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LA VILLE QUI PENCHE

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NICOLE CASANOVA

La Ville qui penche

GALLIMARD

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Tous droits de reproduction, d'adaptation et de traduction réservés pour tous pays, y compris l'U.R.S.S.

© 1962, Éditions Gallimard.

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I

Je n'ai pas été conduit jusqu'à la ville par le hasard, mais par moi-même. Je ne recherche pas cette responsabilité pour souligner mon mérite, ce pays n'étant pas la brousse ni ses habitants des lépreux. Mais je veux montrer la simplicité d'une aventure qui se tient, comme on dit, à la portée de tout le monde.

Je partais vers un but dont je n'avais aucune idée exacte ou seulement rassurante. Je dési- rais acquérir une liberté supérieure à celle que donnent l'argent et un métier. Je ne voyais rien au-delà. D'autres diront qu'il s'agissait d'un appel. Je l'ignore, mais il est probable que n'importe qui a entendu des appels de ce genre au moins une fois dans sa vie. Le jour où ce désir naquit en moi, la liberté que je possédais auparavant me parut dérisoire. Insuffisante pour m'éclairer, la lueur qui m'at- tirait à l'autre bout du tunnel empêchait mes yeux de s'habituer à la nuit. J'ai décidé de

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me mettre en marche dans cette direction. Je n'avais cependant que des mobiles très vagues, à peine une inquiétude, un soupçon, une impul- sion de loyauté s'incarnant dans un mouve- ment.

Il est 6 heures du matin. Derrière moi, la ville attend encore le jour. Je devine deux fois mon image dans les vitres doubles. Ma main bleuâtre sort, pour écrire, d'un terrier de couvertures. Je ne peux pas voir la couleur de mon visage, car il échappe à la lumière de la lampe. Il offre probablement un curieux mélange de rouge et de gris. Je m'aperçois que j'ai cessé d'être triste en même temps que mon corps.

Tout à l'heure, j'escaladerai l'appui de ma fenêtre et j'irai au fond du jardin, actionner le levier de la pompe. Je vois toujours arriver cet instant avec une impression de grande fatigue. Je n'ose même pas évaluer le très petit nombre de degrés que l'eau a pu main- tenir en elle pendant la nuit glaciale. La paille et les vieux chiffons ficelés autour de la pompe l'empêchent tout juste d'éclater.

Il faut que j'explique pourquoi je suis obligé de sortir par la fenêtre : ma porte donne dans la chambre de ma logeuse, Erna Schneider, qui dort auprès de son mari épais. Dans la cuisine couche Frieda, si ronde et rose que

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je me suis toujours demandé comment elle avait pu prospérer ainsi dans cette famille de misère.

J'habite la ville depuis le mois de septembre et nous sommes le 4 janvier.

Hier, pour la première fois depuis six ans, j'ai communié, à la cathédrale. J'essayerai, au moment de mon départ, d'expliquer pourquoi j'en suis revenu là. Je ne veux pas encore raisonner sur ma foi retrouvée. Il faut tout d'abord que je m'arrange pour vivre avec elle. Cela me pose un problème qui est loin d'être simple, car ma conversion n'a pas eu la com- plaisance de transformer mes défauts ni ce que l'on est convenu d'appeler ma personnalité, en quelque chose de plus facile à vivre. Ces pages ne seront pas le récit de ma conversion. J'espère seulement qu'elles m'aideront à défi- nir ma place dans un monde où rien ne peut plus me protéger de la lumière.

Devant moi, dans la nuit, je sais qu'il y a le lac. Derrière moi, la ville qui ne dort jamais, non parce qu'elle s'amuse — bien qu'à cela aussi elle soit capable de mettre une fureur particulière — mais surtout parce qu'elle ne peut pas oublier son inquiétude. Cette ville, j'aurai de la peine à la quitter. M'en serai-je assez passionnément nourri, avant de m'en aller, afin de ne pas retomber dans mon insou- ciance natale?

