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L’ACCOMPAGNEMENT SOCIAL DES RISQUES DE LA VIE INSET d’Angers 5 septembre 2014 Les actes du séminaire

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L’ACCOMPAGNEMENT SOCIAL DES RISQUES DE LA VIE

INSET d’Angers

5 septembre 2014

Les actes du séminaire

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L’accompagnement social des risques de la vie

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L’accompagnement social des risques de la vie

INTERVENANTS

Alain BAUDE Éducateur spécialisé (57) en foyer d’accueil

Jean-Marie BENOIS Conseiller technique d’action sociale (69)

Yves CLERCQ Psychologue consultant

Patrick DEBUT Directeur INSET d’Angers

Bernard FATH

Délégué à la recherche

David FAURE Psychosociologue, membre du Centre ESTA (Études Psychosociologiques et Travaux de Recherche Appliquée)

Noëllie GREIVELDINGER Psychologue au Conseil Général des Pyrénées Orientales

Boujema HADDAD Psychosociologue, et chef de service en établissement (78)

Anne HARDY Juriste (49)

Clarisse LECOMTE Psychosociologue, membre du Centre ESTA (Études Psychosociologiques et Travaux de Recherche Appliquée)

Frédéric MAZARIN Directeur Général de l’association « la Maison des enfants » (59)

Yvette MOLINA Sociologue, EHESS (École des Hautes Études en Sciences Sociales), membre de l’équipe du Centre Maurice Halbwachs)

Marc de MONTALEMBERT Sociologue, Président du CEDIAS (Centre d'études, de documentation, d'information et d’actions sociales)

Nathalie ROBICHON Responsable du service des pôles de compétences « Solidarité, cohésion sociale, enfance » de l’INSET d’Angers

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L’accompagnement social des risques de la vie

SOMMAIRE

Introduction institutionnelle ............................................................................................................. 4 Patrick DEBUT, Directeur INSET d’Angers Bernard FATH, Délégué à la recherche au CNFPT

Conférence introductive / édito ........................................................................................................ 8 Risques et social Marc de MONTALEMBERT, sociologue, président du Cedias (Centre d'études, de

documentation, d'information et d’actions sociales) 1ère table ronde : Vulnérabilités des usagers et risques des professionnels .............................. 15 Vulnérabilité impossible et excès de normes .......................................................................................... 15 Yves CLERCQ, psychologue consultant

Accompagnement social des risques de la vie ....................................................................................... 21 Noëllie GREIVELDINGER, psychologue au Conseil général des Pyrénées-

Orientales Au risque des sentiments ....................................................................................................................... 25 Alain BAUDE, éducateur spécialisé (67) en foyer d’accueil

La pratique prudentielle des travailleurs sociaux .................................................................................... 29 Yvette MOLINA, sociologue, EHESS (École des hautes études en sciences

sociales), membre de l’équipe du Centre Maurice HALBWACHS

2nde table ronde : Innovations et risques, entre principe de responsabilités et principe de précaution .............................................................................................................................................. 41 Accompagnement des « risques de la vie » et intersubjectivité de l’incertitude à la relation d’inconnu ... 41 David FAURE et Clarisse LECOMTE, psychosociologues, membres du Centre

Esta (Études psychosociologiques et travaux de recherche appliquée) Risques, incertitudes et prise de décisions ............................................................................................. 49 Boujema HADDAD, psychosociologue et chef de service en établissement (78) et

Jean-Marie BENOIS, conseiller technique d’action sociale (69) Le risque des paradoxes ........................................................................................................................ 55 Frédéric MAZARIN, directeur général de l’association « La maison des enfants »

(59) Risques juridiques et accompagnement social : des freins à l’innovation ............................................... 58 Anne HARDY, juriste (49)

Synthèse des débats ....................................................................................................................... 74 Mot de conclusion institutionnelle ................................................................................................. 79

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Introduction institutionnelle

PATRICK DEBUT, Directeur INSET d’Angers

Chers collègues bonjour à tous. En tant que directeur de ce bel institut, j’ai le plaisir de vous accueillir à Angers pour cette première édition des dialogues de la recherche territoriale. C’est une première qui se déroule dans les cinq instituts. C’est une initiative de la délégation à la recherche, de son délégué, Bernard Fath, qui nous fait l’honneur et le plaisir d’être parmi nous ce matin. Je vais donc laisser Bernard vous présenter cette démarche et ce dispositif qui, nous l’espérons, perdureront.

BERNARD FATH, Délégué à la recherche au CNFPT

Merci beaucoup Patrick. Bonjour à toutes et à tous. Je dirai juste quelques mots pour resituer les termes de cette grande première. D’abord, en premier lieu, merci d’avoir répondu présent, merci d’être ici dans cette salle. Parallèlement à ce qui se passe ici à Angers, le même exercice se déroule dans nos autres écoles, à la même heure. Tel était le challenge que nous voulions relever : faire travailler l’ensemble de nos écoles et instituts le même jour à la même heure sur un même thème transversal, celui-ci étant bien sûr décliné en fonction des spécificités de chaque école. Cette grande idée s’insère dans une réflexion à plus long terme. Il existe une délégation à la recherche au CNFPT depuis plus de vingt ans. Cette délégation a été rattachée tour à tour au président, à une direction générale centrale et depuis trois ans maintenant à l’INET. Je suis rattaché, auprès de Jean-Marc Legrand, à l’INET, avec pour objectif un certain nombre d’opérations qui doivent créer le lien entre le monde universitaire, les grandes écoles et le CNFPT. Vous allez me dire que vous ne nous avez pas attendu pour ce faire ; néanmoins, un certain nombre d’initiatives ont été prises tout au long des années par des délégations régionales, des écoles et lorsque nous avons voulu faire le point il y a quatre ou cinq ans, nous nous sommes aperçu qu’aucun document ne faisait la recension exhaustive de ces relations. Il a fallu que le cabinet Sémaphore s’attelle à la tâche pour essayer de faire l’inventaire de toutes ces relations qui peuvent exister aujourd’hui entre les universités, les grandes écoles et le CNFPT, des relations souvent bilatérales en fonction de différents critères spécifiques en local, des affinités locales, etc. L’objectif est de pouvoir structurer toutes ces relations. Pour votre information, le 10 septembre prochain, le conseil national d’orientation, le CNO, va proposer un ensemble de grandes idées concernant ces relations entre les universités, les grandes écoles et les différents établissements du CNFPT. J’ai lu le rapport, il fait plus de 80 pages. Je me garderai bien de dire quelques idées contenues dans ce rapport, dans la mesure où elles vont faire l’objet d’arbitrages et de délibérations. À l’issue, nous verrons celles qui seront retenues et qui prendront la forme adéquate pour être transmises ensuite à chacun et à chacune. Pour ce qui concerne la délégation à la recherche, elle est extrêmement resserrée puisque nous sommes deux : mon collègue qui s’appelle Daniel Chouraki, qui est à Paris et qui est un ancien de la

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maison, moi-même qui suis au CNFPT depuis cinq ans. Nous avons comme mission d’imaginer des événements pour créer le lien entre universités, grandes écoles et CNFPT. La première initiative que nous avons prise a été de créer un prix de thèse. Ce prix de thèse est pour nous l’occasion de nouer des relations avec le Grale qui est un groupe de recherche sur l’action locale et européenne, qui rassemble un réseau de professeurs et d’enseignants en droit et sciences politiques. Nous avons des appels à candidatures pour recueillir des thèses qui peuvent avoir un intérêt pour la gestion locale. C’est notre critère de sélection. Nous en sommes déjà à notre quatrième année. Ces prix de thèse sont remis par notre président, François Deluga, dans le cadre des ETS qui se passent à Lyon. Au mois de décembre, à Lyon, nous aurons donc à nouveau un prix de thèse. C’est l’occasion de sensibiliser une partie du monde universitaire sur nos problématiques, d’avoir des discussions avec eux, de nous renvoyer vers d’autres réseaux. La deuxième idée que nous avons mise en place consiste en des ateliers pour les jeunes chercheurs. Je repère, par mes contacts personnels, dans les universités françaises, des jeunes docteurs, en troisième, quatrième année ou venant de présenter leur thèse. Si leurs travaux sont utiles à mes yeux pour la gestion locale, je les sélectionne et ils vont les présenter à Strasbourg ou à Lyon dans le cadre des ETS. Pour ce faire, ils disposent chacun de quarante minutes, avec des questions/réponses de la salle. La première année, nous avions eu une vingtaine d’inscrits dans cet atelier spectateur / auditeur / questionneur ; l’an dernier, nous en avions plus de 180. L’idée infuse, diffuse, je le souhaite. Nous sommes très intéressés par les travaux qui se font au niveau scientifique pour abonder ensuite le reste de nos réflexions. Aux côtés de ces jeunes chercheurs, nous avons aussi des prix de masters. Nous allons lancer la troisième campagne de prix de masters. Des personnes qui ont fait un excellent mémoire sont sélectionnées par leur professeur. Nous avons mis en place une sélection par les professeurs qui valident la qualité du mémoire ; sinon, nous aurions été envahis de mémoires. Ces prix de masters sont l’occasion pour nous de ventiler les mémoires dans nos différentes écoles en fonction de leur sujet. C’est pourquoi nous avons six prix de mémoires de masters. C’est une autre occasion de sensibiliser le monde de la recherche aux problématiques de gestion locale. J’ai composé de bric et de broc, comme j’ai pu, un fichier où il y a environ 700 noms d’enseignants-chercheurs dont le travail porte sur une matière plus ou moins en lien avec les collectivités locales. Ce travail est très empirique, ce genre de fichier n’existait pas. L’an dernier, 77 mémoires nous ont été envoyés. La première année, seulement une vingtaine nous avait été envoyée. Nous relançons aujourd’hui la troisième campagne. Parmi toutes ces opérations, une commande a été faite aussi par Jean-Marc Legrand de mettre en œuvre ces dialogues de la recherche territoriale qui sont le quatrième vecteur de contact entre le monde universitaire et nos propres écoles, de façon à ce qu’il y ait un échange, un partage de problématiques et un enrichissement mutuel et réciproque. Nous avons souhaité – l’idée est peut-être hardie, il nous faudra faire des débriefings assez intensifs – qu’une thématique générale (le risque) puisse être traitée par toutes nos écoles et nos instituts le même jour et dans la même configuration de partenaires autour de la table, tant enseignants que membres de nos établissements. L’idée était donc d’avoir cet échange, ce partage de problématiques et d’en recueillir un certain nombre d’éléments qui vont faire l’objet de comptes rendus exhaustifs. L’idée était aussi de demander un certain nombre de contributions écrites de façon à avoir des éléments de départ stables pour nos différentes discussions. La fonction publique territoriale comprend plus de 250 métiers. L’idée était donc que nous puissions bénéficier de ce partage de regards avec le

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monde des universités, de la recherche et des grandes écoles. La formation professionnelle des agents publics territoriaux couvre quasiment toutes les problématiques qui peuvent exister, depuis les problèmes de santé jusqu’aux problèmes de collecte des ordures ménagères en passant par le troisième âge, les enfants, l’état-civil, tout ce qui fait la vie des collectivités, tout ce qui se retrouve supporté par 1,8 million de fonctionnaires dont nous avons la responsabilité d’assurer la formation, qu’elle soit continue ou initiale. La possibilité de recueillir les témoignages, les actions, le travail et les réflexions de nos six secteurs, écoles et instituts, compilés dans un document de référence nous permettrait de bien traduire la multiplicité présente au sein des collectivités territoriales et du travail sur le travail peuvent naître d’autres idées, d’autres collaborations intellectuelles parce qu’il peut provoquer des réflexions. Regroupements, différences, complémentarités : c’est très riche et nous pouvons faire un travail sur le travail. Tel est donc l’objectif de ces dialogues, sachant qu’ils sont une première. Nous allons donc essuyer les plâtres, pour le dire vulgairement, mais nous travaillons pour l’intérêt général, dans un but partagé, en collaboration avec des personnes qui ont des responsabilités extrêmement concrètes, pratiques et immédiates, avec une prise de distance également avec le monde des grandes écoles et des universités. Dans notre esprit, les deux renvoient vers la recherche appliquée, ce qui est intéressant. Je crois que ce mouvement ne peut être que bénéfique, à la fois pour notre établissement, nos partenaires et pour les 1,8 million fonctionnaires territoriaux dont nous avons la charge de la formation. Tel est donc l’état d’esprit qui est simple. Surtout, chaque fois que l’on glissera vers la création d’une usine à gaz, n’hésitez pas à lever la main en disant que telle proposition est trop compliquée et ne sert pas à grand-chose, qu’il faut calmer nos ambitions et revenir sur le terrain. Merci de m’avoir accueillir ici. Comme vous le savez, je suis sans école fixe, je pourrai tout aussi bien être à Nancy ou à Strasbourg. Mon collègue est à Strasbourg. Nous écoutons et nous essayons ainsi de recueillir vos réactions pour nous aider à améliorer les futurs dialogues, en discussion avec notre propre hiérarchie. Je vous remercie. Je répondrai sans problème à vos questions si vous le souhaitez.

PATRICK DEBUT

Merci beaucoup, merci Bernard pour votre présence et la présentation de votre programme et de vos projets. Pour ceux qui ne nous connaissent pas, je présente en quelques mots cet institut. Il y a cinq instituts : quatre INSET et l’INET à Strasbourg. Notre cœur de métier est d’une part la formation des cadres, la formation initiale que l’on appelle la formation d’intégration, la formation continue, la formation d’adaptation à l’emploi ou la formation de professionnalisation, d’autre part tout ce qui concerne la recherche, la veille, l’expertise, l’innovation pédagogique, l’innovation en ingénierie de formation. D’où la création, il y a quelques années, des pôles de compétences. Au sein du réseau des instituts, il y a 18 pôles de compétences qui correspondent au « S » des INSET, la spécialité, la spécialisation. À Angers, ce sont les filières sociales et médico-sociales. Tous les collègues qui sont présents aujourd’hui sont donc spécialisés, experts dans trois domaines spécifiques :

L’autonomie : handicap et vieillesse ;

L’enfance ;

La lutte contre les exclusions. J’en profite pour remercier les collègues et leur responsable de service, Nathalie Robichon. C’est grâce aux collègues des pôles de compétences que cette journée peut se dérouler dans ces

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conditions. Merci encore à eux. Un grand merci également à tous les intervenants de la journée qui vont nous faire part de leur vision sur le risque. Je voudrais remercier tout particulièrement Marc de Montalembert qui a accepté d’être le chef d’orchestre de ces premiers dialogues. Marc est un fidèle de l’INSET d’Angers depuis de très nombreuses années, il avait coordonné notamment le dernier prix des masters pour l’INSET d’Angers. Merci à tous de votre présence.

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Conférence introductive / Édito

RISQUES ET SOCIAL

MARC DE MONTALEMBERT, sociologue, Président du CEDIAS (Centre d'études, de

documentation, d'information et d’actions sociales)

Bonjour à tous ceux que je n’ai pas encore salués. Pour travailler sur la question du risque, il faut être extrêmement armé et non pas uniquement d’experts, quelles que soient leurs compétences, mais il faut s’armer également d’éléments philosophiques, sociologiques, juridiques, etc. Si l’on ne restreint pas le champ, on va beaucoup parler, mais sans forcément avancer. Alors, j’ai décidé de prendre un créneau particulier qui pour certains d’entre vous sera connu et qui pour les autres remettra peut-être à jour un certain nombre d’éléments. Il y a de bons auteurs ; je ne les citerai pas tous, mais je m’appuierai particulièrement sur les travaux de François Ewald dans l’État Providence parce que sa thèse est un ouvrage majeur. Il y a eu, dans un genre un peu différent, une livraison du Sociographe qui nous aidera beaucoup ce matin et cet après-midi, que certains d’entre vous ont en main et auquel certains d’entre vous ont contribué puisqu’une partie des intervenants se retrouvent parmi les articles. Puis, il est évident qu’Ulrich Beck sera en permanence en arrière-fond dans mon intervention. J’essaie simplement de donner quelques liens avec ces gens qui ont très bien écrit. Sur le sujet. J’aime bien partir du concret. Autrement dit, j’ai sorti mes dictionnaires pour voir ce qu’il était indiqué à l’article « risque ». La notion de risque apparaît seulement à la fin du 16ème siècle. Le terme vient du latin « risco riscum », ce qui signifie « ce qui coupe » et également « un écueil ». En réalité, il a été utilisé parce qu’il désignait ce que le prêteur pouvait perdre en faisant crédit. Qui était le prêteur ? Le prêteur était un marchand qui avait financé un bateau, qui ramenait des marchandises et qui pouvait sombrer sur un écueil. D’où l’idée de risque. Le risque est le fait d’une fortune de mer, d’un danger pouvant contrarier à tout moment mes projets, mes entreprises. Du champ stricto sensu professionnel marchand, il s’est peu à peu étendu à l’ensemble de la société et il est devenu une sorte de limite objective, c’est-à-dire ce qui peut s’opposer à mon désir d’autonomie. On comprend alors que tout l’effort des humains tend à vouloir éliminer le risque ou les risques. Revenons au dictionnaire Robert, qui est mon préféré. Il indique trois éléments pour le risque : Danger éventuel plus ou moins prévisible. • Éventualité d’un évènement qui ne dépend pas exclusivement de la volonté des parties et qui peut causer la perte de l’objet ou tout autre dommage. Par extension, c’est donc un évènement contre la survenance duquel on s’assure. • Fait de s’exposer à un danger dans l’espoir d’obtenir un avantage. Vous voyez, dans notre société, tout ce que représente cet élément. Bernouilli, en 1738, a donné la définition scientifique du risque : « Le risque est l’espérance mathématique d’une fonction de probabilité d’évènements ». Jolie formule ! En langage concret, il s’agit d’évaluer une valeur moyenne des conséquences liées à tel ou tel évènement dont la probabilité est plus ou moins forte. Autrement dit, cela nous permet de construire des assurances.

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C’est à partir de cette réflexion et des calculs de Bernouilli qu’a commencé le système d’assurances que nous connaissons aujourd’hui. La notion de risque est un concept dynamique qui a évolué dans l’histoire et en fonction des modèles dominants de pensée et d’action. Dans le domaine qui nous concerne, c’est-à-dire le social, l’idée va se développer d’abord autour du terme de prévoyance. La prévoyance est un terme spécifiquement français qui est intraduisible, notamment en anglais. Les Anglo-saxons ne comprennent absolument pas notre système de prévoyance. Il ne veut rien dire pour eux, mais pour nous, il est très important. L’idée est de savoir comment se prémunir d’éventuelles conséquences négatives. Les paysans, les marins, les artisans ont fait des placements volontaires qu’ils ont mutualisés de façon à se protéger. C’est l’origine des caisses de secours mutuel, de la mutualité et plus tard des caisses autonomes qui vont donc couvrir une bonne partie des travailleurs et de leurs familles essentiellement contre les risques de la maladie et de la vieillesse. Ce sont des petites initiatives individuelles qui sont à l’origine des mouvements que nous connaissons. Ensuite, les pouvoirs publics vont intervenir et se substituer notamment aux initiatives des religieux et des philanthropes par la voie de l’assistance. C’est le début de l’assistance publique, (nous arrivons à la IIIème République). Après la prévoyance libre, après l’assistance, on couronne le système avec la notion de responsabilité des employeurs vis-à-vis des risques professionnels à la fin du 19ème siècle, avec en particulier la grande loi de 1898 sur les accidents du travail. L’idée de réparation se fait ainsi jour derrière le risque de la vie. Alors, le risque n’est plus seulement dans la nature, il est dans l’Homme, dans sa conduite, dans son travail, dans sa liberté, dans le rapport des êtres humains entre eux, dans le fait finalement de toute vie en société. Mais je vous ferai remarquer que particulièrement dans notre pays, il y a toujours eu un vieux fond moral quand il s’agit de risque, peut-être un peu judéo-chrétien diraient certains : le mal est coextensif au bien. Il ne saurait y avoir du bien sans du mal, il ne saurait y avoir de progrès sans dommages associés. La dernière étape dans ce processus est celle d’une socialisation du risque dans la société industrielle. Le risque désigne désormais le mode d’être collectif des êtres humains. On entre dans le temps des assurances sociales, puis bientôt de la sécurité sociale. Réalisées dans notre pays d’abord pour des professions spécifiques, les assurances sociales vont s’étendre à l’ensemble des salariés avec la fameuse loi des ROP, des retraites ouvrières et paysannes, dont nous connaissons l’échec. Puis, elles vont prendre la forme des assurances sociales, avec les grandes lois de 1930 sur les assurances sociales retraite et santé et le début des allocations familiales, pour parvenir au système de sécurité sociale que nous connaissons depuis lors et dont dans exactement treize mois, nous fêterons le 70ème anniversaire. Pour cela il a fallu définir le risque social en fonction d’objectifs politiques, de contraintes économiques, sociales et démographiques. Je voudrais vous lire des extraits d’un discours que je trouve passionnant et d’une actualité étonnante, qui a été prononcé par Pierre Laroque qui est le père de notre dispositif, qui était à l’époque directeur général des assurances sociales. C’est un discours qu’il prononce le 23 mars 1945 à l’École nationale d’organisation économique et sociale, à l’occasion de l’inauguration de la section assurances sociales. Il va définir ce que peut être notre système. « Qu’est-ce donc que la sécurité sociale ? Je crois que nous pouvons la définir ainsi : la garantie donnée à chacun qu’il disposera en toutes circonstances d’un revenu suffisant pour assurer à lui-même et à sa famille une existence décente ou à tout le moins un minimum vital. La sécurité sociale répond ainsi à la préoccupation fondamentale de débarrasser les travailleurs de la hantise du lendemain, de cette hantise du lendemain qui crée chez eux un constant complexe d’infériorité, qui

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arrête leurs possibilités d’extension et qui crée la distinction injustifiable des classes entre les possédants qui sont sûrs d’eux-mêmes et de leur avenir et les non-possédants constamment sous la menace de la misère ». Vous voyez qu’il s’agit véritablement de la création d’un dispositif destiné à répondre à ce que peut être le risque de la vie. « Si donc, cette garantie, pour être vraiment complète, doit viser toutes les familles, il n’en est pas moins vrai que la sécurité sociale est avant tout la sécurité des travailleurs, la sécurité des familles qui tirent leurs revenus du travail d’un ou de plusieurs de leurs membres ». Ceux qui annoncent la fin du travail seraient à mon avis bien à même de considérer que le travail est une valeur essentielle. « La sécurité sociale, prise dans son sens le plus large, va donc d’abord fournir à tous les hommes et à toutes les femmes en état de travailler, un emploi rémunérateur. Elle commande l’élimination du chômage ». Nous sommes en 1945, une époque dont on dit qu’il n’y avait pas de chômage, sauf un chômage structurel. « Mais sous l’angle du chômage, la sécurité sociale exige aussi une politique de la main-d’œuvre, une politique d’ensemble, d’orientation professionnelle, de formation, de placement, une organisation des mouvements de main-d’œuvre nationaux et internationaux. Il faut ensuite que l’emploi dont disposera chaque travailleur lui fournisse des ressources suffisantes et ici se pose le problème du salaire. Vous savez que la détermination du taux de salaire est commandée par toutes sortes de facteurs tant économiques que sociaux. Sous l’angle de la sécurité sociale, le salaire doit être déterminé en fonction des besoins. Il doit assurer à chacun, à chaque travailleur les moyens de faire vivre, dans des conditions décentes, toute sa famille. Mais cet emploi rémunérateur que le travailleur a obtenu, il faut qu’il le conserve. Il faut lui fournir des moyens de le garder ou tout au moins de conserver un emploi identique tant qu’il a besoin de ces ressources pour vivre. C’est ainsi qu’au problème de la sécurité sociale est étroitement lié le problème, sur le plan de l’entreprise, des garanties données aux travailleurs contre l’arbitraire patronal. C’est le problème du contrôle des embauches et des congédiements. Il est difficile à résoudre, mais il devra être résolu car sans garantie contre l’arbitraire, on ne donnera pas aux travailleurs le sentiment de sécurité qui est l’une des conditions indispensables du progrès social. Pour conserver aux travailleurs un emploi rémunérateur, il faut aussi leur conserver leurs capacités de travail et c’est par là que le problème de la sécurité sociale se relie au problème de l’organisation médicale. Il faut faire l’effort nécessaire pour conserver dans toute la mesure du possible à chaque travailleur sa pleine intégrité physique et intellectuelle ». Pierre Laroque fait ensuite un long développement sur le plan Beveridge qu’il connaît bien. « Le problème de l’organisation médicale n’est pas seulement un problème de soins, c’est aussi et peut-être surtout un problème de prévention de la maladie et de l’invalidité, prévention de la maladie et de l’invalidité sur le plan général, mais aussi sur le plan professionnel comportant une politique systématique d’hygiène et de sécurité du travail car ce n’est là au fond qu’un aspect de l’intégrité physique des travailleurs. Même si on veut élargir le débat, on peut dire que toute la législation protectrice des travailleurs, dans la mesure où elle vise à organiser le travail dans de meilleures conditions matérielles et intellectuelles, dans la mesure où elle vise à donner à l’existence des travailleurs plus de bien-être, contribue à cet effort de sécurité sociale ». Enfin, je termine ces réflexions : « Mais quels que soient les efforts accomplis à ces différents points de vue, l’on ne saurait espérer garantir à tous les travailleurs la permanence absolue d’une activité rémunératrice. La politique de la main-d’œuvre la plus évoluée ne parviendra jamais à supprimer

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totalement le chômage, pas plus qu’une politique médicale parfaite ne parviendra à supprimer la maladie. Il y aura toujours des interruptions de travail, il y aura toujours des moments où un travailleur sera privé de son bien. Il peut y avoir d’ailleurs dans ces interruptions des causes heureuses comme la maternité ou des causes fatales comme la vieillesse ou le soutien de famille. Quelle que ce soit la cause de l’interruption du travail, la sécurité sociale suppose qu’il est paré aux conséquences de cette interruption par l’attribution d’un revenu subsidiaire, adapté aux besoins du travailleur et de sa famille, pendant la période difficile qu’il traverse. C’est là le dernier aspect, mais non le moindre, de la réalisation de la sécurité sociale ». Je ne résiste pas au plaisir de vous lire les derniers mots de cette conférence : « C’est une révolution qu’il faut faire et c’est une révolution que nous ferons ». Si vous cherchez dans le fameux texte du Conseil national de la résistance « Vers des lendemains heureux » des éléments sur ces notions de protection sociale et de sécurité sociale, vous trouverez seulement une ligne. Ce texte est un mythe, (il a été heureusement réédité récemment), mais c’est dans ce discours de Pierre Laroque que vous trouverez tout ce que vous cherchez sur la protection sociale. Nous ne sommes plus du tout dans la même situation près de 70 ans après, mais je pense que vous constaterez comme moi l’actualité de la plupart des réflexions de Laroque. Les formes sont évidemment différentes et à remanier, parce que nous ne sommes pas dans la même société ni dans le même monde, mais le cœur du projet demeure toujours actuel. Comment peut-on définir le risque social ? C’est un évènement qui survient durant la vie professionnelle du travailleur. La perte d’emploi, l’accident du travail, la maladie dans la vie privée et professionnelle, la maternité constituent des risques sociaux. Le juriste Léon Duguit en donnait la définition suivante : « La diminution d’un gain économique en raison de la suspension provisoire ou définitive du contrat de travail ou à l’occasion de la naissance d’un enfant ». Le risque doit donc déboucher sur l’octroi d’un revenu de remplacement qui sera accordé par l’institution du secteur de la sécurité sociale compétente et qui sera payé par l’organisme désigné à cet effet. Le risque social est identifié avec l’instauration d’un droit social (droit à la subsistance par le travail, droit à la santé, etc.) et un mécanisme de gestion approprié confié aux partenaires sociaux et/ou à la puissance publique. Puis, dans la mesure où les risques civils, c’est-à-dire la possibilité de dommages causés à autrui, deviennent source de danger dans une société où les intérêts des uns et des autres sont étroitement mêlés, ils sont assimilés à des risques sociaux et des dispositifs les rendent obligatoires. À côté des prélèvements sociaux, nous avons ainsi les assurances en responsabilité civile. Il y a désormais risque social lorsque la part du risque maîtrisable par l’individu est limitée, alors même que les conséquences sociales sont considérables. Cela dit, le risque social reste une notion empirique, liée à une société donnée, à son organisation et à ses représentations sociales. Deux exemples me viennent immédiatement à l’esprit. Le premier concerne les retraites. La définition du risque y est totalement subjective : l’âge de la retraite (62 ans, 65 ans, 67 ans), le taux de remplacement (50 %, 55 %, 80 %, 100 %), la durée de cotisation (37,5 ans, 42 ans, 45 ans). Il s’agit essentiellement de gérer un rapport social. Prenons un autre exemple : le risque autonomie. Il est bien évident que le risque autonomie n’apparaît que dans une société vieillissante où les gains d’espérance de vie ont été et sont considérables. Avant, on ne se pose pas cette question. C’est ce qui explique pour une bonne part que dans notre pays, chacun des risques ait son propre mode de gestion, ses propres institutions. C’est ce qui explique qu’il y a bien un millefeuille de la protection sociale dans notre pays, ce qui rejoindrait d’ailleurs le millefeuille territorial.

