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analyse Mouvement/rØseau, lidentitØ de Peuple et Culture en mutation TrLs petites entreprises rurales. Se faire entendre hommage Joseph Rovan la.LeTTrE D o s s i e r U n i v e r s i t é d é t é 2 0 0 4 Le peuple impopulaire ? Aujourd’hui encore, l’émancipation du peuple par la culture DÉCEMBRE 2004 JANVIER 2005 N°29

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Page 1: la.LeTTrE - Peuple et Culture...Comme l’écrit Arlette Farge : "Le peuple dit impopulaire ne pourra parvenir à sa dignité que si quelque part il redevient populaire… et s’il

analyse Mouvement/réseau, l�identitéde Peuple et Culture en mutation

Très petites entreprises rurales.Se faire entendre

hommageà Joseph Rovan

l a . L e T T r E

D o s s i e r U n i v e r s i t é d ’ é t é 2 0 0 4

L e p e u p l e i m p o p u l a i r e ?A u j o u r d ’ h u i e n c o r e , l ’ é m a n c i p a t i o nd u p e u p l e p a r l a c u l t u r e

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EEdito . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3

DOSSIER UNIVERSITÉ D’ÉTÉ 2004LE PEUPLE IMPOPULAIRE ?La notion de peuple. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4-9Jean-Michel Vienne

Le jour où le peuple prendra place parmi les urgences . . . . . . . 10Arlette Farge

Le peuple instrumentalisé. Chronique de L’illusion populistede Pierre-André Taguieff . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11-14Manuel Boucher

Le peuple des salariés et des précaires. . . . . . . . . . . . . . . . . . 14-15Jean Rémi Durand gasselin

L’éducation populaire à l’aune de l’Europe . . . . . . . . . . . . . . . 16-17Jean-François Claude et Manfred Ertl

En quête de Caliban, parcours de lecture . . . . . . . . . . . . . . . 17-19Evelyne Dupont-Lourdel et Jean-Claude Lucien

Les voix du peuple. Retour sur un atelier d’écriture . . . . . . . 20-27Pierre Guéry

Le cinéma documentaire au fin fond de la Corrèze . . . . . . . . 23, 25ANALYSE Mouvement/réseau. L’identité de Peuple et Cultureen mutation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28-30Catherine Bachellier

Très petites entreprises rurales. Se faire entendre . . . . . . . . 30-31Xavier Lucien, pour Alternatives Rurales

HOMMAGELe peuple et la culture, Joseph Rovan, beaucoup d’autres . 32-35Jean-Claude Lucien

Joseph Rovan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36Cécil Guitart

Union Peuple et Culture • 108rue Saint Maur • 75011 Paris •t/ 01 49 29 42 80 • f/ 01 43 57 62 42 • e/[email protected] •w/ http://www.peuple-et-culture.org

La Lettre de Peuple et Culture,numéro 29 tiré à 2 600exemplaires

• Directeur de la publication :

Jean Gondonneau • Secrétariat

de rédaction et maquette :

Catherine Beaumont•

Conseillère de la rédaction :

Corinne Baudelot • Conception

graphique : atelier jeudi •

Impression : Autographe, Paris

20e • ISSN : 1259-2331

L E T T R E N° 29/H I V E R 2004-2005

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Ce numéro de la "Lette de Peuple et Culture"est centré sur l’université annuelle de notremouvement qui, fin août 2004, nous a ras-semblés pour, une nouvelle fois dans nossoixante ans d’existence, nous interroger sur lepeuple, comme nous nous interrogeons avecautant de vigueur, sur la culture puisque noussommes Peuple et Culture et voulons donc,comme le déclare avec force le manifeste dePeuple et Culture (1945), "rendre la culture aupeuple et le peuple à la culture".

L’idée de peuple, tout au long de l’histoire,s’est transformée, s’est chargée de significa-tions diverses voire contradictoires. L’appel aupeuple, la voix du peuple, le cri du peuple, unpeuple qui fait l’histoire, un peuple humilié, unpeuple toujours debout ou "impopulaire". Aucours de cette université, nous avons essayéde redonner sens à la notion de peuple et aucombat d’un mouvement d’éducation populai-re qui, inlassablement, œuvre à l’émancipa-tion du peuple par l’éducation et la culture.

Comme l’écrit Arlette Farge : "Le peuple ditimpopulaire ne pourra parvenir à sa dignitéque si quelque part il redevient populaire… ets’il secoue le libéralisme ambiant de son béatsommeil enivré.".

Avec à propos, l’université d’automne 2005 surla question de nos rapports avec le politiqueprolongera cette réflexion dont quelquesmoments forts sont restitués dans les pagesqui suivent. Joseph Rovan, à qui nous rendons hommagedans ce numéro avant de le faire publique-ment, le 10 juin, était un orfèvre en la matière."Peuple et Culture a représenté pour lui ungroupe de référence, élu selon des affinités.Une Famille spirituelle, en quelque sorte, dansla fondation de laquelle il a vite trouvé uneplace essentielle…" (Jean-Claude Lucien).

Lors de l’hommage à Joffre Dumazedier,Joseph avait tenu à dire après mon interven-tion, que je m’étais trompé, qu’il n’était pas,lui, fondateur.C’est vrai que vice-président de Travail etCulture en 1945, il avait rejoint Peuple et Culturepour créer sous le même toit un centre de docu-mentation de l’éducation populaire opérant, à cemoment-là, un rapprochement politique fonda-teur. Comme l’écrit Jean-Pierre Saez dans unrecueil réalisé par un groupe "Histoires etMémoires" en 1986 :… "On ne manquera pas de s’interroger surune maison qui a pu abriter tout à la fois unrationaliste nietzschéen, un autodidacte pas-

sionné, un socialiste anti-autoritaire et unchrétien social. L’une des règles de fonction-nement que le Mouvement se propose de res-pecter était précisément de ne pas réduire lesindividus aux étiquettes ou aux idéologiesqu’ils étaient censés représenter. Programmegénéreux parfois démonté par les événe-ments." Ce fut le cas, en 1967, où je me suispolitiquement opposé à Joseph Rovan, consi-dérant que l’autonomie culturelle que le prési-dent, Joffre Dumazedier, affirmait commeindispensable était contraire à l’esprit mêmedu Manifeste et qu’il fallait politiser radicale-ment nos engagements. "A Peuple et Culture,notre principe était que personne ne devait, aunom du mouvement, faire un acte politique,déclare Joseph à Jean-Pierre Saez"… maisqu’est-ce qu’"un acte politique ?" et quel rap-port les militants d’éducation populaire,aujourd’hui, ont-ils au politique ? Noséchanges de l’université d’automne 2005 pro-longeront un débat, des questionnements etdes pratiques, dans nos relations avec l’Etatet les pouvoirs publics, que tu as, Joseph,sans jamais défaillir, mené dans et horsPeuple et Culture… "Bien sûr, il y a eu des tasde difficultés… Au sein de Peuple et Culture,par exemple, la politique de relations avec lespouvoirs publics que j’ai préconisée, n’a pasété soutenue par tous. Moi, déclare JosephRovan, tout en maintenant avec beaucoup derigueur l’idée de l’autonomie des mouvements,j’ai considéré qu’une telle coopération avec lesservices publics n’était pas dangereuse etqu’elle nous laissait parfaitement la possibili-té d’utiliser les moyens publics pour ce quiétait notre but. Notre but, qui ne consistaitpas en une action politique au sens oùl’entendent les partis politiques, mais quiétait une action de transformation démocra-tique des conditions de la vie culturelle surlaquelle de larges convergences pouvaient seréaliser."

Joseph, tu nous manqueras pour continuer cedébat. C’est toi qui avais raison, me semble-t-il. "Des alliances tournantes sur des frontsmultiples" n’ont jamais été aussi indispen-sables et la cogestion vaut quand mêmemieux que les pratiques d’évitement qui,aujourd’hui, sont tristement récurrentes.

Je témoigne, ici, que la stratégie politiquecourageuse de Joseph mérite d’être interrogéepour inspirer au niveau des valeurs et dusens, notre difficile rapport au politique et sacomplexité.

Jean Gondonneau

é d i t o

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Uneremarque immédiate, déjà révé-lée dans le dossier préparatoire,dans les ateliers de ces jour-

nées d�étude : l�ambiguïté du terme peuple. Ilva falloir la comprendre, mais non la réduire aunom d�une signification qui serait la norme : ceserait ignorer ce qui se joue quand justementon utilise le terme, ignorer les ambiguïtés quisont véhiculées par notre façon de parler ;l�objectif est plutôt de comprendre à quoi sertl�ambiguïté du terme. Pour faire comprendrel�exercice auquel nous allons nous livrer, pre-nons un autre exemple : le terme de normal estégalement ambigu � mais chacun de nous jouesur cette ambiguïté pour identifier ce qui estcoutumier avec ce qui est norme et faire ainside la coutume une norme (pour s�en tenir à unseul aspect de l�ambiguïté du normal). Demême nous nous interrogerons ici sur l�ambi-guïté de peuple : de quoi est-elle symptoma-tique � et comment �faire-avec� cette ambiguïtédans l�action culturelle, civique, politique, etc.Je propose de procéder en trois temps, du plusstatique au plus dynamique : inventorierd�abord les différents sens, puis analyser com-ment ils interfèrent, afin de dégager le sens de

ces interférences. La thèse que je défendrai àtravers ce parcours est empruntée àRosanvallon, dont je recommande la lecture :peuple est une notion qui ne peut se com-prendre que comme dynamique ; rigidifier lepeuple, le considérer comme stable et définitif,est la source de diverses formes de �populis-me� et en dernière instance de fascisme. Lepeuple n�est �authentique� que dans le dyna-misme même qu�engendre son ambiguïté.

Inventaire des sens du terme

Travail fastidieux sans doute, mais nécessairepour voir clair dans les sens du terme français(le grec distinguait mieux certains sens, aussiest-il pratique de renvoyer aux termes grecscorrespondants).

Le peuple = �On�, sens apparemment le plusneutre ; indéfini, sans limite, donc désignantl�universalité de �tous les gens�, comme s�ilsavaient tous des points communs - notammentdésignés à travers des expressions comme« Ils se moquent du peuple » ; l�expression viseen fait à produire la solidarité du �on� et du�nous� (deux termes fréquemment confondusen français) contre les �ils� qui ne font pas par-tie du peuple.

Les autochtones, les habitants d�un territoire (engrec : ethnos) ; le peuple est alors une notiongéographique, à tendance scientifique et objec-tive ; le peuple est défini par ses frontières, sacivilisation, sa langue. Mais cette objectivité estseulement de façade parfois : la géographie nesert que de prétexte à une idéologie de promo-tion d�une nation, d�une culture, d�une langue ouau contraire de dévaluation de ces mêmes divi-sions (l�ethnologie est d�abord celle des peuplesdits primitifs, inconscients, etc.).

La populace (ochlos) est le lieu du danger, par-ce qu�incontrôlable ; c�est l�absence de structu-re, de hiérarchie, qui la définit. La populace estrejetée comme dépourvue de sens, de valeurs,par quelqu�un qui n�en fait pas partie mais quia, lui, du sens et de la valeur et qui craint quela populace ne lui dérobe, ne lui fasse perdre,sens et valeurs (à commencer par sesrichesses qui sont ses valeurs).

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dossier Université d’été 2004 : Le peuple impopulaire ?

La notion de peupleLa réflexion qui suit est celle d’un philosophe, ce qui exclutd’autres approches, tout aussi honorables et utiles,comme celle du sociologue qui étudieraitles déterminismes sociaux constituant les peuples,celle de l’historien qui étudierait les faits créateursde peuples et leurs relations à travers les divers tempset lieux, celle du politologue qui étudierait le rapport entreles structures et projets politiques et les différents peuplesexistants. Le propos du philosophe porte sur l’analysedes concepts enveloppés dans la notion de peuple ;il s’interroge sur la façon dont ces concepts jouent entreeux, et sur ce qui se révèle dans ce jeu, notamment en quoiil est lié à des systèmes de valeurs. L’objectif restepratique : prendre conscience des choix que nous faisons,et notamment des choix de valeurs, en utilisant de telleou telle manière la notion de peuple. Que signifie parlerde peuple quand on se préoccupe de culture populaire ?Je propose un examen de nos façons de parler(et des pratiques qui en découlent) pour que nous soyonsà même d’en choisir consciemment un usage responsableet pour caractériser ce que peut être une action dans le champ de la culture populaire.

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Le prolétariat, les classes inférieures : ici enco-re la prétention est d�abord objective (dans lechamp de la sociologie cette fois). Ce peuplen�est pas la populace, en ce qu�il est organisé,consciemment ou non, par ses conditions éco-nomiques, par ses conditions culturelles� Ilentre très rapidement dans cette désignation,nous y reviendrons, une note de valorisation : le�petit peuple�, celui �d�en bas� est le lieu de lasagesse, ou au contraire l�objet de la commisé-ration, deux formes opposées de paupérisme.

Le peuple organisé (démos, politeia), estl�ensemble constitué des habitants d�un mêmeterritoire. Ce territoire peut être de dimensionsdiverses, depuis la ville (ou Cité) jusqu�à laNation. Avec ce sens, on entre en politique eton suppose une conscience au moins élémen-taire d�appartenance au même groupe, à tra-vers des différences de statut économique. Lepeuple en ce sens est depuis Locke etRousseau le lieu de la souveraineté qui pourrafonder un État.

Le peuple choisi (laos) : notion religieuse, aprèsavoir été une notion synonyme de �populace�,de �masse�. Elle oppose l�encadrement (lesacteurs, le gouvernement, les savants, lesprêtres) à ceux qui sont encadrés. Mais lepeuple devient par sa soumission même le lieudu salut, défini par un choix supérieur, notam-ment un choix divin : selon la Bible, Dieu a choi-si le peuple le plus soumis, le plus asservi, pouren faire l�instrument de salut. Ce sens du termepeuple est évidemment celui qui, parmi lesautres, inclut le plus de valorisation positive.

Cet inventaire manifeste qu�à chaque sens estlié un réseau d�autres termes spécifiques aveclesquels chacun entre en résonance et par les-quels il est caractérisé à la différence desautres ; pour n�en citer que quelques-uns : lestermes d�ordre/désordre, de culture, de statutéconomique, de classe sociale, de territoire, deNation, d�État, d�élection, de salut sont appa-rentés avec tel ou tel de ces sens de peuple etainsi le définissent ; nous verrons que c�estdans l�échange de ces termes connotés que sejoue l�ambiguïté du terme de peuple.Mais inversement il existe un socle de termesconnotés qui participent toujours (nécessaire-ment ?) à la caractérisation du terme à travers

les différents sens : un socle de termes qui défi-nissent a minima le peuple. D�abord le peuples�oppose à l�individu : c�est une notion éminem-ment sociale. Mais le peuple exclut aussi lasimple somme d�individus juxtaposés : lepeuple est plus qu�une addition d�individus, plusqu�un tas, plus qu�un agrégat : le peuple suppo-se l�existence d�un collectif. Enfin ce collectifexclut, à son extrême opposée, l�organisationexplicite, la hiérarchie promulguée, la structuremise en forme de loi consentie, l�État. L�unitédu peuple est implicite, non dite, en voie de sedire, et c�est ce qui la distingue non plus desindividus cette fois, mais des corps politiquesorganisés comme l�État ou l�association, l�Égli-se, etc. Ajoutons qu�à chaque fois le terme està tendance descriptive, objective, voire scienti-fique, mais que souvent est surajoutée unedimension de valorisation : en chaque sens, lepeuple est un fait mais en même temps unevaleur (ou une contre-valeur). Déjà l�ambiguïtéapparaît dans ce simple inventaire.

Le mélange des sens

C�est cette ambiguïté qu�il faut maintenantprendre à bras le corps. Déjà, en essayant dedistinguer différents sens, en essayant dedégager un noyau minimal de sens, des interfé-rences ont été signalées. Quelles sont, mainte-nant, les contradictions qui structurent l�usagedu terme de peuple ? Pour simplifier la répon-se, présentons-la sous forme de paires de senscontradictoires.

Peuple inclusif / peuple exclusifJe suis dans le peuple, face à des pouvoirs, àdes contraintes sociales, pour revendiquer unepart des pouvoirs ou une liberté face auxcontraintes ; être individu dans un peuple estpour moi source de droits et condition d�exis-tence vraiment humaine.Le peuple est face à moi, contestataire ; je luisuis extérieur et il me paraît une force violentequi menace ma liberté individuelle ; il est menépar des mouvements incontrôlés et suspects.

Populace / peuple organiséLa populace violente doit être maîtrisée, édu-quée, organisée, représentée, parce qu�inca-pable de s�organiser elle-même, de se former,

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de parler d�une seule voix cohérente etd�avoir une constance dans la décision ; lapopulace a au moins besoin de représentants,au mieux de guides (étymologiquement dedémagogues : de conducteurs de peuple). Le peuple organisé est le lieu de la démocratie(pouvoir du peuple, pouvoir au peuple) ; c�estde lui que dépend toute souveraineté, donctoute décision ultime ; il détient en dernière ins-tance la vérité de son sort, qu�il est capabled�exprimer, notamment sous la forme du réfé-rendum �populaire�.

Peuple sachant / peuple ignorantLe peuple est déjà informé, il sait quel est sonbien et il est nécessaire de le consulter car ilsait et est seul à savoir.Le peuple est ignorant : il faut une avant-gardequi l�éduque et qui lui permette d�exprimer cequi est essentiel qu�il sait peut-être, mais quiest en lui caché, inné�

Réalité sociale /notion idéaleLe peuple estune réalitésociale ; il estdominé par desmouvements in-conscients pro-voqués par desbesoins à satis-faire (�du painet des jeux�),par des déter-minismes éco-nomiques (rap-ports deproduction, sa-lariat, etc.) quel�on peutconnaître et uti-l iser pour lemanipuler, com-me un objet depouvoir.

Le peuple est une notion politique définissantun idéal, une norme de la vie publique ; il estsource et sujet du pouvoir et à ce titre au-delàde tous les conditionnements. Il n�est jamaisobservable empiriquement, sauf qu�il est pré-supposé dans tous les actes de la vie publique,

comme une volonté générale que l�on constateet dont on prend acte.

Réalité géographique / réalité politiquePeuple comme population définie objective-ment par la race, le territoire, la langue, la cul-ture (quatre niveaux d�objectivité prétendumentde moins en moins forts).Le peuple comme lieu d�un consensus politiqueet lieu d�une Nation et d�un État, dépassanttous les clivages objectifs par un vouloir-vivrecommun ; ce sont des valeurs partagées quistructurent ce peuple.

Classe inférieure / classe rédemptriceLa condition économique qui lui est faite avilitle peuple, le cantonne dans l�asservissement,le mépris, l�échec, l�ignorance.Ce peuple dans son avilissement est la condi-tion du salut : l�expérience même de l�avilisse-ment lui donne les moyens de se sauver (etpeut-être de sauver les autres) : l�échec estsource d�expérience, de prise de conscience etde salut (le peuple juif en exil, mais choisi parDieu dans sa bassesse, le prolétariat selonMarx, le peuple allemand après le traité deVersailles en 1918-1943).

Peuple traditionnel / peuple eschatologique(opposition que je dois à une suggestion d�uneparticipante)Peuple formé par son enracinement dans uneterre, dans une tradition, dans une religion, quilui confèrent une personnalité, des repères� ;peuple défini par son passé.Peuple formé par une idéal révolutionnaire etune prise de conscience des insuffisances dupassé, des progrès à réaliser au nom d�un futurqui rassemble les volontés dans un même idéal.

