– À la porte ! hurlaient les danseurs.Mais Coupeau, qui venait de retrouver dans le cavalier de sa fille le jeune

homme maigre au paletot, se fichait pas mal du monde.– Oui, c’est nous ! gueulait-il. Hein ! tu ne t’attendais pas… Ah ! c’est

ici qu’on te pince, et avec un blanc-bec qui m’a manqué de respect tout àl’heure !

Gervaise, les dents serrées, le poussa, en disant :– Tais-toi !… Il n’y a pas besoin de tant d’explications.Et, s’avançant, elle flanqua à Nana deux gifles soignées. La première

mit de côté le chapeau à plumes, la seconde resta marquée en rouge sur lajoue blanche comme un linge. Nana, stupide, les reçut sans pleurer, sans serebiffer. L’orchestre continuait, la foule se fâchait et répétait violemment :

– À la porte ! à la porte !– Allons, file ! reprit Gervaise ; marche devant ! et ne t’avise pas de te

sauver, ou je te fais coucher en prison !

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Le petit jeune homme avait prudemment disparu. Alors, Nana marchadevant, très raide, encore dans la stupeur de sa mauvaise chance. Quand ellefaisait mine de rechigner, une calotte par derrière la remettait dans le cheminde la porte. Et ils sortirent ainsi tous les trois, au milieu des plaisanteries etdes huées de la salle, tandis que l’orchestre achevait la pastourelle, avec untel tonnerre que les trombones semblaient cracher des boulets.

La vie recommença. Nana, après avoir dormi douze heures dans sonancien cabinet, se montra très gentille pendant une semaine. Elle s’étaitrafistolé une petite robe modeste, elle portait un bonnet dont elle nouait lesbrides sous son chignon. Même, prise d’un beau feu, elle déclara qu’ellevoulait travailler chez elle ; on gagnait ce qu’on voulait chez soi, puis onn’entendait pas les saletés de l’atelier ; et elle chercha de l’ouvrage, elles’installa sur une table avec ses outils, se levant à cinq heures, les premiersjours, pour rouler ses queues de violettes. Mais, quand elle en eut livréquelques grosses, elle s’étira les bras devant la besogne, les mains tordues decrampes, ayant perdu l’habitude des queues et suffoquant de rester enfermée,elle qui s’était donné un si joli courant d’air de six mois. Alors, le pot àcolle sécha, les pétales et le papier vert attrapèrent des taches de graisse, lepatron vint trois fois lui-même faire des scènes en réclamant ses fournituresperdues. Nana se traînait, empochait toujours des tatouilles de son père,s’empoignait avec sa mère matin et soir, des querelles où les deux femmesse jetaient à la tête des abominations. Ça ne pouvait pas durer ; le douzièmejour, la garce fila, emportant pour tout bagage sa robe modeste à son derrièreet son bonnichon sur l’oreille. Les Lorilleux, que le retour et le repentirde la petite laissaient pincés, faillirent s’étaler les quatre fers en l’air, tantils crevèrent de rire. Deuxième représentation, éclipse second numéro, lesdemoiselles pour Saint-Lazare, en voiture ! Non, c’était trop comique. Nanaavait un chic pour se tirer les pattes ! Ah bien ! si les Coupeau voulaientla garder maintenant, ils n’avaient plus qu’à lui coudre son affaire et à lamettre en cage !

Les Coupeau, devant le monde, affectèrent d’être bien débarrassés. Aufond, ils rageaient. Mais la rage n’a toujours qu’un temps. Bientôt, ilsapprirent, sans même cligner un œil, que Nana roulait le quartier. Gervaise,qui l’accusait de faire ça pour les déshonorer, se mettait au-dessus despotins ; elle pouvait rencontrer sa donzelle dans la rue, elle ne se saliraitseulement pas la main à lui envoyer une baffre ; oui, c’était bien fini, ellel’aurait trouvée en train de crever par terre, la peau nue sur le pavé, qu’elleserait passée sans dire que ce chameau venait de ses entrailles. Nana allumaittous les bals des environs. On la connaissait de la Reine-Blanche au GrandSalon de la Folie. Quand elle entrait à l’Élysée-Montmartre, on montaitsur les tables pour lui voir faire, à la pastourelle, l’écrevisse qui renifle.

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Comme on l’avait flanquée deux fois dehors, au Château-Rouge, elle rôdaitseulement devant la porte, en attendant des personnes de sa connaissance.La Boule-Noire, sur le boulevard, et le Grand-Turc, rue des Poissonniers,étaient des salles comme il faut où elle allait lorsqu’elle avait du linge. Mais,de tous les bastringues du quartier, elle préférait encore le Bal de l’Ermitage,dans une cour humide, et le Bal Robert, impasse du Cadran, deux infectespetites salles éclairées par une demi-douzaine de quinquets, tenues à la papa,tous contents et tous libres, si bien qu’on laissait les cavaliers et leurs damess’embrasser au fond, sans les déranger. Et Nana avait des hauts et des bas,de vrais coups de baguette, tantôt nippée comme une femme chic, tantôtbalayant la crotte comme une souillon. Ah ! elle menait une belle vie !

Plusieurs fois, les Coupeau crurent apercevoir leur fille dans des endroitspas propres. Ils tournaient le dos, ils décampaient d’un autre côté, pour ne pasêtre obligés de la reconnaître. Ils n’étaient plus d’humeur à se faire blaguerde toute une salle, pour ramener chez eux une voirie pareille. Mais, un soir,vers dix heures, comme ils se couchaient, on donna des coups de poing dansla porte. C’était Nana qui, tranquillement, venait demander à coucher ; etdans quel état, bon Dieu ! nu-tête, une robe en loques, des bottines éculées,une toilette à se faire ramasser et conduire au Dépôt. Elle reçut une rossée,naturellement ; puis, elle tomba goulûment sur un morceau de pain dur, ets’endormit, éreintée, avec une dernière bouchée aux dents. Alors, ce train-train continua. Quand la petite se sentait un peu requinquée, elle s’évaporaitun matin. Ni vu ni connu ! l’oiseau était parti. Et des semaines, des moiss’écoulaient, elle semblait perdue, lorsqu’elle reparaissait tout d’un coup,sans jamais dire d’où elle arrivait, des fois sale à ne pas être prise avec despincettes, et égratignée du haut en bas du corps, d’autres fois bien mise,mais si molle et vidée par la noce, qu’elle ne tenait plus debout. Les parentsavaient dû s’accoutumer. Les roulées n’y faisaient rien. Ils la trépignaient, cequi ne l’empêchait pas de prendre leur chez eux comme une auberge, où l’oncouchait à la semaine. Elle savait qu’elle payait son lit d’une danse, elle setâtait et venait recevoir la danse, s’il y avait bénéfice pour elle. D’ailleurs, onse lasse de taper. Les Coupeau finissaient par accepter les bordées de Nana.Elle rentrait, ne rentrait pas, pourvu qu’elle ne laissât pas la porte ouverte,ça suffisait. Mon Dieu ! l’habitude use l’honnêteté comme autre chose.

Une seule chose mettait Gervaise hors d’elle. C’était lorsque sa fillereparaissait avec des robes à queue et des chapeaux couverts de plumes. Non,ce luxe-là, elle ne pouvait pas l’avaler. Que Nana fît la noce, si elle voulait ;mais, quand elle venait chez sa mère, qu’elle s’habillât au moins commeune ouvrière doit être habillée. Les robes à queue faisaient une révolutiondans la maison : les Lorilleux ricanaient ; Lantier, tout émoustillé, tournaitautour de la petite, pour renifler sa bonne odeur ; les Boche avaient défendu à

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Pauline de fréquenter cette rouchie, avec ses oripeaux. Et Gervaise se fâchaitégalement des sommeils écrasés de Nana, lorsque, après une de ses fugues,elle dormait jusqu’à midi, dépoitraillée, le chignon défait et plein encored’épingles à cheveux, si blanche, respirant si court, qu’elle semblait morte.Elle la secouait des cinq ou six fois dans la matinée, en la menaçant de luiflanquer sur le ventre une potée d’eau. Cette belle fille fainéante, à moitiénue, toute grasse de vice, l’exaspérait en cuvant ainsi l’amour dont sa chairsemblait gonflée, sans pouvoir même se réveiller. Nana ouvrait un œil, lerefermait, s’étalait davantage.

Un jour, Gervaise qui lui reprochait sa vie crûment, et lui demandait sielle donnait dans les pantalons rouges, pour rentrer cassée à ce point, exécutaenfin sa menace en lui secouant sa main mouillée sur le corps. La petite,furieuse, se roula dans le drap, en criant :

– En voilà assez, n’est-ce pas ? maman ! Ne causons pas des hommes, çavaudra mieux. Tu as fait ce que tu as voulu, je fais ce que je veux.

– Comment ? comment ? bégaya la mère.– Oui, je ne t’en ai jamais parlé, parce que ça ne me regardait pas ; mais

tu ne te gênais guère, je t’ai vue assez souvent te promener en chemise, enbas, quand papa ronflait… Ça ne te plaît plus maintenant, mais ça plaît auxautres. Fiche-moi la paix, fallait pas me donner l’exemple !

Gervaise resta toute pâle, les mains tremblantes, tournant sans savoir cequ’elle faisait, pendant que Nana, aplatie sur la gorge, serrant son oreillerentre ses bras, retombait dans l’engourdissement de son sommeil de plomb.

Coupeau grognait, n’ayant même plus l’idée d’allonger des claques. Ilperdait la boule, complètement. Et, vraiment, il n’y avait pas à le traiter depère sans moralité, car la boisson lui ôtait toute conscience du bien et du mal.

Maintenant, c’était réglé. Il ne dessoûlait pas de six mois, puis il tombaitet entrait à Sainte-Anne ; une partie de campagne pour lui. Les Lorilleuxdisaient que monsieur le duc de Tord-Boyaux se rendait dans ses propriétés.Au bout de quelques semaines, il sortait de l’asile, réparé, recloué, etrecommençait à se démolir, jusqu’au jour où, de nouveau sur le flanc, il avaitencore besoin d’un raccommodage. En trois ans, il entra ainsi sept fois àSainte-Anne. Le quartier racontait qu’on lui gardait sa cellule. Mais le vilainde l’histoire était que cet entêté soûlard se cassait davantage chaque fois,si bien que, de rechute en rechute, on pouvait prévoir la cabriole finale, ledernier craquement de ce tonneau malade dont les cercles pétaient les unsaprès les autres.

Avec ça, il oubliait d’embellir ; un revenant à regarder ! Le poison letravaillait rudement. Son corps imbibé d’alcool se ratatinait comme lesfœtus qui sont dans des bocaux, chez les pharmaciens. Quand il se mettaitdevant une fenêtre, on apercevait le jour au travers de ses côtes, tant il était

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maigre. Les joues creuses, les yeux dégouttants, pleurant assez de cire pourfournir une cathédrale, il ne gardait que sa truffe de fleurie, belle et rouge,pareille à un œillet au milieu de sa trogne dévastée. Ceux qui savaient sonâge, quarante ans sonnés, avaient un petit frisson, lorsqu’il passait, courbé,vacillant, vieux comme les rues. Et le tremblement de ses mains redoublait,sa main droite surtout battait tellement la breloque, que, certains jours, ildevait prendre son verre dans ses deux poings, pour le porter à ses lèvres.Oh ! ce nom de Dieu de tremblement ! c’était la seule chose qui le taquinâtencore, au milieu de sa vacherie générale ! On l’entendait grogner des injuresféroces contre ses mains. D’autres fois, on le voyait pendant des heures encontemplation devant ses mains qui dansaient, les regardant sauter commedes grenouilles, sans rien dire, ne se fâchant plus, ayant l’air de chercherquelle mécanique intérieure pouvait leur faire faire joujou de la sorte ; et, unsoir, Gervaise l’avait trouvé ainsi, avec deux grosses larmes qui coulaientsur ses joues cuites de pochard.

Le dernier été, pendant lequel Nana traîna chez ses parents les restes deses nuits, fut surtout mauvais pour Coupeau. Sa voix changea complètement,comme si le fil-en-quatre avait mis une musique nouvelle dans sa gorge.Il devint sourd d’une oreille. Puis, en quelques jours, sa vue baissa ; il luifallait tenir la rampe de l’escalier, s’il ne voulait pas dégringoler. Quant à sasanté, elle se reposait, comme on dit. Il avait des maux de tête abominables,des étourdissements qui lui faisaient voir trente-six chandelles. Tout d’uncoup, des douleurs aiguës le prenaient dans les bras et dans les jambes ; ilpâlissait, il était obligé de s’asseoir, et restait sur une chaise hébété pendantdes heures ; même, après une de ces crises, il avait gardé son bras paralysétout un jour. Plusieurs fois, il s’alita ; il se pelotonnait, se cachait sousle drap, avec le souffle fort et continu d’un animal qui souffre. Alors, lesextravagances de Sainte-Anne recommençaient. Méfiant, inquiet, tourmentéd’une fièvre ardente, il se roulait dans des rages folles, déchirait ses blouses,mordait les meubles de sa mâchoire convulsée ; ou bien il tombait à un grandattendrissement, lâchant des plaintes de fille, sanglotant et se lamentant den’être aimé par personne. Un soir, Gervaise et Nana, qui rentraient ensemble,ne le trouvèrent plus dans son lit. À sa place, il avait couché le traversin. Et,quand elles le découvrirent, caché entre le lit et le mur, il claquait des dents,il racontait que des hommes allaient venir l’assassiner. Les deux femmesdurent le recoucher et le rassurer comme un enfant.

Coupeau ne connaissait qu’un remède, se coller sa chopine de cric, uncoup de bâton dans l’estomac, qui le mettait debout. Tous les matins, ilguérissait ainsi sa pituite. La mémoire avait filé depuis longtemps, son crâneétait vide ; et il ne se trouvait pas plus tôt sur les pieds, qu’il blaguait lamaladie. Il n’avait jamais été malade. Oui, il en était à ce point où l’on crève

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en disant qu’on se porte bien. D’ailleurs, il déménageait aussi pour le reste.Quand Nana rentrait, après des six semaines de promenade, il semblait croirequ’elle revenait d’une commission dans le quartier. Souvent, accrochée aubras d’un monsieur, elle le rencontrait et rigolait, sans qu’il la reconnût.Enfin, il ne comptait plus, elle se serait assise sur lui, si elle n’avait pastrouvé de chaise.

Ce fut aux premières gelées que Nana s’esbigna une fois encore, sousle prétexte d’aller voir chez la fruitière s’il y avait des poires cuites. Ellesentait l’hiver, elle ne voulait pas claquer des dents devant le poêle éteint.Les Coupeau la traitèrent simplement de rosse, parce qu’ils attendaientles poires. Sans doute elle rentrerait ; l’autre hiver, elle était bien restéetrois semaines pour descendre chercher deux sous de tabac. Mais les moiss’écoulèrent, la petite ne reparaissait plus. Cette fois, elle avait dû prendreun fameux galop. Lorsque juin arriva, elle ne revint pas davantage avec lesoleil. Décidément, c’était fini, elle avait trouvé du pain blanc quelque part.Les Coupeau, un jour de dèche, vendirent le lit de fer de l’enfant, six francstout ronds qu’ils burent à Saint-Ouen. Ça les encombrait, ce lit.

En juillet, un matin, Virginie appela Gervaise qui passait, et la pria dedonner un coup de main pour la vaisselle, parce que la veille Lantier avaitamené deux amis à régaler. Et, comme Gervaise lavait la vaisselle, unevaisselle joliment grasse du gueuleton du chapelier, celui-ci, en train dedigérer encore dans la boutique, cria tout d’un coup :

– Vous ne savez pas, la mère ! j’ai vu Nana, l’autre jour.Virginie, assise au comptoir, l’air soucieux en face des bocaux et des

tiroirs qui se vidaient, hocha furieusement la tête. Elle se retenait, pour nepas en lâcher trop long ; car ça finissait par sentir mauvais. Lantier voyaitNana bien souvent. Oh ! elle n’en aurait pas mis la main au feu, il étaithomme à faire pire, quand une jupe lui trottait dans la tête. Madame Lerat,qui venait d’entrer, très liée en ce moment avec Virginie dont elle recevaitles confidences, fit sa moue pleine de gaillardise, en demandant :

– Dans quel sens l’avez-vous vue ?– Oh ! dans le bon sens, répondit le chapelier, très flatté, riant et frisant

ses moustaches. Elle était en voiture ; moi, je pataugeais sur le pavé… Vrai,je vous le jure ! Il n’y aurait pas à se défendre, car les fils de famille qui latutoient de près sont bigrement heureux !

Son regard s’était allumé, il se tourna vers Gervaise, debout au fond dela boutique, en train d’essuyer un plat.

– Oui, elle était en voiture, et une toilette d’un chic !… Je ne lareconnaissais pas, tant elle ressemblait à une dame de la haute, les quenottesblanches dans sa frimousse fraîche comme une fleur. C’est elle qui m’aenvoyé une risette avec son gant… Elle a fait un vicomte, je crois. Oh ! très

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lancée ! Elle peut se ficher de nous tous, elle a du bonheur par-dessus latête, cette gueuse !… L’amour de petit chat ! non, vous n’avez pas idée d’unpetit chat pareil !

