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Nicolas Berdiaeff (Berdiaev) [1874-1948] philosophe chrétien russe de langues russe et française. (1938) Le christianisme et l’antisémitisme Traduction du russe par la Princesse Théodore (circa 1938) LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES CHICOUTIMI, QUÉBEC http://classiques.uqac.ca/

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Nicolas Berdiaeff (Berdiaev) [1874-1948]philosophe chrétien russe de langues russe et française.

(1938)

Le christianismeet l’antisémitisme

Traduction du russepar la Princesse Théodore (circa 1938)

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALESCHICOUTIMI, QUÉBEChttp://classiques.uqac.ca/

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Nicolas Berdiaeff, Le christianisme et l’antisémitisme (1938) 3

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Nicolas Berdiaeff, Le christianisme et l’antisémitisme (1938) 4

Un document produit en version numérique par un bénévole, ingénieur français qui souhaite conserver l’anonymat sous le pseudonyme de Antisthène, Villeneuve sur Cher, France. Page web.

À partir du texte de :

Nicolas Berdiaeff (Berdiaev) [1874-1948]

Le christianisme et l’antisémitisme.

Traduit du russe par la Princesse Théodore, circa 1938. Paris : Édi-tions de l’Académie religieuse et philosophique russe, 1938, 32 pp.

Police de caractères utilisés :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 4 juillet 2019 à Chicoutimi Québec.

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Nicolas Berdiaeff, Le christianisme et l’antisémitisme (1938) 5

Nicolas Berdiaeff (Berdiaev) [1874-1948]philosophe chrétien russe de langues russe et française.

Le christianisme et l’antisémitisme

Traduit du russe par la Princesse Théodore, circa 1938. Paris : Édi-tions de l’Académie religieuse et philosophique russe, 1938, 32 pp.

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Nicolas Berdiaeff, Le christianisme et l’antisémitisme (1938) 6

Note pour la version numérique : La numérotation entre crochets [] correspond à la pagination, en début de page, de l'édition d'origine numérisée. JMT.

Par exemple, [1] correspond au début de la page 1 de l’édition papier numérisée.

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Nicolas Berdiaeff, Le christianisme et l’antisémitisme (1938) 7

[1]

Nicolas BERDIAEFF

LE CHRISTIANISMEET

L’ANTISÉMITISME

ParisÉditions de l’Académie

religieuse et philosophique russe

[2]

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[3]

I

Léon Bloy, catholique fervent, écrivait dans l’un de ses ouvrages : « Supposez que des personnes, autour de vous, parlassent continuelle-ment de votre père et de votre mère avec le plus grand mépris et n’eussent pour eux que des injures ou des sarcasmes outrageants, quels seraient vos sentiments ? Eh bien ! c’est exactement ce qui ar-rive à notre Seigneur Jésus-Christ. On oublie, ou plutôt on ne veut pas savoir que notre Dieu fait homme est un Juif, le Juif par excellence de nature, le Lion de Juda, que sa Mère est une Juive, la fleur de la race juive ; que les Apôtres ont été des Juifs, aussi bien que tous les Pro-phètes ; enfin que notre Liturgie sacrée tout entière est puisée dans les livres juifs. Dès lors, comment exprimer l’énormité de l’outrage et du blasphème qui consistent à vilipender la race juive ? »

Ces paroles sont adressées aux chrétiens et doivent en être enten-dues. En vérité, prodigieuse est la légèreté des chrétiens qui consi-dèrent possible d’être antisémites ! En effet, le christianisme, par ses sources humaines, est une religion de type messiano-prophétique, dont l’esprit, totalement étranger à la culture spirituelle gréco-romaine, comme il l’était à la culture hindoue, a été introduit dans la conscience religieuse universelle par le peuple juif. [4] L’esprit « aryen » n’est ni messianique ni prophétique ; l’attente de la venue du Messie, de l’ir-ruption de la métahistoire dans l’histoire, lui est étrangère. D’ailleurs, le fait que l’antisémitisme allemand se soit transformé en antichristia-nisme doit être considéré comme un phénomène éminemment symp-tomatique. Une vague d’antisémitisme, qui menace journellement de submerger de nouvelles contrées et qui rejette les théories humani-taires du XIXe siècle, a déferlé sur le monde. En Allemagne, en Po-logne, en Roumanie, en Hongrie, ce mouvement triomphe, mais il commence à se dessiner même en France, pays le plus imprégné d’idées généreuses, où il avait subi une défaite après l’affaire Dreyfus. On peut en déceler les prodromes inquiétants dans le fait de la paru-tion du livre de Céline, qui constitue un véritable appel au pogrom,

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comme dans le fait qu’un nombre croissant de Français reprochent à Léon Blum ses origines, bien que ce dernier soit un des hommes poli-tiques les plus honnêtes, les plus idéalistes et les plus cultivés du pays. L’antisémitisme émerge d’une façon flagrante à la surface de la vie politique, dont la presse nous fournit un compte rendu journalier.

Mais la question israélite n’est pas simplement une question poli-tique, économique, juridique ou culturelle. C’est une question incom-parablement plus profonde, une question religieuse qui touche aux destinées de l’humanité. C’est l’axe autour duquel évolue l’histoire religieuse. Mystérieuse est la destinée historique des Juifs ! Inconce-vable et inexplicable rationnellement est la préservation même de ce [5] peuple ! Du point de vue des conjectures historiques habituelles, il aurait dû depuis longtemps cesser d’exister. Aucun peuple du monde n’aurait survécu au sort qui lui est échu. Par un paradoxe étrange, le peuple juif, qui est un peuple d’histoire par excellence et qui introdui-sit dans la conscience humaine la catégorie même de l’historique, vit l’histoire se montrer impitoyable à son égard, car ses annales offrent une série presque ininterrompue de persécutions et de négations des droits humains les plus élémentaires. Et pourtant, après des siècles de tribulations ayant exigé une tension de toutes ses forces, ce peuple a conservé son visage unique, reconnu de tous et souvent maudit. Nulle autre nation n’aurait résisté à une dissémination d’aussi longue durée, sans finir par se dissoudre et disparaître. Mais, selon les voies impéné-trables de Dieu, ce peuple doit apparemment se conserver jusqu’à la fin des temps. Quant à chercher à expliquer sa destinée historique sous l’angle de la conception matérialiste, c’est se heurter encore plus in-failliblement à un échec. Nous effleurons ici l’un des mystères de l’histoire.

