la voleuse de livres -...

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Markus Zusak

La Voleuse delivres

Texte original : The Book Thief© Marcus Zusak 2005

© Editions Pocket 2007ISBN : 978-2266175968

Présentation de l'éditeur

Leur heure venue, bien peu sont

ceux qui peuvent échapper à la Mort.Et, plus rares encore, ceux qui

réussissent à éveiller Sa curiosité.Liesel Meminger y est parvenue.Trois fois cette fillette a croisé la

Mort et trois fois la Mort s'estarrêtée.

Est-ce son destin d'orpheline dansl'Allemagne nazie qui lui a valu cetintérêt?

Ou sa force extraordinaire face

aux événements ?À moins que ce ne soit son

secret... Celui qui l'a aidée àsurvivre et a même inspiré à la Mortce joli surnom : la Voleuse delivres...

«Best-seller international, cette

fable singulière envoûte par sonaudace et son originalité. »

«Ironique et paradoxal, LaVoleuse de livres appartient à cegenre hybride d'ouvrages destinésà la fois aux adolescents et auxadultes. »

Cet ouvrage a reçu le prix

Millepages Jeunesse

PROLOGUE

DES MONTAGNES DEDÉCOMBRES

Où notre narratrice présente :

elle-même — les couleurs — et lavoleuse de livres

MORT ET CHOCOLAT

D'abord les couleurs.Ensuite les humains.C'est comme ça que je vois les

choses, d'habitude.Ou que j'essaie, du moins.

UN DÉTAILVous allez mourir.

En toute bonne foi, j'essaie

d'aborder ce sujet avec entrain,même si la plupart des gens ont du

mal à me croire, malgré mesprotestations. Faites-moi confiance.Je peux vraiment être enjouée. Jepeux être aimable. Affable.Agréable. Et nous n'en sommesqu'aux «A». Mais ne me demandezpas d'être gentille. La gentillesse n'arien à voir avec moi.

RÉACTION AU DÉTAILCI-DESSUS

Ça vous inquiète?Surtout, n'ayez pas peur.

Je suis quelqu'un de correct.

Une présentation s'impose.Un début.J'allais manquer à tous mes

devoirs.Je pourrais me présenter dans les

règles, mais ce n'est pas vraimentnécessaire. Vous ferez bien assez tôtma connaissance, en fonction d'uncertain nombre de paramètres.Disons simplement qu’à un momentdonné, je me pencherai sur vous,avec bienveillance. Votre âmereposera entre mes bras. Unecouleur sera perchée sur monépaule. Je vous emporterai avec

douceur.À cet instant, vous serez étendu (je

trouve rarement les gens debout).Vous serez pris dans la masse devotre propre corps. Peut-être vousdécouvrira-t-on ; un cri déchireral'air. Ensuite, je n'entendrai plus quemon propre souffle et le bruit del'odeur, celui de mes pas.

L'essentiel, c'est la couleur dontseront les choses lorsque je viendraivous chercher. Que dira le ciel?

Personnellement, j'aime quand leciel est couleur chocolat. Chocolatnoir, très noir. Il paraît que ça me vabien. J'essaie quand même

d'apprécier chaque couleur que jevois — la totalité du spectre. Unmilliard de saveurs, toutesdifférentes, et un ciel à dégusterlentement. Ça atténue le stress. Çam'aide à me détendre.

UNE PETITE THÉORIE

Les gens ne remarquent lescouleurs du jour qu'à l'aube et au

crépuscule, mais pour moi, unemultitude de teintes et de nuances

s'enchaînent au cours d'unejournée. Rien que dans une heure,

il peut exister des milliers de

couleurs variées.Des jaunes cireux, des bleus

recrachés par les nuages, desténèbres épaisses. Dans mon

travail, j'ai à cœur de lesremarquer.

Comme je l'ai laissé entendre, j'ai

besoin de me distraire. Cela mepermet de conserver mon équilibreet de tenir le coup, étant donné queje fais ce métier depuis une éternité.Car qui pourrait me remplacer? Quiprendrait le relais pendant que j'iraisbronzer sur l'une de vos plages oudévaler les pistes à ski ? Personne,

évidemment. Aussi ai-je décidé,consciemment, délibérément, deremplacer les vacances par de ladistraction. Inutile de préciser que jeme repose au compte-gouttes. Avecles couleurs.

Mais, penserez-vous peut-être,pourquoi donc a-t-elle besoin devacances ? De quoi a-t-elle besoind'être distraite ?

Ce qui m'amène au point suivant.Les humains qui en ont réchappé.Les survivants.Ceux-là, je ne supporte pas de les

regarder, et je ne parviens pastoujours à m'y soustraire. Je

recherche délibérément les couleurspour ne plus penser à eux, mais j'envois de temps en temps, effondrésentre surprise et désespoir. Leurcœur saigne. Ils ont les poumons encharpie.

Ce qui m'amène au sujet dont jeveux vous parler ce soir, ou ce matin— qu'importent l'heure et la couleur.C'est l'histoire de quelqu'un qui faitpartie de ces éternels survivants,quelqu'un qui sait ce qu'êtreabandonné veut dire.

Une simple histoire, en fait, où ilest question, notamment :

• D'une fillette ;

• De mots ;• D'un accordéoniste ;• D'Allemands fanatiques ;• D'un boxeur juif ;• Et d'un certain nombre de

vols.J'ai vu la voleuse de livres à trois

reprises.

PRÈS DE LA VOIEFERRÉE

D'abord, il y a du blanc. Du genre

éblouissant.Certains d'entre vous penseront

sans doute que le blanc n'est pas unecouleur, ou une ânerie de ce genre. kpeux vous dire que si. Le blanc estune couleur, cela ne fait aucun doute.Et vous n'avez pas envie de discuteravec moi, n'est-ce pas ?

UNE ANNONCE

RASSURANTESurtout, ne vous affolez pas,

malgré cette menace.C'est du bluff.

Je n'ai rien de violent.Ni de méchant.

Je suis un résultat.

Donc, c'était blanc.On aurait cru que la planète

entière était vêtue de neige. Qu'ellel'avait enfilée comme un pull-over.Près de la voie ferrée, lesempreintes de pas étaient enfoncéesjusqu'au talon. La glace enrobait lesarbres.

Comme vous vous en doutez,quelqu'un était mort.

* * *On ne pouvait pas le laisser

comme ça sur le sol. Pour lemoment, ce n'était pas un problème,mais bientôt la voie serait dégagéeet le train devrait avancer.

Il y avait deux gardes.Il y avait une mère et sa fille.Et un cadavre.La mère, la fille et le cadavre

restaient là, têtus et silencieux. « Qu'est-ce que je peux faire

d'autre ?

L'un des gardes était grand, l'autrepetit. Le grand parlait toujours enpremier, même s'il ne commandaitpas. Il regardait le petitrondouillard, au visage rouge etplein.

«Voyons, on ne peut pas leslaisser comme ça », fut la réponse.

Le grand commençait às'impatienter. « Pourquoi pas ?»

Le petit faillit exploser. Il leva lesyeux vers le menton de l'autre ets'écria: «Spinnst du ? Tu es idiot, ouquoi ? » Sous l'effet de l'aversion,ses joues se gonflaient. «Allons-y,dit-il en pataugeant dans la neige. On

va les ramener tous les trois, si l'onn'a pas le choix. On fera un rapportau prochain arrêt. »

Quant à moi, j'avais déjà commis

une erreur des plus élémentaires. Jene peux vous expliquer à quel pointje m'en suis voulu. Au départ,pourtant, j'avais agi comme il fallait.

J'étudiai le ciel d'une blancheuraveuglante qui se tenait à la fenêtredu train en marche. Je l'inhalaipresque, mais j'hésitais encore. Jeflanchais — je commençais àéprouver de l'intérêt. Pour la fillette.Finalement, la curiosité l'emporta et,

me résignant à rester autant que monplanning le permettait, j'observai cequi se passait.

Vingt-trois minutes plus tard,quand le train s'arrêta, je descendisavec eux.

J'avais une jeune âme dans lesbras.

Je me tenais légèrement sur ladroite.

Le dynamique duo de gardes

revint vers la mère, la fillette et lepetit cadavre. Je me souviens que cejour-là, ma respiration étaitbruyante. Je suis étonnée que les

gardes n'aient pas remarqué maprésence en passant à côté de moi.Le monde pliait maintenant sous lepoids de toute cette neige.

À une dizaine de mètres sur magauche se tenait la fillette, pâle, leventre vide, transie de froid.

Ses lèvres tremblaient.Elle avait croisé ses bras glacés.Sur le visage de la voleuse de

livres, les larmes avaient gelé.

L'ÉCLIPSE

La fois suivante, on passe au noir

monogrammé, ce qui nous place àl'opposé du spectre. C'était avant lelever du jour, quand la nuit est laplus épaisse.

Je venais chercher un hommed'environ vingt-quatre ans. Parcertains aspects, la scène était assezbelle. L'avion toussait encore. De lafumée s'échappait de ses deuxpoumons.

En s'écrasant, il avait creusé troisprofondes entailles dans le sol. Ses

ailes étaient maintenant des brassectionnés à la racine. Pour cetoiseau de métal, c'en était fini devoler.

QUELQUES AUTRESDÉTAILS

Parfois, j'arrive trop tôt.Je me précipite,

et certaines personnes s'accrochentà la vie plus longtemps que prévu.

Au bout de quelques minutes, la

fumée s'épuisa, et ce fut tout.Le garçon arriva le premier, le

souffle court, portant une boîte à

outils. En émoi, il s'approcha ducockpit et observa le pilote,cherchant à savoir s'il était vivant. Ill'était encore. La voleuse de livresapparut trente secondes plus tard.

Des années avaient passé, mais jela reconnus.

Elle haletait. De la boîte à outils, le garçon

sortit un ours en peluche.Il passa la main à travers le pare-

brise éclaté et le déposa sur le torsedu pilote. L'ours souriant resta nichécontre l'homme ensanglanté. Au boutde quelques minutes, je saisis

l'occasion. C'était le bon moment.Je pénétrai dans l'épave, libérai

l'âme de l'homme et l'emportai avecprécaution.

Il ne restait plus que le corps,l'odeur de fumée persistante, etl'ours en peluche qui souriait.

Quand les gens arrivèrent, les

choses avaient changé, bien sûr.L'horizon devenait charbonneux. Au-dessus, le reste d'obscurité n'étaitplus qu'un gribouillis qui s'effaçait àtoute allure.

L'homme, au contraire, avait lateinte de l'os. Une peau couleur de

squelette. Un uniforme en désordre.Ses yeux étaient froids et bruns,telles des taches de café, et ledernier griffonnage du ciel dessinaitce qui m'apparut comme une formeétrange, mais familière. Unesignature.

La foule fit ce que font toutes les

foules.Tandis que je me frayais un

passage parmi elle, il y eut unmélange de mains qui s'agitaient, dephrases étouffées et de demi-toursgênés.

Quand je regardai de nouveau

l'avion, la bouche ouverte du pilotesemblait sourire.

Une ultime bonne blague.De l'humour à l'emporte-pièce. Il resta sanglé dans son uniforme

tandis que la lumière grise se livraità un bras de fer avec le ciel. Etcomme souvent, au moment où j'aientamé mon voyage, une ombre s'estde nouveau esquissée, un momentd'éclipse final — la reconnaissancedu départ d'une autre âme.

Car malgré toutes les couleurs quis'attachent à ce que je vois dans cemonde, il m'arrive souvent de

percevoir une éclipse au moment oùmeurt un humain.

J'en ai vu des millions.J'ai vu plus d'éclipses que je ne

pourrais m'en souvenir.

LE DRAPEAU

La dernière fois que je l'ai vue,

c'était rouge. Le ciel ressemblait àde la soupe qui frémit. Il était brûlépar endroits. Des miettes noires etdu poivre parsemaient cettesubstance écarlate.

Un peu plus tôt, dans cette rue quiressemblait à des pages tachéesd'huile, des enfants jouaient à lamarelle. En arrivant, j'entendaisencore les échos de leur jeu. Lespieds qui frappaient le sol. Lespetites voix qui riaient et les

sourires comme du sel, mais déjà entrain de pourrir.

Et puis les bombes. Cette fois, tout intervint trop tard.Les sirènes. Les cris de coucou à

la radio. Trop tard. En quelques minutes, des

monticules de terre et de bétons'accumulèrent. Les rues étaient desveines ouvertes. Le sang ruisselajusqu'à sécher sur la route et lescorps restèrent coincés là, comme dubois flotté après une inondation.

Tous, jusqu'au dernier, étaientcloués au sol. Un paquet d'âmes.

Etait-ce la destinée ?La malchance ?Qui les avait mis dans cet état ?Bien sûr que non.Ne soyons pas idiots.C'était plutôt la faute des bombes,

lâchées par des humains dissimulésdans les nuages.

Oui, le ciel était maintenant d'unrouge dévastateur. La petite villeallemande avait été déchirée unefois de plus. Des cendresfloconneuses tombaient et c'était sijoli qu'on avait envie de les goûter

avec la langue. Sauf qu'elles vousauraient brûlé les lèvres et calcinéla bouche.

Je le vois nettement.J'allais partir lorsque je l'ai

découverte, agenouillée.Autour d'elle, comme un dessin,

comme une écriture, se dressaientdes montagnes de décombres. Elleserrait un livre dans sa main.

Ce que voulait avant tout la

voleuse de livres, c'était regagnerson sous-sol pour écrire, ou pourrelire une dernière fois son histoire.

Après coup, je me rends compte quecela se voyait sur son visage. Ellemourait d'envie de se retrouver dansce lieu sûr, où elle se sentait chezelle, mais elle était incapable debouger. Sans compter que le sous-sol n'existait plus. Il faisaitmaintenant partie de ce paysageravagé.

Je vous demande une fois de plus

de me croire. J'avais envie dem'arrêter. De me coucher. J'avaisenvie de dire :

« Je suis désolée, mon petit. »Mais je n'en ai pas le droit.

Je ne me suis pas couchée. Je n'airien dit.

À la place, je l'ai observée unmoment. Et quand elle a pu bouger,je l'ai suivie.

* * *Elle a lâché le livre.Elle est tombée à genoux.La voleuse de livres a hurlé. Lorsqu'on a nettoyé la route, son

livre a été piétiné à plusieursreprises. Les ordres étaient dedégager seulement les gravats, maisle bien le plus précieux de la fillettea été jeté dans la benne à ordures. Je

n'ai alors pu m'empêcher de monterà bord et de le prendre, sans savoirque je le garderais et que je leconsulterais un nombre incalculablede fois au fil des ans. J'observeraisles endroits où nos chemins secroisent et je m'émerveillerais de ceque la fillette a vu et de la façondont elle a survécu. C'est tout ce queje peux faire — remettre cesévénements en perspective avecceux dont j'ai été témoin à cetteépoque.

Quand je pense à elle, je vois unelongue liste de couleurs, mais lestrois dans lesquelles je l'ai vue enchair et en os sont les plus

évocatrices. Parfois, je parviens àflotter très haut au-dessus de cestrois moments. Je reste en suspens,jusqu'à ce que la vérité perce.

C'est à ce moment-là que je lesvois se concrétiser.

LES COULEURS

Elles tombent les unes sur les

autres. Le noir gribouillé sur leblanc global éblouissant, lui-mêmesur l'épaisse soupe rouge.

Oui, souvent, quelque chose vientme rappeler la fillette, et j'ai gardéson histoire dans l'une de mesnombreuses poches pour la raconterde nouveau. Elle fait partie decelles, aussi extraordinairesqu'innombrables, que je transporte.Chacune est une tentative, un effortgigantesque, pour me prouver quevous et votre existence humainevalez le coup.

La voici. Une parmi une poignéed'autres.

La Voleuse de livres.Venez avec moi, si ça vous tente.

Je vais vous raconter une histoire.

Je vais vous montrer quelquechose.

PREMIÈRE PARTIE

LE MANUEL DUFOSSOYEUR

Avec :la rue Himmel — l'art du

saumenschagela femme à la poigne de fer — une

tentative de baiserJesse Owens — du papier deverre — l'odeur de l'amitiéune championne poids lourds

et la mère de toutes les Watschen

L'ARRIVÉE RUERIMMEL

Cette dernière fois.Ce ciel rouge...Comment une voleuse de livres se

retrouve-t-elle agenouillée, en trainde hurler, entourée d'un ridiculemonceau de décombres graisseuxconcoctés par les humains ?

Quelques années plus tôt, toutavait commencé avec la neige.

Le moment était venu. Pour unepersonne.

UN MOMENT

SPECTACULAIREMENTTRAGIQUE

Un train roulait à toute allure.Bondé d'êtres humains.

Un enfant de six ans mourut dansle troisième wagon.

La voleuse de livres et son frère

se rendaient à Munich où ils seraientbientôt accueillis par des parentsadoptifs. Nous savons maintenantque le petit garçon n' arriverait pas àdestination.

COMMENT C'ESTARRIVÉ

Une intense quinte de toux.Qui fut pratiquement inspirée.

Et puis ensuite — rien.

Quand la toux cessa, il n'y eut plusrien, que le néant de la vie s'écoulantdans un halètement, ou unecontraction presque muette. Quelquechose monta soudain aux lèvres del'enfant qui étaient brunâtres etpelaient, comme de la peintureécaillée qu'il aurait fallu refaire.

Leur mère dormait.Je suis entrée dans le train.

Mes pieds ont parcouru l'alléebondée et ma paume s'est tout desuite posée sur sa bouche.

Personne n'a rien remarqué. Letrain filait.

Personne, sauf la fillette. Un oeil ouvert, l'autre encore dans

ses rêves, LieselMeminger, la voleuse de livres,

vit parfaitement que son petit frèreétait maintenant tourné sur le côté,mort. Les yeux bleus de Wernerregardaient le sol.

Sans le voir.

Avant de s'éveiller, la voleuse delivres rêvait du Führer, Adolf Hitler.Elle assistait à un rassemblement oùil avait pris la parole, elle regardaitla raie pâle qui partageait sescheveux et le carré impeccable de samoustache. Elle écoutait, contente, letorrent de mots qui sortait de sabouche. Ses phrases qui rayonnaientdans la lumière. À un moment, ils'accroupissait et lui souriait. Ellelui retournait son sourire et disait : «Guten Tag, Herr Führer. Wie geht'sdir heut ?» Elle ne savait pas trèsbien parler, ni même lire, car ellen'était guère allée à l'école. Elledécouvrirait pourquoi le moment

venu.Juste au moment où le Führer

s'apprêtait à répondre, elle s'éveilla.On était en janvier 1939. Elle

avait neuf ans, presque dix.Son frère était mort. Un oeil ouvert.L'autre encore dans son rêve.Il aurait mieux valu qu'elle le

continue, je pense, mais cela nedépend pas de moi.

Le second oeil s'ouvritbrusquement et elle me surprit, celane fait aucun doute. J'étais à genoux,en train d'extraire l'âme du petit

garçon que je recueillais entre mesbras enflés. Il s'est réchauffé aussitôtaprès mais, au moment où je l'aisaisi, son âme était moelleuse etfroide comme de la crème glacée. Ils'est mis à fondre entre mes bras. Àse réchauffer complètement. Àguérir.

Liesel Meminger, elle, s'étaitraidie et ses pensées s'affolaient. Esstimmt nicht. Ce n'est pas possible.Ce n'est pas possible.

Elle l'a secoué.Pourquoi les secoue-t-on toujours

?Oui, je sais, c'est quelque chose

d'instinctif. Pour faire barrage à lavérité. A ce moment-là, le cœurs dela fillette était glissant, et brûlant, etil battait fort, très fort.

Bêtement, je suis restée. Pourvoir.

Ensuite, sa mère.Elle l'a réveillée en la secouant de

la même manière.Si vous avez du mal à imaginer la

scène, pensez à un silence incrédule.Pensez à des épaves de désespoirqui flottent. Et sombrent dans untrain.

* * *

Il avait beaucoup neigé et le trainde Munich fut obligé de s'arrêter, caron n'avait pas dégagé les voies. Unefemme gémissait, avec, à ses côtés,une fillette tétanisée.

Paniquée, la mère ouvrit laportière.

Elle descendit dans la neige, lepetit corps dans les bras.

Que pouvait faire la fillette, sinonla suivre ?

Comme vous le savez déjà, deux

gardes avaient également quitté letrain. Ils se disputèrent pour savoirquelles mesures prendre. La

situation était pour le moins délicate.Il fut enfin décidé que tous les troisseraient conduits jusqu'au prochainbourg et qu'on les laisserait là pourtirer la situation au clair.

Cette fois, le train avança par à-coups dans la campagne enneigée.

Il entra dans la gare et s'arrêta.Elles descendirent sur le quai. La

mère portait le cadavre de l'enfant.Elles restèrent là.L'enfant devenait lourd. Liesel n'avait aucune idée de

l'endroit où elle se trouvait. Toutétait blanc. Elle ne voyait que le

panneau qui se trouvait devant elle,avec une inscription à demi effacée.Cette ville n'avait pas de nom pourelle et c'est là que son frère, Werner,fut enterré deux jours plus tard.Comme témoins, il y avait un prêtreet deux fossoyeurs grelottant defroid.

REMARQUEDeux gardes dans un train.

Deux fossoyeurs.Quand il le fallut, l'un d'eux prit les

choses en main.L'autre fit ce qu'on lui demandait.

Mais que se passe-t-il si l'autren'est pas qu'un?

Des erreurs. Voilà tout ce dont je

suis capable, par moments.Pendant deux jours, j'ai vaqué à

mes occupations. J'ai parcouru laplanète comme d'habitude et déposédes âmes sur le tapis roulant del'éternité. Je les ai regardées selaisser emporter passivement. Àplusieurs reprises, je me suis incitéeà rester à distance de l'enterrementdu frère de Liesel Meminger.Conseil d'ami, dont je n'ai pas tenucompte.

De très loin, j'ai vu le petit grouped'humains qui se tenaient, frigorifiés,

dans ce paysage de neige désolé. Lecimetière m'a accueillie comme uneamie et je les ai très vite rejoints. Jeme suis inclinée.

À la gauche de Liesel, les

fossoyeurs se frottaient les mainspour se réchauffer et déploraient ladifficulté supplémentairequ'apportait la neige à leur travail. «C'est pénible de creuser avec toutecette glace. » L'un d'eux n'avaitguère plus de quatorze ans. Unapprenti. Sa tâche accomplie, il s'enalla. Un livre à la couverture noiretomba alors de sa poche, sans qu'il

s'en aperçoive.Quelques minutes plus tard, la

mère de Liesel s'éloigna avec leprêtre en le remerciant d' avoirofficié.

La fillette ne suivit pas.Elle s’agenouilla sur le sol. C'était

le moment.Elle se mit à creuser, refusant d'y

croire. Il ne pouvait pas être mort. Ilne pouvait pas être mort. Il nepouvait pas...

Très vite, la neige s'incrusta danssa peau.

Du sang gelé étoila ses mains.Quelque part dans toute cette

neige, elle voyait son cœur fendu endeux. Chaque moitié rougeoyantebattait sous le manteau blanc. Elle neprit conscience que sa mère étaitrevenue la chercher qu’au momentoù elle sentit une main osseuse seposer sur son épaule et l'entraîner.Un cri tiède envahit sa gorge.

UNE PETITE IMAGE

UNE VINGTAINE DE MÈTRESPLUS LOIN

La mère et la fille reprirent leursouffle.

Un objet noir rectangulaire était

niché dans la neige.La fillette fut la seule à le voir.Elle se pencha, ramassa le livre

et le serra entre ses doigts.Sur la couverture, il y avait une

inscriptionen lettres d'argent.

Elles se tinrent par la main.Après un dernier adieu déchirant,

elles quittèrent le cimetière en seretournant souvent.

Pour ma part, je me suis un peuattardée.

J'ai fait au revoir de la main.Personne ne m'a rendu mon salut.

La mère et la fille allèrent prendrele prochain train pour Munich.

Toutes deux étaient pâles etmaigres.

Toutes deux avaient les lèvresgercées.

Liesel s'en aperçut en voyant leurreflet dans la vitre sale et embuée dutrain à bord duquel elles montèrentun peu avant midi. Plus tard, lavoleuse de livres écrirait que levoyage se poursuivit comme si toutétait arrivé.

Quand le train entra dans la

Bahnhof de Munich, les passagers en

sortirent comme d'un paquet éventré.Il y avait là toutes sortes de gensmais, parmi eux, on reconnaissaittout particulièrement les pauvres.Ceux qui n'ont rien ne cessent de sedéplacer, comme si leur sort pouvaitêtre meilleur ailleurs. Ils préfèrentignorer qu’au terme du voyage ilsvont retrouver sous une nouvelleforme le vieux problème, ce membrede la famille qu'on redouted’embrasser.

Je crois que sa 'mère le savait fortbien. Ses enfants n’allaient pas chezde riches Munichois, mais on leuravait apparemment trouvé unefamille d'accueil et là, au moins, la

fillette et le petit garçon seraient unpeu mieux nourris et correctementéduqués.

Le petit garçon.Leur mère, Liesel en était certaine,

portait sur l'épaule le souvenir del'enfant. Elle le lâcha. Elle vit sespieds et ses jambes heurter le quai.

Comment cette femme pouvait-ellemarcher ?

Comment pouvait-elle bouger?Ce dont les humains sont

capables, c'est une chose quim'échappera toujours...

La mère le reprit dans ses bras etcontinua à avancer, la fillette

maintenant collée à elle.Ce furent ensuite la rencontre avec

les autorités et les questionsdouloureuses sur le retard et le petitgarçon. Liesel resta dans un coin dupetit bureau poussiéreux, tandis quesa mère était assise sur une chaiseinconfortable, enfermée dans sespensées.

Puis il y eut le chaos des adieux.Des adieux mouillés de larmes. La

fillette enfouit la tête au creux duvieux manteau de laine de sa mèreet, là aussi, il fallut l'entraîner.

Assez loin de la périphérie deMunich, il y avait une petite ville

nommée Molching, que vous et moiprononcerons plutôt « Molking ».C'est à cet endroit qu'on laconduisait, rue Himmel.

TRADUCTIONHimmel = ciel

Ceux qui baptisèrent cette rue

avaient indubitablement un solidesens de l'humour. Certes, elle n'avaitrien d'un enfer. Mais que diable, cen'était pas non plus le paradis.

Qu'importe. Les parentsnourriciers de Liesel attendaient.

Les Hubermann.

Ils pensaient accueillir une fille etun garçon, ce pour quoi ilspercevraient une petite allocation.Personne ne voulait avoir à dire àRosa Hubermann que le garçonnetn'avait pas survécu au voyage.D'ailleurs, personne n'avait jamaisenvie de lui dire quoi que ce soit. Enmatière de caractère, le sien n'étaitpas vraiment enviable, même si elleavait réussi par le passé auprès d'uncertain nombre d'enfants nourriciers.

Liesel fit le trajet en voiture.C'était la première fois qu'elle

montait dans une automobile.Elle avait l'estomac retourné et

espérait contre toute attente que lesgens allaient se perdre en chemin ouchanger d'avis. Et surtout, elle nepouvait s'empêcher de penser à samère, qui était maintenant à laBahnhof, où elle attendait le train duretour. Toute frissonnante, engoncéedans ce manteau qui ne la protégeaitpas du froid. Elle devait se rongerles ongles sur un quai interminable,inconfortable, une plaque de cimentglacial. Essaierait-elle de retrouverau passage l'endroit approximatif oùson fils avait été enterré ? Ou sonsommeil serait-il trop profond ?

La voiture poursuivait sa route etLiesel redoutait le virage fatal, le

dernier.Le jour était gris, la couleur de

l'Europe.Des rideaux de pluie étaient tirés

autour de la voiture.« On y est presque. » La dame de

l'institution, Frau Heinrich, se tournavers elle. «Dein neues Heim — Tanouvelle maison », dit-elle avec unsourire.

Liesel frotta la vitre criblée degouttes et regarda à 1' extérieur.

UNE PHOTO DE LA

RUE HIMMELLes bâtiments, pour la plupart

des petites maisonset des immeubles d'habitation à

l'air craintif,semblent collés les uns aux autres.Un tapis de neige boueuse recouvre

le sol.Il y a du béton, des arbres nus qui

ressemblentà des porte-chapeaux, une

atmosphère grise.

Il y avait aussi un homme dans lavoiture. Il resta avec Liesel pendantque Frau Heinrich disparaissait àl'intérieur de la maison. Il ne disaitpas un mot. Elle pensa qu'il était là

pour l'empêcher de s'enfuir ou pourla faire entrer de force le caséchéant. Pourtant, quand un peu plustard le problème se posa, il ne levapas le petit doigt. Peut-être n'était-ilque l'ultime recours, la solutionfinale.

Au bout de quelques minutes, unhomme de très haute taille sortit dela maison. C'était Hans Hubermann,le père nourricier de Liesel. Il étaitencadré par Frau Heinrich, qui étaitde taille moyenne, et par lasilhouette trapue de sa femme, quiressemblait à une petite armoire surlaquelle on aurait jeté une robe.Rosa Hubermann marchait en se

dandinant et l'ensemble aurait étéplutôt sympathique si son visage, quiressemblait à du carton ridé, n'avaiteu une expression agacée, comme sielle avait du mal à supporter tout ça.Son mari avait une démarcheassurée. Il tenait entre ses doigts unecigarette allumée. Il roulait lui-même ses cigarettes.

* * *L'ennui, c'est que Liesel ne voulait

pas descendre de voiture.« Was ist los mit dem Kind? »

demanda Rosa Hubermann. Ellerépéta sa phrase. « Qu'est-ce qui sepasse avec cette enfant?» Elle glissa

la tête à l'intérieur de la voiture. «Na, komm. Kornm. »

Le siège de devant fut repoussé etun couloir de lumière froide invitaLiesel à sortir. Elle ne bougea pas.

À l'extérieur, grâce au cerclequ'elle avait dessiné sur la vitre, ellepouvait voir les doigts de l'hommede haute taille. Ils tenaient toujoursla cigarette, au bout de laquelle lacendre formait un mince boudin quipencha vers le sol et se redressa àplusieurs reprises avant de tomberenfin. Il fallut presque un quartd'heure d'efforts pour persuader lafillette de quitter la voiture. C'est

Hans Hubermann qui y parvint.En douceur. Ensuite, il fallait passer le portail.

Elle s'y accrocha.Les larmes traçaient des sillons

sur ses joues. Un attroupementcommença à se former tandis qu'ellerefusait d'entrer. Au bout d'unmoment, Rosa Hubermann envoyales gens au diable et ils repartirentcomme ils étaient venus.

TRADUCTION DE LAPHRASE

DE ROSA HUBERMANN« Qu'est-ce que vous regardez

comme ça,bande de trous du cul? »

Liesel Meminger finit par pénétrer

précautionneusement dans la maison,une main tenant celle de HansHubermann, l'autre sa petite valise.Tout au fond de cette valise, sousune couche de vêtements pliés, il yavait un livre noir, qu'un fossoyeurde quatorze ans avait dû chercherdes heures dans une ville sans nom.Je l'imagine en train de dire à sonpatron : «Je ne comprends pas ce quia pu se passer. Je vous promets, jel'ai cherché partout. Partout ! » Je ne

crois pas qu'il ait jamais soupçonnéla fillette, et pourtant ce livre noirétait là, contre le plafond de sesvêtements, avec des mots écrits enlettres d'argent :

LE MANUEL DU

FOSSOYEURUn guide en douze étapes

pour réussir dans le métierUne publication de l'Association

bavaroisedes cimetières

La voleuse de livres avait frappé

pour la première fois. C'était le

début d'une carrière illustre.

DEVENIR UNESAUMENSCH

Oui, une carrière illustre.Je dois toutefois reconnaître qu'il

y a eu un hiatus considérable entre lepremier livre volé et le deuxième.Autre point intéressant : le premierfut ramassé dans la neige, ledeuxième dans le feu. Et d' autres luifurent offerts. En tout, elle eutquatorze livres, mais dix comptèrentsurtout à ses yeux. Sur ces dix, sixfurent volés, un autre apparut sur la

table de la cuisine, deux furentréalisés à son intention par un Juifcaché et un autre enfin arriva par unedouce après-midi vêtue de jaune.

Lorsqu'elle entreprit d'écrire sonhistoire, elle se demanda à quelmoment exactement les livres et lesmots avaient commencé à avoir uneinfluence capitale pour elle. Était-cela première fois où elle posa lesyeux sur la pièce aux nombreuxrayonnages remplis de volumes ?Lorsque Max Vandenburg arriva rueHimmel avec le Mein Kampfd'Hitler et de la souffrance plein lesmains ? Lorsqu'elle lut dans lesabris ? Était-ce le dernier défilé

vers Dachau ? La Secoueuse demots? Peut-être ne saurait-ellejamais exactement où et quand c'étaitarrivé. Quoi qu'il en soit, jem'avance. Auparavant, nous allonsdécouvrir l'installation de LieselMeminger rue Himmel et la pratiquedu saumenschage.

À son arrivée, Liesel avait encoresur les mains les traces de lamorsure de la neige et du sang caillésur les doigts. Tout en elle étaitdénutri. Elle avait des molletscomme du fil de fer. Des brascomme un porte-manteau. Même sonsourire, si rare fût-il, était affamé.

La teinte de ses cheveux serapprochait du blond germanique,mais ses yeux étaientdangereusement foncés. Bruns. Àcette époque-là, en Allemagne, desyeux de cette couleur n'étaient pas uncadeau. Peut-être était-ce son pèrequi les lui avait transmis, mais ellen'avait -aucun moyen de le savoir,car elle ne se souvenait pas de lui.Ce qu'elle savait sur son père serésumait à une étiquette dont elleignorait le sens.

UN MOT BIZARRE

Kommunist

Elle l'avait souvent entendu

prononcer au cours des dernièresannées.

« Communiste. »Il y avait des pensions de famille

bondées, des pièces emplies dequestions. Et ce mot. Ce mot bizarreétait partout, debout dans un coin, ouen train d'espionner dans le noir. Ilportait un costume, un uniforme. Ilétait partout présent à chaque foisqu'on parlait de son père. Elle avaitson odeur dans les narines, son goûtsur les lèvres. Simplement, elle nesavait ni l'épeler, ni le définir.

Quand elle demandait à sa mèrece qu'il signifiait, elle s'entendaitrépondre que ce n'était rien, qu'ellene devait pas se préoccuper de cegenre de choses. Dans l'une despensions de famille, il y avait unefemme assez aisée qui tentaitd'apprendre à écrire aux enfants, eninscrivant les lettres sur le mur avecdes morceaux de charbon. Lieselavait eu envie de lui poser laquestion, mais l'occasion ne s'étaitjamais présentée. Un jour, la femmeavait été emmenée pourinterrogatoire et on ne l'avait jamaisrevue.

Lorsque Liesel arriva à Molching,

elle se doutait bien que c'était pourla mettre à l'abri, mais cela ne laréconfortait pas pour autant. Si samère l'aimait, pourquoi la laissait-elle sur le seuil de quelqu'un d'autre? Pourquoi ? Pourquoi ?

Pourquoi ?Le fait qu'elle connût la réponse,

fût-ce à un niveau très élémentaire,ne changeait rien à l'affaire. Sa mèreétait constamment malade et il n'yavait jamais d'argent pour la soigner.Liesel le savait. Mais elle n'avaitpas à l'accepter pour autant. Onpouvait lui dire autant de fois qu'onvoulait qu'elle était aimée, elle se

refusait à croire qu'on le lui prouvaiten l'abandonnant. Elle n'en restaitpas moins une enfant maigrichonne,perdue encore une fois dans un lieuétranger, chez des étrangers. Seule.

Les Hubermann habitaient l'unedes maisonnettes de la rue Himmel.Quelques pièces, une cuisine et descabinets communs avec les voisins.Le toit était plat et le sous-solservait de réserve. En principe, cesous-sol n’avait pas la bonneprofondeur. En 1939, ce n'était pasun problème. Plus tard, en 1942 eten 1943, si. Quand les raids aérienscommencèrent, ils durent courir aubout de la rue pour s'abriter des

bombes.Au début, ce qui la frappa le plus,

ce furent les jurons, tant ils étaientvéhéments et fréquents. C'était desSaumensch, des Saukerl ou desArschloch à tout bout de champ.Pour ceux qui ne seraient pasfamiliers avec ces termes,j'explique. Sau, bien sûr, se rapporteaux cochons. Saumensch est utilisépour punir, réprimander ou humilierune personne du sexe féminin.Saukerl (prononcer « saukairl »),c'est la même chose, mais aumasculin. Quant à Arschloch, unterme neutre et donc indifférencié,on peut le traduire directement par

«trou du cul ».«Saumensch, du dreckiges ! » La

mère nourricière de Liesel hurlacette phrase le premier soir, lorsquela fillette refusa de prendre un bain.«Espèce de cochonne, pourquoi tune te déshabilles pas ?» Côté colère,elle était imbattable. À vrai dire,Rosa Hubermann portait enpermanence la rage sur son visage.C'est comme ça que les rides avaientcreusé leurs sillons dans la texturecartonnée de son teint.

Liesel, naturellement, baignaitdans l'angoisse. Pas moyen de luifaire prendre un bain, ni de la mettre

au lit, d'ailleurs. Elle était repliéedans un coin de la minuscule salled'eau, agrippée au mur comme sielle cherchait refuge dans des brassecourables. Mais il n'y avait là quede la peinture sèche, sa respirationhaletante et les imprécations deRosa.

« Laisse-1a. » Hans Hubermannintervint. Sa voix douce s'insinuadans la pièce, comme si elle fendaitla foule. «Laisse-moi faire. »

Il s'approcha et s'assit par terre,contre le mur. Le carrelage étaitfroid et inhospitalier.

«Tu sais rouler une cigarette ?»

demanda-t-il à Liesel. Dans lapénombre grandissante, HansHubermann entreprit de lui montrercomment faire avec du papier et dutabac.

Au bout d'une heure, Liesel savaità peu près rouler une cigarette. Hansen avait fumé plusieurs et ellen'avait toujours pas pris son bain.

QUELQUES

INFORMATIONSSUR HANS HUBERMANN

Il aimait fumer.Ce qu'il préférait dans les

cigarettes, c'était les rouler.

Il exerçait la profession depeintre en bâtiment

et jouait de l'accordéon.C'était très utile, notamment en

hiver, quand il pouvaitse faire un peu d'argent en seproduisant dans les bistros

de Molching, comme le Knoller.Il m'avait déjà échappé lors de la

Première Guerremondiale, et il se retrouveraitplus tard mêlé à la Seconde

(par une forme perverse derécompense),

où il s'arrangerait pour m'éviterde nouveau.

Hans Hubermann n'était pas le

genre de personne qu'on remarque. Iln’avait rien de spécial. Certes,c'était un bon peintre et ses donsmusicaux étaient au-dessus de lamoyenne. Mais il pouvait fairepartie du décor même quand il étaitsur le devant de la scène, si vousvoyez ce que je veux dire. Il étaitprésent, sans plus. Quelqu'un quel'on ne considère pas comme ayantune valeur particulière.

Or les apparences étaienttrompeuses. Car Hans Hubermannétait un homme de valeur et cela

n'échappa pas à Liesel Meminger.(Les enfants humains sont parfoisbeaucoup plus perspicaces que lesadultes.) Elle s'en aperçut tout desuite.

À ses façons.Au calme qui l'entourait.Ce soir-là, lorsqu'il alluma la

lumière dans cette salle d'eau si peuaccueillante, Liesel remarqua lesyeux étranges de son père nourricier.Un regard d'argent, empreint debonté. D'argent en train de fondre.En le voyant, elle eut conscience dela valeur de Hans Hubermann.

QUELQUES

INFORMATIONSSUR ROSA HUBERMANN

Elle mesurait un mètre cinquante-cinq et coiffait

en chignon ses cheveux élastiques,d'un gris tirant sur le brun.

Pour arrondir les fins de mois, ellefaisait de la lessive

et du repassage pour cinq famillesaisées de Molching.

Elle cuisinait affreusement mal.Elle avait l'art d'agacer pratiquement

tous les gens qu'elle rencontrait.Mais elle aimait beaucoup Liesel

Meminger.Simplement, elle avait une façon

curieuse de lui montrerson affection. Notamment en la

maltraitant de tempsà autre à coups de cuillère en bois et

de mots.

Lorsque Liesel prit enfin un bain,après quinze jours passés rueHimmel, Rosa l'étreignit si fortqu'elle manqua l'étouffer.«Saumensch, du dreckiges ! – Ilétait temps ! » déclara-t-elle.

Au bout de quelques mois, ilscessèrent d'être M. et Mme

Hubermann. «Écoute, Liesel, à partirde mainte- 1 nant, tu vas m'appelerMaman », dit un jour Rosa. Elleréfléchit quelques instants. «Comment appelais-tu ta vraie mère ?

— Auch Marna – Aussi Maman,répondit tranquillement Liesel.

— Dans ce cas, je serai Mamannuméro deux. » Rosa jeta un coupd'oeil à son mari. «Et lui, là-bas... »Elle parut rassembler les mots danssa main, puis les tapoter avant de leslancer de l'autre côté de la table.« C e Saukerl, ce cochon, tul'appelles Papa, verstehst? Compris?

— Oui », dit très vite Liesel.Dans cette maison, mieux valait nepas tarder à répondre.

« Oui, Maman, corrigea Rosa.Saumensch. Appelle-moi Mamanquand tu me parles. »

Hans Hubermann finissait derouler une cigarette. Il avait léché lepapier et le collait. Il regarda Lieselet lui fit un clin d'oeil. Elle n'auraitpas de mal à l'appeler Papa.

LA FEMME À LAPOIGNE DE FER

Les premiers mois furent les plus

pénibles. , Chaque nuit, Lieselfaisait des cauchemars.

Le visage de son frère.Qui regardait par terre.Elle se réveillait en criant,

nageant dans le lit, noyée sous le flotdes draps. À l'autre bout de lachambre, le lit destiné à son frèreflottait dans le noir comme un petitnavire. Lentement, au fur et à mesure

qu'elle reprenait conscience, ilsombrait apparemment dans le sol.Cette vision n'arrangeait rien et il sepassait pas mal de temps avantqu'elle ne cesse de hurler.

Le seul avantage de cescauchemars, c'était que HansHubermann, son nouveau papa,entrait dans la pièce pour la rassureret la câliner.

Il venait chaque nuit et s'asseyaitprès d'elle. Au début, il assurasimplement une présence : unétranger pour lutter contre lasolitude. Quelques jours plus tard, ilmurmura : «Allons, je suis là, tout va

bien. » Au bout de trois semaines, illa tint dans ses bras. La confiancevint très rapidement, à cause de labonté qui émanait naturellement decet homme, de sa façon d'être là.Tout de suite, Liesel sut que HansHubermann arriverait toujours dèsqu'elle pousserait un cri et qu'il nes'en irait pas.

UNE DÉFINITION

ABSENTE DU DICTIONNAIRE

Ne pas s'en aller: un acte d'amouret de confiance,

que les enfants savent souvent

traduire. Hans Hubermann, les yeux gonflés

de sommeil, restait assis sur le lit etLiesel pleurait dans sa manche enrespirant son odeur. Chaque matin,sur le coup de deux heures, elle serendormait dans ces arômes mêlésde peau, de tabac froid et dedécennies de peinture. Elle lesabsorbait par la bouche, puis lesrespirait, avant de retomber dans lesommeil. Chaque matin, elle leretrouvait affaissé sur la chaise à unmètre d'elle, presque plié en deux. Ilne se servait jamais de l'autre lit.

Liesel se levait et l'embrassaitprécautionneusement sur la joue.Alors il s'éveillait et lui souriait.

Parfois, Papa lui disait de serecoucher et d'attendre une minute,puis il revenait avec son accordéonet jouait pour elle. Elle se redressaitdans le lit et fredonnait, ses orteilsglacés crispés par l'excitation.Personne n'avait jamais joué pourelle auparavant. Elle souriaitbéatement, en regardant les sillonsse creuser sous le métal fluide desyeux de Hans Hubermann, jusqu'aumoment où le juron arrivait de lacuisine.

«ARRÊTE CE VACARME,SAUKERL ! »

Papa continuait encore un peu.Il faisait un clin d'oeil à la fillette,

qui, maladroitement, le lui rendait. De temps à autre, juste pour

énerver un peu plus Maman, ilapportait son instrument dans lacuisine et jouait pendant le petitdéjeuner.

Sa tartine de confiture restait dansson assiette, à moitié entamée, avecla marque en croissant de ses dents,tandis que la musique regardaitLiesel dans les yeux. Je sais que la

formule est bizarre, mais c'est ainsiqu'elle le ressentait. La main droitede Papa voltigeait sur les touchescouleur de dents, la gauche appuyaitsur les boutons. (Elle aimaitparticulièrement le voir appuyer surle bouton d'argent étincelant, le domajeur.) L'extérieur noir del’accordéon, éraflé mais brillant,allait et venait entre ses bras quipressaient le soufflet poussiéreux etle faisaient inspirer et expirer l'air.Ces matins-là, dans la cuisine, Papafaisait vivre l'accordéon. Cela meparaît juste, quand on y pense.

Comment sait-on que quelquechose est en vie ?

On vérifie qu'il respire. En fait, le son de l'accordéon

annonçait aussi la sécurité. Lalumière du jour. Dans la journée,Liesel ne rêvait pas de son frère,c’était impossible. Il lui manquait etelle pleurait souvent sans bruit dansl'étroite salle d'eau, mais elle n'enétait pas moins contente d'êtreéveillée. Le premier soir, chez lesHubermann, elle avait dissimulésous son matelas le dernier objet quila reliait à lui, Le Manuel dufossoyeur. Elle l'en tirait de tempsen temps. Elle contemplait les lettres

sur la couverture et posait ses mainssur les mots imprimés à l'intérieur,sans avoir la moindre idée de leurcontenu. En fait, leur contenu n'avaitguère d'importance. L'essentiel,c'était ce que le livre signifiait pourelle.

CE QUE SIGNIFIAIT LE

LIVRE1. La dernière fois où elle avait

vu son frère.2. La dernière fois où elle avait

vu sa mère. Il arrivait qu'elle chuchote

«Maman» et voie apparaître levisage de sa mère une centaine defois en une seule après-midi. Maisc'étaient des petites misères,comparées à la terreur de ses rêves.Dans l'immensité du sommeil, ellese sentait plus seule que jamais.

Comme vous l'avez certainementremarqué, il n'y avait pas d'autresenfants dans la maison.

Les Hubermann en avaient deux,mais ils étaient grands et avaientdéjà quitté la maison. Hans juniortravaillait dans le centre de Munichet Trudy était femme de chambre etbonne d'enfants chez des

particuliers. Bientôt, tous deux seretrouveraient dans la guerre. L'unefaçonnerait les balles. L'autre lestirerait.

L'école, vous vous en doutez, fut

un désastre.C'était une école publique, mais

sous influence catholique, et Lieselétait protestante. Déjà, celacommençait mal. Ensuite, ons'aperçut qu'elle ne savait ni lire niécrire.

On lui trouva une place humiliantedans une classe inférieure, avec lesenfants qui apprenaient l'alphabet.

Elle avait beau être frêle et pâle,elle se sentait comme une géanteparmi des nains, et souvent elleregrettait de ne pas être carrémenttransparente.

A la maison non plus, elle nepouvait pas attendre grand-chose,côté études.

«Ne lui demande pas de t'aider, àc e Saukerl », lança Maman. Paparegardait par la fenêtre, commesouvent. «Il a quitté l'école enseptième. »

Sans bouger un cil, Papa répliquad'un ton calme, mais venimeux : «Ne le lui demande pas non plus, elle

n’est pas allée au-delà de lahuitième. »

Il n'y avait pas de livres dans lamaison (mis à part celui qu'elle avaitcaché sous le matelas) et Lieseldevait se contenter de réciterl'alphabet à voix basse jusqu'à cequ’on lui demande sans ménagementd'arrêter de marmonner. C'est plustard, lorsqu'elle mouilla son lit aucours d'un cauchemar, qu'elle eutdroit à un cours de lecturesupplémentaire. Officieusement, ilfut baptisé «La classe de minuit»,bien qu'il commençât vers deuxheures du matin. J'en parlerai un peuplus tard.

* * *À la mi-février, pour ses dix ans,

Liesel reçut une poupée d'occasion,avec des cheveux jaunes et unejambe en moins.

«On n'a pas pu faire mieux, ditPapa, désolé.

— Qu'est-ce que tu racontes ?C'est déjà bien beau qu'elle aitautant», corrigea Maman.

Hans poursuivit son examen de lajambe unique de la poupée pendantque Liesel essayait son nouveluniforme. Avoir dix ans, cela voulaitdire rejoindre les Jeunesseshitlériennes. Les Jeunesses

hitlériennes, cela voulait dire porterun petit uniforme brun. Liesel futenrôlée dans la branche féminine, laBDM.

EXPLICATION DE

L'ABRÉVIATIONBDM veut dire Bund Deutscher

Miidchen,Ligue des filles allemandes.

Ce que l'on vérifiait en premier,

c'était que votre « Heil Hitler » étaitimpeccable. Ensuite, on vous apprenait à marcher au pas, à rouler desbandages et à coudre des vêtements.

On vous emmenait également enrandonnée et autres activités de cegenre. Cela se passait le mercredi etle samedi, de quinze à dix-septheures.

Le mercredi et le samedi, Papaaccompagnait donc Liesel aurassemblement et revenait lachercher deux heures plus tard. Nil'un ni l'autre n'avait vraiment envied'en parler. Ils se contentaient de .setenir par la main et d'écouter le bruitde leurs pas. Papa grillait unecigarette ou deux.

Hans s'absentait fréquemment et c'était la seule chose qui, chez lui,

angoissait Liesel. Souvent, le soir, ilentrait dans le salon (qui faisaitaussi office de chambre pour lecouple), tirait son accordéon duvieux placard, traversait la cuisineet sortait.

Au moment où il empruntait la rueHimmel, Maman ouvrait la fenêtre etlui criait: «Ne rentre pas trop tard !

— Pas si fort ! » lançait-il en seretournant.

« Saukerl ! Mon cul, oui ! Jeparlerai aussi fort que j'en ai envie !»

Les échos de ses jurons lesuivaient. Il ne se retournait que

lorsqu'il était certain que sa femmeétait rentrée à l'intérieur. Au bout dela rue, juste avant le bazar de FrauDiller, il regardait alors la silhouettequi avait remplacé celle de Rosa àla fenêtre. Sa longue main s'agitaitun instant, puis il poursuivait sonchemin. Liesel ne le reverrait plusqu'à deux heures du matin, lorsqu'illa tirerait doucement de son mauvaisrêve.

Les soirées dans la petite cuisineétaient systématiquement bruyantes.Rosa Hubermann parlait sans cesseet, quand elle parlait, c'était sousforme de schimpfen. Elle passait sontemps en plaintes et en

chamailleries. Elle n'avait pourtantpersonne avec qui véritablement sechamailler, mais elle faisait feu detout bois. Elle pouvait se disputeravec le monde entier dans cettecuisine, et c'est ce qu'elle faisaitpresque chaque soir, après dîner.Hans parti, elle restait généralementlà et repassait en compagnie deLiesel.

Régulièrement à son retour del'école, Liesel accompagnait Mamanquand elle faisait ses tournées deblanchissage dans le quartierrésidentiel de Molching. KnauptStrasse, Heide Strasse et quelquesautres rues. Maman livrait le

repassage ou prenait le linge à laveravec un sourire de commande, mais,dès que ses clients avaient referméleur porte, elle maudissait ces gensdont la richesse n'avait d'égale à sesyeux que leur paresse.

«Trop g ' schtinkerdt pour laverleur propre linge », maugréait-elle,oubliant qu'elle avait besoin d'euxpour gagner sa vie.

«Celui-là, tout l'argent lui vient deson père », disait-elle de HerrVogel, qui habitait Heide Strasse.«Ça passe en femmes et en alcool.Et en lavage et en repassage, biensûr. »

C'était une sorte de liste d'appeldu mépris : Herr Vogel, Herr et FrauPfaffelhürver, Helena Schmidt, lesWeingartner. Tous étaient coupablesde quelque chose.

Rosa reprochait à Ernst Vogel,outre son goût pour la boisson et lesfemmes, de fourrager tout le tempsdans ses cheveux rares, de se sucerles doigts et de tendre ensuitel'argent. «Je devrais laver les piècesavant d'arriver à la maison », disait-elle pour résumer.

L e s Pfaffelhürver, eux,observaient le linge à la loupe. Rosales imitait : «Pas un pli sur ces

chemises, s'il vous plaît. Pas unfaux pli sur ce complet.» « Là-dessus, ils vont tout inspecter sousmon nez. Quelle G'sindel! — Quelleracaille ! »

Les Weingartner étaient des gensapparemment stupides, propriétairesd'un chat qui perdait ses poils, cetteSaumensch de bestiole. «Tu saiscombien de temps ça me prendd'ôter tous ces poils ? Il y en apartout. »

Helena Schmidt était une richeveuve. «Cette vieille impotente resteassise sur son cul. Elle n'a jamaisrien fait de ses dix doigts. »

Mais Rosa réservait l'essentiel deson dédain au 8, Grande Strasse.Une imposante demeure bâtie sur leshauts de Molching, au sommet d'unecolline.

«Ça, c'est la maison du maire, cetescroc », dit-elle à Liesel en lamontrant du doigt, la première foisoù elles s'y rendirent ensemble. «Safemme ne bouge pas de chez elle.Elle est trop radin pour allumer lefeu et on se gèle les fesses là-dedans. Elle est cinglée », martela-t-elle. « Cin-glée. » Devant la grilled'entrée, elle fit signe à Liesel : «Tuy vas. »

Liesel était horrifiée. En hautd'une volée de marches, uneimmense porte se dressait, ornéed'un heurtoir de cuivre. « Quoi ?»

Maman lui donna un coup decoude dans les côtes. «Pas de « quoi? » avec moi, Saumensch. Remue-toi les fesses.»

Liesel les remua. Elle empruntal'allée, monta les marches, hésita,puis abattit le heurtoir.

Un peignoir de bain ouvrit laporte.

Dedans, il y avait une femme auregard égaré, aux cheveux flous, àl'air vaincu. Elle vit Rosa

Hubermann à la grille et tendit à lafillette un sac de linge. «Merci », ditLiesel. Il n'y eut pas de réponse.Juste la porte qui se referma.

«Tu vois ? dit Maman lorsqu'ellela retrouva à la grille. Voilà ce queje dois me coltiner. Ces salauds deriches, ces charognes qui ne fichentrien... »

En partant, le linge à la main,Liesel se retourna. Le heurtoir decuivre la regardait depuis la porte.

Quand elle avait fini de récriminer

contre les gens qui l'employaient,Rosa Hubermann passait à son autre

sujet de mécontentement. Son mari.Un oeil sur le sac à linge, l'autre surles maisons voûtées, elle n'arrêtaitpas de parler. «Si ton papa était bonà quelque chose, je n'aurais pas àfaire ça», disait-elle chaque foisqu'elles traversaient Molching. Ellereniflait; l'air méprisant. « Unpeintre ! Pourquoi épouser cetArschloch? C'est la question qu’onm'a posée dans ma famille. » Laroute crissait sous leurs pas. « Ducoup, je dois arpenter les rues et metuer à la tâche dans ma cuisine parceque ce Saukerl n'a pas de boulot.Enfin, pas un vrai boulot. Juste cetaccordéon pathétique le soir, dans

des endroits miteux.— Oui, Maman.— C'est tout ce que tu trouves à

dire ? » Les yeux de Mamanressemblaient à des découpages bleupâle collés sur son visage.

Elles poursuivaient leur chemin.Liesel portait le sac.À la maison, le linge était lavé

dans une lessiveuse près dufourneau, mis à sécher sur une cordedevant la cheminée du salon, puisrepassé dans la cuisine. La cuisine,c'était le cœur de la maison.

«T'as entendu ? » Maman posait laquestion à Liesel pratiquement tous

les soirs. Elle tenait à la main le fer,qu’elle avait fait chauffer sur lefourneau. La maison était faiblementéclairée et Liesel, assise à la tablede la cuisine, regardait le feu quirougeoyait dans les interstices.

«Quoi donc ?— C’était cette Holtzapfel. »

Maman avait déjà quitté son siège. «Cette Saumensch vient encore decracher sur notre porte. »

Frau Holtzapfel, une voisine, avaitpris l'habitude de cracherrégulièrement sur la porte d'entréedes Hubermann. Celle-ci n'était qu'àquelques mètres du portail et Frau

Holtzapfel avait, disons, une bonnepuissance de tir – et elle visait juste.

Cette tradition était le résultatd'une guerre verbale qui duraitdepuis au moins une décennie entreelle et Rosa Hubermann. Personnene connaissait l'origine de ceshostilités et probablement lesintéressées ne s'en souvenaient-ellesmême plus.

Frau Holtzapfel était une femmesèche et visiblement venimeuse. Ellene s'était pas mariée, mais avaitdeux fils, un peu plus âgés que lesrejetons Hubermann. Tous deuxétaient dans l'armée et nous aurons

bientôt l'occasion de les retrouver,je vous le promets.

Pour revenir à cette histoire decrachats, je dois dire que FrauHoltzapfel manifestait uneindéniable constance dans l'exercicede la chose. Elle n'oubliait jamais despucken sur la porte du n° 33,chaque fois qu'elle passait devant,en lançant: «Schweine ! »

J'ai remarqué une chose à proposdes Allemands : Ils ont l'air d'adorerles cochons.

UNE QUESTION

MINEURE ET SA RÉPONSE

Et qui croyez-vous qui devaitnettoyer

le crachat sur la porte tous lessoirs?

Bravo, vous avez gagné. Quand une femme à la poigne de

fer vous dit d' aller nettoyer lecrachat sur la porte, vous y allez.Surtout quand le fer à repasser enquestion est chaud.

La routine, en quelque sorte.Chaque soir, Liesel sortait,

essuyait la porte et observait le ciel.Généralement, il ressemblait à du

liquide répandu, froid, épais, gris etluisant, mais, parfois, quelquesétoiles avaient le courage de monterà la surface et d'y flotter, ne fût-ceque quelques minutes. Ces soirs-là,elle attendait un peu.

«Bonsoir, les étoiles. »Elle attendait encore.Que la voix l’appelle de la

cuisine.Ou que les étoiles soient de

nouveau entraînées vers le fond deseaux du ciel allemand.

LE BAISER

(Un décideur précoce) Comme souvent dans les petites

villes, il y avait pas mal depersonnages particuliers à Molching.Quelques-uns habitaient la rueHimmel. Frau Holtzapfel n'étaitqu'un membre de la distribution.

Parmi les autres, on trouvait :• Rudy Steiner, le jeune voisin

obsédé par l'athlète noir américainJesse Owens.

• Frau Diller, la propriétaire de la

boutique au coin' de la rue, uneAryenne pure et dure.

• Tommy Müller, un gamin quiavait subi plusieurs opérations à lasuite d'otites à répétition et seretrouvait avec le visage traversépar une rivière de peau rose et destics épisodiques.

• Un homme connu sous le nom de« Pfiffikus », si vulgaire qu'à côté delui Rosa Hubermann ressemblait àune orfèvre des mots doublée d'unesainte.

Globalement, c'était une rue

peuplée par des gens modestes,

malgré l'apparent redressement del'économie sous Hitler. Il y avaitencore des poches de pauvreté dansla ville.

Les locataires de la maisonvoisine de celle des Hubermannétaient donc les Steiner. La famillecomptait six enfants. L'un d'eux,Rudy, allait devenir le meilleur amide Liesel, puis, plus tard, lecomplice et parfois le catalyseur deses délits. Elle fit sa connaissancedans la rue.

Quelques jours après le premierbain de Liesel, Maman lui permitd'aller jouer dehors avec les autres

enfants. Dans la rue Himmel, lesamitiés se nouaient à l'extérieur,quel que fût le temps. Les enfants serendaient rarement les uns chez lesautres, car les logements étaientexigus et chichement meublés. Parailleurs, c'était dans la rue qu'ils selivraient avec ardeur à leur passe-temps favori : le football. Leséquipes étaient constituées avecsérieux. Des poubelles délimitaientla cage du gardien de but.

Comme Liesel était nouvelle, onla colla aussitôt entre deux de cespoubelles. (Tommy Müller futfinalement libéré, bien qu'il fût lejoueur de foot le plus nul que la rue

ait connu.)Tout se passa bien jusqu'au

moment fatal où Rudy Steiner futplaqué dans la neige par un TommyMüller rongé par la frustration.

«Quoi ? hurla Tommy, le visagesecoué de tics. Qu'est-ce que j'aifait?»

L'équipe de Rudy se vit accorderun pénalty et Rudy Steiner seretrouva face à la nouvelle, LieselMeminger.

Sûr du résultat, il plaça le ballonsur un monticule de neige sale.Après tout, sur dix-huit pénalties, iln'en avait pas manqué un seul, même

lorsque l'adversaire réussissait àsortir Tommy Müller des buts. Quelque fût le remplaçant, Rudymarquait.

Pour l'occasion, ils tentèrent defaire sortir Liesel. Comme vouspouvez l'imaginer, elle protesta, etRudy fut d'accord.

«Mais non, voyons, dit-il avec unsourire tout en se frottant les mains.Qu'elle reste. »

La neige avait cessé de tomber surla chaussée grisâtre et les traces depas s'entrecroisaient entre eux. Rudyse concentra et tira. Liesel plongeaet dévia le ballon avec son coude.

Elle se releva avec un grand sourire,mais elle fut accueillie par une boulede neige en plein dans la figure. Il yavait beaucoup de boue dedans.Cela chauffait affreusement.

«Pas mal visé, non ?» Rudy,hilare, se remit à courir après leballon.

«Saukerl », chuchota Liesel. Elleapprenait vite le vocabulaire de sonnouveau foyer.

QUELQUES

INFORMATIONSSUR RUDY STEINER

Il avait huit mois de plus que

Liesel, des jambesosseuses, des dents pointues, des

yeux bleus allongéset des cheveux jaune citron.

Il était l'un des six enfants de lafamille Steiner

et avait toujours faim.Rue Himmel, on le considérait

comme un peu bizarre,à cause d'un épisode dont on

parlait peu,mais qu'on avait baptisé

«L'incident Jesse Owens »:une nuit, il s'était barbouillé de

noir et il était allé courirle cent mètres sur la piste locale.

Bizarre ou pas, Rudy était destinéà devenir le meilleur ami de Liesel.Une boule de neige en pleine figureest certainement la meilleure entréeen matière pour une amitié durable.

Quelques jours après avoircommencé l'école, Liesel alla enclasse en compagnie des Steiner. Lamère de Rudy, Barbara, avaitentendu parler de la boule de neigeet fait promettre à son filsd'accompagner la nouvelle. À ladécharge de Rudy, il faut dire qu'ilfut ravi d'obéir. Il n'avait rien d'ungamin misogyne. Il aimait beaucouples filles et tout particulièrementLiesel (d'où la boule de neige). En

fait, Rudy Steiner était l'un de cesjeunes audacieux très confiantsquand il s'agit de filles. Il y atoujours dans un groupe ce genre degarçon, qui n'a pas peur du sexeopposé, justement parce que tous lesautres le craignent, et qui saitprendre une décision le momentvenu. En l'occurrence, Rudy avaitdéjà des vues sur Liesel Meminger.

Sur le chemin de l'école, il tentade glisser quelques commentairessur la ville, tout en intimant aux plusjeunes Steiner de la fermer et enétant prié par ses aînés de se taire.Le premier détail intéressant qu'ilsignala à Liesel fut une petite fenêtre

au premier étage d'un grouped'immeubles.

«C'est là qu'habite Tommy Müller», dit-il. Puis il se rendit comptequ'elle ne voyait pas qui c'était. «Celui qui a des tics, poursuivit-il. Acinq ans, il s'est perdu au marché.C'était le jour le plus froid del'année et il était comme un bloc deglace quand on l'a retrouvé, troisheures après. Il avait les oreillesdans un sale état. Elles ont fini pars'infecter et on l'a opéré trois ouquatre fois. Les toubibs lui ontbousillé des nerfs. Du coup,maintenant il a des tics.

— Et il joue mal au foot, glissaLiesel.

— C'est le plus mauvais. »La prochaine curiosité qu'il tenait

à lui montrer, c’était le bazar deFrau Diller, au bout de la rueHimmel.

UNE REMARQUE

IMPORTANTEÀ PROPOS DE FRAU DILLER

Elle avait une règle d'or. Frau Diller était une femme à l'air

dur, avec de grosses lunettes et unregard méchamment perçant. Elle

cultivait cette apparence afin dedécourager toute tentative de voldans sa boutique, qu'elle occupaitdans une attitude toute militaire,avec une voix glaçante et même unehaleine qui sentait le «Heil Hitler».Le magasin lui-même était blanc,froid et sans vie. La petite maisonvoisine, qu'il comprimait, frissonnaitun peu plus que les autres bâtimentsde la rue Himmel. Frau Dillerentretenait ce côté réfrigérant, leseul article qu'elle offrait gratis.

Elle vivait pour son magasin etson magasin vivait pour le IIIe

Reich. Quand le rationnement fut mis

en place, un peu plus tard dansl'année, elle eut la réputation devendre sous le manteau certainsproduits difficiles à trouver et dedonner l'argent au parti nazi. Sur lemur, derrière l'endroit où elle setenait généralement, une photo duFührer était encadrée. Si l'on entraitdans sa boutique sans lancer «HeilHitler», on n'était pas servi. Aumoment où ils passaient devant,Rudy attira l'attention de Liesel surle regard blindé qui surveillait la ruedepuis la vitrine.

«Dis Heil quand tu entres », laprévint-il sur un ton solennel. Aprèsavoir dépassé la boutique, Liesel se

retourna. Les yeux agrandis par lesverres étaient toujours là, collés à lavitrine.

L'artère principale qui faisaitl'angle avec la rue Himmel, la rue deMunich, était pleine de neige à demifondue.

Comme souvent, des soldats àl'entraînement arrivaient au pascadencé, sanglés dans leur uniforme.Leurs bottes noires polluèrentencore un peu plus la neige. Ilsregardaient fixement devant eux.

Lorsqu'ils eurent disparu, Liesel etles enfants Steiner passèrent devantquelques vitrines, puis devant

l'imposant hôtel de ville, qui seraitabattu et enseveli quelques annéesplus tard. Certaines des boutiques,encore marquées par les étoilesjaunes et des slogans antisémites,étaient abandonnées. Plus loin,l'église visait le ciel avec sonclocher. La rue elle-même était unlong tube de grisaille — un couloird'humidité, des silhouettes voûtéesdans le froid et l'écho mouillé despas dans la gadoue.

À un moment, Rudy courut enavant, entraînant Liesel derrière lui.

Il alla frapper à la vitrine d'uneboutique de tailleur.

Si la fillette avait su lirel'enseigne, elle aurait compris que lemagasin appartenait au père deRudy. Il n'était pas encore ouvert,mais à l'intérieur, derrière lecomptoir, un homme s'affairait. Illeva les yeux et agita la main.

« Mon papa », dit Rudy. Bientôt,des Steiner de toutes les tailles lesentourèrent, les plus jeunes faisantbonjour ou envoyant des baisers àleur père, les plus âgés se bornant àun simple signe de tête. Puis ilspoursuivirent leur route, jusqu'à ladernière curiosité que Rudy voulaitmontrer à Liesel avant l'école.

LE DERNIER ARRÊT

La rue des étoiles jaunes C'était un endroit où personne ne

voulait s'arrêter pour regarder, maispresque tout le monde le faisait.Dans cette rue qui ressemblait à unlong bras fracturé se dressaientplusieurs maisons aux fenêtreslacérées et aux murs meurtris. Surles portes étaient peintes des étoilesde David. Ces maisons étaientpresque comme des lépreux. Auminimum, elles étaient des plaies

infectées sur le terrain allemandblessé.

« Schiller Strasse, dit Rudy. Larue des étoiles jaunes. »

Tout au bout, des gens allaient etvenaient. Le grésil les faisaitressembler à des fantômes. Pas à deshumains, mais à des formes qui sedéplaçaient sous les nuages couleurde plomb.

«Venez par ici, vous deux ! » Kurt(l'aîné des enfants Steiner) lesrappela à l'ordre et Rudy et Liesel sehâtèrent de le rejoindre.

À l'école, Rudy mit un pointd'honneur à rechercher la compagnie

de Liesel pendant les récréations.Les autres racontaient que lanouvelle était idiote, mais il s'enmoquait. Dès le début, il fut à sescôtés et il y serait plus tard, lorsquela frustration ferait exploser Liesel.Mais ce ne serait pas gratuit.

IL Y A PIRE QU'UN

GARÇONQUI VOUS DÉTESTE

Un garçon qui vous aime. Un jour de la fin avril, au retour

de l'école, Rudy et Liesel attendaientde jouer au football dans la rue

Himmel. Ils étaient un peu en avanceet les autres n' avaient pas encoremontré le bout de leur nez. La seulepersonne qu'ils aperçurent futPfiffikus, l'homme au vocabulaireordurier.

«Regarde», dit Rudy en lemontrant du doigt.

PORTRAIT DE

PFIFFIKUSUne silhouette frêle.

Des cheveux blancs.Imper noir, pantalon marron,

chaussuresen décomposition,

une bouche - et quelle bouche !

«Hé, Pfiffikus!»Au moment où, au loin, la

silhouette se retournait, Rudy siffla.Le vieil homme se redressa et,

simultanément, il se mit à jurer avecune férocité qui, à ce niveau, tenaitdu génie. Personne ne semblaitconnaître son véritable nom, ou dumoins personne ne l'utilisait jamais.On l'appelait Pfiffikus parce quec'était le surnom que l'on donne auxgens qui aiment siffler, ce qu'ilsavait parfaitement faire. Il sifflaiten permanence la Marche de

Radetzky et tous les enfants de laville l'interpellaient et reprenaientl'air.

À ce moment-là, Pfiffikusabandonnait sa démarche habituelle(penché en avant, progressant àgrandes enjambées, les mainsderrière son dos revêtu de sonimperméable), et il se redressaitpour émettre une bordée de jurons.Toute impression de sérénitédisparaissait alors brutalement, carsa voix n'était que fureur.

Cette fois-là, Liesel, par une sortede réflexe, imita l'attitudesarcastique de Rudy.

«Pfiffikus ! » fit-elle à son tour,adoptant l'attitude cruelleappropriée. Le son qui sortit de sabouche était affreux, mais ellen'avait pas le temps de leperfectionner.

L'homme les poursuivit en criant.Il lança un « Geh' scheissen !» et, àpartir de là, cela dégénérarapidement. Au début, ses insultesétaient uniquement destinées à Rudy,mais bientôt ce fut au tour de Lieseld'être sa cible.

«Petite salope ! » rugit-il. Lesmots se fichèrent dans le dos de lafillette. Drôle d'idée de traiter de

salope une enfant de dix ans. C'étaitdu pur Pfiffikus. Tout le mondes'accordait à penser que lui et FrauHoltzapfel auraient fait un jolicouple. «Revenez ! » furent lesderniers mots que Liesel et Rudyentendirent tandis qu'ils continuaientà courir. Ils ne s’arrêtèrent qu'unefois dans la rue de Munich.

«Viens, dit Rudy lorsqu'ils eurentretrouvé leur souffle. On va un peuplus loin.»

Il la conduisit sur le stade Hubert,où avait eu lieu l'incident JesseOwens. Les mains dans les poches,ils contemplèrent la piste qui

s'étendait devant eux. Il ne pouvaitmaintenant se passer qu'une chose.Rudy attaqua. «Je parie que tun'arrives pas à me battre au centmètres », lança-t-il.

Liesel ne l'entendait pas de cetteoreille. « Je parie que si.

— Tu paries quoi, petiteSaumensch? T'as des sous ?

— Bien sûr que non, et toi ?— Non. » Mais Rudy avait une

idée. Le lover boy se manifestait enlui. « Si je gagne, j'ai le droit det'embrasser. » Il se baissa etentreprit de rouler son pantalon au-dessus du genou.

Liesel fut pour le moins inquiète.« M'embrasser ? Quelle idée ! Jesuis crasseuse.

— Moi aussi. » Visiblement,Rudy ne voyait pas pourquoi un peude crasse entraverait ses projet. Il yavait un certain temps que ni l'un nil'autre n'avait pris de bain.

Liesel réfléchit, tout en observantles jambes maigrichonnes de sonadversaire. Elles étaient du mêmegabarit que les siennes. Il n'a aucuneraison de me battre, se dit-elle. Ellehocha affirmativement la tête. C'étaitsérieux. « Si tu gagnes, tum'embrasses, d'accord, dit-elle.

Mais si c'est moi qui gagne, j'arrêted'être goal. »

Rudy considéra la question. «Çame va », dit-il. Ils se serrèrent lamain.

Le ciel était lourd, il y avait de labrume et la pluie commençait àtomber en fins copeaux.

La piste était plus boueuse qu'ellen'en avait l'air. Les deux concurrentsse préparèrent.

Rudy donna le signal du départ enlançant un caillou en l'air.

«Je ne vois même pas la ligne d'arrivée, gémit Liesel.

— Tu crois que je la vois, moi?»

Le caillou toucha le sol et ilss'élancèrent.

Ils couraient côte à côte en jouantdes coudes, chacun essayant depasser devant f autre. Leurs piedss'enfonçaient dans le sol collant etils se retrouvèrent par terre à unevingtaine de mètres de l'arrivée.

«Jésus, Marie, Joseph ! s'écriaRudy. Je suis couvert de merde !

— Ce n'est pas de la merde, maisde la boue », corrigea Liesel, quin'en était pas si sûre que ça. Ilsavaient glissé sur cinq mètresencore. «On dit qu'on a fait matchnul ?»

Rudy la regarda, le regard plusbleu que jamais, un sourirecarnassier aux lèvres. La boue luimangeait la moitié du visage. « S'iln'y a pas de gagnant, je peux quandmême avoir mon baiser ?

— Jamais de la vie. » Liesel sereleva et brossa sa veste.

«Tu n'auras plus à garder les buts.— Mets-les-toi là où je pense. »Tandis qu'ils regagnaient la rue

Himmel, Rudy la prévint: «Un jour,Liesel, tu mourras d'envie dem'embrasser. »

Mais Liesel savait.Elle se le jurait.

Tant qu'ils seraient de ce monde,elle n'embrasserait jamais cemi nabl e Saukerl et surtout pasaujourd'hui. Elle avait mieux àfaire. Elle contempla la boue dontelle était couverte des pieds à la têteet se rendit à l'évidence.

«Elle va me tuer. »Elle, bien sûr, c'était Rosa

Hubermann, connue aussi sous lenom de Maman, et effectivement ils'en fallut de peu qu'elle ne tueLiesel. Le mot Saumensch revint àmaintes reprises tandis qu'elle luiinfligeait une raclée mémorable.

L'INCIDENT JESSEOWENS

Comme nous le savons, vous et

moi, Liesel n'habitait pas rueHimmel au moment où Rudyaccomplit son acte d'infamiejuvénile. Pourtant,rétrospectivement, elle avaitl'impression d'y avoir assisté. Dansson souvenir, elle était en quelquesorte devenue membre du publicimaginaire de Rudy. Si personnen'en parlait, ce n'était pas le cas de

Rudy, tant et si bien que lorsqu'elleen vint à raconter sa propre histoire,l'incident Jesse Owens en faisaitpartie, au même titre que lesévénements dont elle avait été letémoin direct.

C'était l'année 1936. Les jeuxOlympiques d'Hitler.

Jesse Owens venait de remportersa quatrième médaille d'or au relaisquatre fois cent mètres. Le refusd'Hitler de lui serrer la main etl'idée qu'il pût' être considérécomme un sous-homme en tant queNoir firent le tour du monde. Laperformance d'Owens stupéfia même

les plus racistes des Allemands.Personne ne fut plus impressionnéque Rudy Steiner.

Toute la famille était réunie dansle salon lorsqu'il se glissa hors de lapièce et se dirigea vers la cuisine. Ilprit un peu de charbon dans lefourneau et referma dessus sa petitemain. « Maintenant. » Un sourire. Ilétait prêt.

Il se passa le charbon sur tout lecorps jusqu'à être totalement noir. Ilen mit même une couche sur sescheveux.

En voyant son reflet dans la vitre,le jeune garçon eut un sourire un peu

fou, puis, en short et tricot de peau,il s'empara discrètement du vélo deson frère aîné et se dirigea vers lapiste. Dans sa poche, il avaitemporté un peu de charbon deréserve, au cas où le noir sur sapeau s'en irait.

Liesel imaginait le ciel cette nuit-là, avec la lune cousue sur la voûtecéleste et les nuages piqués toutautour.

Le vélo rouillé s’arrêta dans ungrincement d’agonie devant laclôture du stade. Rudy enjambacelle-ci, atterrit de l'autre côté ettrottina vers le départ du cent

mètres. Puis, après quelquesétirements aussi enthousiastes quemaladroits, il prit ses marques encreusant le sol.

Il se concentra en faisant quelquespas sous la voûte sombre du ciel, oùl'observaient les nuages et la lune.

« Owens a l'air très en forme,lança-t-il, en prenant la voix d'uncommentateur sportif. Ce pourraitbien être cette fois sa plus grandevictoire... »

Il serra les mains imaginaires desautres athlètes et leur souhaita bonnechance. Pour le principe.

Le starter leur fit signe de

s'aligner. Des gens s’étaient masséstout autour de la piste. Ils scandaienttous la même chose : le nom de RudySteiner. Et Rudy Steiner s'appelaitJesse Owens.

Le silence se fit.Ses pieds nus accrochèrent le sol.

Il sentait la cendrée entre ses orteils.Sur ordre du starter, il se redressa

à demi. Puis le coup de feu troua lanuit.

* * *Pendant le premier tiers de la

course, les concurrents furent à peuprès à égalité, mais très vitel’Owens noirci au charbon laissa les

autres derrière lui.« Owens est en tête !» hurla-t-il en

filant sur la piste vide, vers lesapplaudissements frénétiques, versla gloire olympique. Il sentit mêmeson torse couper le cordon sur laligne d'arrivée au moment où il lafranchit. Lui, l'homme le plus rapidedu monde.

C'est seulement au cours de son

tour d'honneur que les choses segâtèrent. À l'arrivée, parmi lesspectateurs, se tenait son père, tel unpère Fouettard en complet veston.(Comme je l'ai dit, le père de Rudy

était tailleur et on le voyait rarementdans la rue autrement qu'en costumecravate. Dans ces circonstancesprécises, il était juste en costume etchemise déboutonnée.)

«Was ist los ? demanda-t-il à sonfils lorsque celui-ci apparut danstoute sa gloire charbonneuse. Qu'est-ce qui se passe ici ?» La foules'évanouit. Une brise la remplaça.«Je m'étais assoupi dans monfauteuil quand Kurt a remarqué quetu avais disparu. Tout le monde techerche ! »

Ordinairement, M. Steiner était unhomme d'une extrême courtoisie. La

découverte de son fils noirci aucharbon par une nuit d'été sortaittoutefois à ses yeux de l'ordinaire. «Ce gosse est cinglé», marmonna-t-il,tout en reconnaissant en son forintérieur qu'avec six enfants, cegenre de choses devait forcémentarriver. Dans le lot, il y en aurait aumoins un pour poser problème. Et ill'avait en ce moment devant lui, dansl'attente d'une explication de sa part.«Je t'écoute. »

Rudy, plié en deux, tentait dereprendre son souffle. «Je faisaiscomme si j'étais Jesse Owens »,répon' dit-il, l'air le plus naturel dumonde. Le ton employé sous-

entendait même quelque chose dugenre : «Alors, qu'est-ce que çadonne?» Il changea cependantd'attitude lorsqu'il vit les cernescreusés par le manque de sommeilsous les yeux de son père.

«Jesse Owens ?» M. Steiner avaitun visage de bois, un ton direct, ungrand corps solide comme un chêneet des cheveux comme des échardes.« Quoi, Jesse Owens ?

— Tu sais bien, Papa, lemagicien noir.

— Je vais t'en donner, moi, de lamagie noire ! » Il saisit l'oreille deson fils entre le pouce et l'index.

Rudy grimaça. « Ouille, ça fait mal !— Tiens donc ! » Son père était

surtout préoccupé par la texturemoite et charbonneuse qui lui tachaitles doigts. Ce n'est pas vrai, il s'enest mis partout, jusque dans lesoreilles ! pensait-il. «Viens, on s'enva.»

Sur le chemin du retour, M.

Steiner fit de son mieux pour parlerpolitique avec son fils. C'estseulement des années plus tard queRudy comprendrait tout, quand ilserait trop tard pour chercher àcomprendre quoi que ce soit.

LA POLITIQUE

CONTRADICTOIRED'ALEX STEINER

Un: il était membre du parti nazi,mais il ne haïssait pas les Juifs,

ni qui que ce soit, d'ailleurs.Deux: toutefois, il ne puts'empêcher d'éprouver

secrètement un certain soulagement(ou pire, un certain contentement !)quand des boutiquiers juifs furent

privés de travail,car d'après la propagande,

des tailleurs juifs n'allaient pastarder

à venir lui voler sa clientèle.Trois: mais cela signifiait-il qu'ils

devaient êtredéfinitivement chassés?

Quatre: sa famille. Il devaitévidemment tout faire

pour l'entretenir. Et si ça voulaitdire être membre

du parti, eh bien, il était membre duparti.

Cinq: quelque part, tout au fond deson cœur, il éprouvait

une démangeaison, mais il refusaitde se gratter.

Il redoutait ce qui pourrait alorssuinter.

En regagnant la rue Himmel, Alexdit à Rudy : «Fiston, tu ne peux paste balader barbouillé de noir, tum'entends ?»

Rudy écoutait, sans bien saisir lesens des paroles de son père. Lalune était maintenant détachée, libred'évoluer dans le ciel, de monter, dedescendre et de laisser couler unfilet lumineux sur son visage, ce quile laissait un peu dans le vague,comme ses idées.

«Pourquoi non, Papa?-- Parce qu'on t'emmènera.— Pourquoi ?— Parce que tu ne dois pas

vouloir être comme les Noirs, lesJuifs ou les gens qui... ne sont pasnous.

— C'est qui, les Juifs ?— Tu connais mon plus vieux

client, M. Kaufmann, chez qui onachète tes chaussures ?

— Oui.— Il est juif.— Je ne savais pas. Il faut payer

pour être juif ? Il faut uneautorisation ?

— Non, Rudy. » M. Steinerguidait le vélo d'une main et son filsde l'autre, et il avait du mal à meneren même temps une conversation. Il

avait d'ailleurs oublié qu'il tenaittoujours Rudy par l'oreille. «C'estcomme quand on est allemand, oucatholique, poursuivit-il.

— Ah ! Est-ce que Jesse Owensest catholique ?

— Je n'en sais rien, voyons ! »M. Steiner se prit le pied dans unepédale. Du coup, il lâcha Rudy.

Ils avancèrent quelques minutes ensilence, puis Rudy déclara:«J'aimerais ressembler à JesseOwens, Papa. »

Cette fois, son père lui posa lamain sur la tête. «Je sais, fiston,mais tu as de beaux cheveux blonds

et de grands yeux bleus, de la bonnecouleur. Tu n'as pas à t'en plaindre.C'est clair?»

Mais rien n'était clair.Rudy ne comprenait rien et cette

nuit-là fut le prélude d'événementsfuturs. Deux ans et demi plus tard, lavitrine du magasin de chaussuresKaufmann vola en éclats et toutes leschaussures furent jetées dans uncamion avec leurs boîtes.

L'AUTRE FACE DUPAPIER DE VERRE

Tout le monde, je suppose, connaît

des épisodes marquants dans sa vie,surtout dans l'enfance. Pour certains,ce sera l'incident Jesse Owens. Pourd'autres, une histoire de lit mouillé :

Le mois de mai 1939 tirait 'à safin et la soirée se déroulait commela plupart des autres. Mamanrepassait avec sa poigne de fer.Papa était sorti. Liesel nettoyait laporte d'entrée et regardait le ciel au-

dessus de la rue Himmel.Un peu plus tôt, il y avait eu un

défilé.Les membres extrémistes du

NSDAP (connu également sous lenom de parti nazi), en chemisebrune, avaient parcouru au pas la ruede Munich en portant leurs drapeauxfièrement, la tête haute et commeplantée au bout d'une pique. Ilschantaient à pleine voix, le clouétant une interprétation rugissante de«Deutschland über Alles»,«L'Allemagne par-dessus tout».

Comme toujours, ils furentapplaudis.

Cela les stimulait. Ilspoursuivirent leurroute vers on nesavait où.

Les gens les regardaient passer,les uns en saluant bras tendu, lesautres en applaudissant à s'arracherla peau des mains. Certains, commeFrau Diller, avaient leur tête desgrands rassemblements, grimaçantede fierté, et puis, ici et là, il y avaitles gens à part comme Alex Steiner,qui claquait des mains lentement,consciencieusement, comme taillédans une souche. Soumission.

Liesel était sur le trottoir avecPapa et. Rudy. Le visage de Hans

Hubermann ressemblait à une fenêtreaux volets clos.

QUELQUES CHIFFRES

En 1933, 90 % des Allemandsaffichaient

un soutien sans faille à AdolfHitler.

Ce qui veut dire que 10 % ne lesoutenaient pas.

Hans Hubermann en faisait partie.Il y avait une raison à cela.

Dans la nuit, Liesel rêva, comme

d'habitude. Au début, elle vit défiler

les chemises brunes mais, bientôt,ces hommes la conduisirent vers untrain, où l'attendait la découverteusuelle. Le regard fixe de son frère.

Lorsqu' elle se réveilla en hurlant,elle sut tout de suite que cette fois,quelque chose avait changé. Uneodeur montait de dessous les draps,tiède et écœurante. Au début, elletenta de se persuader que rien n'étaitarrivé, mais lorsque HansHubermann s'approcha et la pritdans ses bras, elle admit la chosedans un sanglot.

«Papa, chuchota-t-elle à sonoreille, Papa. » Ce fut tout. Il devait

sentir l'odeur.Il la souleva doucement du lit et

l'emporta dans la salle d'eau.L'épisode marquant eut lieu quelquesminutes plus tard.

«On va changer les draps », ditPapa, et, quand il tira dessus pourles ôter, quelque chose tomba parterre avec un bruit mat, entre sespieds. Un livre noir avec des lettresd'argent.

Il jeta un coup d'oeil sur lacouverture.

Il regarda ensuite Liesel, quihaussa timidement les épaules.

Puis il déchiffra lentement le titre

à haute voix : «Le Manuel dufossoyeur.»

C'est donc comme ça qu'ils'intitule, pensa Liesel.

Un espace de silence s'étendaitmaintenant entre eux trois. L'homme,la fillette et le livre. HansHubermann ramassa l'ouvrage etparla d'une voix douce.

CONVERSATION À

DEUX HEURES DU MATIN

« C'est à toi?— Oui, Papa.

— Tu veux le lire ?»

À nouveau: «Oui, Papa.»Un sourire las.

Le regard métallique qui fond.«Bon, alors on va s'y mettre.»

Quatre ans plus tard, quand Liesel

se mettrait à écrire dans le sous-solet repenserait au choc de l'épisodedu lit mouillé, deux éléments lafrapperaient. D'abord, elle avait eubeaucoup de chance que ce soit Papaqui ait découvert le livre.(Heureusement, auparavant, quand ilfallait changer les draps, Rosa luidemandait de les ôter et de faire sonlit. «Et que ça saute, Saumensch! On

a du pain sur la planche ! ») Ensuite,elle était très fière de la partqu’avait prise Hans Hubermann dansson éducation.

Chose incroyable, ce n'est pasvraiment grâce à l'école que j'ai sulire, écrivait-elle, mais grâce àPapa. Les gens ne le croient pastrès intelligent, et c'est vrai qu'il nelit pas vite, mais je n'allais pastarder à apprendre que les mots etl'écriture lui avaient sauvé la vieune fois. Ou du moins, les mots etun homme qui lui avait appris àjouer de l'accordéon...

* * *

«Procédons dans l’ordre », ditHans Hubermann cette nuit-là. Illava les draps, puis les étendit.«Maintenant, on peut y aller, fit-il enrevenant. La classe de minuit peutcommencer. »

La poussière dansait dans lalumière jaune.

Liesel était assise sur des drapspropres et froids, honteuse et ravie.L'idée qu'elle avait mouillé son lit lataraudait mais, en même temps, elleallait lire. Elle allait lire son livre.

L'excitation s'empara d'elle.Faisant naître des images d'un

génie de la lecture de dix ans.

Si seulement tout était aussisimple !

«Pour être franc, expliqua sansdétour Papa, je ne lis pas très bienmoi-même. »

Quelle importance, après tout ?C’était peut-être mieux, au contraire.Cela risquerait moins de frustrer lafillette qui, elle, n'en était pascapable.

Néanmoins, au début, quand HansHubermann prit le livre et lefeuilleta, il n'était pas très à l'aise.

Il vint s'asseoir auprès d'elle surle lit et s'installa, les jambespendantes. Il examina de nouveau, le

livre, puis le posa sur la couverture.«Dis-moi, pourquoi une gentilleenfant comme toi veut-elle lire unechose pareille ?»

Liesel haussa de nouveau lesépaules. Si l'apprenti fossoyeur avaitlu les oeuvres complètes de Goetheou d'un autre grand écrivain, c'étaitce qui se serait trouvé sur son litmaintenant. Elle tenta de l'expliquer.«Eh bien, quand... j'étais assise dansla neige et... » Les mots murmurésglissèrent sur le lit et tombèrent enpluie sur le sol.

Papa sut quoi répondre. Il savaittoujours.

Il passa une main ensommeilléedans ses cheveux et déclara :«Promets-moi une chose, Liesel. Sije meurs bientôt, fais en sorte qu'onm'enterre dans les règles de l'art.»

Sérieuse, elle hochaaffirmativement la tête.

« Ne saute pas un chapitre ou uneétape. » Il se mit à rire, et ellel'imita. «Bon, ceci posé, nouspouvons commencer. »

Il modifia sa position et sesarticulations craquèrent comme unvieux plancher. « On y va. »

Dans le silence de la nuit, le livres'ouvrit – un coup de vent.

Avec le recul, Liesel savait ce que

son papa avait pensé en parcourantdu regard la première page duManuel du fossoyeur. Au fur et àmesure qu'il découvrait lesdifficultés du texte, il se rendait biencompte que celui-ci n'avait riend'idéal. Il comportait des termes quelui-même avait du mal à déchiffrer.Sans parler du sujet,particulièrement morbide. Quant à lafillette, elle ne cherchait même pas àcomprendre pourquoi elle brûlaittellement de le lire.

Peut-être voulait-elle avoir la

certitude que son frère avait étéenterré correctement. Quoi qu'il ensoit, elle désirait lire ce livre avectoute la violence que peut éprouverun être humain de dix ans. Lechapitre un était intitulé : « Premièreétape : choisir le bon équipement».Une brève introduction présentait legenre de matériel nécessaire auquelil Serait fait référence dans les vingtpages suivantes. Les pelles, pioches,gants et autres articles étaienténumérés, assortis de conseils pourles entretenir. Le métier defossoyeur était une affaire sérieuse.

Tandis que Papa tournait lespages, il sentait sans doute le regard

de Liesel fixé sur lui, attendant quedes mots, n'importe lesquels, passentses lèvres.

«Tiens, dit-il en changeant ànouveau de position et en lui tendantle livre. Prends cette page et dis-moiquels mots tu reconnais. »

Elle jeta un oeil, et mentit.«À peu près la moitié.— Lis-en quelques-uns. » Mais

bien sûr, elle en était incapable.Lorsqu'il lui demanda de montrer dudoigt ceux qu'elle pouvait déchiffrer,il n'y en avait que trois, les troisarticles allemands, sur une page quidevait compter deux cents mots.

Ce sera peut-être plus difficileque prévu.

Cette pensée traversa brièvementl'esprit de Hans Hubermann. Lieselle devina.

Il se redressa, se mit debout etsortit de la chambre.

Cette fois, quand il revint, ildéclara : «En fait, j'ai une meilleureidée. » Dans sa main, il tenait ungros crayon de peintre et une pile depapier de verre. « Commençons parle commencement. Tu vas devoir t'yfrotter. » Liesel ne voyait pas deraison de refuser.

Dans l'angle gauche d'un morceau

de papier de verre retourné, ildessina un carré de trois centimètressur trois et y inséra un «A»majuscule. Dans l'autre angle, ilplaça un « a » minuscule.

«A, dit Liesel.— A comme quoi?»Elle sourit. « Comme Apfel. »Il inscrivit le mot en gros

caractères et dessina une pomme endessous. La pomme avait une formebizarre. Il était peintre en bâtiment,pas artiste. Quand il eut terminé, ildéclara : « Maintenant, passons auB.»

Au fur et à mesure qu'ils

progressaient dans l'alphabet, lesyeux de Liesel s'agrandissaient. Elleavait fait cela à l'école, dans laclasse des petits, mais, cette fois,c'était beaucoup mieux. Elle était laseule élève et ne ressemblait pas àune géante parmi des nains. C'étaitagréable de suivre le mouvement dela main de Papa tandis qu'il écrivaitles mots et traçait lentement lespremiers croquis.

«Allons, Liesel, dit-il un peu plustard, à un moment où elle pataugeaitun peu. Un mot qui commence par S.C'est facile, pourtant. Tu me déçois.»

Elle ne voyait pas.«Allons ! » Il l'aiguillonnait à voix

basse. «Pense à Maman. »Cette fois, le mot la frappa comme

une gifle. Elle ne put s'empêcher desourire. «SAUMENSCH! » s'écria-t-elle. Papa éclata de rire, puiss'efforça de se retenir.

« Chut ! Il ne faut pas faire debruit », dit-il, sans pouvoir secontrôler pour autant. Il écrivit lemot, en le complétant par l'un de sescroquis.

UNE ŒUVRE D'ART

CARACTÉRISTIQUE

DE LA MANIÈRE DE HANSHUBERMANN

«Papa ! murmura-t-elle. Il memanque les yeux ! »

Il lui tapota les cheveux. Elle étaittombée dans le piège. « Avec unsourire comme ça, dit HansHubermann, tu n'as pas besoind'yeux. » Il la serra dans ses bras,puis contempla de nouveau ledessin, avec son regard d'argentchaleureux. « Maintenant, on passeau T.»

Une fois l’alphabet terminé etétudié une bonne dizaine de fois,Papa se pencha en avant. «Ça irapour cette nuit, dit-il.

— S'il te plaît, encore quelques

mots ! » Il se montra ferme. «Non,c'est assez. Quand tu t'éveilleras, jejouerai de l'accordéon pour toi.

— Merci, Papa.-- Bonne nuit. » Un rire

monosyllabique. «Bonne nuit,Saumensch.

— Bonne nuit, Papa. »Il alla éteindre la lumière et revint

s'installer sur la chaise. Liesel gardales yeux ouverts dans l'obscurité.Elle observait les mots.

L'ODEUR DE L'AMITIÉ

La classe de minuit se poursuivit.Au cours des semaines suivantes

et jusqu'au début de l'été, ellecommença à la fin de chaquecauchemar. À deux reprises encore,Liesel mouilla son lit, mais HansHubermann changea tranquillementles draps et reprit sa lecture, sescroquis et sa récitation. Aux petitesheures de la matinée, leurs voixdiscrètes résonnaient.

Un jeudi après-midi, un peu aprèstrois heures, Maman dit à Liesel de

se préparer pour l'accompagner dansses livraisons de repassage. MaisPapa avait une autre idée.

Il entra dans la cuisine et déclara:«Désolé, Maman, elle ne va pasavec toi aujourd'hui. »

Maman ne leva même pas les yeuxdu sac à linge. «On t'a sonné,Arschloch? Viens, Liesel.

— Elle lit. » Papa souritfermement à Liesel, puis lui fit unclin d'oeil. «Avec moi. Je luiapprends. On va sur les bords del'Amper, là où je m'exerçais àl'accordéon. »

Cette fois, Maman réagit.

Elle plaça le linge sur la table etmonta tout de suite en puissance. «Qu'est-ce que tu as dit?

— Tu as parfaitement entendu,Rosa. »

Maman éclata de rire. « Qu'est-ceque tu peux bien lui apprendre, toi ?» Un sourire cartonné. Des motscomme des uppercuts. «Comme si tulisais aussi bien que ça, espèce deSaukerl.»

La cuisine attendit la suite. Papacontre-attaqua. « On va emporter lelinge et le livrer à ta place.

— Sale... » Elle s'interrompit. Lesmots restèrent en attente dans sa

bouche tandis qu'elle réfléchissait.«Rentrez avant la nuit.

— On ne peut pas lire dans lenoir, Maman, dit Liesel.

— Qu'est-ce que j'ai entendu,Saumensch?

— Rien, Maman. »Papa tendit l'index vers elle avec

un grand sourire. «Livre, papier deverre, crayon », énuméra-t-il, puis,alors qu'elle était déjà partie, ilajouta: «Accordéon ! » Ils seretrouvèrent bientôt dans la rue,emportant les mots, la musique et lelinge.

Avant d'arriver à la boutique de

Frau Diller, ils se retournèrentplusieurs fois pour voir si Mamanétait toujours en train de lessurveiller au portail. Elle l'était. Àun moment, elle lança: «Liesel,tiens-moi ce repassage droit ! C'estpas le moment de le froisser !

— Oui, Maman ! »Quelques pas plus loin : «Liesel,

tu t'es assez couverte ?— Comment ?— Saumensch dreckiges, tu

n'entends jamais rien ! T'es-tu assezcouverte ? Il risque de faire froid,plus tard ! »

Une fois tourné le coin de la rue,

Papa se baissa pour renouer sonlacet. «Liesel, dit-il, tu me roulesune cigarette ?»

Rien ne pouvait lui faire plusplaisir.

Quand ils eurent livré le linge, ils

revinrent vers la rivière Amper, quiflanquait la ville. Elle poursuivaitensuite son cours dans la directionde Dachau – le camp deconcentration.

Il y avait un pont de bois.Ils s'assirent dans l'herbe à une

trentaine de mètres de là et se mirentà écrire les mots et à les prononcer à

voix haute. Quand le jour déclina,Hans prit son accordéon. Liesell'écouta en le regardant, sansremarquer tout de suite l'expressionde perplexité qu'affichait ce soir-làson papa en jouant.