Gervaise essuyait toujours son plat, bien qu’il fût net et luisant depuislongtemps. Virginie réfléchissait, inquiète de deux billets qu’elle ne savaitpas comment payer le lendemain ; tandis que Lantier, gros et gras, suant lesucre dont il se nourrissait, emplissait de son enthousiasme pour les petitstrognons bien mis la boutique d’épicerie fine, mangée déjà aux trois quarts,et où soufflait une odeur de ruine. Oui, il n’avait plus que quelques pralinesà croquer, quelques sucres d’orge à sucer, pour nettoyer le commerce desPoisson. Tout d’un coup, il aperçut, sur le trottoir d’en face, le sergent deville qui était de service et qui passait boutonné, l’épée battant la cuisse. Etça l’égaya davantage. Il força Virginie à regarder son mari.

– Ah bien ! murmura-t-il, il a une bonne tête ce matin, Badingue !…Attention ! il serre trop les fesses, il a dû se faire coller un œil de verrequelque part, pour surprendre son monde.

Quand Gervaise remonta chez elle, elle trouva Coupeau assis au bord dulit, dans l’hébétement d’une de ses crises. Il regardait le carreau de ses yeuxmorts. Alors, elle s’assit elle-même sur une chaise, les membres cassés, lesmains tombées le long de sa jupe sale. Et, pendant un quart d’heure, elleresta en face de lui, sans rien dire.

– J’ai eu des nouvelles, murmura-t-elle enfin. On a vu ta fille… Oui, tafille est très chic et n’a plus besoin de toi. Elle est joliment heureuse, celle-là,par exemple !… Ah ! Dieu de Dieu ! je donnerais gros pour être à sa place.

Coupeau regardait toujours le carreau. Puis, il leva sa face ravagée, il eutun rire d’idiot, en bégayant :

– Dis donc, ma biche, je ne te retiens pas… T’es pas encore trop mal,quand tu te débarbouilles. Tu sais, comme on dit, il n’y a pas si vieillemarmite qui ne trouve son couvercle… Dame ! si ça devait mettre du beurredans les épinards !

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XII

Ce devait être le samedi après le terme, quelque chose comme le 12 ou le13 janvier, Gervaise ne savait plus au juste. Elle perdait la boule, parce qu’ily avait des siècles qu’elle ne s’était rien mis de chaud dans le ventre. Ah !quelle semaine infernale ! un ratissage complet, deux pains de quatre livresle mardi qui avaient duré jusqu’au jeudi, puis une croûte sèche retrouvée laveille, et pas une miette depuis trente-six heures, une vraie danse devant lebuffet ! Ce qu’elle savait, par exemple, ce qu’elle sentait sur son dos, c’étaitle temps de chien, un froid noir, un ciel barbouillé comme le cul d’une poêle,crevant d’une neige qui s’entêtait à ne pas tomber. Quand on a l’hiver et lafaim dans les tripes, on peut serrer sa ceinture, ça ne vous nourrit guère.

Peut-être, le soir, Coupeau rapporterait-il de l’argent. Il disait qu’iltravaillait. Tout est possible, n’est-ce pas ? et Gervaise, attrapée pourtantbien des fois, avait fini par compter sur cet argent-là. Elle, après toutes sortesd’histoires, ne trouvait plus seulement un torchon à laver dans le quartier ;même une vieille dame dont elle faisait le ménage, venait de la flanquerdehors, en l’accusant de boire ses liqueurs. On ne voulait d’elle nulle part,elle était brûlée ; ce qui l’arrangeait dans le fond, car elle en était tombée à cepoint d’abrutissement, où l’on préfère crever que de remuer ses dix doigts.Enfin, si Coupeau rapportait sa paie, on mangerait quelque chose de chaud.Et, en attendant, comme midi n’avait pas sonné, elle restait allongée sur lapaillasse, parce qu’on a moins froid et moins faim, lorsqu’on est allongé.

Gervaise appelait ça la paillasse ; mais, à la vérité, ça n’était qu’un tasde paille dans un coin. Peu à peu, le dodo avait filé chez les revendeurs duquartier. D’abord, les jours de débine, elle avait décousu le matelas, où elleprenait des poignées de laine, qu’elle sortait dans son tablier et vendait dixsous la livre, rue Belhomme. Ensuite, le matelas vidé, elle s’était fait trentesous de la toile, un matin, pour se payer du café. Les oreillers avaient suivi,puis le traversin. Restait le bois de lit, qu’elle ne pouvait mettre sous son bras,à cause des Boche, qui auraient ameuté la maison, s’ils avaient vu s’envolerla garantie du propriétaire. Et cependant, un soir, aidée de Coupeau, elleguetta les Boche en train de gueuletonner, et déménagea le lit tranquillement,morceau par morceau, les bateaux, les dossiers, le cadre de fond. Avec lesdix francs de ce lavage, ils fricotèrent trois jours. Est-ce que la paillasse nesuffisait pas ? Même la toile était allée rejoindre celle du matelas ; ils avaientainsi achevé de manger le dodo, en se donnant une indigestion de pain, après

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une fringale de vingt-quatre heures. On poussait la paille d’un coup de balai,le poussier était toujours retourné, et ça n’était pas plus sale qu’autre chose.

Sur le tas de paille, Gervaise, tout habillée, se tenait en chien de fusil,les pattes ramenées sous sa guenille de jupon, pour avoir plus chaud. Et,pelotonnée, les yeux grands ouverts, elle remuait des idées pas drôles, cejour-là. Ah ! non, sacré mâtin ! on ne pouvait continuer ainsi à vivre sansmanger ! Elle ne sentait plus sa faim ; seulement, elle avait un plomb dansl’estomac, tandis que son crâne lui semblait vide. Bien sûr, ce n’était pasaux quatre coins de la turne qu’elle trouvait des sujets de gaieté ! Un vraichenil, maintenant, où les levrettes qui portent des paletots, dans les rues, neseraient pas demeurées en peinture. Ses yeux pâles regardaient les muraillesnues. Depuis longtemps ma tante avait tout pris. Il restait la commode, latable et une chaise ; encore le marbre et les tiroirs de la commode s’étaient-ils évaporés par le même chemin que le bois de lit. Un incendie n’auraitpas mieux nettoyé ça, les petits bibelots avaient fondu, à commencer parla toquante, une montre de douze francs, jusqu’aux photographies de lafamille, dont une marchande lui avait acheté les cadres ; une marchande biencomplaisante, chez laquelle elle portait une casserole, un fer à repasser, unpeigne, et qui lui allongeait cinq sous, trois sous, deux sous, selon l’objet,de quoi remonter avec un morceau de pain. À présent, il ne restait plusqu’une vieille paire de mouchettes cassée, dont la marchande lui refusaitun sou. Oh ! si elle avait su à qui vendre les ordures, la poussière et lacrasse, elle aurait vite ouvert boutique, car la chambre était d’une joliesaleté ! Elle n’apercevait que des toiles d’araignée, dans les coins, et lestoiles d’araignée sont peut-être bonnes pour les coupures, mais il n’y a pasencore de négociant qui les achète. Alors, la tête tournée, lâchant l’espoirde faire du commerce, elle se recroquevillait davantage sur sa paillasse, ellepréférait regarder par la fenêtre le ciel chargé de neige, un jour triste qui luiglaçait la moelle des os.

Que d’embêtements ! À quoi bon se mettre dans tous ses états et seturlupiner la cervelle ? Si elle avait pu pioncer au moins ! Mais sa pétaudièrede cambuse lui trottait par la tête. M. Marescot, le propriétaire, était venului-même, la veille, leur dire qu’il les expulserait, s’ils n’avaient pas payéles deux termes arriérés dans les huit jours. Eh bien ! il les expulserait, ilsne seraient certainement pas plus mal sur le pavé ! Voyez-vous ce sagouinavec son pardessus et ses gants de laine, qui montait leur parler des termes,comme s’ils avaient eu un boursicot caché quelque part ! Nom d’un chien !au lieu de se serrer le gaviot, elle aurait commencé par se coller quelquechose dans les badigoinces ! Vrai, elle le trouvait trop rossard, cet entripaillé,elle l’avait où vous savez, et profondément encore ! C’était comme sa bêtebrute de Coupeau, qui ne pouvait plus rentrer sans lui tomber sur le casaquin :

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elle le mettait dans le même endroit que le propriétaire. À cette heure, sonendroit devait être bigrement large, car elle y envoyait tout le monde, tantelle aurait voulu se débarrasser du monde et de la vie. Elle devenait unvrai grenier à coups de poing. Coupeau avait un gourdin qu’il appelait sonéventail à bourrique ; et il éventait la bourgeoise, fallait voir ! des suéesabominables, dont elle sortait en nage. Elle, pas trop bonne non plus, mordaitet griffait. Alors, on se trépignait dans la chambre vide, des peignées à sefaire passer le goût du pain. Mais elle finissait par se ficher des dégeléescomme du reste. Coupeau pouvait faire la Saint-Lundi des semaines entières,tirer des bordées qui duraient des mois, rentrer fou de boisson et vouloirla réguiser, elle s’était habituée, elle le trouvait tannant, pas davantage. Etc’était ces jours-là qu’elle l’avait dans le derrière. Oui, dans le derrière, soncochon d’homme ! dans le derrière, les Lorilleux, les Boche et les Poisson !dans le derrière, le quartier qui la méprisait ! Tout Paris y entrait, et ellel’y enfonçait d’une tape, avec un geste de suprême indifférence, heureuse etvengée pourtant de le fourrer là.

Par malheur, si l’on s’accoutume à tout, on n’a pas encore pu prendrel’habitude de ne point manger. C’était uniquement là ce qui défrisaitGervaise. Elle se moquait d’être la dernière des dernières, au fin fonddu ruisseau, et de voir les gens s’essuyer, quand elle passait près d’eux.Les mauvaises manières ne la gênaient plus, tandis que la faim lui tordaittoujours les boyaux. Oh ! elle avait dit adieu aux petits plats, elle étaitdescendue à dévorer tout ce qu’elle trouvait. Les jours de noce, maintenant,elle achetait chez le boucher des déchets de viande à quatre sous la livre,las de traîner et de noircir dans une assiette ; et elle mettait ça avec unepotée de pommes de terre, qu’elle touillait au fond d’un poêlon. Ou bien ellefricassait un cœur de bœuf, un rata dont elle se léchait les lèvres. D’autresfois, quand elle avait du vin, elle se payait une trempette, une vraie soupede perroquet. Les deux sous de fromage d’Italie, les boisseaux de pommesblanches, les quarts de haricots secs cuits dans leur jus, étaient encore desrégals qu’elle ne pouvait plus se donner souvent. Elle tombait aux arlequins,dans les gargots borgnes, où, pour un sou, elle avait des tas d’arêtes depoisson mêlées à des rognures de rôti gâté. Elle tombait plus bas, mendiaitchez un restaurateur charitable les croûtes des clients, et faisait une panade,en les laissant mitonner le plus longtemps possible sur le fourneau d’unvoisin. Elle en arrivait, les matins de fringale, à rôder avec les chiens, pourvoir aux portes des marchands, avant le passage des boueux ; et c’était ainsiqu’elle avait parfois des plats de riches, des melons pourris, des maquereauxtournés, des côtelettes dont elle visitait le manche, par crainte des asticots.Oui, elle en était là ; ça répugne les délicats, cette idée ; mais si les délicatsn’avaient rien tortillé de trois jours, nous verrions un peu s’ils bouderaient

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contre leur ventre ; ils se mettraient à quatre pattes et mangeraient auxordures comme les camarades. Ah ! la crevaison des pauvres, les entraillesvides qui crient la faim, le besoin des bêtes claquant des dents et s’empiffrantde choses immondes, dans ce grand Paris si doré et si flambant ! Et dire queGervaise s’était fichu des ventrées d’oie grasse ! Maintenant, elle pouvaits’en torcher le nez. Un jour, Coupeau lui ayant chipé deux bons de pain pourles revendre et les boire, elle avait failli le tuer d’un coup de pelle, affamée,enragée par le vol de ce morceau de pain.

Cependant, à force de regarder le ciel blafard, elle s’était endormie d’unpetit sommeil pénible. Elle rêvait que ce ciel chargé de neige crevait sur elle,tant le froid la pinçait. Brusquement, elle se mit debout, réveillée en sursautpar un grand frisson d’angoisse. Mon Dieu ! est-ce qu’elle allait mourir ?Grelottante, hagarde, elle vit qu’il faisait jour encore. La nuit ne viendraitdonc pas ! Comme le temps est long, quand on n’a rien dans le ventre !Son estomac s’éveillait, lui aussi, et la torturait. Tombée sur la chaise, la têtebasse, les mains entre les cuisses pour se réchauffer, elle calculait déjà ledîner, dès que Coupeau apporterait l’argent : un pain, un litre, deux portionsde gras-double à la lyonnaise. Trois heures sonnèrent au coucou du pèreBazouge. Il n’était que trois heures. Alors elle pleura. Jamais elle n’auraitla force d’attendre sept heures. Elle avait un balancement de tout son corps,le dandinement d’une petite fille qui berce sa grosse douleur, pliée en deux,s’écrasant l’estomac, pour ne plus le sentir. Ah ! il vaut mieux accoucher qued’avoir faim ! Et, ne se soulageant pas, prise d’une rage, elle se leva, piétina,espérant rendormir sa faim comme un enfant qu’on promène. Pendant unedemi-heure, elle se cogna aux quatre coins de la chambre vide. Puis, toutd’un coup, elle s’arrêta, les yeux fixes. Tant pis ! ils diraient ce qu’ilsdiraient, elle leur lécherait les pieds s’ils voulaient, mais elle allait emprunterdix sous aux Lorilleux.

L’hiver, dans cet escalier de la maison, l’escalier des pouilleux, c’étaientde continuels emprunts de dix sous, de vingt sous, des petits services que cesmeurt-de-faim se rendaient les uns aux autres. Seulement, on serait plutôtmort que de s’adresser aux Lorilleux, parce qu’on les savait trop durs à ladétente. Gervaise, en allant frapper chez eux, montrait un beau courage. Elleavait si peur, dans le corridor, qu’elle éprouva ce brusque soulagement desgens qui sonnent chez les dentistes.

– Entrez ! cria la voix aigre du chaîniste.Comme il faisait bon, là-dedans ! La forge flambait, allumait l’étroit

atelier de sa flamme blanche, pendant que madame Lorilleux mettait àrecuire une pelote de fil d’or. Lorilleux, devant son établi, suait, tant il avaitchaud, en train de souder des maillons au chalumeau. Et ça sentait bon, une

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soupe aux choux mijotait sur le poêle, exhalant une vapeur qui retournait lecœur de Gervaise et la faisait s’évanouir.

– Ah ! c’est vous, grogna madame Lorilleux, sans lui dire seulement des’asseoir. Qu’est-ce que vous voulez ?

Gervaise ne répondit pas. Elle n’était pas trop mal avec les Lorilleux,cette semaine-là. Mais la demande des dix sous lui restait dans la gorge,parce qu’elle venait d’apercevoir Boche, carrément assis près du poêle, entrain de faire des cancans. Il avait un air de se ficher du monde, cet animal !Il riait comme un cul, le trou de la bouche arrondi, et les joues tellementbouffies qu’elles lui cachaient le nez ; un vrai cul, enfin !

– Qu’est-ce que vous voulez ? répéta Lorilleux.– Vous n’avez pas vu Coupeau ? finit par balbutier Gervaise. Je le croyais

ici.Les chaînistes et le concierge ricanèrent. Non, bien sûr, ils n’avaient pas

vu Coupeau. Ils n’offraient pas assez de petits verres pour voir Coupeaucomme ça. Gervaise fit un effort et reprit en bégayant :

– C’est qu’il m’avait promis de rentrer… Oui, il doit m’apporter del’argent… Et comme j’ai absolument besoin de quelque chose…

Un gros silence régna. Madame Lorilleux éventait rudement le feu dela forge, Lorilleux avait baissé le nez sur le bout de chaîne qui s’allongeaitentre ses doigts, tandis que Boche gardait son rire de pleine lune, le trou dela bouche si rond, qu’on éprouvait l’envie d’y fourrer le doigt, pour voir.

– Si j’avais seulement dix sous, murmura Gervaise à voix basse.Le silence continua.– Vous ne pourriez pas me prêter dix sous ?… Oh ! je vous les rendrais

ce soir !Madame Lorilleux se tourna et la regarda fixement. En voilà une

peloteuse qui venait les empaumer. Aujourd’hui, elle les tapait de dix sous,demain ce serait de vingt, et il n’y avait plus de raison pour s’arrêter. Non,non, pas de ça. Mardi, s’il fait chaud !

