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1 LA VIE D’UN PONT (15 ans de travaux de fin d’études) Tout d’abord, je ne m’exprime pas ici en tant qu’expert en ponts – ce que je ne suis pas – même si, bien entendu, je possède une certaine expérience en matière d’évaluation de la capacité portante de ponts. Ma passion pour les ponts remonte aux cours des professeurs Belche et Bourgois avec le calcul de l’ancien pont de Lustin. Plus tard, j’ai eu la chance d’effectuer un stage d’ingénieur au bureau des ponts du bureau SECO à l’époque où la Belgique construisait nombre d’ouvrages autoroutiers. Lorsque j’étais au 3 Gn, j’ai eu la chance d’être désigné pour évaluer la capacité por- tante de plusieurs ponts en bois du camp de Duren. Ma charge de cours en génie civil m’a finalement permis d’affiner mes connaissances grâce à 15 ans de mémoires de fin d’études en classification militaire de ponts existants. Introduction L’idée de cette conférence est née à la suite de la récente catastrophe de Gênes, certains se demandant si les ponts en Belgique étaient sûrs. Je ne puis pas apporter une réponse directe à cette question car seuls les experts des trois régions disposent de toutes les informations requises. Voilà pourquoi j’ai choisi d’intituler mon exposé « la vie d’un pont » et non « la sécurité des ponts en Belgique ». J’espère ainsi vous mettre entre les mains suffisamment d’éléments de réflexion pour vous faire votre propre opinion. D’une manière générale, la vie d’un pont commence par l’expression d’un besoin. Après en- quête préliminaire, il revient à la puissance publique et à son administration de traduire ce besoin en un cahier des charges conduisant à un avant-projet plus ou moins détaillé. Les études initiales ne fixent que très rarement tous les détails de conception. Une fois l’avant-projet défini, l’administra- tion rédige tous les documents nécessaires pour mettre l’ouvrage en adjudication. Une fois désigné le maître d’œuvre, celui-ci – ou un bureau d’études associé au projet – se met au travail pour tracer les plans détaillés et élaborer le métré complet avant d’entamer les tra- vaux. Comme toute construction importante, l’érection d’un pont se fait en plusieurs phases durant lesquelles la stabilité doit rester garantie. Durant toutes les phases de construction, tous les acteurs effectuent évidemment leurs propres contrôles de qualité. En Belgique, des contrôles externes sont également imposés par les organismes assureurs. Juste avant de mettre le pont en service, l’admi- nistration procède à des essais de mise en charge. Ensuite, le pont subit des inspections périodiques ainsi que des travaux d’entretien d’importance très variable. En pratique, la fin de vie d’un pont ne peut survenir que de deux façons différentes : effondrement accidentel ou destruction planifiée. Quelques aspects militaires en relation avec les ponts seront examinés avant d’aborder briè- vement le drame du Pont Morandi de Gênes. Je terminerai par quelques réflexions provisoires sus- citées par cette catastrophe. Présentation de deux ouvrages Pour commencer, voici les deux principaux ouvrages qui illustrent cet exposé. Je n’ai pas l’in- tention d’entrer dans les détails de la conception car ce n’est pas mon propos, mais il me semble

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LA VIE D’UN PONT (15 ans de travaux de fin d’études)

Tout d’abord, je ne m’exprime pas ici en tant qu’expert en ponts – ce que je ne suis pas – même si, bien entendu, je possède une certaine expérience en matière d’évaluation de la capacité portante de ponts. Ma passion pour les ponts remonte aux cours des professeurs Belche et Bourgois avec le calcul de l’ancien pont de Lustin. Plus tard, j’ai eu la chance d’effectuer un stage d’ingénieur au bureau des ponts du bureau SECO à l’époque où la Belgique construisait nombre d’ouvrages autoroutiers. Lorsque j’étais au 3 Gn, j’ai eu la chance d’être désigné pour évaluer la capacité por-tante de plusieurs ponts en bois du camp de Duren. Ma charge de cours en génie civil m’a finalement permis d’affiner mes connaissances grâce à 15 ans de mémoires de fin d’études en classification militaire de ponts existants.