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Je me souviens de mon arrivée ici. En déci- dant de quitter mon foyer, j'attendais ce que je nommais un enrichissement, c'est-à-dire la possibilité de rendre mon erreur personnelle un peu plus originale et irréparable, une jus- tification de cette bonne conscience qui, je le comprends maintenant, était mon plus grand mal. Je ne croyais pas me perdre ainsi moi- même tout au long de la route. Je fus saisi dès mon départ. Cette richesse espérée se tra- duisait en fait, et dès les premières secondes, par un dépouillement brutal. J'abandonnais au bord du chemin les bribes d'un moi que je croyais pourtant bien n'avoir jamais écono- misé. Je fus stupéfait de constater que tous ces lambeaux morts m'avaient appartenu.

Au départ, donc, j'eus la surprise de m'aper- cevoir que j'étais lié au sol par tout un réseau de petites racines sensibles. Arrachées d'un seul coup, elles se mirent à flotter dans l'air froid. Mais quoi, elles étaient donc préservées, enterrées, sans que j'eusse jamais pu m'en douter? Si je n'avais pas décidé de partir, j'au- rais vécu ainsi, en ignorant leur existence, leur corruption progressive et tout ce qu'elles étaient capables de m'enseigner.

Elles commencèrent par m'apprendre la peur devant ces êtres nouveaux, près desquels il allait bien falloir que je vive, en les aimant ou en les méprisant. Cette maison où je mou-

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rais, je venais d'en ouvrir la porte et je m'aper- cevais qu'elle donnait sur la plage, à quelques mètres des rouleaux d'écume.

Ma volonté s'exténua à contenir dans des limites décentes ces mille raisons d'être angoissé. Le monde se défigurait d'escale en escale. Je ne reconnaissais plus les têtes humaines que j'apercevais sur les quais des aérodromes. Sans doute commençaient-elles à me contredire, au lieu de me justifier comme je l'espérais secrè- tement.

J'entrevis, d'une façon encore obscure, que l'enjeu du voyage pourrait bien ne pas être autre chose qu'une image imprévue de ma place dans le monde et que cela ne corres- pondrait pas forcément au repos, ni au bonheur.

Sur le plan de la ville, un point isolé au milieu d'une tache verte, près d'une auréole bleue en forme d'œil, représentait ma demeure. J'espérais donc des bois, une vue sur le lac. Je les trouvai, à l'endroit indiqué. Mais je n'avais pas imaginé la colline noire, les maisons mortes qui m'accueillirent au-delà de toute hypocrisie. Sans les constructions nouvelles qui témoignaient d'une force athlétique, ma mai- son eût été la seule habitable de la rue. Des autres, il ne restait plus que des pans de murs, des fenêtres où un store à demi décroché se balançait comme un pendu, des éboulis plâ-

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treux rongés par l'herbe, ensevelis sous les feuilles sèches. Les maisons neuves crevaient le sol brûlé, çà et là, comme de jeunes pousses dans la cendre de l'été précédent. Toutes ces façades, les mortes et les vivantes, se rejoi- gnaient presque au-dessus de ma tête et je marchais en suivant du regard une horrible petite raie de ciel vert.

Avant d'avoir gagné mon futur logis, je pressentais déjà ce qui allait se jeter à ma rencontre avec agressivité. Le malheur humain s'épaississait autour de moi et devenait incoer- cible.

J'avais à peine fait quelques pas dans le jardin qu'un projecteur vira vers moi. Sa petite fournaise ronde et précise s'ouvrit soudaine- ment devant mes pas et me barra le chemin. Je vis alors que j'avais erré jusqu'à la nuit. Au-delà de la rampe enflammée, comme du fond d'un théâtre, une voix s'éleva. On me demandait qui j'étais, où j'allais. Je n'eus qu'à prononcer le nom de ma logeuse. Mon accent me tint lieu de passeport. On me répondit :

« Vous êtes le Français? Alors entrez et excusez-nous... » J'obéis sans comprendre.

Erna Schneider m'a expliqué les raisons de cet accueil officiel. Au premier étage de la maison, juste au-dessus de ma chambre, vit un couple de juifs, Schoellem et sa femme Sarah. Ils se sont convertis au catholicisme au