– Mais, ma chère, cria-t-elle, vous savez bien que nous n’avons pasd’argent ! Tenez, voilà la doublure de ma poche. Vous pouvez nousfouiller… Ce serait de bon cœur, naturellement.

– Le cœur y est toujours, grogna Lorilleux ; seulement, quand on ne peutpas, on ne peut pas.

Gervaise, très humble, les approuvait de la tête. Cependant, elle ne s’enallait pas, elle guignait l’or du coin de l’œil, les liasses d’or pendues au mur,le fil d’or que la femme tirait à la filière de toute la force de ses petits bras,les maillons d’or en tas sous les doigts noueux du mari. Et elle pensait qu’unbout de ce vilain métal noirâtre aurait suffi pour se payer un bon dîner. Cejour-là, l’atelier avait beau être sale, avec ses vieux fers, sa poussière de

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charbon, sa crasse des huiles mal essuyées, elle le voyait resplendissant derichesses, comme la boutique d’un changeur. Aussi se risqua-t-elle à répéter,doucement :

– Je vous les rendrais, je vous les rendrais, bien sûr… Dix sous, ça nevous gênerait pas.

Elle avait le cœur tout gonflé, en ne voulant pas avouer qu’elle se brossaitle ventre depuis la veille. Puis, elle sentit ses jambes qui se cassaient, elleeut peur de fondre en larmes, bégayant encore :

– Vous seriez si gentils !… Vous ne pouvez pas savoir… Oui, j’en suislà, mon Dieu, j’en suis là…

Alors, les Lorilleux pincèrent les lèvres et échangèrent un mince regard.La Banban mendiait, à cette heure ! Eh bien ! le plongeon était complet.C’est eux qui n’aimaient pas ça ! S’ils avaient su, ils se seraient barricadés,parce qu’on doit toujours être sur l’œil avec les mendiants, des gens quis’introduisent dans les appartements sous des prétextes, et qui filent endéménageant les objets précieux. D’autant plus que, chez eux, il y avait dequoi voler ; on pouvait envoyer les doigts partout, et en emporter des trenteet des quarante francs, rien qu’en fermant le poing. Déjà, plusieurs fois, ilss’étaient méfiés, en remarquant la drôle de figure de Gervaise, quand ellese plantait devant l’or. Cette fois, par exemple, ils allaient la surveiller. Et,comme elle s’approchait davantage, les pieds sur la claie de bois, le chaînistelui cria rudement, sans répondre davantage à sa demande :

– Dites donc ! faites un peu attention, vous allez encore emporter desbrins d’or à vos semelles… Vrai, on dirait que vous avez là-dessous de lagraisse, pour que ça colle.

Gervaise, lentement, recula. Elle s’était appuyée un instant à une étagère,et, voyant madame Lorilleux lui examiner les mains, elle les ouvrit toutesgrandes, les montra, disant de sa voix molle, sans se fâcher, en femmetombée qui accepte tout :

– Je n’ai rien pris, vous pouvez regarder.Et elle s’en alla, parce que l’odeur forte de la soupe aux choux et la bonne

chaleur de l’atelier la rendaient trop malade.Ah ! pour le coup, les Lorilleux ne la retinrent pas ! Bon voyage, du diable

s’ils lui ouvraient encore ! Ils avaient assez vu sa figure, ils ne voulaientpas chez eux de la misère des autres, quand cette misère était méritée. Etils se laissèrent aller à une grosse jouissance d’égoïsme, en se trouvantcalés, bien au chaud, avec la perspective d’une fameuse soupe. Boche aussis’étalait, enflant encore ses joues, si bien que son rire devenait malpropre.Ils se trouvaient tous joliment vengés des anciennes manières de la Banban,de la boutique bleue, des gueuletons, et du reste. C’était trop réussi, ça

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prouvait où conduisait l’amour de la frigousse. Au rencart les gourmandes,les paresseuses et les dévergondées !

– Que ça de genre ! ça vient quémander des dix sous ! s’écria madameLorilleux derrière le dos de Gervaise. Oui, je t’en fiche, je vas lui prêter dixsous tout de suite, pour qu’elle aille boire la goutte !

Gervaise traîna ses savates dans le corridor, alourdie, pliant les épaules.Quand elle fut à sa porte, elle n’entra pas, sa chambre lui faisait peur.Autant marcher, elle aurait plus chaud et prendrait patience. En passant, elleallongea le cou dans la niche du père Bru, sous l’escalier ; encore un, celui-là, qui devait avoir un bel appétit, car il déjeunait et dînait par cœur depuistrois jours ; mais il n’était pas là, il n’y avait que son trou, et elle éprouvaune jalousie, en s’imaginant qu’on pouvait l’avoir invité quelque part. Puis,comme elle arrivait devant les Bijard, elle entendit des plaintes, elle entra,la clef étant toujours sur la serrure.

– Qu’est-ce qu’il y a donc ? demanda-t-elle.La chambre était très propre. On voyait bien que Lalie avait, le matin

encore, balayé et rangé les affaires. La misère avait beau souffler là-dedans,emporter les frusques, étaler sa ribambelle d’ordures, Lalie venait derrière,et récurait tout, et donnait aux choses un air gentil. Si ce n’était pas riche, çasentait bon la ménagère, chez elle. Ce jour-là, ses deux enfants, Henriette etJules, avaient trouvé de vieilles images, qu’ils découpaient tranquillementdans un coin. Mais Gervaise fut toute surprise de trouver Lalie couchée,sur son étroit lit de sangle, le drap au menton, très pâle. Elle couchée, parexemple ! elle était donc bien malade !

– Qu’est-ce que vous avez ? répéta Gervaise, inquiète.Lalie ne se plaignit plus. Elle souleva lentement ses paupières blanches,

et voulut sourire de ses lèvres qu’un frisson convulsait.– Je n’ai rien, souffla-t-elle très bas, oh ! bien vrai, rien du tout.Puis, les yeux refermés, avec un effort :– J’étais trop fatiguée tous ces jours-ci, alors je fiche la paresse, je me

dorlote, vous voyez.Mais son visage de gamine, marbré de taches livides, prenait une telle

expression de douleur suprême, que Gervaise, oubliant sa propre agonie,joignit les mains et tomba à genoux près d’elle. Depuis un mois, elle lavoyait se tenir aux murs pour marcher, pliée en deux par une toux qui sonnaitjoliment le sapin. La petite ne pouvait même plus tousser. Elle eut un hoquet,des filets de sang coulèrent aux coins de sa bouche.

– Ce n’est pas ma faute, je ne me sens guère forte, murmura-t-elle commesoulagée. Je me suis traînée, j’ai mis un peu d’ordre… C’est assez propre,n’est-ce pas?… Et je voulais nettoyer les vitres, mais les jambes m’ontmanqué. Est-ce bête ! Enfin, quand on a fini, on se couche.

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Elle s’interrompit, pour dire :– Voyez donc si mes enfants ne se coupent pas avec leurs ciseaux.Et elle se tut, tremblante, écoutant un pas lourd qui montait l’escalier.

Brutalement, le père Bijard poussa la porte. Il avait son coup de bouteillecomme à l’ordinaire, les yeux flambants de la folie furieuse du vitriol.Quand il aperçut Lalie couchée, il tapa sur ses cuisses avec un ricanement,il décrocha le grand fouet, en grognant :

– Ah ! nom de Dieu, c’est trop fort ! nous allons rire !… Les vaches semettent à la paille en plein midi, maintenant !… Est-ce que tu te moques desparoissiens, sacré feignante ?… Allons, houp ! décanillons !

Il faisait déjà claquer le fouet au-dessus du lit. Mais l’enfant, suppliante,répétait :

– Non, papa, je t’en prie, ne frappe pas… Je te jure que tu aurais duchagrin… Ne frappe pas.

– Veux-tu sauter, gueula-t-il plus fort, ou je te chatouille les côtes !…Veux-tu sauter, bougre de rosse !

Alors, elle dit doucement :– Je ne puis pas, comprends-tu ?… Je vais mourir.Gervaise s’était jetée sur Bijard et lui arrachait le fouet. Lui, hébété,

restait devant le lit de sangle. Qu’est-ce qu’elle chantait là, cette morveuse ?Est-ce qu’on meurt si jeune, quand on n’a pas été malade ! Quelque frimepour se faire donner du sucre ! Ah ! il allait se renseigner, et si elle mentait !

– Tu verras, c’est la vérité, continuait-elle. Tant que j’ai pu, je vous aiévité de la peine… Sois gentil, à cette heure, et dis-moi adieu, papa.

Bijard tortillait son nez, de peur d’être mis dedans. C’était pourtant vraiqu’elle avait une drôle de figure, une figure allongée et sérieuse de grandepersonne. Le souffle de la mort, qui passait dans la chambre, le dessoûlait.Il promena un regard autour de lui, de l’air d’un homme tiré d’un longsommeil, vit le ménage en ordre, les deux enfants débarbouillés, en train dejouer et de rire. Et il tomba sur une chaise, balbutiant :

– Notre petite mère, notre petite mère…Il ne trouvait que ça, et c’était déjà bien tendre pour Lalie, qui n’avait

jamais été tant gâtée. Elle consola son père. Elle était surtout ennuyée de s’enaller ainsi, avant d’avoir élevé tout à fait ses enfants. Il en prendrait soin,n’est-ce pas ? Elle lui donna de sa voix mourante des détails sur la façonde les arranger, de les tenir propres. Lui, abruti, repris par les fumées del’ivresse, roulait la tête en la regardant passer de ses yeux ronds. Ça remuaiten lui toutes sortes de choses ; mais il ne trouvait plus rien, et avait la couennetrop brûlée pour pleurer.

– Écoute encore, reprit Lalie après un silence. Nous devons quatre francssept sous au boulanger ; il faudra payer ça… Madame Gaudron a un fer à

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nous que tu lui réclameras… Ce soir, je n’ai pas pu faire de la soupe, maisil reste du pain, et tu mettras chauffer les pommes de terre…

Jusqu’à son dernier râle, ce pauvre chat restait la petite mère de tout sonmonde. En voilà une qu’on ne remplacerait pas, bien sûr ! Elle mouraitd’avoir eu à son âge la raison d’une vraie mère, la poitrine encore trop tendreet trop étroite pour contenir une aussi large maternité. Et, s’il perdait cetrésor, c’était bien la faute de sa bête féroce de père. Après avoir tué lamaman d’un coup de pied, est-ce qu’il ne venait pas de massacrer la fille !Les deux bons anges seraient dans la fosse, et lui n’aurait plus qu’à crevercomme un chien au coin d’une borne.

Gervaise, cependant, se retenait pour ne pas éclater en sanglots. Elletendait les mains, avec le désir de soulager l’enfant ; et, comme le lambeaude drap glissait, elle voulut le rabattre et arranger le lit. Alors, le pauvrepetit corps de la mourante apparut. Ah ! Seigneur ! quelle misère et quellepitié ! Les pierres auraient pleuré. Lalie était toute nue, un reste de camisoleaux épaules en guise de chemise ; oui, toute nue, et d’une nudité saignanteet douloureuse de martyre. Elle n’avait plus de chair, les os trouaient lapeau. Sur les côtes, de minces zébrures violettes descendaient jusqu’auxcuisses, les cinglements du fouet imprimés là tout vifs. Une tache lividecerclait le bras gauche, comme si la mâchoire d’un étau avait broyé cemembre si tendre, pas plus gros qu’une allumette. La jambe droite montraitune déchirure mal fermée, quelque mauvais coup rouvert chaque matin entrottant pour faire le ménage. Des pieds à la tête, elle n’était qu’un noir. Oh !ce massacre de l’enfance, ces lourdes pattes d’homme écrasant cet amour dequiqui, cette abomination de tant de faiblesse râlant sous une pareille croix !On adore dans les églises des saintes fouettées dont la nudité est moins pure.Gervaise, de nouveau, s’était accroupie, ne songeant plus à tirer le drap,renversée par la vue de ce rien du tout pitoyable, aplati au fond du lit ; et seslèvres tremblantes cherchaient des prières.

– Madame Coupeau, murmura la petite, je vous en prie…De ses bras trop courts, elle cherchait à rabattre le drap, toute pudique,

prise de honte pour son père. Bijard, stupide, les yeux sur ce cadavre qu’ilavait fait, roulait toujours la tête, du mouvement ralenti d’un animal qui ade l’embêtement.

Et quand elle eut recouvert Lalie, Gervaise ne put rester là davantage.La mourante s’affaiblissait, ne parlant plus, n’ayant que son regard, sonancien regard noir de petite fille résignée et songeuse, qu’elle fixait sur sesdeux enfants, en train de découper leurs images. La chambre s’emplissaitd’ombre, Bijard cuvait sa bordée dans l’hébétement de cette agonie. Non,non, la vie était trop abominable ! Ah ! quelle sale chose ! ah ! quelle salechose ! Et Gervaise partit, descendit l’escalier, sans savoir, la tête perdue, si

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gonflée d’emmerdement qu’elle se serait volontiers allongée sous les rouesd’un omnibus, pour en finir.

Tout en courant, en bougonnant contre le sacré sort, elle se trouva devantla porte du patron, où Coupeau prétendait travailler. Ses jambes l’avaientconduite là, son estomac reprenait sa chanson, la complainte de la faimen quatre-vingt-dix couplets, une complainte qu’elle savait par cœur. Decette manière, si elle pinçait Coupeau à la sortie, elle mettrait la main sur lamonnaie, elle achèterait les provisions. Une petite heure d’attente au plus,elle avalerait bien encore ça, elle qui se suçait les pouces depuis la veille.

C’était rue de la Charbonnière, à l’angle de la rue de Chartres, un fichucarrefour dans lequel le vent jouait aux quatre coins. Nom d’un chien ! il nefaisait pas chaud, à arpenter le pavé. Encore si l’on avait eu des fourrures !Le ciel restait d’une vilaine couleur de plomb, et la neige, amassée là-haut,coiffait le quartier d’une calotte de glace. Rien ne tombait, mais il y avaitun gros silence en l’air, qui apprêtait pour Paris un déguisement complet,une jolie robe de bal, blanche et neuve. Gervaise levait le nez, en priantle bon Dieu de ne pas lâcher sa mousseline tout de suite. Elle tapait despieds, regardait une boutique d’épicier, en face, puis tournait les talons, parceque c’était inutile de se donner trop faim à l’avance. Le carrefour n’offraitpas de distractions. Les quelques passants filaient raide, entortillés dans descache-nez ; car, naturellement, on ne flâne pas, quand le froid vous serre lesfesses. Cependant, Gervaise aperçut quatre ou cinq femmes qui montaient lagarde comme elle, à la porte du maître zingueur ; encore des malheureuses,bien sûr, des épouses guettant la paie, pour l’empêcher de s’envoler chez lemarchand de vin. Il y avait une grande haridelle, une figure de gendarme,collée contre le mur, prête à sauter sur le dos de son homme. Une petite, toutenoire, l’air humble et délicat, se promenait de l’autre côté de la chaussée.Une autre, empotée, avait amené ses deux mioches, qu’elle traînait à droiteet à gauche, grelottant et pleurant. Et toutes, Gervaise comme ses camaradesde faction, passaient et repassaient, en se jetant des coups d’œil obliques,sans se parler. Une agréable rencontre, ah ! oui, je t’en fiche ! Elles n’avaientpas besoin de lier connaissance, pour connaître leur numéro. Elles logeaienttoutes à la même enseigne chez misère et compagnie. Ça donnait plus froidencore, de les voir piétiner et se croiser silencieusement, dans cette terribletempérature de janvier.

Pourtant, pas un chat ne sortait de chez le patron. Enfin, un ouvrier parut,puis deux, puis trois ; mais ceux-là, sans doute, étaient de bons zigs, quirapportaient fidèlement leur prêt, car ils eurent un hochement de tête enapercevant les ombres rôdant devant l’atelier. La grande haridelle se collaitdavantage à côté de la porte ; et, tout d’un coup, elle tomba sur un petithomme pâlot, en train d’allonger prudemment la tête. Oh ! ce fut vite réglé !

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elle le fouilla, lui ratissa la monnaie. Pincé, plus de braise, pas de quoi boireune goutte ! Alors, le petit homme, vexé et désespéré, suivit son gendarmeen pleurant de grosses larmes d’enfant. Des ouvriers sortaient toujours, etcomme la forte commère, avec ses deux mioches, s’était approchée, un grandbrun, l’air roublard, qui l’aperçut, rentra vivement pour prévenir le mari ;lorsque celui-ci arriva en se dandinant, il avait étouffé deux roues de derrière,deux belles pièces de cent sous neuves, une dans chaque soulier. Il prit l’unde ses gosses sur son bras, il s’en alla en contant des craques à sa bourgeoisequi le querellait. Il y en avait de rigolos, sautant d’un bond dans la rue,pressés de courir béquiller leur quinzaine avec les amis. Il y en avait aussi delugubres, la mine rafalée, serrant dans leur poing crispé les trois ou quatrejournées sur quinze qu’ils avaient faites, se traitant de faignants, faisant desserments d’ivrogne. Mais le plus triste, c’était la douleur de la petite femmenoire, humble et délicate : son homme, un beau garçon, venait de se cavalersous son nez, si brutalement, qu’il avait failli la jeter par terre ; et elle rentraitseule, chancelant le long des boutiques, pleurant toutes les larmes de soncorps.