En conclusion, l �opposition des sens estconstante ; mais les sens ne sont pas opposésstatiquement ; il y a un glissement constantd�un sens à l�autre : le peuple est à la fois celuiqui sait et celui qui est ignorant, celui qui estméprisé et celui dont on doit attendre le salut,celui qui est pétri de déterminismes sociolo-giques et en même temps norme de la vie poli-tique. On pourrait se plaindre de cette ambiguï-té, mais on peut aussi, et c�est ce que l�on vafaire, prendre cette ambiguïté comme la raisond�être de la notion de peuple : c�est parce que

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dossier Université d’été 2004 : Le peuple impopulaire ?

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Le peuple est à la fois celuiqui sait et celui qui estignorant, celui qui est

méprisé et celui dont ondoit attendre le salut, celui

qui est pétri dedéterminismes sociologiqueset en même temps norme de

la vie politique.

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l�on peut passer insensiblement d�un sens àl�autre que le terme de peuple a une fonctiondans les discours - et peut-être est-ce l�ambi-guïté même du peuple qui en fait une notionopératoire, ce qui reste à comprendre : pour-quoi avons-nous besoin de dire à la fois que lepeuple est désordonné, déterminé sociologi-quement, ignorant, mais qu�il est aussi enmême temps peuple organisé, lieu de souverai-neté et sachant ?

Le peuple comme notion “dialectique”

Le point central est qu�il ne faut pas chercher àquoi, �précisément�, correspond le peuple,quelle est la réalité précise visée par ce terme ;il faut se demander à quoi servent la notion etle terme.Pour le dire, je vais reprendre la liste antérieured�oppositions afin de montrer en quoi elle struc-ture l�utilisation du terme plus qu�elle ne mani-feste de véritables contradictions.

Peuple inclusif / peuple exclusifLe peuple est à la fois ce qui me permet derevendiquer des droits et ce qui risque de meles ôter. Il y a dans cette opposition un pointcommun, la reconnaissance implicite que leDroit est lié à la collectivité et non une réalitéindividuelle : c�est dans un peuple et pour luiqu�un Droit existe, et c�est dans le mesure où jeme situe par rapport à lui que je peux avoir partà ces droits. Mais cette dépendance de l�indivi-du par rapport au collectif est risquée : l�inser-tion dans une collectivité est condition de viesensée, mais en même temps danger pour laliberté individuelle ; le collectif est en tensionpermanente avec l�individu et c�est pour gérercette tension que se crée la dimension propre-ment politique, gérante du rapport entre collec-tivité et individu. Le peuple est bien la conditionde la vie politique, du fait de cette tension.

Populace / peuple organiséCette contradiction structure le �métier� (la voca-tion) de l�homme politique comme celle de l�édu-cateur : le peuple est à la fois source de toutpouvoir et de toute vérité, mais en même tempsil est incapable de l�exprimer : il faut donc l�aiderà accoucher de sa vérité. Leur �métier� est, nonpas de donner, mais de permettre, l�expression

et l�organisation de ce peuple, de le faire naître àlui-même. Réciproquement, c�est en se donnantune organisation que le peuple existe (de mêmeque c�est en se donnant une organisation et desstatuts qu�une association, un club, une bandeprennent conscience de ce qu�ils veulent, de cequ�ils sont, qu�ils se créent comme collectif et sestructurent). Le peuple existe vers (pour) sastructuration, ce qui signifie aussi qu�il n�existeque tant que la structuration n�est pas totalementfaite - et dans un peuple vivant, de fait, la struc-turation (ou l�État) est toujours à refaire. C�est enétablissant des lois que le peuple se sent exister.La politique (et l�éducation populaire) est ce quipermet aupeuple d�existercomme créateurde ses propresstructures,c�est-à-direcomme sourcedu politique.

Peuple sachant/ peuple igno-rantLe peuple sait,non pas d�unsavoir préexis-tant qu�il possé-derait une foispour toutes,mais parce qu�il existe dans la constitutionmême du savoir qui le concerne. Personne nepeut savoir pour lui quel est son bien ; c�estdans la définition de valeurs qui sont les siennesque le peuple existe. Le peuple se construitdans le jugement sur les valeurs qui sont lessiennes, jugement qui ne peut être reçu d�unhomme providentiel, qui ne peut être que consti-tution progressive toujours à reprendre en fonc-tion du changement des conditions de vie etadhésion à un projet autonome. Mais cetteconstitution du savoir est accueil autant quecréation : des valeurs sont proposées autour delui, par les autres peuples, par des cultures dif-férentes, par des hommes politiques � et c�estdans la confrontation à ces autres cultures, pourles juger, que le peuple définit progressivementson propre savoir.

Réalité sociale / notion idéaleLes déterminismes qui constituent le peuplecomme réalité sociale l�incarnent dans unecondition précise, différente de celle des autrespeuples. Le propre de la vie démocratique est detenir compte de ces conditions sociales : c�est telpeuple avec ses conditions d�existence, sesreprésentations, ses �désirs�, ses formes de vio-lence qui doit se donner un système de loi et se

La politique (et l�éducationpopulaire) est ce qui permetau peuple d�exister comme

créateur de ses propresstructures, c�est-à-dire

comme source du politique.

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créer comme État, qui doit parvenir à gar-der comme norme le peuple idéal. La vie poli-tique n�est pas hors de ces déterminismes, desgroupes de pression, mais dans leur prise encompte. Il y a un danger constant de mépris dela politique au nom d�une pureté qui se passeraitdes déterminismes et des violences, alors que lavraie politique est celle qui se fait de la matièremême des déterminismes du peuple. Ici encore,le passage de l�un à l�autre est la tâche que sedonne la �démagogie�, la conduite du peuple parla politique, l�éducation (populaire) et l�action cul-turelle : on se sert de déterminismes pour accé-der au-delà des déterminismes. C�est l�idéal de la

communication(ou la communi-cation idéale)que de consti-tuer le peuple,c�est-à-dire dele �manipuler�pour qu�il ne soitplus manipu-lable.

Réalité géogra-phique / réalitépolitiqueLes détermi-nismes territo-riaux, linguis-tiques, culturelsetc. existent (cf.Montesquieu)mais ils n�ontpas de sens eneux-mêmes ; ilsprennent sens

par leur prise en compte comme valables, com-me sensés, comme constitutifs par le peuple,qui se constitue en donnant importance à teldéterminisme géographique. De multiplesexemples existent (Liban, Belgique, Kosovo) oùle multiculturalisme, la multi-religiosité est à unmoment une valeur structurante, puis devientune anti-valeur. Ce qui importe dans la vie d�unpeuple, ce n�est pas le déterminisme seul, maisaussi la façon dont ce déterminisme est symbo-lisé. Le danger des fascismes est de donnerl�illusion que le peuple existe en dehors de cet-te symbolisation, et que le déterminisme seuljoue pour constituer le peuple ; la pratiquemême du fasciste dénonce ce qu�il fait croire : ildonne une fonction hyper-symbolique à un seulfacteur (race, territoire, etc.), alors que ledémocrate aide à prendre conscience de la pla-ce de l�interprétation humaine dans la créationdes symboles. La culture est aussi prise deconscience de cette dimension de symbolisa-tion (partiellement) artificielle.

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Cette culture peut être facilitée dans le mondemoderne par la �multiplicité� des �géogra-phies� : l�appartenance de chacun des individusà différents groupes peut aider à prendreconscience que le peuple est constitué artifi-ciellement à partir de multiples appartenances(liens du groupe professionnel différents desliens du groupe d�habitat, de loisirs, de religion,de tendance politique, etc.). Il n�y a plus dans lemonde moderne de peuple monolithique, maisun peuple qui refait constamment son unité àpartir des appartenances nombreuses. Le danger existe dans le monde moderne quedes parties du peuple soient effrayées par cettediversité qui individualise chacun dans le grou-pe et ne lui garantit plus la sérénité d�uneappartenance unique à un peuple monoli-thique ; on risque alors de chercher à recréerune identité contre la diversité ; ici encore lefascisme se trahit (ou se masque) alors par latentative de recréation d�une appartenanceunique des individus au même parti, à la mêmereligion, au même loisir, etc. Contre cette faus-se assurance qui sclérose le peuple en lui ôtantson moteur (la différence), il faut peut-être agirsur les deux composantes du peuple : la diver-sité doit peut-être être provisoirement limitée,mais surtout la culture populaire doit permettrela prise de conscience que la diversité estconstitutive du peuple moderne.

Classe inférieure, classe rédemptriceLe peuple se constitue autour d�une �prise deconscience� partagée à travers un processus,une histoire qui constituent un ciment et sontsource de projets, de responsabilités, d�idéauxen réaction contre les épreuves subies (cf.l�enthousiasme du peuple français pour cer-taines réformes au sortir de la guerre). Mais iciencore cette �réaction� peut être mal orientée,et les valeurs que l�on se donne peuvent êtreillusoires, parce qu�uniquement �réactives� etnon réfléchies (le nazisme est né des déconve-nues de la guerre de 14-18) ; il est parfois tropfacile de se croire �peuple rédempteur� chargéd�apporter au monde la vérité. Le fascisme nepeut être évité que si la réaction est réfléchie,médiatisée par une prise en compte de l�histoi-re, une prise en compte des autres cultures,etc. Une culture doit être populaire en ce quecette forme de savoir historique puisse êtrepartagée et non le seul fait d�élites ; c�est alorsseulement que les enthousiasmes réactifs,moteurs nécessaires de l�histoire, peuventgagner en maturité.

Peuple traditionnel / peuple eschatologiqueLa �réaction� contre ce qui existe, la �révolution�n�est pas seulement le refus de la tradition exis-tante ; elle en est aussi la reprise sous une

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Il n�y a plus dans le mondemoderne de peuple

monolithique, mais unpeuple qui refait

constamment son unité àpartir des appartenances

nombreuses.

dossier Université d’été 2004 : Le peuple impopulaire ?

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autre forme. On connaît la réaction de l�adoles-cent qui s�oppose à la tradition de sa famille,mais qui, dans sa réaction, reprend incons-ciemment les valeurs les plusfondamentales du milieu auquelil s�oppose. Il en va de même,sans doute, des peuples qui neréagissent à la tradition que dansle cadre de cette tradition (on nefait jamais totalement table rasedu passé). La prise de conscien-ce de ce fait caractérise l�adultepar rapport à l�adolescent ; ellecaractérise aussi le peuple adul-te qui doit se cultiver pour éviterque la réaction ne soit illusion denouveauté radicale, mais �repri-se� de la tradition en une formecorrigée : la culture permet demoins mal maîtriser son histoire.

On a vu le danger permanent qu�il y a � c�est lacaractéristique du fascisme � à prendre lepeuple pour une réalité stable. Le peuple estun mouvement qui se définit par sa constitutionjamais achevée, mouvement entre les diffé-rentes tensions qui circonscrivent son champd�action. Ce mouvement est une réaction, uneprise en compte des déterminismes (sociaux,géographiques, historiques�), une prise encompte des diversités inter-individuelles pouren faire un lieu de sens grâce à une symbolisa-tion aussi consciente que possible, pour aboutiraussi à une structuration en entité politiquevivante. Le peuple n�existe que dans cetteéquilibre instable, toujours à refaire, car la géo-graphie, l�histoire, les individus, l�environne-ment changent. Le peuple est vivant et, commetout vivant, il doit s�adapter à son environne-ment. La culture est l�adaptation même à cetenvironnement ; comme il s�agit de l�adaptationd�un vivant humain et intelligent, cette adapta-tion passe par la réflexion. La culture populaireest ce qui permet au peuple de s�adapter defaçon humaine à son environnement chan-geant, sans se croire jamais arrivé.

La culture populaire est ce qui permetau peuple de s�adapter de façonhumaine à son environnement

changeant, sans se croire jamaisarrivé.

Jean-Michel Vienne*

* Jean-MichelViennea enseignéà l�Universitéde Nantes,en particulierdans le cadrede la formationde travailleurssociaux.Son travailde rechercheporte surla philosophieanglaise(traductionset publicationssur John Locke).

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dossier Université d’été 2004 : Le peuple impopulaire ?

Le corps du travailleur n�intéresse pasl�employeur, c�est chose dite. Mais la ren-tabilité du corps du travailleur est tout à fait

pensée, elle est planifiée et fait l�objet derecherches avancées et de technologies pos-sibles. Pourquoi cette étrange séparation ? Ilfaut peut-être simplifier, mais pourtant il fautcomprendre que depuis longtemps, du XVIIIe

au XXe, avec un XXIe siècle particulièrementpesant en ce domaine, le peuple est de toutefaçon impopulaire. Ce n�est ni un jeu de mot, niune facilité rhétorique, mais une réalité.Oui, le peuple est impopulaire, déjà dans lapropre représentation qu�il se fait de lui-même.Qui aimerait dire, sans une certaine provoca-tion ou résignation, qu�il est du peuple, celuiqu�on dit �d�en bas� aujourd�hui ? Et même si lePremier ministre Raffarin ne cesse de dire qu�ilse préoccupe de la France d�en bas, tout lemonde pressent que cette acception �d�en bas�est inadmissible et que personne ne tient, peu

ou prou, à en faire partie.Peut-être faut-il remonter auXVIIIe siècle : à cette époque, iln�était pas besoin de dire que lepeuple était �d�en bas� puisqu�ilétait caractérisé par le mot�imbécile�, c�est-à-dire faible etsans raison. De là, voit-on bienl�héritage incertain qui pèse surnos épaules.Impopulaire, le peuple le fut auXVIIIe siècle, bien sûr, mais aus-si après la Révolution, aumoment de l�industrialisation. Acette époque, il n�avait pas poursynonyme l�adjectif �imbécile�,mais il était le symbole mêmede la dégénérescence et duvice. Bien entendu, les usinesfonctionnaient grâce à lui, maisce travail si dur que l�ouvriercherchait à compenser par dis-tractions et parfois ivressen�était pas reconnu comme unequalité. L�état de pauvre, depeuple et d�ouvrier devenaitl�état même de l�hébétude, dumanque d�hygiène, de la souillu-re, de la débauche et de ladégénérescence.Tout ceci laissa de profondes

Le jour où le peuple prendraplace parmi les urgences

marques encore existantes aujourd�hui : per-sonne ne peut vraiment se séparer de stig-mates aussi percutants. Et si, aujourd�hui, lepeuple est impopulaire, ce n�est plus parce qu�ilserait couvert de fautes, de vices, de mau-vaises intentions. Peut-être même est-ce plusgrave ? Voici le peuple si impopulaire qu�on neprononce plus son nom, qu�il est effacé duvocabulaire. Comme par magie. Rien de plusimpopulaire que de prononcer le mot peuple oumême celui de �classes populaires�. Si jamais,en cours, en conférences ou en séminaires cemot est prononcé, un frémissement parcourtl�assemblée ; qui donc est si archaïque etdépassé pour parler encore de cette réalité-là ?Comment énoncer : �oui, le peuple existe, lesouvriers sont six millions� sans être taxé depopulisme, d�ancienneté, sans être mis aurebut pour être décidément resté si en arrière.Devant cette opposition si forte, cette dénéga-tion si actuelle, cette euphémisation du vocabu-laire, il faut beaucoup de ténacité, ainsi qu�unenouvelle croyance dans un monde politique quisaurait dire enfin qu�il a affaire à un monde divi-sé, hiérarchisé socialement, et que c�est biende cette séparation et sur cette division qu�il varéfléchir puis agir. Le peuple dit impopulaire nepourra parvenir à sa dignité que si quelque partil redevient �populaire�, c�est-à-dire si, soudain,il prend place parmi les urgences, et s�il secouele libéralisme ambiant de son béat sommeilenivré.La tâche est sans doute longue, mais elle estpossible. Rien n�est définitif et l�histoire estimprévisible. Comment ne pas penser qu�unjour, peut-être, le peuple lui-même sauraprendre en charge sa propre dénominationsans la laisser être confisquée par autrui.

Arlette Farge

Commenténoncer : �oui, lepeuple existe, lesouvriers sont sixmillions� sans

être taxé depopulisme,

d�ancienneté,sans être mis aurebut pour être

décidément restési en arrière.

* Arlette Fargeest historienne,co-productrice

des Lundisde l�Histoire surFrance Culture.

Parmises derniers

ouvrages :Le Bracelet

de parchemin :l�écrit sur soi

au XVIIIe Siècle,Bayard, 2003,

L�Histoiredes femmesen Occident(vol. 3, dir.),

Perrin, 2002.

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Le "peuple" relève d�une grande diversitéde sens selon les contextes historique,politique et géographique ainsi qu�en fonc-

tion de l�identité de ceux qui l�emploient.Du latin populus, le mot peuple est généralementutilisé aujourd�hui pour désigner trois cas de figu-re : un ensemble d�hommes et de femmes com-posant un pays ou une nation, la partie la moinsfavorisée d�une société et enfin un ensemble degens formant une foule ou la populace.Ainsi, le peuple peut très bien nommer unensemble de citoyens organisés. Dans ce cas,le terme peuple (nation, entité spécifique) tendà souligner une "vertu collective". Le peupleest, selon le dictionnaire, composé d�unensemble d�être humains vivant en société,habitant un territoire clairement défini et ayanten commun une culture, un certain nombre decoutumes et d�institutions. Mais le peuple peut aussi, en fonction des situa-tions, notamment lors de moments historiquesconflictuels, pré-insurrectionnels, révolution-naires ou de métamorphoses sociales (commeces dernières années en Europe), faire référen-ce aux plus humbles et miséreux, c�est-à-dire àla plèbe voire aux gueux. Ici, le peuple apparaîtalors comme pathogène, potentiellement vio-lent, irrationnel et dangereux.

Quoi qu�il en soit, dans ce contexte polysé-mique, au sein de la modernité où les notionsd�individu et d�égalité sont devenues desvaleurs nodales, que l�on considère le "peuple"dans sa dimension "totale" (populus) ou popu-laire (la plèbe), celui-ci est la cible privilégiéede tentatives d�instrumentalisations politiques,démagogiques, mythologiques, voire racistes,notamment lorsque le peuple est considérécomme un fait de nature immobile plutôt quel�expression de faits culturels en mouvementpermanent.C�est justement, pour faire face à des dyna-miques mortifères et penser la complexité poli-tique du peuple et son utilisation stratégique(appel ou rejet) que Pierre-André Taguieff nousinvite dans son livre sur L�illusion populiste àdéfinir politiquement - dans un langage acerbe,quelquefois méchant et blessant pour romprevolontairement avec le "politiquement correct"- ce que signifient actuellement les mobilisations"populistes" ou "national-populistes" au sein dela société d�information dans un environnement

politique caractérisé, « en Europe, par la pous-sée électorale des partis anti-système ».

Au cours de l�histoire politique française, « onobserve, souligne Taguieff, une oscillationentre la diabolisation et l�angélisation » dupeuple. D�un côté, des démagogues de droiteet de gauche flattent le peuple considéré com-me bon et victime des puissants et des richesmondialisés et cosmopolites. D�un autre côté,des puissants, des riches et une partie de l�éliteintellectuelle assimilent le peuple au prolétariat,voire au sous-prolétariat et aux pauvres jugésincultes et imprévisibles ; le peuple incarnealors « sa figure négative, celle des classesjugées plus dangereuses que laborieuses »3

qu�il s�agit de neutraliser.