LE VISAGE DE PAPA

Il était ailleurs et s'interrogeait,mais les réponses n'étaient pas là.

Pas encore. Quelque chose avait changé chez

Hans Hubermann. De manière àpeine perceptible.

Elle s'en aperçut, mais ne compritque plus tard, quand toutes leshistoires s'emboîtèrent. Elle ignoraitque l'accordéon de Hans Hubermannétait en lui-même une histoire. Plustard, l'histoire ferait son apparitionau 33, rue Himmel, tôt dans lamatinée, avec des épaules crispéeset une veste pleine de frissons. Elleaurait avec elle une valise, un livreet deux questions. Une histoire. Unehistoire après une histoire. Unehistoire dans une histoire.

Pour l'instant, il n'y avait que cellequi concernait Liesel et elle luiplaisait.

Liesel s'allongea dans les hautesherbes.

Elle ferma les yeux et laissa lesnotes lui emplir les oreilles.

Tout ne marchait pourtant pas

comme sur des roulettes. Parfois,Papa manquait se mettre en colère.«Voyons, Liesel, disait-il, tu connaisce mot ! » Juste au moment où ellesemblait progresser régulièrement,un blocage se produisait.

Quand il faisait beau, l’après-midi, ils allaient au bord de l'Amper. Quand il faisait mauvais, ilsrestaient au sous-sol. C'était surtout

à cause de Maman. Au début, ilsavaient essayé de s'installer dans lacuisine, mais c'était impossible.

«Rosa, avait fini par dire Hans,interrompant posément sa femme aumilieu d'une phrase. Je peux tedemander une faveur?»

Elle avait levé les yeux dufourneau. « Quoi donc? — Est-ceque tu voudrais bien la fermer aumoins pendant cinq minutes ? Parpitié.»

Vous imaginez la réaction.Ils se retrouvèrent au sous-sol. Celui-ci n'était pas éclairé. Ils

s'armèrent donc d'une lampe àpétrole et lentement, entre l'école etla maison, entre la rivière et le sous-sol, entre bons et mauvais jours,Liesel apprit à lire et à écrire.

« Bientôt, lui dit Papa, tu serascapable de lire cet affreux bouquinmortuaire les yeux fermés.

— Et je pourrai quitter cetteclasse de nains. » C'était dit avecune certaine brutalité.

Une fois, dans le sous-sol, Papaarriva avec un pinceau à la place dupapier de verre (la réserve baissaitrapidement). Les Hubermannn'avaient chez eux que l'essentiel,

mais il y avait de la peinture enquantité et elle joua un rôleimportant dans l'apprentissage deLiesel. Papa énonçait un mot et lafillette devait l'épeler à haute voix,puis le peindre sur le mur si elle nes'était pas trompée. Au bout d'unmois, le mur fut peint. Une nouvellepage de ciment.

Parfois, le soir, après avoir

travaillé dans le sous-sol, Liesel,installée dans la baignoire, entendaitles mêmes propos résonner dans lacuisine.

«Tu pues, disait Maman à Hans.

Tu pues la cigarette et le pétrole. »Assise dans l'eau, Liesel imaginait

cette odeur, répandue sur lesvêtements de Papa. Avant tout,c'était l'odeur de l'amitié et ellepouvait la sentir aussi sur elle.Liesel l'adorait. Elle reniflait sonbras et souriait tandis que l'eaurefroidissait autour d'elle.

LA CHAMPIONNEPOIDS LOURDSDE LA COUR DE

RÉCRÉATION

L'été 1939 passa à toute allure, ou

peut-être Liesel ne le vit toutsimplement pas passer. Elle fut trèsoccupée à jouer au foot rue Himmelavec Rudy et les autres gamins (on yjouait été comme hiver), à livrer lelinge avec Maman et à apprendredes mots.

Dans la dernière partie de l'année,

deux événements se produisirent.

SEPTEMBRE-NOVEMBRE 1939

1. Début de la Seconde Guerremondiale.

2. Liesel Meminger devient lachampionne, poids lourds

de la cour de l'école. Début septembre.Le jour où la guerre éclata et où

ma charge de travail s'accrut, ilfaisait frais à Molching.

La guerre. Partout, on ne parlaitque de ça.

Les gros titres des journaux s'endélectaient.

La voix rugissante du Führersortait des postes de radioallemands. Nous n'abandonneronspas. Nous ne lâcherons pas prise.Nous gagnerons. Notre heure estvenue.

Les troupes allemandesenvahissaient la Pologne et les gensse rassemblaient ici et là pourapprendre les dernières nouvelles.La rue de Munich, comme la plupartdes rues principales des villesallemandes, bruissait de l'animationde la guerre. L'odeur, la voix. Signe

avant-coureur, le rationnement avaitcommencé quelques jours plus tôt, etmaintenant c'était officiel. La Franceet l'Angleterre avaient déclaré laguerre à l'Allemagne. Pour parlercomme Hans Hubermann :

Ça va barder.Le jour où on l'annonça, Papa

avait eu par chance un peu detravail. Sur le chemin du retour, ilramassa un journal abandonné, etplutôt que de s'arrêter et de lefourrer entre des pots de peinturedans sa charrette, il le replia et leglissa sous sa chemise. Le tempsd'arriver à la maison, la sueur avait

imprimé l'encre des caractères sursa peau. Le journal atterrit sur latable, mais les nouvelles étaientfixées sur son torse. Un tatouage.Maintenant, sa chemise ouverte, ildéchiffrait les titres sous le faibleéclairage de la cuisine.

« Qu'est-ce que ça dit ? »demanda Liesel. Son regard allaitdes inscriptions noires au journal.

«Hitler s'empare de la Pologne »,répondit-il en s'affalant sur unechaise. Puis, sur un ton qui n'avaitrien de patriotique, il murmura :«Deutschand über Alles.»

Il avait de nouveau cette

expression particulière — sa têtedes moments où il jouait del'accordéon.

Une guerre commençait.Une autre allait débuter pour

Liesel.Environ un mois après la rentrée

scolaire, elle passa dans une classeà son niveau. C'était dû à sesprogrès en lecture, me direz-vous.Pas du tout. Elle avait toujoursbeaucoup de mal à lire. Les phrasess'éparpillaient, les mots luiéchappaient. Non, ce changementétait dû au fait qu'elle posait desproblèmes dans la petite classe. Elle

répondait aux questions posées àd'autres élèves et faisait du bruit. Detemps à autre, elle recevait ce qu'onappelait une Watschen dans lecouloir.

DÉFINITION

Watschen = une bonne raclée L'enseignante, qui se trouvait être

une bonne sœur, l'installa sur unechaise sur le côté de la classe et lapria de ne pas ouvrir la bouche. Àl'autre bout de la salle, Rudy agita lamain dans sa direction. Elle lui fit àson tour un signe en s'efforçant de ne

pas sourire.À la maison, elle avait bien

avancé dans la lecture du Manuel dufossoyeur avec Papa. Ils entouraientles mots qu'elle ne comprenait pas etles reprenaient le lendemain dans lesous-sol. Elle pensait que c'étaitsuffisant. À tort.

Début novembre, il y eut desépreuves pour contrôler le niveaudes élèves à l'école. L'une d'ellesportait sur la lecture. Chaque enfantdevait se tenir face à la salle et lireun texte remis par la maîtresse.C'était une matinée glaciale, maistrès ensoleillée. Les enfants

plissaient les yeux. Un halo lumineuxentourait soeur Maria, quiressemblait à la Faucheuse. (Àpropos, j'aime bien cette vision de lamort qu'ont les humains, sous lestraits de la Faucheuse. La faux meplaît. Ça m'amuse.)

Dans la classe baignée de lumière,les élèves furent appelés au hasard.

«Waldenheim, Lehmann, Steiner.»

Tous se levèrent et se mirent àlire, chacun à son niveau. Rudy serévéla étonnamment bon.

Liesel attendait son tour avec unmélange d'impatience et de peur.

Elle avait désespérément envie desavoir une fois pour toutes où elle enétait de la lecture. Avait-elle unniveau correct ? S'approchait-ellemême de celui de Rudy et des autres?

Chaque fois que sœur Mariabaissait les yeux vers sa liste denoms, un faisceau de nerfs luienserrait la cage thoracique. Audébut, il était localisé à l'estomac,mais il était monté plus haut, etbientôt elle l'aurait autour du coucomme une corde.

Lorsque Tommy Müller arriva aubout de sa médiocre prestation, elle

regarda autour d'elle. Tout le mondeétait passé. Sauf elle.

« Bien. » Sœur Maria considéra

sa liste avec un hochement de tête.«Nous en avons terminé. »

Quoi ?«Non ! »Une voix se matérialisa de l'autre

côté de la classe. Celle d'un garçonaux cheveux jaune citron, dont lesgenoux osseux semblaient vouloirpercer son pantalon sous le bureau.Il leva le doigt et déclara : « SœurMaria, je crois que vous avez oubliéLiesel. »

Sœur Maria ne fut pasimpressionnée le moins du monde.

Elle posa son registre sur la table,

soupira et contempla Rudy avec unair désapprobateur, presquemélancolique. Pourquoi devait-elletoujours avoir affaire à Rudy Steiner? Pourquoi ? Ne pouvait-il donc setaire ?

«Non, dit-elle d'un ton ferme en sepenchant légèrement en avant. Jecrois que ce n'est pas possible pourLiesel, Rudy. » Elle jeta un coupd'oeil à la fillette, pour confirmation.«Elle lira pour moi un peu plus tard.

»Liesel s'éclaircit la gorge. «Je

peux dès maintenant, ma sœur », dit-elle sur un ton de défiancetranquille. La plupart des autresélèves observaient en silence.Quelques-uns pratiquaient l'art duricanement, si prisé des enfants.

La sœur en avait assez. «Non, tune peux pas... Voyons, qu'est-ce quetu fais ?»

Liesel s'était levée et se dirigeaitd'un pas raide vers l'estrade. Elleprit le livre et l'ouvrit au hasard.

«Très bien, dit sœur Maria. Tuveux lire ? Lis.

— Oui, ma sœur. » Après avoirlancé un bref coup d'oeil à Rudy,Liesel concentra son attention sur letexte.

Lorsqu'elle leva les yeux, elle vitla salle se diviser, puis se remettreen place. Tous les enfants étaientécrasés et elle s'imagina,triomphante, en train de lire la pageentière avec aisance et sans faire lamoindre faute.

UN MOT CLÉ

Imagina «Vas-y, Liesel ! »

Rudy rompit le silence.La voleuse de livres contempla de

nouveau les mots.Vas-y ! Cette fois, Rudy articula

en silence. Vas-y, Liesel.Le sang de Liesel battit plus fort à

ses oreilles. Les phrases sebrouillèrent.

La page blanche était soudainécrite dans une autre langue et, pourtout aggraver, la fillette avaitmaintenant les larmes aux yeux. Ellene distinguait même plus les mots.

Et puis il y avait cet abominablesoleil, qui traversait la fenêtre –laclasse avait des vitres partout – et

tombait directement sur elle. «Tusais voler un livre, mais tu esincapable d'en lire un !» lui lançait-il au visage.

Elle trouva la solution.Elle prit une profonde inspiration

et se mit à lire, non pas le livrequ'elle avait devant elle, mais unpassage du Manuel du fossoyeur. Lechapitre trois : «En cas de neige »,que Papa lui avait lu. Elle leconnaissait par cœur.

« En cas de neige, énonça-t-elle, ilfaut s'assurer que l'on a une pellesolide. Il faut creuser profondément,sans ménager sa peine. Pas question

de s'économiser. » Elle inspira denouveau. «Bien sûr, le mieux estd'attendre le moment de la journée lemoins froid, quand... »

Cela s'arrêta là.Le livre lui fut arraché des mains.

«Liesel, dans le couloir !Elle eut droit à une petite

Watschen. Et tandis que la main desœur Maria s'abattait sur sa joue,elle les entendit rire dans la classe.Elle les voyait, tous ces enfantsécrabouillés qui souriaient et riaientaux éclats dans le soleil. Tous, saufRudy.

À la récréation, elle fut accablée

de sarcasmes. Un garçon nomméLudwig Schmeikl s'approcha d'elle,un livre à la main. «Hé, Liesel,lança-t-il, j'ai du mal avec ce mot.Tu peux le lire pour moi ? » Il éclatade rire, d'un rire satisfait de gaminde dix ans. «Espèce de Dummkopf !Imbécile ! »

De gros lourdauds de nuagesenvahissaient le ciel. D'autresenfants l'interpellaient et laregardaient bouillir de rage.

«Ne les écoute pas, lui conseillaRudy.

— Facile à dire. C'est pas toi,l'imbécile. »

Vers la fin de la récréation, elleavait été importunée à dix-neufreprises. À la vingtième, ellecraqua. C'était Schmeikl, quiremettait ça. «Allez, Liesel, dit-il enlui fourrant le livre sous le nez.Donne-moi un coup de main, soisgentille ! »

En fait de coup de main, il futservi.

Elle se leva, lui arracha le livre etle jeta à terre, et tandis que Schmeiklse retournait vers les autres avec lesourire, elle lui balança un coup depied dans la région du bas-ventre.

Comme on peut s'en douter,

Ludwig Schmeikl se plia en deux. Lepoing de Liesel s'écrasa sur sonoreille. Quand il fut à terre, elle luisauta dessus. Et là, folle de rage,elle le gifla, le griffa, bref, ledémolit. Il avait une peau douce ettiède, et les phalanges et les onglesde Liesel étaient terriblement durs,malgré leur petitesse. « Espèce deSaukerl!» La voix de Liesel, elleaussi, l'égratignait. «Espèced’Arschloch! Tu peux m'épelerArschloch, s'il te plaît ? »

Il fallait voir comme les nuagesaccouraient et se rassemblaientstupidement dans le ciel !

Des nuages obèses.Noirs et joufflus.Qui se bousculaient, s'excusaient,

se démenaient pour trouver de laplace.

Les enfants s'étaient rassemblésautour d'eux avec la rapiditéhabituelle des gosses attirés par labagarre. Une mêlée de bras et dejambes, de cris et d'encouragementss'épaissit autour des deuxadversaires. Ils regardaient LieselMeminger filer à Ludwig Schmeiklla raclée de sa vie. Une fille poussaun cri. «Jésus, Marie, Joseph, elleva le tuer ! » commenta-t-elle.

Liesel ne le tua pas.Mais il s'en fallut de peu.En fait, la seule chose qui l'arrêta

fut la tête pathétiquement secouée detics de Tommy Müller. Il arborait unsourire si idiot qu'elle le jeta à terre,lui sauta dessus et se mit à lefrapper, lui aussi.

«Qu'est-ce que tu fais ?» couina-t-il, et c'est seulement au bout de latroisième ou de la quatrième gifle,alors qu'un filet de sang écarlatecoulait du nez du garçon, que Liesels'arrêta.

À genoux, elle prit une profondeinspiration et écouta les

gémissements de sa victime. Puis,défiant du regard la masseindistincte de visages qui l'entourait,elle lança à la ronde : «Je ne suispas une imbécile ! »

Personne ne la contredit. C'est au moment où chacun rentra

en classe et où sœur Maria vit dansquel état se trouvait LudwigSchmeikl que les choses se gâtèrentà nouveau pour Liesel. Les premiersà être soupçonnés furent Rudy etquelques autres, qui étaient toujoursen train de se chercher des pouxdans la tête. « Montrez-moi vos

mains ! » ordonna la sœur. Mais tousles avaient nettes.

«Je ne peux pas le croire,marmonna la sœur, ce n'est paspossible. » Si, pourtant. LorsqueLiesel s'avança pour montrer sesmains, les traces de LudwigSchmeikl étaient là, en train deprendre une belle couleur rouille. «Le couloir », ordonna sœur Mariapour la seconde fois de la journée.Ou, plus précisément, pour laseconde fois en une heure.

Et cette fois, ce ne fut pas unep e t i t e Watschen, ni même unemoyenne, mais la mère de toutes les

Watschen du couloir, une successionde coups cinglants de bâton, quiempêcha pratiquement Liesel des'asseoir pendant une semaine. Etaucun rire ne monta de la salle declasse. Plutôt une attentionsilencieuse et apeurée.

Après la classe, Liesel rentra chez

elle avec Rudy et les autres enfantsSteiner. En approchant de la rueHimmel, elle fut soudain submergéepar tout ce qu'elle avait enduréjusque-là — l'échec de la récitationdu Manuel du fossoyeur, sa familledétruite, ses cauchemars, cette

journée d'humiliation —, elles'effondra dans le caniveau et fonditen larmes. Voilà à quoi tout celaavait abouti.

Rudy était à ses côtés.Il se mit à pleuvoir à verse.Kurt Steiner les appela, mais ni

l'un ni l'autre ne bougea. L'une étaitassise, en pleine détresse, sous leshallebardes, et l'autre attendait,debout près d'elle.

« Pourquoi a-t-il fallu qu'il meure? » demanda-t-elle. Mais Rudy restaimmobile et continua à se taire.

Lorsqu'elle se releva, il l'entourade son bras, genre bon copain, et ils

se remirent en marche. Il ne réclamapas un baiser. Rien dans ce style. Onne peut qu'aimer Rudy pour cela.

Je ne te demande qu'une chose, dene pas me donner de coups de pieddans les burettes.

Voilà ce qu'il était en train depenser, mais il ne le lui dit pas. Ilfallut attendre pratiquement quatreans avant qu'il ne lui livre cetteinformation.

Pour le moment, Rudy et Liesel sedirigeaient vers la rue Himmel sousla pluie.

Lui, c'était ce fou qui s'étaitbarbouillé de noir et avait vaincu le

monde entier.Elle, la voleuse de livres

dépourvue de mots.Mais croyez-moi, les mots allaient

venir et, lorsqu'ils arriveraient,Liesel les prendrait dans sa main,comme les nuages, et elle enexprimerait la substance, comme lapluie.

DEUXIÈME PARTIE

LE HAUSSEMENTD'ÉPAULES

Avec :

une fille habitée de ténèbres - lebonheur des cigarettes

les tournées de blanchissage -quelques lettres mortes -

l'anniversaire d' Hitler -de la sueur allemande cent pour

cent pure –

les portes du vol - et un livre defeu

UNE FILLE HABITÉEDE TÉNÈBRES

QUELQUES

STATISTIQUES

Premier livre volé: 13 janvier1939 Deuxième livre volé : 20

avril1940 Intervalle entre les vols:

463 jours Si l'on voulait se montrer

désinvolte, on dirait qu'il a suffi d'un

peu de feu, assorti de quelquesvociférations humaines. Que c'étaitassez pour que Liesel Memingerdérobe son deuxième livre, mêmes'il fumait encore entre ses mains.Même s'il lui incendia la cagethoracique.

Le problème, toutefois, est celui-ci :

Ce n'est pas le moment de semontrer désinvolte.

Ce n'est pas le moment, car aumoment où la voleuse de livress'empara de son deuxième ouvrage,non seulement les raisons qui lapoussaient irrésistiblement à le faire

étaient multiples, mais ce geste allaitjouer un rôle essentiel dans la suitedes événements. Il aurait pourconséquence de lui fournir un lieu oùelle pourrait continuer à voler deslivres. Il inspirerait à HansHubermann un plan pour venir enaide au boxeur juif. Et il medémontrerait, une fois de plus,qu'une occasion en entraîne uneautre, comme un risque en entraîneun autre et comme la mort entraîned’autres morts.

* * *En un sens, c'était le destin.Voyez-vous, on vous dira que

l'Allemagne nazie s'est construite surl'antisémitisme, sur un leaderquelque peu enclin à l'excès de zèleet sur une nation de fanatiqueshaineux, mais le résultat n'aurait pasété le même si les Allemandsn'avaient aimé se livrer à uneactivité particulière :

Brûler.Les Allemands adoraient brûler.

Des boutiques, des synagogues, desReichstag, des maisons, des objets,des gens assassinés et, bien sûr, deslivres. Ils appréciaient un bonbûcher de livres — ce qui donnaitl'occasion aux gens qui, eux,

aimaient les livres de se procurerdes publications qu'ils n’auraientjamais pu avoir autrement. Noussavons qu'une frêle fillette nomméeLiesel Meminger faisait partie decette catégorie. Elle avait attendu463 jours, mais cela en valait lapeine.

À la fin d'une journée où semêlèrent l'excitation, la séduction dumal, une cheville trempée de sang etune gifle donnée par l'être qui avaittoute sa confiance, Liesel Memingermit la main sur son second livre. LeHaussement d'épaules. Il était bleu,avec des lettres rouges gravées surla couverture, et un dessin

représentant un coucou, rougeégalement, sous le titre. Quand elle yrepensait, Liesel n'éprouvait aucunehonte de l’avoir volé. Au contraire,le petit quelque chose qu'elleressentait au creux de l'estomacressemblait plutôt à de l'orgueil.

Et c'était une colère noire et unesombre haine qui avaient alimentéson désir de dérober ce livre. Enfait, le 20 avril, jour del'anniversaire du Führer, lorsqu'ellel'avait arraché à un tas de cendresfumantes, Liesel était habitée deténèbres.

La question, bien sûr, est :

pourquoi ?Qu'est-ce qui avait provoqué sa

colère ?Que s'était-il passé au cours des

quatre ou cinq mois précédents poursusciter un tel sentiment ?

Pour faire court, la réponse partde la rue Himmel et y revient, enpassant par le Führer et par l'endroitintrouvable où était sa vraie mère.

Comme beaucoup de malheurs,cela commença par l'apparence dubonheur.

LE BONHEUR DESCIGARETTES

Vers la fin de l'année 1939, Liesel

s'était bien installée dans sa vie àMolching. Elle faisait encore descauchemars au sujet de son frère etsa mère lui manquait, mais elle avaitmaintenant des consolations.

Elle aimait son papa, HansHubermann, et aussi sa mèrenourricière, en dépit de sa brutalitéet de son langage de charretier. Elleaimait et détestait en même temps

son meilleur ami, Rudy Steiner, cequi était normal. Et elle se disait quemalgré son échec en classe, sesprogrès en lecture et en écriture luipermettraient d'atteindre bientôt unbon niveau. Tout cela lui procuraitune certaine satisfaction qui netarderait pas à s'approcher duconcept de bonheur.

LES CLÉS DU

BONHEUR1. Finir Le Manuel du fossoyeur.2. Échapper au courroux de sœur

Maria.3. Recevoir deux livres pour Noël.

17 décembre.Elle se souvenait parfaitement de

la date, car c'était une semaine avantNoël.

Comme d'habitude, elle futréveillée au milieu de la nuit par soncauchemar et Hans Hubermann vintposer sa main sur le tissu trempé desueur de son pyjama. « Le train?»chuchota-t-il.

«Le train. »Elle prit plusieurs grandes

inspirations, puis, quand elle futprête, ils se mirent à lire le onzièmechapitre du Manuel du fossoyeur.

Ils terminèrent peu après trois heuresdu matin. Il ne restait plus que ledernier chapitre. Ses yeux grisargent gonflés de fatigue et les jouesombrées par une barbe naissante,Papa referma le volume et s'apprêtaà profiter du peu de sommeil qui luirestait.

Rien à faire.La lumière n'était pas éteinte

depuis une minute que la voix deLiesel s'élevait dans le noir.

«Papa?»Il répondit par un vague bruit de

gorge.«Tu es éveillé, Papa?

- Ja.»Elle se redressa sur un coude : «

On peut finir le livre, s'il te plaît?»Il y eut un long soupir, le

frottement d'une main passée sur unejoue râpeuse, puis la lumière. Ilouvrit le livre et commença:«Chapitre douze: Respecter lecimetière. »

Ils lurent jusqu'à l'aube, en

entourant et en écrivant les motsqu'elle ne comprenait pas, chaquepage tournée les rapprochant de lalumière du jour. A plusieursreprises, Papa piqua du nez, cédant à

la fatigue qui entraînait sa tête enavant et lui picotait les yeux. Lieselle surprit à chaque fois, mais elleétait trop préoccupée d'elle-mêmepour le laisser dormir et n'avait pasassez d'orgueil pour être vexée. Elleavait de grosses difficultés àsurmonter.

Lorsque l'obscurité commença àse dissiper au-dehors, ils vinrent àbout du chapitre. Les dernièreslignes disaient à peu près ceci :

Les membres de l'Associationbavaroise des cimetières espèrentvous avoir intéressé avec cesinformations sur le métier de

fossoyeur considéré sous sesdifférents aspects. Nous voussouhaitons une brillante carrièredans la profession et espérons que lalecture de cet ouvrage aura pu vousy aider.

Le livre refermé, ils se lancèrent

un coup d'oeil oblique. Papa prit laparole.

« On y est arrivés, hein ? »À demi enroulée dans sa

couverture, Liesel examina le livrenoir aux lettres d'argent et approuvade la tête. Elle avait envie d'un petitdéjeuner. C'était un moment de

fatigue et de plénitude, avec lasatisfaction d'avoir triomphé nonseulement de la tâche à accomplir,mais aussi de l'obstacle de la nuit.

Papa s'étira, les poings fermés, lespaupières lourdes. Tous deux selevèrent et se dirigèrent vers lacuisine. Ce matin-là, le ciel étaitmême dégagé. Par la fenêtre, àtravers le brouillard et le gel, ilspouvaient voir des rais de lumièrerose sur les toits enneigés de la rueHimmel.

«Regarde les couleurs », dit Papa.Comment ne pas aimer un hommequi non seulement remarque les

couleurs, mais en parle ?Liesel tenait encore le livre à la

main. Elle le serra un peu plus fort,tandis que la neige prenait une teinteorange. Sur l'un des toits, ellepouvait voir un petit garçon assis,qui contemplait le ciel. « Ils’appelait Werner», dit-elle. Lesmots avaient jailli tout seuls de sabouche.

« Oui », dit Papa. Il n'y avait pas eu d'autres

épreuves de lecture à l'école, maisLiesel prenait peu à peu confianceen elle, et un matin, avant la classe,

elle ouvrit un recueil de textes quitraînait afin de vérifier son niveau.Elle fut capable de déchiffrer chaquemot, sans toutefois parvenir à lire àla même vitesse que ses camarades.C'est plus facile d'être près du butque de l'atteindre, se dit-elle. Il luifaudrait encore du temps avant deréussir.

Une après-midi, elle eut latentation de dérober un livre sur lesétagères de la classe, mais, à vraidire, la perspective d'être gratifiéepar sœur Maria d'une autreWatschen dans le couloir suffit à l'endécourager. Sans compter que leslivres de l'école ne la tentaient pas.

Elle attribuait plus ou moins sonmanque d'intérêt à l'échec cuisantqu'elle avait subi en novembre. Entout cas, c'était ainsi.

En classe, elle n'ouvrait pas labouche.

Elle n'osait même pas remuer uncil.

Au commencement de l'hiver, elleavait cessé d'être la victime desfrustrations de soeur Maria. C'étaitbeaucoup mieux de regarder lesautres sortir dans le couloir etrecevoir leur dû. Elle n'aimait pasparticulièrement entendre les bruitsqui lui parvenaient alors, mais c'était

sinon un réconfort, du moins unvéritable soulagement de savoir quecela arrivait à quelqu'un d'autre.

Quand l'école s'interrompit

brièvement pour Weihnachten,Liesel se fendit même d'un «JoyeuxNoël» à l'adresse de sœur Mariaavant de quitter l’école. Sachant queles Hubermann étaientchroniquement fauchés, car ilsavaient encore des dettes àrembourser et des sorties d'argentimportantes, elle ne s'attendait pas àrecevoir le moindre cadeau.Simplement, peut-être, y aurait-il un

menu spécial. Aussi fut-ellesurprise, lorsque le soir duréveillon, après avoir assisté à lamesse de minuit avec Maman, Papa,Hans junior et Trudy, elle trouva auretour un cadeau enveloppé dans dupapier journal posé au pied dusapin.

« C'est saint Nicolas qui l'aapporté », dit Papa, mais elle ne futpas dupe. Elle se jeta dans les brasde ses parents nourriciers, sansprendre le temps d'ôter la neige surses épaules.

Elle défit le papier et découvritdeux petits livres. Le premier, Faust

le chien, avait pour auteur un certainMattheus Ottleberg. Elle le lirait etle relirait au moins treize fois. Cesoir-là, elle lut les vingt premièrespages sur la table de la cuisine,tandis que Papa et Hans junior sedisputaient à propos d'une chosequ'elle ne comprenait pas. Une chosenommée «politique ».

Plus tard, dans son lit, Papa et elleavancèrent dans la lecture, enentourant comme d'habitude les motsqu'elle ne connaissait pas et en lesécrivant. Faust le chien comportaitaussi quelques illustrations, dejolies lettrines et des caricaturesreprésentant un berger allemand qui

bavait de manière obscène et avaitle don de la parole.

Le second ouvrage, intitulé LePhare, était écrit par une femme,Ingrid Rippinstein. Il était un peuplus long, aussi Liesel ne le lut-elleque neuf fois, en allant un peu plusvite vers la fin.

C'est quelques jours après Noëlqu'elle posa une question à proposde ces livres. La famille était entrain de manger dans la cuisine.Voyant Rosa enfourner descuillerées de soupe de pois cassés,-Liesel préféra se tourner vers Papa.«Je voudrais poser une question. »

Il y eut un silence.Puis : « Quoi donc ? »C'était la voix de Maman, la

bouche à moitié pleine.«J'aimerais savoir où vous avez

trouvé l'argent pour acheter meslivres. »

Papa dissimula un sourire derrièresa cuillère. «Tu y tiens vraiment ?

— Oui. »Il tira de sa poche le restant de sa

ration de tabac et entreprit de serouler une cigarette, ce qui eut ledon d'impatienter Liesel.

«Réponds, enfin ! »Il éclata de rire. «Mais c'est ce

que je suis en train de faire, Liesel.» Il termina l'opération, posa lacigarette sur la table et entama laconfection d'une autre. «C'est grâceà ça», dit-il.

À cet instant, Maman, quiterminait sa soupe, posa bruyammentsa cuillère, réprima un rotcartonneux, et répondit à la place deson mari. « Ce Saukerl, dit-elle, tusais ce qu'il a fait? Il a roulé latotalité de ses saletés de cigaretteset, le jour du marché, il les aéchangées avec un gitan.

— Un livre contre huit cigarettes.» Papa en glissa une entre ses lèvres

d'un air triomphant, l'alluma et avalala fumée. « Dieu soit remercié pourles cigarettes, hein, Maman ? »

Maman se borna à répondre parl'un de ses habituels regardsdégoûtés, qu'elle fit suivre du mot leplus courant de son vocabulaire. «Saukerl. »

Liesel échangea un coup d'oeilcomplice avec Papa et finit sasoupe. Comme toujours, elle avaitl'un de ses livres près d'elle. Laréponse à sa question avait été plusque satisfaisante. Peu de genspouvaient se vanter d'avoir leurinstruction payée avec des

cigarettes.Maman, pour sa part, déclara que

si Hans Hubermann n’était pas aussinul, il échangerait un peu de tabaccontre la robe dont elle avaittellement besoin, ou contre deschaussures en meilleur état. «Maisnon... » Elle versa les mots dansl'évier. «Quand il s'agit de moi, tupréfères fumer toute ta ration, non ?Et une partie de, celle des voisins enprime. »

Quelques jours plus tard,néanmoins, Hans Hubermann rentraun soir avec une boîte d’œufs, qu'ilposa sur la table. «Désolée, Maman.

Il n'y avait plus de chaussures. »Maman n'émit aucune plainte.Elle chantonna même pendant

qu'elle amenait les œufs au seuil dela calcination dans la poêle. Lescigarettes apportaient apparemmentbeaucoup de plaisir, et ce fut unepériode heureuse chez lesHubermann.

Elle prit fin quelques semainesplus tard.

LES TOURNÉES DEBLANCHISSAGE

Tout commença à se dégrader

avec le blanchissage, et cela ne fitque s'accentuer ensuite.

Quand Liesel accompagna RosaHubermann au cours d'une de seslivraisons dans Molching, l'un de sesclients, Ernst Vogel, les informaqu'il n'avait désormais plus lesmoyens de donner son linge àl'extérieur. «Comment dire, lestemps sont de plus en plus durs,

expliqua-t-il. Avec la guerre, on adu mal à joindre les deux bouts. » Ilregarda la fillette. «Je suis sûr quevous touchez une allocation pourvous occuper de la petite, n'est-cepas ?»

Maman resta sans voix, au granddésarroi de Liesel. Son grand sacétait à côté d'elle, vide.

Allez, viens, Liesel !Ce ne fut pas exprimé par les

mots, mais par le geste, avecrudesse.

Vogel les interpella depuis leseuil. Il mesurait à peu près un mètresoixante-quinze et ses cheveux gras

retombaient en mèches déprimantessur son front. «Je suis navré, FrauHubermann ! »

Liesel lui fit au revoir de la main.Il agita la main en retour.Maman la tança.« Ne fais pas au revoir à cet

Arschloch, dit-elle. Accélère. »Ce soir-là, quand Liesel prit son

bain, Maman la récura avec unevigueur toute particulière, enmarmonnant sans cesse à propos dec e Saukerl de Vogel. Toutes lesdeux minutes, elle l'imitait : «Vousdevez toucher une allocation pour lapetite... » Elle s'en prit au torse nu

de Liesel. «Tu ne vaux pas tant queça, Saumensch. Ce n'est pas toi quivas me rendre riche !»

Liesel ne répondit pas. Une semaine à peine après cet

incident, Rosa la traîna dans lacuisine. « Ecoute, Liesel, dit-elle enl'installant à la table. Comme tupasses la moitié de ton temps dehorsà jouer au football, je me dis que tupourrais te rendre utile, pourchanger. »

Liesel garda les yeux fixés sur sespropres mains. « Comment ça,Maman?

— À partir de maintenant, tu vasaller prendre et livrer le linge à maplace. Si c'est toi qui sonnes à leurporte, ces richards oseront moins sepasser de nos services. S'ils tedemandent où je suis, dis que je suismalade. Et prends un air triste pourla circonstance. Tu es assez maigreet assez pâle pour les apitoyer.— Je n'ai pas apitoyé Herr Vogel.— D'accord, mais... » La gêne de.

Rosa Hubermann était évidente. «Ce sera peut-être différent avec lesautres. Ne réplique pas.— Bien, Maman. »Un bref instant, elle crut que sa

mère d'accueil allait la réconforterou lui tapoter gentiment l'épaule.

Tu es gentille, Liesel. Tap, tap.Mais il n'en fut rien.Rosa Hubermann se leva, choisit

une cuillère en bois et la branditsous le nez de Liesel. C' était unenécessité, chez elle. « Et tu vas mefaire le plaisir d'aller chez les genset de rapporter le sac à la maisondirectement, avec l'argent, même sic'est trois sous. Pas question depasser voir Papa, si pour une fois ilest en train de travailler. Pasquestion non plus de traînailler avecce petit Saukerl de Rudy Steiner. Tu

rentres direct, compris ?— Oui, Maman.— Ensuite, tu tiens ce sac comme

il faut. Interdit de le balancer, de lelaisser tomber, de le plier et de lejeter sur ton épaule.— Oui, Maman.— Oui, Maman.» Rosa

Hubermann savait très bien imiter, etelle ne s'en privait pas. «Tu asintérêt à obéir, Saumensch. Sinon, jele saurai.— Oui, Maman. »Prononcer ces deux mots et faire

ce qu'on lui demandait étaitgénéralement la solution pour ne pas

avoir d'histoires. À dater de ce jour,Liesel arpenta donc avec son lingeles rues de Molching, entre lequartier pauvre et le quartier riche.C'était une tâche solitaire, ce qui luiconvenait. La première fois, sitôtparvenue dans la rue de Munich, elleregarda à droite et à gauche, balançale sac en lui faisant faire un tourcomplet, puis vérifia le contenu.Dieu merci, il n'y avait aucun pli.Rien de froissé. Elle sourit et sepromit de ne plus jamaisrecommencer.

Tout compte fait, elle y prit duplaisir. Elle n'y gagnait rien, maiselle était hors de la maison et c'était

déjà un bonheur de marcher dans lesrues sans Maman.

Plus d'index tendu, ni de jurons.Plus de réprimandes en public parcequ'elle tenait mal le sac. La sérénité.Et puis, elle se mit à apprécier lesgens :– Les Pfaffelhürver, qui

inspectaient les vêtements enrépétant : «Ja, ja, sehr gut, sehrgut.» Elle s' amusa à penser qu'ilsfaisaient tout en double.– L’aimable Helena Schmidt, qui

tendait l'argent avec une main torduepar l'arthrite.– Les Weingartner et leur chat aux

moustaches en guidon de vélo quiles accompagnait toujours lorsqu'ilsouvraient la porte. Ils l'avaientappelé Petit Goebbels, comme lebras droit d'Hitler.– Et Frau Hermann, l'épouse du

maire, qui se tenait, frissonnante etles cheveux flous, dansl'encadrement de sa portemonumentale, pleine de courants d'air. Toujours seule et silencieuse.Pas un mot, jamais.

Parfois, Rudy accompagnait

Liesel.«T'as combien d'argent, là-dedans

? » demanda-t-il une après-midi. Lanuit tombait et ils arrivaient dans larue Himmel, au niveau de laboutique de Frau Diller. «T'asentendu ce qu'on dit ? Il paraîtqu'elle à des bonbons cachésquelque part et si l'on y met le prix...

— N'y pense pas. » Liesel serraitl'argent dans sa main, commed'habitude. «Ce n'est pas toi qui doisaffronter Maman. »

Rudy haussa les épaules. «Aumoins, j'aurai essayé. »

Vers la mi-janvier, en classe, les

élèves apprirent à rédiger des

lettres. Chacun devait en écriredeux, une à un camarade et une àquelqu'un d'une autre classe.

La lettre adressée à Liesel parRudy disait ceci : Chère Saumensch,

Es-tu toujours aussi nulle au footque la dernière fois où l'on a joué ?J'espère que oui, parce que çavoudrait dire que je peux encore telaisser sur place comme JesseOwens aux jeux Olympiques...

Lorsque sœur Maria la découvrit,

elle posa une question à Rudy, trèsaimablement.

LA PROPOSITION DESŒUR MARIA

Ça te tente de visiter le couloir,monsieur Steiner?

Inutile de dire que Rudy répondit

par la négative. Le papier fut déchiréet il recommença. Le second essaiétait destiné à quelqu'un quis'appelait Liesel et il demandaitquels étaient ses loisirs.

À la maison, quand elle fit sesdevoirs, Liesel se dit qu'il étaitvraiment ridicule d'écrire à Rudy ouà tout autre Saukerl de son espèce.Cela n'avait aucun sens. Elle héla

Papa, qui repeignait à nouveau lemur du sous-sol.

Il se tourna vers elle, et desémanations de peinture suivirent lemême chemin. « Was wuistz ?» Laformule était peu élégante, mais cefut dit avec une grande affabilité. «Ouais, quoi?— Pourrais-je écrire une lettre à

Maman ? »Un silence.«À quoi bon lui écrire puisque tu

as déjà affaire à elle tous les jours ?» Papa schmunzelnait – il souriaitdans sa barbe. « Ça ne te suffit pas?»

Elle déglutit. «Pas à cette maman-là.— Oh ! » Papa se retourna vers le

mur et se remit à peindre. «Eh bien,pourquoi pas ? Tu pourrais l'envoyerà la dame de l'association desparents d'accueil qui t'a conduite iciet qui est venue te voir une ou deuxfois. Comment s'appelle-t-elle, déjà?— Frau Heinrich.— C'est ça, Frau Heinrich.

Envoie-lui ta lettre. Elle pourrapeut-être la transmettre à ta mère. »Il était si peu convaincant qu'il auraitaussi bien fait de se taire. De soncôté, lors de ses brèves visites, Frau

Heinrich n'avait pas non plus dit unmot sur la mère de Liesel.

Au lieu de demander à HansHubermann ce qui n'allait pas,Liesel entama immédiatement larédaction de sa lettre, ignorantdélibérément le pressentimentqu'elle éprouvait. Il lui fallut troisheures et six brouillons pour envenir à bout. Dans ce courrier, elleparlait à sa mère de Molching, dePapa et de son accordéon, de RudySteiner et de ses façons curieuses,mais directes, et des exploits deRosa Hubermann. Elle racontaitaussi qu'elle était très fière de savoirun peu lire et écrire. Le lendemain,

elle prit un timbre dans le buffet etposta le courrier chez Frau Diller.Puis elle attendit.

Ce soir-là, elle surprit uneconversation entre Hans et Rosa.

« Qu'est-ce qui lui prend devouloir écrire à sa mère ? » disait

Maman. Sa voix était étonnammentcalme et discrète. Comme vouspouvez l'imaginer, Liesel en éprouvaune grande inquiétude. Elle auraitpréféré les entendre se disputer. Leschuchotements des adultes ne luiinspiraient guère confiance.

« Elle m’a posé la question,répondit Papa. Je ne pouvais pas lui

dire non, n'est-ce pas ?— Jésus, Marie, Joseph. » De

nouveau, les chuchotements. « Elleferait mieux de l'oublier. Qui sait oùelle

se trouve? Qui sait ce qu'ils lui ontfait ? » Liesel se pelotonna dans sonlit.

Elle pensa à sa mère et répéta lesquestions posées par RosaHubermann.

Où était-elle ?Que lui avaient-ils fait ?Et une fois pour toutes, qui étaient

ces « ils » ?

LETTRES MORTES

Petit saut en avant dans le temps.

Nous sommes en septembre 1943,dans le sous-sol.

Une adolescente de quatorze ansest en train d'écrire sur les pagesd'un petit livre à la couverturesombre. Elle est maigre, maissolide, et elle a vu beaucoup dechoses. Papa est assis, l'accordéon àses pieds.

Il dit: «Tu sais, Liesel, j'ai faillirépondre à ta lettre en signant dunom de ta mère. » Il se gratte la

jambe à l'endroit où elle étaitplâtrée. «Mais je n'ai pas pu. »

À plusieurs reprises, pendant le

reste du mois de janvier 1940 etjusqu'à la fin février, le pèrenourricier de Liesel eut le cœurserré en la voyant aller à la boîteaux lettres dans l'espoir d'y trouverune réponse à son courrier. «Je suisdésolé, disait-il. Ce n'est pas pouraujourd'hui, hein?»Rétrospectivement, elle se rendaitcompte que tout cela n'avait servi àrien. Si sa mère avait été en état delui faire signe, elle aurait déjà pris

contact avec l'organisation desfamilles d'accueil, ou avec lesHubermann, ou directement avecelle. Or cela n'avait pas été le cas.

Pour tout aggraver, à la mi-février, d'autres clients durepassage, les Pfaffelhürver, deHeide Strasse, lui remirent unelettre. Debout dans l'encadrement dela porte, ils la regardaient d'un airmélancolique. «Pour ta maman, ditl'homme en lui tendant l'enveloppe.Dis-lui qu'on est navrés. Dis-luiqu'on est navrés. »

La soirée fut sombre chez lesHubermann.

Même dans le sous-sol, où Lieselse retira pour écrire sa cinquièmelettre à sa mère (seule la premièreavait été envoyée), elle entendaitRosa jurer et vitupérer lesPfaffelhürver, ces Arschlôcher, et ceminable Ernst Vogel.

«Feuer soll'n's brunzen für einenMonat!» Traduction : «Qu'ilspissent du feu pendant un mois ! »Liesel écrivait.

Quand vint son anniversaire, ellen'eut pas de cadeau. Et ce, parcequ'il n'y avait pas d'argent à lamaison, et qu'à l'époque Papa était àcourt de tabac.

«Je te l'avais dit. » Rosa pointal'index sur Hans. «Je t'avais bien ditde ne pas lui donner les deux livresd'un coup pour Noël. M'as-tuseulement écoutée ? Bien sûr quenon !

— Je sais ! » Il se retourna vers lafillette. «Je suis désolé, Liesel,reprit-il d'un ton calme. Nousn'avons tout simplement pas lesmoyens. »

Liesel s'en moquait. Elle ne gémitpas, ne se plaignit pas, ne tapa pointdu pied. Elle ravala sa déception etdécida de prendre un risque calculéen s'offrant à elle-même un cadeau.

Elle allait réunir les lettres à samère qu'elle n'avait pas envoyées,les mettre dans une enveloppe etutiliser une infime partie de l'argentdu linge pour la poster. Après, biensûr, elle recevrait une Watschen,vraisemblablement dans la cuisine,et elle ne pousserait pas un cri.

Trois jours plus tard, elle mit sonplan à exécution.

«Il en manque. » C’était laquatrième fois que Maman comptaitl'argent. Liesel était près dufourneau. Il faisait bon, à cet endroit,et cela réchauffait le flux rapide deson sang.

Elle mentit. «On a dû me donnermoins que d'habitude.

— Tu as recompté?»Elle craqua. « Je l'ai dépensé,

Maman. »Rosa se rapprocha. Mauvais

signe. Elle était dangereusement prèsdes cuillères en bois. «Tu as quoi ?»

Avant que Liesel Meminger ait purépondre, une cuillère en boiss'abattit sur elle. Tel le pied deDieu, elle laissa des marquessemblables à des traces de pas,rouges et brûlantes. Quand ce futterminé, la fillette étendue sur le solleva les yeux.

Une vibration, une lumière jaune.Elle cligna des paupières. «J'aiposté mes lettres», expliqua-t-elle.

Elle sentait la poussière sur le solet avait l'impression que sesvêtements étaient en partie détachésde son corps. A cet instant, ellecomprit que tout cela ne servait àrien, car sa mère ne lui répondraitpas et elle ne la reverrait jamais. Cefut pour elle une seconde Watschen.Cuisante. Elle dura plusieursminutes.

Au-dessus d'elle, Rosa était uneimage floue, qui se précisa quandson visage cartonneux se rapprocha

de Liesel. Abattue, elle restait làdans toute sa rondeur, la cuillère enbois tenue à bout de bras comme ungourdin. Elle tendit la main vers lafillette et fondit un peu. «Je suisdésolée, Liesel. »

Liesel la connaissait assez poursavoir que ce n'était pas à cause dela correction.

Les marques rouges s'étendirentsur sa peau tandis qu'elle gisait dansla pénombre, la poussière et lasaleté. Sa respiration s’apaisa et unelarme jaune solitaire coula sur sonvisage. Elle prenait conscience desparties de son corps sur le sol.

Avant-bras. Genou. Coude. Joue.Mollet.

Le sol était froid, surtout contre sajoue, mais elle était incapable debouger.

Elle ne reverrait jamais sa mère.Elle resta près d'une heure

allongée sous la table de la cuisine,jusqu'au retour de Hans. Quand il semit à jouer de l'accordéon, elle sereleva et commença à récupérer.

Quand elle relata par écrit cettesoirée, elle n'éprouva aucuneanimosité envers Rosa Hubermann,ni envers sa mère. À ses yeux, ellesétaient simplement victimes des

circonstances. Ce qui lui revenaitsans cesse à l'esprit, c'était la larmejaune. S'il avait fait sombre, la larmeaurait été noire.

Or il faisait sombre, se disait-elle.Elle eut beau essayer cent fois

d'imaginer la scène avec cettelumière jaune, qui, elle en étaitcertaine, était présente, elle avaittoujours autant de mal à se lareprésenter. Elle avait été battuedans l'obscurité et elle était restéelà, sur le sol froid et sombre d'unecuisine. Même la musique de Papaavait la couleur des ténèbres.

Même la musique de Papa.

Le plus bizarre, c'était que cetteidée, au lieu de l'angoisser, laréconfortait plutôt.

L'obscurité, la lumière.Quelle différence ?Dans l'une et dans l'autre, les

cauchemars s'étaient renforcés au furet à mesure que la voleuse de livrescomprenait comment les choses sepassaient et comment elles sepasseraient toujours. Au moins, ellepouvait se préparer. C'est peut-êtrepour cette raison que le jour del'anniversaire du Führer, lorsque laréponse à la question de lasouffrance de sa mère lui apparut

dans sa totalité, elle fut capable deréagir, malgré sa rage et saperplexité.

Liesel Meminger était prête.Joyeux anniversaire, Herr Hitler.

L'ANNIVERSAIRED'HITLER, AVRIL 1940

En mars et durant une grande

partie du mois d’avril, Lieselcontinua contre tout espoir à allerchaque après-midi voir si ducourrier l’attendait dans la boîte auxlettres. Et ce, malgré la visite deFrau Heinrich, venue à la demandede Hans, qui avait expliqué auxHubermann que l'association desfamilles d'accueil avait perdu toutcontact avec Paula Meminger. Liesel

ne se découragea pas, mais aucunelettre ne lui parvint bien entendu..

Molching, comme le reste del'Allemagne, se préparait à fêterl'anniversaire d'Hitler. Cette année-là, compte tenu de l'évolution de laguerre et des succès du Führer, lesnazis de la ville voulaient célébrerl'événement avec un fasteparticulier. Par un défilé, des chants,de la musique. Et un feu.

Pendant que Liesel faisait sestournées de blanchissage dans lesrues de Molching, les membres duparti nazi rassemblaient de quoialimenter le brasier. À plusieurs

reprises, elle vit des hommes et desfemmes frapper aux portes etdemander aux habitants s'ils avaientquelque chose dont ils pensaientdevoir se débarrasser. Dans lejournal de Papa, le MolchingExpress, on annonçait un feu de joiesur la place de l'hôtel de ville,auquel assisterait toutes les celluleslocales des Jeunesses hitlériennes.

Il serait destiné à fêter nonseulement l'anniversaire du Führer,mais aussi la victoire sur sesennemis et sur les restrictionsimposées à l'Allemagne depuis la finde la Première Guerre mondiale.«Tous les matériaux concernant cette

période – journaux, affiches, livres,drapeaux – ainsi que tout ce qui atrait à la propagande ennemiedevront être apportés au bureau duparti nazi, rue de Munich. »

Même la Schiller Strasse, la ruedes étoiles jaunes, toujours enattente de sa remise en état, futfouillée une dernière fois, dans lebut de découvrir quelque chose,n'importe quoi, qui pût brûler enl'honneur du Führer. Personnen'aurait été surpris de voir certainsmembres du parti publier la listed'un bon millier d'ouvrages oud'affiches subversifs simplementpour pouvoir les jeter dans les

flammes.Tout était en place pour faire du

20 avril un événement superbe. Ceserait un jour de feu de joie etd'acclamations.

Un jour de vol de livre, aussi. Ce matin-là, chez les Hubermann,

tout se déroula comme àl'accoutumée.

«Voilà que ce Saukerl est encoreen train de regarder par la fenêtre,maugréa Rosa Hubermann. Chaquejour que Dieu fait ! poursuivit-elle.Qu'est-ce que tu regardes, cette fois?

— Oooh ! » Papa poussa un criravi. Le drapeau masquait son dosen haut de la fenêtre, «Vous devriezvenir voir la femme qui est en trainde passer. » Il jeta un coup d'oeil àLiesel par-dessus son épaule etsourit. «Je ferais bien un bout dechemin avec 'elle. À côté d'elle, tun'as pas ta chance, Maman.

— Schwein!» Rosa brandit lacuillère en bois dans sa direction.

Hans continua à contempler par lafenêtre une femme entièrementimaginaire et une haie, bien réelle,de drapeaux allemands.

Dans les rues de Molching,chaque fenêtre était décorée enl'honneur du Führer. En certainsendroits, comme chez Frau Diller,les vitres avaient été vigoureusementnettoyées et la croix gamméesemblait un bijou posé sur unecouverture rouge et blanc. Ailleurs,le drapeau avait été poussé sur lerebord comme du linge mis à sécher.Mais il était là.

Un peu plus tôt, chez les

Hubermann, un petit drame avait eulieu. Ils ne retrouvaient plus leurdrapeau.

«Ils vont venir nous chercher, ditMaman à son mari. Ils vont venirnous chercher et nous emmener. »Ils. «Il faut qu'on le retrouve. » Ils'en fallut de peu que Papa ne serende au sous-sol pour peindre undrapeau sur l'une de ses bâches deprotection. Heureusement, on finitpar dénicher l'objet dans le placard,roulé en boule derrière l'accordéon.

« Cet accordéon de malheurm'empêchait de le voir. » Mamanpivota sur ses talons. «Liesel ! »

La fillette eut l'honneur de fixer ledrapeau au châssis de la fenêtre.

Hans junior et Trudy vinrentprendre le thé, comme ils le faisaientpour Noël et pour Pâques.Maintenant, je crois, le moment estvenu de les présenter de manière unpeu plus détaillée.

Hans junior avait la stature et lesyeux de son père, sauf que l'argentde son regard n'était pas chaleureux.Ses yeux avaient été führerés. Ilétait aussi moins mince que Hans. Ilavait des poils blonds et une peaucomme de la peinture crème.

Trudy – ou Trudel – était à peineplus grande que Rosa. Elle avaithérité du malheureux dandinement

maternel, mais le reste de sapersonne était plus suave. Commeelle était employée chez desMunichois aisés, elle en avaitcertainement assez des enfants, maiselle était au moins capabled'adresser quelques sourires àLiesel. Elle avait une bouche tendreet une voix douce.

Ils arrivèrent ensemble par le trainde Munich et il ne fallut paslongtemps avant que les vieillestensions ne réapparaissent.

BRÈVE COMPARAISON

ENTRE

HANS HUBERMANN ET SONFILS

Le jeune homme était un nazi;

pas son père.Pour Hans junior, son pèreappartenait à la vieille

Allemagne décrépite, un pays quilaissait les autres

tirer les marrons du feu pendantque son propre peuple souffrait.

Adolescent, il s'était aperçuqu'on appelait

son père «Der Juden Maler» – lepeintre juif -

parce qu'il peignait les maisons des

Juifs.Puis il y eut un incident dont je

vous parlerai pluslonguement en temps voulu,

le jour où Hans gâcha tout, aumoment d'adhérer

au parti. Il était évident qu'on nedevait pas

repeindre la devanture d'unmagasin juif barbouillée

de slogans injurieux. C'était uncomportement

mauvais pour l'Allemagne, etpour celui

qui transgressait la règle.

«Alors, est-ce qu'ils t'ont admis,finalement?» Hans junior reprenaitla conversation là où ils l'avaientlaissée au moment de Noël.

«Admis où?— Devine. Au parti.— Non. Ils m'ont sans doute

oublié.— Est-ce que tu as réessayé, au

moins ? Évidemment, si tu restes lecul sur ta chaise en attendant que lemonde nouveau vienne te chercher,il ne se passera rien. Tu dois allerde l'avant, malgré tes erreurspassées. »

Papa leva les yeux. «Mes erreurs

? J'ai commis des erreurs dans mavie, mais ne pas être membre duparti nazi n'en fait pas partie. Ils ontencore ma demande d'adhésion, tu lesais, d'ailleurs, mais je ne suis pasallé réclamer. Je me suis contentéde... »

À ce moment, un grand frissonpassa.

Il entra par la fenêtre avec le

courant d'air. C'était peut-être lesouffle du IIIe Reich qui serenforçait encore. Ou simplement ànouveau l'Europe qui respirait.Toujours est-il qu'il s'insinua entre

eux tandis que leurs regardsmétalliques s'entrechoquaientcomme des boîtes de conserve dansla cuisine.

«Tu ne t'es jamais préoccupé dusort de ce pays, dit Hans junior. Entout cas, pas assez. »

Le regard métallique de Papacommença à se corroder. Celan'arrêta pas Hans junior, qui setourna vers Liesel. Ses trois livresposés debout sur la table, commes'ils faisaient la conversation, ellelisait l'un d'eux en formantsilencieusement les mots avec seslèvres. «Et la gamine, quelle

cochonnerie est-elle en train de lire? Elle devrait être plongée dansMein Kampf »

Liesel leva la tête.«Ne t'inquiète pas, Liesel », dit

Papa. «Continue. Il raconten'importe quoi. »

Mais Hans junior n'en avait pasterminé. Il fit un pas en direction deson père et lança : «Le Führer, onest pour ou on est contre. Et je voisque tu es contre. Tu l'as toujours été.» Liesel dévisageait Hans junior, lesyeux fixés sur ses lèvres minces etsur la ligne irrégulière de ses dentsdu bas. «Quand je pense que certains

se croisent les bras tandis que lanation se débarrasse de sesimmondices et atteint à la grandeur,c'est pathétique. »

Trudy et Maman, effrayées,écoutaient en silence. Liesel aussi.La cuisine sentait l'affrontement, lasoupe de pois et le brûlé.

Tout le monde attendait la suite.Elle vint du fils. Juste trois mots. « Espèce de lâche. » Il les jeta au

visage de Hans Hubermann et sortit.Papa le suivit. «Lâche? C'est moi

qui suis lâche?» lança-t-il sur le pasde la porte. Il se précipita vers le

portail et se mit à courir derrièreHans junior, bouleversé. Mamancourut à la fenêtre, repoussa d'uncoup sec le drapeau et l'ouvrit.Trudy et Liesel la rejoignirent ettoutes trois regardèrent le pèrerattraper son fils et le prendre par lebras en le suppliant de s'arrêter.Elles n'entendaient rien de ce qui sedisait, mais la façon dont Hansjunior se dégagea était suffisammentéloquente, tout comme l'expressionde son père lorsqu'il le vits’éloigner.

« Hansi ! » cria enfin Maman. Savoix stridente fit reculer Trudy etLiesel. « Hansi, reviens ! » Hans

junior avait disparu. Oui, il était parti et j'aimerais

pouvoir vous dire que tout tournabien pour Hans Hubermann junior,mais ce ne fut pas le cas.

Ce jour-là, lorsqu'il quitta la rueHimmel au nom du Führer, il allaitêtre précipité dans une autrehistoire, dont chaque étapeconduirait, tragiquement, à laRussie.

À Stalingrad.

QUELQUESINFORMATIONS

SUR STALINGRAD1. En 1942 et au début de l'année

1943, le ciel de cetteville était chaque matin de la

couleur d'un drapfraîchement blanchi.

2. Toute la journée, tandis que jele traversais avec ma

charge d'âmes, le drap étaitéclaboussé de sang,

jusqu'à ce qu'il sature ets'alourdisse.

3. Le soir, il était essoré et denouveau blanchi,

prêt pour une aube nouvelle.4. Et cela, c'était lorsque le

combat ne faisait rageque durant la journée.

Une fois son fils parti, Hans

Hubermann resta quelques instantsimmobile. D'un seul coup, la rueparaissait immense.

Lorsqu'il rentra, Maman leregarda fixement, mais ilsn'échangèrent pas un mot. Elle ne luifit aucun reproche, ce qui, vous enconviendrez, était franchementinhabituel. Sans doute estima-t-ellequ'il souffrait déjà suffisammentd'avoir été traité de lâche par sonunique fils.

Après le repas, il resta attabléquelque temps à réfléchir en silence.Était-il vraiment un lâche, commeson fils le lui avait brutalement faitremarquer? Pendant la PremièreGuerre mondiale, peut-être. C'estd'ailleurs ce qui, à ses yeux, lui avaitpermis de survivre. Mais est-ce êtrelâche que de reconnaître qu'on apeur? Est-ce être lâche qued'apprécier d'être encore vivant?

Ses pensées venaients'enchevêtrer sur la table, qu'ilregardait sans la voir.

« Papa ? interrogea Liesel, mais ilne bougea pas. De quoi parliez-vous

? Qu'est-ce qu'il a voulu direquand...— Rien. » Il s'adressait à la table

d'une voix calme. «Ce n'est rien. N'ypense plus, Liesel. » Une bonneminute s'écoula avant la suite. «Nedevrais-tu pas te préparer ? » Cettefois, il s'était tourné vers elle. «Tune dois pas assister à un feu de joie?— Si, Papa. »La voleuse de livres alla enfiler

son uniforme des Jeunesseshitlériennes et, une demi-heure plustard, elle quitta la maison avec Hanspour le siège de la BDM. De là, les

enfants seraient conduits enplusieurs groupes sur la place.

Il y aurait des discours.On allumerait un feu.Un livre serait volé.

DE LA SUEURALLEMANDE

CENT POUR CENTPURE

Les gens étaient massés sur les

trottoirs pour regarder défiler lajeunesse allemande vers la place del'hôtel de ville, et à plusieursreprises Liesel oublia sa mère et sesproblèmes du moment. Son torse segonfla en réponse auxapplaudissements. Certains enfantsfaisaient un signe de la main à leurs

parents, mais à la dérobée, car ilsavaient instruction de marcher droitet de ne pas regarder ou agiter lamain en direction de la foule.

Lorsque le groupe de Rudy arrivasur la place et reçut l'ordre des'arrêter, quelqu'un rata le coche.Tommy Müller. Le reste de la troupes'immobilisa et Tommy entra encollision avec le garçon qui leprécédait.

«Dummkopf! » cracha celui-ci,avant de se retourner.

«Excuse-moi », dit Tommy, lesbras tendus dans un geste d'excuse.Les différentes parties de son visage

semblaient se télescoper. «Je n'aipas entendu. »

C'était un incident mineur, mais ilannonçait des ennuis. Pour Tommy.Pour Rudy.

À la fin du défilé, les Jeunesses

hitlériennes eurent l'autorisation dese disperser. Il aurait étépratiquement impossible de garderles jeunes groupés tandis que le feude joie illuminait leur regard et lesexcitait. Après un «Heil Hitler»lancé d'une seule voix, ils furentlibres d'évoluer à leur guise. Lieselchercha Rudy, mais elle fut prise

dans le tourbillon des uniformes etdes cris des autres enfants quis'interpellaient.

Vers seize heures trente, le temps

s'était considérablement rafraîchi.Les gens réclamèrent sur le ton de

la plaisanterie qu'on allume le feu,histoire de se réchauffer. «Toutesces saletés ne sont bonnes à riend'autre, d'ailleurs !

Les saletés en question furentapportées sur des charrettes etdéchargées au milieu de la place,puis arrosées d'un liquide à l'odeurdouceâtre. Parfois, des livres et des

papiers glissaient ou se détachaientde la pile, mais ils y étaient remis àchaque fois. De loin, le tasressemblait à un volcan, ou à ungrotesque objet étranger qui auraitatterri par miracle en pleine ville etqu'il fallait anéantir au plus vite.

L'odeur flottait en direction de lafoule, tenue à bonne distance. Il yavait plus d'un millier de personnes,sur la place, sur les marches del'hôtel de ville et sur les toitsalentour.

Lorsque Liesel tenta de serapprocher, elle entendit une sortede crépitement et pensa que le feu

avait déjà pris. Erreur. C'était lebruit que faisait la marée humaine ens'avançant.

Ils ont commencé sans moi !Quelque chose lui disait que ce

bûcher était un crime — après tout,ses trois livres étaient ce qu'ellepossédait de plus précieux —, maiselle avait une envie irrésistible devoir la pile s'enflammer. Leshumains aiment bien le spectacled'une petite destruction, me semble-t-il. Ils commencent par les châteauxde sable et les châteaux de cartes etils vont de plus en plus loin. Ils sontparticulièrement doués pour ça.

Elle fut soulagée lorsqu'elledécouvrit un espace entre les corpsagglutinés et put apercevoir lecoupable entassement encore intact.On le tâtait du pied, onl'éclaboussait, on lui crachait mêmedessus. Esseûlé et hébété, condamnéà subir son destin, il ressemblait àun enfant rejeté par les autres. Aiméde personne. Tête basse. Mains dansles poches. À jamais. Amen.

La pile continuait à s'ébouler

pendant que Liesel cherchait Rudydu regard. Où était donc ce Saukerl?

Lorsqu'elle leva les yeux, le ciel

se ramassait sur lui-même.Un horizon de drapeaux et

d'uniformes nazis lui bouchait la vueà chaque fois qu'elle essayait de voirpar-dessus la tête d'un enfant pluspetit. Inutile. Rien à faire avec lafoule. Impossible de la fendre, de s'yfaufiler, ou de la raisonner. On nepouvait que respirer et chanter avecelle, et attendre son feu.

Un homme juché sur une tribune

demanda le silence. Son uniformebrun était nickel, fraîchementrepassé. Le silence s'installa.

Ses premiers mots : «Heil

Hitler.»Son premier geste : saluer le

Führer. «Aujourd'hui est un grand jour,

commença-t-il. Non seulement c'estl'anniversaire de notre grand chef,mais une fois encore nous formonsbarrage à nos ennemis. Nous lesempêchons d'atteindre notre esprit...»

Liesel cherchait toujours à sefrayer un chemin dans la foule.

« Nous triomphons de la maladiequi s'était répandue dans toutel'Allemagne depuis vingt ans, voire

plus !» Il se livrait maintenant à cequ'on appelle une Schreierei,l'impeccable démonstration d'undiscours vociféré, par lequel ilappelait l’assistance à faire preuvede vigilance, et à débusquer etdétruire les machinations quiprojetaient d'infecter la patrie avecleurs méthodes déplorables. « Cesgens immoraux ! LesKommunisten!» Encore ce mot. Cevieux mot. Des pièces sombres. Deshommes en costume. «Die Juden —les Juifs !»

À la moitié du discours, Liesel

perdit le fil. Dès l'instant où le mot «communiste » la frappa, le flot durécital nazi buta sur elle et se perditdans les pieds allemands quil'entouraient. Des cascades de mots.Une fillette pataugeant dans l'eau.Cela lui revenait. Kommunisten.

Jusque-là, à la BDM, on leur avaitexpliqué que l'Allemagne était larace supérieure, mais sans parler dequi que ce soit d’autre. Bien sûr,pour les Juifs, tout le monde savait,puisqu'ils étaient le principaloffenseur par rapport à l'idéalgermanique. Mais jamais, jusqu'à cejour, il n'avait été fait mention descommunistes, en dehors du fait que

ceux qui avaient ce genre d'opinionspolitiques seraient également punis.

Elle devait sortir de là.Devant elle, une tête avec des

cheveux blonds nattés et séparés parune raie au milieu se tenaitabsolument immobile. Les yeux fixéssur elle, Liesel revisitait ces piècesobscures de son passé. Elle voyaitsa mère répondre à des questions quise résumaient à un mot.

Elle comprenait, maintenant. Samère affamée, son père disparu.Kommunisten. Son frère mort.

«Et maintenant, nous allons dire

adieu à cette ordure, à ce poison. »Juste avant que Liesel Meminger

ne se retourne pour sortir de cettefoule, prise de nausées, l'homme à lachemise brune quitta la tribune. Uncomparse lui tendit une torche et ilmit le feu à la pile qui le toisait duhaut de sa culpabilité. «Heil Hitler!»

La foule : «Heil Hitler! »D'autres hommes descendirent

d'une estrade et entourèrent le tasqu'ils enflammèrent à la grandesatisfaction de chacun. Des crisd'approbation escaladèrent lesépaules et, après un temps, l'odeur

de la sueur allemande pure s'éleva.Elle envahit chaque coin de la placeet bientôt tout le monde nageadedans. Dans les mots, dans lasueur. Et les sourires. N'oublionspas les sourires.

De nombreux commentairesenjoués et une nouvelle rafale de«Heil Hitler!» suivirent. Je medemande s'il n'y eut pas ici ou là unoeil crevé ou une main abîmée, caril suffisait pour cela de se tourner aumauvais moment ou de se trouvertrop près d'un autre spectateur. Rienne dit que ce n'est pas arrivé,d'ailleurs. Pour ma part, je peuxsimplement vous assurer que

personne n'en mourut, du moinsphysiquement parlant.

Évidemment, c'est sans compterles quarante millions de personnesqui seront passées entre mes mainsau moment où tout cela se terminera,mais ceci est une autre histoire quiappartient à la grande Histoire.Revenons à notre feu de joie.

Les flammes orange saluèrent la

foule tandis qu'elles dévoraient lepapier et les caractèresd'imprimerie. Les mots en feu étaientarrachés à leurs phrases.

De l'autre côté, au-delà du halo de

chaleur, on pouvait voir leschemises brunes et les croixgammées se donner la main. On nevoyait pas les gens. Juste desuniformes et des insignes.

Au-dessus, des oiseaux tournaient.Ils volaient en cercle, attirés par

la lueur, jusqu'au moment où lachaleur les repoussait. Ou bien leshumains ? La chaleur n'était sansdoute pas en cause.

Tandis que Liesel cherchait à

s'échapper, une voix la rattrapa.« Liesel ! »Ce n'était pas celle de Rudy, mais

elle la connaissait.Elle parvint à se dégager et

découvrit le visage dont elleprovenait. Oh, non ! LudwigSchmeikl. Contre toute attente, iln'essaya pas de ricaner, deplaisanter ou de faire laconversation avec elle. Il fut justecapable de tirer Liesel vers lui et delui montrer sa cheville. Elle avaitété piétinée dans l'excitationgénérale et un sang noir imbibait lachaussette. Sous ses cheveux blondsemmêlés, il semblait totalementdésemparé. Un animal. Pas un cerfaux abois, mais une bête blesséedans la mêlée de ses congénères, qui

n'allaient pas tarder à la-piétiner.Non sans mal, Liesel l'aida à se

lever et le traîna hors de la foule.Vers l'air frais.

Ils atteignirent en titubant lesmarches sur le côté de l'église. Il yavait là un espace libre, et ils s'yposèrent, soulagés.

Le souffle de Schmeikl arrivait enavalanche, glissait le long de sagorge.

Le garçon se tint la cheville etréussit enfin à parler. «Merci », dit-il à Liesel, sans la regarder dans lesyeux.

Encore quelques expirations

hachées. «Et puis... » Tous deuxeurent la vision de singeries dans lacour de l'école, suivies d'une raclée.«Je suis désolé pour... enfin, tu sais.»

Liesel entendit le mot à nouveau.Kommunisten.Elle choisit toutefois de ne pas

détourner son attention de LudwigSchmeikl. «Moi aussi. »

Ils se concentrèrent alors sur leurrespiration, car ils n'avaient plusrien à se dire. Plus rien à faireensemble.

La tache de sang s'élargissait surla cheville de Ludwig Schmeikl.

Un mot pesait sur la fillette.À leur gauche, les flammes et les

livres en feu étaient acclaméscomme des héros.

LES PORTES DU VOL

Liesel attendit Papa sur les

marches en contemplant les cadavresdes livres et les cendres qui volaientici et là. Tout n'était que tristesse.Les braises rouges et orangeressemblaient à des bonbonsabandonnés et la plupart des gensavaient disparu. Elle avait vu s'enaller Frau Diller (très satisfaite) etPfiffikus (cheveux blancs, uniformenazi, éternelles chaussures éculées etsifflotement triomphant). Maintenant,c'était l'étape du nettoyage et bientôt

il ne resterait aucune trace de ce quis'était passé.

Sauf l'odeur. «Qu'est-ce que tu fais là?»Hans Hubermann venait d'arriver

au bas des marches de l'église.«Tu devais être devant l'hôtel de

ville.— Excuse-moi, Papa. »Il plia en deux sa haute silhouette

et s'assit à côté d'elle. «Qu'est-ce quine va pas, Liesel ?» dit-il enramenant doucement une mèche decheveux derrière son oreille.

Elle ne répondit pas tout de suite.

Elle se livrait à un petit calculmental, même si elle connaissaitdéjà le résultat. À onze ans, on saitun certain nombre de choses.

UNE PETITE ADDITION

Le mot communiste + un grandfeu de joie

+ une série de lettres mortes + lasouffrance de sa mère

+ la mort de son frère = leFührer

Le Führer.C'était lui, le « ils » dont parlaient

Hans et Rosa Hubermann le soir oùelle avait écrit à sa mère pour lapremière fois. Elle le savait, mais ilfallait qu'elle pose la question.

«Est-ce que ma mère étaitcommuniste ? » Le regard fixédevant elle. «Ils étaient toujours entrain de l'interroger, avant que jevienne ici. »

Hans se pencha légèrement enavant et esquissa un mensonge. «Jel'ignore. Je ne l'ai jamais rencontrée.— Est-ce que le Führer l'a

emmenée ? »La question les surprit autant l'un

que l'autre et elle força Papa à se

lever. Il regarda les hommes enchemise brune qui s'attaquaient autas de cendres avec des pelles. Unautre mensonge prenait naissancedans sa gorge, mais il le refoula. «Jepense que c'est possible, dit-il.— Je le savais.» Les mots

rebondirent sur les marches et Lieselsentit un flot de colère lui envahir leventre. «Je hais le Führer, dit-elle.Je le hais.»

Et Hans Hubermann ?Que fit-il ?Que dit-il ?Se pencha-t-il pour prendre sa

fille nourricière dans ses bras,

comme il en avait envie ? Lui dit-ilqu'il était désolé de ce qui leurarrivait, à elle et à sa mère, et de cequi était arrivé à son frère ?

Pas exactement.Il ferma les yeux, très fort. Puis

les rouvrit et gifla Liesel Meminger.« Ne répète jamais ça!» Sa voix

était calme, mais tranchante.Tandis que la fillette se

recroquevillait, il se rassit à côtéd'elle, la tête dans les mains. Ilserait simple d'affirmer que HansHubermann était alors simplement ungrand gaillard effondré sur lesmarches d'une église, mais la réalité

était plus complexe. À l'époque,Liesel ne s'en doutait pas, mais Hansse trouvait face à l'un des dilemmesles plus dangereux qui fût pour uncitoyen allemand. Pire, cela duraitdéjà depuis un an ou presque.

«Papa ? »Elle était paralysée par la

surprise. C'était beaucoup plusdouloureux de recevoir uneWatschen de la part de Papa que dela part d'une bonne sœur ou de Rosa.Hans Hubermann redressa la tête etreprit la parole.

«Tu peux dire ça à la maison,déclara-t-il en regardant la joue de

Liesel d'un air grave. Mais ne le disjamais dans la rue, ni à l'école, ni àla BDM, jamais !» Il se mit debout,lui fit face et lui saisit le bras. «Tum'entends ?»

Les yeux écarquillés, elle fit « oui» de la tête.

C'était en fait la répétition d'uneleçon qui aurait lieu plus tard cettemême année, lorsque HansHubermann verrait ses pires craintesse réaliser rue Himmel, un petitmatin de novembre.

« Bien. » Il la lâcha. «Maintenant,essayons de... » Au bas des marches,il tendit le bras à quarante-cinq

degrés. «Heil Hitler »Liesel se releva et l'imita. La

gorge serrée, elle répéta : «HeilHitler.» Spectacle étrange que cettefillette de onze ans ravalant seslarmes sur les marches de l'église etsaluant le Führer, tandis que, par-dessus l'épaule de Hans Hubermann,les voix malmenaient la formesombre à l'arrière-plan.

« On est toujours amis?»Un quart d'heure plus tard, Papa

lui tendit un rameau d'olivier — lepapier et le tabac qu'il venait justede recevoir. Sans un mot, Liesel les

prit et se mit à rouler la cigarette.Pendant un bon moment, ils

restèrent immobiles.La fumée montait au-dessus de

l'épaule de Papa. Dix minutes encoreet les portes du vol s'entrouvriraientet Liesel Meminger se glisseraitdans l'ouverture.

DEUX QUESTIONS

Les portes se refermeraient-ellesderrière elle?

Ou auraient-elles la bonté de lalaisser ressortir?

Comme Liesel le découvrirait, un

certain nombre d'éléments sontnécessaires pour réussir un vol.

De l'habileté. Du sang-froid. De larapidité.

Et plus important que tout celaencore.

De la chance.Maintenant, on oublie les dix

minutes. Les portes s'ouvrent.

UN LIVRE DE FEU

L'obscurité gagnait et, une fois la

cigarette fumée, Liesel et HansHubermann s'apprêtèrent à rentrer.Pour quitter la place, ils devraientpasser devant l'emplacement du feude joie et emprunter une petite rueadjacente à la rue de Munich. Ilsn'allèrent pas jusque-là.

Un homme d'une cinquantained'années les interpella. C'étaitWolfgang Edel, un charpentier. Ilavait construit les estrades surlesquelles les autorités nazies étaient

juchées et il était en train de lesdémonter. «Hans Hubermann ? » Ilavait de longs favoris et une voixcaverneuse. « Hansi !»

« Salut, Wolfal », répondit Hans.Il le présenta à la fillette. Un «Hei/Hitler» résonna. « Bien, Liesel. »

Pendant quelques minutes, Lieselse tint un peu à l'écart. Des bribes deconversation lui parvenaient, maiselle n'y prêtait guère attention.

«Tu as beaucoup de travail ?— Non, c'est très calme,

maintenant. Tu sais ce que c'est,surtout quand on n'est pas membre.

— Tu m'as dit que tu allais

adhérer, Hansi.— J'ai essayé, mais j'ai commis

une erreur. À mon avis, ils sontencore en train d'y réfléchir. »

* * *Liesel s'aventura du côté du tas de

cendres. C'était comme un aimant,quelque chose de monstrueux quiattirait irrésistiblement le regard, àl'instar de la rue des étoiles jaunes.

De même qu'elle n'avait pu seretenir d'aller voir le feu, elle étaitincapable de détourner les yeux desrestes du bûcher. D'elle-même, ellen'avait pas suffisamment de volontépour s'en tenir à distance. Elle s'en

approcha, littéralement aspirée pareux.

Au-dessus de sa tête, le cielfinissait de s'obscurcir, mais au loin,au-dessus de la croupe desmontagnes, un reste de lumière grisepersistait.

«Pass auf, Kind», lui dit à unmoment quelqu'un en uniforme quividait des pelletées de cendres dansune charrette. «Attention, petite. »

Près de l'hôtel de ville, sous unlampadaire, des ombres étaient entrain de bavarder, certainement pourse féliciter du succès de lamanifestation. De là où elle se

trouvait, Liesel n'entendait que leson de leurs voix, pas les motsprononcés.

Pendant quelques minutes, elleobserva les hommes qui déblayaient,en attaquant la pile à la base pourqu'elle s'effondre plus vite. Ilsfaisaient des allers et retours vers uncamion et, au bout de la troisièmefois, une petite quantité de matériauvivant s'échappa du cœur descendres.

LE MATÉRIAU

La moitié d'un drapeau rouge, deuxaffiches vantant

un poète juif, trois livres et unpanneau de bois

avec une inscription en hébreu. Peut-être ces objets étaient-ils

humides. Ou alors, le feu n'avait pasduré assez longtemps pour atteindrela profondeur à laquelle ils setrouvaient. Toujours est-il qu'ilsétaient serrés les uns contre lesautres parmi les cendres, toutsecoués. Des survivants.

«Trois livres », murmura Liesel,le regard fixé sur le dos des hommesà la pelle.

«Dépêchons-nous, dit l'un d'eux.

On s'en va, j'ai l'estomac dans lestalons. »

Ils se dirigèrent vers le camion.Le trio de livres pointait son nez.Lis a s'approcha. Le tas de cendres dégageait

encore assez de chaleur pour laréchauffer quand elle se tint devant.Elle y mit la main, puis la retiravivement en sentant une brûlure. Ellefut plus rapide lors de sa secondetentative et s'empara du livre le plusproche. Il était chaud, mais humide,et seuls les bords avaient brûlé. Lereste était intact.

Il était bleu.Au toucher, la couverture semblait

tissée de centaines de fils. Deslettres rouges s'imprimaient sur cesfibres. Liesel put lire un seul mot :«Epaule ». Elle n'avait pas le tempsde déchiffrer le reste et il y avait unproblème. La fumée.

De la fumée sortait de la

couverture lorsqu'elle s'éloigna entoute hâte avec le livre. Elle fonçaittête baissée et, à chaque enjambée,elle se rendait compte combien ilétait difficile de garder son sang-froid. La voix s'éleva au bout de

quatorze pas.Elle se dressa derrière elle.«Hé ! »Liesel faillit lancer le livre dans

la pile et se mettre à courir, maiselle en était incapable. Tourner latête était le seul geste qu'elle avait àsa disposition.

«Il y a des trucs qui n'ont pasbrûlé là-dedans !» C'était l'un deshommes qui avaient nettoyé lescendres. Il n'était pas tourné versLiesel, mais vers les gens deboutprès de l'hôtel de ville.

«Eh bien, faites-les flamber ànouveau ! fut la réponse. Et attendez

qu'ils se soient consumés !— Je crois qu'ils sont humides !— Seigneur, je dois vraiment tout

faire moi-même ! » Un bruit de pas.C'était le maire, un manteau noirjeté sur son uniforme nazi. Il neremarqua pas la fillette qui se tenaitun peu plus loin, parfaitementimmobile.

UNE IDÉE COMME ÇA

Une statue de la voleuse de livresse dressait sur la place.

Il est rare qu'une statue existeavant que son modèle

soit devenu célèbre, n'est-ce pas? Elle manqua défaillir.L'excitation de passer inaperçue ! Le livre avait suffisamment

refroidi pour qu'elle puisse leglisser sous son uniforme. Au début,il lui chauffa gentiment le torse mais,lorsqu'elle se mit en marche, ilredevint chaud.

Au moment où elle rejoignit HansHubermann et

Wolfgang Edel, il commençait à la

brûler. C'était comme s'il prenaitfeu.

Les deux hommes la regardèrent.Elle leur sourit.En même temps, elle sentit

quelque chose d'autre. Ou plusexactement quelqu'un d'autre. Pasd'erreur, on l'observait. Un regardétait posé sur elle. Elle en eut laconfirmation lorsqu'elle osa setourner vers les ombres réunies prèsde l'hôtel de ville. Une autresilhouette se tenait en retrait, àquelques mètres, et Liesel pritconscience de deux choses.

PETITS ÉLÉMENTS DERECONNAISSANCE

1. L'identité de l'ombre.2. Le fait qu'elle avait tout vu.

L'ombre avait les mains dans les

poches de son manteau.Elle avait des cheveux flous.Si son visage avait été visible, il

aurait eu une expressiondouloureuse.

«Gottverdammt, siffla Lieselentre ses dents. Nom de Dieu !

« On y va?»

Pendant que Liesel prenait unrisque inouï, Papa avait dit au revoirà Wolfgang Edel et il était prêt à laraccompagner à la maison.

«On y va. »Ils laissèrent derrière eux la scène

de crime. Le livre la brûlait bel etbien, maintenant. Le Haussementd'épaules s'était collé contre sa cagethoracique.

Tandis qu'ils dépassaient lesombres incertaines de l'hôtel deville, la voleuse de livres grimaçade douleur.

«Qu'est-ce qui ne va pas ?demanda Papa.

— Rien. »Il y avait pourtant un certain

nombre de choses qui n'allaient pasdu tout:

De la fumée sortait du col deLiesel.

Un collier de sueur s'était forméautour de sa gorge. Sous sa chemise,un livre était en train de la dévorer.

TROISIÈME PARTIE

MEIN KAMPF

Avec :le chemin de la maison — unefemme brisée — un lutteur

un jongleur — les attributs del'été — une boutiquière aryenneun ronfleur — deux fripons — et

une vengeance en formed'assortiment de bonbons

LE CHEMIN DE LAMAISON

Mein KampfL'ouvrage rédigé par le Führer en

personne.C'est le troisième livre important

qui arriva entre les mains de LieselMeminger. Sauf que celui-ci, elle nele vola pas. Il fit son apparition au33, rue Himmel environ une heureaprès qu'elle avait réussi à serendormir à la suite de sonincontournable cauchemar.

Certains diront que c'était unmiracle qu'elle eût ce livre-là en sapossession.

Un livre dont le voyage débuta surle chemin de la maison, la nuit dufeu.

Ils étaient pratiquement à mi-

chemin de la rue Himmel quandLiesel, n'y tenant plus, se pencha enavant et ôta de sa poitrine le livrefumant, qu'elle fit passer d'une maindans l'autre, l'air penaud.

Quand il eut refroidi, ils lecontemplèrent un moment, enattendant que les mots viennent.

Papa: «Nom d'un chien, qu'est-ceque tu as fabriqué ?»

Il lui prit des mains LeHaussement d'épaules. Touteexplication était superflue. Il étaitévident que Liesel l'avait arraché aufeu. Le livre était brûlant et humide,bleu et rouge – de confusion. HansHubermann l’ouvrit. Pages trente-huit et trente-neuf. «Encore un ?»

Liesel se frotta les côtes.Oui.Encore un.«Si j'ai bien compris, dit Papa, je

n'ai plus besoin d'échanger mescigarettes, puisque tu voles des

bouquins avant même que j'aie eu letemps de t'en acheter. »

Liesel resta muette. Peut-être serendait-elle compte pour la premièrefois qu'un acte criminel parle de lui-même. De manière irréfutable.

Papa étudia le titre, ens'interrogeant sans doute sur lamenace qu'un tel ouvrage pouvaitbien représenter pour le cœur etl'esprit des Allemands. Il le luirendit. Une idée lui était venue.

«Jésus, Marie, Joseph», dit-il d'untrait.

La coupable ne résista pas. «Qu'est-ce qui se passe, Papa?

— Bon sang, c'est évident ! »Comme la plupart des humains

lorsqu'ils sont face à une révélation,Hans Hubermann restait figé surplace. Ses prochains mots seraienthurlés ou ne parviendraient pas àfranchir ses lèvres. Etvraisemblablement, ils seraient larépétition des précédents.

«Bon sang, c'est évident ! »Cette fois, sa voix ressemblait à

un coup de poing frappé sur unetable.

Quelque chose d'invisible pourLiesel défilait devant les yeux deHans, comme s'il suivait une course.

« Papa, dis-moi ce qu'il y a ! »supplia-t-elle. Elle craignait qu'il neparle du livre à Maman. Elle nepensait qu'à elle, ce qui est bienhumain. «Tu vas lui,dire ?

— Pardon ?— Tu sais bien. Vas-tu le raconter

à Maman ?» L'esprit toujoursailleurs, Hans Hubermann luiparaissait plus grand que jamais.«Raconter quoi ?

— Ça. » Elle leva le livre et lebrandit comme un revolver.

Papa fut stupéfait. «Pourquoi leferais-je ?»

C'était le genre de questions

qu'elle détestait. Elles la forçaient àadmettre une vérité peu reluisante, àrévéler son sale naturel de voleuse.«Parce que j'ai encore volé. »

Papa s'accroupit à sa hauteur, puisse releva et posa la main sur la têtede la fillette. De ses longs doigtsrugueux, il lui caressa les cheveux :«Évidemment non, Liesel, dit-il, tupeux être tranquille.

— Qu'est-ce que tu vas faire,alors ?

C'était bien là la question.Quel acte merveilleux avait été

soufflé à Hans Hubermann dans larue de Munich ?

Je vais vous le dire mais,auparavant, je crois que nousdevrions jeter un coup d'oeil à cequi a défilé dans sa tête avant qu'ilne prenne sa décision.

LES VISIONS DE PAPA

D'abord, il voit les livres de

Liesel : Le Manuel dufossoyeur, Faust le chien, Le Phare

et maintenantLe Haussement d'épaules. Ensuite

apparaissent la cuisineet son fils considérant les livres

posés sur la table,sur laquelle la fillette lit souvent.

Hans junior parle:«Et la gamine, quelle cochonnerie

est-elle en trainde lire?» Son fils répète trois fois la

question,après quoi il propose de plus saines

lectures. «Écoute-moi, Liesel. » Papa lui

entoura les épaules de son bras etl'entraîna. « Ce livre, c'est notresecret. On le lira la nuit ou dans lesous-sol, comme les autres. Maisavant, il faut que tu me promettes

quelque chose.— Ce que tu voudras, Papa. »La soirée était calme et douce.

Autour d'eux, tout était attentif. « Siun jour je te demande de garder unsecret pour moi, tu le feras.— C'est promis.— Bon. Maintenant, allons-y,

parce que, si on est en retard,Maman va nous assassiner et on n'ytient pas vraiment. Finis les vols delivres, hein ? »

Liesel sourit.Elle ne l'apprit que plus tard mais,

quelques jours après, son pèrenourricier échangea des cigarettes

contre un autre livre, qui cette foisn'était pas pour elle. HansHubermann frappa à la porte desbureaux du parti nazi à Molching etaborda le sujet de sa demanded'adhésion avec les membresprésents. L'affaire discutée, il leurdonna le peu d'argent qui lui restaitet quelques cigarettes. En retour, ilreçut un exemplaire d'occasion deMein Kampf.

«Bonne lecture », dit l'un d'eux.Hans hocha la tête. « Merci. »De la rue, il put entendre les

commentaires qu'ils faisaient aprèsson départ. L'un des membres,

notamment, avait une voix quiportait. « Sa demande d'adhésion nesera jamais acceptée, disait-il,même s'il achète cent exemplaires deMein Kampf. » Un murmured'approbation unanime succéda àcette affirmation.

Hans tenait le livre dans la maindroite, pensant à l’argent destimbres, à une vie sans cigarettes etla fillette accueillie dans son foyerqui lui avait donné cette riche idée.

«Merci », répéta-t-il, et un passantlui demanda ce qu'il voulait.

Avec son amabilité habituelle,Hans répondit : «Rien du tout, mon

bon monsieur, rien du tout. HeilHitler » Puis il descendit la rue deMunich, le texte du Führer à la main.

Il y avait sans doute une certaineconfusion dans son esprit à cemoment-là, car il ne devait passeulement son idée à Liesel, maisaussi à son fils. Craignait-il déjà dene plus jamais le revoir? En mêmetemps, il était ravi d'avoir eu uneidée, sans oser encore envisager lescomplications, le danger et lesabsurdités qui y seraient associés.Pour le moment, l'idée se suffisait àelle-même. Elle était indestructible.La mettre à exécution, bon, c'étaitune autre affaire. Pour le moment, on

va le laisser en profiter.On va lui donner sept mois.Et puis on reviendra.Oh oui !

LA BIBLIOTHÈQUE DUMAIRE

Un événement de grande ampleur

s'apprêtait à toucher le 33 de la rueHimmel, mais, pour le moment,Liesel n'en avait aucunementconscience. Pour détourner un peuune expression humaine rebattue, lafillette avait des chats plusimmédiats à fouetter.

Elle avait volé un livre.Quelqu'un l'avait vue.La voleuse de livres réagit. De

manière appropriée. À chaque heure, à chaque minute,

l'inquiétude était là, ou plutôt, enl'occurrence, la paranoïa. Quand ona commis un acte criminel, c'est cequi arrive, surtout si l'on est unenfant. On est en proie à diversesmanifestations de prise-en-fautitude. Par exemple : on se sentguetté à chaque coin de rue,l'institutrice connaît soudain tous lespéchés que l'on a commis, on entendarriver la police à chaquefroissement de feuille ou à chaquefois qu'un portail se referme quelque

part.Pour Liesel, c'est la paranoïa elle-

même qui devint sa punition, demême que la crainte de livrer dulinge chez le maire. Et ce n'est pasun hasard si, le moment venu, elles'arrangea pour éviter la maison deGrande Strasse. Elle porta le lingechez l'arthritique Helena Schmidt etprit celui des Weingartner, les amisdes chats, mais elle ignora la maisondu Bürgermeister Heinz Hermann etde sa femme, Ilsa.

UNE AUTRE

TRADUCTION RAPIDE

Bürgermeister =maire La première fois, elle déclara

qu'elle avait tout simplement oubliéd'y passer – une bien piètre excuse,ma foi, car la maison dominait laville au sommet de la colline et onne voyait qu'elle. La fois suivante,lorsqu'elle revint les mains vides,elle mentit en déclarant qu'il n'yavait personne.

« Personne ? » demanda Mamand'un air dubitatif. Quand elle étaitsceptique, l'envie de se servir de lacuillère en bois la démangeait. Elleagita l'objet devant Liesel. «Tu vas

me faire le plaisir d'y retourner àl'instant, s'écria-t-elle, et, si tureviens sans le linge, ce n'est pas lapeine de rentrer à la maison !

«Elle t'a vraiment dit ça? Dans ce

cas, on pourrait s'enfuir ensemble. »Telle fut la réaction de Rudy

lorsque Liesel lui rapporta lespropos de Maman.

« On mourrait de faim, répondit-elle.

— Mais je meurs déjà de faim ! »Ils éclatèrent de rire.

«Non, dit-elle. Il faut que je lefasse. »

Ils traversèrent la ville. QuandRudy l'accompagnait, il voulaittoujours se montrer galant et secharger de son sac à linge, maisLiesel refusait systématiquement.Elle était la seule à être menacéed 'une Watschen, c'était donc elleseule qui avait la responsabilité dusac. Tout autre qu'elle pouvait letordre ou le malmener, si peu que cesoit, et cela ne valait pas la peine deprendre le risque. De plus, si elle leconfiait à Rudy, il s'attendraitvraisemblablement à ce qu'ellel'embrasse pour le remercier de sesservices et elle n'y tenait pas. Sanscompter qu'elle était habituée à son

fardeau, dont elle atténuait la chargeen transférant le sac d'une épaule àl'autre tous les cent pas.

Liesel marchait à gauche, son amià droite. Rudy fit l'essentiel de laconversation, parlant du derniermatch de football rue Himmel, del'aide qu'il apportait à son père danssa boutique et de tout ce qui luipassait par la tête. Liesel n'arrivaitpas à fixer son attention sur sonbavardage. Elle n'entendait que lapeur qui résonnait à ses oreilles, deplus en plus fort au fur et à mesurequ'ils approchaient de GrandeStrasse.

« Qu'est-ce que tu fais ? C'est ici,non ? »

Elle approuva de la tête. Rudyavait raison, mais elle avait essayéde dépasser la maison du maire pourgagner du temps.

«Alors, vas-y. » La nuit tombaitsur Molching. Le froid montait de laterre. «Remue-toi, Saumensch.» Ilresta à la grille.

En haut de l'allée, il fallait monter

huit marches avant d'atteindre lagrande porte d'entrée, quiressemblait à un monstre. Lieselcontempla le heurtoir de cuivre, le

front plissé.« Qu'est-ce que tu attends ? » lui

lança Rudy.Liesel se retourna. Y avait-il un

moyen, un seul, pour échapper à ça?Y avait-il une autre histoire qu'ellepouvait raconter, ou bien – allons-yfranchement – un autre mensongeauquel elle n'avait pas pensé ?

«Qu'est-ce que tu fabriques?» Lavoix lointaine de Rudy lui parvint denouveau. « On n'a pas toute lajournée.— Tu vas la fermer, Steiner ?

siffla-t-elle entre ses dents.— Comment?

— J'ai dit ferme-la, espèce deSaukerl... »

Sur ces mots, elle se tourna denouveau vers la porte, souleva leheurtoir de cuivre et l'abattit partrois fois, lentement. De l'autre côtéde la porte, des pieds serapprochèrent.

Au début, elle n'osa pas lever lesyeux vers la femme. Elle concentrason attention sur le panier de lingequ'elle lui tendit, le regard fixé surle lien qui le fermait. En retour, del'argent fut placé dans sa main. Puisplus rien. La femme du maire, qui nedisait jamais rien, se tenait

simplement là, vêtue de sonpeignoir, ses cheveux flous attachésen un petit catogan.

Un courant d'air passa. Quelquechose comme le souffle imaginaired'un cadavre. Et toujours pas un mot.Lorsque enfin Liesel eut le couragede regarder la femme en face, celle-ci n'avait pas une expression dereproche ; elle était lointaine,simplement. Elle jeta un coup d'oeilà Rudy par-dessus l'épaule de lafillette, puis salua de la tête, reculaet ferma la porte.

Liesel resta plantée devant legrand pan de bois. «Hé,

Saumensch!» Pas de réponse. «Liesel ! »

La fillette fit marche arrière.Avec précaution.Elle descendit les marches à

reculons, tout en réfléchissant. Au fond, peut-être la femme ne

l'avait-elle pas vue dérober le livre.La nuit tombait. Peut-être semblait-elle avoir les yeux fixés sur elle,alors qu'elle regardait quelque chosed'autre ou rêvassait, tout simplement,comme cela arrive de temps entemps. Quelle que fût la réponse,

Liesel n'alla pas plus loin dansl'analyse. C'était fait et cela seulcomptait.

Elle se retourna et emprunta lesmarches restantes normalement, ensautant les trois dernières.

«Allons-y, Saukerl. » Elle s'offritmême le luxe de rire. Chez unefillette de onze ans, la paranoïapouvait être puissante, mais lesoulagement était euphorique.

UN PETIT QUELQUECHOSE

POUR TEMPÉRER L'EUPHORIEElle ne s'en était pas tirée si bien

que ça.La femme du maire l'avait vue.Elle attendait simplement son

heure.

* * *Quelques semaines passèrent.Football rue Himmel.Lecture du Haussement d'épaules

tous les matins entre deux et troisheures, après le cauchemar, oul'après-midi, dans le sous-sol.

Une autre visite sans aucuneconséquence à la maison du maire.

Tout allait bien.Jusqu'à ce que.

L'occasion se présenta lors de lavisite suivante. Liesel était seule,sans Rudy. C'était un jour où elledevait prendre livraison du linge.

La femme du maire ouvrit la porte.Elle ne tenait pas le sac à linge,comme elle aurait dû le faire. À laplace, elle s'effaça et, de sa maind'un blanc de craie, fit signe à lafillette d'entrer.

«Je viens juste prendre la lessive.» Le sang de Liesel s'était desséchédans ses veines et tombait enpoussière. Elle faillit s'effondrer surles marches.

C'est alors que la femme lui

adressa la parole pour la premièrefois. Elle tendit vers elle ses doigtsfroids et dit : « Warte - Attends. »Quand elle fut sûre que Lieselobéissait, elle fit demi-tour et rentrad'un pas rapide à 1' intérieur.

«Dieu merci, se dit Liesel, elle estpartie le chercher. » « Le », c'était lelinge.

Elle se trompait.Lorsque la femme revint, elle

serrait contre elle, dans un équilibreprécaire, une véritable tour de livresqui allait de son nombril à lanaissance de ses seins. Elleparaissait terriblement vulnérable

dans l'encadrement de cette portegigantesque. Un visage aux longscils pâles, sur lequel apparutl'esquisse d'un frémissement. Unesuggestion.

Viens voir.Elle va me torturer, pensa Liesel.

Elle va me faire entrer, allumer lefeu dans la cheminée et me jeterdedans, avec tous les livres. Oualors, elle va m'enfermer au sous-solsans nourriture.

L'attrait des livres fut le plus fort,et elle entra. Elle frissonna enentendant le parquet craquer sousses chaussures et, lorsqu'elle toucha

un point sensible qui fit gémir lebois, elle faillit s'arrêter. La femmedu maire ne s'en émut pas. Elle seretourna un instant, puis continua àavancer. Arrivée devant une portemarron, elle interrogea Liesel duregard.

Tu es prête ?Liesel avança un peu le cou,

comme si elle pouvait voir au-delàde l'obstacle de la porte.