Enfin, le défilé avait cessé. Gervaise, droite au milieu de la rue, regardaitla porte. Ça commençait à sentir mauvais. Deux ouvriers attardés semontrèrent encore, mais toujours pas de Coupeau. Et, comme elle demandaitaux ouvriers si Coupeau n’allait pas sortir, eux qui étaient à la couleur,lui répondirent en blaguant que le camarade venait tout juste de fileravec Lantimêche par une porte de derrière, pour mener les poules pisser.Gervaise comprit. Encore une menterie de Coupeau, elle pouvait aller voirs’il pleuvait ! Alors, lentement, traînant sa paire de ripatons éculés, elledescendit la rue de la Charbonnière. Son dîner courait joliment devant elle,et elle le regardait courir, dans le crépuscule jaune, avec un petit frisson.Cette fois, c’était fini. Pas un fifrelin, plus un espoir, plus que de la nuit etde la faim. Ah ! une belle nuit de crevaison, cette nuit sale qui tombait surses épaules !

Elle montait lourdement la rue des Poissonniers, lorsqu’elle entendit lavoix de Coupeau. Oui, il était là, à la Petite-Civette, en train de se fairepayer une tournée par Mes-Bottes. Ce farceur de Mes-Bottes, vers la fin del’été, avait eu le truc d’épouser pour de vrai une dame, très décatie déjà,mais qui possédait de beaux restes ; oh ! une dame de la rue des Martyrs,pas de la gnognotte de barrière. Et il fallait voir cet heureux mortel, vivanten bourgeois, les mains dans les poches, bien vêtu, bien nourri. On ne lereconnaissait plus, tellement il était gras. Les camarades disaient que safemme avait de l’ouvrage tant qu’elle voulait chez des messieurs de saconnaissance. Une femme comme ça et une maison de campagne, c’est toutce qu’on peut désirer pour embellir la vie. Aussi Coupeau guignait-il Mes-

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Bottes avec admiration. Est-ce que le lascar n’avait pas jusqu’à une bagued’or au petit doigt !

Gervaise posa la main sur l’épaule de Coupeau, au moment où il sortaitde la Petite-Civette.

– Dis donc, j’attends, moi… J’ai faim. C’est tout ce que tu paies ?Mais il lui riva son clou de la belle façon.– T’as faim, mange ton poing !… Et garde l’autre pour demain !C’est lui qui trouvait ça patagueule, de jouer le drame devant le monde !

Eh bien ! quoi ! il n’avait pas travaillé, les boulangers pétrissaient tout demême. Elle le prenait peut-être pour un dépuceleur de nourrices, à venirl’intimider avec ses histoires.

– Tu veux donc que je vole ? murmura-t-elle d’une voix sourde.Mes-Bottes se caressait le menton d’un air conciliant.– Non, ça, c’est défendu, dit-il. Mais quand une femme sait se

retourner…Et Coupeau l’interrompit pour crier bravo ! Oui, une femme devait

savoir se retourner. Mais la sienne avait toujours été une guimbarde, untas. Ce serait sa faute, s’ils crevaient sur la paille. Puis, il retomba dansson admiration devant Mes-Bottes. Était-il assez suiffard, l’animal ! Un vraipropriétaire ; du linge blanc et des escarpins un peu chouettes ! Fichtre ! cen’était pas de la ripopée ! En voilà un au moins dont la bourgeoise menaitbien la barque !

Les deux hommes descendaient vers le boulevard extérieur. Gervaise lessuivait. Au bout d’un silence, elle reprit, derrière Coupeau :

– J’ai faim, tu sais… J’ai compté sur toi. Faut me trouver quelque choseà claquer.

Il ne répondit pas, et elle répéta sur un ton navrant d’agonie :– Alors, c’est tout ce que tu paies ?– Mais, nom de Dieu ! puisque je n’ai rien ! gueula-t-il, en se retournant

furieusement. Lâche-moi, n’est-ce pas ? ou je cogne !Il levait déjà le poing. Elle recula et parut prendre une décision.– Va, je te laisse, je trouverai bien un homme.Du coup, le zingueur rigola. Il affectait de prendre la chose en blague,

il la poussait, sans en avoir l’air. Par exemple, c’était une riche idée ! Lesoir, aux lumières, elle pouvait encore faire des conquêtes. Si elle levait unhomme, il lui recommandait le restaurant du Capucin, où il y avait des petitscabinets dans lesquels on mangeait parfaitement. Et, comme elle s’en allaitsur le boulevard extérieur, blême et farouche, il lui cria encore :

– Écoute donc, rapporte-moi du dessert, moi j’aime les gâteaux… Et, siton monsieur est bien nippé, demande-lui un vieux paletot, j’en ferai monbeurre.

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Gervaise, poursuivie par ce bagou infernal, marchait vite. Puis, elle setrouva seule au milieu de la foule, elle ralentit le pas. Elle était bien résolue.Entre voler et faire ça, elle aimait mieux faire ça, parce qu’au moins ellene causerait du tort à personne. Elle n’allait jamais disposer que de sonbien. Sans doute, ce n’était guère propre ; mais le propre et le pas proprese brouillaient dans sa caboche, à cette heure ; quand on crève de faim,on ne cause pas tant philosophie, on mange le pain qui se présente. Elleétait remontée jusqu’à la chaussée Clignancourt. La nuit n’en finissait plusd’arriver. Alors, en attendant, elle suivit les boulevards, comme une damequi prend l’air avant de rentrer pour la soupe.

Ce quartier où elle éprouvait une honte, tant il embellissait, s’ouvraitmaintenant de toutes parts au grand air. Le boulevard Magenta, montantdu cœur de Paris, et le boulevard Ornano, s’en allant dans la campagne,l’avaient troué à l’ancienne barrière, un fier abatis de maisons, deux vastesavenues encore blanches de plâtre, qui gardaient à leurs flancs les rues duFaubourg-Poissonnière et des Poissonniers, dont les bouts s’enfonçaient,écornés, mutilés, tordus comme des boyaux sombres. Depuis longtemps, ladémolition du mur de l’octroi avait déjà élargi les boulevards extérieurs,avec les chaussées latérales et le terre-plein au milieu pour les piétons,planté de quatre rangées de petits platanes. C’était un carrefour immensedébouchant au loin sur l’horizon, par des voies sans fin, grouillantes defoule, se noyant dans le chaos perdu des constructions. Mais, parmi leshautes maisons neuves, bien des masures branlantes restaient debout ; entreles façades sculptées, des enfoncements noirs se creusaient, des chenilsbâillaient, étalant les loques de leurs fenêtres. Sous le luxe montant de Paris,la misère du faubourg crevait et salissait ce chantier d’une ville nouvelle, sihâtivement bâtie.

Perdue dans la cohue du large trottoir, le long des petits platanes, Gervaisese sentait seule et abandonnée. Ces échappées d’avenues, tout là-bas, luividaient l’estomac davantage ; et dire que, parmi ce flot de monde, où il yavait pourtant des gens à leur aise, pas un chrétien ne devinait sa situationet ne lui glissait dix sous dans la main ! Oui, c’était trop grand, c’était tropbeau, sa tête tournait et ses jambes s’en allaient, sous ce pan démesuré deciel gris, tendu au-dessus d’un si vaste espace. Le crépuscule avait cettesale couleur jaune des crépuscules parisiens, une couleur qui donne enviede mourir tout de suite, tellement la vie des rues semble laide. L’heuredevenait louche, les lointains se brouillaient d’une teinte boueuse. Gervaise,déjà lasse, tombait justement en plein dans la rentrée des ouvriers. À cetteheure, les dames en chapeau, les messieurs bien mis habitant les maisonsneuves, étaient noyés au milieu du peuple, des processions d’hommes et defemmes encore blêmes de l’air vicié des ateliers. Le boulevard Magenta et

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la rue du Faubourg-Poissonnière en lâchaient des bandes, essoufflées de lamontée. Dans le roulement plus assourdi des omnibus et des fiacres, parmiles haquets, les tapissières, les fardiers, qui rentraient vides et au galop,un pullulement toujours croissant de blouses et de bourgerons couvrait lachaussée. Les commissionnaires revenaient, leurs crochets sur les épaules.Deux ouvriers, allongeant le pas, faisaient côte à côte de grandes enjambées,en parlant très fort, avec des gestes, sans se regarder ; d’autres, seuls, enpaletot et en casquette, marchaient au bord du trottoir, le nez baissé ; d’autresvenaient par cinq ou six, se suivant et n’échangeant pas une parole, les mainsdans les poches, les yeux pâles. Quelques-uns gardaient leurs pipes éteintesentre les dents. Des maçons, dans un sapin, qu’ils avaient frété à quatre, etsur lequel dansaient leurs auges, passaient en montrant leurs faces blanchesaux portières. Des peintres balançaient leurs pots à couleur ; un zingueurrapportait une longue échelle, dont il manquait d’éborgner le monde ; tandisqu’un fontainier, attardé, avec sa boîte sur le dos, jouait l’air du bon roiDagobert dans sa petite trompette, un air de tristesse au fond du crépusculenavré. Ah ! la triste musique, qui semblait accompagner le piétinement dutroupeau, les bêtes de somme se traînant, éreintées ! Encore une journée definie ! Vrai, les journées étaient longues et recommençaient trop souvent. Àpeine le temps de s’emplir et de cuver son manger, il faisait déjà grand jour,il fallait reprendre son collier de misère. Les gaillards pourtant sifflaient,tapant des pieds, filant raides, le bec tourné vers la soupe. Et Gervaiselaissait couler la cohue, indifférente aux chocs, coudoyée à droite, coudoyéeà gauche, roulée au milieu du flot ; car les hommes n’ont pas le temps dese montrer galants, quand ils sont cassés en deux de fatigue et galopés parla faim.

Brusquement, en levant les yeux, la blanchisseuse aperçut devant ellel’ancien hôtel Boncœur. La petite maison, après avoir été un café suspect,que la police avait fermé, se trouvait abandonnée, les volets couvertsd’affiches, la lanterne cassée, s’émiettant et se pourrissant du haut en bassous la pluie, avec les moisissures de son ignoble badigeon lie de vin.Et rien ne paraissait changé autour d’elle. Le papetier et le marchand detabac étaient toujours là. Derrière, par-dessus les constructions basses, onapercevait encore des façades lépreuses de maisons à cinq étages, haussantleurs grandes silhouettes délabrées. Seul, le bal du Grand-Balcon n’existaitplus ; dans la salle aux dix fenêtres flambantes venait de s’établir unescierie de sucre, dont on entendait les sifflements continus. C’était pourtantlà, au fond de ce bouge de l’hôtel Boncœur, que toute la sacrée vie avaitcommencé. Elle restait debout, regardant la fenêtre du premier, où unepersienne arrachée pendait, et elle se rappelait sa jeunesse avec Lantier, leurspremiers attrapages, la façon dégoûtante dont il l’avait lâchée. N’importe,

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elle était jeune, tout ça lui semblait gai, vu de loin. Vingt ans seulement,mon Dieu ! et elle tombait au trottoir. Alors, la vue de l’hôtel lui fit mal, elleremonta le boulevard du côté de Montmartre.

Sur les tas de sable, entre les bancs, des gamins jouaient encore, dansla nuit croissante. Le défilé continuait, les ouvrières passaient, trottant, sedépêchant, pour rattraper le temps perdu aux étalages ; une grande, arrêtée,laissait sa main dans celle d’un garçon, qui l’accompagnait à trois portesde chez elle ; d’autres, en se quittant, se donnaient des rendez-vous pourla nuit, au Grand Salon de la Folie ou à la Boule noire. Au milieu desgroupes, des ouvriers à façon s’en retournaient, leurs toilettes pliées sous lebras. Un fumiste, attelé à des bricoles, tirant une voiture remplie de gravats,manquait de se faire écraser par un omnibus. Cependant, parmi la foule plusrare, couraient des femmes en cheveux, redescendues après avoir alluméle feu, et se hâtant pour le dîner ; elles bousculaient le monde, se jetaientchez les boulangers et les charcutiers, repartaient sans traîner, avec desprovisions dans les mains. Il y avait des petites filles de huit ans, envoyées encommission, qui s’en allaient le long des boutiques, serrant sur leur poitrinede grands pains de quatre livres aussi hauts qu’elles, pareils à de bellespoupées jaunes, et qui s’oubliaient pendant des cinq minutes devant desimages, la joue appuyée contre leurs grands pains. Puis, le flot s’épuisait, lesgroupes s’espaçaient, le travail était rentré ; et, dans les flamboiements dugaz, après la journée finie, montait la sourde revanche des paresses et desnoces qui s’éveillaient.

Ah ! oui, Gervaise avait fini sa journée ! Elle était plus éreintée que toutce peuple de travailleurs, dont le passage venait de la secouer. Elle pouvaitse coucher là et crever, car le travail ne voulait plus d’elle, et elle avaitassez peiné dans son existence, pour dire : « À qui le tour ? moi, j’en ai maclaque ! » Tout le monde mangeait, à cette heure. C’était bien la fin, le soleilavait soufflé sa chandelle, la nuit serait longue. Mon Dieu ! s’étendre à sonaise et ne plus se relever, penser qu’on a remisé ses outils pour toujours etqu’on fera la vache éternellement ! Voilà qui est bon, après s’être esquintéependant vingt ans ! Et Gervaise, dans les crampes qui lui tordaient l’estomac,pensait malgré elle aux jours de fête, aux gueuletons et aux rigolades de savie. Une fois surtout, par un froid de chien, un jeudi de la mi-carême, elleavait joliment nocé. Elle était bien gentille, blonde et fraîche, en ce temps-là. Son lavoir, rue Neuve, l’avait nommée reine, malgré sa jambe. Alors,on s’était baladé sur les boulevards, dans des chars ornés de verdure, aumilieu du beau monde qui la reluquait joliment. Des messieurs mettaientleurs lorgnons comme pour une vraie reine. Puis, le soir, on avait fichu unbalthazar à tout casser, et jusqu’au jour on avait joué des guiboles. Reine,oui, reine ! avec une couronne et une écharpe, pendant vingt-quatre heures,

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deux fois le tour du cadran ! Et, alourdie, dans les tortures de sa faim, elleregardait par terre, comme si elle eût cherché le ruisseau où elle avait laisséchoir sa majesté tombée.

Elle leva de nouveau les yeux. Elle se trouvait en face des abattoirsqu’on démolissait ; la façade éventrée montrait des cours sombres, puantes,encore humides de sang. Et, lorsqu’elle eut redescendu le boulevard, elle vitaussi l’hôpital de Lariboisière, avec son grand mur gris, au-dessus duquel sedépliaient en éventail les ailes mornes, percées de fenêtres régulières ; uneporte, dans la muraille, terrifiait le quartier, la porte des morts, dont le chênesolide, sans une fissure, avait la sévérité et le silence d’une pierre tombale.Alors, pour s’échapper, elle poussa plus loin, elle descendit jusqu’au pontdu chemin de fer. Les hauts parapets de forte tôle boulonnée lui masquaientla voie ; elle distinguait seulement, sur l’horizon lumineux de Paris, l’angleélargi de la gare, une vaste toiture, noire de la poussière du charbon ;elle entendait, dans ce vaste espace clair, des sifflets de locomotives, lessecousses rythmées des plaques tournantes, toute une activité colossale etcachée. Puis, un train passa, sortant de Paris, arrivant avec l’essoufflementde son haleine et son roulement peu à peu enflé. Et elle n’aperçut de cetrain qu’un panache blanc, une brusque bouffée qui déborda du parapet etse perdit. Mais le pont avait tremblé, elle-même restait dans le branle dece départ à toute vapeur. Elle se tourna, comme pour suivre la locomotiveinvisible, dont le grondement se mourait. De ce côté, elle devinait lacampagne, le ciel libre, au fond d’une trouée, avec de hautes maisons à droiteet à gauche, isolées, plantées sans ordre, présentant des façades, des mursnon crépis, des murs peints de réclames géantes, salis de la même teintejaunâtre par la suie des machines. Oh ! si elle avait pu partir ainsi, s’enaller là-bas, en dehors de ces maisons de misère et de souffrance ! Peut-êtreaurait-elle recommencé à vivre. Puis, elle se retourna lisant stupidement lesaffiches collées contre la tôle. Il y en avait de toutes les couleurs. Une, petite,d’un joli bleu, promettait cinquante francs de récompense pour une chienneperdue. Voilà une bête qui avait dû être aimée !