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Le schéma est en quelque sorte le suivant. Quelle est la connaissance de la question par la société à un moment donné ? Quelles sont les possibilités de prévention et d’indemnisation ? Quel en est le coût et comment le financer ? Est-ce par le biais de cotisations ? Ce sont les assurances sociales, mais à l’heure actuelle, l’axiome est de ne pas trop charger les cotisations sociales parce que cela joue contre l’emploi. Faut-il utiliser alors des primes d’assurances ? Dans ce cas, le coût pour les participants peut se révéler insupportable. Faut-il utiliser des impôts et taxes ? On va arriver au fameux axiome : trop d’impôt tue l’impôt. Cela dit, contrairement à ce qui est trop vite exprimé, il n’est pas vrai qu’assurances et solidarité s’opposent. Il n’y a pas réelle opposition entre un système fondé sur les cotisations individuelles et un système fondé sur la solidarité. Chacun produit ce qu’il n’est pas et chacun trouve ses limites. Ce qui est frappant, c’est que nos sociétés postmodernes ont toujours tendance à vouloir compléter la couverture des risques, à tendre vers un impossible « risque zéro ». Aux risques historiques se sont ajoutés par exemple le risque chômage longue durée et le risque chômage des jeunes, le risque pauvreté, le risque exclusion, puis le risque inclusion, le risque dépendance et le risque autonomie, etc. Pierre Rosanvallon pense que « toutes les pathologies sociales se trouvent groupées sous un même concept, celui des risques parce que c’est une catégorie mesurable et objective ». Cela nous renvoie à ce qui a été dit hier. J’ajouterai pour ma part que depuis la seconde guerre mondiale, une certaine idée de la société s’est développée, d’abord avec le préambule de la constitution de 1946, puis par la déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948, ensuite notamment avec la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Nous avons maintenant la notion de droits fondamentaux qui est venue s’ajouter à cette notion de risques sociaux. Si dans l’approche sociologique classique de la solidarité organique, la société se distingue des communautés domestiques par la division du travail, le new public management affirme quant à lui la primauté du contrat interindividuel. Chacun est sommé de gérer au mieux ses possibilités, d’utiliser ses capacités, de pratiquer l’empowerment, de construire sa propre employabilité et le travail social n’est là principalement que pour aider à la remise dans la norme et pour mesurer les efforts accomplis. Dans cette société de changement où la notion de risque est devenue centrale, où l’être humain doit sans cesse se surpasser, les mesures visant à limiter les risques se multiplient, la responsabilité, l’éthique, la liberté sont questionnées. Il suffit de voir comment toutes les questions éthiques font fureur dans le travail social depuis quelques années. Pourquoi en ce moment et non pas avant ? Je crois qu’en même temps, l’insécurité progresse de façon paradoxale à chaque tentative de rendre acceptables les aspects négatifs de la prise de risque. Je crois aussi que l’apport des droits de l’Homme, la notion de droits fondamentaux et de droits créances, qui constituent en parallèle de très grandes avancées, ont remis au premier plan le paradoxe de Tocqueville qui était cité implicitement hier sans qu’il soit rendu à son auteur : « Plus un phénomène désagréable diminue, plus ce qu’il en reste est ressenti comme insupportable ». Il est exact que l’analyse du concept de risque social montre qu’au-delà de la protection naturelle et solidaire à laquelle le salarié et sa famille peuvent légitimement prétendre, est apparu un besoin croissant de sécurité au sein de nos sociétés. Chacun d’entre nous est désormais placé dans une position d’insécurité permanente. Robert Castel disait à ce sujet : « Paradoxalement être protégé, c’est être menacé ». Je pense que c’est une notion que nous ne creusons pas suffisamment. Ulrich Beck ne dit pas autre chose quand il écrit : « Nous ne vivons pas dans un monde plus dangereux qu’auparavant, mais le risque est désormais beaucoup plus qu’une menace, il est devenu la mesure

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de notre action. À une logique de la répartition des richesses a succédé une logique de la répartition des risques. Contrainte de se poser continuellement la question de ses propres fondements, la société du risque fait de l’avenir la question du présent ». J’aime beaucoup cette réflexion parce que je crois nous sommes en plein dedans avec ce principe de précaution que nous sommes les seuls à avoir constitutionnalisé, ce qui ne veut pas dire que nous ne devions pas nous préoccuper du fait que nous ne sommes que locataires de la terre que nous occupons et que nous transmettons. Nous recherchons aujourd’hui des causes lorsque un imprévu survient, mais aussi des responsables. On a beaucoup parlé de judiciarisation. Qui a décidé ? Qui a laissé faire ? Qui n’est pas intervenu ? Ces questions sont renvoyées quotidiennement aux politiques, à tous ceux qui exercent une responsabilité et notamment à tous les professionnels du social, du médico-social et du médical, particulièrement dans le domaine de la protection de l’enfance ou du travail avec les familles et avec les jeunes. Pour autant, je voudrais vous rappeler que toutes les décisions se prennent dans l’incertitude. Autrement, on ne décide pas. Être compétent, c’est prendre des risques et prendre des risques, c’est être responsable. Au moment où l’agir individuel semble se substituer de plus en plus à l’agir ensemble, je crois qu’il faut rappeler que toutes les grandes conquêtes sociales destinées à réduire les risques sociaux ont été collectives. Comment rejoindre maintenant le début des tables-rondes ? Si je peux revenir sur l’action sociale et les politiques médicales qui avec la sécurité sociale sont des dispositifs qui permettent aujourd’hui de répondre à une partie de ces risques sociaux que je viens d’essayer à la fois de qualifier et de délimiter, je pense que nous pouvons dire que le travail social qui comme chacun sait est un travail du social et un travail sur le social, par définition, place au centre de ses préoccupations les hommes, les femmes, les enfants qui sont sujets de son intervention. La fameuse loi de 2002 affirme ce que les lois jumelles du 30 juin 1975 avaient amorcé en leur donnant un nom, un nom qui est aujourd’hui très critiqué, mais qui dès le départ a été très critiqué : l’usager. On sait que l’usager est au cœur de l’intervention sociale. Cela correspond tout à fait à la philosophie de l’époque puisque la loi sur l’enseignement disait que l’écolier était au cœur du dispositif scolaire, etc. Vous avez tous fait comme moi le mauvais jeu de mots pour savoir comment écrire « usager ou usagé ». Au-delà, l’usager est devenu une sorte de figure qui ne représente absolument plus rien. Je ne sais pas ce qu’est un usager, mais il faut travailler avec les usagers. Vous pourrez essayer de remplacer « usager » par « citoyen », comme certains l’ont fait avant nous, mais vous verrez que ce n’est pas possible parce que la définition de citoyen en France est très particulière. Vous ne pourrez surtout pas le remplacer par « client ». On ne prendra pas le terme de patients. On parlait autrefois de patients dans les hôpitaux aujourd’hui on parle de la clientèle des hôpitaux et je ne pense pas que ce soit un progrès. Chercher un terme est compliqué. Alors, on garde pour le moment celui d’usager. C’est une figure à laquelle on fait dire ce que l’on veut dire. On la fait parler comme on entend qu’elle parle et elle doit bien parler. L’usager est toujours mobilisé, il est toujours mobilisable et il est toujours un bon usager. Au quotidien, pourquoi un usager n’aurait-il pas le droit de ne pas faire ce qu’on lui a demandé ou de nous envoyer balader ? Au contraire, n’est-ce pas justement là la difficulté du travail social et la réalité du bien-fondé de ce travail qui est un travail sur la personne, avec la personne ? Ces usagers sont vulnérables, selon le vocabulaire désormais employé. (Il y a régulièrement un changement de vocabulaire. Je ne sais pas si la situation d’un aveugle a beaucoup

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changé parce que je parle d’un non-voyant ou d’un technicien de surface à la place d’un balayeur, etc.) Si on veut vraiment travailler avec ces usagers vulnérables, ils entraînent les professionnels à prendre des risques. Ce sera l’objet de la première table ronde. Puis, nous analyserons, ce qui sera l’objet de la deuxième table ronde, les deux logiques qui seront définies par l’un des intervenants et dans lesquelles je me retrouve profondément, celle de la gestion des risques qui repose sur une part d’incertitude et celle de la relation d’accompagnement qui est au cœur du travail social, et qui repose sur une part d’inconnu . Il est temps maintenant de laisser la place à la première table ronde. Merci.

Frédéric MAZARIN, Directeur général de l’association « La maison des enfants » (59) Je voulais simplement raconter une anecdote, sans faire de caricature. J’ai souvent la possibilité de voyager en Afrique noire et un jour, j’ai eu l’occasion d’assister à un incident. Un large panel de techniciens de toutes natures venait constater qu’une grue était tombée sur une école. À la fin de leur tour d’horizon, ils en ont conclu que la faute revenait au vent, que le vent avait fait tomber la grue. Le risque rappelle toujours une certaine gravité de l’existence. Est-ce qu’une société qui a autant besoin de réfléchir sur la notion de risque est déjà une société qui est profondément malade ?

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1ère table ronde : Vulnérabilités des usagers et risques des professionnels Animateurs de la table ronde Muriel ROUSSEIL, pôle de compétences Autonomie, INSET d’Angers Laurent SOCHARD, pôle de compétences Enfance, INSET d’Angers

VULNÉRABILITÉ IMPOSSIBLE ET EXCÈS DE NORMES

YVES CLERCQ, psychologue consultant

Bonjour à tous. Je suis psychologue. Après un travail classique de clinicien en institution, où je continue d’ailleurs à accompagner les professionnels, je travaille actuellement à l’institut Meslay à Montaigu qui forme notamment des cadres et des responsables d’établissements médico-sociaux. Je suis aussi chargé d’enseignement à l’IPSA, en master II, autour du vieillissement. Je réfléchis depuis plusieurs années à la question de notre rapport à la vulnérabilité et d ses conséquences sur nos institutions, sachant que l’un des points de départ a été la notion de risques psychosociaux dont on parle beaucoup. J’ai été très frappé par le fait qu’il est difficile de parler de risques psychosociaux dans le secteur médico-social. Le mot « souffrance » est un peu tabou, il n’est peut-être pas adapté. Personnellement, parler de la souffrance des professionnels du secteur ne me pose pas de problème parce qu’elle fait partie de la réalité a priori acceptée par les professionnels. La confrontation et la vulnérabilité ont un impact. Or, quand j’en parle, j’ai parfois l’impression que cette notion n’est pas intégrée. J’ai été amené à travailler aussi sur les liens qui unissent la question des risques psychosociaux et la carence en management de proximité que l’on observe plus particulièrement dans notre secteur. C’est donc à partir de cette réflexion que j’ai travaillé. J’ai eu l’occasion, de travailler, en parallèle, sur l’excès de normes et je me suis rendu compte que les deux sujets étaient très liés. C’est cette réflexion que j’ai envie de partager avec vous. C’est une réflexion, ce n’est pas forcément une vérité. Cette introduction permettra ainsi de lancer le débat. J’ai entendu l’autre jour à la radio un philosophe qui s’appelle Fabrice Midal et que je ne connaissais pas jusqu’alors. Il parlait de ce qu’il appelle de la dictature de la maîtrise et du contrôle et il faisait référence à un sociologue plus connu en évoquant l’idéologie de la gestion. Pour Fabrice Midal, notre civilisation qui rêve de tout contrôler s’enferme dans une sorte d’idéologie de la gestion rassurante à court terme, mais profondément illusoire, où chacun se doit d’être maître de sa vie, de gérer ses émotions, ses affects, d’être performant dans tous les domaines, jusque dans l’intimité conjugale. Pour Fabrice Midal, cette idéologie de la gestion entraîne une sorte de dictature de la maîtrise et du contrôle. Celui qui n’entre pas dans ces normes est en quelque sorte hors du coup, voire pathologique, il est « syndromisé », voir pathologique. Cette tyrannie de la gestion et de la performance est observable jusque dans nos écoles où un enfant qui n’entre pas dans les critères attendus risque d’être considéré comme hyperactif, l’hyperactivité étant devenue un syndrome à soigner venue de maladies. Cette tyrannie de la performance se niche jusque dans nos écoles maternelles, puisqu’un qui n’est pas capable de se débrouiller selon des critères d’autonomie éminemment subjectifs, risque de se voir considéré comme ayant des problèmes de comportement.

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On confond indépendance et autonomie. Ce n’est pas parce qu’un enfant sait mettre son manteau tout seul qu’il est autonome et ce n’est pas parce qu’il ne sait pas mettre son manteau tout seul qu’il n’est pas autonome. Cette recherche permanente d’efficacité, de rentabilité et de performance est, selon l’auteur, l’expression d’une angoisse de mort latente et je partage assez cette réflexion. L’angoisse de mort n’étant pas la peur de la mort, mais plutôt la difficulté, voire l’incapacité à intégrer nos limites personnelles qui traduisent notre propre finitude. Elle traduit, selon l’auteur, une époque qui a du mal à donner un sens acceptable à sa propre vie, pousse nos contemporains à s’enfermer dans la recherche d’efficacité, de rentabilité et de performance. Actuellement, la théorie du complot et le besoin de trouver des boucs-émissaires pourraient être aussi un symptôme. Dans un monde global où nous prenons de plus en plus conscience de la complexité du monde, et de notre peu de prise sur celui-ci, il peut être tentant d’imaginer que d’autres au-dessus de nous contrôlent ce qui nous échappe, nous retourner contre des boucs-émissaires pouvant par ailleurs nous aider grandement à exorciser cette angoisse ! Le corolaire de cette idéologie est le suivant. Lorsque les évènements sont imprévus ou non programmés, ils sont vécus comme des éléments susceptibles de déstabiliser l’équilibre précaire de chacun. Une grossesse non prévu devient une catastrophe dans un plan de vie ou une carrière planifiée dans les moindres détails. Il faudrait désormais tout prévoir dans sa vie, on parle de la gestion de sa propre vie, de la gestion de sa carrière. Un deuil ou un accident brutal sera vécu comme un drame collectif. Un deuil ou un accident crée aujourd’hui un véritable traumatisme qui nécessite d’être exorcisé au travers de marches blanches, de cellules de crise, etc. La maladie, le handicap ou la manifestation des limites dues au grand âge sont vécus comme une injustice absolue, une violence insupportable ou un obstacle à la dignité. Je ne pose pas de jugement, je constate. Comme le disent certains auteurs, le bonheur est souvent confondu aujourd’hui avec l’absence de frustrations, avec l’impérativité de jouissance. On confond le bonheur et la jouissance. La limite imposée par l’autre et par le réel risque alors d’être perçue comme un frein à son propre épanouissement, un obstacle à l’impérieuse réalisation de soi. Dans ce contexte, on demande de plus en plus au législateur, au médecin, au travailleur social, non plus d’accompagner la personne dans sa confrontation au réel, mais d’être l’acteur majeur de la modification de ce réel. On demande de plus en plus à la loi qu’elle transforme les interdits structurants en autorisation, on demande aux médecins de changer la réalité biologique. On ne lui demande pas, on l’exige et en cas d’impossibilité, on considère comme une injustice le fait de ne pas avoir été guéri. Fabrice Midal parle aussi du dictat de l’utilité. Il dit : « Alors que le mot « gérer » devrait être réservé à la seule sphère économique, la notion de gestion est rentrée dans la sphère privée. On se doit de gérer ses émotions, ses affects, l’éducation de ses enfants, les personnes dans les entreprises, comme on gère son compte en banque, ses économies ». Il dit que parler de gestion des ressources humaines est une barbarie. L’humain serait alors traité comme une ressource financière que l’on s’accaparerait. Il en vient à dire que le rapport à l’autre lui-même en subit les conséquences puisque l’on en vient à regarder l’autre comme une ressource, comme un objet, en fonction de l’utilité qu’il pourra apporter et non plus comme un autre riche de ce qu’il est. J’ai trouvé cette réflexion très intéressante et très pertinente. Elle interroge le philosophe : considérer la personne comme une ressource ne témoigne-t-il pas d’une forme de barbarie, d’un rapport mécanique » à l’être humain ? « On ne peut pas continuer à vivre en considérant que tout (la nature, l’eau, l’humain) serait comme des ressources que l’on se doit de saisir afin d’en prendre possession en vue de ce que l’on va

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pouvoir en faire. » Selon le philosophe, cette instrumentalisation témoigne de la difficulté à accepter notre humanité fragile, dépendante et mortelle. Vous verrez, dans la deuxième partie, comment je fais le lien avec le travail social. Cela a des conséquences dans la relation à autrui, l’autre étant de plus en plus perçu en fonction de ce qu’il peut apporter, et en corolaire réduit aux désagréments, aux contraintes, aux limitations que sa présence peut engendrer sur la jouissance immédiate de son interlocuteur. On le voit même dans nos institutions, dans nos organisations bien huilées où la procédure est le maître-mot. Quand l’usager ne rentre pas dans ce que l’on a pensé comme étant le meilleur, l’usager peut être réduit aussi aux désagréments qu’il va générer dans l’organisation des professionnels. Ce n’est pas dit tel quel, mais je le perçois dans ce que j’entends chez les professionnels. Quelles sont les conséquences dans le travail social ? Ce qui pourrait apparaître comme une problématique éloignée de nos préoccupations professionnelles a pourtant des conséquences dans le secteur social et médicosocial. Nous sommes dans un contexte d’uniformisation et de standardisation des pratiques professionnelles. Nous assistons, depuis quelques années, à un vaste mouvement de rationalisation et d’objectivation des organisations où les normes ont pris une place considérable. Les intentions sont louables. On veut sécuriser le système. Après tout, il n’est pas mauvais de vouloir réduire les risques ! Il y a tout de même des aléas humains que l’on pourrait contrôler. On veut aussi garantir une traçabilité. Surtout dans une époque de judiciarisation croissante, montrer que l’on a bien fait ce que l’on devait faire est aussi une manière de se protéger. On veut également rendre le système plus efficient, ce qui est intelligent. On ne veut pas gaspiller les deniers publics, on doit rendre des comptes de l’argent dépensé. Enfin, il faut aussi ajuster nos pratiques à la réglementation, favoriser la bientraitance, individualiser l’accompagnement. Pour ce faire, on demande aux professionnels d’être de plus en plus professionnels. On leur demande alors d’individualiser les pratiques tout en se soumettant à des standards de bonnes pratiques, ce qui peut déjà paraître paradoxal. Tout pourrait être pour le mieux dans le meilleur des mondes ! Pourtant, au sein de nombreuses institutions, on sent croître un véritable malaise des professionnels, mais aussi des cadres et des dirigeants. Les plaintes, les conflits d’équipe et les arrêts maladies auraient tendance à augmenter, chiffres à l’appui. En EHPAD et en gérontologie, le taux d’accidents du travail est aujourd’hui supérieur à celui du bâtiment, il a énormément augmenté et est vraiment impressionnant. On parle ainsi de risques psychosociaux et de souffrance au travail Nous vivons donc une situation unique d’injonction paradoxale. Les professionnels doivent individualiser les pratiques tout en les justifiant et en se soumettant à des recommandations de bonnes pratiques qui tendent à devenir des normes. Même si elle n’est plus au gouvernement, Marie-Arlette Carlotti, avant de partir, avait parlé de normes de l’Anesm. Par le biais de l’évaluation externe, les institutions devraient rendre des comptes sous peine d’être sanctionnées. Je ne sais pas si vous avez entendu cette déclaration, mais elle était intéressante parce qu’elle parlait des normes de l’Anesm et disait qu’on allait se servir d’évaluations externes pour pouvoir punir des institutions maltraitantes, celles qui ne respectent pas les normes de l’Anesm, alors que l’Anesm soumet des recommandations qui ne sont que des recommandations, et qui ne peuvent donc pas devenir des normes. On nous explique qu’il n’y a plus d’argent pour faire du social, qu’il faut savoir gagner du temps, faire plus avec moins, mais les professionnels ont le sentiment qu’on leur impose des organisations, des démarches d’évaluation et des normes de plus en plus chronophages et de plus en plus coûteuses. Je me souviens d’une structure dans laquelle j’avais fait une mission et qui venait de changer tout le système incendie, ce qui avait coûté des sommes pharamineuses dans de

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vieux bâtiments. Le jour de la visite de sécurité, les pompiers ont dit à la directrice que pour eux, ce système n’était pas bien et qu’ils espéraient qu’il ne serait plus aux normes d’ici trois ans. En parallèle, le grand débat dans l’équipe que j’accompagnais était de savoir comment pouvoir dégager du temps pour personnaliser l’accompagnement. C’est le grand débat des professionnels. On met la personne au cœur du secteur, mais aujourd’hui, certains ont le sentiment que les procédures et protocoles prennent petit à petit le pas sur le sens de la mission. Je ne dis pas que c’est vrai, je dis que les professionnels ont le sentiment que l’organisation est de plus en plus gérée à partir des procédures plutôt qu’à partir des besoins de l’usager. Les postes sont de plus en plus organisés en fonction des tâches à accomplir. Des projets de soins, des projets d’accompagnement ressemblent parfois à des catalogues de protocoles plutôt qu’à la description d’une philosophie de soins. On le voit en particulier en EHPAD : parfois, il est intéressant de voir que les projets de soins sont des classeurs entiers de protocoles qui ne sont pas suivis d’ailleurs car trop nombreux. Dans certaines structures, il y a des classeurs entiers de protocoles ; pour chaque situation, on a essayé de prévoir ce qu’il faut faire. En conséquence, les professionnels peuvent avoir la tentation de se replier sur eux-mêmes. De nombreux professionnels, aujourd’hui dans les structures, disent qu’ils font ce qu’on leur dit de faire, ce qui est écrit sur la fiche des tâches, mais que leur travail à perdu tout son sens. Certains ont alors l’impression de ne plus être au service des usagers, mais au service de l’organisation et des tâches à accomplir. Face à la difficulté de trouver un sens à leur travail, face à un métier qui semble à leurs yeux de plus en plus se définir en fonction des tâches à accomplir et non plus en fonction des personnes à accompagner, certains professionnels peuvent être tentés de se raccrocher à leur vision personnelle du travail bien fait, à leur propre subjectivité. Ainsi, il n’est alors pas rare d’observer que plus les structures rationalisent leurs organisations, plus on observe par ailleurs, des conflits de normes entre professionnels et des tensions récurrentes entre corps de métiers. Plus on bannie la subjectivité de nos organisations, plus celle-ci réapparait dans des plaintes, des conflits et/ou des reproches plus ou moins infondées contre les collègues ou la hiérarchie. Une hausse des résistances au changement est une autre conséquence très frappante. Parfois, la tentation est de se débarrasser des procédures, de contourner la réglementation, voire de rejeter 2002. Je le vois plutôt dans le secteur du handicap, des ESAT où les éducateurs que je rencontre me disent parfois qu’ils en ont ras le bol de 2002. Le risque est de jeter le bébé avec l’eau du bain. Ce ne sont pas les outils de la qualité qui sont mauvais, mais ils sont le révélateur d’un contexte global de dénie de la subjectivité humaine qui se cache dans la tentation de rationaliser les pratiques. C’est là où je veux en arriver. Cette volonté de rationaliser parle sans doute de la difficulté de notre époque à faire face à la vulnérabilité et à la fragilité de la condition humaine. Rationaliser le travail social est peut-être alors une manière de nier cette subjectivité gênante, pourtant indissociable de l’accompagnement des personnes fragiles, une manière de ne pas penser notre propre vulnérabilité. Demander aux professionnels de prendre en charge de mieux en mieux, inscrire la bientraitance dans le cœur de la loi est peut-être une manière de se décharger du miroir que nous renvoient ces personnes vulnérables qui renvoient peut-être à notre propre vulnérabilité. À y réfléchir, elles ne sont pas plus vulnérables que nous, elles nous renvoient au fait que nous sommes nous-mêmes extrêmement vulnérables, que nous sommes nous-mêmes dans l’incapacité, peut-être plus qu’auparavant, d’affronter notre condition humaine. Ces personnes qui n’ont pas forcément les armes pour se défendre nous renvoient finalement à nous-même. Cela parle peut-être aussi de la difficulté de notre

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époque à penser la vulnérabilité, notre fragilité, au fait que de toute façon, quoi que l’on fasse, on finira par mourir un jour et que les accidents de la vie peuvent tous nous frapper. Cela me rappelle le film « Bienvenue à Gattaca » qui est extraordinaire, l’histoire d’un homme qui a été sélectionné génétiquement pour réussir et qui est obligé de demander à un inférieur génétique de faire le travail qu’il ne veut pas faire à cause des accidents de la vie qu’il a eus et qui n’étaient pas programmés génétiquement. Rationaliser le travail social est peut-être une manière de nier la subjectivité qui dérange, de nier le fait que le professionnel peut être lui aussi vulnérabilisé par son travail, fragilisé dans cette rencontre avec la personne accompagnée. On n’est pas seulement dans de la technique, on est dans de la relation interpersonnelle, une relation qui nécessite peut-être une forme de vérité et qui demande un grand écart qui n’est pas simple. Il faut à la fois être vrai dans la relation à l’autre, il ne faut pas jouer sa vie dans la relation à l’autre, mais qui qu’on y fasse, il se joue toujours quelque chose de notre vie dans cette relation à l’autre. Comment gérer cet entre-deux ? Réduire l’autre à son statut de victime, à sa pathologie ou aux procédures et normes de bonnes pratiques, peut être une bonne manière de nier non seulement que la vulnérabilité est au cœur du travail social, que tout n’est pas mesurable, objectivable, que les émotions, l’angoisse, les peurs, l’apaisement nécessitent un accompagnement qui ne soit pas que matériel, que la subjectivité humaine est indissociable d’un travail de qualité et que les personnes ont avant tout besoin de considération, d’une relation d’aide, de soins relationnels, ce qui est beaucoup moins mesurable Il est important de se rappeler qu’en chinois, le mot « khi » qui signifie « crise » veut dire « catastrophe », mais aussi « opportunité pour grandir ». Il faut considérer que derrière la crise, derrière la fragilité, il y a aussi des forces. Si l’on ne voit que la catastrophe et la fragilité, on ne voit pas le versant positif. Il en est de même pour les personnes que nous accompagnons. Comment ne pas réduire l’autre à son statut d’usager ? Avant d’être un usager, la personne est avant tout une personne. Je préfère parler de personne accompagnée parce que l’accompagnement nécessite que deux personnes fassent un bout de chemin ensemble. Je conclurai par plusieurs pistes de réflexion, d’une part par l’idée qu’il faut absolument laisser une place à la subjectivité aujourd’hui dans le médico-social. Je vais juste parler du syndrome de la goutte d’eau. Moins le système laisse de prise à la dimension humaine, aux émotions, à l’imprévu, moins les professionnels semblent avoir de prise sur leurs émotions et leurs interprétations. Au fur et à mesure que l’on a cherché à objectiviser les pratiques, à rationaliser le travail, à chasser l’imprévu de nos institutions, à informatiser les processus de communication interne, on a vu comme en écho, monter une angoisse diffuse, des interprétations et des rumeurs subjectives au sein des équipes. La subjectivité bannie par la nécessité impérieuse de l’air du temps s’imposant là ou on ne l’attendait pas Le travail des professionnels semble ainsi plus que jamais pollué par une subjectivité dont ils ne savent pas quoi faire et qu’ils vont évacuer entre autre dans des conflits interpersonnels ou dans une méfiance accrue envers leur hiérarchie qu’ils risquent de soupçonner et d’accuser de les manipuler. Plus on évacue la subjectivité de nos institutions, plus elle risque de prendre une place incontrôlable, en se manifestant au gré de la vie institutionnelle, à partir de fait complètement subjectifs et apparemment stupides. Les professionnels se polarisant alors sur des faits qui n’ont rien de réel, des fantasmes collectifs construits à partir de faits tout à fait anodins.

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Face à cela, il est tout d’abord plus que nécessaire de réhabiliter la clinique. Beaucoup de travailleurs sociaux ont le sentiment qu’aujourd’hui, la clinique est évacuée du travail social. Je ne dis pas que c’est vrai, mais c’est en tout cas un vrai sentiment que vivent les professionnels. Je le vois aussi dans le secteur gérontologique que je connais bien où la subjectivité est en permanence présente chez les professionnels et où elle est en même temps bannie de la réflexion collective : il faut cibler les transmissions, gagner du temps, aller à l’essentiel, au rationnel. Résultat : il devient difficile d’entre d’entendre la personne au-delà de ce qu’elle dit et demande ; les demandes c’est pourtant comme les trains, elles peuvent en cacher une autre. Je vous renvoie à l’ouvrage de Michela Marzano, « Je consens donc je suis », qui est une philosophe extrêmement intéressante, qui pose la question du consentement et de l’expression de son désir: suffit-il qu’il y ait un consentement de la personne, pour qu’il y ait une véritable prise en compte du désir de l’autre ? Il est aussi sans doute indispensable de lutter contre un phénomène très actuel qu’est le non-management. On a trop souvent l’impression que ce ne sont plus les hommes qui managent d’autres hommes, mais les normes et les procédures qui managent les équipes ; de nombreux auteurs le soulignent : il est indispensable de revaloriser le management de proximité. Beaucoup de professionnels ont le sentiment que leurs cadres ne sont plus présents auprès d’eux, qu’ils sont happés par la gestion des process et par les tâches administratives. Ils se sentent seuls, alors que les exigences actuelles n’ont jamais autant nécessité la présence de cadre bienveillant et empathique. Ils peuvent alors développer l’impression que la réalité de ce qu’ils vivent auprès des publics est ignorée. D’où cette phrase typique que l’on entend souvent : « Ils ne comprennent rien à notre travail, ils sont coupés de la réalité », ce qui n’est pas forcément la réalité. Beaucoup de cadres et de directeurs sont extrêmement conscients de la réalité et en sont préoccupés, mais on constate ce décalage qui est en train de s’instaurer. Il faut donc lutter contre le non-management et revaloriser le management de proximité afin de faire en sorte dans nos organisations, de ne pas donner aux professionnels le sentiment que ce sont les process qui managent le projet et travailler le positionnement et les rôles des équipes de direction afin que les équipes, ne se sentent pas comme les pions d’un système, des exécutant d’une administration coupé de la réalité, mais comme faisant partie d’un tout qui ne les dévorent pas !

YVETTE MOLINA, sociologue, EHESS (École des hautes études en sciences sociales), membre de l’équipe du Centre Maurice Halbwachs

J’ai une question de précision. Quand vous avez démarré votre propos sur la question de la souffrance des professionnels, vous avez notamment parlé de réalités qui étaient acceptées par ces professionnels.

YVES CLERCQ Cela fait en quelque sorte partie du contrat moral. Quand on devient infirmière ou aide-soignante, on sait que l’on va être confronté à la maladie, à la souffrance et on sait que l’on va être plus ou moins touché. On sait qu’il y a un risque réel. Lors de son premier stage, lorsqu’un aide-soignant fait une toilette, il est complètement bouleversé par cette rencontre avec le corps dénudé et avec cette fragilité. Tout un travail se fait ensuite en école pour savoir comment accepter d’être touché par

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l’autre. Parfois, les professionnels ne sont pas entendus dans cette réalité et ont tendance à se créer une carapace. J’ai accompagné des maltraitants et je me suis rendu compte qu’ils étaient la plupart du temps tellement sensibles dans la relation à l’autre qu’ils s’étaient carapacés de manière excessive. S’ils ont une responsabilité, ces professionnels sont aussi symptômes institutionnels. Qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné des professionnels en viennent à se carapacer de telle manière que l’autre devient un objet et non plus un sujet dans le soin ou dans l’accompagnement ? L’autre nous renvoie à nous-mêmes, à notre vulnérabilité. Dans une époque qui a du mal à penser la vulnérabilité, cela nous fragilise d’autant plus qu’il n’y a pas les espaces pour penser cette vulnérabilité, ce que je fais encore en analyse de pratiques avec les professionnels.