Sortir du sens commun

Au-delà du cadre hexagonal, face à la montéeen Europe, ces dernières années, du votenational-populiste ou plus exactement des "par-tis anti-partis" ou "anti-système"4 (défense del�identité nationale, xénophobie anti-immigrés,rejet de l�Europe et de la mondialisation sou-vent sur un mode antisémite), Pierre-AndréTaguieff nous invite à sortir d�une dénonciationmorale, essentialiste et globalisante de cesphénomènes bien souvent renvoyés à desexpressions repoussoirs, déshistoricisées etutilisés pour faire peur comme "fascisme","racisme" et "xénophobie".

Pour Taguieff, « Les usages récents du mot�populisme� semblent avoir pris le même plique ceux de "fascisme" et de "nationalisme"dans le langage ordinaire : le suremploi polé-mique a fait de ce terme une étiquette disquali-ficatoire et un opérateur d�amalgame permet-tant de stigmatiser, en rassemblantabusivement, un certain nombre de phéno-mènes sociopolitiques ou de leaders jugésdétestables ou redoutables par celui qui lesdénonce. »5

Il est nécessaire de dépasser ces "illusionsconsolantes" faussement explicatives et ration-nelles des phénomènes populistes caractériséspar l�instrumentalisation du terme "peuple" idéa-lisé et dénoncé. Effectivement, en utilisant lathèse de la "résurgence du fascisme", « on

Chronique de L�illusion populiste1 de Pierre-André Taguieff2

Le peuple instrumentalisé

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1- P-A. Taguieff,L�illusionpopuliste. Del�archaïque aumédiatique, Paris,éd. Berinternational,2002.2- Philosophe,politologue,historien desidées etspécialiste duracisme et del�antisémitisme,P-A. Taguieff estdirecteur derecherche auCNRS (Cévipof)et enseigne àl�Institut d�étudespolitiques deParis.3- Ibid, p. 9.4- Par exemple,en France, le 21avril 2002, leleader national-populiste Jean-Marie Le Pen fait17,79% dessuffrages ausecond tour del�électionprésidentielle.5- Ibid., p. 39.

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réduit l�inconnu au bienconnu faisant ainsi l�écono-mie d�un grand effort intel-lectuel »6 et pourtant néces-saire. Dans ce cadre,d�après Taguieff, le réveil del�antifascisme dénonçantcinq millions de fascistesayant voté Le Pen peut res-sembler à « un carnaval des"ringards" du "fascisme" oudu "néo-fascisme", dénon-cés par des "antifascistes"d�outre-tombe, en version"anar" ou "caviar" »7.

Pour Taguieff, « la "guignoli-sation"8 de la vie politiquefrançaise n�est pas étrangè-re à la montée desextrêmes, celle des jeunesen particulier, el le n�estdonc pas étrangère à lamontée des extrêmes ducôté lepéniste comme ducôté "trotskiste", ces deuxformes concurrentes dupopulisme prolétarien, dont

la vulgate "antimondialisation" constitue lemoteur commun »9.

Revenir à l’analyse politique

Ainsi, la montée des extrémismes politiques estsoit démonisée, soit tournée en dérision. Lamode est au « mépris de tous par tous » et àl�esthétisation du cynisme et d�une certaine for-me de nihilisme politique. Taguieff cite ainsi uneformule de Carlyle qui paraît bien au goût dujour : « Je vomis les classes dirigeantes et lesclasses dirigées me dégoûtent »10. Dès lors,pour Taguieff, « les postures sont prévisibles :face à un événement tel que la percée électora-le de Le Pen à l�élection présidentielle en 2002,ceux-là ricanent, ceux-ci condamnent. Or, cequi importe, c�est d�expliquer et, si possible decomprendre »11. Comment donc interpréter la montée dans plu-sieurs pays d�Europe (Autriche, Italie, Belgique,Suisse, Danemark, Norvège, Pays-Bas,Portugal, Hongrie, Roumanie, Allemagne�)depuis les années quatre-vingt de "partis anti-partis" venant ainsi rompre les clivages tradi-tionnels entre la gauche et la droite, les tra-vaillistes et les conservateurs, les libéraux et lesconservateurs, les sociaux démocrates et leslibéraux, etc. ?

Dans l�ensemble de l�Europe, ces formations

politiques ont des points communs : « ces mou-vements ou ces partis politiques, en conflit plusou moins radical avec tous les autres, sont diri-gés et incarnés ordinairement par des tribunstélégéniques, situés hors des catégories bali-sées du binarisme en cours dans le systèmepolitique. Figures de sauveurs autant que devengeurs, qui se signalent et s�imposent parleur discours politiquement incorrect, lequelséduit par sa force provocatrice, tranchant surle mélange de moralisme et de technocratismedont est fait le langage des "élites communi-cantes " »12. Au "ni droite ni gauche", ces démagoguesdéveloppent de nombreuses idées souventcontradictoires : libéralisme économique etnationalisme ethnique ; libre échangisme et pro-tectionnisme ; xénophobie anti-immigrés etdéfense de l�Etat-providence ; rejet des élites etpeurs identitaires ; refus de la classe politiquenationale classique et de la classe "expertocra-tique" transnationale ; anti-fiscalisme et inquié-tudes sécuritaires.

Quoi qu�i l en soit et malgré le mélanged�archaïsme et d�exploitation médiatique de cesleaders, « dans tous ces mouvements ou cesformations l�on peut voire l�émergence d�uneextrême droite modernisée, littéralement post-fasciste et non plus néo-fasciste. Les votes enfaveur de ces partis hautement personnaliséssont des votes de rejet et de rupture, des votesanti-système. Des votes de protestation sansespoir, plutôt que des votes d�adhésion. »13. Pour Taguieff, « ce qui menace le système poli-tique des démocraties libérales/pluralistes, c�estla possible alliance des exclus, des déçus etdes vaincus »14 soit par le vote extrémiste, soitpar l�abstention. Ainsi, il est salutaire de rappe-ler que les violences racistes et antisémites nesont pas le fait seulement des milieux d�extrêmedroite en France. Beaucoup de violences anti-juives sont produites par des jeunes issus del�immigration eux-mêmes très souvent victimesde discriminations ethniques15.

Les votes nationaux-populistes sont égalementdes votes anti-mondialisation. La mondialisationest en effet perçue comme un facteur d�insécu-rité majeur : - les flux migratoires ont des effets négatifs surles phénomènes d�insécurité dans les grandesvilles et dans les zones périurbaines. En fait,l�immigration est à la fois perçue comme un fac-teur important d�insécurité et de délinquance -notamment de la part des jeunes d�origineétrangère - et comme une cause centrale de laperte d�identité que vivent les nationaux ;- la mondialisation est également perçue com-me "sauvage" d�un point de vue économique

6- Ibid., p. 12.7- Ibid., p. 13.

8- L�emploi de ceterme fait

référence à uneémission de

télévision trèscélèbre en France

diffusée sur lachaîne

« CANAL + » oùdepuis quinze

ans, les hommespolitiques sontcaricaturés enmarionnettes.

9- P-A. Taguieff,op. cit., p. 13.

10- Ibid., p. 13.11- Ibid. p. 14.12- Ibid. p. 14.13- Ibid., p. 14.14- Ibid., p. 15.

15- Cf. P-A.Taguieff,

Prêcheurs dehaine, Paris, éd.Mille et une nuit,

2004.

dossier Université d’été 2004 : Le peuple impopulaire ?

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car « elle produit une accélération/restructura-tion dont la résultante vécue est le chômage etla précarisation de l�emploi »16.

Des faits reconnaissables

Néanmoins, le populisme se caractérise par un"noyau dur" : c�est l�appel démagogique aupeuple faisant « appel à l�affectivo-imaginaireen l�homme, plutôt qu�aux facultés intellec-tuelles de l�animal doué du logos »17. La plupart des études savantes sur le populis-me rapportent que l�un de ses aspects fonda-mentaux est « la mobilisation du "peuple"(foules, masse, publics, opinion) contre l�esta-blishment politique et intellectuel »18. Parailleurs, chaque forme de populisme est spéci-fiée par un cadre national et un moment histo-rique précis. Ainsi, il existe actuellement le"télépopulisme", « phénomène socio-politiquefaçonné par les nouvelles technologies del�information et de la communication »19.

En définitive, le populisme est intimement lié à lanotion de peuple idéalisé. Dès lors, Taguieff poseces questions : « ne peut-on, plus largement, fai-re l�hypothèse que le populisme est quelque cho-se comme la démagogie propre à l�âge démocra-tique, qui, se confondant avec l�époque"moderne", suppose le sacre du "peuple"(people, narod, volk, pueblo, popolo, etc.), et/oule respect inconditionnel du principe de la "sou-veraineté du peuple" ? Il s�ensuit que le populis-me semble inconcevable sans référence à l�idéede souveraineté populaire et/ou nationale. »20. « Mais si le populisme implique d�idéaliser oud�absolutiser le �peuple", de quel peuple s�agit-il ? Du peuple-classe, du peuple-nation, dupeuple-ethnie ? »21

Dans tous les cas, pour Taguieff, « en tant queterme péjoratif, "populisme" constitue une caté-gorie polémique qui fait pont entre deux systè-me distincts : d�une part, le nationalisme et lapolitique des identités ; d�autre part, la démago-gie et la manipulation de l�opinion, de l�informa-tion, de la communication. L�appel au peupleconstitue en effet le geste commun d�une mobi-lisation nationaliste et d�un acte ou d�une entre-prise démagogique. »22. En effet, le populisme peut aussi être définicomme un style politique. Il est ainsi intéres-sant de noter que « le populisme ne s�incarneni dans un type défini de régime politique (unedémocratie ou une dictature peuvent présenterune dimension ou une orientation populiste,avoir un style populiste), ni dans des contenusidéologiques déterminés (le "populisme" nesaurait être considéré comme une grande idéo-logie parmi d�autres : il peut s�ajouter à n�impor-

te laquelle d�entre ces dernières, les colorer,les nuancer ou les durcir, leur conférer unecible ou une orientation). »23.

Dès lors, on peut mettre en évidence la conti-nuité du populisme dans ses différentes figurespolitiques24 (nationaliste, socialiste, islamiste) etagraire25. Dans toutes ces situations, le populis-me contribue, d�une part, à dévaloriser lesélites traditionnelles (syndicats, bureaucrates,fonctionnaires) qui sont les intermédiaires entreles masses et les dirigeants et s�affirme, d�autrepart, en tant que victime de puissances cosmo-polites. Pour les populistes, il s�agit alors deréaffirmer une nouvelle classe d�intermédiairesmais cette fois légitimée par eux.

Une communauté de citoyens éclairés

Dans un contexte de métamorphose socio-poli-tique (affaiblissement des Etats-nations, mondia-lisation économique) les réactions populistes (dedroite ou de gauche), autrement dit l�appel au"peuple", sont pour Taguieff une manière anti-politique de faire de la politique. « Le temps dupopulisme est un temps mythique et l�actionpopuliste relève de la magie politique »26, doncde la démagogie. Face à cette tentation populis-te Taguieff en appelle donc à une "éthique deresponsabilité " pour préserver la démocratie plu-raliste. Cependant, le pluralisme politique ne serésorbe pas dans une "gouvernance consensuel-le". Idéalement, il faut que les débats politiquesnécessairement conflictuels entre la droite et lagauche s�exercent véritablement et démocrati-quement. En outre, face aux acteurs sociaux etpolitiques célébrant la démocratie participative,Taguieff rétorque que la démocratie représentati-ve (même imparfaite) n�a pas à être détruite pourqu�advienne une utopique démocratie post-représentative, tout simplement parce que ladémocratie représentative peut s�améliorer elle-même. Le civisme démocratique est en effetautocorrectif. Finalement, Taguieff rejoint lescroyances des fondateurs des mouvementsd�éducation populaire : « pour que le peuple segouverne lui-même sans dériver vers la tyranniedu plus grand nombre, il faut et il suffit qu�ildevienne une communauté de citoyenséclairés. »27 Pour combattre les populismes, pré-server la démocratie menacée par l�emprise dumarché et la tentation communautariste, il s�agitalors de réaffirmer des principes républicains etde favoriser une méthode de formation au"métier de citoyen".

On peut être en désaccord avec les propositionspolitiques "hyper-républicaines" et légitimistesde Taguieff pour faire face au populisme égale- •••

16- P-A.Taguieff, 2002,op. cit., p. 15.17- Ibid., p. 21.18- Ibid., pp. 26-27.19- Ibid., p. 29.20- Ibid., p. 31.21- Ibid., p. 31.22- Ibid., p. 40.23- Ibid., p. 80.24- Lepopulismepolitique est unensembled�attitudes,d�activités et detechniquesfondé sur unappel aupeuple. Ce typede populismeest lié à lamobilisation desmasses.25- Lepopulismeagraire est unensemble dedoctrines et demouvementsradicaux quis�intéressentaux intérêts despaysans et despetits fermiers.Ce type depopulisme,historiquementdéveloppé auxEtats-Unis et enRussie au XIXe

siècle, trouve sasource dans lamodernisationéconomique.26- P-A.Taguieff, 2002,op. cit., p. 175.27- Ibid., p. 178.

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ment analysé par Michel Wieviorka commeune réponse fusionnelle aux mutations sociales28.Mais, en définitive, son analyse exigeante etpédagogique29 a au moins le mérite de montrerque ce terme, désormais devenu repoussoir, nedoit pas masquer une co-responsabilité indivi-duelle et collective vis-à-vis de l�expansioncontemporaine d�un processus réellement inquié-tant pour la démocratie et la liberté de chacun.Les populistes ne sont effectivement pas forcé-ment les autres30. Il nous faut également prendregarde aux idées élitistes et essentialistes qui,sous prétexte de dénoncer le populisme,cachent, dans la pratique, la crainte des domi-nants vis-à-vis du peuple considéré sous l�angleunique de la populace. En effet, au XIXe siècleles classes dirigeantes cherchant à maintenir leurpouvoir exprimaient leur peur des "rouges"31 oudes "races dégénérées"32 en tentant de trouverdes solutions de pacification, notamment par letraitement de la "question sociale". On peut sedemander si, au début XXIe siècle, la crainte du"choc des civilisations" et des peuples "barbari-sés" (les habitants du tiers-monde, les popula-tions de tradition musulmane, les habitants desbanlieues périphériques ghettoïséesd�Occident�) communiquée par les classesdominantes mondiales, ne dissimule pas en réali-té leur forte appréhension devant la remise encause de l�ordre établi par des acteurs populairesqui mobilisent une multiplicité de logiques sub-versives pour changer leur condition de "domi-nés".

Nous étions une dizaineet, comme le plus sou-vent à Peuple et

Culture, venant d’horizonstrès divers, réunis pourconfronter nos analyses, par-tager nos interrogations, cher-cher les chemins pour mieuxagir… Nous avons appréciéles témoignages et lesréflexions de Rémi, syndicalis-te de Loire Atlantique, quenous avions invité : les condi-tions des salariés et précairesfont partie de son travail quoti-dien et il est aussi engagédans une démarche de ren-contre entre syndicalistes etacteurs culturels.

Qui est donc, aujourd’hui,ce Peuple des Travailleurs ?Le Peuple des Travailleurs,avec des majuscules : celui dela société industrielle des XIXe

et XXe siècles, ce Peuple richede récits collectifs, de luttes, depages d’histoires, de conquêtessociales… Qui est-il aujour-d’hui ? Nous connaissons malles travailleurs non salariés,artisans, commerçants, les tra-vailleurs à leur compte qui nesont pas toujours dans ce hautdu panier qu’on nomme "lesprofessions libérales"… Saufles paysans, dont une forteparole est portée dans Peupleet Culture même par l’associa-tion Accueil Paysan. Parmi lestravailleurs salariés, nousavons distingué trois grandescatégories. Un premierensemble comprend les sala-riés inscrits dans les droitssociaux issus du XXe siècle. Ilssont en CDI, sur des métiersrepérés par des conventionscollectives, des filières de for-mation, ils ont accès à la forma-tion continue, aux CongésIndividuels de Formation. Ilssont de plus en plus touchéspar les mutations, les délocali-

Le peuple

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Manuel Boucher

28- Cf. M. Wieviorka, Ladémocratie à l�épreuve,Paris, éd. La Découverte,1993, p. 160.29- Cf. P-A. Taguieff (dir),Le retour du populisme.Un défi pour lesdémocratieseuropéennes, Paris, éd.Universalis, 2004.30- Aujourd�hui, on peutconstater qu�en France,dans un contexte demondialisation etd�augmentation dusentiment d�insécuritésociale, civile et culturelle,les arguments populistessont mobilisés par unediversité d�acteurs sesituant à différentsniveaux politiques etsociologiques :- à droite, des petitsemployés, descommerçants, desouvriers et des personnesprécaires sont tentés parle leader �national-populiste� Le Pen et plusgénéralement, par unretour à l�autoritarisme(traitement sécuritairedes questions sociales,retour à l�Etatgendarme) ;- à gauche, un ensemblede personnes, demouvements et de partisparticipe aurenouvellement dupopulisme agraire et dupopulisme anti-impérialiste ou même àl�émergence d�un�populismealtermondialiste� ;- au sein de la populationimmigrée ou d�origineétrangère, des personnes�déclassées� et/ou�acculturées� qui ne sontplus des ouvriers (pertede la conscience declasse) mais davantagedes �exclus� ont un fortsentiment de frustration(victimes desdiscriminations et de lastigmatisation) et sontséduites par une sorte de�populisme islamiste� ou�néo-communautaire�.31- Cf. D. Lejeune, Lapeur du �rouge� enFrance, Paris, éd. Belin,2003.32- Cf. P-A. Taguieff, Lacouleur et le sang.Doctrines racistes à lafrançaise, Paris, éd. Milleet une nuits, 1998.

dossier Université d’été 2004 : Le peuple impopulaire ?

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sociale, s’agit-il de performan-ce individuelle et de culpabili-sation, ou de responsabilitépersonnelle et de droits collec-tifs à défendre ? Dans lesinnombrables espaces d’initia-tives associatives, culturelles,en ville, dans les quartiers,comme en milieu rural… Mais nous n’avons pas uneconscience collective de cesparoles de résistance, ellessont dispersées en mille lieux,elles surgissent parfois, enva-hissent un bref temps la rue etles journaux, puis elles sont ànouveau perdues, noyées dansles flux médiatiques, éclatées,divisées… Cette parole nedevient pas un contre-pouvoirdurable, une force de transfor-mation des systèmes politiqueset économiques. Tous, nousassistons au démantèlementdes services publics de base,EDF, la Poste, France Télécom(qui se souvient des PTT ?…)et nulle contre-proposition n’estdéfendue… Savons-nous résis-ter à la dérégulation du travail,à la multiplication des "tra-vailleurs pauvres"…

Face à ce tableau d’ensembleun peu maussade, que pou-vons-nous faire, militants del’éducation populaire ?- notre métier de militant cultu-

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sations, etc. Un autre ensemblecomprend les travailleurs pré-caires : intérimaires, saison-niers, temps partiels non choi-sis, les retraités aussi.Et puis il y a les "sans ", privésde travail, sans papiers, sansdroits, les "bénéficiaires deminima sociaux et de la soli-darité nationale", quelleexpression, tout un program-me… (voir schéma)

Et nous-mêmes, comment par-lons-nous de ce Peuple ? Enparlons-nous de l’intérieur, avecun NOUS franc ? Ou s’agit-ild’un "On accompagne des per-sonnes", de l’extérieur, un "ON"prétexte et refuge pour ne pass’engager ? Et de quel peupleparlons-nous, un Peuple ou desPeuples ? Est-ce un discourssur, ou une pratique avec et aucœur du peuple même ? Nesommes-nous pas de cesclasses moyennes qui, commeon l’a vu dans le documentairesur le Vénézuéla, sont dansl’incapacité de s’inscrire dans lePeuple ?