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pire moment des persécutions, alors qu'ils étaient séparés l'un de l'autre, elle cachée en Hollande et lui enfermé à Auschwitz. Ils ont entrepris maintenant, m'a dit Erna Schneider, de « lutter contre l'inhumanité » à travers le monde. La tâche est considérable. Mais les Schoellem ne se découragent pas et assument leur part : une sorte de contre-espionnage sur le plan de la vie quotidienne, afin d'épargner aux autres ce qu'ils ont eux-mêmes souffert. A un kilomètre de cette maison commence la zone de l'esclavage. Les Schoellem s'achar- nent avec une passion lucide à rendre aux habi- tants de cette zone la vie un peu plus suppor- table. Je ne sais presque rien de leurs activités. Erna m'a raconté qu'ils s'efforcent, par exem- ple, de neutraliser ces espions domestiques, éparpillés dans les îlots d'habitations, qui sont chargés d'épier leurs voisins et d'en dénoncer les idées subversives. Sans prendre de grands risques, ils contribuent efficacement à ruiner le dernier élément social qui puisse résister au régime, c'est-à-dire la famille. Tout devient possible quand les parents commencent à se méfier de leurs enfants, et les frères de leurs frères. La crainte et la honte empêchent tou- jours les victimes de mener leurs propres enquêtes.

Jusqu'à l'initiative des Schoellem, la liberté des autres était achetée et vendue là-bas avec

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un profit régulier, comme de notre côté on vend des pommes et des oranges.

Mes deux voisins juifs, par des moyens que j'ai toujours ignorés, relèvent les noms de ces êtres et les dénoncent à voix haute, par la radio, qui avertit toute la ville.

« Méfiez-vous, Friedrich Müller et Hans Backhaus, habitant au 14 et au 91 de la rue Ludwig van Beethoven, sont des espions... »

J'ai pu entendre ces avertissements moi- même, au poste de radio des Schoellem qui écoutaient sans sourire.

Évidemment, cela cause un tort considéra- ble à la propagande du régime.

Les deux juifs vivent dans une insécurité perpétuelle. Cinq fois de suite, la police d'en face a tenté de les enlever. Voilà pourquoi le jardin est équipé comme la cour d'une prison. Des projecteurs tournent en tous sens, une patrouille circule nuit et jour dans les allées, chaque buisson semble avoir besoin, pour conserver sa pureté et sa liberté de fleurir, de cet uniforme qui veille, immobile, auprès de lui. Malgré ce décor sinistre, ce n'est pas la peur qui gêne, c'est l'indignation.

Au début, la lourde marche régulière du planton pesait sur mon crâne et m'empêchait de m'endormir. La colère allait et venait en moi au rythme des pas de cet homme utile et il me fallut deux grands mois pour com-

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prendre la stérilité de cette rage qui s'assouvit sur elle-même, pour la surmonter, l'escalader comme une colline, afin de voir plus loin.

J'avais noté plusieurs adresses, j'aurais pu choisir un autre quartier, une autre chambre. Mais je n'avais aucune raison de changer, au contraire.

En outre, Erna Schneider m'avait dit : « Vous ne vous plairez pas ici, ce n'est pas

assez joli pour un Français... » C'est donc de cette façon stupide, où ma

vanité jouait le premier rôle, que je fus pris par cette communion qui devait faire en moi un tel chemin.

« Si vous le voulez », me dit Erna Schneider, « vous pouvez déjeuner tous les matins à 8 heures avec ma fille et moi, vous êtes ici chez vous. »

J'ai accepté, je ne le regrette pas. Depuis cette minute, je n'ai pas cessé d'apprendre auprès d'Erna Schneider.

Il y a quelques jours, je la regardais déblayer la neige dans le jardin. Ses cheveux ébouriffés comme par un perpétuel courant électrique, ses joues rouges, ses yeux trop bleus, tout cela semblait dessiné et colorié par un petit enfant. L'énorme pelle allait et venait aussi légère- ment qu'une cuillère à thé. Vêtue d'un blouson marron serré à la taille, d'un vaste pantalon

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noir ramassé au bas des jambes dans des bottes de caoutchouc, Erna ressemblait à un gros ours plein de force et de bonté. Le policier de garde la contemplait avec admiration. Il sou- pira :

« Quand je vous vois, madame Schneider, je pense toujours : ça, c'est une vraie femme... »

Erna répondait sans que le rythme des pelletées gênât son souffle :

« Et moi, quand je vous vois, monsieur Schmidt, je pense toujours : voilà un sacré paresseux...

— Je crois bien que vous avez raison. Mais qu'est-ce que vous direz quand vous me rever- rez dans trois ans!