ACCOMPAGNEMENT SOCIAL DES RISQUES DE LA VIE

NOËLLIE GREIVELDINGER, psychologue au Conseil général des Pyrénées-

Orientales

Je suis psychologue au Conseil général des Pyrénées-Orientales, je travaille en mission d’insertion, dans un service de santé, auprès de personnes qui sont bénéficiaires du RSA et qui nous sont envoyées pour un bilan de santé. Je travaille avec une infirmière et un médecin. Nous voyons beaucoup de situations de santé différentes. J’ai été aussi désignée depuis peu par ma direction comme personne ressource sur les questions de démarches participatives. Quand on m’a demandé de travailler sur la question du risque, mon premier réflexe a été de partir de ce que je trouve prévalant dans l’institution, à savoir le risque que nous fait courir l’usager. On a toute une série de mesures, on parle beaucoup de la violence des usagers, etc. J’ai pensé spontanément à un monsieur qui est venu avec un couteau dans sa poche. Comme il entendait des voix, il préférait se prémunir avec son couteau. Pour être honnête, la grande majorité des cas concerne des personnes qui prennent des risques parce qu’elles sont dans un équilibre très précaire. Elles mettent en tension leur santé et celle de leurs proches, leur survie financière et leur famille. Alors, qu’entendons-nous au fond par « conduites à risques » ? L’accès aux soins est un risque que prennent les personnes parce qu’elles se mettent sous le regard du professionnel de santé et du professionnel du social qui ont alors une perception sur eux et sur leur famille. Cette crainte vis à vis des professionnels est issue de l’expérience ; ce n'est pas une vue de l'esprit. J’ai reçu récemment une jeune mère célibataire et elle me dit d’emblée : « Que pouvez-vous pour moi ? ». En tant que psychologue, je me soucie évidemment de son bien-être. Lorsqu’elle arrive, elle est dans une situation de grande vulnérabilité : elle est dans un isolement social et familial, elle n’a pas de diplôme, pas de travail et elle a un enfant en bas âge. Je ne peux rien pour elle puisqu’elle n’a pas de troubles psychiques. Je la reçois donc contre sa volonté puisqu’un travailleur social a identifié qu’elle avait un trouble. On discute et elle me dit : « Dans cette société où il y a des procédures de partout, on se méfie. On a peur d'aller vers vous, les psychologues et psychiatres. Mes amis me l’ont tous dit, avant de venir : N'y vas surtout pas, il va t'arriver quelque chose. On va te prendre ton enfant ». Elle me pose une question pratique : « Comment savoir si on peut faire confiance à un psy ? ». De quel pouvoir, nous, psys, disposons-nous pour nuire à elle et à son enfant ? C'est une question assez terrible à entendre parce que je fais ce métier a priori dans l’idée

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d’aider l'autre et non de lui nuire. L’idée qu’elle me renvoie que j’ai un pouvoir sur sa vie et sur celle de son enfant est d’emblée une idée assez insupportable. Pourtant, ce pouvoir s’illustre assez facilement. Prenons par exemple la question de l’arrêt de l’aide dans le social. Quand arrêter d'intervenir auprès d’une personne ? À partir de quel indicateur doit-on considérer que la personne n'a plus besoin de nous ? Lorsqu’il s’agit de la santé d’un adulte, la réponse est assez simple puisqu’il n'y a pas d’obligation de soin. Même si la personne n’est pas d’accord, qu’elle se met en danger par rapport à sa santé, dans la grande majorité des cas, on peut arrêter d’intervenir si elle le souhaite. La question de l’arrêt de l’aide est plus difficile lorsqu’on touche à la protection de l'enfance, y compris quand la demande vient au départ des familles et qu’il n’y a pas d’obligation judiciaire ni de signalement. Quand les parents viennent nous demander de l’aide en disant qu’ils ont besoin de nous pour les aider à passer cette période de vulnérabilité, ils s’attendent à ce que l’aide s’arrête quand ils n'en ressentent plus le besoin. Souvent, ce n’est pas le cas. Dès lors que les professionnels sont intervenus, ils prennent la maîtrise de cet arrêt. Les parents se sentent alors piégés. Nous avons bien ce pouvoir sur leur vie familiale. Pour en venir aux émotions des professionnels, ils sont aussi soumis aux émotions personnelles, même s’ils sont consciencieux et vigilants pour évaluer le risque pour l’enfant. Ces émotions, surtout en les niant, peuvent les amener à prendre des mauvaises décisions, d’autant qu’ils ne décodent pas les situations avec le même regard que la famille. Heureusement puisque les parents font appel à nous pour trouver une certaine distance, des outils techniques et des connaissances. Mais pourquoi ne pas envisager que le savoir du parent sur sa situation est aussi important que le savoir du professionnel ? Puisque les parents ne sont pas les seuls à être dans l’émotion, pourquoi exclure l’un ou l’autre des regards, l’un ou l’autre des savoirs ? Pourquoi ne pas partager ce pouvoir sur la situation ? Ce sont les questions que je me pose. Lorsque je suis inquiète pour une famille que je reçois, ce qui m’arrive de temps en temps, mon inquiétude, est-elle liée au souci que j’ai de l’autre par mon métier ? Est-ce qu’elle peut être liée aussi à mon sentiment d’impuissance ? Si j’ai le sentiment de ne pas savoir quoi faire ni quoi dire à une personne que je reçois, il y a peut-être une solution à inventer ensemble que je n’ai pas. Cet enjeu de laisser émerger cette incertitude face à l’autre me paraît essentiel puisqu’il concerne la vie de l’autre. Je ne suis qu’un professionnel et ensuite, je rentre chez moi. En laissant émerger cette incertitude, on permet à la personne de mobiliser ses propres ressources dans les événements qui la concernent, mais aussi dans la relation qu’elle établit avec nous. L’autre volet de mon travail est celui du cadre institutionnel. Pour le professionnel, prendre des risques au niveau institutionnel, c’est oser sortir du rang pour proposer et créer. C’est un risque que j’ai pris de temps en temps et j’ai reçu des retours de bâtons. Je sais que ce risque n’est pas innocent et n’est pas simple. Aujourd’hui, je suis confrontée plutôt au risque inverse. En s’exposant trop, en étant trop à vue, on prend un risque en tant que professionnel. Il faut donc parfois savoir retourner dans l’ombre du quotidien, dans l’ombre de notre pratique. Ce mouvement dans l’entre-deux permet d’échapper au risque d’être figé par l’institution, dans une place précise et de ne plus avoir de liberté d’action. Pour fonctionner, l’institution a nécessairement besoin d’une conformité aux lois, aux règlements et aux normes, mais elle a aussi besoin que le professionnel puisse s’adapter et transgresser ces règles et ces lois. Ce mouvement est nécessaire. L’institution a besoin que le

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professionnel prenne des risques, mais non pas d’importe comment. Il fait qu’il ait à ses côtés un responsable prêt à en répondre. Je suis partie d’une situation concrète pour illustrée cette idée. Dans le cadre des démarches participatives, j’ai proposé à un directeur, qui était dans une grande démarche qualité et d’évaluation interne, de créer un groupe d'usagers. On leur demandait de se positionner sur un thème très précis qui était celui de l’accueil. L'objectif et le temps d'existence de ce groupe sont fixés en amont. Les usagers savaient qu’ils étaient appelés à poser des constats sur l’accueil, sur leurs rapports avec l'institution. Il s’agissait d’une institution qui travaille sur le handicap ; la concertation concernait donc des personnes qui étaient soit reconnues handicapées, soit qui avaient des enfants reconnus handicapés. Les deux premières rencontres se passent très bien, les usagers s’interrogent sur leur propre groupe, sur leur situation et sur le handicap et sur ce qu'ils ont à dire de l'institution. Lors de la troisième rencontre, un homme se lève, un homme qui avait des problèmes de santé, mais qui avait toujours refusé cette reconnaissance du handicap, et il dit : « C'est bien sympa, on se réunit, on parle, je suis très content d’être là, il y a vraiment une bonne ambiance, mais si on ne rencontre pas la personne qui dirige, si on se contente de parler, alors, ça ne sert à rien et je m’en vais ». Il y a eu une sorte de sidération dans la salle, puis l’animatrice a dit qu’elle allait en parler au directeur. Le directeur a accepté de venir. La réunion a été bien sûr préparée en amont puisque les animatrices sont garantes de ce travail. Il ne faut pas que tout le monde soit pris par l’émotion et ne puisse pas écouter ni élaborer. Le directeur a pris l’engagement de pérenniser cette action. Désormais, cette institution fonctionne avec des comités d’usagers. L’usager qui s’est levé a pris un risque ; le directeur a pris le risque de venir alors qu’il était dans l’inconnu. Est-ce que cette somme de risques pris par les uns et les autres a permis de créer ce dispositif original ? Il y a eu aussi une suite, comme le souhaitait l’usager, parce qu’il y a eu un engagement de chacun, l’engagement des professionnels, des animateurs, de l’usager, du directeur, mais aussi de l’institution et des élus qui se sont engagés dans ce processus. Sinon, cette continuité n’aurait pas pu se faire. Une co-construction entre les usagers et les professionnels, que ce soit dans un cadre individuel ou collectif, implique de pouvoir se faire confiance et d’être dans une optique de transmission des savoirs. Alors, l’occasion est donnée de pouvoir créer quelque chose ensemble. J’ai participé à une co-formation sur le croisement des savoirs. Ces co-formations sont animées par ATD Quart-Monde en lien avec le CNFPT ou d’autres structures. Des professionnels du social viennent se former et en face, il y a des militants issus du milieu de la pauvreté. Pendant plusieurs jours, ils essaient de travailler ensemble. Au cours d'une co-formation récente, ils ont pu confronter leurs regards à travers le récit d’une situation qu’avait écrit un professionnel. La conclusion commune de cette confrontation portait sur la nécessité de reconnaître et valoriser ce que la famille sait faire pour qu’elle soit en confiance. Nous, professionnels, sommes pris dans cette contradiction. Il faut que les familles adhèrent et il faut en même temps qu’on les contrôle. La question du travail en partenariat que l’on nous répète par rapport à la loi de 2002 nous met dans une situation très compliquée, désemparée. Je pense que la question de la confiance évoquée dans les co-formations peut nous permettre de trouver un début de réponse, notamment dans l’idée que la confiance n'existe de la part des parents que si elle existe aussi dans l’autre sens. Quelles pourraient être les conditions pour être en lien dans la confiance ? Cela revient à la question de la jeune maman dont je parlais tout à l’heure et qui demande à partir de quoi elle peut me faire confiance. À partir de quelles garanties peut-on prendre le risque de s’ouvrir au partage de points de vue, au changement de nos représentations ? Je vous livre quelques hypothèses. Je me suis dit

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d’abord que cela pouvait se faire par la définition préalable et commune d’un intérêt partagé, y compris du côté de l'institution. On définit ensemble quel est l’intérêt que l’on partage. C’est plus que la somme des intérêts des uns et des autres, de l’intérêt du groupe des usagers, de l’intérêt du professionnel et de l’intérêt de l’institution. C’est définir ensemble l’intérêt partagé. Ensuite, cela peut se faire en créant les conditions d'un dialogue. Un dialogue ne se décrète pas d’emblée ; il faut des conditions précises pour que chacun puisse parler et notamment les plus vulnérables, les plus en danger, ceux qui prennent le plus de risques quand ils parlent. Cela peut se faire également par la place laissée à l'incertitude. Quand on commence à se rencontrer, on ne sait pas ce qui va advenir ; il faut l’accepter d’emblée. Cela se fait également par l'acceptation du contradictoire et de la confrontation. Je suis un peu contre l’idée que l’on trouve tout de suite un consensus. Le mot « consensus » me hérisse un peu. On va d’abord être dans la différence. Ce n’est pas évident d’accepter cette étape. Je rajouterais que cela implique que l’institution et les professionnels travaillent ensemble sur un engagement, sur un début de pistes de travail. Les professionnels ne peuvent pas intervenir auprès des usagers si l’institution ne s’engage pas à leurs côtés. Enfin, vous parliez de bons usagers. S’il y a de bons usagers, il y a forcément aussi de mauvais usagers. Il faut faire attention à ces deux définitions. Je voulais terminer par ce que nous avait dit à l’université monsieur André Gervais qui était psychanalyste et qui est décédé en 2010 : « On ne sait pas d’où on vient, on ne sait pas où on va, allons-y en Twingo ». Je n’avais jamais vraiment compris ce qu’il voulait dire mais j’ai vu des panneaux publicitaires récents sur lesquels il était écrit en gros : « Mobile de corps et d’esprit ».

YVETTE MOLINA J’ai une question sur la notion d’engagement que vous avez abordée à la fin de votre intervention. Quand vous parlez d’institutions engagées, quel est le registre de l’engagement ?

NOËLLIE GREIVELDINGER Pour pouvoir établir un partenariat au plus proche, il est nécessaire que chacun s’engage sur cet espace à créer ensemble.

JEAN-MARIE BENOIS, conseiller technique d’action sociale (69) Par rapport aux comités d’usagers, je me demandais si votre institution était prête à jouer le jeu jusqu’au bout. Est-ce que le directeur est réellement prêt à entendre les considérations des usagers, à mettre en œuvre les solutions préconisées ou à répondre aux problèmes évoqués ? Est-ce que ce ne sont au contraire que de bonnes intentions ? C’est souvent ce que l’on invoque dans la participation des habitants, des usagers, dès qu’ils proposent des idées qui ne correspondent pas à la vision de l’institution. Est-ce que la personne qui a demandé à voir le directeur a pu réellement être entendue ?

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NOËLLIE GREIVELDINGER

Avec ce directeur, cela a été possible. Entre-temps, il est parti et je ne sais pas ce que l’institution va faire de ce comité. Il est parti en enclenchant cette idée qu’il faut prendre en compte ce que les usagers ont à dire. Les personnes qui ont participé à ce groupe ont vu rapidement que leur demande avait été prise en compte, ce qui a été très fort. Le risque est que la concertation ne glisse que vers des aménagements matériels, alors qu’une fois les usagers sollicités, ils sont partis vers des questionnements presque politiques. La démarche a été très loin, c’est dommage de s’en passer.

AU RISQUE DES SENTIMENTS

ALAIN BAUDE, éducateur spécialisé en foyer d’accueil (67)

Je m’appelle Alain Baude, je viens de Strasbourg où je suis éducateur spécialisé dans un foyer qui accueille 25 personnes adultes en situation de handicap ou de maladie mentale. C’est depuis cette place, difficile et privilégiée, que je souhaite aujourd’hui m’adresser à vous. Sur le programme, mon intervention se dénomme « Au risque des sentiments » qui était le titre d’un article paru dans la revue le Sociographe. Aujourd’hui, il a un peu changé car j’ai travaillé différemment et je vais plutôt vous livrer mes sentiments sur le risque. Je vais vous en donner trois en faisant deux digressions, pour essayer de me rendre utile. Le risque, c’est la relation à l’autre. La psychologie nous a appris que dès notre plus jeune âge, la principale chance et risque chez l’être humain est la présence, le rapport à l’autre. Nous sommes des êtres de relation et ce simple constat suffit, à mon avis, à en déduire que le risque est celui de la relation. Le risque, c’est-à-dire l’imaginaire qui va avec la forte symbolique l’accompagnant et une réalité peu accessible. Ce sera ma première digression. Pourquoi une réalité peu accessible ? La psychanalyse enseigne que le réel est d’un ordre complexe. Si cela n’est plus le cas, il y a mauvaise augure car cela pourrait signifier que le sujet a été ravi non pas dans la folie des grandeurs, mais plutôt du côté de la grandeur de la folie. Je serai moins inquiétant et obscure en vous parlant simplement d’illusions cognitives. Je reprends ici un terme utilisé par Gérard Bronner, sociologue, qui écrivait récemment dans un article intitulé « Le principe de précaution servi par la crédulité de l’opinion », les propos suivants : « Il semblerait que notre esprit soit programmé pour donner de manière totalement intuitive des mauvaises réponses face à une information. Nous avons ainsi tendance à dramatiser certains risques, tout comme nous sommes incapables d’avoir une vision rationnelle de la probabilité d’apparition de ces dangers. La raison ? Nous accordons beaucoup plus d’intérêts aux risques spectaculaires. Par exemple, les risques d’inondations sont largement surestimés aux États-Unis, alors que les accidents cardiovasculaires semblent peu préoccuper les citoyens américains. Pourtant, ces derniers risques sont beaucoup plus importants et fréquents que les risques d’inondations ! On parle dans ce cas d’illusion cognitive, c'est-à-dire d’un traitement faussé des informations par notre cerveau ». Le point étant noté, nous pouvons revenir à la relation.

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Le risque dans la relation, c’est dès le départ dans le périlleux exercice de son installation, dans le travail patient et frustrant de sa mise en place. Puis après, souvent longtemps après, au rythme de l’homme, pas à celui d’une chip électronique, dans le fait de la vivre au cours des innombrables évènements du quotidien que constitue le travail d’accompagnement d’autrui au jour le jour et jours après jours. Le risque est dans la relation car la relation est le terreau où peut naître la confiance. La confiance (confidentia, sentiment de sécurité d’une personne qui se fie à quelqu’un ou quelque chose) est elle-même engendrée par la confidence (à nouveau confidentia en latin, cette fois pour signifier la déclaration faite en secret à quelqu’un. Le secret d’un qui en lie deux, le secret confié et partagé, bonne nouvelle ou croix à porter. Les secrets révélés, surpris, tus ou entendus, les pièces maîtresses du mystère que constitue un individu par-delà son génome, son corporel et son histoire. La confidence et la confiance sont ossatures de la relation, confiance qui nous renvoie à nous (confiance en soi), mais surtout qui déclinée à deux devient élément incontournable de la dynamique relationnelle (avoir, faire, prendre, perdre confiance en…). En toute confiance pour les sujets de nos attentions ; j’appelle les usagers « les sujets », avec pour eux, l’assurance et la sûreté de savoir que ceux qui les côtoient sont, seront et resteront toujours, au moins un peu, à leurs côtés. Je voulais revenir sur l’article que j’avais écrit dans le numéro 45 de la revue Le Sociographe (« Oser le risque, anticipation et responsabilité », mars 2014). Serré par le temps, je ne vous en ferai pas lecture mais synthétise ici certains des éléments proposait sous le titre « Le miroir avec ou sans tain ». D’abord, j’y posais des questions : « Est-ce qu’on est là ou non ? », « Devons-nous partager le risque de l’exposition à " la lumière de l’autre " ? », « Est-il professionnel et humain de cacher notre humanité ? »… En suite, plus affirmatif, je voulais marquer notre obligation de présence et l’intérêt qu’il y a l’être en pleine conscience (car notez que même si on fait semblant, on est toujours là, mais en faux). Il voulait aussi insister sur la richesse à se dé-couvrir, à se re-connaître dans la relation à l’autre, sans pour autant déconsidérer les risques en présence. Homo-sapiens sapiens, doublement sachant mais aussi parlant, nous tissons à travers la parole, dite ou entendu, réelle ou fantasmatique, notre relation à l’autre. Au cours de cet exposé, la relation est devenue risque ou chance majeure, il en sera de même pour la parole, l’exposition, mot que les alpinistes emploient pour parler de risque, se situant bien du côté du discours, de la parole parlante, du parler vrai, de la langue du désir opposée à celle de bois. La parole vouée à la relation et au lien social : voilà ce que nous proposent d’autres voix. Ce sera ma seconde digression. Parole et lien social, c’est du pareil au même ! Joseph Rouzel, ancien éducateur, psychanalyste, fondateur de Psychasoc à Montpellier, pour affirmer : « Il n’y a que ça le lien social » s’appuie sur une citation de Jacques Lacan que je vous livre : « Je le désigne du terme de discours parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de le désigner dès qu’on s’est aperçu que le lien social ne s’instaure que de s’ancrer dans la façon dont le langage se situe et s’imprime sur ce qui grouille, à savoir l’être parlant ». Je n’ose pas commenter parce que Lacan m’impressionne toujours et me fait même peur. Je continue cependant à travailler et il y a des choses que j’ai comprises, notamment, que le fameux stade du miroir concerne aussi l’aveugle, celui qui garde les yeux fermés et l’homme à qui le bourreau à mis un sac sur la tête. Pour ce qui est de l’être parlant, le parlêtre en un seul mot, c’est exactement la même chose : pas besoin de cordes vocales, de larynx, d’érudition. Il nous concerne tous, y compris le muet, le mutique, le non francophone, le poète et celui qui délire. Je reviens à cette chère et onéreuse parole, à la faculté de parler propre à l’être humain, cible d’innombrables attaques en des temps dits modernes. Remontant à et étudiant, « La pensée post-

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nazie », Michel Onfray évoque le philosophe allemand Günther Anders qui voit dans « la perte du logos » les signes d’un homme obsolescent ou peut-être déjà obsolète. Plus récemment, en 2014, Jean-Luc Godard intitulait son dernier film « Adieu au langage » alors que le psychanalyste Claude Allione publiait son essai sur « La haine de la parole ». En ce qui me concerne, plus modestement, je ne follow pas Twitter et ses Tweets car 140 caractères maximum pour un message me font penser dans le meilleur des cas à la sagesse d’un laconique touareg – j’en suis loin – un peu moins heureux aux gazouillis d’un rouge-gorge aphone et au pire au goulag et à l’enfer. Voici mon second propos. En place, fonction et mission d’éducateur, il est primordial de savoir distinguer, même s’ils sont souvent entremêlés, deux types de risques aux origines et destinations différentes. « Il est essentiel de distinguer les risques mortifères de ceux porteurs de vie », écrit Joël Plantet, dans un numéro (n° 1023) de la revue le Lien Social intitulé « Éducateur : un métier à risque ». Aborder ce postulat me semble incontournable, mais mon objet ne va pas être ici d’essayer de définir ce que l’on peut appeler un risque créateur de vie et un risque morbide. Interlocuteurs vivants, je suis persuadé que les notions vous parlent d’elles-mêmes car en nous tous Eros et Thanatos résonnent, font écho au cœur ou aux tripes. Notez que par pudeur ou par timidité, je m’arrêterai là, mais concernant l’Eros, souffle de vie, on sait bien où et comment, il aime à se signaler. Trêve de plaisir et de plaisanterie, revenons plus sérieusement à notre étude et plus spécifiquement à ce que nous dicte la loi. Depuis le début des années 2000, ce qui est écrit (réformes, décrets, codes, chartes) nous signifie clairement que le principal acteur du devenir de la personne en situation de handicap, d’exclusion et de souffrance doit être la personne elle-même et non pas son médecin, son tuteur, sa famille ou son éducateur. De façon un peu inattendue, les textes législatifs convoquent le sujet au maximum de présence, de mise en situation de responsabilité et de prise de décision. Vu sous cet angle, notre travail devient vraiment un rôle d’accompagnement, une mission d’escorte basée sur la réalité du désir d’un sujet plutôt que sur des fantasmes de réussite thérapeutique, sociale ou politique. La tâche semble ardue et même conscients, grâce à Herr Freud, de la difficulté de l’entreprise, nous ne pouvons nous satisfaire de déclamer à qui ne veut pas l’entendre (familles, grand public et médias) la dimension impossible de notre métier. Il faut être capable de rappeler à d’autres « virtuels » (prescripteurs, financeurs, directions et agences en tout genre) que l’irréalisable ne réside pas du côté de l’envie, de l’essai, de la création. Il faut pouvoir dire à ceux en première ligne (familles, professionnels à l’ouvrage et bien évidemment aux personnes que l’on accompagne), que le non-accessible réside en lieu sûr dans l’incapacité à définir, à comprendre et à fabriquer ce qu’est le désir de l’Homme et au-delà celui de la vie. À partir du moment où il s’agit de la vie d’un autre, il paraît impératif de lui faire confiance. Il faut viser à son entendement maximum car en effet, c’est lui qui nous dira, nous fera comprendre la plupart du temps, si ce qu’il se risque à être et à devenir est du côté de la vie, de sa création ou du côté de la mort. Mon expérience professionnelle m’enseigne combien une personne malade ou atteinte d’un fort niveau d’handicap est toujours capable de se faire entendre à deux conditions, la première étant de s’adresser à des personnes aux qualités humaines réelles et aux compétences professionnelles avérées, la seconde étant de se retrouver face à un autre être de désir, un frère ou une sœur d’envie. Les choix, les voix/voies d’autrui sont toujours entendables à celui qui prête sincèrement et intelligemment son oreille et son cœur. Une oreille et un cœur pour l’autre, des cœurs et des oreilles pour autrui car nous avons souvent l’avantage de travailler en équipe. Discuter, mettre en questions,

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organiser, conduire en actes un mouvement risqué est à mon avis avant tout un travail qui se fait à plusieurs. Celui qui travaille en équipe sait que celle-ci, à l’identique du dieu romain Janus, présente deux visages. Il connaît le sentiment du travail en groupe vécu comme une pesante contrainte, mais il expérimente aussi la force décuplée, le fruit de la réunion de plusieurs autour d’un. Il peut compter sur les opportunités et les garanties d’un travail pensé, acté et évalué dans un « Ensemble ». Mon dernier point sera de répondre à cette question à laquelle ma voisine a déjà répondu de son point de vue : qui prend le plus grand risque ? Pour introduire ce dernier point, je m’appuierai sur deux constats récents. Sur mon lieu de travail, conformément à la loi, mais depuis peu, nous disposons d’un document unique de la gestion des risques. Le DUGR est un répertoire listant les risques variés et quantifiables auxquels s’exposent les professionnels de tout ordre (éducateurs, lingères, psychologues, etc.). Au foyer Le Buisson Ardent, en plus de la brûlure et du burn-out, le texte liste 75 sources de dangers potentiels. Il me semble qu’il soit le seul écrit dans lequel apparaisse clairement consigné la notion de risque. Secundo, j’ai été surpris, lors d’une récente table ronde dans un centre de formation, de constater que les étudiants et futurs travailleurs sociaux abordaient d’entrée de jeu la notion de risque par le prisme du danger encouru par les professionnels. Le souci de travailler en sécurité et dans le meilleur confort (matériel, physique et mental) a du sens, mais il me semble nécessaire de rappeler ici que le risque majeur dans notre travail n’est pas de ce côté-là. Je pense personnellement que le plus gros risque est toujours pris par la personne que l’on accompagne. Quand une mère et ses cinq enfants, pour fuir une situation de violences conjugales, déménage du jour au lendemain d’un bout à l’autre de la France, sans le sou, le risque principal est bien pris par la famille. Quand une personne structurée dans un aménagement autistique se tente à aller voir comment cela se passe de notre côté, celui dit des normaux, c’est elle qui joue gros dans cette relation. Notre devoir professionnel implique de savoir faire un pas de côté pour faire place à autrui, à un autre qui est déjà ou toujours là, comme le remarque le philosophe Emmanuel Levinas, présent du fait de la simple apparition de son seul visage. J’y ajouterai volontiers : Face à nous, à la simple évocation de son nom. Travailleurs sociaux, artisans du social, salariés du sociétal… nous devons nous porter garant d’autrui, ainsi que d’une façon de vivre en commun. Notre responsabilité ne porte en aucun cas sur sa rectification, sa guérison ou son accession au bonheur. Notre devoir réside dans le fait de tenir et de maintenir, avec et pour lui, une place, sa place, unique et indiscutable, au sein de la société des Hommes. Pour conclure, je vous soumets un petit crédo que j’ai écrit à l’impératif. Responsables, tenons-nous aux côtés de celui qui est en marche afin qu’il puisse prendre ses risques porteurs de vie. Défiant des temps productivistes et sécuritaires, gardons à l’esprit que ce n’est pas une administration, un numéro de dossier qui s’exposent, mais un individu fait de chair, d’os et de désir. Généreux, mettons tous nos efforts à l’accompagnement de celui qui a trouvé au plus profond de lui le courage et la foi de relever le plus grand défi, celui qui conduit au changement, au nouveau et à l’inconnu. Dans les quelques minutes restantes, je peux vous soumettre un TP, un « cas clinique », une petite histoire du quotidien, un simple moment de vie, donc risqué ! Fin juin 2013, lors d’un long weekend de travail (samedi et dimanche, 2 x 11 heures), dans un climat général de tension, survient la fausse route de monsieur C. Monsieur C. a 62 ans ; n’ayant plus de dents, il doit manger mixée uniquement

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la viande. Il a une position très voutée ; cassé en deux, il prend ses repas à table, assis dans un fauteuil-coque adapté. C’est une personne ayant bon appétit qui apprécie la bonne chère et chez nous, il y en a. Ce dimanche, au repas de midi, l’entrée est une épaisse tranche de pickle qui arrive non mixée. Je lui demande s’il veut que je la découpe, il répond « non » car il veut le faire lui-même. Je lui fais confiance et lui demande alors de la couper en tous petits bouts. Il faut préciser à ce point que monsieur C. dîne en face de monsieur D., son grand ami, qui est en train de se faire grand plaisir en croquant à pleines dents le sandwich qu’il s’est confectionné avec de la baguette fraîche. Sans doute tenté, inspiré, désireux, monsieur C. prend son épais jambon de volaille sans le couper et le glisse dans du pain de mie puis s’y attaque voracement. Ni moi ni ma collègue ne nous en apercevons. Le mélange devient très collant, monsieur C. s’étouffe, il arrive cependant à parler. Encouragé, rassuré, mis en position debout avec quelques tapes – les compressions Heimlich aurait été très compliquées – il arrivera, après de très longues minutes, en toussant et en crachant à régurgiter et à libérer son œsophage. Nous le faisons marcher, il exprime beaucoup de peur et une grande fatigue. Comme appris en cours de secourisme, assuré à tous dans la maison, nous appelons le 15 pour avoir un avis médical. Un médecin vient trente minutes plus tard, il l’ausculte, recommande pour le lendemain, une radio et un traitement antibiotique. Dans la prolongation de mon exposé, on peut simplement s’interroger sous la forme de quelques questions : La nature du présent risque se trouve-t-elle du côté de la relation ou sommes-nous simplement en présence d’un geste technique professionnel mal ou non maîtrisé ? Pouvons-nous ici, en place d’observateur ou en se glissant à la place du sujet, distinguer risques mortifères et risques porteurs de vie ? Quel est à votre avis le protagoniste ayant pris le plus grand risque ? Intentionnellement, je ne répondrai à aucune de ces questions. Peut-être aurez-vous envie d’y travailler. Je préfère vous livrer un secret partagé par Françoise Dolto qui a dit : « Le seul péché est de ne pas se risquer pour vivre son désir ». Humaniste et psychanalyste, la grande dame lance un pavé dans la mare de nos esprits asservis et colonisés, de nos consciences inquiètes et apeurées. Femme, libre, croyante et vivante, elle nous invite à ne pas commettre la faute suprême, à ne pas enfreindre la divine loi. Solidement ancrée dans le réel, qui n’est sûr que d’une seule chose, notre départ prochain, mi-ange, mi-démon, elle nous tente. Elle nous invite à vivre pleinement les possibles d’une vie unique dans tous les sens du terme. Elle nous guide aussi vers la royale avenue qui y conduit, la voix ou la voie du désir. Merci beaucoup de votre attention.

