l'âme myriapode, la multiplication des choses et le droit de la créativité

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L'ÂME MYRIAPODE, LA MULTIPLICATION DES CHOSES ET LE DROIT DE LA CRÉATIVITÉ Valerius M. Ciuc? et Aurora Ciuc? De Boeck Supérieur | Innovations 2010/2 - n° 32 pages 181 à 185 ISSN 1267-4982 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-innovations-2010-2-page-181.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Ciuc? Valerius M. et Ciuc? Aurora, « L'âme myriapode, la multiplication des choses et le droit de la créativité », Innovations, 2010/2 n° 32, p. 181-185. DOI : 10.3917/inno.032.0181 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Dalhousie University - - 129.173.72.87 - 14/11/2013 00h02. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - Dalhousie University - - 129.173.72.87 - 14/11/2013 00h02. © De Boeck Supérieur

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L'ÂME MYRIAPODE, LA MULTIPLICATION DES CHOSES ET LEDROIT DE LA CRÉATIVITÉ Valerius M. Ciuc? et Aurora Ciuc? De Boeck Supérieur | Innovations 2010/2 - n° 32pages 181 à 185

ISSN 1267-4982

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-innovations-2010-2-page-181.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Ciuc? Valerius M. et Ciuc? Aurora, « L'âme myriapode, la multiplication des choses et le droit de la créativité »,

Innovations, 2010/2 n° 32, p. 181-185. DOI : 10.3917/inno.032.0181

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L’ÂME MYRIAPODE,LA MULTIPLICATION DES CHOSESET LE DROIT DE LA CRÉATIVITÉ 1

Valerius M. CIUCAUniversité « Alexandru Ioan Cuza » Iasi, Roumanie

Juge, Tribunal de l’UE, LuxembourgProfesseur associé, Lab.RII, Université du Littoral Côte d’Opale, France

[email protected]

Aurora CIUCAUniversité « Mihail Kogalniceanu » Iasi, Roumanie

[email protected]

De solertia : « Solertia pari tartes, egestas inquirit, usus nutrit » 2

Nous vivons une époque miraculeuse, les choses se multiplient et à la foisse recréent. Nous avons abandonné un monde inventif pour un monde inno-vateur. L’histoire de la créativité est tout de même consubstantielle avecl’anthropogenèse et suivra le destin de l’homme vers la fin. La créativité estdevenue entre autre une dominante ontologique de l’humanité. Si initiale-ment elle a été une source de solutions pour des différents besoins, ultérieu-rement elle est devenue élément identitaire, à la fois individuel et collectif.Personne ne peut être satisfait par ce qui existe. Chacun essaie de promou-voir la nouveauté et s’attache à cette servitude étrange face à quelque chosed’inexistant ou innovant non nécessaire en termes absolus. À ce processus onjuxtapose la peur de tout ce qui est obsolète et de tout ce qui signifie retouraux origines. Aujourd’hui, les visages des nouveaux êtres humains se reflètentdans les eaux éternellement en mouvement de la créativité.

1. Les idées exprimées dans cet article n’engagent que les auteurs.2. « L’ingéniosité crée les qualités, la pauvreté les cherche, l’habitude les nourrisse », Claudianus,De raptu Proserpinae, I, 3, apud Ioan Inocentiu Micu-Klein, Illustrium poetarum flores, Carte deintelepciune latina, Ed. Stiintifica, Bucarest, 1992, p. 466.

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DOI: 10.3917/inno.032.0181

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INFLATION NORMATIVE ET CRÉATIVITÉ

Ce processus étrange ne s’arrête pas aux bénignes frontières de la vie pra-tique. Il inonde tout ce qui est essentiellement fluctuant dans la vie del’homme et de la société. Mais ce qui est le plus curieux, c’est qu’il inonde ledomaine considéré pendant un temps comme le plus conservateur, le plusdurable, le plus immuable, c’est-à-dire le domaine du droit. Dans ce domaine,le déluge de la nouveauté est devenu pathogénique donnant naissance auphénomène, apparemment incontournable, celui de l’inflation normative.L’inflation normative est illustrée par la « personnalisation des lois » : lesParlements sont devenus de gigantesques machines à fabriquer des normes ;les juges, dans les systèmes jurisprudentiels (et aujourd’hui la plupart desÉtats sont soumis à cette tendance), continuent l’œuvre des législateurs, etles nomologues et nomothètes deviennent nomocrates en attribuant presqueà chaque justiciable « sa propre loi ». Il s’agit d’une véritable pandémie denormes qui très souvent sont réciproquement annihilantes… Cela ne signi-fie pas que le droit s’autonomise par le biais de la créativité, mais le droit neconduit qu’à de simples traitements non organiques appliqués à l’un des plusanciens liens sociaux : celui de la créativité.

