l’art animalier des nomades de la steppe …€¦ · entretiennent-ils avec les animaux? 1. ......

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La steppe eurasienne est une métaphore qui désigne les nomades, ils ont souvent utilisé des représentations animales dans leurs moyens d’expression. Mais est-ce de l’art, au sens que nous lui donnons aujourd’hui, et quel rapport les nomades entretiennent-ils avec les animaux? 1

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La steppe eurasienne est une métaphore qui désigne les nomades, ils ont souvent utilisé des représentations animales dans leurs moyens d’expression. Mais est-ce de l’art, au sens que nous lui donnons aujourd’hui, et quel rapport les nomades entretiennent-ils avec les animaux?

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On pense en particulier que l’art animalier traduit la familiarité d’un peuple avec la faune de son environnement naturel. Par exemple, la steppe a comme animal caractéristique une antilope nommée saïga. Le profil très reconnaissable de sa bosse et de son museau se retrouve aisément sur ce bijou Sarmate du début de notre ère en Mer Noire. Mais la stylisation, la posture choisies montrent que cet art correspondà des règles qui ne sont pas naturelles, mais bien sociales. Quels sont les milieux et les peuples de la steppe eurasienne?

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Au sud des grandes forêts eurasiennes (vert) existait une bande de prairie qui se dégradait progressivement en passant aux déserts (blanc). Cette zone allait de la Hongrie au nord de la Chine, ici en rouge.

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Les montagnes de l’Altaï sont frontalières entre Sibérie et Mongolie actuelles. La steppe s’y prolonge notamment par les prairies des dépressions géologiques effondrées entre Altaï et Tian Chan, la « porte de Dzoungarie ». Mais cette montagne est un pivot entre une partie occidentale de la steppe, en plaines, et une partie orientale, de reliefs plus variés.

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Au second millénaire avant notre ère, les populations habitant la steppe combinentcultures et élevage, selon des influences qui viennent du Moyen-Orient ou de Chine. Leurs gravures rupestres représentent 2 types d’animaux: les domestiques et les sauvages, ici des ruminants. Ce sont les habitants de la steppe qui ont domestiqué le cheval, prouvant qu’ils peuvent être aussi des inventeurs. Dans les tombes aristocratiques (les kourganes sont des tumulus) des chevaux sont enterrés qui ont donc une importance particulière.

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Au début du premier millénaire avne des pierres gravées de cerfs accompagnent les kourganes. C’est un signe qui exprime le passage à une société nouvelle dans la steppe, la société nomade spécialisée dans l’élevage itinérant.

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Les cerfs sont stylisés , l’ensemble de la stèle est gravé selon une composition volontaire qui obéit à des règles. Les cerfs y jouent le rôle d’intermédiaires entre les défunts du sol (représentés par les armes des nomades) et les astres (des cercles), ils accompagnent les âmes des morts. L’art animalier est en fait l’expression symbolique des croyances, il n’est pas une représentation purement naturaliste ou réaliste, ou figurative.

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Ces stèles sont apparues dans l’Altaï, où les spécialistes distinguent 3 styles. Le « mongol » a une abondante et poussée stylisation des cerfs et domine le versant oriental (orange). L’ »altaïque » domine sur le versant occidental (vert) avec des cerfs debout sur les pattes, ce style se retrouve avec l’ »eurasien » (rouge) vers la mer noire, qui est plus récent et sans animaux. Cela prouve que l’innovation est partie de l’Altaï où existent les 3 styles, vers l’ouest qui est une expansion occidentale de certaines populations.

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Les scythes de l’Altaï s’étendent jusqu’à la mer noire et attaquent les états sédentaires de Méditerranée et Moyen-Orient, dont provient leur type physique et leurs coutumes (indo-européennes). Les altaïques orientaux dominent Asie centrale et Mongolie et attaquent la Chine. Mais la steppe n’est pas qu’un lieu de départ de guerriers montés, c’est aussi comme auparavant un axe d’échanges humains, matériels et idéels entre est et ouest de l’Eurasie.