LA PRATIQUE PRUDENTIELLE DES TRAVAILLEURS SOCIAUX

YVETTE MOLINA, sociologue, EHESS (École des Hautes Études en Sciences

Sociales), membre de l’équipe du Centre Maurice Halbwachs

Bonjour. Je suis intervenante dans les formations en travail social et dans l’action sociale, formations initiales mais aussi formations continues ; je suis notamment intervenante à l’INSET d’Angers, au CNFPT. Je suis aussi rattachée à un laboratoire de recherche, le centre Maurice Halbwachs en tant que doctorante puisque je suis en train de terminer une thèse sur les évolutions des professions du

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travail social. Je vous remercie de m’avoir invitée à ce séminaire que je trouve passionnant. La thématique de ce séminaire me renvoie à un double questionnement de départ qui selon mon approche, correspond à deux réalités : celle des publics que l’on dit vulnérables et celle des professionnels de l’autre. Peut-on aussi qualifier les professionnels de vulnérables ? C’est cette tension entre des publics fragiles, mais non seulement, et des professionnels également fragilisés. Pour moi, aborder l’accompagnement social des risques de la vie, c’est aborder les risques de la vie pour les publics dont on s’occupe, mais aussi s’interroger sur les risques de la vie en milieu professionnel pour les intervenants sociaux et médico-sociaux quels qu’ils soient, au plus proche de ces publics. Pourquoi je me pose aussi ce double questionnement ? Il a été évoqué tout à l’heure la question de la subjectivité. Ces professionnels qui interviennent sont aussi des êtres humains et ils peuvent rencontrer leurs propres difficultés dans le contact avec des publics qui vivent certains drames sociaux, comme le disent certains sociologues qui ont travaillé sur ces questions. Ces drames sociaux peuvent faire écho à la propre histoire des intervenants sociaux qui doivent aussi travailler avec cette subjectivité, dans un rapport entre subjectivité profane et intervention de l’expert professionnel. Se rencontre alors la tension entre ces deux dimensions. Pour essayer d’alimenter la réflexion de ce séminaire, je structurerai mon propos en deux temps. Je vais essayer dans un premier temps de voir en quoi la pratique professionnelle est une pratique professionnelle à risque dans un contexte qui est assez labile depuis quelques années déjà. Dans un deuxième temps, je m’attacherai à analyser en quoi les pratiques professionnelles des travailleurs sociaux peuvent être qualifiées de pratiques prudentielles, en me référant notamment à la sociologie des professions qui sera mon cadre de référence théorique, pratiques prudentielles comme régulation du risque au sein des organisations sociales et médico-sociales. Je reviens très rapidement sur le contexte labile dans lequel s’inscrit l’intervention des différents professionnels et praticiens. De nombreux travaux démontrent les transformations des questions sociales. Je vous renvoie ici aux travaux de Robert Castel, mais aussi de Pierre Rosanvallon, de Serge Paugam, etc. On a vu une montée en charge des formes de précarité, de précarisation, une massification. Par ailleurs, le contexte a été rendu beaucoup plus délicat par des réorganisations territoriales, administratives et politiques qui ont été amorcées dès les lois de décentralisation en 1980. Nous le visons pleinement actuellement avec la réforme en cours sur les territoires et ce contexte d’incertitude qui est renvoyé aux professionnels. Un autre facteur tient aux nouvelles dispositions juridiques, comme la loi de rénovation de l’action sociale et médico-sociale qui a été introduite en 2002, qui est venu bousculer les habitudes des organisations, mais aussi les professionnels en introduisant une part plus importante du contrôle et de l’évaluation de l’activité professionnelle. Ce qui peut peut-être remettre en cause une certaine autonomie de ces professionnels. Enfin, le dernier élément qui me semble très important est l’introduction du nouveau management public, du new public management, depuis les années 80. Il introduit une nouvelle culture gestionnaire au sein des organisations puisque le nouveau public management est issu du courant néolibéral, du monde entrepreneurial. Je vais essayer de dégager certaines caractéristiques du risque, toujours dans cette problématique d’une tension entre les risques pour les publics et ceux pour les professionnels, sans écarter les uns ni les autres. S’agissant des professionnels, nous partons du principe qu’ils sont formés, qu’ils sont dotés d’une qualification et qu’ils sont donc garants d’une expertise pour faire face aux différentes

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situations rencontrées. Ils sont donc détenteurs de savoirs légitimes qui leur confèrent cette expertise pour mener à bien leurs missions au sein des organisations sociales. Pour reprendre les propos de Thomas Le Biannic qui travaille sur les questions d’action publique, il nomme des « savoirs experts dans la conduite quotidienne de l’action publique ». On pourrait penser qu’au-delà de la qualification, cette expertise et ces savoirs d’expert pourraient prémunir du risque zéro. Or, ce n’est pas le cas. Ce n’est pas parce que les professionnels sont hautement qualifiés que le risque zéro n’existe pas. Un autre facteur de risque tient à la massification et à la complexification des situations sociales rencontrées, ainsi qu’à un courant installé depuis plusieurs années dans les pratiques professionnelles du « travail ensemble ». Je ne parle pas du travail partenarial ou du travail en réseau, mais parlons déjà du « travail ensemble ». Certains auteurs ont travaillé sur cette question. Il s’agit à la fois du travail ensemble intra-organisationnel et du « travail ensemble » inter-organisationnel. Ce « travail ensemble » qui est nécessaire a priori vient un peu brouiller les frontières en ce sens où l’intervenant social n’est plus le seul interlocuteur des publics dont il s’occupe, mais qu’il devient l’un des acteurs d’une réponse publique collective qui est proposée. Cela pose entre autres la question de la responsabilité de l’intervention, mais aussi de la lisibilité de cette intervention. Qui est porteur de cette responsabilité ? Je ne rentre pas dans le détail, mais nous pourrons y revenir dans l’échange. Une autre dimension du risque concerne le point de vue des publics dont les professionnels s’occupent. Est-ce que l’on s’interroge sur leur point de vue, leur ressenti, etc. ? Un rapport de l’observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES) récent, qui date de 2013, porte de façon tout à fait intéressante sur la question de l’assistance. Dans cette démarche de recherche, a été mis en place un certain nombre d’interviews auprès de bénéficiaires de certaines prestations et de bénéficiaires de l’intervention de travailleurs sociaux et des organisations sociales. Dans cette enquête, les personnes disent qu’elles sont extrêmement humiliées, qu’elles vivent un sentiment de honte très fort du fait d’être assistées ou d’être répertoriées dans cette catégorie. Ce n’est pas un scoop en soi puisque Serge Paugam par exemple avait déjà travaillé, dans les années 80, à partir des bénéficiaires du RMI, sur ce sentiment de honte. Il y a aussi les travaux de Nicolas Duvoux qui dans la continuité de Serge Paugam, a travaillé sur ces questions. Cependant, l’observatoire national va plus loin en disant qu’il existerait « un manque de respect de la part des institutions qui renvoient la violence symbolique subie par ces personnes » et au-delà de ce sentiment de honte, un sentiment de manque de liberté et d’infantilisation. Ce sont des choses assez fortes qui interrogent, d’autant plus que les personnes qui sont prises en charge et accompagnées doivent s’auto-justifier en permanence auprès des institutions, avec un fond de suspicion. Elles doivent faire leurs preuves dans un ordre moral. Veulent-elles vraiment s’en sortir ? Y aurait de bons et de mauvais bénéficiaires du RSA par exemple ? Un autre facteur de risque est cette double contrainte à laquelle on assiste. D’une part, les intervenants sociaux et médico-sociaux sont pris dans des contraintes gestionnaires, avec des moyens en réduction avec lesquels il est demandé d’en faire toujours plus puisqu’il y a une massification et une complexification des problématiques sociales. Il y a d’autre part un repli, la manifestation d’un malaise des publics dans leur rapport avec les organisations qui les accueillent. Un autre risque que j’ai pu relever et qui rejoint les deux questions précédentes concerne l’ambiguïté portée par les missions de l’intervention sociale, ce qui n’est pas nouveau en soi puisque dans les

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années 70, notamment dans le cadre de la sociologie du travail social, la notion de contrôle social a été largement débattue et dénoncée par de grands sociologues dont Jacques Donzelot, qui ont travaillé sur ce sujet. Ce discours des années 70 revient actuellement et se réactualise, avec cette ambiguïté entre accompagnement, écoute, relation d’aide, relation éducative et cette notion de contrôle social, toujours avec une intervention qui s’inscrit dans l’ordre moral de l’aide. Un certain nombre de travaux, comme ceux de Frédérique Giuliani qui a travaillé sur l’accompagnement dans le champ de l’insertion et de la protection de l’enfance, de Delphine Serre qui a travaillé sur les assistantes sociales dans le milieu du tribunal pour l’enfance et les enquêtes sociales ou de Didier Fassin dont le dernier ouvrage porte sur la judiciarisation de l’intervention sociale, posent cette question du jugement moral et de cette ambiguïté entre contrôle et relation d’aide. Dans cette pratique à risque, il s’agit finalement pour le professionnel de pouvoir gérer cette ambiguïté. Pour conclure cette première partie de mon intervention, finalement, les risques de la vie des publics sont a priori pris en compte par les professionnels qui sont exposés également, dans un contexte fortement contraint, à des risques professionnels. Ce contexte est contraint pour les deux protagonistes, aussi bien pour les publics que pour les professionnels. Florent Champy, qui est un sociologue spécialiste de la sociologie des professions, a proposé cette catégorie de professions à pratiques prudentielles, sauf qu’il écarte les professions du travail social. Il s’interroge en disant que les professions du travail social ne sont pas inscrites dans les pratiques prudentielles. Je m’inscris en faux, je ne suis pas tout à fait d’accord avec lui. Il s’inspire de certains travaux et je vais plus loin. Il dit que pour être inscrit dans des pratiques prudentielles, il faut qu’il y ait des temps d’élaboration collective au sein des organisations, une pratique réflexive. Or, à partir des travaux qu’il a pu consulter dont ceux de Delphine Serre par exemple, il dit que les intervenants sociaux sont pris actuellement dans de telles contraintes gestionnaires de fonctionnement qu’ils n’ont plus le temps de cette élaboration collective et n’arrivent donc pas à entrer dans ces pratiques prudentielles dans lesquelles ils pourraient rentrer. Je dégage cinq enjeux autour de la pratique prudentielle comme gestion possible du risque au sein des organisations. Le premier enjeu est l’existence ou non d’un management du risque au sein des organisations. Ce management est-il pensé, réfléchi, formalisé et posé ? Nous sommes face à un paradoxe. Les professionnels revendiquent une autonomie dans le choix de leurs activités, des méthodes mises en œuvre, mais parallèlement, ils revendiquent aussi un soutien très fort de la part de leur hiérarchie de proximité. Des travaux comme ceux de Bertrand Ravon qui a mené des enquêtes passionnantes au niveau national dans des structures très différentes remettent cette demande de soutien vraiment au cœur. Ce n’est pas seulement une demande de soutien technique par les cadres de proximité, mais aussi une recherche de reconnaissance. Bertrand Ravon parle d’ « épreuve de professionnalité » et de « déni de reconnaissance » des professionnels par les hiérarchies. C’est vraiment passionnant. Je pose donc cette question, cet enjeu de l’existence ou non d’un management du risque au sein des organisations. Le second enjeu que je pose concerne le risque d’un repli sur des routinisations au travail. Même si les intervenants sociaux sont dotés d’une expertise technique, méthodologique, etc. qu’ils ont acquise tout au long de leur formation et qu’ils sont qualifiés en la matière, ils doivent malgré tout faire face aux aléas des situations humaines. Ils sont détenteurs de savoirs qui ne sont pas formels,

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qui sont aussi faits de savoir-faire, de savoirs expérientiels acquis tout au long de la socialisation professionnelle. Pour autant, ce repli sur les routinisations est un risque parce qu’ils prennent le risque de ne pas s’adapter aux singularités des situations et à leurs aléas. Dans un contexte qui est déjà fortement procédural, dans ces organisations qui sont soumises de façon contraignante à des logiques procédurales, le risque est que ces professionnels se replient derrière ces logiques procédurales et non pas en termes des situations singulières rencontrées. Le troisième enjeu concerne la gestion des émotions et des affects. On évoquait la question de la subjectivité ; pour aller plus loin, ces interventions mobilisent aussi les affects et les émotions des professionnels auxquels il est demandé de tenir la bonne distance et qui sont formés pour ce faire, de ne pas trop copiner ou de s’attendrir sur des situations. Ce qui pourrait aussi être une façon de se protéger. En tout cas, ce risque existe d’une trop grande proximité ou d’une distance trop grande. C’est aussi la tension de la distance à tenir dans la relation entre le professionnel et la personne dont il s’occupe, sans pour autant renier la subjectivité et travailler avec elle. Cela veut dire qu’en termes de management des organisations, cette subjectivité doit être prise en compte et travaillée. C’est absolument important dans ces enjeux de pratiques prudentielles. Le quatrième enjeu est la question de l’engagement de soi. Dans le milieu de l’action sociale, du travail social, de l’intervention sociale et médico-sociale, on a plutôt à faire, comme le démontrent de nombreux travaux, à des professionnels qui sont porteurs de valeurs, de croyances, qui les engagent fortement, au-delà de leur engagement professionnel, de leur expertise professionnelle. Ils sont engagés aussi humainement et ils transposent leurs propres valeurs personnelles, leurs propres croyances dans ce que l’on peut appeler un idéal du métier. Dans cet idéal du métier, le risque est que leur propre conception de ce que doit être l’intervention, de ce que doit être leur activité professionnelle, de ce que doit être leur relation avec les publics rentre en conflit avec les valeurs portées par l’organisation qui les emploie. Cette prise de risque est importante aussi à évaluer et à interroger parce que ces tensions peuvent provoquer du non-sens dans l’intervention et du non-sens pour les publics. Enfin, le dernier enjeu que je vois concerne le rapport de pouvoir entre le professionnel censé être détenteur de cette fameuse expertise, de ce savoir d’expert et l’usager ou la personne, dans la relation d’aide. Quelle place est accordée aux usagers qui sont censés être positionnés au cœur de l’intervention sociale ? Notamment l’un des derniers rapports du Conseil supérieur en travail social qui date de 2010 s’intitule « L’usager au cœur de l’intervention sociale ». La loi de 2002 a réaffirmé cette place accordée aux usagers parce qu’elle affirme la participation des publics au cœur de ce qui les concerne. On assiste au paradigme de l’empowerment ou du pouvoir d’agir comme le disent les Québécois. Mais ce n’est pas parce qu’on décrète que l’usager est au cœur de ce qui le concerne et de son action qu’il l’est forcément. Ce n’est pas parce qu’on décrète qu’il faut travailler dans l’empowerment et le pouvoir d’agir que cela ne questionne pas non plus. Il y a aussi des controverses à la notion d’empowerment, il faut faire attention à l’angélisme autour de ce paradigme. Il y a des controverses quant à la responsabilité individuelle que l’on renvoie aux personnes qui font l’objet de l’intervention. Je pense aux mesures éducatives, aux contrats d’engagement réciproque dans le cadre de l’insertion, etc. En termes de politiques sociales, de plus en plus de dispositifs placent certes l’usager au cœur de l’intervention sociale, mais renvoient la responsabilité de leurs projets aboutis ou non aboutis à leur propre responsabilité. C’est aussi un enjeu parce que nous sommes là en dehors des déterminismes

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sociaux et des enjeux collectifs qui conduisent ces personnes à se trouver dans ces situations. Il faut donc faire attention à ce que j’appelle l’angélisme de l’empowerment ou du pouvoir d’agir de ces publics. Pour conclure, le risque de l’accompagnement est pour moi à la fois le risque pour les publics dans leurs risques de vie et le risque pour les professionnels confrontés à la proximité de l’intervention. Il est nécessaire, me semble-t-il, de réintroduire, dans les organisations de travail social et médico-social, un espace d’élaboration collective, avec un management du risque, afin de pouvoir aborder collectivement les enjeux dont je viens de parler. Je vous remercie.

ALAIN BAUDE Le dernier point que vous avez abordé concerne la supervision.

YVETTE MOLINA

Oui, tout à fait, mais j’ai bien insisté sur la dimension collective. Dans la supervision, il y a la supervision individuelle et la supervision collective que l’on appelle souvent l’analyse des pratiques professionnelles. Des groupes d’analyse des pratiques professionnelles sont souvent introduits dans les organisations, mais ils ne le sont pas partout, notamment pour des raisons budgétaires. La supervision peut en faire partie, m’ai j’insiste beaucoup sur la dimension collective. La supervision individuelle (le coaching, etc.) est nécessaire aussi, mais la dimension collective est extrêmement importante. J’ai parlé de renvoyer la responsabilité à l’usager ou à la personne dont les organisations s’occupent, mais on renvoie aussi la responsabilité individuelle des professionnels. On oublie que l’organisation est garante des missions et non pas le professionnel en tant que tel. Le professionnel est un expert au service des missions de l’organisation. Il faut rendre sa responsabilité collective à l’organisation. Si on ne crée pas des espaces d’élaboration collective, on prend ce risque d’individualiser et de mettre à mal tout le monde.

DISCUSSION

LAURENT SOCHARD

Nous pouvons rentrer dans le débat. Nous avons eu quatre interventions, plus celle de Marc en introduction et nous commençons à faire des liens. Je vous propose que nous puissions réagir sur l’ensemble de ces interventions. Je veux remercier d’abord les quatre intervenants, d’autant que les styles étaient très différents, ce qui est très intéressant avec des formes de narration qui nous montrent que l’on peut penser cette question de façon très différente. Il y a des liens sur les questions de confiance et d’engagement, je pense qu’il faudra les reprendre. Entendre ce mot d’engagement et voir ce qu’il raconte m’a pour ma part vraiment intéressé. Je le relierai bien d’ailleurs à la question de la distance évoquée par madame Molina. Personnellement, je ne crois pas à la notion de bonne distance. Je crois que c’est une imposture professionnelle. Par contre, la distanciation nécessaire, en tension permanente, me paraît importante, entre un engagement et un

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dégagement où l’on essaie de s’en sortir. Je pense que la posture de bonne distance est une imposture, d’autant qu’il me semble, pour avoir travaillé avec un certain nombre d’usagers, que lorsqu’ils voient un intervenant qui est dans cette posture de bonne distance, ils trouvent eux-mêmes qu’il s’agit d’une imposture qui les glace et qui a donc des effets contre-productifs. Pour apporter un peu de controverse, je trouve qu’il y a deux risques de dérive manichéenne dans lesquels nous pourrions sombrer, mais peut-être parce que les propos des uns et des autres n’ont pas été assez développés. On a évidemment nommé la dérive gestionnaire et le paradoxe de professionnels. On aurait pu inviter Michel Chauvière à nous le dire. Il y a les pauvres professionnels qui font du bon travail, puis les méchants managers et les gestionnaires. On voit comment on peut être piégé dans cette dérive. Vous disiez, monsieur Clercq, que cette tentation d’objectiver le travail social pouvait être une manière de se décharger d’une réflexion sur notre propre vulnérabilité. Je suis d’accord, mais je pense que crier haro sur le gestionnaire ou l’institution comme mauvaise et se constituer comme bons cache aussi quelque chose. C’est ma propre association à partir de vos propos. Je trouve qu’il vaudrait la peine de se demander ce que cache cette perpétuelle dénonciation. Je vois par exemple des débats de professionnels autour de l’Anesm qui est vécue comme la dictatrice de normes, etc. On peut lire les recommandations de l’Anesm. Elle recommande par exemple d’allers vers l’analyse de la pratique. Ce peut être de vrais points d’appui pour les professionnels et l’encadrement de proximité, mais on les fantasme parce qu’ils viennent du haut. On fantasme une institution qui serait méchante. Cela fait le lien aussi avec un enjeu que vous citiez, madame Molina, sur l’engagement de soi, les professionnels porteurs de valeurs, de croyances et d’un idéal de métier, avec un risque de tension quand l’organisation, l’institution ne porte pas ces valeurs. On pourrait alors retomber dans la dérive manichéenne : institution mauvaise dont les cadres le sont aussi et les professionnels empêchés de travailler alors qu’ils ont de bonnes intentions. Je trouve que certains professionnels sont pris dans la routinisation, la standardisation et peuvent même être pris aujourd’hui dans une perte de valeurs. Je m’inquiète à certains moments de débats que j’entends dans des congrès de la part de professionnels garants du travail social, soit de travailleurs sociaux, soit de l’encadrement, qui commencent à produire des dérives en termes de discours sur les gens qui en profitent, les gens qui seraient violents, etc. Une partie du travail social ne serait même plus un rempart démocratique à des discours très durs sur les pauvres, sur les profiteurs, etc. Des professionnels peuvent aussi être gagnés par cette gangrène. Aujourd’hui, la 2002-2 est vécue parfois comme une dictature du droit des usagers contre les professionnels, alors que la loi demande un progrès démocratique que les professionnels ne veulent pas donner parce qu’ils perdraient de leur pouvoir. Je trouve que cela est à interroger. Nous pourrions regarder aussi les lois de 2007, je pense à la réforme des tutelles où aujourd’hui, l’institution Conseil général est peut-être plus novatrice et plus démocratique dans la demande faite aux UDAF par exemple de réviser un certain nombre de mesures. Il ne faudrait pas tomber dans un propos manichéen, ce qui m’embêterait, mais je ne dis pas que vous l’étiez.

FRÉDÉRIC MAZARIN

Il me semble que les travailleurs sociaux sont de trois types : les débutants, les confirmés et les experts, ce qui veut dire qu’ils ne sont pas exposés au risque de la même façon. Dès lors, comment

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s’articule le management des risques, en sachant que l’on a tout à gagner à faire en sorte qu’ils ne soient pas exposés aux mêmes risques en fonction de leur statut ?

YVETTE MOLINA

Déjà, pour essayer de répondre à votre question, je ne vois pas trop la différence entre confirmés et experts ou même débutants et experts. Il faudrait me préciser les notions de débutant, de confirmé et d’expert parce que je ne vois pas la nuance.

FRÉDÉRIC MAZARIN

Pour moi, un débutant est quelqu’un qui sort d’une école d’éducateur ou d’AS et qui a tout à gagner à faire en sorte de côtoyer des collègues qui ont une expérience professionnelle un peu plus importante. En ce qui concerne les experts, il me semble qu’à un moment donné de sa carrière, on peut être en capacité d’avoir une expertise différente de quelqu’un qui est confirmé ou débutant. C’est en fonction de toutes les compétences dont on a pu se doter tout au long de sa carrière.

YVETTE MOLINA

Cela rejoint les espaces d’élaboration collective qu’il me semble important de développer. Quand les espaces de négociation ne sont pas formalisés, elles se font de façon informelle dans les organisations de travail. Nous savons aussi que les pratiques informelles de tutorat entre pairs existent entre les plus jeunes et les plus anciens. Un certain nombre de travaux se penchent sur ces questions, notamment sur la transmission de la culture du métier. Sophie Divay notamment a produit un article vraiment passionnant sur le milieu des soignants. Elle dit qu’au-delà des qualifications, les jeunes soignants qui arrivent en milieu hospitalier se font phagocyter par la culture dominante des professionnels plus anciens. Tout le monde est censé être expert, mais est plus ou moins expérimenté. Elle explique que cette culture dominante et professionnelle prend le dessus par rapport aux jeunes qui arrivent et qu’une sorte de tutorat se fait sur le tas, même si l’organisation n’a pas prévu des temps formels d’élaboration collective. Dans le milieu soignant et hospitalier, le risque est partout et à tout instant et tient d’une pratique quotidienne également. Si je me réfère aux catégories de la sociologie, nous sommes vraiment dans la socialisation professionnelle qui est celle aussi de l’expérience professionnelle, ce que le sens commun nomme l’apprentissage sur le tas, au-delà de l’apprentissage dans le cadre de la formation initiale.

VLADIA CHARCELLAY

Bonjour à tous. J’ai la particularité de diriger le centre départemental de l’enfance et de la famille, mais également l’aide sociale à l’enfance. Je voudrais d’une part vous remercier de m’avoir invité et d’autre part illustrer cette question du management du risque puisque je suis complètement attendu

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à cette place. En prenant mes fonctions au sein du centre départemental de l’enfance et de la famille, j’ai constaté de la part des professionnels, notamment de la part des éducateurs, une peur panique de l’agitation d’enfants qui comme vous le savez, se mettent dans des situations de prise de risque majeure. Le centre départemental de l’enfance a été conçu dans les années 80 avec des toits et des pentes absolument dramatiques. Les architectes se sont faits plaisir, mais ont créé des terrains de jeux pour les enfants. Je suis même surpris qu’il n’y ait pas eu de décès. Il y a eu des accidents lourds, mais il n’y a pas eu encore de décès heureusement. Ils ont fait aussi une cantine avec un tas de pierres sur la terrasse. Évidemment, les enfants montent, prennent les pierres et brisent quinze à vingt vitres en l’espace de dix minutes. On m’a demandé de mettre des barrières. Ensuite, on m’a demandé de consolider la barrière d’entrée, de la monter encore un peu plus haut. Il y avait cette peur panique de l’enfant qui se met en risque. Dans la culture de la grande exclusion et des SDF, on sait très bien que ce besoin de risque est constitutif de la manière dont on se construit. L’enfant placé baigne complètement dans ce milieu. Je n’ai évidemment pas mis de barrière plus haute. J’ai essayé d’expliquer aux équipes qu’en construisant un tel terrain de jeux aux enfants, j’allais encore plus construire la mise en danger. La terrasse existe toujours, il n’y a toujours pas de barrière et ils ne se sont pas fait mal. Je ne vous cache pas que la fête annuelle du village était un peu lassante, j’ai donc voulu faire bouger un peu les choses. Je suis motard, nous sommes 200 agents au sein du centre départemental de l’enfance. Je me suis dit que l’on pourrait faire un baptême moto pour les enfants. Je l’organise depuis deux ans. À ce jour, aucun éducateur spécialisé motard n’a accepté de venir avec sa moto. Il y a des cuisiniers qui l’ont fait, des agents d’entretien, des veilleurs de nuit, des partenaires. On m’a expliqué qu’en protection de l’enfance, on ne pouvait pas mettre les enfants un peu plus en risque et en danger. Cette question du risque me traverse depuis trois ans et en prenant mes fonctions comme directeur de l’aide sociale à l’enfance, elle est venue se confirmer encore un peu plus sur un terrain départemental. Aujourd’hui, j’ai le projet ambitieux de passer d’une culture de la crise à une culture du risque. En protection de l’enfance, la crise prend toute la place, elle est vraiment l’arbre qui cache la forêt. Dès lors que l’enfant est en crise, on justifie tout, jusqu’à l’isolement, l’exclusion, l’hospitalisation, etc. J’aimerais essayer de changer ce paradigme pour aller vers le risque. Le dispositif « 2 000 enfants placés, 2 000 enfants suivis » sur le département est saturé. 250 mesures d’AEMO ne sont pas exécutées, 60 placements ne sont pas exécutés tous les jours. J’ai la charge chaque jour de prioriser. Sur les 60 ou 70 enfants qui ne sont pas placés, on me demande de prioriser ou non. L’institution du Conseil général se met aujourd’hui au travail sur ces questions et va initier en 2014 un colloque, qui aura pour thème « Urgence et danger en protection de l’enfance : à l’épreuve de nos représentations et de nos réalités politiques et professionnelles ». On a entendu beaucoup qu’il fallait éviter le risque ou le comprendre, je dirais qu’il faut le réintégrer complètement et fortement dans nos pratiques professionnelles. Dans ce colloque, les deux vice-présidents du Conseil général vont être avec les cadres dirigeants pour essayer de construire quelques repères afin que la politique puisse se décliner ensuite. Je voulais simplement illustrer cette question du management du risque. Certains ont tout de même compris qu’il fallait y aller.

JEAN-MARIE BENOIS

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Monsieur Sochard disait que le secteur comporte beaucoup de normes et qu’il entendait de nombreux travailleurs sociaux dire que ces normes ne sont pas forcément très adaptées et qu’ils n’y croient pas forcément. Je suis peut-être un peu naïf, mais il me semble qu’il existe un espace pour proposer d’autres normes et de nouveaux outils et que les financeurs seraient capables d’entendre de nouveaux projets dès lors qu’ils sont argumentés et bien construits. C’est peut-être là le problème, comme le disait monsieur de Montalembert. Les travailleurs sociaux n’ont peut-être pas suffisamment acquis cette novlangue qui leur permettrait d’être audibles. Ils n’ont peut-être pas non plus suffisamment de temps pour aller au fond des choses et pour conceptualiser leur projet d’établissement, quitte à proposer de nouvelles normes et de nouvelles pratiques qui ne sont pas proposées par l’Anesm. Faute de temps et faute de compétences pour être vraiment entendu, finalement, on suit le guide, on met en avant le fait que l’on suit toutes les bonnes pratiques pour être bien sûr d’être correctement évalué, même si on est un peu frustré parce qu’on n’y croit pas vraiment. Il manque encore des personnes formées à l’ingénierie sociale dans les différents établissements. Il y a un diplôme en ingénierie sociale, mais d’après ce que j’ai compris, il y a très peu de débouchés. Finalement, très peu de personnes font de l’ingénierie sociale. À mon avis, elle serait à développer.

YVES CLERCQ Je crois que l’on oublie un peu trop l’outil extraordinaire qu’est le projet institutionnel, le projet d’établissement, parce qu’on confond les moyens et les finalités. C’est un outil extraordinaire pour réfléchir, penser et également pour négocier. Je vous rejoins tout à fait. J’observe beaucoup dans le secteur que je connais le mieux et lorsqu’un projet d’établissement a été vraiment pensé collectivement, a été travaillé, lorsque le sens des missions et de l’accompagnement a été réfléchi, on peut alors poser les règles, les limites et les négocier avec les partenaires. Quand il y a une inspection de l’ARS sur la bientraitance, etc., dès lors que le directeur est capable de justifier pourquoi il n’a pas suivi telle recommandation, il n’y a pas de problème. Cela pose vraiment la question de savoir comment on envisage le management d’une institution. Les outils sont des moyens au service d’une finalité. Nous sommes des humains, il y a donc toujours un risque de transformer l’outil en finalité. Dans le travail social et médico-social, je trouve que nous sommes toujours tiraillés par deux mouvements que sont l’invasion émotionnelle et la mise à distance émotionnelle. En plus, nous sommes toujours soumis au risque de dévoration ou au risque d’être rejetés. On oscille en permanence. C’est pourquoi l’institution doit être un cadre contenant et non pas un cadre qui fasse de la contention. Il est plus facile d’envisager le cadre comme faisant de la contention, mais nous en sommes nous-mêmes les acteurs parce que je pense que parfois, nous pouvons insidieusement transformer le moyen en finalité, ce qui apporte une sécurité à court terme. Il est facile ensuite de s’en décharger sur les cadres ou sur la direction, alors que collectivement, nous avons une part de responsabilité. Je pense que lorsque l’institution n’est pas contenante, cela conduit à des conflits de normes. Chacun se raccroche alors à sa propre vision parce qu’il n’y a pas une vision suffisamment partagée et élaborée collectivement.

PHILIPPE MARTIN, PSYCHOLOGUE On a parlé de l’idée que dans le travail social, on assistait à la montée des normes qui encadrent le travail de façon assez serrée. On sait aussi qu’en cas de surprescription de normes, le travail réel

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n’est pas forcément l’application de ces normes. Il y a une différence assez importante entre la dimension prescrite du travail et sa dimension vivante, heureusement peut-être. Dans les métiers du relationnel, de l’interaction à autrui, on peut difficilement prescrire de A à Z ce que doivent faire les travailleurs. C’est ce que Wallon appelle les tâches discrétionnaires. Il y a des finalités, mais les moyens opératoires sont souvent laissés à la liberté des acteurs. Parfois, cela génère un paradoxe entre la surprescription et la sous-prescription. Je trouvais intéressante cette idée qui a été évoquée de gestion de tensions paradoxales qui sont constantes, notamment dans la façon d’aborder les risques dans les métiers du social.

CÉCILE BOIVIN, PÔLE DE COMPÉTENCES ENFANCE, INSET D’ANGERS Je voulais juste revenir sur la conclusion de monsieur. Je trouve que l’on aborde à certains moments le risque comme quelque chose qui est monolithique. L’innovation permet certains risques, mais d’autres sont encadrés et fort heureusement. Il ne faut pas non plus aller dans l’excès inverse. Quels risques peut-on introduire ? À quelles conditions ? Avec quel travail collectif ? Je pense que nous aurons aussi intérêt à avancer en la matière pour préciser l’acception de la notion.

YVES CLERCQ C’est ce que l’on a dit hier lorsqu’on a parlé de risques acceptables. Je crois que la question est plutôt là. Quels risques sont de l’ordre de l’acceptable au niveau du grand collectif et au niveau de l’institution ?

NATHALIE ROBICHON Il y a la question du risque acceptable, mais dans les propos de monsieur Baude, je trouvais intéressantes les notions de risques mortifères et de risques créateurs de vie. Dans le travail social et dans l’accompagnement de tout être humain, ces questions sont éminemment fondamentales. Elles se posent peut-être différemment dans d’autres institutions ou instituts, mais en tout cas, chez nous, elles sont au cœur.

ALAIN BAUDE Si je peux me permettre, comme vous renvoyez à Joël Plantet car ces notions ne sont pas de moi, j’ajouterai que l’on ne saura pas ce que sont ces risques mortifères et ces risques créateurs de vie parce qu’ils peuvent être porteurs de vie et six mois plus tard être mortifères. On travaille avec du vide.

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LAURENT SOCHARD Ce peut être la vie parce que potentiellement ce peut être la mort. Je pense à l’archétype de la tentative de suicide. On ne sait pas si une tentative de suicide est une volonté de mourir ou une volonté de se remettre au monde. Ce sont les deux phases d’une même réalité. Le risque de la création me fait penser à la question de l’engagement. On a parlé de l’institution et du coût. Je pense aux conceptions que nous a enseignées Cornélius Castoriadis sur l’institution dans sa dialectique instituant/institué. En tant qu’engagés dans l’institution, nous avons nécessairement une part instituante. La part instituante est la part de création. Comment va-t-on interpréter quelque chose de l’institution, quelque chose de la mission pour lui donner du sens au quotidien ? La protection de l’enfance est un grand mot, mais au quotidien, qu’est-ce que protéger l’enfant ? Est-ce prendre le risque qu’il reste avec ses parents ? Est-ce accepter qu’il puisse éventuellement grimper des murs pour qu’il ne soit pas enfermé dans un asile ? Cela repose la question de l’engagement des cadres vis-à-vis des équipes, des équipes vis-à-vis de leur institution. On ne peut pas être dans une position déloyale, vivre la protection de l’institution comme une tortionnaire ; on lui doit aussi quelque chose. Noëllie a rappelé également qu’il fallait que l’on se doive quelque chose mutuellement dans la relation. Nous sommes engagés aussi en ce sens pour qu’il se passe quelque chose. Je trouve qu’il y a là un paradigme assez intéressant de l’engagement et donc de l’opacité. C’est complètement constitutif d’une incertitude. Il faut y aller, mais on ne sait pas où.

ALAIN BAUDE On sait aussi beaucoup de choses. Je toque à la porte avant de rentrer dans la chambre d’un résident. C’est basic. Je ne prends pas le risque de le voir nu puisque j’ai toqué à la porte. Cela s’appelle maintenant le no-go. Concernant la novlangue, détrompez-vous. Il ne faut pas l’utiliser, il n’y a rien derrière.

LAURENT SOCHARD Il ne s’agit pas d’utiliser que des mots creux qui cachent la réalité, etc. mais je pense à ce qu’Hélène Hatzfeld racontait dans « Construire de nouvelles légitimités dans le travail social », dans les années 90. Elle invitait les travailleurs sociaux à s’approprier aussi le discours du management, le discours des gestionnaires, non pas pour le gober tel quel, mais pour pouvoir entrer en dialogue. Construire de nouvelles légitimités était, me semble-t-il, pouvoir entendre le propos des élus, accepter d’évaluer, de rendre compte, non pas au sens d’une soumission, mais dans le sens d’un dialogue.

MARC DE MONTALEMBERT Vous lirez avec profit dans le numéro 8 de « Vie sociale » un article d’Hélène absolument remarquable dans lequel elle revient sur son travail d’il y a vingt ans. Il sortira en décembre.