Ce fut le sésame qui l'ouvrit. «Jésus, Marie... »Elle lâcha à haute voix cette

exclamation, qui résonna dans une

pièce pleine d'air froid. Et de livres.Des livres en veux-tu, en voilà.Chaque mur était couvert d'étagèrespleines à craquer et pourtantimpeccables. On distinguait à peinela peinture. Sur le dos des volumesnoirs, rouges, gris et multicolores,les titres étaient imprimés en lettresde toutes les formes et de tous lesformats. Liesel avait rarement vuquelque chose d'aussi beau.

Elle sourit, émerveillée.Dire qu'il existait une pièce

comme celle-ci !Elle tenta d'effacer son sourire

avec le dos de la main, mais se

rendit compte aussitôt que c'étaitinutile. Elle sentait le regard de lafemme la parcourir et elle vit qu'ils'était posé sur son visage.

Un silence interminable s'installa.Il s'étirait comme un élastique tenduà l'extrême. Liesel prit l'initiative dele rompre.

« Je peux ?»Les deux mots restèrent en suspens

au-dessus de l'immensité déserte duplancher. Les livres étaient à deskilomètres.

La femme fit « oui » de la tête.Oui, tu peux.

* * *

Petit à petit, la pièce rétrécit,jusqu'à ce que la voleuse de livrespuisse atteindre les livres enquelques pas. Elle passa le dos de lamain le long de la première étagère,écoutant le frottement de ses onglescontre la moelle épinière de chaquevolume. On aurait cru le son d'uninstrument de musique ou le rythmesaccadé d'une fuite. Elle utilisaensuite les deux mains et fit lacourse entre les rangées. Et elle rit àgorge déployée, d'un rire hautperché. Quand elle s’arrêta, un peuplus tard, elle recula et restaplusieurs minutes au milieu de lapièce, le regard allant des étagères à

ses doigts et de ses doigts auxétagères.

Combien de livres avait-elletouchés ?

Combien en avait-elle palpés?Elle recommença alors, plus

lentement, cette fois, la paume desmains tournée vers les livres pourmieux sentir le dos de chacun.C'était un toucher magique, de labeauté pure, tandis que des rais delumière brillante tombaient d'unlustre. A plusieurs reprises, ellefaillit prendre un volume, mais ellen'osa pas déranger le parfaitordonnancement des étagères.

De nouveau, elle vit la femme à sagauche, près d'un grand bureau, latour de livres toujours presséecontre sa poitrine. Elle se tenait detravers, l'air ravi. Un souriresemblait avoir paralysé ses lèvres.

«Vous me permettez de... ?»Joignant le geste à la parole,

Liesel s’approcha d'elle et pritdoucement la pile de livres, qu'ellealla remettre à sa place sur lerayonnage, près de la fenêtreentrouverte qui laissait entrer lefroid du dehors.

Un moment, elle se dit qu'elleallait la refermer, puis renonça. Elle

n'était pas chez elle et ce n'était pasle moment de tout gâcher. Ellepréféra retourner auprès de lafemme, dont le sourire ressemblaitmaintenant à une ecchymose et quirestait là, les bras ballants. Des brasfrêles de petite fille.

Que faire, maintenant ?La gêne s'installa dans la pièce.

Liesel lança un dernier regard auxétagères pleines de livres. Les motsse bousculèrent dans sa bouche, puisjaillirent soudain. « Il faut que j'yaille », lâcha-t-elle.

Elle hésita, une fois, deux fois,puis sortit.

Liesel attendit quelques minutes

dans le couloir, mais la femmen'arrivait pas. Quand elle retournasur le seuil de la pièce, elle la vitassise au bureau, regardant l'un deslivres sans le voir. Elle préféra nepas la déranger. Dans le couloir,elle prit le linge au passage.

Cette fois, elle évita le pointsensible sur le parquet et avança ducôté du mur de gauche. Lorsqu'ellereferma la porte derrière elle, le sonmétallique du heurtoir résonnacomme un coup de gong à sonoreille. Le linge posé à côté d'elle,

elle caressa le bois. «Allons-y »,dit-elle.

Elle entama le trajet du retour

dans une sorte d'hébétude.L'expérience irréelle de cette

pièce pleine de livres et de la femmebrisée et figée cheminait à ses côtés.Elle la voyait se projeter sur lesimmeubles, comme une pièce dethéâtre. Peut-être était-ce de cettefaçon-là que Hans Hubermann avaiteu sa révélation à propos de MeinKampf. Partout où Liesel passait, ily avait l'image de la femme du maireavec sa pile de livres dans les bras.

Elle entendait le frottement de sespropres mains qui dérangeaient leslivres à tous les coins de rue. Ellevoyait la fenêtre, le lustre et sa jolielumière et elle se voyait en train departir sans même un mot deremerciement.

Mais bientôt, elle descendit deson nuage et commença à se faired'amers reproches.

«Tu n'as pas ouvert la bouche. »Elle secouait vigoureusement la têteparmi les passants pressés. «Mêmepas un «au revoir» ou un « merci ».Même pas un «Je n'ai rien vu d'aussi beau ». Rien. » D'accord, elle

était une voleuse de livres, mais cen'était pas une raison pour oublierles bonnes manières. Pour êtreimpolie.

Elle continua à marcher quelquesminutes, en proie à l'indécision.

Une indécision qui prit fin rue deMunich.

Au moment où elle apercevaitl'enseigneSTEINERSCHNEIDERMEISTER,elle fit demi-tour et se mit à courir.

Cette fois, elle n'hésita pas.Elle cogna à la porte et l'écho du

heurtoir de cuivre fit vibrer le bois.Scheisse !

Ce n'était pas l'épouse du maire,mais le maire en personne qui setenait devant elle. Dans sa hâte,Liesel n' avait pas remarqué lavoiture garée devant la maison.

L'homme portait la moustache etun costume noir. Il demanda : « Quedésires-tu ? »

Sur le moment, Liesel futincapable de répondre. Elle étaitpliée en deux, hors d'haleine.Heureusement, elle avait déjà un peurécupéré lorsque Ilsa Hermannarriva et se plaça légèrement enretrait de son mari.

« J'ai oublié », dit Liesel. Elle

leva le sac et s'adressa à elle.Malgré son essoufflement, elleréussit à faire passer les mots parl'ouverture, entre le maire et le cadrede la porte — même si elle nepouvait en prononcer qu'un ou deuxà la fois. « J' ai... oublié, dit-elle,enfin... je voulais... vous remercier.»

Le sourire qui ressemblait à unhématome passa de nouveau sur leslèvres de la femme du maire. Elles'avança à côté de son mari, hochaimperceptiblement la tête, attendit uninstant et referma la porte.

Liesel mit au moins une minute à

repartir.Elle sourit aux marches.

ENTRÉE DU LUTTEUR

Changement de décor.Tout a été un peu trop facile pour

vous et moi, vous ne trouvez pas ? Etsi on oubliait un peu Molching ? Çanous ferait du bien.

Sans compter que c'est importantpour la suite de l'histoire.

On va se déplacer un peu, jusqu'àun lieu secret, une réserve, et on vavoir ce qu'on va voir.

UNE VISITE GUIDÉE

DE LA SOUFFRANCEÀ votre gauche,

ou peut-être à votre droite, ou quisait droit devant,

vous trouverez une petite pièceobscure.

Un Juif y est assis.Il n'est rien.

Il meurt de faim.Il a peur.

S'il vous plaît, essayez de ne pasdétourner le regard.

* * *

À quelques centaines dekilomètres au nord-ouest, à Stuttgart,

loin des voleuses de livres, desépouses de maire et de la rueHimmel, un homme était assis dansle noir. C'était le meilleur endroit,avaient-ils décidé. On a plus de malà retrouver un Juif dans l'obscurité.

Il était assis sur sa valise et ilattendait. Combien de jours celafaisait-il, maintenant?

Il ne s'était nourri que du goûtaigre de son haleine affamée depuisce qui lui semblait être dessemaines, et toujours rien. De tempsà autre, des voix passaient et parfoisil espérait qu'ils ouvriraient la porteet le traîneraient au-dehors, dans la

lumière intolérable. Pour le moment,il en était réduit à rester assis sur savalise, le menton dans les mains, lescoudes lui blessant les cuisses.

Il y avait le sommeil, le ventre

vide, l'irritation de cet état de demi-veille et la dureté du sol.

Ignore ces pieds qui démangent.Ne les gratte pas.Et évite de bouger.Ne prends pas d'initiative, quoi

qu'il t'en coûte. Ce sera peut-êtrebientôt le moment de partir. Lalumière comme un revolver quit'explose les yeux. Ce sera peut-être

le moment de partir. Ce sera peut-être le moment, alors réveille-toi.Réveille-toi maintenant, bon sang !Réveille-toi.

La porte s'ouvrit et se referma et

une silhouette se pencha sur lui. Unemain créa des turbulences dans lesvagues glacées de ses vêtements etles courants crasseux sous-jacents.

«Max, chuchota une voix. Max,réveille-toi. »

Ses yeux s'ouvrirent, mais pas d'unseul coup, comme lorsqu'on seréveille en sursaut. Ça, c'est quandon s'éveille d'un mauvais rêve, pas

lorsqu'on s'éveille dans uncauchemar. Non, ils passèrentpéniblement de l'obscurité à lapénombre. C'est son corps quiréagit, en haussant les épaules, enlançant un bras dans le vide.

La voix l'apaisait, maintenant. «Désolé d'avoir été aussi long. Jecrois qu'on m'observait. Et le typede la carte d'identité a mis plus detemps que je ne le pensais... » Unepause. «Mais ça y est, tu l'as. Ellen'est pas d'une qualitéexceptionnelle, mais elle devraitfaire l'affaire jusqu'à ce que tu soislà-bas. » L'homme s'accroupit etagita la main en direction de la

valise.Dans l’autre main, il tenait un

objet lourd et plat. « Lève-toi ! »Max obtempéra. Il se leva en segrattant la tête. Il sentait ses oscraquer. «La carte d'identité est là-dedans. » C'était un livre. «Tudevrais y mettre aussi le plan et lesinstructions. Et il y a une cléscotchée à l'intérieur de lacouverture. » L'homme ouvrit lavalise en faisant le moins de bruitpossible et y plaça le livre commes'il s'agissait d'une bombe. «Jereviens dans quelques jours. »

Il laissa à Max un petit sac

contenant du pain, de la graisse ettrois petites carottes, avec, à côté,une bouteille d'eau. «Je n'ai pas pufaire mieux. »

La porte s'ouvrit et se referma.La solitude, à nouveau. Et tout de suite, les sons.Quand il était seul, le moindre

bruit s'entendait dans l'obscurité.Chaque fois qu'il remuait, il y avaitdes craquements, comme s'il portaitun costume en papier.

La nourriture.Max divisa le pain en trois

morceaux et en mit deux de côté. Il

consacra toute son énergie à mâcheret à avaler celui qu'il avait à lamain, forçant les bouchées àdescendre le couloir desséché de sagorge. La graisse était dure et froide,et des morceaux se détachaient parendroits et restaient collés. Il devaitdéglutir vigoureusement pour lesfaire descendre.

Ensuite, les carottes.Là encore, il en garda deux.

Quand il dévora la troisième, cela fitun bruit assourdissant. Le Führer lui-même devait entendre le broyage decette pulpe orangée dans sa bouche.Il se cassait les dents à chaque

bouchée. Quand il but, il eutl'impression de les avaler. Laprochaine fois, se dit-il, bois enpremier.

Plus tard, lorsque les échos se

turent, il trouva le courage de tâterses gencives avec ses doigts et, àson grand soulagement, ses dentsétaient toutes là, intactes. Il essayavainement de sourire. Son espritrestait fixé sur ses dents. Pendantdes heures, il persista à les tâter.

Il ouvrit la valise et en sortit lelivre.

Il faisait trop sombre pour qu'il

puisse lire le titre et il ne pouvaitcourir le risque de craquer uneallumette pour le moment.

Lorsqu'il parla, ses parolesavaient le goût d'un chuchotement.

« S'il vous plaît, dit-il. S'il vousplaît. »

Il parlait à un homme qu'il n'avaitjamais rencontré. Il connaissait uncertain nombre de détails importantssur lui, dont son nom. HansHubermann. Il s'adressa de nouveauà cet étranger lointain. Unesupplication.

« S'il vous plaît. »

LES ATTRIBUTS DEL'ÉTÉ

Voilà.Vous êtes maintenant au courant

de ce qui allait arriver rue Himmel àla fin de l'année 1940.

Je sais.Vous savez.Mais Liesel Meminger, elle, n'est

pas de ceux qui savent.Pour la voleuse de livres, l' été de

cette année-là se déroula trèssimplement. Il se composa de quatre

principaux éléments, ou attributs. Età certains moments, elle se demandalequel d'entre eux était le plusformidable.

ET LES NOMINÉSSONT...

1. Avancer chaque nuit dans lalecture

du Haussement d'épaules.2. Lire sur le parquet de la

bibliothèque du maire.3. Jouer au foot dans la rue

Himmel.4. Saisir une autre occasion de

voler.

Le Haussement d'épaules,

décida-t-elle, était excellent. Chaquenuit, quand elle se calmait après soncauchemar, elle retrouvait vite leplaisir d'être éveillée et capable delire. «Quelques pages?» demandaitPapa, et elle hochait affirmativementla tête. Parfois, ils terminaient lechapitre l'après-midi suivant, ausous-sol.

La raison pour laquelle le livreposait problème aux autorités étaitévidente : le héros était juif, et ilétait présenté sous un jour favorable.Impardonnable. C'était un homme

riche, qui se lassait de passer à côtéde la vie, ce qu'il désignait commeun haussement d'épaules face auxproblèmes et aux petits bonheurs del'existence terrestre.

Au début de l'été à Molching,tandis que Liesel et Papa avançaientdans leur lecture, cet homme serendait à Amsterdam pour affaires,et, au-dehors, la neige frissonnait.Liesel aimait bien cette image de laneige qui frissonne. «C'estexactement ce qui se passe quandelle tombe », dit-elle à HansHubermann. Ils étaient assisensemble sur le lit, lui à moitiéendormi et elle bien réveillée.

Parfois, elle le regardait dormir.Elle en savait à la fois peu etbeaucoup sur son père nourricier.Elle entendait souvent Maman et luiparler ensemble de son manque decommandes ou évoquer, abattus, lemoment où il s'était rendu chez sonfils, pour découvrir que le jeunehomme n'habitait plus son logementet était déjà vraisemblablement enroute vers le front.

«Schlafgut, Papa », disait-ellealors. Dors bien. Et elle se glissaitderrière lui pour aller éteindre lalumière.

Le prochain attribut était, commeje l'ai mentionné, la bibliothèque dumaire.

Pour illustrer cette situationparticulière, observons une journéefraîche de la fin juin. Rudy fulminait,pour ne pas dire plus.

Pour qui elle se prenait, LieselMeminger ? Elle était en train de luidire qu'aujourd'hui, elle irait seulefaire la tournée de linge. Il n'étaitpas assez bien pour l'accompagner,peut-être ?

«Arrête de gémir, Saukerl, dit-elle. Je ne suis pas en forme, c'esttout. Tu vas manquer le foot. »

Il jeta un oeil par-dessus sonépaule. «Si tu le prends comme ça. »U n Schmunzel. «Va te faire voiravec ton linge. » Sur ces mots, il filarejoindre une équipe. Lorsque Lieselparvint au bout de la rue Hirnmel,elle se retourna et le vit lui faire unpetit signe de la main, planté devantles buts improvisés.

«Saukerl! » Elle se mit à rire etagita la main à son tour, sachantqu'en ce moment même il était entrain de la traiter de Saumensch.C'est ce qui se rapproche le plus del'amour chez des enfants de onze ans.

Elle se mit à courir vers Grande

Strasse et la maison du maire. Bien sûr, elle était en nage et hors

d'haleine.Mais elle lisait.La femme du maire, après avoir

fait entrer la fillette pour laquatrième fois, était assise devant lebureau et se contentait de regarderles livres. Lors de la deuxièmevisite de Liesel, elle lui avait donnéla permission d'en sortir un et de lefeuilleter, et puis un autre et un autreencore, jusqu'à ce qu'elle tiennecontre elle une demi-douzaine devolumes, soit serrés sous son bras,

soit empilés dans son autre main.Cette fois, tandis que Liesel se

tenait dans la fraîcheur de la pièce,son estomac protesta, mais la femmeabîmée et muette ne réagit pas. Elleétait à nouveau en peignoir de bain,et si elle observa à plusieursreprises la fillette, ce fut brièvement.Généralement, elle s'intéressait àautre chose. La fenêtre était ouverteen grand, bouche fraîche et carréed'où provenait de temps en temps uncourant d'air.

Liesel était assise sur le sol, leslivres éparpillés autour d'elle.

Elle prit congé au bout de

quarante minutes. Chaque titre avaitété remis à sa place.

«Au revoir, Frau Hermann. » Lesmots créaient toujours une sorte dechoc. «Merci beaucoup.» La femmedu maire la paya et s'en alla. Lavoleuse de livres rentra chez elle encourant.

Au fil de l'été, la pièce pleine de

livres se réchauffa et, au fur et àmesure des tournées, Liesel trouvade moins en moins pénible de resterassise par terre. Une petite pile delivres à côté d'elle, elle lisaitquelques paragraphes de chacun

d'entre eux. Elle essayait demémoriser les mots qu'elle neconnaissait pas, afin d'interrogerPapa à leur propos en rentrant à lamaison. Plus tard, lorsque Liesel,adolescente, écrirait sur ces livres,elle ne se souviendrait pas du titred'un seul d'entre eux. Peut-être que sielle les avait volés, elle aurait étémieux armée.

Ce qu'elle n'oublierait pas, enrevanche, c'était qu' à l'intérieur dela couverture de l'un des albumsillustrés, un nom étaitmaladroitement inscrit :

LE NOM D'UNGARÇONJohann Hermann

Liesel se mordit la lèvre, mais ne

put résister longtemps à la curiosité.Toujours assise sur le sol, elle setourna vers la femme en robe dechambre. «Johann Hermann, qui est-ce ? » demanda-t-elle.

La femme regarda dans le vague,quelque part du côté des genoux deLiesel.

La fillette s'excusa. «Je suisdésolée. Je ne voulais pas êtreindiscrète... » Elle laissa la phrase

mourir de sa belle mort.Le visage de la femme resta

impassible, et pourtant elle parvint àparler. «Il n'est plus de ce monde,expliqua-t-elle. C'était mon... »

LES DOSSIERS DU

SOUVENIROh oui ! je me souviens très bien

de lui.Le ciel était sale et profond

comme des sables mouvants.Il y avait un jeune homme

entortillé dans les barbelés,qui faisait comme une couronne

d'épines géante.

Je l'ai libéré et je l'ai emporté.Loin au-dessus de la terre, nousnous sommes enfoncés jusqu'aux

genoux.C'était un jour comme les autres de

l'année 1918.

* * *« En plus de tout le reste, dit-elle,

il est mort de froid. » Elle joua unmoment avec ses mains, puis ellerépéta: «Il est mort de froid, j'en suiscertaine. »

Les femmes comme l'épouse du

maire sont légion. Je suis sûre que

vous l'avez déjà rencontrée. Dansles récits et les poèmes que vouslisez, sur les écrans que vous aimezregarder. Elles sont partout, alorspourquoi pas ici ? Pourquoi pas surune colline dans une petite villed’Allemagne ? Pour souffrir, tous leslieux se valent.

En fait, Ilsa Hermann avait décidéde faire de la souffrance sa victoire.Elle y succomba faute de pouvoir yéchapper. Elle l'étreignit à bras-le-corps.

Elle aurait pu se tirer une balledans la tête, se lacérer le corps ou selivrer à quelque autre forme

d’automutilation, mais elle choisit cequ'elle jugea sans doute être unmoindre mal : subir au moins lesrigueurs du climat. D' après ce quesavait Liesel, elle priait pour que lesétés soient froids et humides. Et làoù elle vivait, elle étaitgénéralement exaucée.

Ce jour-là, en partant, Lieselparvint, non sans mal, à dire quelquechose. Traduction : elle se débattitavec trois mots immenses, qu'elleporta sur l'épaule avant de laissertomber ce fardeau maladroit auxpieds d'Usa Hermann. Ils glissèrentsur le côté au moment où elle nepouvait plus supporter leur poids. Ils

restèrent sur le sol, énormes,éloquents et malhabiles.

TROIS MOTSIMMENSESJE SUIS DÉSOLÉE

L'épouse du maire avait de

nouveau les yeux dans le vide. Levisage comme une page blanche.

« De quoi ? » demanda-t-elle,mais un moment s'était déjà écoulé etla fillette était presque arrivée à laporte d'entrée. Liesel s'arrêta.Néanmoins, elle préféra ne pasrevenir sur ses pas. Elle sortit de la

maison sans bruit et contempla lavue sur Molching avant dedescendre la colline. Pendant uncertain temps, elle eut pitié de lafemme du maire.

Parfois, elle se disait qu'elle feraitmieux de la laisser seule, mais IlsaHermann était trop intéressante etl'attrait de ses livres trop puissant.Un jour, les mots avaient trahiLiesel, mais maintenant, installée surle parquet, avec la femme du maireassise au bureau de son mari, elleéprouvait un sentiment de puissanceinné. Et ce, à chaque fois qu'elledéchiffrait un mot nouveau ouréunissait les segments d'une phrase.

Or, cette fillette vivait dansl'Allemagne nazie. Comme il étaitimportant alors qu'elle découvre lepouvoir des mots !

Et comme ce serait pénible (etpourtant revivifiant), des mois plustard, lorsqu'elle s'en servirait aumoment même où la femme du mairela laisserait tomber ! Avec quellerapidité la pitié qu'elle éprouvaitdisparaîtrait-elle pour se reportertout aussi rapidement ailleurs...

Mais pour le moment, en cet été1940, Liesel ne pouvait savoir cequi l’attendait. Elle voyaitsimplement une femme en proie au

chagrin, qui possédait une piècepleine de livres où elle aimait serendre. Rien d'autre. C'était ledeuxième élément de sa vie cet été-là.

Le troisième était un peu plusléger, Dieu merci : les matchs defoot de la rue Himmel.

Permettez-moi de vous projeter la

scène :Des pieds qui raclent le sol.Les haleines de garçons qui se

précipitent.Des mots criés : « Ici ! Par-là !

Scheissel»

Les rudes rebonds du ballon sur lachaussée.

* * *Il y avait tout cela dans la rue

Himmel au fur et à mesure que l'étés'avançait. Ajoutons-y le son deparoles d'excuses.

Les excuses étaient celles deLiesel Meminger.

À l'intention de Tommy Müller.Début juillet, elle parvint enfin à

le convaincre qu'elle n'allait pas letuer. Depuis la raclée qu'elle luiavait infligée en novembre del'année précédente, Tommy n'osaittoujours pas l'approcher. Lors des

parties de foot rue Himmel, il setenait prudemment à distance d'elle.« On ne sait jamais quand elle vamordre », avait-il confié à Rudyentre deux tics.

À la décharge de Liesel, il fautdire qu'elle se donnait beaucoup demal pour le mettre à l'aise. Elle étaitdéçue d'avoir réussi à faire la paixavec Ludwig Schmeikl et pas avecl'innocent Tommy Müller, qui sefaisait tout petit chaque fois qu'il lavoyait.

«Comment aurais-je pu savoir cejour-là que tu me souriais, à moi ?»lui répétait-elle.

Elle le remplaça mêmequelquefois comme goal, jusqu'aumoment où toute l'équipe suppliaitTommy de réintégrer ses buts.

«Retourne là-dedans ! finit par luiintimer un garçon nommé HaraldMollenhauer. Tu es un poids mort. »Tommy venait de le faire trébucheralors qu'il allait marquer. S'ilsn'avaient joué dans la même équipe,il aurait obtenu un penalty.

Liesel reprit donc sa place sur leterrain, où elle se retrouvait toujoursà un moment face à Rudy. Ils sedisputaient le ballon tout en setraitant de noms d'oiseaux. Rudy

faisait le commentaire : « Cette fois,la stupide SaumenschArschgrobbler n'a aucune chance derécupérer le ballon ! » Il adoraitvisiblement traiter Liesel degratteuse de cul. C'était l'un despetits bonheurs de l’enfance.

Le vol, bien sûr, était un autre deces bonheurs. Quatrième élément,été 1940.

À vrai dire, beaucoup de chosesrapprochaient Rudy et Liesel, maisce fut le vol qui cimentadéfinitivement leur amitié. Audépart, ils profitèrent d'une occasionparticulière, et furent poussés par

une force irrépressible — la faim deRudy. Le jeune garçon mouraittoujours de faim.

Non seulement il y avait lerationnement, mais les affaires deson père ne marchaient plus très bien(la menace de la concurrence juiveavait disparu, mais les clients juifsavaient fait de même). Les Steineravaient du mal à joindre les deuxbouts, comme beaucoup d'habitantsdes quartiers pauvres. Liesel auraitbien apporté de quoi manger à Rudy,mais il n'y avait pas non plusabondance chez elle. Chez lesHubermann, on se nourrissait desoupe de pois. Maman la préparait

le dimanche soir, et pas pour deuxou trois fois. Elle en faisait assezpour que ça dure jusqu'au samedi. Etle dimanche suivant, ellerecommençait. À cela s'ajoutait dupain, parfois une petite portion depommes de terre ou de viande. Ilfallait s'en contenter.

Au début, ils tentèrent de tromperla faim en s'occupant.

Quand ils jouaient au footballdans la rue, Rudy oubliait qu'il avaitle ventre vide. De même quand,empruntant les bicyclettes de sonfrère et de sa sœur, ils allaientjusqu'à la boutique d'Alex Steiner ou

rendaient visite au papa de Liesel,s'il travaillait ce jour-là. HansHubermann s'asseyait auprès d'eux etracontait des blagues tandis que lecrépuscule s'installait.

Aux premiers beaux jours, ilspurent se distraire également enapprenant à nager dans l'Amper. Larivière était encore un peu tropfroide, mais cela ne les rebuta pas.

«Viens, dit Rudy d'un tonengageant. Ici, ce n'est pas tropprofond. » Liesel ne pouvait savoirqu'elle mettait le pied dans un trouénorme. Elle coula à pic. Elle butsérieusement la tasse, mais s'en tira

en faisant la nage du chien.«Espèce de Saukerl!» lança-t-elle

en s'effondrant sur la berge.Rudy resta à une distance

respectueuse. Il avait vu ce qu'elleavait fait à Ludwig Schmeikl. «Ehbien, tu sais nager maintenant. »

Ce qui ne la réconforta guère. Elles’éloigna en s’efforçant de resterdigne, malgré la morve qui coulaitde son nez et ses cheveux rabattussur un côté de sa tête.

Dans son dos, Rudy lança: «Je n'aipas droit à un baiser pour t'avoirappris ?

Saukerl »

Quel culot !Cela devait arriver.La déprimante soupe de pois et la

faim de Rudy finirent par les pousserà voler. Ils se lièrent à un groupe degrands qui volaient des fruits dansles fermes. Après une partie de foot,alors qu'ils étaient assis sur lesmarches de la maison de Rudy, tousdeux découvrirent l'intérêt de lavigilance. Ils remarquèrent FritzHammer, l'un de ces grands, en trainde croquer une pomme. Elleappartenait à la variété Klar, quimûrissait en juillet et en août, et elleétait superbe. Il en avait visiblement

trois ou quatre autres dans lespoches de sa veste. Ilss'approchèrent.

« Où les as-tu eues ? » demandaRudy.

Le garçon sourit et prit un airmystérieux. Puis il tira une pommede sa poche et la leur lança.«Attention, dit-il, c'est juste pourdévorer des yeux ! »

La fois suivante, quand ils virentle même garçon vêtu de la mêmeveste, un jour où il faisait trop chaudpour être aussi couvert, ils lesuivirent. La filature les conduisit enamont de l'Amper, non loin de

l'endroit où Liesel lisait avec sonpapa, au début.

Un groupe de cinq garçonsattendaient là, certains dégingandés,les autres petits et minces.

À l'époque, il y avait à Molchingquelques groupes de ce genre, dontcertains membres n'avaient pas plusde six ans. Le chef de celui-ci étaitun délinquant de quinze ans, ArthurBerg. Il les aperçut qui traînaientderrière. « Und ? interrogea-t-il. Ehbien ?»

« J'ai les crocs », répondit Rudy.«Et il court vite », ajouta Liesel.Berg la dévisagea. « Je ne t'ai pas

demandé ton avis, il me semble. » Ilétait assez grand, avec un long cou.Sur son visage, des boutons s'étaientrassemblés en petits groupes. « Maistu me plais. » Dans le genreadolescent à la langue bien pendue,il était sympathique. « C'est pas lafille qui a dérouillé ton frère, Ander'?» Apparemment, l'affaire n'était paspassée inaperçue. Une bonne racléefranchit la barrière des âges.

L'un des petits minces jeta unregard à Liesel. Il avait des cheveuxblonds ébouriffés et une peautranslucide comme de la glace.

«Il me semble que oui. »

Rudy confirma. «C'est bien elle. »Andy Schmeikl s'approcha de la

fillette et la regarda des pieds à latête, l'air pensif. «Bon boulot, petite», dit-il enfin avec un large sourire.Il accompagna ces paroles d'unetape dans le dos, accrochant aupassage une omoplate saillante. «Jeme ramasserais une bonne correctionsi je faisais ça. »

Arthur Berg s'était avancé versRudy. «Et toi, t'es le type qui s'estpris pour Jesse Owens, non?»

Rudy approuva de la tête.«Pas de doute, t'es un abruti de

première, dit Arthur. Mais ça nous

va. Venez. »Ils étaient acceptés. Lorsqu'ils atteignirent la ferme,

Arthur Berg leur lança un sac. Lui-même tenait un baluchon de grossetoile. Il passa une main dans sescheveux plats. «L'un de vous deux adéjà fauché quelque chose ?

— Bien sûr, jura Rudy. On ne faitque ça. » Il manquait de conviction.

Liesel fut plus précise. «J'ai volédeux livres. » Ce qui fit ricanerArthur. Trois reniflements. Sesboutons changèrent de position.

«Les livres ne se mangent pas, ma

petite. » D'où ils étaient, ils observèrent

les pommiers plantés en rangs longset sinueux. Arthur Berg donna sesordres. «Primo, ne vous coincez pasdans la clôture. Celui qui restecoincé, on ne l'attend pas. Pigé ?»Tout le monde approuva d'un « oui »ou d'un signe de tête. « Secundo, undans l'arbre, l'autre en dessous. Fautque quelqu'un ramasse. » Il se frottales mains, visiblement ravi. «Tertio,si vous voyez arriver quelqu'un,vous gueulez. Et tout le monde setire à toute vitesse. Richtig ?

— Richtig. » Avec un belensemble.

DEUX APPRENTISVOLEURS DE POMMES,

À MI-VOIX«Liesel, tu es sûre? Tu tiens

toujours à faire ça?— Regarde les barbelés, Rudy.

Qu'est-ce qu'ils sont hauts!— Non, non, tu lances le sac.

Comme eux, tu vois?— D'accord.

— Alors, allons-y !— Je ne peux pas !» Hésitation.

«Rudy, je...

— Magne-toi le train, Saumensch !»

Il la poussa en avant, posa le sac

vide sur le fil de fer barbelé et ilspassèrent de l'autre côté de laclôture, puis ils se mirent à courir endirection des autres. Rudy grimpadans l'arbre le plus proche etcommença à jeter les pommes à terreà Liesel qui les plaçait dans le sac.Lorsque celui-ci fut plein, un autreproblème surgit.

«Comment fait-on pour repasser laclôture?»

Ils eurent la réponse en voyant

Arthur Berg l'escalader tout prèsd'un poteau. «Les barbelés sont plusrigides là-bas », dit-il. Il jeta le sacpar-dessus, laissa Liesel passer lapremière, puis atterrit près d'elle del'autre côté, parmi les fruits quis'étaient déversés au sol.

Plantées non loin de là, leslongues jambes d'Arthur Berg lesobservaient avec amusement.

«Pas mal, laissa tomber sa voix.Pas mal du tout. »

Lorsqu'ils revinrent au bord de larivière qui était cachée parmi lesarbres, il prit le sac et répartit unedouzaine de pommes entre Liesel et

Rudy.« Bon boulot», fut son

commentaire final. Dans l'après-midi, avant de

rentrer chez eux, Liesel et Rudymangèrent chacun six pommes enl'espace d'une demi-heure. Au début,ils avaient pensé les emporter pourles partager avec leur famille, maiscela aurait été trop risqué. Ilsn’avaient pas envie d'expliquer d'oùelles venaient. Liesel envisagea biend'en parler seulement à Papa, maiselle y renonça, de peur qu'il nepense avoir affaire à une voleuse

compulsive.Ils festoyèrent au bord de la

rivière, à l'endroit où elle avaitappris à nager. N'ayant pasl'habitude d'un tel luxe, ils savaientfort bien qu'ils risquaient de serendre malades.

Cela ne suffit pas à les enempêcher.

«Qu'est-ce que tu as à vomircomme ça, Saumensch? lançaMaman ce soir-là.

— C'est peut-être la soupe de pois», suggéra Liesel.

Papa lui fit écho. « Elle a raison,moi-même je me sens un peu

barbouillé.— On t'a sonné, Saukerl ? » Rosa

se retourna vers la Saumenschsecouée de haut-le-cœur. «Eh bien?C'est quoi, petite cochonne ? »

Liesel se taisait.Les pommes, pensait-elle, ravie.

Ce sont les pommes. Et elle vomitencore un petit coup, pour se porterbonheur.

LA BOUTIQUIÈREARYENNE

Ils étaient à l'extérieur de la

boutique de Frau Diller, appuyéscontre le mur blanchi à la chaux.

Liesel Meminger avait un bonbondans la bouche. Et le soleil dans lesyeux.

Cela ne l'empêchait toutefois pasde parler et de discuter.

AUTRE DIALOGUE

ENTRE RUDY ET LIESEL

«Grouille-toi, Saumensch, ça faitdéjà dix.

— Pas vrai, huit seulement. J'aiencore droit à deux.

— Bon, alors dépêche. Je t'ai ditqu'on aurait dû prendre

un couteau pour le couper endeux...

Allez, cette fois ça y est, lecompte est bon.

— D'accord. Tiens. Et ne l'avalepas.

— J'ai l'air d'un idiot?»[Une courte pause.]

«C'est chouette, non?— Et comment, Saumensch.»

Fin août, ils trouvèrent une pièce

d'un pfennig tombée par terre. Lajoie.

Elle était dans un tas de saletéssur le trajet de la tournée de linge.Solitaire et rouillée, à moitiépourrie. «Regarde !»

Rudy se précipita dessus. Leurexcitation était presque douloureusetandis qu'ils filaient à toute allurevers la boutique de Frau Diller, sansmême penser qu'un seul pfennig nesuffirait peut-être pas. Ils firentirruption dans le magasin et seplantèrent devant la boutiquière

aryenne, qui les considéra avecmépris.

« J’attends », dit-elle. Sescheveux étaient tirés en arrière et sarobe noire étouffait son corps. Sur lemur, la photo encadrée du Führermontait la garde.

Rudy réagit le premier. «HeilHitler.

Heil Hitler, répondit-elle en seredressant derrière son comptoir. Ettoi? poursuivit-elle en jetant unregard noir à Liesel, qui se hâta delancer à son tour un "Heil Hitler".»

Rudy tira prestement la pièce desa poche et la posa d'un geste décidé

sur le comptoir. Il regarda FrauDiller droit dans les lunettes etannonça: «Un assortiment debonbons, s'il vous plaît. »

Frau Diller sourit. Ses dentsbataillèrent pour se faire de la placedans sa bouche et Rudy et Lieselréagirent eux aussi à sa gentillesseinattendue par un sourire. Quis'effaça bien vite.

Elle se pencha, farfouilla dansquelque chose, et réapparut. « Voilà,dit-elle, en posant un petit sucre d'orge sur le comptoir. «Pourl'assortiment, débrouillez-vous. »

Une fois dehors, ils ôtèrent le

papier et tentèrent de couper lebonbon en deux en le mordant, maisil était comme du verre. Beaucouptrop dur, même pour les crocs deRudy. Ils durent le sucer chacun àson tour jusqu'à ce qu'il soit terminé.Dix sucées pour Rudy. Dix pourLiesel. En alternance.

«Elle n’est pas belle, la vie?»demanda à un moment Rudy avec unsourire sucré. Liesel ne pouvait direle contraire. Lorsqu'ils eurentterminé, ils avaient la bouche teinteen rouge. Sur le chemin du retour, ilsse rappelèrent mutuellement d'avoirau cas où ils trouveraient une autrepièce.

Naturellement, rien de tel ne sepassa. Personne ne peut avoir cettechance deux fois dans l'année, etencore moins dans une seule après-midi.

Ils n'en gardèrent pas moins leregard fixé sur le sol en avançantdans la rue Rimmel.

Ils avaient passé une journéeformidable et l'Allemagne nazie étaitun endroit merveilleux.

LE LUTTEUR, SUITE

Avançons maintenant jusqu'à une

nuit froide, une nuit de lutte. Lavoleuse de livres nous rattraperaplus tard.

On était le 3 novembre et il sentaitle plancher du train sous ses pieds.Il lisait Mein Kampf. Son sauveur.Ses mains étaient baignées de sueuret des marques de doigtss'accrochaient au livre.

LES PRODUCTIONS DE

LA VOLEUSE DE LIVRESPRÉSENTENT

OFFICIELLEMENTMein Kampf

(« Ma lutte »)par

Adolf Hitler

Derrière Max Vandenburg, la villede Stuttgart ouvrait les bras d'un airmoqueur.

Il n'y était pas le bienvenu, et ilessaya de ne pas regarder en arrièretandis que le pain rassis sedésintégrait dans son estomac. Uneou deux fois, il contempla les

lumières qui devenaient de plus enplus rares avant de disparaîtrecomplètement.

Aie l'air fier, se dit-il. Tu ne peuxpas avoir l'air effrayé. Lis le livre.Avec le sourire. C'est un grand livre,le plus grand que tu aies jamais lu.Ignore cette femme en face de toi.Elle dort, de toute façon. Allons,Max, ce n'est plus que l'affaire dequelques heures.

En fin de compte, une semaine et

demi s'était écoulée avant que levisiteur ne revienne comme promisdans la pièce de ténèbres. Puis une

autre semaine avant la suivante, etune autre, jusqu'à ce que Max perdecomplètement la notion des jours etdes heures. Il fut alors transféré dansune autre petite réserve, où il y eutplus de lumière, plus de nourriture etdes visites plus nombreuses. Mais iln'y avait plus de temps à perdre.

«Je vais bientôt partir, lui ditWalter Kugler, son ami d'enfance.L'armée.

— Je suis désolé, Walter. »Walter Kugler posa la main sur

l'épaule du lutteur juif. «Il y a pire,dit-il en le regardant dans les yeux.Je pourrais être à ta place. »

C'était leur ultime rencontre. Undernier paquet fut déposé dans uncoin et, cette fois, il contenait unbillet de train. Walter ouvrit MeinKampf et le glissa à l'intérieur, àcôté du plan qu'il avait apporté avecle livre. «Page treize. » Il sourit.«Ça porte chance, non ? — Bonnechance. » Les deux hommess'étreignirent.

Lorsque la porte se referma, Maxouvrit le livre et examina le billet.Stuttgart à Pasing via Munich.Départ dans deux jours, de nuit, justeà temps pour le dernier changement.De là, il irait à pied. Il avait déjà leplan dans sa tête, plié en quatre. La

clé était toujours scotchée àl'intérieur de la couverture du livre.

Il resta assis une demi-heure avantde s'approcher du sac et de l'ouvrir.Il contenait de la nourriture etquelques autres articles.

CONTENU

SUPPLÉMENTAIREDU CADEAU DE WALTER

KUGLERUn petit rasoir.

Une cuillère — ce qui serapprochait le plus d'un miroir.

De la crème à raser.Des ciseaux.

Lorsque Max Vandenburg quitta la

pièce, elle était entièrement vide.«Adieu », murmura-t-il.La dernière chose qu'il vit fut le

petit tas de poils qui reposaitnégligemment sur le plancher, prèsdu mur.

Adieu. Rasé de près, les cheveux bien

coiffés, quoique coupés de travers,c'est un autre homme qui était sortide ce bâtiment. Un Allemand.Minute : il était allemand. Plusexactement, il l'avait été.

Dans son estomac, la nourriture etla nausée formaient un mélangeexplosif.

Il avait marché jusqu'à la gare.Il avait montré son billet et sa

carte d'identité et, maintenant, il étaitinstallé dans un petit compartimentdu train, exposé au danger.

«Vos papiers ! » C'est cette formule qu'il redoutait

d'entendre.Déjà, lorsqu'on l'avait arrêté sur

le quai, cela avait été épouvantable.Il savait qu'il ne le supporterait pasdeux fois.

Les mains qui tremblent. L'odeur,non, la puanteur de la culpabilité.

Non, il ne le supporterait pas.Heureusement, ils passèrent de

bonne heure et ne réclamèrent queson billet. Il n'y avait plusmaintenant que le défilé de petitesvilles par la fenêtre, les agglomératsde lumières et la femme qui ronflaiten face de lui dans le compartiment.

Pendant une grande partie duvoyage, il avança dans sa lecture, ens'efforçant de ne pas lever le nez dulivre. Les mots paressaient dans sabouche.

Curieusement, il ne sentait le goût

que de deux d'entre eux au fur et àmesure qu'il tournait les pages etentamait de nouveaux chapitres.

Mein Kampf. Ma lutte.Le titre, encore et encore, tandis

que le train roulait et que les villesallemandes défilaient.

Mein KampfPour le sauver. Quelle ironie !

DES FRIPONS

Vous allez me dire que cela

n'allait pas mal pour LieselMeminger. Par rapport à MaxVandenburg,, oui. Évidemment, sonfrère était pratiquement mort dansses bras. Évidemment, sa mèrel'avait abandonnée.

Mais il n'y avait rien de pire qued'être juif.

Durant la période précédant

l’arrivée de Max Vandenburg, RosaHubermann perdit un autre client, le

couple Weingartner, qui cessa de luiconfier son linge. L'inévitableSchimpferei eut lieu dans la cuisineet Liesel se consola avec l'idée qu'ilrestait encore deux clients et que l'undes deux était le maire, avec sonépouse et ses livres.

Pour le reste, elle faisait toujoursles quatre cents coups avec RudySteiner. Je suggérerais même qu'ilspeaufinaient leurs méthodes peuorthodoxes.

Désireux de faire leurs preuves etd'élargir leur répertoire de petitslarcins, ils accompagnèrent ArthurBerg et ses amis dans d'autres

expéditions. Ils dérobèrent despommes de terre dans une ferme, desoignons dans une autre. Mais leurcoup le plus fumant, ils le réalisèrentseuls.

Comme nous l’avons vu, l'un desavantages qu'offraient lesdéambulations dans la ville était laperspective de trouver quelquechose par terre. Cela permettaitaussi de repérer les gens, et surtoutceux qui se livraient aux mêmesoccupations d'une semaine surl'autre.

Parmi eux, il y avait un élève del'école, Otto Sturm. Chaque vendredi

après-midi, il se rendait à vélo àl'église, où il apportait desprovisions aux prêtres.

Ils l'observèrent pendant un mois.Le mauvais temps succéda aux beauxjours et, un certain vendredi d'unesemaine d'octobre anormalementglaciale, Rudy décida de mettre desbâtons dans les roues d'Otto.

« Tous ces prêtres sont trop gros,

expliqua-t-il à Liesel tandis qu'ilsmarchaient dans les rues. Ils peuventbien jeûner un peu pendant unesemaine. » Liesel ne pouvaitqu'approuver. D'abord, elle n'était

pas catholique et ensuite, elle avaitfaim, elle aussi. Elle portait le linge,comme toujours. Rudy, lui, portaitdeux seaux d'eau froide ou plutôt,selon sa formule, deux seaux defuture glace.

Sans la moindre hésitation, il jetal'eau sur la chaussée, à l'endroitexact où Otto tournerait le coin de larue en vélo.

Liesel était mise devant le faitaccompli.

Au début, elle se sentit un peucoupable, mais le plan était parfait,ou tout au moins aussi bon qu'ilpouvait l'être. Chaque vendredi, peu

après quatorze heures, Otto Sturmtournait dans la rue de Munich avecles provisions posées dans unpanier, à l'avant du guidon. Cevendredi-là, il n'irait pas plus loin.

La route était déjà verglacée, maisRudy ajouta une couchesupplémentaire. Un sourire glissafugitivement sur son visage.

«Allons dans ce buisson ! » dit-il. Un quart d'heure plus tard, le plan

diabolique portait ses fruits, danstous les sens du terme.

Rudy pointa le doigt entre deuxbranches. «Le voilà ! »

Otto tournait le coin, tranquillecomme Baptiste.

Quelques secondes plus tard, ilperdait le contrôle de son vélo,glissait sur la glace et se retrouvaitface contre terre sur la chaussée.

Comme il ne bougeait plus, Rudyregarda Liesel avec inquiétude.«Doux Jésus ! s'exclama-t-il. On l'apeut-être tué!» Il sortit à croupetonsdu buisson, s'empara du panier, etles deux complices prirent leursjambes à leur cou.

« Est-ce qu'il respirait ? »demanda Liesel, un peu plus loin.

«Keine Ahnung», dit Rudy, en

serrant le panier contre lui. Il n'enavait aucune idée.

Quand ils eurent descendu unepartie de la colline, ils purent voirOtto qui se relevait, se grattait latête, puis l'entrejambe, et cherchaitdésespérément son panier du regard.

«Abruti de Scheisskopf!» Rudysourit à nouveau. Ils examinèrentleur butin. Du pain, des œufs casséset surtout du Speck. Rudy porta lejambon gras à ses narines et humavoluptueusement son arôme. «Magnifique. »

La tentation de garder cet exploit

pour eux était forte, mais leursentiment de loyauté vis-à-visd'Arthur Berg prit le dessus. Ils sedirigèrent vers le pauvre logementqu'il habitait, Kempf Strasse, et luimontrèrent leur butin. Arthur ne putdissimuler son approbation.

«Vous avez volé ça à qui ? »C'est Rudy qui répondit. « Otto

Sturm. »Arthur hocha la tête. «Qui que ce

soit, merci à lui.» Il rentra àl'intérieur et revint avec un couteau àpain, une poêle à frire et une veste. «On va aller chercher les autres, ditArthur Berg tandis qu'ils quittaient

l'immeuble. On est peut-être descriminels, mais on a une certainemorale. » Comme la voleuse delivres, il se fixait des limites.

Ils frappèrent encore à quelquesportes, lancèrent des appels depuisla rue, et bientôt la petite troupe devoleurs de pommes d'Arthur Berg sedirigea vers l'Amper. Ils allumèrentun feu dans une clairière sur la riveopposée et firent frire ce qui restaitdes œufs dans la poêle. Puis ilscoupèrent le pain et le Speck, et latotalité de la livraison d'Otto Sturmfut mangée avec les doigts et au boutdu couteau. Pas de prêtre à l'horizon.

C'est seulement vers la fin dufestin qu'une dispute éclata à proposdu panier. La majorité des garçonsvoulait le brûler. Fritz Hammer etAndy Schmeikl, eux, étaient d'avisde le garder, mais, avec sa moraleincongrue, Arthur Berg eut une autreidée.

«Vous deux, dit-il à Rudy etLiesel, vous pourriez le rapporter àce Sturm. Il me semble que cettepauvre cloche le mérite.

– Enfin, Arthur !– Je ne veux rien entendre,Andy.– Seigneur!

– Lui non plus ne veut rienentendre. »

La bande éclata de rire. RudySteiner ramassa le panier. « Je vaisle rapporter et le suspendre à saboîte aux lettres », décida-t-il.

Il n'avait pas fait vingt mètres queLiesel le rattrapait. Elle était detoute façon en retard et elle se devaitd'accompagner Rudy Steiner à laferme des Sturm, de l'autre côté dela ville.

Pendant un bon moment, ilscheminèrent en silence. «Tu t'enveux ?» finit-elle par demander. Ilsétaient déjà sur le chemin du retour.

«À propos de quoi ?— Tu sais bien.— Évidemment, mais j'ai le ventre

plein et je te parie que lui aussi. Jene pense pas un instant que lesprêtres auraient droit à desprovisions s'il n'y avait pas assez àmanger chez lui.— Il s'est tout de même

méchamment cassé la figure.— A qui le dis-tu ! » Mais Rudy

ne put s'empêcher de rire. Au coursdes années à venir, il ne volerait pasle pain, il le donnerait. Preuve ànouveau que la nature humaine estpétrie de contradictions. Le bien et

le mal en proportions égales.Ajoutez juste un peu d'eau.

Cinq jours après cette victoire endemi-teinte, Arthur Berg refit uneapparition et les invita à participer àson prochain coup. Ils tombèrent surlui rue de Munich, un mercredi enrentrant de l'école. Il avait déjàrevêtu son uniforme des Jeunesseshitlériennes. «On remet ça demainaprès-midi. Vous êtes intéressés ?— Où ça?» Ils n'avaient pu

s'empêcher de poser la question. «Lechamp de patates. »

Vingt-quatre heures plus tard,

Liesel et Rudy bravèrent à nouveaula clôture de barbelés et remplirentleur sac.

Le problème surgit au moment oùils prenaient la fuite.

« Seigneur ! s'écria Arthur. Lefermier ! » Le plus effrayant,toutefois, fut le mot suivant, qu'ilprononça comme s'il était déjàattaqué. Il lui entailla la bouche. Etce mot, c'était hache.

De fait, lorsqu'ils se retournèrent,le fermier leur fonçait dessus enbrandissant son arme.

Le groupe se rua vers la clôturecomme un seul homme et passa de

l'autre côté. Rudy était le pluséloigné. Il rattrapa les autres, maisfut le dernier à enjamber lesbarbelés. Au moment où il retirait sajambe, son pantalon y restaaccroché.

« Hé ! »Cri de l'abandonné.Les autres s'arrêtèrent net.Instinctivement, Liesel fit demi-

tour et se précipita vers lui.«Vite ! » s'écria Arthur. Sa voix

venait des profondeurs, comme s'ill'avait d'abord avalée.

Ciel blanc.

Les autres détalèrent.Liesel se mit à tirer sur le

pantalon. Les yeux de Rudy étaientagrandis par la peur. «Dépêche-toi,il arrive ! dit-il.

Ils entendaient encore au loin lacavalcade des fuyards lorsqu'uneautre main secourable agrippa le filde fer barbelé et dégagea lepantalon. Un bout d'étoffe resta surle métal, mais Rudy Steiner, libéré,put s'échapper.

«Maniez-vous le train », conseillaArthur. Le fermier arrivait, horsd'haleine, l'insulte à la bouche, lahache maintenant serrée contre sa

jambe. Il leur lança les vainesparoles des victimes :

« Je vais vous faire arrêter ! Jevous retrouverai ! Je saurai qui vousêtes ! »

Arthur Berg répondit.« Owens ! Il s'éloigna à grandes

enjambées et rattrapa Liesel et Rudy.« Jesse Owens !»

Lorsqu'ils furent en terrain sûr, ils

reprirent leur souffle. Arthur Bergs'approcha. Rudy n'osa pas lever lesyeux vers lui. «Ça nous est arrivé àtous », dit-il, sentant sa déception.Mentait-il ? Ils ne pouvaient le

savoir et ne le sauraient jamais.Quelques semaines plus tard,

Arthur alla habiter à Cologne.Ils le revirent une fois lors d'une

livraison de linge. Dans une ruelleadjacente à la rue de Munich, iltendit à Liesel un sac en papier bruncontenant une douzaine de marrons.« Un contact avec l'industrie de larôtisserie », dit-il. Après les avoirinformés de son départ, il se fenditd'un dernier sourire boutonneux etd'une taloche à chacun sur le front.«Ne mangez pas tout d'un coup. »C'était la dernière fois qu'ils levoyaient.

Pour ma part, je peux vous direque je l'ai vu, ça oui.

UN BREF HOMMAGE À

ARTHUR BERG,TOUJOURS VIVANT

Le ciel de Cologne était jaune etdécomposé,

floconneux sur les marges.Arthur Berg était assis contre un

mur,une enfant dans les bras.

Sa sœur.Quand elle a cessé de respirer, il

est resté avec elle etj'ai compris qu'il allait la garder

ainsi des heures durant.Il avait deux pommes volées dans

sa poche. Cette fois, ils surent mieux s'y

prendre. Ils mangèrent un marronchacun et vendirent le reste enfaisant du porte-à-porte.

«Si vous avez quelques pfennigs,disait Liesel à chaque fois, j'ai desmarrons.» Ils récoltèrent seizepièces. «Et maintenant, vengeance »,dit Rudy, l'air ravi.

Cette après-midi-là, ils

retournèrent au bazar de Frau Diller,

«Heil Hitlerèrent» et attendirent.« Encore un assortiment de

bonbons ?» schmunzelat-elle. Ilsrépondirent par un hochement de têteaffirmatif. L'argent éclaboussa lecomptoir et le sourire de Frau Dillerretomba comme un soufflé.

«Oui, Frau Diller, dirent-ils avecun bel ensemble, un assortiment debonbons. »

Dans son cadre, le Führer avaitl'air fier d'eux.

Le triomphe avant la tempête.

LE LUTTEUR, SUITEET FIN

La jonglerie se termine, mais la

lutte se poursuit. J'ai dans une mainLiesel Meminger, dans l'autre MaxVandenburg. Bientôt, je les réuniraidans une même scène. Laissez-moiencore quelques pages.

Le lutteur :S'ils le tuaient ce soir, au moins

mourrait-il vivant.Le trajet en train était loin,

maintenant. La ronfleuse devaitpoursuivre son voyage, bien bordéedans le wagon qu'elle avaittransformé en lit. Entre Max et lasurvie, il n'y avait plus que des pas.Des pas et des pensées. Et desdoutes.

Il suivit le plan de mémoire, dePasing à Molching. Lorsqu'il aperçutla petite ville, il était tard. Il avaitaffreusement mal aux jambes, mais ily était presque — à cet endroit quiétait le plus dangereux du monde.Prêt à le toucher.

Il trouva la rue de Munich grâceaux indications et s'avança le long

du trottoir.L'atmosphère se tendit. Poches de

lumière des réverbères.Bâtiments sombres et passifs.L'hôtel de ville se dressait comme

un jeune aux poings énormes tropgrand pour son âge. Le clocher del'église disparaissait dans lesténèbres.

Tout cela l'observait.Il frissonna.« Ouvre l’oeil », se dit-il.(Les enfants allemands étaient à

l'affût des pièces tombées à terre.Les Juifs allemands à l'affût de toutce qui pouvait aboutir à une

capture.) Il comptait ses pas par groupes de

treize, car ce nombre était censéporter chance. Juste treize pas, sedisait-il. Allons, encore treize. Il enfit quatre-vingt-dix séries avantd'arriver enfin à l'angle de la rueHimmel.

Dans une main, il tenait sa valise.L'autre main tenait encore Mein

Kampf.Chacun des deux objets était lourd

et enrobé de sueur.Il tourna dans la rue adjacente et

gagna le n° 33 en résistant à l'envie

de sourire, de pleurer ou même depenser à la sécurité qu'il ytrouverait. Ce n'était pas le momentde s'abandonner à l'espoir. Mêmes'il pouvait presque le toucher, lesentir à sa portée. Au lieu de quoi, ilréfléchit à nouveau à ce qu'il feraits'il était pris au dernier moment, ousi par malheur ce n'était pas la bonnepersonne qui l'attendait à l'intérieur.

Bien sûr, il y avait aussil'impression dérangeante decommettre un péché.

Comment pouvait-il faire unechose pareille ? Comment pouvait-ildébarquer et demander à des gens de

risquer leur vie pour lui ?Comment pouvait-il être aussi

égoïste ?Trente-trois.Il regarda le numéro, qui le

regardait.* * *

La maison, pâle, avait l’airpresque maladif, avec un portail enfer et une porte marron souillée parles cra: chats.

Il tira la clé de sa poche. Elle étaitterne et inerte dans sa main. Unmoment, il la serra, comme s'ilredoutait qu'elle remonte vers sonpoignet. Ce ne fut pas le cas. Le

métal était dur et plat, avec unerangée de dents bien saines. Il laserra jusqu'à ce qu'elle lui rentredans les chairs.

Puis, lentement, le lutteur sepencha, la joue contre le bois, et ildesserra l'étreinte de son poing.

QUATRIÈME PARTIE

L'HOMME QUI SE PENCHAIT

Avec :L’accordéoniste — quelqu'un qui

tient sa promesseune gentille enfant — un boxeur

juif — le courroux de Rosaun sermon — un dormeur —l'échange de cauchemars

et quelques pages du sous-sol

L'ACCORDÉONISTE

(La vie secrète de HansHubermann)

Un jeune homme était debout dans

la cuisine. Il avait l'impression quela clé était en train de rouiller danssa main. Il ne dit pas « Bonjour », ni«Aidez-moi, s'il vous plaît », ouquoi que ce soit de ce genre. Il posadeux questions.

QUESTION NUMÉRO

UN

«Hans Hubermann ?»

QUESTION NUMÉRODEUX

«Vous jouez toujours del'accordéon ?»

Tandis qu'il regardait, mal à

l'aise, la forme humaine qui se tenaitdevant lui, il extirpait sa voix de soncorps et la tendait dans l'obscuritécomme si c'était tout ce qui restait delui.

Inquiet et effrayé, Hans fit un pasen avant.

Il murmura dans le vide : « Bien

sûr. »Cela remontait à bien longtemps.

À la Première Guerre mondiale. Elles sont bizarres, ces guerres.Pleines de sang et de violence,

mais riches d'histoires tout aussidifficiles à sonder. On entend deschoses comme : «C'est pourtant vrai.Vous n'allez pas me croire et ça n'apas d'importance, mais c'est unrenard qui m'a sauvé la vie. » Oubien : « À côté de moi, tout le mondea été tué et j'ai été le seul à ne pasrecevoir une balle entre les deuxyeux. Pourquoi moi ? Pourquoi moi

et pas eux ?»L'histoire de Hans Hubermann

ressemblait un peu à ça. Quand jel'ai découverte à travers les mots dela voleuse de livres, j'ai prisconscience que nous nous étionscroisés de temps à autre durant cettepériode, quoique ni lui ni moin'ayons prévu de rencontre.Personnellement, j'avais du pain surla planche. Quant à Hans, je croisqu'il faisait tout son possible pourm’éviter.

La première fois où nous nous

sommes côtoyés, Hans avait vingt-

deux ans. C'était sur le frontfrançais. La plupart des soldats desa section étaient ardents au combat.Lui, pas vraiment. J'en avaisemporté un certain nombre aupassage, mais on peut dire que je neme suis même jamais approchée deHans Hubermann. Il avait trop dechance, ou bien il méritait de resteren vie. À moins qu'il n'ait eu unebonne raison de vivre.

Dans l'armée, il ne sortait pas dulot. Il restait dans la moyenne pourtout et il visait suffisamment bienpour ne pas faire honte à sessupérieurs. Il n'était pas non plusassez bon pour être de ceux que l'on

choisit pour se précipiter vers moi.

UN DÉTAIL, MAIS QUIA SON IMPORTANCE

Au fil des ans, j'en ai vu, desjeunes hommes qui croient

se précipiter sur d'autres jeuneshommes.

Ils se trompent.Ils se précipitent à ma rencontre. Il y avait presque six mois qu'il

combattait lorsqu'il se retrouva enFrance où, en apparence, unévénement bizarre lui sauva la vie.Vu sous un autre angle, on peut dire

que dans l'absurdité de la guerre, cequi se passa n'avait rien d’absurde.

Dès le moment où il s'était

retrouvé dans l'armée, au cours de laGrande Guerre, il était alléd'étonnement en étonnement. C'étaitcomme un feuilleton. Jour aprèsjour. Et après la bataille :

La conversation des balles.Les hommes au repos.Les meilleures blagues salaces.Les sueurs froides — ces

méchantes petites copines — quis'attardaient au creux de sesaisselles et dans son pantalon.

Il aimait beaucoup jouer aux

cartes, et aussi parfois aux échecs,mais il était assez mauvais. Et biensûr, la musique. Toujours lamusique.

Celui qui lui apprit à jouer del'accordéon était un homme d'un anson aîné, un Juif allemand du nomd'Erik Vandenburg. Leur manqued'intérêt pour le combat lesrapprocha et ils se lièrent peu à peud'amitié. Ils aimaient mieux roulerdes cigarettes que rouler dans laneige et dans la boue. Ils préféraienttirer des cartes plutôt que tirer des

balles. Le jeu, la cigarette et lamusique les réunirent, sans parlerd'une envie partagée de sortir de làvivants.

Le seul problème, c'est qu'onretrouverait un peu plus tard ErikVandenburg en pièces détachées surune colline verdoyante. Il avait lesyeux ouverts et on lui avait volé sonalliance. J'ai ramassé son âme aveccelle des autres et nous avons quittéles lieux en douceur. L'horizon avaitla couleur du lait. Frais et glacé.Répandu parmi les corps.

Il ne restait pour ainsi dire d'ErikVandenburg que quelques effets

personnels et l'accordéon qui gardaitl'empreinte de ses doigts. Onrenvoya tout chez lui, saufl'instrument de musique. Trop gros,paraît-il. Il était posé sur la couched'Erik au camp de base, commehonteux d'être là. On le donna à sonami, Hans Hubermann. Le seul àsurvivre, en fait.

VOICI COMMENT IL ASURVÉCU

Il n'alla pas se battre ce jour-là. Il devait en remercier Erik

Vandenburg. Plus précisément Erik

Vandenburg et la brosse à dents dusergent.

Ce matin-là, peu de temps avant ledépart, le sèrgent Stephan Schneiderentra dans la chambrée. Les hommesl'appréciaient pour ses blagues etson sens de l'humour, mais aussi etsurtout parce qu'au feu, il ne suivaitpersonne. Il y allait toujours enpremier.

À certains moments, il arrivaitparmi les soldats au repos et lançaitquelque chose comme : « Qui estoriginaire de Pasing?» Ou bien :«Qui est bon en maths ? » Ou bienencore, comme ce fameux jour : «

Qui a une belle écriture ? »Personne ne se portait plus

volontaire depuis la première foisoù il s'était livré à ce petit jeu. Unjeune soldat nommé Philipp Schlinks'était levé fièrement en annonçant :«Moi, sergent, je viens de Pasing. »Résultat: il s'était vu remettre unebrosse à dents avec mission denettoyer les latrines.

On comprend donc pourquoi les

candidats ne se bousculèrent paslorsque le sergent demanda qui avaitla meilleure calligraphie. Personnen'avait envie de subir une inspection

ou de devoir nettoyer les bottescrottées d'un lieutenant excentriqueavant de partir.

«Allons, les gars ! » lançaSchneider. Ses cheveux brillantinésétaient plaqués en arrière, sauf unépi qui se dressait en permanence ausommet de son crâne. «Il y en a bienun parmi vous qui sait écrirecorrectement, bande de nullards ! »

Au loin, on entendit le son de la

mitraille.Ce qui déclencha une réaction.«Écoutez-moi, reprit Schneider,

aujourd'hui, c'est différent. Ça risque

de prendre toute la matinée, peut-être plus. » Il nç put s'empêcher desourire. «Quand Schlink était entrain de briquer les latrines, vousautres jouiez aux cartes, mais cettefois, vous allez là-bas.»

La vie ou la fierté.Visiblement, le sergent espérait

que l'un de ses hommes auraitl'intelligence de choisir la vie.

Erik Vandenburg et HansHubermann échangèrent un coupd'oeil. Si l'un des soldats seproposait, la section lui en feraitbaver jusqu'à la fin. Les trouillardssont mal vus. D'un autre côté, si

quelqu'un était désigné... Personne ne se porta en avant,

mais une voix s'insinua vers lesergent. Elle s'installa à ses pieds,s'attendant à se faire éjecter à coupsde croquenots, et annonça:

« Hubermann, sergent. » Cettevoix appartenait à Erik Vandenburg.À l'évidence, il estimait que lemoment de mourir n'était pas venupour son ami.

Le sergent passa entre les soldats,dans un sens, puis dans l'autre.

«Qui a dit ça ? »C’était un arpenteur remarquable,

Stephan Schneider, un petitbonhomme qui parlait, bougeait etagissait à toute allure. Tandis qu'ilallait et venait, Hans le considérait.Peut-être l'une des infirmières était-elle souffrante et avaient-ils besoinde quelqu'un pour refaire lespansements sur les membres infectésdes blessés. Peut-être fallait-illécher et refermer un millierd'enveloppes contenant l'annonce dela mort d'un soldat.

A ce moment-là, la voix sortit denouveau du rang, ralliant certainesautres au passage. « Hubermann »,reprirent-elles en chœur. «Uneécriture impeccable, sergent,

impeccable, précisa même Erik.— Alors, c'est réglé. » Un petit

sourire à la ronde. «Hubermann, t'esbon. »

Le jeune soldat à l'alluredégingandée s'avança et demandaquelle allait être sa tâche.

Le sergent soupira. «Le capitainea besoin qu'on écrive quelquesdizaines de lettres à sa place. Il ades rhumatismes dans les doigts. Oude l'arthrite, je ne sais plus. Tu vasle faire. »

Ce n'était pas le moment dediscuter, surtout après que Schlinkavait dû nettoyer les toilettes et

qu'un autre, Pflegger, avait manquélaisser sa peau en léchant desenveloppes. Sa langue était infectéeet toute bleue.

«Oui, sergent. » Hans hochaaffirmativement la tête. L'affaireétait entendue. Son écriture étaitpour le moins malhabile, mais ilavait de la chance. Il fit de sonmieux pour écrire les lettres pendantque les autres allaient au combat.

Aucun ne revint.Ce fut la première fois où Hans

Hubermann m'échappa. Pendant laGrande Guerre.

La Seconde, ce serait plus tard, à

Essen, en 1943. Deux fois en deuxguerres.

Une dans sa jeunesse, une à laforce de l'âge.

Peu d'hommes ont la chance de metromper à deux reprises.

Il conserva l'accordéon pendant

toute la durée de la guerre.À son retour, lorsqu'il retrouva la

famille d'Erik Vanbenburg àStuttgart, sa veuve lui dit qu'ilpouvait le garder. Il y en avait déjàplusieurs dans l'appartement et lavision de celui-ci serait tropdouloureuse pour elle. Les autres lui

rappelaient suffisamment Erik, toutcomme son propre métier deprofesseur d'accordéon.

«Il m'a appris à jouer», lui ditHans, comme si cela pouvait aiderla jeune femme.

Ce fut peut-être le cas car, dansson chagrin, elle lui demanda dejouer pour elle et les larmescoulèrent sur ses joues tandis qu'ilexécutait maladroitement Le BeauDanube bleu. C'était l'air favori deson mari.

«Il m'a sauvé la vie, vous savez»,expliqua Hans. La pièce étaitfaiblement éclairée et sentait le

renfermé. «Il... Si jamais vous avezbesoin de quelque chose. » Il déposasur la table un papier avec son nomet son adresse. «Je suis peintre enbâtiment. Je peux refaire votreappartement gratuitement, si vousvoulez. » Il savait que cela nepouvait diminuer la peine de lajeune femme, mais il le proposa toutde même.

Elle prit le papier. Quelquesminutes plus tard, un petit enfantentra et vint s'asseoir sur ses genoux.

«Voici Max », dit-elle, maisl'enfant était trop jeune et trop timidepour ouvrir la bouche. Il était

maigrichon, avec des cheveux toutfins et, tandis que Hans jouait unautre air dans la pièce àl'atmosphère raréfiée, ses yeuxsombres allaient de l'étranger à samère, à laquelle les notesarrachaient des larmes.

Hans s'en alla.«Tu ne m'avais pas dit que tu

avais un fils », murmura-t-il une foisdehors, en s'adressant à son amidisparu et aux toits de Stuttgart.

Après une pause et quelqueshochements de tête, Hans regagnaMunich, pensant ne plus jamaisentendre parler de la famille d’Erik

Vandenburg. Ce qu'il ignorait, c'estqu'elle aurait effectivement besoinde son aide, mais pas pour quelquescoups de pinceau et pas avant unevingtaine d'années.

Quelques semaines passèrent

avant qu'il ne se mette à son travailde peintre. À la belle saison, latâche ne manquait pas et, en hiver,comme il le disait souvent à Rosa,les commandes ne pleuvaient peut-être pas, mais elles tombaient tout demême.

Et pendant plus de dix ans, celafonctionna.

Hans junior et Trudy vinrent aumonde. Ils grandirent en allant voirleur papa qui peignait les murs etnettoyait ses pinceaux.

En 1933, néanmoins, lorsqueHitler accéda au pouvoir, le travailse fit un peu plus rare. Hans n'adhérapas au NSDAP comme la plupartdes gens. Il prit cette décision aprèsmûre réflexion.

LE CHEMINEMENT DE

LA PENSÉEDE HANS HUBERMANN

Il avait peu d'instruction et deconscience politique,

mais du moins, c'était un hommeépris de justice.

Un Juif lui avait sauvé la vie et ilne pouvait l'oublier.

Il ne pouvait adhérer à un parti quimanifestait une telle

hostilité envers des gens. Sanscompter qu'au même titre

qu'Alex Steiner, un certain nombrede ses clients

les plus fidèles étaient juifs. Àl'instar de beaucoup

de Juifs, il ne pensait pas que cettehaine pouvait

perdurer et il décida après mûreréflexion

de ne pas suivre Hitler. Sur

plusieurs plans,ce choix s'avéra désastreux.

Lorsque les persécutions

commencèrent, les commandes seraréfièrent peu à peu. Certains devissemblaient se volatiliser dansl'atmosphère de la montée dunazisme.

Hans Hubermann aborda un vieuxmilitant nommé Herbert Bollinger,un homme doté d'un tour de tailleimpressionnant qui parlait leHochdeutsch (il était de Hambourg),un jour où il le croisa dans la rue deMunich. Au début, l'homme regarda

le bout de ses pieds, si tant est qu'ilpût les apercevoir, puis leva lesyeux vers le peintre, l'airfranchement embarrassé. Hansn'avait pas de raison de poser laquestion, mais il le fit.

«Que se passe-t-il, Herbert? Jeperds des clients à toute vitesse. »

Bollinger reprit de l'assurance. Ilse redressa et répondit à son tour parune question. «Dis-moi, Hans, est-ceque tu es membre ?

— De quoi ? »Mais Hans avait parfaitement

compris.«Voyons, Hansi, répliqua

Bollinger, ne m'oblige pas à mettreles points sur les i. »

Le peintre le quitta sur un gesteévasif et poursuivit sa route.

Les années passèrent. Dans tout le

pays, on terrorisait les Juifs et, auprintemps 1937, Hans Hubermannfinit par céder, non sans honte. Il pritquelques renseignements et remplitune demande d’adhésion au partinazi.

Après avoir déposé sonformulaire à la section du parti, ruede Munich, il aperçut quatre hommesqui jetaient des briques contre la

boutique d'un tailleur nomméKleinmann. C’était l'un des raresmagasins juifs qui fonctionnaientencore à Molching. À l'intérieur, unpetit homme balayait en bredouillantle verre cassé qui crissait sous sespieds. Une étoile jaune moutardeétait barbouillée sur la porte. Lesmots ORDURE JUIVE étaientinscrits à la peinture, qui avaitdégouliné.

Dans la boutique, l'agitation cessapeu à peu.

Hans s'approcha et passa la tête.«Vous avez besoin d'un coup demain ? »

Joel Kleinmann leva les yeux. Iltenait un balai d'une mainimpuissante. «Non, Hans. C'estgentil, mais allez-vous-en. » Hansavait repeint sa maison l’annéeprécédente. Il se souvenait des troisenfants de la famille Kleinmann,sans pouvoir mettre un prénom surleur visage.

«Je reviens demain, dit-il, pourrepeindre votre porte. » Ce qu'il fit.

Ce serait sa seconde erreur. Il commit la première tout de suite

après l'incident. Il retourna d'où ilvenait et alla cogner contre la porte,

puis contre la fenêtre du NSDAP.Les vitres vibrèrent, mais nul nerépondit. Tout le monde était rentréchez soi. Un dernier membremarchait dans la direction opposée.Il entendit le bruit et remarqua laprésence du peintre.

Il revint sur ses pas et demanda cequi se passait.

« Je ne peux plus adhérer»,affirma Hans.

L'homme n'en revenait pas. « Etpourquoi donc ? »

Hans jeta un coup d'oeil auxphalanges de sa main droite etdéglutit. Il avait déjà le goût

métallique de son erreur dans labouche. «N'en parlons plus», dit-ilen repartant.

Des mots le rattrapèrent.« Réfléchissez bien, Herr

Hubermann, et faites-nous connaîtrevotre décision. »

Il fit comme s'il n'avait rienentendu.

Le lendemain matin, comme

promis, il se leva plus tôt qued'habitude, mais pas assez, en fait.La porte de la boutique du tailleurKleinmann était encore humide derosée. Hans la sécha. Puis il

appliqua une bonne couche depeinture, de la couleur la plusproche possible de l’originale.

Un homme passa.«Heil Hitler, dit-il.— Heil Hitler», répondit Hans.

TROIS DÉTAILS,MAIS QUI ONT LEURIMPORTANCE

1. Le passant était Rolf Fischer,

l'un des nazisles plus importants de Molching.2. La porte fut barbouillée d'une

nouvelle insulte

dans les seize heures.3. Hans Hubermann n'eut pas sa

carte du parti nazi.Du moins, pas encore.

Au cours de l’année qui suivit,

Hans n'eut pas à regretter de ne pasavoir annulé officiellement sademande d'adhésion. Beaucoup dedemandes étaient approuvées tout desuite, mais la sienne, considéréecomme suspecte, était mise sur uneliste d'attente. Vers la fin de l'année1938, alors que la Nuit de cristalavait lancé le processusd'élimination des Juifs, la Gestapo

arriva. Ils fouillèrent la maison, sansrien trouver de suspect. HansHubermann eut de la chance :

On lui permit de rester.Ce qui le sauva, sans doute, fut

qu'on le savait au moins dansl'attente d'une réponse à sa demanded'adhésion. Pour cette raison, on letoléra, même s'il ne fut pas reconnucomme le peintre compétent qu'ilétait.

Et puis il y avait l'accordéon.Il lui évita d'être mis

complètement à l'écart. Si, dans sonmétier de peintre, Hans devaitcompter avec la concurrence, en

matière de musique, les leçonsd'Erik Vandenburg et ses vingtannées ou presque de pratiqueassidue lui avaient donné un styleque personne d'autre n'avait àMolching. Ce n'était pas une affairede perfection, mais de chaleurhumaine. Même ses fausses notesétaient sympathiques.

Il «Heil Hitlerait» lorsqu'on le luidemandait et il sortait le drapeauquand il le fallait. Apparemment,tout allait bien.

Et puis, un peu plus de six moisaprès l'arrivée de Liesel rueHimmel, le 16 juin 1939 (une date

désormais inoubliable), unévénement allait modifier demanière irréversible le cours de lavie de Hans Hubermann.

Ce jour-là, il avait un peu detravail.

À sept heures tapantes, il quitta lamaison.

Il tirait sa charrette avec ses outilsde peintre et ne remarqua pas qu'ilétait suivi.

Quand il arriva sur son chantier,un étranger se porta à sa hauteur.C'était un jeune homme grand etblond, l'air sérieux.

Leurs regards se croisèrent.

«Vous êtes Hans Hubermann ?»Hans, qui était en train de

chercher un pinceau, approuva d'unbref hochement de tête. « Oui, c'estmoi.

— Vous jouez bien de l'accordéon?»

Cette fois, Hans s'immobilisa. Ilfit à nouveau signe que oui.

L'étranger se frotta la mâchoire,jeta un regard circulaire autour delui, puis, d'un ton posé, il demanda:«Êtes-vous homme à tenir unepromesse ?»

Hans sortit deux pots de peinturede la charrette et l'invita à s'asseoir.

Son interlocuteur lui tendit la main etse présenta : «Je m'appelle Kugler,Walter Kugler. Je viens de Stuttgart.»

Puis il s'assit. Les deux hommesbavardèrent pendant un quart d'heureet convinrent d'un rendez-vous dansla soirée.

UNE GENTILLEENFANT

En novembre 1940, lorsque Max

Vandenburg arriva dans la cuisinedu 33, rue Himmel, il était âgé devingt-quatre ans. Il semblait ployersous le poids de ses vêtements et safatigue était si grande qu'un rienaurait pu le faire s'effondrer. Il setenait tout tremblant dansl'encadrement de la porte.

«Vous jouez toujours del'accordéon?»

Bien sûr, il fallait comprendre :«Vous êtes toujours disposé àm'aider?»

Le papa de Liesel alla jusqu'à la

porte d'entrée et l'ouvrit. Avecprécaution, il regarda à gauche, puisà droite et revint. Verdict : rien.

Max Vandenburg, le Juif, fermales yeux et s’abandonna un peu plusau sentiment de sécurité. L'idée enelle-même était grotesque, etpourtant il la laissa s'installer.

Hans vérifia que les rideauxétaient bien tirés et ne laissaient pasentrer le moindre rai de lumière. À

ce moment-là, Max craqua. Ils'accroupit et joignit les mains.

L'obscurité le caressa.Ses doigts avaient l'odeur de sa

valise, du métal, de Mein Kampf etde la survie.

C'est seulement lorsqu'il releva latête qu'il découvrit la faible lumièrevenant du couloir et remarqua laprésence de la fillette en pyjama.

« Papa ?»Max bondit sur ses pieds.

L'obscurité enflait maintenant autourde lui.

« Tout va bien, Liesel, dit Papa.Retourne te coucher. »

Elle s’attarda un moment avant derepartir. Lorsqu' elle regarda unedernière fois l'étranger à la dérobée,elle aperçut la forme d'un livre posésur la table.

« Ne craignez rien, c'est unegentille enfant», entendit-elle HansHubermann murmurer à l'homme.

Elle resta éveillée pendant uneheure, écoutant le discret écho desphrases échangées dans la cuisine.

Dans ce jeu, une carte n'avait pasencore été jouée. Un joker.

UNE BRÈVE HISTOIREDU BOXEUR JUIF

Max Vandenburg vit le jour en

1916.Il passa son enfance à Stuttgart.Ce qu'il aimait le plus, alors,

c'était se battre avec les poings. Il disputa son premier combat à

onze ans. À l'époque, il était épaiscomme une allumette.

Wenzel Gruber.Tel était le nom de son adversaire.

Il avait la langue bien pendue, ceWenzel, et des cheveux frisés. Leterrain de jeu local leur tendait lesbras.

Ni l'un ni l'autre ne résista.Ils luttèrent comme des

champions.Pendant une minute.Juste au moment où l'affaire

devenait intéressante, ils furentsaisis chacun par le col. Un parentattentif.

Un peu de sang coulait de labouche de Max.

Il le lécha, et ça avait bon goût.* * *

Dans son milieu, peu de gens sebattaient, en tout cas pas avec leurspoings. À l'époque, on disait que lesJuifs préféraient subir. Subir laviolence sans broncher avant deremonter la pente jusqu'en haut.Visiblement, ce n'était pas le caspour tous.

Max allait avoir deux ans lorsque

son père mourut, réduit en charpiesur une colline verdoyante.

Quand il eut neuf ans, sa mère seretrouva sans le sou. Elle vendit lestudio de musique qui leur servaitaussi d'appartement et ils allèrent

s'installer dans la maison de l'onclede Max. Là, il grandit en compagniede six cousins affectueux qui letapaient et l'embêtaient pas mal. Il sebagarrait avec l'aîné, Isaac. C'estainsi qu'il fit ses classes de boxeur.Chaque soir ou presque, il prenaitune raclée.

À treize ans, la tragédie frappa de

nouveau. Son oncle mourut.Conformément aux statistiques, cet

homme-là n'avait rien du caractèreimpétueux de Max. C'était le genrede personne qui se donnait beaucoupde mal sans trop exiger en retour. Il

restait dans son coin et sacrifiait toutà sa famille. Il mourut de quelquechose qui se développait dans sonestomac. Une sorte de grosse bouleempoisonnée.

Ses proches, comme souvent dansce genre de circonstances, seréunirent autour du lit et leregardèrent capituler.

Max Vandenburg était maintenantun adolescent aux mains dures, avecles yeux au beurre noir et une dentbranlante. À sa tristesse et à sonchagrin vint s'ajouter une certainedéception. Voire une certainecontrariété.

Pendant que sous ses yeux, sononcle sombrait lentement dans le lit,il se jura de ne pas mourir de cettefaçon.

Le visage du mourant était l'imagemême de l'acceptation.

Il était jaune et paisible, malgré lastructure violente du crâne, cettemâchoire qui semblait s'étirer surdes kilomètres, ces pommettesressorties et ces orbites en nid depoule. Si calme qu'il donnait envie àl'adolescent de poser une question.

Où est la lutte ? se demandait-il.Où est la volonté de tenir?

Bien sûr, à treize ans, il étaitquelque peu excessif dans sonexigence. Il n'avait jamais regardéen face quelque chose comme moi.Du moins pas encore.

Il resta près du lit avec les autreset regarda cet homme mourir —passer sans heurt de la vie à la mort.Derrière la fenêtre, la lumière étaitgrise et orangée, et son oncle parutsoulagé lorsqu'il cessacomplètement de respirer.

«Quand la Mort viendra meprendre, se jura Max, je lui enverraimon poing dans la figure. »Personnellement, j'apprécie. Cette

stupide bravoure. Oui.J'apprécie beaucoup. Dès lors, il se battit de plus en

plus régulièrement. Quelques amis etennemis irréductibles se retrouvaientau crépuscule sur un petit terre-pleinde la rue Steber : des Allemandspure souche, des garçons originairesde l'Est et lui, le Juif. Cela n'avaitpas d'importance. Pour libérer lesénergies adolescentes, rien de mieuxqu'une bonne bagarre. En fait, pourun peu, les ennemis auraient pu êtredes amis.

Max aimait ça, les cercles autourdes adversaires et la plongée dansl'inconnu.

Le goût doux-amer del'incertitude.

Perdre ou gagner.C'était une sensation qu'il

éprouvait au creux de l'estomac.Quand cela devenait intolérable, leseul remède consistait à foncer, lespoings en avant. Max n'était pas legenre de garçon qui se tuait àréfléchir.

* * *Le combat qu'il préférait, avec le

recul, était son cinquième contre un

dénommé Walter Kugler, un grand etsolide gaillard. Ils avaient alorsquinze ans. Walter avait gagné lesquatre premières rencontres, maiscette fois, Max sentait que ce seraitdifférent. Un sang neuf — le sang dela victoire — coulait dans sesveines et cela l'excitait et l'effrayaità la fois.

Comme toujours, les autresformaient un cercle autour d'eux. Lesol était sale. Sur les visages, lessourires allaient d'une oreille àl'autre. Des mains crasseusesbrandissaient de l'argent dans unecacophonie de cris et d'appels sivibrants d'enthousiasme que plus

rien d'autre ne comptait.Il y avait là un mélange détonant

de joie et de peur, une agitationflamboyante.

Les deux adversaires, pris parl'intensité du moment, avaient levisage crispé, les yeux agrandis parla concentration.

Après une minute d'observation,ils commencèrent à se rapprocher età prendre un peu plus de risques.

C'était un combat de rue, pas unmatch d'une heure. Ils n'avaient pastoute la journée devant eux.

«Vas-y, Max, vas-y, Maxi Taxi, tule tiens ! » cria l'un de ses amis. Puis

il ajouta, sans reprendre son souffle: «Tu le tiens, petit Juif, tu le tiens !»

Avec son nez cabossé, sescheveux fins et ses yeux humides,Max avait une bonne tête de moinsque son adversaire. Son style étaitdépourvu de finesse. Courbé enavant, il sautillait en envoyant depetits coups rapides au visage deKugler. Celui-ci, visiblement plusfort et plus doué, restait droit et sesdirects atteignaient systématiquementMax aux pommettes et au menton.

Max continuait à attaquer.Malgré la correction reçue, il

avançait sur Kugler. Du sang séchaitsur ses dents.

Lorsqu'il fut envoyé à terre, unrugissement s'éleva. L'argent faillitchanger de mains.

Il se releva.Il se retrouva une fois encore au

tapis avant de changer de tactique etd'obliger Walter Kugler à venir auplus près avant de lui décocher uncoup sec. En plein sur le nez.

Soudain aveuglé, Kugler recula.Max saisit l'occasion. Il le débordapar la droite et le frappa au niveaudes côtes. Kugler baissa sa garde etla droite de Max le toucha au

menton. Il alla à terre, ses cheveuxblonds dans la poussière, les jambesécartées. Il ne pleurait pas etpourtant des larmes de cristalglissaient sur ses joues. Elles luiavaient été arrachées par les poingsde Max.

Le cercle de spectateurs compta.Ils comptaient toujours, au cas où.

Voix et chiffres. Après un combat, lacoutume voulait que le vaincu lèvela main du vainqueur. LorsqueKugler finit par se remettre debout,il alla lever le bras de MaxVandenburg, l'air lugubre.

«Merci, lui dit Max.— La prochaine fois, je te

massacre», répondit Kugler. Au cours des années qui suivirent,

Max Vandenburg et Walter Kuglercombattirent à treize reprises.Walter cherchait toujours à prendre,sa revanche sur cette premièrevictoire de Max et Max voulaitretrouver ce moment de gloire. Lebilan fut en faveur de Walter : dixvictoires contre trois pour Max.

En 1933, quand ils eurent dix-septans, la rancœur mêlée de respectcéda la place à une amitié sincère et

l'envie de se battre les quitta. Tousdeux se mirent à travailler, jusqu'àce qu'en 1935, comme les autresemployés juifs, Max soit mis à laporte des ateliers de constructionmécanique Jedermann. Peu de tempsaprès, les lois de Nuremberg furentinstaurées. Elles ôtaient aux Juifs lacitoyenneté allemande etinterdisaient les mariages entre Juifset Allemands.

« Seigneur, dit un soir Walterlorsqu'ils se retrouvèrent à l'endroitoù ils avaient eu l'habitude de sebattre. C'était une autre époque,n'est-ce pas ? On ne connaissait pasça. » Il donna une petite tape sur

l'étoile jaune que Max portait sur samanche. «On ne pourrait plus sebattre de la même manière.

— Si. On ne peut pas épouser unJuif, mais rien n'empêche de sebattre avec lui. »

Walter sourit. «Il y a même sansdoute une loi qui récompense cegenre de choses, du moment qu'on ensort gagnant. »

Les années passant, ils se virentde façon très occasionnelle. Max,comme les autres Juifs, étaitsystématiquement rejeté et sanscesse écrasé, tandis que Walter étaitpris par son travail. Une imprimerie.

Si ça vous intéresse, eh bien oui,il connut des filles pendant cettepériode. L'une nommée Tania, l'autreHildi. Dans un cas comme dansl'autre, cela ne dura pas. Il n'avaitpas assez de temps pour cela,vraisemblablement à cause del'incertitude et de la pression de plusen plus forte. Max devait se démenerpour trouver du travail. Que pouvait-il proposer à ces jeunes filles ? En1938, il était difficile d'imaginer quela vie puisse être pire.

Puis ce fut le 9 novembre.Kristallnacht. La Nuit de cristal. Lanuit du verre brisé.

Cet épisode, tragique pour tant deJuifs, permit à Max Vandenburg des'enfuir.

Il avait vingt-deux ans. Nombre d'établissements juifs

étaient systématiquement saccagés etpillés lorsque des poings cognèrentsur la porte de l'appartement. Max,sa tante, sa mère, ses cousins et leursenfants se tenaient dans le salon,serrés les uns contre les autres.

«Aufmachen ! »Tous se regardèrent. Ils avaient

envie de s'éparpiller dans les autrespièces, mais la crainte les

paralysait.De nouveau : «Ouvrez ! »Isaac se dirigea vers la porte, dont

le bois vibrait encore à la suite descoups reçus. Il se retourna vers lesvisages sur lesquels se lisait la peur,tourna le loquet et ouvrit.

Comme ils s'y attendaient, c'étaitun nazi. En uniforme.

« Jamais. »Telle fut la première réaction de

Max.Il serrait la main de sa mère et

celle de Sarah, sa cousine la plusproche. «Je ne pars pas. Si l'on nepeut s'en aller tous ensemble, je

reste. »Il mentait.Lorsque les autres membres de la

famille le poussèrent dehors, lesoulagement l'envahit, comme uneobscénité. Il le refusait, mais enmême temps il l'éprouvait avec unetelle force qu’il en avait la nausée.Comment pouvait-il ? Commentpouvait-il ?

Il pouvait.«N'emporte rien, lui dit Walter

Kugler. Prends juste ce que tu as surtoi. Je te fournirai le reste.

— Max. » C'était sa mère.Elle tira d'un tiroir un vieux bout

de papier et le fourra dans la pochede sa veste. « Si jamais... » Ellel'étreignit une dernière fois. « Cesera peut-être ton dernier espoir. »

Il contempla son visagevieillissant et l'embrassa sur labouche.

«Viens. » Walter le tira par lamanche, tandis que le reste de lafamille lui disait au revoir et luidonnait de l'argent et quelques objetsde valeur. «Viens. Dehors, c'est lechaos et le chaos va nous aider. »

Ils partirent sans se retourner.Et cela le torturait.

Si seulement il avait jeté un ultimeregard aux siens lorsqu'il avait quittél'appartement. Peut-être saculpabilité n'aurait-elle pas été aussilourde à porter. Pas de dernieradieu.

Pas de derniers regards échangés.Rien que le vide de l'absence.Il passa les deux années suivantes

caché dans une réserve vide, àl'intérieur d'un bâtiment où Walteravait travaillé auparavant. Lanourriture était rare. La suspicionrégnait. Dans le voisinage, le restedes Juifs qui avaient de l'argentémigraient. Ceux qui n'en avaient

pas essayaient aussi, sans grandsuccès. La famille de Maxappartenait à cette dernièrecatégorie. De temps à autre, Walterallait vérifier qu'ils étaient toujourslà, le plus discrètement possible.Jusqu'à cette après-midi où, lorsqu'ilse présenta, quelqu'un d'autre ouvritla porte.

Quand Max apprit la nouvelle, ileut l'impression qu'une main géanteroulait son corps en boule, commeune feuille de papier pleine defautes. Bonne pour la corbeille.

Et pourtant, chaque jour, entredégoût et-reconnaissance, il parvint

à se relever. Abîmé, mais pastotalement détruit.

Vers le milieu de l'année 1939, il

se cachait depuis un peu plus de sixmois lorsqu'ils décidèrent d'agirdifféremment. Ils examinèrent lebout de papier que sa mère avaitremis à Max au moment de sadésertion. Oui, sa désertion, et nonpas seulement sa fuite. Car c'estainsi qu'il qualifiait son départ.Nous savons déjà ce qui était inscritsur ce papier :

UN NOM, UNE

ADRESSEHans Hubermann

33, rue Himmel, Molching « C'est de pire en pire, dit Walter

à Max. À tout moment, on peut êtrerepérés. » Dans l'obscurité, ilssentaient la menace peser sur leursépaules. «Qui sait ce qui peut sepasser? Je peux me faire prendre. Tupeux avoir besoin de trouver cetendroit... J'ai trop peur pourdemander de l'aide à quelqu'un, ici.Trop de risques. » Il n'y avait qu'unesolution. «Je vais essayer deretrouver cet homme. S'il est devenu

nazi, ce qui est probable, je reparscomme je suis venu. Mais au moinson saura ce qu'il en est, richtig?»

Max lui donna jusqu'à son dernier

pfennig pour financer le voyage.«Alors ? » demanda-t-il lorsqueWalter revint, quelques jours plustard.

Ils s'étreignirent et Walter hochaaffirmativement la tête. «C'est bon. Iljoue encore de l'accordéon, celuidont ta mère t'a parlé, quiappartenait à ton père. Il n'est pasmembre du parti. Il m'a donné del'argent. » À ce stade, Hans

Hubermann n'était encore qu'un nom.«Il est pauvre, marié, et il y a uneenfant au foyer. »

Cela éveilla un peu plus l'attentionde Max. «Quel âge ?— Dix ans. On ne peut pas tout

avoir.— Oui. Les enfants parlent

beaucoup.-- On a déjà de la chance, tu sais.

»Ils restèrent quelque temps sans

rien dire, puis Max rompit lesilence.

«Je suppose qu'il me hait déjà?— Je n'en ai pas l'impression. Il

m'a donné l'argent, n'est-ce pas ? Ilm'a dit qu'une promesse était unepromesse. »

Une semaine plus tard, une lettrearriva. Hans prévenait WalterKugler qu'il enverrait les élémentsnécessaires quand il le pourrait. Il yavait un plan de Moiching et dugrand Munich sur une page, ainsi quel'indication du trajet direct entrePasing (la gare la plus sûre) et samaison. Les derniers mots de salettre allaient de soi : Faitesattention.

À la mi-mai 1940, Mein Kampfarriva, avec une clé scotchée sous la

couverture.Cet homme est génial, se dit Max,

mais il frissonnait à l'idée de devoiraller jusqu' à Munich. Il espéraitcomme les autres personnesconcernées — qu'il n'aurait pas àfaire le voyage.

Les souhaits ne se réalisent pastoujours.

Surtout dans l'Allemagne nazie. Le temps passa.La guerre s'étendit.Max resta dissimulé dans une

autre pièce vide. Jusqu'à ce quel'inévitable se produise.

Walter fut avisé qu'on l'envoyaiten Pologne, pour continuer àaffirmer l'autorité de l'Allemagne surles Polonais comme sur les Juifs. Lemoment était venu.

Max gagna donc Munich, puisMolching. Et maintenant, dans lacuisine d'un étranger, il demandaitl'aide dont il avait un besoin vital,tout en s'adressant le blâme qu'ilestimait mériter.

Hans Hubermann lui serra la mainet se présenta. Il fit du café sansallumer la lumière.

La fillette était partie depuis unbon moment, mais un autre bruit de

pas s'annonçait. Le joker.Dans l'obscurité, les trois

personnes étaient complètementisolées, les yeux écarquillés. Lafemme fut la seule à parler.

LE COURROUX DEROSA

Liesel s'était rendormie lorsque la

voix inimitable de Rosa Hubermanns'éleva dans la cuisine, la réveillanten sursaut.

«Was ist los?»La curiosité s'empara de la

fillette, qui imaginait cette tiradeprononcée par une Rosa courroucée.Elle perçut ensuite un mouvement,puis le raclement étouffé d'unechaise.

Après s'être contrainte à attendreune dizaine de minutes, Liesel gagnale couloir et ce qu'elle vit lastupéfia. Rosa Hubermann, quiarrivait à l'épaule de MaxVandenburg, le regardait engloutirune assiettée de son infâme soupe depois. Une bougie brûlait sur la table.Sa flamme ne vacillait pas.

Maman était grave.Son corps replet exprimait

l'inquiétude.En même temps, un air de

triomphe se lisait sur son visage etce n'était pas le triomphe d'avoirsauvé un autre être humain de la

persécution. C'était plutôt quelquechose du genre : Tu vois, lui aumoins, il ne se plaint pas. Son regardallait alternativement de la soupe àMax.

Lorsqu'elle parla de nouveau, cefut seulement pour lui demander s'ilen voulait encore.

Max refusa. Il se précipita versl'évier, où il vomit. Son dos seconvulsait, ses bras écartésagrippaient le métal.

«Jésus, Marie, Joseph, marmonnaRosa. Encore un ! »

Max, confus, se tourna vers eux ets'excusa. Ses mots étaient glissants

et menus, réprimés par l'acide. «Jesuis désolé. Je crains d'avoir tropmangé. C'est-à-dire que monestomac est resté si longtemps sans...Il ne supporte sans doute pas autantde...

— Poussez-vous », ordonna Rosa.Elle entreprit de nettoyer l'évier.

Lorsqu'elle eut terminé, elleretrouva le jeune homme qui setenait, morose, à la table de lacuisine. Hans était installé face à lui,les mains agrippant le plateau debois.

Du couloir, Liesel voyait les traitstirés de l'étranger et, derrière,

l'expression soucieuse de Maman,inscrite comme une salissure sur sonvisage.

Elle regarda ses parents adoptifs.Qui étaient-ils donc ?

LE SERMON DELIESEL

Savoir qui étaient exactement

Hans et Rosa Hubermann n'était paschose facile. Des gens gentils ? Desgens ridiculement ignorants ? Desgens d'une santé mentale contestable?

Il est plus aisé de définir lapénible situation dans laquelle ils setrouvaient.

LA SITUATION DE

HANSET ROSA HUBERMANN

Très difficile, effectivement.Et même épouvantablement

difficile. Quand un Juif débarque chez vous

au petit matin, dans le berceau dunazisme, on peut raisonnablements’attendre à devoir affronter desniveaux élevés de malaise.L'angoisse, l'incrédulité, la paranoïa.Chacune ayant ses propres effets etchacune conduisant à se dire que lesconséquences n'auront rien d'un litde roses.

La peur est quelque chose quiirradie. On la voit de manièreimpitoyable.

Il faut toutefois souligner que,malgré cette peur qui irradiait dansl'ombre, ils ne cédèrent pas àl'affolement.

Maman renvoya Liesel dans sachambre.

«Bett, Saumensch.» D'un toncalme, mais ferme. Très inhabituel.

Papa rejoignit la fillette peu après.Il souleva les couvertures du litvacant.

«Alles gut, Liesel ? Tout va bien ?— Oui, Papa.

— Comme tu vois, nous avons unvisiteur. » Elle devinait à peine lahaute silhouette de Hans Hubermanndans l'obscurité. «Il va dormir icicette nuit.— Bien, Papa. »Quelques minutes plus tard, Max

Vandenburg entra dans la chambre,opaque et silencieuse. Il ne respiraitpas. Il ne bougeait pas. Sans qu'ellesût comment, il alla pourtant du seuilau lit, et fut sous les couvertures.

«Tout va bien ? »Cette fois, Papa s'adressait à lui.La réponse de Max flotta dans

l'air, avant de se coller au plafond

comme une tache, tant il se sentaithonteux. « Oui, merci. » Il le répéta,tandis que Papa allait s'installercomme à son habitude sur la chaise àcôté du lit de Liesel. « Merci. »

Liesel mit une heure à serendormir.