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On a trouvé dans l’Altaï des tombes « princières » gelées après leur construction. Tout leur contenu a été conservé et sans pillage, au contraire des autres kourganes.

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Les chevaux enterrés portent souvent des masques et postiches qui leur ajoutent des cornes ou des bois de cerfs, leur harnachement est décoré avec des plaques et objets souvent métalliques voire en or qui représentent souvent des cerfs. Parfois des stèles comme celle-ci représentent des chevaux dans la partie intermédiaire, dressés vers les astres de la partie supérieure. Le cheval est donc aussi un animal représenté ou enterré pour accompagner les âmes des défunts.

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On retrouve les chevaux d’apparat sur les tatouages qui revêtent surtout les bras, qui ont donc un usage totalement personnel, puisqu’ils ne sont pas visibles. En effet les vêtements retrouvés cachent le corps. On peut noter que les personnes aussi sont des supports d’animaux « psychopompes » (en grec, qui accompagnent les âmes) : tatouages, bijoux, chapeaux et chignons…

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On a retrouvé de très nombreux objets en or, facile à travailler, ce qui a donné le titre de la première grande exposition de l’art scythe en France. Mais le côté spectaculaire, et la finesse du travail des artisans, ont alors caché la signification cosmogonique des représentations animales au profit d’une interprétation réaliste/naturaliste. Dans le grand pectoral, le plus connu des bijoux scythes, il y a 2 rangs d’animaux, celui des bêtes d’élevage et celui des animaux fantastiques, comme ici des griffons. C’est donc que les animaux ont une signification autre que leur simple figuration. Le bestiaire fantastique vient nettement de modèles culturels moyen-orientaux, mais ici la crête des griffons parait tout à fait originale.

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Techniquement, l’art scythe est décoratif au sens où les objets de la vie quotidienne ou d’apparat sont animés à leur surface ou dans leur masse par des représentations,entre autres animales. Ce qui fait que ce qui est mis en valeur par les photos, affiches, etc, aujourd’hui est souvent un détail d’un objet, qui peut lui-même être de petite dimension. C’est le cas de ce fourreau d’épée, dont la partie triangulaire reliée à une ceinture est agrandie dans une affiche d’exposition parce qu’elle figure une tête de sanglier. Sous cet angle, il y a bien un art scythe, notamment animalier, et il excelle à inclure l’animal dans une surface contrainte.

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Mais la décoration animalière est abondante parce que l’animal est pour les scythes un intermédiaire entre eux et les forces surnaturelles. Du coup, tout est décoré et les tombes gelées ont permis de découvrir toute une gamme d’objets et de supports, même en matières végétale ou organique, détruits habituellement par la putréfaction. Ici une table en bois dont les pieds sont des félins stylisés, ou une selle en feutre et broderies qui représente un griffon attaquant un ruminant du type mouflon. Celui-ci a les pattes arrière relevées vers le haut suite à une torsion à 180°du corps animal ,ce qui est impossible, montrant donc une invention stylistique éloignée d’un style réaliste.

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C’est une des particularités les plus originales des scythes, qu’on retrouve systématiquement, comme ce cerf en bijou ou ce cheval sur plaque. Souvent, une ligne gravée met en valeur la déformation en vrillage du corps animal, ce qui n’est pas non plus réaliste.

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On a donc retrouvé aussi des tapis en laine et des tentures en tissu, sur lesquels on trouve aussi des figurations fantastiques. Ici un cerf d’une bande de tapis montre ses organes internes, ce qui est impossible. C’est littéralement du surréalisme, mais c’est bien une caractéristique de l’art que de montrer ou suggérer ce qui n’est pas immédiatement visible! Ce faune ou centaure combine 3 familles: homme, oiseau, mammifère, serait-ce un dieu, ou une simple fantaisie? Lui aussi reflète les influences iraniennes/ mésopotamiennes/hellénistiques dont les scythes sont héritiers.