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2nde

table ronde : Innovations et risques, entre principe de responsabilités et principe de précaution

Animateurs de la table ronde : Touria ARAB-LEBLONDEL, pôle de compétences Lutte contre les exclusions, INSET d’Angers Cécile BOIVIN, pôle de compétences Enfance, INSET d’Angers

TOURIA ARAB-LEBLONDEL

Nous reprenons nos travaux, avec la seconde table ronde, plus axée sur les innovations, sur ce couple innovations et risques. Nous allons démarrer l’après-midi avec Clarisse Lecomte et David Faure.

ACCOMPAGNEMENT DES « RISQUES DE LA VIE » ET INTERSUBJECTIVITÉ : DE L’INCERTITUDE À LA RELATION D’INCONNU

DAVID FAURE ET CLARISSE LECOMTE, psychosociologues, Membres du Centre

ESTA (Études Psychosociologiques et Travaux de Recherche Appliquée)

DAVID FAURE

Avec Clarisse, nous sommes membres du Centre ESTA qui est un organisme associatif d’intervention, de formation et de réflexion et dont l’objet est de permettre l’élaboration collective et la prise en compte de la subjectivité dans les organisations. Nous avons aussi chacun une fonction à l’université. Pour ma part, je suis à l’université d’Angers où j’ai une responsabilité en formation continue, mais j’interviens également dans le master « Interventions sociales » qui est piloté par Richard Gaillard, sur l’épistémologie de la pratique et de la recherche et sur les questions de l’éthique et de la déontologie dans le travail social.

CLARISSE LECOMTE

Pour compléter, l’ESTA est aussi un cabinet de professionnels et d’intervenants pluridisciplinaire qui a été créé en 1975 par Blaise Ollivier qui était sociologue et compagnon de route entre autres de Renaud Sainsaulieu qui était psychanalyste. Nous sommes un collectif d’une dizaine de personnes qui ont des responsabilités et des métiers divers et qui ne sont pas seulement des sociologues. Comme le disait David, nous avons cette particularité d’avoir fait le choix d’être engagés dans des dispositifs pédagogiques universitaires ou dans des centres de formation. Pour ma part, j’occupe un

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poste de maître de conférences associé à l’université Diderot Paris 7, au laboratoire de changement social qui a été dirigé jusqu’à l’année dernière par Vincent de Gaulejac et Florence Giust-Desprairies.

DAVID FAURE

Nous allons donc articuler nos interventions. Mon propos sera plus général, pour revenir sur ce que l’on pourrait décrire comme un paradigme du risque et pour essayer de voir quelles conséquences a sur le travail social le fait d’être confronté au paradigme du risque. En fait, nous avons été frappés avec Clarisse par la complexité de cette question et par ce qu’elle implique. L’idée était donc que je tienne un propos plus général et que Clarisse rentre dans la complexité d’une situation d’accompagnement pour mettre en évidence tout ce qui est difficile à penser autour du risque. La journée avance et il nous faut évidemment prendre en compte ce qui a été dit. Ma présentation va refléter les sentiments contradictoires qui m’ont traversé. J’ai le sentiment d’une certaine unanimité sur la défense de la subjectivité et des possibilités d’élaboration collective dans le travail social et je m’inscris aussi dans cet engagement. En même temps, je me méfie en me demandant ce que cache cette unanimité. Je voudrais essayer de montrer qu’il y a bien un paradigme du risque et qu’il n’est pas encore tout à fait arrivé dans le travail social en France et je souhaiterais le caractériser. Au fond, y a-t-il une manière spécifique de parler du risque dans le travail social ? Est-ce qu’elle s’oppose à d’autres types de discours ? Je trouve qu’il est tout à fait pertinent de s’interroger sur le risque dans le travail social, à égalité et en même temps que ceux qui s’interrogent sur le risque dans des domaines a priori totalement différents. Je pense que ce thème est nécessaire. En même temps, je suis très ambivalent vis-à-vis de ce que cela peut produire. Je vais partir des questions que je voudrais poser. Si on prend la notion de risque non pas comme un thème mais vraiment comme un paradigme, un rapport au monde, qu’est-ce qu’elle produit pour le travail social ? Est-ce qu’elle permet aux acteurs du travail social de penser leur activité ? Est-ce pertinent ? Est-ce une innovation ? En m’intéressant à la question de l’éthique, j’ai vu que dans le monde anglo-saxon, le management du risque est complètement intégré au travail social. Dans les propos tenus ici, on sent que nous n’en sommes pas là. Qu’est-ce que cette construction de pensée ? Qu’est-ce qu’elle permet d’appréhender du travail social et de l’activité d’accompagnement ? C’est un questionnement à la fois pragmatique et théorique. Est-ce que l’on peut essayer de décrypter ce nouveau cadre de pensée ? Je fais cette hypothèse qu’il s’agit d’un cadre de pensée assez cohérent. Est-ce que l’on peut aussi essayer de repérer ses effets sur la pratique ? Ce sont de vastes ambitions et elles sont bien sûr destinées à ouvrir le débat. En tant que psychosociologue et clinicien, je ne m’intéresse pas seulement aux représentations, mais bien aussi en quoi des cadres de pensée imprègnent la perception de soi, la subjectivité. Je suis parti pour cette réflexion d’une expérience de formation, dans le cadre d’une formation au Cafdes, dans un module qui s’appelle « Dimension personnelle du management ». On se propose avec une collègue, Chantal Humbert, d’amener les directeurs ou futurs directeurs à réfléchir sur leur positionnement et leur implication. J’ai remarqué que dans chaque promotion, il y avait en quelque sorte deux attitudes, l’une de personnes qui viennent chercher dans la formation des armes plutôt que des outils, voire des cuirasses, pour se protéger et se défendre face à tous les risques auxquels elles allaient devoir faire face en tant que directeurs. On voyait surtout que cette armure les empêchait de bouger. À l’opposé, certaines personnes se demandent si en tant que directeurs, elles

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auront toujours cette proximité avec l’usager, avec le public, si elles pourront toujours garder ce contact avec cette activité du travail social. Il s’installait un certain clivage, deux visions opposées déterminées par la présence du risque et une sorte d’adaptation déjà subjective au discours qu’on leur tient sur le risque, l’engagement de leur responsabilité et sur tout ce qu’un directeur est supposé assumer. Cette expérience a donc été mon point de départ en me disant qu’en s’occupant trop du risque, on met forcément de côté sa subjectivité, mais mon but n’est pas d’être dans la caricature de cette opposition. Je me suis donc intéressé à ce qu’est le risque, comment il est pensé aujourd’hui. Marc de Montalembert a rappelé un peu l’histoire, je voudrais ajouter quelques éléments pour essayer de tracer ce que pourrait être ce paradigme du risque. Vous avez cité l’apparition du terme à la fin du 16ème. En fait, la question du risque se développe aussi avec le calcul des probabilités, avec cette avancée très marquante, à savoir que le hasard devient sujet de lois. On peut définir des lois du hasard. On peut le voir comme une progression très forte dans la maîtrise. Il y a aussi des effets d’objectivation. Je pense que cela fait partie du décalage que l’on a pu ressentir hier dans la conférence commune. Pour penser le risque, il était proposé des statistiques d’accidentologie qui permettent de dire très précisément par exemple qu’en montant sur un vélo, vous avez tant de chances de vous faire renverser. Il y a une certaine puissance de l’objectivation, en lien avec le développement de la statistique et elle participe, me semble-t-il, grandement de ce que l’on pourrait appeler le désenchantement du monde. On montre des régularités à des endroits où l’on n’a pas spontanément envie de les voir. Avec la maîtrise, l’objectivation, on peut accéder à un point de vue neutre sur l’évaluation des dangers. Je pense que c’est un fantasme. Pourquoi ce paradigme du risque me paraît nécessaire ? En raison de la complexification des sociétés, du fait que les interactions entre les individus ont des implications mondiales par le développement du système économique capitaliste en particulier. Les interactions économiques sont mondiales, mais les interactions visant à protéger contre les risques sociaux, décrites ce matin par Marc de Montalembert, restent principalement nationales. Dans les deux cas, on crée du lien social, par les activités qui engendrent des risques et par la construction de protections. Il y a en fait une expansion infinie du risque dans nos sociétés et une course au contrôle de ces risques. Il y a un double mouvement. La société produit de plus en plus de risques, ce qui est la thèse de Giddens comme d’Ulrich Beck, et nous sommes obligés de nous confronter à cet objet. Ce paradigme est vraiment en prise avec les limites du savoir. Plus on en sait, moins on en sait. Comme Ulrich Beck l’a écrit, plus les connaissances scientifiques et techniques avancent, plus on va vers l’inconnu. Il y a donc une inflation du risque. On peut dire que dans le travail social, la production du risque est sociale depuis longtemps : la pauvreté est une production sociale. Il y a une sensibilité croissante au risque. Il me semble que l’exposition au risque est d’autant plus intolérable que nous sommes dans une société sécularisé où il n’y a pas de transcendance. Perdre la vie a donc une incidence plus forte. Il me semble que l’inacceptable, aujourd’hui, est moins le risque que la contingence, c’est-à-dire quelque chose qui nous arriverait au hasard. On semble vouloir évacuer cette dimension parce qu’on a perdu les cadres de pensée qui nous permettent de l’admettre et qui sont souvent d’origine théologique.

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Ce paradigme se présente aussi comme contradictoire. Il y a un encouragement très fort à la prise de risque, ce qui est caractéristique du libéralisme, mais il y a le développement du principe de précaution, qui traduit parfois de manière excessive le besoin de sécurisation. Cela produit des tensions entre sécurité et prise de risque. Dans ses travaux sur les conduites à risque, David Le Breton indique que parce qu’il y a justement plus de précaution, on cherche à se mettre à l’épreuve. On peut donc repérer des effets de ce cadre de pensée sur les conduites effectives. Cette notion de risque a forcément du succès parce qu’elle est universelle. Il y a toujours du risque, on peut toujours interpréter des situations en termes de risques. Elle est formelle et non substantielle. On peut en effet parler de risque tout en n’étant pas d’accord sur le danger. C’est un idéal négatif. On peut parler de risque sans parler de ce à propos de quoi il faut prendre des risques ou s’en protéger. On peut tous essayer de trouver des principes pour éviter les risques, ce qui peut dispenser de se mettre d’accord sur des idéaux plus positifs. Il y a donc une forme de neutralité qui fait que le risque est une notion passe-partout. Pour revenir au travail social, je dirais que le risque se tient de deux côtés. Il y a le risque de surprotection qui stérilise la vie et à l’opposé un risque de surexposition de la vie. En tant que clinicien, on peut dire que dans les deux cas, la mort est à l’œuvre, même si les directions sont opposées. Il me semble que l’opposition évoquée ce matin entre le risque créateur et le risque mortifère peut être illustrée avec ces deux pôles, toute la question étant de trouver ce qui est acceptable. C’est l’enjeu majeur pour l’accompagnement social, parce que les critères de l’acceptabilité ne sont pas, eux, universels. L’auteur anthropologue Mary Douglas a beaucoup développé cet aspect de la relativité culturelle du risque et le fait que ce qui est acceptable dans une société, dans une classe sociale, dans un milieu est très divergent. De plus, comme nous l’avons vu ce matin, la notion du risque est très ambivalente. Elle apparaît d’abord du côté du morbide. La première réaction après la conférence hier était de questionner cette mesure du risque par les taux de mortalité. Cependant, nous avons vu aussi dans les interventions de ce matin qu’il était nécessaire, pour la subjectivité, de s’ouvrir sur les opportunités de la vie sociale et que c’était un objectif de l’accompagnement. Je voudrais simplement donner un point de vue sur ce qui se fait dans le monde anglo-saxon par rapport à ce paradigme. En faisant des recherches sur la manière de traiter l’éthique dans le travail social dans le monde anglo-saxon, j’ai été très surpris de tomber sur un article qui datait de 1998 et qui annonçait quatre périodes concernant l’éthique : la période de la moralité, bien avant 1970, celle des valeurs autour des années 70, celle de la théorie de la décision dans les années 80 et, à partir des années 90, la période du management du risque et des normes éthiques. Je me suis tout à fait reconnu dans la période des années 80 : comment prendre des décisions dans un univers qui comporte des valeurs différentes, etc. ? Mais dans la période du management du risque, cela donne la définition suivante du travail social que je reprends de Stephen Web qui donne des cours dans une université : « Le travail social sera considéré comme une stratégie de planification de la vie relative à la régulation et à la sécurité dans la société du risque ». On part du fait que nous sommes dans une société du risque et le travail social consiste à travailler avec les individus autour de ces notions. Dans les méthodes qu’il propose ensuite, la gestion du risque, le management du risque est un outil qui permet de travailler et d’entrer en relation avec les personnes. Il dit que loin d’éloigner les travailleurs sociaux des personnes, au contraire, cela leur permet d’être centrés sur la personne, de rentrer dans la manière dont ils voient les risques. Je pense qu’il faut regarder avec sérieux ce qui est proposé là,

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tant ce paradigme du risque vient complètement informer la manière de travailler dans le travail social, et qu’il pourrait s’imposer ici également. Il y a tout de même des choses à travailler et à interroger sur ce paradigme. Je voulais vous proposer une distinction qui peut permettre peut-être de revisiter la question du risque : la distinction entre incertitude et inconnu. À quoi nous engagent ces paradigmes ? Si on met au centre le risque, on met aussi au centre la notion d’incertitude, qui est utilisée en économie et qui fait partie du paradigme de la rationalité. En matière clinique, je trouve intéressant de faire ce déplacement de l’incertitude à l’inconnu. Le psychanalyste Guy Rosolato, qui se situe étonnamment entre Bion et Lacan, développe la notion de relation d’inconnu. On peut peut-être à partir de là se construire des manières de reprendre la logique du risque sans perdre la complexité que l’on peut apporter dans l’approche clinique. On est confronté à de l’inconnu, qui n’est pas de l’incertain, qui est l’endroit où l’on n’a vraiment aucune prise. Peu à peu, dans cet inconnaissable et cet inconnu, l’être humain apprend à découper des endroits où le sujet va désirer connaître. Dans ce processus psychique, on considère que la condition du sujet psychique est de se confronter à cet inconnu dont on a peur et que l’on désire, ce qui est intéressant pour lier les problématiques de la connaissance et de l’expérience. Je pense que l’on peut changer de paradigme et reprendre la notion d’inconnu, ce qui permet de réintroduire la question du désir. La caractéristique de cet inconnu, selon Guy Rosolato, est d’être autant devant nous et à l’extérieur de nous qu’en nous. Je pense que cela peut aider les travailleurs sociaux à penser certaines choses dans les difficultés de leur accompagnement. Dans certains cas, on se craint autant soi-même parce qu’on sait que l’on ne se connaît pas. Je pense par exemple aux craintes d’être maltraitant. Dans d’autres cas, on craint l’autre qui est devant soi, qui est l’inconnu, en partie inconnaissable, comme le dirait Levinas.

CLARISSE LECOMTE

J’ai envie de reprendre le fait que nous avons invoquée régulièrement depuis ce matin la nécessité de reconnaître et de prendre en compte la subjectivité, de travailler avec, sur ou par la subjectivité. Il s’agissait plutôt de celle des travailleurs sociaux, mais il a été aussi question de celle des usagers accompagnés au sens d’un point de vue, d’un avis, d’un savoir. Qu’en est-il dans les groupes d’analyse des pratiques qui ont aussi été cités plusieurs fois ? Sans surprise, on appelle à ce qu’ils se développent davantage, alors qu’ils sont déjà assez largement développés. Mais ce qui s’y produit est sans doute assez opaque, trop peu satisfaisant, en tout cas pas encore à la hauteur de ce que l’on pourrait en attendre. Cela signifie sans doute également que l’objet et l’objectif de l’analyse des pratiques ne sont pas toujours faciles à définir, tout comme ce qui s’y produit n’est pas facile à saisir. Il y aurait peut-être là une réponse à des préoccupations qui ont cours depuis hier dans les échanges, c’est-à-dire l’accompagnement des professionnels en vue d’un meilleur accompagnement ou d’un accompagnement plus pertinent des personnes en protection de l’enfance en particulier. Je vais m’appuyer sur une expérience que j’ai eue durant plusieurs années avec une catégorie de professionnels, en protection de l’enfance, qui est assez discrète, qui est peu nombreuse et assez mal connue. Ce sont les travailleuses familiales que l’on appelle aussi depuis les années 2000 les TISF, les techniciennes de l’intervention sociale et familiale, qui ont la particularité d’être des professionnels mandatés par l’ASE et intervenant au domicile des familles. Elles sont le plus souvent salariées d’associations. Elles travaillent aussi mandatées par la CAF, par les Caisses d’assurance

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maladie, pour venir en aide à des familles qui ont des enfants, au domicile. Je trouve qu’il est intéressant de s’attarder sur ces professionnels qui ne répondent pas seulement à des mesures préventives, mais aussi à des mesures substitutives au placement. Elles interviennent dans la famille de manière assez quotidienne. Elles ont cette particularité d’être dans la recherche d’un « faire avec », sans se substituer aux parents dans le but d’avoir une action éducative, c’est-à-dire de permettre des apprentissages et éventuellement des changements dans les attitudes éducatives. Elles interviennent dans les cas où l’on soupçonne, ou bien où l’on a déjà observé des négligences, des défaillances non suffisamment avérées ou graves pour entraîner un placement. L’idée est qu’une alternative possible au placement est de faire venir au domicile des personnes qui sont capables de faire ces tâches ménagères, domestiques, éducatives tout en ne les faisant pas à la place des parents afin d'améliorer la situation matérielle et éducative des enfants en soutenant les capacités de changement des parents. Elles sont reconnues comme des professionnels du travail social.

VLADIA CHARCELLAY

Je compléterais juste en disant que dans le département du Maine-et-Loire et dans bien d’autres départements, elles sont mises aussi à la place de visites en présence de tiers. Elles assurent les visites. D’où la complexité.

CLARISSE LECOMTE

C’est une lourde responsabilité pour des professionnels de niveau IV. Ce sont des professionnels reconnus du travail social depuis 1974, mais elles n’ont pas un diplôme équivalent. Que se passe-t-il dans les groupes d’analyse des pratiques ? Est-ce que l’on peut soutenir l’expression subjective ? Est-ce qu’ils peuvent être un levier pour prévenir les risques professionnels et les risques psychosociaux ? Sans doute. Ne permettent-ils pas aussi de mieux attraper les objets que sont les risques en question, les dangers qui se trament dans les familles et dont nous n’avons quasiment pas parlé depuis hier ? De fait, ils sont assez difficiles à évoquer et assez tabous. Mais souvent, on les connaît et on sait de quoi ils retournent. Dans ces groupes fermés qui respectent la confidentialité, est-il plus facile d’en parler ? Pas vraiment. Au fond, l’impensable de ces risques dans le domaine de la protection de l’enfance nous met dans une position difficile, tant l’intervenant que le professionnel. En effet l’impensable de la maltraitance et de la violence intrafamiliale, c’est aussi l’impensable des maltraitances et des souffrances de toute enfance, qu'elles soient fantasmées, bien réelles, subjectivement vécues dans tous les cas, qu’elles aient été objectivement reconnues ou pas. Est-ce que l’on attend d’un groupe d’analyse des pratiques l’expression subjective de ce rapport à la difficulté du travail ? Est-ce que reconnaître cette subjectivité dont on parle depuis hier suffit ? Probablement pas parce que je pense que les catégories dont relèvent les dangers dans les familles ne peuvent être connues autrement que par un détour que l’on peut faire en analyse des pratiques et des situations professionnelles et qui est un détour par ce que l’on appelle l’analyse de l’implication subjective. C’est un peu différent que de dire ce que l’on ressent subjectivement, la manière dont on pense ou on conçoit les choses, de s’exprimer pour se plaindre, parfois à juste titre en disant que le fonctionnement n’est pas optimal avec les collègues, que telle famille est indigne. De tels propos sont tenus aussi parfois dans les groupes ; la parole se libère

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parfois dans des jugements de valeur que l’on ne peut pas dire ailleurs, sur l’horreur que l’on pressent dans le comportement des parents par exemple, etc. Il ne s’agit pas de mobiliser la subjectivité contre l’objectivité, ce qui n’aurait pas beaucoup de sens. Dans ces groupes, il ne s’agit pas de contrebalancer ou de rééquilibrer, mais plutôt de considérer que pour connaître sérieusement, rigoureusement les dangers encourus par les enfants, on a besoin d’espaces d’élaboration collective, ce que peuvent être les groupes d’analyse des pratiques, si l’on s’entend bien sur les objectifs. Le travail qui s’y fait n’est vraiment pas facile et je crois que personne n’est candidat à le faire en réalité. On peut tous avoir besoin de se plaindre, mais ce travail d’analyse de l’implication subjective en groupe, dans l’intersubjectivité, consiste à faire ce détour parce que les phénomènes de processus relationnels défaillants, de maltraitance et de violence, de perversion, etc. sont des phénomènes que l’on ne peut pas connaître sans accepter de les trouver d'abord en soi-même. On ne pourra pas en savoir quelque chose d’intéressant sans reconnaître en soi le négatif à l’œuvre, sans pour autant, en se découvrant un trait pervers par exemple, l’on se croit bien entendu pervers narcissique. Mais il faut tout de même pouvoir aller assez loin dans l’examen de ce qui nous traverse en relation avec les situations. Dans les groupes d’analyse des pratiques, on n’analyse pas les pratiques, mais les perceptions des situations, la compréhension des situations, ce qui est intéressant. C’est là aussi où l’on rencontre l’inconnu. On ne sait pas, on ne comprend pas. Il faut accepter de ne pas comprendre et de ne pas savoir. Il s’agit de faire ce travail de résonance entre les différentes personnes du groupe et avec l’intervenant sur ce que cela vient convoquer en soi, non pas dans une introspection d’ordre psychothérapique. Ce travail est vraiment à distinguer d’un travail de psychothérapie de groupe ou d'un travail personnel de psychothérapie individuelle en groupe. Plusieurs ethnologues ont fait ce travail ; je pense en particulier à Jeanne Favret-Saada et à sa formule sur l’opacité comme condition pour penser. Elle n’est pas dans la relation psychanalytique ; en revanche, ce que l’on pourrait appeler l’inconscient : elle le nomme l’opacité, opacité nécessaire à poser comme condition de la connaissance. Elle s’est affrontée à cela lors de son travail dans le bocage mayennais au sujet des pratiques de sorcellerie. Elle n’y comprenait rien et elle n’a commencé vraiment à y comprendre quelque chose qu’en acceptant de ne rien comprendre d’abord, mais surtout de se laisser prendre dans le système sorcellaire et d’occuper les place successives que le système lui accordait parce qu’elle se portait candidate à occuper successivement toutes les places (être ensorcelée, ensorceler, etc.). Elle acceptait d’être affectée. Restaurer la subjectivité, le discours subjectif et l’intersubjectivité n’est pas une partie de plaisir. Pour ce faire, il faut donc des dispositifs et bien clarifier ce qui va s’y produire. Je crois qu’il y a un malentendu sur ce qui se produit dans les groupes d’analyse des pratiques et assez fréquemment sur ce que l’on en attend. Je souhaiterais vous faire part rapidement de quelques scènes emblématiques dans les groupes d’analyse des pratiques avec les TISF. Par exemple, le directeur d’association qui m’avait demandé d’animer des groupes avait en tête qu’il s’agissait d’un lieu d’expression, qu’il s’agissait simplement que, transitoirement, les situations douloureuses vécues par les TISF au contact des familles soient déposées dans cet espace et qu’une fois exprimées, ces situations n’étaient plus en elles, les TISF allaient mieux, pouvaient passer à autre chose et éviter ainsi d’être perturbatrices pour l’ensemble de l’association car cela produit aussi des effets organisationnels et institutionnels. Cela s’est présenté de la façon suivante. Obéissantes, elles ont répondu à cette demande d’être transitoirement porteuses des émotions, de

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la violence, de l’agressivité, de la souffrance. Cela se tramait souvent autour de la peur de la contamination, moyen d’accès assez fréquent au fantasme de la ressemblance et de la différence entre nous et les familles maltraitantes par exemple. Les récits d’invasion de cafards notamment étaient très fréquents dans ces groupes de TISF. Dans le fantasme, les domiciles envahis de cafards sont des domiciles irrattrapables, sont des lieux où l’on n’en finira jamais de désinfecter et où la misère, la maltraitance et le danger vont revenir de façon inévitable. Cela se contamine parce qu’on peut rapporter des œufs de cafards sous ses chaussures. Fantasmatiquement, cette crainte de rapporter des œufs de cafards dans son propre domicile était prise au sérieux dans le sens où le risque de devenir maltraitant et d’être une mauvaise famille pouvait aussi se contaminer, de même que subsiste toujours un doute sur le fait que d’être TISF ou famille d’accueil revient à être désigné comme étant meilleur, bon et réparateur, tout se demandant s’il est vraiment possible de tenir une place meilleure quand on est aussi traversé par des émotions d’impatience, d’irritation, de violence, d’agressivité, comme tous les professionnels du travail social peuvent l’être et les TISF également. Pour faire le lien entre subjectivité, intersubjectivité, affect, souffrance et accès à l’intériorité en soi comme un moyen de travail et non pas simplement comme un bienfait personnel, je voudrais passer à un autre moment emblématique. Dans ces groupes, j’ai eu l’occasion de vivre en particulier une scène de transgression de la règle de la confidentialité. Cette transgression a permis de faire circuler des contenus entre vie personnelle, vie de l’équipe, vie dans l’organisation avec la hiérarchie, vie avec la direction de l’association, mais aussi avec l’ensemble du territoire et la tutelle de l’ASE. Elle a permis également de faire émerger des affects, de la souffrance dans l’endroit du travail en tant que membre d’une équipe et d’une institution et on a pu la travailler dans la relation avec les familles. On ne peut pas comprendre ces familles en extériorité, il faut vraiment les comprendre dans un rapport à l’intériorité. C’est la condition essentielle, me semble-t-il. Et cela on ne peut pas le faire tout seul, il faut le faire en groupe ; sinon, c’est insupportable. Pour se rendre perméable à cette dimension, il faut le faire dans une relation intersubjective. Nous avions donné pour titre à notre contribution, David Faure et moi, Accompagnement des « risques de la vie » et intersubjectivité : « De la relation d’incertitude à la relation d’inconnu ».

TOURIA ARAB-LEBLONDEL

Aborder la question du risque sous cet angle de la relativité culturelle me paraît aussi intéressant. Cette notion est sous-jacente depuis ce matin dans toutes les interventions, mais on ne la nomme pas. D’où on part déjà ? Qui nomme le risque ? Est-ce que les usagers eux-mêmes ont conscience qu’ils prennent un risque ? Je trouve qu’il est intéressant aussi d’aborder le risque sous l’angle anthropologique parce que cela permet de l’aborder sous un autre prisme, à des échelles très différentes, sous un plan très local, européen, international et d’avoir ainsi une échelle de comparaison. La notion de représentation a tout son sens dans le questionnement du risque.

PHILIPPE MARTIN

À ce propos, pouvez-vous rappeler l’ethnologue qui a travaillé sur les aspects culturels du risque ?

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DAVID FAURE

C’est Mary Douglas. Ce livre n’est pas traduit en français, mais plusieurs de ses livres sont traduits.

TOURIA ARAB-LEBLONDEL

Nous allons passer la parole à Boujema Haddad et Jean-Marie Benois qui vont intervenir à partir d’une contribution du Sociographe, « Risques, incertitudes et prise de décisions ».

RISQUES, INCERTITUDES ET PRISE DE DÉCISIONS

BOUJEMA HADDAD, psychosociologue et chef de service en établissement (78) et

JEAN-MARIE BENOIS, conseiller technique d’action sociale (69)

BOUJEMA HADDAD

Pour me présenter rapidement, je suis actuellement chef de service dans un établissement qui organise des séjours de rupture à l’étranger, Média Jeunesse J’ai une formation en psychologie sociale. La particularité de la structure est que nous sommes tous extrêmement distants. L’établissement comporte quatre pôles : un pôle de direction à Lyon, un service en hébergement au Sénégal, un autre au Maroc et un autre en France. Je suis chef de service du dispositif en France qui allie deux unités, d’une part l’unité d’admission où sont faites toutes les réflexions autour de l’adéquation entre le projet pédagogique et les problématiques rencontrées. Les préoccupations d’ordre financier nous traversent également en permanence. On assure d’autre part l’accompagnement au démarrage et au retour des jeunes. Se pose toute la question de la continuité de parcours, de l’articulation avec les services prescripteurs et les projets de sorties, etc.