Le Peuple :une parole en acte ?Le Peuple est d’abord par sacapacité à produire, sansrelâche et en actes, de laparole, une parole différentede celle du discours dominant.Où sont, dans la société fran-çaise, ces lieux où les acteursproduisent cette parole diffé-rente, des mots, des actes,des symboles portés par desvaleurs alternatives ? I lsemble qu’il y a en Francequantité d’espaces sociaux oùse construit cette vision alter-native du monde. Par exempledans les entreprises, parlera-t-on d’organigramme et de hié-rarchie, ou d’équipe coopérati-ve et de partage des tâches ?Dans le monde de la fracture

des salariés et des précairesProduction des

idéologiesdominantes

Espaces sociauxde luttes et

conflits

Productiond�autresdiscours,valeurs,

symboles

Hiérarchie�culture

d�entreprise�

EntreprisesClassessociales

Conscience declasse

Responsabili-sation

Coopération

TuteursTransmission

relationsjeunes/anciens

CompagnonRéinvention

DérégulationDroit du travailJudiciarisationde la société

Espacesdu droit

SolidaritésDroits garantis

par l�Etat

rel, c’est la culture, la produc-tion d’une culture alternativequi fasse sens, construitedans des pratiques : commentparticipons-nous à produirecette parole du Peuple ? Dansquels espaces sociaux sontnos engagements ?- savons-nous interpeller lespolitiques, concrètement ?- nous revendiquons l’autonomiede l’action culturelle, maissavons-nous prendre le tempsde faire les nécessaires allian-ces, pour rencontrer les femmeset les hommes des syndicats,des autres mouvements asso-ciatifs, des partis politiques, tousceux qui œuvrent pour que cetteparole du Peuple soit force detransformation ?

Bon. I l y a du pain sur laplanche. Et nous n’avons paseu le temps d’explorer lesespaces de la mondialisa-tion… Et si, pour commencersimplement, nous ouvrions ledialogue au sein de Peuple etCulture avec ceux d’entrenous, militants d’éducationpopulaire, qui sont aussi élusdans leurs communes ouengagés dans des syndicatsou des partis politiques ?

zonesde tension

Jean RémiDurand Gasselin

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Face à ce côté extrêmementpolymorphe de la notion dePeuple nous étions souventperplexes et nous nous deman-dions en quoi une notion aussifloue pouvait favoriser l’engage-ment. Pourquoi devrions-noustoujours penser le Peuple diviséen classes favorisées et défa-vorisées à l’égard de leurémancipation ? Ne sommes-nous pas confrontés aujourd’huià des groupes sociaux à fortcapital culturel et faible capitalmatériel assez engagés dansles associations contestatairestandis que leur alter-ego (lesemployés moyens, les jeunes,les parents…) est ignoré par cemême monde associatif. Ledéclin de la contestation n’est-ilpas dû aussi au refus demodernisation et au manque« d’ouverture » du monde asso-ciatif ?

Il n’est pas facile de distinguer,dans la référence à la notion dePeuple, au service de quellescouches sociales sont les mili-tants de Peuple et Culture. Onaurait tendance à considérerqu’ils sont au service de ceuxqui leur ressemblent. Il n’estpas non plus facile de distin-guer les objets de militancesd’éducation populaire qui émer-gent de la notion de Peuple.Avec quelles forces ou pourquels combats les adhérents dePeuple et Culture agissent-ils ?Parmi ces forces potentielles ilnous paraît que Peuple etCulture doit s’interroger sur ceque signifie le peu d’intérêt querevêt la dimension européennede l’action.Enfin, nous avons vécu les dis-cussions à Peuple et Culture defaçon un peu décalée par rap-port à la réalité sociologique dela société d’aujourd’hui. La plu-

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L’Université d’été de Peupleet Culture nous a confirméque le thème de l’Europe

est un non lieu dans la vie quo-tidienne et dans la sociabilitédes gens.Au fil des jours, le petit nombred’inscrits à l’atelier “Prospectivesur l’Europe des peuples” s’estrétréci comme une peau dechagrin. “Heureusement” l’autrethème international “Citoyensdu monde” a aussi fait un flop etses organisateurs JeanGondonneau et EloïseGiovannelli ont eu la gentillessede renforcer nos rangs.

Nous avons relevé deux rai-sons pour expliquer ce relatiféchec des thématiques “inter-nationales”.Pour la plupart des participantsde l’Université d’été avec les-quels nous avons discuté, lethème de l’engagement pourl’Europe n’est pas ressenticomme un sujet pertinentd’éducation populaire.

Notre approche par la “citoyen-neté” est considérée commefaisant le jeu de l’individualis-me. De plus, le citoyen est tou-jours culpabilisé, car ce qui neva pas est de sa faute. Al’approche citoyenne est oppo-sée celle de “peuple”. Lepeuple est collectif. Faire partiedu peuple, c’est faire partie desopprimés, ce qui n’est pas lecas de la catégorie descitoyens.

Mais nous ne nous sommespas découragés et, lors denotre atelier, nous avons renon-cé à la tentation d’opposer unscénario de l’Europe socialedu/des peuple(s) à un scénariode l’Europe libérale du citoyen.A la place, les participants àl’atelier ont proposé deux des-sins sur le futur européen : lepremier a révélé un Européenenraciné dans son terroir et lesecond un Européen tirant plei-nement profit des nouvellestechnologies et des rencontresdes cultures. Nous avons ainsidéveloppé deux visions popu-laires de l’Europe 2020 pardeux collages et deux récitsd’une journée type d’une familledans chacun des scénarios.

Mais, pour la plus grande sur-prise des animateurs de l’ate-lier, les deux visions del’Europe du peuple (ou despeuples) se sont avérées toutaussi contraignantes, normali-santes, voire autoritaires. Celamontre qu’il y a beaucoup à fai-re pour développer l’imagina-tion en matière de futur souhai-table. Ce constat est à mettreen relation avec notre ressentilors des discussions collectivesà l’Université. A partir de là,trois idées et trois questions sedégagent.

L’éducation populaireà l’aune de l’Europe

Europe CitoyenneUn remède pour imaginer l�avenirde l�Europe pour mieux en être acteuret ne pas laisser l�élite politiqueet économique en décider Europe Citoyenne est un groupe nédu constat que l�Europe institutionnelleet économique est importante maisqu�elle ne donne pas l�envie d�être acteurde son développement. Il y a eu l�Europedes fondateurs, celle des bâtisseurs, il fautmaintenant l�Europe des visionnaires. C�estpourquoi nous avons choisi de construiredes démarches et méthodes pour aiderles citoyens, et d�abord nous-mêmes,à développer leurs propres visions del�Europe de demain. Nous nous comportonsainsi en conducteurs prudents qui ontpleinement conscience que plus on va vite,plus loin doivent porter les phares.Notre méthode, notre programme etnos travaux sont présentés sur notre siteInternet : «www.europecitoyenne.fr.fm »Contact : [email protected]

dossier Université d’été 2004 : Le peuple impopulaire ?

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part des individus ont pris goûtà pratiquer la “politique de vie”(life-politics, selon le sociologueAntony Giddens). C’est-à-dire :choisir leur métier, leur modede vie, leur type de relation etde famille en fonction de leurspropres valeurs et envies etnon plus en fonction de leursappartenances à une famille, àune religion, à une classesociale, à une orientation poli-tique. Ainsi les individus n’hési-tent pas à cumuler les identitésau gré des situations de vie quise présentent à eux. La notionjuridique et militante du citoyentient compte de cette nouvelleliberté et du morcellement denos vies. Et dans cette nouvellevie, l’Europe (l’international)devrait occuper une place deplus en plus importante, carc’est elle qui transforme actuel-lement le plus nos sociétésnationales pour le meilleur(émancipation du citoyen) etpour le pire (libéralisme écono-mique). Alors, sous quel anglela question de la constructionde l’Europe peut-elle intéresserun mouvement d’éducationpopulaire ? Comment un espa-ce politique comme l’Europepourrait-il servir les objectifs del’éducation populaire ? L’espa-ce public européen, n’est-il pasen soi un objectif d’éducationpopulaire ?

Suite à ces constats nouscroyons qu’il est important dedévelopper un militantismeouvert à tout type de citoyen etqui rend chacun acteur de laconstruction d’un nouvel espa-ce collectif.

Jean-François ClaudeManfred Ertl

En 1623 (pour la publication),William Shakespeare inventedans sa dernière pièce, Latempête, un personnage qu’ilnomme Caliban (ce qui sonneun peu comme cannibale), ins-piré des "Indiens", en fait lespeuples dits "sauvages", obser-vés avec curiosité et défiance,anéantis et colonisés lors desgrandes explorations occiden-tales. La tempête relate, entreautres, un rendez-vous (man-qué ?) entre Caliban et le magi-cien et savant Prospero(Prospérant ?). Celui-ci varenoncer, devant les specta-teurs, à toute action pour chan-ger le monde, qu’il s’agisse del’enchanter ou de le gouverner,tandis que Caliban demeureseul sur son île. La rencontre entre Intellectuelet Peuple Caliban, quand elle alieu, est marquée par des fasci-nations réciproques, des récu-pérations, des haines, maisaussi par des solidarités, desespérances, des combats com-muns. C’est peut-être pour toutcela que la postérité mythiquede Caliban ne s’est pas éteinte.Récemment, un jeune auteurargentin, Leopoldo Brizuela,dans un conte allégorique foi-sonnant et lyrique, Angleterre,une fable (José Corti, 2004)imagine un retour vers Caliban,sur la terre de Patagonie, pourretrouver une langue originelle ;et dans le film de ArnaudDesplechin, Rois et Reine, lesdeux anges - démons psychia-triques, gardiens musclés etinquiétants de l’"état mental", senomment Caliban et Prospero.

Au cours de l’atelier, nousavons rédigé des écrits, quenous avons confrontés, afin demettre en regard nos points devue initiaux et nous avons "buti-

En quête de Caliban,parcours de lecture

E. Dupont-LourdelJC Lucien

né" des textes mettant en scènedes figures multiples, voirecontrastées, du peuple. Soit : 2 "pioches" dans desouvrages que nous avions sousla main, 3 lectures à voix haute,2 cartographies en deux sous-groupes, et maintes discussionsà deux fois trois, puis, ensemble,à huit, enfin un montage de cita-tions que nous avons présentéen fin d’université d’été. Dès la première pioche et, vu letemps imparti, nous avonsébauché deux cartographiespossibles pour ce thème, repré-sentant deux possibilités de par-cours : une ascension conqué-rante de la démocratie d’unepart, la navigation dans un cielensoleillé mais obscurci parquelques nuages d’autre part.Le tout à partir de nos quelqueséclats de lire et d’interrogation.

Pour la préparation de l'atelier,nous (les animateurs) avionsréalisé une cartographie propo-sée et commentée, commepoint de départ aux participants.Depuis l'université d’été, nousl’avons retravaillé et complétéeavec les textes et les choix delecture des participants (dumoins lorsque nous les avonsretrouvés !). A ce jour donc la cartographiereproduite pages suivantesassocie les parcours de lectured'Evelyne et Jean-Claude (textenoir) et de Régis, Lionel, Mireille,Astrid, Alexandra et Jean-Patrick (texte couleur). Quoiqu'il en soit, nous aimerionsque cette aventure textuelledevienne une invitation à fairede même, c'est-à-dire à vousconstruire vos propres itinérairesbuissonniers.

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Shakespeare, La tempête, 1623Caliban (si peu éduqué selon Prospero !)

p. 259 :

« Vous m’avez appris le langage et tout le profit

Que j’en ai eu, c’est de savoir maudire. »

« A mon réveil,

J’ai bien souvent pleuré, voulant rêver

encore. »

J. Rancière,Au bord du politique,

1998De la nécessaire division de

l’Unpar le Multiple

« … envisager la démocratieuniquement à partir d’une

critique des inégalités contribueà sa dégénérescence, quel quesoit le bien fondé de la critique.

La démocratie ne devientauthentique que lorsqu’elleprocède d’un présupposé

égalitaire quant à l’instruction etau règlement des litiges. » (Le

Monde, 12/03/04)

H. DaveLe livre des ch

Au clair dMon ami

Prête-moi Pour écrir

Nosaventures

avec CalibanQuelques

parcours enlecture

Alain Chartier,Le quadriloge invectif, 1422

« Nos parolles que tu appellesmurmure signifient les meschiefs quipour ces causes étaient à advenir. »

p. 18

La version dominatrice, conquérante oucondescendante, voire assistantielle :

le(s) peuple(s) considéré(s) comme en “étatd’enfance”… donc à éduquer… voire inéduquable(s)

(Figures de la gueuserie)

La version politique : l’espérancecollective, la révolte, le combat

contre la fatalité et pour ladémocratie

Tantôt construisant,tantôt subissant

Les itinérants : vagabonds,migrants, exilés, etc.

La version “inversée” parrapport à Descartes :

« Je suis donc je pense. »

Les inventeurs, parleurset djobers au quotidien

Quid des minorités ?

La version “invisible” : l’extrêmedénuement, le X, les anonymes,les “sans visage”, etc.

La version noire : les classesdangereuses, la plèbe, lesgueux, les canailles, lapopulace, les bannis, etc.

La version “informe” : ce peuple quine serait que murmure, fauted’avoir accédé à la parolearticulée… Ce peuple, donc, qui ne penseraitpas

Les figures du peuple au XIXe

- « Quasimodo réputé en état d’enfance »p. 24

- « Un peuple dépositaire de l’espérancecollective » A. Pessin, p. 6

- Ce « complexe de peuple » loin d’ « uneclarification idéologique » p. 89

- « Le fil historique qui tantôt unit, tantôtdésassemble ces figures » p. 19

« … Une plurivocité constante » p. 129

Renan, Caliban, 1858« Le plus grand nombre doit penser et

jouir par procuration. La massetravaille ; quelques-uns remplissentpour elle les hautes fonctions de la

vie. »(cité par Guéhenno, p. 88)

Figures de la gueuserie, 1982

Le livre bleu

Textes réunis par B. Chartier

P.-A. Taguieff,Le retour du populisme, un défi pour les

démocraties européennes, 2004

Le miroir des femmes, 1982Le livre bleu

Textes présentés par A. Farge« Au XVIIIe siècle, surgissent des textes à

problématique féministe. » p. 18

A. Perdiguier,Mémoires d’un compagnon,

1853« C’est la mère, c’est la mère, c’est la

mère des compagnons. » p. 15

F. PelloHistoire de

du trava« Nous voulons que

peuple soit l’œuvmêm

Le peuple : uneimag

Guéhenno, Calib« J’ai retrouvé le vrai et désormais… quanque je dois chercher.

qui délivre et qu« Une culture n’est rnouveaux désirs des de reconnaître la fervles anime, le besoindignité qui les tour

Jehan RLes soliloques

190« On a soupé de

moral’s, des philozfout des Idé

Qui sur not’ rab’ sp. 6

R.-M. RLes cahiers de M

Brigge,

A. Farge, JF. Laé,P. Cingolani, F. Magloire,

Sans visages.L’impossible regard sur le pauvre,

2004« La pauvreté, un découpage du réel qui

enferme et défigure le “pauvre”… Le reversdes poilitiques d’assistance qui, nonseulement, tend à rendre invisible les

pauvres… mais contraint aussi le regard queles pauvres portent sur eux-mêmes. » (A.

Farge, L’Humanité, 13/04/04)

la puissance de sesinvectives jubilatoires

inculte

à contrôler

dangeureux

les populismes

les versions meurtries excluantes

les sinistres détournements(Figures du peuple, p. 90)

L’histoire etles histoires

intriquées, tues,exemplifiées…

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nson,nsons, 1958 la lunePierrota plumeun mot

Les Canuts, Lyon, 1831« Mais notre règne arriveraquand votre règne finira. »

B. Cacérès,Les autodidactes, 1960

Le rapport Villermé,1840

G. Bachelard,La terre et les rêveries de la volonté, 1948

« Enlevez les rêves, vous assomez l’ouvrier.Ah ! vienne le temps où chaque métier aura son rêveur attitré

où chaque manufacture aura son bureau poétiqueLa volonté est aveugle et bornée qui ne sait pas rêver… »

B. Cacérès,Le mouvement ouvrier, 1984

« Il y a à peine plus d’un siècle, des ouvriers

de Lille, de Paris, de Lyon sortirent des caves

où ils croupissaient après quatorze ou seize

heures de travail pour réclamer du pain. »

Dolléans,Histoire du travail, 1943

La « pratique ouvrière éducatrice etcréatrice »

Dolléans,Histoire du mouvement ouvrier, 1939

« Il nous a fallu faire de l’histoire pour y voir plus clair. »

A. Guepin et E. Bonamy,Nantes au XIXe siècle, 1835

« INous voulons, nous, que le peuplesoit appelé aux jouissances

intellectuelles. » p. 138

B. Brecht,Eloge de l’étude, 1932

« Apprends, apprends le plus simple.Ceux dont le temps est venuNe sont jamais trop âgés. »

Régis Antoine, La littérature pacifiste

et internationalistefrançaise, 2002

G. Navel,Travaux, 1945

« Cette tristesse ouvrièredont on ne guérit que parla participation politique »

p. 247

A. Césaire,Une tempête, 1969

Caliban : « Mais ta force, je m’enmoque, comme de tes chiens d’ailleurs,

de ta police, de tes inventaires !Empalé ! Et au pieu que tu auras toi-

même aiguisé ! » p. 88

E. Glissant,Pays rêvé, pays réel, 1985

« L’eau de terre a suinté de leursdoigts déchirés. Ils ont guetté du

côté des mornes, mais la pluie dessables ne tournait pas. Ils

demandent : qui nous a mis cettecouronne sur le front. Cette

couronne de soleils fous. » p. 317

La grande questionQui a le droit de dire :

là c’est un peupleet là non ?

Pourquoi un mot trop grandEt trop petit

pour contenir un idéal ?Pour qui ce mot singulier,

Les désirs d’un vouloir vivreEnsemble ?

Etre dans ce regard, êtredans ces regards, se rendrevisible, un pari difficile dans

l’instabilité des yeux quiclignotent

Egalité des “droits”,des “chances”

mais pas égalité de fait

Questions :Peuple, foule, mouvement,quête, aspiration, identité

à redéfinir à chaque instant,incessant déroulement de

naissances et de renaissances.Peut-on s’échapper du peuple ?

ATTENTION DANGERNous ne sommes ni monstres,

ni éclaireurs… et sommesd’abord des êtres de rencontre

et d’invention.Est-ce que tenter de définir le

peuple, ce n’est pas déjàs’exclure de cette notion ?

utier,s boursesl, 1946l’émancipation due du peuple lui-. »

communauténée

an parle, 1928ens de la culture… je lis… je sais ce

Un esprit s’y cachesauve. » p. 43en qui dit non auxommes, qui refuseur passionnée qui

de grandeur et demente… » p. 176

ictus, du pauvre,3 comédies/Desphies… On s’enalisses… chamaillent… »2

ilke,Malte Laurids

1929

Etudes sociologiques et historiques Vers les bricoleurs et inventeurs du quotidien(Hoggart, De Certeau, Sansot…)

P. Chamoiseau,Chronique des sept misères,

1965« Djober c’était/parfaire

désespérément/l’indispensablecréation/

de la brouette…Alors djober c’était/l’ultime rempart

de saut. » p. 24

J. Folliet,A toi Caliban : le peuple et la

culture, 1965« Nous autres de la famille Caliban,

[…] nous savons trop le prix d’un mot,d’une idée, d’une phrase pour jongleravec ces objets coûteux et fragiles.