Elle dormit profondément etlongtemps.

Un peu après huit heures trente,

une main la secoua.La voix qui correspondait à cette

main l'informa qu'elle n'irait pas àl'école ce jour-là. Apparemment,elle était souffrante.

Lorsqu'elle s'éveillacomplètement, elle observal’étranger couché dans le lit d'enface. Seules ses mèches de cheveux,toutes sur le même côté, dépassaientde la couverture et il ne faisait pasle moindre bruit en dormant, commes'il était entraîné à être silencieuxjusque dans son sommeil. Avecprécaution, elle passa à côté de luiet suivit Papa dans le couloir.

Pour la première fois, la cuisineétait assoupie. Maman se taisait. Ilrégnait une sorte de silence stupéfié,inaugural. Au grand soulagement deLiesel, il fut rompu au bout dequelques minutes.

Le petit déjeuner était prêt.Maman annonça la priorité du

jour. Assise à la table, elle déclara:« Liesel, aujourd'hui, Papa va te direquelque chose. » C'était sérieux :elle n'avait même pas dit«Saumensch». Une sorted'abstinence qu'elle s'imposait. « Ilva te parler. Tu devras l'écouter.C'est clair ? »

Liesel était en train d'avaler.« C'est clair, Saumensch?»C'était mieux.La fillette fit « oui » de la tête.

Lorsqu'elle regagna sa chambrepour y prendre ses vêtements,l'homme couché dans l’autre lits'était retourné et placé en chien defusil. Il ne ressemblait plus à unesorte de bûche, mais à un « Z » tracésous les couvertures.

Elle distinguait maintenant sonvisage sous le faible éclairage. Ilavait la bouche ouverte et sa peauétait couleur coquille d’œuf. Unebarbe naissante couvrait sa mâchoireet son menton, et ses oreilles étaientpointues et aplaties. Il avait un nezpetit, mais bosselé.

« Liesel ! »

Elle se retourna. «Bouge-toi ! »Elle alla dans la salle d'eau.Après s'être changée, elle passa

dans le couloir, consciente qu'elle nepourrait aller bien loin. Papa setenait devant la porte du sous-sol. Illui adressa un pâle sourire, alluma lalampe et descendit les marchesdevant elle.

* * *Dans les odeurs de peinture, Papa

lui dit de s'installer confortablementau milieu des bâches de protection.La lumière éclairait les mots qu'elleavait appris et peints sur le mur. « Ilfaut que je t'explique certaines

choses. »Liesel était assise sur un tas de

bâches d'un mètre de haut, Papa surun pot de peinture de quinze litres.Pendant quelques minutes, il cherchales mots adéquats. Quand il les euttrouvés, il se leva et se frotta lesyeux.

«Liesel, dit-il calmement, je nesavais pas si cela arriverait, c'estpourquoi je ne t'ai jamais rien dit.Sur moi et sur cet homme qui est là-haut. » Il fit les cent pas dans lesous-sol, tandis que la lampeamplifiait son ombre, le transformanten un géant sur le mur.

Lorsqu'il s'immobilisa, son ombreresta là, gigantesque, dans son dos.Elle observait. Il y avait toujoursquelqu'un qui observait.

«Tu connais mon accordéon, n'est-ce pas ?» dit-il, et il entama sonrécit.

Il parla de la guerre de 14 et

d'Erik Vandenburg, puis de sa visiteà la veuve du soldat fauché aucombat. «Le petit garçon qui estentré dans la pièce ce jour-là, c'estl'homme qui se trouve là-haut.Verstehst ? Tu comprends ?»

La voleuse de livies écouta

l'histoire que lui racontait HansHubermann. Cela dura une bonneheure, jusqu'au moment de vérité,qui comportait un sermon d'uneimpérieuse nécessité.

«Écoute bien, Liesel. » Papa la fitse lever et prit sa main.

Ils étaient face au mur.Formes sombres et pratique des

mots. Il lui tenait fermement les doigts.«Tu te souviens de l'anniversaire

du Führer, quand on est rentrés à lamaison après le feu ? Tu te souviens

de ce que tu m'as promis ce jour-là?»

La fillette acquiesça. «Que jegarderais un secret », dit-elle aumur.

« Bien. » Entre les deux ombresqui se tenaient la main, les motsinscrits à la peinture étaientéparpillés, perchés sur leursépaules, posés sur leur tête,suspendus à leurs bras. «Liesel, si tuparles à qui que ce soit de cethomme, nous aurons tous de grosennuis. » Il devait lui fairesuffisamment peur tout en larassurant pour qu'elle ne s'affole

pas. Son regard métalliquel'observait pendant qu'il prononçaitles mots. Désespoir et calme. «Dansle meilleur des cas, on nousemmènera, Maman et moi. » Ilsentait qu'il risquait de tropl'effrayer, mais il prenait le risque,préférant qu'elle ait trop peur plutôtque pas assez. Il fallait qu'elleobéisse complètement,définitivement.

Enfin, Hans Hubermann planta sonregard dans celui de LieselMeminger et s'assura qu'elle n'étaitpas distraite.

Il entama la liste des

conséquences.« Si tu parles de cet homme à

quelqu'un... »À son institutrice.À Rudy.Ou à une autre personne,

qu'importe.Ce qui importait, c'était que tous

pouvaient être punis. «Pour commencer, poursuivit-il,

je prendrai chacun de tes livres et jeles brûlerai. » C'était rude. «Je lesjetterai dans le fourneau ou dans lacheminée. » Il agissait comme untyran, sans aucun doute, mais il ne

pouvait faire autrement. «Tucomprends ?»

Le choc la transperça. Il fit un troubien net en elle. Les larmes luimontèrent aux yeux.

«Oui, Papa.— Ensuite... » Il devait continuer à

se montrer dur et cela lui coûtait.«Ensuite, on t'emmènera loin de moi.C'est ce que tu veux ?»

Elle pleurait maintenant. «Nein.— Bon. » Hans Hubermann serra

sa main un peu plus fort. « Onviendra chercher cet homme, et peut-être aussi Maman et moi, et nous nereviendrons jamais. Jamais. »

Ce fut tout.La fillette se mit à sangloter sans

pouvoir s'arrêter et Papa mouraitd'envie de la prendre dans ses braset de la câliner. Mais il n'en fit rien.Il s'accroupit et la regarda dans lesyeux. Puis il prononça sa phrase lamoins angoissante. « Verstehst dumich? Tu me comprends ?»

Elle hocha affirmativement la têtetout en pleurant et il l'étreignit à lalueur de la lampe à pétrole, dans lesous-sol qui sentait la peinture.

«Je comprends, Papa. »Le grand corps de Hans

Hubermann étouffait sa petite voix.

Ils restèrent ainsi plusieurs minutes,Liesel écrasée contre sa poitrine etlui qui lui caressait le dos.

Lorsqu'ils remontèrent, ilstrouvèrent Maman assise dans lacuisine, seule et pensive. Quand elleles vit, elle se leva et, découvrantles traces de larmes sur les joues deLiesel, elle lui fit signe d'approcher.Elle l'attira à elle et l'entoura de sesbras avec sa rudesse habituelle.«Alles gut, Saumensch?»

Elle n'avait pas besoin d'entendrela réponse.

Tout allait bien.Et tout allait mal.

LE DORMEUR

Max Vandenburg dormit pendant

trois jours.À certains moments, Liesel

l'observa. On peut dire que, letroisième jour, le besoin de vérifierqu'il respirait toujours devintobsessionnel. Elle savait maintenantinterpréter ses signes de vie : seslèvres qui remuaient, sa barbe quipoussait et ses cheveux comme desbrindilles qui bougeaientimperceptiblement quand il remuaitla tête en rêvant.

Souvent, quand elle se penchaitsur lui, elle se mortifiait en pensantqu'il venait de s'éveiller et qu'ilallait ouvrir les yeux et lasurprendre en train de le regarder.Cette idée la tourmentait et l'exaltaiten même temps. Elle la redoutait.Elle la souhaitait. Elle devaitattendre que Maman l'appelle pours'arracher à ce spectacle, à la foistranquillisée et déçue à l'idée de nepas être là à son réveil.

Deux ou trois fois, vers la fin de

ce marathon de sommeil, il parla.C'était un récital de noms

murmurés. Une liste d’appel.Isaac. Tante Ruth. Sarah. Maman.

Walter. Hitler. Famille, ami, ennemi.Ils étaient tous avec lui sous les

couvertures et, à un moment, ilsembla se battre avec lui-même.«Nein », chuchota-t-il. Il le répéta àsept reprises. «Non. »

En l'observant, Liesel fut tout desuite frappée par la ressemblanceentre cet étranger et elle. L'un etl'autre étaient arrivés rue Himmeldans un état de grande agitation. L'unet l'autre faisaient des cauchemars.

Il finit par s'éveiller, désemparé,

ne sachant où il se trouvait. Il ouvritensuite la bouche et s'assit tout droitdans le lit.

«Ah ! »Un petit bout de voix s'échappa de

ses lèvres.En découvrant au-dessus de lui la

fillette qui le regardait, il futdésorienté et tenta de se repérer, desavoir ce qu'il faisait là. Au bout dequelques instants, il se gratta la tête(cela fit un bruit de petit bois sec) etla dévisagea. Ses gestes étaientsaccadés et ses yeux, maintenantqu'il les avait ouverts, se révélaientnoirs, avec un regard humide et

lourd.Par réflexe, Liesel recula.Elle ne fut pas assez rapide.L'étranger tendit une main tiédie

par la chaleur du lit et la saisit parl'avant-bras.

« S'il te plaît. »Sa voix aussi s'accrochait à elle,

comme si elle avait des ongles. Elles'imprimait dans sa chair.

«Papa ! » Fort.« S'il te plaît ! » Chuchoté.C'était la fin de l'après-midi.

Dehors, l'atmosphère était grise etmiroitante, mais seule une lueur saleentrait dans la pièce, filtrée par les

rideaux. Un optimiste dirait qu'elleétait couleur bronze.

Lorsque Papa arriva, il resta surle seuil et découvrit la main de MaxVandenburg et son regard désespéré,l'une et l'autre accrochés au bras deLiesel. «Je vois que vous avez faitconnaissance », dit-il.

Les doigts de Max commencèrentà se refroidir.

L'ÉCHANGE DECAUCHEMARS

Max Vandenburg promit de ne

plus jamais dormir dans la chambrede Liesel. À quoi avait-il bien pupenser, cette première nuit ? Rienqu'à cette idée, il était mortifié.

La seule explication était l'état detotale déstabilisation dans lequel ilse trouvait en arrivant. Mais il nes'installerait pas ailleurs que dans lesous-sol. Il y tenait absolument. Tantpis pour le froid et la solitude. Il

était juif et, s'il y avait un endroit oùil était destiné à vivre, c'était unsous-sol ou un autre lieu de surviesecret du même genre.

«Je suis désolé, avoua-t-il à Hanset à Rosa sur les marches menant ausous-sol. Désormais, je resterai enbas. Vous ne m'entendrez pas. Je neferai pas le moindre bruit. »

Le couple, aux prises avec le côtédésespéré de la situation, ne protestapas, même par rapport au froid. Ilsdescendirent des couvertures etremplirent la lampe à pétrole. Rosareconnut qu'elle ne pourrait pas luidonner grand-chose à manger et Max

la pria surtout de ne lui laisser quequelques miettes, et encore, sipersonne d'autre ne les voulait.

«Mais non, voyons, protesta Rosa.Je vous nourrirai de mon mieux. »

Ils descendirent aussi le matelasdu second lit de la chambre deLiesel et le remplacèrent par desbâches, un excellent échange.

* * *Hans et Max déposèrent le

matelas en dessous des marches etédifièrent un mur de bâches deprotection sur le côté. Elles étaientsuffisamment hautes pour dissimulerl'entrée triangulaire dans sa totalité

et au moins pouvait-on les ôterfacilement si Max avait besoin d’air.

Papa s'excusa. « C'est pathétique,je le reconnais.

— Vraiment, c'est mieux que rien,répondit Max. Je ne le mérite pas.Merci. »

Avec quelques pots de peintureplacés de manière stratégique, onpouvait croire qu'il s'agissait d'untas d'objets inutiles posé dans uncoin pour dégager le reste de lapièce. Hans en convenait.Évidemment, il suffirait de déplacerquelques pots et d'ôter une ou deuxbâches pour détecter la présence du

Juif.«Espérons que ça fera l'affaire,

conclut Hans.— Il le faut », dit Max en se

glissant dans sa cachette. Puis ilrépéta une dernière fois : «Merci. »

Merci.Ce mot était le plus pitoyable que

Max Vandenburg pût prononcer,avec Je suis désolé. L'un et l'autrelui venaient sans cesse aux lèvres,sous le poids de la culpabilité.

Combien de fois, au cours de cespremières heures d'éveil, eut-ilenvie de quitter ce sous-sol et de

s'en aller? Des centaines, sans doute.Mais ce n'était qu'un désir fugitif à

chaque fois. Ce qui rendait leschoses pires encore.

Il avait une envie folle de s'enaller (ou du moins il avait envied'avoir envie de s'en aller), mais ilsavait qu'il ne le ferait pas. C'était àquelque chose près la mêmesituation que lorsqu'il avait laisséles siens à Stuttgart, sous le voiled'une loyauté forgée de toutespièces.

Vivre.Vivre, c'était vivre.Au prix de la honte et de la

culpabilité.* * *

Au cours des premiers jours queMax passa dans le sous-sol, Lieseln'eut pas affaire à lui. Elle niait sonexistence. Ses cheveux froissés, sesdoigts froids et glissants.

Sa présence torturée. Maman et Papa.Il y avait chez eux beaucoup de

gravité et une impuissance à prendreun certain nombre de décisions.

Ils se demandèrent s'ils pouvaientinstaller Max Vandenburg ailleurs.

«Oui, mais où ? »

Aucune réponse. Dans cette situation, ils ne

pouvaient compter que sur eux-mêmes. Ils se retrouvaient paralysés.Max ne pouvait espérer d'autresecours que le leur. Celui de Hans etRosa Hubermann. Liesel ne les avaitjamais vus se regarder autant, ni demanière aussi solennelle.

C'est le couple qui descendait àmanger à Max. Pour ses besoinsnaturels, ils lui avaient fourni unancien pot de peinture que Hans sechargerait de vider aussiprudemment que possible. Rosa lui

apportait également des seaux d'eauchaude pour qu'il se lave, car il étaitsale.

Au-dehors, à chaque fois que

Liesel quittait la maison, unemontagne d'air froid l'attendait à laporte. Un crachin mordant tombait.

Les feuilles mortes jonchaient lesol.

Ce fut bientôt au tour de la

voleuse de livres de se rendre ausous-sol. Ses parents l'envoyèrentporter à manger à Max.

Elle descendit

précautionneusement les marches,sachant qu’elle n' avait pas besoinde s' annoncer. Le bruit de ses passuffirait à le prévenir.

Elle attendit au milieu de la pièce,avec l'impression d'être plutôt aucentre d'un grand champ aucrépuscule. Le soleil se couchaitderrière une meule de bâches.

Lorsque Max sortit de sa cachette,il tenait Mein Kampf à la main. Àson arrivée, il avait voulu le rendreà Hans Hubermann, mais celui-ci luiavait dit de le garder.

Liesel n’arrivait naturellement pasà détacher ses yeux du livre. Elle

l'avait vu de temps à autre à laBDM, mais on ne le leur avait pas luet il n'avait pas été utilisé dans lecadre des activités. De temps àautre, on évoquait sa grandeur, avecla promesse que, plus tard, lesfillettes auraient l'occasion del'étudier, lorsqu'elles passeraientdans la section supérieure desJeunesses hitlériennes.

Max suivit son regard et examinale livre à son tour.

« C'est...?» chuchota-t-elle.Sa langue s'emmêla dans sa

bouche.Le Juif tendit le cou. «Bitte ?

Pardon ?»Elle lui tendit la soupe de pois et

remonta à toute vitesse, les jouesécarlates, se sentant stupide.

«C'est un bon livre ? »Devant le petit miroir de la salle

d'eau, elle répéta ce qu'elle avaitvoulu dire. Elle avait encore dansles narines une odeur d'urine, carMax venait juste de se servir du potde peinture lorsqu'elle étaitdescendue. So ein G'schtank, pensa-t-elle. Quelle puanteur.

On n'a d'indulgence que pourl'odeur de sa propre urine.

Les jours passèrent.Chaque soir, avant de sombrer

dans le sommeil, elle entendait Papaet Maman qui parlaient dans lacuisine, discutant de ce qui avait étéfait, de ce qu'ils faisaient et de cequi devait se passer ensuite. Pendantce temps, l'image de Max ne laquittait pas. Son visage empreint detristesse et de reconnaissance et sonregard humide.

Une seule fois, il y eut un éclatdans la cuisine.

Papa.«Je sais ! »

Sa voix était rugueuse, mais il sehâta de la réduire à un chuchotement.

«Je dois continuer, ne serait-ceque deux ou trois fois dans lasemaine. Je ne peux pas être là toutle temps. On a besoin de cet argentet si j'arrête de jouer là-bas, ils vontavoir des soupçons. Ils vont sedemander pourquoi je n'y vais plus.La semaine dernière, je leur ai ditque tu étais malade, mais à partir demaintenant, il faut continuer à vivrecomme avant. »

C'était bien là le problème.Leur vie avait changé du tout au

tout, mais ils devaient absolument

faire comme si rien ne s'était passé.Imaginez que vous deviez sourire

après avoir reçu une gifle. Imaginezmaintenant que vous deviez le fairevingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Voilà ce que cela impliquait, decacher un Juif.

Il était là depuis quelques

semaines maintenant et la situation,qui découlait de la guerre, d'unepromesse tenue et d'un accordéon,était désormais considérée commeun fait accompli. En un peu plus desix mois à peine, les Hubermannavaient perdu un fils et quelqu'un

s'était substitué à lui dans descirconstances particulièrementdangereuses.

Ce qui troublait le plus Liesel,c'était le changement intervenu chezsa maman, sa façon équitable departager la nourriture, le contrôlequ'elle exerçait sur son vocabulaire,voire l'expression adoucie de sonvisage cartonneux. En tout cas, unechose était certaine.

UN ATTRIBUT DEROSA HUBERMANN

En période de crise, c'était unefemme qui assurait.

Même lorsque Helena Schmidt, la

dame arthritique, cessa de lui donnerson linge à laver et à repasser, unmois après l'arrivée de Max rueHimmel, elle s'assit simplement à latable et s'empara de la soupière. « Ily a de la bonne soupe, ce soir », dit-elle. La soupe était abominable.

Au moment où Liesel partait à

l'école, le matin, comme les jours oùelle allait jouer au foot ou faire cequi restait de la tournée de linge,Rosa s'adressait calmement à elle. «Souviens-toi, Liesel... » Elle mettait

ensuite son index sur sa bouche, etc'était tout. La fillette hochaitaffirmativement la tête et Rosa disait: « C'est bien, Saumensch, tu es unegentille enfant. Et maintenant, file. »

Et c'était vrai. Selon les termes dePapa, et même de Maman, Lieselétait une gentille enfant. Où qu'elleallât, elle se taisait. Le secret étaitprofondément enfoui en elle.

Elle faisait toujours le tour de laville en compagnie de Rudy, dontelle écoutait le bavardage. De tempsà autre, ils comparaient les notes deleur section des Jeunesseshitlériennes et, pour la première

fois, Rudy évoqua un jeune chefsadique nommé Franz Deutscher.Quand il ne parlait pas des méthodesbrutales de Deutscher, il racontaitpour la énième fois comment il avaitmarqué son dernier but sur le terrainde foot de la rue Himmel.

«Je sais, disait Liesel. J'y étais.— Et alors ?— Et alors je l'ai vu, Saukerl.— Ça reste à prouver. Tu devais

encore être à plat ventre, en train demordre la poussière que j'aisoulevée en marquant. »

Peut-être était-ce la présence deRudy qui l'aidait à ne pas sombrer,

avec sa conversation idiote, sescheveux citron et son effronterie.

Car pour Rudy la vie semblait êtreune sorte de plaisanterie, une infiniesuccession de buts marqués et detricheries, et un répertoire permanentde propos sans queue ni tête.

Il y avait aussi l'épouse du maire

et la lecture dans la bibliothèque deson mari. Là-bas, maintenant, ilfaisait froid, de plus en plus froid àchacune des visites de Liesel, maiselle était incapable de renoncer à yaller. Elle prenait une pile de livreset lisait quelques paragraphes de

chacun. Et puis, une après-midi, elletomba sur un ouvrage qu'elle futincapable de refermer. Il étaitintitulé Le Siffleur. Au départ, ellel'avait choisi parce que le titre lafaisait penser à Pfiffikus, le siffleurde la rue Himmel. Elle le revoyaiten train de marcher penché en avantdans son imperméable etd'apparaître près du feu, le jour del'anniversaire du Führer.

Le livre s'ouvrait sur un meurtre.À coups de couteau. Dans une rue deVienne. Non loin de la Stephansdom,la cathédrale située sur la placeprincipale de la ville.

UN COURT EXTRAIT

DU LIVRELE SIFFLEUR

Elle gisait là, terrifiée, dans unemare de sang, tandis

qu'un air étrange résonnait à sesoreilles. Elle se souvenait

du couteau qui était entré etressorti, et d'un sourire.

Comme toujours, le siffleur avaitsouri lorsqu'il s'était

enfui dans la nuit noire etmeurtrière...

Liesel ne savait pas si c'étaient les

mots qui la faisaient trembler, ou l'air froid entrant par la fenêtreouverte. Chaque fois qu'elle allaitprendre ou rapporter du linge chez lemaire, elle lisait trois pages etfrissonnait, mais elle ne pouvaitrester indéfiniment.

De même, Max Vandenburg nesupportait plus le sous-sol. Il ne seplaignait pas – il n'en avait pas ledroit –, mais il se sentait dépérir deplus en plus dans le froid. En fait, cefut la lecture et l'écriture qui lesauvèrent, et un livre intitulé LeHaussement d'épaules.

«Viens, Liesel », dit un soir HansHubermann.

Depuis l'arrivée de Max, leurshabitudes de lecture avaient étéconsidérablement bousculées et, àl'évidence, Papa avait maintenantl'intention de les reprendre. «Na,komm, dit-il. Je ne veux pas que tu terelâches. Va chercher l'un de teslivres. Le Haussement d'épaules,par exemple. »

L'ennui, dans tout ça, c'est quelorsqu'elle revint avec

le livre, Papa lui fit signe de lesuivre à l'endroit où ils avaientl'habitude de travailler ensemble. Au

sous-sol. «Mais Papa, protesta-t-elle, nous ne pouvons pas... — Quoidonc ? Il y a un monstre en bas ?»

On était début décembre et lajournée avait été glaciale. À chaquemarche descendue, le sous-soldevenait de plus en plusinhospitalier.

«Il fait trop froid, Papa.— Cela ne t'a pas gênée jusqu'à

maintenant.— C'est vrai, mais il ne faisait pas

aussi froid... »Au bas de l'escalier, Papa

chuchota à l'intention de Max : «Est-ce qu'on peut vous emprunter la

lampe ? »Il y eut de l'agitation parmi les

bâches et les pots de peinture et lalampe changea de mains. Le regardfixé sur la flamme, Hans eut unhochement de tête qu'il fit suivred'un : «Es ist ja Wahnsinn, net ?C'est dément, non ? » Avant que lamain de Max n'eût eu le temps deremettre les bâches en place, il s'ensaisit. «Venez, Max, je vous en prie.»

Lentement, les bâches furentrepoussées et le visage émacié et lecorps maigre de Max Vandenburgapparurent. Il resta là, frissonnant

dans la lumière chargée d'humidité.Hans toucha son bras, pour

l'inciter à se rapprocher.«Jésus, Marie, Joseph, vous ne

pouvez pas rester ici. Vous allezmourir de froid. » Il se retourna.«Liesel, va remplir la baignoire. Pastrop chaude, l'eau. Juste commelorsqu'elle commence à refroidir. »

Liesel se précipita.« Jésus, Marie, Joseph ! »Elle entendit Hans s'exclamer de

nouveau au moment où elle atteignaitle couloir.

Pendant que Max était dans la

minuscule baignoire, Liesel écouta àla porte de la salle d'eau. Elleimaginait l'eau tiède qui se changeaiten vapeur au contact de l'iceberg deson corps. Dans le salon-chambre àcoucher, Papa et Maman étaient enplein débat, leurs voix calmesprisonnières du mur du couloir.

«Je te jure, en bas, il va mourir.— Mais si quelqu'un vient?— Il ne montera que la nuit. Dans

la journée, on laissera tout ouvert.Rien à cacher. Et on utilisera cettepièce plutôt que la cuisine. Mieuxvaut ne pas être trop près de la ported'entrée. »

Silence.Puis Maman. «Entendu... Oui, tu

as raison.— Si l'on prend un risque en

aidant un Juif, dit Papa peu après,j'aimerais mieux que ce soit un Juifen vie. » Dès lors, une nouvelleroutine fut mise en place.

Chaque soir, on allumait le feu

dans la chambre de Papa et deMaman et Max apparaissait sansbruit. Il s’asseyait dans un coin, gênéet embarrassé par la gentillesse deces gens, par la souffrance de lasurvie et aussi par l'éclat du foyer.

Les rideaux hermétiquementfermés, il dormait par terre, uncoussin sous la tête, tandis que lesflammes cédaient la place auxcendres. -

Au matin, il retournait dans lesous-sol. Un être humain sans voix.

Le rat juif, de retour dans son trou. Noël arriva et avec lui un parfum

de danger supplémentaire. Commeprévu, Hans junior ne se manifestapas (ce qui était à la fois unebénédiction et une déception demauvais augure), mais Trudy vint,comme d'habitude. Par chance, tout

se passa en douceur.

LES VERTUS DE LADOUCEUR

Max resta dans le sous-sol.Trudy ne se douta de rien.

* * *

Il fut décidé que, malgré soncomportement raisonnable, on nepouvait faire confiance à Trudy.

«Nous ne faisons confiance qu'auxpersonnes concernées, c'est-à-direnous trois », déclara Papa.

Il y eut un repas un peu pluscopieux et ils dirent à Max qu'ils

regrettaient que ce ne soit pas sareligion, mais il s'agissait tout demême d'un rituel.

Il ne se plaignit pas.Au nom de quoi l'aurait-il fait?Il expliqua qu'il était juif par le

sang et par son éducation, mais aussiqu'être juif était maintenant plus quejamais une étiquette, un coup néfastedu sort.

Il en profita pour dire auxHubermann qu'il était désolé desavoir que leur fils n'était pas venules voir. Papa lui répondit qu'ils n’ypouvaient rien. «Après tout, dit-il,comme vous devez le savoir, un

jeune homme est encore un gamin, etun gamin a le droit d'être entêté, detemps en temps. »

Ils n'allèrent pas plus loin dans ladiscussion.

Les premières semaines où Max

monta les retrouver devant le feu, ilne parla pas. Maintenant qu'ilprenait un vrai bain par semaine,Liesel remarqua que ses cheveux neressemblaient plus à des brindilles,mais à des plumes qui se balançaientsur sa tête. Encore intimidée parl'étranger, elle en fit à mi-voix laréflexion à son papa.

«Il a des cheveux comme desplumes.

— Comment ? » Le crépitementdes flammes avait déformé les mots.

«J'ai dit qu'il avait des cheveuxcomme des plumes... » chuchota-t-elle de nouveau, plus près cette fois.

Hans lança un coup d'oeil à Maxet approuva de la tête. J'ai lacertitude qu'il aurait aimé avoir lecoup d'oeil de Liesel. Ni l'un nil'autre ne s'aperçut que Max avaittout entendu.

De temps à autre, celui-ciapportait Mein Kampf et le lisaitprès du feu. Le contenu le faisait

bouillir. La troisième fois où ilarriva avec le livre, Liesel trouvaenfin le courage de poser saquestion.

«C'est... bien ? »Il leva les yeux, ferma violemment

le poing, puis détendit à nouveau lesdoigts. Balayant sa colère, il sourit àLiesel. Il souleva la couverture et lalaissa retomber. « C'est le meilleurlivre qui soit. » Il jeta un regard àPapa, puis à Liesel. «Car il m'asauvé la vie. »

La fillette s'agita un peu et croisales jambes. D'un ton calme, elledemanda :

« Comment ? » C'est ainsi que le soir, dans le

salon, commença la narration del'histoire de Max, à voix tout justeassez haute pour être entendue. Peu àpeu, le puzzle du boxeur juifs'assembla devant eux.

Parfois, il y avait une noted'humour dans cette voix, même si,physiquement, elle évoquait unefriction, une pierre que l'on frotteraitdoucement sur un gros rocher. Elleétait parfois profonde, parfoiséraillée, et à d'autres moments ellese brisait. Elle était la plus profonde

lorsqu'elle exprimait des regrets, etelle se brisait à la fin d'uneplaisanterie ou d'une formuled’autodépréciation.

Généralement, les histoiresracontées par Max Vandenburgétaient accueillies par un «DouxJésus ! », que suivait la plupart dutemps une question.

DES QUESTIONS DUGENRE

Combien de temps avez-vouspassé dans cette pièce?Où est maintenant Walter

Kugler?

Savez-vous ce qui est arrivé àvotre famille?

Où se rendait la femme quironflait?

Trois combats gagnés sur dix !Pourquoi avez-vous continué à

vous battre avec lui? Quand Liesel se pencha sur le

cours de sa vie, plus tard, cessoirées dans le salon furent parmises souvenirs les plus vifs. Ellerevoyait la lueur des flammes sur levisage couleur coquille d'oeuf deMax et elle avait même dans labouche la saveur humaine de ses

paroles. Il relatait les épisodes de sasurvie par lambeaux, comme s'iltaillait chacun d'entre eux dans sapropre chair et les présentait sur unplateau.

«Je suis d'un tel égoïsme ! »Lorsqu'il prononça cette phrase, il

dissimula son visage derrière sonavant-bras. «Les avoir abandonnés...Être venu ici... Vous mettre tous endanger... » Il ouvrait son cœur et lessuppliait, et son visage n'était quechagrin et désolation. «Je suisdésolé. Vous me croyez, n'est-ce pas? Je suis désolé, désolé. Je suis... ! »

Son bras toucha le feu. Il le retira

brusquement. Tous le regardaient ensilence. Puis Papa se leva,s'approcha de lui et s'assit à sescôtés.

«Vous vous êtes brûlé le coude ?» demanda-t-il.

Un soir, Hans, Max et Liesel

étaient assis devant le foyer. Mamans'occupait dans la cuisine. Max lisaità nouveau Mein Kampf.

«Vous voulez que je vous dise ?déclara Hans en se penchant vers lesflammes. Liesel lit très bien, elleaussi. » Max abaissa son livre. «Etelle a beaucoup plus de choses en

commun avec vous qu'on ne pourraitle croire. » Papa vérifia que Rosan'était pas à portée de voix. «Elleaime bien la bagarre.— Papa ! »Appuyée contre le mur, Liesel,

onze ans passés et toujours maigrecomme un clou, était atterrée. «Je neme suis jamais battue ! protesta-t-elle.— Pfff ! » Papa se mit à rire et lui

fit signe de parler moins fort. Il sepencha de nouveau, mais vers elle,cette fois. «Et la raclée que tu asdonnée à Ludwig Schmeikl, c'étaitquoi ?

— Je ne... » Elle était attrapée.Inutile de continuer à nier. «Comment le sais-tu?— J'ai vu son père au Knoller. »Liesel se prit le visage dans les

mains, puis releva la tête et posa laquestion essentielle : «Tu l'as dit àMaman ?— Tu veux rire ? » Hans fit un clin

d'oeil à Max et chuchota à la fillette: «Tu es encore vivante, non ? »

Ce soir-là, ce fut aussi la première

fois depuis des mois où Papa jouade l'accordéon à la maison. Au boutd'une bonne demi-heure, il demanda

à Max : «Vous avez appris à enjouer ? »

Le visage qui se tenait dans uncoin contemplait les flammes. « Oui.» Un long silence. «Jusqu'à l'âge deneuf ans. À ce moment-là, ma mère avendu le studio de musique et acessé d'enseigner. Elle a gardé moninstrument, mais n'a pas beaucoupinsisté quand je n'ai plus voulucontinuer à apprendre. C'était bêtede ma part.— Mais non, dit Papa, vous n'étiez

qu'un enfant. » La nuit, Liesel Meminger et Max

Vandenburg continuaient à subir cequi était leur autre point commun.Chacun dans sa chambre faisait descauchemars et se réveillait, l'une ensombrant dans ses draps et enhurlant, l'autre en ayant l'impressiond'étouffer près de la fumée émise parle feu en train de s'éteindre.

Parfois, vers trois heures dumatin, lorsque Liesel lisait avecPapa, ils entendaient Max seréveiller en sursaut. «Il fait descauchemars comme toi », disaitHans. Une fois, ce bruit angoissé lapoussa à sortir de son lit. Pour avoirécouté son récit, elle avait une petiteidée de ce que Max voyait dans ses

cauchemars, même si elle ignoraitquelle partie de son histoire revenaitle visiter toutes les nuits.

Elle longea sans bruit le couloir etpénétra dans le salon-chambre àcoucher.

« Max ?»Son murmure était ouaté, encore

enfoui dans la gorge du sommeil.Au début, il ne répondit pas, puis

il s'assit et sonda l'obscurité duregard.

Elle s'installa de l'autre côté, prèsdu feu. Elle avait laissé Papa danssa propre chambre et, derrière eux,Maman faisait beaucoup de bruit en

dormant. La ronfleuse du train étaitbattue à plates coutures.

Le feu n'était maintenant plus quedes funérailles de fumée. Ce matin-là, devant les braises éteintes, leursvoix dialoguèrent.

L'ÉCHANGE DE

CAUCHEMARSLa fillette: «Dites, qu'est-ce que

vous voyez,quand vous rêvez comme ça?»

Max: «... Je me vois en train de meretourner et de faireun signe d'adieu.»

La fillette: «Moi aussi, je fais des

cauchemars.»Max: «Qu'est-ce que tu vois ?»

La fillette: «Un train, et mon frèremort.»

Max: «Ton frère?»La fillette: «Il est mort en route,

quand je suis venue ici.»La fillette et Max, ensemble: «Ja —

Oui.» On aimerait pouvoir dire qu’à la

suite de cet épisode, ni Liesel niMax ne firent plus de cauchemars.Ce serait bien, mais ce serait faux.Les cauchemars continuèrent àarriver, un peu comme le meilleur

joueur de l'équipe adverse qui seprésente sur le terrain et s'échauffeavec les autres, alors qu'on aentendu dire qu'il était blessé ousouffrant. Où comme un trainannoncé qui arrive de nuit sur lequai d'une gare en tirant derrière luides souvenirs attachés à une corde.Ou plutôt en les traînant avec pasmal de soubresauts.

La seule différence, c'est queLiesel déclara à son papa qu'elleétait maintenant assez grande pourfaire face toute seule à ses rêves. Ileut l'air un peu fâché mais, commetoujours, il s'en sortit très bien.

«Ouf, dit-il avec un petit sourire.Je vais enfin pouvoir m'offrir desnuits entières de sommeil. Cettechaise était affreusementinconfortable. » Il passa son brasautour de ses épaules et ils gagnèrentensemble la cuisine.

Plus le temps passait, et plus la

vie se scindait en deux mondesdistincts : celui du 33, rue Himmel,et celui qui continuait à tourner au-dehors. Tout l'art était de les garderséparés.

Liesel découvrait certains autresusages du monde extérieur. Une

après-midi, alors qu'elle rentrait à lamaison avec un sac de linge vide,elle remarqua un journal quidépassait d'une poubelle. C'étaitl'édition hebdomadaire du MolchingExpress. Elle le prit et le rapporta àMax. «J'ai pensé que vous aimeriezfaire les mots croisés pour passer letemps », lui dit-elle.

Max apprécia et, pour laremercier, il lut le journal jusqu'à ladernière ligne et lui montra la grillede mots croisés, qu'il avaitcomplètement remplie, sauf un.

«Fichue colonne dix-sept ! » dit-il.

En février 1941, pour sondouzième anniversaire, Liesel reçutun autre livre d'occasion. Elle en futravie. Il s'intitulait Les Hommesd'argile et racontait l'histoire d'unhomme et de son fils, des gens trèsétranges. Elle sauta au cou de sonpapa et de sa maman, tandis queMax restait dans un coin, l'airembarrassé.

«Alles Gute zum Geburtstag.» Illui adressa un sourire timide. «Tousmes souhaits d'anniversaire. » Ilavait les mains dans les poches. «Jel'ignorais, sinon je t'aurais donnéquelque chose. » Un mensongeflagrant, car il n'avait rien,

absolument rien à lui offrir, saufpeut-être Mein Kampf, et il n'étaitpas question qu'il mette ce genre depropagande sous les yeux d'unepetite Allemande. Cela aurait étécomme si l'agneau tendait un couteauau boucher.

Il y eut un silence gêné.Elle s'était jetée dans les bras de

Papa et de Maman. Et Max avaitl'air si seul.

Liesel déglutit.Puis elle se dirigea vers le jeune

homme et lui mit les bras autour ducou pour la première fois. «Merci,

Max. »Au début, il resta sans réaction,

mais, comme elle ne bougeait pas, illeva lentement les mains et pressadoucement ses omoplates.

Elle ne comprendrait que plus tardle sens de l'expression désemparéede Max. Elle découvrirait aussi qu'ilavait décidé à ce moment-là de luidonner quelque chose en retour. Jel'imagine souvent allongé cette nuit-là, en train de se demander ce qu'ilpourrait bien lui offrir.

En fait, le cadeau serait offert àLiesel sur du papier, une semaineplus tard.

Max le lui apporterait au petitmatin, avant de redescendre vers lelieu qu'il aimait désormais appeler «chez lui ».

PAGES DU SOUS-SOL

Pendant une semaine, Liesel fut

tenue à tout prix à l'écart du sous-sol. Papa et Maman se relayaientpour porter à manger à Max.

«Non, Saumensch», disait Rosa àchaque fois que la fillette seproposait de le faire. Elle trouvaitsans cesse de nouvelles excuses. «Et si, pour changer, tu te rendais unpeu utile ici ? Que dirais-tu de finirle repassage, par exemple ? Tuaimes bien livrer le linge ? Eh bien,essaie de le repasser. » Quand on a

la réputation d'être peu aimable, onpeut faire en douce toutes sortes dechoses gentilles. Et cela a marché.

Max passa la semaine à découper

des pages de Mein Kampf et à lespeindre en blanc. Il les suspenditensuite à un fil tendu à travers lesous-sol, accrochées à des épinglesà linge, jusqu'à ce qu'elles sèchent.Le plus dur restait à faire. Il étaitinstruit, mais il n'avait rien d'unécrivain ni d'un peintre. Malgré tout,il formula les mots dans sa têtejusqu'à ce qu'il puisse les restituersans la moindre erreur. Et c'est alors

seulement, sur ce papier gondolé oùla peinture avait fait des bulles enséchant, qu'il se mit à écrirel'histoire, avec un petit pinceau noir.

L'Homme qui se penchait.Il calcula qu'il avait besoin de

treize pages, aussi en peignit-ilquarante, car il s’attendait à deuxfois plus de ratés que de réussites. Ils'était exercé sur des pages duMolching Express, jusqu'à ce queson oeuvre d'art maladroite atteigneun niveau acceptable. Pendant qu'ilétait au travail, il avait dans l'oreilleles mots chuchotés par une fillette. «

Ses cheveux sont comme des plumes», disait-elle.

Quand il eut terminé, il prit uncouteau et perça des trous dans lespages, qu'il relia ensuite avec de laficelle. Le résultat, une brochure detreize pages, ressemblait à ceci :

Fin février, lorsque Liesel

s'éveilla aux petites heures du matin,une silhouette entra dans sa chambre,aussi silencieusement qu'une ombre.C'était bien dans la manière de Max.

Elle chercha à percer l'obscurité,mais devina à peine une présence.

«Qui est là ? »Pas de réponse. Rien, si ce n'est l'imperceptible

glissement des pieds de Max qui serapprochait du lit et posait les pagessur le sol, à côté des chaussettes deLiesel. Il y eut un très léger

froissement de papier, lorsque l'uned'elles s'enroula sur elle-même.

« Qui est là ? »Cette fois, une voix répondit.Liesel était incapable de savoir

d'où elle provenait exactement.L'important, c'était que les mots luiparvenaient. Ils venaients’agenouiller auprès du lit.

«Un petit cadeau d'anniversaire,avec un peu de retard. Regarde à tonréveil. Bonne nuit. »

Elle resta quelque temps entre

veille et sommeil, incapable de diresi elle n' avait pas rêvé.

Au matin, lorsqu'elle se leva, elleaperçut les pages posées sur le sol.Elle se baissa et les ramassa,écoutant le froissement du papierentre ses mains mal réveillées.

Toute ma vie, j'ai eu peurd'hommes penchés sur moi...

Les pages, quand elle les tournait,faisaient du bruit, comme si ellesentouraient l'histoire d'électricitéstatique.

Trois jours, paraît-il... Et qui j'aitrouvé à mon réveil, penché sur moi?

Les pages de Mein Kampf, quiavaient été effacées, étouffaient,

suffoquaient sous la peinture.Alors, j'ai compris que l'homme

le plus formidable qui se soitpenché sur moi, ce n'est pas unhomme.

Trois fois de suite, Liesel relut lecadeau de Max Vandenburg et, àchaque fois, elle remarquait un motou un trait de pinceau différent. Puiselle descendit de son lit en faisant lemoins de bruit possible et elle sedirigea vers la chambre de Hans etde Rosa. L'espace alloué à Max prèsdu feu était vide.

Elle se dit que, finalement, c'étaitbien, et même mieux, de le remercier

à l'endroit où il avait réalisé cespages.

Elle descendit les marchesconduisant au sous-sol. Enimagination, elle vit une photoencadrée s'infiltrer dans le mur —un secret dans un sourire.

Quelques mètres à peine la

séparaient des bâches et des pots depeinture qui protégeaient MaxVandenburg des regards, mais celalui parut long. Elle repoussa lesbâches les plus proches du mur etdégagea un espace.

Ce qu'elle vit tout d'abord de lui

fut son épaule, et, par l'interstice,elle glissa lentement, difficilement,sa main jusqu'à pouvoir la poserdessus. Les vêtements de Maxétaient frais. Il ne se réveilla pas.

Elle percevait son souffle etsentait son épaule se souleverimperceptiblement. Pendantquelques instants, elle resta àl'observer. Puis elle s'assit ets'allongea auprès de lui.

L'atmosphère du sommeil semblaitl'avoir suivie.

Les mots griffonnés lorsqu'elleapprenait à lire étaient là, sur le murprès de l'escalier, suaves et tracés

d'une main enfantine. Sous leurregard, le Juif qui se cachait et lafillette qui avait la main posée surson épaule dormaient.

Et respiraient.Poumons allemands, poumons

juifs.Près du mur, L'Homme qui se

penchait reposait, muet et satisfait,aux pieds de Liesel Meminger.

CINQUIÈME PARTIE

LE SIFFLEUR

Avec :un livre flottant — les joueurs —

un petit fantômedeux coupes de cheveux — la

jeunesse de Rudyperdants et croquis — un siffleur

et des chaussures —trois actes stupides -

et un garçon effrayé aux jambesglacées

LE LIVRE FLOTTANT

(Première partie) Un livre flottait au fil de l'Amper.Un garçon sauta dans la rivière, le

rattrapa et le saisit dans sa maindroite. Il sourit.

On était en décembre. Il avait del'eau glacée jusqu'à la taille.

«Tu me donnes un baiser,Saumensch?» dit-il.

L'air qu'il respirait était cristallinet atrocement froid, sans parler del'étreinte douloureuse de l'eau, des

orteils aux hanches.Tu me donnes un baiser?Tu me donnes un baiser?Pauvre Rudy.

UN PETITRENSEIGNEMENT

À PROPOS DE RUDY STEINERIl ne méritait pas de mourir

de la façon dont il est mort.

En imagination, vous voyez lesfeuilles de papier détrempées encorecollées à ses doigts. Vous voyez unefrange blonde qui frissonne. Et vous

concluez, comme je le ferais à votreplace, que Rudy Steiner est mort cejour-là, d'hypothermie. Eh bien, cen'est pas le cas. Ce genre desouvenirs est simplement là pour merappeler qu'il ne méritait pas le sortqu'il a connu un peu moins de deuxans plus tard.

Sous bien des aspects, c'était duvol d'emporter un garçon commeRudy, plein de vie et avec l'avenirdevant lui, et, malgré tout, je me disqu'il aurait apprécié le spectacle desdécombres terrifiants et du cieldébordant, la nuit où il perdit la vie.Il aurait pleuré, se serait retourné etaurait souri si seulement il avait pu

contempler la voleuse de livres àquatre pattes auprès de son corps. Ilaurait été heureux de la voir baiserses lèvres couvertes de poussièrepar la bombe.

Oui, je le sais.Au fond de mon cœur enténébré,

je le sais. Il aurait aimé.Vous voyez ?Même la Mort a un cœur.

LES JOUEURS

(Un dé à sept faces) Évidemment, c'est très impoli de

ma part. Je suis en train de gâchernon seulement le dénouement dulivre, mais la fin de ce passageparticulier. Je vous ai annoncé deuxévénements, parce que mon but n'estpas de créer un suspense. Le mystèrem'ennuie. Il m'assomme. Je sais cequi se passe, et du coup vous aussi.Non, ce qui m'agace, me trouble,m'intéresse et me stupéfie, ce sontles intrigues qui nous y conduisent.

Et là, il y a de quoi faire.Le matériau ne manque pas.Déjà, il y a le livre intitulé Le

Siffleur, dont il faut vraiment quenous parlions, ainsi que du motifprécis de sa présence dans les eauxde l'Amper à quelques jours de laNoël 1941. Mieux vaut commencerpar là, vous ne croyez pas ?

Bon, nous sommes d'accord. On y

va.

Tout a débuté par un jeu dehasard. On jette les dés en cachantun Juif et voilà ce qui se passe.

LA COUPE DE CHEVEUX:MI-AVRIL 1941.La vie prenait enfin un tour plus

normal.Hans et Rosa Hubermann se

disputaient dans le salon, quoiquemoins fort que d'habitude. Et ce,sous les yeux de Liesel, ce qui enrevanche ne changeait pas.

L'origine de la querelle datait dela veille. Hans et Max étaient assisdans le sous-sol, en compagnie despots de peinture, des bâches et des

mots, et Max avait demandé si Rosasaurait lui couper les cheveux. «Ilsme tombent dans les yeux », avait-ildit. Ce à quoi Hans avait répondu :«Je vais voir. »

Et maintenant, Rosa farfouillaitdans les tiroirs, dont le contenu étaittout aussi malmené que les oreillesde Papa. «Où sont ces foutus ciseaux?— Dans le tiroir du dessous, non ?— J'ai déjà regardé.— Tu ne les as peut-être pas vus.— J'ai l'air d'être aveugle ? » Elle

releva la tête et brailla: «Liesel !— Je suis là. »

Hans se recroquevilla. «Bon sang,Rosa, tu veux me rendre sourd !— Du calme, Saukerl. » Sans

interrompre ses recherches, elles'adressa à la fillette. «Liesel, oùsont les ciseaux ? » Mais Liesel n'ensavait rien, elle non plus. «Ah la la,Saumensch, je me demande à quoi tusers !— Ne la mêle pas à ça. »D'autres paroles furent échangées

entre la femme aux cheveuxélastiques et l'homme au regardd'argent, jusqu'au moment où Rosareferma un tiroir d'un geste sec. « Detoute façon, je n'aurais fait que des

bêtises.— Quelle importance ? » Papa

semblait prêt à s'arracher sespropres cheveux, mais il se força àchuchoter. «Voyons, personne nerisque de le voir ! » Il s'apprêta àpoursuivre, mais se tut endécouvrant Max Vandenburg qui setenait poliment sur le seuil, l'airembarrassé, avec ses cheveuxcomme des plumes. Max avait sespropres ciseaux à la main. Ils'avança, non pas vers Hans ouRosa, mais vers la fillette de douzeans. C'était la solution la plus sage.Ses lèvres tremblèrent quelquesinstants, puis il demanda : «Tu veux

bien ?»Liesel prit les ciseaux et les

ouvrit. Ils étaient rouillés parendroits, étincelants à d'autres. Elle,se tourna vers Papa. Il approuva d'unsigne de tête et elle suivit Max dansle sous-sol.

Le Juif s'assit sur un pot depeinture, une petite toile de bâchesur les épaules. « N'aie pas peur defaire des bêtises », dit-il.

Papa vint s'installer sur lesmarches.

Liesel souleva une première touffede cheveux de Max Vandenburg.

Tandis qu'elle coupait ses mèches

plumeuses, elle trouva que lesciseaux faisaient un bruit bizarre. Cen'était pas un son clair et net, mais lecisaillement laborieux de masses defibres.

Une fois la coupe achevée, un peutrop courte à certains endroits et unpeu de travers à d'autres, elleramassa les cheveux et remonta lesjeter dans le poêle. Elle craqua uneallumette et les regarda devenirorange et rouges avant de seconsumer.

Max était à nouveau dansl'encadrement de la porte, en hautdes escaliers, cette fois. «Merci,

Liesel. » Il avait une voix ample etrauque, où se dissimulait un sourire.

Sur ces mots, il disparut comme ilétait venu.

LE JOURNAL : DÉBUT MAI.« Il y a un Juif dans mon sous-sol.» «Il y a un Juif. Dans mon sous-sol. » Assise sur le parquet de la

bibliothèque du maire, Lieselentendait ces mots résonner dans satête, un sac à linge posé à côtéd'elle. Elle était plongée dans la

lecture des pages vingt-deux etvingt-trois du Siffleur. En face, lasilhouette fantomatique de l'épousedu maire était assise au bureau, lesépaules affaissées. Liesel leva lesyeux et s'imagina en train des'approcher d'elle, de relever unemèche de ses cheveux mousseux etde lui murmurer à l'oreille :

«Il y a un Juif dans mon sous-sol.»

Tandis que le livre frémissait surses genoux, le secret resta dans sabouche. Il s'y installa à l'aise,jambes croisées.

«Il faut que je rentre. » Cette fois,

elle parla tout haut. Ses mainstremblaient. Malgré un pâle rayon desoleil dans le lointain, une petitebrise pénétra par la fenêtre ouverte,accompagnée d'une pluie finecomme de la sciure.

Lorsqu'elle remit le livre en place,la femme repoussa sa chaise et larejoignit. C'était toujours ainsi à lafin. Les sillons inscrits par lechagrin sur son visage se comblèrentfugitivement quand elle tendit le braset reprit le volume.

Elle l'offrit à la fillette.Liesel eut un mouvement de recul.«Je vous remercie, mais j'ai assez

de livres à la maison, dit-elle. Uneautre fois, peut-être. Je suis en traind'en relire un avec mon papa. Voussavez, celui que j'ai volé en leprenant dans le feu, ce soir-là. »

La femme du maire hochaaffirmativement la tête. Il faut direque pour Liesel Meminger, le voln'était pas un acte gratuit. Elle nedérobait des livres que par besoin.Et pour le moment, elle en avaitsuffisamment. Elle avait lu à quatrereprises Les Hommes d'argile etelle retrouvait avec plaisir LeHaussement d'épaules. Et chaquesoir, avant d'aller se coucher, elleouvrait tranquillement son guide du

fossoyeur, sous la couverture duquelse dissimulait L'Homme qui sepenchait. Elle murmurait les motspour elle-même et touchait lesoiseaux du bout des doigts. Et elletournait lentement les pages quicraquaient.

«Au revoir, Frau Hermann. »Elle quitta la bibliothèque,

traversa l'entrée et son beau parquetet sortit par l'immense porte. Commed'habitude, elle fit une pause pourcontempler la vue sur Molching.Cette après-midi-là, la ville étaitplongée dans une brume jaune quibaignait les rues et caressait les toits

comme des animaux familiers.Lorsqu'elle arriva rue de Munich,

la voleuse de livres se mit àzigzaguer entre les passants quis'abritaient sous leurs parapluies —une gamine en imperméable quiallait sans honte d'une poubelle àl'autre avec une régularité demétronome.

«Voilà. »Elle leva la tête vers les nuages

cuivrés avec un petit cri ravi, avantde s'emparer du journal froissé. Deslarmes d'encre d'imprimerie striaientde noir la première et la dernièrepage, mais cela ne l'empêcha pas de

le plier et de le glisser sous sonbras. C'était ainsi chaque jeudidepuis quelques mois.

Le jeudi était désormais le seuljour où elle livrait le linge et il luiprocurait généralement quelquegratification. Chaque fois qu'elledécouvrait un exemplaire duMolching Express ou d'une autrepublication, elle éprouvait le mêmesentiment de triomphe. Le jour oùelle trouvait un journal était un bonjour. Si en plus la grille des motscroisés était vierge, c'était uneexcellente journée. Elle seprécipitait à la maison, fermait laporte derrière elle et portait son

butin à Max Vandenburg dans sonsous-sol.

«Les mots croisés ? interrogeait-il.

– Pas remplis.– Formidable. »

Le Juif prenait le journal avec unsourire et se mettait à lire dans lalumière rationnée. Souvent, Lieselrestait là, tandis qu'il lisait chaquepage de la première à la dernièreligne, faisait les mots croisés, puisentamait une seconde lecture.

Comme le temps devenait plusdoux, il ne quittait plus le sous-sol.Dans la journée, la porte en haut de

l'escalier restait ouverte afin qu'ilpuisse profiter du rectangle delumière du couloir. Celui-ci n'étaitpas exactement baigné de soleilmais, dans certaines situations, onfait avec ce que l'on a. De lalumière, même faible, valait mieuxque rien, et il devait se contenter depeu. Il était bon d'économiser lepétrole, même s'il en restait encoresuffisamment.

Généralement, Liesel s'asseyaitsur des bâches et lisait pendant queMax faisait les mots croisés. Ilsrestaient à quelques mètres l'un del'autre et parlaient peu. À quelquechose près, le seul bruit était celui

des pages tournées. Souvent, aussi,elle laissait ses livres à Max, pourqu'il les lise pendant qu'elle était àl'école. Si la musique avait constituéle lien ultime entre Hans Hubermannet Erik Vandenburg, la compagnietranquille des mots était ce quiunissait Max et Liesel.

«Bonjour, Max. Bonjour, Liesel. »Ils s'asseyaient et lisaient.Parfois, elle l'observait. Si elle

avait dû le décrire en quelques mots,elle aurait dit qu'il était l'image de laconcentration et de la pâleur. Unepeau claire. Un marécage dans leregard. Et la respiration d'un fugitif.

Éperdue, mais silencieuse. Seule sapoitrine qui se soulevait montraitqu'il était en vie.

De plus en plus souvent, Lieselfermait les yeux et demandait à Maxde l'interroger sur les mots dont ellen'arrivait pas à retenir le sens, etelle jurait s'ils continuaient à luiéchapper. Elle se levait alors et lespeignait sur le mur, jusqu'à unedouzaine de fois. Ensemble, MaxVandenburg et Liesel Memingerrespiraient les vapeurs de peinture etl'odeur du ciment.

«Au revoir, Max.– Au revoir, Liesel. »

Dans son lit, elle restait les yeuxouverts et pensait à lui dans sonsous–sol. Elle l'imaginait toujours entrain de dormir tout habillé, ycompris avec ses chaussures, au casoù il devrait s'enfuir de nouveau. Ilne dormait que d'un oeil.

LA MÉTÉO: MI-MAI.Liesel ouvrit simultanément la

bouche et la porte.Au foot, rue Himmel, son équipe

avait écrasé celle de Rudy par 6 à 1et elle fit irruption dans la cuisine,triomphante, pour décrire à Hans età Rosa le but qu'elle avait marqué.

Elle se rua ensuite au sous-sol et fitde même avec Max, qui abandonnala lecture de son journal et l'écoutaattentivement, tout en riant avec elle.

Lorsqu'elle eut terminé, il y eutquelques minutes de silence, puisMax leva les yeux. «Est-ce que tuferais quelque chose pour moi,Liesel ?» demanda-t-il.

Toujours excitée par le but qu'elleavait marqué, elle sauta de son tasde bâches. C'était une façon derépondre par l'affirmative.

«Tu m'as raconté en détailcomment tu as marqué ce but, maisje ne sais pas à quoi la journée

ressemble, là-haut. J'ignore s'il yavait du soleil ou s'il était caché parles nuages. » Il passa la main dansses cheveux fraîchement coupés. Sonregard humide demandait la chose laplus simple du monde. «Pourrais-tumonter et me dire quel temps il faitdehors ?»

Naturellement, Liesel se précipitavers l'escalier. Une fois devant laporte souillée par les crachats, elleleva les yeux vers le ciel.

Lorsqu'elle regagna le sous-sol,elle décrivit ce qu'elle avait vu.

«Aujourd'hui, Max, le ciel estbleu, avec un gros nuage allongé qui

ressemble à une corde, et, au bout decette corde, le soleil fait un troujaune... »

Max comprit que seule une enfantétait capable de lui offrir cette formede météo. Sur le mur, il peignit unlong cordage avec, au bout, un soleiljaune dégoulinant, dans lequel onaurait pu plonger. Il ajouta deuxsilhouettes, celle d'une fillette menueet celle d'un Juif tout flétri, quiavançaient en direction de ce soleil.Et, sous le dessin, il inscrivit laphrase ci-dessous.

LES MOTS ÉCRITS SUR

LE MURPAR MAX VANDENBURG

C'était un lundi et ils marchaientsur une cordevers le soleil.

LE BOXEUR : FIN MAI.Le temps était long pour Max

Vandenburg dans son environnementde ciment.

Les minutes étaient cruelles..Les heures étaient une punition.Quand il était éveillé, le sablier

du temps se déversait au-dessus delui et menaçait de l'étouffer. Mais il

le laissait vivre. On peut fairebeaucoup de mal à quelqu'un en lelaissant vivre.

Une fois par jour au moins, HansHubermann venait le voir au sous-sol et parlait avec lui. Rosa, pour sapart, lui apportait à l'occasion unpetit morceau de painsupplémentaire. Toutefois, c'étaientsurtout les visites de Liesel qui luiredonnaient goût à la vie. Au début,il avait essayé de résister, maisc'était chaque jour plus difficile, aufur et à mesure que la fillette arrivaitavec un nouveau bulletin météo,annonçant un ciel de pur azur, desnuages de carton-pâte, ou un soleil

perçant la grisaille comme Dieu quis'assiérait après un repas tropcopieux.

Quand il était seul, il avaitl'impression d'être en train dedisparaître. Tous ses vêtementsétaient gris, ou l'étaient devenus, deson pantalon à son pull-over, enpassant par sa veste maintenantcomplètement avachie. Cettesensation de dissolution était si fortequ'il vérifiait souvent qu'il ne pelaitpas.

Il avait besoin de nouveauxprojets. Et d'abord, d'exercice. Ilcommença par faire des pompes.

C'était comme si ses bras cassaientnet aux coudes et que son cœur allaits'échapper de sa poitrine. ÀStuttgart, dans son adolescence, ilpouvait en faire une cinquantaine àla suite. Maintenant, à vingt-quatreans, avec peut-être sept kilos enmoins que son poids habituel, ilarrivait péniblement à dix. Au boutd'une semaine, il réussissait troisséries de seize pompes et de vingt-deux abdominaux. Après l'effort, ils'asseyait contre le mur près de sesamis les pots de peinture, le soufflecoupé, les muscles comme du flan.

Il lui arrivait de se demander sicela valait le coup de se défoncer

comme ça. Pourtant, à d'autresmoments, une fois son rythmecardiaque ralenti et son corps en étatde fonctionner à nouveau, il éteignaitla lampe et restait dans l'obscurité.

Il avait vingt-quatre ans, mais ilpouvait encore rêver.

«Dans le coin bleu, commentait-ild'un ton calme, nous avons lechampion du monde, le chef-d’œuvre aryen : le Führer ! » Ilprenait une inspiration et se tournaitde l'autre côté. «Et dans le coinrouge, voici son challenger, le Juif àface de rat : Max Vandenburg ! »Autour de lui, la scène se

matérialisait.Une lumière blanche tombait sur

un ring et la foule murmurait — cebrouhaha magique de gens qui semettent soudain à parler. Quepouvaient-ils bien avoir à racontertous en même temps ? Le ring étaitparfait. Tapis impeccable, joliescordes dont le moindre fil luisaitdans la lumière. La salle sentait lacigarette et la bière.

Adolf Hitler se tenait dans l'angleopposé du ring, entouré de sonéquipe. Ses jambes sortaient d'unpeignoir rouge et blanc, orné dans ledos d'une croix gammée noire. Sa

moustache était soudée sous son nez.Son entraîneur, Goebbels, luichuchotait quelque chose et ilsautillait d'un pied sur l'autre ensouriant. Son sourire s'élargit encorelorsque le présentateur annonça sesnombreux exploits, accueillis par lesvociférations des spectateurs enadoration. «Invaincu à ce jour ! »lança l'homme. «Vainqueur denombreux Juifs et autres menaces del'idéal germanique ! Herr Führer,conclut-il, nous vous saluons ! » Lafoule : «Massacre-le ! »

Une fois le public calmé, vint letour du challenger.

Le présentateur se tourna versMax, qui se tenait dans son coin. Pasde peignoir. Pas d'équipe. Juste unjeune Juif solitaire, avec samauvaise haleine, son torse nu et sesjambes lasses. Naturellement, sonshort était gris. Il sautillait aussi d'unpied sur l'autre, mais le moinspossible, pour garder son énergie. Ilavait déjà pas mal transpiré àl'entraînement pour atteindre lepoids adéquat.

«Et voici le challenger ! s'écria leprésentateur. De... » Il fit une pausepour ménager son effet. «De sangjuif» La foule poussa des huées,telle une assemblée de vampires

humains. «Un poids de... »Le reste se perdit dans le vacarme

et les injures. Max regarda sonadversaire, maintenant débarrasséde son peignoir, qui venait se placerau centre du ring pour entendrel'énoncé du règlement et lui serrer lamain.

«Guten Tag, Herr Hitler. » Max lesalua de la tête, mais le Führer secontenta de lui montrer brièvementses dents jaunes.

« Messieurs ! » Un arbitre costauden pantalon noir et chemise bleueornée d'un noeud papillon s'avançavers eux. «Avant tout, ce combat

doit être correct. » Il se tournaensuite vers le Führer et ne s'adressaplus qu'à lui. « Sauf, bien sûr, sivous n'avez plus l'avantage, HerrHitler. Dans ce cas, je suis tout à faitprêt à fermer les yeux sur lesméthodes peu orthodoxes que vouspourriez utiliser pour envoyer autapis cette engeance juive. » Il hochala tête, très courtois. «Est-ce clair?»

Le Führer prononça alors sespremiers mots. « Comme du cristal.»

À Max, l'arbitre lança unavertissement: «Quant à toi, monpote juif, à ta place je me tiendrais à

carreau. » Sur ces mots, il renvoyales adversaires chacun dans soncoin.

Un bref moment de silence.Puis la cloche retentit.Le Führer, maigre et mal campé

sur ses jambes, s'élança le premieret frappa sèchement Max à la face.Les spectateurs vibrèrent avec lesderniers échos de la cloche et leurssourires satisfaits franchirent lescordes. L'haleine d'Hitler fumaittandis qu'il se déchaînait sur levisage de son adversaire, le touchantà plusieurs reprises aux lèvres, aunez et au menton. Max ne s'était

toujours pas aventuré en dehors deson coin. Il leva les bras pouramortir la punition, mais le Führervisa alors ses côtes, ses reins et sespoumons. Oh, les yeux du Führer !Ils étaient si délicieusement noirs,comme ceux des Juifs, avec uneexpression si déterminée que Maxlui-même se figea un moment en lesapercevant dans un brouillard entredeux coups.

Il n'y eut qu'un round, qui dura desheures.

Le Führer bourrait de coups lepunching-ball juif. Il y avait du sangjuif partout.

Des nuages de pluie rouge sur leciel blanc du tapis.

Bientôt, les phalanges de Maxcommencèrent à se déformer, sespommettes gémirent en silence et levisage ravi du Führer disparut parpaliers, jusqu'à ce qu'épuisé, brisé etvaincu, le Juif aille à terre.

Accueilli par une clameur.Puis le silence.L'arbitre compta. Il avait une dent

en or et des touffes de poilsdépassaient de ses narines.

Lentement, Max Vandenburg, leJuif, se remit sur ses pieds. D'unevoix flageolante, il invita Hitler à

s'approcher. «Viens ici, Führer ! »dit-il, et cette fois, lorsque AdolfHitler se précipita sur lui, Max fit unsaut de côté et l'accula dans un coin.Il le frappa à sept reprises, en visanttoujours la même chose.

La moustache.La dernière fois, il manqua son

coup. Son poing s'écrasa sur lementon du Führer, qui alla valserdans les cordes et tomba à genoux.Cette fois, l'arbitre ne compta pas. Ilresta dans son coin, le sourcilfroncé. Le public se recroquevilla etse réconforta avec des gorgées debière. Toujours agenouillé, le Führer

passa sa main sur son menton pourvoir s'il saignait et remit sa mècheen place, de la droite vers la gauche.Lorsqu'il se releva, à la satisfactiondes milliers de spectateurs, il fitquelque chose d'étrange. Il tourna ledos au Juif et ôta ses gants.

La foule n'en revenait pas.«Il abandonne», murmura

quelqu'un, mais très vite, AdolfHitler, debout dans les cordes,s'adressa à la foule.

« Mes chers compatriotes,commença-t-il, regardez bien lespectacle que vous avez sous lesyeux ce soir. »

Torse nu, le regard triomphant, iltendit le doigt vers Max. «Vouspouvez constater que ce que nousdevons affronter est bien plussinistre, bien plus puissant que nousne l'aurions imaginé. Le constatez-vous ?

— Oui, Führer, répondirent-ils.— Constatez-vous qu’avec ses

méthodes méprisables, cet ennemi atrouvé le défaut de notre cuirasse etqu'il ne m'est pas possible de lecombattre seul ? » Les mots étaientvisibles. Ils tombaient de ses lèvrescomme des joyaux. «Regardez-le !Regardez-le bien. » Ils regardèrent.

Max Vandenburg tout ensanglanté. «Pendant que nous parlons, il vient seglisser dans votre voisinage. Il vients'installer à côté de chez vous. Ilvient vous infester avec sa famille etil va bientôt prendre votre place. Il...» Hitler considéra Max d'un airdégoûté. «Il ne va pas tarder à êtrevotre propriétaire, et un jour, ce seralui qui se tiendra, non pas aucomptoir de votre épicerie, maisdans l'arrière-boutique, la pipe auxlèvres.

En un clin d'oeil, vous devreztravailler pour lui, pour un salairede misère, tandis qu'il aura lespoches tellement pleines qu'il pourra

à peine marcher. Allez-vous vouslaisser faire sans réagir? Allez-vousvous comporter comme l'ont fait parle passé vos chefs, qui ont bradévotre patrie à tout le monde et venduvotre pays contre quelquessignatures ? Resterez-vous les brascroisés ? Ou bien... » Il se hissa auniveau supérieur des cordes. «Oubien me rejoindrez-vous sur ce ring?

Un frisson parcourut Max.L'horreur bredouillait dans sonventre.

Hitler l'acheva. «Me rejoindrez-vous sur ce ring pour qu'ensemble

nous vainquions cet ennemi ? »Dans le sous-sol du 33, rue

Himmel, Max Vandenburg sentit surlui les poings de toute une nation. Unpar un, les gens montaient sur le ringet le frappaient. Ils le mettaient ensang. Ils le laissaient souffrir. Desmillions d'entre eux, jusqu'aumoment où, une dernière fois, ilréussit à se relever et...

Il regarda la personne suivantemonter sur le ring. C'était unefillette. Elle traversa lentement letapis et il remarqua qu'une larmecoulait sur sa joue gauche. Elletenait dans sa main droite un journal.

«Les mots croisés n'ont pas étéfaits », dit-elle d'une voix douce enle lui tendant.

L’obscurité.Rien que l'obscurité, maintenant.Rien que le sous-sol. Rien qu'un

Juif.

UN NOUVEAU RÊVE :QUELQUES NUITS PLUS

TARD. C'était l'après-midi. Liesel

descendit l'escalier du sous-sol, oùMax en était à la moitié de sespompes.

Elle l'observa un moment sansqu'il le sache. Lorsqu'elles'approcha de lui et s'assit, il seredressa et s'adossa au mur. «T'ai-jedit que ces temps-ci, je fais unnouveau rêve ?

Liesel se tourna vers lui, curieusede voir son visage.

« Seulement, c'est un rêve que jefais tout éveillé. » Il agita la main endirection de la lampe à pétrole.«Parfois, j'éteins la lumière etj'attends.

— Vous attendez quoi ?— Pas quoi, qui », rectifia-t-il.Elle se tut un moment. C'était le

genre de conversation qui nécessitaitdes pauses entre deux échanges. «Qui attendez-vous, Max ?»

Max resta immobile. «Le Führer.» Le ton était dépassionné. «C'estpour ça que je m'entraîne.

— Les pompes ?— Exact. » Il se dirigea vers

l'escalier de béton. «Chaque soir,j'attends dans le noir que le Führerdescende ces marches. Et quand ilarrive, lui et moi, nous nous battonspendant des heures. »

Elle s'était remise debout. « Quigagne ? »

Il eut envie de répondre qu'il n'y

avait pas de vainqueur, puis il pritconscience de ce qui l'entourait, lesbâches, les pots de peinture, lesjournaux qui s'accumulaient un peuplus chaque jour. Il contempla lesmots, le long nuage et les silhouettespeints sur le mur.

«Moi », répondit-il.C'était comme s'il avait ouvert la

main de Liesel, déposé les mots aucreux de sa paume, puis refermé sesdoigts.

À Molching, Allemagne, deuxpersonnes parlaient sous terre. Celaressemblait au début d'une blague :

«C'est l'histoire d'un Juif et d'une

Allemande qui sont dans un sous-sol... »

Mais cela n'avait rien d'uneblague.

LES PEINTRES : DÉBUTJUIN.

Un autre des projets de Maxconcernait ce qui restait de MeinKampf. Chaque page futdélicatement déchirée et posée sur lesol pour recevoir une couche depeinture, puis mise à sécher avant deretrouver sa place sous lacouverture. Un jour, quand Lieselrentra de l'école, elle trouva Max,Rosa et Hans occupés à peindre ces

pages. De nombreuses feuillesséchaient déjà sur un fil, maintenuespar des épingles à linge. C'est sansdoute ainsi qu'avait été réaliséL'Homme qui se penchait.

Tous trois levèrent les yeux deleur tâche pour l'accueillir, chacun àsa façon.

«Bonjour, Liesel.— Voici un pinceau, Liesel.— C'est pas trop tôt, Saumensch.

Où étais-tu encore fourrée ?»Elle se mit à peindre en songepm

à ce que Max Vandenburg lui avaitraconté de son combat avec leFührer.

VISIONS DANS LESOUS-SOL,

JUIN 1941Les coups pleuvent, la foule sort

des murs.Max et le Führer défendent chacun

sa peausur les marches de l'escalier.Il y a du sang sur la moustache

du Führeret sur la raie qui, à droite, sépare

ses cheveux.«Approche, Führer ! » dit le Juif en

lui faisant signed'avancer. « Approche, Führer ! »

Quand les visions de Liesel

s'évanouirent et qu'elle eut terminésa première page, Papa lui adressaun clin d'oeil. Maman la réprimandaparce qu'elle avait utilisé toute lapeinture. Max examinait les pagesune à une, peut-être pour imaginer cequ'il allait peindre dessus. Plusieursmois après, il peindrait aussi lacouverture du livre et lui donneraitun autre titre, d'après l'une deshistoires qu'il aurait écrites etillustrées à l'intérieur.

Cette après-midi-là, dans cetendroit secret situé sous le n° 33 de

la rue Himmel, les Hubermann,Liesel Meminger et Max Vandenburgpréparaient les pages du livre LaSecoueuse de mots.

C'était bon de faire de la peinture.

CARTES SUR TABLE : 24JUIN.

Ce fut ensuite la septième face dudé. Deux jours après l'invasion de laRussie par l'Allemagne. Trois joursavant que la Grande-Bretagne et laRussie soviétique n'unissent leursforces.

Un sept.Vous jetez le dé et vous regardez

sur quelle face il tombe, en prenantconscience que ce n'est pas un déréglementaire. Vous dites que c'estde la malchance, mais vous aveztoujours su que cela devait arriver.C'est vous qui l'avez introduite dansla pièce. La table l'a sentie dansvotre haleine. Le Juif dépassait devotre poche depuis le début. Vous leportez à votre revers et, quand vousjetez le dé, vous savez que ça va êtreun sept, exactement le chiffre qui vavous nuire. Et c'est un sept. Il vousregarde dans les yeux, répugnant etmiraculeux, et vous partez avec ça,qui commence à vous ronger.

Tout simplement la malchance.

Voilà ce que vous dites.Aucune conséquence.C'est ce que vous vous forcez à

croire, mais au fond, vous savezqu'il s'agit du signe annonciateurd'événements à venir. Vous cachezun Juif. Vous le payez. Vous devezle payer, d'une manière ou d'uneautre.

Rétrospectivement, Liesel se

dirait que ce n'était pas le pire.Lorsqu'elle relaterait son histoirepar écrit dans le sous-sol, biend'autres choses se seraient passéesentre-temps. Dans tout ce qui était

arrivé, la décision du maire et de safemme de ne plus donner de travail àRosa n'était pas de la malchance.Cela n'avait rien à voir non plusavec le fait de cacher des Juifs.C'était lié à un contexte beaucoupplus large, celui de la guerre.Pourtant, lorsque l'événement eutlieu, il fut ressenti comme unepunition.

Tout commença une huitaine de

jours avant le 24 juin. Commed'habitude, Liesel ramassa unjournal dans une poubelle, près de larue de Munich. Elle le glissa sous

son bras et l'apporta à MaxVandenburg. Il venait de commencerà le lire lorsqu'il lui lança un coupd'oeil. «N'est-ce pas chez lui que tuportes le lavage et le repassage ? »demanda-t-il en montrant une photoen première page.

Liesel, qui était en train d'écrirepour la sixième fois sur le mur lemot «discussion », près du nuage etdu soleil dessinés par Max,s'approcha de lui. Il lui tendit lejournal. « Si », confirma-t-elle.

Elle entreprit de lire l’article,dans lequel on citait une déclarationdu maire. Certes, affirmait Heinz

Hermann, la guerre se déroulaitparfaitement, mais la population deMolching, comme tous lesAllemands responsables, devaits'attendre à des temps plus difficileset prendre les mesures adéquates. «On ne sait jamais ce que préparentnos ennemis, expliquait-il, ni dequelle manière ils vont tenter denous affaiblir. »

Une semaine plus tard, la mise engarde du maire porta ses fruitsamers. Liesel se rendit commed'habitude chez lui, Grande Strasse,et lut quelques pages du Siffleur surle sol de la bibliothèque. L'épousedu maire ne se comporta pas de

manière anormale (du moins, pasplus que les autres jours) jusqu'aumoment où la fillette prit congé.

Cette fois, lorsqu'elle offrit lelivre à Liesel, elle insista pourqu'elle l'emporte. « S'il te plaît. »C'était presque une supplication.Elle serrait les doigts autour dulivre. «Prends-le, s'il te plaît,prends-le. »

Sensible à l'étrangeté de l'épousedu maire, Liesel n'osa pas ladécevoir à nouveau. Elle prit lelivre à la couverture grise et auxpages jaunissantes et avança le longdu couloir. Au moment où elle

s'apprêtait à réclamer le linge àlaver, la femme en peignoir de bainlui adressa un dernier regard navré.Elle alla chercher une enveloppedans un tiroir de la commode. «Jesuis désolée. C'est pour ta maman»,dit-elle d'une voix rocailleuse àforce de ne pas servir.

Liesel cessa de respirer.Elle se sentit soudain mal à l’aise

dans ses chaussures.Sa gorge se serra et elle se mit à

trembler. Lorsqu'elle finit parprendre la lettre, elle entendit lebruit de l'horloge dans labibliothèque et se rendit compte

alors qu'il ne ressemblait pas à untic-tac, mais plutôt aux coupsréguliers d'un marteau frappant lesol par en dessous. Quelque chosecomme un son venu du tombeau. Siseulement le mien était prêt, se dit-elle, car en ce moment même, LieselMeminger aurait voulu mourir.Lorsque les autres clients avaientcessé de donner leur linge, celan'avait pas été aussi douloureux. Il yavait toujours le maire, sabibliothèque et la relation avec sonépouse. Un dernier espoir s'enfuyait.Cette fois, c'était la trahisonsuprême.

Comment allait-elle pouvoir

affronter sa maman ?Pour Rosa, cette petite somme

d'argent était un appoint utile. Celareprésentait un supplément de farine,un peu de graisse.

Ilsa Hermann, pour sa part,mourait d'envie de se débarrasser deLiesel au plus vite. Cela se voyait àsa façon de resserrer son peignoirautour d'elle. Elle s'obligeait à resterlà, pour montrer maladroitement sesregrets, mais elle avait hâte que cesoit fini. Elle ouvrit de nouveau labouche. «Dis à ta maman... »,commença-t-elle. Sa voix étaitmaintenant plus assurée. «Dis-lui

que nous sommes désolés. » Elleentraîna la fillette vers la sortie.

Liesel le sentait maintenant dansles épaules. La douleur, l'impact del'ultime rejet.

Alors, c'est ainsi ? se dit-elle. Tume jettes dehors comme ça?

Lentement, elle prit son sac à lingevide et gagna la porte. Une fois àl'extérieur, elle se retourna. Pour laseconde fois de la journée, elle fitface à la femme du maire. Elle laregarda dans les yeux avec une fiertépresque sauvage. «Danke schôn»,Ilsa Hermann lui adressa un pâlesourire.

«Si un jour tu as simplement enviede venir lire, dit-elle, tu es labienvenue. » C'était un mensonge, ouplutôt c'est ainsi que le perçutLiesel, sous l'effet du choc et de latristesse.

Elle était frappée par la largeur dela porte. Pourquoi donc avait-onbesoin d'un tel espace pour franchirle seuil ? Si Rudy avait été présent,il l'aurait traitée d'idiote : c'étaitpour pouvoir faire entrer tous leursmeubles, voyons.

«Au revoir », dit-elle. Lentement,dans un mouvement morose, la portese referma derrière elle.

Liesel ne s'éloigna pas.* * *

Elle s'assit sur les marches etcontempla longuement Molching. Ilne faisait ni chaud ni froid et l'onvoyait clairement la petite villetranquille. Molching était dans unbocal.

Liesel ouvrit le courrier. Lemaire, Heinz Hermann, exposait endes termes diplomatiques les raisonsqui l'obligeaient à se passer desservices de Rosa Hubermann.Grosso modo, il expliquait qu'il semontrerait hypocrite s'il continuait àbénéficier de petits luxes de ce

genre, alors qu'il conseillait à sesadministrés de se préparer à destemps plus difficiles.

Un peu plus tard, elle se leva et sedirigea vers la rue Himmel, maisquand elle se retrouva dans la rue deMunich, au niveau de l'enseigneSTEINERSCHNEIDERMEISTER,sa tristesse céda la place à la colère.«Ce salopard de maire, chuchota-t-elle. Et sa pathétique bonne femme !» S'il fallait s'attendre à des tempsplus difficiles, c'était une bonneraison pour continuer à employerRosa, non ? Au lieu de quoi, ils laviraient. Eh bien, ils n'avaient qu'àlaver et repasser eux-mêmes leur

fichu linge, décida-t-elle, commetout le monde. Comme les pauvres.

Dans sa main, Le Siffleur secrispa.

«Du coup, elle m'a offert lebouquin par pitié, pour se donnerbonne conscience », murmura-t-elle,sans tenir compte du fait que lafemme du maire le lui avait proposéauparavant.

Elle revint sur ses pas, commeelle l'avait déjà fait une fois, et sedirigea vers le 8, Grande Strasse.Elle résista à la tentation de courir.Mieux valait garder son souffle pourles mots.

En arrivant, elle fut déçue de voirque le maire n'était pas là. Il n'yavait aucune voiture tranquillementgarée dans la rue, ce qui était peut-être préférable, finalement, car Dieusait ce qu'elle aurait pu lui faire ence moment d'affrontement entreriches et pauvres.

Elle grimpa les marches deux pardeux et frappa si fort à la portequ'elle se fit mal. Ces petitsfragments de douleur n'étaient pasdésagréables.

L'épouse du maire recula en lavoyant. Elle avait les cheveuxlégèrement humides et ses rides se

creusèrent lorsqu'elle lut la fureursur le visage habituellement pâle deLiesel. Elle ouvrit la bouche, maisaucun son n'en sortit. Tant mieux, carla fillette, elle, avait des choses àdire.

«Vous croyez que vous allezm'acheter avec ce livre ? » déclara-t-elle. Sa voix, quoique tremblanted'émotion, sauta à la gorge de lafemme. La colère l'aveuglait, maiselle refusa de se laisser arrêter. Elleessuya les larmes qui lui venaientaux yeux. «Vous pensez tout arrangeren me donnant ce Saumensch debouquin, alors que je vais devoirdire à ma maman qu'on a perdu notre

dernier client ? Et vous, pendant cetemps, vous êtes ici, bien installéedans votre belle maison. »

L'épouse du maire restait les brasballants.

Son visage s'effondra.Pour autant, Liesel ne se démonta

pas. Elle pulvérisa les motsdirectement dans les yeux de lafemme.

«Bien installée avec votre mari.Tous les deux. » Elle devintvenimeuse. Plus venimeuse et plusméchante qu'elle ne s'en serait crucapable.

La blessure des mots.

Oui, la brutalité des mots.Elle allait les chercher dans un

tréfonds qu'elle découvraitseulement maintenant et les jetait àla tête d'Ilsa Hermann. «Eh bien, ilest temps que vous vous occupiezvous-même de votre linge puant,lança-t-elle. Il est temps que vousadmettiez que votre fils est mort. Il aété tué ! Il a été étranglé et hachémenu il y a plus de vingt ans ! Àmoins qu'il ne soit mort de froid?Mais de toute façon, il est mort ! Ilest mort et, vous voulez que je vousdise, c'est pathétique que vous soyezlà, à vous obliger à crever de froiddans votre maison pour souffrir.

Vous croyez que vous êtes la seule ?»

Immédiatement.Son frère fut à ses côtés.Il lui murmura de se taire, mais lui

aussi était mort et sa voix ne méritaitpas d'être entendue.

Il était mort dans un train.On l'avait enterré dans la neige. Liesel lui jeta un coup d'oeil, mais

elle n'était pas capable de s'arrêter.Pas encore.

«Ce livre, poursuivit-elle enpoussant le petit garçon sur les

marches, ce qui le fit tomber, je n'enveux pas.»

Les mots étaient plus calmes, maistoujours aussi brûlants. Elle lançaLe Siffleur aux pieds de la femme,chaussés de pantoufles. Il heurta leciment avec un, son mat. «Je n'enveux pas, de votre bouquinminable... » Cette fois, elle yparvint. Elle se tut.

Sa gorge était devenue un désert.Plus un seul mot sur des kilomètres.

Son frère disparut en se tenant legenou.

Après une pause avortée, lafemme du maire fit un pas en avant et

ramassa le livre. Elle était toutemeurtrie, mais pas par son sourire,cette fois. Liesel le voyait sur sonvisage. Du sang coulait de son nez etvenait lui lécher les lèvres. Sespaupières avaient noirci. Descoupures s'étaient ouvertes et desblessures apparaissaient à la surfacede sa peau. Par l'effet des mots. Desmots de Liesel.

Le livre à la main, Ilsa Hermannse releva, toute voûtée, et voulutredire qu'elle était désolée, mais laphrase lui resta dans la gorge.

Gifle-moi, pensa Liesel. Allez,gifle-moi.

Ilsa Hermann ne la gifla pas. Ellese contenta de reculer, dansl'affreuse atmosphère de sa bellemaison, et Liesel, une fois encore, seretrouva seule sur les marches. Elleavait peur de se retourner parcequ'elle savait que lorsqu'elle leferait, le verre qui entouraitMolching aurait volé en éclats, à sagrande joie.

Pour finir, elle relut la lettre et,

arrivée près de la grille, elle en fitune boule serrée qu'elle jeta contrela porte, comme un caillou. Je nesais ce que la voleuse de livres

espérait, mais le papier heurta lesolide panneau de bois, rebondit surles marches et atterrit à ses pieds.

« Manqué », constata-t-elle en

l'envoyant dans l'herbe d'un coup depied.

Elle prit le chemin de la rueHimmel, en imaginant ce qu'iladviendrait de cette boule de papierà la prochaine averse, quand la serrede Molching, réparée, seraitretournée. Elle voyait déjà les motsen train de se dissoudre, lettre aprèslettre, jusqu'à ce qu'il ne reste rien.Que le papier. Et la terre.

Manque de chance, lorsque Lieselarriva à la maison, Rosa était dansla cuisine. «Eh bien, où est le linge àlaver ? demanda-t-elle.

— Il n'y en avait pas aujourd'hui.»

Rosa alla s’asseoir à la table. Elleavait compris. Soudain, elle eut l'airplus vieux. Liesel imagina à quoielle ressemblerait si elle défaisaitson chignon et le lâchait sur sesépaules. Une serviette grise decheveux élastiques.

«Qu'est-ce que tu as fait là-bas,peti te Saumensch?» Le ton étaitmorne. Son venin habituel était

engourdi.«C'est entièrement ma faute,

répondit Liesel. J'ai insulté la femmedu maire et je lui ai dit d'arrêter depleurer la mort de son fils. Qu'elleétait pathétique. Du coup, elle adécidé d'arrêter pour le linge. » Ellesaisit un assortiment de cuillères enbois et les posa devant Rosa.«Tiens, choisis. »

Rosa en prit une, mais ne s'enservit pas. «Je ne te crois pas. »

Liesel était partagée entre lemensonge et la détresse. Pour unefois qu'elle réclamait une Watschen,elle n'y avait pas droit ! «C'est de

ma faute, répéta-t-elle.— Mais non », dit Maman. Elle

alla jusqu'à se lever et caresser lescheveux de Liesel, qu'elle n'avaitpas lavés. «Je sais que tu esincapable de dire des chosespareilles.— Je l'ai fait !— D'accord, tu l'as fait. »En quittant la pièce, Liesel

entendit le cliquetis des cuillères enbois qui étaient remises en placedans leur boîte métallique, suivi,lorsqu'elle entra dans sa chambre, duvacarme de l'ensemble, boîte etcuillères, jeté violemment à terre.

Un peu plus tard, elle descendit au

sous-sol, où Max était debout dansl'obscurité, visiblement en train deboxer contre le Führer.

«Max ?» La lumière apparut, telleune pièce de monnaie rouge flottantdans un angle. «Est-ce que vousm'apprendriez à faire des pompes ?»

Max s'exécuta. De temps à autre,il lui soulevait le torse pour l'aider,mais malgré son aspect osseux,Liesel était forte et ses brassupportaient bien le poids de soncorps. La voleuse de livres ne

compta pas le nombre de répétitionsqu'elle fit ce soir-là à la faible lueurde la lampe, mais cela suffirait à luidonner des courbatures pendantplusieurs jours. Max eut beau luidire que c'était trop, elle continua.

Une fois couchée, elle lut avec

Papa. Hans Hubermann se renditcompte que quelque chose n'allaitpas. C'était la première fois depuisun mois qu'il venait s'asseoir auprèsd'elle et cela la réconforta quelquepeu. Il trouvait toujours les motsqu'il fallait et savait quand il devaitintervenir ou au contraire la laisser

tranquille. S'il y avait un domainequ'il connaissait à la perfection,c'était la personnalité de Liesel.

« C'est le linge qui te tracasse ? »demanda-t-il.

Elle fit « non » de la tête.Il ne s'était pas rasé depuis

plusieurs jours et il se frottait sanscesse les joues et le menton. Sonregard d'argent était paisible etchaleureux, comme toujours lorsqu'ils'agissait de la fillette qui lui avaitété confiée.

Quand la lecture vint à son terme,il s'endormit. C'est le moment queLiesel choisit pour ouvrir son cœur.

«Papa, chuchota-t-elle, je croisque je vais aller en enfer. »

Ses jambes étaient tièdes, sesgenoux froids.

Elle se rappela les nuits où ellemouillait son lit et où Papa lavait lesdraps et lui apprenait l’alphabet.Maintenant, elle sentait son soufflesur les couvertures. Elle embrassases joues rugueuses.

«Tu as besoin de te raser, dit-elle.— Tu n'iras pas en enfer»,

répondit-il.Elle contempla quelque temps son

visage. Puis elle s'allongea, seblottit contre lui et, ensemble, ils

s'endormirent, tout près de Munich,certes, mais aussi quelque part sur laseptième face du dé de l'Allemagne.

LA JEUNESSE DERUDY

À la fin, elle dut le lui donner.Il savait s'y prendre.

UN PORTRAIT DERUDY STEINER:

JUILLET 1941Un filet de boue enserre son

visage. Sa cravate estun balancier qui a cessé depuis

longtemps d'osciller.Ses cheveux citron qu'éclaire la

lampe sont ébourifféset il arbore un sourire absurde et

triste.

Il se tenait à quelques mètres de lamarche et il parla avec joie etconviction.

«Alles ist Schiesse », dit-il.Tout est de la merde. Au cours du premier semestre

1941, pendant que Liesel étaitoccupée à cacher Max Vandenburg,à voler des journaux et à dire leursquatre vérités aux épouses demaires, Rudy affrontait de son côté

une nouvelle vie, dans les Jeunesseshitlériennes. Depuis début février, ilrentrait des réunions dans un étatpire qu’avant. Souvent, il étaitaccompagné de Tommy Müller, quin'allait guère mieux. Il y avait à celatrois raisons.

UN PROBLÈME ÀTROIS COMPOSANTES1. Les oreilles de Tommy Müller.2. Franz Deutscher, le colérique

chefdes Jeunesses hitlériennes.

3. L'incapacité de Rudy à éviterd'intervenir.

Si seulement Tommy Müller

n'avait pas disparu pendant septheures, six ans plus tôt, lors d'unedes journées les plus froides queMunich ait connues... Ses otites etses tics nerveux continuaient àentraver le déroulement des défilésdes Jeunesses hitlériennes, et je peuxvous dire que ce n'était pas unebonne chose.

Au début, la situation se dégradalentement, mais, au fil des mois,Tommy fut de plus en plus la ciblede la colère des chefs des Jeunesseshitlériennes, surtout quand il

s’agissait de défiler. Rappelez-vousl’anniversaire d'Hitler, l'annéeprécédente. Pendant quelque temps,ses otites s'aggravèrent. Ellesavaient atteint un stade où elles luicausaient de vrais problèmesd'audition. Il n'entendait pas lesordres qui étaient hurlés au groupelorsqu'ils défilaient en rang. Que cesoit à l'intérieur ou à l'extérieur,dans la neige, la boue ou sous lapluie battante, c'était pareil.

Or tout le monde devait s'arrêterau même instant.

«Un seul claquement de pieds !leur disait-on. Voilà ce que veut

entendre le Führer. Tous unis commeun seul homme ! »

Et boum, Tommy.Cela venait de son oreille gauche,

je crois. C'était la plus atteinte desdeux, et lorsqu'un «Halte» acidevrillait les oreilles de tous lesautres, Tommy continuait à marcher,sans se rendre compte de rien.L'effet était comique. Le malheureuxarrivait à changer en un clin d'oeilun impeccable défilé en chaos.

Un samedi de début juillet, aprèsune énième tentative de défilé ratéeà cause de Tommy, Franz Deutscher(un nom parfait pour un parfait jeune

nazi) en eut pardessus la tête.«Müller, du Affe ! » Son épaisse

chevelure blonde lui massa le crâneet ses paroles malaxèrent le visagede Tommy. «Espèce de singe, qu'est-ce qui se passe?»

Apeuré, Tommy se recroquevilla,mais sa joue gauche continua àtressauter d'un air joyeux, comme s'ilriait, triomphant, et prenait lasemonce du bon côté. Et cela neplaisait pas du tout à FranzDeutscher. Il foudroya Tommy deson regard pâle.

«Eh bien? interrogea-t-il. Qu'est-ce que tu réponds?» Les tics de

Tommy ne firent que s'accentuer.«Tu te moques de moi ?— Heil», parvint à articuler

Tommy dans une tentativedésespérée pour se faire bien voir,mais il fut incapable de prononcer le«Hitler» qui aurait dû suivre.

C'est à ce moment-là que Rudys'avança. Il se planta face à FranzDeutscher et leva les yeux vers lui. «Chef, il a un problème...— Je m'en suis aperçu !— Aux oreilles, poursuivit Rudy.

Il ne peut pas...— Très bien ! » Deutscher se

frotta les mains. «Tous les deux,

vous allez me faire six fois le tourdu terrain. » Ils obtempérèrent, maispas assez vite. «Schnell! » Sa voixles poursuivit.

Les six tours accomplis, ils eurentdroit à quelques exercices, le genreoù il faut courir, s'accroupir, serelever et recommencer. Puis, aprèsquinze longues minutes, alors quetout devait être terminé, ils reçurentde nouveau l'ordre de s'aplatir ausol.

Rudy baissa les yeux.Un cercle de boue lui souriait de

travers..Qu'est-ce que tu peux bien

regarder ? semblait-il demander.«Au sol ! » ordonna Franz.Rudy se mit à plat ventre.«Debout ! » Franz sourit. «Un pas

en arrière ! » Ils obtempérèrent. «Ausol ! »

Le message était clair, etmaintenant Rudy l'acceptait. Ilplongea dans la boue et retint sonsouffle. À ce moment-là, alors qu'ilétait allongé l'oreille contre le soldétrempé, l'exercice prit fin.

«Vielen Dank, meine Herren», ditpoliment Franz Deutscher. «Mercibeaucoup, messieurs. »

Rudy se mit à genoux, fit un peu de

jardinage dans son oreille et regardaTommy.

Tommy ferma les yeux et un tic lesecoua.

Ce jour-là, lorsqu'ils regagnèrent

la rue Himmel, Liesel jouait à lamarelle avec quelques enfants plusjeunes. Elle portait encore sonuniforme de la BDM. Du coin del’oeil, elle aperçut leurs silhouettesmélancoliques qui se dirigeaientvers elle. L'un des deux la héla.

Ils se retrouvèrent devant lesmarches de la maisonnette de bétondes Steiner et Rudy lui raconta ce

qui s'était passé.Au bout de dix minutes, Liesel

s'assit.Au bout de onze minutes, Tommy,

qui s'était installé à côté d'elle,déclara : « C'est ma faute», maisRudy balaya son affirmation avec undemi-sourire, tout en passant le doigtsur une traînée de boue. «C'est ma...» tenta à nouveau de dire Tommy,mais cette fois Rudy le coupa,l'index pointé sur lui.

« S'il te plaît, Tommy, tu arrêtes !» Il arborait une étrange expressionde satisfaction. Liesel n’avait jamaisvu quelqu'un paraître à la fois si

malheureux et si plein de vie. «Occupe-toi de tes tics », reprit-il,avant de poursuivre son récit.

Il faisait les cent pas.Tout en se bagarrant avec sa

cravate.Ses paroles, lancées en direction

de Liesel, atterrissaient sur lamarche de béton.

«Ce Deutscher nous a bien eus,hein, Tommy ? » résuma-t-il avecentrain.

Tommy, entre deux tics, approuvade la tête. «C'était à cause de moi,commenta-t-il.

– Qu'est-ce que j'ai dit, Tommy

?– Quand ça ?– Maintenant ! Bon, maintenant,tu te tais.– D’accord, Rudy. »

Quand Tommy rentra chez lui un

peu plus tard, l'air morose, Rudyutilisa une nouvelle tactique, qui luisemblait avoir toutes les chances deréussir.

La pitié.Devant sa porte, il considéra la

boue qui avait séché sur sonuniforme, puis regarda Liesel dansles yeux avec une expression

désespérée. «Et si on en reparlait,Saumensch?

– Si on reparlait de quoi ?– Tu sais bien. »

Liesel répondit à sa manièrehabituelle.

«Saukerl ! » s'exclama-t-elle enriant, et elle parcourut les quelquesmètres qui la séparaient de chez elle.Un mélange déconcertant de boue etde pitié était une chose, mais celan'avait rien à voir avec le faitd'embrasser Rudy Steiner.

Sur le pas de sa porte, Rudy passala main dans ses cheveux avec unsourire triste. « Ça arrivera un jour,

Liesel, la prévint-il. Un jour, tuverras !»

Un peu plus de deux ans après,

quand elle écrirait dans le sous-sol,il arriverait à Liesel d'avoir trèsenvie d'aller le voir dans la maisond’à côté, même si c’était le petitmatin. Elle se rendrait égalementcompte que c'étaitvraisemblablement cette période desJeunesses hitlériennes qui avaitnourri chez Rudy, et donc chez elle,le désir de voler.

Après tout, malgré les habituelsépisodes pluvieux, l'été commençait

à s'installer. Les pommes Klardevaient avoir mûri. Il y avaitd'autres larcins à commettre.

DES PERDANTS

Au début, en matière de vol,

Liesel et Rudy préférèrent agir ausein d'un groupe, par sécurité. AndySchmeikl les convia à une rencontreau bord de la rivière. Il seraitquestion, entre autres sujets, d'unplan pour voler des fruits.

« C'est toi le chef, maintenant ? »demanda Rudy. Mais Andy secouanégativement la tête, plié sous lepoids de la déception. Visiblement,il aurait aimé pouvoir dire lecontraire.

«Non. » Son ton habituellementfroid était enflammé. «Il y aquelqu'un d'autre. »

LE NOUVEL ARTHUR

BERGIl avait les cheveux et le regard

flous,et c'était le genre de délinquant qui

volenon pas par besoin, mais par

plaisir.Il s'appelait Viktor Chemmel.

Au contraire de la plupart de ceux

qui se livraient au vol sous ses

différentes formes, Viktor Chemmelne manquait de rien. Il vivait dans lemeilleur quartier de Molching, dansune villa qu'on avait désinfectéequand on avait chassé les Juifs. Ilavait de l'argent. Il avait descigarettes. Mais il voulait plusencore.