Le problème israélite peut être envisagé sous divers aspects, mais il acquiert une importance particulière en tant que problème intrin-sèque au christianisme. Dans le passé, l’antisémitisme fut surtout fo-menté et propagé par les chrétiens, pour lesquels, précisément, il eût dû être le plus inconcevable. Ne vit-on pas, au moyen âge, les cheva-liers féodaux persécuter et anéantir les Juifs, pour éviter ainsi d’avoir à payer leurs dettes ! Nul doute que, par [6] rapport au peuple d’Israël, les chrétiens portent un lourd péché, et c’est à eux qu’incombe main-tenant le devoir de les protéger. Nous savons que c’est déjà le cas en Allemagne. Il n’est pas inutile de rappeler, à ce sujet, que Wladimir

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Solovieff considéra la défense des Juifs comme l’une des missions importantes de sa vie. Pour nous, chrétiens, le problème israélite ne consiste pas à savoir si les Juifs sont bons ou mauvais, mais si nous sommes bons ou mauvais. Car il est plus important que je me pose cette question à l’égard de moi-même qu’à l’égard de mon prochain que j’ai toujours tendance à accuser. Il faut confesser avec tristesse que les chrétiens ne se sont pas montrés à la hauteur de la révélation qu’ils avaient reçue et ont été généralement bien inférieurs aux Juifs.

Les chrétiens et leurs Eglises ont un grand nombre de choses dont ils doivent se repentir. Nous venons de parler du problème juif, mais nous pourrions citer aussi le problème social, celui de la guerre, celui de leur perpétuel conformisme aux régimes les plus hideux, etc... La question des imperfections inhérentes aux Juifs n’a ici aucune valeur de principe. Il est inutile de les réfuter, elles sont nombreuses. Il existe notamment une suffisance juive qui irrite, mais elle est psychologi-quement explicable : ce peuple, toujours opprimé par les autres, a cherché une compensation dans la notion de son élection et de sa mis-sion élevée. Ainsi, le peuple allemand, opprimé pendant les années qui suivirent la guerre, trouve un dédommagement dans l’idée qu’il forme une race supérieure, appelée à dominer le monde. De [7] même, le prolétariat, classe la plus opprimée de la société capitaliste, remédie aux effets de cette humiliation par la conviction de sa vocation mes-sianique qui, pour lui, consiste à émanciper l’humanité. Chaque indi-vidu, chaque classe ou peuple, se défend comme il peut contre le com-plexe d’infériorité.

Le peuple juif est un peuple étrange, qui concilie les propriétés les plus diamétralement opposées. En lui, les traits les meilleurs fu-sionnent avec les traits les plus bas, la soif de justice sociale avec la tendance au gain et à la thésaurisation capitaliste. Par la polarisation de sa nature et par sa conscience messianique, le peuple russe offre d’ailleurs avec lui certaines similitudes. Les antisémites invoquent volontiers le fait que la Bible témoigne de l’esprit cruel du peuple hé-breu. Mais quel est le peuple qui puisse se flatter d’en avoir été exempt ? Les Babyloniens, les Assyriens, les Egyptiens, les Perses, ont-ils montré plus de mansuétude ? Les Grecs, auxquels nous devons la plus grande culture du monde, n’ont-ils pas connu certaines imper-fections ? A vrai dire, il faut juger de chaque peuple par ses sommets et non par ses bas-fonds. Il faut juger du peuple allemand par ses

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grands philosophes, ses mystiques, ses musiciens, ses poètes, et non par ses junkers prussiens et ses boutiquiers. De même, il faut juger du peuple juif, peuple de vocation religieuse, par ses prophètes et ses apôtres, et non par ses usuriers. Chacun est libre d’avoir ses sympa-thies ou ses antipathies nationales. Certains nourrissent une répulsion pour les Polonais ou les Roumains. Il [8] n’est guère possible de re-médier à cet état de choses, car l’amour ne se commande pas et il est difficile de surmonter une antipathie irréfléchie. Toutefois, la haine à l’égard de tout un peuple est un péché, correspond à un assassinat, et celui qui l’entretient dans son cœur doit en porter la responsabilité.

La question que nous traitons ici est encore plus complexe lorsqu’il s’agit des Israélites, car ceux-ci ne peuvent pas être assimilés à une entité nationale. Toute une série d’indices qui caractérisent une nation font défaut chez eux et, par contre, ils offrent des traits qu’il est im-possible de qualifier de nationaux. Israël est un peuple d’une destinée religieuse exceptionnelle, et c’est ce qui détermine le tragique de sa destinée historique. Comment en aurait-il été autrement ? Le peuple élu de Dieu, qui, à la fois, nous donna le Messie et le rejeta, ne pou-vait pas avoir une destinée historique similaire à celle des autres peuples. Ses descendants sont pour toujours affermis et unis par l’ex-clusivité de sa destinée religieuse. Les chrétiens sont obligés de recon-naître l’élection du peuple israélite, car leur doctrine religieuse l’exige, mais ils le font le plus souvent à contre-cœur et cherchent au-tant que possible à l’oublier.

Nous vivons à une époque de nationalisme féroce, de culte de la force grossière, d’un véritable retour au paganisme. Par un étrange revirement, nous assistons à un processus diamétralement opposé à la christianisation et à l’humanisation des sociétés humaines. Le nationa-lisme devrait être condamné par l’Eglise chrétienne comme une [9] hérésie et l’Eglise catholique n’est pas loin de prononcer ce verdict. Mais il n’y a pas que lui auquel on puisse imputer l’implantation de l’antisémitisme. Il faut creuser plus profondément pour en trouver les sources. Il existe indéniablement une peur mystique des Juifs. Elle est éprouvée, il est vrai, par des êtres de niveau culturel assez bas, qui se laissent facilement contaminer par les mythes et les légendes de plus mauvais aloi, mais elle n’en exerce pas moins ses ravages.

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II

Combien paradoxale est la destinée des Juifs ! En effet, nous les voyons rechercher passionnément un royaume terrestre, sans qu’ils possèdent toutefois leur propre Etat, privilège dont bénéficient les peuples les plus insignifiants ; ils sont pénétrés de la notion messia-nique de leur élection, à laquelle correspond, par ailleurs, un mépris et une persécution de la part des autres peuples ; ils rejettent la Croix comme une tentation, alors que toute leur histoire n’offre qu’un perpé-tuel crucifiement. Et ce qu’il y a peut-être de plus triste à constater, c’est que ceux qui ont rejeté la Croix aient à la porter, alors que ceux qui l’ont accueillie s’emploient si souvent à crucifier les autres.