Gervaise reprit lentement sa marche. Dans le brouillard d’ombre fumeusequi tombait, les becs de gaz s’allumaient ; et ces longues avenues, peu à peunoyées et devenues noires, reparaissaient toutes braisillantes, s’allongeantencore et coupant la nuit, jusqu’aux ténèbres perdues de l’horizon. Un grandsouffle passait, le quartier élargi enfonçait des cordons de petites flammessous le ciel immense et sans lune. C’était l’heure, où d’un bout à l’autredes boulevards, les marchands de vin, les bastringues, les bousingots, àla file, flambaient gaiement dans la rigolade des premières tournées et dupremier chahut. La paie de grande quinzaine emplissait le trottoir d’unebousculade de gouapeurs tirant une bordée. Ça sentait dans l’air la noce, une

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sacrée noce, mais gentille encore, un commencement d’allumage, rien deplus. On s’empiffrait au fond des gargotes ; par toutes les vitres éclairées,on voyait des gens manger, la bouche pleine, riant sans même prendre lapeine d’avaler. Chez les marchands de vin, des pochards s’installaient déjà,gueulant et gesticulant. Et un bruit du tonnerre de Dieu montait, des voixglapissantes, des voix grasses, au milieu du continuel roulement des piedssur le trottoir. « Dis donc ! viens-tu becqueter ?… Arrive, clampin ! je paieun canon de la bouteille… Tiens ! v’là Pauline ! Ah bien ! non, on va riense tordre ! » Les portes battaient, lâchant des odeurs de vin et des boufféesde cornet à pistons. On faisait queue devant l’Assommoir du père Colombe,allumé comme une cathédrale pour une grand-messe ; et, nom de Dieu !on aurait dit une vraie cérémonie, car les bons zigs chantaient là-dedansavec des mines de chantres au lutrin, les joues enflées, le bedon arrondi. Oncélébrait la Sainte-Touche, quoi ! une sainte bien aimable, qui doit tenir lacaisse au paradis. Seulement, à voir avec quel entrain ça débutait, les petitsrentiers, promenant leurs épouses, répétaient en hochant la tête qu’il y auraitbigrement des hommes soûls dans Paris, cette nuit-là. Et la nuit était trèssombre, morte et glacée, au-dessus de ce bousin, trouée uniquement par leslignes de feu des boulevards, aux quatre points du ciel.

Plantée devant l’Assommoir, Gervaise songeait. Si elle avait eu deuxsous, elle serait entrée boire la goutte. Peut-être qu’une goutte lui auraitcoupé la faim. Ah ! elle en avait bu des gouttes ! Ça lui semblait bien bontout de même. Et, de loin, elle contemplait la machine à soûler, en sentantque son malheur venait de là, et en faisant le rêve de s’achever avec del’eau-de-vie, le jour où elle aurait de quoi. Mais un frisson lui passa dansles cheveux, elle vit que la nuit était noire. Allons, la bonne heure arrivait.C’était l’instant d’avoir du cœur et de se montrer gentille, si elle ne voulaitpas crever au milieu de l’allégresse générale. D’autant plus que de voir lesautres bâfrer ne lui remplissait pas précisément le ventre. Elle ralentit encorele pas, regarda autour d’elle. Sous les arbres, traînait une ombre plus épaisse.Il passait peu de monde, des gens pressés, traversant vivement le boulevard.Et, sur ce large trottoir sombre et désert, où venaient mourir les gaietés deschaussées voisines, des femmes, debout, attendaient. Elles restaient de longsmoments immobiles, patientes, raidies comme les petits platanes maigres ;puis, lentement, elles se mouvaient, traînaient leurs savates sur le sol glacé,faisaient dix pas et s’arrêtaient de nouveau, collées à la terre. Il y en avaitune, au tronc énorme, avec des jambes et des bras d’insecte, débordante etroulante, dans une guenille de soie noire, coiffée d’un foulard jaune ; il y enavait une autre, grande, sèche, en cheveux, qui avait un tablier de bonne ;et d’autres encore, des vieilles replâtrées, des jeunes très sales, si sales, siminables, qu’un chiffonnier ne les aurait pas ramassées. Gervaise, pourtant,

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ne savait pas, tâchait d’apprendre, en faisant comme elles. Une émotion depetite fille la serrait à la gorge ; elle ne sentait pas si elle avait honte, elleagissait dans un vilain rêve. Pendant un quart d’heure, elle se tint toute droite.Des hommes filaient, sans tourner la tête. Alors, elle se remua à son tour,elle osa accoster un homme qui sifflait, les mains dans les poches, et ellemurmura d’une voix étranglée :

– Monsieur, écoutez donc…L’homme la regarda de côté et s’en alla en sifflant plus fort.Gervaise s’enhardissait. Et elle s’oublia dans l’âpreté de cette chasse, le

ventre creux, s’acharnant après son dîner qui courait toujours. Longtemps,elle piétina, ignorante de l’heure et du chemin. Autour d’elle, les femmesmuettes et noires, sous les arbres, voyageaient, enfermaient leur marche dansle va-et-vient régulier des bêtes en cage. Elles sortaient de l’ombre, avec unelenteur vague d’apparitions ; elles passaient dans le coup de lumière d’unbec de gaz, où leur masque blafard nettement surgissait ; et elles se noyaientde nouveau, reprises par l’ombre, balançant la raie blanche de leur jupon,retrouvant le charme frissonnant des ténèbres du trottoir. Des hommes selaissaient arrêter, causaient pour la blague, repartaient en rigolant. D’autres,discrets, effacés, s’éloignaient, à dix pas derrière une femme. Il y avait degros murmures, des querelles à voix étouffée, des marchandages furieux, quitombaient tout d’un coup à de grands silences. Et Gervaise, aussi loin qu’elles’enfonçait, voyait s’espacer ces factions de femme dans la nuit, comme si,d’un bout à l’autre des boulevards extérieurs, des femmes fussent plantées.Toujours, à vingt pas d’une autre, elle en apercevait une autre. La file seperdait, Paris entier était gardé. Elle, dédaignée, s’enrageait, changeait deplace, allait maintenant de la chaussée de Clignancourt à la grande rue dela Chapelle.

– Monsieur, écoutez donc…Mais les hommes passaient. Elle partait des abattoirs, dont les décombres

puaient le sang. Elle donnait un regard à l’ancien hôtel Boncœur,fermé et louche. Elle passait devant l’hôpital de Lariboisière, comptaitmachinalement le long des façades les fenêtres éclairées, brûlant comme desveilleuses d’agonisant, avec des lueurs pâles et tranquilles. Elle traversait lepont du chemin de fer, dans le branle des trains, grondant et déchirant l’airdu cri désespéré de leurs sifflets. Oh ! que la nuit faisait toutes ces chosestristes ! Puis, elle tournait sur ses talons, elle s’emplissait les yeux des mêmesmaisons, du défilé toujours semblable de ce bout d’avenue ; et cela à dix, àvingt reprises, sans relâche, sans un repos d’une minute sur un banc. Non,personne ne voulait d’elle. Sa honte lui semblait grandir de ce dédain. Elledescendait encore vers l’hôpital, elle remontait vers les abattoirs. C’étaitsa promenade dernière, des cours sanglantes où l’on assommait, aux salles

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blafardes où la mort raidissait les gens dans les draps de tout le monde. Savie avait tenu là.

– Monsieur, écoutez donc…Et, brusquement, elle aperçut son ombre par terre. Quand elle approchait

d’un bec de gaz, l’ombre vague se ramassait et se précisait, une ombreénorme, trapue, grotesque tant elle était ronde. Cela s’étalait, le ventre, lagorge, les hanches, coulant et flottant ensemble. Elle louchait si fort de lajambe, que, sur le sol, l’ombre faisait la culbute à chaque pas ; un vraiguignol ! Puis, lorsqu’elle s’éloignait, le guignol grandissait, devenait géant,emplissait le boulevard, avec des révérences qui lui cassaient le nez contreles arbres et contre les maisons. Mon Dieu ! qu’elle était drôle et effrayante !Jamais elle n’avait si bien compris son avachissement. Alors, elle ne puts’empêcher de regarder ça, attendant les becs de gaz, suivant des yeux lechahut de son ombre. Ah ! elle avait là une belle gaupe qui marchait à côtéd’elle ! Quelle touche ! Ça devait attirer les hommes tout de suite. Et ellebaissait la voix, elle n’osait plus que bégayer dans le dos des passants :

– Monsieur, écoutez donc…Cependant, il devait être très tard. Ça se gâtait, dans le quartier. Les

gargots étaient fermés, le gaz rougissait chez les marchands de vin, d’oùsortaient des voix empâtées d’ivresse. La rigolade tournait aux querelleset aux coups. Un grand diable dépenaillé gueulait : « Je vas te démolir,numérote tes os ! » Une fille s’était empoignée avec son amant, à la ported’un bastringue, l’appelant sale mufe et cochon malade, tandis que l’amantrépétait : « Et ta sœur ? » sans trouver autre chose. La soûlerie soufflaitdehors un besoin de s’assommer, quelque chose de farouche, qui donnaitaux passants plus rares des visages pâles et convulsés. Il y eut une bataille,un soûlard tomba pile, les quatre fers en l’air, pendant que son camarade,croyant lui avoir réglé son compte, fuyait en tapant ses gros souliers. Desbandes braillaient de sales chansons, de grands silences se faisaient, coupéspar des hoquets et des chutes sourdes d’ivrognes. La noce de la quinzainefinissait toujours ainsi, le vin coulait si fort depuis six heures, qu’il allaitse promener sur les trottoirs. Oh ! de belles fusées, des queues de renardélargies au beau milieu du pavé, que les gens attardés et délicats étaientobligés d’enjamber, pour ne pas marcher dedans ! Vrai, le quartier étaitpropre ! Un étranger, qui serait venu le visiter avant le balayage du matin, enaurait emporté une jolie idée. Mais, à cette heure, les soûlards étaient chezeux, ils se fichaient de l’Europe. Nom de Dieu ! les couteaux sortaient despoches et la petite fête s’achevait dans le sang. Des femmes marchaient vite,des hommes rôdaient avec des yeux de loup, la nuit s’épaississait, gonfléed’abominations.

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Gervaise allait toujours, gambillant, remontant et redescendant avec laseule pensée de marcher sans cesse. Des somnolences la prenaient, elles’endormait, bercée par sa jambe ; puis, elle regardait en sursaut autourd’elle, et elle s’apercevait qu’elle avait fait cent pas sans connaissance,comme morte. Ses pieds à dormir debout s’élargissaient dans ses savatestrouées. Elle ne se sentait plus, tant elle était lasse et vide. La dernière idéenette qui l’occupât, fut que sa garce de fille, au même instant, mangeaitpeut-être des huîtres. Ensuite, tout se brouilla, elle resta les yeux ouverts,mais il lui fallait faire un trop grand effort pour penser. Et la seule sensationqui persistait en elle, au milieu de l’anéantissement de son être, était celled’un froid de chien, d’un froid aigu et mortel comme jamais elle n’en avaitéprouvé. Bien sûr, les morts n’ont pas si froid dans la terre. Elle soulevapesamment la tête, elle reçut au visage un cinglement glacial. C’était la neigequi se décidait enfin à tomber du ciel fumeux, une neige fine, drue, qu’unléger vent soufflait en tourbillons. Depuis trois jours, on l’attendait. Elletombait au bon moment.

Alors, dans cette première rafale, Gervaise, réveillée, marcha plus vite.Des hommes couraient, se hâtaient de rentrer, les épaules déjà blanches.Et, comme elle en voyait un qui venait lentement sous les arbres, elles’approcha, elle dit encore :

– Monsieur, écoutez donc…L’homme s’était arrêté. Mais il n’avait pas semblé entendre. Il tendait la

main, il murmurait d’une voix basse :– La charité, s’il vous plaît…Tous deux se regardèrent. Ah ! mon Dieu ! ils en étaient là, le père

Bru mendiant, madame Coupeau faisant le trottoir ! Ils demeuraient béantsen face l’un de l’autre. À cette heure, ils pouvaient se donner la main.Toute la soirée, le vieil ouvrier avait rôdé, n’osant aborder le monde ; etla première personne qu’il arrêtait, était une meurt-de-faim comme lui.Seigneur ! n’était-ce pas une pitié ? avoir travaillé cinquante ans, et mendier !s’être vue une des plus fortes blanchisseuses de la rue de la Goutte-d’Or, etfinir au bord du ruisseau ! Ils se regardaient toujours. Puis, sans rien se dire,ils s’en allèrent chacun de son côté, sous la neige qui les fouettait.

C’était une vraie tempête. Sur ces hauteurs, au milieu de ces espaceslargement ouverts, la neige fine tournoyait, semblait soufflée à la fois desquatre points du ciel. On ne voyait pas à dix pas, tout se noyait danscette poussière volante. Le quartier avait disparu, le boulevard paraissaitmort, comme si la rafale venait de jeter le silence de son drap blanc surles hoquets des derniers ivrognes. Gervaise, péniblement, allait toujours,aveuglée, perdue. Elle touchait les arbres pour se retrouver. À mesure qu’elleavançait, les becs de gaz sortaient de la pâleur de l’air, pareils à des torches

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éteintes. Puis, tout d’un coup, lorsqu’elle traversait un carrefour, ces lueurselles-mêmes manquaient ; elle était prise et roulée dans un tourbillon blafard,sans distinguer rien qui pût la guider. Sous elle, le sol fuyait, d’une blancheurvague. Des murs gris l’enfermaient. Et, quand elle s’arrêtait, hésitante,tournant la tête, elle devinait, derrière ce voile de glace, l’immensité desavenues, les files interminables des becs de gaz, tout cet infini noir et désertde Paris endormi.

Elle était là, à la rencontre du boulevard extérieur et des boulevards deMagenta et d’Ornano, rêvant de se coucher par terre, lorsqu’elle entenditun bruit de pas. Elle courut, mais la neige lui bouchait les yeux, et les pass’éloignaient, sans qu’elle pût saisir s’ils allaient à droite ou à gauche. Enfinelle aperçut les larges épaules d’un homme, une tache sombre et dansante,s’enfonçant dans un brouillard. Oh ! celui-là, elle le voulait, elle ne lelâcherait pas ! Et elle courut plus fort, elle l’atteignit, le prit par la blouse.

– Monsieur, monsieur, écoutez donc…L’homme se tourna, c’était Goujet.Voilà qu’elle raccrochait la Gueule-d’Or, maintenant ! Mais qu’avait-elle

donc fait au bon Dieu, pour être ainsi torturée jusqu’à la fin ? C’était ledernier coup, se jeter dans les jambes du forgeron, être vue par lui au rangdes roulures de barrière, blême et suppliante. Et ça se passait sous un bec degaz, elle apercevait son ombre difforme qui avait l’air de rigoler sur la neige,comme une vraie caricature. On aurait dit une femme soûle. Mon Dieu ! nepas avoir une lichette de pain, ni une goutte de vin dans le corps, et être prisepour une femme soûle ! C’était sa faute, pourquoi se soûlait-elle ? Bien sûr,Goujet croyait qu’elle avait bu et qu’elle faisait une sale noce.

Goujet, cependant, la regardait, tandis que la neige effeuillait despâquerettes dans sa belle barbe jaune. Puis, comme elle baissait la tête enreculant, il la retint.

– Venez, dit-il.Et il marcha le premier. Elle le suivit. Tous deux traversèrent le quartier

muet, filant sans bruit le long des murs. La pauvre madame Goujet étaitmorte au mois d’octobre, d’un rhumatisme aigu. Goujet habitait toujours lapetite maison de la rue Neuve, sombre et seul. Ce jour-là, il s’était attardé àveiller un camarade blessé. Quand il eut ouvert la porte et allumé une lampe,il se tourna vers Gervaise, restée humblement sur le palier. Il dit très bas,comme si sa mère avait encore pu l’entendre :

– Entrez.La première chambre, celle de madame Goujet, était conservée

pieusement dans l’état où elle l’avait laissée. Près de la fenêtre, sur unechaise, le tambour se trouvait posé, à côté du grand fauteuil qui semblaitattendre la vieille dentellière. Le lit était fait, et elle aurait pu se coucher, si

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elle avait quitté le cimetière pour venir passer la soirée avec son enfant. Lachambre gardait un recueillement, une odeur d’honnêteté et de bonté.

– Entrez, répéta plus haut le forgeron.Elle entra, peureuse, de l’air d’une fille qui se coule dans un endroit

respectable. Lui, était tout pâle et tout tremblant, d’introduire ainsi unefemme chez sa mère morte. Ils traversèrent la pièce à pas étouffés, commepour éviter la honte d’être entendus. Puis, quand il eut poussé Gervaise danssa chambre, il ferma la porte. Là, il était chez lui. C’était l’étroit cabinetqu’elle connaissait, une chambre de pensionnaire, avec un petit lit de fergarni de rideaux blancs. Contre les murs, seulement, les images découpéess’étaient encore étalées et montaient jusqu’au plafond. Gervaise, dans cettepureté, n’osait avancer, se retirait loin de la lampe. Alors, sans une parole,pris d’une rage, il voulut la saisir et l’écraser entre ses bras. Mais elledéfaillait, elle murmura :

– Oh ! mon Dieu !… oh ! mon Dieu !…Le poêle, couvert de poussière de coke, brûlait encore, et un restant de

ragoût, que le forgeron avait laissé au chaud, en croyant rentrer, fumaitdevant le cendrier. Gervaise, dégourdie par la grosse chaleur, se serait miseà quatre pattes pour manger dans le poêlon. C’était plus fort qu’elle, sonestomac se déchirait, et elle se baissa, avec un soupir. Mais Goujet avaitcompris. Il posa le ragoût sur la table, coupa du pain, lui versa à boire.