«Ce n'est pas un crime de vouloirplus, proclama-t-il en s'allongeantdans l'herbe parmi les autresadolescents réunis autour de lui. Envouloir plus est un droit fondamentalpour les Allemands. Que dit notreFührer ? » Il fournit lui-même laréponse. « Que nous devons prendrece qui nous appartient de droit !

Au premier abord, ViktorChemmel était un simple baratineur.Malheureusement, quand il levoulait, il possédait un charismeindéniable, une sorte de « suivez-moi ».

Lorsque Rudy et Liesels'approchèrent du groupe au bord dela rivière, la fillette l'entendit poserune autre question. «Alors, où sontces deux tordus dont vous m'avezrebattu les oreilles ? Il est déjàquatre heures dix.– Pas à ma montre », dit Rudy.

Viktor Chemmel se redressa surun coude. «Tu n'as pas de montre.

Qu'est-ce que je ferais ici, sij'avais de quoi m'en acheter une ?»Le nouveau chef se redressa et

sourit, découvrant une dentitionéblouissante. Il se tourna ensuitenégligemment vers Liesel. «Et quiest la petite pute ? » Liesel, habituéeaux injures, se contenta de fixer sonregard embrumé.

«L'an dernier, dit-elle, j'ai volé aumoins trois cents pommes et desdizaines de pommes de terre. Lesbarbelés ne me font pas peur et jevaux autant que tous les autres.

– C'est vrai ?

– Oui. » Elle ne cilla pas. «Jeveux simplement ma part de cequ'on fauche. Quelques pommesici ou là. Quelques restes pourmon ami et moi.– Bon, ça doit pouvoir se faire. »Viktor alluma une cigarette et laporta à ses lèvres. Il soufflaostensiblement la fumée au visagede Liesel.Elle ne toussa pas. À part son chef, la bande était la

même que l'année passée. Liesel sedemandait pourquoi l'un des autresgarçons n'avait pas pris la relève,

mais, en les observant tour à tour,elle comprit qu'ils en étaientincapables. Ils n'avaient aucunscrupule à voler, mais il fallait qu'onleur dise quoi. Ils aimaient quequelqu'un le leur dise et ViktorChemmel aimait être ce quelqu'un.C'était un chouette microcosme.

Pendant un moment, Lieselregretta Arthur Berg. Ou bien celui–ci serait–il tombé, lui aussi, sousl'influence de Chemmel ? Aucuneimportance, après tout. Liesel savaitsimplement que le nouveau chef dela bande avait la fibre d'un tyran, aucontraire d'Arthur Berg.

L'an passé, si elle était restéecoincée dans un arbre, Arthur seraitrevenu la chercher, même s'ilaffirmait le contraire. ViktorChemmel, lui, ne prendrait mêmepas la peine de se retourner. Ça, ellel'avait tout de suite compris.

Viktor s'était levé et considérait legarçon dégingandé et la fillette àl'air mal nourri. «Alors, vous avezenvie de voler avec moi ?»demanda-t-il.

Qu'avaient-ils à perdre ? Ilshochèrent affirmativement la tête.

Viktor s'approcha de Rudy etl'empoigna par les cheveux. «Je

veux te l'entendre dire.– Absolument, dit Rudy, avant d'êtrerepoussé sèchement, frange enpremier.– Et toi ?– Moi aussi, bien sûr. » Liesel futassez rapide pour s'éviter le mêmetraitement.

Viktor sourit. Il écrasa sacigarette, prit une profondeinspiration et se gratta le torse.«Messieurs, petite pute, il mesemble qu'il est temps d'aller fairenos courses. »

Tandis que le groupe s'ébranlait,Liesel et Rudy fermèrent la marche,

selon leur habitude.«Il te plaît? chuchota Rudy.

– Et à toi ?»Il se tut un instant. «Pour moi, c'est

un vrai salopard.– Pour moi aussi. »

La distance commençait à secreuser entre les autres et eux.

« Dépêchons-nous, on prend duretard», dit Rudy.

Ils atteignirent la première ferme

au bout de quelques kilomètres. Enarrivant, ils reçurent un choc. Lesarbres qu'ils imaginaient chargés defruits étaient maigres et souffreteux,

avec à peine quelques malheureusespommes sur chaque branche. Laferme suivante offrait le mêmespectacle. Peut-être la saison était-elle mauvaise. Ou alors ilsarrivaient trop tard.

À la fin de la journée, au momentdu partage, Liesel et Rudy reçurentune minuscule pomme pour euxdeux. Il faut reconnaître que le butinétait incroyablement pauvre etViktor Chemmel ne laissait rien auhasard.

«Comment t'appelles ça?»demanda Rudy, le fruit au creux dela main.

Viktor ne prit même pas la peinede se retourner. « quoi ça ressemble? » Il lançait les paroles par-dessusson épaule.

«Une seule mocheté de pomme ?— Tiens ! » Une pomme à demi

mangée leur fut lancée. Elle atterritpar terre, sur le côté entamé. «Vouspouvez avoir celle-ci aussi. »

Rudy était furieux. «Va te fairevoir. On n'a pas fait quinzekilomètres à pied pour une minablepomme et demie, n'est-ce pas, Liesel? »

Liesel ne répondit pas.Elle n'en eut pas le temps. Avant

même qu'elle ait pu ouvrir labouche, Rudy se retrouvait par terre,les bras en croix, Viktor Chemmel àcalifourchon sur lui, les mains autourde sa gorge. À la demande de sonchef, Andy Schmeikl récupéra lespommes.

«Tu lui fais mal, dit Liesel.— Tu crois ?» Viktor souriait de

nouveau. Elle avait horreur de cesourire.

« Il ne me fait pas mal. » Les motssortaient difficilement de la bouchede Rudy, devenu écarlate. Son nez semit à saigner.

Viktor lui serra encore un peu le

cou, puis le lâchai Il se releva, fitnégligemment quelques pas etdéclara : «Debout, mon vieux. »Rudy choisit la voie de la sagesse etobtempéra.

Viktor s’approcha de lui et luitapota le bras. Puis il chuchota : «Jete suggère de dégager, petit, sauf situ préfères que je transforme ce filetde sang en fontaine. » Il se tournavers Liesel. «Et emmène ta petitesalope avec toi. »

Personne ne remua le petit doigt.«Alors, qu'est-ce que tu attends ?

»Liesel prit la main de Rudy et ils

s’en allèrent, non sans que Rudy sesoit retourné une dernière fois pourcracher un jet de salive mêlée desang aux pieds de Viktor Chemmel.Ce qui suscita une dernièreremarque.

UNE PETITE MENACE

DE VIKTOR CHEMMELÀ L'INTENTION DE RUDY

STEINER«Tu me le paieras un jour, mon

pote.» On peut dire ce qu'on veut de

Viktor Chemmel, mais il ne manquait

ni de patience ni de mémoire. Il luifallut environ cinq mois pour mettresa menace à exécution.

CROQUIS

Si l'été de 1941 commençait à se

dresser comme une muraille autourde Rudy et de Liesel, il se déroulaitsous forme d'écriture et de peinturepour Max Vandenburg. Dans sespires moments de solitude au fondde son sous-sol, les motss'accumulaient peu à peu autour delui. Les visions se mirent à pleuvoiret, de temps à autre, elles luiéchappaient des mains.

Il avait ce qu'il appelait sa petiteration d'outils :

Un livre peint.Une poignée de crayons.Des idées plein la tête.Et il les assemblait comme un

simple puzzle. Au départ, il avait eu l'intention

d'écrire sa propre histoire.Il avait décidé de coucher sur le

papier ce qui lui était arrivé —lesévénements qui l'avaient conduitdans un sous-sol de la rue Himmel—, mais le résultat fut tout autre.L'exil de Max donna naissance àquelque chose de complètementdifférent, des pensées qui lui

traversaient l'esprit et qu'il choisitde retenir, car elles sonnaient juste.Elles étaient plus réelles que leslettres qu'il écrivait à sa famille et àson ami Walter Kugler, en sachantpertinemment qu'il ne pouvait lesenvoyer.

L'une après l'autre, les pagesprofanées de Mein Kampfdevenaient une série de croquis, quirésumaient à ses yeux les faits à l'origine de son changement de vie.Certains prenaient quelques minutes.D'autres des heures. Il résolut dedonner à Liesel le livre une foisachevé, lorsqu'elle aurait l'âge de lelire et, espérait-il, que toute cette

absurdité aurait pris fin.Dès l'instant où il posa son crayon

sur la première page peinte, il gardale livre en permanence auprès de lui.Parfois, il dormait avec.

Une après-midi, après ses pompeset ses abdominaux, il s'endormit,assis contre le mur du sous-sol.Quand elle descendit, Lieseldécouvrit le livre posé près de lui,en appui sur sa cuisse, et elle ne putrésister à la curiosité. Elle se penchaet le ramassa, pensant que Max allaitse réveiller. Mais il ne bougea pas.Elle entendait à peine le bruit légerde son souffle, tandis qu'elle ouvrait

le livre et regardait quelques pagesau hasard...

* * *Effrayée, elle remit le livre à sa

place, contre la cuisse de Max.Elle sursauta en entendant une

voix.«Danke schôn», disait-elle. Liesel

se tourna vers le propriétaire decette voix et vit qu'un petit sourirede satisfaction flottait sur ses lèvres.

« Seigneur ! s'exclama-t-elle, vousm'avez fait peur, Max ! »

Il se rendormit et Liesel remontal'escalier en emportant cette pensée

avec elle.Vous m'avez fait peur, Max.

LE SIFFLEUR ET LESCHAUSSURES

Le même schéma se poursuivit

jusqu'au milieu de l'automne. Rudyessayait de son mieux de survivreaux Jeunesses hitlériennes. Maxfaisait ses pompes et ses croquis.Liesel trouvait des journaux etécrivait des mots sur le mur du sous-sol.

Il faut signaler néanmoins que toutschéma présente au moins un petitdéfaut, qui va un jour le faire

trébucher ou basculer d'une page àl'autre. Ici, en l'occurrence, lefacteur principal fut Rudy. Ou dumoins, Rudy et un terrain de sportfraîchement recouvert d'engrais.

Fin octobre, les choses suivaientapparemment leur cours. Un gaminaffreusement sale descendait la rueRimmel. Dans quelques minutes, ilretrouverait sa Camille et leurraconterait un mensonge, à savoirque les membres de sa section desJeunesses hitlériennes s'étaient vudonner un supplément d'exercicessur le terrain. Ses parentss'attendraient même à quelqueséclats de rire. Mais il n'y en aurait

pas.Aujourd'hui, Rudy n'avait pas le

cœur à rire, ni à mentir.Ce mercredi-là, Liesel s'aperçut

que Rudy Steiner n'avait pas dechemise. Et qu'il était furieux.

« Qu’est-il arrivé ? » demanda-t-elle en le voyant passer devant elle.

Il fit machine arrière et lui tenditla chemise. « Sens ! dit-il.— Comment ?— Tu es sourde ? Sens ! »À contrecœur, Liesel se pencha et

huma la chemise brune. «Jésus,Marie, Joseph ! C'est de la... ?»

Rudy hocha affirmativement la

tête. «J'en ai sur le menton, aussi.Sur le menton ! Une chance que jen'en ait pas avalée !— Jésus, Marie, Joseph !— Aux Jeunesses hitlériennes, ils

venaient juste de fertiliser le terrain.» Il jeta à nouveau un oeil dégoûté àsa chemise. « C'est de la bouse devache, je crois.— Est-ce que, comment s’appelle-

t-il déjà, Deutscher, était au courant?— Il dit que non, mais il avait un

sourire jusqu'aux oreilles.— Jésus, Marie...— Tu pourrais arrêter de répéter

ça ? »

Ce dont Rudy avait besoin, à ce

moment précis, c'était une victoire.Il avait perdu dans son affrontementavec Viktor Chemmel. Il avait euproblème sur problème auxJeunesses hitlériennes. Il nedemandait rien de plus qu'une petitepart de triomphe et il avait bienl'intention de l'obtenir.

Il poursuivit son chemin mais, enarrivant devant sa porte, il changead'avis et revint lentement versLiesel.

D'une voix calme, il déclara: «Tusais ce qui me remonterait le moral

?»Liesel se contracta. « Si tu crois

que je vais te... dans cet état... »Il eut l’air déçu de sa réponse. «

Non, pas ça. » Avec un sourire, il serapprocha d'elle. «Autre chose.» Ilréfléchit quelques instants, puis levala tête. «Regarde-moi, je, suisdégoûtant. Je pue la bouse de vache,ou la crotte de chien, si tu préfères,et comme d'habitude, je meurs defaim.» Il s'interrompit, puis reprit:«Franchement, j'ai besoin d'êtregagnant à un moment, Liesel. »

Elle le savait.Elle se serait rapprochée de lui

s'il n'y avait eu cette odeur.Voler.Il fallait qu'ils volent quelque

chose.Non.Il fallait qu'ils récupèrent quelque

chose. N'importe quoi. Mais sansattendre.

«Juste toi et moi, cette fois,suggéra Rudy. Sans un Chemmel ouun Schmeikl. Juste nous deux. »

Malgré elle, elle sentit ses mainsla démanger, son pouls s'accélérer etsa bouche sourire. Tout ça en mêmetemps. « Super.

— Au poil. » Rudy ne put retenir

un sourire fertilisé. « On dit demain?»

Liesel hocha affirmativement latête. «Demain. »

Leur plan était parfait, à un détail

près :Ils ne savaient par quoi

commencer.Il n'y avait plus de fruits. Rudy

tordit le nez à l'idée de dérober despommes de terre et des oignons, etd'un commun accord ils décidèrentde ne pas s’attaquer de nouveau àOtto Sturm et à sa bicyclette chargéede produits de la ferme. Une fois,

c'était immoral. Deux fois, c'étaitdégueulasse.

« Où va-t-on ? demanda Rudy.— Comment le saurais-je ? C'était

ton idée, n'est-ce pas ?— Cela ne t'empêche pas de

réfléchir de ton côté. Je ne peuxpenser à tout.— Tu es incapable de penser à

quelque chose... »Ils continuèrent à se disputer tout

en traversant Molching. Une foissortis de la ville, ils aperçurent lespremières fermes et les arbres qui sedressaient comme des statuesémaciées. Les branches étaient

grises et, quand ils levèrent les yeux,ils ne virent que des branchesdépouillées et un ciel vide.

Rudy cracha par terre. Ils traversèrent à nouveau

Molching, tout en émettant dessuggestions.

« Et Frau Diller ?— Frau Diller ?— Peut-être que si l'on disait

«Heil Hitler» avant de faucherquelque chose, ça marcherait. »

Après avoir arpenté la rue deMunich pendant une heure ou deux,ils furent sur le point d'abandonner.

La nuit tombait. « Ça ne rime à rien,dit Rudy, et je n'ai jamais eu aussifaim. Bon sang, j'ai les crocs. » Il fitencore quelques pas et se retourna. «Qu'est-ce qui se passe ? » demanda-t-il. Liesel s'était en effet figée surplace, comme frappée par unerévélation soudaine.

Pourquoi n'y avait-elle pas penséplus tôt?

«Eh bien ?» Rudy commençait às'impatienter. «Qu'est-ce qu'il y a,Saumensch?»

Liesel s'interrogeait. Devait-ellevraiment mettre son plan à exécution? Pouvait-elle vraiment se venger de

quelqu'un de cette manière ?Pouvait-elle mépriser quelqu'un à cepoint?

Elle se mit à marcher en sensinverse. Quand Rudy la rattrapa, elleralentit légèrement, dans l'espoir des'éclaircir un peu les idées. Aprèstout, la culpabilité était déjà là. Lagraine avait germé et formait unefleur aux sombres feuilles. Lieselréfléchit encore un peu. Aucarrefour, elle s'arrêta.

«Je connais un endroit », dit-elle. Ils franchirent la rivière et

montèrent la colline.

Sur Grande Strasse, ils furentfrappés par la splendeur desdemeures. Les portes d'entrée ciréesbrillaient comme des miroirs, et lestuiles des toits, parfaitementincurvées, ressemblaient à despostiches. Murs et fenêtres étaientimpeccables et c'est tout juste si lescheminées n'exhalaient pas desronds de fumée.

Rudy freina des quatre fers. «Lamaison du maire?»

Liesel approuva d'un signe de tête,l'air sérieux. Un silence, puis : « Ilsont viré Rosa. »

Au moment où ils tournaient en

direction de la demeure desHermann, Rudy se borna à demandercomment ils allaient bien pouvoir ypénétrer. Liesel savait. «Je connaisles lieux », répondit-elle. Pourtant,quand ils aperçurent la fenêtre de labibliothèque, à l'arrière du bâtiment,elle reçut un choc. La fenêtre étaitfermée.

« Eh bien ? » dit Rudy.Liesel fit demi-tour. « Pas

aujourd'hui», répondit-elle enpressant le pas. Rudy se mit à rire etla rattrapa.

«J’en étais sûr ! s'exclama-t-il, jete connais, sale petite Saumensch.

Tu serais incapable de rentrer là-dedans même si tu avais la clé. »

Liesel préféra ignorer lecommentaire de Rudy. Elle accéléraencore l'allure. « Ça t'ennuie ? Ilsuffit d'attendre l'occasion. » Aufond d'elle-même, elle éprouvait unevague satisfaction de n'avoir pupénétrer dans la maison, mais ellerefusait de l'admettre. Elle se faisaitdes reproches. Pourquoi, Liesel, as-tu explosé lorsqu'ils ont décidé de sepasser des services de Rosa ? sedemandait-elle. Pourquoi n'as-tu pasfermé ton clapet ? Si ça se trouve, lafemme du maire va mieux depuis quetu lui as hurlé dessus. Peut-être

qu'elle s'est reprise et qu'elle vaarrêter de se geler dans cette maisonet laisser la fenêtre fermée,maintenant... Tu n'es qu'une stupideSaumensch, ma pauvre !

Toutefois, la semaine suivante,lors de leur cinquième visite sur leshauts de Molching, la situation avaitchangé.

La fenêtre ouverte laissait entrerun souffle d'air. Ce qui suffisait.

Rudy s'arrêta le premier. Il donnaun petit coup dans les côtes deLiesel avec le plat de la main. «Lafenêtre est ouverte, non ? »chuchota-t-il. Son impatience était

tangible, comme un avant-bras quiserait venu se poser sur l'épaule dela fillette.

« Jawohl, répondit-elle. Elle l'est.»

Et cela lui réchauffa le cœur.* * *

Les fois précédentes, quand ilsavaient trouvé la fenêtrehermétiquement fermée, la déceptionapparente de Liesel cachait unsoulagement intense. Aurait-elle leculot d'entrer ? Et pour qui, ou pourquoi, en fait, allait-elle s'introduiredans la maison ? Pour Rudy ? Pourtrouver de quoi manger ?

Non. L'horrible vérité était qu'ellese moquait de la nourriture et queRudy, même si elle s'en défendait, nejouait qu'un rôle de second plan dansson projet. Ce qu'elle voulait, c'étaitle livre. Le Siffleur. Elle n'aurait pasvoulu le recevoir des mains d'unevieille femme pathétique et solitaire.Cela paraissait un peu plusacceptable de le voler. Bizarrement,elle considérait que voler ce livreétait un peu comme le mériter.

L'ombre gagnait.Tous deux se dirigèrent vers la

demeure massive et immaculée. Ilsrassemblèrent leurs idées.

«Tu as faim? chuchota Rudy.– Je suis affamée. » De lecture.

«Regarde, une lumière vient des'allumer à l'étage.

– J'ai vu.– T'as toujours faim,Saumensch?»

Un petit rire nerveux les secoua.Ils devaient maintenant déciderlequel des deux pénétrerait dans lamaison et lequel monterait la garde.En tant que garçon, Rudy estimaitdevoir être l'agresseur, maisvisiblement Liesel connaissait bienles lieux. C'était à elle de s'yintroduire. Elle savait à quoi cela

ressemblait de l'autre côté de lafenêtre.

Elle le dit à haute voix. « C'estmoi qui y vais. »

Liesel ferma les yeux.Hermétiquement.

Elle s'obligea à se souvenir, àrevoir en imagination le maire et safemme. Elle visualisa l'amitié quiétait née entre Ilsa Hermann et elle,et veilla à ce qu'elle soit repoussée àcoups de pied dans les tibias. Lesystème fonctionna. Elle les détesta.

Après avoir observé la rue, ilstraversèrent la cour en silence.

Ils s'accroupirent sous la fenêtre

entrouverte. Le bruit de leurrespiration s'amplifia.

« Donne-moi tes chaussures, ditRudy. Tu feras moins de bruit. »

Sans protester, elle défit ses vieuxlacets noirs et abandonna sessouliers sur le sol. Puis elle seredressa et Rudy ouvrit suffisammentla fenêtre pour qu'elle puisse entrer.Le bruit passa au-dessus de leur têtecomme un avion volant à bassealtitude.

Liesel se hissa sur le rebord ets'insinua à l'intérieur. Rudy avait euraison de lui faire ôter seschaussures, car elle atterrit plus

lourdement sur le plancher qu'elle nel'aurait pensé. L'impact futdouloureux pour la plante de sespieds.

La pièce n'avait pas changé.Liesel évacua le sentiment de

nostalgie qui la gagnait. Elles'avança en rampant, puis laissa sesyeux s'habituer à la pénombrepoussiéreuse.

« Que se passe-t-il ? » chuchotaau-dehors Rudy. Elle le fit taire d'ungeste de la main qui signifiait:«Halt's Maul — Tiens-toitranquille. »

« De la nourriture, lui rappela-t-il.

Trouve de la nourriture. Et descigarettes, si tu peux. »

Ce n'était toutefois pas ce queLiesel avait à l'esprit. Elle était dansson élément, parmi les livres dumaire aux couvertures de toutes lescouleurs, avec leurs titres gravés enlettres dorées ou argentées. Ellesentait l'odeur des pages. C'est toutjuste si elle n'avait pas sur la languele goût des mots qui s'accumulaientautour d'elle. Ses pas la conduisirentvers le mur de droite. Elle savait oùtrouver le livre qu'elle cherchait,mais, lorsqu'elle parvint à l'endroitoù était habituellement rangé LeSiffleur, il n'était pas là. À sa place,

sur l'étagère, il y avait un petitespace vide.

Elle entendit des pas résonner au-dessus de sa tête. « La lumière ! Elles'est éteinte !» chuchota Rudy par lafenêtre ouverte.

«Scheisse !«Ils descendent ! »Une éternité s'écoula, les quelques

secondes nécessaires à Liesel pourse décider. Elle fit le tour de lapièce du regard et aperçut LeSiffleur, qui attendait patiemment surle bureau du maire.

« Grouille-toi ! » lança Rudy.Mais Liesel ne se pressa pas. Elle

alla tranquillement prendre le livre.Puis elle traversa la pièce jusqu'à lafenêtre, se hissa sur le rebord, etretomba sur ses pieds de l'autre côté.Cela lui fit à nouveau mal, mais auxchevilles, cette fois.

«Cours, cours ! implora Rudy.Schnell! »

Lorsqu'ils se retrouvèrent sur laroute de la rivière, en direction de larue de Munich, elle s' arrêta pourrécupérer, pliée en deux. L'air sefigeait dans sa gorge et son sangbattait à ses oreilles.

Rudy était dans le même état.Lorsqu'il leva les yeux, il vit le

livre glissé sous son bras. Il restabouche bée. «Qu'est-ce que... » Il netrouvait pas les mots. «Tu as pris unlivre ? »

Liesel haletait, maintenant. «C'esttout ce que j'ai trouvé. »

Malheureusement, Rudy flaira lemensonge. Il la considéra, têtepenchée. «Tu n'es pas allée chercherà manger, hein? Tu as eu ce que tuvoulais... » C'était plus uneaffirmation qu'une question.

Liesel se redressa. Elle venait depenser à quelque chose. Quelquechose d'atterrant.

Les chaussures.

Elle regarda les pieds de Rudy,puis ses mains, puis le sol autour delui.

« Quoi ? interrogea-t-il. Qu'est-cequ'il y a?

— Saukerl ! Où sont meschaussures ? » Rudy pâlit, ce quiconfirma les doutes de Liesel. «Tules as laissées là-bas, n'est-ce pas?» suggéra-t-elle.

Rudy jeta des regards désespérésautour de lui, comme pour nier laréalité. Il eut beau s'imaginer entrain de ramasser les chaussures, ilsavait que ce n'était pas le cas. Ellesn'étaient pas là. Elles se trouvaient

près du mur, au 8, Grande Strasse.Une présence inutile. Pire,dénonciatrice.

«Dummkopf! » lança-t-il en sedonnant une tape sur l'oreille.Catastrophé, il contempla les piedschaussés de socquettes de Liesel.«Imbécile que je suis ! » Il ne luifallut pas longtemps pour décider deréparer sa bêtise. «Attends-moi ! »dit-il en retournant sur ses pas.

«Ne te fais pas prendre ! » criaLiesel. Mais il ne l'entendit pas.

Pendant son absence, les minutes

furent longues.

La nuit était maintenantcomplètement tombée et Liesels'attendit à recevoir une bonneWatschen en rentrant. «Dépêche-toi! » murmura-t-elle, mais Rudyn'arrivait toujours pas. Elles'imagina entendre les hurlementsd'une sirène de police qui déroulaitses volutes.

Toujours rien.C'est seulement au moment où elle

retournait vers l'intersection desdeux rues, chaussée de sessocquettes humides et sales, qu'ellel'aperçut. Il trottait tranquillementdans sa direction, tête haute, une

expression triomphante sur levisage. Un sourire découvrait sesdents et il tenait les chaussures à lamain. «J'ai failli y laisser la peau,dit-il, mais j'y suis arrivé. »Lorsqu'ils eurent franchi la rivière,il lui tendit les chaussures.

Assise par terre, elle leva les yeuxvers son meilleur ami. «Danke, dit-elle. Merci. »

Rudy s'inclina légèrement. «Derien. » Il ne put s'empêcher de tenterà nouveau sa chance. « Ce n'est pasla peine de demander si j'ai droit àun baiser pour ça?

— Pour avoir rapporté mes

chaussures, que tu as oubliées ?— D'accord. » Il leva les mains

pour manifester son accord etcontinua à parler tout en marchant àses côtés. Liesel refusa de l'écouter.Elle entendit seulement la fin. «Detoute façon, si ton haleine est aussifraîche que tes chaussures, j'auraispas eu envie de t'embrasser.— Tu m’écœures », dit-elle, en

espérant qu'il ne pouvait pas voir lepetit sourire qui lui avait échappé.

En arrivant rue Himmel, Rudy

s'empara du livre. Il s'arrêta sous unlampadaire pour lire le titre et

demanda à Liesel de quoi il parlait.«C'est l'histoire d'un meurtrier,

dit-elle d'un ton rêveur.— Rien d'autre ?— Il y a aussi un policier qui

essaie de le capturer. »Rudy lui rendit le volume. «À

propos, je pense qu'on va se fairesonner les cloches en rentrant.Surtout toi.

— Pourquoi ?— Tu sais bien. Ta maman.— Qu'est-ce qu'elle a, ma maman

? » Comme tous les gens qui fontpartie d'une famille, Liesel sepermettait de critiquer les membres

de la sienne, mais refusait quequelqu'un d'autre le fasse etréagissait en prenant leur défense. «Qu'est-ce que tu lui reproches ?»

Rudy battit en retraite. «Milleexcuses, Saumensch. Je ne voulaispas t'offenser. »

Même dans l'obscurité, Liesels'apercevait que Rudy changeait. Ilgrandissait. Son visage s'allongeait.Sa mèche de cheveux blonds fonçaitlégèrement et ses traits semblaient semodifier. Ce qui ne changeraitjamais, en revanche, c'était qu'on nepouvait jamais lui en vouloirlongtemps.

«Il y a quelque chose de bon à semettre sous la dent chez toi ce soir?interrogea-t-il.— Ça m'étonnerait.— Pareil pour moi. Dommage

qu'on ne puisse pas manger desbouquins. Arthur Berg nous a ditquelque chose dans ce genre un jour.Tu t'en souviens ?»

Ils évoquèrent le bon vieux tempsen effectuant les quelques mètres quiles séparaient de leurs maisonsrespectives. Liesel jetait des coupsd'oeil fréquents au Siffleur et au titreimprimé en noir sur sa couverturegrise.

Avant de rentrer chez lui, Rudy

s’arrêta quelques instants. «Bonsoir, Saumensch, dit-il en riant.Bonsoir, voleuse de livres. »

C'était la première fois que Lieselétait appelée ainsi et elle ne pouvaitdissimuler que cela lui plaisaitbeaucoup. Comme nous le savons,vous et moi, elle avait déjà volé deslivres, mais, en cette fin d'octobre1941, cela devenait officiel. Cesoir-là, Liesel Meminger devintvraiment la voleuse de livres.

TROIS ACTESSTUPIDES

DE RUDY STEINER

RUDY STEINER, UNPUR GÉNIE

1. Il vola la plus grosse pommede terre chez Marner,

l'épicier du coin.2. Accepta le défi de Franz

Deutscher rue de Munich.3. Tout en séchant les réunions

des Jeunesses hitlériennes.

Le premier de ces actes était mû

par l'avidité. Cela se passa par uneaprès-midi morose, typique de lami-novembre 1941.

Un peu plus tôt, il avait réussi às'insinuer parmi les femmes quifaisaient la queue, munies de leurstickets de rationnement, et ce avecune sorte de génie criminel, si jepuis oser cette formule. Personne oupresque ne le remarqua.

Il parvint cependant à s'emparerde la plus grosse pomme de terre dulot, celle-là même que plusieurspersonnes guignaient. Sous leurs

yeux, le poing d'un gamin de treizeans se tendit vers elle et s'en saisitprestement. Un chœur d'imposantesménagères allemandes s'éleva,indigné, tandis que Thomas Marnersortait en trombe de son magasin etse précipitait sur Rudy.

«Meine Erdapfel! s'exclama-t-il.

Mes pommes de terre ! »Rudy tenait encore le tubercule

terreux, si gros qu'il devait s'yprendre à deux mains, et les femmesse rassemblèrent autour de luicomme une bande de lutteuses. Ilfallait qu'il trouve une excuse de

toute urgence.«Ma famille... » commença-t-il.

Un liquide clair se mitopportunément à couler de son nez etil ne fit rien pour l'essuyer. «Nousmourons de faim. Ma sœur avaitbesoin d'un manteau neuf. On lui avolé l'ancien. »

Marner, qui avait saisi Rudy parle col, ne tomba pas dans lepanneau. «Et tu comptes l'habilleravec une pomme de terre ?demanda-t-il.— Non, monsieur. » Rudy se

dévissa le cou pour tenter de luifaire face. L'épicier était taillé

comme un tonneau, avec deux trousde balle en guise d'yeux. Ses dentsétaient serrées dans sa bouche,comme les spectateurs d'un match defoot sur des gradins. «On a échangétous nos points contre un manteau ily a trois semaines et maintenant onn'a plus rien à manger.»

L'épicier tenait toujours Rudyd'une main et la pomme de terre del'autre. S'adressant à son épouse, illança le mot que redoutait Rudy.«Polizei!»

«Oh, non ! supplia Rudy. Par pitié! » Plus tard, il expliquerait à Lieselqu'il n'avait pas eu peur, mais j'ai la

certitude que son cœur battait à toutrompre. «Pas la police, s'il vousplaît, pas la police !— Polizei.» Marner resta

inébranlable, tandis que le garçongesticulait en vain.

Un professeur se trouvait dans lafile, cette après-midi-là. Herr Linkfaisait partie des enseignants del'école qui n'étaient pas des prêtresou des bonnes sœurs. Rudy captason attention.

« Herr Link ! » C'était sa dernièrechance. « Herr Link, dites-lui, s'ilvous plaît. Dites-lui à quel point jesuis pauvre. »

L'épicier jeta un regardinterrogateur au professeur.

Herr Link s'avança. « C'est vrai,Herr Marner. Ce garçon est pauvre.Il habite la rue Himmel. » La foule,en majorité composée de femmes, seconsulta. Tout le monde savait quela rue Himmel n'était pas exactementl'endroit le plus huppé de Molching.Les gens qui y vivaient étaient trèsmodestes. «Il a huit frères et soeurs.»

Huit !Rudy dut réprimer un sourire,

même s'il n'était pas encore tiréd'affaire. Car le professeur faisait un

mensonge en sa faveur. Il avaitajouté trois enfants à la familleSteiner.

«Il lui arrive souvent de venir enclasse le ventre vide », poursuivitHerr Link. Les femmes seconsultèrent de nouveau. Les parolesde l'enseignant, telle une couche depeinture, créaient une atmosphère.

«Et ça lui donne le droit de volermes pommes de terre ? rétorqual'épicier.— La plus grosse ! lança une des

femmes.— Taisez-vous, Frau Metzing »,

lui intima Mamer, et elle obéit sur-

le-champ. Au début, tous les regards étaient

fixés sur la nuque de Rudy, puis ilsallèrent de celui-ci à Mamer, enpassant par la pomme de terre, etl'on ne saura jamais ce qui décidal'épicier à épargner le garçon.

Était-ce son côté pathétique ?La dignité de Herr Link ?L'intrusion de Frau Metzing ?Toujours est-il que Marner reposa

la pomme de terre sur le tas et traînaRudy hors du périmètre de sonmagasin. «Ne t'avise pas de revenir !» dit-il en lui donnant un coup de

pied aux fesses.Du dehors, Rudy regarda l'épicier

qui regagnait son comptoir ets'apprêtait à servir la clientesuivante sans ménager sessarcasmes. «Je me demande quellepomme de terre vous allez medemander», dit l'épicier tout ensurveillant le garçon d'un oeil.

Pour Rudy, c'était un échecsupplémentaire.

* * *Le second acte stupide s'avéra tout

aussi dangereux, mais pour desraisons différentes.

Rudy sortirait de cette altercation

avec un oeil au beurre noir, descôtes fêlées et une coupe decheveux.

Lors des réunions des Jeunesseshitlériennes, Tommy Müllercontinuait à avoir des problèmes, etFranz Deutscher attendait que Rudys'en mêle. Ce qui ne tarda pas.

Rudy et Tommy durent se livrer àtoute une série d'exercices sur leterrain, tandis que les autresrentraient à l'intérieur pour recevoirune leçon de tactique. Tout encourant dans le froid, les deuxgarçons pouvaient voir les têtes etles épaules de leurs camarades, bien

au chaud derrière les fenêtres. Leurretour auprès du reste du groupe nemit pas fin à l'exercice. Au momentoù Rudy s'installait dans un coin,près de la fenêtre, et ôtait la boue desa manche, Franz lui posa laquestion préférée des Jeunesseshitlériennes.

« Quelle est la date de naissancede notre Führer, Adolf Hitler ? »

Rudy leva la tête. «Pardon ? »Franz Deutscher répéta la question

et Rudy Steiner, cet idiot, qui savaitparfaitement que c'était le 20 avril1889, répondit en donnant la date denaissance du Christ, et en ajoutant le

lieu, Bethléem, pour faire bonnemesure.

Franz se frotta les mains.Ce qui était très mauvais signe.Il marcha sur Rudy et lui ordonna

d'aller faire quelques tours deterrain supplémentaires.

Rudy s'exécuta. À la fin de chaquetour, Franz lui demanda à nouveau àquelle date était né le Führer. Ilfallut attendre qu'il ait fait leseptième pour qu'il répondecorrectement.

Le pire se produisit quelquesjours après cette réunion.

Rue de Munich, Rudy aperçut

Deutscher qui marchait sur le trottoiravec des copains et il fut pris d'uneenvie soudaine de lui lancer uncaillou. On peut légitimement sedemander ce qu'il avait en tête à cemoment-là. Rien, sans doute.Interrogé, il répondraitprobablement qu'il avait le droit dese conduire de manière stupide sicela le tentait. À moins qu'il n'ait étépris d'une sorte de pulsion suicidaireen voyant Franz Deutscher.

Le caillou atteignit sa cible auniveau de l'épine dorsale, maismoins violemment que Rudy nel'aurait souhaité. Franz Deutscher seretourna et parut ravi de se trouver

face à Rudy Steiner, qui étaitaccompagné de Liesel, de Tommy etde la petite sœur de celui-ci,Kristina.

«Filons ! » lança Liesel, maisRudy ne bougea pas.

« On n'est pas aux Jeunesseshitlériennes », lui dit-il. Deutscher etses copains, plus âgés, étaient déjàsur eux. Liesel resta auprès de sonami, tout comme Tommy, toujoursagité de tics, et la fragile Kristina.

« Monsieur Steiner ! » Franz sesaisit de lui et le projeta sur lachaussée.

Rudy se releva, ce qui énerva

encore plus son adversaire.Deutscher le fit tomber de nouveauet le maintint quelques instants ausol en posant un genou sur sapoitrine.

Dès que Rudy se remit sur sespieds, le groupe de garçons semoqua de Deutscher, ce quin'arrangea rien. «Tu n'es pas capablede lui mettre une bonne trempe,Franz ?» demanda le plus grand. Ilavait des yeux aussi bleus et aussifroids que le ciel, et sa questiondécida Deutscher à envoyer une foispour toutes Rudy au tapis.

Des curieux se rassemblèrent

autour d'eux. Rudy lança un direct àl'estomac de son adversaire, mais ilmanqua son coup. Au même moment,le poing de Deutscher s'écrasait surson orbite gauche. Il vit trente-sixchandelles et se retrouva à terre sansmême s'en rendre compte. Dans lafoulée, Deutscher le frappa au mêmeendroit. Rudy eut l'impression queson oeil passait au jaune, puis aubleu et au noir pratiquement enmême temps. Trois couches dedouleur.

Les spectateurs étaient curieux desavoir s'il allait se remettre sur sesjambes. Cette fois, pourtant, il restaétendu sur le sol froid, dont

l'humidité se communiquait peu àpeu à ses vêtements.

Il avait toujours des étoiles devantles yeux et il ne s'aperçut que troptard de la présence de Franz au-dessus de sa tête, armé d'un couteaude poche tout neuf et prêt à s'enservir contre lui.

«Non ! » s'écria Liesel, mais legarçon de haute taille la retint. Savoix grave chuchota à son oreille.

«Ne t'inquiète pas, lui dit-il. Il neva pas s'en servir. Il n'a pas assez decran. »

Il se trompait.

Franz s'agenouilla auprès deRudy, se pencha sur lui et Murmura :

« Quelle est la date de naissancede notre Führer ? » Chaque mot étaitsoigneusement articulé. «Alors,Rudy, quand est-il né ? Tu peux mele dire, tout va bien, n'aie pas peur.»

Et Rudy ?Comment réagit-il ?Manifesta-t-il un peu de prudence,

ou bien laissa-t-il sa stupiditél'enfoncer un peu plus dans la boue ?

Il se fit un plaisir de plonger sonregard dans les yeux bleu pâle deFranz Deutscher. «Le lundi de

Pâques », dit-il à mi-voix.Un instant plus tard, le couteau

était appliqué contre sa chevelure.C'était la seconde coupe de cheveuxà laquelle assistait Liesel à cettepériode de sa vie. Les cheveux d'unJuif avaient été coupés avec desciseaux rouillés. Un couteauétincelant s'attaquait à ceux de sonmeilleur ami. Personne de saconnaissance n'avait payé pour sefaire couper les cheveux, en fait.

Quant à Rudy, il avait cette année-là avalé de la boue, roulé dans dufumier, été à demi étranglé par uncriminel en herbe, et maintenant,

cerise sur le gâteau, il étaitpubliquement humilié dans la rue deMunich.

Sa frange cédait facilement sous lalame, mais quelques cheveux étaientarrachés, car ils faisaient de larésistance. À chaque fois, Rudygrimaçait, ce qui envoyait unedécharge douloureuse dans son oeilau beurre noir. Ses côtes aussi lefaisaient souffrir.

«Le 20 avril mille huit centquatre-vingt-neuf ! » martela Franz,avant de disparaître en compagniede sa bande. Les spectateurs sedispersèrent et il ne resta plus que

Liesel, Tommy, Kristina et leur ami.Rudy restait allongé sur le sol

humide. Ce qui nous amène à son troisième

acte stupide : son absence auxréunions des Jeunesses hitlériennes.

Il ne cessa pas tout de suite d'yassister, uniquement pour montrer àFranz Deutscher qu'il n'avait paspeur de lui. Au bout de quelquessemaines, néanmoins, il ne s'yprésenta plus.

Fièrement revêtu de son uniforme,il quittait la rue Himmel et continuaitsa route avec à ses côtés Tommy,

son loyal sujet.Mais au lieu de rejoindre les

Jeunesses hitlériennes, les deuxgarçons sortaient de la ville etlongeaient la rivière Amper enfaisant des ricochets avec descailloux, en basculant d'énormesrochers dans l'eau et en se livrant àdes âneries de ce genre. Rudyveillait à salir suffisamment sonuniforme pour tromper sa mère, dumoins jusqu'à ce qu'arrive lapremière lettre et qu'il entendel'appel redouté depuis la cuisine.

Au début, ses parents lemenacèrent. Mais il continua à ne

pas se rendre aux réunions.Ensuite, ils le supplièrent. Il

refusa.Ce qui remit finalement Rudy sur

le droit chemin, c'est qu'il eutl'occasion de changer de section.Heureusement, d'ailleurs, car s'il nes'était pas présenté rapidement auxréunions, ses parents auraient écopéd'une amende. Son frère aîné, Kurt,proposa qu'il intègre la sectionFlieger, spécialisée dans l'aviation.On y construisait surtout des avionsen modèles réduits et il n'y avait pasde Franz Deutscher. Rudy accepta etTommy vint également. C'était la

première fois que le comportementstupide de Rudy avait desconséquences positives.

Dans la nouvelle section, à chaquefois qu'on l'interrogeait sur la datede naissance du Führer, il répondaiten souriant «le 20 avril 1889 », puisil chuchotait une autre date àl'intention de Tommy, par exemplecelle de la naissance de Beethoven,ou de Mozart, ou de Strauss. Ilsavaient étudié la vie de cesmusiciens à l'école où, malgré sastupidité évidente, Rudy se montraitbrillant.

LE LIVRE FLOTTANT

(Deuxième partie) Début décembre, Rudy Steiner

connut enfin le succès, mais d'unemanière atypique.

C'était une journée froide etcalme. On aurait pu croire qu'ilallait neiger.

Après l'école, Rudy et Liesels'arrêtèrent au magasin d'AlexSteiner. Au moment où ils rentraientchez eux, ils virent Franz Deutscher,le vieux copain de Rudy, qui tournaità l'angle de la rue. Comme elle en

avait l'habitude à cette période,Liesel portait Le Siffleur. Elleaimait sentir dans sa main le contactdu livre, sa tranche rêche, son dossouple. C'est elle qui aperçutDeutscher la première.

« Regarde ! » dit-elle en ledésignant du doigt. Deutscher sedirigeait vers eux à grandesenjambées en compagnie d'un autrechef des Jeunesses hitlériennes.

Rudy se recroquevilla. Il touchason oeil encore endolori. «Pas cettefois. » Il regarda autour de lui. «Sil'on passe devant l'église, on peutlonger la rivière et couper par là. »

Liesel le suivit sans discuter et ilsréussirent à éviter son tourmenteur –pour se précipiter à la rencontre d'unautre.

Au début, ils ne se méfièrent pas

du groupe de garçons qui passaientle pont, cigarette au bec.

Lorsqu'ils les reconnurent, il étaittrop tard pour faire demi-tour.

«Flûte ! Ils nous ont vus. » Viktor Chemmel sourit.Il parla d'une voix suave, ce qui

signifiait qu'il était particulièrementdangereux à ce moment-là. « Tiens,

tiens, mais c'est Rudy Steiner et sapetite pute ! » Il s'approchatranquillement et arracha Le Siffleurdes mains de Liesel. «Voyons ce quenous sommes en train de lire », dit-il.

Rudy tenta de discuter. « C'est uneaffaire entre nous. Ça ne la concernepas. Rends-lui son livre.— Le Siffleur.» Chemmel

s'adressait maintenant à Liesel.«C'est bien ? »

Elle s’éclaircit la voix. « Pas mal.» Malheureusement, elle se trahit.Par son regard. Inquiet. Elle sut àquel moment exact Viktor Chemmel

avait décidé que le livre luiappartenait désormais.

« Ecoute bien, dit-il. Cinquantemarks et je te le rends.— Cinquante marks ! » C’était

Andy Schmeikl. «Voyons, Viktor, onpeut s'acheter mille bouquins avecune somme pareille.— Toi, je ne t'ai pas sonné. »Andy se tut. Sa bouche se referma

d'un seul coup. Liesel prit un airimperturbable. « Dans ce cas, tupeux le garder. Je l'ai déjà lu.

— Alors, dis-moi ce qui se passeà la fin. »

Malheur de malheur !

Elle n'était pas allée si loin.Elle marqua un temps d'hésitation

et Viktor Chemmel comprit tout desuite.

Rudy monta au créneau. «Nel'embête pas, Viktor. C'est moi quetu cherches, pas elle. Je ferai ce quetu voudras. »

Viktor le chassa comme unemouche en brandissant le livre, puisil le reprit.

«Non, dit-il, je ferai ce que jevoudrai. » Sur ces mots, il se dirigeavers la rivière. Tout le monde seprécipita à sa suite. Certains enprotestant, d'autres en

l'encourageant.Cela se passa très vite, et d'une

manière très décontractée. Unequestion fut posée, d'une voixmoqueuse et amicale.

«Dites-moi, qui était le championde lancement du disque aux jeuxOlympiques de Berlin ?» Il seretourna, leur fit face et échauffa sonbras. « Qui était-ce ? Bon sang, jel'ai sur le bout de la langue. C'étaitcet Américain, non? Carpenter, ouquelque chose comme ça...

— S'il te plaît ! » C'était Rudy. Viktor Chemmel tourna sur lui-

même.Sa main lâcha le livre, qui

s'envola gracieusement. Il s'ouvrit etles pages battirent au vent tandisqu'il décrivait une trajectoire dansles airs. Puis, plus tôt qu'on nel'aurait cru, il s'immobilisa et parutaspiré par la rivière. Il heurta lasurface et se mit à flotter au fil del'eau.

Viktor secoua la tête. «Pas assezhaut. Un lancer médiocre. » Il souritde nouveau. « Suffisant tout de mêmepour gagner, hein?»

Des rires accueillirent cesparoles, mais Liesel et Rudy

n'étaient déjà plus là.Rudy avait dévalé la rive,

cherchant à repérer le livre. «Tu levois ?» s'écria Liesel.

Il se mit à courir.Il continua sa course le long de la

rivière. «Là-bas ! » Il s'arrêta,l'index tendu pour montrer le livre àLiesel, puis accéléra pour le prendrede vitesse. Quelques instants plustard, il ôtait son manteau et entraitdans l'eau.

Liesel ralentit. Elle percevait ladouleur de chaque enjambée deRudy. La morsure du froid.

Lorsqu'elle fut suffisamment

proche, elle vit le livre passer à côtéde son ami, mais Rudy le rattrapa. Iltendit la main et parvint à saisir cequi n'était plus qu'une massedétrempée de carton et de papier.«Le Siffleur!» lança-t-il. C'était leseul livre qui flottait sur l'Amper cejour-là, mais il éprouvait tout demême le besoin de l’annoncer.

Notons aussi que Rudy ne décidapas de sortir de l'eau glacée dèsqu'il eut le livre en main. Il y restaune ou deux minutes. Il n'expliquajamais pourquoi à Liesel, mais, pourmoi, elle savait parfaitement qu'il yavait à cela une double raison.

LES MOTIVATIONSFRIGORIFIÉES

DE RUDY STEINER1. Après des mois d'échec, c'était le

seul momentoù il pouvait enfin profiter d'une

forme de victoire.2. À partir de cette attitude

altruiste, il n'avait pas de malà réclamer à Liesel sa faveur

habituelle.Comment aurait-elle pu la lui

refuser? «Tu me donnes un baiser,

Saumensch ? »

Il attendit encore un peu avec del'eau jusqu'à la taille, avant deremonter sur la rive et de lui tendrele livre. Son pantalon lui collait à lapeau. Il ne s'arrêta pas, maiscontinua à marcher. Pour moi, ilavait peur. Rudy Steiner avait peurd'embrasser la voleuse de livres. Ilen avait tellement envie. Il devaittellement aimer Liesel. Au pointqu'il ne lui réclamerait plus jamaisun baiser et qu'il mourrait sans avoirconnu le goût de ses lèvres.

SIXIÈME PARTIE

LE PORTEUR DERÊVES

Avec :

le journal de la Mort — lebonhomme de neige

treize cadeaux — le livre suivant— le cauchemar

du cadavre juif — un ciel depapier journal — un visiteur

un schmunzeler -

et un dernier baiser sur des jouesempoisonnées

JOURNAL DE LAMORT : 1942

C'était une année mémorable,

comme l'an 79, ou l'année 1346,pour n'en citer que deux. Par pitié,oublions la faux, c'est d'un balai oud'une serpillière dont j'avais besoin.Et de vacances.

QUELQUES PETITESVÉRITÉS

Je n'ai pas de faux, ni de faucille.Je ne porte une robe noire à

capucheque lorsqu'il fait froid.

Et je n'ai pas cette tête de squeletteque vous semblez

prendre plaisir à m'attribuer. Vousvoulez savoir à quoi

je ressemble vraiment? Je vais vousaider.

Allez-vous chercher un miroirpendant que je poursuis.

J'ai l'impression de tout centrer

sur ma personne en ce moment et dene parler que de moi, moi et moi.Mes voyages, ce que j'ai vu en 1942.D'un autre côté, en tant qu'être

humain, vous devez savoir ce quec'est que d'être tourné vers soi. Enfait, ce n'est pas sans raison quej'explique ce que j'ai vu à cetteépoque-là. Car la plupart de cesévénements vont avoir desconséquences pour LieselMeminger. Ils rapprocheront laguerre de la rue Himmel, avec moidans leur sillage.

J'ai eu nombre de tournées à faire,

cette année-là, de la Pologne àl'Afrique et retour, en passant par laRussie. Vous me direz que je faismes tournées de toute façon, quelle

que soit l'année, mais parfoisl'espèce humaine aime accélérer leschoses. Elle augmente la productionde cadavres et des âmes qui s'enéchappent. Quant aux survivants, ilsse retrouvent sans maison et je voispartout des sans-abri. Ils mepoursuivent souvent pendant quej'erre dans les rues des villesdévastées.

Ils me supplient de les emporter,sans se rendre compte que j'ai tropde travail pour cela. «Votre heureviendra », leur dis-je, et j'essaie dene pas regarder en arrière. Parfois,j'aimerais pouvoir leur répondre :«Vous ne voyez pas tout ce que j'ai

déjà sur les bras ?», mais je ne lefais pas. Je me plains intérieurementtout en vaquant à mes tâches, et,certaines années, les âmes et lescorps ne s'additionnent pas ; ils semultiplient.

ÉTAT NOMINATIF

ABRÉGÉ DE 19421. Les Juifs désespérés — leur

âme dans mon giron,tandis que nous nous tenions sur le

toit,près des cheminées fumantes.

2. Les soldats russes —n'emportant que peu de munitions

et comptant sur celles des morts etdes blessés.

3. Les cadavres détrempés échouéssur le sable

et les galets d'une côte française.

* * *La liste est encore longue, mais

j'estime pour le moment que troisexemples suffisent. Avec ces troisexemples, vous avez déjà dans labouche le goût de cendres quidéfinissait mon existence cetteannée-là.

Tant d'êtres humains.Tant de couleurs.

Ils continuent à m'habiter. Ils

harcèlent ma mémoire. Je vois lestas immenses qu'ils forment, empilésles uns sur les autres. L'air estcomme du plastique, l'horizoncomme de la colle en train deprendre. Le ciel est fait de gens, unciel percé et qui goutte, tandis quedes nuages cotonneux couleur decharbon battent comme des cœursnoirs.

Et puis...Et puis il y a la Mort.Moi, la narratrice.Qui me fraie un chemin dans tout

cela.En surface : imperturbable,

impassible.En dessous : défaite, déconcertée,

déboussolée. En toute honnêteté (et je sais que

j'ai tendance à trop me plaindre,actuellement), je ne m'étais pasencore remise de Staline, en Russie.La prétendue « seconde révolution»— l'assassinat de son propre peuple.

Et puis Hitler est arrivé.On dit que la guerre est la

meilleure amie de la mort, mais j'aiune autre opinion là-dessus. À mes

yeux, la guerre est comparable à unnouveau patron qui attend de vousl'impossible. Il est là, sur votre dos,à répéter sans arrêt: « Il faut que cesoit fait, il faut que ce soit fait. »Alors, vous mettez les bouchéesdoubles. Et le travail est fait. Pourautant, le patron ne vous remerciepas. Il vous en demande plus encore.

Souvent, j'essaie de me

remémorer ce que j'ai vu de beau àcette époque. J'explore mabibliothèque d'histoires.

Je tends la main vers l'une d'elles.Je crois que vous la connaissez

déjà à moitié, et, si vous me suivez,je vous montrerai le reste. Je vousmontrerai la seconde moitié de lavoleuse de livres.

Sans le savoir, celle-ci attend uncertain nombre d'événementsauxquels je viens de faire allusion,mais elle vous attend aussi, vous.

Elle est en train de transporter unpeu de neige dans un sous-sol.

Quelques poignées d'eau geléepeuvent certes faire sourirequelqu'un, mais elles ne luipermettront pas d’oublier.

Retrouvons-la maintenant.

LE BONHOMME DENEIGE

Pour Liesel Meminger, le début de

l’année 1942 pourrait se résumer àceci :

Elle fêta ses treize ans. Ellen'avait toujours pas de poitrine. Ellen'avait pas encore ses règles. Lejeune homme du sous-sol étaitmaintenant dans son lit.

Q / R

Comment Max Vandenburg

arriva-t-il dans le lit de Liesel?En s'effondrant.

Les opinions divergeaient, mais

pour Rosa Hubermann, c'est à laNoël précédente que tout avaitcommencé.

Le 24 décembre avait été marquépar la faim et le froid, mais il y avaitun bonus en ceci que personne n'étaitvenu séjourner chez eux. Hans juniorétait sur le front russe et continuaitde toute façon à refuser de voir safamille. Trudy n'avait pu se libérerque quelques heures et était passéele week-end précédant Noël. Elle

partait avec la famille quil'employait. Les vacances d'une toutautre classe d'Allemands.

La veille de Noël, Liesel apportaà Max une grosse poignée de neigeen guise de cadeau. «Fermez lesyeux et tendez les mains », dit-elle.Quand elle déposa la neige au creuxde ses paumes, Max frissonna et semit à rire. Les yeux clos, il la goûta.

«C'est le bulletin météo du jour ?» demanda-t-il. Liesel se tenaitdebout à côté de lui.

Elle lui toucha doucement le bras.Il porta de nouveau un peu de

neige à ses lèvres. «Merci, Liesel. »

Ce fut le début d'un merveilleuxNoël. Pas grand-chose à manger. Pasde cadeaux. Mais un bonhomme deneige dans leur sous-sol.

Après avoir apporté à Max les

premières poignées de neige, Lieselvérifia qu'il n'y avait personne au-dehors, puis elle rassembla tous lesseaux et les récipients qu'elle puttrouver. Elle les remplit avec laglace et la neige qui recouvraient lapetite portion d'univers qu'était larue Himmel. Ceci fait, elle lestransporta dans le sous-sol.

Il faut être juste : c'est elle qui, la

première, lança une boule de neige àMax. Lequel répliqua en lui enenvoyant une dans l'estomac. Il pritmême pour cible Hans Hubermannqui descendait les marches du sous-sol.

«Arschloch! s'exclama Hans.Liesel, donne-moi des munitions. Unseau plein, s'il te plaît ! » Pendantquelques minutes, ils oublièrent tout.Ils se retinrent de crier ou des'interpeller, mais ils ne purentréprimer de petits éclats de rire.Après tout, ils n'étaient que des êtreshumains qui jouaient avec de laneige dans un sous-sol.

Papa contempla les récipientsencore pleins. «Que fait-on du reste?— Un bonhomme de neige,

répondit Liesel, faisons unbonhomme de neige. »

Papa appela Rosa.De là-haut, la voix familière

dégringola: «Qu'est-ce qu'il y aencore, Saukerl?— Tu peux venir, s'il te plaît ? »Lorsque sa femme apparut en haut

des marches, Hans Hubermann mitsa vie en péril en lui envoyant uneboule de neige parfaitementconstituée. Le projectile manqua sa

cible et se désintégra en heurtant lemur. Du coup, Maman eut une excusepour dévider un chapelet de jurons.Elle descendit ensuite l'escalier etvint leur prêter main-forte. Elle allamême chercher des boutons pour lesyeux et le nez de ce qui étaitmaintenant un bonhomme de neiged'une cinquantaine de centimètres dehaut, plus un bout de ficelle pour labouche, ainsi qu'une écharpe et unchapeau.

«Un nain », avait dit Max.« Que va-t-on faire quand il

fondra ? » demanda Liesel.Rosa connaissait la réponse. «Tu

passeras la serpillère, Saumensch,et en vitesse.— Il ne va pas fondre », dit Papa.

Il se frotta les mains et souffladedans. «Il gèle, ici. »

Le bonhomme de neige fonditpourtant, mais il continuait à existerdans le souvenir de chacun. C'estsans doute la dernière vision qu'ilseurent au moment de s'endormir encette veille de Noël. Les notes d'unaccordéon résonnaient à leursoreilles, un bonhomme de neigedansait devant leurs yeux, et. Lieselentendait l'écho des dernièresparoles qu'avait prononcées Max

près du feu avant qu'elle n'aille secoucher.

LES SOUHAITS DENOËL

DE MAX VANDENBURG« Souvent, je souhaite que tout cela

soit terminé; Liesel,et puis voilà que tu fais quelque

chose du genre descendreau sous-sol avec un bonhomme de

neige entre les mains. » Malheureusement, cette nuit-là fut

aussi celle où la santé de Maxcommença à décliner sérieusement.

Les premiers symptômes, bénins enapparence, étaient caractéristiques.Il avait toujours froid et les mainsmoites. Il se voyait de plus en plussouvent en train de boxer avec leFührer. Il commença à s'inquiétervraiment lorsqu'il s'aperçut qu'il neparvenait pas à se réchauffer aprèsavoir fait ses pompes et sesabdominaux. Il avait beau resterauprès du feu, il se sentait mal. Jouraprès jour, il perdait du poids. Sonentraînement ralentit et il s'effondra,la joue contre le sol dur du sous-sol.

Tout au long du mois de janvier, ilparvint à tenir le coup, mais, débutfévrier, son état devint préoccupant.

Il avait du mal à se réveiller etdormait tard dans la matinée près dufeu, la bouche tordue et lespommettes enflées. Quand on luidemandait s'il allait bien, ilrépondait par l’affirmative.

Vers la mi-février, quelques joursavant que Liesel. ne fête ses treizeans, il arriva devant la cheminée aubord de l'évanouissement et manquatomber dans les flammes.

« Hans !» chuchota-t-il. Sonvisage se contracta, ses jambes sedérobèrent sous lui et sa tête heurtal'étui de l'accordéon.

Aussitôt, Rosa Hubermann

abandonna la préparation de lasoupe et se précipita auprès de lui.Tout en lui soutenant la tête, elleaboya: « Liesel, ne reste pas les brasballants. Va prendre des couverturessupplémentaires et mets-les sur tonlit. Quant à toi... » Papa arrivait.«Aide-moi à le relever et à letransporter dans la chambre deLiesel. Schnell ! »

Le visage de Hans Hubermannétait creusé par l'inquiétude. Sesyeux gris prirent un éclat métalliqueet il releva Max tout seul. Le jeuneJuif était aussi léger qu'un enfant.«Ne peut-on le mettre ici, dans notrelit?»

Rosa avait déjà envisagé laquestion. «Non. Il faut garder lesrideaux ouverts dans la journée,sinon, cela aurait l'air suspect.

— Très juste. »Ses couvertures sur les bras,

Liesel regarda Hans emporter Maxdans le couloir.

Pieds inertes et tête renversée enarrière. Il avait perdu une chaussureen route.

«Avance. »Maman leur emboîta le pas en se

dandinant. Une fois Max dans le lit de Liesel,

il fut recouvert de couvertures etsoigneusement bordé.

«Maman ?»Liesel ne savait que dire d'autre.«Qu'est-ce qu'il y a ? » Vu de

derrière, le chignon serré de RosaHubermann était impressionnant. Ilsembla se rétracter un peu pluslorsque sa propriétaire répéta laquestion. « Qu'est-ce qu'il y a, Liesel?»

Liesel se rapprocha de Rosa,redoutant la réponse. « Il estvivant?» Le chignon acquiesça.

Rosa se retourna. «Dis-toi bienque je n'ai pas pris cet homme chez

moi pour le voir mourir, affirma-t-elle avec force. Compris ?»

Liesel hocha affirmativement latête.

«Et maintenant, file. »Dans le couloir, Papa la serra

dans ses bras. Elle en avaitterriblement besoin.

Plus tard, elle entendit Hans et

Rosa qui parlaient dans le noir.Rosa l'avait installée dans leurchambre et elle dormait par terreprès de leur lit, sur le matelas qu'ilsavaient remonté du sous-sol. (Ilsavaient craint un moment qu'il ne

soit contaminé, mais ils en étaientvenus à la conclusion que tel n'étaitpas le cas. Max n'avait pas attrapéde virus. Ils se bornèrent donc àmettre des draps propres.)

Pensant Liesel endormie, Mamanexprima son opinion.

«C'est ce foutu bonhomme deneige, chuchota-t-elle. Je suissûre,que tout est venu de là. Quelleidée de s'amuser avec de la glace etde la neige dans ce sous-sol glacial !»

Papa avait une approche plusphilosophique. «Rosa, tout est venud'Adolf Hitler. » Il se redressa.

«Allons voir comment il va. »Cette nuit-là, il y eut sept visites

dans la chambre de Max.

FEUILLE DE PASSAGEDES VISITEURSDE MAX VANDENBURGHans Hubermann: 2 foisRosa Hubermann: 2 foisLiesel Meminger : 3 fois

* * *

Au matin, Liesel alla chercher lecarnet de croquis de Max au sous-sol et le déposa sur sa table de nuit.Elle avait honte d'y avoir jeté un ceil

l'an passé, et, cette fois, elle le gardahermétiquement fermé, par respect.

Lorsque Hans Hubermann entra,elle ne se retourna pas vers lui, maiss'adressa au mur, par-dessus MaxVandenburg. «Pourquoi ai-jeapporté toute cette neige ?interrogea-t-elle. Tout est venu delà, n'est-ce pas, Papa ? » Elle joignitles mains, comme dans une prière. «Pourquoi ai-je eu besoin deconstruire ce bonhomme de neige?»

Papa resta sur ses positions. «Liesel, tu en as eu besoin », dit-il.

Pendant des heures, elle resta

auprès de Max, qui dormait,parcouru de frissons.

«Ne mourez pas, murmura-t-elle,s'il vous plaît, Max, ne mourez pas.»

C'était le second bonhomme deneige qu'elle voyait fondre sous sesyeux. Sauf que celui-ci étaitdifférent. C'était un paradoxe.

Plus il se refroidissait, plus ilfondait.

TREIZE CADEAUX

C'était l'arrivée de Max, revisitée.Les plumes redevenues brindilles.

Le visage lisse redevenu rugueux. Lapreuve qu'elle attendait était là. Ilétait vivant.

Les premiers jours, elle lui parla,

assise auprès de lui. Le jour de sonanniversaire, elle lui dit qu'il devaitse réveiller, car il y avait un énormegâteau dans la cuisine.

Il n'y eut pas de réveil.

Il n'y avait pas de gâteau non plus.

UN EXTRAITNOCTURNE

Bien plus tard, j'ai pris conscienceque je m'étais rendue

à cette époque au 33, rue Himmel.Ce devait être

à l'un des rares moments où lafillette n'était pas auprès

de lui, car je n'ai vu qu'un hommeallongé dans un lit.

Je me suis agenouillée. Au momentoù j'allais glisser

mes mains à travers lescouvertures, j'ai senti

un renouveau, une forcecontraire qui repoussait mon

poids. Je me suis retirée. Avec toutle travail

qui m'attendait, c'était bon d'êtrecombattue

dans cette petite pièce obscure.Je me suis même offert un petit

moment de sérénité,les yeux clos, avant de sortir.

Le cinquième jour, il y eut pas mal

d'agitation, car Max ouvrit les yeux,quoique brièvement. Ce qu'il vitsurtout (et quelle vision effrayantece dut être de près !), ce fut Rosa

Hubermann qui tentait de luienfourner une cuillerée de soupedans la bouche. «Avalez, luiconseilla-t-elle. Ne pensez à rien,avalez. » Dès qu'elle repassa le bolà Liesel, la fillette tenta d'apercevoirde nouveau le visage de Max, maisla croupe de Maman bouchait la vue.

«Il est toujours éveillé?»Lorsqu'elle se retourna, Rosa n'eut

pas à répondre. Après pratiquement une semaine,

Max se réveilla à nouveau. Cettefois, Liesel et Papa étaient à sonchevet lorsqu'il émit un grognement.

Hans Hubermann se pencha en avantet faillit tomber de sa chaise.

Liesel poussa une exclamation.«Restez éveillé, Max, restez éveillé.»

Il la regarda sans la reconnaître.Ses yeux la considéraient comme sielle était une énigme. Puis ils serefermèrent.

«Papa, que s'est-il passé ?»Hans s'adossa de nouveau à son

siège.Plus tard, il lui suggéra de lire

quelque chose à Max. «Tu lisbeaucoup, ces temps-ci, même sil'on se demande d'où vient ce

bouquin.— Je te l'ai dit, Papa. C'est l'une

des bonnes soeurs de l'école qui mel'a donné. »

Hans leva les mains. «Je sais, jesais. » Un soupir. « Simplement... »Il choisit soigneusement ses mots.«Ne te fais pas prendre. »

À dater de ce jour, Liesel lut à

haute voix Le Siffleur à Max tandisqu'il occupait son propre lit.Malheureusement, elle devait sauterdes chapitres entiers, car le livreavait mal séché et des pagesrestaient collées. Elle s'obstina

pourtant, et, bientôt, elle parvint auxtrois quarts du volume, quicomportait trois cent quatre-vingt-seize pages.

Chaque jour, elle se hâtait de

rentrer à la maison après l'école,dans l'espoir que l'état de Max sesoit amélioré.

«Est-ce qu'il s'est réveillé? Est-cequ'il a mangé ?— Retourne dehors, la supplia

Maman. Tu es un moulin à paroles etça me tourne la tête. Va jouer aufootball dans la rue, au nom du ciel !— Entendu. » Liesel resta sur le

seuil. «Mais viens me chercher s'ilse réveille, hein ? Fais comme si tuavais découvert que j'avais fait unebêtise et hurle-moi après. Tout lemonde croira que c'est vrai, jet'assure. »

Rosa elle-même ne pouvait quesourire en l'entendant. Les mains surles hanches, elle déclara à Lieselqu'elle avait encore l'âge derecevoir une bonne Watschen pourson insolence. « Et marque un but,ajouta-t-elle, sinon, ce n'est pas lapeine de rentrer !— Bien sûr, Maman.— Disons deux buts, Saumensch!

— Oui, Maman.— Et arrête de répondre ! »Liesel faillit répliquer, mais elle

préféra se précipiter dans la rueboueuse pour jouer contre Rudy.

Celui-ci l'accueillit comme àl'accoutumée tandis qu'ils sedisputaient le ballon. « Ben, il étaittemps, pauvre pomme. Où t'étaispassée ?»

Une demi-heure plus tard, lorsquel'une des rares voitures quicirculaient dans la rue Himmel roulasur le ballon, Liesel eut l'idée d'unpremier cadeau pour MaxVandenburg. Jugeant le dommage

irréparable, les enfants rentrèrentchez eux et le ballon resta sur lachaussée glacée. Liesel et Rudy sepenchèrent sur son cadavre. Un trousemblable à une bouche s'ouvrait surson côté.

«Tu le veux ?» demanda Liesel.Rudy haussa les épaules. «Que

veux-tu que je fasse de cette merdede ballon crevé ? On ne pourra plusle gonfler, hein ?— Tu le veux ou non ?— Non, merci. » Rudy le poussa

d'un pied précautionneux, comme unanimal mort. Ou qui pouvait l’être.

Tandis qu'il rentrait chez lui,

Liesel ramassa le ballon et le mitsous son bras. Rudy l'interpella :« H é , Saumensch!» Elle attendit.«Saumensch! »

Elle s'adoucit. « Quoi ?— J'ai un vélo qui n'a plus de

roues, si ça t'intéresse.— Mets-le-toi où je pense. »La dernière chose qu'elle entendit

fut le rire de ce Saukerl de RudySteiner.

Dans la maison, elle se dirigea

vers la chambre et alla déposer leballon au pied du lit de Max.

«Je suis désolée, dit-elle, ce n'est

pas grand-chose.Mais quand vous vous réveillerez,

je vous dirai comment ça s'est passé.Vous ne pouvez pas imaginer commele temps était gris. La voiture n’avaitpas allumé ses phares et elle aécrasé le ballon. Là-dessus, leconducteur est sorti et il nous a hurlédessus. Et ensuite, il nous ademandé son chemin. Quel culot ! »

Elle avait envie de crier :«Réveillez-vous ! » Ou de lesecouer.

Elle n'en fit rien.Elle se contenta de contempler le

ballon et son cuir tout aplati. Ce fut

le premier d'une série de cadeaux.

CADEAUX 2 À 5Un ruban, une pomme de pin.

Un bouton, un galet. Le ballon de foot lui avait donné

une idée.Désormais, à chaque fois qu'elle

allait à l'école ou qu'elle en revenait,elle regardait autour d'elle, en quêted'un objet qui puisse avoir un intérêtpour un homme en train de mourir.Au début, elle se demanda pourquoicela avait une telle importance.Comment quelque chose d'aussi

insignifiant pouvait-il réconforterquelqu'un? Un ruban dans lecaniveau. Une pomme de pin dans larue. Un bouton négligemment posécontre le mur d'une salle de classe.Un galet du bord de l'eau. Tout cela,au fond, était la preuve qu'elle tenaità Max et ces objets leur fourniraientun sujet de conversation lorsqu'ilsortirait de l'inconscience.

Quand elle était seule, elleinventait ces conversations.

« Qu'est-ce que c'est que cesbabioles ? disait Max. — Desbabioles ? » Dans son imagination,elle était assise sur le bord du lit. «

Ce ne sont pas des babioles, Max.C'est ce qui a fait que vous vous êtesréveillé. »

CADEAUX 6 À 9

Une plume, deux journaux.Une enveloppe de bonbon. Un

nuage. La plume, ravissante, était coincée

dans les gonds de la porte del’église, rue de Munich. Elle pointaitson nez de guingois et Liesel seprécipita à son secours. Sur lagauche, les fibres étaient lisses, maisla partie droite était faite de bords

délicats et de sections de trianglesdéchiquetés. Impossible de ladécrire autrement.

Les journaux sortaient du fondglacé d'une poubelle (inutile d'endire plus) et l'emballage du bonbonétait aplati et fané, marqué par destraces de pas.

Quant au nuage...Comment offrir à quelqu'un un

morceau de ciel ?Vers la fin février, elle se trouvait

dans la rue de Munich quand unénorme nuage apparut au-dessus descollines, tel un monstre blanc. Ilescaladait les montagnes. Le soleil

fut éclipsé et, à sa place, une bêteblanche au cœur gris observa laville.

«Tu as vu, Papa?» demanda-t-elle.Hans pencha la tête et lui dit le

fond de sa pensée. «Tu devrais ledonner à Max, Liesel. Vois si tupeux le déposer sur la table de nuitavec le reste. »

Liesel le regarda comme s'il étaitdevenu fou. «Mais comment ? »

D'un doigt léger, il lui tapota lecrâne. « Mémorise-le. Puis mets-lepar écrit pour lui. »

« ... C'était comme une grandebête blanche, dit-elle lorsqu'elle le

veilla à nouveau, et elle venait del'autre côté de la montagne. »

Une fois qu'elle eut complété etmodifié sa phrase, Liesel sentitqu'elle l'avait mise au point. Ellel'imagina en train de passer de samain à celle de Max, à travers lescouvertures, et elle l'inscrivit sur unbout de papier, qu'elle fixa à l'aidedu galet.

CADEAUX 10 À 13Un soldat de plomb.

Une feuille miraculeuse.Un siffleur achevé.

Une tranche de chagrin.

* * *

Le soldat était enfoui dans la terre,non loin de chez Tommy Müller. Ilétait éraflé et l'on avait marchédessus. Mais Liesel constata que,même blessé, il tenait encore debout.

La feuille était une feuilled'érable. Elle la trouva dans leplacard à balais de l'école, parmiles seaux et les plumeaux. La porteétait entrouverte. La feuille étaitsèche et rêche, comme du paingrillé, et sa surface était parseméede collines et de vallées. D'unemanière ou d'une autre, elle avait

réussi à franchir le couloir de l'écoleet à entrer dans le placard. Telle unemoitié d'étoile avec une tige. Liesella prit et la fit tourner entre sesdoigts.

Elle ne la déposa pas sur la tablede nuit avec les autres objets. Ellel'épingla sur le rideau tiré, justeavant de lire les trente-quatredernières pages du Siffleur.

Elle ne prit pas le temps desouper, de boire, ni même d'alleraux toilettes. Toute la journée àl'école, elle s'était promis qu'ellefinirait son livre aujourd'hui, et MaxVandenburg écouterait. Il allait se

réveiller.Papa était assis dans un coin sur le

sol. Comme d'habitude, il n'avait pasde travail. Heureusement, il s'en iraitbientôt jouer de l'accordéon auKnoller. Le menton posé sur lesgenoux, il écoutait la fillette à qui ils'était donné le mal d'apprendrel'alphabet. D'une voix empreinte defierté, elle livra à Max Vandenburgles derniers mots terrifiants du texte.

LE DERNIER PASSAGE

DUSIFFLEUR

Ce matin-là, à Vienne, les

fenêtres du trains'embrumaient, et tandis que les

gens se rendaientinnocemment à leur travail, un

meurtrier sifflait son airjoyeux. Il acheta son billet, salua

poliment le conducteuret les autres passagers. Il laissa

même sa place à unedame âgée et échangea des propos

polis avec un turfistequi parlait de chevaux américains.

Après tout, le siffleuraimait parler. Il parlait aux gens et

les amenait ainsià l'apprécier et à lui faireconfiance. Il leur parlait

au moment où il les assassinait enles torturant et en

retournant son couteau dans laplaie. C'est seulement

lorsqu'il n'avait personne à quiparler qu'il se mettait

à siffler et c'est pourquoi il sifflaitaprès un meurtre...

«Alors, vous pensez que le terrainest favorable au sept, n'est-ce pas?— Absolument. » Le turfiste sourit.

La confiance s'étaitdéjà installée. «Il va remonter tous

ses concurrentset les écrabouiller ! » Il hurla pour

se faire entendrepar-dessus le bruit du train.

« Si vous insistez. » Le siffleureut un sourire affecté

et il se demanda quand ilsallaient retrouver le corps

de l'inspecteur dans cette BMWflambant neuve.

«Jésus, Marie, Joseph ! » Hans

Hubermann ne put cacher sonincrédulité. «C'est une bonne soeurqui t'a donné ça?» Il se leva et vintl'embrasser sur le front. « Bonsoir,Liesel, le Knoller m'attend.

– Bonsoir, Papa.– Liesel ! »

Elle ignora l'appel.

« Liesel, viens manger quelquechose ! »

Cette fois, elle répondit: «J'arrive,Maman. » En fait, elle s'adressait àMax. Elle s'approcha de lui etdéposa le livre qu'elle venait determiner sur la table de nuit avectout le reste. Tandis qu'elle sepenchait au-dessus du lit, ellechuchota : «Max, réveillez-vous ! »Elle fondit en larmes et ne puts'arrêter de pleurer en silence, mêmelorsqu'elle entendit Rosa arriverderrière elle. Un peu d'eau saléetomba de ses yeux sur le visage de,Max Vandenburg.

Maman l'étreignit.Ses bras la happèrent.« Je sais », dit-elle.Elle savait.

DE L'AIR FRAIS, UNVIEUX CAUCHEMARET QUE FAIRE D'UN

CADAVRE JUIF

Ils étaient au bord de l'Amper et

Liesel venait de dire à Rudy qu'elleenvisageait d'aller subtiliser un autrelivre chez le maire. Après LeSiffleur, elle avait lu à plusieursreprises L'Homme qui se penchait,quelques minutes à chaque fois auchevet de Max. Elle avait aussiessayé Le Haussement d'épaules et

mê me Le Manuel du fossoyeur,mais rien n'y faisait. J'ai besoin dequelque chose de nouveau, se dit-elle.

«Tu as même lu le dernier?— Évidemment. »Rudy lança une pierre dans l'eau.

« C'était bien?— Evidemment.— Évidemment, évidemment.» Il

tenta d'extraire une autre pierre dusol, mais s'écorcha le doigt. « Çat'apprendra.

- Saumensch. »Quand votre interlocuteur

répondait par Saumensch, ou

Saukerl, ou Arschloch, c'était signeque vous lui aviez cloué le bec.

* * *Toutes les conditions étaient

réunies pour commettre un vol.C'était une après-midi maussade dedébut mars' et il faisait à peinequelques degrés au-dessus de zéro,ce qui est toujours plus pénible qu'unbon – 10°C. De rares passants. Unepluie semblable aux copeaux grissortant d'un taille-crayon.

« On y va ?— Prenons un vélo, dit Rudy, je

peux te passer l'un des nôtres. »

Cette fois, Rudy tenait à entrer lui-même dans la maison. «Aujourd'hui,c'est mon tour», dit-il tandis qu'ils segelaient les doigts sur le guidon.

Liesel réfléchit à toute vitesse. « Ilvaut mieux pas, Rudy. C'est trèsencombré, là-dedans. En plus, il faitsombre. Bête comme tu es, tu vastout de suite buter sur quelque choseou te cogner.

— Merci !» Quand il était danscet état d'esprit, Rudy ne se laissaitpas facilement manipuler.

«Et puis il faut sauter. C'est plushaut que tu ne le crois.

— Est-ce que par hasard tu sous-

entendrais que j'en suis incapable?»

Liesel se mit debout sur lespédales. «Pas du tout. » Ils passèrentle pont et montèrent la collinejusqu'à Grande Strasse. La fenêtreétait ouverte.

Comme la fois précédente, ils

examinèrent la maison. Ilsapercevaient vaguement l'intérieur.Une lumière était allumée au rez-de-chaussée, à l'emplacement de ce quidevait être la cuisine. Une ombreallait et venait.

«On va faire quelques tours du

pâté de maisons, dit Rudy. Unechance qu'on ait pris les vélos, hein?

— N'oublie pas de rapporter letien chez toi.— Très drôle, Saumensch. Pas de

risque. Il est un peu plus volumineuxque tes chaussures crasseuses. »

Ils tournèrent pendant un quart

d'heure, mais la femme du maireétait visiblement toujours au rez-de-chaussée, ce qui rendait l'opérationpérilleuse. Comment osait-ellerester scotchée à sa cuisine ? PourRudy, la cuisine était à l'évidence le

but visé. Il s'agissait d'entrer, derafler toute la nourriture qu'ilpourrait transporter, et alorsseulement, s'il avait le temps, ilglisserait un livre dans son pantalonen sortant. N'importe quel livre.

Le point faible de Rudy,néanmoins, c'était l'impatience. «Ilse fait tard, dit-il en commençant às'éloigner de la maison. Tu viens ?»

Pas question.Liesel ne s'était pas traînée

jusque-là sur un vélo rouillé pourrepartir sans un livre. Elle calal'engin dans le caniveau, vérifia qu'iln'y avait personne aux alentours, et

se dirigea vers la fenêtre d'uneallure décidée, mais sans hâte. Puiselle ôta ses chaussures et se hissapieds nus sur le rebord.

Elle referma ses doigts sur le boiset s'introduisit à l'intérieur.

Cette fois, elle se sentit un peuplus à l'aise. Pendant quelquesprécieux instants, elle fit le tour dela pièce, à la recherche d'un titreattirant. À deux ou trois reprises,elle faillit tendre la main vers unvolume. Elle envisagea même d'enprendre plus d'un, mais elle nevoulait pas abuser de ce qui était unesorte de système. Pour le moment,

elle n'avait besoin que d'un livre.Elle poursuivit son examen desétagères.

Derrière elle, un surcroîtd'obscurité entrait par la fenêtre.Une odeur de poussière et de larcins'attardait dans le décor. C'est alorsqu'elle l'aperçut.

Le livre était rouge, avec le titreécrit en noir sur le dos. DerTraumtrilger. Le Porteur de rêves.Elle pensa à Max Vandenburg et àses rêves. À la culpabilité. À lasurvie. Au fait de quitter sa famille.De combattre le Führer. Elle pensaaussi à son propre rêve — son frère,

mort dans le train, et son apparitionsur les marches, à deux pas de cettepièce où elle se trouvait maintenant.La voleuse de livres avait vu songenou ensanglanté après l'avoirpoussé.

Elle prit le livre sur l'étagère, leglissa sous son bras, et, dans unmouvement fluide, enjamba lerebord de la fenêtre et sauta au-dehors.

Rudy tenait son vélo prêt. Et ilavait ses chaussures. Dès qu'elle leseut enfilées, ils se sauvèrent.

«Jésus, Marie, Joseph, Meminger» C'était la première fois qu'il

l ' a ppe l a i t Meminger. «Tu esvraiment cinglée, tu sais!»

Tout en appuyant à fond sur lespédales, Liesel approuva. «Je sais. »

Au niveau du pont, Rudy dressa lebilan de l'après-midi. « Ou bien cesgens sont complètement givrés,conclut-il, ou bien ils aiment avoirde l'air frais chez eux. »

UNE PETITESUGGESTION

Ou alors, il y avait dans GrandeStrasse une femme

qui laissait maintenant ouverte lafenêtre

de sa bibliothèque pour une autreraison — mais là,

je fais preuve de cynisme, oud'espoir. Ou des deux.

Liesel cacha Le Porteur de rêves

sous sa veste et se plongea dans salecture dès qu'elle fut rentrée chezelle. Assise sur la chaise près de sonlit, elle murmura : «C'est unnouveau, Max, juste pour vous. »Elle commença à lire. « Chapitre un: Comme il se doit, toute la villeétait plongée dans le sommeil aumoment où le porteur de rêves vintau monde... »

Chaque jour, Liesel lisait deuxchapitres, un le matin avant d'aller àl'école et un autre dès son retour.Parfois, le soir, lorsqu'elle netrouvait pas le sommeil, elle lisaitaussi la moitié d'un troisième, et illui arrivait de s'endormir, le nez surson livre.

Elle fit de cette lecture unemission.

Elle offrait Le Porteur de rêves àMax, comme si les mots seulspouvaient le nourrir. Un mardi, elleeut conscience d'un mouvement. Elleaurait juré qu'il avait ouvert lesyeux. Dans ce cas, cela aurait été

très fugitif. À vrai dire, c'était plutôtle fruit de son imagination et de sondésir de le voir s'éveiller.

Vers la mi-mars, les premièresfailles apparurent.

Rosa Hubermann faillit craquerune après-midi dans la cuisine. Elleéleva la voix, puis baissa aussitôt leton. Liesel abandonna sa lecture etse dirigea tranquillement vers lecouloir. Bien qu'elle fût tout près deMaman, elle avait du mal àdistinguer ses paroles. Lorsqu'elleles comprit, elle le regretta, car cequ'elle entendait était terrible.C'était la réalité.

CE QUE DISAIT LA

VOIX DE MAMAN« Qu'est-ce qui va se passer s'il

ne se réveille pas?Qu'est-ce qui va se passer s'ilmeurt ici, dis-moi, Hansi?

Qu'allons-nous faire du cadavre,au nom du ciel?

On ne pourra pas le laisser là,l'odeur sera

insupportable... Et on ne pourrapas non plus

le transporter jusqu'à la porte et letraîner dans la rue.Impossible de dire:

«Vous ne devinerez jamais ce quenous avons trouvé

ce matin dans notre sous-sol... Ilsnous le feront payer cher.»

Elle avait parfaitement raison.Un cadavre juif posait un énorme

problème. Les Hubermann avaientbesoin de remettre Max Vandenburgsur pied, non seulement pour sonbien, mais pour le leur. Même Papa,qui apportait toujours une noteapaisante, sentait maintenant lapression.

«Écoute. » Il parlait d'une voixcalme, mais rauque. «Si ça arrive,

s'il meurt, il faudra trouver unesolution.» Liesel aurait juré qu'ellel'avait entendu déglutir. Comme s'ilavait reçu un coup sur la trachée-artère. «On prendra ma charrette,quelques bâches et... »

Liesel entra dans la cuisine.« Pas maintenant, Liesel. » C'était

Hans qui s'adressait à elle, maissans la regarder. Il contemplait lereflet déformé de son visage dansune cuillère retournée, les coudesposés sur la table.

La voleuse de livres ne battit pasen retraite. Elle fit quelques pas ets'assit. Ses mains froides

cherchèrent à se réfugier dans sesmanches et une phrase sortit de sabouche. « Il n'est pas encore mort. »Les mots atterrirent sur la table ets'installèrent au beau milieu. Toustrois les contemplèrent. Ils nepouvaient aller au-delà dansl'espoir. Il n'est pas encore mort. Iln'est pas encore mort. C'est Rosa quirompit le silence.

« Quelqu'un a faim?» Peut-être le dîner était-il le seul

moment de répit par rapport à lamaladie de Max. Nul ne le niaittandis qu'ils étaient tous trois

installés devant leurs tranches depain et leurs assiettes de soupe ou depommes de terre. Tous le pensaient,mais personne ne parlait.

Quelques heures plus tard, dans la

nuit, Liesel se réveilla ets'émerveilla de la force d'âme deRosa (elle avait appris l'expressiondans Le Porteur de rêves, qui étaitl'exacte antithèse du Siffleur: unlivre sur un enfant abandonné quivoulait devenir prêtre). Elle s'assitsur son matelas et inspiraprofondément.

«Liesel ?» Papa se tourna sur le

côté. «Que se passe-t-il ?— Rien, Papa, tout va bien. »

Mais à peine avait-elle terminé saphrase qu'elle se souvintprécisément de son rêve.

UNE PETITE IMAGE

Dans l'ensemble, le rêve estidentique.

Le train avance à la mêmevitesse.

Son frère tousse beaucoup.Seulement, cette fois, Lieselne peut voir son visage qui

contemple le sol. Lentement,

elle se penche et le prend par lementon. C'est alors

qu'elle se trouve face au visage deMax Vandenburg,

dont les yeux grands ouverts lafixent. Une plume tombe

au sol. Le corps est maintenant plusgrand,

proportionnel au visage. Le trainhurle.

«Liesel ?— Tout va bien, ne t'inquiète pas.

»Frissonnante, elle quitta le matelas

et, tétanisée par la peur, elle

emprunta le couloir et se rendit auchevet de Max. Au bout de quelquesminutes, quand elle retrouva un peude calme, elle essaya d'interpréterson rêve. Était-ce la prémonition dela mort de Max ? Une simpleréaction à la conversation dans lacuisine ? Max avait-il maintenantremplacé son frère pour elle ?

Et si tel était le cas, commentpouvait-elle se débarrasser de cettemanière de quelqu'un avec qui elleétait unie par les liens du sang?Peut-être même était-ce l'expressiond'un désir profondément enfoui devoir mourir Max. Après tout, sic'était valable pour son frère, ce

pouvait l'être aussi pour ce Juif.«C'est ce que tu penses ?»

murmura-t-elle, debout à côté du lit.« Non. » Elle ne le croyait pas. Ellemaintint sa réponse tandis qu'elles’habituait à l'obscurité et distinguaitles formes diverses posées sur latable de nuit. Les cadeaux.

«Réveillez-vous, Max », dit-elle.Il resta inconscient.Pendant huit jours encore. À l'école, on entendit frapper à la

porte.«Entrez ! » dit Frau Olendrich.La porte s'ouvrit et toute la classe

se retourna. Rosa Hubermann setenait sur le seuil. Un ou deux élèveseurent un hoquet en la voyant – unepetite armoire avec un ricanementpeint au rouge à lèvres et des yeuxcomme du chlore. Une légende. Elleavait mis ses plus beaux habits, maisses cheveux étaient dans un étatépouvantable. Les mèches élastiquesressemblaient vraiment à uneserviette grise.

L'enseignante eut l'air affolé.«Frau Hubermann... » Ses gestesétaient maladroits. Elle fouilla lasalle de classe du regard. «Liesel ?»

Liesel jeta un coup d'oeil à Rudy,

puis elle se leva et se dirigearapidement vers la porte afin demettre le plus tôt possible un terme àla gêne. Elle la referma sur elle et seretrouva seule dans le couloir avecRosa.

Qui regardait de l'autre côté.« Que se passe-t-il, Maman ? »Rosa se retourna. « Ne me fais pas

le coup des « Que se passe-t-il,Maman», espèce de petiteSaumensch ! » Elle crachait les motscomme une mitraillette. «Ma brosseà Cheveux ! » Des rires filtrèrentpar-dessous la porte de la salle declasse, mais furent rapidement

étouffés.«Maman ? »Le visage de Rosa avait une

expression sévère, et pourtant sesyeux souriaient. «Bon sang, qu'as-tufait de ma brosse à cheveux, petitevoleuse? Stupide Saumensch, je t'aidit cent fois de ne pas y toucher,mais tu ne m'écoutes pas, bien sûr !»

La tirade se poursuivit pendantune minute encore. Liesel tentadésespérément de suggérer un oudeux endroits où pouvait se trouverla fameuse brosse. Soudain, Rosaattira Liesel à elle durant quelquessecondes et chuchota quelques mots,

si bas que Liesel eut du mal à lescomprendre. «Tu m'as dit de venir tecrier dessus. Que tout le monde lecroirait. »

Elle jeta des regards autour d'elle.«Il s'est réveillé, Liesel, il s'estréveillé. » Elle sortit de sa poche lesoldat de plomb tout éraflé. «Il a ditde te donner ça. C'était son préféré.» Elle le tendit à Liesel en souriant,mais, avant que la fillette ait purépondre, elle reprit son discourscourroucé. «Alors, réponds ! As-tuune idée de l'endroit où tu as pu lalaisser ? »

Il est vivant, pensait Liesel. «...

Non, Maman, je suis désolée, je ne...— Je me demande bien à quoi tu

sers, dans ce cas. » Rosa la lâcha,lui fit un petit signe de tête ets'éloigna. Pendant un moment, Lieselresta immobile. Le couloir étaitimmense. Elle examina le soldatdans sa paume. Son instinct lui disaitde se précipiter à la maison, mais lebon sens le lui interdisait. Ellerangea le soldat abîmé dans sapoche et regagna la salle de classe.

Tout le monde attendait.«Vieille bique ! » dit-elle entre

ses dents.Les autres élèves rirent de

nouveau. Pas Frau Olendrich.«Qu'est-ce que j'ai entendu ? »Liesel flottait sur un petit nuage.

Elle se sentait indestructible. «J'aidit "Vieille bique" », répondit-elle,hilare, et elle reçut sur-le-champ lamain du professeur sur la figure.

«Ne parle pas comme ça de tamère », lança Frau Olendrich. Maiscela ne fit guère d'effet à Liesel, quiessaya simplement de réprimer sonsourire. Après tout, elle pouvait bienrecevoir une Watschen, elle aussi.«Maintenant, retourne à ta place.

– Bien, Frau Olendrich. »Près d'elle, Rudy osa prendre la

parole.«Jésus, Marie, Joseph, chuchota-t-

il. Tu as les cinq doigts de sa mainimprimés sur la figure !

– Ça va », dit Liesel. Max étaitvivant.

Lorsqu'elle rentra chez elle, cette

après-midi-là, Max était assis sur lelit, le ballon crevé sur les genoux.Sa barbe le démangeait et ses yeuxlarmoyants luttaient pour resterouverts. Un bol à soupe vide étaitposé près des cadeaux.

Ils ne se dirent pas bonjour.Ce fut plus abrupt.

La porte s'ouvrit en grinçant,Liesel entra et se tint devant lui. «Est-ce que Maman vous a forcé àavaler ça?» demanda-t-elle.

Il fit « oui » de la tête. Satisfait etépuisé. « Mais c'était très bon.

Vraiment? La soupe de Maman ? »La bouche de Max s'étira. Ce

n'était pas vraiment un sourire.«Merci pour les cadeaux, dit-il,merci pour le nuage. Pour celui-ci,ton papa m'a expliqué. »

Au bout d'une heure, Liesel décidade lui parler franchement. «On sedemandait ce qu'on ferait si vousmouriez, Max. On... »

Il comprit tout de suite. «Tu veuxdire, comment vous débarrasser demoi ?

Je suis désolée.Tu n'as pas à l'être. » Il n'était pas

offensé. «Vous aviez raison. » Iljouait doucement avec le ballon.«Vous aviez raison d'y penser. Dansvotre situation, un Juif mort est aussidangereux qu'un Juif vivant, si cen'est plus.

J’ai fait un rêve, aussi. » Elleentreprit de le décrire én détail, lesoldat de plomb à la main. Elleallait s'excuser de nouveau lorsqueMax intervint.

« Liesel. » Il plongea son regarddans le sien. «Ne me fais jamaisd'excuses. C'est moi qui t'en dois. »Il se tourna vers les objets qu'elle luiavait apportés. «Regarde tous cescadeaux. » Il prit le bouton et legarda dans sa main. «Et Rosa m'a ditque tu étais venue me faire la lecturedeux fois par jour, quelquefois trois.» Il contemplait maintenant lesrideaux comme s'il pouvait voir àtravers. Il se redressa un peu et setut, le temps de quelques phrasesmuettes. Puis un frémissement gagnason visage. « Liesel ?» Max sedéplaça légèrement vers la droite.«J'ai peur de me rendormir, lui

confia-t-il.Dans ce cas, je vais vous lire

quelque chose, ditLiesel d'un ton décidé. Et si vous

vous rendormez, je vous gifle. Jeferme le livre et je vous secouecomme un prunier jusqu'à ce quevous vous réveilliez. »

L'après-midi et une grande partiede la soirée, Liesel fit la lecture àMax Vandenburg qui, assis dans lelit, s'imprégnait des mots. Un peuaprès vingt-deux heures, lorsqueLiesel leva les yeux du Porteur derêves, elle s'aperçut qu'il s'étaitendormi. Inquiète, elle lui donna un

petit coup sec avec le volume. Ils'éveilla.

Il se rendormit encore trois fois.Par deux fois, elle le réveilla.

Les quatre jours suivants, ils'éveilla chaque matin dans le lit deLiesel. Ensuite, il retourna dormirprès du feu, puis, vers la mi-avril, ausous-sol. Il allait beaucoup, mieux,sa barbe avait disparu et ilcommençait à se remplumer.

Dans le monde intérieur de Liesel,ce fut un moment de grandsoulagement. Au-dehors, les chosescommençaient à se gâter. Fin mars,la ville de Lübeck fut bombardée.

Ce serait ensuite le tour de Cologne,puis d'autres villes allemandes, dontMunich.

Oui, j’avais le patron sur le dos.«Il faut que ce soit fait, il faut que

ce soit fait. » Les bombes arrivaient — et moi

aussi.

JOURNAL DE LAMORT : COLOGNE

Ce 30 mai-là...Je suis persuadée que Liesel

Meminger dormait à poings ferméslorsque plus d'un millier debombardiers se dirigèrent vers laville de Cologne. Résultat pour moi: à peu près cinq cents personnes.Cinquante mille autres, privéesd'abri, errèrent parmi lesdécombres, tentant de s'y retrouveret de deviner quel pan de mur

effondré avait été leur domicile.Cinq cents âmes.Je les portais à la main, comme

des valises. Ou bien je les jetais surmon épaule. C'est seulement lesenfants que j'ai emportés dans mesbras.

Quand j'ai eu fini ma tâche, le ciel

était jaune, comme un journal entrain de brûler. En le regardantattentivement, je distinguais lesmots, ceux des gros titres quicommentaient l'évolution du conflit.Comme j'aurais aimé arracher toutça, rouler en boule ce ciel de papier

journal et le jeter au loin ! Maisj'avais mal aux bras et je ne pouvaisme permettre de me brûler lesdoigts. C'est que mon travail étaitloin d'être terminé.

Comme vous pouvez l'imaginer,

beaucoup de gens sont morts sur lecoup. Pour d'autres, ce fut plus long.Je devais me rendre dans d'autresendroits encore, vers d'autres cieux,pour recueillir d'autres âmes.Lorsqu'un peu plus tard, je suisrevenue à Cologne, peu après lepassage des derniers avions, j'ai puremarquer quelque chose d'étonnant.

Je transportais l'âme calcinéed'une adolescente, lorsque j'ai levéles yeux vers le ciel, maintenantcouleur de soufre. Non loin de moi,il y avait un groupe de fillettes d'unedizaine d'années. L'une d'ellespoussa une exclamation.

«Qu'est-ce que c'est ?»Elle pointa l'index en direction

d'un objet noir qui tombait du ciel.Au début, cela ressemblait à uneplume noire descendant doucement.Ou à un peu de cendre.. Puis l'objetgrossit. La même fillette, unerouquine avec des taches derousseur, répéta sa question, sur un

ton plus insistant encore. « Qu'est-ceque c'est donc ?

— C'est un corps », suggéra uneautre. Un corps tordu avec descheveux noirs.

« C'est encore une bombe!»Mais cela allait trop lentement

pour être une bombe. Tandis quel'âme de l'adolescente continuait à seconsumer doucement entre mes bras,je les accompagnai sur une centainede mètres. Comme elles, je gardaisles yeux fixés sur le ciel. Je nevoulais surtout pas regarder levisage abandonné de monadolescente. Une jolie jeune fille.

Elle avait désormais toute la mortdevant elle.

Une voix nous surprit. C'était celled'un père mécontent qui ordonnait àsa progéniture de rentrer. La mu-quine réagit. Les petits points de sestaches de rousseur prirent la formede virgules. «Mais, Papa, regarde !»