Introduction L’idée de cette conférence est née à la suite de la récente catastrophe de Gênes, certains se

demandant si les ponts en Belgique étaient sûrs. Je ne puis pas apporter une réponse directe à cette question car seuls les experts des trois régions disposent de toutes les informations requises. Voilà pourquoi j’ai choisi d’intituler mon exposé « la vie d’un pont » et non « la sécurité des ponts en Belgique ». J’espère ainsi vous mettre entre les mains suffisamment d’éléments de réflexion pour vous faire votre propre opinion.

D’une manière générale, la vie d’un pont commence par l’expression d’un besoin. Après en-quête préliminaire, il revient à la puissance publique et à son administration de traduire ce besoin en un cahier des charges conduisant à un avant-projet plus ou moins détaillé. Les études initiales ne fixent que très rarement tous les détails de conception. Une fois l’avant-projet défini, l’administra-tion rédige tous les documents nécessaires pour mettre l’ouvrage en adjudication.

Une fois désigné le maître d’œuvre, celui-ci – ou un bureau d’études associé au projet – se met au travail pour tracer les plans détaillés et élaborer le métré complet avant d’entamer les tra-vaux. Comme toute construction importante, l’érection d’un pont se fait en plusieurs phases durant lesquelles la stabilité doit rester garantie. Durant toutes les phases de construction, tous les acteurs effectuent évidemment leurs propres contrôles de qualité. En Belgique, des contrôles externes sont également imposés par les organismes assureurs. Juste avant de mettre le pont en service, l’admi-nistration procède à des essais de mise en charge. Ensuite, le pont subit des inspections périodiques ainsi que des travaux d’entretien d’importance très variable. En pratique, la fin de vie d’un pont ne peut survenir que de deux façons différentes : effondrement accidentel ou destruction planifiée.

Quelques aspects militaires en relation avec les ponts seront examinés avant d’aborder briè-vement le drame du Pont Morandi de Gênes. Je terminerai par quelques réflexions provisoires sus-citées par cette catastrophe.

Présentation de deux ouvrages Pour commencer, voici les deux principaux ouvrages qui illustrent cet exposé. Je n’ai pas l’in-

tention d’entrer dans les détails de la conception car ce n’est pas mon propos, mais il me semble

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quand même nécessaire d’attirer votre attention sur quelques caractéristiques intéressantes de ces deux ponts, tous deux étudiés par le bureau Greisch de Liège qui jouit d’une grande réputation.

Pont du Pays de Liège Le Pont du Pays de Liège doit assurer le passage de l’autoroute E40-E25 par-dessus la Meuse

à Liège, entre tunnel de Cointe et le tunnel sous la gare de Kinkempois.

Il semblerait que le projet a d’abord balancé entre trois solutions : un pont de type poutre-caisson avec appuis en Meuse (gênant pour la navigation), un pont bow-string avec un grand arc central unique ou un pont multi-haubané, solution finalement adoptée.

Figure 1: Photo du Pont du Pays de Liège et modèle de calcul [2]

Le Pont du Pays de Liège (figure 1) est un pont haubané dissymétrique à un seul fléau d’une longueur de l’ordre de 200 m. Ce fléau est soutenu par 22 haubans pré-tendus, fixés à un pylône cylindrique vertical en rive sud de la Meuse. Pour équilibrer le pylône dans le sens longitudinal, une deuxième nappe de haubans est ancrée dans un tunnel contrepoids, lequel fait partie intégrante de l’ouvrage.

Vu la portée relativement modeste, presque tout l’ouvrage est réalisé en béton à l’exception des bracons en acier inoxydable qui soutiennent le tablier en porte-à-faux ainsi bien entendu que

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les haubans qui sont en acier à haute résistance, protégés des intempéries par des tubes en acier inoxydable.

La section transversale (figure 2) est constituée d’un caisson central de 4.5 m de large sur 3.75 m de haut avec des parois de 50 cm d’épaisseur dans lequel viennent s’encastrer les deux moitiés du tablier. Les bracons inclinés permettent de réduire les moments transversaux dans le tablier. L’essentiel des efforts longitudinaux et les moments de torsion sont supportés par le caisson central. Par comparaison à la section transversale du Viaduc de Millau (voir plus loin), le caisson central peut paraître très lourd et surdimensionné. Je montrerai plus loin que cela résulte du choix du mode de construction. Son poids élevé le rend par ailleurs peu sensible aux effets dynamiques du vent.