– Merci ! merci ! disait-elle. Oh ! que vous êtes bon ! Merci !Elle bégayait, elle ne pouvait plus prononcer les mots. Lorsqu’elle

empoigna la fourchette, elle tremblait tellement qu’elle la laissa retomber.La faim qui l’étranglait lui donnait un branle sénile de la tête. Elle dutprendre avec les doigts. À la première pomme de terre qu’elle se fourradans la bouche, elle éclata en sanglots. De grosses larmes roulaient le longde ses joues, tombaient sur son pain. Elle mangeait toujours, elle dévoraitgoulûment son pain trempé de ses larmes, soufflant très fort, le mentonconvulsé. Goujet la força à boire, pour qu’elle n’étouffât pas ; et son verreeut un petit claquement contre ses dents.

– Voulez-vous encore du pain ? demandait-il à demi-voix.Elle pleurait, elle disait non, elle disait oui, elle ne savait pas. Ah !

Seigneur ! que cela est bon et triste de manger, quand on crève !Et lui, debout en face d’elle, la contemplait. Maintenant, il la voyait bien,

sous la vive clarté de l’abat-jour. Comme elle était vieillie et dégommée !La chaleur fondait la neige sur ses cheveux et ses vêtements, elle ruisselait.Sa pauvre tête branlante était toute grise, des mèches grises que le vent avaitenvolées. Le cou engoncé dans les épaules, elle se tassait, laide et grosse àdonner envie de pleurer. Et il se rappelait leurs amours, lorsqu’elle était touterose, tapant ses fers, montrant le pli de bébé qui lui mettait un si joli collier

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au cou. Il allait, dans ce temps, la reluquer pendant des heures, satisfait dela voir. Plus tard, elle était venue à la forge, et là ils avaient goûté de grossesjouissances, tandis qu’il frappait sur son fer et qu’elle restait dans la dansede son marteau. Alors, que de fois il avait mordu son oreiller, la nuit, ensouhaitant de la tenir ainsi dans sa chambre ! Oh ! il l’aurait cassée, s’ill’avait prise, tant il la désirait ! Et elle était à lui, à cette heure, il pouvait laprendre. Elle achevait son pain, elle torchait ses larmes au fond du poêlon,ses grosses larmes silencieuses qui tombaient toujours dans son manger.

Gervaise se leva. Elle avait fini. Elle demeura un instant la tête basse,gênée, ne sachant pas s’il voulait d’elle. Puis, croyant voir une flammes’allumer dans ses yeux, elle porta la main à sa camisole, elle ôta le premierbouton. Mais Goujet s’était mis à genoux, il lui prenait les mains, en disantdoucement :

– Je vous aime, madame Gervaise, oh ! je vous aime encore et malgrétout, je vous le jure !

– Ne dites pas cela, monsieur Goujet ! s’écria-t-elle, affolée de le voirainsi à ses pieds. Non, ne dites pas cela, vous me faites trop de peine !

Et comme il répétait qu’il ne pouvait pas avoir deux sentiments dans savie, elle se désespéra davantage.

– Non, non, je ne veux plus, j’ai trop de honte… pour l’amour de Dieu !relevez-vous. C’est ma place d’être par terre.

Il se releva, il était tout frissonnant, et d’une voix balbutiante :– Voulez-vous me permettre de vous embrasser ?Elle, éperdue de surprise et d’émotion, ne trouvait pas une parole. Elle

dit oui de la tête. Mon Dieu ! elle était à lui, il pouvait faire d’elle ce qu’illui plairait. Mais il allongeait seulement les lèvres.

– Ça suffit entre nous, madame Gervaise, murmura-t-il. C’est toute notreamitié, n’est-ce pas ?

Il la baisa sur le front, sur une mèche de ses cheveux gris. Il n’avaitembrassé personne, depuis que sa mère était morte. Sa bonne amie Gervaiseseule lui restait dans l’existence. Alors, quand il l’eut baisée avec tant derespect, il s’en alla à reculons tomber en travers de son lit, la gorge crevéede sanglots. Et Gervaise ne put pas demeurer là plus longtemps ; c’étaittrop triste et trop abominable, de se retrouver dans ces conditions, lorsqu’ons’aimait. Elle lui cria :

– Je vous aime, monsieur Goujet, je vous aime bien aussi… Oh ! ce n’estpas possible, je comprends… Adieu, adieu, car ça nous étoufferait tous lesdeux.

Et elle traversa en courant la chambre de madame Goujet, elle se retrouvasur le pavé. Quand elle revint à elle, elle avait sonné rue de la Goutte-d’Or, Boche tirait le cordon. La maison était toute sombre. Elle entra là-

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dedans, comme dans son deuil. À cette heure de nuit, le porche, béant etdélabré, semblait une gueule ouverte. Dire que jadis elle avait ambitionnéun coin de cette carcasse de caserne ! Ses oreilles étaient donc bouchées,qu’elle n’entendait pas à cette époque la sacrée musique de désespoir quironflait derrière les murs ! Depuis le jour où elle y avait fichu les pieds,elle s’était mise à dégringoler. Oui, ça devait porter malheur, d’être ainsiles uns sur les autres, dans ces grandes gueuses de maisons ouvrières ; on yattraperait le choléra de la misère. Ce soir-là, tout le monde paraissait crevé.Elle écoutait seulement les Boche ronfler, à droite ; tandis que Lantier etVirginie, à gauche, faisaient un ronron, comme des chats qui ne dorment paset qui ont chaud, les yeux fermés. Dans la cour, elle se crut au milieu d’unvrai cimetière ; la neige faisait par terre un carré pâle ; les hautes façadesmontaient, d’un gris livide, sans une lumière, pareilles à des pans de ruine ;et pas un soupir, l’ensevelissement de tout un village raidi de froid et de faim.Il lui fallut enjamber un ruisseau noir, une mare lâchée par la teinturerie,fumant et s’ouvrant un lit boueux dans la blancheur de la neige. C’était uneeau couleur de ses pensées. Elles avaient coulé, les belles eaux bleu tendreet rose tendre !

Puis, en montant les six étages, dans l’obscurité, elle ne put s’empêcherde rire ; un vilain rire, qui lui faisait du mal. Elle se souvenait de son idéal,anciennement : travailler tranquille, manger toujours du pain, avoir un trouun peu propre pour dormir, bien élever ses enfants, ne pas être battue, mourirdans son lit. Non, vrai, c’était comique, comme tout ça se réalisait ! Ellene travaillait plus, elle ne mangeait plus, elle dormait sur l’ordure, sa fillecourait le guilledou, son mari lui flanquait des tatouilles ; il ne lui restaitqu’à crever sur le pavé, et ce serait tout de suite, si elle trouvait le courage dese flanquer par la fenêtre, en rentrant chez elle. N’aurait-on pas dit qu’elleavait demandé au ciel trente mille francs de rente et des égards ? Ah ! vrai,dans cette vie, on a beau être modeste, on peut se fouiller ! Pas même lapâtée et la niche, voilà le sort commun.

Ce qui redoublait son mauvais rire, c’était de se rappeler son bel espoirde se retirer à la campagne, après vingt ans de repassage. Eh bien ! elle yallait, à la campagne. Elle voulait son coin de verdure au Père-Lachaise.

Lorsqu’elle s’engagea dans le corridor, elle était comme folle. Sa pauvretête tournait. Au fond, sa grosse douleur venait d’avoir dit un adieu éternel auforgeron. C’était fini entre eux, ils ne se reverraient jamais. Puis, là-dessus,toutes les autres idées de malheur arrivaient et achevaient de lui casser lecrâne. En passant, elle allongea le nez chez les Bijard, elle aperçut Laliemorte, l’air content d’être allongée, en train de se dorloter pour toujours.Ah bien ! les enfants avaient plus de chance que les grandes personnes !Et, comme la porte du père Bazouge laissait passer une raie de lumière, elle

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entra droit chez lui, prise d’une rage de s’en aller par le même voyage quela petite.

Ce vieux rigolo de père Bazouge était revenu, cette nuit-là, dans un étatde gaieté extraordinaire. Il avait pris une telle culotte, qu’il ronflait par terre,malgré la température ; et ça ne l’empêchait pas de faire sans doute un jolirêve, car il semblait rire du ventre, en dormant. La camoufle, restée allumée,éclairait sa défroque, son chapeau noir aplati dans un coin, son manteau noirqu’il avait tiré sur ses genoux, comme un bout de couverture.

Gervaise, en l’apercevant, venait tout d’un coup de se lamenter si fort,qu’il se réveilla.

– Nom de Dieu ! fermez donc la porte ! Ça fiche un froid !… Hein ! c’estvous !… Qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce que vous voulez ?

Alors, Gervaise, les bras tendus, ne sachant plus ce qu’elle bégayait, semit à le supplier avec passion.

– Oh ! emmenez-moi, j’en ai assez, je veux m’en aller… Il ne faut pas megarder rancune. Je ne savais pas, mon Dieu ! On ne sait jamais, tant qu’onn’est pas prête… Oh ! oui, l’on est content d’y passer un jour !… Emmenez-moi, emmenez-moi, je vous crierai merci !

Et elle se mettait à genoux, toute secouée d’un désir qui la pâlissait.Jamais elle ne s’était ainsi roulée aux pieds d’un homme. La trogne dupère Bazouge, avec sa bouche tordue et son cuir encrassé par la poussièredes enterrements, lui semblait belle et resplendissante comme un soleil.Cependant, le vieux, mal éveillé, croyait à quelque mauvaise farce.

– Dites donc, murmurait-il, il ne faut pas me la faire !– Emmenez-moi, répéta plus ardemment Gervaise. Vous vous rappelez,

un soir, j’ai cogné à la cloison ; puis, j’ai dit que ce n’était pas vrai, parceque j’étais encore trop bête… Mais, tenez ! donnez vos mains, je n’ai pluspeur ! Emmenez-moi faire dodo, vous sentirez si je remue… Oh ! je n’aique cette envie, oh ! je vous aimerai bien !

Bazouge, toujours galant, pensa qu’il ne devait pas bousculer une damequi semblait avoir un tel béguin pour lui. Elle déménageait, mais elle avaittout de même de beaux restes, quand elle se montait.

– Vous êtes joliment dans le vrai, dit-il d’un air convaincu ; j’en ai encoreemballé trois, aujourd’hui, qui m’auraient donné un fameux pourboire, sielles avaient pu envoyer la main à la poche… Seulement, ma petite mère,ça ne peut pas s’arranger comme ça…

– Emmenez-moi, emmenez-moi, criait toujours Gervaise, je veux m’enaller…

– Dame ! il y a une petite opération auparavant…Vous savez, couic !

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Et il fit un effort de la gorge, comme s’il avalait sa langue. Puis, trouvantla blague bonne, il ricana.

Gervaise s’était relevée lentement. Lui non plus ne pouvait donc rienpour elle ? Elle rentra dans sa chambre, stupide, et se jeta sur sa paille, enregrettant d’avoir mangé. Ah ! non, par exemple, la misère ne tuait pas assezvite.

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XIII

Coupeau tira une bordée, cette nuit-là. Le lendemain, Gervaise reçut dixfrancs de son fils Étienne, qui était mécanicien dans un chemin de fer ; lepetit lui envoyait des pièces de cent sous de temps à autre sachant qu’il n’yavait pas gras à la maison. Elle mit un pot-au-feu et le mangea toute seule,car cette rosse de Coupeau ne rentra pas davantage le lendemain. Le lundipersonne, le mardi personne encore. Toute la semaine se passa. Ah ! nomd’un chien ! si une dame l’avait enlevé, c’est ça qui aurait pu s’appeler unechance ! Mais, juste le dimanche, Gervaise reçut un papier imprimé, qui luifit peur d’abord, parce qu’on aurait dit une lettre du commissaire de police.Puis, elle se rassura, c’était simplement pour lui apprendre que son cochonétait en train de crever à Sainte-Anne. Le papier disait ça plus poliment,seulement ça revenait au même. Oui, c’était bien une dame qui avait enlevéCoupeau, et cette dame s’appelait Sophie Tourne-de-l’œil, la dernière bonneamie des pochards.

Ma foi, Gervaise ne se dérangea pas. Il connaissait le chemin, ilreviendrait bien tout seul de l’asile ; on l’y avait tant de fois guéri, qu’on luiferait une fois de plus la mauvaise farce de le remettre sur ses pattes. Est-ce qu’elle ne venait pas d’apprendre le matin même que, pendant huit jours,on avait aperçu Coupeau, rond comme une balle, roulant les marchandsde vin de Belleville, en compagnie de Mes-Bottes ! Parfaitement, c’étaitmême Mes-Bottes qui finançait ; il avait dû jeter le grappin sur le magotde sa bourgeoise, des économies gagnées au joli jeu que vous savez. Ah !ils buvaient là du propre argent, capable de flanquer toutes les mauvaisesmaladies ! Tant mieux, si Coupeau en avait empoigné des coliques ! EtGervaise était surtout furieuse, en songeant que ces deux bougres d’égoïstesn’auraient seulement pas songé à venir la prendre pour lui payer une goutte.A-t-on jamais vu ! une noce de huit jours, et pas une galanterie aux dames !Quand on boit seul, on crève seul, voilà !

Pourtant, le lundi, comme Gervaise avait un bon petit repas pour lesoir, un reste de haricots et une chopine, elle se donna le prétexte qu’unepromenade lui ouvrirait l’appétit. La lettre de l’asile, sur la commode,l’embêtait. La neige avait fondu, il faisait un temps de demoiselle, gris etdoux, avec un fond vif dans l’air qui ragaillardissait. Elle partit à midi, carla course était longue ; il fallait traverser Paris, et sa gigue restait toujours enretard. Avec ça, il y avait une suée de monde dans les rues ; mais le mondel’amusait, elle arriva très gentiment. Lorsqu’elle se fut nommée, on lui en

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raconta une raide : il paraît qu’on avait repêché Coupeau au Pont-Neuf ; ils’était élancé par-dessus le parapet, en croyant voir un homme barbu quilui barrait le chemin. Un joli saut, n’est-ce pas ? et quant à savoir commentCoupeau se trouvait sur le Pont-Neuf, c’était une chose qu’il ne pouvait pasexpliquer lui-même.

Cependant, un gardien conduisit Gervaise. Elle montait un escalier,lorsqu’elle entendit des gueulements qui lui donnèrent froid aux os.

– Hein ? il en fait, une musique ! dit le gardien.– Qui donc ? demanda-t-elle.– Mais votre homme ! Il gueule comme ça depuis avant-hier. Et il danse,

vous allez voir.Ah ! mon Dieu ! quelle vue ! Elle resta saisie. La cellule était matelassée

du haut en bas ; par terre, il y avait deux paillassons, l’un sur l’autre ;et, dans un coin, s’allongeaient un matelas et un traversin, pas davantage.Là-dedans, Coupeau dansait et gueulait. Un vrai chienlit de la Courtille,avec sa blouse en lambeaux et ses membres qui battaient l’air ; mais unchienlit pas drôle, oh ! non, un chienlit dont le chahut effrayant vous faisaitdresser tout le poil du corps. Il était déguisé en un-qui-va-mourir. Cré nom !quel cavalier seul ! Il butait contre la fenêtre, s’en retournait à reculons,les bras marquant la mesure, secouant les mains, comme s’il avait voulu seles casser et les envoyer à la figure du monde. On rencontre des farceursdans les bastringues, qui imitent ça ; seulement, ils l’imitent mal, il faut voirsauter ce rigodon des soûlards, si l’on veut juger quel chic ça prend, quandc’est exécuté pour de bon. La chanson a son cachet aussi, une engueuladecontinue de carnaval, une bouche grande ouverte lâchant pendant des heuresles mêmes notes de trombone enroué. Coupeau, lui, avait le cri d’une bêtedont on a écrasé la patte. Et, en avant l’orchestre, balancez vos dames !

– Seigneur ! qu’est-ce qu’il a donc ?… qu’est-ce qu’il a donc ?… répétaitGervaise, prise de taf.

Un interne, un gros garçon blond et rose, en tablier blanc, tranquillementassis, prenait des notes. Le cas était curieux, l’interne ne quittait pas lemalade.

– Restez un instant, si vous voulez, dit-il à la blanchisseuse ; mais tenez-vous tranquille… Essayez de lui parler, il ne vous reconnaîtra pas.