Nous les ménageons comme lepain […] » p. 15

L. Guilloux,La maison du peuple, 1953

« Ce qui nous a perdu, c’est d’avoir cru en un

homme.

Ne croyons qu’en nous-mêmes. » p. 170

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Pourmettre en mouvement cetatelier de trois demi-jour-nées j’ai immédiatement

pensé “voix”, “cris” du peuple . Comme ça. Etpuis c’est évident j’ai pensé “langue”. Et commeje suis linguiste j’ai pensé langue et sociologie,j’ai pensé à des savoirs que j’ai, des savoirssavants dominants, appris dans l’institution ;des appuis rassurants, que l’on peut étayerdans la légitimité, tout ça, on voit le genre. J’aicommencé à chercher dans ce sens là, dansl’histoire de notre langue française, dans sesregistres, ses rhétoriques, ses régionalismes,ses argots, ses dialectes et ses patois, ses néo-logismes contemporains, ses académismesdésuets toujours oppressants, ses textes delois et les tensions politiques afférentes, etc. Etje me suis envasé dans une douce fatrasie uni-versitaire, face à un mur de savoirs glacés dontje ne voyais pas bien ce que j’allais pouvoir fai-re sinon le laisser fondre pour en laper desflaques. Damnation, confuse navigation, capflou, boussole qui se déglingue, iceberg en vue,embarcation qui prend l’eau, danger glou-glou !

Sur l’océan de la désolation…

J’ai donc changé de bateau, et sabordé l’équi-page imposé. Au diable tous les fleurons de lamarine binaire, j’allais me la jouer pirate desmers inconnues. Partir du quai de l’intuition, àses amarres, là où l’expérience pleure en atten-dant le retour du grand cerveau. Et là j’ai com-pris que les Bermudes c'était la langue, qu’elleallait nous avaler sans nous laisser le temps deDIRE. Alors j’ai mangé la carte en papier etrecousu mon triangle de pensée sur un habittout neuf : ce sera voix, langue, langage, etl’écriture sera somme et lien de ces trois pôlesforts. J’avais mon tiers non-instruit, mon gardefou de la science humaine orthodoxe ; l’ai pris àbord avec son barda de risques, et vogue lagalère sur l’oued de Babel…

J’ai voulu présenter ce qu’était pour moi l’écritu-re, ce que pouvait recouvrir ce mot, “écriture”.Avant toute chose une concrétion des lan-gages, via un outil qui est la langue. Un outil quia son Histoire, ses histoires (et donc unedimension individuelle et collective), sa fonctionde communication et sa fonction poétique(créatrice), que l’on a d’ailleurs tort de presquetoujours opposer, et que justement l’écriturepeut relier. Car hors de ce lien-là il n’y a pas,pour moi, de vraie pensée possible, de penséeinclusive.Donc l’écriture comme activité du lien, de lacroisée, du tissage, de l’élaboration personnelleou commune. L’écriture comme voix du mondedans la solitude qui se peuple soudain. Activitépopulaire, me dis-je ! Et là je parle de quelquechose que je fais : écrire pour faire écrire.Atelier d’écriture ? - globalement et massivement méprisé parl’institution littéraire et intellectuels de peu defoi, même (et surtout ?) par des écrivainspatentés,- plutôt craint par les milieux du pouvoir carpotentiellement subversif, si si ! A juste titred’ailleurs, car est subversif ce qui va dans lesens contraire de la division, de la schize, oude la “fracture sociale” (on peut décliner diverstypes de lexique, ça ne change rien à l’affaire),- relégué par des uns et des autres (qu’ils senomment, y compris parmi les “travailleurs”), àune activité inutile et improductive, réservée àdes glandos qui nous mangent sur le dos(entendu pour de vrai, mais à quoi rime donc larime ?), qui n’ont rien d’autre à faire qu’à segratter le nombril (et si c’était celui du monde ?).

Alors écrire, faire écrire, ça amuse, inquiète ouagace. On n’y découvrira rien, autant se faireune toile à l’UGC ou de la poterie dans le quar-tier, ou rien, même, tiens ! Ou bien on a peurde ce qu’on y verrait dans l’oreille des autresqu’on ne connaissait pas déjà. Ou bien on vaêtre obligé de se taper “l’Autre”, justement,dans toute sa dimension intime et sociale, avectous ses masques, et là non non arrêtez c’estvraiment trop. On note d’ailleurs la même crain-te (ou très voisine) vis-à-vis de la psychanaly-se, ce qui paraît cohérent : la psychanalyse estégalement un espace qui donne et cherche àentendre le caractère vivant du langage dansses deux aspects fondamentaux : il est adressé

Les voix du peuple ?retour sur un atelier d’écriture« Ecoute le monde entier appeléà l’intérieur de nous »Valère Novarina

dossier Université d’été 2004 : Le peuple impopulaire ?

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à quelqu’un, même à l’insu de celui qui parle ; ilest polysémique dans le déploiement imprévi-sible des sons et des idées. Là comme dansl’écriture, LE SENS existe dans et par le détail,dans le lien qui se découvre entre les détails ;et ce n’est pas le sens, une vérité totale, maisc’est du sens, l’éphémère vérité d’un sujetunique à un moment donné. Là comme dansl’écriture (écriture comme expérience et exerci-ce, et non comme œuvre), on est présent à soi-même, on EST au présent, on fait un travail sin-gulier de pensée. Et si on pense on est vivant.Si on est vivant on change, on peut changer.On peut s’étonner, apprendre à s’étonner, par-ce qu’on est placé devant ses mots, amené àles entendre. Les mots peuvent alors quitter cequi les menace, la sacralisation et la banalisa-tion. On peut accueillir le hasard, la surprise.Soulever des interdits de penser, démolir desidoles, transformer la culpabilité… Tout ce parquoi on est tenus en laisse nom d’un chien, laLOI (y compris les lois du genre en littérature) !Et on peut découvrir de quoi on se soutientnous-mêmes, pourquoi on ne cède pas au ver-tige, comment on ne s’écroule pas même si onse brise. Quand on écrit, ou fait une analyse,on comprend que la pensée, le changementgrâce à la pensée, fait partie de la vie, EST unepartie de la VIE. On comprend qu’on le fait pourvivre, et non le contraire. Et que vivre, pour unepart, c’est changer, c’est s’affranchir…

La littérature n’est pas un simplesupplément culturelAlors non, s’affranchir, d’un côté comme del’autre du pouvoir, n’est pas très “populaire”.Parce que qu’est-ce qui se passe dans la pra-tique de l’écriture, et en particulier dans l’atelierd’écriture ? Il se passe qu’il y a du lien social, etlà j’introduis la première expérience de l’atelierd’écriture. Il se passe que par la pratique onsaisit avant tout une façon d’élaborer sa proprepensée, ses repères, ses rapports au monde etaux autres. En faisant cela on découvre autrechose : que la littérature (qui n’est que tout lereste, débanalisée et/ou désacralisée) n’est pasun simple supplément culturel, à consommercomme un produit (de masse ou de luxe). Ondécouvre en elle UN AUTRE POUVOIR : celuide nous édifier, dans une déconstructionconstructive. Et on découvre en lisant (car c’estune des plus belles vertus de l’écriture qued’apprendre à aimer lire), par exemple, ce queHannah Arendt écrit dans Les origines du tota-litarisme : « ce qui, dans le monde non totalitai-re, prépare les hommes à la domination totali-taire, c’est le fait que la désolation qui jadisconstituait une expérience limite, subie dans

certaines conditions socialesmarginales, telles que la vieilles-se, est devenue l’expériencequotidienne de masses toujourscroissantes ». La désolationc’est l ’ isolement, la solitudesubie. L’accablement devant lalourdeur du monde, et d’êtreseul à porter (ou le croire, ce quiest la même chose) ; le senti-ment d’être abandonné, l’impres-sion d’être dépassé. Et là onparle du peuple par exemple, etc’est large. Du peuple qui perdses repères, ses identités-entités(je résonne), et se retrouve cap-turé par des idéologies de ressentiment ; et onsait tellement bien et mal ce que ça donnequ’on préfère l’oublier, ne pas (re)voir. Ce n’estpourtant qu’un constat : cet accablementtouche tous nos murs, de maisons, de prisons,d’hôpitaux, d’écoles, d’églises, et d’ex-coloniesqui ne sont pas de vacances. Et alors ?Et alors on remarque autre chose : chaque foisque le lien social est attaqué, c’est le lien avecle langage qui est aussi (d’abord) attaqué.Dans la désolation, ce qui est atteint c’est aussile langage, le lien humain fondamental du lan-gage. La confiance dans les mots, dans laparole de l’autre, de n’importe quel autre. Etremarquez que je ne dis pas la langue, mais lelangage, ce qui est beaucoup plus grave. Ladésolation transforme tout en baratin, en blabla, et on laisse tomber comme on a été laissétomber. Retraite anticipée du langage, invaliditésans pension du langage… Capitulation sanscouac ? Nenni : je pense que pour visiter et(re)construire le tissu social il faut prendre enconsidération la question du langage, et nonseulement (re)offrir la langue à ceux qui l’ontrapeuse et parfois dérapante. Faut-il préciserque c’est beaucoup plus difficile ? Que c’estd’un travail beaucoup plus profond qu’il s’agit ?Et que pour s’acquitter sans être quitte de cettetâche i l y faut plus qu’une improvisationd’auteur invité ici ou là, se reposant sur l’empa-thie ou sur l’aura, qui prétendues ou avérées neproduisent pas de miracle, eh non ! Pourtantl’écrivain peut transmettre la fonction du langa-ge (mais aussi un photographe, un cinéaste, unchorégraphe). Il le doit, il a cette responsabilité.Il doit inventer pour répondre à la demandeinformulée dans le social, pour faire apercevoirle langage comme construction du sujet, com-me remise en circulation de ce qui est isolé,figé dans la désolation. Il doit orienter le travaildans ce sens. Pas tellement pour aider lesgens à s’exprimer, mais à penser avec les mots(ou les images, ou les sons, ou les gestes) làoù ils sont ; à mettre en relation ce qui a •••

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été séparé, rompu, pour tenter d’instaurerun meilleur rapport à la solitude ; pour faire sen-tir qu’écrire c’est le fait d’un sujet et non d’unemasse… ce qui implique un risque, un engage-ment, une exposition… mais aussi du plaisir làoù il y a un manque à jouir. Le plaisir de penserhors du savoir obligatoire.C’est ce que j’ai voulu tenter avec le groupe,parce que j’ai pensé que c’était ce que l’éduca-tion populaire pouvait tenter.

Le premier temps de l’atelier avait pour objetd’engager le sujet sur cette “simple” question.De l’engager le plus entièrement possible, avecses savoirs, sa rationalité, son intellect, maisaussi avec son imaginaire, ses fantasmes, samémoire, son corps dans le corps social, sesaffects, son sens commun, ses préjugés pour-quoi pas, à reconnaître hors de la honte. Ils’agissait par l’écriture, et tout en écrivant,d’ouvrir une zone d’associations, et d’entrerdans un mouvement dynamique constammentmobile et libre entre l’écriture (l’acte graphique),la lecture et la pensée, en essayant de saisir cequi prend forme mais aussi ce qui s’échappe,qui fuit, fait irruption, en le laissant advenir sanscensure. On pourrait le formuler autrement (carécrire c’est aussi ça : formuler, reformuler, direautrement pour parler à l’Autre), à la formeinterrogative. Qu’est-ce que l’écriture peut medire (traduire) de ma pensée, de ma penséeinstantanée, en train de se faire et de se formu-

ler ? Qu’est-ceque ma penséepeut faire de ceque je viensjuste d’écrire etdonc de l ire ?Qu’en traduit-elle tout de sui-te ? Qu’est-ceque mon écritu-re va trahir ?

Puis, pour impulser un autre exercice, difficilemais savoureux, d’écriture orale collective, j’intro-duis un petit bout de la pensée d’un écrivain pen-seur, je donne quelques bribes “savantes” dequelqu’un qui pensait dans l’écriture, qui écrivaitsous la poussée de sa pensée, laquelle croissaitdans l’écriture, vous voyez bien le mouvement.Quelques bribes de Roland Barthes, comme un

ami passerait nous adresser un signe. Et jereformule. Ça ne veut pas dire vulgariser, ça neveut pas dire simplifier (ou simplismystifier, tiensj’invente un mot !). Ce n’est pas péjoratif, refor-muler. C’est aussi s’approprier, penser par soidans le champ de pensée d’un autre ; c’est bon,c’est déjà se relier, et on peut faire ça dans unatelier d’écriture, le faire sentir ! C’est traduire,c’est trahir bien sûr car qu’est-ce que trahir ?Trahir c’est sortir du rang. Trahir c’est sortir durang pour sauter dans l’inconnu (Milan Kundera).Je fais sortir Barthes de son rang (il estd’accord), je le fais quitter son rang et je le pous-se dans le mien, pour y mettre du désordre et çamarche. Il déboule et me dit quoi ?

… La division des langages

Il nous dit que la culture est un champ de disper-sion des langages (le langage étant pour l’hom-me la culture même), et qu’il existe une guerrefroide des langages, qui s’excluent les uns lesautres. Dans une société divisée (par la classesociale, l’argent, l’origine scolaire…), le langagelui-même divise. Et donc quelles portions du lan-gage partageons-nous ? Celui de la communica-tion ? Mais c’est une part infime, et quid del’immense volume, du jeu entier du langage ?Or i l n’y a pas de sujet-homme hors dulangage ; le langage est ce qui le constitue depart en part, d’où le fait que la séparation deslangages est un deuil permanent. Ce deuil esttrès sensible dès lors que nous acceptons debien vouloir sortir de notre milieu (c’est-à-dire làoù il y a pour nous un langage partagé), maispas seulement. Ce qui nous déchire c’est préci-sément cette culture que nous sommes touscensés avoir en commun dans une démocratie.Cette culture qui semble s’unifier (“culture demasse”) et qui pourtant porte la division deslangages culturels à son comble. Car il y a tou-jours dans la culture une portion de langageque l’autre (donc moi) ne comprend pas.L’ennui, la vulgarité, la bêtise… sont les nomsdivers de la sécession des langages. Et cettesécession déchire les hommes entre eux, maisaussi chaque individu en lui-même : en moichaque jour s’accumulent des langages isolésqui ne communiquent pas entre eux, et je suisfractionné, coupé, éparpillé, car la langue queje parle n’est pas la même que celle que j’écou-te (et aussi : mon corps n’a pas les mêmesidées que moi). La langue que j’écoute esthétéroclite, et même si je parviens, moi, à uni-fier mon propre langage, je me débats contrel’éclatement de l’écoute dans toute la masseculturelle qui me parvient. C’est ce qui permet àBarthes de dire qu’il n’existe plus de culturebourgeoise (et donc d’autres cultures). Tout est

« Comment rassemblerLes mille infimes débrisDe chaque homme ? »Georges Séféris, Haïku

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culture et la culture est partout, et potentielle-ment à tout le monde. Ce que chaque classesociale recherche n’est pas la possession de laculture, mais l’unité des langages, la coïnciden-ce de la parole et de l’écoute. Et la question quise pose à notre société unifiée dans sa culturepar la démocratie mais divisée dans ses lan-gages par cette même démocratie, c’est com-ment les classes sociales regardent-elles versle langage de l’Autre ? Quel est le jeu d’interlo-cution dans lequel elles sont prises ? Leconstat est que les langages restent enfermés,et que l’interlocution sociale des divers lan-gages est faible, et n’a que très peu évoluédepuis l’époque où la bourgeoisie a cessé dedétenir toute la culture, la laissant à une massequi la dégrade parce qu’elle n’invente pas, maisreproduit des modèles aplatis du langage bour-geois, qui excluent la contestation intellectuelleet restent immobiles, soumis à des stéréotypes.Ainsi se résume cette guerre culturelle : immo-bilité tragique de la culture (code d’écoute uni-taire)/ séparation dramatique des langages(codes de production fragmentés, dans le col-lectif surtout) = double aliénation. Parce que laculture de masse est une culture d’Etat, régen-tée, au sein de laquelle sont obligés de serejoindre la classe intellectuellement démission-naire - la bourgeoisie -, la classe promotionnel-le - la petite bourgeoisie -, et la classe muette- le prolétariat.Cette analyse n’est pas le fait d’une lubied’intellectuel universitaire parisien critiquant laclasse bourgeoise dont il vient ; un poète com-me Armand Robin, breton anarchiste issu duprolétariat paysan, livre la même analyse…dans un autre langage !

La participation objective à cette culture demasse est quasi totale, à travers la consomma-tion bien sûr (et non dans la production, etencore moins dans l’expérience), à traversl’avoir et non l’être : nous comprenons tous ceque nous écoutons, mais nous ne parlons pastous cela même que nous écoutons. Il y a acted’écoute et d’intellection d’un côté, et… pasgrand-chose de l’autre ! Il n’ y a pas de parole,pas de participation créative réelle, et c’est direalors que le langage le plus divisé est celui dudésir.Et donc même si l’idiome français est unifié, il y aà l’intérieur de cet idiome une grande étanchéitédes langages, et le problème d’incommunicationqui nous touche n’est pas imputable à la langueelle-même (quoique quand même…), mais àl’ordre des discours. Ce n’est pas une incommu-nication d’ordre informationnel mais interlocutoi-re : d’un langage à l’autre il y a incuriosité, indif-férence, et le langage du même nous suffit, àchacun suffit son langage, nous n’avons

Rien n'était gagné quand nous avons décidé depasser à l'acte1 en octobre 2001. Sauf la convic-tion que nous avions, que le cinéma documen-taire, parce qu'il touche à la fois au réel et à l'in-time, est capable le plus souvent de provoquerréflexion, interrogation et en même temps plai-sir. Sauf l'envie que nous avions de faire parta-ger à d'autres le “monde” (d'un renouveau dudocumentaire) et les films que nous avions com-mencé à découvrir déjà quelques années aupa-ravant, notamment grâce aux Etats généraux dudocumentaire de Lussas, jusqu'à ce que nousnous disions : pourquoi pas en Corrèze et mêmeaux fins fonds de la Corrèze ?

Nous avons dès le début pensé que c'était uneaction qui devait s'inscrire dans la durée, etnous avons assez vite enregistré des signesencourageants : - un noyau de public s'est constitué et s'élargitrégulièrement. Plutôt que de “public”, on pourraitparler de spectateurs actifs, curieux, attentifsaux propositions de films et dont certains (enpetit nombre mais le phénomène est à souli-gner) ont fréquenté les mois derniers divers fes-tivals de cinéma documentaire (Cinéma du Réelà Beaubourg, Festival International duDocumentaire à Marseille, États Généraux duDocumentaire à Lussas, Traces de vie à Vic-Le-Comte...) et font des propositions pour la pro-grammation en Corrèze. - au début, les projections avaient lieu seule-ment à Tulle. Puis, assez vite, des personnes oudes associations ont pris contact avec Peuple etCulture. Pour bénéficier de la diffusion de filmset s'y associer. Trois collectifs se sont crééspour l'organisation de projections et de débatsdans des petites communes : - à Saint-Jal (597 habitants) au sein de l'AmicaleLaïque, depuis septembre 2002 ;- à Uzerche (3062 habitants) avec l'associationMusicas Dreibidas, depuis janvier 2003 ; - à Saint-Mexant (1030 habitants) au sein duFoyer culturel, depuis mars 2003.