L'homme fit quelques pas etidentifia très vite l'objet. «C'est lecarburant, dit-il.— Qu'est-ce que tu veux dire?— Le carburant, répéta-t-il. Enfin,

le réservoir.» Il était chauve,enveloppé dans des couvertures. «

Dans celui-ci, ils ont utilisé tout lecarburant et ils se débarrassent duréservoir vide. Regardez, il y en aun autre là-bas !— Et là aussi ! »Avec un enthousiasme juvénile,

toutes les fillettes scrutèrent le ciel,à la recherche de réservoirs vides.Le premier atterrit avec un bruit mat.

« On peut le garder, Papa ?— Non. » Le papa, qui venait

d'être bombardé et était encore sousle choc, n'avait pas l'esprit à ça.«Non, on ne peut pas le garder.— Pourquoi?— Je vais demander à mon père si

je peux l'avoir, moi, dit une autrefillette.— Moi aussi.» Non loin des décombres de

Cologne, un groupe de gaminesramassaient des réservoirs decarburant vides dont leurs ennemiss'étaient débarrassés. Moi, commed'habitude, je ramassais des êtreshumains. Je n'en pouvais plus. Etl'on était à peine à la moitié del'année.

LE VISITEUR

Ils avaient trouvé un autre ballon

pour jouer au foot rue Himmel. Ça,c'était la bonne nouvelle. La moinsbonne, c'était que des membres duparti nazi, le NSDAP, venaient dansleur direction.

Le groupe avait quadrilléMolching, rue par rue, maison parmaison. Maintenant, ils étaientdevant la boutique de Frau Diller etfumaient une cigarette avant depoursuivre leur tâche.

Il y avait à Molching un certain

nombre d'abris antiaériens, mais,après le bombardement de Cologne,il fut décidé d'en installer quelquesautres. Une inspection de toutes lesmaisons était donc en cours afin dedéterminer quels sous-sols feraientl'affaire.

Les enfants observaient de loin lascène.

Ils pouvaient voir la fumée quis'élevait au-dessus du groupe.

Liesel venait juste d'arriver et elleavait rejoint Rudy et Tommy. HaraldMollenhauer était allé récupérer leballon. «Qu'est-ce qui se passe ? »

Rudy enfonça ses mains dans ses

poches. «Les gens du parti. » Ilobserva la progression de son amiavec le ballon dans la haie de, FrauHoltzapfel. «Ils vérifient les maisonset les immeubles. »

Liesel sentit sa bouche sedessécher. « Qu'est-ce qu'ils veulent?— Il faut tout te dire ! Explique-

lui, Tommy. » Tommy plissa lefront. «Ma foi, j'en sais rien. —Vraiment, vous êtes nuls, tous lesdeux. Ils cherchent d'autres abrisantiaériens.— Quoi, des sous-sols ?— Non, des greniers ! Enfin,

Liesel, réfléchis ! Des sous-sols,bien sûr. »

Le ballon revenait.«Rudy, à toi ! »Il donna un coup de pied dedans.

Liesel n'avait pas bougé. Elle sedemandait comment rentrer chez ellesans attirer les soupçons. Du côté dela boutique de Frau .Diller, la fuméedisparaissait et le petit grouped'hommes commençait à sedisperser. La panique la gagna.Gorge serrée, l'impression derespirer du sable. Réfléchis, se dit-elle, réfléchis.

Rudy marqua.

Des voix lointaines le félicitèrent.Réfléchis, Liesel.Elle avait trouvé.J'ai trouvé, se dit-elle, mais il faut

que ça fasse vrai. Tandis que les nazis progressaient

dans la rue et peignaient les lettresLSR sur certaines portes, le ballonfut lancé à l'un des garçons les plusâgés, Klaus Behrig.

LSR

Luft Schutz Raum:abri antiaérien

Klaus se retourna avec le ballonjuste au moment où Liesel arrivait etla collision fut si violente que lematch s'arrêta automatiquement. Leballon alla rouler un peu plus loin etles joueurs se précipitèrent. Lieseltenait son genou écorché d'une mainet sa tête de l'autre. Klaus Behrig setenait seulement l'avant du tibia engrimaçant et en jurant. «Où est-elle?cracha-t-il. Je vais la réduire enbouillie ! »

Il n'en fit rien.Mais ce fut pire.Car un membre du parti avait vu

l'incident et venait gentiment à la

rescousse. «Qu'est-il arrivé?demanda-t-il.

— Elle est complètement dingo !» Klaus désigna Liesel du doigt, etl'homme se précipita pour larelever, lui soufflant son haleine defumeur au visage.« Je ne crois pas que tu sois en

état de continuer à jouer, petite, dit-il. Où habites-tu ?

— Ça va aller, je vous assure»,répondit-elle. Qu'il me laissetranquille ! Qu'il me laissetranquille !À ce moment-là, selon ses bonnes

habitudes, Rudy intervint. «Je vais

t'aider à rentrer », dit-il. Pourquoi nes'occupait-il pas de ce qui leregardait, pour une fois ?

« Sincèrement, ça va, répondit-elle. Continue à jouer, Rudy. Je n'aipas besoin d'aide.

— Mais si, mais si ! » Il n’allaitpas en démordre. Quel têtu, cegarçon ! « Ça ne me prendra qu'uneou deux minutes, Liesel. »Elle dut réfléchir à nouveau, et à

nouveau elle trouva la solution.Tandis que Rudy la soutenait, elle selaissa à nouveau tomber à terre, surle dos. «Mon papa», dit-elle. Aupassage, elle remarqua que le ciel

était bleu, sans un nuage. «Tu peuxaller le chercher, Rudy ?

— Ne bouge pas. » Il se tournavers sa droite et cria: «Tommy,surveille-la, tu veux ? Qu'elle nebouge pas ! »

Tommy obéit aussitôt. «Je m'enoccupe, Rudy ! » Il resta debout au-dessus d'elle, le visage parcouru detics, en essayant de ne pas sourire.Liesel gardait un oeil sur l'homme duparti.

Une minute plus tard, HansHubermann arrivait, très calme.

«Merci d'être venu, Papa! »Un sourire désolé joua sur les

lèvres de Hans Hubermann. «Je medisais que ça finirait bien pararriver. »

Il la releva et l’aida à regagner lamaison. Le match reprit. Le nazifrappait déjà à la porte d'un voisin àquelques numéros du leur. Personnene répondit.

«Vous avez besoin d'un coup demain, Herr Hubermann? lança Rudy.— Non, merci, continuez à jouer,

Herr Steiner. » Herr Steiner. Quelhomme adorable que le papa deLiesel !

Une fois à l'intérieur, Lieselprévint Hans. Elle tenta de trouver

un moyen terme entre silence etdésespoir. « Papa.— Ne dis rien.— Les gens du parti», chuchota-t-

elle. Hans Hubermann se figea. Ilrésista à l'envie d'ouvrir la porte etde regarder dans la rue. « Ilscherchent des sous-sols pour fairedes abris antiaériens. »

Il la fit asseoir. «Petite maligne »,dit-il. Puis il appela Rosa.

Ils avaient une minute pour mettre

au point une stratégie. Ce futl'affolement.

«On va loger Max dans la

chambre de Liesel, suggéra Rosa.Sous le lit.

— C'est tout ce que tu as trouvé ?Et s'ils décident de fouiller le restede la maison ?— Tu as un meilleur plan ? »

Précision : ils n'avaient pas uninstant.

Un poing martela la porte du 33,rue Himmel. Trop tard pour changerMax de place.

Puis la voix.« Ouvrez ! »Leurs cœurs battaient à tout

rompre. Une vraie cacophonie.Liesel essaya, en vain, de faire taire

le sien. «Jésus, Marie... » chuchotaRosa.

Cette fois, c'est Papa qui pritl'initiative. Il se précipita vers laporte du sous-sol et lança unavertissement dans l'escalier.Lorsqu'il revint, il parla d'un tonrapide et clair. «Bon, on n'a pas letemps. On pourrait détourner sonattention de mille manières, mais iln'y a qu'une solution. » Il jeta un oeilà la porte et résuma. «Ne rien faire.»

Ce n'était pas la réponse que Rosaattendait. Elle écarquilla les yeux.«Rien ? Tu es fou, ou quoi ?» On

frappa de nouveau à la porte.Papa était formel. « Rien du tout.

On ne descend même pas. Comme siça ne nous concernait pas. » Letourbillon se ralentit.

Rosa s'inclina.Elle secoua la tête, raide

d'inquiétude, et alla ouvrir la porte.«Liesel. » La voix de Hans

transperça la fillette. «Tu restescalme, verstehst?

– Oui, Papa. »Elle tenta de concentrer son

attention sur son genou ensanglanté. «Tiens, tiens ! »

Pendant que Rosa l'accueillait, lemembre du parti remarqua laprésence de Liesel.

«Mais c'est la petite footballeusedingo ! s'exclama-t-il avec un grandsourire. Comment va le genou ? »

On a du mal à imaginer un nazijovial. C'était pourtant le cas decelui-ci. Il s'approcha d'elle et fitmine de se pencher pour examiner laplaie.

Est-ce qu'il sait? se demandaLiesel. Est-ce qu'il peut sentir quenous cachons un Juif ?

Papa, qui était allé humidifier unlinge dans l'évier, revint nettoyer son

genou. «Ça pique ? » Son regardd'argent était calme et affectueux. Lapeur qu'on y lisait pouvait êtreaisément confondue avecl'inquiétude suscitée par la blessure.

De la cuisine, Rosa lança : «Il fautque ça pique pour lui apprendre ! »

Le membre du parti se releva enéclatant de rire. «Je ne crois pas quecette jeune personne apprenne quoique ce soit au foot, Frau... ?

– Hubermann. » Le visage decarton se tordit.

«Je pense qu'elle donne plutôt desleçons, Frau Hubermann. » Il sourità Liesel. «Des leçons à tous ces

garçons. Je me trompe, jeune fille ?»En guise de réponse, Liesel fit une

grimace, car Hans appuyait le lingesur l'écorchure. C'est lui qui parla.Un «Excuse-moi» prononcé à mi-voix.

Il y eut un silence gêné, puis lenazi revint au motif de sa visite. « Sivous permettez, dit-il, j'aimeraisexaminer votre sous-sol, juste uneminute ou deux, histoire de voir s'ilconviendrait pour un abri. »,

Papa tapota une dernière fois legenou de Liesel. «Tu vas aussi avoirun superbe bleu », lui dit-il. Puis ilse tourna vers l'homme. «Bien sûr.

La première porte à droite. Excusezle désordre, s'il vous plaît.

— Aucune importance. Ça nepeut être pire que ce que j'ai vuchez certains aujourd'hui... Cetteporte-ci ?— Exactement. »

LES TROIS MINUTES

LES PLUS LONGUESDANS LA VIE DES HUBERMANNPapa était assis à la table. Rosa

priait en silencedans un coin. Liesel avait mal un

peu partout :au genou, dans le torse, dans les

muscles des bras. Jecrois qu'aucun des trois n'osait

envisagerce qu'ils feraient si leur sous-sol

devenait un abri antiaérien.Ils devaient d'abord passer le cap

de l'inspection. Ils écoutèrent les pas du nazi qui

résonnaient dans le sous-sol. Il y eutaussi le bruit d'un mètre ruban quel'on manipule. Liesel ne pouvaits'empêcher de penser à Max, terrésous l'escalier, son carnet de croquisserré contre sa poitrine.

Papa se leva. Une autre idée.

Il se dirigea vers le couloir etlança : « Tout va bien en bas ?»

La réponse monta l'escalier, par-dessus la tête de Max Vandenburg.«Encore une minute et j'ai terminé !

— Vous voulez une tasse de théou de café ?— Non, merci ! »Lorsqu'il revint, il ordonna à

Liesel de prendre un livre et à Rosade se mettre à cuisiner. Rester tousassis, l'air inquiet, était certainementla dernière chose à faire. «Allons,remue-toi, Liesel, fit-il d'une voixforte. Je me fiche que tu aies mal augenou. Tu dois terminer ce bouquin,

comme tu l'as dit. »Liesel essaya de ne pas craquer.

«Oui, Papa.Eh bien, qu'est-ce que tu attends

?» Il dut faire un effort pour luiadresser un clin d'oeil.

Dans le corridor, elle faillitpercuter le nazi.

«Des problèmes avec ton papa,hein ? Ne t'inquiète pas. Je suiscomme ça avec mes gamins. »

Chacun poursuivit son chemin.Lorsque Liesel se retrouva dans sachambre, elle referma la porte ettomba à genoux, malgré le regain dedouleur. Elle entendit l'homme

déclarer que le sous-sol n'était pasassez profond, puis il prit congé.Avant de partir, il lui lança du boutdu couloir : «Au revoir, petitefootballeuse dingo ! »

Elle se reprit. «AufWiedersehen!Au revoir ! »

Le Porteur de rêves frémissaitentre ses mains.

Rosa, qui se tenait près du

fourneau, se détendit dès quel'homme eut disparu. Hans et elleallèrent chercher Liesel, et tous troisdescendirent au sous-sol. Ils ôtèrentles bâches et les pots de peinture

disposés stratégiquement. MaxVandenburg était sous les marches.Il tenait ses ciseaux rouillés commeun couteau et il avait des auréoles desueur sous les aisselles. Les motssortirent de sa bouche comme desblessures.

«Je ne m'en serais pas servi, dit-ild'un ton calme. Je... » Il appuya leslames des ciseaux rouillés contreson front. «Je suis terriblementdésolé de vous avoir mis dans cettesituation. »

Papa alluma une cigarette. Rosaprit les ciseaux. «Vous êtes en vie,dit-elle, nous sommes tous, en vie. »

Le temps des excuses étaitdépassé, maintenant.

LE SCHMUNZELER

Quelques minutes plus tard, on

frappa de nouveau à la porte.«Encore un, Seigneur ! »L'inquiétude les reprit aussitôt.Ils dissimulèrent de nouveau Max

derrière les bâches et les pots depeinture.

Rosa monta lourdement l'escalier,mais, lorsqu'elle ouvrit, elle ne setrouva pas face à un nazi. Le visiteurn'était autre que Rudy Steiner. Il setenait sur le seuil avec ses cheveux

jaunes et des tonnes de bonnesintentions. «Je suis juste venu voircomment va Liesel. »

En entendant sa voix, Liesel sedirigea vers l'escalier. «Celui-ci,j'en fais mon affaire.

— Son petit copain », dit Papa endirection des pots de peinture. Ilexhala une bouffée de fumée.

«Ce n'est pas mon petit copain»,corrigea Liesel. Pour autant, ellen'était pas irritée. C'était impossible,après une pareille alerte. «Si j'yvais, c'est parce que d'une seconde àl'autre, Maman va hurler pour que jemonte.

– Liesel !»Elle était déjà sur la cinquième

marche. « Qu'est-ce que je disais ?»* * *

À la porte d'entrée, Rudy sebalançait d'un pied sur l'autre. «Jesuis venu voir si... » II s'interrompitet renifla. «C'est quoi, cette odeur?Tu as fumé, ici?

– Oh, j'étais avec Papa.– Tu as des cigarettes ? Onpourrait peut-être en vendre. »Liesel n'était pas d'humeur à

écouter ce genre de propos. «Je nevole pas mon papa», répondit-elle, àvoix suffisamment basse pour ne pas

être entendue de Rosa.«Mais tu vas voler ailleurs.– Parle plus fort, tant que tu y es !»Rudy schmunzela. «Tu vois à quoi

ça mène, la fauche ? Tu es touteretournée.

– On dirait que tu n'as rien fauché,toi.– Si, mais chez toi, ça se sent àplein nez. » Rudy commençait às'échauffer. «Après tout, cetteodeur, ce n'est peut-être pas lafumée de cigarette. » Il se penchavers elle et sourit. «C'est celled'une délinquante. Tu devrais aller

prendre un bain.» Puis il seretourna et lança à l'intention deTommy Müller: «Hé, Tommy,viens sentir !– Comment? J'entends rien !» DuTommy Müller tout craché.Rudy hocha la tête d'un air navré.

«Le cas est désespéré. »Liesel commença à refermer la

porte. «Va voir ailleurs si j'y suis,Saukerl. Je n'ai surtout pas besoinde toi en ce moment. »

Rudy se dirigea vers la rue, trèscontent de lui. Arrivé au niveau dela boîte aux lettres, il fit semblant dese rappeler ce pour quoi il était venu

et revint sur ses pas. « Alles gut,Saumensch ? Ta blessure, je veuxdire. »

On était au mois de juin, enAllemagne.

La situation n'allait pas tarder à sedétériorer.

Liesel n'en avait pas conscience.Ce qu'elle voyait, c'était que laprésence du Juif dans le sous-sol dela maison n'avait pas été détectée.On n'allait pas emmener ses parentsnourriciers. Et elle y était pourquelque chose.

«Tout va bien», répondit-elle àRudy, et elle ne parlait pas d'une

quelconque blessure au foot. Elleallait bien.

JOURNAL DE LAMORT: LES PARISIENS

L'été arriva.Pour la voleuse de livres, la vie

se déroulait gentiment.Pour moi, le ciel était couleur

Juifs. Quand leurs corps s'étaient en

vain rués sur la porte pour trouverune issue, leurs âmes s'élevaient.Quand leurs ongles avaient griffé lebois et parfois même y étaient restés

plantés par la force du désespoir,leurs âmes venaient vers moi, je lesaccueillais dans mes bras et nousquittions ces douches par le toit pourgagner l'immensité de l’éternité. Jen’arrêtais pas. Minute après minute.Douche après douche.

Je n'oublierai jamais le premierjour à Auschwitz, ni la première foisà Mauthausen. À Mauthausen, au fildu temps, je les ai aussi recueillis aubas de cette grande falaise, quandles âmes s'échappaient avec tant demal. Il y avait des corps brisés etdes cœurs tendres arrêtés. Pourtant,c'était mieux que les gaz. J'en aisaisi certains avant la fin de leur

chute. Je vous ai sauvés, pensais-jeen tenant leur âme à mi-chemin,tandis que le reste de leur personne— leur enveloppe charnelle — allaits'écraser au sol. Tous étaient légerscomme des coquilles de noix vides.Là-bas, il y avait un ciel de fumée.

Je frissonne à ce souvenir, tandisque j'essaie de m'en abstraire.

Je souffle dans mes mains pour lesréchauffer.

Mais comment ne seraient-ellespas glacées quand les âmesfrissonnent encore ?

Dieu !Quand j'y pense, c'est toujours le

nom qui me vient. Dieu!Deux fois.Je prononce Son nom dans une

vaine tentative pour comprendre.«Mais ton rôle n'est pas decomprendre. » C'est moi qui fais laréponse, car Dieu ne dit jamais rien.Vous croyez être la seule personne àqui fi ne répond pas ? «Ton rôle estde... » Là-dessus, j'arrête dem'écouter, parce que, pour parlerfranchement, ça me fatigue. Quand jeme mets à réfléchir de la sorte, c'estl'épuisement garanti et je ne peuxpas me le permettre. Je dois à toutprix continuer car, pour la grande

majorité des gens, la mort n'attendpas et, si elle attend, ce n'estgénéralement pas longtemps.

Le 23 juin 1942, un groupe de

Juifs français se trouvaient dans uneprison allemande en territoirepolonais. Le premier que j' aiemporté était près de la porte,l'esprit cherchant à s'évader, puisréduit à tourner en rond et à ralentir,à ralentir...

Vous devez me croire si je vous

dis que ce jour-là, j'ai recueillichaque âme comme si elle venait de

naître. J'ai même embrassé les joueslasses et empoisonnées de quelques-uns. J'ai écouté leurs derniershoquets. Les derniers mots sur leurslèvres. J'ai contemplé leurs visionsd'amour et je les ai libérés de leurpeur.

Je les ai tous emmenés et, s'il y aeu un moment où j' ai eu besoin deme changer les idées, c'est biencelui-ci. Dans la plus grandeaffliction, j'ai regardé le monde au-dessus de moi. J'ai vu le ciel passerde l'argent au gris, puis à la couleurde la pluie. Même les nuagesessayaient de s'en aller.

Parfois, j'essayais de m'imaginer àquoi cela ressemblait au-dessus desnuages, sachant de façon certaineque le soleil était blond et quel'atmosphère infinie était un oeilbleu gigantesque.

Ils étaient français, ils étaient juifs

et ils étaient vous.

SEPTIÈME PARTIE

LE DICTIONNAIREUNIVERSEL DUDEN

Avec :

champagne et accordéons — unetrilogie -

des sirènes — un voleur de ciel —une proposition -

la longue marche vers Dachau —la paix -

un idiot et quelques hommes en

manteau

CHAMPAGNE ETACCORDÉONS

Au cours de l'été 1942, Molching

se préparait à l'inévitable. Sicertains se refusaient encore à croirequ'une petite ville des environs deMunich pût constituer une cible,pour l'ensemble de la population, laquestion n'était pas de savoir si celaaurait lieu, mais quand. Les abrisétaient indiqués de manière plusévidente, on avait commencé ànoircir les fenêtres pour la nuit et

chacun savait où se trouvaient lesous-sol ou la cave les plus proches.

La situation offrait à vrai dire unpetit répit à Hans Hubermann, car,en ces temps de malheur, la clientèlerevenait. Les gens qui possédaientdes stores voulaient tous qu'il lespeigne. Le seul problème, c'était quela peinture noire était généralementutilisée en mélange, pour foncerd'autres couleurs, et que les stockss'épuisèrent rapidement. Enrevanche, Hans Hubermann était unbon commerçant, et un boncommerçant a plus d'un tour dansson sac. Il utilisait de la poussièrede charbon, et par-dessus le marché,

il n'était pas cher. Ainsi, nombreusesfurent les maisons de Molching dontil obscurcit les fenêtres pourdérober la lumière aux regards del’ennemi.

Parfois, Liesel l'accompagnait àson travail.

Ils traversaient la ville entransportant les pots de peinture surla charrette. Certaines ruesrespiraient la faim. Dans d’autres, larichesse étalée leur faisait hocher latête. Souvent, sur le chemin duretour, des femmes qui n'avaientrien, sauf leurs enfants et lapauvreté, sortaient en courant de leur

maison pour le supplier de peindreleurs stores.

«Frau Hallah, je suis navré, maisje n'ai plus de peinture noire »,disait Hans, et, un peu plus loin surla route, il craquait toujours.«Demain, à la première heure»,promettait-il. Et le lendemain dès l'aube, il allait peindre les stores pourrien, ou contre un biscuit ou unetasse de thé chaud. La veille au soir,il aurait trouvé un autre moyen denoircir de la peinture beige, verte oubleue. Il ne conseillait jamais à cesgens d'obturer leurs fenêtres avecdes couvertures, car il n'ignorait pasqu'ils en auraient besoin, l'hiver

venu. On savait même qu'il acceptaitde travailler contre une cigarette,qu'il partageait avec l’occupant de lamaison, assis sur les marches del’entrée. Des rires et de la fumées'élevaient, puis il repartait versd’autres tâches.

Lorsque vint le moment d'écrire,

je me souviens parfaitement de ceque Liesel Meminger avait àraconter sur cet été-là. La plupartdes mots se sont effacés au fil desdécennies, le papier a souffert dansma poche à force d'être frotté sur letissu, mais nombre de ses phrases

sont restées inoubliables.

UN PETITÉCHANTILLON DES MOTS

ÉCRITS PAR LIESELCet été fut un nouveau début, une

nouvelle fin.Quand j'y repense, je me souviens

de mes mains collantesde peinture et du bruit des pas de

Papadans la rue de Munich, et je sais

qu'une petite partiede l'été 1942 appartient à lui seul.

Qui d'autre

aurait fait des travaux de peinturepour la moitié

d'une cigarette ? Il était comme ça,Papa,

et je l'aimais. Quand ils travaillaient ensemble,

Hans Hubermann racontait à Lieseldes épisodes de sa vie. Il lui parlaitde la Grande Guerre et de lamanière dont sa médiocrecalligraphie l'avait sauvé. Il luiparlait aussi de sa rencontre avecMaman. À l'époque, elle était belleet s'exprimait de manière beaucoupplus posée. «C'est difficile à croire,

je sais, mais c'est vrai, je te le jure.» Chaque jour, il y avait unehistoire, et Liesel ne lui en voulaitpas s'il racontait plusieurs fois lamême.

À d'autres moments, quand ellerêvassait, Hans lui donnait un petitcoup de pinceau entre les yeux. S'ilcalculait mal son coup et que lepinceau était trop chargé, une finetraînée de peinture se frayait unchemin le long du nez de la fillette.Elle se mettait à rire et essayait delui rendre la pareille, mais quand iltravaillait, Hans Hubermann ne selaissait pas surprendre. Il avait l'oeilà tout.

Lorsqu'ils faisaient une pause,pour manger ou boire quelque chose,il jouait de l'accordéon et ce sontces instants dont Liesel se souvenaitle plus nettement. Le matin, pendantqu'il tirait ou poussait sa petitecharrette, elle portait l'instrument. «Mieux vaut oublier d'emporter lapeinture que la musique », disait-il.Leur collation consistait en une tartine depain, qu'il recouvrait du peu de confiture quirestait du ticket de rationnement ou d'une mincetranche de viande. Ils mangeaient côte à côte,chacun assis sur un pot de peinture, et ils avaientencore la bouche pleine que Papa s'essuyait lesdoigts et tirait l'accordéon de son étui.

Quelques miettes restaient dans les plis de sasalopette. Ses mains constellées de taches depeinture voletaient sur les touches ou tenaient

longuement une note. Ses bras donnaient àl'instrument l'air dont il avait besoin pour respirer.

Liesel était assise, les mains entre les genoux,dans la lumière du jour. Elle aurait voulu que cesjournées ne se terminent jamais et elle étaittoujours déçue de voir la pénombre gagner.

Sur le plan de la peinture elle-

même, l'un des aspects quiintéressait le plus Liesel était lemélange. Comme la plupart desgens, elle croyait qu'il suffisaitd'aller chez le marchand et dedemander la couleur souhaitée. Elleignorait que la peinture étaitmajoritairement fournie sous formesolide, en bâtons que Hans écrasaitavec une bouteille de champagne

vide. (Les bouteilles de champagneétaient idéales pour cela, luiexpliqua-t-il, car le verre était plusépais que celui des autres bouteillesde vin.) Une fois le processusterminé, il fallait ajouter de l'eau, dublanc d'Espagne et de la colle, sansparler de la difficulté d'obtenir labonne teinte.

Le savoir technique de Papaajoutait encore au respect que Lieseléprouvait à son égard. C’étaitformidable de partager le pain et lamusique avec lui, mais Liesel aimaitaussi l'idée qu'il était un excellentprofessionnel. Il y avait quelquechose de séduisant dans la notion de

compétence.Une après-midi, quelques jours

après que Hans lui avait expliqué leprocédé du mélange, ils étaient entrain de terminer le travail sur l'unedes plus belles demeures de la ville,non loin de la rue de Munich. Il étaità l'intérieur et Liesel entendit qu'ill’appelait pour qu'elle le rejoigne.

Quand elle entra, on la conduisit àla cuisine, où deux femmes d'uncertain âge et un homme étaient assissur des sièges raffinés. Les femmesétaient élégamment vêtues. L'hommeavait les cheveux blancs et desfavoris touffus comme des haies. De

longs verres à pied étaient posés surla table, remplis d'un liquidepétillant.

« Eh bien, buvons », dit l'homme.Il prit une flûte et incita tout le

monde à l'imiter.Il avait fait assez chaud et, quand

Liesel en saisit une, elle fut étonnéede sa fraîcheur. Elle quêta du regardl’approbation de Hans. «Prost,Made' – À ta santé, jeune fille ! » luidit-il avec un sourire en choquantson verre. À la première gorgée, ellefut surprise par la douceur pétillanteet un peu écœurant du champagne.Par réflexe, elle la recracha sur la

salopette de son papa, où unemousse se forma et se mit àdégouliner. Son geste fut accueillipar un éclat de rire unanime et Hansl'encouragea à essayer à nouveau.Cette fois, elle put avaler la gorgéeet apprécier le goût d'un plaisirdéfendu. Finalement, c'étaitdélicieux. Les bulles lui piquaient lalangue et lui chatouillaient l'estomac.

Elle sentait encore ce picotementun peu plus tard, tandis qu'ils serendaient chez les clients suivants.

Tout en tirant sa charrette, Hanslui expliqua que ces gensprétendaient ne pas avoir d’argent.

« C'est pour ça que tu as réclamédu champagne? — Et pourquoi pas ?» Il lui jeta un regard de biais, l'éclatargenté de ses yeux plus intense quejamais. «Je ne voulais pas que tucroies que les bouteilles dechampagne servent uniquement àécraser les bâtons de peinture.» Puisil ajouta: «Bien sûr, tu ne dis rien àMaman, n'est-ce pas ?

— Je peux le raconter à Max ?— À Max, oui, bien sûr. »

Dans le sous-sol, quand elle

rédigea son histoire, Liesel se jurade ne plus jamais boire de

champagne, car il n'aurait jamaisaussi bon goût qu'en cette chaudeaprès-midi de juillet.

De même pour l'accordéon.À plusieurs reprises, elle avait eu

envie de demander à Hans de luiapprendre à en jouer, mais quelquechose l'en avait toujours empêchée.Peut-être avait-elle l'intuition qu'ellene saurait jamais en jouer commelui. Sûrement, les plus grandsaccordéonistes du monden’arrivaient pas à la cheville de sonpapa. Ils n'arboreraient jamais lamême expression paisible etconcentrée. Ils n'auraient jamais au

coin des lèvres une cigaretteéchangée contre des travaux depeinture. Et ils n'auraient jamais unpetit rire musical en s'entendant faireune fausse note. Pas comme lui.

De temps à autre, dans ce sous-sol, elle s'éveillait avec le son del'accordéon dans l'oreille. Ellesentait la douce brûlure duchampagne sur sa langue.

Et parfois, assise contre le mur,elle avait envie de sentir de nouveauun doigt de peinture tiède descendrele long de son nez ou de contemplerla main râpeuse de Hans.

Si seulement elle pouvait être à

nouveau aussi insouciante, éprouverpareil amour sans en avoirconscience, en le confondant avecdes rires et du pain juste tartiné d'unarôme de confiture...

C'était la plus belle période de savie.

Mais c'était un tapis de bombes. Ilne faut pas croire.

L'éclatante trilogie du bonheur

allait perdurer durant l'été et aucours de l'automne. Elle seraitensuite brutalement interrompue, carson éclat aurait éclairé le chemin dela souffrance.

Des temps difficiles s'annonçaient.Comme un défilé.

DÉFINITION N° 1 DUDICTIONNAIRE DUDEN

Zufriedenheit - Bonheur :État de plaisir et de satisfaction.Synonymes: béatitude, bien-être,sentiment de contentement ou de

prospérité.

LA TRILOGIE

Pendant que Liesel travaillait,

Rudy courait.Il faisait le tour du stade Hubert,

tournait autour du pâté de maisons etluttait de vitesse avec pratiquementtout le monde entre le bas de la rueHimmel et le magasin de FrauDiller, non sans quelques fauxdéparts à la clé.

De temps à autre, quand Lieselaidait Rosa à la cuisine, celle-cijetait un coup d'oeil par la fenêtre etdisait : « Qu'est-ce que ce petit

Saukerl peut bien fabriquer encore ?Il passe son temps à courir. »

Liesel allait voir à son tour. «Aumoins, il ne s'est, pas à nouveaupeinturluré en noir.

— Effectivement, c'est un progrès!

LES RAISONS DE RUDY

À la mi-août aurait lieu une fêtedes Jeunesses

hitlériennes et Rudy avaitl'intention de remporter

quatre épreuves : le 1500 mètres, le400 mètres,

le 200 mètres et naturellement le100 mètres. Il appréciait

ses nouveaux chefs des Jeunesseshitlériennes

et il voulait leur plaire.En outre, il comptait bien

démontrer une ou deux chosesà son vieux copain Franz

Deutscher.

* * *« Quatre médailles d'or, dit-il une

après-midi à Liesel qui faisait aveclui quelques tours de piste. CommeJesse Owens en 1936.

— Tu ne serais pas encore obsédé

par lui, par hasard ?»Rudy respirait au rythme de ses

foulées. «Pas exactement, mais ceserait chouette, non ? Ça ferait lespieds à tous ces fumiers qui ont ditque j'étais givré. Ils verraient que jen'étais pas si idiot.

— Mais tu peux vraimentremporter quatre épreuves ?»

Ils ralentirent à la fin de la piste etRudy posa ses mains sur seshanches. «Il le faut. »

Il s'entraîna pendant six semaines.

Le jour de la fête des Jeunesseshitlériennes, le ciel était bleu, sans

un nuage. Les jeunes membres, leursparents et une pléthore de chefs enchemise brune envahissaient lapelouse. Rudy Steiner était ausommet de sa forme.

«Regarde, dit-il à Liesel, voilàDeutscher. »

Parmi la foule, l'incarnation del'idéal blond des Jeunesseshitlériennes donnait ses instructionsà deux membres de sa section, quiapprouvaient de temps en temps dela tête et faisaient quelquesétirements. L'un d'eux avait mis samain en visière pour se protéger dusoleil. On aurait dit qu'il saluait.

«Tu veux leur dire bonjour?demanda Liesel.

— Non, merci. Plus tard. »Quand j'aurai gagné.Il ne prononça pas cette phrase,

mais elle était présente, quelque partentre les yeux bleus de Rudy et lesmains donneuses de conseils deDeutscher.

Il y eut l'incontournable défilédans le stade. L'hymne.

Les «Hel/ Hitler».Ensuite, seulement, la compétition

put débuter.* * *

Lorsqu'on appela les jeunes de la

tranche d'âge de Rudy pour le 1500mètres, Liesel lui souhaita bonnechance à la manière allemande.

«Hals und Beinbruch, Saukerl.»C'est-à-dire, qu'il se rompe le cou

et la jambe. Les garçons se rassemblèrent de

l'autre côté du terrain circulaire.Certains s'étiraient, d'autres seconcentraient et les autres étaient làparce qu'ils n'avaient pas le choix.

Près de Liesel, Barbara, la mèrede Rudy, était assise avec ses plusjeunes enfants sur une mincecouverture. «Vous voyez Rudy ?

demanda-t-elle à la ronde. Il est toutà fait sur la gauche. » BarbaraSteiner était une femme affable,impeccablement coiffée.

«Où ça ? » demanda l'une desfilles. Sans doute Bettina, la plusjeune. «Je ne le vois pas !

— Là-bas, le dernier. Non paslà, là!»

Le coup de revolver du starter lesinterrompit. Les petites Steiner seprécipitèrent vers la clôture.

Lors du premier tour, un groupe desept garçons mena la course. Ausecond, ils ne furent plus que cinq, etquatre au troisième. Jusqu'au dernier

tour, Rudy occupa la quatrièmeplace. A la droite de Liesel, unhomme faisait remarquer que ledeuxième coureur semblait avoir leplus de chances de gagner, car ilétait le plus grand. «Il ne reste plusque deux cents mètres, disait-il à safemme qui était perplexe. Tu vasvoir, il va se détacher. » Il setrompait.

Un officiel gargantuesque enchemise brune informa les coureursqu'il ne restait plus qu'un tour. Lui,au moins, ne souffrait pas durationnement. Il donna l'informationau moment où le groupe de têtepassait sur la ligne d'arrivée, et ce

n'est pas le deuxième concurrent quiaccéléra, mais le quatrième. Avecdeux cents mètres d’avance.

Rudy courait.Il ne se retourna à aucun moment.Il creusa l'écart jusqu'à ce que

l'éventualité qu'un autre que luipuisse gagner casse net comme unélastique. Il ne restait plus aux troisgarçons qui le suivaient qu'à sebattre pour les miettes. Dans lesderniers mètres, il n'y eut plus quedes cheveux blonds et de l'espace et,lorsqu'il franchit la ligne d’arrivée,Rudy ne s'arrêta pas. Il ne leva pasle bras. Il ne se plia même pas en

deux pour reprendre son souffle. Ilcontinua à courir sur une vingtainede mètres avant de jeter un coupd'oeil pardessus son épaule pourvoir les autres passer la ligne.

Avant de rejoindre sa famille, ils'arrêta près de ses chefs, puis deFranz Deutscher. Tous deux sesaluèrent.

« Steiner.— Deutscher.— Les tours que je t'ai fait fairet'ont servi, on dirait ?

— On dirait. »Il ne sourirait pas avant d'avoir

remporté les autres courses.

UN ÉLÉMENT À NOTERPOUR PLUS TARD

Non seulement Rudy étaitdésormais reconnu comme

un bon élève, mais il était aussi unathlète doué.

Liesel, pour sa part, devait

d'abord courir le 400 mètres. Elletermina septième. Elle finit ensuitequatrième dans la série éliminatoire

du 200 mètres. Tout ce qu'elle voyaitdevant elle, c'étaient les mollets etles queues-de-cheval des filles quila précédaient. Au saut en longueur,elle ne fit pas non plus desétincelles. Ce n'était pas son jour,mais c'était celui de Rudy.

À la finale du 400 mètres, il menade la ligne droite jusqu'à l'arrivée.Quant au 200 mètres, il le remportade justesse.

«Tu es fatigué ? » interrogeaLiesel. C'était le début de l'après-midi.

«Pas du tout. » Il haletait et étiraitses mollets. «De quoi tu parles,

Saumensch? Qu'est-ce que tu en sais? »

Quand on appela les concurrentspour les éliminatoires du 100mètres, il se leva lentement et suivitles autres adolescents qui sedirigeaient vers la piste. Liesel luicourut après. «Hé, Rudy ! » Elle letira par la manche. «Bonne chance !»

«Je ne suis pas fatigué, dit-il.— Je sais. »Il lui fit un petit clin d'oeil.Il était fatigué.Lors de la série éliminatoire, il

ralentit de manière à finir deuxième.

Dix minutes plus tard, on appela lesconcurrents pour la finale. Deuxautres garçons avaient fait unedémonstration impressionnante etLiesel avait l'intuition que Rudy nepourrait pas remporter cetteépreuve. Tommy Müller, qui avaitterminé avant-dernier de sa série, setenait à ses côtés devant la clôture.«Il va gagner, dit-il.

— Je sais. »Non, il ne va pas gagner.Lorsque les finalistes s’alignèrent

au départ, Rudy s'agenouilla et pritses marques en creusant avec sesmains. Un adulte en chemise brune

se précipita pour lui dire d'arrêter.Liesel pouvait voir le doigt tendu del'homme au crâne dégarni et la terrequi tombait des doigts de Rudy.

Liesel serra fort la clôture aumoment où le signal fut donné. Lerevolver retentit à deux reprises.L'un des concurrents avait fait unfaux départ. Rudy. L'officiel revintlui parler et il approuva de la tête.S'il recommençait, il serait éliminé.

Pour la seconde fois, Liesel seconcentra sur le départ et, pendantquelques instants, elle n'en crut passes yeux. Un concurrent avait ànouveau fait un faux départ et c'était

le même que précédemment. Elleimagina une course idéale, danslaquelle son ami gagnait dans les dixderniers mètres. Mais la réalité étaittout autre. Rudy était en train d'êtredisqualifié. On le conduisait sur lebord de la piste où il allait regarder,seul, les autres athlètes disputer lacourse.

Ils s'alignèrent et s'élancèrent enavant.

Un garçon aux cheveux brun-rouxet à la foulée puissante gagna avecau moins cinq mètres d'avance.

Sans Rudy.* * *

À la fin de la journée, lorsque lesoleil disparut de la rue Himmel,Liesel s'assit sur le trottoir avec sonami.

Ils parlèrent ensemble d'unequantité de choses, comme la têtequ'avait faite Franz Deutscher aprèsle 1500 mètres ou la crise de nerfsd'une fille de onze ans qui avaitéchoué au lancement du disque, maisils évitèrent soigneusement le sujet.

Au moment où ils allaientregagner leurs domiciles respectifs,la voix de Rudy rattrapa Liesel et luiexposa la vérité. Une vérité quidemeura quelques instants sur son

épaule avant de trouver le chemin deson oreille.

VOIX DE RUDY

« Je l'ai fait exprès.» Lorsqu'elle enregistra cette

confession, Liesel posa la seulequestion valable. « Mais pourquoi,Rudy ? Pourquoi as-tu fait ça?»

Il ne répondit pas, une main poséesur la hanche. Avec un sourireentendu, il rentra chez lui d'un pasnonchalant. Par la suite, ilsn'abordèrent plus jamais cettequestion.

Liesel allait se demander souventquelle réponse lui aurait donnéeRudy si elle avait insisté. Peut-êtreconsidérait-il que trois médaillesconstituaient une démonstrationsuffisante. Ou alors, il craignait deperdre cette dernière course.Finalement, elle s'en tint àl'explication que lui soufflait unevoix intérieure.

«Parce qu'il n'est pas JesseOwens. »

C'est seulement au moment où ellese levait qu'elle remarqua les troismédailles en plaqué or posées à côtéd'elle. Elle alla frapper à la porte

des Steiner et les lui tendit. «Tu asoublié ça.

— Non, je ne les ai pas oubliées.» Il referma la porte et Lieselemporta les médailles chez elle. Elleles descendit au sous-sol et parla àMax de son ami Rudy Steiner.

« C'est vraiment un abruti,conclut-elle.

— Visiblement», approuva Max.Mais je ne crois pas qu'il ait étédupe.

Chacun se mit alors au travail.Max se plongea dans son carnet decroquis, Liesel dans Le Porteur derêves. Elle était parvenue à dernière

partie, au moment où le jeune prêtredoute de son engagement après sarencontre avec une femme étrange etélégante.

Lorsqu'elle posa le volume sur sesgenoux, Max demanda quand ellepensait l'avoir terminé.

«Dans quelques jours.— Et tu en attaqueras un nouveau

? »La voleuse de livres contempla le

plafond. « Peut-être, Max. » Ellereferma le livre et s'appuya au mur.«Avec un peu de chance.»

LE LIVRE SUIVANT

Au contraire de ce que vouscroyez, ce n'est pas

le Dictionnaire universel Duden. Non, le dictionnaire intervient à la

fin de cette petite trilogie, et nousn'en sommes qu'au deuxième volet.Liesel y termine Le Porteur de rêveset dérobe un livre intitulé Un chantdans la nuit. Comme d'habitude, ellele prend dans la maison desHermann. La différence, c'est qu'elles'est rendue seule sur les hauteurs dela ville, sans Rudy.

C'était une matinée où le soleil

brillait dans un ciel parsemé denuages légers comme de l'écume.

Liesel se tenait dans labibliothèque du maire, les doigtsvibrants de désir. Elle étaitsuffisamment en confiance, cettefois, pour promener ses doigts lelong des rayonnages – une brèverépétition de sa première visite danscette pièce – et elle chuchotait lestitres au fur et à mesure de saprogression.

Sous le cerisier.Le Dixième Lieutenant.Tous les titres ou presque la

tentaient, mais, après une ou deux

minutes, elle se décida pour Unchant dans la nuit,vraisemblablement parce que levolume était vert et qu'elle n'avaitencore aucun livre de cette couleur.Le texte gravé sur la couverture étaitblanc et, entre le titre et le nom del'auteur, il y avait une petite vignettereprésentant une flûte. Elle ressortitpar la fenêtre, pleine de gratitude.

En l'absence de Rudy, elle avaitun sentiment de vide, mais ce jour-là, précisément, la voleuse de livrespréférait être seule. Elle allaentamer sa lecture sur les bords del'Amper, suffisamment loin du Q.G.occasionnel de Viktor Chemmel et

de l'ex-bande d'Arthur Berg.Personne ne vint la déranger et

elle put lire quatre des courtschapitres d'Un chant dans la nuit.Heureuse.

C'était le plaisir et la satisfaction.D'un vol réussi. La trilogie du bonheur fut

complétée une semaine plus tard.À la fin août, un cadeau arriva.

Ou, plus exactement, il fut remarqué.C'était la fin de la journée. Liesel

regardait Kristina Müller qui sautaità la corde dans la rue Himmel. Rudy

Steiner débarqua, juché sur le

vélo de son frère, et freina encatastrophe devant elle. «Tu as dutemps ? interrogea-t-il.

Elle haussa les épaules. «Pourfaire quoi?

— Tu devrais venir, je t'assure. »Il abandonna brutalement sabicyclette et alla chez lui chercherl’autre vélo. Liesel resta là,regardant le pédalier tourner dans levide.

Ils se dirigèrent vers Grande

Strasse, où Rudy mit pied à terre etl’attendit.

«Eh bien, qu'y a-t-il ? » demanda

Liesel.Rudy pointa l'index. «Regarde

bien. »Ils avancèrent vers un endroit où

ils pourraient mieux voir, derrièreun épicéa. À travers les branchesépineuses, Liesel découvrit lafenêtre fermée, puis l'objet appuyécontre la vitre.

«C'est un... ?»Rudy fit « oui » de la tête. Ils discutèrent plusieurs minutes

avant de décider qu'ils devaienttenter le coup. Visiblement, l'objetavait été placé là de manière

intentionnelle et, si c’était un piège,cela valait la peine d'essayer.

«Une voleuse de livres se doit d'yaller», déclara Liesel.

Elle déposa sa bicyclette sur lesol, observa la rue et traversa lejardin. Les ombres des nuagesétaient enfouies parmi les herbesassombries. Étaient-elles des trousoù l'on pouvait tomber, ou bien desparcelles d'obscurité où se cacher?En imagination, elle se vit en trainde glisser le long d'un de ces trousjusque dans les griffes du maire enpersonne. Cela l'affola un peu et ellese retrouva au bord de la fenêtre

plus vite qu'elle ne l'aurait souhaité.L'histoire du Siffleur se

reproduisait.Elle avait des picotements dans

les paumes.De petites ondes de sueur venaient

baigner ses aisselles.Lorsqu'elle leva la tête, elle put

lire le titre. Dictionnaire universelDuden. Elle se tourna brièvementvers Rudy. « C'est un dictionnaire. »Ses lèvres avaient formé les mots ensilence. Il leva les mains en signed'impuissance.

Elle agit méthodiquement, enremontant la fenêtre. Elle se

demandait à quoi pouvait ressemblerla scène vue de l'intérieur de lamaison, avec sa main qui se tendaitet soulevait la fenêtre jusqu'à ce quele livre tombe. Il céda lentement,comme un arbre abattu.

Ça y était.Tout se passa en douceur et en

silence.Le volume s'inclina simplement

vers elle et elle s'en saisit avec samain libre. Elle referma même lafenêtre en douceur, puis fit demi-touret retraversa le jardin parmi lesnids-de-poule de nuages.

«Impec' ! dit Rudy en lui tendant

le vélo.— Merci. »Ils reprirent les bicyclettes et

gagnèrent le coin de la rue. Là,Liesel eut à nouveau le sentimentd'être observée. Une voix intérieurepédalait dans son esprit. Un tour,deux tours.

Regarde la fenêtre. Regarde lafenêtre.

C'était un appel irrésistible.Elle éprouvait le désir de

s'arrêter, aussi intense qu'un besoinde se gratter.

Elle mit pied à terre et se tournavers la bibliothèque de la maison du

maire. Elle aurait dû s'en douter,mais elle ne put dissimuler l'onde dechoc qu'elle éprouva en apercevantIlsa Hermann, debout derrière lavitre. Elle était transparente, maisbien présente. Ses cheveux flousn'avaient pas changé et son regard,sa bouche et son expression meurtrisétaient attentifs.

Très lentement, elle leva la main àl'attention de la voleuse de livres.Un signe immobile.

Liesel était trop émue pour penserou pour dire quoi que ce soit à Rudy.Elle se reprit suffisamment pourrendre son salut à la femme du

maire.

DÉFINITION N° 2 DUDICTIONNAIRE DUDEN

Verzeihung – Pardon:Action de cesser tout sentiment de

colère,d'animosité ou de ressentiment.Synonymes: absolution, grâce,

miséricorde. Sur le chemin du retour, ils

s'arrêtèrent au niveau du pont etexaminèrent le lourd volume noir.En le feuilletant, Rudy tomba sur unelettre glissée entre deux pages. Il la

prit et se tourna vers Liesel. «Il y aton nom inscrit dessus. »

L'eau de la rivière coulait.Liesel prit la feuille de papier.

LA LETTRE Chère Liesel,Je sais que tu me trouves

pathétique et exécrable (si tu neconnais pas ce terme, regarde ladéfinition), mais je ne suis tout demême pas sotte au point de ne pasremarquer tes traces de pas dans labibliothèque. La première fois,quand j'ai vu qu'un livre manquait,j'ai cru que je l'avais mal rangé. Et

puis j'ai vu les empreintes de piedssur le sol à certains endroits,quand la lumière donne dessus.

Ça m'a fait sourire.J'étais heureuse que tu aies pris

ce que tu estimais t'appartenir. J'aialors commis l'erreur de croire quecela ne se reproduirait pas.

Quand tu es revenue, j'aurais dûêtre furieuse, et pourtant cela n'apas été le cas. La dernière fois, jet'ai entendue, mais j'ai préféré nepas bouger. Tu prends un seul livreà chacune de tes venues, et ilfaudra compter un bon millier devisites avant qu'il n'en reste plus.

J'espère seulement qu'un jour, tufrapperas à la porte et que tupénétreras dans la bibliothèqued'une manière plus civilisée.

Je tiens à te redire combien jesuis désolée que nous n'ayons paspu continuer à employer ta mèrenourricière.

Enfin, j'espère que cedictionnaire universel te sera utilepour lire tes livres volés.

Bien à toi,Ilsa Hermann

«On ferait mieux de, rentrer,suggéra Rudy, mais Liesel ne bougeapas.

— Pourrais-tu m'attendre dixminutes ? demanda-t-elle.

— Bien sûr. »* * *

Liesel se força à retourner au 8,Grande Strasse et s'assit sur leterritoire familier de l'entréeprincipale. Elle avait laissé ledictionnaire à Rudy, mais elle tenaitla lettre pliée à la main et frottait sesdoigts sur le papier, tandis qu'ellesentait de plus en plus le poids desmarches autour d'elle. Elle essaya àquatre reprises de cogner sur lasurface impressionnante de la porte,mais elle ne put s'y décider. Elle

réussit tout juste à effleurer le boistiède avec ses phalanges.

À nouveau, son frère vint latrouver.

Son genou cicatrisait gentiment.Du bas des marches, il lui lança :«Vas-y, Liesel, frappe. »

C'était la seconde fois qu'elle

prenait la fuite. Elle aperçut bientôtla silhouette de Rudy au loin, prèsdu pont. Elle sentait le vent dans sescheveux. Ses pieds appuyaient surles pédales.

Liesel Meminger était unecriminelle.

Mais pas parce qu'elle avaitdérobé quelques livres par unefenêtre ouverte.

Tu aurais dû frapper, pensa-t-elle.Elle se sentait coupable, et pourtantelle ne put retenir un petit rirejuvénile.

Tout en pédalant, elle essaya de setenir un discours. Tu ne mérites pasd'être aussi heureuse, Liesel.Vraiment pas.

Peut-on voler le bonheur ? Ou est-ce une supercherie humaine de plus?

Liesel repoussa ces pensées. Ellefranchit le pont et dit à Rudy de se

dépêcher en faisant attention à nepas oublier le livre.

Ils filèrent sur leurs vélos rouillés.Ils filaient vers leurs maisons,

vers l'automne qui succéderait à cetété-là, et vers le souffleassourdissant du bombardement deMunich.

LE SON DES SIRÈNES

Avec les quelques sous que Hans

avait gagnés au cours de l'été, ilacheta un poste de radio d'occasion.« Comme ça, dit-il, nous serons aucourant des raids aériens avantmême que les sirènes ne sedéclenchent. Il y a une espèce debruit de coucou et ensuite ils disentquelles sont les zones qui risquentd'être touchées. »

Il posa le poste sur la table etl'alluma. Ils essayèrent de le fairemarcher également dans le sous-sol,

pour Max, mais il n'émit que desgrésillements et des bribes de voix.

En septembre, ils ne l'entendirentpas. Ils dormaient.

Soit le poste était déjà à moitiécassé, soit l'avertissement futaussitôt couvert par les hurlementsdes sirènes.

Une main secoua doucement

l'épaule de Liesel endormie.Puis la voix effrayée de Papa

s'éleva. «Réveille-toi, Liesel, il fautpartir. »

Complètement désorientée par ceréveil brutal, Liesel avait peine à

distinguer les contours du visage deHans Hubermann. La seule chosevisible, à vrai dire, était sa voix.

* * *Une fois dans le couloir, ilss'arrêtèrent. «Attendez », dit Rosa.Ils se précipitèrent au sous-sol

dans le noir.La lampe à pétrole était allumée.Max émergea de derrière les

bâches et les pots de peinture, lestraits tirés. Il glissa nerveusementses pouces dans la ceinture de sonpantalon. « Il est temps d'y aller,n'est-ce pas ?»

Hans se dirigea vers lui. « Oui, il

est temps. » Il lui serra la main et luidonna une tape sur le bras. « Onviendra vous voir à notre retour.

— Bien sûr. »Rosa et Liesel l'étreignirent.«Au revoir, Max. » Quelques semaines auparavant, ils

avaient envisagé la questionensemble : en cas d'alerte, devaient-ils demeurer dans leur propre sous-sol ou aller s'abriter tous les trois unpeu plus loin, chez les Fiedler ?C'est Max qui les avait convaincus.«Ils ont jugé que ce n'était pas assezprofond ici. Je vous ai déjà mis

suffisamment en danger comme ça. »Hans avait hoché affirmativement

la tête. « Quel malheur que nous nepuissions pas vous emmener ! C'estune honte.

— C'est ainsi. »Au-dehors, les sirènes rugissaient.

Les habitants sortaient de chez euxen courant, en claudiquant ou entraînant les pieds. Certainsfouillaient la nuit du regard,cherchant à repérer les avions enfer-blanc dans le ciel.

La rue Himmel était encombrée degens, chacun portant ce qu'il avait deplus précieux, un bébé, un coffret ou

une pile d'albums de photos. Lieseltenait ses livres serrés contre elle.Frau Holtzapfel, les yeux exorbités,avançait à petits pas sur le trottoir,chargée d'une lourde valise.

Papa, qui n'avait pas pensé àprendre quoi que ce soit, même passon accordéon, revint sur ses pas ets'empara de son bagage. «Jésus,Marie, Joseph, qu'avez-vous mis là-dedans ? demanda-t-il. Une enclume?

Frau Holtzapfel trottina à sescôtés. « Juste le nécessaire. »

Les Fiedler habitaient six maisons

plus loin. La famille était composéede quatre personnes, toutes avec descheveux blonds comme les blés et labonne couleur d'yeux pourl'Allemagne. Et surtout, ilsdisposaient d'un sous-sol profond.Vingt-deux personnes s'yentassèrent, dont les Steiner au grandcomplet, Frau Holtzapfel, Pfiffikus,un jeune homme et une autre famille,les Jenson. Afin de préserver unclimat de bonne entente, on évita deplacer côte à côte Frau Holtzapfel etRosa Hubermann, même si, danscertaines circonstances, leschicaneries n'étaient pas de mise.

La pièce, éclairée par un simple

globe, était humide et froide. Lesaspérités des murs rentraient dans ledos des gens qui s'y appuyaient enparlant. Le son assourdi et déformédes sirènes filtrait d'on ne sait où.Cela n'était pas rassurant quant à laqualité de l'abri, mais au moins ilspourraient entendre les trois sirènesannonciatrices de la fin de l'alerte.Pas besoin d'un Luftschutzwart – unsurveillant de raid aérien.

Sans perdre de temps, Rudy vintretrouver Liesel et s'installa prèsd'elle. Ses cheveux pointaient versle plafond. « C'est pas formidable ?»

Elle ne put éviter de prendre unton sarcastique. « Charmant.

— Allons, Liesel, ne sois pascomme ça. Qu'est-ce qui peut nousarriver, à part être rôtis, aplatiscomme des crêpes ou je ne sais quoipar les bombes ? »

Liesel regarda les visages autourd'elle et se mit à établir une liste despersonnes les plus effrayées.

LA HIT LIST

1. Frau Holtzapfel2. M. Fiedler

3. Le jeune homme4. Rosa Hubermann

Frau Holtzapfel avait les yeux

écarquillés. Sa silhouette sèche étaitvoûtée et sa bouche formait uncercle. Herr Fiedler demandait auxgens comment ils allaient, parfois demanière répétitive. Le jeune homme,Rolf Schultz, restait dans son coin etmurmurait des paroles muettes, lesmains cimentées dans ses poches.Rosa se balançait doucement d'avanten arrière. « Liesel, chuchota-t-elle,approche-toi. » Elle l’étreignit par-derrière, en chantant une chanson,mais d'une voix si basse que Lieselne parvint pas à l'identifier. Sonsouffle faisait naître des notes qui

mouraient sur ses lèvres. À leurscôtés; Papa était immobile etsilencieux. À un moment, il posa samain chaude sur le crâne froid deLiesel. Tu vas vivre, disait-elle. Etc'était vrai.

À leur gauche se tenaient Alex etBarbara Steiner avec leurs plusjeunes enfants, Emma et Bettina. Lesdeux petites filles étaient accrochéesà la jambe droite de leur mère.L’aîné, Kurt, regardait droit devantlui dans l'attitude du parfait Jeunehitlérien et tenait la main de Karin,qui était toute petite pour ses septans. Anna-Marie, dix ans, jouaitavec la surface charnue du mur de

ciment.De l'autre côté des Steiner, il y

avait Pfiffikus et la famille Jenson.Pfiffikus se retenait de siffler.M. Jenson, un homme barbu,

serrait sa femme contre lui, tandisque leurs enfants allaient et venaienten silence. Ils se chamaillaient detemps à autre, mais n'allaient pasjusqu'à entamer une véritabledispute.

Au bout d'une dizaine de minutes,une sorte d’absence de mouvementrégna dans la cave. Les corps étaientserrés les uns contre les autres etseuls les pieds changeaient de

position. Le calme était rivé auxvisages. Tout le monde se regardaitet attendait.

DÉFINITION N° 3 DU

DICTIONNAIRE DUDENAngst — Peur :

Émotion pénible et souvent fortecausée par

l'anticipation ou la prise deconscience d'un danger.

Synonymes: terreur, horreur,panique, frayeur, alarme.

On disait que dans d'autres abris,

on chantait «Deutschland über

Alles» ou que des gens discutaientparmi les relents aigres de leurpropre haleine. Ce n'était pas le casdans l'abri des Fiedler. Là, il n'yavait que de la crainte et del'appréhension, et la chanson mortesur les lèvres cartonneuses de RosaHubermann.

Un peu avant que les sirènes nesignalent la fin de l'alerte, AlexSteiner, l'homme au visageimpassible, demanda doucement auxdeux petites de quitter les jupes deleur mère et de venir près de lui. Ilput tendre la main et prendre à tâtonscelle de Kurt, qui, toujours stoïque,regardait droit devant lui et serra un

peu plus fort celle de sa sœur.Bientôt, tous les occupants de la

cave se tinrent par la main et legroupe d'Allemands forma un cerclegrumeleux. Les mains froides semêlèrent aux mains chaudes etparfois, sous la peau pâle, le poulsdu voisin fut perceptible. Certainsfermaient les yeux, dans l'attented'une mort prochaine, ou dansl'espoir du signal annonçant la fin del'alerte.

Méritaient-ils mieux, tous ces gens?

Combien parmi eux avaient-ilsactivement persécuté d'autres

personnes, enivrés par le regardd'Hitler, répétant ses phrases, sesparagraphes, son œuvre ? RosaHubermann était-elle responsable ?Elle qui cachait un Juif ? Et Hans ?Méritaient-ils tous de mourir ? Lesenfants ?

J'aimerais beaucoup connaître laréponse à chacune de ces questions,même si je ne peux me prêter à cejeu. Ce que je sais, c'est que ce soir-là, tous ces gens ont senti maprésence, à l'exception des plusjeunes. J'étais la suggestion. J'étaisle conseil, tandis que, dans leurimagination, j' arrivais dans lacuisine et avançais dans le couloir.

Comme c'est souvent le cas avecles humains, quand j'ai lu ce qu'aécrit sur eux la voleuse de livres, jeles ai pris en pitié. Pas autant,néanmoins, que ceux que jeramassais à cette époque dansdifférents camps. Les Allemandsterrés dans ce sous-sol étaientdignes de pitié, sans aucun doute,mais au moins ils avaient unechance. Ce sous-sol n'avait riend'une salle d'eau. On ne les envoyaitpas sous la douche. Pour eux,l'existence pouvait encore sepoursuivre.

Dans le cercle irrégulier qu'ilsformaient, les minutes s'écoulèrentau compte-gouttes.

Liesel tenait la main de Rudy etcelle de sa maman. Une seule penséel'attristait.

Max.Comment Max survivrait-il si les

bombes tombaient sur la rue Himmel?

Elle examina le sous-sol desFiedler. Il était plus solide etvisiblement plus profond que celuidu n° 33. Elle posa une questionmuette à Hans.

Est-ce que tu penses à lui, toi

aussi ?Perçut-il la question? Toujours

est-il qu'il lui adressa un signe detête affirmatif. Et quelques minutesaprès, les trois sirènes annoncèrentle retour au calme.

Au 45 de la rue Himmel, chacunpoussa un soupir de soulagement.

Certains fermèrent les yeux, puisles rouvrirent. Une cigarette circula.

Au moment où elle allait atteindreles lèvres de Rudy, Alex Steiner s'enempara. «Pas toi, Jesse Owens. »

Les enfants se jetèrent dans lesbras de leurs parents. Tous mirentplusieurs minutes à se rendre compte

qu'ils étaient encore en vie et qu'ilsallaient continuer à vivre. Alors,seulement, leurs pieds gravirent lesmarches conduisant à la cuisined'Herbert Fiedler.

Dans la rue, les gens repartaienten une procession silencieuse.Nombreux furent ceux qui levèrentles yeux au ciel et rendirent grâce àDieu de les avoir protégés.

Une fois chez eux, les Hubermannse précipitèrent directement au sous-sol, mais Max n' avait pas l'air d'êtrelà. Il ne répondait pas à leurs appelset ils ne le voyaient pas. La lampe àpétrole était près de s'éteindre.

« Max ?— Il a disparu.— Max, vous êtes là?»«Je suis ici. » Au début, ils crurent que sa voix

venait de derrière les bâches et lespots de peinture, mais Liesell'aperçut la première. Il était assisdevant. Son visage fatigué seconfondait avec le matériel. Ilsemblait frappé de stupeur.

Quand ils s'avancèrent vers lui, ilparla de nouveau. «Je n'ai pas pum'en empêcher », dit-il.

C'est Rosa qui répondit. Elle

s'accroupit à sa hauteur. «De quoiparlez-vous, Max ?

— Je... » Il avait du mal às'exprimer. « Pendant que tout étaitcalme, je suis allé dans le couloir.Le rideau du salon était entrouvert...J'ai pu jeter un oeil au-dehors, justequelques secondes. » Cela faisaitvingt-deux mois qu'il n'avait pas vule monde extérieur.

Il n'y eut ni colère ni reproche.Papa prit la parole à son tour.«A quoi cela ressemblait-il ?»Max releva la tête, avec une

infinie tristesse mêlée d'étonnement.«Il y avait des étoiles, dit-il, elles

m'ont brûlé les yeux. »Quatre personnes.Deux debout. Les deux autres au

sol.Toutes avaient vu une ou deux

choses cette nuit-là.Cet endroit, c'était le sous-sol

réel. C'était la vraie peur. Max sereleva et s'apprêta à retournerderrière les bâches. Il leur souhaitabonne nuit, mais il n'alla pas sousl'escalier. Avec la permission deRosa, Liesel resta auprès de luijusqu'au matin. Elle lut Un chantdans la nuit, pendant qu'il dessinaitet écrivait dans son livre.

D'une fenêtre de la rue Himmel,écrivit-il, les étoiles m'ont embraséles yeux.

LE VOLEUR DE CIEL

En fait, le premier raid n'en était

pas un. Si les gens avaient attendu devoir les avions, ils seraient restésplantés là toute la nuit. Celaexpliquait qu'ils n'aient pas entendule coucou à la radio. D'après leMolching Express, un certainopérateur de batterie antiaérienne seserait un peu trop excité. Il avait cruentendre arriver des avions et lesapercevoir à l'horizon. C'est lui quiavait donné l'alerte.

«Il l'a peut-être fait exprès,

remarqua Hans Hubermann. Quiaurait envie de rester dans une tourde défense antiaérienne à tirer surdes bombardiers ?»

Max poursuivit la lecture del'article. Comme on pouvait s'yattendre, l'homme à l'imaginationdélirante n'assumait plus cettefonction. Sans doute avait-il étéaffecté à d'autres tâches.

«Bonne chance à lui », dit Max,qui, apparemment, le comprenait.Puis il s'attaqua aux mots croisés.

Le prochain raid n'eut rien defictif.

Dans la soirée du 19 septembre, le

coucou résonna dans le poste, suivid'une voix grave qui donnait desinformations et plaçait Molching surla liste des cibles potentielles.

À nouveau, la foule se pressa dansla rue Himmel et, à nouveau, Papalaissa son accordéon. Rosa luirappela de le prendre, mais il refusa.«Je ne l'ai pas pris la dernière foiset nous nous en sommes sortisvivants », expliqua-t-il. Visiblement,la guerre brouillait la frontière entrelogique et superstition.

Cette atmosphère inquiétante lessuivit dans le sous-sol des Fiedler. «Ce soir, je crois que c'est sérieux»,

déclara M. Fiedler. Les enfantscomprirent vite que les parentsavaient encore plus peur cette fois,et les plus jeunes, réagissant de laseule manière qu'ils connaissaient,se mirent à gémir et à pleurer tandisque la pièce semblait osciller.

Même au fond de cette cave, ilsentendaient vaguement le bruit desbombes. La pression atmosphériques'effondrait tel un plafond, commepour écraser la terre. Une partie desrues désertes de Molching futemportée.

Rosa tenait fiévreusement la main

de Liesel.Les pleurs des enfants devenaient

très remuants. Rudy lui-même, feignant la

nonchalance, se tenait très droit pourrésister à la tension ambiante. Lesgens jouaient des bras et des coudespour agrandir leur espace vital.Certains essayaient de calmer lestout-petits. D'autres n'arrivaient pasà apaiser leur propre angoisse.

«Faites taire ce môme ! » s'écriaFrau Holtzapfel, mais sa phrase seperdit dans l'atmosphère chaude etchaotique de l'abri. Des larmes

crasseuses roulaient surs joues des enfants et les odeurs

d'haleines nocturnes, d'aissellesmoites et d'habits usés mijotaientdans ce qui était maintenant unchaudron plein à ras bord d'êtreshumains.

Bien qu'elle fût tout près de Rosa,Liesel dut crier « Maman ! » pour sefaire entendre. Puis de nouveau : «Maman, tu m'écrases la main !

— Quoi ?— Ma main ! »

Rosa la lâcha. Pour se réconforteret oublier le tumulte, Liesel prit l'unde ses livres. Le Siffleur était sur le

dessus de la pile. Elle commença àlire à haute voix afin de mieux seconcentrer, sans pour autant dominerle vacarme.

« Que dis-tu?» rugit Rosa, maisLiesel l'ignora. Elle continua salecture de la première page.

Quand elle entama la page deux,Rudy s'en aperçut à son tour. Ill'écouta avec attention et donna depetites tapes à son frère et à sessœurs en leur demandant de faire demême. Puis Hans Hubermann serapprocha et réclama le silence, etpeu à peu le calme gagna le sous-solbondé. À la page trois, tout le monde

se taisait, sauf la lectrice.Elle n'osait pas lever les yeux,

mais elle sentait leurs regardsterrifiés accrochés à elle tandisqu'elle transportait les mots et leslâchait dans un souffle. Une voixjouait des notes de musique en elle.Ceci est ton accordéon, disait-elle.

Le bruit de la page tournée les fitsursauter.

Elle poursuivit sa lecture.Pendant vingt minutes au moins,

elle distribua les mots de l'histoire.Le son de sa voix apaisait les pluspetits. Les autres voyaient enimagination le siffleur s'enfuir de la

scène du crime. Liesel, elle, nevoyait que la mécanique des mots -leurs corps échoués sur le papier,qui se couchaient sous ses pas. Et iciet là, dans l'intervalle entre un pointet la capitale suivante, il y avaitMax. Elle se rappelait les momentsoù elle lui faisait la lecture quand ilétait malade. Est-il dans le sous-sol? se demandait-elle. Ou bien est-ilencore en train de regarder le ciel àla dérobée, tel un voleur ?

UNE JOLIE PENSÉE

L'une était une voleuse de livres.

L'autre vola le ciel.

* * *Tout le monde s'attendait à ce que

le sol tremble.C'était toujours un fait immuable,

mais au moins étaient-ils maintenantdistraits par la fillette au livre.

L'un des petits garçons faillit seremettre à pleurer, mais Liesels'interrompit et imita son papa, oumême Rudy, en l'occurrence. Elle luiadressa un clin d'oeil et reprit salecture.

C'est seulement lorsque le bruitétouffé des sirènes s'infiltra de

nouveau dans la cave qu'elle futinterrompue. «Nous sommesmaintenant en sécurité, annonça M.Jenson.

— Ouf ! » fit Frau Holtzapfel.Liesel leva les yeux. «Il ne reste

que deux paragraphes avant la fin duchapitre », dit-elle. Et elle continuaà lire sans fanfare, au même rythme.Les mots, rien que les mots.

DÉFINITION N° 4 DU

DICTIONNAIRE DUDENWort - Mot :

Unité de langage chargée desens/promesse/brève

remarque, affirmation ouconversation.

Synonymes: terme, nom, expression. Par respect pour elle, les adultes

imposèrent le calme et Lieseltermina le premier chapitre duSiffleur.

Dans l'escalier, les enfants ladépassèrent à toute allure, mais laplupart des gens - y compris FrauHoltzapfel et Pfiffikus (ce qui étaitparfaitement approprié, étant donnéle titre du livre) - prirent le temps dela remercier de les avoir distraits,avant de sortir en hâte pour voir si la

rue Himmel avait subi des dégâts.Il n'y en avait pas.La seule trace de la guerre était un

nuage de poussière qui migrait d'esten ouest. Il regardait à travers lesfenêtres, cherchant le moyen de s'yinsinuer et, tandis qu'il s'épaississaittout en s'étendant, il changeait leshumains en apparitionsfantomatiques.

Ce n'était plus des gens quimarchaient dans la rue. C'était unensemble de rumeurs chargées desacs.

Une fois à la maison, Papa le

raconta à Max. «Il y a du brouillardet des cendres. J'ai l'impressionqu'ils nous ont laissés sortir trop tôt.» Il regarda Rosa. «Tu crois que jedevrais aller voir si l'on a besoind'aide à l'endroit où les bombes sonttombées ? »

Rosa ne fut nullementimpressionnée. «Ne fais pasl'imbécile, répondit-elle, lapoussière t'étouffera. Non, non,Saukerl, tu vas rester ici. » Une idéelui vint alors et elle regarda Hansd'un air sérieux. En fait, elle avait lafierté littéralement crayonnée sur levisage. «Reste ici et dis-lui, pourLiesel. » Elle haussa légèrement la

voix. «Le livre. »Max prêta l'oreille.«Le Siffleur, dit Rosa, chapitre un.

» Elle expliqua alors ce qui s'étaitpassé dans l'abri.

Max se frottait la mâchoire enobservant Liesel qui se tenait dansun coin du sous-sol. Pour ma part, jedirais, que l'idée de l’œuvre qu'ilallait ensuite mettre dans son carnetde croquis lui vint à ce moment-là.

La Secoueuse de mots.Il l'imaginait en train de lire dans

l'abri et probablement la voyait-il entrain de tendre littéralement les motsaux gens. Comme toujours, il devait

voir aussi l'ombre d'Hitler. Sansdoute entendait-il déjà le bruit deses pas qui se dirigeait vers la rueHimmel et le sous-sol – pour plustard.

Après un long silence, il semblasur le point de parler, mais Liesel leprit de vitesse.

«Vous avez vu le ciel ce soir?— Non. » Max se tourna vers le

mur et pointa le doigt. Touscontemplèrent les mots et le dessinqu'il avait tracés à la peinture plusd'un an auparavant, la corde et lesoleil dégoulinant. «Non, juste celui-ci, ce soir. » Et à partir de là, plus

personne ne parla. Les penséesremplacèrent les paroles.

J'ignore ce que pensèrent Max,Hans et Rosa, mais je sais queLiesel Meminger se dit que si desbombes tombaient sur la rueHimmel, non seulement Max auraitmoins de chances que les autres des'en sortir, mais il mourrait seul.

LA PROPOSITION DEFRAU HOLTZAPFEL

Au matin, on alla inspecter les

dégâts. Il n'y avait pas eu devictimes, mais deux immeublesd'habitation n’étaient plus que despyramides de gravats et, au milieudu terrain des Jeunesses hitlériennes,le préféré de Rudy, on aurait cruqu'on avait prélevé une gigantesquecuillerée de terre. La moitié de laville s’était réunie autour de cettecirconférence. Les gens estimaient

sa profondeur et la comparaient àcelles de leurs abris. Plusieursjeunes crachèrent dedans.

Rudy se tenait aux côtés de Liesel.« On dirait qu'ils vont devoir lefertiliser à nouveau », commenta-t-il.

Les semaines suivantes, il n'y eutaucun raid et la vie reprit son coursnormal. Deux épisodes marquants,néanmoins, allaient se produire.

LES DEUX

ÉVÉNEMENTS D'OCTOBRE

Les mains de Frau Holtzapfel.

Le défilé des Juifs. Ses rides ressemblaient à de la

calomnie. Sa voix équivalait à descoups de bâton.

A vrai dire, elles eurent la chancede voir arriver Frau Holtzapfel parla fenêtre du salon, car sesphalanges sur la porte étaient dureset décidées, annonciatrices dechoses sérieuses.

Liesel entendit les mots qu'elleredoutait.

«Va voir ce qu'elle veut», ditRosa. La fillette obéit, sachant oùétait son intérêt.

«Ta maman est là?» demanda FrauHoltzapfel. La cinquantaine sèche etrigide, comme si elle était faite defil de fer, elle se tenait sur le perronet regardait de temps à autre dans larue. «Est-ce que ta truie de mère estlà?»

Liesel fit demi-tour et appelaRosa.

DÉFINITION N° 5 DU

DICTIONNAIRE DUDENGelegenheit – Opportunité:

Occasion d'avancement ou deprogrès.

Synonymes: perspective, ouverture,

chance. Rosa arriva rapidement. « Qu'est-

ce que vous voulez? Vous avezl'intention de cracher sur le sol dema cuisine, en plus ?»

Frau Holtzapfel ne fut pas lemoins du monde impressionnée.«C'est comme ça que vousaccueillez les gens qui sonnent àvotre porte ? Quelle G 'sindel ! »

Liesel avait le malheur d'êtrecoincée entre les deux femmes. Rosala repoussa. «Alors, vous allez medire ce qui vous amène, oui ou flûte?»

Frau Holtzapfel jeta à nouveau uncoup d'oeil dans la rue. «Je viensfaire une proposition. »

Maman passa d'un pied sur l'autre.«Tiens donc !

— Pas à vous », répondit soninterlocutrice, comme si c'était uneévidence. Puis elle se tourna versLiesel : «À toi.— Dans ce cas, pourquoi voulez-

vous me voir?— J'ai besoin de votre

autorisation.»Oh la la! pensa Liesel. Il ne

manquait plus que ça.Qu'est-ce que la Holtzapfel peut

bien me vouloir? « J’ai bien aiméle livre que tu as lu dans l'abri. »Tu ne l'auras pas, si c'est ça que tucherches, se jura Liesel. «Ah oui ?— J'espérais pouvoir entendre la

suite à la prochaine alerte, mais iln'y en a plus pour le moment. » FrauHoltzapfel serra les omoplates etredressa son dos rigide. «C'estpourquoi j'aimerais que tu vienneschez moi et que tu me le lises.— Vous êtes gonflée, Holtzapfel !

» Rosa n'avait pas encore décidé sielle devait s'indigner ou non. « Sivous croyez que...— Je ne cracherai plus sur votre

porte, coupa son interlocutrice. Et jevous donnerai ma ration de café. »

C'était décidé, Rosa ne se mettraitpas en colère. «Plus un peu defarine?

— Hé, vous êtes juive, ou quoi ?Le café, c'est tout. Vous pourrezl'échanger contre de la farine avecquelqu'un d’autre. »

Adjugé.À ceci près que Liesel n'avait pas

été consultée. « Bon, c'est entendu.— Maman ?— Tais-toi, Saumensch. Va

chercher le bouquin. » Rosa setourna de nouveau vers Frau

Holtzapfel. « Quel jour vousconviendrait?— Le lundi et le vendredi à quatre

heures. Et aujourd'hui, tout de suite.»

Liesel emboîta le pas à FrauHoltzapfel jusqu'à la maison voisine,qui était la copie conforme de celledes Hubermann. Un peu plus grande,peut-être.

Lorsqu'elle s'installa à la table dela cuisine, Frau Holtzapfel s'assit del' autre côté, face à la fenêtre. «Lis,dit-elle.

— Le chapitre deux ?— Non, le huit ! Évidemment, le

chapitre deux. Allez, vas-y avantque je ne te jette dehors.— Bien, Frau Holtzapfel.— Laisse tomber les «Bien, Frau

Holtzapfel » et ouvre le livre. Onn'a pas toute la journée. »

Seigneur, pensa Liesel, c'est mapunition pour les vols que j'aicommis. Ça a fini par me rattraper.

Elle lut pendant trois quarts

d'heure et, lorsqu'elle eut terminé lechapitre, un paquet de café futdéposé sur la table.

«Merci, dit la femme, l'histoire estpassionnante. » Elle se tourna vers

la cuisinière et s'apprêta à fairecuire des pommes de terre. Sans seretourner, elle demanda: «Tu esencore là ?»

Liesel en déduisit qu'elle pouvaitp a r t i r . «Danke schein, FrauHoltzapfel. Près de la porte, elle vitles photos encadrées de deux jeuneshommes en uniforme militaire et ellese hâta alors d'ajouter un «HeilHitler», bras tendu.

« Oui. » Frau Holtzapfel était fièreet elle avait peur. Deux fils sur lefront russe. «Heil Hitler.» Elle mitson eau à chauffer et eut même lapolitesse de raccompagner Liesel

jusqu'au perron. «Bis morgen ?»Le lendemain était un vendredi. «

Oui, Frau Holtzapfel. À demain. » Liesel calcula qu'il y avait eu

encore quatre séances de lecturechez Frau Holtzapfel avant le défilédes Juifs dans les rues de Molching.

Ils étaient en route vers Dachau,pour y être concentrés.

Cela fait deux semaines, écrirait-elle plus tard dans le sous-sol. Deuxsemaines pour changer le monde etquatorze jours pour le détruire.

LA LONGUE MARCHEVERS DACHAU

Certains ont dit que le camion

était tombé en panne, mais je suis àmême d'affirmer que ce n'était pas lecas. J'étais là.

Ce qu'il y avait eu : un cielocéanique, avec des nuages coiffésde blanc.

En outre, il n'y avait pas qu'un seulvéhicule. Et trois camions netombent pas tous en panne d'un seulcoup.

Lorsque les soldats se rangèrentpour manger un morceau en fumantune cigarette et pour donnerquelques bourrades aux prisonniersentassés, l'un des Juifs, malade etmourant de faim, s'effondra. J'ignored'où venait le convoi, mais il était àpeu près à six kilomètres deMolching et plus loin encore ducamp de concentration de Dachau.

J'ai pénétré dans le camion àtravers le pare-brise et j'ai trouvél'homme à l'intérieur avant deressortir par-derrière. Son âme étaittoute maigre. Sa barbe était unboulet. Mes pieds ont atterribruyamment sur le gravier, et

pourtant ni les soldats ni lesprisonniers n'ont entendu quoi que cesoit. Mais tous pouvaient sentir maprésence.

J'ai le souvenir de souhaitsnombreux à l'arrière de ce camion.Des voix intérieuresm'interpellaient. Pourquoi lui et pasmoi ?

Dieu merci, ce n'est pas moi.Les soldats, eux, avaient d'autres

préoccupations. Leur chef écrasa sacigarette et posa aux autres unequestion assortie d'un nuage defumée. «Quand est-ce qu'on a sortices rats pour leur faire prendre l'air,

la dernière fois ?»Son lieutenant réprima une quinte

de toux. «Ça ne leur ferait pas demal, je dirais.

— Eh bien, allons-y. On a letemps, il me semble ?— On a toujours le temps, chef.— Et il fait un temps idéal pour

une marche, n'est-ce pas ?— Oui, chef.— Alors qu'est-ce que tu attends,

bon sang?» Rue Himmel, Liesel jouait au foot

et deux garçons se disputaient leballon au centre du terrain lorsque le

son leur parvint. Même TommyMüller l’entendit. « Qu’est-ce quec'est ? » interrogea-t-il depuis sonposte de gardien de but.

Tous se tournèrent vers lepiétinement qui se rapprochait,accompagné de voix autoritaires.

« Un troupeau de vaches ? avançaRudy. Non, ce n'est pas possible. Çane fait pas ce bruit-là. »

Lentement au début, les enfantsavancèrent jusqu'à la boutique deFrau Diller. De temps à autre, lesordres étaient aboyés un peu plusfort.

Une vieille dame qui habitait un

appartement en étage à l'angle de larue de Munich se chargea d'éclairerla lanterne de tout le monde. Dansl'encadrement de sa fenêtre, sonvisage ressemblait à un drapeaublanc, avec des yeux humides et unebouche béante. Sa voix vint s'écraseraux pieds de Liesel.

Elle avait des cheveux gris.Ses yeux étaient bleu foncé.«Die Juden, dit-elle. Les Juifs. »

DÉFINITION N° 6 DUDICTIONNAIRE DUDEN

Elend — Malheur :Souffrance, détresse et chagrin

considérables.Synonymes: misère, déchirement,

tourment, désespoir,désolation.

D’autres personnes firent leur

apparition dans la rue, où l'on avaitdéjà fait passer un groupe de Juifs etautres criminels, comme du bétail.Peut-être gardait-on le secret sur lescamps de la mort, mais de temps àautre, la gloire d'un camp de travailcomme Dachau était offerte auxregards.

Au bout de la rue, sur l'autretrottoir, Liesel aperçut Hans

Hubermann avec sa charrette et sespots de peinture. Il se passait lamain dans les cheveux, visiblementtrès mal à l'aise.

« Mon papa est là-bas ! » ditLiesel à Rudy, le doigt pointé.

Ils traversèrent et le rejoignirent.Au début, il tenta de les éloigner. «Liesel, dit-il, tu devrais... »

Il se rendit compte, toutefois,qu'elle était déterminée à rester etpeut-être était-ce au fond quelquechose qu'elle devait voir. Dans lepetit vent d'automne, il resta deboutà ses côtés, sans dire un mot.

Rue de Munich, ils regardèrent.

Les gens se massaient autourd'eux.

Ils regardèrent les Juifs descendrela rue comme un catalogue decouleurs. Ce ne sont pas les termesqu'employa la voleuse de livres pourles décrire, mais je peux vous direque c'est exactement ce qu'ilsétaient, car un grand nombre d'entreeux allaient mourir. Ilsm'accueilleraient tous comme leurdernière amie sincère, avec des ospareils à de la fumée et leurs âmestraînant derrière.

Lorsque les prisonniers arrivèrent,

le bruit de leurs pas palpita sur lerevêtement de la chaussée. Dansleurs crânes affamés, leurs yeuxétaient immenses. Et la crasse. Ilsétaient dans une gangue de crasse.Les mains des soldats les poussaientet ils titubaient en une brèveaccélération forcée avant dereprendre lentement leur marchesous-alimentée.

Hans les regardait par-dessus lestêtes des badauds de plus en plusnombreux avec, j'en suis certaine,beaucoup de tension dans son regardd'argent. Liesel essayait de voirquelque chose entre les gens oupardessus leurs épaules.

Ces hommes et ces femmesépuisés tournaient vers eux leursvisages torturés, demandant non pasde l'aide — ils étaient au-delà de ça— mais une explication. Juste dequoi atténuer leur désarroi.

Leurs pieds peinaient à sedécoller du sol.

Ils avaient des étoiles de Davidplaquées sur leur chemise et lemalheur était attaché à eux commes'il leur était attribué. «N'oubliez pasvotre malheur... » Parfois, ils'enroulait autour d'eux comme uneplante grimpante.

Les soldats marchaient à leurs

côtés en leur ordonnant d'aller plusvite et de cesser de gémir. Certainsétaient très jeunes. Ils avaient leFührer dans les yeux.

Liesel se dit qu'elle avait devantelle les êtres les plus malheureux dumonde. C'est ce qu'elle écrivit. Leurvisage émacié était déformé par lasouffrance. La faim les dévorait.Quelques-uns marchaient les yeuxbaissés pour ne pas voir les gens surle trottoir. D'autres regardaient,atterrés, ceux qui étaient venusassister à leur humiliation, auprélude de leur mort. D'autresencore suppliaient que quelqu'un,n'importe qui, leur tende une main

secourable.En vain.Quels que fussent les sentiments

qui animaient les témoins de cedéfilé — fierté, audace ou honte —,nul ne fit rien pour l'interrompre. Dumoins pas encore.

De temps à autre, le regard de l'unde ces hommes ou de ces femmes —non, ils n'étaient pas considéréscomme des hommes ou comme desfemmes, c'étaient des Juifs —croisait celui de Liesel dans lafoule. Il exprimait la défaite et lavoleuse de livres ne pouvait rienfaire, sinon leur rendre ce regard

durant un long, un inguérissablemoment, avant qu'ils nedisparaissent à ses yeux. Elleespérait seulement qu'ils liraient surson visage à quel point le chagrinqu'elle éprouvait était profond, etsincère.

J'ai l'un des vôtres dans mon sous-sol ! avait-elle envie de leur crier.On a fait ensemble un bonhomme deneige ! Je lui ai offert treize cadeauxquand il était malade !

Mais elle se tut.Cela n'aurait servi à rien.Elle comprenait qu'elle ne leur

était d'aucune utilité. Il était

impossible de les sauver. Dansquelques minutes, elle verrait quelsort était réservé à ceux qui tentaientde les aider.

Dans un îlot du cortège, il y avait

un homme plus âgé que les autres.Il portait une barbe et des

vêtements déchirés.Ses yeux avaient la couleur de

l'agonie et, si léger qu'il fût, il étaitencore trop lourd pour que sesjambes puissent le porter.

À plusieurs reprises, il tomba.La joue contre la chaussée.Chaque fois, un soldat arrivait. «

Steh'auf, ordonnait-il. Debout ! »L'homme se mettait à genoux, se

relevait péniblement et se remettaiten marche.

Dès qu'il s'était réinséré dans lafile, il ne parvenait pas à garder lerythme et il s'effondrait de nouveau.Ceux qui arrivaient derrière lui —un plein camion — risquaient de lerattraper et de le piétiner.

Le spectacle de ses brasdouloureux qui tremblaient quand iltentait de se remettre sur ses piedsétait insupportable. Ils se dérobèrentune fois encore, puis il réussit à serelever et il fit quelques pas.

Cet homme était un homme mort.Dans cinq minutes, sans aucun

doute, il tomberait dans le caniveauallemand et il mourrait sous les yeuxdes badauds qui ne lèveraient pas lepetit doigt.

Et puis, un être humain.Hans Hubermann.

* * *Cela se passa très vite.La main qui tenait fermement celle

de Liesel la lâcha au moment où levieil homme passa en titubant devanteux. La fillette sentit sa paumeretomber sur sa hanche.

Papa fouilla dans sa charrette et yprit quelque chose, puis il se frayaun chemin dans la foule vers lachaussée.

Le Juif se tenait devant lui,s'attendant à recevoir une rationsupplémentaire d'humiliation. Ilouvrit de grands yeux, et tout lemonde en fit autant, en voyant queHans Hubermann, tel unprestidigitateur, lui tendait unmorceau de pain.

Quand le pain changea de mains,le Juif se laissa tomber à genoux etétreignit les jambes de Hans. Lieselregardait, les yeux remplis de

larmes.Tel un flot humain, les autres Juifs

passaient à côté des deux hommes etcontemplaient cet inutile etminuscule miracle. Ce jour-là,quelques-uns atteindraient l’océan.Ils recevraient une coiffe blanche.

Un soldat s'avança jusqu'à lascène du crime. II examina l'hommeagenouillé et Hans Hubermann, puisse tourna vers la foule. Aprèsquelques instants de réflexion, ildétacha le fouet de sa ceinture et semit à l' oeuvre.

Le Juif reçut six coups de fouet.Sur le dos, sur la tête et sur les

jambes. «Ordure ! Espèce de porc !» Du sang coulait maintenant goutte àgoutte de son oreille.

Ce fut ensuite le tour de HansHubermann.

Une autre main avait pris celle deLiesel, qui découvrit Rudy Steiner àses côtés, en train de déglutir avecdifficulté. Le bruit des coups defouet la rendait malade. Hans enreçut quatre avant de s'effondrer àson tour.

Au moment où le vieux Juif sereleva pour la dernière fois, il seretourna brièvement et lança unregard empreint de tristesse à Hans

Hubermann qui était maintenantagenouillé lui aussi sur la chaussée,les genoux douloureux, le dos zébréde quatre lignes de feu. Au moins levieil homme allait-il mourir commeun être humain. Ou en pensant qu'ilétait un être humain.

Quant à moi...Je me demande si c'est vraiment

un bien. Liesel et Rudy jouèrent des

coudes pour parvenir jus, qu'à Hanset l'aidèrent à se relever tandis quedes voix s'élevaient de tous côtés.Des mots et du soleil. C'est l'image

qu'elle en garderait. La lumière quiétincelait dans la rue, les parolescomme des vagues qui se brisaientsur son dos.

Ils allaient partir quand ilsremarquèrent le morceau de pain,abandonné sur la chaussée.

Au moment où Rudy le ramassait,l'un des Juifs le lui prit des mains etdeux autres tentèrent de s'en saisir àleur tour tandis qu'ils poursuivaientleur marche vers Dachau.

Le regard d'argent fut alors pris

pour cible.La charrette fut renversée et la

peinture coula dans la rue.On traita Hans Hubermann d'ami

des Juifs.D’autres se taisaient, l’aidant à se

mettre en sécurité. Hans Hubermann, penché en

avant, s'appuya contre le mur d'unemaison, soudain submergé par ce quivenait de se passer.

Une image lui venait à l'esprit.Le sous-sol du 33, rue Himmel.La panique s'insinuait entre deux

halètements. Maintenant, ils vontvenir. Ils vont venir.

Oh, Seigneur !

Il se tourna vers Liesel et fermales yeux.

«Tu es blessé, Papa?»Il répondit par des questions.«Mais à quoi ai-je pensé ?» Il

ouvrit les yeux. Sa salopette étaitfroissée. Il avait du sang et de lapeinture sur les mains. Et des miettesde pain. Quelle différence avec lepain de cet été ! « Oh Seigneur,Liesel, qu'est-ce que j'ai fait?»

Oui.Je ne peux qu'être d'accord. Qu'avait fait Papa ?

PAIX

Ce soir-là, peu après vingt-trois

heures, Max Vandenburg remonta larue avec une valise pleine denourriture et de vêtements chauds. Ilrespirait l'air allemand. Les étoilesjaunes étaient en feu. Lorsqu'ilatteignit la boutique de Frau Diller,il se retourna pour regarder unedernière fois le n° 33. Il ne pouvaitvoir la silhouette derrière la fenêtrede la cuisine, mais elle, en revanche,le voyait. Elle lui fit un petit signede main. Il n'agita pas la sienne.

Liesel sentait encore ses lèvressur son front. Elle avait dans lesnarines l'haleine de son adieu.

«Je t'ai laissé quelque chose,avait-il dit, mais tu ne l'auras quelorsque tu seras prête. »

Et il était parti.Elle avait appelé : « Max ?»Mais il n'était pas revenu.Il était sorti de sa chambre et avait

refermé la porte sans bruit.Le couloir avait murmuré.Puis plus rien.Lorsqu'elle entra dans la cuisine,

Maman et Papa se tenaient toutcourbés, le visage figé. Ils étaient

ainsi depuis une éternité de trentesecondes.

DÉFINITION N° 7DU DICTIONNAIRE DUDEN

Schweigen — Silence:Absence de sons ou de bruit.Synonymes : calme, quiétude,

paix. C'est ça. Paix. Quelque part dans les environs de

Munich, un Juif allemand cheminaitdans l'obscurité. Il avait été décidéqu'il retrouverait Hans Hubermann

quatre jours plus tard (enfin, s'iln'était pas arrêté), loin sur les bordsde l'Amper, près d'un pont effondréentre l'eau et les arbres.

Il se rendrait au rendez-vous, maisil ne resterait que quelques minutes.

Quand Hans se présenta, à la datefixée, il trouva seulement un petitmot glissé sous un rocher, au piedd'un arbre. Il n'était adressé àpersonne en particulier et necomportait qu'une phrase.

LES DERNIERS MOTS

DE MAX VANDENBURG

Vous avez fait assez. Maintenant, plus que jamais, le 33

de la rue Himmel était un lieu desilence et le manque de pertinenced u Dictionnaire universel Duden,surtout au niveau des synonymes, nepassa pas inaperçu.

Le silence n'était ni le calme ni laquiétude. Ni la paix.

L'IDIOT ET LESHOMMES EN

MANTEAU

Le soir du défilé, l'idiot était assis

dans la cuisine et buvait des gorgéesamères du café de Frau Holtzapfelen mourant d'envie d'en griller une.Il attendait que la Gestapo, ou lessoldats, ou la police, enfinquelqu'un, viennent l'arrêter, commeil pensait le mériter. Rosa luiordonna de se mettre au lit. Liesels'attarda sur le seuil. Il les renvoya

toutes deux et resta là, la tête dansses mains, jusqu'au petit matin.

Rien ne se passa.Chaque minute apportait avec elle

le bruit attendu des coups frappés àla porte et des voix menaçantes.Rien.

« Qu'ai-je fait? se demandait-il àmi-voix.

— Seigneur, une cigarette meferait du bien », fit-il commeréponse.

Liesel l'entendit prononcer cesphrases à plusieurs reprises. C'étaitdur pour elle de rester près de laporte. Elle aurait aimé le

réconforter, mais elle n'avait jamaisvu un homme dans un état pareil.Aucune consolation n'était possible.Max était parti et c'était la faute deHans Hubermann.

Les placards de la cuisine avaientla forme de la culpabilité et il avaitles paumes moites à l'idée de cequ'il avait fait. Elles devaientforcément l'être, pensait Liesel, carses propres mains étaient trempéesjusqu'aux poignets.

Dans sa chambre, elle fit des

prières.À genoux, mains jointes, les

avant-bras posés sur le matelas.«Mon Dieu, je vous en supplie,

faites que Max sur-vive. Je vous en prie, Seigneur... »Mal aux genoux.Mal aux pieds. Au point du jour, elle s'éveilla et

retourna dans la cuisine. Papa s'étaitendormi, la tête parallèle à la table,et un filet de salive coulait au coinde ses lèvres. L'arôme du caféemplissait l'atmosphère, où flottaitencore l'image de son stupide gestede charité. Comme un numéro detéléphone ou une adresse. Si on le

répète plusieurs fois, il reste.Hans ne sentit pas la pression de

la main de Liesel sur son épaule,mais, lorsqu'elle recommença, il fitun bond.

«Ils sont là?— Non, Papa, c'est moi. »Il finit son fond de café froid. Sa

pomme d'Adam monta et descendit.«Ils auraient dû venir. Pourquoi nesont-ils pas venus, Liesel ?»

C'était une insulte.Ils auraient déjà dû venir et

fouiller la maison, en quête d'unindice de son amitié pour les Juifsou de sa trahison, mais il s'avéra que

Max était parti pour rien. Il aurait puêtre en train de dormir dans le sous-sol ou de dessiner sur son carnet decroquis.

«Tu ne pouvais pas savoir qu'ilsn'allaient pas venir, Papa.

— J'aurais dû savoir qu'il nefallait pas donner du pain à cethomme. Je n'ai pas réfléchi.— Papa, tu n'as rien fait de mal.— Ce n'est pas vrai. »Il se leva et sortit, laissant la porte

de la cuisine ouverte. Pour toutaggraver, la matinée s' annonçaitradieuse.

Au bout de quatre jours, il fit unlong chemin à pied sur les bords del'Amper. A son retour, il rapportaitun petit billet qu'il posa sur la tablede la cuisine.

Une semaine encore s'écoula.

Hans Hubermann attendait toujourssa punition. Les zébrures sur son doscicatrisaient et il passait le plusclair de son temps à marcher dansles rues de Molching. Frau Dillercrachait à ses pieds. La boutiquièreavait pris le relais de FrauHoltzapfel, qui, fidèle à sapromesse, avait cessé de cracher sur

la porte de ses voisins. «Je lesavais, lançait-elle d'un tonvenimeux. Saleté d'ami des Juifs ! »

Il poursuivait son chemin sans luiprêter attention et Liesel leretrouvait souvent sur le pont del'Amper. Il posait les bras sur larambarde et penchait le torse au-dessus de l'eau. Des enfantspassaient à toute allure près de luien vélo. D'autres couraient et leurspas et leurs cris résonnaient. Mais iln'y accordait aucune importance.

DÉFINITION N° 8

DU DICTIONNAIRE DUDEN

Nachtrauern - Regret:Chagrin accompagné de désir ardent,

de déception ou de perte.Synonymes: repentir, chagrin,

deuil. «Tu le vois ? lui demanda-t-il une

après-midi lorsqu'elle se pencha àses côtés. Là, dans l'eau ? »

Le courant était faible et, dansl'onde, Liesel put distinguer lescontours du visage de MaxVandenburg. Elle voyait aussi sescheveux comme des plumes et lereste de sa personne. «Il se battaitcontre le Führer dans notre sous-sol.

— Jésus, Marie, Joseph ! » Lesmains de Hans étreignirent le bois.«Je suis un idiot. »

Non, Papa.Tu es juste un homme.Ces mots lui vinrent à l'esprit plus

d'un an après, lorsqu'elle écrivaitdans le sous-sol. Elle regretta de nepas les avoir trouvés à ce moment-là.

«Je suis stupide, dit HànsHubermann à sa fille adoptive. Etgentil, ce qui fait de moi l'idiot leplus idiot du monde. En fait, j'aienvie qu'on vienne m'arrêter. Toutplutôt que cette attente

insupportable. »Hans Hubermann avait besoin

d'une justification. Il avait besoin desavoir que Max Vandenburg étaitparti de chez lui pour une bonneraison.