Coupeau, en effet, ne parut même pas apercevoir sa femme. Elle l’avaitmal vu en entrant, tant il se disloquait. Quand elle le regarda sous le nez, lesbras lui tombèrent. Était-ce Dieu possible qu’il eût une figure pareille, avecdu sang dans les yeux et des croûtes plein les lèvres ? Elle ne l’aurait biensûr pas reconnu. D’abord, il faisait trop de grimaces, sans dire pourquoi, lamargoulette tout d’un coup à l’envers, le nez froncé, les joues tirées, un vraimuseau d’animal. Il avait la peau si chaude, que l’air fumait autour de lui ;

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et son cuir était comme verni, ruisselant d’une sueur lourde qui dégoulinait.Dans sa danse de chicard enragé, on comprenait tout de même qu’il n’étaitpas à son aise, la tête lourde, avec des douleurs dans les membres.

Gervaise s’était rapprochée de l’interne, qui battait un air du bout desdoigts sur le dossier de sa chaise.

– Dites donc, monsieur, c’est sérieux alors, cette fois ?L’interne hocha la tête sans répondre.– Dites donc, est-ce qu’il ne jacasse pas tout bas ?… Hein ? vous

entendez, qu’est-ce que c’est ?– Des choses qu’il voit, murmura le jeune homme. Taisez-vous, laissez-

moi écouter.Coupeau parlait d’une voix saccadée. Pourtant, une flamme de rigolade

lui éclairait les yeux. Il regardait par terre, à droite, à gauche, et tournait,comme s’il avait flâné au bois de Vincennes, en causant tout seul.

– Ah ! ça, c’est gentil, c’est pommé… Il y a des chalets, une vraie foire.Et de la musique un peu chouette ! Quel balthazar ! ils cassent les pots, là-dedans … Très chic ! V’là que ça s’illumine ; des ballons rouges en l’air, etça saute, et ça file !… Oh ! oh ! que de lanternes dans les arbres !… Il faitjoliment bon ! Ça pisse de partout, des fontaines, des cascades, de l’eau quichante, oh ! d’une voix d’enfant de chœur… Épatant ! les cascades !

Et il se redressait, comme pour mieux entendre la chanson délicieuse del’eau ; il aspirait l’air fortement, croyant boire la pluie fraîche envolée desfontaines. Mais, peu à peu, sa face reprit une expression d’angoisse. Alors,il se courba, il fila plus vite le long des murs de la cellule, avec de sourdesmenaces.

– Encore des fourbis, tout ça !… Je me méfiais… Silence, tas degouapes ! Oui, vous vous fichez de moi. C’est pour me turlupiner que vousbuvez et que vous braillez là-dedans avec vos traînées… Je vas vous démolir,moi, dans votre chalet !… Nom de Dieu ! voulez-vous me foutre la paix !

Il serrait les poings ; puis, il poussa un cri rauque, il s’aplatit en courant.Et il bégayait, les dents claquant d’épouvante :

– C’est pour que je me tue. Non, je ne me jetterai pas !… Toute cette eau,ça signifie que je n’ai pas de cœur. Non, je ne me jetterai pas !

Les cascades, qui fuyaient à son approche, s’avançaient quand il reculait.Et, tout d’un coup, il regarda stupidement autour de lui, il balbutia, d’unevoix à peine distincte :

– Ce n’est pas possible, on a embauché des physiciens contre moi !– Je m’en vais, monsieur, bonsoir ! dit Gervaise à l’interne. Ça me

retourne trop, je reviendrai.Elle était blanche. Coupeau continuait son cavalier seul, de la fenêtre au

matelas, et du matelas à la fenêtre, suant, s’échinant, battant la même mesure.

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Alors, elle se sauva. Mais elle eut beau dégringoler l’escalier, elle entenditjusqu’en bas le sacré chahut de son homme. Ah ! mon Dieu ! qu’il faisaitbon dehors, on respirait !

Le soir, toute la maison de la Goutte-d’Or causait de l’étrange maladiedu père Coupeau. Les Boche, qui traitaient la Banban par-dessous la jambemaintenant, lui offrirent pourtant un cassis dans leur loge, histoire d’avoirdes détails. Madame Lorilleux arriva, madame Poisson aussi. Ce furent descommentaires interminables. Boche avait connu un menuisier qui s’étaitmis tout nu dans la rue Saint-Martin, et qui était mort en dansant la polka ;celui-là buvait de l’absinthe. Ces dames se tortillèrent de rire, parce queça leur semblait drôle tout de même, quoique triste. Puis, comme on necomprenait pas bien, Gervaise repoussa le monde, cria pour avoir de laplace ; et, au milieu de la loge, tandis que les autres regardaient, elle fitCoupeau, braillant, sautant, se démanchant avec des grimaces abominables.Oui, parole d’honneur ! c’était tout à fait ça ! Alors, les autres s’épatèrent :pas possible ! un homme n’aurait pas duré trois heures à un commerce pareil.Eh bien ! elle le jurait sur ce qu’elle avait de plus sacré, Coupeau duraitdepuis la veille, trente-six heures déjà. On pouvait aller y voir, d’ailleurs, sion ne la croyait pas. Mais madame Lorilleux déclara que, merci bien ! elleétait revenue de Sainte-Anne ; elle empêcherait même Lorilleux d’y ficherles pieds. Quant à Virginie, dont la boutique tournait de plus mal en plus mal,et qui avait une figure d’enterrement, elle se contenta de murmurer que la vien’était pas toujours gaie, ah ! sacredié, non ! On acheva le cassis, Gervaisesouhaita le bonsoir à la compagnie. Lorsqu’elle ne parlait plus, elle prenaittout de suite la tête d’un ahuri de Chaillot, les yeux grands ouverts. Sansdoute elle voyait son homme en train de valser. Le lendemain, en se levant,elle se promit de ne plus aller là-bas. À quoi bon ? Elle ne voulait pas perdrela boule, à son tour. Cependant, toutes les dix minutes, elle retombait dansses réflexions, elle était sortie, comme on dit. Ça serait curieux pourtant,s’il faisait toujours ses ronds de jambe. Quand midi sonna, elle ne put tenirdavantage, elle ne s’aperçut pas de la longueur du chemin, tant le désir et lapeur de ce qui l’attendait lui occupaient la cervelle.

Oh ! elle n’eut pas besoin de demander des nouvelles. Dès le bas del’escalier, elle entendit la chanson de Coupeau. Juste le même air, juste lamême danse. Elle pouvait croire qu’elle venait de descendre à la minute, etqu’elle remontait. Le gardien de la veille, qui portait des pots de tisane dansle corridor, cligna de l’œil en la rencontrant, pour se montrer aimable.

– Alors, toujours ! dit-elle.– Oh ! toujours ! répondit-il sans s’arrêter.Elle entra, mais elle se tint dans le coin de la porte, parce qu’il y avait

du monde avec Coupeau. L’interne blond et rose était debout, ayant cédé

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sa chaise à un vieux monsieur décoré, chauve et la figure en museau defouine. C’était bien sûr le médecin en chef, car il avait des regards minceset perçants comme des vrilles. Tous les marchands de mort subite vous ontde ces regards-là.

Gervaise, d’ailleurs, n’était pas venue pour ce monsieur, et elle se haussaitderrière son crâne, mangeant Coupeau des yeux. Cet enragé dansait etgueulait plus fort que la veille. Elle avait bien vu, autrefois, à des bals dela mi-carême, des garçons de lavoir solides s’en donner pendant toute unenuit ; mais jamais, au grand jamais, elle ne se serait imaginée qu’un hommepût prendre du plaisir si longtemps ; quand elle disait prendre du plaisir,c’était une façon de parler, car il n’y a pas de plaisir à faire malgré soi dessauts de carpe, comme si on avait avalé une poudrière. Coupeau, trempé desueur, fumait davantage, voilà tout. Sa bouche semblait plus grande, à forcede crier. Oh ! les dames enceintes faisaient bien de rester dehors. Il avait tantmarché du matelas à la fenêtre, qu’on voyait son petit chemin à terre ; lepaillasson était mangé par ses savates.

Non, vrai, ça n’offrait rien de beau, et Gervaise, tremblante, se demandaitpourquoi elle était revenue. Dire que, la veille au soir, chez les Boche, onl’accusait d’exagérer le tableau ! Ah bien ! elle n’en avait pas fait la moitiéassez ! Maintenant, elle voyait mieux comment Coupeau s’y prenait, elle nel’oublierait jamais plus, les yeux grands ouverts sur le vide. Pourtant, ellesaisissait des phrases, entre l’interne et le médecin. Le premier donnait desdétails sur la nuit, avec des mots qu’elle ne comprenait pas. Toute la nuit, sonhomme avait causé et pirouetté, voilà ce que ça signifiait au fond. Puis, levieux monsieur chauve, pas très poli d’ailleurs, parut enfin s’apercevoir desa présence ; et, quand l’interne lui eut dit qu’elle était la femme du malade,il se mit à l’interroger, d’un air méchant de commissaire de police.

– Est-ce que le père de cet homme buvait ?– Oui, monsieur, un petit peu, comme tout le monde… Il s’est tué en

dégringolant d’un toit, un jour de ribote.– Est-ce que sa mère buvait ?– Dame ! monsieur, comme tout le monde, vous savez, une goutte par-

ci, une goutte par-là… Oh ! la famille est très bien !… Il y a eu un frère,mort très jeune dans des convulsions.

Le médecin la regardait de son œil perçant. Il reprit, de sa voix brutale :– Vous buvez aussi, vous ?Gervaise bégaya, se défendit, posa la main sur son cœur pour donner sa

parole sacrée.– Vous buvez ! Prenez garde, voyez où mène la boisson… Un jour ou

l’autre, vous mourrez ainsi.

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Alors, elle resta collée contre le mur. Le médecin avait tourné le dos. Ils’accroupit, sans s’inquiéter s’il ne ramassait pas la poussière du paillassonavec sa redingote ; il étudia longtemps le tremblement de Coupeau,l’attendant au passage, le suivant du regard. Ce jour-là, les jambes sautaientà leur tour, le tremblement était descendu des mains dans les pieds ; un vraipolichinelle, dont on aurait tiré les fils, rigolant des membres, le tronc raidecomme du bois. Le mal gagnait petit à petit. On aurait dit une musique sousla peau ; ça partait toutes les trois ou quatre secondes, roulait un instant ;puis ça s’arrêtait et ça reprenait, juste le petit frisson qui secoue les chiensperdus, quand ils ont froid l’hiver, sous une porte. Déjà le ventre et lesépaules avaient un frémissement d’eau sur le point de bouillir. Une drôle dedémolition tout de même, s’en aller en se tordant, comme une fille à laquelleles chatouilles font de l’effet !

Coupeau, cependant, se plaignait d’une voix sourde. Il semblait souffrirbeaucoup plus que la veille. Ses plaintes entrecoupées laissaient devinertoutes sortes de maux. Des milliers d’épingles le piquaient. Il avait partoutsur la peau quelque chose de pesant ; une bête froide et mouillée se traînaitsur ses cuisses et lui enfonçait des crocs dans la chair. Puis, c’étaient d’autresbêtes qui se collaient à ses épaules, en lui arrachant le dos à coups de griffes.

– J’ai soif, oh ! j’ai soif ! grognait-il continuellement.L’interne prit un pot de limonade sur une planchette et le lui donna. Il

saisit le pot à deux mains, aspira goulûment une gorgée, en répandant lamoitié du liquide sur lui ; mais il cracha tout de suite la gorgée, avec undégoût furieux, en criant :

– Nom de Dieu ! c’est de l’eau-de-vie !Alors, l’interne, sur un signe du médecin, voulut lui faire boire de l’eau,

sans lâcher la carafe. Cette fois, il avala la gorgée, en hurlant, comme s’ilavait avalé du feu.

– C’est de l’eau-de-vie, nom de Dieu ! c’est de l’eau-de-vie !Depuis la veille, tout ce qu’il buvait était de l’eau-de-vie. Ça redoublait

sa soif, et il ne pouvait plus boire, parce que tout le brûlait. On lui avaitapporté un potage, mais on cherchait à l’empoisonner bien sûr, car ce potagesentait le vitriol. Le pain était aigre et gâté. Il n’y avait que du poison autourde lui. La cellule puait le soufre. Même il accusait des gens de frotter desallumettes sous son nez pour l’empester.

Le médecin venait de se relever et écoutait Coupeau, qui maintenantvoyait de nouveau des fantômes en plein midi. Est-ce qu’il ne croyait pasapercevoir sur les murs des toiles d’araignée grandes comme des voilesde bateau ! Puis, ces toiles devenaient des filets avec des mailles qui serétrécissaient et s’allongeaient, un drôle de joujou ! Des boules noiresvoyageaient dans les mailles, de vraies boules d’escamoteur, d’abord grosses

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comme des billes, puis grosses comme des boulets ; et elles enflaient, et ellesmaigrissaient, histoire simplement de l’embêter. Tout d’un coup, il cria :

– Oh ! les rats, v’là les rats, à cette heure !C’étaient les boules qui devenaient des rats. Ces sales animaux

grossissaient, passaient à travers le filet, sautaient sur le matelas, où ilss’évaporaient. Il y avait aussi un singe, qui sortait du mur, qui rentrait dansle mur, en s’approchant chaque fois si près de lui, qu’il reculait, de peurd’avoir le nez croqué. Brusquement, ça changea encore ; les murs devaientcabrioler, car il répétait, étranglé de terreur et de rage :

– C’est ça, aïe donc ! secouez-moi, je m’en fiche !… Aïe donc ! lacambuse ! aïe donc ! par terre !… Oui, sonnez les cloches, tas de corbeaux !jouez de l’orgue pour m’empêcher d’appeler la garde !… Et ils ont mis unemachine derrière le mur, ces racailles ! Je l’entends bien, elle ronfle, ils vontnous faire sauter… Au feu ! nom de Dieu ! au feu. On crie au feu ! voilà queça flambe. Oh ! ça s’éclaire, ça s’éclaire ! tout le ciel brûle, des feux rouges,des feux verts, des feux jaunes… À moi ! au secours ! au feu !

Ses cris se perdaient dans un râle. Il ne marmottait plus que des mots sanssuite, une écume à la bouche, le menton mouillé de salive. Le médecin sefrottait le nez avec le doigt, un tic qui lui était sans doute habituel, en facedes cas graves. Il se tourna vers l’interne, lui demanda à demi-voix :

– Et la température, toujours quarante degrés, n’est-ce pas ?– Oui, monsieur.Le médecin fit une moue. Il demeura encore là deux minutes, les yeux

fixés sur Coupeau. Puis, il haussa les épaules, en ajoutant :– Le même traitement, bouillon, lait, limonade citrique, extrait mou de

quinquina en potion… Ne le quittez pas, et faites-moi appeler.Il sortit, Gervaise le suivit, pour lui demander s’il n’y avait plus d’espoir.

Mais il marchait si raide dans le corridor, qu’elle n’osa pas l’aborder.Elle resta plantée là un instant, hésitant à rentrer voir son homme. Laséance lui semblait déjà joliment rude. Comme elle l’entendait crier encoreque la limonade sentait l’eau-de-vie, ma foi ! elle fila, ayant assez d’unereprésentation. Dans les rues, le galop des chevaux et le bruit des voitureslui firent croire que tout Sainte-Anne était à ses trousses. Et ce médecin quil’avait menacée ! Vrai, elle croyait déjà avoir la maladie.

Naturellement, rue de la Goutte-d’Or, les Boche et les autresl’attendaient. Dès qu’elle parut sous la porte, on l’appela dans la loge. Ehbien ! est-ce que le père Coupeau durait toujours ? Mon Dieu ! oui, il duraittoujours. Boche semblait stupéfait et consterné : il avait parié un litre que lepère Coupeau n’irait pas jusqu’au soir. Comment ! il durait encore ! Et toutela société s’étonnait, en se tapant sur les cuisses. En voilà un gaillard quirésistait ! Madame Lorilleux calcula les heures : trente-six heures et vingt-

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quatre heures, soixante heures. Sacré mâtin ! soixante heures déjà qu’il jouaitdes quilles et de la gueule ! On n’avait jamais vu un pareil tour de force.Mais Boche, qui riait jaune à cause de son litre, questionnait Gervaise d’unair de doute, en lui demandant si elle était bien sûre qu’il n’eût pas défilé laparade derrière son dos. Oh ! non, il sautait trop fort, il n’en avait pas envie.Alors, Boche, insistant davantage, la pria de refaire un peu comme il faisait,pour voir. Oui, oui, encore un peu ! à la demande générale ! la société luidisait qu’elle serait bien gentille, car justement il y avait là deux voisines, quin’avaient pas vu la veille, et qui venaient de descendre exprès pour assisterau tableau. Le concierge criait au monde de se ranger, les gens débarrassaientle milieu de la loge, en se poussant du coude, avec un frémissement decuriosité. Cependant, Gervaise baissait la tête. Vrai, elle craignait de serendre malade. Pourtant, désirant prouver que ce n’était pas histoire de sefaire prier, elle commença deux ou trois petits sauts ; mais elle devint toutechose, elle se rejeta en arrière ; parole d’honneur, elle ne pouvait pas ! Unmurmure de désappointement courut : c’était dommage, elle imitait ça à laperfection. Enfin, si elle ne pouvait pas ! Et, comme Virginie retournait àsa boutique, on oublia le père Coupeau, pour causer vivement du ménagePoisson, une pétaudière maintenant ; la veille, les huissiers étaient venus ; lesergent de ville allait perdre sa place ; quant à Lantier, il tournait autour dela fille du restaurant d’à côté, une femme magnifique, qui parlait de s’établirtripière. Dame ! on en rigolait, on voyait déjà une tripière installée dans laboutique ; après la friandise, le solide. Ce cocu de Poisson avait une bonnetête, dans tout ça ; comment diable un homme dont le métier était d’êtremalin, se montrait-il si godiche chez lui ? Mais on se tut brusquement, enapercevant Gervaise, qu’on ne regardait plus et qui s’essayait toute seule aufond de la loge, tremblant des pieds et des mains, faisant Coupeau. Bravo !c’était ça, on n’en demandait pas davantage. Elle resta hébétée, ayant l’airde sortir d’un rêve. Puis, elle fila raide. Bien le bonsoir, la compagnie ! ellemontait pour tâcher de dormir.