Le cinémadocumentaireau fin fondde la Corrèze

1 - Renouant encela avec toute

une partie denotre proprehistoire et de

celle du cinéma,dans les années60, quand Alain

Resnais, JorisIvens, Chris

Marker, RenéVautier, Georges

Rouquier etc.étaient au

�programme� desciné-clubs de

Peuple etCulture dans les

villages et lesusines.••• •••

Petite présentationde la pratique du cinémadocumentaire développéepar Peuple et Culture Corrèzesuite à une séance remarquablesur le Venezuela lorsde l’Université d’été.

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pas besoin du langage de l’Autre…Il faut donner un nom à ces langages sociauxdécoupés dans la masse idiomatique : dessociolectes, par opposition à un idiolecte, parlerd’un seul individu. Et poser un autre constat :toute parole est fatalement incluse dans un cer-

tain sociolecte(y compris doncla mienne aumoment et àl ’endroit oùj’énonce ceconstat). Lechamp socio-lectal étant défi-ni par sa divi-sion, nousdevons prendreplace dans ladivision. Or tousles sociolectescomportent desfigures d’intimi-dation : en tantque fruit de ladivision socialeet témoin de laguerre du sens,tout sociolectevise à empê-cher l’autre deparler, ceux quien sont exclusmais aussi ceuxqui le partagent.Et le sociolecteest, au niveaudu discours,

une véritable langue, qui se définit non pas parce qu’elle permet de dire, mais par ce qu’elleoblige à dire (ce que Jakobson a appelé lesrubriques obligatoires), grandes formes stéréo-typées hors desquelles on ne peut pas parler(donc pas penser).

Où est-ce que je veux en venir ?Au fait que la sociolectologie n’est pas tellementliée à la sociologie, à la linguistique, ni même àla sociolinguistique. Car la sociolinguistique netraite pas du problème du langage social en tantque langage divisé. Elle entreprend seulementla description sociologique d’îlots de langage :

langage des prisons, des paroisses, des cités,etc., et elle montre comment des groupes divi-sés utilisent les ressources d’un idiome donnépour s’identifier dans cet idiome. Donc elle ren-voie à la séparation des groupes sociaux, maisne pense pas la division des langages commeun fait total mettant en cause le régime écono-mique, la culture, l’histoire…

La sociolectologie est bien plutôt liée au thème del’écriture. Pourquoi l’écriture - et non seulement lalittérature - est-elle devenue une valeur digne dedébat et d’approfondissement théoriquecroissant ?Parce qu’elle peut constituer une production delangage indivisé. Ce qui veut dire quoi, pour enrevenir au peuple, à ses idiomes et langages ?Ce qui veut dire qu’il faut sortir de l’illusion quel’on peut ou que l’on doit parler un “langage-peuple” (du moins que l’on croit tel) pours’adresser “aux gens”, ce qui vaut pour le dis-cours, l’interlocution, ET la littérature. Il nes’agit pas d’aligner l’écriture sur le langage duplus grand nombre, car ce langage-là (celui dela culture de masse toujours à l’affût statistiquedu plus grand nombre) est encore un langageparticulier, fût-il majoritaire, et le plus grandnombre n’est pas l’universel.Donc on peut, par intérêt et par jeu pour l’objet-langue, apprendre le parler des cités et des pri-sons ou bien le jargon des dockers, mais ne fei-gnons pas de croire (naïvement oucyniquement) que cette pratique nous suffiraitpour entrer en interlocution réelle avec cesautres (que nous sommes tous les uns pour lesautres, nous “les gens”), ou nous suffirait pourles (nous) représenter, les figurer. N’achetonspas tous ces livres d’éditeurs vénaux quipublient des ouvrages de vulgarisation socio etpsycholinguistique en faisant croire qu’ilsoffrent des clés alors qu’ils ne font qu’entreteniret pérenniser des enfermements et une aliéna-tion sociale ! Parce qu’il n’y a personne à repré-senter ou à figurer. Le peuple c’est vous, c’estmoi, c’est nous. Et c’est à chacun de parler, derechercher d’abord l’interlocution avec soi, avecl’autre, avec l’autre en soi. Car nous savonsbien que le langage n’est pas réductible à lasimple communication, et nous ne voulons pasnous en tenir à cette seule consommation.

C’est pourquoi, dans l’atelier d’écriture, noussommes, nous pouvons être dans une tentativeprogressiste très forte. L’écriture peut tenirdans ce progressisme une place de choix, nonen fonction de sa “clientèle”, très réduite, maisen fonction de sa pratique, parce qu’elle enga-ge le sujet humain tout entier, qui s’engagedans la parole et se constitue à travers elle(cette parole étant une parole produite à partir

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Le peuple c�est vous, c�estmoi, c�est nous. Et c�est à

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de toutes les paroles reçues). C’est parcequ’elle s’attaque aux rapports du sujet (qui esttoujours social) et du langage, parce qu’elles’attaque au champ symbolique et au procèsdu signe, que l’écriture apparaît comme unepratique de contre-division des langages.Et pour revenir encore ou enfin à la question dupeuple (mais il nous faut accepter les détourset détournements de la pensée et, commedisait Cavafy, Ithaque est une île merveilleusesurtout parce qu’elle permet à Ulysse de faireun extraordinaire voyage), du peuple et de savoix, de ses parlers, disons que l’écriture seulea le pouvoir de véritablement mélanger les par-lers, de créer entre eux de l’interlocution, deconstituer une hétérologie des savoirs, de don-ner au langage une dimension carnavalesque.Seule l’écriture est capable d’assumer la diver-sité comme la violence des parlers ; seulel’écriture nous permet de ne pas renoncer à lajouissance d’un langage dé-situé, désaliéné, etd’assumer une philosophie plurielle des lan-gages. Seule l’écriture nous propose cette u-topie, cet ailleurs qui a un nom : LE TEXTE. Laproduction d’écriture, qui est une productionsouverainement libre, c’est-à-dire un langageirrespectueux, déclivé, non plus de communica-tion mais d’interlocution au sein d’une mêmelangue, d’un même idiome, dont nous appre-nons les infinis possibles en même temps queses contraintes à dépasser, que ses limites àrepousser. Seule l’écriture peut déjouer toutearrogance du système, toute rhétorique, touteloi de genre. Elle ne supprime pas la guerredes langages, mais la déplace dans un ailleursoù c’est enfin le désir qui peut circuler, et non ladomination…

Soyons pro-verbe…

Suite à cette déferlante barthienne je retrouvemes moutons à la crête des vagues de cettepensée si précise et je propose donc cet exerci-ce d’élaboration collective d’une écriture orale àpartir d’un proverbe.

Je prends le proverbe précisément parce qu’ilest, dans une langue donnée, dans un groupesocial donné, une expression figée qui commu-nique un “bon sens populaire” ; parce qu’il estlui-même une portion de langage partagé grâceauquel on se dit quelque chose (de plus oumoins explicite suivant les proverbes !) sansprendre la peine de dire autre chose ; grâceauquel on peut se rassembler, se ressembler(dans une compétence commune), mais aussigrâce auquel on peut exclure celui qui ne le par-tage pas (comprend pas, parle pas). Dans denombreuses cultures, d’ailleurs (Afrique,

Enfin, le réseau comprend aussi un restau-rant : le Vieux Puits à Espagnac où ont lieu, tousles trois mois, le dimanche après-midi, les "goû-ters du Doc" (une projection et un goûter offertpar Régine Lagorce, la restauratrice). Et, biensûr, les projections continuent à Tulle (les mer-credis du Doc), une fois par mois, ainsi que desjournées thématiques.

Ainsi, il ne s'agit pas d'une position classique desalle de cinéma, de festival documentaire oud’association spécialisée qui construit une pro-grammation et la propose à un “ public ” maisbien d'une situation de participation effective dela population touchée. Dans ces petites com-munes, les groupes constitués proposent desthématiques, visionnent des films, consultent descatalogues, des programmes, des bases de don-nées et font un choix (souvent très discuté) ense déterminant pour tel ou tel film, tel ou tel réali-sateur... Si bien que l'important n'est pas seule-ment le contenu et l'organisation de la diffusionmais aussi les processus que cela met en jeu,tant au niveau de la connaissance du cinémadocumentaire que de la vie sociale et culturelledans les communes concernées. On sait, à cetégard, que les démarches collectives et de réelleparticipation de la population à des actions cultu-relles sont rares.

Cinéma documentaire mode d�emploiAvant tout la conviction que le documentaire constitueun formidable outil d'éducation populaire. Plaisir deregarder ensemble, de partager collectivement desémotions cinématographiques, humaines et politiques,questionnement sur soi et sur le monde, envie de fairepartager à d'autres les films et les réalisateursdécouverts. Aller tout au long de l'année là où le documentairen'arrive jamais d'habitude... dans des petitescommunes, des salles non équipées, des granges, chezl'habitant, en plein air, dans un château... avec desprojections sur grand écran et en numérique pour unebonne qualité d'image. Retrouver le goût du débat collectif le plus souventpossible en présence des réalisateurs* ou de personnesressources. Associer concrètement des spectateurs actifs(individuellement ou collectivement) aux choix des filmset à l'organisation des projections et des échanges.

* Réalisateurs qui sont venus en Corrèze à l�invitation de Peuple et Culturedepuis octobre 2001, début de l�activité : Alima Araouali, Simone Bitton,Claudine Bories, Chantal Briet, Dominique Cabrera, Jean Louis Comolli, CélineCros, Jean Charles Deniau, Anne Galland, André Gazut, Denis Gheerbrant,Sylvie Gilman, Frédéric Goldbronn, Stéphane Goxe, Laurent Hasse, Patrick Jan,Patric Jean, Anne Lainé, Ginette Lavigne, Thierry de Lestrade, CyrilMennegun, Didier Nion, Christophe Otzenberger, Agnès Poirier, CatherinePozzo Di Borgo, Jean-François Raynaud, Djamila Sahraoui, CatherineTreffousse, Marcel Trillat, René Vautier, Luc Verdier-Korbel... Les producteurs : Jérôme Amimer (Leitmotiv Productions), Jean-FrançoisRaynaud et Yves Campana (JFR Productions), Inger Servolin (ISKRA),Catherine Treffousse (Lilith Productions),

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Asie), leproverbe cons-titue la cléindispensable àl’ouverture del’interlocution,et l ’on aurabeau maîtriserla langue de telou tel paysdans sesaspects gram-maticaux etlexicaux, onn’entrera pas

en véritable interlocution si l’on ignore cesusages de langage (ce qu’une ethnologue com-me Jeanne Favret-Saada a remarquablementmontré dans Les mots, la mort, les sorts ausujet de territoires précis du monde rural fran-çais dans les années soixante-dix).Donc le proverbe serait un peu l’emblème de laculture comme champ de dispersion des lan-gages, et serait même un caractère, un signespécifique de la division des langages, enmême temps peut-être qu’un champ de fusion.Et, en tant que tel, une sorte de cristallisationde phénomènes à la fois linguistiques et langa-giers propres à l’ambivalence de notre démo-cratie, inclusive et exclusive. Ainsi l’idée forte de l’atelier d’écriture est dejouer à faire le procès de ce signe (le mot étantà prendre dans le sens de processus commedans celui de mise à l’épreuve), et d’observerce qui se passe dans un groupe donné, entreindividualités et collectif. Comment chacuns’inscrit dans les dérivations de ce signe, entant qu’être singulier confronté à une pluralitéd’autres singularités ; comment les diversesrésonances de ce signe peuvent dissoner ouconsonner, et comment elles peuvent rappro-cher les uns et les autres autour d’un signe quin’est pas forcément commun au départ ; com-ment tout ceci peut, au sein d’un langage inven-té ensemble (dans la confiance en un outil par-tagé qui est la langue devenant l ’ idiomepoétique commun), faire groupe social, c’est-à-dire corps, alors que les personnes en présen-ce sont des atomes dispersés évoluant d’ordi-naire dans des milieux différents.Il s’agit de “discuter” ensemble, oralement ettour à tour mais ensemble, selon des règlestrès précises et très contraignantes (c’est-à-direnon pas limitatives mais nécessitant un effort),mais démocratiques et aussi justes pour tous.Ces règles, que je ne donne pas ici dans ledétail mais qui sont faites de strictes interdic-tions à respecter comme de prescriptions àsuivre si on le peut et comme on le peut, doi-vent garantir dans le même espace-temps une

écoute et une diction intelligible, c’est-à-direnon parasitées de discours (jugements, com-mentaires, digressions, réponses d’ordre idéo-logique…). Elles doivent garantir une parolerespectée : une parole individuelle respectée,mais aussi une parole collective en cours d’éla-boration à respecter. Elles doivent garantir àtout un chacun dans le groupe (représentationd’un corps social a priori hétérogène) que saparole ne sera ni coupée, ni tronquée, ni refor-mulée, ni corrigée, et que tous devront l’inté-grer, quoi qu’ils en pensent, à une avancéecommune dans l’incertaine navigation en cours.Ainsi chaque phrase (ou proposition) énoncéepeut résonner dans le silence qui la suit commedans celui qui la précède ; ainsi toute parole ales mêmes chances d’être entendue et de faire(ou non) écho ; ainsi on ne discourt pas seuldans la foule, et l’on contre la perte, le déchetde parole qui caractérise d’ordinaire tant dedébats. Un des enjeux essentiels de l’exerciceest là justement, dans cette question que posetrès concrètement et avec beaucoup de puis-sance ce jeu collectif orchestré par la règle et lacontrainte, incarnées dans la personne de l’ani-mateur : comment faire converger notre vouloir-dire et tout ce qui se dit par ailleurs tout autour(et qu’on ne peut effacer ou corriger) ?Comment prolonger la parole de l’autre tout enplaçant la sienne ? Comment se poser sanss’imposer ? Comment se placer sans pousserl’autre, sans l’ignorer, sans annuler, sans rédui-re ou contrer sa parole, mais au contraire en laconsidérant pleinement ? Pas forcément pourl’adopter, mais pour l’approcher de plus près,l’entendre mieux, l’apprivoiser peut-être… etsortir pour un temps de nos soliloques respec-tifs (en pointillés bien souvent) pas toujours res-pectueux !

De cet exercice d’écoute et de patience, deconcentration extrême et de formulation claire(il est par exemple interdit de bafouiller !), onressort un peu fatigués, il faut le dire (mais l’est-on davantage qu’après deux heures de réunionbrouhahesque où X n’a entendu que deuxphrases sur dix prononcées par Y ?). Mais cejeu a un aspect “extraordinaire” au senspropre : celui lié au sentiment qu’à certainsmoments de son déroulement il n’existe qu’uneseule voix commune, la voix d’un groupe hété-rogène qui parvient à faire corps avec quelquechose. Pas une voix consensuelle, mais com-mune. Pas con et parfois très sensuelle,d’ailleurs, quand les rythmes s’accélèrent,quand les mots s’enchaînent et se déchaînent,lorsque l’on cesse de les dominer pour s’offrir àleur énergie propre ! Ça a à voir avec la jouis-sance bien sûr ! Et donc on gagne quelquechose, une relativité de l’importance de sa

dossier Université d’été 2004 : Le peuple impopulaire ?

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Pierre Guéry

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propre parole au profit de la parole collective,une intensité inédite liée à ce phénomène dedéfrichage qui déchiffre un énoncé commun dedépart ; quelque chose d’extrêmement vivant,d’éclaté et d’éclatant, comme un coït langagierqui a vraiment lieu, et non seulement comme unfantasme ou comme un flirt inabouti !

Alors bien sûr, quand le jeu est terminé et quechacun retourne à son langage, il peut y avoircomme une tristesse, comme un désespoir,une frustration que ça ne dure pas, une désola-tion dans le fait de se retrouver à nouveauséparés les uns des autres. Une déception,aussi, de découvrir que le simple texte ainsiproduit ne reproduit pas (à sa relecture) lesvibrations liées à l’expérience vécue dans l’ate-lier, et qu’il est insuffisant pour en témoigner.Tant d’efforts communs pour une chose siéphémère, si fugace, si irreproductible, est unevexation réelle pour nos esprits rationnels. Et jepense que le sentiment de séparation et, sij’ose dire, d’abandon, ressenti par les partici-pants de cette expérience peu courante, estassez naturel et sain, même s’il a été vécu, parquelques-uns, à la limite du clash et de la ruptu-re dans l’après-coup. Il s’est agi d’un retour àsoi incontournable, à son propre langage divisé,séparé, désolé et désolant, et qui fait croire quel’autre, enfin trouvé et rejoint, s’est aussitôt éloi-gné, indifférent…

Mais gageons que ce texte “proverbial”, qui est àtous et à personne, qui désigne et titille une zoneérogène de langage partagé, qui évoque uneexpérience sans pourtant être capable de larépéter, restera quand même comme le témoinvaguement tangible d’une aventure qui a bien eulieu, et qui demeurera tatouée dans la mémoiredu corps (social et parlant) que nous avons touscontribué à créer ensemble ce jour-là.

Ecriture orale d�un texte collectifQui n�entend qu�une cloche n�entend qu�un seulson - Mais dans ce seul son plusieurs notes -N�écoute pas tous les sons à la fois - Quidansent - Et qu�entend-on dans les pays où iln�y a pas de cloches ? - La résonance de tonpropre corps - A cloche-pied - La cloche dumonde - Du monde qui cloche ? - Qui clochequand il ne sonne pas - Et comments�orthographie la raisonnance de mon proprecorps ? - En se situant dans l�espace - Sansêtre mis sous cloche - Sa graphie est multiple,elle est faite des couleurs, des terres du monde- Par l�alpha et l�oméga - Sonnez cloches sansraison ! - Il sera traces du vent dans lesroseaux du matin - Accompagné du chant desoiseaux - L�homme le dessinera du bout de saperche embarquée - Se laisser ou ne pas selaisser embarquer - Libre de tous lesdébarquements - Ce qui cloche c�est ladistance entre ton corps et le mien - Lelangage y suffira-t-il ? - Tellement, tellement ilnous manque - Il faut le réinventer - Avec desmots simples - Car comment entendre lesdiverses cloches du monde si on n�entend pasla sienne propre ? - Son corps - Et combien defois par jour sonne le glas ? - Et les plaintes dumonde, les entendez-vous ? - Qui nous glacent -Je n�entendrai ma voix que si tu saism'entendre - Mais qui n�entend qu�une clochen�entend qu�un seul son - Mais est-ce lemuezzin ou est-ce le bourdon ? - Le bourdon oule blues ? - C�est un vieil esclave avec sonharmonica - C�est une allumette dans le bleu -Pas un murmure mais le bruit du vent - Car lemonde est bleu comme une orange - Un peumoins rond peut-être - Le bourdon fait sespelotes sur toutes les couleurs - Chromatiqueen déconnexion - Le bourg est déconnecté, il afait don de toutes ses couleurs - Sachonsentendre la cloche bleue des cloches et voirl�étoile bleue au c�ur d�Orion - Chante monc�ur la voix du monde - Quelle voix ? -Bourdonne la mathématique du chant -Commencer par s�accorder sur le bourdon -D�accord en accord pour une même langue -Originelle - Comment accéder à la parole ? - Aprendre du champ - Sans pourquoi ni comment -Un seul son, l�accord juste - Je demande ledroit à la faute - Mon silence est ma parole -Quand suis-je juste ?