JEAN-MARIE BENOIS

J’ai été successivement chargé de mission, chargé d’étude, conseiller technique et chargé de développement. Je me suis toujours intéressé aux questions de méthodologie de projet, d’évaluation et d’accompagnement des professionnels dans l’évaluation des projets qu’ils veulent mener. Je n’ai jamais été vraiment en contact direct avec les usagers ou les personnes accompagnées, mais j’ai toujours eu un peu de recul et travaillé dans l’accompagnement des professionnels. J’ai travaillé durant trois ans à Média Jeunesse où j’étais conseiller technique, j’ai notamment travaillé sur le projet d’établissement, l’évaluation interne, le document unique d’évaluation des risques. C’est à cette occasion que nous avons eu l’idée de travailler sur l’article qui est paru dans le Sociographe. Actuellement, je travaille pour la Caisse d’allocations familiales, au département d’interventions sociales, au pôle Développement des territoires. On accompagne les communes et tous les porteurs

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de projets pour la construction de crèches, d’accueils de loisirs, de centres sociaux ou de projets pour le soutien à la fonction parentale. Pour rédiger l’article, nous sommes partis d’une évidence, à savoir que la prise de risque est inhérente à toute action d’éducation et à toute action sociale. En effet, pour chaque projet d’accompagnement une personne, on ne peut jamais être sûr que l’on va arriver aux objectifs que l’on s’est fixé. De même, chaque personne est unique, chaque intervenant est unique. Dans ces conditions, des incidents peuvent survenir et on ne peut pas tous les prévoir ; tout au plus, on peut réduire quelque peu la part d’incertitude en essayant d’avoir une méthodologie rigoureuse, d’évaluer de façon approfondie, de se concerter, de confronter les points de vue, en s’appuyant sur des modèles théoriques de compréhension du fonctionnement humain. On ne pourra jamais réduire l’incertitude à un degré tel que peut le faire par exemple le secteur aéronautique dont on nous parlait hier. Bref, la prise de risque est inhérente à toute action d’éducation et à toute action sociale. Nous nous sommes demandé s’il existait un modèle pour qualifier la manière dont notre secteur approche le risque. Nous sommes allés chercher un modèle dans le secteur industriel qui y a réfléchi avant le secteur social. Ce modèle est assez proche de ce qui nous a été présenté hier. Ils définissent deux approches. La première est dite probabiliste. Le but est de limiter au maximum le risque. On évite les situations à risque, on fait le maximum pour faire en sorte que le risque soit à zéro. Cette approche correspond à celle privilégiée par l’aéronautique. L’autre approche est dite déterministe. On accepte que le risque soit présent, mais on en prévoit les conséquences. On sait qu’il va y avoir des événements indésirables, on prévoit donc des solutions pour y répondre. Cela correspond un peu à l’approche HRO (High Reliability Organizations) présentée hier. Cela me fait penser un peu au modèle de la sécurité sociale qui accepte que dans la vie, nous traversions différents risques. Il y a certes de nombreuses actions de prévention, mais le rôle principal de la sécurité sociale est de compenser la survenue d’événements plus ou moins désirables. Partant de ce modèle, nous avons essayé de qualifier la manière dont le risque est approché dans le secteur social. Il nous semble qu’actuellement, le modèle dominant est le modèle probabiliste où l’on essaie de réduire le risque au maximum, ce qui se traduit notamment par des circulaires assez contraignantes et par des recommandations de bonnes pratiques. D’ailleurs, un responsable d’établissement s’est très bien qu’il va être évalué en premier lieu lors de la survenue d’un événement indésirable. Par exemple : Si un enfant dont il a la responsabilité fugue, il est sûr que l’on va lui demander des comptes et si deux enfants fuguent, on va se dire que cet établissement a un problème. De manière générale, cette approche du risque nous pousse à limiter les situations où l’on pourrait être confronté à des risques. Si l’on pousse ce modèle jusqu’au bout, l’écueil est que les établissements s’éloignent de leurs tâches primaires. On se concentre sur la gestion des risques, on a de bonnes évaluations, mais on oublie les missions principales qui sont d’amener les personnes accompagnées vers un mieux-être. Par ailleurs, en évitant les situations où il y a le plus de risques, on réduit notre champ d’action. D’où l’intérêt de s’intéresser au fait d’adopter davantage cette approche dite déterministe qui consisterait à accepter que des événements indésirables apparaissent dès lors que le projet le justifie. Par exemple : dès lors que l’évaluation est faite que la meilleure chose pour un jeune est qu’il aille dans un certain institut de formation, il faut que l’on puisse mettre cette solution en œuvre, même si l’on sait qu’à côté de cet institut de formation, il aura plus de chance de rencontrer de

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jeunes délinquants, qu’il sera tenté de fumer, etc. Cette approche déterministe permettrait ainsi de se recentrer vraiment sur la tâche primaire, c’est à dire commencer par trouver la meilleure solution et évaluer ensuite les risques possibles qui y sont associés. S’il y a des risques, il s’agit d’évaluer s’ils sont raisonnables, acceptables et si on ne peut pas les réduire à zéro, il s’agit alors d’essayer d’anticiper les conséquences, en prévoyant des filets de sécurité. Cela consiste par exemple à autoriser un jeune à retourner chez ses parents parce que l’on sait qu’il en a besoin, quand bien même on sait qu’il y a un risque fort de clash, voire de fugue. Dans cette situation, le filet de sécurité sera par exemple de donner à l’enfant la possibilité d’appeler un éducateur qui pourra aller le récupérer s’il y a vraiment un problème et lui proposer un hébergement alternatif rapidement. Cette approche déterministe où l’on sait que le risque ne peut pas être évité nous semble plus porteuse d’innovations sociales. Il y a beaucoup de définitions de l’innovation sociale, mais il y a souvent deux critères qui ressortent, d’une part le caractère novateur de ce que l’on fait, voire hors-normes, d’autre part le fait que l’innovation réponde à des problématiques qui ne sont pas actuellement couvertes, soit parce que le territoire est dépourvu d’une structure adaptée, soit parce que ce sont de nouvelles problématiques auxquelles les anciens modèles ne peuvent pas répondre. Or, l’approche déterministe permet d’explorer davantage d’actions, d’innover, puisqu’elle ne se limite pas aux actions qui ne présentent aucun risque. En adoptant cette approche, on accepte que des événements indésirables se produisent. Elle est beaucoup plus audacieuse. Aussi, un travailleur social seul ne peut pas porter cette responsabilité. Il faut nécessairement que cette décision soit partagée avec les chefs de service, mais également avec les organismes de tutelle. Il faut une validation afin que la responsabilité ne repose pas sur une seule personne. Sinon, elle ne prendra jamais ce risque. Pour favoriser cette décision partagée, nous avons proposé un modèle dans notre article paru dans le Sociographe qui permet de favoriser la concertation ainsi qu’une compréhension commune de la situation. Ce modèle s’inspire un peu de la méthodologie classique, avec une évaluation initiale de la situation où l’on repère les différents secteurs dans lesquels il y a des difficultés ou un danger, puis une phase de problématisation au cours de laquelle on formule des hypothèses de compréhension dont l’objectif est d’identifier les processus qui sont en jeu et qui font que la personne accompagnée est confrontée à tel ou tel difficulté. C’est sur la base de ces hypothèses de compréhension que l’on peut ensuite développer des objectifs généraux desquels découle la stratégie d’actions que l’on mettra en œuvre. Il nous semble intéressant de rédiger une problématique, car cela permet de s’assurer que l’ensemble des intervenants travaille avec une compréhension mutuelle de la situation et donc œuvre dans le même sens.

BOUJEMA HADDAD

J’ai occupé plusieurs postes à la Protection judiciaire de la jeunesse et le dernier en date était un poste de formateur-chercheur à l’école nationale, spécialité sciences humaines. Je me suis souvenu de l’un de mes collègues, Monsieur Yvorel. Les historiens sont impressionnants. Nous avions échangé un jour juste à la sortie de son cours parce qu’il y avait eu beaucoup de rires suivi d’un grand silence. Son intervention portait sur l’évolution des actions d’éducation auprès des mineurs dits « délinquants ». Il travaillait alors sur les écrits des professionnels, de l’éducation surveillée jusqu’à un passé récent. Vous devez tous connaître la manière dont étaient décrits les jeunes à

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l’époque : « physiques ingrats, l’air sournois, fourbe », etc. Ce qui faisait beaucoup rire les collègues. Puis, à la fin de son exposé, il a demandé aux personnes de quoi riront les générations futures, ce qui a brusquement refroidit l’ambiance. Réanalyser dans une perspective psychosociale, ce phénomène nous renvoie systématiquement à la question de la lecture que nous avons du réel. Réel décodé, saisi au travers de modèles théoriques, etc. Je rappellerai juste une citation de Popper, reprise par Debuyst, un criminologue que j’apprécie beaucoup, qui évoquait cette question en ces termes « Toute forme de connaissance acquise est une modification ou éventuellement le rejet d’une autre forme de connaissance qui était là auparavant. Il est vain d’imaginer que le monde extérieur se livrerait dans son immédiateté ». Il est finalement intéressant de se rendre compte qu’il y a une lecture du réel, une compréhension du réel, mais qu’elle demeure une interprétation. Je pense aussi qu’il y a un modèle de société auquel on aspire et qui évolue au fur et à mesure de l’évolution d’une société. Il peut être dérangeant parfois de ne pas avoir accès directement à ces grilles d’interprétation ni à ces modèles de société. Pourtant, j’ai la faiblesse de croire que ces grilles et ces modèles conditionnent, voire orientent nos modes d’organisation et nos modes d’intervention. C’est là où je fais le glissement avec la question de l’innovation sociale. Je pense que l’innovation est probablement une relecture de certaines situations à travers une nouvelle forme de connaissance, c’est-à-dire éclairer différemment un problème sur lequel on est en train de buter pour pouvoir le réinterpréter différemment, ce qui doit donner la possibilité, à un moment donné, en le comprenant différemment, d’envisager d’autres modes d’intervention et d’autres modes d’action. C’est pourquoi le modèle déterministe comme favorisant l’innovation est cohérent dans cette perceptive. En psychologie sociale, on a beaucoup étudié la question de l’innovation, après Moscovici qui avait lancé ce courant de recherche. Pendant longtemps, on a étudié le conformisme en se demandant comment une société se pérennise, comment un système se maintient à travers les décennies. Tous les processus de conformité à des normes sociales, la pression à l’uniformité, étaient évoqués avec, en arrière-plan, la question de la réprobation sociale, la peur de l’exclusion, qui nous amenaient à nous conformer à un certain nombre de choses, avec cette idée tout de même que la conformité était plutôt publique et souvent remise en question sur le plan privé. En pionnier, Moscovici s’est demandé comment les sociétés pouvaient se transformer avec l’existence de ce seul processus. Si on agit que par conformité, il n’y a pas de changement possible. Cette réflexion l’a progressivement amené à s’interroger sur les mécanismes de changement. Il a alors commencé à développer un modèle de l’innovation sociale comme étant le produit de groupes minoritaires, moyennant un certain nombre de conditions que je ne vais pas développer ici. Il faut conserver à l’esprit une condition cependant concernant l’influence des minorités : il faut qu’elles soient porteuses d’une norme alternative. On retombe à nouveau sur une nouvelle lecture du réel, etc. Ces questions du changement sont extrêmement intéressantes et me plaisent beaucoup puisqu’elles ouvrent sur une perspective optimiste : nous ne sommes pas toujours dans des processus de décision qui vont du haut vers le bas, mais il y a une possibilité de changement qui émanerait du bas vers le haut. Pourquoi évoquer toutes ces questions ? Il me semble que – c’est un point de vue personnel qui n’engage que moi –s’il est nécessaire, pour qu’une influence de type minoritaire puisse opérer, que des systèmes normatifs entrent en contradiction faisant ainsi émerger un conflit sociocognitif qui va conduire au changement, cela implique que l’on doit clarifie nos positions dans le champ du travail social. Celles-ci ne sont pas toujours forcément claires. Nous devons clarifier nos modèles

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théoriques, nos grilles de lecture, etc. Nous sommes parfois hésitants, ce qui fait que la nouveauté n’est pas forcément perçue comme une nouveauté, mais comme un changement mineur, ce qui évite d’entrer en conflit sur certaines questions. C’est dommage parce qu’il n’y a pas lieu de ne pas aller sur ce terrain. Il y a une double difficulté. D’une part, les normes, dans notre champ, ne sont pas forcément clairement définies ou en tout cas débattues, explicitées. Il y a eu beaucoup de travaux extrêmement intéressants en la matière, mais malheureusement, je ne les maîtrise pas. Je citerai juste à titre d’exemple, les entretiens d’explicitation qui ont été conduits auprès d’un certain nombre d’éducateurs, pour essayer de lever tous les implicites de l’action et de comprendre comment un certain nombre de décisions étaient prises, sans que les personnes en aient vraiment conscience. D’autre part, il y a une tension entre les normes sociales qui régissent notre champ d’intervention et les normes légales. Ces tensions sont extrêmement complexes, et je pense qu’une clarification des prises de position, des options affirmées, une explicitation de nos actions s’avèrent une fois de plus, nécessaires. Il faut également pouvoir connaître les fonctions des uns et des autres et les contraintes auxquelles chacun est soumis. Cela me semble très important. Des choses peuvent nous paraître complètement aberrantes, parce que nous avons une méconnaissance des missions des uns et des autres et des contraintes qui s’imposent à chacun. Une contrainte peut constituer un facteur de décision majeur, requérant un certain pragmatisme. Ainsi concernant le risque, j’ai l’impression que la lecture que l’on peut avoir à certains niveaux, des situations, visent à réduire au maximum les zones d’incertitude pour favoriser un certain pragmatisme. Dans ce cas, la contrepartie, risquée elle aussi, réside dans le fait de se livrer, comme le décrivent très bien les criminologues, à une simplification du réel qui va favoriser le pragmatisme, mais qui va conduire aussi à un rabattement des explications (pour reprendre les termes de Debuyst), avec des décisions et orientations qui vont être prises et qui ne seront pas forcément très heureuses dans leur issue.

YVES CLERCQ

En vous écoutant tous les quatre, il y a une chose qui m’est venue plusieurs fois à l’esprit. Il y a tout de même un non-dit autour du risque concernant la démarche iso, la norme iso, la qualité. Est-ce le risque ou les conséquences du risque qui posent problème ? Il faut désigner le risque que l’on imagine. Le risque peut être à un moment de resserrer la créativité. On en parle beaucoup, même à propos des centres de formation. On dit qu’il faudrait avoir des centres de formation iso pour pouvoir survivre dans les années à venir. Aujourd’hui, on parle de plus en plus de mettre les maisons de retraite publiques en iso. Cela m’interpelle. Je ne suis ni pour ni contre, mais j’ai un certain nombre de questions à ce sujet.

FRÉDÉRIC MAZARIN

Je pense que cela doit nous interpeller. Aujourd’hui, des formations d’assistantes sociales sont certifiées Afna, notamment l’évaluation interne, l’évaluation externe. Effectivement, je pense qu’il y a lieu de s’interroger en la matière.

YVES CLERCQ

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De quoi parle-t-on lorsqu’on parle de qualité ? Est-ce que l’on parle vraiment de qualité ou d’autres choses ? J’avais lu une tribune écrite par des cliniciens sur le site eodipe.org, un article extrêmement virulent qui parlait même du mensonge de la qualité, un article de fond avec des auteurs tels que Jacques-Alain Miller. Beaucoup de personnes y ont contribué, avec des remarques extrêmement intéressantes. En même temps, à la lecture de cet article, on se peut se demander si on n’est pas dans une bataille d’arrière-garde. La qualité revient aussi à contrôler le risque.

TOURIA ARAB-LEBLONDEL

Nous pourrons y revenir au moment du débat parce que ce sujet pose des questions de fond. Nous allons passer à l’intervention de Frédéric Mazarin, pour une contribution également dans le cadre du Sociographe, sur le risque des paradoxes, contribution que vous avez co-rédigée avec Gilles Brandibas.

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LE RISQUE DES PARADOXES

FRÉDÉRIC MAZARIN, Directeur Général de l’association « la Maison des enfants »

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J’occupe les fonctions de directeur général dans une association importante du nord de la France. Cet article a été rédigé avec un collègue psychologue qui n’est pas là aujourd’hui et j’avais envie de vous lire deux paragraphes que nous avons écrits ensemble. Nos approches sont complémentaires, mais aussi un peu différentes ; il est psychologue, je suis directeur général d’association. Je voudrais partir d’une anecdote pour introduire mon propos. Ce weekend, j’étais à bord d’un avion qui faisait Bordeaux-Lille, je rentrais chez moi et à un moment donné, j’ai aperçu des allers et venues dans le couloir principal de l’avion et des gens qui s’arrêtaient auprès de moi avec leur portable cherchant manifestement à rentrer en relation. Je ne comprenais pas très bien ce qui se passait jusqu’au moment où j’ai réalisé que j’étais assis à côté de l’actrice Clémentine Célarié. Depuis hier, je me disais, en écoutant les uns, les unes et les autres, que j’étais assez content d’avoir pris tous ces risques dans ma vie professionnelle, d’avoir eu aussi à faire à tous ces paradoxes parce que je trouve qu’ils sont riches et que l’on n’en meurt pas. Certes, on peut en mourir comme nous l’avons évoqué ce matin, mais je me suis dit que je n’en étais pas mort. Pour autant, je peux vous dire que ma carrière ayant commencé dans les années 80, que nous sommes passés, dans ce secteur, au travers différentes cultures. J’ai connu les chambres d’isolement où l’on mettait les jeunes qui rentraient de fugue. J’ai connu les camps où l’on partait un mois et demi et où les conditions de travail n’étaient pas les mêmes. Je trouve que s’adapter est intéressant parce que cela permet de se sentir bien vivant. Il y a plus de soixante ans, si vous renversiez quelqu’un alors que vous étiez en état d’ébriété, devant le tribunal, vous aviez une circonstance atténuante. L’avocat pouvait dire que l’accusé n’était pas dans son état normal, qu’il avait bu. Imaginez cela aujourd’hui ! C’est impensable et pourtant, cela a existé. Des choses ont existé dans notre secteur, des risques ont été pris, ils n’étaient pas mortels et je trouve qu’il n’est pas inintéressant aujourd’hui de croiser cela avec l’approche plus pragmatique où la sécurité des biens, des personnes est en jeu tous les jours. Je voudrais vous lire deux paragraphes que nous avons écrits dans le « risque des paradoxes » et qui me semblent intéressant, écrits par Gilles Brandibas, un psychologue avec qui je travaille et moi-même. Nous avions pris quatre axes qui nous paraissaient intéressants pour aborder le problème et qui sont la responsabilité, la rationalité, l’autonomie et la temporalité. « Le risque des paradoxes. Dans le travail social, le facteur humain est non pas ce qu'il faut chercher à réduire, mais ce avec quoi nous travaillons et comporte donc intrinsèquement une part d’incertitude, de doute, osons le mot de subjectivité. De fait, ne pas prévoir exactement ce qui va se dérouler dans une situation du travail social est un impératif, une nécessité au risque de créer une vision illusoire et souvent aliénante du sujet, réduit à un individu composé d’observable et de mesurable. Pour autant, l’évolution de notre secteur social et microsocial ou encore sanitaire a considérablement amélioré les conditions dans lesquelles le risque d’une relation d’accompagnement pourrait s’inscrire. Que le lecteur ne s’y trompe pas, nous n’avons en aucun cas avancé l’idée que le risque serait une nécessité absolue et que de toute façon, rien ne pourrait se prévoir. Néanmoins, nous ne pouvons que nous interroger sur l’excès possible de cette mode

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actuelle qui consiste à le réduire à l’absolu, faisant fi parfois d’un degré d’incertitude propre à toute relation humaine. Notre réflexion porte ici sur le risque de la rencontre, autrement dit le risque d’accueillir l’autre, humain, pour ce qu’il est et sans trop en savoir, sans pour autant chercher à l’enfermer dans nos représentations, acceptant à l’avance qu’il puisse chercher à nous démontrer qu’il est aussi autre chose que les quelques signifiants véhiculés à son égard dans nos discours. Au final, ne s’agit-il pas du risque de la clinique ? Or, le risque de la clinique, tel que nous en observons les effets dans les différentes institutions dans lesquelles nous allons régulièrement, n’est-il pas, au regard de l’évolution de certains modèles, devenu paradoxal, parfois à tel point qu’il en est devenu impossible ? Prendre des risques, c’est de fait assumer une responsabilité. Mais ce terme n’est-il pas dévié de sa définition pour n’en garder qu’une part, celle de l’émotion, pour en induire un premier paradoxe de la prise de risque ? Voici pourquoi être responsable de, c’est pouvoir répondre de son action, dire en quoi elle fait sens, y compris un acte dont toutes les conséquences ne sont pas forcément prévisibles. Ce n’est donc pas obligatoirement être en faute et ce doit être, pour être lisible, inscrit dans une dimension symbolique, c’est-à-dire faisant référence et tiers. Être en faute, lorsque cela devient exclusif, revêt une dimension connexe de la responsabilité, sa part émotionnelle, la culpabilité. Ainsi, à la part symbolique de la responsabilité, s’adjoint une part imaginaire faite d’expressions émotionnelles, le sentiment que tant d’êtres humains partagent d’être coupables ». On connaît bien l’adage qui dit « responsable, mais pas coupable ». « Pour ne pas créer un trop grand déséquilibre entre ces deux parts, il est important que la part symbolique soit renforcée, notamment en ce qu’elle a de partagé. Autrement dit, nous défendons l'idée que la responsabilité individuelle doit toujours s'assortir d'une responsabilité partagée (quelle est la part des autres, de l’organisation, du hasard ?) pour justement ne pas perdre sa dimension symbolique. Or, tout acteur social qui prend un risque dans son action, par exemple éducative, ne le prend-il pas de nos jours bien trop seul ? L’évolution du secteur, outre ses aspects positifs, ne risque-t-elle pas d’entraîner également un isolement, une individualisation de l’acte éducatif et de fait de ne plus permettre de le relier à sa dimension symbolique, c’est-à-dire en référence à quelque chose qui fait tiers, à ce qui fait institution ? Nous ne cherchons pas un retour en arrière, là où la responsabilité de chacun pourrait se noyer dans celle des autres ou dans une forme de fatalité, nous cherchons simplement à mettre en garde sur le risque d’un excès : perdre la dimension symbolique entraîne, et nous l’observons, le recours plus fréquent à l’unique responsabilité individuelle, ce qui revient, ne nous le cachons pas, à chercher et à désigner un coupable à la vindicte populaire, celui sur lequel projeter nos émotions abandonnées de leur inscription dans le symbolique. Et c’est bien là le paradoxe : à aller trop loin dans la désignation du qui fait quoi, nous risquons de perdre de vue le contexte dans lequel le travail social se construit, et en oublier la nécessaire solidarité collective que nous devons à tout travailleur social. Prenons l’exemple d’un professionnel laissé seul avec quinze personnes dans une institution fermée un dimanche après-midi. L’une d’entre elles décide de partir, sort de l’enceinte de l’établissement et commet à l’extérieur un passage à l’acte. Qui est responsable ? Le professionnel présent qui a surtout fait ce qu’il a pu ? Son chef de service qui le laisse seul, mais organise le temps de travail avec le personnel dont il dispose ? Le directeur de l’Agence régional de santé qui décide qu’un taux d’encadrement pour tel profil de population sans la moindre indication clinique venant nuancer ce profil, d’un point de vue comptable, est après tout déjà bien suffisant ? Ou encore le législateur qui, en voulant protéger les salariés, a par ailleurs empêché une souplesse dans l’organisation du travail

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(amplitudes horaires, etc.) ? Arrêtons la liste dans laquelle volontairement, nous avons omis le sujet, celui de l’acte, qui est laissé souvent à une place d’infant et est réduit dans nos représentations à un corps intriqué dans ses pulsions. Être compétent, c’est prendre des risques et prendre des risques, c’est être responsable. Ceci légitime notre parole d’expert et nous convoque non pas à nous justifier, mais à argumenter nos choix et décisions non du côté de la culpabilité, mais de la responsabilité. La culpabilité se situe du côté du jugement de valeur et enferme parfois le travail social dans de fausses représentations et à douter du bien-fondé de notre travail. Éduquer des sujets est une prise de risque évidente, compte tenu de la question de l’altérité. L’autre n’est pas moi et en cela il y a chez lui des choses qui m’échappent. De ce fait, la question qui peut se poser serait d’appréhender en quoi suis-je suffisamment compétent et responsable de mon engagement à son égard, et non en quoi serais-je tenu responsable en cas d’incident ? ». Aujourd’hui, cela est extrêmement prégnant dans les institutions. Que vous discutiez avec n’importe quelle catégorie de professionnels, vous n’échapperez pas au fait que l’organisation peut prévoir un certain nombre de souplesses au niveau du travail, mais il n’en demeure pas moins qu’un certain nombre de professionnels refusent aujourd’hui de prendre des initiatives qui pourraient éventuellement agrémenter la façon dont ils s’occupent des autres, au prétexte que s’il arrivait un incident, on engagerait leur responsabilité. J’ai une collègue qui m’indiquait la semaine dernière qu’elle avait une jeune fille qui s’était pendue dans sa chambre au moment du coucher. L’éducateur a réagi assez rapidement, s’est rendu compte qu’elle pouvait encore être sauvée et a fait vraiment ce qu’il fallait. Il n’en demeure pas moins qu’une question se pose aujourd’hui et je la trouve pour ma part assez ubuesque : c’est la question du défaut de surveillance vis-à-vis de cette jeune personne. « Pourrions-nous imaginer donc que l’on puisse envisager l’expérimentation de la responsabilité comme une montée en compétences pour des professionnels de l’éducation ? S’occuper d’enfants déficients intellectuels requiert-il la même expérimentation de la responsabilité que des adolescents placés en institution au titre de l’ordonnance 45 ? La classification des professionnels sous la forme de débutants, confirmés et experts prend alors tout son sens. De ce premier paradoxe nous pouvons en ajouter d’autres. » Nous avons travaillé aussi sur la question de la rationalité. Aujourd’hui, je suis surpris de voir que l’on puisse se satisfaire de certains paradoxes. Je vais vous en citer un. Je suis allé récemment à une conférence de l’association Andicat, l’association des directeurs, notamment des dirigeants d’ESAT et était invitée la sous-directrice de l’Anap. À un moment où tous les sujets, dans les colloques, sont de voir comment appréhender les nouvelles formes d’interaction entre la puissance publique, le secteur habilité, etc. cette dame, directrice adjointe de l’Anap, nous dit que l’Anap, ce sont 50 millions d’euros pour 90 personnes. Vous comprendrez bien qu’il y a eu une sorte de brouhaha dans la salle. Je pense qu’elle n’a pas été lynchée parce que nous sommes des gens bien, mais je raconte cette anecdote parce qu’à certains moments, il ne faut pas, me semble-t-il, manier la décence avec désinvolture. En tant que directeur général d’association, je gère un budget de 25 millions d’euros pour une quinzaine d’établissements, je trouve qu’il y a un problème à gérer un budget de 50 millions d’euros pour 90 personnes. Je ne veux pas tomber ni dans l’outrance ni dans la démagogie, mais à la place où nous nous trouvons, je pense qu’il est de notre ressort, devant ces risques qui se profilent, devant nos collaborateurs qui en prennent tous les jours, de leur garantir un travail en toute sécurité. Je pense que c’est aujourd’hui une compétence de manager. Il

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me semble qu’il faut développer aussi la compétence de la bienveillance, non pas une bienveillance judéo-chrétienne, mais une bienveillance à l’égard des collaborateurs parce qu’ils sont souvent mis devant des situations d’injonction paradoxale qui se déclinent en cascade. Je discutais récemment avec un directeur d’ARS qui disait qu’il mettrait sur mon épaule le singe qui est sur la sienne. En tant que cadres, nous nous devons de réfléchir aux postes que nous occupons. On parle aujourd’hui du lèse de l’évaluation. Le projet d’établissement est, me semble-t-il, un certain nombre d’orientations stratégiques et techniques ; un directeur doit être capable de défendre les choix et les opportunités qu’il a pris et doit être capable de démontrer que ces choix peuvent avoir une influence sur le devenir des usagers. Certains disent qu’on ne peut pas aller jusque-là. Pour ma part, je pense que nous pouvons aller jusque-là. Si le secteur s’était mobilisé pour faire en sorte que nous ayons nos critères d’évaluation, ce qui aurait fait que chaque association aurait pu être singulière et aurait pu défendre un certain nombre de choses qui lui sont propres, nous ne serions pas aujourd’hui à tirer à boulets rouges sur la lèse made in Anap.

VLADIA CHARCELLAY

Je ferai juste une remarque pour rejoindre les propos de mon confrère sur la question du paradoxe. J’ai la délicate mission de la protection de l’enfance au niveau départemental. C’est une mission de service public qui implique donc une continuité de service. Sachez qu’au mois d’août, il y a très peu de besoins en protection de l’enfance. Là où nous devons accueillir cinq à six enfants toutes les semaines en urgence, nous n’en accueillons que trois sur tout le mois d’août. Les réunions cliniques interprofessionnelles n’existent pas au mois d’août. Monsieur pointait le paradoxe, je pense qu’un peu d’humilité nous ferait un peu de bien parce que les parents ont le plus besoin de nous le week-end, à Noël et au mois d’août.

RISQUES JURIDIQUES ET ACCOMPAGNEMENT SOCIAL : DES FREINS À L’INNOVATION

ANNE HARDY, juriste (49)

Je suis juriste de formation, plutôt spécialisée sur les questions en lien avec les services publics. Je suis administrativiste de formation, je m’intéresse donc plutôt au fonctionnement des structures administratives qui ont vocation à gérer des missions d’intérêt général et notamment les services publics. Je suis là en tant que juriste, j’exerce plutôt en tant qu’enseignante et formatrice. J’ai aussi une autre casquette, je suis élue locale au sein d’une ville moyenne et d’une intercommunalité. À l’occasion de mon premier mandat qui s’est achevé cette année, je participais aux missions sociales de ma collectivité, je ne serai pas si je serai amenée à en parler par la suite. Les juristes ne sont pas les champions de l’interdisciplinarité. Pourtant, quand je vous ai écouté, un certain nombre de vos propos ont fait écho en moi. Vous avez beaucoup parlé d’incidents, d’accidents, de responsabilité. Je vous ai entendu parler de normes iso, ce qui faisait pour moi écho à la responsabilité sociale des entreprises. Je vous ai entendu parler d’usagers, de citoyens. Je vous

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ai entendu aussi parler de transgression de la confidentialité, de dispositifs collectifs d’analyse des pratiques, autant de choses qui ont un sens pour moi lorsqu’on cherche à appréhender les risques juridiques de l’accompagnement social. Pour autant, au départ, ce n’était pas une évidence. Cela ne veut pas dire qu’en droit, le risque n’existe pas, mais cela signifie que le droit et le social n’ont pas toujours fait bon ménage. Je vous dirai qu’il n’y a pas de définition textuelle du risque juridique, mais j’y reviendrai plus tard. Je me suis demandé pourquoi nous pouvions rapprocher ces deux formules : risque juridique et accompagnement social, voire innovation sociale. Si ce rapprochement n’était pas une évidence à la base, aujourd’hui, elle me semble être une évidence. Finalement, je crois qu’il ne faut pas oublier qu’aux confins de l’accompagnement social, de l’aide et de l’action sociale, il y a le droit. Le droit a plusieurs finalités, mais il a une finalité essentielle qui est d’assurer la paix sociale. Pour assurer la paix sociale, il faut définir un statut pour les individus, il faut protéger les individus. C’est une évidence, mais ce n’est pas ma spécialité. Par contre, un peu plus dans ma spécialité, il y a des fondements qui donnent des droits à l’individu. Vous avez une chance incroyable parce que les domaines qui vous amènent à intervenir sont prévus. Entre vous, je suis sûr que vous partagez la nécessité de l’intervention sociale ; tout le monde ne la partage pas. Cela renvoie à une manière particulière d’appréhender les choses. Pour autant, la nécessité de l’action sociale est prévue par des textes fondamentaux en France. Je n’ai pas prévu de vous lire la Constitution ni les textes fondamentaux, mais l’article Ier de la Constitution indique notamment que la France est une République sociale. On le dit très peu fréquemment. Je pense que vous connaissez bien le préambule de la Constitution de 1946 qui garantit un certain nombre de droits sociaux à l’individu. Le rapprochement entre l’accompagnement social et le droit me semble donc aujourd’hui une évidence, même si ce n’est pas une évidence pour tout le monde. Pour autant, il est source d’un certain nombre de risques juridiques parce qu’il semble signifier que l’individu a un droit à l’accompagnement social. Dès lors, peut-on en déduire qu’il a le droit à tous les accompagnements qu’il désire, qu’il a le droit à n’importe quel type d’accompagnement social et que l’accompagnement social peut être n’importe quoi ? Bien sûr que non ! C’est la raison pour laquelle que lorsque se rencontrent le droit et l’accompagnement social, il y a forcément des zones de conflit et des risques juridiques que je vais essayer de déterminer. Je vais essayer de les déterminer selon plusieurs perspectives. Je vais essayer de déterminer quels sont les risques habituels, puis nous essaierons ensuite de voir s’il y a de nouveaux types de risques liés à l’innovation sociale. Telle est mon ambition, mais j’en conclurai peut-être au final que l’accompagnement social ressemble à l’urbanisation ou au développement économique ce qui est plutôt rassurant. J’ai choisi volontairement quelques exemples. S’ils ne vous conviennent pas, nous pourrons élargir un peu le propos. Comme je vous le disais rapidement tout à l’heure, il n’y a pas de définition du risque juridique. Cela n’existe pas. Tout à l’heure, vous avez énoncé des notions et lorsque je les transcrivais juridiquement, j’en arrivais toujours au contentieux. En France, on fait un raccourci trop rapide, on pense que le risque juridique est le contentieux. Or, ce n’est pas que cela. J’ai essayé de vous proposer une définition du risque juridique. Le risque juridique peut être défini par le fait d’exposer une personne – il peut s’agir d’une personne physique ou d’une personne morale et les risques juridiques peuvent peser tant sur les personnes physiques que sur les personnes morales – à un danger affectant ses droits ou à un danger éventuel susceptible d’affecter ses droits. En droit, on utilise l’expression suivante : léser les droits d’une personne ou faire grief. Faire grief signifie atteindre dans ses droits, dans sa situation juridique, dans les droits que l’on peut revendiquer. On

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en a trop souvent conclu que le risque juridique n’était perceptible qu’à travers les contentieux. La personne revendique, soit dans une situation amiable avec son interlocuteur, que ce soit une association, un organisme privé à vocation sociale ou une instance publique, la réparation d’un risque juridique sans pour autant être dans le contentieux. Il est important pour moi de le noter. Le risque juridique, au sein des organismes, est souvent appréhendé à travers ses conséquences financières, ce qui est peut-être une dérive en France. Je pense que l’on ne considère pas suffisamment les effets sur la personne, mais on appréhende souvent la question financière. C’est la raison pour laquelle on essaie d’anticiper, de mettre en place un certain nombre de mécanismes, notamment d’évaluation, pour limiter la portée des risques. Les risques que l’on peut pointer sont nombreux, mais je ne voudrais pas que vous pensiez qu’il ne s’agit que de contentieux. Le risque peut exister sans pour autant qu’il y ait contentieux. L’incident peut survenir sans pour autant que l’on puisse parler d’action à responsabilité. Pour moi, on peut parler de risque juridique quand bien même l’aspect dommageable est simplement lié à une illégalité que l’on ne cherchera pas à chiffrer en argent et pour laquelle on n’accordera pas des indemnités. Je pense qu’il faut l’admettre. Une illégalité fait encourir un risque juridique, même s’il n’y a pas à la clé une action en responsabilité. Je vais vous donner un exemple en lien avec l’accompagnement social. Je suis persuadée que vous avez tous entendu parler des aides sociales facultatives qui peuvent être décidées par les collectivités ou au-delà par la CAF. Compte tenu de l’évolution de certaines collectivités, une me vient en tête : l’allocation pour la naissance d’un troisième enfant. Vous savez tous aujourd’hui que la CAF apporte beaucoup, mais certaines collectivités, à une époque où la situation financière était moins tendue, avaient décidé aussi de mettre en place des aides sociales facultatives. Une collectivité a parfaitement le droit de le faire, mais il est impératif que la collectivité qui crée cette aide sociale facultative le fasse de manière légale. Paris avait été la première ville en France à le faire au milieu des années 80. Elle avait institué des critères pour l’attribution de cette aide sociale facultative : être français. Si on ne disposait pas de la nationalité française, il fallait être réfugié politique ou ressortissant de l’Union européenne. Si vous ne présentiez pas l’une de ces qualités, vous ne pouviez pas envisager le bénéfice de cette intervention. La Ville de Paris a pris un risque juridique, l’incident s’est produit, il y a eu un contentieux qui s’est produit par une annulation, mais il n’y a pas eu de dommages et intérêts accordés. Le risque juridique peut simplement générer une annulation de décision et n’engendre pas forcément d’argent à la clé. Je pense qu’il faut l’avoir en tête, notamment lorsqu’on aborde le reversement de prestations sociales indûment versées. Je reconnais toutefois que la plupart du temps, le risque juridique se traduit par le versement d’allocations de dommages et intérêts ou/et le prononcé d’une sanction, sachant qu’en France, on ne considère pas les dommages et intérêts comme une sanction. J’ai essayé de vous représenter ces risques juridiques dans l’action sociale et ma conclusion consiste finalement à dire que dans l’accompagnement social, il n’y a pas plus ni moins de risques juridiques. Ces risques juridiques sont parfaitement communs à l’ensemble des risques juridiques que l’on peut pointer dans d’autres secteurs. Je vais vous l’expliquer. Dans l’action sociale, les contentieux sont classiques, mais je peux remarquer une attention particulière des juges. Les juges sont très exigeants à l’égard des organismes qui sont chargés de mettre en place l’accompagnement social. J’ai choisi deux affaires pour l’établir, mais je suis sûre que vous en avez beaucoup d’autres à énoncer.