L’antisémitisme revêt diverses formes, qui peuvent évidemment coexister et s’étayer mutuellement. Je ne m’arrêterai pas sur cet anti-sémitisme émotionnel de l’homme moyen, qui se manifeste par des sarcasmes, des représentations comiques, un mépris des Juifs que l’on se refuse de [10] traiter en égaux, car bien que son rôle ne soit pas des moindres, il ne présente aucun intérêt de principe, nulle idéologie n’y étant généralement rattachée. Là où apparaît une idéologie véritable, c’est dans l’antisémitisme racial dont la forme est d’ailleurs la plus répandue. L’Allemagne en est le berceau classique, et nous décou-vrons une hostilité à l’égard d’Israël même chez ses ressortissants les plus célèbres, comme Luther, Fichte ou Wagner. Cette idéologie considère les Juifs comme appartenant à une race inférieure, honnie de tout le reste de l’humanité et lui étant elle-même hostile. Mais, pa-rallèlement, elle voit dans cette race inférieure la plus forte, celle qui, dans la libre concurrence, triomphe éternellement de toutes les autres. N’y a-t-il pas là une certaine contradiction ?

Pour un chrétien, l’antisémitisme racial est nettement inadmissible, car il se heurte irrémédiablement à l’universalisme de sa foi. Et c’est précisément cet universalisme qui est la cause de la persécution des chrétiens en Allemagne. Le christianisme a proclamé qu’il n’y avait plus ni Grec ni Juif. Il s’adresse à toute l’humanité et à chaque indivi-du, indépendamment de sa race, de sa nationalité, de sa classe et de sa situation sociale.

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Non seulement l’antisémitisme racial, mais le racisme tout court ne supporte pas la critique de trois points de vue : religieux, moral et scientifique. Il est inacceptable pour le chrétien, qui doit discerner en chaque homme l’image de Dieu. Il est inacceptable également pour la conscience morale, car il est inhumain, rejette la dignité et la [11] va-leur de l’homme, en admettant qu’il puisse être traité en ennemi pas-sible de destruction. Le racisme offre la forme la plus grossière de ma-térialisme, singulièrement plus grossière que celle du matérialisme économique. Il correspond à un extrême déterminisme et à une ultime négation de la liberté d’esprit. Les représentants des races réprouvées subissent la fatalité du sang et ne peuvent espérer aucun salut. L’éco-nomie relève encore du milieu psychique, et non de la physiologie et de l’anatomie, et son mode de détermination n’est tout de même pas conditionné par la forme du crâne et par la couleur des cheveux. Ain-si, l’idéologie raciale offre un plus grand degré de déshumanisation que l’idéologie prolétarienne. En effet, du point de vue de la classe, l’homme peut escompter un salut en procédant à une transformation de sa conscience, par exemple en assimilant la conception marxiste du monde. Même s’il est noble ou bourgeois par le sang, il peut espérer devenir commissaire du peuple. Ni Marx ni Lénine n’étaient des pro-létaires. Or, du point de vue racial, il n’existe pas de salut pour le Juif ; ni la conversion au christianisme, ni même l’adhésion à l’idéolo-gie nationale-socialiste ne lui sont d’aucun secours. Le sang l’emporte sur toute évolution de la conscience.

Mais le racisme est encore inconsistant du point de vue purement scientifique. De fait, l’anthropologie contemporaine considère comme très douteuse la notion même de la race. A vrai dire, le racisme relève plus du domaine de la mythologie que de celui de la science. La race est une catégorie dépendant, non pas de l’anthropologie et de l’his-toire, [12] mais de la zoologie et de la préhistoire. L’histoire, elle, ne connaît que des nationalités, qui offrent le résultat d’une complexe confusion de sang. La notion de la race aryenne élue est un mythe éla-boré par Gobineau, artiste remarquable et penseur d’une grande fi-nesse, qui a visé à justifier, non pas l’antisémitisme, mais l’aristocra-tisme ; toutefois, sa valeur en tant qu’anthropologue est plus que contestable. La notion de la race élue est un mythe du même ordre que celui de la classe élue. Mais un mythe peut être très agissant ; il peut recéler en lui une énergie dynamique explosive et actionner les

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Nicolas Berdiaeff, Le christianisme et l’antisémitisme (1938) 14

masses, qui s’intéressent peu à la vérité scientifique, ni même à la vé-rité tout court. Nous vivons à une époque particulièrement féconde en mythes, mais le caractère de ceux-ci est, hélas ! d’ordre inférieur. Le seul racisme sérieux ayant existé dans l’histoire est le racisme juif. La synthèse où se trouvaient alliés la religion, le sang et la nationalité, la foi dans l’élection d’un peuple, le souci de la pureté de la race, sont autant de notions d’origine judaïque. Je me demande parfois si les ra-cistes allemands se rendent compte de l’influence qu’ils subissent. Le racisme ne comporte précisément aucun élément « aryen ». Les « Aryens » hindous et grecs étaient beaucoup plus en faveur de l’indi-vidualisme. Mais il existe cependant une profonde différence entre le racisme juif et le racisme allemand. Le premier était universel et mes-sianique, alors que le second est un particularisme agressif qui cherche à conquérir le monde. Ce racisme désigne indéniablement une lamentable récidive de barbarie et de paganisme.

[13]Il existe aussi une forme d’antisémitisme que l’on pourrait quali-

fier d’économique et de politique, car la politique s’y trouve être l’ins-trument de l’économie. C’est une forme particulièrement vile d’anti-sémitisme, car elle a pour origine l’idée de la concurrence et la lutte pour la prééminence. Les Juifs sont accusés de spéculer et de s’enri-chir aux dépens des autres peuples. Mais le plus souvent, on sent per-cer chez les accusateurs moins un mépris pour ce genre d’opérations hasardeuses qu’un désir de s’y livrer eux-mêmes et d’arriver à triom-pher des Juifs. Dans ces conditions, on conviendra de ce que l’argu-ment perd quelque peu de sa valeur.