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Le début de ce travail d�exploration se situeà l�automne 2002, à partir d�un constatsimple : en 15 ans, un certain nombre

d�associations parmi les plus anciennes et lesplus emblématiques du mouvement Peuple etCulture ont disparu et d�autres sont apparues,mais selon des modalités bien différentes ; c�estainsi que les associations qui constituentl�Union Peuple et Culture, aujourd�hui, ne por-tent plus institutionnellement le nom �Peuple etCulture� ; elles se réfèrent plus à des théma-tiques qu�à des territoires. Dans le mêmetemps, les termes qui caractérisent les�réseaux� - réseau, tête de réseau, fonctionne-ment en réseau, etc. - s�imposent dans le lan-gage sans qu�on se soit posé la question deleur pertinence et de la réalité qu�ils recouvrent.Bref, on s�achemine tout doucement vers unemutation fondamentale dont on imagine mal lesconséquences et, surtout, fait gravissime, onemploie un langage et on développe des pra-tiques sur lesquels nous n�avons pas de dis-cours. Intrigué par cette situation et souhaitant exami-ner la chose d�un peu près, un petit groupe seréunit et décide de faire une enquête autour decette question. Le projet est validé par leBureau du 16/12/2002. Un questionnaire est élaboré et envoyé à toutes

les associations du réseau et aux adhérentsindividuels. Le questionnaire comportait 15questions pour les adhérents individuels et 17pour les associations. Pour les associations,nous avons demandé deux réponses, le pointde vue d�un élu et celui d�un salarié1.

Dans la note qui suit, nous ne traitons pastoutes les questions, bien qu�elles soient toutespassionnantes à analyser, mais seulementcelles qui concernent l�adhésion à l�UnionPeuple et Culture et celles qui traitent du mou-vement et du réseau.En particulier, on ne traite pas ici de la repré-sentation que les adhérents se font de l�Union,ni des fréquentes confusions entre le siègesocial de l�Union et ses permanents, et l�Unionelle-même, entité juridique composée de tousles adhérents.On n�aborde pas non plus la question des rap-ports entre les personnes au regard de leur sta-tut : salariés, élus, bénévoles, tous militants,mais confrontés à la difficile question du parta-ge du pouvoir, et à celle de la légitimité (lessalariés sont souvent dits �permanents� et lesélus, ils sont quoi ? �jetables� ?).Et puis il y a des manques, des omissions quiparlent d�elles-mêmes. A la question sur ce quicircule entre nous, la plupart des réponses font

Mouvement/réseau : l’identité deQui sommes-nous ?Petit portrait impertinent du “Péquien” moyen (péquinus vulgarispour les latinistes), où chacun se reconnaîtra s’il le veut (s’il le peut).Le “Péquien” est un idéaliste convaincu et fier de l’être (les autressont des intellos, incompréhensibles la plupart du temps). Il vit d’amour et d’eau fraîche, ce qui est tout à son honneurdans le monde vénal, mercantile, mondialement libéralet décentralisé qui nous assiège.C’est un individualiste farouche qui ne parle que de collectif.Bref, il est bourré de contradictionset c’est ce qui fait son charme inimitable.Quoique l’environnement ne lui soit guère favorable, l’espèce n’est pasen voie d’extinction, et c’est plutôt rassurant pour l’avenir de l’humanité.Cependant, le “Péquien” moyen se demande en permanences’il est toujours bien lui-même, le digne fils de son père, et ça l’angoisseénormément. Donc pour se rassurer, collectivement,il se pose régulièrement cette question fondamentale,mais sans réponse : Qui suis-je ?

* Cette petite noteest une modestecontribution dont

l�objectif estd�amorcer et

d�alimenter unvaste débat.

Celui-ci pourras�engager lors

d�un séminaire deréflexion interne

programmé enmai 2005.

analyse

1- L�enquête a étéeffectuée, endirect ou par

téléphone,pendant l�année

2003

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état d�informations, de documents, d�idées, devaleurs, etc. souvent qualifiés de surabondants,il y a trop de tout. Par contre, pas d�argent,aucun flux financier ou presque : un adhérentindividuel parle de sa cotisation et une associa-tion mentionne éventuellement des transfertsde financements, sans plus de précision. Celase passe de commentaires.Toutes ces questions devraient normalementfaire l�objet d�une suite à ce travail. Elles sem-blent trop importantes pour qu�on les laisse ensuspend, sans les traiter à fond.

Adhérer à Peuple et Culture ?

Dans les réponses, on distingue trois raisonsprincipales.Les premières sont historiques. Pour certainesassociations, la filiation est directe. « Elles sontPeuple et Culture ». C�est le MouvementPeuple et Culture qui les a fait naître. Ce sontsouvent, mais pas toujours, les plus anciennes.Pour d�autres, el les ont d�abord été desgroupes de travail sur une thématique ou unterritoire donné, puis se sont constituées enassociations autonomes, enfin elles sont deve-nues adhérentes, à part entière, de Peuple etCulture.Les deuxièmes sont d�opportunité rationnelle.Parmi les adhésions les plus récentes, onremarque un type de motivation très argumen-té. Des �opportunistes� qui, après avoir analyséleur situation, ont choisi volontairementd�appartenir à l�Union Peuple et Culture parceque non seulement ils se retrouvaient globale-ment sur les valeurs de l�éducation populairetelles que nous les défendons, mais aussi par-ce qu�ils trouvaient dans Peuple et Culture lemoyen de s�affirmer localement en étant référésà un mouvement national. Certains ajoutentque, de ce fait, l�adhésion à Peuple et Cultureest un débat récurrent au sein de leur associa-tion.Les dernières sont d�attractivité spontanée.Certaines associations reconnaissent adhérer àPeuple et Culture par �attirance� parce qu�ellesressentent l�utilité, voire le besoin de se retrou-ver avec d�autres dans une même structure surdes thématiques qui les passionnent, et tou-jours en référence à des valeurs partagées.Ces adhésions sont plutôt, des adhésions-plai-

sir qui peuvent fluctuer en fonction de l�intérêtdu moment et des affinités personnelles.

Voilà, d�après les réponses à cette questiondes motivations, le type d�explications que fontles adhérents (associations, réseaux et indivi-duels).Et déjà, avec cette seule question, on voit sedessiner la problématique que nous souhaitonsmettre en débat.D�un côté, les partisans du mouvement, mili-tants convaincus au sens traditionnel du terme,un peu méfiants à l�égard du �tout-réseau� et deses conséquences, et, de l�autre, des adeptesd�un réseau plus ou moins ouvert et plus oumoins référé au mouvement, tout aussiconvaincus et tout aussi militants que les pre-miers, mais qui privilégient la liberté individuelleau nom du plaisir de se rencontrer et de sechoisir pour être ensemble.

Un mouvement qui séduitpar ses valeurs. Mais lesquelles ?Etrangement, les réponses que nous avons col-lectées peinent, semble-t-il, à nommer cesvaleurs.Presque tous affirment adhérer sans réserve�aux valeurs de l�éducation populaire�, sansdire ce qu�elles sont.Cette difficulté à dire ou à écrire nos valeursmérite d�être travaillée collectivement et de façonapprofondie, sur une base plus large que quatrepersonnes. Mais pour le moment, « être réunissur des valeurs communes » tient lieu de moraleprovisoire, et ça semble suffire à la plupart.

Le “réseau” tel qu’il se vit

Le �réseau� tel qu�il se vit, aujourd�hui, fonction-ne principalement sur des thématiques, maisaussi en fonction de la proximité territoriale.Il existe un réseau hyperactif. Le réseau le plusfréquenté est sans conteste le rural. On peut sedemander pourquoi.Plusieurs hypothèses viennent à l�esprit. C�est le reflet de l�importance des associationsde la commission �Rural� et de la revueAlternatives Rurales. Cela correspond à un besoin : la com-

Peuple et Culture en mutation*

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analyse

Un exploitant de gîte ruraloffre ses services entant que comptable, un

éleveur fait des interventionsdans une école au titre d’uneassociation, un cueilleur deplantes sauvages accom-pagne des groupes pour dessorties guidées, un artisanpotier installé en milieu ruralveut transmettre son savoir-fai-re… Que de différences a prio-ri entre les métiers exercés.« Que de points communs ! »nous disent au contraireXavier Lucien, Jean LeMonnier et Brigitte Biche, ani-mateurs du programme EqualAcor-Tpe.T, qui auraient plutôttendance à regarder, eux, lessituations plutôt que les pro-fessions. « Et le premier pointcommun, c’est que tous serontabsents des prochains lieux dedécision s’ils ne s’organisentpas collectivement ».

« Etre absent,c’est avoir tort ! »En effet, une nouvelle pro-grammation entre l’Europe etles Régions se prépare pour lapériode 2007-2013. L’inter-

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mission �Rural� joue un rôle d�accompa-gnement et de soutien efficace auprès desacteurs du milieu rural.C�est aussi un passage quasi obligé pour accé-der aux financements européens via l�apparte-nance de Peuple et Culture au Celavar.Enfin, le système de défraiement des partici-pants aux activités du rural est de toute éviden-ce incitatif.

La commission �Culture� vient en second.Historiquement, c�est une activité emblématiquede la pratique de Peuple et Culture, et son fonc-tionnement est bien rôdé, ses participantsfidèles.

Le groupe de travail, �Education�Formation� n�estpas cité en tant que tel, excepté le SéminaireActeurs Sociaux. Mais Peuple et Culture Loire-Atlantique, qui est, en la personne de PierreMasson, identifiée comme l�association porteusedu projet �Nos pratiques d�Education Populaire�est, elle, citée de nombreuses fois. Elle est égale-ment, semble-t-il très reconnue pour son implica-tion sur l�activité �Jeux�.

L�International n�est cité qu�une seule fois, et enréponse à une autre question, ce qui bien évi-demment pose question, comme chaque foisqu�il y a une énorme omission.

En conclusion provisoire, il existe donc, unMouvement Peuple et Culture qui défend desvaleurs, « les valeurs de l �EducationPopulaire », fondatrices d�une identité forte etpour beaucoup unique. « A Peuple et Culture,ce n�est pas comme ailleurs, nous sommes dif-férents� » Il existe également un réseau Peuple et Cultureet, phénomène de mode ou évolution incontour-nable de la vie associative, ce réseau sembleappelé à se développer et à s�ouvrir beaucoupsur l�extérieur.Sur ce point, comme souvent, les usages, lespratiques et le langage précèdent la loi.Bref, le débat est ouvert : Peuple etCulture/Mouvement ou Peuple etCulture/Réseau� quel avenir voulons-nousconstruire ?

Très petitesentreprises rurales

Se faireentendre*

* Article àparaître dans

Alternativesrurales, n° 86,

hiver 2004-2005.

Catherine Bachellier

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communalité et les Pays sontdes réalités de plus en plusincontournables pour le déve-loppement des territoires. Leslois pour l’initiative économique(lois Dutreil) et le projet de loirurale encouragent l’initiativeéconomique. Des politiquesrégionales orientent le déve-loppement économique, la for-mation des adultes ou le déve-loppement des territoires…Les échéances sont doncproches mais les très petitesentreprises rurales - dont ungrand nombre sont atypiqueset/ou pluriactives - risquent fortd’être absentes de ces lieux deconcertation et de décision.« Or, être absent, c’est obliga-toirement avoir tort ! » nous ditl’un des animateurs du pro-gramme.« En effet, ajoute-t-i l , endehors de celles du secteuragricole, ces entreprises sontpeu organisées collectivementet, le plus souvent, elles ne sesentent pas eff icacementreprésentées par les instancesconsulaires car elles se situentaux frontières de plusieurslogiques professionnelles.Comment, dès lors, peuvent-elles faire entendre leurs voix,faire reconnaître leurs revendi-cations, défendre leurs inté-rêts, bref se faire entendrecomme de véritables parte-naires sociaux ? »

Une perspectiveéconomique,sociale et politique

Pour avancer sur ce point,encore faut-i l comprendrepourquoi et comment les TPEcoopèrent… ou ne coopèrentpas. De trois récents sémi-naires organisés au titred’Acor-tpe.t ces 18 derniersmois, sont ressortis les ensei-gnements suivants : - un parcours est nécessaireavant que les professionnelsne ressentent l’intérêt d’unréseau ;

Ludovic PommarelXavier Lucien

- différents niveaux possiblesde coopération existent :s’entraider en proximité, fairereconnaître le métier, se fairereconnaître des pouvoirspublics, faire ensemble desactivités… Chacun(e) n’estpas prêt(e) au même momentà travailler à ces différentsniveaux ; - c’est le plus souvent autourd’un métier et d’un choix devie que se constitue une orga-nisation professionnelle ; - un organe extérieur peutappuyer ou accompagnerl’émergence d’une organisa-tion professionnelle collective,mais pas s’y substituer.

Mais, en amont, restent unequestion et une difficulté : - pour inciter les responsablesde TPE rurales à s’impliquerdans le dialogue social, enco-re faut-il que les intéressé(e)sen perçoivent l’enjeu. Est-cele cas ? Et si non, commentfaire pour que ce le soit ? - la difficulté est sans doutepour eux de parvenir à conci-lier envie d’autonomie et orga-nisation collective. « Sansoublier que pour eux, il seratoujours délicat de trouver puisde rémunérer le temps qu’ilsinvestiront pour le collectif. »

Pour aller plus loin, lesmembres du projet EqualAcor-tpe.t souhaitent sou-mettre leurs constats et leursinterrogations (sur le fond etsur la méthode) aux respon-sables de TPE. “Nous envisa-geons d’organiser un cycle derencontres au cours de l’hiver2004/2005 avec des respon-sables de TPE rurales, d’orga-nisations collectives ou defilières professionnelles, dedimensions différentes etimplantées sur des territoiresvariés. Ces rencontres ali-menteront la poursuite de nosactions (séminaires, manifes-tations, publications…) dansle cadre d’Acor-tpe.t et au-delà. Ensemble, nous cher-cherons à inventer des solu-

tions permettant d’infléchir lesdispositifs publics, en vue defaciliter la création d’activitéspour un milieu rural vivant etacteur de son devenir.

TPE : expliquerpour impliquerMême si elles assurent la pro-duction de biens et de ser-vices, si elles pourvoient àl’emploi local et tiennent unrôle crucial dans la vitalité dumilieu rural, les très petitesentreprises (TPE) rurales sontfragiles. Dans leur grandemajorité, elles reposent sur unepersonne et sont très souventorganisées autour d’un coupleet de son projet de vie. Si ellesont recours au salariat, il est leplus souvent à temps partiel,occasionnel ou saisonnier.

La notion même de TPE ruraleest née d’observateurs etobservatrices (formateurs, cher-cheurs…) et non des créateurset créatrices eux-mêmes. Raressont ceux qui se reconnaissentdans les mots entreprise ouentrepreneur. Ils se définissentplutôt par un secteur d’activité,un métier, voire une manièreprécise d’exercer un métier :potier dans un atelier à taillehumaine, paysan-accueillant,propriétaire de grande structured’hébergement touristique,cueilleur de plantes sauvagesdans le respect de la nature,etc. Certains se définissentmême par le choix d’un modede vie alternatif.

Faisant le pari que tous ceshommes et femmes entrepre-neurs partagent, au-delà deleurs spécificités, un soclecommun, le programme EqualAcor-tpe.t veut travailler à laprise de conscience par lesresponsables de TPE desenjeux qui les concernentdirectement…

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Des témoins évoqueront l ’apport deJoseph Rovan à Peuple et Culture, par-ticulièrement pendant sa période "acti-

ve" dans le mouvement, entre 1946 et 1978.

Je souhaite dire comment le parcours etl’exemple de Joseph Rovan nous sont toujoursnécessaires, à Peuple et Culture, et au-delà,pour l’éducation populaire.Dans le tout de son œuvre, de penseur, d'écri-vain, de militant, Joseph Rovan a montré enquoi et pourquoi il fallait qu'un peuple se penselui-même et exprime ce qu'il est, dans sapropre langue. Qu'en est-il aujourd'hui, alorsque le contexte de spécialisation et d’individua-lisation, paradoxalement, nous uniformise ? Dequels moyens la personne dispose-t-elle pourconstruire son autonomie ? Que peut-on enco-re entreprendre, afin de contribuer à créer etdiffuser une culture générale et généralisée,une condition indispensable pour que toutecommunauté sociale et politique se réalisedémocratiquement ?

Joseph Rovan a constamment déclaré son atta-chement à la devise : "Rendre la culture aupeuple et le peuple à la culture" qui figure, en1945, dans le Manifeste de Peuple et Culture etle mouvement Peuple et Culture a représentépour lui un groupe de référence, élu selon desaffinités. Une Famille spirituelle, en quelque sor-te, dans la fondation de laquelle il a vite trouvéune place essentielle, aux côtés de JoffreDumazedier, président à l'origine, BenignoCacérès, Paul Lengrand, Paulette Borker, debeaucoup d’autres aussi, venus après lui, et ilfaut citer ici Jean-François Chosson.

Contre la séduction,la bonne distance de l’amitiéIl raconte pourtant que, lorsqu'il s'est installédans les locaux de Peuple et Culture, JoffreDumazedier le convoqua pour lui dire :"Joseph, j'ai rarement rencontré quelqu'un quime fût plus antipathique que toi. Mais puisquenous allons maintenant travailler ensemble, jesuis certain que nous ferons du bon travail."

Pour qui n'a pas connu Joffre Dumazedier, larugosité de cet accueil, qui lui était habituelle, a

de quoi surprendre, mais les sous-entendus decette algarade ne sont pas éloignés d'une atti-tude que Malraux, dans L'Espoir, - un livre queJoseph Rovan aimait à citer -, met en valeur : "être aimé sans séduire est un des beaux des-tins de l’homme", "être aimé sans séduire -même soi…" S’opposer à la séduction, c'estchercher à maîtriser des élancements sponta-nés ou momentanés. Pour en faire des choix.

Un travail en commun de 32 ans, une fidélitéréciproque à des idéaux partagés, qui ne s’estjamais démentie, ne s'expliquent pas, en la cir-constance, sans un lien sociétaire fort.Joseph Rovan estimait que Joffre Dumazedier"… esprit clair et puissant, vivait dans la suitedes grands esprits des Lumières. Pour lui, tous,hommes et femmes, ouvriers et intellectuels,avaient le droit et devaient avoir le désir d'ap-prendre pour accroître le domaine de la raisonet libérer les esprits des idées fausses, descroyances abusives."Dumazedier s’inscrivait ainsi, pour lui, dans lapostérité de Condorcet qui voulait, comme ill’écrit, "rendre réelle l’égalité politique vouluepar la loi " et, on peut le penser, de Kant, parti-culièrement le philosophe de la Critique de lafaculté de juger, s’interrogeant sur le pouvoir etles limites d’une raison qui est nôtre, entrenature et liberté. Joseph Rovan considérait quela science n'a jamais représenté une fin en soi ;nous ne sommes que les gestionnaires d'unecréation dont les "Lumières" apparaissent com-me de modestes illuminateurs. Il se méfiait del’esprit objectif de Hegel qui, dans sa vision pro-gressiste de l’Histoire, avait remplacé l’obliga-tion morale intérieure par la raison d’Etat. Les convictions agnostiques de JoffreDumazedier, qui n’ont jamais varié - au pointqu’il a fait don de son corps à la science -,étaient fondées sur l’usage d’une raison vérifiéeconstamment par la preuve et il se méfiait del’esprit de système.