— Pourquoi? — Parce que, à ce moment-là, je serai à

la retraite. Quand je me suis engagé dans cette fichue vie, j'espérais que j'allais continuer la bataille, ramener chez eux ceux d'en face et libérer ma sœur qui est restée là-bas. Mais on ne se bat plus, c'est bien fini, et je me suis fait avoir. »

Erna Schneider riait si fort qu'un bloc de neige mal lancé vacilla et lui retomba sur la tête. Elle s'ébroua, jura, et les belles couleurs de son visage parurent encore plus éclatantes.

« Vous n'êtes pas le seul, mon pauvre. Et puis la guerre n'arrange pas forcément les affaires des petites gens comme nous. La vérité,

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c'est que tout le monde nous oublie. Plus cela dure, plus on trouve que tout va très bien. »

Je devais partir chez un de mes élèves, don- ner une leçon de français. Je me rappelle que je me suis arrêté à la cathédrale. Je suis telle- ment sûr, en priant, de faire un acte, et un acte logique et efficace. Je n'ai jamais trouvé que tout allât très bien. Mais il est encore bien plus important de déterminer dans quelle mesure on participe à ce scandale.

Casqué, armé, le planton va et vient devant ma fenêtre, de gauche à droite, de droite à gauche. Il fait nuit encore, à douter que le jour revienne jamais. Un nouveau policier est venu relever le premier. Et cela continuera pendant combien d'années encore?

Il faut que je m'en persuade : il n'y a pas de prisonniers ici, il n'y a qu'un homme et une femme qui ont choisi de « lutter contre l'inhumanité ». On pourrait croire qu'ils sont entourés par des millions d'êtres admiratifs, prêts à tous les sacrifices pour les aider. Au contraire, ils sont isolés et menacés. Ils ne peuvent survivre qu'en se cachant, sous la protection des fusils. S'ils étaient enlevés de l'autre côté de la frontière, ils trouveraient une mort comme on n'ose même pas en montrer au cinéma. Ils ont pourtant dû subir la ten- tation de rester tranquilles, comme tant d'au-

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tres, de vivre au calme, après l'enfer qu'ils ont traversé tous les deux. Ils pourraient à présent jouir de la vue sur le lac, personne ne songerait à le leur reprocher.

La vue sur le lac est aussi troublante qu'une expression paisible sur le visage d'un mort. Quelle signification donner à cette eau calme et plombée, cet horizon fumeux, à ces bois enveloppés d'un air verdâtre, au bord d 'une ville où les hommes sont plus qu'ailleurs à la poursuite de leur raison d'être? Tout cela subsiste devant moi comme le souvenir d'une âme qui s'est enfuie. Je n 'ose dire comme la promesse d'une résurrection, l'espèce de résurrection dont je veux parler ici n'étant pas indépendante de la volonté humaine : la victoire de l'esprit sur les théories matérialistes.

Je sais bien qu'en beaucoup d 'autres lieux on n'envisage même pas la possibilité d 'une menace. On dort en sécurité. Ici, face à une double réalité politique et géographique, la ville penche et le sait.

Mes deux voisins juifs font ce qu'ils peuvent pour que la ville et la terre entière glissent du bon côté — mais j'ai tort d'écrire « glisse », il s'agirait en fait d'un effort qui se situe à la limite de la puissance humaine. Certes, les Schoellem semblent invincibles. Mais ils demeu- rent isolés. Même leurs amis s'éloignent. Leur

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conversation n'est le plus souvent que le récit d'affaires dont rien, même pas le ton discret des Schoellem, ne peut cacher l'horreur. Cela fatigue et trouble les consciences. D'autre part, ils gardent une espèce de gaîté solide qui prive l'interlocuteur d'un attendrissement pratique. Démuni des possibilités habituelles de fuite ou d'oubli, l'invité des Schoellem se trouve rapi- dement face à face avec lui-même. Cela lui semble si laid et si douloureux qu'il s'enfuit bien vite et ne revient plus. Je crois que mes amis juifs pourront constater ce phéno- mène tous les jours de leur vie sans songer à l'expliquer, ni même à s'en étonner. Peut-être a-t-il fallu cette révolution en moi-même pour que, moi aussi, je ne me mette pas à les haïr.