La haine des Juifs correspond encore fréquemment au besoin d’avoir un bouc émissaire. Quand les hommes se sentent malheureux et qu’ils rattachent leurs infortunes personnelles aux infortunes histo-riques, ils cherchent à en rendre quelqu’un responsable. Cette mentali-té ne fait certes pas honneur à la nature humaine, mais l’homme est ainsi constitué qu’il éprouve un apaisement et une satisfaction quand il a trouvé un coupable qu’il peut haïr et qui devient l’objet de ses re-présailles. Or, il n’y a rien de plus facile que d’exploiter, auprès d’hommes dont la conscience est rustre et crédule, la culpabilité des Juifs. Le terrain émotionnel est toujours prêt à accueillir le mythe du complot israélite universel, des forces secrètes du judéo-maçonnisme, etc. Je considère au-dessous de ma dignité de réfuter ici l’authenticité

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des Protocoles des sages de Sion, car tout homme ayant conservé un instinct psychologique élémentaire [14] saisit, en lisant ce document de bas aloi, qu’il n’est qu’une falsification honteuse due aux détrac-teurs d’Israël. D’ailleurs, on peut actuellement considérer comme éta-bli le fait que ce document a été fabriqué de toutes pièces par un dé-partement de police. Lorsque j’ai l’occasion de rencontrer des hommes qui cherchent à inculper quelqu’un de toutes les iniquités et sont prêts à s’attaquer aux Juifs, aux francs-maçons, etc., à la ques-tion : « Mais enfin, qui faut-il considérer fautif ? », je réponds : « Comment ! qui est fautif ? mais c’est flagrant : nous sommes, toi et moi, les plus grands coupables. » Et cette accusation est la seule qui m’apparaisse être digne de chrétiens.

Il y a d’ailleurs quelque chose d’humiliant, pour moi, dans cette peur et cette haine des Juifs qui font qu’on se les représente comme très forts et qu’on se considère soi-même incapable de soutenir une compétition avec eux. Les Russes étaient enclins à se croire faibles et impuissants lorsqu’ils avaient pour eux un immense Etat avec son ar-mée, sa gendarmerie, sa police, et regardaient les Juifs, qui étaient pri-vés de droits humains élémentaires et soumis à une persécution, comme invincibles dans la lutte. Il y a là quelque chose de puéril. Le pogrom n’est pas seulement un phénomène honteux et inhumain : il est, pour moi, l’indice d’une faiblesse et d’une incapacité effarantes. En fait, si nous remontons à la source de l’antisémitisme, nous y trou-vons souvent un aveu d’inaptitude. Car comment interpréter les re-grets qui vous sont exprimés de ce qu’Einstein, qui a découvert la loi de la relativité, Freud et Bergson [15] soient d’origine sémitique, si-non comme un ressentiment d’hommes dénués eux-mêmes de talent ? Ces réactions comportent un élément pitoyable. Pour moi, il n’existe qu’un moyen de lutter contre la prétendue hégémonie juive dans la science et la philosophie, c’est de procéder soi-même à des re-cherches, c’est d’effectuer soi-même de grandes découvertes. On ne peut lutter, ici, qu’en manifestant sa propre création, car le domaine de la culture est celui de la liberté. Or, la liberté est une épreuve des forces. Et il serait humiliant de penser que cette liberté puisse être tou-jours favorable aux Juifs, au détriment de ceux qui ne le sont pas.

Il faut envisager encore un grief formulé contre les Israélites. On les accuse d’avoir jeté les fondements du capitalisme et du socialisme. Mais il semblerait souhaitable, autant pour les partisans du capitalisme

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que pour ceux du socialisme, de réserver aussi quelque chose à l’actif des « Aryens ». On ne peut quand même pas tout céder aux Juifs ! Or, en fait, ce sont eux qui se trouvent avoir effectué toutes les décou-vertes scientifiques, s’être distingués comme éminents philosophes, avoir instauré l’industrie capitaliste, engagé le mouvement socialiste universel, centralisé entre leurs mains toute l’opinion publique, la presse, etc. J’avoue qu’en tant qu’ « Aryen » j’éprouve une blessure d’amour-propre et refuse de me rallier à ce point de vue. Je m’arrête-rai sur la création, par les Juifs, du capitalisme et du socialisme. Tout d’abord, s’il y a lieu de formuler ici une réprobation, il est clair qu’elle ne peut pas être émise simultanément par le même individu. En effet, si le fait, pour les [16] Juifs, d’avoir instauré le capitalisme est considéré comme un mérite par les partisans de ce régime social, leur contribution au socialisme est également considérée comme une action louable par les adeptes de cet autre régime social. Il faut donc opter entre ces deux accusations. Un ouvrage connu de Sombart a pour thèse le rôle prédominant joué par les Juifs dans la naissance du capitalisme. En vérité, le capitalisme européen vit le jour parmi les marchands florentins. Néanmoins, il est indiscutable que les Juifs ont participé d’une manière active à son développement, indiscutable qu’ils ont réuni entre leurs mains de grands capitaux. Leurs propriétés, élaborées au cours de l’histoire, y ont pour beaucoup contribué. Si, au moyen âge, les Israélites pratiquaient l’usure, il ne faut pas oublier que c’était là l’unique occupation qui leur était réservée. Je trouve in-juste qu’on stigmatise la race judaïque pour avoir créé le type de l’usurier et du banquier, en feignant d’ignorer qu’elle a créé, parallèle-ment, le type de l’idéaliste, dévoué sans restrictions à une idée, du déshérité vivant exclusivement d’intérêts supérieurs. D’ailleurs, si nous admettons que les Juifs aient collaboré à l’instauration du régime capitaliste, nous ne saurions nier que les « Aryens » y ont, pour leur part, travaillé avec assiduité. Ceux qui reprochent aux Juifs d’avoir engendré le capitalisme ne sont pas généralement des adversaires de ce régime, et leurs invectives correspondent plutôt à un sentiment de dépit ou d’envie, à un désir de prédominer dans la concurrence. Il est curieux de constater que Karl Marx, qui était Juif et socialiste, ait [17] été, sous certains rapports, antisémite. Dans son article sur la question juive, qui trouble un grand nombre de marxistes, il accuse les Juifs d’avoir été les innovateurs de l’exploitation capitaliste. Ainsi l’antisé-mitisme révolutionnaire de Marx réfute-t-il la légende du complot is-

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Nicolas Berdiaeff, Le christianisme et l’antisémitisme (1938) 17

raélite universel. Marx et Rothschild, bien que tous deux Juifs, sont d’implacables ennemis et ne sauraient participer à la même conspira-tion. Marx lutta contre le pouvoir du capital et, entre autres, du capital juif.