Du point de vue juridique, la créativité commence à être formaliséedepuis presque deux siècles. Aux syntagmes droits de propriété industrielle,ou de propriété intellectuelle, ou de brevetabilité, ou droit d’auteur, ou copy-right, etc., nous préférons le syntagme plus organique « droit de la créati-vité ». Tous les autres se réfèrent explicitement à la préoccupation premièred’orienter, à tout prix, la créativité vers un but en soi, un but lucratif, objetd’exploitation, objet de commerce et objet de profit. Auparavant, c’était laprudence qui accompagnait la créativité humaine. Maintenant, cette pru-dence a disparu. La créativité a été, elle-même, réifiée. Alice aux pays des mer-veilles doit être contente. Mais n’oublions pas que le miroir de la réificationdes choses et des attitudes humaines est toujours fallacieux, trompeur.

Plus encore, la créativité a quitté la culture pour se soumettre à l’économie.Pire encore, la culture elle-même est devenue une sphère de l’économie.Apparemment, cette affirmation est cynique. En essence, c’est justement cefacteur qui a déterminé le droit matériel et moral du créateur. Le produit del’esprit est sublime, complexe et gratuit par définition. Il est public par défi-nition. Mais, en ce moment, il est traité comme un simple produit commetoute autre marchandise. En ce sens, le droit de la propriété intellectuelledevient de plus en plus patrimonial, transformant en la matière la cons-cience intérieure.

Nous vivons donc dans cette culture pour laquelle l’idée de conscienceinterne est très en vogue et nous l’exploitons copieusement. Tout part de

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nous, tout jaillit de nous… Ceci au lieu d’accepter que la plupart des choses,physiquement et noétiquement, existent en dehors de nous, se réfèrent par-tiellement à nous et se reflètent intégralement en nous. Nous avons oubliél’autre sens de la même voie : le sens qui part de la Noésis, de Nous vers nous,c’est-à-dire vers les « créateurs ». Nous oublions toujours que nous sommesles antennes des noèmes universels, et que nous devons être plus modestesquand nous prétendons que notre « création » est unique. L’ensemble detoutes les choses qui composent notre patrimoine universel se transformesans cesse. Ce n’est pas nécessaire de l’anthropomorphiser de façon notarialepour avoir une simple et rassurante photographie déformée de notre « patri-moine ».

Malgré cette critique de nos habitudes récentes en matière de créativité,et compte tenu du fait que l’espace économique global connaît une certainetendance au renforcement de la réglementation « pour que la concurrencesoit acceptable, humaine, civilisée », nous ne pouvons que constater que lacréativité elle-même, exige la mise en place de nouvelles institutions.

COMMENT TRAITER LA « CRÉATIVITÉ » SUR LE PLAN EUROPÉEN ?

Partant de la prémisse présentée ci-dessus, au sein de l’Union européenne ledébat s’intensifie sur la nécessité de la création d’une instance spécialisée enmatière de marques et brevets pour compléter le tableau des instances del’Union (Cour de justice, Tribunal, Tribunal de fonction public). C’est, ànotre avis, une nécessité évidente. La créativité donne naissance à de nom-breux différends juridiques et ceux-ci réclament la présence, en tant quejuges, des experts en matière de créativité. Les marques de l’Union, les des-sins et les modèles, les brevets et les attestations, les actes de validation desproduits orphelins… tout ce que juridiquement et symboliquement est amenéà protéger la nouveauté et à satisfaire l’insatiable course frénétique à la nou-veauté pourrait être organiquement traité ; ce qui nécessite la création decette instance spécialisée au niveau européen.

Ce type particulier d’instance judiciaire, va probablement avoir un rôleimportant à jouer et sera même démultiplié par secteur d’intervention (mar-ques, brevets, etc.) compte tenu de la multiplication paroxystique des con-flits au sein de l’Union européenne à partir de la propriété intellectuelle, dela créativité en général, et des droits des créateurs et des auteurs. Ces instan-ces devront être capables de dégager les principes directeurs d’une nouvellephilosophie sur le marché de la créativité ; une philosophie qui doit être par-tagée par la majorité de ses acteurs.