Les Schoellem représentent pour moi la vérité vécue sous une de ses formes les plus pures. Ma logeuse et sa fille, son mari aussi dans une moindre mesure, symboliseraient plu- tôt le courage physique, qui les meut tout au long des journées de travail éreintant, tout au long d'une vie de catastrophes et de puérils enthousiasmes. Devant ces êtres, je reste admi- ratif et timide, n'osant risquer mon premier geste de peur qu'il ne soit pas digne d'eux. Agir avec mollesse ou égoïsme peut constituer une faute irréparable. Je le sais, mais notre nature — je ne crois pas qu'ici il s'agisse de moi particulièrement — se plaît tellement en

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l'inertie, que j'ai peur des régions inconnues où pourra m'entraîner cet amour que je ressens pour eux. Pourtant je sais que j'étais perdu si je ne l'avais pas trouvé, et ma peur elle-même est mise en marche par cet amour.

Il est 8 heures. Je vais aller déjeuner avec ma logeuse et sa fille, partager leur café clair comme du thé, leurs sandwiches de pain noir et de margarine. Après quoi, pour lutter contre la nature inerte, j'irai puiser cette eau glaciale, ennemie du sommeil, et qui vient de la source au fond du jardin.

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II

Je ne peux plus classer les êtres autour de moi que selon cet ordre de valeurs : le courage plus ou moins intense avec lequel ils abordent la vérité.

Je dois dire que les Schoellem me simplifient la besogne. Avec Erna Schneider ce n'est pas non plus très difficile. Mais la famille du sous- sol, ces réfugiés hongrois mâtinés d'allemand, sur quelle page les fixer, sinon dans le « no man's land » des misérables?

Je me rappelle ma stupeur devant eux, cette évidence qui m'atteignit soudain comme si on l'avait plantée en mon cœur avec un fusil : ils ne me demandaient pas de parler pour eux, mais de les aider, et tout de suite, d'être immé- diatement efficace. Cette angoisse qui m'a saisi, je peux bien l'avouer, c'était la première prière que je faisais depuis six ans : Mon Dieu, empê- chez-moi d'être inutile...

J'ai été étonné d'apprendre qu'ils ont seule-

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NICOLE CASANOVA LA VILLE QUI PENCHE

Le narrateur a quitté son pays et son foyer espérant, grâce à cet exil volontaire, acquérir une liberté supérieure à celle que donnent l'argent et un métier. Il s'installe dans la banlieue d'une ville partagée entre l'est et l'ouest, dans une chambre de l'appartement de la famille Schneider. Celle-ci se compose d'Erna, de son mari, et de leur fille Frieda. Toute la vie d'Erna, qui est très catholique, est marquée par la souffrance de vivre en désaccord avec la volonté divine à cause de son mariage avec un divorcé. Frieda, à son tour, veut épouser un divorcé et reste indifférente aux reproches de sa mère qui n'a plus la force d'arrêter les conséquences de sa propre faute. Dans la cave de l'immeuble habite une famille hongroise avec quatre petits garçons et une fille aînée, Erika, fiancée à un jeune étudiant, Klaus. Celui-ci cherche, par le rêve et la fuite dans la littérature, à oublier l'horreur d'un monde qu'il n'a pas le courage d'assumer. Erika s'enfuit. Klaus paraît enfin se tourner vers la réalité. Ses autres voisins sont les Schoellem, un ménage de juifs réfugiés et convertis, qui ont constitué un réseau en zone est pour faire passer les gens en zone libre. Au début de ce récit, deux j eunes enfants de treize et qua torze ans ont, par erreur, dépassé la station-frontière entre les deux zones. Arrivés en zone est ils disparaissent. Le ménage Schoellem les retrouve et organise leur retour. Un personnage domine ces pages écrites avec force et sim- plicité : la ville coupée en deux dont Nicole Casanova a su rendre l'atmosphère impressionnante avec beaucoup de talent. Le besoin de liberté transparaît dans tout le récit comme une nécessité impérieuse et vitale : liberté personnelle du nar- rateur, devoir des gens "libres" de tirer les autres de leur esclavage. Placé devant l'urgence d'utiliser sa liberté pour le salut des autres, le narrateur a cherché et retrouvé la Foi en l'abordant par le mystère de la communion des saints. Nicole Casanova, née en 1934, est licenciée d'allemand. La Ville qui penche est son premier roman.

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