La seconde imputation, à savoir que les Juifs ont été les instiga-teurs du socialisme et les principaux ferments des mouvements révo-lutionnaires, ne peut apparemment émaner que de ceux qui ne dé-daignent pas le capitalisme et voudraient en sauvegarder le régime. Nous répondrons à cela que, dans toutes les révolutions, les éléments lésés et opprimés, qu’il s’agisse de nationalités ou de classes, joueront nécessairement un rôle prépondérant. Ainsi le prolétariat a-t-il tou-jours levé l’étendard de la révolte. Et, quant à moi, je trouve que c’est à l’honneur des Juifs de s’être faits les champions d’un régime social plus équitable.

À vrai dire, toutes les attaques se réduisent, en définitive, à un seul grief : les Juifs aspirent à la puissance et au règne universels. Ce re-proche aurait un sens moral dans la bouche de ceux qui flétriraient la domination et la puissance. Mais, hélas ! les « Aryens » et les « Aryens-chrétiens », dont la foi exhorte au royaume qui n’est pas de ce monde, ont toujours été épris de prépondérance terrestre. Les Juifs n’ont jamais eu, non seulement de royaume universel, mais même [18] de parcelle de royauté, tandis que les chrétiens ont eu en leur pos-session de puissants Etats et ont poursuivi une politique d’expansion et d’hégémonie.

Passons maintenant au type d’antisémitisme à base religieuse, le plus sérieux et le seul qui mérite d’être étudié. C’est lui, principale-ment, que professèrent les chrétiens. Il considère les Juifs comme for-mant une race réprouvée et maudite, non pas en raison du sang qui coule dans leurs veines, mais en raison de leur rejet du Christ. L’anti-sémitisme religieux se confond, en réalité, avec l’antijudaïsme et l’an-titalmudisme. La religion chrétienne est effectivement hostile à la reli-gion judaïque telle qu’elle se cristallisa après le refus de voir dans le Christ le Messie attendu. Le judaïsme qui précéda la venue du Christ et celui qui lui succéda sont des phénomènes spirituellement distincts. Il faut discerner un profond paradoxe dans le fait que l’incarnation divine, l’humanisation de Dieu, se soit opérée au sein du peuple hé-breu, pour lequel ce mystère était plus inassimilable que pour les païens. En effet, l’idée que Dieu puisse se faire homme semblait aux

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Juifs un sacrilège, un attentat à la puissance et à la transcendance di-vines. Pour eux, Dieu se mêle continuellement à notre vie humaine, jusque dans ses moindres détails, mais il ne s’unit pas à l’homme, ne se confond jamais avec lui et ne saurait en emprunter l’image. Là gît l’abîme qui sépare la conscience chrétienne de la conscience israélite. Le christianisme est la religion du Dieu-humanité et une religion trini-taire, alors que le judaïsme est un monothéisme pur. D’ailleurs, le principal reproche [19] que les Juifs émettent contre le christianisme, c’est qu’il constitue une forfaiture à l’égard du Dieu unique auquel s’est substituée la Trinité. Les chrétiens fondent leur religion sur le fait que, dans l’histoire, il apparut un homme qui s’appela Dieu, Fils de Dieu. Or, pour la conscience judaïque ossifiée, l’homme ne peut être que prophète ou messie, mais jamais Dieu. Et celui qui put s’ap-proprier ce titre n’est pas le vrai Messie. Voilà le nœud de la tragédie religieuse universelle. Les païens avaient beaucoup de dieux-hommes ou d’hommes-dieux ; selon eux, les dieux étaient immanents à la vie cosmique et humaine. Aussi n’éprouvèrent-ils aucune difficulté à ad-mettre l’incarnation, qui correspondait d’ailleurs à leur représentation artistique du monde. Ce n’était pas le cas des Juifs. Chez eux, nul ne pouvait contempler la face de Dieu et rester vivant. Or, il s’agissait tout à coup, non seulement de la contempler, mais de la reconnaître sous des traits humains. Il y avait pis encore. La conscience juive se heurtait à un obstacle encore plus infranchissable. Elle n’avait jamais conçu qu’un Dieu grand et puissant ; or, tentation suprême, on lui pro-posait d’adorer un Dieu crucifié. L’humiliation voulue de Dieu lui apparaissait comme un sacrilège, comme une trahison de l’ancienne foi en la majesté et la gloire de Dieu. Ce sont ces croyances enracinées et endurcies qui suscitèrent le rejet du Christ.

Alors, au cours de toute l’histoire chrétienne, des voix s’élevèrent pour anathématiser les Juifs, coupables d’avoir crucifié le Christ, et pour clamer que, depuis lors, ceux-ci [20] portent une malédiction, malédiction qu’ils s’infligèrent eux-mêmes en acceptant que le sang du Christ retombât sur eux et leurs enfants. Le Christ fut repoussé par les Juifs, parce qu’il ne fut pas le messie qui devait instaurer le royaume d’Israël, mais se trouva être un nouveau Dieu, souffrant et humilié, exhortant à un royaume qui n’est pas de ce monde. Les Juifs ont crucifié le Christ, Fils de Dieu, auquel croit tout l’univers chrétien. Autant d’arguments dont se servirent les détracteurs d’Israël, sans se

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rendre compte que leurs condamnations laissaient percevoir une grave omission. En effet, si des Juifs ont repoussé le Christ, ce sont pourtant des Juifs qui ont été les premiers à le suivre. Car qu’étaient les apôtres, qui constituaient la première communauté chrétienne, sinon des représentants de la race judaïque ? Pourquoi, alors, ne voir que les défaillances et méconnaître les mérites ? Le peuple israélite cria : « Crucifie, crucifie-le ! » Mais tous les peuples n’ont-ils pas une ex-traordinaire propension à crucifier leurs messagers de Dieu, leurs doc-teurs et leurs grands hommes ? Les prophètes ont partout été lapidés. Les Grecs condamnèrent à la ciguë Socrate, le plus grand de leurs fils. Devons-nous maudire, pour cela, toute leur descendance ?