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Comme dans tout domaine, les risques juridiques liés à une intervention de près ou de loin de la puissance publique font apparaître une relation triangulaire que l’on peut parfois étendre si une structure supplémentaire intervient. Il y a le citoyen et ce dernier n’est pas forcément le bénéficiaire de l’accompagnement social dans mon schéma. Il y a l’agent, le professionnel, le travailleur social qui intervient. Puis, il y a la collectivité. À travers les articles de la Constitution que je vous ai cités tout à l’heure, la collectivité est missionnée par l’État pour remplir sa mission sociale. Éventuellement, la collectivité peut mandater une structure associative ou une autre structure publique pour qu’elle intervienne. Cette relation triangulaire pointe de multiples risques juridiques. Souvent, on considère que le risque juridique pèse sur le citoyen, en l’occurrence dans notre cas le bénéficiaire de l’accompagnement social, ce qui n’est pas forcément le cas. S’il estime que l’action portée par l’organisme social l’atteint dans ses droits, le lèse, l’affecte juridiquement, il peut diriger son action contre le professionnel ; le professionnel peut aussi diriger une action contre le citoyen. Quand bien même il n’est pas le bénéficiaire de l’accompagnement social, le citoyen peut demander des comptes à la collectivité. De même, la collectivité peut se retourner contre le professionnel et le professionnel peut se retourner contre la collectivité. Je vous donne immédiatement quelques exemples. Tout à l’heure, vous avez évoqué la question de la transgression de la confidentialité. Juridiquement, cela interpelle. Quand j’entends cette expression, je me dis qu’il y a un risque juridique. On peut protéger la transgression de la confidentialité, mais si une personne révèle à l’extérieur que la confidentialité a été transgressée, des actions contentieuses sont possibles et elles peuvent se retourner contre un agent, soit à la demande de la collectivité, soit à la demande de la société, soit à la demande de l’individu. De multiples situations génèrent des risques juridiques. J’ai le regret de vous dire que dans le domaine social, on met souvent en avant l’idéal lié à l’accompagnement social. Je pense qu’il ne faut pas oublier que tout aspect procédural est aussi générateur de nombreux risques juridiques. Je vais donner un exemple qui ne concerne, je pense, personne ici et qui concerne une structure qui n’est pas représentée ici. Dans le cadre de mon action professionnelle, j’ai été amenée à défendre les droits d’une personne qui avait vu ses indemnités versées par Pôle Emploi suspendues. Cette personne avait 21 ans, avait un enfant, peu de ressources et n’avait pas internet. Le directeur de Pôle Emploi lui a reproché de ne pas avoir répondu à une convocation. On lui avait envoyé par internet, elle n’avait jamais signifié qu’elle n’avait pas internet. Je n’avais pas les moyens de démontrer qu’elle n’avait pas signifié qu’elle n’avait pas internet. Savez-vous sur quoi j’ai obtenu du directeur de Pôle Emploi qu’il lui reverse ses intérêts devant le juge ? Simplement en indiquant devant le juge que la signature n’était pas conforme au droit, qu’il avait simplement signé « directeur » avec un graphe. Je sais qu’il y a une loi qui dit qu’une signature doit comprendre le nom, prénom, qualité et graphe. Méfiez-vous, l’idée est une chose, mais l’aspect procédural génère aussi des risques juridiques. Tous ces risques sont assez classiques, mais il m’importait de vous dire que les juges ne sont aujourd’hui pas très tendres avec les professionnels de l’accompagnement social. J’ai retenu deux affaires qui concernent deux départements différents, le Département de la Meurthe-et-Moselle et le Département de la Loire-Atlantique. En Meurthe-et-Moselle, l’affaire concerne l’accompagnement des mineurs qui sont confiés à l’aide sociale à l’enfance, une mission du Département. Imaginez un mineur confié aux services de l’aide sociale à l’enfance et confié ensuite à une association et ce mineur cause un dommage. Qui est responsable pour réparer le dommage causé ? Je voulais vous montrer que le juge avait pris de la distance par rapport à la notion de risque. Jusque dans les années 2004, le juge disait la chose suivante. Lorsque face à une décision administrative et une

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décision de justice, on organise le placement d’un enfant ou on confie l’enfant à un tiers, si ce mineur est délinquant, en le plaçant en milieu ouvert, on fait courir un risque à la société. Quand bien même il n’y a pas de faute, le juge disait que le Département était responsable du fait du risque qu’il a fait courir à la société. La formule n’était pas très heureuse. C’est la raison pour laquelle à partir des années 2004, le juge a changé un peu sa manière d’appréhender les choses et il dit désormais que le Département est responsable du fait de la garde. Cette notion de garde n’était pas présente avant 2004 dans l’action de service public. Elle était dans le code civil, mais elle n’était pas dans l’action de service public. En droit, on essaie de gommer la notion de risque parce qu’elle fait peur.

VLADIA CHARCELLAY

Un jeune qui a 17 ans ou 17 ans et demi, qui est à cheval entre la PJJ et l’ASE, qui a tout fait flamber, ne trouve aucune place parce que plus personne n’en veut. On le laisse dehors et le Département est responsable. Tous les dommages et intérêts qu’il cause seront payés par le Département.

ANNE HARDY

Tout à fait, ce qui va engendrer par la suite d’éventuels autres actions administratives.

VLADIA CHARCELLAY

S’agissant des enfants placés non exécutés, le président du Conseil général est en première ligne.

YVETTE MOLINA

À quelle loi fait référence le changement depuis 2004 ?

ANNE HARDY Ce n’est pas une loi, ce n’est que de la jurisprudence. C’est peut-être lié à une difficulté liée à la discipline qui est aujourd’hui la mienne, le jeu administratif n’utilise pas la notion de risque. Est-ce qu’on peut décemment utiliser cette notion de risque lorsqu’on parle d’un enfant ? Peu importe qu’il soit délinquant. Est-ce que le fait qu’il soit en milieu ouvert ou en liberté fait courir un risque à la société ? Il y a une évolution du langage. Notre collègue m’amène au point suivant puisqu’il a parlé d’un mineur de 17 ans et demi et d’une décision non exécutée. Le dernier cas est celui-ci. Le juge avait ordonné la prise en charge d’une personne reconnue mineure par le Département de la Loire-Atlantique et celle-ci ne se voit pas proposer de solution d’hébergement. Le mineur conteste et fait lui-même le recours. Certains d’entre vous accompagnent des mineurs. Le fait qu’un mineur fasse un recours pose-t-il un problème ou

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pas ? Normalement, le recours est irrecevable parce que l’une des qualités essentielles pour agir en justice est d’être majeur ou d’être représenté. En mars dernier, le juge a dit que l’action en référé, en urgence, pour obliger le Département à exécuter sa mission est recevable.

VLADIA CHARCELLAY

Oui, parce qu’il est confié au Département. Il revient donc au Département de faire valoir ses droits et ce même Département ne fait pas valoir ses droits. C’est logique.

ANNE HARDY Oui. C’est juste pour vous montrer que le juge est très exigeant. Pour vous montrer quelques risques juridiques, je vous ai rapporté les coordonnés de ces décisions. L’avant-dernière question que je me suis posée est de savoir si l’innovation sociale génère de nouveaux risques juridiques. Je suis restée sur les risques juridiques et je ne compte pas vous dire que le droit est la discipline qui génère le plus de justice. Je le reconnais. Est-ce que l’idéal social qui amène des évolutions de méthodes et de contenus génère de nouveaux risques pour les nouveaux participants ? Est-ce que l’on observe la formation de nouveaux risques ? Non. Par contre, le contexte conduit à identifier plus facilement les conséquences des risques. C’est notamment ce climat de tension lié à situation sociale difficile, mais c’est aussi un phénomène de judiciarisation de la société. On hésite beaucoup moins qu’on ne le faisait à agir en justice. J’ai essayé de prendre l’exemple de quelques situations pour vous l’expliquer en vous indiquant que la plupart du temps, en matière d’accompagnement social, un principe est mis en avant par le citoyen : l’égalité. Dans bon nombre d’actions qui sont portées devant les tribunaux et qui amènent à une contestation des actions sociales, le principe d’égalité est mis en avant, notamment à travers des politiques de la ville ou des dispositifs qui visent des publics cibles. Dès lors que l’on identifie un public, pourquoi s’arrête-on à 14 ans, commence-t-on à 15 ans, etc. ? À chaque fois, devant le juge, l’exigence d’égalité est mise en œuvre. Nous avons essayé de travailler en France sur cette notion d’égalité, de voir comment elle pouvait évoluer juridiquement. Nous avons travaillé sur la notion de discrimination qui est très négative, qui est assimilée à de l’illégalité. J’ai le regret de vous dire que juridiquement, la discrimination n’est pas forcément une illégalité. Tout dépend du critère que l’on utilise. On s’aperçoit que de plus en plus, les citoyens contestent les critères qui sont utilisés. Ce peut être des barèmes sociaux, etc. Dès lors que la collectivité cherche à innover en ciblant plus son action, il y a un risque juridique. Il y a encore dix ans, on percevait beaucoup moins ces risques juridiques parce que les collectivités avaient probablement les moyens d’avoir des actions plus ouvertes avec un champ d’application plus large. Puis, dans le domaine de l’accompagnement social, vous avez été aussi porteurs de dispositifs expérimentaux décidés par l’État. Je pense au RSA, à la prestation spécifique dépendance dont l’application était différenciée sur le territoire, ce qui peut fatalement porter atteinte à l’égalité. La question de la protection des professionnels n’a été que partiellement abordée. Souvent, quand on envisage le risque juridique, on envisage la relation entre le bénéficiaire ou la personne accompagnée socialement et la structure qui porte l’action, mais on oublie le professionnel. Ce

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climat de tension, qui s’accentue depuis quatre ou cinq ans, conduit aussi à percevoir beaucoup plus les risques qui pèsent sur les professionnels. Les tensions sont liées à l’action. Vous avez parlé des risques psychosociaux, des aspects qui touchent aux obligations du travailleur social (le secret, la loyauté) ; je voudrais vous indiquer qu’il ne faut pas oublier – vous êtes plusieurs représentants du secteur public ici – que dans les statuts juridiques fondamentaux, il y a tout de même des principes qui garantissent ce droit à la protection fonctionnelle des agents. Certaines collectivités appréhendent en amont le risque au sens danger et d’autres ne le font absolument pas. Je prends un exemple. Est-ce que les groupes d’analyse des pratiques sont une obligation dans les structures ? Non, c’est au choix du directeur. Vous êtes-vous posé la question de savoir pourquoi ? Pourquoi à un moment donné, un directeur de structure ou un président de CCAS décide de le faire ? Pourquoi ces groupes n’étaient-ils pas une priorité jusque-là et pourquoi sont-ils de plus en plus fréquents ? Ce n’est pas facile pour les élus de se dire qu’ils vont payer un psychologue pour mener ce travail. Pour moi, cela se rapporte à l’exigence de protection professionnelle des agents. Alors qu’elle était la plupart du temps appréhendée une fois que l’incident était survenu, désormais, elle se fait en amont. En guise de conclusion, certes, il existe des leviers juridiques pour limiter les risques, mais dans le domaine social, comme dans beaucoup d’autres domaines, le risque zéro n’existe pas. Même l’absence d’intervention génère un risque juridique. Cette formule existe en droit : une décision légalement instituée permet d’engager la responsabilité pour rupture d’égalité devant les charges publiques. Si vous n’intervenez pas, vous pouvez voir votre responsabilité engagée. Deuxièmement, on a trouvé des outils qui permettent de réduire les risques juridiques et ces outils se trouvent notamment dans l’acceptation de l’arrêt de dispositifs. Votre collègue, monsieur Benois, a évoqué tout à l’heure l’élaboration partagée, le consensus autour de la règle. Le domaine social a innové en ce qu’il a imposé dans bon nombre de ces domaines. Les EHPAD notamment élaborent avec les usagers des règles de vie en commun. L’acceptation de la règle, du dispositif est identifiée par les juristes comme un moyen permettant de limiter les risques juridiques.

ALAIN BAUDE On voit que nous sommes plutôt désarmés. On ne travaille pas trop le code civil qui nous intéresse qu’en cas de problème. Dans les cinq à dix prochaines années, est-ce que chaque grande structure qui compte 900 ou 2 000 salariés aura un solide cabinet juridique, ce qui paraîtrait tout à fait normal ? Si je devenais demain patron d’une entreprise de 2 000 personnes, j’embaucherai des experts juridiques. C’est le cas chez Esso, Total ou Shell. Ils envoient le cabinet et on discute après dix ans de procédures.

ANNE HARDY La question est de savoir si en attendant la conséquence dommageable du risque, on cherche à le prévenir. Si on attend la conséquence dommageable du risque, il faut bien sûr un cabinet d’avocats. Pour moi, la performance du travailleur social se situe dans le fait qu’il a capté un certain nombre d’éléments qui sont nécessaires à son intervention. Je pense que l’on peut limiter les effets négatifs du risque juridique si on permet à ces professionnels de maîtriser les enjeux juridiques. Il y a des

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règles de base. J’interviens parfois dans les formations de base et je me dis que c’est assez simple. On me dit parfois que l’on ne sait pas identifier une illégalité. Comment identifier par exemple les illégalités sur des missions de reversement du RSA ? On n’a pas envie de lire le code de l’action sociale. Il y a six types d’illégalités. Les poser est assez simple et ensuite, en interne, on définit un guide de procédures qui permet de limiter cette illégalité. Cela ne gommera pas tous les risques juridiques et il me semble nécessaire de former chaque agent. Je vais reprendre un exemple qui a été cité. Je suis intervenue en 2007, à la demande d’un directeur d’un CCAS, auprès des agents sociaux d’une structure. Il m’avait demandé d’indiquer à ces agents que leurs comportements étaient susceptibles de générer des risques pour la structure et pour eux-mêmes. En l’occurrence, dans cette structure, les risques n’étaient pas énormes, mais le directeur estimait qu’il fallait expliquer à ces agents sociaux qu’ils ne pouvaient pas accepter des plantes vertes et des chocolats. Chaque employeur devrait prendre le temps de former périodiquement leurs agents aux risques. Les agents ne sont pas que les cadres ; chaque agent doit être formé aux enjeux de la mission, ce qui coûte beaucoup moins cher que lorsque la conséquence dommageable du risque est survenue et ce qui est préférable pour tout le monde.

YVETTE MOLINA À la fin de votre intervention, vous avez parlé de nouveaux outils juridiques pour assurer la protection des agents. Est-ce un effet que vous avez analysé du fait de la jurisprudence ou est-ce que cela s’inscrit dans des codes, notamment dans le code du travail ?

ANNE HARDY Dans le document unique par exemple, des éléments s’imposent à la collectivité. Ils ne sont pas encore tout à fait aboutis, mais il y a des obligations. Monsieur Clercq a parlé tout à l’heure de normes iso ; j’ai pensé immédiatement à la responsabilité sociale des entreprises. Ce n’est pas encore une obligation, mais on voit bien qu’il y a un mouvement qui va vers. Le juge ne l’a pas imposé. Ce sont soit des évolutions législatives, soit des souhaits des collectivités. Un certain nombre de structures publiques ou privées ont des documents élaborés à l’intention de leurs professionnels qui sont très protecteurs, qui ont anticipé le risque, qui cherchent à y répondre. Ce n’est pas obligation, mais cela signifie que la collectivité a compris l’intérêt d’accompagner en amont. C’est pour cela que je prenais l’exemple de la protection fonctionnelle. Dans l’article 11 de la loi du 13 juillet 1983, la protection fonctionnelle n’est rendue obligatoire qu’une fois que le problème est survenu. Pourquoi attendre que le problème survienne s’il est identifié ? L’accompagnement d’un agent avant qu’il soit en arrêt maladie, avant qu’il soit obligé d’engager une action contre son collègue ou contre un usager coûte moins cher à tout le monde. Des collectivités l’ont compris. J’ai toujours voté avec un certain plaisir des délibérations qui amenaient ma collectivité à accorder des crédits d’heures pour l’intervention des psychologues auprès des agents avant que le problème survienne. C’est une innovation. C’est une tendance que l’on observe dans les collectivités ; je ne sais pas ce qu’il en est dans les structures privées.

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VLADIA CHARCELLAY

Je ferai juste une remarque par rapport à la question qui a été posée. Les directeurs ont besoin des juristes et des gens du droit, non pas pour s’armer ou pour partir au combat, mais au contraire, pour croiser les savoirs et les connaissances et monter en compétences. Il faut que l’on arrête de n’être qu’entre nous, ce qui est un peu stérile. Lorsqu’on travaille dans l’hébergement, il n’est pas complètement ubuesque d’aller chercher des professionnels de l’hôtellerie parce qu’ils savent ce qu’est accueillir et héberger. Nous avons sacrément besoin des juristes. Tous les professionnels de VSE sont aujourd’hui formés à la responsabilité juridique et pénale, non pas pour aller au combat ou se prémunir, mais pour monter en compétences et savoir à quelle place ils sont.

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DISCUSSION

YVES CLERCQ En écoutant ce que vous disiez sur la nécessité d’avoir des cadres ou des procédures au sein d’une institution, je pensais à deux institutions dans lesquelles j’ai eu l’occasion d’intervenir en profondeur : une association très importante de protection de l’enfance et une association importante comprenant une centaine d’EHPAD, qui ont mis en place un siège extrêmement construit, ainsi que tous les outils pour protéger l’institution. J’ai été frappé par le sentiment de mal-être extrêmement profond des professionnels, lié non pas à ces procédures, mais au fait de l’absence d’accompagnement managérial. De fait, les directeurs se sont éloignés de plus en plus de leur fonction initiale pour pouvoir gérer la partie administrative, la partie relationnelle, etc. qui sont l’essentiel de la mission aujourd’hui. Beaucoup de directeurs, notamment en EHPAD, ont du mal à renoncer à ce rôle de proximité qu’ils avaient autrefois. Ils délèguent donc un certain nombre de tâches à leurs cadres intermédiaires, mais la fonction de proximité auprès des équipes n’est pas toujours déléguée. Les cadres sont happés par des fonctions transversales et beaucoup d’auteurs parlent d’une carence en management de proximité. Le système ne peut être en mouvement si les salariés ne sont pas accompagnés par des cadres sur ces fonctions contenantes, cela génère même presque l’inverse. Dans les grandes entreprises, actuellement, il y a un rétropédalage en la matière parce qu’on prend conscience qu’une grande partie de ce que l’on appelle les risques psychosociaux est liée au fait que les cadres ne managent plus les équipes, mais des process. Ce rétropédalage dans le secteur de l’entreprise est encore difficile à faire entendre dans le secteur social. Quand j’en parle, j’entends souvent des réactions extrêmement épidermiques, comme si on accusait les cadres ou les directeurs d’être incompétents, alors que la question n’est pas là. En privé, beaucoup disent eux-mêmes qu’ils souffrent de cette situation, mais lorsqu’on pointe la question, on sent tout un poids. Accompagner les risques est aussi peut-être prendre conscience que des actes managériaux doivent les accompagner.

FRÉDÉRIC MAZARIN Au moment où l’entreprise est en train de faire marche arrière sur ces stratégies managériales, dans notre secteur, sans généraliser, je côtoie beaucoup de directeurs généraux qui sont fascinés par ce schéma de penser qui sont à la tête d’entreprises sociales. Je suis frappé de cette fascination. Dans le Nord, certaines associations comptent entre 2 000 et 2 500 salariés ; les gens de la base disent clairement ce que vous venez de dire, que le management est déplorable et lamentable.

YVES CLERCQ Des fantasmes extraordinaires se mettent en place, alors qu’en discutant avec ces directions, on constate que ces personnes sont extrêmement soucieuses et ont conscience des choses. On sent ce décalage.

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VLADIA CHARCELLAY Nous sommes aussi face à un paradoxe très fort. Les équipes demandent de l’encadrement, mais aussi beaucoup de liberté. Il faut que l’on soit là sans être là. C’est compliqué. Il y a une telle fantasmagorie autour de certaines fonctions, celle du directeur, celle du psychologue, que l’on ne sera jamais en défaut. Le rôle de directeur d’une dizaine de personnes n’existe plus aujourd’hui. On est directeur de 200, 300, 400 personnes.

YVES CLERCQ Je pense que certains directeurs doivent faire le deuil pour accepter que leurs cadres intermédiaires fassent ce qu’ils faisaient autrefois en matière de management, mais il faut redéfinir aussi la notion de management qui est aujourd’hui polluée. Le mot même de management implique aujourd’hui la gestion et non pas toujours l’encadrement dans le bon sens du terme.

ALAIN BAUDE C’est d’autant plus bizarre qu’aujourd’hui, à 900, nous avons tous notre e-mail, notre tweet. Nous pouvons tous nous envoyer rapidement des mails. Nous ne sommes plus ensemble et pourtant nous sommes toujours ensemble. Cela participe à mon avis à ce fantasme, à ce délire.

YVES CLERCQ S’il n’y a pas de lien, on aura beau avoir des outils de communication, il est nécessaire d’avoir une présence symbolique et une présence réelle pour que les risques ne soient pas vécus comme un facteur d’insécurité, mais comme un facteur de sécurité pour l’équipe. Or, il est intéressant de voir que le message sur les risques va être perçu comme un facteur d’insécurité supplémentaire pour les professionnels.

PHILIPPE MARTIN Pour aller un peu dans le sens de ce qui est évoqué, je crois qu’une chercheuse qui s’appelle Danielle Linhart travaille sur les notions du monde du travail et elle souligne que de plus en plus de salariés, d’agents vivent des formes de précarisation subjective et se sentent insécures aujourd’hui dans les organisations de travail du fait notamment de l’évolution incessante de ces organisations qui sont constamment en train de se restaurer. Les projets s’accumulent, un projet de réorganisation à peine terminé, deux autres démarrent, ce qui provoque une instabilité très forte de la lisibilité des organisations. Elle dit aussi qu’il y a une individualisation du travail, ce qui fait que les collectifs sont menacés, attaqués. Chacun se trouve un peu confronté à une solitude face à l’organisation. Elle évoque également l’idée d’un turn-over très important des staffs, des cadres supérieurs qui restent

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en moyenne, dans les collectivités publiques, neuf mois à la direction d’un département ou d’un service. Ils initient des projets, mettent en place un certain nombre de choses et suivant des logiques de carrière, ils vont ensuite travailler dans d’autres collectivités, ce qui crée une certaine forme d’insécurité. On peut relier cela à l’idée de gérer, d’assumer et d’aller vers les risques, au risque peut-être de se faire traiter de « risquophile ». N’y a-t-il pas les « risquophobes » d’un côté et les « risquophiles » de l’autre ? Je pensais au discours de Denis Kessler, l’idéologue du Medef, qui évoque cette question, avec cette idée qu’aujourd’hui, il faut absolument gérer le risque, qu’il y a d’un côté les actionnaires qui acceptent le risque et de l’autre, les salariés qui sont attachés à la défense de la sécurité de l’emploi.

CÉCILE BOIVIN À ce titre, je trouvais intéressant le jeu que vous faisiez, David, entre incertitude et inconnu. On est dans l’inconnu, ce qui crée donc de l’incertitude, de l’insécurité et ce qui peut créer une crise. En grec ancien, « crisis » veut dire « rupture » et était appréhendé dans le sens assez positif d’un nouveau départ qui était l’occasion de réunir le collectif, la population, l’agora et de penser autre chose. Dans notre schéma culturel au contraire, au moment d’une crise, tout s’arrête et se fige. Peut-être pourriez-vous, si vous le souhaitez, revenir sur ce tandem inconnu/incertitude.

DAVID FAURE L’idée était d’opposer deux attitudes subjectives vis-à-vis de ce qui fait notre condition. De toute façon, nous ne savons pas tout et nous ne pouvons pas tout prévoir. La culture selon laquelle il y a des risques du côté de l’incertitude est un schéma qui reste de la rationalité, y compris une « rationalité limitée » parce qu’on ne peut pas tout prévoir. Pour l’accompagnement et la relation qu’il suppose, mon propos était de dire que l’incertitude ne permet peut-être pas de penser la relation, mais ce concept de « relation d’inconnu » tel que défini par Guy Rosolato permet de remettre de la subjectivité et de réintroduire la question du désir, de la crainte par rapport à ce que l’on pourrait désigner aussi comme une incertitude. Il me semble plus riche de la désigner comme inconnu pour profiter de ce qu’a pensé par exemple Rosolato sur le devenir subjectif de cette relation à l’inconnu. Par ailleurs, je voudrais revenir sur les catégories qui ont été données hier dans la conférence. Trois modèles d’attitudes face aux risques ont été cités : Celui de la résilience, c’est-à-dire des gens qui s’exposent très fortement aux risques. L’exemple donné était celui des marins-pêcheurs. Les organisations qui étaient appelées « ultra safe », qui refusent complètement le risque, tel l’aéronautique par exemple. Au milieu, les organisations qui ont une haute fiabilité, qui étaient une sorte de modèle et où le collectif inventait des règles pour gérer le risque. Je me demande si dans le travail social, nous ne sommes pas plutôt dans une identité culturelle vécue du côté de la résilience qui s’opposerait à une tentative de régulation par les normes. À mon avis, elle est plutôt maladroite parce qu’elle utilise des outils qui sont utilisés dans le modèle opposé de l’ultra-sûreté. En fait, en introduisant la question du risque, nous voudrions peut-être construire

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des organisations qui soient davantage dans ce modèle intermédiaire, qui puissent avoir une certaine fiabilité. On pourrait augmenter la fiabilité de nos organisations sans forcément tomber dans le fantasme de l’ultra-sécurité qui est brandi à mon avis trop rapidement du fait que nous serions dans une culture de la résilience. Je vous soumets ces hypothèses.

CLARISSE LECOMTE J’ajouterais que nous avons entendu aussi la vocation du collectif, qui fait consensus entre nous et qui doit faire consensus en général, parce qu’elle répond à quelque chose que l’on sait être vrai même si elle est si difficile à mettre en œuvre, au sujet de la souffrance au travail comme étant une réponse à ces risques psychosociaux. Réhabiliter les collectifs, retravailler ensemble. Sennett vient de faire paraître son livre « Ensemble. Pour une éthique de la coopération ». En croisant les parutions sur le social, on constate qu’il y a une vraie préoccupation pour le faire ensemble et pour le collectif, mais il reste très indéfini. Quel est le périmètre ? Quelqu’un a distingué le collectif formel et le collectif informel. Qu’est-ce que l’équipe ? Sur ce modèle du milieu évoqué hier, il était bien dit qu’il y avait une culture du travail collectif. Il me semble que remettre la question du groupe au centre est l’un des défis parce qu’on l’a complètement oubliée depuis les excès probables des groupistes des années 70. On n’a pas le choix que de se remettre à penser collectivement, en groupe, avec toutes les difficultés et le temps que cela implique. Il me semble qu’il faut que la question de la subjectivité reprenne sa place. Sinon, il n’y a pas d’intérêt à être ensemble. En plus, les gens se protègent. Un agent EDF responsable dans un CHSCT disait : « Face à la souffrance au travail, je dis aux agents d’arrêter de s’investir, d’être sujet de leurs actions. Soyez des pions ». Pour être en groupe, il faut réhabiliter de l’implication subjective et lui donner de la valeur.

YVETTE MOLINA Cela m’évoque un thème dont on n’a pas vraiment parlé aujourd’hui : la notion de la réflexivité et du praticien réflexif. Donald Shön a développé cette notion de praticien réflexif. Je pense que l’une des régulations possibles du risque est de mettre en place les conditions de la réflexivité pour le praticien, non seulement une réflexivité au niveau individuel, mais aussi une réflexibilité collective. Je parle pour ma part d’organisation réflexive pour aller plus loin que la théorie du praticien réflexif. Je pense que dans les pratiques prudentielles dont je parlais ce matin, on retire un peu ces incertitudes liées à l’inconnu parce qu’on travaille avec l’humain, avec le vivant. On ne sait pas ce que l’intervention va produire, malgré les procédures, les normes, les règles, etc. Il y a une part d’incertitude dans tout être vivant tout être humain. Je pense que la réflexivité est un élément extrêmement important dans la pratique professionnelle et qu’elle doit être favorisée au sein des organisations de travail. Elle va bien au-delà de la maîtrise de l’expert ou du technicien qui maîtrise comment on conduit un entretien d’aide, comment on accompagne un groupe dans une relation éducative, etc. Ce savoir-faire des professionnels doit être accompagné d’une réflexivité permanente tout au long de la vie professionnelle et les organisations doivent favoriser cette réflexivité. Je pense que le bât blesse un peu en la matière. Souvent, les professionnels sont pris dans ces procédures, ces routines au travail et se cachent parfois derrière. L’un des leviers possibles est la formation, et la formation en intra est intéressante aussi parce qu’elle permet cette réflexivité collective. Cette notion de réflexivité me semble extrêmement importante et elle part d’une démarche inductive : partir du

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vécu, qu’il soit subjectif ou intersubjectif, à partir de l’expérience professionnelle. Qu’est-ce que je tire de ce que je vis, de ce que le ressens, de ce que j’ai observé ? Qu’est-ce que je peux construire ? Comment l’organisation qui m’embauche m’autorise ou non de le faire de façon formelle et non pas informelle au détour d’un café ?

ALAIN BAUDE On pourrait peut-être ajouter que les gens accompagnent. Ils peuvent parler aussi. Nous avons 25 chez nous et nous les rassemblons rapidement. C’est primordial. Comment sont-ils plus là devant nous et non seulement dans le projet personnalisé ?