Finalement, après une attente detrois semaines, il pensa que c'étaitarrivé.

Il était tard.Liesel rentrait de chez Frau

Holtzapfel lorsqu'elle aperçut lesdeux hommes dans leur long manteaunoir. Elle se précipita dans lamaison.

«Papa, Papa ! » Dans sa hâte, ellefaillit renverser ce qui se trouvaitsur la table de la cuisine. «Papa, ilssont ici ! »

Rosa fut la première à arriver. «Qu'est-ce que tu as à hurler commeça, Saumensch? Qui est ici ?

— La Gestapo.— Hansi ! »

Hans était déjà en train de sortirde la maison pour accueillir lesvisiteurs. Liesel voulut le rejoindre,mais Rosa la retint et ellesobservèrent la scène depuis lafenêtre.

Papa, très agité, s'était posté

derrière le portail. Maman resserrason étreinte sur le bras de Liesel.Les deux hommes passèrent sanss'arrêter.

* * *Hans Hubermann, inquiet, se

retourna et jeta un coup d'oeil à lafenêtre, puis il ouvrit le portail et leshéla. «Hé, je suis ici ! C'est moi quevous cherchez. J'habite à ce numéro.»

Les hommes en manteaus'arrêtèrent brièvement et vérifièrentquelque chose dans leur carnet. « Ohnon ! » fut la réponse. Ils avaient desvoix graves. «Vous êtes

malheureusement un peu trop vieuxpour nous. »

Ils se remirent en marche, pours'arrêter juste après, devant le n° 35.Le portail n'était pas fermé. Ilsentrèrent.

«Frau Steiner? dirent-ils lorsqu'onvint leur ouvrir la porte. C'est moi.

— Nous voudrions vous parlerde quelque chose. »

Les hommes en manteau sedressaient comme des colonnes surle seuil de la petite maison desSteiner. Ce qui les intéressait, c'étaitleur fils.

Rudy.

HUITIÈME PARTIE

LA SECOUEUSE DEMOTS

Avec :

de l'obscurité et des dominos —l'idée de Rudy tout nu

la punition — la femme del'homme qui tenait ses promesses

— un ramasseur — desmangeurs de pain

une bougie dans les arbres — un

carnet de croquis cachéet la collection de costumes de

l'anarchiste

OBSCURITÉ ETDOMINOS

Selon la formule des petites

soeurs de Rudy, il y avait deuxmonstres assis dans la cuisine. Leursvoix martelaient méthodiquement laporte derrière laquelle trois desenfants Steiner jouaient auxdominos. Les trois autres écoutaientla radio dans la chambre. Rudyespérait que cette intrusion n’avaitrien à voir avec ce qui s'était passé àl'école, la semaine précédente. Il

n'avait pas voulu en parler à Liesel,ni chez lui.

UNE APRÈS-MIDISOMBRE,

UN PETIT BUREAU DE L'ÉCOLETrois garçons étaient alignés

et l'on procédait à un examenscrupuleux

de leur corps et de leur dossier. À la fin de la quatrième partie,

Rudy entreprit de faire des piles dedominos, créant ainsi des motifs surle plancher du salon. Commed'habitude, il laissa quelques

intervalles, pour le cas probable oùle doigt espiègle de l'une des petitesviendrait s'en mêler. «Je peux lesfaire tomber, Rudy ?

— Non.— Et moi, et moi ?— Non plus. On le fera tous. »

Il aligna trois formationsdifférentes qui conduisaient aucentre, vers la même tour dedominos. Ensemble, ilsregarderaient s'effondrer ce qui avaitété si soigneusement organisé, avecun sourire ravi devant le spectaclesuperbe de la destruction.

Dans la cuisine, on parlait plus

fort, maintenant. Chaque voixs'efforçait de dominer l'autre.Différentes phrases tentèrent de sefaire entendre jusqu'au moment oùune personne, demeurée silencieusejusque-là, glissa son mot parmielles.

« Non », dit-elle. Deux fois. «Non. » Même lorsque les autresreprirent la parole, elle réussit à leurimposer le silence. « S'il vous plaît,supplia Barbara Steiner, pas mongarçon. »

«On peut allumer une bougie,

Rudy ? »

C'était quelque chose qu'ilsavaient fait souvent avec leur père.Il éteignait la lumière et ilsregardaient les dominos s’effondrerà la lueur de la flamme. Le spectaclen'en devenait que plusimpressionnant.

De toute façon, il avait desfourmis dans les jambes. « Je vaischercher des allumettes. »

L'interrupteur était près de la

porte.Tranquillement, Rudy se dirigea

vers elle, la boîte d'allumettes dansune main, la bougie dans l'autre.

«Les meilleurs résultats scolaires,disait l'un des monstres de sa voixterriblement sèche et grave de l'autrecôté de la porte. Sans parler de sesperformances physiques. » Bon sang,quel besoin avait-il eu de gagnertoutes ces courses le jour de la fête ?

Deutscher.Que Franz Deutscher aille au

diable.Et puis soudain, il comprit. Ce n'était pas la faute de Franz

Deutscher, mais la sienne. Il avaitvoulu montrer ce dont il étaitcapable à son ancien bourreau, mais

aussi à tout le monde. Et maintenanttout le monde était dans sa cuisine.

Il alluma la bougie et éteignit lalumière. «Prêtes ?— Mais je suis au courant de ce

qui se passe là-bas. » C'était la voixferme de son père, reconnaissableentre toutes.

«Vas-y, Rudy ! On attend.— Bien sûr, Herr Steiner, mais

vous devez comprendre que c'estpour servir une grande cause. Pensezaux opportunités qui s'offriront àvotre fils. C'est véritablement unprivilège.— Rudy, la bougie coule. »

Il imposa le silence d'un geste dela main et attendit la réplique d’AlexSteiner.

« Un privilège ? Courir pieds nusdans la neige ? Sauter du haut d'uneplate-forme de dix mètres dans unmètre d'eau ? »

Rudy avait collé son oreille contrela porte. La cire de la bougie fondaitet coulait sur sa main.

«Des rumeurs. » La voix aride etrationnelle avait réponse à tout. «Notre école est l'une des meilleuresqui soient. Elle dépasse le niveauinternational. Nous sommes en trainde mettre sur pied un groupe d'élite

de citoyens allemands au nom duFührer... »

Rudy refusait d'en entendre plus.Il ôta la cire fondue de sa main et

s'éloigna du rai de lumière quipassait par un interstice de la porte.Lorsqu'il s'assit, la flamme s'éteignit.Des gestes trop brusques. Lesténèbres emplirent la pièce. La seulesource de lumière était le rectangleblanc de la porte de la cuisine.

Il craqua une autre allumette etralluma la bougie. L'odeur suave dufeu et du carbone s'éleva.

Chacun à son tour, Rudy et ses

sœurs donnèrent un petit coup sur unalignement de dominos et ils lesregardèrent s'effondrer jusqu' à ceque la tour centrale soit abattue. Lespetites filles poussèrent des crisravis.

Kurt, son frère aîné, entra dans lapièce.

«On dirait des cadavres, dit-il.— Quoi?»Rudy leva les yeux vers son

visage sombre, mais Kurt nerépondit pas. Il venait de se rendrecompte qu'on discutait dans lacuisine. «Qu'est-ce qui se passe là-dedans ?»

C'est l'une de ses sœurs quirépondit. Bettina, la plus jeune, âgéede cinq ans. «Il y a deux monstres,dit-elle. Ils sont venus chercherRudy. »

Un enfant humain, là encore.Tellement plus avisé.

Plus tard, quand les hommes en

manteau s'en allèrent, les deuxgarçons, l'un âgé de dix-sept ans,l'autre de quatorze, trouvèrent lecourage d'affronter la cuisine.

Ils restèrent sur le seuil. Lalumière leur blessait les yeux.

C'est Kurt qui prit la parole. «Ils

vont l'emmener?»Sa mère avait posé les avant-bras

à plat sur la table, paumes vers leciel.

Alex Steiner leva la tête.Elle était lourde.Son visage exprimait la

détermination.Il passa une main raide sur sa

frange aux cheveux comme deséchardes et fit plusieurs tentativespour parler.

«Papa ? »Mais Rudy ne s’avança pas vers

son père.Il s'assit à la table de la cuisine et

prit la main de sa mère.Alex et Barbara Steiner ne

révéleraient rien de ce qui s'était ditpendant que les dominoss'effondraient comme des cadavresdans le salon. Si seulement Rudyavait continué à écouter à la portedurant quelques minutes encore...

Au cours des semaines quisuivirent, il se dit – ou plutôt, il tentade se persuader – que s'il avaitentendu la suite de la conversation,ce soir-là, il serait entré beaucoupplus tôt dans la cuisine. «Je vais yaller, aurait-il dit. Emmenez-moi. Jesuis prêt. »

S'il était intervenu, cela aurait putout changer.

TROIS POSSIBILITÉS

1. Alex Steiner n'aurait pas subila même punition

que Hans Hubermann.2. Rudy serait allé dans cette école.3. Et peut-être, peut-être, il serait

resté en vie. Le sort a voulu, malheureusement,

que Rudy Steiner ne soit pas entrédans la cuisine au moment opportun.

Et qu'il ait reporté son attention surses sœurs et sur les dominos.

Rudy Steiner s'assit.Il n'allait nulle part.

L'IDÉE DE RUDY TOUTNU

Il y avait eu une femme.Debout dans un coin.Sa natte, la plus épaisse qu'il ait

jamais vue, pendait dans son dos,telle une corde. De temps en temps,quand elle la ramenait devant, lanatte restait tapie sur son seincolossal comme un animaldomestique trop bien nourri. En fait,tout chez cette femme étaitvolumineux. Ses lèvres, ses jambes.

Ses dents, de véritables pavés. Savoix était ample et directe. Droit aub u t . «Komm, leur intima-t-elle.Approchez. Mettez-vous là. »

À côté d'elle, le médecinressemblait à un rongeur au crânedégarni. Petit et agile, il arpentait lebureau de l'école avec des gestesbizarres, mais efficaces. Et il avaitun rhume.

Des trois garçons, difficile de direlequel montra le moinsd'empressement à se déshabillerlorsqu'ils en reçurent l'ordre. Lepremier regarda tour à tour leprofesseur vieillissant, l'infirmière

gargantuesque et le docteur modèleréduit. Celui du milieu contemplases pieds et celui de gauche s'estimaheureux d'être dans une école et nondans une rue sombre. Cetteinfirmière, décida Rudy, était unevraie terreur.

« Qui est le premier ? » demanda-t-elle.

Le professeur qui supervisaitl'opération répondit à leur place.Herr Heckenstaller disparaissaitdans son costume noir et samoustache lui mangeait le visage.Son choix fut vite fait.

« Schwarz. »

Le malheureux Jürgen Schwarz,horriblement mal à l'aise, entrepritd'ôter son uniforme. Bientôt, il ne luiresta plus que ses chaussures et sonslip. Sur son visage de jeuneAllemand, une supplication sansespoir s'était échouée.

«Les chaussures ?» demanda HerrHeckenstaller. Schwarz ôtachaussures et chaussettes.

«Und die Unterhosen, ditl'infirmière. Le slip aussi. »

Rudy et l’autre élève, OlafSpiegel, avaient égalementcommencé à se déshabiller, mais ilsne se trouvaient pas dans la situation

périlleuse de Jürgen Schwarz.Celui-ci tremblait des pieds à latête. Il était plus grand que les deuxautres, quoique plus jeune d'un an.Lorsqu'il baissa son slip, il restadebout dans le petit bureau froid, aucomble de l'humiliation, son amour-propre autour des chevilles.

L'infirmière le détaillait, les brascroisés sur sa poitrine ravageuse.

Heckenstaller ordonna aux deuxautres de se dépêcher.

Le médecin se gratta la tête ettoussa. Son rhume était tuant.

Les trois garçons furent examinés

tour à tour, tout nus sur le parquetglacé.

Ils cachaient leurs parties intimesavec leurs mains et grelottaient.

Le docteur les examina entre deux

quintes de toux et trois éternuements.«Inspirez. » Un reniflement.«Expirez. » Autre reniflement.«Écartez les bras. » Un

toussotement. «J'ai .dit écartez lesbras.» Une affreuse quinte de toux.

Comme font toujours les humains,chacun des garçons quêtait chez lesautres un signe de sympathie. Envain. Tous trois ôtèrent leurs mains

de leur pénis et écartèrent les bras.Rudy n'avait pas du tout l'impressiond'appartenir à une race supérieure.

« Petit à petit, disait l'infirmière

au professeur, nous nous forgeons unavenir nouveau. Une nouvelle classed'Allemands, avancés tant sur leplan mental que physique. Uneclasse d'officiers. »

Son discours futmalencontreusement interrompulorsque le médecin se plia en deux ettoussa violemment au-dessus desvêtements abandonnés, les yeuxremplis de larmes. Rudy ne put

s'empêcher de s'interroger.Un nouvel avenir? Dans son genre

?Il eut la sagesse de se taire.L'examen touchait à sa fin et il

réussit à faire son premier saluthitlérien en tenue d'Adam. En unsens, il devait reconnaître que cen'était pas si désagréable.

Dépouillés de leur dignité, les

trois garçons furent autorisés à serhabiller. En quittant le bureau, ilsentendirent le début descommentaires les concernant.

« Ils sont un peu plus âgés que

d'habitude, disait le docteur, mais jepense au moins à deux d'entre eux. »

L'infirmière approuva. «Oui, lepremier et le troisième. »

Une fois dehors, ils

s'interrogèrent.Le premier et le troisième.«Le premier, c'était toi, Schwarz

», dit Rudy. Il se tourna vers OlafSpiegel. «Qui était le troisième?»

Spiegel se livra à un calcul.Voulait-elle parler du troisième dansla file ou du troisième examiné ?Aucune importance, en fait. Il savaitce qu'il voulait croire. «C'était toi, à

mon avis.— Mon oeil, Spiegel, c'était toi. »

UNE PETITEGARANTIE

Les hommes en manteau savaientqui était le troisième.

Le lendemain de leur visite rue

Himmel, Rudy s'installa avec Lieselsur la marche devant sa porte et luiraconta l'affaire dans ses moindresdétails. Il ne dissimula rien de ce quis'était passé ce jour-là à l'écolequand on était venu le chercher danssa classe. Il y eut même quelques

rires à l'évocation de l'imposanteinfirmière et de la tête que faisaitJürgen Schwarz. Mais dansl'ensemble, son récit fut dominé parl'angoisse, surtout lorsqu'il futquestion des voix dans la cuisine etdes dominos.

Pendant des jours, une idéeobséda Liesel.

Celle de l'examen des troisgarçons ou, plus précisément, pourêtre honnête, l'idée de Rudy.

Quand elle était dans son lit, ellepensait à Max, qui lui manquait; ellese demandait où il était et priait pourqu'il soit en vie, mais Rudy venait

s'immiscer dans son esprit.Rudy qui irradiait dans

l'obscurité, complètement nu.Cette vision avait quelque chose

d'effrayant, surtout le moment où ilétait obligé de retirer ses mains.C'était pour le moins déconcertant,mais elle n'arrivait pas à s'endétacher.

LA PUNITION

Dans l'Allemagne nazie, la

punition ne faisait pas partie desdenrées mentionnées sur les cartesde rationnement, mais chacun devaitattendre son tour. Pour certains, cefut la mort au combat en terreétrangère. Pour d'autres, ce fut lapauvreté et la culpabilité une fois laguerre terminée, lorsqu’en Europe,on fit six millions de découvertes.Beaucoup sans doute virent lapunition arriver, mais seul un petitnombre l'estima méritée. Hans

Hubermann fut de ceux-là.On n'aide pas les Juifs dans la rue.On ne doit pas en cacher un dans

son sous-sol.Au début, la voix de sa conscience

constitua sa punition. Il était accabléd'avoir, par son inconséquence,chassé Max Vandenburg. Son gestel'accompagnait à la table du dîner,quand il repoussait son assiette. Il setenait à ses côtés sur le pont. Lieselle voyait bien. Hans avait cessé dejouer de l'accordéon. L'optimismede son regard d'argent était blessé etinerte. C'était déjà grave, mais lepire était à venir.

Un mercredi du début denovembre, la véritable punitionarriva par la poste. En apparence, ils'agissait plutôt d'une bonnenouvelle.

LE PAPIER DANS LACUISINE

Nous avons le plaisir de vousannoncer

que votre demande d'inscriptionau NSDAP a été validée...

«Le parti nazi ? demanda Rosa. Je

croyais qu'ils ne voulaient pas detoi.

— C'était vrai. »Il s'assit et relut le courrier.On ne le traînait pas devant un

tribunal pour avoir trahi, aidé desJuifs ou quelque chose dans cegenre. Non, Hans Hubermann étaitrécompensé, du moins par certains.Comment était-ce possible ?

«Il y a forcément autre chose. » Effectivement.Le vendredi, un courrier annonçait

à Hans Hubermann qu'il étaitmobilisé. Un membre du parti seraitheureux de participer à l'effort deguerre, pouvait-on lire en

conclusion. Sinon, il y aurait desconséquences.

Liesel rentrait tout juste de saséance de lecture chez FrauHoltzapfel. Entre la vapeur de lasoupe de pois et les expressionsfigées de Hans et Rosa Hubermann,l'atmosphère de la cuisine étaitpesante. Papa était assis, Maman setenait debout près de lui. La soupecommençait à brûler.

« Seigneur, ne m'envoyez pas enRussie, dit Hans.

— Maman, la soupe brûle !— Quoi ?»

Liesel se précipita vers la

cuisinière et ôta la marmite du feu.«La soupe ! » Ceci fait, elle setourna vers ses parents adoptifs,dont les visages ressemblaient à desvilles fantômes. «Papa, que sepasse-t-il ?»

Il lui tendit le courrier. Elle sentitses mains trembler au fur et à mesurequ'elle avançait dans sa lecture. Lesmots avaient été tapés avec brutalitésur la feuille.

CONTENU DE

L'IMAGINATIONDE LIESEL MEMINGER

Près de la cuisinière, dans la

cuisine traumatisée,se forme l'image d'une machine à

écriresolitaire et surmenée. Elle se

trouve loin de là,dans une pièce à demi vide. Les

touchessont usées et une feuille de papier

blancest engagée dans le rouleau. Un

petit vententre par la fenêtre et la fait vibrer.

La pause-café est pratiquementterminée.

Un tas de papier de la taille d'unêtre humain

se tient nonchalamment à la porte.

Il pourrait presque être en train defumer.

À vrai dire, c'est plus tard, au

moment où elle écrivait, que Lieseleut la vision de la machine à écrire.Elle se demanda combien de lettressimilaires avaient été envoyées auxHans Hubermann et aux Alex Steinerd'Allemagne, des hommes quiaidaient les êtres sans défense ourefusaient de laisser partir leursenfants.

C'était le signe du désespoir quigagnait l'armée allemande.

Le pays était en train de perdre la

guerre sur le front russe.Les villes étaient bombardées.On avait besoin de plus en plus de

gens et tous les moyens étaient bonspour les recruter. Et dans la plupartdes cas, les moins bien considérésse retrouveraient aux postes lespires.

Tout en parcourant la feuille,

Liesel voyait le bois de la table àtravers les trous faits par la machineà écrire. Certains mots, commeobligatoire et devoir, avaient étélittéralement enfoncés dans lepapier. Sa bouche s'emplit de salive.

Une nausée. «De quoi s'agit-il,Papa?»

Hans Hubermann répondit d'un toncalme. «Je croyais que je t'avaisappris à lire, mon petit. » Il n'y avaitaucune trace de sarcasme ou decolère dans sa voix. C'était une voixabsente, tout comme l'expression deson visage.

Liesel se tourna vers Rosa.Une petite faille se formait sous l'

oeil droit de Maman et, dans l'instantqui suivit, son visage de carton sefissura. Non pas à partir du centre,mais vers la droite, selon un arc quidescendit de sa joue vers son

menton.

VINGT MINUTES PLUSTARD :

UNE FILLETTE DANS LA RUEHIMMEL

Elle lève les yeux. Elle chuchote.«Le ciel est plein de douceur

aujourd'hui, Max.Les nuages sont tout doux et tout

tristes, et... »Elle détourne le regard et croise

les bras.Elle pense à son papa qui va aller à

la guerreet elle resserre sur elle les pans de

sa veste.«Et il fait froid, Max, il fait si

froid... » Cinq jours plus tard, lorsqu'elle

voulut à nouveau contempler le ciel,comme à son habitude, elle n'en eutpas le temps.

Dans la maison voisine, BarbaraSteiner était assise sur la marche,ses cheveux toujours soigneusementcoiffés. Elle fumait une cigarette enfrissonnant. Liesel se dirigeait verselle lorsque Kurt sortit et rejoignitsa mère. La fillette s'arrêta. Quand illa vit, il l'interpella. «Viens, Liesel,

Rudy ne va pas tarder. »Après une courte pause, Liesel

s'avança.Barbara Steiner continuait à

fumer.Une ride de cendre oscillait au

bout de sa cigarette. Kurt prit celle-ci, ôta la cendre d'une pichenette,tira une bouffée et la rendit à samère.

Quand la cigarette fut fumée, lamère de Rudy leva les yeux et passala main dans ses mèchesimpeccables. « Notre père y va, luiaussi », dit Kurt.

Un silence.

Un groupe d'enfants jouait auballon près de la boutique de FrauDiller.

« Quand on vient chercher l'un devos enfants, on est censé dire oui»,dit Barbara Steiner dans le vide.

LA FEMME DEL'HOMME

QUI TENAIT SESPROMESSES

LE SOUS-SOL, NEUF

HEURES DU MATINSix heures avant l'au-revoir : «

J'ai joué de l'accordéon,Liesel. Celui de quelqu'un

d'autre.» Il ferma les yeux.«Ça a fait un tabac.»

À part une coupe de champagne aucours de l'été précédent, HansHubermann n'avait pas bu une goutted'alcool en dix ans. Jusqu'à la veillede son départ pour les journéesd'instruction.

Dans l'après-midi, il se rendit auKnoller avec Alex Steiner et y restajusque tard dans la soirée. Ignorantles mises en garde de leurs épousesrespectives, les deux hommes sesoûlèrent pour oublier. Et le patrondu café, Dieter Westheimer,n'arrangea pas les choses en leuroffrant des verres.

Apparemment, avant d'être ivre,

Hans fut invité à monter sur l'estradepour jouer de l'accordéon. Avec uncertain à-propos, il joua Sombredimanche, la chanson qui causa unevague de suicides en Hongrie et,malgré la tristesse qu'elle suscitadans la salle, il fit un tabac. Lieselimaginait la scène. Les gens labouche pleine. Les chopes de bièrevides avec des traces de mousse. Lesoufflet de l'accordéon qui poussaitun dernier soupir et la chanson quise terminait Les applaudissements.Les vivats qui accompagnaient Hansjusqu'au bar.

Lorsqu’Alex et lui regagnèrent tantbien que mal leurs domiciles

respectifs, Hans ne parvint pas àintroduire sa clé dans la serrure. Ilfrappa donc à la porte. À plusieursreprises.

« Rosa ! »Il s'était trompé de maison.Frau Holtzapfel n'apprécia guère.«Schwein! Vous êtes chez moi ! »

Elle enfonçait les mots dans le troude la serrure. «Vous habitez à côté,espèce de Saukerl!— Merci, Frau Holtzapfel.— Vous pouvez vous coller vos

remerciements là où je pense, troudu cul.— Pardon ?

— Rentrez chez vous.— Merci, Frau Holtzapfel.— Je viens de vous dire ce que

vous pouviez faire de vosremerciements !— Ah bon ?(C'est fou ce qu'on peut

reconstituer à partir d'uneconversation dans un sous-sol etd'une séance de lecture dans lacuisine d'une méchante voisine.)— Allez, dégagez. » Une fois enfin chez lui, Papa n'alla

pas se coucher. Il se dirigea vers lachambre de Liesel et la regarda

dormir depuis le seuil, mal assurésur ses jambes. Elle se réveilla etcrut qu'il s'agissait de Max.

« C'est vous ? demanda-t-elle.— Non. » Il avait compris tout de

suite de qui elle parlait. « C'estPapa. »

Il sortit à reculons. Elle l'entenditdescendre au sous-sol.

Dans le salon, Rosa ronflait avecenthousiasme.

Vers neuf heures, le lendemain

matin, dans la cuisine, Rosademanda à Liesel de lui passer unseau, puis elle le remplit d'eau

froide et l'emporta vers le sous-sol.Liesel courut derrière elle ens'efforçant vainement de l'arrêter.«Tu ne peux pas faire ça, Maman !

— Vraiment ? » Sur les marches,Rosa se retourna. «Parce que c'esttoi qui donnes les ordresmaintenant, dans cette maison ?»

Toutes deux se faisaient face,complètement immobiles.

Liesel ne répondit pas.« Il me semble que non. »Elles se remirent en marche. Hans

dormait sur le dos sur un tas debâches. Il ne s'autorisait pas àutiliser le matelas de Max.

«Bon, dit Rosa en levant son seau.On va voir s'il est toujours vivant. »

«Jésus, Marie, Joseph ! »Il était trempé du torse à la tête.

Ses cheveux étaient collés sur soncrâne, et même ses cilsdégoulinaient. « Qu'est-ce qui sepasse?

— Vieil ivrogne !— Jésus... »Bizarrement, de la vapeur

s'élevait de ses vêtements. Sa gueulede bois se voyait à l'oeil nu. Ellepesait sur ses épaules comme un sacde ciment humide.

Rosa fit passer le seau de la main

gauche à la main droite. «Tu as de lachance de partir à la guerre », dit-elle. Elle leva un index menaçant. «Sinon, je t'étriperais de mes propresmains, crois-moi sur parole. »

Papa essuya une rigole d'eau quicoulait sur sa gorge. «Tu avaisvraiment besoin de faire ça?

— Parfaitement. » Elle commençaà monter l'escalier. «Et si tu n'es paslà-haut dans les cinq minutes, jerecommence. »

Restée seule avec Hans, Lieselentreprit d'éponger le surplus d'eauavec des bâches.

Il lui fit signe d'arrêter et lui pritle bras. « Liesel ?» Son regard étaitrivé au sien. «Tu crois qu'il estvivant?»

Liesel s'assit.Elle croisa les jambes.La toile humide lui mouillait le

genou.«Je l'espère, Papa. »Que dire d'autre ? C'était une telle

évidence.Pour détourner leur esprit de la

pensée de Max, elle passa le doigt

dans une petite flaque d'eau sur lesol . «Guten Morgen, Papa », dit-elle.

Hans lui répondit par un clind'oeil.

Mais ce clin d'oeil-ci étaitdifférent, plus maladroit, moinsléger. C'était la version post-Max,celle de la gueule de bois. Hans sereleva et raconta à Liesel l'épisodede l'accordéon, la veille, et celui deFrau Holtzapfel.

LA CUISINE, TREIZEHEURES

Deux heures avant l'au revoir:

«Ne t'en va pas, Papa,je t'en supplie.» La main qui tient

sa cuillère tremble.«D'abord, on a perdu Max. Je ne

veux pas te perdre toiaussi.» L'homme à la gueule de

bois plante son coudedans la table et met sa joue droite

dans sa main.«Tu es presque une femme

maintenant, Liesel.»Il a envie de craquer, mais ilrepousse cette éventualité.

«Veille sur Maman, d'accord?» Lafillette parvient

tout juste à approuver de la tête.

«Oui, Papa.» Alex Steiner ne partait que quatre

jours plus tard. Il vint souhaiterbonne chance à Hans une heure avantleur départ pour la gare. Toute safamille l'accompagnait. Chacun serrala main de Hans et Barbara Steinerl'embrassa sur les deux joues.«Revenez-nous vivant.— Bien sûr, Barbara. » Il

prononça cette phrase d'un tonassuré et eut même un petit rire. « Cen'est qu'une guerre, vous savez. J'enai déjà connu une et je suis toujourslà.»

Lorsqu'ils remontèrent la rueHimmel, la voisine sèche comme dufil de fer sortit de chez elle.

«Au revoir, Frau Holtzapfel, ettoutes mes excuses pour hier soir.— Au revoir, Saukerl, espèce

d'ivrogne», dit-elle, puis elle ajoutaune note amicale : « Revenez vite,Hans.— Oui, Frau Holtzapfel. Merci. »Elle se laissa même aller à

plaisanter un peu. «Vous savez oùvous pouvez vous les mettre, vosremerciements. »

À l'angle de la rue, Frau Diller lesregarda passer d'un air méfiant,

postée derrière sa vitrine. Liesel pritla main de Hans et la garda tout aulong du trajet, de la rue de Munichau Bahnhof. Le train était déjà là.

Ils s'arrêtèrent sur le quai.Rosa étreignit Hans la première.Sans un mot.Sa tête était enfouie dans son

torse. Ensuite, ce fut au tour deLiesel.

« Papa ?»Rien.Ne t'en va pas, Papa, je t'en

supplie, ne t'en va pas. Tant pis s'ilsviennent te chercher. Ne t'en va pas.

«Papa ? »

LA GARE, QUINZEHEURES

Zéro heure, zéro minute avantl'au-revoir. Il la prend

dans ses bras. Pour dire quelquechose, n'importe quoi,

il murmure par-dessus son épaule.«Je te confie mon

accordéon, Liesel. J'ai préféré nepas l'emporter.»

Maintenant, il dit quelque chosequ'il pense vraiment.

« S'il y a d'autres raids aériens,continue à lire dans

l'abri.» La poitrine naissante deLiesel lui fait mal

à l'endroit où elle touche le bas descôtes de Hans.

«Oui, Papa.» Le tissu de soncostume est à un millimètre

de ses yeux. Elle parle tout contrelui. «Tu nous joueras

quelque chose quand tureviendras?»

Le train allait partir. Hans

Hubermann sourit à sa fille. Il luiprit doucement le menton. « C'estpromis », dit-il. Puis il monta dansle wagon.

Ils se regardèrent tandis que letrain démarrait. Liesel et Rosaagitèrent le bras.

La silhouette de Hans diminua deplus en plus et sa main se refermasur du vide.

Sur le quai, les gens s'en allaient.Il ne resta bientôt plus que la femmequi ressemblait à une petite armoireet la fillette de treize ans.

Au cours des semaines quisuivirent, tandis que HansHubermann et Alex Steiner étaientdans les divers camps de formationmilitaire accélérée, la rue Himmeleut le cœur gros. Rudy n'était plus le

même – il ne parlait pas. Mamann'était plus la même – elle nerouspétait plus. Liesel, elle, n'avaitmême plus envie de voler un livre,même si elle se disait que cela luiremonterait le moral.

Après douze jours d'absencepaternelle, Rudy décida que celasuffisait. Il se précipita hors de chezlui et frappa à la porte de Liesel.

«Kommst ?— Ja.» Elle n'avait aucune idée de ce

qu'il avait en tête, mais il n'irait passans elle. Ils empruntèrent la rue de

Munich et sortirent de Molching. Aubout d’une heure de marche, Lieselposa la question fondamentale.Jusque-là, elle s'était contentée dejeter de temps en temps un coupd'oeil au visage décidé de Rudy, ouà ses poings profondément enfoncésdans ses poches.

« Où va-t-on ?— Ce n'est pas évident?»Elle s'efforça de ne pas se laisser

distancer. «Euh... pas vraiment.— Je vais le chercher.— Qui ça ? Ton père ?— Oui. » Il réfléchit quelques

instants. « En fait, non. Je crois que

je vais plutôt aller chercher leFührer. »

Petits pas de plus en plus rapides.« Pourquoi ? »

Rudy s'immobilisa. «Parce que jeveux le tuer. » Il se retourna et lançaà la cantonade : «Vous avez entendu,bande de salauds ? Je veux tuer leFührer ! »

Ils reprirent leur marche. Au boutde quelques kilomètres, Lieseldécida qu'il était temps de fairedemi-tour. « Il va bientôt faire nuit,Rudy. » Il continua à avancer. «Etalors ?

— Je rentre. »

Il s'arrêta de nouveau et la regardacomme si elle venait de le trahir.«Eh bien, vas-y, la voleuse delivres, laisse-moi tomber. Je parieque s'il y avait un bouquin merdiqueau bout de cette route, tucontinuerais à marcher. C'est pasvrai ? »

Tous deux restèrent silencieux unmoment, puis Liesel trouva la forced'imposer sa décision. «Tu crois quetu es le seul, Saukerl? » Elle fitdemi-tour. «Et c'est seulement tonpère qui n'est plus là...

— Ça veut dire quoi, ça ? »Mentalement, Liesel fit le compte.

Sa mère. Son frère. MaxVandenburg. Hans Hubermann. Touspartis. Et elle n’avait même pas eude vrai père.

« Ça veut dire que je rentre à lamaison. »

Elle marcha seule pendant unquart d'heure et, même lorsque Rudyla rejoignit, les joues moites et lesouffle court d'avoir couru, aucunmot ne fut prononcé entre euxpendant plus d'une heure. Ilsrentraient simplement ensemble, lespieds douloureux et le cœur las.

Dans Un chant dans la nuit, il yavait un chapitre intitulé « Les cœurs

las ». Une jeune fille romantiquedevait se marier avec un jeunehomme, mais celui-ci était parti avecsa meilleure amie. Liesel étaitcertaine qu'il s'agissait du chapitretreize. « J'ai le cœur si las », disaitla jeune fille. Elle était assise dansune chapelle et écrivait dans sonjournal.

Non, pensait Liesel tout enmarchant. C'est mon cœur qui estlas. Ce ne devrait pas être le casd'un coeur de treize ans.

Lorsqu'ils arrivèrent en vue deMolching, Liesel décida de relancerla conversation en apercevant le

stade. «Tu te souviens quand on afait la course, Rudy ?— Et comment ! C'est ce que

j'étais en train de penser, d'ailleurs.On s'est cassé la figure ensemble.— Tu disais que tu étais couvert

de merde.— C'était seulement de la boue. »

Il avait maintenant du mal àdissimuler son amusement. «C'estavec les Jeunesses hitlériennes quej'ai été couvert de merde. Tut'emmêles les pinceaux, Saumensch.— Je ne m'emmêle rien du tout. Je

rapporte ce que tu as dit, toi. Il y agénéralement une différence entre ce

que quelqu'un raconte et ce qui sepasse, surtout quand ce quelqu'uns'appelle Rudy Steiner. »

C'était mieux.Lorsqu'ils se retrouvèrent dans la

rue de Munich, Rudy s'arrêta devantla boutique de son père. Avant sondépart, Alex Steiner avait envisagéavec Barbara l'idée qu'elle puissetenir le commerce en son absence.Ils avaient finalement décidé quenon, car celui-ci ne marchait plustrès bien depuis quelque temps, et iln'était pas exclu que des membres duparti se manifestent. Les affairesn'étaient jamais bonnes pour les

agitateurs. Il faudrait se contenter dela solde de l'armée.

Dans la vitrine, des costumesétaient accrochés aux portants et lesmannequins avaient toujours leurpose ridicule. « Je crois que tu plaisà celui-ci », dit Liesel au bout d'unmoment. C'était une façon designifier à Rudy qu'il était temps depoursuivre leur route.

Rue Himmel, Rosa Hubermann etBarbara Steiner attendaientensemble sur le trottoir.

« Sainte Vierge, lança Liesel. Est-ce qu'elles ont l'air inquiet ?

— Elles ont l'air furieux. »

À leur arrivée, ils furent accueillispar de nombreuses questions, dugenre « Où diable étiez-vous passés,vous deux ? », mais bien vite lesoulagement céda la place à lacolère.

C'est Barbara qui s'obstina àdemander une réponse. «Eh bien,Rudy ?»

Liesel répondit à la place de sonami. «Il était en train de tuer leFührer », dit-elle, et Rudy eut l'airsincèrement ravi.

«Au revoir, Liesel. » Quelques heures plus tard, un bruit

résonna dans le salon desHubermann. Il réveilla Liesel. Elleresta immobile dans son lit, pensantà des fantômes, à son papa, à Max, àdes cambrioleurs. Elle entenditqu'on ouvrait un placard et qu'ontraînait quelque chose, puis unsilence ouaté s'installa. Le silenceétait toujours la tentation la plusforte.

Ne bouge pas.C'est ce qu'elle se dit à plusieurs

reprises. Pas suffisamment,toutefois.

Ses pieds firent gémir le parquet.L'air s'insinua dans les manches

de son pyjama.Dans le couloir obscur, elle se

dirigea vers ce silence qui avaitsuccédé au bruit. Un rayon de luneéclairait le salon. Elle s'arrêta,sentant le contact du parquet sousses pieds nus.

Ses yeux mirent plus de temps às'habituer à la pénombre qu'elle nel'aurait pensé, mais il ne faisaitaucun doute que Rosa Hubermannétait assise au bord du lit,l'accordéon de son mari enbandoulière. Elle avait les doigts

posés sur les touches. Elle nebougeait pas. Elle ne semblait mêmepas respirer. Cette image alla à larencontre de Liesel.

LE TABLEAURosa avec accordéon.

Clair-obscur.1,55 m x Instrument x Silence.

La voleuse de livres resta là et

regarda.Plusieurs minutes s'écoulèrent.

Elle désirait ardemment entendreune note, mais rien ne se produisait.Les touches étaient muettes. Le

soufflet ne respirait pas. Il y avaitseulement la clarté lunaire, pareilleà une longue mèche de cheveux dansle rideau. Et Rosa.

Quand elle inclina la tête,l'accordéon glissa de sa poitrine etalla reposer sur ses genoux. Pendantquelques jours, Maman garderaitl'empreinte de l'instrument sur soncorps. Liesel était consciente de labeauté de la scène dont elle étaittémoin. Elle décida de ne pas laperturber.

Elle regagna son lit et serendormit sur la vision de Rosa et desa musique silencieuse. Plus tard,

lorsqu'elle s'éveilla de soncauchemar habituel et gagna denouveau le couloir sur la pointe despieds, Rosa était toujours là.L'accordéon aussi.

Comme une ancre, il la tirait versl'avant. Son corps sombrait. Onaurait dit qu'elle était morte.

Liesel se dit qu'elle ne devait paspouvoir respirer dans cette position,mais, lorsqu'elle s'approcha, elle serendit compte que si.

Maman ronflait de nouveau.A-t-on besoin d'un soufflet, se dit

Liesel, quand on possède une pairede poumons de ce calibre ?

De retour dans son lit, elle ne

parvint pas à oublier l'image deRosa et de l'accordéon. Les yeuxouverts, elle attendit que le sommeilvienne la suffoquer.

LE RAMASSEUR

Ni Hans Hubermann ni Alex

Steiner ne furent envoyés au front.Alex fut envoyé dans un hôpitalmilitaire des environs de Vienne. Entant que tailleur, on lui confia unetâche plus ou moins en rapport avecsa profession. Quantité d'uniformes,de chaussettes et de chemisesarrivaient chaque semaine et ilraccommodait les pièces qui enavaient besoin, même si elles nepourraient plus être utilisées qu'enguise de sous-vêtements par les

malheureux soldats qui se battaienten Russie.

Quant à Hans, il fut d'abordenvoyé à Stuttgart, par une ironie dusort, puis à Essen. On lui attribual'un des postes les moins enviablesqui fût sur le front intérieur. Il seretrouva dans la LSE.

UNE EXPLICATION QUIS'IMPOSE

LSE: Luftwaffe SondereinheitUnité spéciale

contre les raids aériens Les membres de la LSE avaient

pour mission de demeurer en surfacependant les bombardements afind'éteindre les incendies, de releverles murs effondrés et de venir enaide aux personnes prisonnières desdécombres. Hans n'allait pas tarderà apprendre qu'il existait une autredéfinition pour ces initiales. Dès lepremier jour, ses compagnons luiexpliquèrent que cela voulait dire enf a i t Leichensammler EinheitRamasseurs de cadavres.

Hans se demandait ce qu’avaientpu faire ces hommes pour devoiraccomplir pareille tâche et euxs'interrogeaient de la même manièresur lui. Leur chef, le sergent Boris

Schipper, lui posa la question toutde go. Quand Hans lui expliqual'histoire du pain, des Juifs et dufouet, il émit un petit rire. «Tu as dela chance d'être encore en vie ! » Ilavait des yeux ronds, comme sesjoues, et il passait son temps à lesessuyer, car ils étaient sans cesseirrités, fatigués, ou remplis depoussière et de fumée. «Dis-toi bienqu'ici, l'ennemi n'est pas en face detoi. »

Hans allait poser la question quilui venait naturellement à l'espritlorsqu'une voix s'éleva derrière lui.Elle appartenait à un jeune hommeau visage mince, au sourire

sarcastique. Reinhold Zucker. « Pournous, l'ennemi n'est pas de l'autrecôté de la colline ou dans un endroitprécis. Il est partout. » Il retourna aucourrier qu'il était en train d'écrire.«Tu verras. »

Dans les quelques mois difficilesqui suivraient, Reinhold Zuckertrouverait la mort. Il serait tué par lesiège de Hans Hubermann.

Les attaques aériennes sur

l'Allemagne s'intensifiaient et, pourHans, le travail commençait toujoursde la même manière. Les hommes seréunissaient autour du camion pour

être informés sur les bâtiments quiavaient été touchés pendant leurpause, sur ceux qui risquaient del'être et sur la constitution deséquipes.

Même en l'absence debombardements, le travail nemanquait pas. Ils roulaient à traversdes agglomérations dévastées etdéblayaient. Dans le camion, ilsétaient douze, assis le dos voûté etballottés au gré des cahots. . Dès ledébut, chacun s'était attribué uneplace.

Le siège de Reinhold Zucker setrouvait au milieu de la rangée de

gauche.Hans Hubermann s'installait tout

au fond, là où s’insinuait la lumièredu jour. Il apprit vite à être à l'affûtdes projectiles qui pouvaient êtrelancés de n'importe, où à l'intérieurdu véhicule, notamment les mégotsde cigarettes qui grésillaient encore.

INTÉGRALITÉ D'UNE

LETTRE À LA FAMILLEÀ mes chères Rosa et Liesel,

Tout va bien ici.J'espère que vous vous portez bien.

Affectueusement, Papa.

Fin novembre, Hans Hubermanneut pour la première fois un aperçude ce qu'était vraiment un raidaérien. Des gravats tombèrent sur lecamion. Partout, des gens couraientet criaient. Des incendies s'étaientallumés, des immeubles avaient étééventrés. Des charpentes menaçaientde s'effondrer. Les bombesfumigènes étaient plantées dans lesol, telles des allumettes etremplissaient de fumée les poumonsde la ville.

Hans Hubermann faisait partied'un groupe de quatre hommes. Ils semirent à la queue leu leu derrière lesergent Schipper, dont les bras

disparaissaient dans la fumée.Kessler venait ensuite, puisBrunnenweg, et Hans était ledernier. Le sergent dirigeait la lanceà incendie sur les flammes, tandisque les deux autres l'arrosaient etque, par précaution, Hans lesarrosait tous les trois.

Derrière eux, un bâtiment grondaet frémit.

Il pencha en avant et s'écroula àquelques mètres des talons de Hans.Le béton dégagea une odeur de neufet un mur poudreux se précipita verseux.

«Gottverdammt, Hubermann ! »

La voix émergea des flammes, suiviepar trois hommes. Ils avaient lagorge remplie de particules decendres. Même lorsqu'ils parvinrentà s'éloigner et à tourner le coin de larue, le nuage blanc et tiède issu del'immeuble effondré tenta de lessuivre.

Dans une sécurité précaire, ilsrestèrent penchés en avant, jurant ettoussant. Le sergent répéta saréflexion. «Bon sang, Hubermann !»Ses lèvres étaient collées. Il lesfrotta. «C'était quoi, ce bazar?— Ça s'est effondré juste derrière

nous.

— Je suis au courant. Ce que jevoudrais savoir, c'est de quelletaille était le bâtiment. Il avait aumoins dix étages, non ?— Non, sergent. Pas plus de deux,

à mon avis.— Jésus. » Une quinte de toux.

«Marie, Joseph ! » Schipper sefrottait les yeux pour tenter d'ôter lacouche de poussière et de sueur.«On n'aurait pas pu faire grand-chose. »

L'un des hommes s'essuya levisage. «Nom d'un chien, j'aimeraisau moins une fois être sur placequand ils toucheront un bistro. Je

meurs d'envie d'une bonne bière. »Tous les quatre s'adossèrent au

mur.Ils avaient dans la bouche le goût

de la boisson dont la fraîcheur auraitapaisé leur gorge en feu et adoucil’âcreté de la fumée. C’était un rêvedélicieux, impossible à réaliser. Ilssavaient qu'en fait de bière, leliquide qui coulerait dans ces ruesressemblerait plutôt à une bouillieblanchâtre.

Chacun était enrobé d'une couchede poussière grise et blanche.Lorsqu'ils se redressèrent pour seremettre à l'ouvrage, le tissu de leur

uniforme n’apparaissait plus que parendroits.

Le sergent s'approcha deBrunnenweg. Il lui tapotavigoureusement le torse à plusieursreprises. «Voilà, c'est mieux. Tuavais un grain de poussière, monpote. » Brunnenweg éclata de rire.Schipper se tourna alors vers sadernière recrue. «À toi de prendre latête, maintenant, Hubermann. »

Pendant plusieurs heures, ils

luttèrent contre les incendies ets'efforcèrent par tous les moyensd'étayer les immeubles qui

menaçaient de s'effondrer. Parfois,quand les côtés étaient endommagés,les arêtes qui restaient saillaientcomme des coudes. C'était le pointfort de Hans Hubermann. Il étaitpresque content de découvrir unchevron encore brûlant ou uneplaque de béton effritée poursoutenir ces coudes et leur permettrede s'appuyer dessus.

Il avait les mains rempliesd'échardes et, dans l'effondrement dubâtiment, des résidus étaient venusse coller sur ses dents. Une couchede poussière humide avait durci surses lèvres et il n'y avait pas unepoche, pas un seul fil ou un pli caché

de son uniforme qui ne fût recouvertd'une pellicule poudreuse.

Le pire de tout, dans sa tâche,c'étaient les gens.

De temps à autre, quelqu'un erraitobstinément dans cette poussière ensuspension. Généralement, ilscriaient un seul mot. Un nom.

Wolfgang, par exemple.«Vous avez vu mon Wolfgang ? »Ils laissaient les empreintes de

leurs doigts sur sa veste.« Stephanie! »« Hansi ! »« Gustel ! Gustel Stoboi ! »Une fois la poussière retombée,

l'appel des noms se poursuivait dansles rues éventrées, pour aboutirparfois à des embrassadespoussiéreuses ou à un hurlement dedouleur à genoux. Heure aprèsheure, ils s'accumulaient comme desrêves doux-amers attendant dedevenir réalité.

Tous ces dangers finissaient par

n'en faire qu'un. La poudre, la fumée,les flammes attisées par le vent. Lesgens abîmés. Comme les autreshommes de l'unité, Hans devraitperfectionner l'art de l'oubli.

«Ça va, Hubermann ? » demanda

le sergent à un moment. Le feu étaitjuste dans son dos.

Sans conviction, Hans fit signeque oui à l'homme et à l'incendie.

Au cours de leur tournée, il y eut

ce vieil homme qui avançait enchancelant dans les rues. Hansfinissait de stabiliser un immeuble.Lorsqu'il se retourna, il le découvriten train d'attendre calmement qu'ils'occupe de lui. Une traînée de sanglui barrait le visage et descendait sursa gorge et son cou. Il portait unechemise blanche au col rougesombre et il tenait sa jambe comme

si elle était à côté de lui. «Vouspouvez me relever, moi aussi, jeunehomme ?»

Hans le prit dans ses bras etl'emporta en dehors de la zone depoussière.

UNE PETITE NOTE

TRISTEJe me suis rendue dans cette rue

quand Hans Hubermannportait encore l'homme dans ses

bras.Le ciel était pommelé.

C'est seulement en le déposant sur

une plaque de béton couverted'herbe que Hans comprit.

«Qu'y a-t-il ?» demanda l'un deses compagnons. Incapable deparler, Hans pointa le doigt.

« Oh ! » Une main l'entraîna. «Tuvas devoir t'y faire, Hubermann. »

Pendant le reste du service, il se

lança à corps perdu dans son travailen essayant d'ignorer les échoslointains des gens qui criaient desnoms.

Deux heures plus tard, comme ilsortait en hâte d'un immeuble encompagnie du sergent et de deux

autres hommes, il ne regarda pas àses pieds et buta sur un obstacle. Ilse rattrapa et c'est en voyant ladétresse dans le regard des autresqu'il réalisa.

Le cadavre était allongé sur leventre.

Il gisait sur une couverture depoudre et de poussière, les mains surles oreilles.

C'était un jeune garçon.Âgé de onze ou douze ans. Un peu plus loin, tandis qu'ils

progressaient dans la rue, ils

rencontrèrent une femme qui appelait: « Rudolf ! » Elle se dirigea àtravers la poussière vers les quatrehommes. Son corps frêle était voûtépar l'inquiétude.

«Avez-vous vu mon fils ?— Il a quel âge ?— Douze ans. »

Oh, Seigneur ! Doux Jésus !Tous pensaient la même chose,

mais le sergent n'eut pas le couragede lui dire que oui, ils l'avaient vu,ni de l'envoyer dans cette direction.

Quand elle voulut les dépasser,Boris Schipper la retint. «Nousvenons de cette rue, lui assura-t-il.

Vous ne le trouverez pas par là. »La femme refusait de perdre

espoir. Mi-marchant, mi-courant,elle appela par-dessus son épaule:«Rudy !»

En l'entendant, Hans Hubermannpensa à un autre Rudy. Celui de larue Himmel. Par pitié, faites queRudy soit sain et sauf, dit-il,s'adressant au ciel qu'il ne pouvaitvoir. Ses pensées s'orientèrentensuite tout naturellement versLiesel et Rosa, vers les Steiner etvers Max.

Quand ils retrouvèrent le reste del'équipe, il s'allongea sur le sol.

« C'était comment, là-bas ? »demanda quelqu'un. Les poumons dePapa étaient emplis de ciel.

Quelques heures plus tard, après

s'être lavé et avoir mangé, puisvomi, il tenta d'écrire une lettredétaillée à sa famille. Ses mainsétaient agitées d'un tremblementincontrôlable, ce qui le forçait àfaire court. S'il y arrivait il leurraconterait le reste de vive voix,quand il rentrerait. À condition qu'ilrentre.

À mes chères Rosa et Liesel,commença-t-il.

Il lui fallut plusieurs minutes pourtracer ces six mots sur le papier.

LES MANGEURS DEPAIN

Cette année avait été longue et

riche en événements à Molching etelle touchait à sa fin.

Liesel passa les derniers mois de1942 obsédée par la pensée de ceuxqu'elle appelait les «trois hommesdésespérés ». Elle se demandait oùils étaient et ce qu'ils faisaient.

Une après-midi, elle sortitl'accordéon de son étui et le frottaavec un chiffon. Une fois,

simplement, juste avant de le ranger,elle fit ce que n’avait pu faireMaman. Elle posa le doigt sur l'unedes touches et appuya doucement surles caisses. Rosa avait raison. Celane faisait qu'accentuer le vide de lapièce.

Chaque fois qu'elle voyait Rudy,elle lui demandait s'il avait desnouvelles de son père. Parfois, il luidétaillait ce qu'Alex Steiner leurécrivait. À côté, l'unique lettreenvoyée par son propre papa étaitquelque peu décevante.

Max, pour sa part, ne vivait bienentendu que dans son imagination.

Avec un bel optimisme, elle levoyait marcher seul sur une routedéserte. De temps en temps, iltrouvait refuge quelque part, avec sacarte d'identité qui faisait illusion.

Les trois hommes sematérialisaient à tout moment.

Elle voyait Hans apparaître à lafenêtre de sa classe. Max s'asseyaitsouvent à côté d'elle près du feu.Alex Steiner arrivait quand elle étaitavec Rudy et il les regardait seplanter devant la boutique aprèsavoir abandonné leur vélo dans larue de Munich.

«Tu vois ces costumes, disait

Rudy, le nez sur la vitrine, ils vonttous être perdus. »

Curieusement, faire la lecture à

Frau Holtzapfel était l'une desdistractions favorites de Liesel. Ellese rendait maintenant aussi chez ellele mercredi. Elle avait terminé LeSiffleur et entamé Le Porteur derêves. Parfois, la voisine lui faisaitdu thé ou lui offrait une soupeinfiniment meilleure que celle deRosa. Moins aqueuse.

Entre octobre et décembre, il y

avait encore eu un défilé de Juifs,

puis un autre dans la foulée. Commela première fois, Liesel s'étaitprécipitée dans la rue de Munich,pour voir si Max Vandenburg setrouvait parmi eux. Elle étaitpartagée entre le besoin de le voir –de savoir qu'il était toujours vivant –et une absence qui pouvait signifierun certain nombre de choses, dont laliberté.

Vers la mi-décembre, un petitgroupe de Juifs et autres scélératsque l'on conduisait vers Dachaupassa rue de Munich. Troisièmedéfilé.

Rudy retourna rue Himmel et

revint du n° 35 avec un petit sac etdeux vélos.

« T'es partante, Saumensch?»

CONTENU DU SAC DERUDY

Six morceaux de pain rassis,coupés en quatre.

* * *

Laissant le groupe derrière eux,ils roulèrent en direction de Dachauet s' arrêtèrent sur la route, à unendroit désert. Rudy passa le sac àLiesel. « Prends-en.

— Je ne suis pas sûre que ce soit

une bonne idée. » Il lui fourra deforce un peu de pain dans la main.«Ton père l'a fait. »

Que pouvait-elle dire ? Celavalait bien des coups de fouet.

« Si on est rapide, on ne sera paspris. » Il se mit à distribuer lesmorceaux de pain. «Alors, grouille-toi, Saumensch. »

Liesel ne put retenir un souriretandis qu'elle répandait le pain sur laroute avec son meilleur ami, RudySteiner. Lorsqu'ils eurent terminé, ilsprirent leurs vélos et allèrent sedissimuler parmi les sapins.

La route glacée était toute droite.

Les soldats ne tardèrent pas àarriver avec les Juifs.

Dans l'ombre des arbres, Lieselregardait son compagnon. Léschoses avaient bien changé. Devoleur de pommes, il était devenudonneur de pain. Sa chevelureblonde, quoique plus foncée,ressemblait à la flamme d'unebougie. Elle entendit l'estomac deRudy gargouiller, alors qu'ildistribuait du pain aux autres.

Était-ce là l'Allemagne ?Était-ce là l'Allemagne nazie ?Le soldat qui venait en tête ne vit

pas le pain – il n’avait pas faim–,

mais le premier Juif, lui, l’aperçut.Sa main se tendit vers le sol,

ramassa un morceau et le fourraavidement dans sa bouche.

Est-ce Max ? se demanda Liesel.Pour mieux y voir, elle entreprit

de se rapprocher du bord de laroute.

«Hé ! » Rudy était blême. «Nebouge pas. S'ils nous trouvent ici etfont le lien avec le pain, on estfichus. » Liesel continua à avancer.

D'autres Juifs se baissaient etramassaient le pain sur la chaussée.De la lisière du bois, la voleuse delivres les détailla. Max Vandenburg

ne faisait pas partie du groupe.Son soulagement fut bref.L'un des soldats venait de

remarquer qu'un des prisonnierstendait la main vers le sol. Il donnal'ordre à la colonne de s'arrêter. Laroute fut examinée. Les prisonniersmâchèrent en toute hâte, le plussilencieusement possible, etavalèrent comme un seul homme.

Le soldat ramassa quelques boutsde pain et examina le bord de laroute de chaque côté. Lesprisonniers regardèrent, eux aussi.

«Là-bas ! »L'un des soldats se dirigeait à

grandes enjambées vers la fillettequi se tenait parmi les arbres lesplus proches. Il aperçut ensuite legarçon.

Liesel et Rudy se, mirent à courir,chacun dans une direction, sous leschevrons de branches et le hautplafond des arbres.

«Continue à courir, Liesel !— Et les vélos ?— Scheiss drauf! On s'en fout !»

Au bout d'une centaine de mètres,le souffle du soldat se rapprocha dela nuque de Liesel. Elle attendit lamain qui allait avec.

La chance était avec elle.Elle eut simplement droit à un

coup de pied aux fesses, assortid'une poignée de mots. «File, petite,tu n'as rien à faire ici ! » Elle ne sele fit pas dire deux fois et parcourutencore plus d'un kilomètre avant des'arrêter. Les branches lui éraflaientles bras, les pommes de pinroulaient sous ses pieds et uncarillon de sapin de Noël retentissaitdans ses poumons.

Trois quarts d'heure plus tard, elle

revint à son point de départ. Rudyétait assis auprès des vélos rouillés.

Il avait ramassé le reste du pain etmâchonnait un quignon.

«Je t'avais dit de ne past'approcher», commenta-t-il.

Elle lui montra son postérieur.«Est-ce que le coup de pied amarqué ? »

LE CARNET DECROQUIS CACHÉ

Quelques jours avant Noël, il y eut

un autre raid aérien, mais aucunebombe ne toucha Molching. D'aprèsla radio, la plupart tombèrent sur lacampagne environnante.

Dans l'abri des Fiedler, les genseurent une réaction intéressante.Lorsque tout le monde fut là, chacuns'assit d'un air solennel et attendit.Les regards étaient tournés versLiesel.

La voix de Papa résonna dans satête.

« S'il y a d'autres raids aériens,continue à lire dans l’abri. »

Elle laissa passer quelquesminutes, pour être sûre que c'était cequ'ils voulaient.

Rudy parla au nom des autres.«Li s , Saumensch.» Elle ouvrit lelivre et, une fois encore, les motsallèrent à la rencontre des occupantsde l'abri.

L'alerte terminée, Liesel se

retrouva dans la cuisine avec samaman. Rosa arborait un air

préoccupé. Elle ne tarda pas àquitter la pièce en prenant uncouteau au passage. «Viens avecmoi», dit-elle.

Dans le salon, elle s'approcha deson matelas et releva le drap dudessous. Sur le côté de la toile, il yavait une fente cousue, pratiquementindécelable. Rosa la décousit avecprécaution et y inséra le braspresque jusqu'à l'épaule. Quand ellele ressortit, elle tenait à la main lecarnet de croquis de MaxVandenburg.

«Il a demandé qu'on te le remettelorsque tu serais prête, déclara-t-

elle. Je pensais le faire à la date deton anniversaire, et puis je me suisdit que tu pouvais déjà l'avoir àNoël. » Elle se redressa, uneexpression étrange sur le visage. Cen'était pas de la fierté. Plutôt lepoids du souvenir. « Pour moi, tu esprête depuis toujours, Liesel. Dèston arrivée ici, accrochée à ceportail, tu étais destinée à lerecevoir. »

Elle lui tendit le livre.Sur la couverture, on pouvait lire

ceci :

LA SECOUEUSE DE

MOTSUn petit recueil de pensées pour

Liesel Meminger Liesel le prit avec infiniment de

douceur. «Merci, Maman », dit-elleà Rosa.

Elle l'entoura de ses bras.Elle mourait d'envie de dire à

Rosa Hubermann qu'elle l'aimait.Dommage qu'elle ne l'ait pas fait.

Elle aurait voulu aller le lire ausous-sol, comme au bon vieuxtemps, mais Maman la persuada dene pas s'y rendre. « Ce n'est pas pourrien que Max est tombé malade, dit-

elle, et je n'ai pas l'intention de telaisser attraper du mal. »

Elle lut donc dans la cuisine.Devant le fourneau rougeoyant.La Secoueuse de mots.

* * *Elle parcourut le carnet, qui

comportait beaucoup de textes courtset d'histoires, ainsi que des dessinsavec leurs légendes. Par exemple,Rudy sur une estrade, avec troismédailles d'or autour du cou etCheveux couleur citron écrit endessous. Il y avait aussi lebonhomme de neige, tout comme laliste des treize cadeaux, sans parler

des récits des nuits dans le sous-solou près du feu.

Naturellement, beaucoup de cespensées, de ces croquis et de cesrêves avaient trait à Stuttgart, àl'Allemagne et au Führer. Il étaitaussi question de la famille de Max.À la fin, il n'avait pu s'empêcher del'inclure. Il devait le faire.

Et puis Liesel arriva à la page117.

C'est là que se trouvait LaSecoueuse de mots proprement dit.

C'était une fable, ou un conte defées, Liesel ne savait pas trop.Même lorsqu'elle regarda dans le

Dictionnaire universel Duden,quelques jours plus tard, elle eut dumal à comprendre la différence.

Sur la page précédente, il y avaitune petite note.

PAGE 116

Liesel, j'ai failli rayer cettehistoire. Je me disais

que tu étais trop grande et puis jeme suis dit

qu'il n'y a pas d'âge pour cegenre de conte.

Cette histoire curieuse m'estvenue à l'esprit

en pensant à toi, à tes mots, à tes

livres.J'espère qu'elle t'intéressera.

Elle tourna la page…

Pendant un long moment, Liesel

resta appuyée à la table de lacuisine. Elle se demandait où setrouvait Max, là-bas dans cette vasteforêt. Le jour baissait. Elles'endormit. Rosa l'envoya au lit etelle alla se coucher en serrant contreson cœur le carnet de croquis deMax.

C'est quelques heures plus tard, àson réveil, qu'elle trouva la réponseà sa question. «Bien sûr, murmura' t-

elle, bien sûr, je sais où il est. » Etelle se rendormit. Elle rêva del'arbre.

LA COLLECTION DECOSTUMES

DE L'ANARCHISTE

35, RUE HIMMELLE 24 DÉCEMBRE

En l'absence des deux pères defamille,

les Steiner ont invité Rosa et TrudyHubermann,

ainsi que Liesel. Lorsqu'ellesarrivent,

Rudy est encore en train de donnerses explications

sur ses vêtements. Il regarde Lieselet il esquisse un léger sourire.

Les jours qui précédèrent la Noël

1942 s'écoulèrent dans uneatmosphère lourde de neige. Lieselrelut plusieurs fois La Secoueuse demots, tant l'histoire qui portait cetitre que le reste. La veille de Noël,elle prit une décision à propos deRudy. Tant pis s'il était tard.

Juste avant la tombée de la nuit,elle alla frapper à sa porte et luiannonça qu'elle avait un cadeau deNoël pour lui.

Rudy regarda les mains de son

amie. Rien à ses pieds non plus. «Ehbien, où est-il?— Bon, on oublie. »Mais Rudy avait compris. Il avait

déjà vu Liesel dans cet état. Unelueur de défi dans le regard et desdémangeaisons dans les doigts. Ellesentait le vol à plein nez. «Cecadeau, tu ne l'as pas encore ?risqua-t-il.— Non.— Et tu ne vas pas non plus

l'acheter.— Évidemment pas. Avec quoi ? »

Il neigeait toujours. La pelouse étaitparsemée de glace qui ressemblait à

du verre brisé.«Tu as la clé ? demanda-t-elle.— Quelle clé ? » Mais il ne mit

pas longtemps à comprendre. Ilrentra dans la maison et revintquelques instants plus tard. « Il esttemps d'aller faire notre marché »,dit-il, reprenant la formule de ViktorChemrriel.

Le jour déclinait très vite et, dans

la rue de Munich, seule l'église étaitouverte. Liesel devait presser le paspour ne pas se laisser distancer parRudy, avec ses grandes enjambées.Ils s'arrêtèrent devant le magasin à

l'enseigne de STEINER-SCHNEIDERMEISTER. Enquelques semaines, une fine couchede boue et de suie avait recouvert ladevanture. Derrière la vitrine, lesmannequins se tenaient comme autantde témoins, l'air sérieux etridiculement apprêtés. Il étaitdifficile de ne pas penser qu'ilsobservaient tout ce qui se passait.

Rudy fouilla dans sa poche.C'était le soir de Noël.Son père était du côté de Vienne.S'ils s'introduisaient dans sa chère

boutique, il ne s'en offusqueraitcertainement pas. Les circonstances

1' exigeaient.La porte s'ouvrit sans difficulté et

ils pénétrèrent à l'intérieur. Lepremier mouvement de Rudy futd'allumer la lumière, mais on avaitdéjà coupé l'électricité.

«Tu as des bougies ? »Rudy était consterné. «J'ai apporté

la clé, c'est déjà bien. En plus,c'était ton idée. »

À ce moment, Liesel buta surquelque chose. Elle tomba,entraînant dans sa chute unmannequin qui accrocha son bras etse démantela en s'écroulant sur elle.«Ôte-moi ce truc !» Il était

maintenant en quatre parties, le brasdroit, le bras gauche, la tête avec letorse, et enfin le bas du corps.Quand elle en fut débarrassée, ellese remit debout. «Jésus, Marie ! »souffla-t-elle.

Rudy récupéra l'un des bras et luitapota l'épaule avec. Elle sursauta etse retourna. «Ravi de faire votreconnaissance ! » dit-il en tendant lamain du mannequin.

Pendant quelques minutes, ils sepromenèrent dans les allées étroitesdu magasin. Au moment où il sedirigeait vers le comptoir, Rudy seprit les pieds dans une boîte vide. Il

poussa un juron. «C'est ridicule !s'exclama-t-il, attends-moi uninstant. » À tâtons, il regagna l'entréeet sortit du magasin. Liesel s'assit, lebras du mannequin à la main. Rudyne tarda pas à revenir, portant lalanterne allumée qu'il venaitd'emprunter à l'église.

Un anneau de lumière éclairait sonvisage.

«Alors, ce présent dont tu m'asrebattu les oreilles, il est où ? Cen'est tout de même pas l'un de cesmannequins sinistres ?

— Approche la lumière. »Il la rejoignit et elle prit la

lanterne dans une main, tandis que,de l'autre, elle parcourait lescostumes accrochés à des cintres.Elle en sortit un, puis le remit enplace. «Trop grand. » A laquatrième tentative, elle présenta uncostume bleu marine à Rudy. «Est-ceque celui-ci est de la bonne taille?»

Elle attendit dans l'obscuritépendant qu'il essayait le costumederrière l'un des rideaux. Dans lepetit cercle lumineux, l'ombre deRudy s'habillait.

Lorsqu'il revint, il tendit lalanterne à Liesel pour qu'elle levoie. Sans le rideau, la lanterne

projetait une colonne lumineuse quibrillait sur l'élégant costume. Enmême temps, elle éclairait lachemise sale que Rudy portait endessous et ses chaussures éculées.

«Alors ?» demanda-t-il.Liesel poursuivit son examen. Elle

tourna autour de lui. «Pas mal, dit-elle enfin avec un léger haussementd’épaules.— Comment ça, pas mal ? Je suis

mieux que pas mal, non ?— Les chaussures font baisser la

note. Ta tête aussi. »Rudy reposa la lanterne sur le

comptoir et marcha sur elle en

faisant semblant d'être très fâché.Liesel dut reconnaître qu'unecertaine nervosité s'emparait d'elle.Aussi est-ce avec un mélange desoulagement et de déception qu'ellele vit trébucher et tomber sur lemalheureux mannequin.

Par terre, Rudy éclata de rire.Puis il ferma les yeux. Très fort.Liesel se précipita.Elle s'accroupit et se pencha sur

lui. Embrasse-le, Liesel, embrasse-le. «Ça va, Rudy ? Ça va?»

«Il me manque», dit-il, le visagedétourné.

« Frohe Weihnachten», répondit

Liesel. Elle l'aida à se relever etdéfroissa le costume. «Joyeux Noël.»

NEUVIÈME PARTIE

LE DERNIER HUMAINÉTRANGER

Avec :

la tentation suivante — un joueurde cartes

les neiges de Stalingrad — unfrère qui ne vieillit pas

un accident — le goût amer desquestions

une boîte à outils, un homme quisaigne, un ours

un avion en morceaux — et unretour à la maison

LA TENTATIONSUIVANTE

Cette fois, il y avait des biscuits.Mais ils étaient vieux.C'étaient des Kipferl qui restaient

de Noël et ils étaient sur le bureaudepuis au moins quinze jours.Semblables à des fers à chevalminiatures recouverts d'une couchede sucre glace, ceux du fondcollaient à l'assiette. Les autres,entassés, formaient un tascaoutchouteux. Elle sentit leur arôme

dès l'instant où ses doigtsaccrochèrent le rebord de la fenêtre.La pièce avait le goût du sucre et dela pâte, et celui de milliers de pages.

Il n'y avait pas de petit mot, maisLiesel comprit vite qu'il s'agissait làà nouveau d'un geste d'Ilsa Hermannà son intention. Elle retourna vers lafenêtre et glissa un murmure parl'ouverture. Le prénom de Rudy.

Ils étaient venus à pied, car laroute était trop glissante pour qu'ilsprennent les vélos. Rudy montait lagarde sous la fenêtre. Son visageapparut et elle lui tendit l'assiette.Elle n'eut pas besoin d'insister pour

qu'il la prenne.Tout en dévorant les gâteaux du

regard, il interrogea: «Rien d'autre ?Du lait ?— Quoi ?— Du lait», répéta-t-il, un peu

plus fort, cette fois. S'il avait perçule ton offensé de Liesel, il n'enmontrait rien.

«Tu es idiot ou quoi ? Est-ce queje peux simplement voler le livre ?— Bien sûr. Tout ce que je disais,

c'était... »Liesel se dirigea vers l'étagère du

fond, derrière le bureau. Dans letiroir du haut de celui-ci, elle trouva

du papier et un crayon et écrivitMerci sur une feuille qu'elle posasur le dessus.

À sa droite, un livre saillait, tel unos. Les lettres sombres du titreressemblaient presque à descicatrices sur. sapâleur. Die LetzteMenschliche Fremde – Le DernierHumain étranger. Il bruissadoucement quand elle le prit surl'étagère. Un peu de poussièretomba.

Au moment où elle allait ressortir,elle entendit s'ouvrir la porte de labibliothèque.

Elle s'immobilisa, un genou en

l'air, la main qui tenait le livre poséesur le cadre de la fenêtre.Lorsqu'elle se retourna, elledécouvrit l'épouse du maire, enpeignoir en éponge flambant neuf eten pantoufles. Sur la poche poitrinedu peignoir était brodée une croixgammée. La propagande parvenaitjusque dans les salles de bains.

Elles se regardèrent.Liesel jeta un coup d'oeil à la

poitrine d’Ilsa Hermann, puis leva lebras. «Heil Hitler!»

Elle allait partir lorsqu'une penséelui traversa l'esprit.

Les petits gâteaux.

Ils étaient là depuis plusieurssemaines.

Autrement dit, si le maire seservait de sa bibliothèque, il lesavait vus. Et dans ce cas, il avaitcertainement demandé la raison deleur présence. À moins – et cettesupposition remplit Liesel d'unétrange optimisme –, à moins que cene fût pas la bibliothèque du maire,mais celle de son épouse.

Elle ignorait pourquoi cela avaitune telle importance, mais l'idée queles livres appartiennent à IlsaHermann lui plaisait. C'était elle quil’avait fait entrer dans la

bibliothèque et qui, la première, luiavait ouvert une fenêtre sur lalecture, dans tous les sens du terme.Elle préférait qu'il en fût ainsi.C'était logique.

Elle demanda: «C'est votrebibliothèque, n'est-ce pas ?»

La femme du maire se raidit.«J'avais l'habitude de lire ici avecmon fils. Mais ensuite... »

Liesel sentait l' air froid derrièreelle. Elle eut la vision d'une mèreassise sur le parquet en train de lire,tandis que son petit garçon montraitdu doigt les images et les mots. Puiselle vit la guerre à la fenêtre. «Je

sais. »Du dehors, une exclamation lui

parvint.« Qu'est-ce que t'as dit?»Liesel tourna la tête et chuchota

sèchement: «Tais-toi, Saukerl, etsurveille la rue. » Puis elle parlalentement, en direction d'IlsaHermann, cette fois : «Ainsi, tousces livres...— La plupart sont à moi.

Quelques-uns appartiennent à monmari, d'autres appartenaient à monfils, comme tu le sais. »

C'était au tour de Liesel d'êtregênée. Elle s'empourpra. « J'ai

toujours cru que c'était labibliothèque du maire.— Pourquoi ?» Ilsa Hermann avait

l'air amusée. Liesel remarqua queses pantoufles étaient aussi ornéesde croix gammées. « C'est le maire.Je me suis dit qu'il devait lirebeaucoup. »

La femme du maire mit les mainsdans ses poches. « Depuis quelquetemps, c'est surtout toi qui utilisescette pièce.— Vous avez lu celui-ci ?» Liesel

b r a n d i t Le Dernier Humainétranger. Ilsa Hermann examina letitre de plus près. « Oui.

— C'est bien ?— Pas mal. »Maintenant, Liesel mourait d'envie

de s'en aller, tout en se sentantobligée de rester. Elle ouvrit labouche, mais elle avait trop de motssur la langue et ils allaient trop vite.À plusieurs reprises, elle tenta envain, de les capturer. Finalement,c'est Ilsa Hermann qui pritl'initiative.

Elle aperçut le visage de Rudy àla fenêtre. Ou plutôt, sa cheveluresemblable à la flamme d'une bougie.«Tu ferais bien de t'en aller, dit-elle,il t'attend. »

Sur le chemin du retour, ilsmangèrent les biscuits. «Tu es sûrequ'il n'y avait rien d'autre ? demandaRudy. Ce n'était certainement pastout.— On a déjà de la chance d'avoir

récupéré les gâteaux. » Liesel jeta unoeil à l' assiette que tenait Rudy.«Dis-moi la vérité. Tu en as mangécombien avant que je ne revienne ?— Eh, ici, c'est toi qui voles,

rétorqua Rudy, furieux. Pas moi.— Ne me raconte pas de bobards,

Saukerl, tu as encore du sucre aucoin des lèvres. »

Rudy s'essuya la bouche d'une

main. «Je n'en ai pas mangé un seul,promis. »

Ils mangèrent la moitié del'assiette avant d'atteindre le pont etils finirent le reste avec TommyMüller en arrivant dans la rueHimmel.

Ceci fait, il restait un détail àrégler. C'est Rudy qui se chargea dele formuler.

«Bon sang, qu'est-ce qu'on vafaire de l'assiette ? »

LE JOUEUR DECARTES

À peu près au moment où Liesel et

Rudy mangeaient leurs gâteaux, lesmembres de la LSE qui n'étaient pasde service jouaient aux cartes dansune petite ville proche d'Essen. Ilsvenaient de faire le long trajetdepuis Stuttgart et jouaient pour descigarettes. Reinhold Zucker n'étaitpas content.

«Il triche, j'en suis sûr»,marmonna-t-il. Ils étaient installés

dans le hangar qui leur servait decantonnement et Hans Hubermannvenait de gagner la main pour latroisième fois consécutive. Furieux,Zucker reposa brutalement son jeu etrecoiffa ses cheveux gras avec troisdoigts sales.

QUELQUES

INFORMATIONSSUR REINHOLD ZUCKER

Il avait vingt-quatre ans. Quandil gagnait

une manche aux cartes, il faisaittoute une démonstration

en portant les petits cylindres de

tabac à ses narines et enles respirant avec délectation.

«Le parfum de la victoire»,disait-il.

Un dernier détail. Il allait mourirla bouche ouverte.

* * *

Au contraire du jeune homme quise trouvait à sa gauche, HansHubermann avait le triomphemodeste. Il était même assezgénéreux pour redonner une cigaretteà chaque collègue et pour la luiallumer. Tous acceptèrent, saufZucker. Il empoigna l'offrande et la

rejeta sur la caisse retournée quileur servait de table. «Je n'ai pasbesoin de ta charité, mon vieux. »Sur ces mots, il se leva et sortit.

« Quelle mouche l'a piqué ? »demanda le sergent, mais personnene prit la peine de répondre.Reinhold Zucker n’était qu'un jeunede vingt-quatre ans incapable dejouer aux cartes pour sauver sa peau.

Car si Hans Hubermann n'avaitpas gagné ses cigarettes, Zucker nel'aurait pas méprisé. S'il ne l'avaitpas méprisé, il ne lui aurait paspiqué sa place quelques semainesplus tard, sur une route généralement

sûre.Un siège, deux hommes, une brève

dispute, et moi.Parfois, ça me tue, la façon dont

les gens meurent.

LES NEIGES DESTALINGRAD

À la mi-janvier 1943, la rue

Himmel était toujours un corridorsombre et triste. Liesel ferma leportail et alla frapper chez FrauHoltzapfel. À sa grande surprise,c'est un homme qui vint lui ouvrir laporte.

Sa première idée fut qu'ils'agissait d'un fils de FrauHoltzapfel, mais il ne ressemblaitguère à l'un des deux frères dont elle

avait vu les photos encadrées. Ilsemblait trop vieux, quoiqu'il fûtdifficile de dire son âge. Des favorisencadraient son visage au regarddouloureux. Une main bandée sortaitde la manche de son manteau et descerises de sang apparaissaient sur lepansement.

«Est-ce que ça t'ennuierait derevenir plus tard ? »

Liesel tenta de jeter un coup d'oeilderrière lui. Elle allait appeler FrauHoltzapfel, mais il l'en empêcha. «Reviens plus tard, mon petit, dit-il.Je viendrai te chercher. Où habites-tu ? »

Il se passa plus de trois heures

avant qu'on ne frappe au 33 de la rueHimmel. Liesel ouvrit. L'homme setenait devant elle. Les cerises desang avaient grossi et s'étaientchangées en prunes. «Elle peut tevoir, maintenant. »

* * *Dehors, dans la lumière grisâtre et

floue, Liesel ne put s'empêcher dedemander à l'homme ce qui étaitarrivé à sa main. Il souffla par lesnarines – une seule syllabe – avantde répondre : « Stalingrad.

— Pardon ? » Le vent avait

emporté sa réponse. « Excusez-moi,je n'ai pas entendu. »

Il répéta le mot, un peu plus fort,et cette fois, il expliqua. «Stalingrad, voilà ce qui est arrivé àma main. Une balle dans les côtes ettrois doigts emportés. Ça répond à taquestion ? » Il mit sa main intactedans sa poche et fut parcouru d'unfrisson de mépris pour le ventallemand. «Tu trouves qu'il fait froidici, hein ? »

Liesel toucha le mur près d'elle.Inutile de mentir. « Oui, bien sûr. »

L'homme éclata de rire. «Le froid,ce n'est pas ça. » Il prit une cigarette

et l'inséra entre ses lèvres. D'unemain, il tenta de craquer uneallumette. Par ce temps lugubre, ilaurait eu du mal à y arriver avec sesdeux mains, mais avec une seule,c'était impossible. Il poussa un juronet renonça.

Liesel prit l'allumette. .Elle saisit la cigarette et la mit

dans sa bouche. Sans parvenir àl'allumer, elle non plus.

«Il faut tirer dessus », expliqual'homme. «Par ce temps, elle nes'allumera que si tu aspires.Verstehst ?»

Elle recommença, en s'efforçant

de se rappeler comment faisait Hans.Cette fois, la tentative réussit. Lafumée lui envahit la bouche et luiirrita la gorge, mais elle parvint à nepas tousser.

«Bien joué. » Il prit la cigarette ettira une bouffée, puis lui tendit samain gauche, celle qui était valide.«Michael Holtzapfel.

— Liesel Meminger.— Tu viens faire la lecture à mamère ?»

À ce moment, Rosa Hubermannarrivait derrière Liesel. « C'est toi,Michael ?» demanda-t-elle. Sans lavoir, Liesel perçut le choc qu'elle

avait ressenti en le voyant.Michael Holtzapfel hocha

affirmativement la tête. «Guten Tag,Frau Hubermann. Ça fait bienlongtemps !

— Tu as tellement...— Vieilli ?»

Rosa s'efforça de reprendrecontenance. «Entre donc un moment.Je vois que tu as fait la connaissancede ma fille nourricière... » Elleremarqua alors sa main ensanglantéeet laissa sa phrase en suspens.

«Mon frère est mort», dit MichaelHoltzapfel. S'il l'avait frappée avecson unique poing valide, le coup

n'aurait pu être plus violent. Rosachancela. Bien sûr, la mort faitpartie de la guerre, mais lorsqu'elletouche quelqu'un que l'on a vu vivreet respirer près de soi, tout vacille.Rosa avait vu grandir les deux frèresHoltzapfel.

Le jeune homme prématurémentvieilli parvint toutefois à raconter cequi était arrivé sans s’effondrer. «J'étais dans l'un des bâtiments quinous servait d'hôpital quand on l'aramené. C'était une semaine avantmon retour. J'ai passé trois jours àson chevet avant qu'il ne meure...

— Je suis désolée. » Les mots

ne semblaient pas sortir de labouche de Rosa. Ce soir-là,c'était une autre femme qui setenait derrière Liesel, mais lafillette n'osait pas se retourner.

« S'il vous plaît, ne dites rien, fitMichael. Est-ce que je peuxemmener cette jeune fille pourqu'elle fasse la lecture à ma mère ?Je crois que Maman n'est pas en étatd'écouter, mais elle a demandéqu'elle vienne.

— Bien sûr. »Ils étaient à mi-chemin dans l'allée

quand Michael Holtzapfel seretourna. Il venait de penser à

quelque chose. «Rosa ?» dit-il. Ilsattendirent quelques instants queRosa apparaisse de nouveau sur leseuil. «J'ai appris que votre fils étaitlà-bas. En Russie. C'est quelqu'un deMolching sur qui je suis tombé parhasard qui me l'a dit. Mais vous lesaviez, bien sûr ?»

Rosa se précipita au-dehors etl'attrapa par la manche pour tenterde le retenir. «Non, je ne savais pas.Il est parti un jour et il n'est jamaisrevenu. On a essayé de le retrouver,mais il s'est passé tant de choses, ily a eu... »

Michael Holtzapfel était

déterminé à partir. Il ne voulaitsurtout pas entendre encore unehistoire triste. Il se dégagea. «A maconnaissance, il est toujours vivant», dit-il. Il rejoignit Liesel, quil'attendait devant le portail. Liesels'attarda. Elle regarda Rosa, dont levisage s'était éclairé et assombrisimultanément.

«Maman ?»Rosa lui fit un petit signe de la

main. «Vas-y. » Liesel ne bougeapas.

«J'ai dit vas-y. » Lorsqu'elle le rejoignit, le soldat

tenta de lui faire la conversation.Sans doute regrettait-il la gaffe qu'ilvenait de faire auprès de Rosa, et ilessayait de la noyer sous d'autresmots. Levant sa main bandée, ildéclara : «Je n'arrive pas à arrêter lesaignement. » Liesel fut soulagée enentrant dans la cuisine desHoltzapfel. Plus tôt elle se mettrait àlire et mieux ce serait.

Frau Holtzapfel avait sur les jouesdes traînées humides semblables àdu fil de fer.

Son fils était mort.Mais ce n'était qu'une partie de

l'histoire.

Elle ne saurait jamais vraiment dequelle manière cela avait eu lieu,mais il y a ici quelqu'un qui le sait.Généralement, quand il y a eu de laneige, des armes et la confusion deslangues, je suis bien placée poursavoir ce qui s'est passé.

Lorsque j'imagine la cuisine deFrau Holtzapfel telle que l'a décritela voleuse de livres, je ne vois pasla cuisinière, les cuillères en bois, lerobinet, ni rien de tout cela. En toutcas, pas sur le moment. Je voisl'hiver russe, la neige qui tombe duplafond, et le destin du second filsde Frau Holtzapfel.

Il s'appelait Robert et voici ce quilui est arrivé.

PETITE HISTOIRE DEGUERRE

Il a eu les jambes arrachées auniveau des tibias

et il est mort veillé par son frèredans la puanteur

et le froid d'un hôpital. C'était le 5 janvier 1943, une

journée glaciale comme une autresur le front russe. Partout dans laville, des Russes et des Allemandsgisaient dans la neige, morts. Les

survivants tiraient sur les pagesblanches qui leur faisaient face.Trois langues s'entremêlaient. Lerusse, les balles, l'allemand.

Tandis que j'avançais parmi lesâmes abattues, l'un des hommesdisait : «L'estomac me démange. » Ille répéta à plusieurs reprises.Malgré le choc, il rampa jusqu'à uneforme sombre ravagée, assise sur lesol dans des ruisseaux de sang.Quand le soldat blessé à l'estomacarriva, il s'aperçut qu'il s'agissait deRobert Holtzapfel. Les mainsensanglantées, il entassait de laneige au-dessus de ses tibias, là oùla dernière explosion lui avait

arraché les jambes. Mains brûlanteset cri rouge.

Une vapeur montait du sol. Odeuret vision de la neige endécomposition.

«C'est moi, Pieter », lui dit lesoldat. Il se traîna encore surquelques centimètres.

« Pieter ? » demanda Robert d'unevoix de plus en plus faible. Il avaitdû sentir ma présence toute proche.Et à nouveau : «Pieter ? »

Force est de constater que lesagonisants posent toujours desquestions dont ils connaissent lesréponses. Peut-être est-ce pour

mourir en ayant raison. Soudain, le son des voix devint

uniforme.Robert Holtzapfel bascula vers la

droite et s'effondra sur le sol froid etfumant.

Il s'attendait certainement à merencontrer à cet instant précis.

Ce ne fut pas le cas.Malheureusement pour le jeune

Allemand, je ne l'ai pas emportécette après-midi-là. Je l'ai enjambéavec les autres pauvres âmes dansles bras et je suis revenue vers leslignes russes.

J'en ai fait, des allers et retours.Avec des corps déchiquetés.Cela n'avait rien d'une balade à

skis, je peux le dire.Comme Michael le raconta à sa

mère, trois longues journéess'écoulèrent avant que je ne viennefinalement prendre le soldat quiavait perdu ses pieds à Stalingrad.J'étais très demandée à l'hôpital decampagne et, quand je suis arrivée,l'odeur a manqué me faire défaillir.

Un homme avec une main bandéeétait en train de dire au soldatsilencieux et traumatisé qu'il allaits'en tirer. «Tu vas bientôt rentrer à

la maison, lui affirmait-il. Tu vasquitter cet endroit. »

Oui, pensai-je. Pour toujours.«J'attends que tu ailles mieux»,

poursuivit-il. «Je devais retournerchez nous à la fin dé la semaine,mais je t'attends. »

J'ai emporté l'âme de RobertHoltzapfel avant que son frère n'aitterminé la phrase suivante.

D'habitude, quand je suis quelquepart à l'intérieur, je dois me démenerpour regarder à travers le plafond,mais, dans cet hôpital-ci, j'ai eu dela chance. Le toit avait été détruit àun endroit et j'avais vue sur le ciel.

À un mètre de moi, MichaelHoltzapfel parlait encore. J'ai essayéde l'ignorer en observant le trou quej'avais au-dessus de la tête. Le cielétait blanc, mais il se dégradait àtoute vitesse. Comme toujours, ildevenait une énorme bâche. Du sangsuintait et, par endroits, les nuagesétaient sales, telles des traces de pasdans de la neige fondue.

Des traces de pas ? interrogerez-vous.

Tiens donc, je me demande à quielles pouvaient bien appartenir.

Dans la cuisine de Frau

Holtzapfel, Liesel lisait à voix haute,une page après l'autre, en pure perte.Pour ma part, lorsque la vision duchamp de bataille russe s'effacedevant moi, la neige ne cesse pas detomber du plafond. La bouilloire enest couverte. La table également. Leshumains, eux aussi, ont des plaquesde neige sur la tête et les épaules.

Le frère frissonne.La femme pleure.Et la fillette poursuit sa lecture,

car c'est pour cela qu'elle est venueet c'est bon d'être bonne à quelquechose après les neiges de Stalingrad.

LE FRÈRE QUI NEVIEILLIT PAS

Dans quelques semaines, Liesel

Meminger allait avoir quatorze ans.Son papa n'était pas encore de

retour.Elle avait encore fait la lecture

par trois fois à une femme ravagéepar le chagrin. Souvent, la nuit, elleavait vu Rosa qui priait, le mentonposé sur l’accordéon.

Le moment est venu, pensa-t-elle.D'habitude, c'était la perspective

d'un vol qui la réjouissait, mais, cejour-là, il s'agissait d'une restitution.

Elle fouilla sous son lit et en retiral'assiette. En toute hâte, elle la lavadans l’évier et sortit. Marcher dansMolching lui fit du bien. L'air étaitcinglant comme la Watschen d'unebonne sœur ou d'une institutricesadiques. Il n'y avait aucun bruitdans la rue de Munich, sauf celui deses chaussures.

Tandis qu’elle passait le pont, unerumeur de soleil courait derrière lesnuages.

Arrivée au 8, Grande Strasse, ellemonta les marches, déposa l'assiette

au bas de la porte d'entrée, puisfrappa. Elle avait déjà tourné le coinde la rue lorsque la porte s'ouvrit.Elle ne regarda pas en arrière, maiselle savait que, si elle l’avait fait,elle aurait de nouveau trouvé sonfrère au bas des marches, son genoucomplètement guéri cette fois. Elleentendait même sa voix.

«C'est beaucoup mieux, Liesel. »Elle se rendit compte avec une

immense tristesse que son frèreaurait éternellement six ans, mais, eny pensant, elle s'efforça aussi desourire.

Elle resta sur le pont au-dessus de

l'Amper, là où Hans Hubermannavait l'habitude de se pencher.

Elle sourit encore et encore, et,quand ce fut terminé, elle rentra à lamaison et son frère ne revint plusjamais dans son sommeil. Il allaitbeaucoup lui manquer, mais ce neserait pas le cas de son regard mortfixé sur le plancher du train ni dubruit déchirant d'une toux meurtrière.

Cette nuit-là, le petit garçon vint

voir la voleuse de livres dans sonlit, mais, cette fois, il le fit avantqu'elle ne ferme les yeux. En fait, iln'était pas le seul à lui rendre visite

dans cette chambre. Son papa setenait près d'elle et lui disait qu'elleserait bientôt une femme. Maxécrivait La Secoueuse de mots dansun coin. Rudy était tout nu près de laporte. De temps en temps, la propremère de Liesel était à son chevet,debout sur un quai de gare. Et auloin, au fond de la pièce qui s'étiraittel un pont vers une ville sans nom,Werner, son petit frère, jouait dansla neige du cimetière.

Au bout du couloir, comme unmétronome marquant la cadence deces visions, Rosa ronflait, et Lieselrestait éveillée en leur compagnie,tout en se remémorant une phrase de

son dernier livre.

LE DERNIER HUMAINÉTRANGER, PAGE 38Cette rue de la ville était noire

de monde, mais l'étrangerse sentait aussi seul que si elle

avait été vide.

* * *Au matin, les visions s'étaient

enfuies et elle entendit des paroless'élever doucement dans le salon.Rosa priait, l'accordéon autour ducou.

«Faites qu'ils reviennent vivants,

répétait-elle. Par pitié, mon Dieu,faites qu'ils reviennent tous vivants.»

L'instrument devait la meurtrir,mais elle ne bougeait pas.

Rosa ne parlerait jamais de cesmoments-là à son mari, mais, auxyeux de Liesel, ce fut en partie grâceà ces prières que Hans survécut àl'accident de la LSE à Essen. Ellesne firent pas de mal, en tout cas.

L'ACCIDENT

Le temps était particulièrement

clair, cette après-midi-là, lorsqueles hommes grimpaient dans lecamion. Hans Hubermann s'assit à saplace habituelle et Reinhold Zuckerse pencha au-dessus de lui.

« Dégage, dit-il.— Bitte ? Pardon?»Zucker devait baisser la tête, car

le toit du véhicule était bas. «J'ai ditdégage, Arschloch. » La junglehuileuse de sa frange tombait enpaquets sur son front. «Toi et moi,

on échange nos sièges. »Hans avait du mal à comprendre.

Le siège du fond n'était certainementpas le plus confortable, entre lefroid et les courants d'air. «Pourquoidonc ?— Qu'est-ce que ça peut te faire ?

» L'impatience gagnait Zucker. « Sije te dis que je veux être le premierà descendre pour aller aux chiottes,ça te va?»

Les autres membres de l'unitésuivaient cette bagarre ridicule entredeux personnes censées secomporter comme des adultes. Hansne voulait pas être le perdant, mais

il ne voulait pas non plus avoir l'airmesquin. En outre, ils venaientd'accomplir des tâches épuisantes etil n'avait plus assez d'énergie pourse disputer. Il se leva et, le doscourbé, gagna un siège libre aumilieu du camion.

«Pourquoi as-tu cédé à ceScheisskopf?» demanda son voisin.

Hans craqua une allumette et luiproposa une bouffée de sa cigarette.«Là-bas au fond, ça fait un courantd'air dans mes oreilles. »

Le camion vert-de-gris roulait

vers le camp, distant d'une quinzaine

de kilomètres. Brunnenweg racontaitune blague sur une serveusefrançaise lorsque le pneu avantgauche éclata. Le conducteur perditle contrôle de son véhicule, qui fitplusieurs tonneaux. Les hommesjurèrent tandis qu'ils culbutaient enmême temps que l'air, la lumière, letabac et les détritus. Le ciel bleudevint le plancher et chacun tentadésespérément de se retenir àquelque chose.

Quand le camion s'immobilisa, ilsétaient tous agglutinés contre laparoi de droite, le nez sur l'uniformecrasseux du voisin. Ils sedemandèrent mutuellement si ça

allait, jusqu'à ce que l'un deshommes, Eddie Alma, se mette àhurler : «Dégagez-moi de ce petitfumier ! » Il répéta trois fois laphrase, très vite. Reinhold Zucker leregardait, les yeux ouverts et fixes.

BILAN DE L'ACCIDENT

D'ESSENSix brûlures de cigarettes.

Deux mains fracturées.Plusieurs doigts cassés.

Une fracture à la jambe pourHans Hubermann.

Une nuque brisée pour ReinholdZucker,

cassée net au niveau des lobes desoreilles.

Ils s'aidèrent mutuellement à sortir

du camion. Seul le cadavre demeuraà l'intérieur.

Le conducteur, Helmut Brohmann,était assis par terre et se grattait latête. «Le pneu a éclaté, expliqua-t-il.Comme ça, d'un seul coup. »Certains d'entre eux allèrents'asseoir à ses côtés et lui assurèrentqu'il n'y était pour rien. D'autresallumèrent une cigarette endemandant à la ronde si leursblessures étaient suffisamment

graves pour qu'ils soient libérés duservice. Un petit groupe serassembla à l'arrière du camion etcontempla le corps.

Un peu plus loin, près d'un arbre,Hans Hubermann sentait une mincebande de douleur intense en train des'ouvrir dans sa jambe. « Ç'aurait dûêtre moi, dit-il.

— Quoi ? lança le sergentdepuis le camion.— Il était assis à ma place. »

Helmut Brohmann retrouva ses

esprits et se glissa de nouveau dansla cabine. De biais, il tenta de faire

redémarrer le moteur, mais en vain.On envoya chercher un autre camion,ainsi qu'une ambulance.

«Vous savez ce que ça signifie,n'est-ce pas ? » lança BorisSchipper à la cantonade. Ils lesavaient.

Lorsqu'ils furent de nouveau en

route vers le camp, chacun tenta dene pas regarder le visage deReinhold Zucker qui grimaçait, labouche ouverte. «Je vous avais biendit qu'on n'aurait pas dû le mettre surle dos », dit quelqu'un. De temps entemps, l'un d'eux oubliait la présence

du corps et posait carrément sespieds dessus. À l'arrivée, quand ilfallut le sortir du camion, lesvolontaires n'étaient pas nombreux.Cette tâche achevée, HansHubermann fit quelques petits pas,mais il ne tarda pas à s'effondrersous la douleur.

Quand le médecin l'examina, uneheure plus tard, il apprit qu'ils'agissait bel et bien d'une fracture.Le sergent, qui se tenait près de lui,arborait un petit sourire.

«Eh bien, Hubermann, on peut direque tu l'as échappé belle, hein?» Unecigarette au bec, il hocha sa tête

ronde et annonça à Hans ce quil'attendait. «Tu vas être mis aurepos. On va me demander ce qu'ilfaut faire de toi. Je dirai que tu asfait un boulot formidable. » Il soufflala fumée. «Et je pense leur expliquerque tu n'es plus bon pour le servicedans la LSE et qu'on ferait mieux dete renvoyer à Munich pour bosserdans un bureau ou faire un peu denettoyage là-bas. Qu'est-ce que tu enpenses ?

Un petit rire remplaça, brièvementla grimace de douleur de Hans. «J'enpense que c'est bien, sergent. »

Boris Schipper termina sa

cigarette. « Et comment, que c'estbien. Tu as de la chance que jet'apprécie, Hubermann. Tu as de lachance d'être un homme bien, et pasavare de cigarettes. »

Dans la pièce voisine, on était entrain de préparer son plâtre.

LE GOÛT AMER DESQUESTIONS

Une semaine après l'anniversaire

de Liesel, à la mi-février, une lettredétaillée de Hans Hubermannparvint enfin au 33, rue Himmel. Àpeine l'avait-elle trouvée dans laboîte aux lettres, que Liesel seprécipita dans la maison et la montraà Rosa, qui lui demanda de la lire àhaute voix. Elle obéit, mais,lorsqu'elle en vint au passage où ilparlait de sa jambe cassée, sa

surprise fut telle qu'elle ne putarticuler la phrase suivante.

«Eh bien, interrogea Rosa, qu'y a-t-il, Saumensch? »

Liesel leva les yeux du courrier etréprima son envie de pousser descris de joie. Le sergent avait tenuparole. «Il rentre à la maison,Maman ! Papa revient ! »

Elles s'étreignirent au milieu de lacuisine, écrasant la lettre entre elles.Une jambe cassée, ça se fêtait.

Quand Liesel alla annoncer lanouvelle dans la maison voisine,Barbara Steiner se réjouit. Elle luiprit les mains et fit venir le reste de

la famille. Tous les Steiner eurentl'air ravi d'apprendre le retour deHans Hubermann. Rudy arborait ungrand sourire, mais Liesel sentaitqu'il avait aussi le goût amer desquestions dans la bouche.

Pourquoi lui ?Pourquoi Hans Hubermann et pas

Alex Steiner?Il avait raison.

UNE BOÎTE À OUTILS,

UN HOMME QUISAIGNE, UN OURS

Depuis que son père avait été

rappelé sous les drapeaux, enoctobre dernier, la colère de Rudys’était progressivement accentuée.L'annonce du retour de HansHubermann servit de déclencheur. Ilne dit rien à Liesel. Il ne cria pas àl'injustice. Il décida de passer àl'action.