D’ailleurs, pour peu que l’on approfondisse la question, on sera obligé d’avouer que les Juifs n’ont pas été les seuls à crucifier le Christ. Au cours d’une longue histoire, les chrétiens, ou plutôt ceux qui usurpaient cette épithète, ont, par leurs actes, contribué à ce sup-plice. Ils y ont contribué, entre autres, par leur antisémitisme, par leur haine et leur [21] violence, par leur soumission aux puissants de ce monde, par leur trahison de la vérité du Christ, qu’ils appropriaient à leurs intérêts. Or, il vaut mieux renoncer au Christ ouvertement que de se servir de son nom pour des motifs d’opportunité, tout en édifiant son propre royaume.

Quand on maudit et persécute les Juifs parce qu’ils ont crucifié le Christ, on adopte le point de vue de la vengeance générique, qui était inhérente aux peuples de l’antiquité, donc au peuple juif. Mais cette vengeance est en opposition irrémédiable avec le christianisme, elle contredit la notion chrétienne de la dignité et de la responsabilité per-sonnelles. D’ailleurs, la morale chrétienne n’admet aucune vengeance, pas plus celle qui est propre à l’individu, que celle qui s’étend et se transmet à toute une descendance. Les sentiments vindicatifs sont pé-cheurs et il convient de s’en repentir. La lignée, le sang, les repré-sailles, toutes ces notions sont étrangères au christianisme pur et sont transposées en lui de l’extérieur, procèdent du paganisme antique.

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Nicolas Berdiaeff, Le christianisme et l’antisémitisme (1938) 20

III

Au problème judaïque se rattache le thème historiosophique du double millénarisme. Le royaume de Dieu appartient-il exclusivement à l’au-delà ou peut-on l’attendre et préparer sa venue en deçà, sur cette terre ? Le Christ a dit : « Mon règne n’est pas de ce monde. » On a généralement déduit de ces paroles qu’il était vain de faire des ef-forts en vue de son avènement. On constatait avec tristesse qu’il [22] était impossible de soustraire notre cité terrestre au pouvoir du prince de ce monde, bien que, par ailleurs, ce dernier ait été très vénéré des adeptes du christianisme. C’était sur cette notion que s’érigeait l’Etat chrétien, dans lequel aucune vérité évangélique n’était réalisée. Ce-pendant, les paroles du Christ peuvent avoir un autre sens, elles peuvent vouloir dire que le royaume de Dieu ne ressemble pas aux royaumes terrestres, que ses fondements sont différents, que sa justice est diamétralement opposée à la loi d’ici-bas. Dans ce cas, les chré-tiens auraient tort de se soumettre au prince de ce monde et de ne pas travailler à promouvoir la justice du royaume de Dieu, c’est-à-dire de ne pas s’employer à transformer ce monde.

Jacques Maritain, leader du thomisme français et défenseur de l’humanisme intégral chrétien, a écrit un remarquable article sur le judaïsme qui fut publié dans un recueil intitulé Les Juifs. Il y opère une distinction intéressante entre la mission chrétienne et la mission juive. D’après lui, les chrétiens auraient accueilli la vérité surnaturelle du christianisme relative au ciel, tout en négligeant de réaliser la jus-tice dans la vie sociale, d’appliquer leur vérité à la société. Les Juifs, par contre, auraient rejeté la vérité surnaturelle du christianisme, tout en s’instituant les messagers de la vérité sur la terre, les promoteurs de la justice dans la vie collective. De fait, l’idée de la justice sociale fut introduite dans la conscience humaine principalement par le judaïsme. Les anciens prophètes hébreux furent les premiers à revendiquer la vérité et l’équité dans les relations [23] sociales, à épouser la cause des humbles et des opprimés. La Bible nous relate le fait d’une répar-tition périodique des richesses, dont le but était d’éviter qu’elles soient toujours monopolisées entre les mêmes mains et d’éliminer ainsi la distinction radicale entre riches et pauvres. Les Juifs prirent aussi, comme nous l’avons vu plus haut, une participation active au mouve-

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ment socialiste universel, dirigé contre le pouvoir du capital. Les « Aryens », pour leur part, se réconciliaient facilement avec l’iniquité. Ainsi, aux Indes, fut institué un régime de castes, sanctionné par la conscience religieuse. En Grèce, les plus grands philosophes ne s’éle-vèrent pas jusqu’à la condamnation de l’esclavage.

Les chrétiens proclament volontiers que le royaume de Dieu ne peut être atteint sans la Croix. En cela, ils ont grandement raison. Tout, sur notre terre pécheresse, doit être élevé sur la Croix avant de pouvoir accéder au royaume de Dieu. Mais là où ils s’abusent, c’est quand ils opposent cet axiome à toute tentative faite pour frayer les voies à l’accomplissement de la justice du Christ sur cette terre. Le malheur est que les chrétiens, tout en acceptant la Croix, aient négligé de mettre en œuvre ce à quoi elle les exhortait ; bien qu’évidemment la réalisation définitive du royaume de Dieu soit impossible ici-bas et implique une transfiguration du monde, un nouveau ciel et une nou-velle terre. Par ailleurs, les représentants du christianisme historique, c’est-à-dire du christianisme adapté aux conditions de ce monde, ne dédaignaient nullement le royaume de César. Bien au contraire, ils le reconnaissaient pour le leur [24] et le sacralisaient. Or, ce royaume était également distant de la justice chrétienne et de la justice simple-ment humaine, il ignorait équité et humanité. Tels furent, dans le pas-sé, les « Etats chrétiens », les théocraties chrétiennes, qu’elles aient vu le jour en Orient ou en Occident.