Les deux hommes se rejoignaient, au fond, surles précautions à prendre vis-à-vis d’une Raisontrop sûre d’elle-même. Quant à l’entente, peufréquente à l'époque, entre le croyant et celuiqui ne l’est pas, elle illustre une laïcité ouverte,constante dans le mouvement Peuple etCulture, tenant d’une tendance qui, peu à peu,va se généraliser dans l’éducation des adultes.

Le peuple et la culture,Joseph Rovan, beaucoup d’autres

hommage

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Chez Joffre Dumazedier, Joseph Rovan trou-vait aussi le message de Jean Giono, qu'ilavait rencontré avant la guerre sur le plateaudu Contadour. Joffre Dumazedier en avaitéprouvé l’influence dans les auberges de lajeunesse. Au Contadour, l’expérience commu-nautaire de bonheurs à vivre exaltait, par unpartage solaire des cultures, qu’elles viennentde la main ou de la pensée, les refus de la bar-barie, menaçante à l’horizon. De la montagnede Lure ,"ombre froide", "terre d’avant leshommes", venait en effet "un vent qui nous gla-ce parce qu’il est le halètement du monstre."(Jean Giono).

Eduquer à la rencontre

Joffre Dumazedier incitait à des tentatives depesée sur les circonstances, en tant qu'"unhomme de la grande espérance des années30, qui alliait le goût de l'art et la volonté delibérer les hommes et les femmes prisonniersdes dominations sociales et des normes quecelles-ci décrétaient, à la confiance dans latechnique libérée des entreprises capitalisteset aussi à l'amour de la nature." (JosephRovan)

L'émancipation, portée par le mouvementouvrier, oriente l’utopie vers un renversementactif des inégalités, afin que toutes et tousaient accès au bien-être généré par les avan-cées techniques et les conquêtes sociales. Legoût de l'art, c’est surtout l’art de vivre uneexistence qui vaille la peine d’être vécue.Joseph Rovan retrouvait là certains aspects duFront Populaire et de la première républiqueallemande, dite de Weimar, née comme lui en1918, dont le foisonnement artistique et cultu-rel continue de nous inspirer, bien qu’elle soitinjustement mésestimée. "Le rêve éveillé de l’émancipation ouvrière estd’abord la rupture de cet ordre du temps quistructure l’ordre social, l’affirmation d’un droit,dénié, à la qualité d’être pensant." (Rancière).La dignité est revendiquée, avec la convictionque l’injustice peut et doit être surmontée, parune transformation des conditions, notammentde l’organisation de la production, mais aussiavec l’objectif de se transformer, voire mêmede se métamorphoser dans le projet collectif.Les prises de conscience sont intimementdépendantes d’une éducation liée à l’action(disons-là populaire).

Apprends les choses simplesPour ceux dont le temps est venuIl n'est jamais trop tard !Bertolt Brecht, par ce chant dans La mère, piè-

ce didactique adaptée, pendantles années 30, du roman del’autodidacte Gorki, vante l'étu-de, en vue d’un acte concret :"Tu dois t'emparer du pouvoir !"(Wintzen , Poètesd’aujourd’hui), leitmotiv devenudans une version de la pièce"Car tu dois diriger le monde",(Regnaut et Steiger). PourJoseph Rovan, "Tu dois prendrela tête" (traduction figurant dansLe mouvement ouvrier deBenigno Cacérès, Peuple etCulture au Seuil). Loin de la lut-te des classes et de l'internatio-nalisme prolétarien, qui la "glo-balise", Joseph Rovan choisit leparti de l'excellence, qui suppo-se un apprentissage long etpatient, dont le but est la rencontre deshommes, en reprenant les mots de BenignoCacérès.

"Un charpentier historien du peuple". JosephRovan donne ce beau titre en 1991 à l’hommagequ’il publie dans le journal Le Monde. "… Lescompagnons lui firent suivre la voie de leur for-mation intense et intégrale, aussi longue et pre-nante que celle des jésuites… Témoin d'unpeuple et d'une culture qui changent mais qui nevivent que dans l'attachement aux valeurs…durant toutes les étapes d'une existence vouéeaux progrès des autres… Cacérès le charpentiera été vaillant ouvrier de la dignité humaine."Ces mots, dédiés à celui qui a écrit Le compa-gnon charpentier de Nazareth, trouvent leurécho dans l’indication de date, qui en inscritl'achèvement, sous la Préface à l'Histoire del'Allemagne, une signature de l’artisan ayantachevé "sa belle ouvrage" (Péguy) : "Dimanche14 mars 1993 précédant la fête de SaintJoseph Ouvrier."

Interprète, explicateur,médiateur, inventeurLes hommes, artisans de l’histoire, doivent enêtre les bons ouvriers. "Comme Luther, écritJoseph Rovan, Marx est grand par la jonctiond'une profonde perspicacité et d'un sens trèspratique de l'action, à la fois dévoileur etconstructeur." Cependant, le dépassementmessianique de l’histoire dans des religions dusalut terrestre, miroir séducteur tendu auxdésespérés et reflet caricatural d’un inacces-sible au-delà, ne produit que la négation del’individu et la terreur.Pouvoir dire et se dire est une ascèse •••

Peuple et Culturecommémorera sonsoixantièmeanniversairele 24 février prochainà Grenoble, oùle mouvement, issude la Résistance,est apparuofficiellement.La mémoire etl��uvre de JosephRovan seront parailleurs évoquéespar un montage deses textes, présentéle 10 juin en soiréeà Paris, veilled�AssembléeGénérale, lors d�uneréunion amicale.

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permanente, une discipline volontaire, pardes exercices, une recherche astreignante,régulièrement remise en cause, du meilleur dece que l’on peut apporter aux autres. Toute cul-ture populaire, "partant de la vie pour retournerà la vie", se reconnaît à ses qualités de métho-de ; elle se conçoit et se diffuse en étant reprisedans l’atelier et par le débat public. Peuple et Culture publiera un imposant maté-riau pédagogique, dont la culture méthodolo-gique de l’"entraînement mental", art de penser,est l’épine dorsale. Joseph Rovan, corespon-sable d’édition, invite à un "regard neuf" etjoue, pour cela, son triple rôle, qu’il définit ain-si : d’interprète, d’explicateur, de médiateur.Nous ajouterons, d’inventeur, par nombre deses initiatives, et particulièrement celles enfaveur d’une logique, "intelligente" et collective,des usages technologiques, à l’époque, la télé-vision. Regrettons, à ce sujet, qu’une mêmeinvestigation ne soit pas tentée actuellementpour le multimédia.

Les dualités fécondes de l’ "entre deux"

Joseph Rovan s’était délibérément établi sur lafrontière, dans l'"entre deux" : entre deux pays,entre deux langues, entre deux régions : laBavière et le Cantal, entre deux confessionsreligieuses, entre politique gouvernementale etcontre-pouvoir associatif, etc. Il serait utiled’établir un inventaire de ses dualités fécondes.Il avait surtout su tirer de sa disponibilitéd’observateur "s’observant lui-même", les prin-cipes d’une générosité qui s’effectuait dans desactes quotidiens. Cela est évidemment consta-table dans son travail continu auprès desjeunes, pour le rapprochement franco-alle-

mand. Mais, même dans laplus extrême souffrance,"dans (sa) mémoire et dans(son) histoire, le trou béantdes 16 mois passés àFresnes, à Compiègne et àDachau", i l conserva toutentière son énergie persuasi-ve. Lors de la réunion organi-sée à Peuple et Culture, enl’honneur de JoffreDumazedier, disparu en 2002,Joseph Rovan avait tenu àredire, à ce moment-là, com-ment, à Dachau, il avait offertcontre du pain, l'histoire del'Allemagne à son gardien SS,qui ne l’avait jamais apprise. Ilajouta que, sur son interven-tion, on avait sauvé la peau"de ce pauvre type", après la

libération du camp de concentration.

"Transformer en conscience uneexpérience aussi large que possible"(Malraux)

Par certains côtés, la conception "transhisto-rique" de Joseph Rovan s’apparente à la psy-chanalyse. De la Révolution française, il écritainsi qu’elle est un Freud collectif (notantcependant que cela concerne surtoutl’Allemagne), la Réforme tenant en Allemagnela place qu’a occupée la Révolution en France.Les peuples, comme les patients de la curepsychanalytique, ont à sortir de leur "innocen-ce", qui les fait "cruellement" adhérer à eux-mêmes. Un œil extérieur, étranger, comparableà celui de l’analyste, les aide à se distancier età effectuer leur"perlaboration", en menant untravail sur soi, qui permet d’identifier et de trai-ter les obstacles au changement.

A la Libération, Joseph Rovan avait eu l’ambi-tion d’être acteur, avec d’autres, d’une secondeRévolution française, "parce qu’un immenseeffort de transformation était nécessaire dans lepays". Cette révolution devait être avant toutculturelle, comme le fut la première Révolution,s’agissant d’un travail de la société sur elle-même, afin que la "honte du non-partage de laculture" n’entrave plus la liberté. En 1989, lors de l'année du bicentenaire, com-mémorative pour la France et cruciale pourl'Allemagne et l'avenir de l'Europe, JosephRovan reconnaissait qu'en l’absence d’uneseconde Révolution française, "nous avonssimplement transformé la France en une nationet un Etat modernes".

On peut estimer que le mouvement social n’apas conduit la seconde vague d’industrialisationet d’urbanisation, après 1945 mais, par contre,cette révolution économique, politique, culturel-le que la France a connue, a absorbé le mou-vement social, comme l’une de ses compo-santes majeures, même si, aujourd’hui, bonnombre d’acquis paraissent remis en cause.

Retrouver la filiationet identifier les rupturesJoseph Rovan soutenait, avec une inlassableassurance, que nous n'avons jamais atteint untel niveau d’aisance et de protection. Nousn’avons par ailleurs jamais connu une telleabondance de biens culturels.Nul ne prétendra qu’il ait tort. La culture populaire

•••

L�Universitéd�automne de Peuple

et Culture, qui setiendra entrele 9 et le 13

novembre 2005, aurapour thème : "

Education populaireet rapport au

politique ",un thème en

résonance avecl�engagement de

Joseph Rovan dansla culture populaire

et l�éducationpopulaire.

hommage

L E T T R E N° 29/H I V E R 2004-2005

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Jean-Claude Lucien

a particulièrement effectué une avancée, sur plu-sieurs fronts ; entre autres : des alternatives enmatière éducative, l’accompagnement du déve-loppement social, la formation des cadres et laformation professionnelle continue. Comment,cependant, considérer comme des épisodesaccessoires l’émergence, et la pérennisation, del’exclusion, face négative de l’enrichissement,son double insupportable, l’installation durabled’une société de " désaffiliation " (Castel) ?"C'est une société de travailleurs que l'on vadélivrer des chaînes du travail et cette sociéténe sait plus rien des activités plus hautes etplus enrichissantes par lesquelles il vaudrait lapeine de gagner cette liberté…", nous avertitHannah Arendt.

Des adhérents de Peuple et Culture (JosephRovan les aurait appelés des compagnons oudes camarades), dans une tranche d’âge à peuprès identique à celle de la génération de 45,veulent ranimer l’espérance. Ils essayent detrouver où se sont produites les ruptures, enévaluant l ’ impact des actes posés par laRésistance et à la Libération.Les livres de Joseph Rovan, dont le souci depédagogie fut constant, apparaîtront désormaiscomme des outils indispensables. Lisons-les :sa langue est directement accessible et levocabulaire technique ne masque jamais lacompréhension.

Au moment où l’Europe tend à devenir notrelieu d’attache, une patrie qui ne se conçoit quedans la plus grande patrie de la planète terre,comment imaginer notre identité ? L’un desenseignements de Joseph Rovan est que notrefidélité à nous-même et aux autres tient dansnotre disponibilité à nous créer à la fois un etmultiple, par nos actes et dans nos apparte-nances. Nous avons sans doute à nous ouvrir,en suivant cette voie qui n’est pas toute tracéed’avance, à cette " identité-relation " que définitle poète Edouard Glissant.

Les conversations, parfois passionnées, quenous avions avec le veilleur vigilant que futJoseph Rovan, nous manquent. Il nous appar-tient maintenant de savoir le questionner.

Un passage choisi de la Bible (Isaïe 21,11)nous y encourage :" Garde ! Qu’en est-il de la nuit ? Garde ! Qu’enest-il de la nuit ?Le garde dit : le matin vient, puis encore la nuit.Si vous voulez, interrogez, interrogez !Revenez, venez ! "

Josephétait et demeure ce que l �on appelle uneconscience.

Cette conscience a éclairé l�association Peuple et Culture et ellecontinue aujourd�hui à guider son action.L�ayant rencontré à plusieurs reprises dans l�exercice de monmandat de président de l�association, je puis témoigner de la den-sité et de la force d�une pensée complexe, apurée par la convic-tion et le besoin de l�inscrire dans l�action.

Joseph était, on le dira beaucoup désormais, un humanistecapable de dénouer le n�ud gordien de bien des contradictions.Comme on le dit aujourd�hui, il était programmé pour cela�C�était à ne pas en douter dans ses gènes� C�était aussi le fruitd�une soif de connaissance et de compréhension du monde quine l�auront jamais quitté� C�était le résultat d�une intelligence quine l�enfermait jamais dans des dogmes.

Né d�une famille juive convertie au protestantisme et lui-mêmeconverti au catholicisme, il savait conjuguer comme personne avecles mouvements laïques (voire laïcards) de l�éducation populaire.Il me confia un jour sa fierté d�appartenir à un mouvement commePeuple et Culture pour ses valeurs �cuméniques et m�expliquapourquoi il ne le quitterait jamais, m�invitant au passage à en faireautant.Cet �cuménisme idéologique et culturel peut expliquer pourquoi,alors qu�il pouvait émigrer aux Etats-Unis, il fit le choix avant-guer-re de rester en France et de devenir à la fois français et allemandavant le conflit qui allait laminer nos deux peuples. Cette posturesous-tend l�action qu�il a menée jusqu�à son dernier souffle.

Ses multiples vies (chacune pouvant remplir celle d�un seul hom-me !), d�historien (la plus déterminante sans doute !), d�ensei-gnant, de journaliste, et de militant de l�éducation populaire, leconduiront à assumer des responsabilités à haut risque (il leraconte dans ses mémoires) au sein de cabinets ministériels etde l�université en crise.Il me raconta lors d�un dîner, un soir d�été, dans cette Auvergnequi lui était chère, que son entourage politique de l�époque luireprochait parfois de travailler le matin à la consolidation de l�Etat,et l�après-midi à le détruire.Cette anecdote illustre parfaitement la personnalité de Joseph,homme d�ordre et de pouvoir à droite dans ses visons d�un Etatmoderne, et dans le même temps, intellectuel de gauche dansses inclinations à restituer au plus grand nombre, dans l�exercicede ses missions d�enseignant et de journaliste, ses engagementsdans l�éducation populaire.

Quand j�ai fait sa connaissance, il était un octogénaire débordantd�énergie et d�appétit. Pour moi qui ne dédaigne pas la bonnechère, ce fut un régal de partager quelques repas. Je sourisencore du bonheur qu�il manifestait en accompagnant cescopieux repas d�un savant dosage de vin rouge et de Perrier quilui rappelait un vin d�Italie et stimulait son rêve italien et quelques"cristallisations" stendhaliennes. J�ai découvert par la suite que cevin s�appelait "Labrusco".Au moment où il nous quitte, j�ai envie de partager avec lui un ver-re de ce vin "frizzante" et telles les bulles qui s�échappent, je rendshommage à sa liberté : Joseph était avant tout un homme libre.

Cécil Guitart

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Face auxincertitudesd�un mondehyper-moderne,face à la glo-balisation, àl�accroisse-

ment du processus d�individuation et à l�affirma-tion des valeurs individualistes, le thème del�insécurité intéresse l�ensemble de la popula-tion et au premier chef les responsables poli-tiques chargés de coordonner les actionssociales, politiques et économiques favorisantla cohésion et l�ordre dans les territoires dont ilsont la charge. En effet, apporter une réponseconcrète à la demande sociale de sécuritéreprésente un enjeu électoral fort. Ainsi, depuisde nombreuses années, un débat politico-médiatique fait rage entre une multitude de pro-tagonistes institutionnels, politiques, associatifset intellectuels qui s�affrontent sur l�idée quepour combattre la délinquance, la violence etl�insécurité, il est plus opportun, soit d�opérerune politique plus répressive, soit de dévelop-per une politique plus préventive. C�est dans cecontexte sulfureux que Manuel Boucher décidenéanmoins de dépasser les querelles politi-ciennes en menant une enquête sociologiquede terrain au sein d�une commune moyenne detradition ouvrière afin d�étudier les questionsd�insécurité dans un territoire en proie à ladésindustrialisation : comment reconstituer unespace social en voie de dissociation sans pourautant tomber dans �l�hystérie sécuritaire� ?

Ce livre décapant est donc le résultat d�un tra-vail sociographique sans concession. D�unepart, il montre les enjeux du traitement politiquedes questions de la délinquance, des incivilitéset de la tranquillité publique et, d�autre part, au-delà de l�élaboration d�un cadre d�analyse, ilpropose des logiques d�actions pour re-conflic-tualiser l�insécurité civile et sociale.

Manuel Boucher est sociologue, responsabledu Laboratoire d�études et de recherchessociales (LERS) de l�Institut du développementsocial de Rouen. Il est administrateur dePeuple et Culture.

Alors que la lut-te contre l�illet-trisme requierttoujours autantde volonté etd�efforts, déve-lopper et quali-fier une politiqueculturelle d�éga-

lité d�accès à la culture devient un objectif prio-ritaire en ce début de siècle. La lecture tientune place centrale dans cet objectif et lesbibliothèques publiques, grâce au prêt gratuit,représentent les lieux-ressources les plusaccessibles pour tout citoyen, de toute condi-tion. Toutefois, l�efficacité de cette politiquevolontariste, à visée sociale, implique la multi-plication de lieux de lecture, la diversificationdes formes d�offre, la mise en cohérence desdispositifs existants, enfin l�adaptation à desbesoins et à des pratiques culturelles en pleinetransformation. Sa réussite, conditionnée par lavolonté des élus et la compétence des profes-sionnels du livre et de la lecture, se résume àquelques mots clés : proximité, convivialité,accessibilité et coopération.A l�époque des réseaux, celui de la lecturepublique doit impérativement �sortir de sesmurs� et nouer des liens étroits avec tous lespartenaires des lieux de lecture non institution-nels que fréquente toute une population peuencline à s�approprier l �offre de lecturepublique.Cet ouvrage propose un mode d�approche despartenaires associatifs et institutionnels, uneconnaissance des contextes et une réflexionsur les enjeux.Des exemples d�activités �hors les murs�,s�appuyant sur une étroite coopération, témoi-gnent du réalisme d�une telle démarche.

Claudie Tabet, institutrice Freinet, bibliothécaireet conceptrice des dispositifs d�insertion parl�écrit, a travaillé au ministère de la Culture. Elleest adhérente de Peuple et Culture.