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Au premier millénaire de notre ère d’autres peuples nomades vivent dans la steppe et attaquent ou conquièrent des états sédentaires. A l’ouest les Sarmates contre Rome, à l’est les Xiongnu contre la Chine. La pression de ceux-ci pousse vers l’ouest une série de peuples qui s’accumulent en Pannonie: Huns, Avars, Bulgares, Magyars…Au 5°siècle se forment les turcs qui vont contrôler l’Asie centrale et atteindre Méditerranée (empire ottoman) et mer Noire (Khazars, Petchenègues, Coumans). Toujours en Mongolie, les vrais mongols apparaissent tardivement mais conquièrent au 13°s le plus grand empire eurasien. L’art animalier persiste mais se raréfie et s’appauvrit, disparaissant au second millénaire.

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De tous les points de vue les Sarmates sont proches des Scythes, par exemple pour l’orfèvrerie et l’importance des cerfs.

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Les Xiongnu aussi, par exemple pour des coiffures. Ce cerf aux bois hypertrophiés est en fait un animal fantastique dont les bois se terminent par des têtes composites.

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On retrouve le bestiaire fantastique dans des tapis très proches de la tradition scythe, ici avec un griffon attaquant un élan. Ceci permet de voir une grande communauté de modes de vie et de représentations des peuples nomades, qu’ils soient indo-européens ou turco-mongols.

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De plus en plus d’objets sont de petite taille comme les plaques et boucles de ceinture, mais chez les Xiongnu on reconnait une influence chinoise (le buffle, le dragon) alors que les Sarmates font partie du répertoire moyen-oriental. En sens inverse les nomades influencent les états sédentaires.

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Entre le 1°siècle av et le 2° siècle de notre ère on a pu cartographier les trouvailles de boucles et plaques, bien plus nombreuses dans la steppe orientale et au nord de la Chine que dans la steppe occidentale. Les styles montrent là encore que l’Altaï est toujours un pivot culturel.

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Au 3° s les Xianbei succèdent aux Xiongnu, leur art animalier se particularise avec l’apparition du cheval ailé, animal fantastique totémique (le mythe est qu’il aurait guidé les Xianbei vers le sud). Autre originalité: les bijoux fusionnent le végétal et l’animal dans ces têtes de cerfs qui sont aussi des arbres.

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Les nomades de la steppe occidentale sont difficiles à différencier avant qu’ils se sédentarisent, comme dans ce trésor de vaisselle en or trouvé en Hongrie mais qu’on ne sait à qui attribuer. En tout cas, il montre bien encore le fonds commun nomade, avec des animaux fantastiques, vers le milieu du 1° millénaire ces peuples ont encore probablement une cosmogonie et des pratiques animistes très semblables à celles des scythes.

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Mais dans la seconde moitié ils commencent à adopter des religions venues du monde sédentaire, bouddhisme et islam surtout, ce qui est une cause importante de la disparition de l’art animalier. Sur cette yourte Karakalpak du 16° s il ne reste de l’art animalier que le symbole simplifié du bélier, adapté aux motifs géométriques et abstraits de l’art islamique.

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Les nomades sont généralement incompris par les sédentaires, qui les considèrent comme des barbares. Dans une légende chinoise, Wenji est mariée à un prince Xiongnu et exprime constamment son mal être dans la steppe où elle doit vivre. Ici elle a la nostalgie du pays natal, évoqué par le vol d’oies sauvages qui regagnent la Chine.

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Au contraire, les nomades sont à l’aise dans la steppe où ils se sentent en liberté, par exemple sur ce graffiti turc où le jeune chasseur atteint la grue en plein vol. Pendant 3 millénaires les nomades ont animé la steppe, mais ils ont été vaincus, occupés ou colonisés à partir du 18°s, et de nos jours, à peu d’exceptions près, seuls les graffitis courent encore dans la prairie eurasiatique.

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