L’objection courante que formulent les Juifs contre le christia-nisme, c’est que la foi chrétienne est irréalisable et que ses adeptes ne l’ont que trop prouvé. Cette foi comporte une morale si élevée que ses lois se trouvent être en antagonisme avec la nature humaine. Et les Juifs invoquent, à l’appui de leur thèse, la vie sociale des chrétiens, si dissemblable de celle que préconisait le Christ, et opposent à la foi chrétienne leur religion qui, elle, peut être et a été pratiquée. Salvador, éminent penseur et savant israélite français de la moitié du XIXe

siècle, qui écrivit une des premières vies de Jésus-Christ, fit sienne cette théorie. Rosenzweig, remarquable philosophe religieux juif, qui traduisit avec Martin Bucer la Bible en langue allemande, formula d’une manière curieuse la distinction entre le judaïsme et le christia-nisme. D’après lui, le Juif est destiné, par sa religion, à rester dans le monde hébreu où il est né et doit se borner à élever et à perfectionner son judaïsme. On n’exige pas de lui qu’il abdique sa nature. C’est là la

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raison pour laquelle la foi israélite peut être aisément accomplie. Or, le chrétien est païen par nature ; pour mettre les préceptes de sa foi à exécution, il doit donc se retrancher du monde auquel il appartient, révoquer sa nature, rompre avec son paganisme originel. C’est ce qui rend l’application [25] de la foi chrétienne si difficile. Nous sommes réduits à en inférer que seuls les Juifs, somme toute, ne sont pas païens par le sang. En établissant cette distinction, Rosenzweig conclut à l’avantage du judaïsme. Quant à moi, je crois que ses constatations sont à l’honneur du christianisme. La révélation divine procède d’un autre monde et il est normal qu’elle apparaisse inassimi-lable à ce monde-ci, qu’elle exige un mouvement selon la voie de la plus grande résistance. Ceci dit, il faut convenir que les chrétiens ont tout fait pour discréditer leur foi aux yeux de ses adversaires. Ils ont terriblement abusé de l’argument de son inaccessibilité. Ils ont tiré les déductions les plus nocives de la doctrine relative à la déchéance de la nature humaine, l’invoquant pour pouvoir se soumettre au péché et élaborer un système qui leur permettait de s’y adapter. Constantin Léontieff, qui fut un penseur très sincère et très fin, est, sous ce rap-port, particulièrement instructif. Il réduisit le christianisme au salut de l’âme dans l’au-delà, à ce qu’il intitula lui-même « l’égoïsme trans-cendant » et se réjouit de ce que sa justice ne puisse jamais s’instaurer sur la terre, car cet accomplissement eût été en désaccord avec son esthétique païenne. En empruntant la terminologie de Rosenzweig, on pourrait dire que Léontieff est resté dans son monde païen et n’a dési-ré s’y soustraire, à l’aide de l’ascèse monacale, qu’en égard au salut personnel. Nous devons avouer que ces notions ont porté le plus grave préjudice à la cause du Christ ; mais, ne l’oublions pas, ces erreurs étaient toutes imputables aux chrétiens et non au christianisme.

[26]

IV

Le problème israélite peut-il être résolu dans les limites de l’his-toire ? C’est là une question tragique. Quoi qu’il en soit, la solution ne semble pas résider dans l’assimilation, qui fut l’hypothèse du XIXe

siècle, hypothèse qui fait honneur à ses sentiments humanitaires. Ac-

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tuellement, hélas ! nous ne vivons pas à un siècle de mansuétude et les événements auxquels nous assistons laissent peu d’espoir de voir ce problème se résoudre au moyen du fusionnement des Juifs parmi les autres peuples. Il faut noter, d’ailleurs, que cette solution eût corres-pondu à leur disparition. Il n’y a également pas lieu de nourrir l’opti-misme que cette énigme se dénouera par l’établissement d’un Etat is-raélite autonome, autrement dit par le sionisme. Même sur la terre de leurs aïeux, les Juifs subissent une persécution. Cette solution nous paraît, du reste, ne pas correspondre à la mission messianique du peuple juif. Israël reste et demeure un peuple errant. On pourrait dire que sa destinée est eschatologique, qu’elle ne trouvera de dénouement qu’à la fin des temps. Mais cette hypothèse n’est pas, pour les chré-tiens, une raison de se dérober aux devoirs humains qu’ils ont vis-à-vis des Juifs. Nous trouvons chez l’apôtre Paul des paroles mysté-rieuses, par lesquelles il affirme que tout Israël se sauvera. Ces paroles sont diversement interprétées, car, par Israël, certains entendent non seulement les descendants du peuple hébreu, mais aussi la chrétienté, c’est-à-dire le nouvel Israël. Toutefois, il est très possible que l’apôtre [27] Paul ait eu en vue la conversion des Juifs au christianisme et lui ait attribué une valeur particulière.

Si nous assistons au développement d’un antisémitisme forcené, nous assistons, parallèlement, à une conversion croissante d’Israélites. Pour les antisémites raciaux, ce phénomène n’offre pas d’intérêt : le fait matériel du sang primant, pour eux, le fait spirituel de la foi. Mais les antisémites dits religieux doivent considérer cette conversion comme l’unique solution du problème. Pour ma part, je tente à croire qu’elle comporte une vérité indiscutable. Toutefois, il ne faut pas qu’il y ait, à ce sujet, d’équivoque possible. Il ne s’agit pas, pour les chré-tiens, d’exiger des Juifs qu’ils se convertissent en leur mettant le cou-teau sous la gorge et, si ceux-ci opposent un refus, de considérer le pogrom comme une sanction naturelle, car il n’y aurait là qu’une monstrueuse aberration morale n’ayant aucun rapport avec la foi. Pourquoi, alors, ne pas exiger la conversion au christianisme de divers peuples « aryens » qui s’en sont complètement détachés ou qui s’en tiennent à un christianisme purement extérieur ? D’ailleurs, la conver-sion au christianisme est un phénomène essentiellement personnel et il est douteux qu’à l’avenir on puisse conférer à des peuples entiers l’épithète de « chrétiens » ou d’ « antichrétiens ».

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Pour que les Juifs se convertissent, il est de la plus haute impor-tance que les chrétiens commencent par se convertir eux-mêmes, c’est-à-dire deviennent des croyants réels et non formels. Ceux qui haïssent et crucifient ne peuvent revendiquer [28] la dénomination de chrétiens, quels que soient les signes extérieurs auxquels ils se livrent. Car il ne faut pas oublier que les adeptes du christianisme sont le prin-cipal obstacle à la conversion de l’Orient, à celle des Hindous et des Chinois. L’état du prétendu monde chrétien, avec ses guerres, ses haines nationales, sa politique coloniale, son oppression des classes ouvrières, offre une redoutable tentation. Et ce sont précisément les fidèles qui se considèrent comme les plus justes, les plus orthodoxes et les plus pieux qui sont, pour les petits, le plus grave sujet de scan-dale. Les chrétiens s’interposent entre le Christ et les Juifs, dissimu-lant à ceux-ci l’image authentique du Sauveur. Les Juifs peuvent re-connaître Jésus comme leur Messie, cette tendance existe déjà au sein du judaïsme ; ils peuvent déclarer fatale l’erreur historico-religieuse ayant abouti au rejet du Christ. Mais alors, ils reconnaîtront le Messie crucifié et, à travers lui, le Dieu humilié.