Figure 2: Section transversale du Pont du Pays de Liège [2]

Une des exigences intéressantes du cahier des charges était que les haubans devaient pouvoir être remplacés par groupe de trois, sans qu’il soit nécessaire d’interrompre le trafic.

Viaduc de Millau Le rôle du Viaduc de Millau est d’assurer le franchissement par l’autoroute A75 de la vallée

particulièrement escarpée du Tarn et ainsi soulager la petite cité de Millau qui devait jusque-là ac-cueillir tout le trafic routier.

Les premières études ont été conduites par Michel Virlogeux de l’Ecole Nationale des Ponts et Chaussées, déjà auteur du Pont de Normandie au-dessus de la Seine au Havre. Dès le départ, le Viaduc de Millau devait être un pont multi-haubané à plusieurs travées. Le projet initial de Michel Virlogeux a été modifié sur avis de l’architecte anglais Norman Foster qui a notamment augmenté les portées à 342 m et affiné le dessin des piles et des pylônes.

Dans le cas, du Viaduc de Millau, l’option d’un tablier en béton ou en acier était laissée aux soumissionnaires : c’est ainsi que le contractant final, la société Eiffage, a remis deux soumissions séparées, l’option acier ayant finalement été retenue. Vous remarquerez que le Viaduc de Millau n’est pas rectiligne comme la plupart des ponts à haubans : ce choix d’un tracé courbe ne résulte pas de considérations topographiques mais bien d’une volonté esthétique délibérée.

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Figure 3: Photo et coupe longitudinale du Viaduc de Millau [1]

Le viaduc de Millau (figure 3) est constitué d’une succession de six travées identiques de 342 m de long, soutenues par des haubans reliés à sept pylônes et de deux travées de rives de 204 m de long pour joindre les pylônes d’extrémité aux culées. L’ensemble a une longueur totale de près de deux kilomètres et demi.

Figure 4: Coupe transversale du Viaduc de Millau [1]

Comme pour le Pont du Pays de Liège, la section transversale (figure 4) comporte un caisson central complètement intégré de 4.5 m de large sur 4.2 m de hauteur. Ces dimensions sont très comparables mais le poids total est beaucoup plus faible du fait de l’utilisation pour le tablier d’une dalle orthotrope en acier renforcé par des augets. La rigidité transversale de la section est complé-tée par des bracons. La forme de la section transversale est choisie pour assurer un bon comporte-ment aérodynamique pour un ouvrage qui domine la vallée à près de 300 m et qui peut de ce fait subir des vents très violents.

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Seules les piles sont en béton. Les pylônes sont en acier car la plupart d’entre eux devront être mis en place après la réalisation de l’ensemble du tablier.

Exécution et phasage Dans les deux cas, les ponts ont été construits par lançage, c’est-à-dire que le tablier du pont

est réalisé par tronçons successifs sur la rive puis poussé pour être mis en place. Pour faciliter l’abor-dage des appuis par la partie en porte-à-faux, le premier tronçon de tablier est prolongé par un avant-bec.

Pont du Pays de Liège Pour le Pont du Pays de Liège, les travaux ont commencé par la réalisation des fondations du

pylône sur la rive droite ainsi que par la mise en place de quatre piles provisoires dont trois en rivières. Le tablier en béton est entièrement réalisé sur la rive droite par tronçons de 12 m puis poussé vers la rive gauche à l’aide de vérins hydrauliques par cycles de 20 cm. On notera que le tablier prend d’emblée une légère courbure verticale. Pendant ce temps, la petite pile d’arrivée sur la rive gauche ainsi que la culée nord sont réalisées. Vous remarquerez que pendant tout la phase de lançage, le tablier doit pouvoir supporter son propre poids sans l’aide des haubans : ceci explique le nécessité d’une section transversale apparemment surdimensionnée.

Figure 5: Les différentes phases de construction du Pont du Pays de Liège [1]

Dès l’achèvement du tablier, le pylône et le tunnel contrepoids sont bétonnés, le pylône à l’aide coffrages grimpants, par tronçons de 4 m. Finalement, chacune des 22 paires de haubans est mise en place et mise en tension. Cette mise en tension a plusieurs objectifs : réduire l’effet de la gravité sur les haubans pour leur donner un aspect rectiligne, soulever le tablier pour permettre le

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démontage des piles provisoires et limiter les effets de la fatigue. L’ensemble des travaux a finale-ment duré trois ans.