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Les principes centraux dans ces domaines sont déjà annoncés : la protec-tion « fondamentale » et sacro-sainte du droit d’auteur, respectivement lesdroits du public aux bénéfices de la créativité et aux améliorations de la créa-tion par les créateurs. La tendance européenne, celle qui consiste à « sancti-fier » le droit de la créativité, est atténuée par la tendance américaine, cellequi s’engage à favoriser la protection par le biais du copyright.

La tendance européenne se trouve dans un équilibre précaire. L’exclusi-visme et le caractère immuable de la propriété ne peuvent pas se concilieravec le droit des citoyens à un usage non limité de l’œuvre. C’est pour celaqu’aujourd’hui, et face à la politique américaine fondée sur la théorie ducopyright, l’Europe discute de la philosophie des droits : les droits d’auteur oule droit de la créativité en général sont plutôt des droits personnels ou plutôtglobaux. En ce qui nous concerne, nous préférons le terme droit de créati-vité, pour éviter justement cette dichotomie inadéquate au moment où s’ins-talle la société de la connaissance. Ce syntagme illustre mieux le caractèresui generis de ce droit, et, bien sûr, son contenu organique. Peut-être, c’estune préférence de type kantien ou plutôt découlant du droit Romain qui fai-sait la différence entre opus et opera, c’est-à-dire entre le support matériel dela création et l’idée éponyme de la même création. De cette manière-là, lacondition de l’originalité de l’œuvre (opera) au sens de la convention deBerne, est mieux soulignée et le droit du public, droit fondamental d’accèsaux fruits de « l’arbre de la connaissance » (arbor scientiae, arbor vitae) estaussi mieux respecté.

Nous n’ignorons pas les droits patrimoniaux du créateur, mais ils ne doi-vent pas conférer à celui-ci un pouvoir illimité au sens d’interdiction d’utili-sation de son œuvre. Nous relativisons ces droits d’ordre patrimonial par lefait que la créativité humaine n’est pas une aventure exclusivement person-nelle. Elle ajoute quelque chose, elle n’invente pas tout le trajet noétiqueimpliqué dans l’œuvre. Donc, notre préférence pour renforcer et faciliter lecopyright est indiscutable. Nous pouvons supposer que, dans un futur loin-tain, le droit d’exploitation gratuite de tous fruits de la créativité humaine sesubstituera au droit privé ; la société sera alors obligée de trouver d’autresmoyens de récompenser les créateurs pour leurs efforts novateurs. Les moda-lités de la récompense seront multiples, et probablement plus intéressantsque le banal « droit patrimonial d’auteur » d’aujourd’hui. Comme cela, lavision strictement économique du droit de la propriété intellectuelle, de labrevetabilité (et par conséquent de cette anomalie que constitue la breveta-bilité du vivant - version aberrante de la propriété intellectuelle), sera proba-blement abandonnée.

Pour nous, le sens optimal pour le droit de la créativité est celui résultantd’une combinaison entre la théorie jusnaturaliste et la théorie personnaliste.

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Ce sens confère un pouvoir à l’individu sur sa propre création, comme pro-longation naturelle de son autonomie ou de sa liberté (au sens des raisonne-ments de type John Locke), mais à la condition que cette création représenteune marque unique inédite et libre de tout contrat contraignant (au sens dupersonnalisme kantien). Une fois valorisée économiquement, l’œuvre créa-trice tombe dans le domaine public avec toutes les conséquences juridiquesqui peuvent en découler.

Cette vision présente l’avantage de ne pas fétichiser la nouveauté. Sou-vent, les sociétés qui exagèrent le rôle de la nouveauté favorisent ipso facto laprodigalité de toute sorte. Cette vision présente aussi l’avantage de replacer,indirectement, l’inventivité (que nous la nommons créativité réelle) devantl’innovation (ou, à notre sens, créativité adaptative). Par conséquent, tous sesphénomènes troublants découlant de l’innovation comme un but en soi pourdes raisons de profit (l’exemple le plus frappant est l’industrie pharmaceuti-que mondiale) et qui conditionnent le financement de la créativité (sur labase du simple critère ou même de l’unique critère de rentabilité financière),peuvent être limités. Si la créativité reste uniquement tributaire des objectifsdu rendement financier, en ignorant tout ce qui est apparemment orphelinou rare, les perspectives de progrès de l’« esprit humain » seront très rapide-ment annihilées.

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