Les formes que prend la persécution actuelle des Juifs aboutit, du point de vue chrétien, à une condamnation définitive de l’antisémi-tisme. Il faut voir dans ce fait le mérite du racisme nazi. Ce racisme a en Allemagne de profondes racines, mais elles ne tirent pas leur nour-riture d’un sol chrétien. Il y a là, pour moi, un certain soulagement. Je considère l’antisémitisme à base orthodoxe, celui qui sévit, par exemple, en Roumanie, comme infiniment plus nocif, car il compro-met la foi chrétienne et ne mérite même pas de réfutation sérieuse. L’antisémitisme doit fatalement se transformer en antichristianisme, doit manifester sa nature [29] antichrétienne. Et c’est ce que nous voyons aujourd’hui. A ce phénomène correspond un processus de pu-rification dans le christianisme même, dans lequel sa vérité s’affran-chit des superpositions millénaires grâce auxquelles elle avait été adaptée aux régimes en vigueur, aux intérêts des classes dirigeantes, au quotidien social, au degré inférieur de conscience et de culture, et utilisée en vue de fins particulièrement terrestres. Ce processus d’épu-ration, dû en partie à ce que les chrétiens sont eux-mêmes persécutés, a suscité la mise en lumière de deux formes de christianisme : l’an-cienne, qui tient à conserver les déformations acquises, et la nouvelle, qui cherche à s’en dégager et à renouveler ses promesses de fidélité au

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Nicolas Berdiaeff, Le christianisme et l’antisémitisme (1938) 25

Christ et à la révélation évangélique du royaume de Dieu. Toutefois, les chrétiens véritables, affranchis de tout formalisme, nominalisme et conventionalisme, formeront toujours une minorité.

La notion de « l’Etat chrétien », qui correspondait à un grave men-songe et à une spoliation du christianisme, n’existera plus dorénavant. Les chrétiens lutteront spirituellement et, de ce fait, pourront exercer une influence intérieure qu’ils avaient perdue. Pour cela, ils devront avant tout soutenir la justice et non la force, qui leur donne la possibi-lité de prospérer. Ce sont précisément eux qui devront s’instituer les défenseurs de la dignité de l’homme, de la valeur de toute personne humaine, indépendamment de sa race, de sa nationalité, de sa classe et de sa situation dans la société. C’est à l’homme, à l’image humaine, à la liberté de l’esprit, que le monde attente de tous côtés. Et il [30] y attente en partie par le mouvement antisémite qui rejette la dignité et les droits humains. La question israélite est une épreuve de la conscience chrétienne et de sa force spirituelle.

Il a toujours existé et il existera toujours, dans le monde, deux races, dont la délimitation est plus importante que toutes les autres : celle des crucificateurs et celle des crucifiés, des oppresseurs et des opprimés, des persécuteurs et des persécutés. Inutile de préciser à la-quelle doivent appartenir les chrétiens. Les rôles peuvent, certes, être intervertis dans l’histoire, mais la vérité n’en est pas modifiée pour cela. Actuellement, les chrétiens sont persécutés comme ils l’ont été aux premiers siècles. Actuellement, les Juifs sont persécutés comme ils l’ont été souvent dans l’histoire. Cette constatation mérite une ré-flexion.

Les antisémites russes, qui vivent dans un état d’affectivité et d’ob-session morbide, prétendent que les Juifs régissent la Russie et y op-priment les chrétiens. Cette assertion est délibérément fausse. Ce ne sont pas les Juifs par excellence qui se trouvèrent à la tête de l’athéisme militant, les Russes « aryens » y prirent eux-mêmes une part active. J’incline même à croire que ce mouvement correspond à un phénomène spécifiquement russe. Un gentilhomme, l’anarchiste Bakounine, fut un de ses représentants extrêmes, comme le fut égale-ment Lénine. Dostoiewsky fit précisément, sur le nihilisme russe et sa dialectique existentielle intérieure, de sensationnelles révélations. Il est également faux de soutenir que ce sont les Juifs qui dirigent [31] la Russie. Lénine n’était pas un Juif, pas plus que ne l’étaient les princi-

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Nicolas Berdiaeff, Le christianisme et l’antisémitisme (1938) 26

paux chefs du mouvement, ni les masses ouvrières et paysannes qui assurèrent le triomphe de la révolution. Ceux qui étaient des Israélites sont fusillés ou relégués dans des prisons. Trotsky est devenu l’objet d’une haine unanime. Il serait puéril de dissimuler que les Juifs ont joué leur rôle dans ce bouleversement social, qu’ils ont formé un élé-ment essentiel de l’intelligentzia révolutionnaire, mais cette action s’explique par leur situation antérieure d’opprimés. Que les Juifs aient engagé un combat en faveur de la liberté, je vois en cela un mérite. Qu’ils aient eu, eux aussi, recours à la terreur et aux persécutions, je ne considère pas que ce soit dû à leur particularité spécifique, mais à la hideuse particularité de toute révolution à une certaine phase de son développement. En effet, les Juifs n’étaient pour rien dans la terreur des Jacobins et ils forment, d’ailleurs, aujourd’hui une fraction impo-sante de l’émigration russe.

Je me souviens qu’à l’époque où j’étais encore en Russie sovié-tique, le propriétaire de la maison que j’habitais, un Juif, me disait fréquemment : « Vous, vous ne répondrez pas de ce que Lénine est Russe, tandis que moi j’aurai à répondre de ce que Trotsky est Juif. N’y a-t-il pas là une injustice flagrante ? » Par la suite, il lui fut donné de partir en Palestine. Quant à moi, je suis prêt à prendre ma part de responsabilité pour la venue de Lénine. Malheureusement, les faits n’existent pas pour ceux dont la pensée est déterminée par un ressenti-ment, obnubilée par des affectivités [32] et des obsessions maniacales. Seule une guérison spirituelle peut leur ouvrir les yeux et leur faire entrevoir les réalités sous leur vrai jour.

Nicolas BERDIAEFF.

Fin du texte