Viaduc de Millau Comme pour tout ouvrage, les travaux commencent par la réalisation des fondations tant des

culées nord et sud que des piles et des palées intermédiaires. Certaines des piles sont presque aussi hautes que la Tour Eiffel. Après l’achèvement des ouvrages d’appui, le tablier est réalisé sur les deux rives par tronçons successifs de 171 m, c’est-à-dire la moitié de la distance entre deux piles succes-sives. C’est pour cette raison que des palées intermédiaires en acier ont été mises en place : elles seront démontées dès que le tablier est complètement mis en place.

Le choix de réaliser le tablier par lançage plutôt que par encorbellement successif est justifié pour plusieurs raisons : possibilité de travailler dans de bonnes conditions dans un atelier provisoire sur les rives, réduire le temps de travail en altitude et limiter les problèmes de stabilité en phase transitoire dans une région très sujette aux vents.

Juste avant d’aborder une nouvelle pile, le tablier présente donc un porte-à-faux de 171 m et donc une flèche vers le bas de l’ordre du mètre ce qui aurait considérablement compliquer la ma-nœuvre d’accostage en dépit de l’utilisation d’un avant-bec léger et relativement court. Voilà pour-quoi un pylône est monté derrière le premier fléau pour pouvoir réduire la flèche à l’aide des hau-bans. Remarquez que le degré de mise en tension des haubans varie en fonction du degré d’avan-cement du tablier.

Figure 6: Vue du Viaduc de Millau avec son avant-bec en cours de lançage

Pour assurer le lançage, l’utilisation d’un poussage depuis les rives était exclue car cela aurait engendré de trop fortes poussées horizontales sur les piles. Pour cette raison, les concepteurs du viaduc ont dû développer une technique utilisant des translateurs montés au sommet des piles ou des palées intermédiaires. L’amplitude du déplacement est de 60 cm à chaque cycle des transla-teurs. Il faut donc une petite trentaine de cycles pour passer d’une pile à l’autre ce qui prend environ une semaine sans interruption. Pour éviter les problèmes, chaque opération de lançage ne pouvait

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commencer que si la météo ne prévoyait pas de vents de plus de 80 kilomètres par heure pendant toute cette semaine.

Figure 7: Autre vue du Viaduc de Millau en cours de lançage juste après l’abordage d’une pile

Du fait que le tablier est monté au niveau de la chaussée future, il lui faut littéralement des-cendre une marche de près de 4 m de hauteur ce qui est possible grâce à la souplesse de l’acier. Cela donne lieu à quelques images spectaculaires en cours de lançage.

Figure 8: Le Viaduc de Millau juste avant que les deux moitiés se rejoignent

Les deux moitiés du tablier sont d’inégales longueur. En effet, elles devaient se rejoindre au droit du Tarn, pour ne pas devoir construire de palée provisoire en rivière. Le clavage des deux moi-tiés du tablier a donc dû se faire près de 250 m au-dessus de la rivière.

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Figure 9: Vue du Viaduc de Millau au moment du clavage au-dessus du Tarn

Après fermeture du tablier, les cinq pylônes restants sont montés en rive puis acheminés par camion sur le tablier avant d’être redressés et mis en place au droit des piles en béton. Finalement, les haubans sont mis en place par paire et tendus de façon à donner un aspect rectiligne au tablier.

Figure 10: Acheminement d’un des pylônes avant son redressement

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Figure 11: Vue du Viaduc de Millau en fin d’achèvement

Contrôles, réception et mise en service La réalisation de tels ouvrages ne se fait évidemment pas sans mettre en place un dispositif

de contrôle de qualité. Tous les intervenants, le concepteur, les fournisseurs le maître d’œuvre comme les sous-traitants ont évidemment leur propres procédures internes de qualité. En outre le maître de l’ouvrage, en général l’administration, maintient sur place une équipe qui s’assure du respect du cahier des charges durant tous les travaux.

Figure 12: Viaduc de la Grande Ravine sur l’île de la Réunion en cours d’essai de réception (http://www.eiffage-

constructionmetallique.com/homr/qui-sommes-nous/historique.html)

En Belgique, les entreprises contractantes sont en outre tenues d’assurer l’ouvrage pour cou-vrir leur responsabilité. A leur tour, les organismes assureurs souhaitent vérifier que l’ensemble des travaux se fait dans les règles de l’art : à cet effet, ils font appel à des bureaux spécialisés – tels le

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bureau SECO – chargés de vérifier non seulement les notes de calculs mais aussi la bonne exécution des travaux lors de visites de chantier régulières.