Entre chien et loup, l'heure idéalepour commettre un larcin, il remontala rue Rimmel en portant une caissemétallique.

LA BOÎTE À OUTILS

DE RUDYElle ressemblait à une grande

boîte à chaussures et sapeinture rouge était écaillée.Voici ce qu'elle contenait:un couteau de poche rouillé

une petite lampe torchedeux marteaux

(un petit, un moyen)une serviette à main

trois tournevis(de différentes tailles)

une cagouleune paire de chaussettes propres

un ours en peluche

De la fenêtre de la cuisine, Lieselle vit passer d'un pas décidé, l'airdéterminé, comme le jour où il étaitparti pour chercher son père. Il avaitla main crispée sur la poignée de lacaisse et la fureur rendait sadémarche mécanique.

La voleuse de livres lâcha letorchon qu'elle tenait. Il va volerquelque chose, pensa-t-elle.

Elle se précipita derrière lui. Il ne lui dit même pas bonjour.Rudy continua simplement à

marcher et, quand il parla, ce fut enregardant droit devant lui. Près del'immeuble où habitait TommyMiiller, il déclara «Tu sais, Liesel,j'ai réfléchi. Tu n'es pas du tout unevoleuse. » Puis, sans lui laisser letemps de répondre, il poursuivit : «Cette femme te laisse entrer. Bonsang, elle dépose même des gâteauxpour toi. Moi, je n'appelle pas ça duvol. Le vol, c’est ce que faitl’armée. Elle a pris ton père et le

mien. » Il donna un coup de pieddans une pierre, qui alla heurter unportail, et accéléra l'allure. « Tousces riches nazis qui habitent par ici,dans Grande Strasse, Gelb Strasse,Heide Strasse... »

Liesel ne pouvait à la foisréfléchir et garder le rythme. Ilsavaient dépassé la boutique de FrauDiller et ils étaient déjà au milieu dela rue de Munich. «Rudy...

— Qu'est-ce que ça te fait, àpropos ?— Quoi donc ?— Quand tu prends l'un de cesbouquins ? »

Elle préféra s'arrêter. S'il voulaitconnaître sa réponse, il n'avait qu'àrevenir sur ses pas, ce qu'il fit. «Ehbien ?» Mais une fois de plus, c'estlui qui répondit, avant même qu'ellen'ait ouvert la bouche. « C'estagréable, n'est-ce pas, de récupérerquelque chose ? »

Liesel essaya de le faire ralentiren l'interrogeant sur sa boîte à outils.«Qu'est-ce que tu as là-dedans?» sepencha et l'ouvrit.

Elle ne trouva rien d’étonnant àson contenu, sauf l’ours en peluche.

Ils reprirent leur marche et Rudy

entreprit de lui expliquer à quoichaque objet allait servir. Lesmarteaux étaient destinés à briser lesvitres, enveloppés dans la serviettequi étoufferait le bruit.

«Et l'ours en peluche ?»C’était celui d’Aima-Marie

Steiner. Il n'était pas plus grand quel'un des livres de Liesel. La pelucheétait hirsute et usée. On avaitrecousu à plusieurs reprises ses yeuxet ses oreilles, mais il n'en gardaitpas moins une tête sympathique.

«Ça, répondit Rudy, c'est le coupde génie. Si un gosse arrive pendantque je suis dans la maison, je le lui

donne pour le calmer.— Et qu'as-tu l'intention de voler

?»Il haussa les épaules. «De l'argent,

des bijoux, de la nourriture. Tout cesur quoi je pourrai mettre la main. »Un programme simple,apparemment.

C'est seulement un quart d'heureplus tard, devant le visage soudainsilencieux de Rudy, qu'elle compritqu'il n'allait rien voler du tout. Sadétermination avait disparu et, s'ilvoyait toujours en imagination le volsous un aspect glorieux, elle sentaitbien que le cœur n'y était plus. Il

essayait d'y croire, ce qui n'estjamais bon signe. L'acte était en trainde perdre son prestige à ses yeux.Tandis qu'ils ralentissaient l'allureen observant les maisons, Lieseléprouva un soulagement mêlé detristesse.

Ils arrivaient dans Gelb Strasse.Les demeures imposantes étaient

pour la plupart plongées dansl'obscurité.

Rudy ôta ses chaussures et les pritdans sa main gauche. Dans la maindroite, il tenait sa boîte à outils.

La lune apparaissait entre lesnuages et éclairait la scène.

«Dis-moi ce que j’attends »,demanda-t-il. Liesel ne répondit pas.Il ouvrit de nouveau la bouche, maisaucun son n'en sortit. Il posa à terrela boîte à outils et s'assit dessus.

Ses chaussettes étaient humides etfroides.

«Une chance que tu aies pris unepaire de rechange », constata Liesel,et elle vit qu'il se retenait de rire.

Rudy se poussa et se tourna del'autre côté, ce qui fit de la placepour Liesel.

La voleuse de livres et sonmeilleur ami étaient assis dos à dossur une boîte à outils rouge écaillée,

au milieu de la rue. Ils restèrentainsi pendant un bon moment, chacunregardant dans une directiondifférente. Quand ils se levèrentpour rentrer chez eux, Rudy enfilales chaussettes propres et.laissa lesanciennes sur la chaussée. Un petitcadeau pour Gelb Strasse, avait-ildécidé.

UNE VÉRITÉ ÉNONCÉE

PAR RUDY STEINER«Je crois que je suis plus doué

pour laisser des trucsderrière moi que pour les voler.»

Quelques semaines plus tard, laboîte à outils trouva enfin une utilité.Rudy la débarrassa des tournevis etdes marteaux et les remplaça par desobjets auxquels la famille tenait, envue du prochain raid aérien. Il negarda que l'ours en peluche.

Le 9 mars, lorsque les sirènes semanifestèrent de nouveau àMolching, Rudy prit la boîte aveclui.

Pendant que les Steiner seprécipitaient vers l'abri, MichaelHoltzapfel tambourinait sur la portedes Hubermann. Rosa et Lieselsortirent et il leur expliqua son

problème. « Ma mère... »commença-t-il. Les prunes de sangétaient toujours sur son pansement. «Elle refuse de bouger. Elle resteassise à la table de la cuisine. »

Plusieurs semaines s'étaientécoulées, mais Frau Holtzapfel étaittoujours sous le choc. Les jours oùLiesel venait lui faire la lecture, ellerestait la plupart du temps les yeuxfixés sur la fenêtre. Les mots qu'elleprononçait étaient calmes, presqueimmobiles. Toute brutalité et toutreproche avaient déserté son visage.C'était généralement Michael quidisait au revoir à Liesel ou luidonnait du café en la remerciant.

Et maintenant, voilà.Rosa entra en action.De sa démarche dandinante, elle

alla se planter devant la porteOuverte de sa voisine. «Holtzapfel !» On n'entendait que les sirènes et lavoix de Rosa. «Holtzapfel, vieilletruie, sortez de votre trou ! » RosaHubermann n'avait jamais été unmodèle de tact. «Sinon, on va tousmourir ici, dans la rue ! » Elle seretourna et jeta un coup d'oeil auxsilhouettes qui attendaient,impuissantes, sur le trottoir. Lehurlement des sirènes s'éteignit.«Alors?»

Michael, perplexe et désorienté,haussa les épaules. Liesel posa sonsac de livres et se tourna vers lui.Tandis que les sirènes reprenaient,elle cria : « Je peux y aller?» Sansattendre la réponse, elle se précipitaà l'intérieur de la maison, manquantbousculer Rosa au passage.

Frau Holtzapfel était toujoursassise à la table, impassible.

Qu'est-ce que je lui dis ? sedemanda Liesel.

Comment faire pour qu'elle sorte?Les sirènes reprirent leur souffle

et elle entendit Rosa l'appeler.«Laisse tomber, Liesel, il va falloir

y aller ! Si elle veut mourir, c'est sonaffaire, après tout. » À ce moment,les sirènes s'époumonnèrent denouveau. Elles vinrent balayer lavoix de Rosa.

Il n'y avait plus maintenant que lebruit, la fillette et la femme sèche etrigide.

«Frau Holtzapfel, je vous en prie !»

Un peu comme le jour des gâteaux,quand elle s'était trouvée face à IlsaHermann, elle avait toutes sortes demots et de phrases sur le bout de lalangue. Mais aujourd'hui, il fallaitcompter avec les bombes. Ce qui

rendait les choses légèrement plusurgentes.

LES OPTIONS

«Frau Holtzapfel, il faut y aller.»«Frau Holtzapfel, on va mourir si

on reste ici.»«Vous avez encore un fils. »

«Tout le monde vous attend. »«Les bombes vont vous arracher

la tête.»« Si vous ne venez pas, j'arrête

de vous faire la lecture et vous aurez perdu votre seule

amie.»

Elle choisit la dernière formule,qu'elle cria en s'efforçant de couvrirle bruit des sirènes, les mainsposées à plat sur la table.

La femme leva les yeux et prit sadécision. Elle ne bougerait pas.

Liesel s'éloigna de la table et seprécipita à l'extérieur.

Rosa ouvrit le portail et elles se

mirent à courir vers le n° 45.Michael Holtzapfel resta plantédevant chez lui.

«Viens !» implora Rosa, mais lesoldat hésitait. Il allait rentrer dansla maison lorsque quelque chose lui

fit faire demi-tour. Sa main mutilée,posée sur le portail, le retenaitencore. D'un geste honteux, il laretira et les suivit.

Tous trois se retournèrent àplusieurs reprises, mais FrauHoltzapfel ne les suivait pas.

La rue vide semblait très large.Les derniers échos des sirènes seturent quand ils pénétrèrent dansl'abri des Fiedler.

«Pourquoi avez-vous été aussilongs ?» demanda Rudy, qui tenaittoujours sa boîte à outils.

Liesel posa son sac plein de livressur le sol et s'assit dessus.

«On essayait de persuader FrauHoltzapfel de venir. »

Rudy regarda autour de lui. «Oùest-elle ?

— Chez elle, dans sa cuisine. » À l'autre bout de l'abri, Michael

était recroquevillé dans un coin, toutfrissonnant. «J'aurais dû rester,répétait-il, j'aurais dû rester, j'auraisdû rester... » Sa voix était à peineaudible, mais son regard, pluséloquent que jamais, exprimait unviolent désarroi. Il serrait sa mainbandée et le pansement se teintait desang.

Rosa intervint.«Michael, voyons, ce n'est pas ta

faute. »Mais le jeune homme avec trois

doigts en moins à la main droite étaitinconsolable.

« Expliquez-moi, Rosa, car je necomprends pas, dit-il en s'appuyantcontre le mur. Comment se fait-ilqu'elle soit prête à mourir et quemoi, je m'accroche à la vie?» Lepansement était de plus en plusrouge. «Pourquoi ai-je envie devivre, alors que je ne devrais pas ?»

Il fut secoué de sanglotsconvulsifs. Rosa posa sa main sur

son épaule et ils restèrent ainsipendant plusieurs minutes, sous leregard des autres occupants del'abri. Il pleurait toujours lorsque laporte s'ouvrit et Frau Holtzapfelentra.

Michael leva les yeux.Rosa s'éloigna discrètement.Le fils et la mère étaient

maintenant réunis. «Maman,pardonne-moi, j'aurais dû resteravec toi», dit Michael.

Frau Holtzapfel n'écoutait pas.Elle s'assit auprès de son fils et pritsa main bandée. «Tu saignes ànouveau », dit-elle. Puis, comme tout

le monde, ils attendirent.Liesel fouilla dans son sac de

livres.

LE BOMBARDEMENTDE MUNICH

9-10 MARSEntre les bombes et la lecture, la

nuit fut longue.La voleuse de livres avait la bouche

sèche,mais elle lut quelque cinquante-

quatre pages. La plupart des enfants dormirent

tout le temps et ils n'entendirent pas

les sirènes marquant la fin del'alerte. Les parents les réveillèrentou les prirent dans leurs bras et tousregagnèrent le monde extérieurplongé dans les ténèbres.

Au loin, des incendies faisaientrage. Je venais d'aller chercher unpeu plus de deux cents âmesassassinées.

J'étais en route vers Molchingpour en prendre une autre.

La rue Himmel était tranquille.Les sirènes se taisaient depuis

plusieurs heures, juste pour parer àune nouvelle menace et permettre à

la fumée de se dissiper.C'est Bettina Steiner qui remarqua

les quelques flammes et la fumée auloin, près de l'Amper. La petite filleleva le doigt : «Regardez ! » s'écria-t-elle.

Rudy réagit le premier. Sans

penser à lâcher sa boîte à outils, ilsprinta dans la rue Himmel, pritquelques petites rues adjacentes etentra sous le couvert des arbres.Liesel le suivit (après avoir confiéses livres à une Rosa peucoopérative), bientôt imitée par desgroupes qui sortaient des abris situés

sur le chemin.«Rudy, attends-moi ! »Rien à faire. Il continuait.Elle apercevait juste de temps en

temps sa boîte à outils entre lesarbres, tandis qu'il filait vers lalueur mourante et vers l'avion d'oùsortait de la fumée. L'appareil étaitdans la clairière au bord de l'eau, làoù le pilote avait tenté de le poser.

Rudy s'arrêta à une vingtaine demètres de la scène. Je découvris saprésence en arrivant moi-même surles lieux. Il tentait de reprendre sonsouffle.

Des branches d'arbres étaient

éparpillées dans l'obscurité.Des brindilles et des aiguilles de

pin jonchaient le sol autour del'avion, comme pour un bûcher. Àgauche, trois crevasses calcinéesétaient ouvertes dans le sol. Le tic-tac du métal en train de refroidirmarqua les minutes et les secondespendant ce qui sembla des heures àRudy et à Liesel. Les gens sepressaient maintenant derrière eux,leur souffle et leurs paroles collantau dos de Liesel.

«On va voir?» demanda Rudy.Il s'avança parmi les arbres

encore debout, jusqu'à la carlingue

de l'avion. Elle était enfoncée dansle sol, les ailes détachées, le nezdans l'eau.

Rudy en fit le tour, par l'arrière etpar la droite. «Attention, il y a duverre partout, prévint-il. Le pare-brise a explosé. »

Puis il découvrit le corps. Rudy Steiner n'avait jamais vu

quelqu'un d'aussi pâle.« N'approche pas, Liesel. » Mais

elle continua à avancer.Elle voyait le visage du pilote

ennemi à demi inconscient sous leregard des grands arbres, dans la

rumeur de la rivière. L'avion eutencore quelques hoquets et la tête àl'intérieur bascula de gauche àdroite. L'homme prononça unephrase incompréhensible.

«Jésus, Marie, Joseph, il estvivant», chuchota Rudy.

La boîte à outils heurta la paroi dela carlingue et apporta avec elled'autres bruits de voix et depiétinements.

Le feu s'était éteint et la matinéeétait sombre et calme. Seule lafumée continuait à s'élever, mais ellen'allait pas tarder à s'épuiser, elleaussi.

La rangée d'arbres faisait écran àla couleur de Munich en flammes.Rudy s' était maintenant habitué àl'obscurité et au visage du pilote.Les yeux de l'homme ressemblaient àdes taches de café et il avait desentailles sur les joues et le menton.Son uniforme était en désordre surson torse.

Ignorant l'avertissement de Rudy,

Liesel s'approcha encore et je vouspromets qu’à ce moment précis, nousnous sommes reconnues.

Je te reconnais, ai-je pensé.Il y avait un train et un petit garçon

qui toussait. Il y avait de la neige etune fillette affolée.

Tu as grandi, mais je te reconnais.Elle n'a pas reculé, n'a pas tenté

de lutter avec moi, mais je saisqu'elle a eu l'intuition de maprésence. A-t-elle senti mon souffle? Pouvait-elle entendre mon mauditrythme cardiaque circulaire, quitourne en rond comme le criminelqu'il est dans ma poitrine mortelle?Je l'ignore, mais elle me connaissait.Elle m'a regardée en face, sansdétourner les yeux.

Tandis que le ciel charbonneuxcommençait à s'éclaircir, nous avons

avancé, elle et moi. Nous avonsregardé Rudy fouiller dans sa boîte àoutils parmi quelques photosencadrées et en retirer un petit joueten peluche jaune.

Avec précaution, il a escaladé lacarlingue.

Il a placé l'ours souriant surl'épaule du pilote, l'oreille inclinéevers sa gorge.

Le mourant l'a humé. Il a parlé. Ila dit « merci » en anglais. Quand il aouvert la bouche, ses entailles sesont ouvertes et une petite goutte desang a roulé le long de son cou.

« Comment ? a demandé Rudy.

Was hast du gesagt ? Qu'est-ce quevous avez dit?»

Il n'a pas obtenu de réponse. J'aiété plus rapide. L'heure était venueet j'étais en train d'introduire mesmains dans le cockpit. J'ai lentementextrait l'âme du pilote de sonuniforme en désordre et je l'aiextirpée de l'avion fracassé. Enjouant des coudes, j'ai fendu la foulequi se taisait.

Au-dessus de ma tête, il y eut uneéclipse dans le ciel, juste un dernierinstant de ténèbres, et je jure avoirvu une signature noire en forme decroix gammée qui traînait là-haut.

«Heil Hitler», ai-je dit, maisj'étais déjà loin parmi les arbres.Derrière moi, un ours en pelucheétait posé sur l'épaule d'un cadavre.Il y avait une bougie jaune citronsous les branches. L'âme du piloteétait dans mes bras.

Je dois reconnaître que durant lapériode où Hitler fut au pouvoir,aucun être humain ne put servir leFührer aussi loyalement que moi. Ily a une différence entre le cœur d'unhumain et le mien. Le cœur humainest une ligne, tandis que le mien estun cercle, et j'ai la capacité infiniede me trouver au bon moment au bonendroit. En conséquence, je trouve

toujours des humains au meilleur etau pire d'eux-mêmes. Je vois leurbeauté et leur laideur, et je medemande comment une même chosepeut réunir l'une et l'autre. Reste queje les envie sur un point. Leshumains ont au moins l'intelligencede mourir.

RETOUR À LA MAISON

C'était une époque d'hommes en

sang, d'avions fracassés et d'ours enpeluche, mais pour la voleuse delivres, le premier trimestre del'année 1943 s'achevait sur une notepositive.

Au début du mois d’avril, HansHubermann, la jambe plâtréejusqu'au genou, prit le train pourMunich. Il avait droit à une semainede permission chez lui avant derejoindre l'armée des gratte-papierde la ville. Il serait employé dans

les services administratifs chargésdu déblaiement des usines, desmaisons, des églises et des hôpitaux.On verrait plus tard s'il pourraittravailler aux réparations. Celadépendrait de l'état de sa jambe etde celui de la ville.

La nuit tombait quand il atteignitla rue Himmel. C’était un jour plustard que prévu, car une alerteaérienne avait retardé le train.Parvenu au n° 33, il s'apprêta àfrapper.

Quatre ans plus tôt, LieselMeminger avait eu du mal à franchirce seuil pour la première fois. Puis

Max Vandenburg s'était tenu là, uneclé lui brûlant les doigts. Etmaintenant, c'était au tour de HansHubermann. Il frappa quatre coups.La voleuse de livres ouvrit.

«Papa, Papa ! »Elle prononça ce mot une centaine

de fois dans la cuisine tandis qu' ellele serrait dans ses bras sans vouloirle lâcher.

Plus tard, après avoir mangé, ils

parlèrent jusque tard dans la nuit,assis à la table de la cuisine, et Hansraconta tout à Liesel et à Rosa. Ilparla de la LSE, des rues noires de

fumée et des âmes en peine qui yerraient. Il parla de ReinholdZucker. Ce pauvre idiot de ReinholdZucker. Cela prit des heures.

À une heure du matin, Liesel allase coucher et Papa vint s’asseoir surson lit, comme à son habitude. Ellese réveilla plusieurs fois pourvérifier qu'il était toujours là. Iln'avait pas bougé.

La nuit fut calme.Son lit avait la tiédeur et la

douceur des moments de bonheur. Oui, pour Liesel Meminger, cette

nuit-là était une belle nuit, et elle

avait à peu près trois mois de calme,de tiédeur et de douceur devant elle.

Mais son histoire en compteencore six.

DIXIÈME PARTIE

LA VOLEUSE DELIVRES

Avec :

la fin du monde — le quatre-vingt-dix-huitième jour -

un faiseur de guerre — la voiedes mots —

une jeune fille catatonique — desconfessions -

le petit livre noir d'Usa Hermann

-des cages thoraciques d'avion -et des montagnes de décombres

LA FIN DU MONDE(Première partie)

Une fois encore, je vous donne un

aperçu de la fin. C'est peut-être pouramortir le choc, ou bien pour mieuxme préparer, moi, à en faire le récit.Quoi qu'il en soit, je dois vous direqu'il pleuvait sur la rue Himmel lejour où ce fut la fin du monde pourLiesel Meminger.

Le ciel dégouttait.Comme un robinet qu'un enfant

n'aurait pas réussi à fermer tout à

fait, malgré ses efforts. Lespremières gouttes étaient froides.Debout devant la boutique de FrauDiller, je les ai senties sur mesmains.

Je les ai entendus au-dessus de matête.

J'ai levé les yeux et, à travers leciel couvert, j’ai aperçu les avionsen fer-blanc. J'ai vu leur ventres’ouvrir et lâcher négligemment lesbombes. Elles allaient tomber à côtéde la cible, bien sûr. Commesouvent.

UN PETIT ESPOIR SANS

JOIEPersonne n'avait l'intention de

bombarder la rueHimmel. Personne n'aurait voulu

bombarder un endroitqui portait le nom du paradis,n'est-ce pas? N'est-ce pas?

Les bombes arrivèrent. Bientôt,

les nuages s'embraseraient et lesgouttes de pluie froide sechangeraient en cendres. Des floconsbrûlants arroseraient le sol.

Bref, la rue Himmel fut écrasée.Des maisons furent projetées de

l'autre côté de la rue. Une photo

encadrée du Führer fut cabossée etaplatie contre le sol défoncé, etpourtant il continuait à arborer sonsourire pincé. Il savait quelquechose que nous ignorions tous. Maisje savais quelque chose qu'ilignorait, lui. Et pendant ce temps-là,les gens dormaient.

Rudy dormait. Rosa et HansHubermann dormaient. Tout commeFrau Holtzapfel, Frau Diller, TommyMüller. Ils étaient tous en train dedormir. En train de mourir.

Une seule personne survécut.Elle survécut parce qu'elle se

trouvait dans un sous-sol, où ellerelisait l'histoire de sa propre viepour corriger d'éventuelles fautes.La pièce avait été jugée auparavanttrop peu profonde pour servir d'abri,mais, en cette nuit du 7 octobre, celasuffit. Les bombes meurtrièresdégringolèrent, et plusieurs heuresplus tard, quand un étrange silencerégna sur Molching, des membres dela LSE locale entendirent quelquechose. Un écho. Quelque part sousles décombres, une fillette frappaitavec un crayon sur un pot depeinture.

Toute l'équipe s'arrêta et sepencha vers le sol, l'oreille tendue,

et, quand le bruit se répéta, ils semirent à creuser.

CE QUI PASSA DEMAIN EN MAIN

Des blocs de ciment et des tuiles.Un pan de mur avec un soleil

dégoulinant peint dessus.Un accordéon à l'allure triste qui

les contemplaitderrière son étui mangé aux mites.

* * *

Ils déblayèrent tout cela.Après avoir dégagé un autre pan

de mur, l'un d'eux aperçut les

cheveux de la voleuse de livres.Il eut un rire joyeux. C'était

comme s'il était en train d'assister àune naissance. «Je n'arrive pas à ycroire. Elle est vivante ! »

Les hommes s'interpellaient,communiant dans la mêmeallégresse, mais, pour ma part, je nepouvais pas vraiment partager leurenthousiasme.

Un peu plus tôt, j'avais tenu danschaque bras son papa et sa maman.Des âmes d'une grande douceur.

Leurs cadavres étaient étendus un

peu plus loin, comme les autres. Un

voile de rouille recouvrait déjà lesyeux d'argent de Hans et les lèvrescartonneuses de Rosa étaiententrouvertes, vraisemblablement surun ronflement inachevé. Pourblasphémer comme les Allemands :Jésus, Marie, Joseph !

Les sauveteurs extirpèrent Liesel

des ruines et débarrassèrent sesvêtements des débris. «Les sirènesont retenti trop tard, lui dirent-ils.Que faisais-tu dans ce sous-sol,jeune fille ? Comment as-tu su ?»

Ils ne s'étaient pas aperçus qu'elletenait toujours le livre. Elle hurla sa

réponse. Le bouleversant hurlementdes vivants.

«Papa ! »Elle recommença. Son visage se

plissa, sa voix monta dans les aigusde l'angoisse. «Papa, Papa! »

Ils s'apprêtèrent à l'emmenertandis qu'elle gémissait et pleurait.Si elle était blessée, elle ne s'en étaitpas encore rendu compte, car elle sedégagea et continua à appeler.

Elle n'avait pas lâché son livre.Elle s'accrochait désespérément

aux mots qui lui avaient sauvé la vie.

LE QUATRE-VINGT-DIX-HUITIÈME JOUR

Pendant les quatre-vingt-dix-sept

jours qui suivirent le retour de HansHubermann en avril 1943, tout allabien. Parfois, il se rembrunissait enpensant à son fils qui se battait àStalingrad, mais il espérait que lejeune homme avait hérité de sachance.

Le troisième soir, il joua del'accordéon dans la cuisine. Unepromesse était une promesse. Il y eut

de la musique, de la soupe et desblagues, et le rire d'une gamine dequatorze ans.

«Ne ris pas aussi fort, Saumensch,dit Rosa. Ses blagues ne sont pas simarrantes que ça ! Sans compterqu'elles ne sont pas pour les oreilleschastes... »

Au bout d'une semaine, il repritson travail. Il était maintenantemployé dans l'un des bureaux del'armée à Munich. Il y avait là-basdes stocks de cigarettes et deprovisions, et parfois, il rapportaitde la confiture ou des biscuits.C'était comme au bon vieux temps.

Un raid aérien sans conséquence enmai. Un « Heil Hitler» par-ci par-làet ça allait.

Jusqu'au quatre-vingt-dix-huitièmejour.

LA PETITE REMARQUE

D'UNE VIEILLE FEMMERue de Munich, elle déclara:

«Jésus, Marie, Joseph,je regrette qu'ils les fassent passer

par ici. Ces misérablesJuifs nous portent la poisse.Chaque fois que je les vois,

je me dis qu'il va nous arriver unmalheur.»

C'était cette même vieille dame

qui avait annoncé l'arrivée des Juifsla première fois où Liesel les avaitvus. Son visage était ridé comme unpruneau et ses yeux avaient lacouleur bleu sombre des veines. Etsa prédiction était juste.

Au milieu de l'été, Molching reçut

un signe avant-coureur desévénements à venir. Il se manifestacomme d'habitude. D'abord, la têted'un soldat en marche et son fusilpointé vers le ciel. Puis la chaînecliquetante des Juifs dépenaillés.

La différence, c'est que, cette fois,ils venaient de la direction opposée.On les emmenait à Nèbling, non loinde là, pour assurer la propreté desrues et les autres tâches de nettoyageque l'armée refusait d'accomplir. Àla fin de la journée, on les ramenaitau camp, épuisés et ne tenant plussur leurs jambes.

Liesel essaya à nouveau de voir siMax Vandenburg n'était pas parmieux, car, se disait-elle, on pouvaitfort bien l'avoir envoyé à Dachausans le faire passer par Molching.Mais il n'y était pas. Pas cette fois-ci.

Ce n'était qu'une question detemps, néanmoins, car par une belleaprès-midi d'août, Max allaittraverser Molching avec les autres.Mais au contraire de sescompagnons, il ne regarderait pas laroute. Il ne laisserait pas son regarderrer sur la grande tribune allemandedu Führer.

UNE INFORMATION

SUR MAX VANDENBURGIl chercherait parmi les visages

massés dans la ruede Munich celui d'une fille qui

volait des livres.

En ce jour de juillet, le quatre-

vingt-dix-huitième depuis le retourde Hans, comme elle le calculeraitplus tard, Liesel cherchait à voir siMax se trouvait dans le lugubrecortège des Juifs qui passait devantelle. Au moins, en faisant cela, ellesentait moins la souffrance de lesregarder passer.

C'est une pensée abominable,écrirait-elle dans le sous-sol de larue Himmel, tout en sachant quec'était vrai. La souffrance de lesregarder passer. Quid de leursouffrance à eux? La souffrance des

souliers qui trébuchaient, destourments, des portes du camp qui serefermaient sur eux ?

Ils traversèrent Molching deux

fois en dix jours et, peu de tempsaprès, les événements donnèrentraison à la femme anonyme de la ruede Munich. Le malheur arriva, eneffet, et les gens pour qui les Juifs enétaient le signe annonciateur ou leprologue auraient dû en attribuer laresponsabilité directe au Führer et àses visées sur la Russie, car, à la finjuillet, quand la rue Himmels'éveilla, on découvrit le corps sans

vie d'un soldat de retour du frontrusse. Il s'était pendu à l'un deschevrons d'une buanderie près de laboutique de Frau Diller. Un autrebalancier humain. Une autre horloge.Arrêtée.

Le propriétaire imprudent avaitlaissé la porte ouverte.

24 JUILLET, 6H03

La buanderie était chaude, leschevrons étaient solides

et Michael Holtzapfel sauta de sachaise

comme d'une falaise.

* * *À cette époque-là, ils étaient

nombreux à courir après moi, à criermon nom, à me demander de lesemporter. Et puis il y en avaitquelques-uns qui m'appelaient d'unair désinvolte et murmuraient d'unevoix étranglée.

«Prends-moi », disaient-ils, et ilétait impossible de les arrêter. Ilsavaient peur, bien sûr, mais pas demoi. Ils avaient peur de manquerleur coup et de se retrouver ensuiteface à eux-mêmes, face au monde,face aux gens comme vous.

Je ne pouvais rien faire.

Ils étaient trop inventifs, tropastucieux et, lorsqu'ils s'y prenaientbien, quelle que fût la méthodechoisie, je n'étais pas en position derefuser.

Michael Holtzapfel savait ce qu'ilfaisait.

Il s'est tué parce qu'il voulaitvivre.

Bien sûr, je n'ai pas vu LieselMeminger ce jour-là. Je me suis dit,comme souvent, que j'avaisbeaucoup trop à faire pour rester rueHimmel et écouter les gens crier.C'est déjà bien assez pénible quandon me prend la main dans le sac.

Aussi ai-je décidé de faire masortie, dans le soleil couleur de petitdéjeuner.

Je n'ai pas entendu la voix d'unvieil homme déchirer l'atmosphèreau moment où il a découvert le corpspendu à la corde, ni la courseprécipitée et les exclamationsétouffées des gens qui seprécipitaient. Je n'ai pas entendu unhomme maigre et moustachumarmonner : « Quelle pitié,Seigneur, quelle pitié ! »

Je n'ai pas vu Frau Holtzapfelallongée par terre dans la rueHimmel, les bras en croix, la bouche

ouverte sur un cri, le visageexprimant un désespoir absolu. Non,tout cela, je ne l'ai découvert quequelques mois plus tard, quand jesuis revenue et que j'ai lu LaVoleuse dee livres. Cela m'a permisde comprendre que ce n'était pas samutilation, ni aucune autre blessure,qui avait conduit Michael Holtzapfelà son geste fatal, mais la culpabilitéd'être en vie.

Dans les jours qui précédèrent samort, Liesel s'était rendu comptequ'il n'arrivait plus à dormir. Chaquenuit était comme du poison. Jel'imagine souvent étendu les yeuxgrands ouverts, trempé de sueur dans

un lit de neige, ou aux prises avec lavision des jambes sectionnées deson frère. Liesel écrivait qu'àcertains moments, elle avait failli luiparler de son propre frère, commeelle l'avait fait avec Max, mais il yavait apparemment une grossedifférence entre une toux lointaine etdes jambes amputées.

Comment consoler un homme quiavait été témoin de choses pareilles? Lui dire que le Führer était fier delui, que le Führer l'aimait pour lecomportement qu'il avait eu àStalingrad? Absurde. Non, onpouvait simplement l'écouter. Leproblème, bien sûr, c'est que ces

gens-là gardent leurs mots essentielspour après, pour le moment où deshumains auront la malchance de lesdécouvrir. Une note, une phrase,voire une question, ou une lettre,comme rue Himmel, en juillet 1943.

MICHAEL

HOLTZAPFELLE DERNIER ADIEU

Ma chère Maman,Pourras-tu jamais me

pardonner?Je n'en pouvais plus. Je vais

retrouver Robert. Je me moque dece que racontent ces fichus

catholiques. Il doit y avoir uneplace au paradis pour les gens quisont allés là où je suis allé. Surtoutne pense pas que si je fais ça, c'estque je ne t'aime pas. Je t'aime.

Ton Michael. C'est Hans Hubermann qui fut

chargé d'annoncer la nouvelle à FrauHoltzapfel. Il resta debout sur leseuil et elle comprit en voyant sonexpression. Deux fils en six mois.

Le soleil matinal tapait dans ledos de Hans lorsque, secouée parles sanglots, elle se précipita versl'attroupement qui s'était formé un

peu plus haut dans la rue. Elle criaau moins une vingtaine de fois leprénom de Michael, mais Michaelavait déjà répondu. D'après lavoleuse de livres, Frau Holtzapfelétreignit le corps de son fils pendantpresque une heure dans la buanderie.Quand elle sortit, elle dut s'asseoirsur le trottoir de la rue Himmelécrasée de soleil. Ses jambes ne laportaient plus.

Les gens l'observaient de loin. Cegenre de situation est plus facile àvivre à distance.

Hans Hubermann s'assit auprèsd'elle. .

Il posa sa main sur la sienne aumoment où elle s'effondrait, le dossur le sol dur.

Il la laissa emplir la rue de sescris.

Plus tard, il la raccompagna chezelle, avec beaucoup de douceur. Etj'ai beau essayer et réessayer de levoir différemment, je n'y arrivepas...

Quand j'imagine la scène, aveccette femme effondrée et cet hommegrand au regard d'argent, il neigetoujours dans la cuisine du 31, rueHimmel.

LE FAISEUR DEGUERRE

Il y avait une odeur de cercueil

neuf. Des robes noires. De grossespoches sous les yeux. Liesel setenait avec les autres sur la pelouse.Cette même après-midi, elle fit lalecture à Frau Holtzapfel. LePorteur de rêves, le livre préféré desa voisine.

Ce fut une journée très chargée,vraiment.

27 JUILLET 1943On enterra Michael Holtzapfel et la

voleuse de livresfit la lecture à la mère éplorée. Les

Alliés bombardèrentHambourg et, à ce propos, c'est une

chance que j'arriveà faire des miracles. Personne

d'autre n'aurait étécapable d'emporter presque

quarante-cinq millepersonnes en un laps de temps

aussi bref.Personne au monde.

À ce moment-là, l'Allemagne

commençait à payer cher. Les petitsgenoux pustuleux du Führer semettaient à avoir la tremblote.

Je dois pourtant lui reconnaître unattribut, à ce Führer.

Il avait une volonté de fer, ça oui.L'effort de guerre ne connaissait

aucun ralentissement etl'extermination et la punition de lapeste juive se poursuivaient sansrelâche. Tandis que la plupart descamps étaient répartis dansdifférents pays d'Europe, certainscontinuaient à fonctionner enAllemagne même.

Dans ces camps, beaucoup de

gens étaient toujours obligés detravailler, et de marcher.

Max Vandenburg faisait partie deces Juifs.

LA VOIE DES MOTS

Cela se passa dans une petite ville

du berceau de l' hitlérisme.Une dose supplémentaire de

souffrance venait d'arriver.Une file de Juifs avançait sous

escorte dans la banlieue de Munichet une adolescente eut un gesteimpensable : elle tenta de marcheravec eux. Les soldats l'expulsèrent etla jetèrent à terre. Mais elle sereleva et recommença.

Il faisait chaud, ce matin-là.Encore une belle journée pour un

défilé. Après avoir traversé plusieurs

agglomérations, les soldats et lesJuifs atteignirent Mokhing. Peut-êtreavait-on besoin de main-d’œuvre aucamp, ou bien plusieurs prisonniersétaient-ils morts. Toujours est-ilqu'un groupe de Juifs épuisés étaitemmené à pied vers Dachau.

Comme toujours, Liesel seprécipita rue de Munich avec lesbadauds habituels.

* * *

«Heil Hitler! »Le salut du premier soldat lui

parvint de loin et elle fendit la fouledans sa direction pour atteindre lecortège. Cette voix l'étourdit. Ellechangeait l'immensité du ciel en unplafond bas sur lequel les motsrebondirent avant de retomber auxpieds boitillants des Juifs.

Leurs yeux.Ils regardaient la rue et, quand

Liesel trouva un bon posted'observation, elle s'arrêta et lesdévisagea un par un, tentant deretrouver les traits du Juif qui avaitécrit L'Homme qui se penchait et La

Secoueuse de mots.Des cheveux comme des plumes,

pensait-elle.Non, comme des brindilles. C'est

plutôt à ça qu'ils ressemblaientquand il ne les avait pas lavés.Cherche des cheveux comme desbrindilles, une barbe comme du petitbois et un regard humide.

Dieu, qu'ils étaient nombreux !Tant de regards mourants et de

pieds raclant le sol.Finalement, ce ne fut pas à ses

traits qu'elle reconnut MaxVandenburg, mais à son

comportement, car lui aussicherchait quelque chose du regard.Avec une intense concentration. Lesyeux de Liesel se posèrent sur leseul visage tourné franchement versles badauds allemands. Il lesdétaillait avec une telle attention queles voisins de la voleuse de livres leremarquèrent et le désignèrent dudoigt.

« Mais qu'est-ce qu'il regarde,celui-là? » demanda une voixmasculine à ses côtés.

La voleuse de livres fit un pas en

avant.

Jamais mouvement n'avait été sipesant. Jamais son cœur n'avait étéempreint d'une telle déterminationdans sa poitrine d'adolescente.

Elle s'avança et déclaratranquillement : «Il me cherche.»

Sa voix faiblit et retomba. Elle dut

aller l'extirper du fond d'elle-mêmepour réapprendre à parler et crierson prénom.

Max.«Je suis ici, Max ! »Plus fort.«Max, je suis ici!»

Il l'entendit.

MAX VANDENBURG,AOÛT 1943

Ses cheveux étaient desbrindilles, comme Liesell'avait pensé, et son regard

humide se dirigea vers ellepar-dessus les autres Juifs.

Quand il l'atteignit, il se fitsuppliant. Sa barbe caressa son

visage et sa bouche frémitau moment où il prononça le mot.

Son prénom. Liesel. Liesel se dégagea de la foule et

entra dans la marée humaine desJuifs. En se faufilant parmi eux, elleparvint à saisir le bras de Max avecsa main gauche.

Elle trébucha et le Juif, le sale Juifl'aida à se relever. Il dut y mettretoutes ses forces.

«Je suis ici, Max, répéta-t-elle, jesuis ici.

—Je n'arrive pas à y croire... »Les mots s'écoulaient lentement deslèvres de Max Vandenburg. « C'estfou ce que tu as grandi. » Ses yeuxreflétaient une immense tristesse.«Liesel... ils m'ont pris il y aquelques mois. »

Sa voix se brisa, mais elle setraîna vers Liesel. «À mi-chemin deStuttgart. »

Vu de l'intérieur, le défilé de Juifs

était un terrible entrelacs de bras, dejambes et d'uniformes en loques.Aucun soldat n'avait encore aperçuLiesel, mais Max la mit en garde. «Ilfaut me laisser, Liesel. » Il tentamême de la repousser, mais elleétait solide. Ses bras affamés nepurent l'empêcher de continuer àavancer parmi la saleté, la faim et laconfusion.

Elle fit ainsi un certain nombre de

pas, puis un soldat 1' aperçut.«Hé ! s’écria-t-il en pointant son

fouet dans sa direction. Hé, qu'est-ceque tu fais là ? Dégage !

Voyant qu'elle l'ignorait, l'hommefendit l'épaisseur du cortège, enrepoussant les prisonniers de part etd'autre, le bras tendu en avant.Parvenu devant Liesel, il la toisa.Elle remarqua alors l'expressiontétanisée de Max Vandenburg. Ellel'avait déjà vu effrayé, mais jamaisainsi.

Le soldat la saisit brutalement parses vêtements.

Elle sentait ses phalanges dures et

le bout de ses doigts qui luirentraient dans la peau. « J'ai dit :dégage ! ordonna-t-il. Il la tira decôté et la projeta contre le mur debadauds. Il commençait à fairechaud. Le soleil brûlait le visage deLiesel. Elle s'était retrouvée lesquatre fers en l'air, mais elle sereleva. Elle attendit un peu que ladouleur se calme, puis se mêla denouveau au cortège.

Cette fois, elle se fraya un cheminà partir des derniers rangs.

Elle apercevait devant elle lescheveux de Max. Elle avança danscette direction.

Elle ne tendit pas la main vers lui,mais s'arrêta.

Quelque part au fond d'elle-mêmese tenaient les âmes des mots. Ellesfranchirent ses lèvres et se tinrent àses côtés.

« Max », dit-elle. Il se retourna etferma les yeux un instant, tandisqu’elle poursuivait : «Il était unefois un petit homme bizarre. » Elleavait les bras ballants, mais lespoings serrés. «Il était aussi unesecoueuse de mots. »

L'un des Juifs qui marchaient vers

Dachau avait maintenant cessé

d'avancer.Il restait immobile tandis que les

autres le contournaient, l'air morose,le laissant seul. Son regard vacillaitet c'était extrêmement simple. Lesmots passaient de la jeune fille auJuif. Ils montaient jusqu' à lui.

Lorsqu' elle reprit la parole, ce fut

pour poser des questions. Elle refusade laisser couler les larmes qui luibrûlaient les paupières. Mieux valaitavoir une attitude fière et résolue.Laisser les mots faire tout le travail.« "Est-ce vraiment vous ? demandale jeune homme", dit-elle. "Est-ce de

votre joue que j'ai tiré cette graine?" »

Max Vandenburg restait debout.Il ne tomba pas à genoux.Les gens, les Juifs, les nuages,

tous s'arrêtèrent et observèrent cequi se passait.

Max regarda la jeune fille, puisleva les yeux vers l'immensité bleuedu ciel superbe. Ici et là, de largesrayons de soleil tombaient sur laroute. Les nuages repartirent, nonsans arrondir le dos pour regarderderrière eux. « Quelle journéesplendide », murmura-t-il tristement.

Une belle journée pour mourir. Unebelle journée pour mourir ainsi.

Liesel s’avança vers lui. Elle eutle courage de prendre dans sesmains son visage barbu. «Est-cevraiment vous, Max ? »

Une belle journée allemande, avecsa foule attentive.

Il s'autorisa à déposer un baiser aucreux de sa paume. « Oui, Liesel,c'est moi. » Il prit sa main et mouillade ses larmes les doigts de Liesel,tandis que les soldats s'approchaientet qu'un petit groupe de Juifsinsolents avaient cessé d'avancer etregardaient.

Max Vandenburg reçut les coupsde fouet debout. « Max », gémitLiesel.

Puis elle continua pour elle-même,en un monologue muet, pendant queles soldats l'entraînaient.

Max.Boxeur juif.Maxi Taxi. C'est comme ça que

votre ami vous appelait à l'époqueoù vous vous battiez dans les rues àStuttgart. Vous vous souvenez, Max? Vous me l'avez raconté. Je n'ai rienoublié.

C'était vous, le garçon aux poingsdurs, et vous disiez que vous

enverriez un direct à la figure de laMort quand elle viendrait vouschercher.

Vous vous souvenez du bonhommede neige, Max ? Vous vous souvenez?

Dans le sous-sol ?Vous vous souvenez du nuage

blanc au cœur gris ? De temps entemps, le Führer vient voir si vousêtes

là. Vous lui manquez. Vous nousmanquez à tous. Le fouet. Le fouet.

Le soldat continuait à abattre sonfouet, qui atteignit le visage de Max.Il lui cisailla le menton et lui entailla

la gorge.Max s'effondra. Le soldat se

tourna vers la jeune fille. Sa bouches'ouvrit. Il avait des dents d'uneblancheur éblouissante.

Soudain, elle eut un flash. Ellerevit le jour où elle avait voulu envain être frappée par Usa Hermann,ou par Rosa, à qui on pouvaitpourtant toujours faire confiancepour ce genre de choses. Cette fois,elle ne fut pas déçue.

Le fouet lui lacéra l'épaule auniveau de la clavicule et atteignitl'omoplate.

«Liesel ! »

Elle reconnaissait cette voix.Tandis que le soldat levait de

nouveau le bras, elle aperçut RudySteiner parmi la foule. Il l'appelait.Elle distinguait son visageépouvanté et ses cheveux jaunes.«Liesel, sors de là ! »

La voleuse de livres ne bougeapas.

Elle ferma les yeux et le fouet lacingla de nouveau, encore et encore,jusqu'à ce que son corps s'effondresur la chaussée, dont elle sentit lachaleur contre sa joue.

D'autres mots lui parvinrent,prononcés cette fois par le soldat.

«Steh'auf.»Cette injonction laconique ne

s'adressait pas à elle, mais au Juif.Le soldat la compléta. «Debout, Juifde merde, debout, debout ! »

Max se redressa.Encore une autre pompe, Max.Encore une autre pompe sur le sol

glacé du sous-sol. Les pieds de Max se mirent

péniblement en marche. Ses jambesflageolaient et il passa ses mains surles arques du fouet pour tenterd'adoucir la douleur cuisante. Quand

il essaya de chercher Liesel duregard, le soldat appuya les mainssur ses épaules ensanglantées et lepoussa en avant.

Rudy arriva. Il plia ses longues

jambes et se tourna vers la gauche.«Tommy, amène-toi et viens

m'aider, s'écria-t-il. Il faut larelever. Dépêche-toi!» Il souleva lavoleuse de livres par les aisselles.«Viens, Liesel, il faut sortir de là!»

Quand elle fut capable de seredresser, elle regarda les visagesfigés des Allemands, leur expressionchoquée. Elle s'effondra à nouveau.

Pas longtemps. La joue lui brûlait, làoù elle avait heurté le sol.

Au loin, sur la chaussée, elleaperçut dans un brouillard lesjambes et les talons du dernier Juifmarchant vers Dachau.

Elle avait le visage en feu, et ses

bras et ses jambes la faisaientsouffrir — un engourdissement à lafois douloureux et épuisant.

Elle se releva une dernière fois.Avec obstination, elle se mit à

marcher, puis à courir dans la rue deMunich pour tenter de rattraper MaxVandenburg.

«Liesel, qu'est-ce que tu fabriques?»

Elle se mit hors de portée desparoles de Rudy et ignora lesregards des badauds. La plupartd'entre eux se taisaient. Des statuesau cœur battant. Peut-être desspectateurs à la dernière étape d'unmarathon. Les cheveux dans lesyeux, Liesel appela de nouveau.«Max, par pitié !»

Elle fit ainsi une trentaine demètres et, juste au moment où unsoldat allait se retourner, elle futplaquée au sol. Rudy l'avait saisiepar-derrière au niveau des genoux.

La volée de coups qu'il reçut enretour fut acceptée sans broncher,comme si c'étaient des cadeaux. Lesmains et les coudes osseux de Lieselne suscitèrent chez lui que quelquesgémissements étouffés. Il la laissalui couvrir le visage d'une brume depostillons et de larmes. Et surtout, ilparvint à la maintenir à terre.

Rue de Munich, un garçon et une

fille étaient emmêlés.Ils se trouvaient dans une position

tout à fait inconfortable.Ensemble, ils regardèrent les

humains disparaître à leur vue. Ils

les regardèrent se dissoudre commedes comprimés effervescents dansl’atmosphère humide.

CONFESSIONS

Une fois les Juifs disparus, Liesel

et Rudy se relevèrent. La voleuse delivres ne dit pas un mot. Lesinterrogations de Rudy restèrent sansréponse.

Elle ne rentra pas non plus chezelle. Le cœur triste, elle se rendit àla gare et attendit son papa. Rudy luitint compagnie pendant une vingtainede minutes, puis, dans la mesure oùHans ne reviendrait pas avantplusieurs heures, il alla chercherRosa et la conduisit vers Liesel en

lui racontant ce qui s'était passé.Elle ne posa pas de questions à lajeune fille. Elle avait déjà assembléle puzzle. Elle resta simplement àses côtés, puis la convainquit des'asseoir et elles attendirentensemble.

Lorsque Hans apprit la nouvelle,il laissa tomber son sac sur le sol duBahnhof et donna un coup de pieddans le vide.

Aucun des trois ne mangea, cesoir-là. Les doigts de Papa firentoutrage à l'accordéon en massacrantune chanson après l'autre, malgré sesefforts pour jouer juste. Rien n’allait

plus.La voleuse de livres ne quitta pas

son lit pendant trois jours.Tous les matins et toutes les

après-midi, Rudy Steiner venaitfrapper à la porte et demandait sielle était toujours malade. Mais ellen'était pas malade.

* * *Le quatrième jour, Liesel alla

frapper chez son voisin. Elle luiproposa de l'accompagner à l'endroitoù ils avaient distribué du painl'année précédente, sous les arbres.

«J'aurais dû t'en parler plus tôt»,dit-elle.

Ils marchèrent jusque-là, sur la

route de Dachau, et s’avancèrentsous les arbres qui projetaient leursombres allongées dans la lumière.Les pommes de pin répandues sur lesol ressemblaient à des petitsgâteaux.

Merci, Rudy.Merci pour tout. Merci de m'avoir

aidée à quitter la rue, de m'avoirarrêtée...

Elle ne dit rien de tout cela.Elle posa la main à côté d'elle, sur

une branche dont l'écorce sedétachait. «Rudy, si je te dis quelque

chose, tu me promets que tu ne lerépéteras à personne ?

— Bien sûr. » L'expression et leton de Liesel montraient qu'ils'agissait de quelque chose desérieux. Il s'adossa à l'arbre voisin.« Je t'écoute.

— Promets.— J'ai promis.— Recommence. Promets de ne

rien dire à ta mère, ni à ton frère, nià Tommy Müller. À personne.

— Je te le promets. »Le dos contre l'arbre. Les yeux

fixés au sol.Pour savoir par où commencer,

elle fit plusieurs tentatives en lisantdes phrases à ses pieds et en reliantdes mots aux pommes de pin et auxbranchages cassés.

«Tu te souviens quand je me suisblessée en jouant au foot dans larue?» dit-elle enfin.

Il lui fallut presque trois quartsd'heure pour tout expliquer: deuxguerres, un accordéon, un boxeur juifet un sous-sol. Sans oublier ce quis'était passé quatre jours plus tôt ruede Munich.

«C'est pour ça que le jour où on adonné du pain, tu t'es approchée siprès, constata Rudy, pour voir s'il

était parmi eux.— Oui.— Doux Jésus !— Oui. » Les arbres étaient hauts et

triangulaires. Calmes.Liesel tira La Secoueuse de mots

de son sac et en montra une page àRudy. On y voyait un garçon avectrois médailles autour du cou.

«Cheveux couleur citron», lut-il. Ilcaressa les mots avec le doigt. «Tului as parlé de moi?»

Sur le moment, elle fut incapablede parler. Peut-être avait-elle la

gorge serrée par l'amour qu'elleéprouvait soudain pour lui. A moinsqu'elle ne l'ait aimé depuis toujours.Sans doute. Ne pouvant prononcerun mot, elle avait envie qu'ill'embrasse. Elle avait envie qu'ilprenne sa main et l'attire à lui.Qu'importait l'endroit du baiser, labouche, la joue, le cou. Sa peaul'attendait.

Quelques années auparavant,

lorsqu'ils avaient fait la course surun terrain boueux, Rudy était un tasd'os assemblés à la va-vite, avec unsourire ébréché. Cette après-midi-là,

sous les arbres, il était celui quidonnait du pain et des ours enpeluche. Il était le triple championde course à pied des Jeunesseshitlériennes. Il était son meilleurami. Et il lui restait un mois à vivre.

«Bien sûr que je lui ai parlé de toi», dit Liesel.

Elle était en train de lui dire adieuet elle ne le savait pas.

LE PETIT LIVRE NOIRD'ILSA HERMANN

À la mi-août, quand elle se rendit

au 8, Grande Strasse, elle étaitpersuadée que c'était en quête dumême vieux remède.

Pour se remonter le moral.C'était ce qu'elle croyait.Il avait fait chaud, mais des

averses étaient prévues dans lasoirée. En passant devant laboutique de Frau Diller, elle sesouvint de deux phrases qu'elle avait

lues dans Le Dernier Humainétranger, vers la fin.

LE DERNIER HUMAIN

ÉTRANGER PAGE 211Le soleil fait bouillonner la terre.

Il nous touillecomme un ragoût dans une

marmite. Sur le moment, si elle pensa à ce

passage, c'est parce qu'il faisait trèschaud.

Rue de Munich, les événements dela semaine passée lui revinrent enmémoire. Elle revit les Juifs qui

arrivaient, elle revit leur nombre etleur souffrance. Et elle se dit quedans sa citation, un mot manquait.

Le monde est un affreux ragoût,pensa-t-elle. Si affreux que je nepeux le supporter.

Liesel franchit le pont sur

l'Amper. L'eau était magnifique,d'une riche couleur émeraude. Elleapercevait les cailloux tout au fondet entendait le chant familier ducourant. Le monde ne méritait pasune aussi belle rivière.

Elle escalada la colline endirection de Grande Strasse. Les

maisons étaient belles etrepoussantes. Ses jambes et sespoumons lui faisaient un peu mal. Cen'était pas désagréable. Marche plusvite, se dit-elle, et elle se dressacomme un monstre qui émerge dusable. L'odeur des pelouses luiemplissait les narines, fraîche etsuave, verte avec une pointe dejaune. Elle traversa la cour sanstourner la tête et sans une seulehésitation.

La fenêtre.Les mains sur le rebord, les

jambes qui font un ciseau.

Les pieds qui atterrissent.Des livres, des pages, un lieu où il

fait bon être.Elle prit un livre sur un rayonnage

et s'assit sur le sol.Est-elle là ? se demanda-t-elle.

Mais elle se moquait de savoir siIlsa Hermann était en train de pelerdes pommes de terre dans sa cuisine,de faire la queue au bureau de poste,ou de regarder ce qu'elle lisaitpardessus son épaule, tel un fantôme.

Cela n'avait plus aucuneimportance, désormais. Pendant unlong moment, elle resta ainsi, desimages dans la tête.

Elle avait vu son frère mourir unoeil ouvert, l'autre encore dans sonrêve. Elle avait dit au revoir à samère et l'avait imaginée seule sur unquai de gare, attendant le train qui laramènerait chez elle, vers l'oubli.Allongée sur le sol, une femmesèche avait poussé un hurlement quiavait parcouru la rue avant deretomber comme une pièce demonnaie arrivée en bout de courseaprès avoir roulé.

Un jeune homme s'était pendu àune corde tissée avec les neiges deStalingrad. Elle avait vu un pilote debombardier mourir dans un cercueilde métal. Elle avait vu un Juif,

l'homme qui par deux fois lui avaitdonné les plus belles pages qu'elleait jamais lues, être emmené vers uncamp de concentration. Et au milieude tout cela, elle voyait le Führerqui hurlait ses mots et les faisaitcirculer.

Ces images, c'était le monde et lemonde bouillonnait en elle tandisqu'elle était assise là, parmi les jolislivres aux titres bien nets. Ellesentait ce grand brassage tandisqu'elle parcourait les pages auxventres pleins à ras bord deparagraphes et de mots.

Petits salauds, pensait-elle.

Jolis petits salauds.Ne me rendez pas heureuse.

Surtout, ne venez pas me remplirpour que je croie que quelque chosede bon peut sortir de tout cela.Regardez mes meurtrissures.Regardez cette écorchure. Voyez-vous l'écorchure que j'ai à l'intérieur? La voyez-vous s'étendre sous vosyeux et me ronger? Désormais, je neveux plus espérer. Je ne veux plusprier pour que Max soit sain et sauf.Ni Alex Steiner.

Parce que le monde ne les méritepas.

Elle arracha une page du livre et

la déchira. Puis un chapitre entier.Bientôt, elle fut entourée de mille

morceaux de mots. Les mots.Pourquoi fallait-il qu'ils existent?Sans eux, il n'y aurait rien de toutcela. Sans les mots, le Führer neserait rien. Il n'y aurait pas deprisonniers boitillants. Il n'y auraitpas besoin de consolation et desubterfuges pour les réconforter.

À quoi bon des mots ?Elle le répéta à haute voix, dans la

pièce baignée d'une lumière orange.«À quoi bon des mots ? »

La voleuse de livres se leva et

gagna sans bruit la porte de labibliothèque, qui ne protesta guèrequand elle l'ouvrit. Le couloir n'étaithabité que par les courants d'air.

«Frau Hermann ?»L'écho de sa question lui revint,

avant de repartir vers la ported'entrée. Il mourut à mi-chemin.

«Frau Hermann ? »Seul le silence répondit et,

pensant à Rudy, elle fut tentée d'allerjusqu'à la cuisine. Elle s'en abstinttoutefois, car cela aurait été mal devoler de la nourriture à la femme quiavait laissé à son intention undictionnaire appuyé sur une vitre.

Sans compter qu'elle venait dedétruire l'un de ses livres. Elle avaitfait assez de dégâts comme ça.

Liesel regagna la bibliothèque.Elle alla s'asseoir au bureau etouvrit l'un des tiroirs.

LA DERNIÈRE LETTRE

Chère madame Hermann,Comme vous voyez, je suis

revenue dans votre bibliothèque etj'ai mis l'un de vos livres en pièces.C'est la colère et la peur qui m'ontpoussée. Je voulais tuer les mots.Je vous ai volée, et voilà que

maintenant je m'en prends à vosbiens. Je suis désolée. Pour mepunir, je crois que je vais arrêterde venir. Mais ce n'est peut-êtrepas vraiment une punition. En fait,j'adore et je déteste cet endroit,parce qu'il est plein de mots.

Vous vous êtes toujourscomportée comme une amie avecmoi, même si je vous ai fait du mal,même si j'ai été insupportable (unmot que j'ai trouvé dans votredictionnaire). Alors, je crois que jevais vous laisser tranquille. Je suisdésolée pour tout.

Merci encore.

Liesel Meminger. Elle laissa la note sur le bureau et,

en guise d'adieu, fit trois fois le tourde la pièce en laissant courir sesdoigts sur les volumes. Elle leshaïssait, mais elle était incapable derésister. Des lambeaux de papierétaient éparpillés autour d'un livreinti tul é Les Règles de TommyHoffmann. La brise qui entrait par lafenêtre en faisait voleter certains.

La lumière était toujours orange,mais elle avait baissé. Une dernièrefois, Liesel posa ses mains sur lerebord de la fenêtre, effectua un

rétablissement, et ressentit le chocdouloureux sur la plante des piedsen sautant à terre.

Quand elle passa le pont, lalumière orange avait disparu. Lesnuages s'accumulaient dans le ciel.

En arrivant rue Himmel, elle sentitles premières gouttes de pluie. Je nereverrai plus usa Hermann, se dit-elle, mais la voleuse de livres étaitplus douée pour lire et détruire leslivres que pour émettre desaffirmations.

TROIS JOURS PLUSTARD

La femme vient de frapper au n°33

et elle attend qu'on lui ouvre. Cela fit bizarre à Liesel de la voir

sans son peignoir de bain. La robed'été d'Ilsa Hermann était jaune,avec un galon rouge. Une petite fleurétait brodée sur la poche. Pas decroix gammées. Ses chaussuresétaient noires. Liesel n'avait jamaisremarqué ses mollets jusqu'à ce jour.Elle avait des jambes de porcelaine.

«Frau Hermann, je suis désolée.Pour ce que j'ai fait l'autre jour dansla bibliothèque. »

La femme la calma d'un geste. Ellefouilla dans son sac et en sortit unpetit livre noir. À l'intérieur, il n'yavait rien d'écrit. Juste des feuillesavec des lignes. «Puisque tu ne veuxplus venir lire mes livres, je me suisdit que tu aimerais peut-être enécrire un à la place. Ta lettre était...» Elle tendit à deux mains le livrenoir à Liesel. «Tu as un don pourl'écriture. Tu écris bien. » Le livreétait lourd, avec une couvertureépaisse comme celle du Haussementd'épaules. «Et je t'en prie, Liesel, nete punis pas comme tu l'as dit. Nefais pas comme moi. »

Liesel ouvrit le livre et passa son

doigt sur le papier. «Danke schôn,Frau Hermann. Voulez-vous unetasse de café? Je suis seule à lamaison. Maman est chez la voisine,Frau Holtzapfel.

— On entre par la porte ou par lafenêtre ?»

Liesel se dit qu'il y avait desannées qu'Ilsa Hermann n'avait souriainsi. «Par la porte. Ce sera plussimple, je pense. »

Elles s'installèrent dans la cuisine.Café et tartines de confiture. Elles

s'efforçaient de parler et Lieselentendait Ilsa Hermann avaler, mais,à vrai dire, ce n'était pas

désagréable. C'était même plutôtcharmant de la voir souffler sur soncafé pour le refroidir.

«Si jamais j'écris quelque chose etque je vais jusqu'au bout, dit Liesel,je vous le montrerai.

— J'aimerais bien. » Quand la femme du maire prit

congé, Liesel la regarda remonter larue Himmel avec sa robe jaune, sessouliers noirs et ses jambes deporcelaine.

Devant la boîte aux lettres, Rudydemanda: «C'était bien qui je penseque c'était?

— Oui.— Tu plaisantes !— Elle m'a offert un cadeau. » En fait, ce n'est pas seulement un

livre qu'Ilsa Hermann donna à LieselMeminger ce jour-là. Elle lui donnaaussi une raison de passer du tempsdans le sous-sol – son endroitpréféré, d'abord en compagnie dePapa, puis de Max. Elle lui donnaune raison d'écrire ses propres mots,de constater que les mots l'avaientaussi ramenée à la vie.

«Ne te punis pas. » Lieselentendait de nouveau les paroles

d'Ilsa Hermann. Pourtant, la punitionet la souffrance seraient présentes,tout comme le bonheur. C’était cela,l’écriture.

Cette nuit-là, pendant le sommeil

de Maman et de Papa, elle descenditau sous-sol et alluma la lampe àpétrole. Durant la première heure,elle ne fit que contempler son crayonet le papier. Elle s'obligea àrassembler ses souvenirs et, commed'habitude, elle se concentra sur satâche.

«Schreibe, s'ordonna-t-elle. Écris.

»Au bout d'un peu plus de deux

heures, elle commença à écrire, sanssavoir ce qui allait en sortir.Comment aurait-elle pu deviner quequelqu'un s'emparerait de son récitet l'emmènerait partout? •

On ne s'attend pas à ce genre dechoses.

C'est inimaginable.Elle utilisa un gros pot de peinture

en guise de table, s'assit sur un plus

petit et écrivit ce qui suit au milieude la première page.

LA VOLEUSE DELIVRES

Une petite histoirepar

Liesel Meminger

LA CAGETHORACIQUE DES

AVIONS

À la page 3, elle avait déjà mal à

la main.Les mots sont terriblement lourds,

se dit-elle. Pourtant, au fil desheures, elle finit par noircir onzepages.

PAGE 1.

J'essaie de ne pas y penser, maisje sais que tout

a commencé avec le train, la neigeet mon frère

qui toussait. Ce jour-là, j'ai volémon premier livre.

C'était un manuel pour lesfossoyeurs

et je l'ai volé quand j'étais en routevers

la rue Himmel... Elle s'endormit dans le sous-sol,

sur un lit de bâches, le papier auxbords recroquevillés posé sur legros pot de peinture. Au matin,Maman se tenait au-dessus d'elle, leregard interrogateur.

«Que diable fais-tu ici, Liesel?demanda-t-elle. — J'écris, Maman.— Jésus, Marie, Joseph ! » Rosa

remonta l'escalier d'un pas lourd.«Si dans cinq minutes tu n'es pas

là-haut, t'auras droit au seau d'eau.Verstehst ?— Compris. »Toutes les nuits, Liesel descendait

au sous-sol. Elle ne se séparaitjamais du livre. Pendant des heures,elle tentait à chaque fois de rédigerdix pages de l'histoire de sa vie. Il yavait beaucoup à raconter et elleessayait de ne rien oublier. Prendston temps, se disait-elle. Et petit à

petit, elle gagna en assurance.Parfois, elle parlait de ce qui se

passait dans le sous-sol pendantqu'elle écrivait. Elle venait de finirle passage où Papa l'avait giflée surles marches de l'église et où ilsavaient «Héil Hitleré» ensemble. Enface d'elle, Hans remettaitl'accordéon dans son étui. Il avaitjoué durant une demi-heure.

PAGE 42

Cette nuit, Papa m'a tenucompagnie. Il avait apporté son

accordéon. Il s'est installé près del'endroit

où Max s'asseyait. Souvent, quandil joue, je regarde

ses doigts et son visage.L'accordéon respire. Papa

a des rides sur les joues. Elles ontl'air dessinées

et quand je les vois, j'ai les larmesaux yeux.

Ce n'est pas une question d'orgueilou de tristesse.

Simplement, j'aime bien commeelles bougent et changent.

Parfois, je me dis que mon papa estun accordéon. Quand

il respire et me regarde ensouriant, j'entends les notes.

Après avoir passé dix nuits àécrire, Liesel en était à la page 102et dormait dans le sous-sol lorsqueMunich fut bombardée. Ellen'entendit ni le bruit de coucou ni lessirènes, et elle tenait le livre serrécontre elle lorsque Hans vint laréveiller. «Viens vite, Liesel ! » Elleprit La Voleuse de livres et tous sesautres livres, et ils allèrent chercherFrau Holtzapfel.

PAGE 175

Un livre flottait au fil de l'Amper.Un garçon sauta dans la rivière, le

rattrapa

et le saisit dans sa main droite. Ilsourit.

On était en décembre. Il avait del'eau glacée

jusqu'à la taille.«Tu me donnes un baiser,

Saumensch ? » dit-il. Le 2 octobre, quand eut lieu le

raid suivant, elle avait terminé. Il nerestait qu'une douzaine de pagesblanches et la voleuse de livresavait déjà commencé à relire latotalité de son texte. Le livre étaitdivisé en dix parties, qui, toutes,portaient le titre d'un livre ou d'une

histoire et décrivaient leur influencesur son existence.

Je me demande souvent à quellepage elle en était lorsque j'aiparcouru la rue Himmel sous lapluie, cinq nuits plus tard. Je me suisdemandé ce qu'elle lisait quand lapremière bombe est tombée de lacage thoracique d'un avion.

Pour ma part, je l'imagine en trainde jeter un coup d'œil au mur surlequel Max avait peint un nuage aubout d'une corde, un soleildégoulinant et des silhouettes quimarchaient vers lui. Elle contempleensuite ses pénibles tentatives pour

orthographier les mots difficiles. Jevois le Führer qui descend l'escalierdu sous-sol, ses gants de boxeattachés autour du cou. Et, pendantdes heures, la voleuse de livres lit etrelit son texte jusqu'à sa dernièrephrase.

LA VOLEUSE DE

LIVRES - DERNIÈRE LIGNE

J'ai détesté les mots et je les aiaimés,

et j'espère en avoir fait bon usage. Au-dehors, le monde était un

sifflement. La pluie était souillée.

LA FIN DU MONDE(Seconde partie)

Aujourd'hui, presque tous les mots

s'effacent. Le livre noir se désintègresous le poids de mes voyages. C'estune raison supplémentaire pourraconter cette histoire. Que disions-nous, un peu plus tôt? Que si l'onrépète suffisamment souvent quelquechose, on ne l'oublie pas. Je peuxaussi vous raconter ce qui est arrivéune fois que la voleuse de livres acessé d'écrire et comment j'ai pu

prendre connaissance de son récit.Comme ceci.

Imaginez-vous en train d’avancerdans la rue Himmel plongée dans lenoir. Vous avez la tête mouillée et lapression atmosphérique est sur lepoint de changer brutalement. Lapremière bombe tombe sur le grouped'immeubles où habite TommyMüller. Il dort, le visageinnocemment agité de tics, et jem’agenouille à son chevet. C'estensuite le tour de sa sœur. Les piedsde Kristina dépassent de lacouverture. Ils correspondent auxempreintes sur la marelle, dans larue. Ses petits orteils. Leur mère

dort à proximité. Il y a quatrecigarettes déformées dans soncendrier et le plafond sans toit estincandescent. La rue Himmel brûle.

Les sirènes se mettent à hurler.«Trop tard maintenant pour ce

petit exercice », ai-je murmuré,parce que les gens avaient étécopieusement floués. Au départ, lesAlliés avaient feint de vouloirbombarder Munich afin de frapperStuttgart. Mais dix avions étaientrestés. Bien sûr, il y avait eu desalertes. À Molching, elles s'étaientdéclenchées en même temps que les

bombes.

LA LISTE DES RUES

Rue de Munich, rue Eilenberg,rue Johannson,

rue Himmel. La rue principaleplus trois autres,

dans le quartier le plus pauvre. En l'espace de quelques minutes,

il ne restait plus rien d'elles.Une église fut dévastée.À l'endroit où Max Vandenburg

était resté debout, le sol n'était plusqu'un trou.

Dans la cuisine du 31 de la rue

Himmel, Frau Holtzapfel m'attendait,apparemment. Elle avait une tassebrisée devant elle et, dans un ultimemoment de conscience, elle parut sedemander pourquoi j'avais misautant de temps à arriver.

Frau Diller, elle, dormait à poingsfermés. Ses vitres blindées avaientété pulvérisées et il y avait deséclats de verre à côté de son lit. Il nerestait plus rien de sa boutique, dontle comptoir avait été projeté del'autre côté de la rue, tandis que laphoto encadrée d'Hitler avait été

arrachée du mur et jetée à terre. LeFührer avait été littéralementmassacré et transformé en chair àpâtée. Je lui ai marché dessus ensortant.

Chez les Fiedler, tout était enordre, chacun dormait sous lescouvertures. Pfiffikus avait remontéles siennes jusqu' au menton.

Chez les Steiner, j'ai passé lesdoigts dans les beaux cheveux bienpeignés de Barbara, j'ai ôtél'expression sérieuse sur le visageendormi de Kurt et j'ai embrassé lesplus jeunes. Bonne nuit.

Quant à Rudy...

* * *Doux Jésus, Rudy... Il partageait le lit d'une de ses

sœurs. Sans doute l'avait-ellerepoussé pour prendre un maximumde place, car il était tout au bord etl'entourait de son bras. Il dormait. Sachevelure éclairait le lit comme uneflamme claire. Je les ai emmenés,Bettina et lui, leur âme encore dansla couverture. Ils sont morts vite. Ilsétaient tièdes. C'est le garçon àl'ours en peluche, me suis-je dit.Celui qui s'était approché del’avion. Où était le réconfort de

Rudy ? Y avait-il quelqu'un pouradoucir le moment où sa vie lui étaitdérobée ? Qui était à ses côtés aumoment où l'on retirait le tapis de lavie de dessous ses pieds endormis ?

Personne.Il n'y avait là que moi.Et le réconfort n'est pas vraiment

dans mes cordes, surtout quand j’ailes mains froides et que le lit esttiède. Je l'ai emporté avecprécaution le long de la ruedéfoncée, l’oeil humide et le cœurmortellement lourd.

Pour lui, j'ai fait un effortparticulier. J'ai examiné le contenu

de son âme et j'ai vu un garçonpeinturluré en noir qui criait le nomde Jesse Owens en passant une ligned'arrivée imaginaire. J'ai vu ungarçon qui tentait d’attraper un livre,avec de l’eau glacée jusqu' à lataille. Je l'ai vu dans son lit, en traind'imaginer à quoi ressemblerait unbaiser de sa merveilleuse voisine. Ilme touche, ce gamin. À chaque fois.C'est son seul défaut. Il me fend lecoeur. Il me fait pleurer.

Enfin, les Hubermann.Hans.Papa.

Sa grande silhouette était allongéedans le lit et ses paupières étaiententrouvertes sur l'argent de sonregard. Son âme m'attendait. Ellem'a accueillie. C'est toujours ainsique font ces âmes-là, les meilleures.Elles se lèvent et disent: «Je sais quitu es et je suis prête. Ce n'est pasque j'en aie envie, bien sûr, mais jeviens. » Elles sont toujours légèresparce qu'une part d'elles-mêmes estdéjà partie ailleurs.

Lui, il l'avait mise dans le souffled'un accordéon, le goût étrange duchampagne l'été, et l'art de tenir sespromesses. Il s'est allongé dans mesbras. J'ai senti que ses poumons

réclamaient une dernière cigarette etqu'une puissante force magnétiquel'attirait vers le sous-sol, là où setrouvait celle qui était sa fille, entrain d'écrire un livre que j'espéraisbien lire un jour.

Liesel.Son âme m'a chuchoté son prénom

tandis que je l'emmenais. Mais il n'yavait pas de Liesel dans cettemaison. Du moins, pas pour moi.

Pour moi, il n'y avait qu'une Rosa,et oui, je crois bien que je l'ai priseau beau milieu d'un ronflement, carelle avait la bouche ouverte et seslèvres sèches et roses remuaient

encore. N'empêche que si ellem'avait vue, elle m'aurait traitée deSaumensch. Oh! je ne l'aurais pasmal pris. Après avoir lu La Voleusede livres, j'ai découvert qu'elletraitait tout le monde de Saumenschou de Saukerl. Surtout les gensqu'elle aimait. Ses cheveuxélastiques étaient défaits et étaléssur l'oreiller. Son corps trapu s'étaitsoulevé au rythme des battements deson cœur.

Car il ne faut pas s'y tromper:cette femme avait un cœur. Un cœurbeaucoup plus gros qu'on ne pouvaitle penser. Il contenait énormémentde choses, bien rangées sur des

kilomètres d'étagères secrètes.N'oublions pas qu'elle avait passéune nuit avec l'accordéon de sonmari autour du cou. Qu'elle avaitnourri un Juif sans poser la moindrequestion dès le soir de l'arrivée deMax à Molching. Et qu'elle avaitfouillé l'intérieur d'un matelas pour yprendre un carnet de croquis et ledonner à une adolescente.

LA DERNIÈRE CHANCE

J'allais d'une rue à l'autre et jesuis revenue chercher

un homme du nom de Schultz au bout

de la rue Himmel.

* * *Il ne pouvait pas résister

l'intérieur de la maison effondrée etj'étais en train de remonter la rueavec son âme quand j'ai entendu lesgens de la LSE pousser des cris dejoie.

Il y avait une petite vallée dans lamontagne de décombres.

Le ciel rouge incandescent était entrain de virer. Des traînées depoivre commençaient à tournoyer etcela a attisé ma curiosité. Non, non,je n'ai pas oublié ce que je vous ai

dit au début. Généralement, macuriosité me conduit à être témoinmalgré moi de quelque clameur chezles humains, mais je dois dire qu'encette occasion, même si cela m'abrisé le coeur, j'étais et suis toujoursravie de m'être trouvée là.

Quand ils l'ont sortie, il est vrai

que la voleuse de livres s'est mise àgémir et à crier en appelant HansHubermann. Les hommes de la LSEont bien tenté de la garder entreleurs bras couverts de poussière,mais elle a réussi à leur échapper.Les humains, dans leur désespoir,

sont souvent capables de ce genre dechoses, j'ai l'impression.

Elle ne savait vers où elle seprécipitait, car la rue Himmeln'existait plus. Tout étaitapocalyptique et nouveau. Pourquoile ciel était-il rouge? Commentpouvait-il neiger ? Et pourquoi lesflocons lui brûlaient-ils les bras ?

Liesel cessa de courir et avançaen titubant, droit devant elle.

Où est la boutique de Frau Diller? se demandait-elle. Où est...

Elle fit encore quelques mètres,puis l'homme qui l'avait découvertela saisit par le bras et lui parla. «Tu

es simplement en état de choc. Net'inquiète pas, tout va s'arranger.

-- Que s'est-il passé? interrogea-t-elle. C'est bien la rue Himmel ?

— Oui. » L'homme avait un regarddésabusé. Qu'avait-il vu au coursdes dernières années? «C'est bien larue Himmel. Une bombe est tombée.Es tut mir leid, Schatzi – Je suisdésolé, mon petit. »

La bouche de Liesel se mit àtrembler. Elle avait oublié qu'ellevenait d'appeler Hans Hubermann.Des années s'étaient écoulées entre-temps. C'est l'un des effets d'unbombardement. «Il faut aller

chercher mon papa et ma maman,dit-elle. Il faut tirer Max du sous-sol. S'il n'est pas là, il est dans lacuisine, en train de regarder par lafenêtre. Ça lui arrive de temps entemps pendant les raids – il ne voitpas souvent le ciel, vous comprenez.Je dois lui dire quel temps il fait ence moment. Il ne me croira jamais...»

À ce moment, elle s'effondra etl'homme de la LSE l'aida à s'asseoir.«On l'emmène tout de suite », dit-il àson sergent. La voleuse de livrescontempla l'objet lourd qu'elle tenaità la main et qui lui faisait mal.

Le livre.Les mots.Elle avait les doigts en sang,

comme à son arrivée rue Himmel. L'homme de la LSE la souleva et

tenta de l'entraîner. Une cuillère enbois brûlait. Un autre membre del'équipe passa, portant un étuid'accordéon brisé. Elle vitl'instrument à l'intérieur, qui luisouriait de ses dents blanches rayéesde notes noires. Cela la ramena à laréalité. On a été bombardés, pensa-t-elle. «C'est l'accordéon de mon papa», dit-elle à l'homme qui était à ses

côtés. Puis elle le répéta: «C'estl'accordéon de mon papa.

— Ne t'inquiète pas, mon petit,dit-il, tu es saine et sauve. Viensavec moi, on va aller un peu plusloin. » Mais elle ne le suivit pas.

Elle regarda où l'autre sauveteuremportait l'accordéon et le rattrapa.Tandis qu'une cendre magnifiquetombait toujours du ciel rouge, elleproposa: « Si vous voulez bien, jevais l'emmener. Il est à mon papa. »Doucement, elle le lui prit des mainset fit quelques pas. C'est alorsqu'elle découvrit le premiercadavre.

L'étui de l'accordéon lui échappades mains. Quand il toucha terre,cela fit le bruit d'une explosion.

Le corps mutilé de FrauHoltzapfel était étendu sur le sol.

LES QUELQUES

SECONDES SUIVANTESDE LA VIE DE LIESEL

MEMINGERElle se retourne et contemple le

canal dévastéqui était autrefois la rue Himmel.

Deux hommes emportent uncadavre. Elle les suit.

Quand elle aperçut les autres, ellefut prise d'une quinte de toux. Elleentendit l'un des hommes dire à sescollègues qu'ils avaient retrouvé l'undes corps complètement déchiquetédans un érable.

Il y avait des pyjamas et desvisages arrachés. Ce sont lescheveux du garçon qu'elle vit enpremier.

Rudy ? La voleuse de livres répéta son

prénom à voix haute. «Rudy ?»Il gisait les yeux clos. Elle se

précipita vers lui et, lâchant le livrenoir, tomba à genoux. «Rudy,réveille-toi », sanglota-t-elle. Elleagrippa le devant de sa chemise et lesecoua doucement, incrédule. «Réveille-toi, Rudy ! » Des cendrescontinuaient à pleuvoir du cielbrûlant. «Rudy, je t'en supplie. » Leslarmes s'accrochaient à ses joues.«Rudy, réveille-toi, bon sang ! Jet'aime. Rudy, Jesse Owens, tu saisbien que je t'aime. Réveille-toi,réveille-toi ! »

Mais il n'y avait plus rien à faire.Les décombres s'accumulaient.

Des collines de béton coiffées de

rouge. Et cette belle adolescenteécrasée par la douleur qui secouaitun mort.

«Allons, Jesse Owens... »Mais il ne se réveillait pas.Désespérée, Liesel posa sa tête

sur le torse de Rudy. Elle soutenaitson corps inerte pour l'empêcher deretomber en arrière, mais elle dutbientôt le reposer sur le sol éventré.Elle le fit avec beaucoup dedélicatesse.

Tout doucement.« Seigneur, Rudy... »Liesel contempla son visage sans

vie, puis elle déposa un baiser

tendre et sincère sur la bouche deson meilleur ami. Les lèvres deRudy Steiner avaient un goût depoussière et de miel. Le même goûtque le regret à l'ombre des arbres età la lueur de la collection decostumes de l'anarchiste. Ellel'embrassa longuement et, lorsqu'ellese redressa, elle effleura ses lèvresde ses doigts. Ses mains tremblaient,ses lèvres étaient charnues et elle sepencha à nouveau vers lui, sansmaîtriser son geste, cette fois. Dansla rue Himmel ravagée, leurs dentsse heurtèrent.

Elle ne lui dit pas adieu. Elle enétait incapable. Au bout de quelques

minutes, elle parvint enfin às'arracher à lui. Je m'étonneraitoujours de ce dont les humains sontcapables, même quand les larmes lesaveuglent et qu'en titubant et entoussant ils continuent à avancer, àchercher, et à trouver.

LA DÉCOUVERTE

SUIVANTELes corps de Maman et de Papa,

gisant l'un et l'autredans les draps de gravier de la rue

Himmel. Liesel ne se mit pas à courir. Elle

ne bougea pas. Son regard qui erraitsur les humains s'était arrêté surl'homme de haute taille et la femmequi ressemblait à une petite armoire.C'est ma maman. C'est mon papa.Les mots se cramponnaient à elle.

«Ils ne bougent pas, observa-t-ellecalmement, ils ne bougent pas. »

Elle se dit que si elle restait assezlongtemps immobile, peut-êtreremueraient-ils, eux, mais elle eutbeau attendre, rien de tel ne sepassa. Je m' aperçus alors qu'ellen'avait pas de chaussures. C'estbizarre de remarquer ce genre dechoses. Sans doute essayais-je

d'éviter de regarder son visagecomplètement défait.

Liesel fit un pas en avant. Elle nevoulait pas aller plus loin, mais ellese força à continuer. Elle s'approchade Hans et de Rosa et s'assit entreeux deux. Elle prit la main de Rosaet s'adressa à elle. «Tu te rappellesquand je suis arrivée, Maman ? Jepleurais et je m'accrochais auportail. Tu te souviens de ce que tuas dit aux gens dans la rue ? » Savoix se mit à trembler. «Tu leur asdit: "Qu'est-ce que vous regardezcomme ça, bande de trous du cul ?"» Elle lui caressa le poignet.«Maman, je sais que tu... J'étais

contente quand tu es venue à l'écolem'annoncer que Max s'était réveillé.Tu sais que je t'ai vue avecl'accordéon de Papa ? » La main deRosa commençait à devenir rigidesous ses doigts. «Tu étais belle,Maman. Seigneur, tu étaismagnifique, Maman. »

DE NOMBREUX

MOMENTS D'ÉVITEMENT

Papa. Elle ne voulait pas, elle nepouvait pas regarderPapa. Pas encore. Pas

maintenant.

Papa était un homme au regard

d'argent, pas au regard mort.Papa était un accordéon.Mais son soufflet était vide.Rien n'y entrait, rien n'en sortait. Liesel commença à se balancer.

Une note aiguë resta emprisonnéedans sa gorge jusqu'au moment oùelle fut enfin capable de se tourner.

Vers Hans. Incapable de me retenir, je

m'avançai pour mieux la voir et jecompris alors que cet homme était

l'être qu'elle aimait le plus aumonde. Elle caressait son visage duregard, en suivant l'un des sillonsqui creusaient ses joues. HansHubermann s'était assis auprès d'elledans la salle de bains et lui avaitappris à rouler une cigarette. Il avaitdonné du pain à un homme mort dansla rue de Munich. Et lui avait dit decontinuer à lire dans l'abri. S'il nel'avait pas fait, peut-être n’aurait-elle pas fini par écrire dans le sous-sol.

Papa — l'accordéoniste — et larue Himmel.

L'une ne pouvait exister sans

l'autre, car, pour Liesel, tous deuxétaient un port d’attache. Oui, voilàce qu’était Hans Hubermann pourLiesel Meminger.

Elle se retourna et s'adressa auxsauveteurs de la LSE.

« S'il vous plaît, pourriez-vous medonner l'accordéon de mon papa ?»

Après quelques instants deconfusion, l'un des plus âgés apportale vieil étui. Elle l'ouvrit et en retiral'instrument abîmé, qu'elle déposaauprès du corps de Hans. « Tiens,Papa. »

Et parce que c'est quelque choseque j'ai pu voir de nombreuses

années plus tard — une vision chezla voleuse de livres elle-même —,je peux vous dire qu'en cet instant,agenouillée auprès de HansHubermann, elle le vit se lever etjouer de l'accordéon. Il enfilal'instrument et, sur les alpages desmaisons dévastées, il joua, sonregard d’argent empreint de bonté,une cigarette au coin des lèvres. Il fitmême une fausse note et en ritgentiment. Le soufflet respirait etl'homme de haute taille jouait unedernière fois pour Liesel Meminger,tandis que le ciel était lentementretiré du fourneau.

Continue à jouer, Papa.

Papa s’arrêta.Il laissa tomber l’accordéon et ses

yeux d’argent continuèrent à rouiller.Il n'y avait plus maintenant qu'uncorps gisant à terre. Liesel lesouleva et le serra dans ses bras.Elle pleura sur l'épaule de HansHubermann.

«Adieu, Papa. Tu m'as sauvée. Tum'as appris à lire. Personne ne jouecomme toi. Je ne boirai plus jamaisde champagne. Personne ne jouecomme toi. »

Ses bras ne pouvaient se détacherde lui. Elle lui embrassa l'épaule,incapable de contempler plus

longtemps son visage, et elle lereposa.

La voleuse de livres sanglotajusqu'à ce qu'on l'emmène avecdouceur.

Plus tard, les sauveteurs sesouvinrent de l'accordéon, maispersonne ne remarqua le livre.

Ce n'était pas le travail quimanquait et La Voleuse de livres futpiétiné de nombreuses fois en mêmetemps que d'autres objets, avantd'être ramassé sans un regard et jetésur le dessus d'une benne à ordures.Juste avant le départ de la benne, j'ygrimpai d'un geste vif et le prit dans

ma main.Une chance que j'aie été là.Qu’est-ce que je raconte encore ?

Je me trouve au moins une fois dansla plupart des endroits et, en 1943,j'étais à peu près partout.

ÉPILOGUE

LA DERNIÈRECOULEUR

Avec:

Liesel et la Mort — quelqueslarmes sur un visage de bois

— Max — et quelqu'un quitransmet

LIESEL ET LA MORT

Tout cela s'est passé il y a bien

des années, et pourtant, le travail nemanque toujours pas. Le monde estune usine, je vous prie de le croire.Le soleil le fait bouillonner, leshumains le gouvernent. Et je suistoujours là. Je les emporte.

Quant à la suite de cette histoire,je ne vais pas tourner autour, parceque je suis lasse, terriblement lasse.Je vais la raconter le plussimplement possible.

UN DERNIER FAITIl faut que je vous dise que la

voleuse de livresest morte seulement hier.

Liesel Meminger a vécu jusqu'à un

âge avancé, loin de Molching et desmorts de la rue Himmel.

Elle est morte dans un faubourg deSydney. La maison était au 45 de larue, le même numéro que l'abri desFiedler, et le ciel de l'après-midiétait d'un bleu idéal. Comme l'âmede son papa, celle de Liesel s'étaitredressée et m'attendait.

* * *

Dans ses ultimes visions, sontapparus ses trois enfants, ses petits-enfants, son mari et la longue listedes existences qui s'étaient mêlées àla sienne. Parmi elles, lumineusescomme des lanternes, il y avait Hanset Rosa Hubermann, son frère, et legarçon dont les cheveux auraient àjamais la couleur des citrons.

Mais d'autres visions étaient

également présentes. Venez. Je vaisvous raconter une histoire. Je vaisvous montrer quelque chose.

Du BOIS DANSL'APRÈS-MIDI

Une fois la rue Himmel dégagée,

Liesel n'avait nulle part où aller. «La fille à l’accordéon », comme lessauveteurs l'avaient baptisée, futemmenée au commissariat, où lespoliciers se demandèrent ce qu'ilsallaient bien pouvoir faire d'elle.

Elle était assise sur une chaiseinconfortable. L'accordéon laregardait par un trou de l'étui.

Au bout de trois heures, le maire

et une femme aux cheveux flous seprésentèrent. «Il paraît qu'on aretrouvé une jeune survivante dansla rue Himmel », dit la femme.

Un policier pointa le doigt. Tandis qu'ils descendaient les

marches du commissariat, IlsaHermann proposa de porter l'étui,mais Liesel refusa de le lâcher. Aquelques centaines de mètres de larue de Munich, une frontière séparaitnettement des gens qui avaient étébombardés de ceux qui avaient étéépargnés.

Le maire se mit au volant.

Ilsa Hermann monta à l'arrière dela voiture avec Liesel.

Elle prit sa main posée sur l'étuide l'accordéon, qui était placé entreelles, et Liesel la laissa faire.

* * *Dans sa douleur, Liesel aurait pu

rester silencieuse, mais elle eut laréaction inverse. Installée dans laravissante chambre d'amis de lamaison du maire, elle parla — àelle-même — jusque tard dans lanuit. Elle mangea, un peu seulement.Ce qu'elle ne fit pas du tout, c'est selaver.

Quatre jours durant, elle promena

les vestiges de la rue Himmel sur lestapis et les parquets du 8, GrandeStrasse. Elle dormit beaucoup, d'unsommeil sans rêves, et, la plupart dutemps, elle regretta de se réveiller.Quand elle dormait, elle oubliaittout.

Le jour des obsèques, elle n'avaittoujours pas pris de bain et,poliment, Ilsa Hubermann luidemanda si elle souhaitait le faire.Auparavant, elle s'était bornée à luimontrer la salle de bains et à luidonner une serviette.

Les personnes présentes àl'enterrement de Hans et de Rosa

Hubermann parlèrent toujours decette jeune fille qui y assistait,revêtue d'une jolie robe et couvertede la poussière de la rue Himmel. Lebruit courut aussi que, quelquesheures plus tard, elle s'était plongéetout habillée dans l'eau de l'Amperet avait dit quelque chose de bizarre.

Quelque chose à propos d'unbaiser.

Quelque chose à propos d'uneSaumensch.

Combien de fois devait-elle direadieu ?

Les semaines, puis les mois

étaient passés et la guerre avaitcontinué à faire rage. Au plus noirde son chagrin, Liesel évoquait seslivres, surtout ceux qui avaient étéfaits pour elle et celui qui lui avaitsauvé la vie. Un matin, à nouveau enétat de choc, elle était mêmeretournée rue Himmel pour lesretrouver, mais il n'y avait plus rien.Impossible de guérir de ce qui étaitarrivé. Cela prendrait des décennies.Le temps d'une longue vie.

Pour la famille Steiner, il y eutdeux cérémonies. La première pourleur enterrement, la seconde auretour d'Alex Steiner, quand ilbénéficia d'une permission après le

bombardement.Depuis qu'il avait appris la

nouvelle, Alex n’était plus quel'ombre de lui-même.

«Si seulement j'avais laissé Rudyaller à cette école, Seigneur Jésus !» avait-il déclaré.

On sauve quelqu'un.On le tue.Comment aurait-il pu savoir?Il ne savait qu'une chose, c'était

qu'il aurait tout donné pour setrouver rue Himmel cette nuit-là afinque Rudy, et non lui-même, ait eu lavie sauve.

C'est ce qu'il confia à Liesel sur

les marches du 8, Grande Strasse, oùil venait de se précipiter enapprenant qu'elle était vivante.

Ce jour-là, sur les marches, le

cœur d'Alex Steiner se fendit.Liesel lui dit qu'elle avait

embrassé Rudy sur la bouche. Celala gênait, mais elle pensait qu'ilaimerait l'apprendre. Un sourireentailla son visage de bois, surlequel roulèrent des larmes rigides.Dans la vision de Liesel, le ciel queje vis était gris et brillant. Uneaprès-midi d'argent.

MAX

La guerre terminée, lorsque Hitler

se fut remis entre mes mains, AlexSteiner rouvrit sa boutique detailleur. Il ne gagnait pas d'argent,mais cela l'occupait quelques heurespar jour. Souvent, Liesell'accompagnait. Ils passaientbeaucoup de temps ensemble.Souvent, après la libération deDachau, ils allaient à pied jusqu'aucamp, mais les Américains lesrefoulaient.

Finalement, en octobre 1945, unhomme au regard humide, auxcheveux comme des plumes et auvisage rasé de près pénétra dans lemagasin. Il s'approcha du comptoiret posa une question. «Y a-t-il iciquelqu'un qui s'appelle LieselMeminger ?

— Oui, elle est dans l'arrière-boutique », répondit Alex. Puis, pourne pas risquer une fausse joie, ilajouta: « Qui la demande?»

Liesel apparut.En larmes, ils s'étreignirent et

tombèrent à genoux.

QUELQU'UN QUITRANSMET

C'est vrai, j'ai vu beaucoup de

choses en ce monde. J'assiste auxplus grands désastres et je travaillepour les pires brigands.

Mais il existe d'autres moments.Il existe une multitude d'histoires

(pas tant que ça, en fait, comme jel'ai déjà laissé entendre) quej'autorise à me distraire pendant montravail, comme le font les couleurs.Je les récolte dans les endroits les

plus épouvantables, les plusimprobables, et je veille à m'ensouvenir tout en vaquant à mesoccupations. La Voleuse de livres enfait partie.

Quand je me suis rendue à Sydney

et que j'ai emporté Liesel, j'ai enfinpu faire quelque chose quej'attendais depuis longtemps. Je l'aiposée à terre et nous avons marchéle long d’Anzac Avenue, près duterrain de football. J'ai alors sorti dema poche un vieux livre noir couvertde poussière.

La vieille dame n'en croyait pas

ses yeux. Elle l'a pris en main et ademandé: « C'est vraiment lui ?»

J'ai approuvé d'un signe de tête.Fébrilement, elle a ouvert La

Voleuse de livres et s'est mise à lefeuilleter. «Je n'arrive pas à lecroire !» Le texte avait pâli, maiselle a pu lire les mots qu'elle avaitécrits. Les doigts de son âme onttouché l'histoire qu'elle avaitcouchée sur le papier tant d'annéesauparavant, dans le sous-sol de larue Himmel.

Elle s'est assise sur le trottoir etj'en ai fait autant. « L'avez-vous lu?»m'a-t-elle demandé, sans me

regarder. Elle avait les yeux fixéssur les mots.

J'ai hoché affirmativement la tête.«Plusieurs fois. — Avez-vous pu lacomprendre ?»

À ce moment-là, il y a eu un grandsilence.

Des voitures passaient surl'avenue. Leurs conducteurs étaientdes Hitler, des Hubermann, desMax, des assassins, des Diller et desSteiner...

J'aurais aimé parler à la voleusede livres de la violence et de labeauté, mais qu'aurais-je pu direqu'elle ne sût déjà à ce sujet ?

J'aurais aimé lui expliquer que je necesse de surestimer et de sous-estimer l'espèce humaine, et qu'il estrare que je l'estime tout simplement.J'aurais voulu lui demander commentla même chose pouvait être à la foissi laide et si magnifique, et ses motset ses histoires si accablants et siétincelants.

Rien de tel n'est sorti de mabouche.

Tout ce dont j'ai été capable, cefut de me tourner vers LieselMeminger et de lui confier la seulevérité que je connaisse. Je l'ai dite àla voleuse de livres. Je vous la dis

maintenant.

UNE ULTIME NOTE DEVOTRE NARRATRICE

Je suis hantée par les humains.

À propos de cette édition:

Cette édition électronique dulivre a été réalisée par des

bénévolesElle repose sur l'édition papier

du même ouvrageLe format ePub a été préparé par

les membres du « Club de LectureDreamsgate. »

« Si vous aimez, alors… achetezle livre !.. »

Je ne peux que souligner, letravail professionnel et bénévole de

tous ceux et celles qui ont faitnaître ce CLUB, l'ont fait avancer

et même survivre… Étant donné que l’auteur de cette

copie est un irresponsable pour nepas dire un vrai malade, l’éditeurdécline toute responsabilité en casde perte ou de dommage qui seraitcausé par une erreur ou uneomission.

Ce livre est destiné uniquement àla lecture (à l’intérieur et àl’extérieur exclusivement).

L’usage de la tablette (liseuse)sous la douche pourrait entraîner destaches d’humidité et endommager lematériel.

Ne pas employer commeprotection contre les tornades,comme prévention contre leshémorroïdes ni même comme test degrossesse. Ne convient pas auxenfants ne sachant pas lire.

Pour un résultat optimal dans lenoir, allumez la lumière.

Vous pouvez poster vos plaintesen tout genre à :[email protected]

REMERCIEMENTS

En premier lieu, je tiens à

remercier Anna McFarlane (qui estaussi chaleureuse que bien informée)et Erin Clarke (pour la pertinence deses conseils et sa gentillesse). BriTunnicliffe mérite également unemention spéciale pour m'avoirsupporté et pour avoir bien voulucroire que je tiendrais mes délais.

Toute ma gratitude à Trudy White,qui a illustré ce texte. C'est unhonneur pour moi d'avoir bénéficiéde sa grâce et de son talent.

Un grand merci à Melissa Nelson,qui a rendu facile en apparence unetâche qui rie l'était pas. Ce n'est paspassé inaperçu.

Ce livre n'aurait pas vu le jour nonplus sans Cate Paterson, NikkiChrister, Jo Arrah, Anyez Lindop,Jane Novak, Fiona Inglis etCatherine Drayton. Je ne lesremercierai jamais assez du tempsqu'elles ont consacré à ce livre et àmoi-même.

Je remercie également le JewishMuseum de Sydney, l'AustralianWar Memorial, Doris Seider dumusée du Judaïsme de Munich,

Andreus Heusler des Archivesmunicipales de Munich et RebeccaBiehler (pour ses informations surles pommiers).

Ma reconnaissance va également àDominika Zusak, Kinga Kovacs etAndrew Janson pour leursencouragements et leur constance.

Enfin, je dois tout particulièrementremercier Lisa et Helmut Zusak,pour les histoires que nous avons dumal à croire, pour les rires, et pourm'avoir montré une autre face deschoses.