DAVID FAURE Est-ce que le management du risque est un outil de réflexivité ? Est-ce que réfléchir sur les risques de l’activité est une manière de réfléchir appropriée qui apporte quelque chose aux organisations du travail social qui accompagnent les « risques de la vie » ? Cette question me paraît intéressante : qu’est-ce qu’implique pour le travail social de s’interroger sur le risque ? Je ne suis pas sûr que ce soit vu dans ce sens aujourd’hui.

YVES CLERCQ Ou alors c’est fait dans une démarche iso qualité qui est extrêmement insécure, qui est faite dans le cadre d’une obligation extérieure à laquelle il faut se conformer parce qu’il y a un risque, alors que le cadre, dans une position plus sécure, va pouvoir aborder les sujets insécurisants, ce qui va créer un cadre contenant et non en tension.

TOURIA ARAB-LEBLONDEL Je reviens sur le relativisme culturel et sur l’anthropologie du risque et je rebondis sur ce que disait monsieur Haddad, notamment sur la structure Média Jeunes qui est dans différents pays. Est-ce que la question se pose de la même manière à l’étranger ? Il peut nous intéresser de savoir de quelle manière les questions se posent au Sénégal, au Maroc, en France ? Sont-elles abordées ou pas ?

BOUJEMA HADDAD Tout à l’heure, vous parliez de risques juridiques nouveaux qui n’émergeraient pas avec la question de l’innovation. Je suis vraiment ignare en la matière, mais récemment, on s’est posé par exemple la question des conflits judiciaires entre deux pays distincts. En bon établissement, nous souhaitions afficher la charte des droits et libertés des usagers. Or, l’homosexualité, au Sénégal, est une notion tendue. L’article 1 de la charte des droits et libertés des usagers parle d’aucune discrimination sur la

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base de l’orientation sexuelle. Est-ce qu’il peut être affiché dans un pays où la législation n’est pas la même ? Cela posait de gros problèmes. L’effet pygmalion me fascine. Pour faire simple, on provoque ce que l’on attend ! Par exemple, au Sénégal, un enfant ne peut pas être dangereux. C’est inconcevable. On n’a pas peur d’un enfant. Ici, nous sommes dans un autre registre. Pourtant, les histoires de violence n’émergent quasiment pas dans la structure où je suis depuis cinq ans. J’’ai fait le choix en arrivant de ne pas « punir » (au sens strict du terme). Cela a créé quelques remous en disant que l’absence de punitions allait conduire à une violence plus importante. À ce jour nous n’avons aucun acte de violence et nous avons très peu de fugues, mais nous en parlons beaucoup avec les jeunes que l’on accueille. Les jeunes sont surpris de cette absence de punitions. Tout récemment encore, un jeune me questionnait à ce sujet et je lui disais que nous avions fait ce choix pour plusieurs raisons. D’abord, lorsqu’on punit, en général, lorsqu’on a accompli la punition, on a l’impression d’être dédouané de ce que l’on a fait. Je lui ai dit que je voulais que les jeunes puissent porter ce fardeau pendant quelque temps et que nous puissions en échanger. Chaque changement inquiète parce qu’on le regarde aussi à la lecture de notre compréhension actuelle. Quand j’avais exposé cette absence de punitions, des anciens m’avaient dit qu’on allait dans le mur. J’ai eu de la chance parce que dans la structure, il n’y a aucune résistance au changement. On essaie, on expérimente, on voit ce qui fonctionne, ce qui ne fonctionne pas. Le règlement de fonctionnement dans le service, est réajusté en permanence. Dans mon expérience à la PJJ, je trouvais vraiment aliénant d’être enfermé dans le règlement de fonctionnement qui était construit par l’équipe. Si les choses évoluent, pourquoi ne pas le modifier puisqu’il nous appartient ? Parfois, il y a aussi des confusions entre règlement et loi. Parfois, le règlement de fonctionnement prévaut même face à la loi. On arrive à des contradictions.

LAURENT SOCHARD La non-punition associe le risque au pari. Cela me fait penser à Derrida et le « pardon impossible ». Ricœur dit que pour réguler un système social, il faut à la fois une règle de l’équivalence qui est associée à la justice et une règle de surabondance qui est associée à la promesse. L’autre promet ; on ne peut pas l’assimiler purement à ce qu’il a commis. C’est ce qui fait que l’on dit d’untel « qu’il promet » au sens où il y a un pari d’avenir. L’équivalence est nécessaire, la justice permet une réparation et essaie de faire en sorte qu’elle soit équivalente au préjudice. En même temps, Ricœur dit que le système social ne peut fonctionner que sur cette règle d’équivalence, qu’il faut à des moments des positions sociales, des relations qui sont à des moments dans des logiques de surabondance. Plutôt de chercher à refaire de l’équivalence, il faut à des endroits des personnes qui fassent de la surabondance, qui surajoutent quelque chose. J’essaie d’associer cette réflexion aux métiers du travail social. Il faut, à un moment donné, pouvoir donner quelque chose de plus qui paraît bizarre et qui déstabilise la logique classique de l’équivalence qui dédouane et qui fait que l’on peut recommencer. On voit bien comment on peut rentrer parfois dans ces systèmes un peu vicieux où l’on peut récidiver puisqu’on est lavé de sa faute. Cela crée des types de relation et d’engagement qui sont intéressants. Je pense qu’à certains moments, le travail social peut être dans cette position de surabondance, de recréer quelque chose pour que bien à nouveau arrive. Un mal a été commis par exemple par un délinquant et plutôt que d’aller en prison, quelque chose de bien lui arrive. C’est très décontenançant. Quand on revendique la justice, on pense que ce n’est pas

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normal, que les juges sont laxistes, etc. mais cela permet que se fabrique à nouveau de l’avenir, donc de la promesse. Ricœur appelle cela la logique de la promesse et de la surabondance.

ALAIN BAUDE C’est peut-être quelque chose d’inattendu qui arrive. Cela me fait penser à Rouzel, un éducateur spécialisé qui raconte cela : un gamin embarque la caisse avec 150 euros, il revient et Rouzel lui donne 150 euros en plus. « Si tu as besoin de 150 euros, je te les donne. Je ne t’ai pas demandé si tu les avais volés, en tout cas, ceux-là, tu me les ramèneras quand tu veux ». Un an ou six mois plus tard, le gamin rapporte 300 euros. C’est inattendu.

ANNE HARDY Dans le domaine de l’accompagnement social, si on sort de l’aspect répressif pour aller vers des dispositifs pour sortir de la précarité, on retrouve des phénomènes de surabondance. L’accompagnement social, au-delà de la prestation financière qui est versée, est dans la même logique. Je pensais aussi au dispositif des discriminations positives. On a cette volonté de dépasser et je pense que l’on est dans un système de surabondance. En vous écoutant, je pensais à l’accès à l’emploi des personnes en situation de handicap. Dans la fonction publique, le fait d’avoir levé les obstacles liés au concours permet une titularisation sans concours, ce qui est un phénomène de surabondance. C’est parfois mal vécu ou mal appréhendé par les personnes qui n’ont pas accès à cette surabondance parce qu’elles ont un sentiment d’injustice.

JEAN-MARIE BENOIS Je voulais revenir sur les séjours de rupture puisque j’ai travaillé durant trois ans dans cette organisation. Je trouvais intéressante l’évolution de cette structure. Au départ, les séjours de rupture étaient vraiment une action innovante parce qu’ils répondaient aux besoins de jeunes auxquels aucune structure n’avait pu trouver de réponse. À l’époque, il y avait des ambitions fortes pour ces jeunes et l’acceptation qu’il y ait des risques puisque ces séjours se déroulent à l’étranger. Depuis 2002 et un certain nombre de normes, petit à petit, on a fait en sorte que les séjours de rupture ressemblent le plus possible aux foyers standards en appliquant au maximum les bonnes pratiques qui sont exercées dans les autres foyers. Cependant, on met en avant notre forte capacité à encadrer les jeunes. Certes, c’est en Afrique, mais on a deux fois plus d’éducateurs qui coûtent moins cher. Du coup, vous pouvez être sûrs que les jeunes ne vont pas bouger d’une oreille et être bien cadrés. Au départ, la démarche était ambitieuse et acceptait le risque et à la fin, on revendique son caractère carré. Je trouvais intéressant de citer ce cas pour illustrer comment le secteur évolue.

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SYNTHÈSE DES DÉBATS

Marc de MONTALEMBERT Je ne vais pas faire une synthèse, mais plutôt une sorte de patchwork parce qu’à travers le prisme du risque, je crois que nous avons brassé énormément de choses depuis hier. Je suis à peu près convaincu que le travail social est plus une auberge espagnole qu’un concept ou alors, s’il s’agit d’un concept, il est drôlement difficile à cerner ! Dans un premier temps, à partir d’une série de remarques ou de termes qui ont été employés, tant par les professionnels que par les institutions, je vous ferai part de mes réactions. Je voudrais, dans un deuxième temps, proposer un « point final provisoire » sur ce qui a été dit pendant cette journée. Les travailleurs sociaux ont employé à plusieurs reprises le terme d’engagement. Cela me rappelle un numéro du Sociographe qui date de quatre ou cinq ans et qui s’intitulait « Le travail social est-il de gauche ? ». Il y a une sorte de présupposé, qui existe depuis la revue Esprit « À quoi sert le travail social ? », que le travail social n’est pas « le chien de garde du grand capital » selon l’expression employée alors. Quand on relit cet article, il est d’une violence absolument extraordinaire vis-à-vis de ces malheureux professionnels qui n’étaient même pas le quart du nombre qu’ils sont à l’heure actuelle. On a parfois l’impression que les travailleurs sociaux sont généreux, gentils, etc. et que le travail social correspond tout à fait à la générosité que l’on attend d’une certaine gauche. (Pourtant il est évident qu’un certain nombre de travailleurs sociaux votent à droite voire à l’extrême droite. De plus en plus de gens, y compris parmi les professionnels, trouvent que la couverture des risques est de plus en plus importante, trop importante et qu’il faut faire la chasse au gaspillage, si ce n’est autre chose. Parfois, c’est vrai, certaines situations sont très surprenantes et nous pouvons nous demander si elles sont bien raisonnables. Je crois qu’il ne faut pas tomber dans un travers. Il y a parfois des situations où l’on se dit que l’on a trop protégé, que l’on a voulu mettre en place un système trop sophistiquée et qu’à l’inverse, on a laissé pour compte un certain nombre d’autres situations qui méritaient peut-être d’être prises en compte, mais qui n’étaient pas suffisamment médiatisées. C’est un problème terrible que l’on retrouve par exemple en ce qui concerne la santé et les maladies. On met l’accent sur certaines maladies très médiatisées et on oublie les maladies orphelines. Dans le travail social, derrière l’engagement, un engagement généreux, je me demande si cette question ne se pose pas quelque peu. Je poursuivrai en disant que je vois un engagement très différent chez de jeunes professionnels à l’heure actuelle, ceux qui sont dans les écoles. Nous vivons ici sur une conception des professionnels qui n’est plus tout à fait celle que l’on trouve dans la génération des 35 heures. Le directeur d’un établissement avec un internat qui doit travailler avec les 35 heures a quelques cheveux blancs à se faire ! Généralement d’ailleurs, il triche un peu en utilisant des faisant fonctions ou des surveillants d’internat parce que les jours de repos et de compensation sont effectivement pris (ce qui est normal) et ce n’est pas facile à gérer le social et le budget limité ! Je crois qu’il faut faire attention : il y a toujours un engagement, mais il n’est peut-être pas tout à fait le même. Certains disent que dans le domaine associatif, il n’y a plus d’engagement comme autrefois. Il y a toujours des formes d’engagements ; simplement, nous ne les comprenons pas. Elles sont différentes, elles sont autres. Nous n’avons pas beaucoup d’outils sociologiques pour nous aider à les comprendre à l’heure actuelle.

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Autre élément : le rapport au pouvoir. Le rapport au pouvoir du travail social a toujours été douloureux parce que les travailleurs sociaux se sont souvent vécus comme des professionnels libéraux. L’État était une bonne tutelle parce qu’elle était tellement lointaine qu’elle ne posait guère de souci ! La tutelle s’est rapprochée sérieusement avec la décentralisation. Même si cette décentralisation n’est pas toujours très réussie, on ne va pas regretter qu’en 1982-83, un ministère ait joué le coup de la décentralisation. Toutefois, il est vrai que les rapports ont été plus difficiles et dans un premier temps, les élus territoriaux ont essayé de remettre de l’ordre, ce qu’ils estimaient être de l’ordre, dans un ensemble assez compliqué. Le rapport au pouvoir est difficile. Je me souviens de professionnels qui préparaient ce qui deviendra le diplôme d’État d’ingénierie sociale, le DEIS et qui me disaient qu’ils ne voulaient pas être patrons. J’aime bien raconter cette anecdote. Une étudiante est venue me voir un jour en me disant qu’elle était devenue directrice. Je lui ai dit que j’étais surpris puisqu’elle m’avait toujours dit qu’elle ne voulait pas de responsabilités. Elle m’a répondu : « ils étaient tellement cons au-dessus de moi que je me suis dit que c’était plus possible’ » ! Cela commence à changer, mais les professionnels sont passés à côté de nouveaux métiers, de nouvelles responsabilités : les métiers de la ville, un certain nombre de postes de direction. Regardez le petit nombre de DGA dans les Départements qui proviennent du travail social. Regardez le petit nombre de directeurs généraux qui sont en provenance du travail social dans de grosses structures et de grosses associations à l’heure actuelle. Ceux qui sont en provenance du travail social, n’ont généralement pas été recrutés pour ces qualités et ces compétences spécifiques, mais pour leurs fonctions de direction, de manager, etc. Tant que le travail social n’acceptera pas de reconnaître cela, il ne se fera pas à mon avis entendre ni suffisamment reconnaître. (Je ne suis pas sûr que la perspective de faire émerger un doctorat en travail social change véritablement les choses). Nous avons parlé indirectement de la formation. Une réingéniérisation existe dans tous les métiers ; elle est encore balbutiante dans le domaine du travail social. Elle est loin d’être aboutie et on n’arrive pas à débloquer le niveau de la licence. Or, il y a longtemps qu’il devrait être débloqué. Il y a un véritable problème quand on voit que tous les métiers paramédicaux sont en train de se caler sur le master 1 et master 2. Ce n’est pas crédible aujourd’hui que les travailleurs sociaux des principales formations post bac avec trois ans d’école, ne soient pas reconnus à ce niveau. Ils sont aussi parmi les professionnels qui font le plus de formation continue. Mais leur formation continue est totalement en désordre. Il est extrêmement rare que l’on puisse trouver une véritable logique qui aboutisse à un véritable projet, reconnu et valorisé. Nous avons parlé de la distance dans la relation. Je n’en dirai rien. C’est un cœur du problème extrêmement difficile. Nous avons beaucoup parlé d’une culture de la plainte. Les travailleurs sociaux sont champions pour la culture de la plainte, pour la culture du regret, pour la culture du malheur humain. C’est normal puisqu’ils sont en première ligne de ce malheur. (Je suis très admiratif, mais je suis aussi un peu dans la dérision). Ils sont en première ligne avec ce dont on ne veut pas parler, ce dont on ne doit pas parler, ce qu’on ne veut pas voir. Il est normal que de temps en temps, ils pètent les plombs ! Cette culture de la plainte n’est pas anormale, mais il ne faut pas en rester là. Sinon, on tourne en rond. Je travaille depuis de nombreuses années dans ce secteur et je suis frappé par la désorganisation de ces professions. Certes, il y a une grande désorganisation syndicale en France, mais la désorganisation des professions du travail social est absolument prodigieuse, chaque

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diplôme défend son pré carré et a du mal à accepter que les fonctions soient de plus en plus perméables. Ensuite, je pense que bon nombre de professionnels sont en train de rêver à un âge d’or. C’est aussi un phénomène de génération : « C’était mieux avant ». Alors, on rêve à 1975. Les lois de juin 1975 ont été refusées par les professionnels du social. Il a fallu les passer en force et une bonne partie a été laissée de côté. Mais « Dieu que la République était belle sous l’Empire ! » Il y a une dénonciation de l’institution par le biais de la loi de 2002 qui me paraît préoccupante. Il y a des institutions qui doivent être dénoncées, mais l’institution en général légitime la possibilité d’exercer sa profession. On n’exerce pas seul sa profession. On a parlé du projet de l’institution, mais on n’a parlé à aucun moment du conseil d'administration de l’institution, ce qui veut donc dire soit qu’il ne fonctionne pas, que l’on n’en tient pas compte ou que l’on préfère l’oublier. Or ce n’est pas pour rien que l’on n’a pas choisi un grand service public unifié du travail social et de l’intervention, sociale et que l’on a cette multitude à caractère associatif. Le fait que les conseils d’administration ne soient pas des facilitateurs me pose problème. Nous nous sommes interrogés évidemment sur les usagers. Autrefois, il est vrai qu’il était plus simple de travailler pour, plus qu’avec. Je pense que chacun d’entre nous s’est trouvé à un moment ou à un autre d’avoir à écrire un texte. C’est beaucoup plus intelligent à plusieurs, mais qu’est-ce que c’est embêtant ! Finalement, quelqu’un se met à écrire. Sinon, on n’y arrive pas. Dans le travail avec l’usager se pose un peu cette question et plus largement toute la question de la démocratie participative. Je reste convaincu que notre modèle de démocratie est largement essoufflé. Il faudrait travailler cette question de démocratie participative et le travail social pourrait être le lieu parfait. Mais peut être aussi en commençant par changer ce terme d’usager. Nous n’avons pas beaucoup parlé des familles et des parents. Il est important de travailler avec les familles. Je ne suis pas totalement d’accord avec le professeur Berger, mais de temps en temps, il n’a pas tout à fait tort. Certaines familles sont mortifères. Il y a des familles avec lesquelles il ne faut plus travailler, mais il ne faut pas le dire. Pour autant, il faut tenir compte de leur désir de participation. Prenons l’exemple de l’hôpital : les malades sont déjà des gens insupportables, alors si on a en plus les familles, où va-t-on ? Dans le travail social, il faut sans cesse travailler cette question, je pense qu’elle fait partie de la démocratie participative. Nous en aurons besoin si nous allons ce que je vais vous proposer tout à l’heure. En même temps, il est nécessaire de considérer qu’il y a des cas très lourds, que les usagers n’ont pas toujours raison et qu’il y a un travail insupportable pour bon nombre de professionnels.. Par exemple, les gens qui travaillent actuellement dans l’urgence sociale, dans le logement social sont en train de devenir chèvre ! Il n’y a plus une place. Que faire ? Comment placer les gens ? Ils n’y arrivent pas. Il faut vraiment aider les professionnels et que les institutions et les politiques les soutiennent. Mais il faut peut-être aussi reconnaître que certains « usagers » parfois apprécient d’être assistés, ou n’ont pas appris à être de « bons usagers » ! Du côté des institutions, on a beaucoup parlé du management, ce qui n’est pas totalement idiot. Mettre un peu de rationalisation semble intéressant, mais l’ARS a récupéré le médico-social. Je peux vous dire que je fais partie de ceux qui se sont battus et qui ont été battus lorsque le médico-social a basculé au sein de l’ARS. C’est une erreur fondamentale. Le modèle imposé à l’heure actuelle au médico-social n’est pas celui qui serait souhaitable. Je suis d’accord avec les économies

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d’échelle, mais par rapport aux institutions existantes, les ARS ont décidé que dans dix ans, les deux-tiers auront cessé d’exister parce qu’elles seront regroupées. Il est plus facile de dialoguer avec 10 000 décideurs qu’avec 35 000 décideurs dont certains ont cinq ou dix personnels. En plus, la technique des appels à projets fait qu’il faut des personnes spécialisées en la matière. Je pense qu’il faut réformer les ARS et je pense profondément qu’il faut se méfier d’un modèle qui serait systématiquement absorbé par le médical. Nous avons lutté suffisamment pour dégager le médico-social du sanitaire pour ne pas être navré de voir le social de nouveau happé par le médico-social quand il est lui-même en train de se caler de nouveau sur la santé, quel que soient le bien-fondé et les éléments positifs du domaine de la santé. En ce qui concerne les projets institutionnels, ils ont tous été révisés. Je pense qu’il était bon de les réviser, mais ils servent uniquement en cas de problème. Je pense qu’il faut faire vivre un projet institutionnel. Au lieu de taper uniquement sur les institutions, il faut que les professionnels aident aussi au changement des institutions. Le projet institutionnel est un bon levier. Je suis d’accord avec vous, il est probablement un meilleur levier que l’évaluation. Pour autant, je ne suis pas contre l’évaluation, parce que nous sommes redevables de ce que nous faisons. Nous sommes redevables de l’emploi de l’argent public, nous sommes redevables vis-à-vis des usagers. Puis, nous sommes également redevables parce qu’il y a un minimum de qualité. Faut-il basculer en normes ISO ? Il est beaucoup plus facile pour l’ARS de savoir que tel établissement a été certifié ; elle est tranquille et peut passer au suivant. Il y a un vrai débat en la matière. Le problème, à mon avis, n’est pas tant d’être certifié, mais de savoir pourquoi on est certifié et ce que l’on fait de cette certification. Je crois que l’on a dit aussi que les professionnels n’étaient pas assez pragmatiques. Les professionnels ne sont pas assez pragmatiques, me semble-t-il, parce que nous sommes tous probablement trop cartésiens et trop vite dans une certaine idéologie. C’est heureux en même temps. Pour une fois qu’il y a des métiers de l’idéologie, pour moi, ce n’est pas mauvais en soi. On a besoin de rêves frais ; l’idéologie est ce qui fait vivre. Certes, les ancêtres sont un peu lourds à supporter s’il faut aller chercher du côté de l’abbé Pierre, de Saint-Vincent-de-Paul, et autres mère Térésa, mais aussi de tous les mouvements sociaux collectifs et l’idéologie et toutes ces valeurs qui sont derrière cette aide à la personne est assez intéressante. Peu de métiers sont portés par ces valeurs, pour une fois que ce n’est pas l’économie qui est le moteur, je ne vais pas les rejeter, mais je voudrais noter que l’idéologie a tendance parfois à se verrouiller, à tourner sur elle-même ou à être une défense. Pendant longtemps, dans le monde médical, le secret professionnel a servi à protéger non seulement les patients, mais aussi à couvrir les erreurs médicales et cela rejoint un peu le fonctionnement du travail social. Il y a une marge de manœuvre, une possibilité pour le travail social. Nous connaissons tous des collègues, des subordonnés qui sont jugulaires/jugulaires et d’autres qui sont « borderline » (j’ai failli dire « bordéliques »), mais les usagers aussi les connaissent et ils se passent les informations en disant qu’il ne faut pas aller à telle permanence, mais plutôt à une autre. Vous connaissez tous les travaux qui ont été faits sur les guichets. On découvre l’insoupçonné, on découvre qu’il n’y a pas eu besoin de trouver le terme « empowerment » pour savoir que les clients du social se débrouillaient assez bien pour avoir ce qu’ils voulaient et quand ils le voulaient. Je crois que tout dépend souvent de l’intelligence des gens. Je fais confiance à l’intelligence. Je fais confiance à l’intelligence des directeurs, je fais confiance à l’intelligence des professionnels. J’ai travaillé sur des collèges difficiles dans mon académie. Je suis persuadé que beaucoup de choses

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dépendent de la direction, de la confiance que la direction apporte à l’ensemble des collègues et de la communauté éducative, de la façon de leur dire qu’on leur fait confiance et de la façon dont on les laisse développer leurs projets. J’ai vu des collèges remonter complètement avec une nouvelle équipe de direction, j’ai vu des collèges qui étaient cités en exemple depuis des années se casser la figure avec un changement de directeur ou de directrice, en très peu de temps. Dans les institutions du social et du médico-social, il en est de même. Je crois que la prise de risque est inhérente à toute action d’éducation et nous sommes, dans le travail social, dans une action d’éducation. Je synthétiserai le risque en deux chemins. Le risque est d’une part un danger à éviter s’il peut être prévenu. Si notre enfant s’approche d’une plaque chauffante qui est toute rouge, on peut le prévenir et intervenir avant.de l’emmener aux urgences Ce danger à éviter correspond à un management des risques et il faudrait véritablement retravailler ce management des risques et non pas un management uniquement à caractère économique. Le risque est d’autre part un danger qui est assumé pour obtenir un avantage ou pour structurer sa personne. Il faut développer une culture du risque. L’apprentissage de la moto dont vous avez parlé est une culture du risque ; c’est dangereux, mais cela me paraît terriblement plus formateur. Quand mes enfants étaient adolescents, j’ai préféré leur apprendre à piloter un scooter puisque je savais de toute façon qu’ils allaient en piloter. (Rassurez-vous ils ne m’ont pas forcément attendu pour bon nombre de leurs apprentissages). C’est un acte formateur et en même temps une prise de risque. Enfin, revenons sur la conférence d’hier que j’ai critiquée, mais qui m’a apporté un certain nombre d’éléments. Nous sommes peut-être à la fin d’un cycle. Je crois que nous ne pouvons plus tellement continuer sur cet individualisme et cette individualisation de la société. Je pense que nous allons redonner sens au collectif. Cela prendra peut-être vingt ans, mais ce mouvement est en train de redémarrer. Ce n’est pas possible autrement. Sinon, on ne fera plus ce cycle. J’aimerais que l’INSET, votre pôle, compte tenu de ses responsabilités, puisse développer ou instiller, dans des dispositifs de formation, dans des rencontres de directeurs, etc. l’idée qu’il faut desserrer un peu le corset dans lequel nous nous sommes mis de nous-mêmes ou dans lequel on nous a demandé de nous mettre. Cette culture du risque n’est pas idiote, elle est formatrice. Si tel était l’un des résultats de cette journée, je ne sais pas pour vous, mais pour ma part, j’en serai plutôt satisfait.

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Mot de conclusion institutionnelle Nathalie ROBICHON Je saisis la balle au bond pour conclure la journée. Dans un premier temps, au nom de l’INSET et plus largement du CNFPT, je veux vous remercier de vos contributions, de vos participations, échanges et écoutes de qualité qui ont permis que cette journée nous fasse réfléchir. Pour chacun d’entre vous, c’était une prise de risque. Vous avez pris un risque en acceptant de rentrer dans cette proposition assez atypique de la part de l’INSET. Comme l’a expliqué Bernard Fath, c’est la première fois que nous mettons en place ce type de séminaire au CNFPT, avec une ambition importante qui est de réunir des professionnels dont le métier est la recherche et la construction de savoirs, d’autres professionnels qui sont sur le terrain dans l’accompagnement des équipes ou des usagers ou d’autres qui sont dans l’entre-deux, notamment les collègues qui sont consultants, conseillers de formation ou responsables de pôles. Chacun d’entre nous a pris ce risque de construire cette journée. Je ne sais pas si nous pouvons énoncer des engagements très précis sur les suites à venir. Je vous livre cependant quelques pistes. Vos contributions et les échanges vont alimenter les actes qui permettront de garder une trace de cette journée. Ces actes seront mis en ligne dans le cadre de l’outil territorial qui est un site qui permet de mettre à disposition un certain nombre de productions de différentes configurations, site que vous pouvez d’ailleurs vous-mêmes abonder si vous souhaitez produire des articles complémentaires, en lien avec les différents échanges que nous avons eus. Concernant la manifestation elle-même, nous allons faire un débriefing avec l’ensemble des autres instituts d’ici la fin de l’année 2014 pour savoir si nous gardons ce format et à quel moment de l’année il est le plus judicieux de le positionner. Nous ne sommes pas sûrs qu’il soit très pertinent de le positionner la première semaine de septembre. Nous militerons dans le sens qu’il est important de pouvoir continuer à proposer ce genre de rencontres. Ensuite, concernant le thème du risque lui-même, nous sommes dans un contexte très particulier qui est celui des États généraux du travail social, il y a un mouvement autour de ces États généraux. Il faut que les gens se rencontrent, il y a des groupes de travail, il y a des réflexions dans les différentes institutions. Je ne suis pas sûre que la question de la prise de risque ou du management du risque ait encore été proposée. Nous sommes plusieurs à être dans ces groupes de travail et nous pourrons déjà le relayer. Concernant l’enjeu pour la formation, il est évident que pour nous, au sein du service des pôles, ce séminaire va nourrir nos réflexions sur les orientations proposées à l’établissement, au-delà de ce que nous pouvons proposer dans les INSET. C’est aussi la réflexion sur l’accompagnement de la formation des travailleurs sociaux. Nous avons ouvert ce chantier et ce groupe de travail est piloté par Touria ARAB-LEBLONDEL. Ce séminaire va forcément impacter notre réflexion et j’espère qu’il impactera même nos propositions de formations. Enfin, d’autres pistes viendront peut-être avec un peu plus de recul. Le séminaire était très dense, très riche et je pense que nous avons besoin maintenant de prendre un certain recul pour mieux réfléchir encore à ces questions. Merci à tous. Merci tout particulièrement à ceux qui ont vraiment pris le risque de venir de loin pour atterrir dans un lieu qu’ils ne connaissaient pas. Les territoriaux connaissent plus ou moins l’INSET

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et le CNPFT, mais certains d’entre vous ne nous connaissaient pas du tout et je trouve que c’est très encourageant et également signe de vitalité.

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RAPPEL DU PROGRAMME DU SÉMINAIRE DU 5 SEPTEMBRE 2014 (9H-17H30)

Matin 9h à 12h30 INTRODUCTION INSTITUTIONNELLE Patrick DEBUT, directeur de l’INSET d’Angers Bernard FATH, délégué à la recherche au CNFPT CONFÉRENCE INTRODUCTIVE / ÉDITO Marc de MONTALEMBERT, sociologue, Président du CEDIAS (Centre d'études, de documentation, d'information et d’actions sociales) RISQUES ET SOCIAL 1ÈRE TABLE RONDE : VULNÉRABILITÉS DES USAGERS ET RISQUES DES PROFESSIONNELS Yves CLERCQ, Psychologue consultant VULNÉRABILITÉ IMPOSSIBLE ET EXCÈS DE NORMES Noëllie GREIVELDINGER, Psychologue au Conseil Général des Pyrénées Orientales ACCOMPAGNEMENT SOCIAL DES RISQUES DE LA VIE Alain BAUDE, Éducateur spécialisé (57) en foyer d’accueil AU RISQUE DES SENTIMENTS Yvette MOLINA, Sociologue, EHESS (École des Hautes Études en Sciences Sociales), membre de l’équipe du Centre Maurice Halbwachs LA PRATIQUE PRUDENTIELLE DES TRAVAILLEURS SOCIAUX Animateurs de la table ronde : Responsables de pôles/domaines INSET d’Angers Après-midi 14h à 17h30 2NDE TABLE RONDE : INNOVATIONS ET RISQUES, ENTRE PRINCIPE DE RESPONSABILITÉS ET PRINCIPE DE PRÉCAUTION David FAURE, Psychosociologue Clarisse LECOMTE, Psychosociologue Membres du Centre ESTA (Études Psychosociologiques et Travaux de Recherche Appliquée) ACCOMPAGNEMENT DES « RISQUES DE LA VIE » ET INTERSUBJECTIVITÉ : DE

L’INCERTITUDE À LA RELATION D’INCONNU

Boujema HADDAD, Psychosociologue, et chef de service en établissement (78)

Jean-Marie BENOIS, Conseiller technique d’action sociale (69) RISQUES, INCERTITUDES, ET PRISE DE DÉCISIONS Frédéric MAZARIN, Directeur Général de l’association « la Maison des enfants » (59) LE RISQUE DES PARADOXES Anne HARDY, Juriste (49)

RISQUES JURIDIQUES ET ACCOMPAGNEMENT SOCIAL : DES FREINS À L’INNOVATION

Animateurs de la table ronde : Responsables de pôles/domaines INSET d’Angers

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Directeur de publication : Patrick DEBUT, Directeur de l’INSET d’Angers Chef de projet : Muriel ROUSSEIL, Responsable coordonnateur pôle politiques sociales d'autonomie Communication - diffusion : Laurence RABASSE, Responsable de communication Assistante : Claire VINCENT Couverture de l’évènement et conception-rédaction : Résumémo - 02 40 36 44 87

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