On peut donc considérer que le nombre de personnes qui ont été impliquées dans la réalisa-tion d’un ouvrage et qui se sont assurées à des degrés divers de la bonne qualité finale est assez élevé.

Avant de réceptionner l’ouvrage terminé, l’administration fait réaliser un essai de mise en charge par le maître d’œuvre. Cet essai ne vise pas tant à atteindre la capacité portante ultime qu’à vérifier le bon comportement de l’ouvrage sous une charge légèrement inférieure à sa capacité no-minale.

Pour un tel essai, le maître d’œuvre doit fournir un nombre déterminé de camions soigneuse-ment lestés, en général des toupies à béton comme pour ce pont sur l’île de la Réunion (figure 12) ou des tombereaux de chantier comme pour ce viaduc en région liégeoise figure (13). Ces camions sont mis en place à des endroits bien précis du tablier pour approcher de la capacité maximale. Les déformations du tablier sont ensuite mesurées avec soin et comparées aux valeurs calculées.

Figure 13: Viaduc en région liégeoise en cours d’essai de mise en charge [3]

Le pont de la figure 13 est constitué de 21 travées identiques de 26 m. Le tablier de chacune des travées repose sur 5 poutres en béton armé. 7 des 21 travées ont été testées. Pour l’essai de mise en charge, la déflexion de la poutre centrale a été mesurée à l’aide de trois flexographes et de deux tassomètres au droit des appuis ainsi que de deux clinomètres de précision. Les quatre autres poutres ont été équipées de flexographes destinés à mesurer la flèche. Par travée testée, un essai complet dure une semaine. Les équipements de mesure sont fournis par l’administration.

Sur ce diagramme on voit très clairement la flèche due à la surcharge est de l’ordre de 5 mm pour une portée de 26 m, c’est-à-dire d’environ L/5500, ce qui est très peu.

Entretien et inspection régulières Dès qu’il est ouvert au trafic, un pont est intégré dans un dispositif d’inspection périodique.

Lors de ces contrôles planifiés, sont examinés l’état de la chaussée, le bon fonctionnement des ap-pareils d’appui et des joints de dilatation, la formation de fissures dans le béton, les phénomènes de vieillissement ou d’endommagement du béton ou de l’acier, les dégradations, …

Au besoin, des travaux d’entretien préventif ou curatif sont mis en adjudication. Parmi ceux-ci, il y a des travaux tout à fait normaux tels que la restauration de la qualité du revêtement de

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chaussée ou le renouvellement de la peinture de protection des ponts en acier. Parfois, des réfec-tions plus importantes s’avèrent nécessaires tel le remplacement des joints ou des appareils d’ap-pui.

Exceptionnellement, des problèmes graves peuvent survenir de façon prématurée soit parce que le trafic qui circule sur l’ouvrage est plus important ou plus lourd que prévu, soit par suite d’un accident lorsque des camions ou des péniches heurtent par exemple des piles de pont, soit encore à la suite d’un incendie comme pour le viaduc d’Auderghem.

Parfois, les dommages observés sont si graves qu’il est nécessaire d’interrompre le trafic ou d’afficher des restrictions d’emploi, généralement un poids maximal autorisé. A certaines occasions, des éléments de la superstructure doivent être complètement remplacés comme ce fut le cas par exemple pour le pont de Wavre sur la E411.

Quoi qu’il en soit, le nombre d’acteurs qui interviennent sur un pont continue d’augmenter après la mise en service. Pour ne citer que les principaux : l’administration, le propriétaire ou l’ex-ploitant de l’ouvrage comme dans le cas du Viaduc de Millau, le concepteur, le principal contractant et tous les sous-traitants, les fournisseurs de matériaux, les différents organismes de contrôle ex-terne, les experts appelés pour évaluer les risques consécutifs à des endommagements anormaux, les entreprises chargées des travaux de maintenance programmée ou accidentelle, …

Avec une telle liste d’intervenants, vous pouvez imaginer à quel point peut s’avérer ardue la tâche des enquêteurs pour désigner un ou des responsables en cas d’effondrement du pont.