Le lendemain, les Boche la virent partir à midi, comme les deux autresjours. Ils lui souhaitaient bien de l’agrément. Ce jour-là, à Sainte-Anne, lecorridor tremblait des gueulements et des coups de talon de Coupeau. Elletenait encore la rampe de l’escalier, qu’elle l’entendit hurler :

– En v’là des punaises !… Rappliquez un peu par ici, que je vousdésosse !… Ah ! ils veulent m’escoffier, ah ! les punaises ! Je suis plus rupinque vous tous ! Décarrez, nom de Dieu !

Un instant, elle souffla devant la porte. Il se battait donc avec une armée !Quand elle entra, ça croissait et ça embellissait. Coupeau était fou furieux, unéchappé de Charenton ! Il se démenait au milieu de la cellule, envoyant lesmains partout, sur lui, sur les murs, par terre, culbutant, tapant dans le vide ;

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et il voulait ouvrir la fenêtre, et il se cachait, se défendait, appelait, répondait,tout seul pour faire ce sabbat, de l’air exaspéré d’un homme cauchemardépar une flopée de monde. Puis, Gervaise comprit qu’il s’imaginait être sur untoit, en train de poser des plaques de zinc. Il faisait le soufflet avec sa bouche,il remuait des fers dans le réchaud, se mettait à genoux, pour passer le poucesur les bords du paillasson, en croyant qu’il le soudait. Oui, son métier luirevenait, au moment de crever ; et s’il gueulait si fort, s’il se crochait sur sontoit, c’était que des mufes l’empêchaient d’exécuter proprement son travail.Sur tous les toits voisins, il y avait de la fripouille qui le mécanisait. Avec ça,ces blagueurs lui lâchaient des bandes de rats dans les jambes. Ah ! les salesbêtes, il les voyait toujours ! Il avait beau les écraser, en frottant son pied surle sol de toutes ses forces, il en passait de nouvelles ribambelles, le toit enétait noir. Est-ce qu’il n’y avait pas des araignées aussi ! Il serrait rudementson pantalon pour tuer contre sa cuisse de grosses araignées, qui s’étaientfourrées là. Sacré tonnerre ! il ne finirait jamais sa journée, on voulait leperdre, son patron allait l’envoyer à Mazas. Alors, en se dépêchant, il crutqu’il avait une machine à vapeur dans le ventre ; la bouche grande ouverte,il soufflait de la fumée, une fumée épaisse qui emplissait la cellule et quisortait par la fenêtre ; et, penché, soufflant toujours, il regardait dehors leruban de fumée se dérouler, monter dans le ciel, où il cachait le soleil.

– Tiens ! cria-t-il, c’est la bande de la chaussée Clignancourt, déguiséeen ours, avec des flafla…

Il restait accroupi devant la fenêtre, comme s’il avait suivi un cortègedans une rue, du haut d’une toiture.

– V’là la cavalcade, des lions et des panthères qui font des grimaces… Ily a des mômes habillés en chiens et en chats… Il y a la grande Clémence,avec sa tignasse pleine de plumes. Ah ! sacredié ! elle fait la culbute, ellemontre tout ce qu’elle a !… Dis donc, ma biche, faut nous carapatter… Eh !bougres de roussins, voulez-vous bien ne pas la prendre !… Ne tirez pas,tonnerre ! ne tirez pas…

Sa voix montait, rauque, épouvantée, et il se baissait vivement, répétantque la rousse et les pantalons rouges étaient en bas, des hommes qui levisaient avec des fusils. Dans le mur, il voyait le canon d’un pistolet braquésur sa poitrine. On venait lui reprendre la fille.

– Ne tirez pas, nom de Dieu ! ne tirez pas…Puis, les maisons s’effondraient, il imitait le craquement d’un quartier qui

croule ; et tout disparaissait, tout s’envolait. Mais il n’avait pas le temps desouffler, d’autres tableaux passaient, avec une mobilité extraordinaire. Unbesoin furieux de parler lui emplissait la bouche de mots, qu’il lâchait sanssuite, avec un barbotement de la gorge. Il haussait toujours la voix.

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– Tiens, c’est toi, bonjour !… Pas de blague ! ne me fais pas manger tescheveux.

Et il passait la main devant son visage, il soufflait pour écarter des poils.L’interne l’interrogea.

– Qui voyez-vous donc ?– Ma femme, pardi !Il regardait le mur, tournant le dos à Gervaise.Celle-ci eut un joli trac, et elle examina aussi le mur, pour voir si elle ne

s’apercevait pas. Lui, continuait de causer.– Tu sais, ne m’embobine pas… Je ne veux pas qu’on m’attache…

Fichtre ! te voilà belle, t’as une toilette chic. Où as-tu gagné ça, vache ! Tuviens de la retape, chameau ! Attends un peu que je t’arrange !… Hein ?tu caches ton monsieur derrière tes jupes. Qu’est-ce que c’est que celui-là ?Fais donc la révérence, pour voir… Nom de Dieu ! c’est encore lui !

D’un saut terrible, il alla se heurter la tête contre la muraille ;mais la tenture rembourrée amortit le coup. On entendit seulement lerebondissement de son corps sur le paillasson, où la secousse l’avait jeté.

– Qui voyez-vous donc ? répéta l’interne.– Le chapelier ! le chapelier ! hurlait Coupeau.Et, l’interne ayant interrogé Gervaise, celle-ci bégaya sans pouvoir

répondre, car cette scène remuait en elle tous les embêtements de sa vie. Lezingueur allongeait les poings.

– À nous deux, mon cadet ! Faut que je te nettoie à la fin ! Ah ! tu vienstout de go, avec cette drogue au bras, pour te ficher de moi en public. Ehbien ! je vas t’estrangouiller, oui, oui, moi ! et sans mettre des gants encore !… Ne fais pas le fendant… Empoche ça. Et atout ! atout ! atout !

Il lançait ses poings dans le vide. Alors, une fureur s’empara de lui.Ayant rencontré le mur en reculant, il crut qu’on l’attaquait par derrière.Il se retourna, s’acharna sur la tenture. Il bondissait, sautait d’un coin àun autre, tapait du ventre, des fesses, d’une épaule, roulait, se relevait.Ses os mollissaient, ses chairs avaient un bruit d’étoupes mouillées. Et ilaccompagnait ce joli jeu de menaces atroces, de cris gutturaux et sauvages.Cependant, la bataille devait mal tourner pour lui, car sa respiration devenaitcourte, ses yeux sortaient de leurs orbites ; et il semblait peu à peu pris d’unelâcheté d’enfant.

– À l’assassin ! à l’assassin !… Foutez le camp, tous les deux. Oh ! lessalauds, ils rigolent. La voilà les quatre fers en l’air, cette garce !… Il fautqu’elle y passe, c’est décidé… Ah ! le brigand, il la massacre ! Il lui coupeune quille avec son couteau. L’autre quille est par terre, le ventre est en deux,c’est plein de sang… Oh ! mon Dieu, oh ! mon Dieu, oh ! mon Dieu…

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Et, baigné de sueur, les cheveux dressés sur le front, effrayant, il s’enalla à reculons, en agitant violemment les bras, comme pour repousserl’abominable scène. Il jeta deux plaintes déchirantes, il s’étala à la renversesur le matelas, dans lequel ses talons s’étaient empêtrés.

– Monsieur, monsieur, il est mort ! dit Gervaise, les mains jointes.L’interne s’était avancé, tirant Coupeau au milieu du matelas. Non, il

n’était pas mort. On l’avait déchaussé ; ses pieds nus passaient, au bout ; etils dansaient tout seuls, l’un à côté de l’autre, en mesure, d’une petite dansepressée et régulière.

Justement, le médecin entra. Il amenait deux collègues, un maigre etun gras, décorés comme lui. Tous les trois se penchèrent, sans rien dire,regardant l’homme partout ; puis, rapidement, à demi-voix, ils causèrent. Ilsavaient découvert l’homme des cuisses aux épaules, Gervaise voyait, en sehaussant, ce torse nu étalé. Eh bien ! c’était complet, le tremblement étaitdescendu des bras et monté des jambes, le tronc lui-même entrait en gaieté, àcette heure ! Positivement, le polichinelle rigolait aussi du ventre. C’étaientdes risettes le long des côtes, un essoufflement de la berdouille, qui semblaitcrever de rire. Et tout marchait, il n’y avait pas à dire ! les muscles se faisaientvis-à-vis, la peau vibrait comme un tambour, les poils valsaient en se saluant.Enfin, ça devait être le grand branle-bas, comme qui dirait le galop de lafin, quand le jour paraît et que tous les danseurs se tiennent par la patte entapant du talon.

– Il dort, murmura le médecin en chef.Et il fit remarquer la figure de l’homme aux deux autres. Coupeau, les

paupières closes, avait de petites secousses nerveuses qui lui tiraient toute laface. Il était plus affreux encore, ainsi écrasé, la mâchoire saillante, avec lemasque déformé d’un mort qui aurait eu des cauchemars. Mais les médecins,ayant aperçu les pieds, vinrent mettre leurs nez dessus, d’un air de profondintérêt. Les pieds dansaient toujours. Coupeau avait beau dormir, les piedsdansaient ! Oh ! leur patron pouvait ronfler, ça ne les regardait pas, ilscontinuaient leur train-train, sans se presser ni se ralentir. De vrais piedsmécaniques, des pieds qui prenaient leur plaisir où ils le trouvaient.

Pourtant, Gervaise, ayant vu les médecins poser leurs mains sur letorse de son homme, voulut le tâter elle aussi. Elle s’approcha doucement,lui appliqua sa main sur une épaule. Et elle la laissa une minute. MonDieu ! qu’est-ce qui se passait donc là-dedans ? Ça dansait jusqu’au fondde la viande ; les os eux-mêmes devaient sauter. Des frémissements, desondulations arrivaient de loin, coulaient pareils à une rivière, sous la peau.Quand elle appuyait un peu, elle sentait les cris de souffrance de la moelle.À l’œil nu, on voyait seulement les petites ondes creusant des fossettes,comme à la surface d’un tourbillon ; mais, dans l’intérieur, il devait y avoir

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un joli ravage. Quel sacré travail ! un travail de taupe ! C’était le vitriolde l’Assommoir qui donnait là-bas des coups de pioche. Le corps entier enétait saucé, et dame ! il fallait que ce travail s’achevât, émiettant, emportantCoupeau, dans le tremblement général et continu de toute la carcasse.

Les médecins s’en étaient allés. Au bout d’une heure, Gervaise, restéeavec l’interne, répéta à voix basse :

– Monsieur, monsieur, il est mort…Mais l’interne, qui regardait les pieds, dit non de la tête. Les pieds nus,

hors du lit, dansaient toujours. Ils n’étaient guère propres, et ils avaient lesongles longs. Des heures encore passèrent. Tout d’un coup, ils se raidirent,immobiles. Alors, l’interne se tourna vers Gervaise, en disant :

– Ça y est.La mort seule avait arrêté les pieds.Quand Gervaise rentra rue de la Goutte-d’Or, elle trouva chez les Boche

un tas de commères qui jabotaient d’une voix allumée. Elle crut qu’onl’attendait pour avoir des nouvelles, comme les autres jours.

– Il est claqué, dit-elle en poussant la porte tranquillement, la mineéreintée et abêtie.

Mais on ne l’écoutait pas. Toute la maison était en l’air. Oh ! une histoireimpayable ! Poisson avait pigé sa femme avec Lantier. On ne savait pas aujuste les choses, parce que chacun racontait ça à sa manière. Enfin, il étaittombé sur leur dos au moment où les deux autres ne l’attendaient pas. Mêmeon ajoutait des détails que les dames se répétaient en pinçant les lèvres. Unevue pareille, naturellement, avait fait sortir Poisson de son caractère. Unvrai tigre ! Cet homme, peu causeur, qui semblait marcher avec un bâtondans le derrière, s’était mis à rugir et à bondir. Puis, on n’avait plus rienentendu. Lantier devait avoir expliqué l’affaire au mari. N’importe, ça nepouvait plus aller loin. Et Boche annonçait que la fille du restaurant d’à côtéprenait décidément la boutique, pour y installer une triperie. Ce roublard dechapelier adorait les tripes.

Cependant, Gervaise, en voyant arriver madame Lorilleux avec madameLerat, répéta mollement :

– Il est claqué… Mon Dieu ! quatre jours à gigoter et à gueuler…Alors, les deux sœurs ne purent pas faire autrement que de tirer leurs

mouchoirs. Leur frère avait eu bien des torts, mais enfin c’était leur frère.Boche haussa les épaules, en disant assez haut pour être entendu de tout lemonde :

– Bah ! c’est un soûlard de moins !Depuis ce jour, comme Gervaise perdait la tête souvent, une des curiosités

de la maison était de lui voir faire Coupeau. On n’avait plus besoin de laprier, elle donnait le tableau gratis, tremblement des pieds et des mains,

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lâchant de petits cris involontaires. Sans doute elle avait pris ce tic-là àSainte-Anne, en regardant trop longtemps son homme. Mais elle n’était paschanceuse, elle n’en crevait pas comme lui. Ça se bornait à des grimaces desinge échappé, qui lui faisaient jeter des trognons de choux par les gamins,dans les rues.

Gervaise dura ainsi pendant des mois. Elle dégringolait plus bas encore,acceptait les dernières avanies, mourait un peu de faim tous les jours.Dès qu’elle possédait quatre sous, elle buvait et battait les murs. On lachargeait des sales commissions du quartier. Un soir, on avait parié qu’ellene mangerait pas quelque chose de dégoûtant ; et elle l’avait mangé, pourgagner dix sous. M. Marescot s’était décidé à l’expulser de la chambredu sixième. Mais, comme on venait de trouver le père Bru mort dans sontrou, sous l’escalier, le propriétaire avait bien voulu lui laisser cette niche.Maintenant, elle habitait la niche du père Bru. C’était là-dedans, sur de lavieille paille, qu’elle claquait du bec, le ventre vide et les os glacés. La terrene voulait pas d’elle, apparemment. Elle devenait idiote, elle ne songeaitseulement pas à se jeter du sixième sur le pavé de la cour, pour en finir. Lamort devait la prendre petit à petit, morceau par morceau, en la traînant ainsijusqu’au bout dans la sacrée existence qu’elle s’était faite. Même on ne sutjamais au juste de quoi elle était morte. On parla d’un froid et chaud. Maisla vérité était qu’elle s’en allait de misère, des ordures et des fatigues de savie gâtée. Elle creva d’avachissement, selon le mot des Lorilleux. Un matin,comme ça sentait mauvais dans le corridor, on se rappela qu’on ne l’avaitpas vue depuis deux jours ; et on la découvrit déjà verte, dans sa niche.

Justement, ce fut le père Bazouge qui vint, avec la caisse des pauvres sousle bras, pour l’emballer. Il était encore joliment soûl, ce jour-là, mais bon zigtout de même, et gai comme un pinson. Quand il eut reconnu la pratique àlaquelle il avait affaire, il lâcha des réflexions philosophiques, en préparantson petit ménage.

– Tout le monde y passe… On n’a pas besoin de se bousculer, il y a dela place pour tout le monde… Et c’est bête d’être pressé, parce qu’on arrivemoins vite… Moi, je ne demande pas mieux que de faire plaisir. Les unsveulent, les autres ne veulent pas. Arrangez un peu ça, pour voir… En v’làune qui ne voulait pas, puis elle a voulu. Alors, on l’a fait attendre… Enfin,ça y est, et, vrai ! elle l’a gagné ! Allons-y gaiement !

Et, lorsqu’il empoigna Gervaise dans ses grosses mains noires, il futpris d’une tendresse, il souleva doucement cette femme qui avait eu un silong béguin pour lui. Puis, en l’allongeant au fond de la bière avec un soinpaternel, il bégaya, entre deux hoquets :

– Tu sais… écoute bien… c’est moi, Bibi-la-Gaieté, dit le consolateurdes dames… Va, t’es heureuse. Fais dodo, ma belle !

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