Aspects militaires D’un point de vue militaire, les ponts sont des ouvrages très importants car ce sont des points

de passage privilégiés pour franchir les grands obstacles. De ce fait, les officiers du génie peuvent s’y intéresser à plusieurs titres : par exemple pour détruire l’ouvrage ou pour évaluer sa capacité portante.

La destruction d’un pont peut être ordonnée pour des raisons stratégiques mais de nos jours, on ne peut pas exclure qu’un pont fasse l’objet d’une action terroriste. Imaginons un instant qu’il faille détruire le Pont du Pays de Liège. Comment faudrait-il s’y prendre de façon vraiment efficace ? A priori, les éléments suivants peuvent être détruits : le tablier avec ou sans le caisson central, tous les haubans ou une partie d’entre eux, le pylône (figure 1). Détruire le caisson central réclamerait l’usage d’une quantité très importante d’explosif du fait de l’épaisseur de ses parois en béton. Faire sauter une partie du tablier sans toucher au caisson central impliquerait le sautage d’un tronçon important du tablier de part et d’autre du caisson ainsi que de tous les bracons qui soutiennent ces tronçons de tablier. Outre la difficulté pratique de détruire des haubans, on ne doit pas oublier que le pont peut rester en service même s’il faut remplacer trois haubans successifs : il faudrait donc s’attaquer à un très grand nombre de haubans pour être efficace. En définitive, il me semble que la meilleure option serait de faire basculer latéralement le pylône ce qui demanderait malgré tout une très grande quantité d’explosif à moins d’envisager un scénario où un avion se précipiterait sur le pylône pour le renverser.

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L’évaluation de la capacité portante d’un pont est une question tout aussi importante notam-ment lors d’opérations militaires en territoire hostile. Ici, la difficulté principale résulte du fait que l’on ne dispose généralement pas de données fiables concernant les matériaux utilisés alors même que le commandement demande une réponse rapide. En outre, dans le cas des ouvrages présentés ici, la difficulté surgit également du fait que les officiers sur le terrain ne disposent pas de modèles de calculs pour des ponts multi-haubanés. Même si c’était le cas, il leur est impossible de connaître l’intensité de la contrainte dans les haubans.

Figure 14: Courbes de corrélation déduites du modèle de charges de base (LM1) des Eurocodes [5]

Pour cette raison, j’ai proposé au génie belge d’adopter une méthode de classification des ponts basées sur la connaissance du trafic qu’il est sensé pouvoir supporter ou à partir des sil-houettes des véhicules l’on voit circuler sur l’ouvrage. Cette méthode sera prochainement adoptée par l’OTAN comme méthode de référence. Par application de la méthode de corrélation, on peut déduire que le Pont du Pays de Liège peut accepter n’importe quelle colonne de chars de classe inférieure à 100 ou n’importe quel convoi de véhicules à roues de classe inférieure à 120. On le voit, le Pont du Pays de Liège ne représente aucune limitation à la mobilité de nos troupes.

Ponte Morandi

Figure 15: Le Ponte Morandi à Gênes, avant le drame [4]

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Les faits Venons-en maintenant au drame de Gênes. Comme on peut le voir sur la figure 15, le Ponte

Morandi est un très long pont continu en béton comptant un grand nombre de travées dont les deux plus grandes – de 210 m de long – sont partiellement supportées par quatre haubans enrobés de béton pour les protéger des intempéries. Ces éléments sont (trop ?) légèrement précontraints : le béton des haubans est comprimé à 10 MPa, une valeur trop faible pour empêcher la formation de fissures où l’eau pouvait s’infiltrer et engendrer une corrosion des tirants.

Selon Wikipédia, l’ouvrage inauguré le 4 septembre 1967 avait très rapidement fait apparaître des désordres de fonctionnement. Certains des haubans ont d’ailleurs été renforcés par des câbles extérieurs, mais pas sur la pile qui a été détruite. Un rapport de 2018 commandé par l’administration mentionnait une réduction de 10 à 20 % de la section des tirants.

Après d’importantes pluies d’orage, une des piles du Ponte Morandi ainsi que les deux fléaux qui lui étaient attachés se sont effondrés le 14 août 2018 faisant 43 victimes. Certains témoins rap-portent avoir vu un éclair toucher un des haubans. Selon d’autres témoignages, le revêtement de chaussée présentait une grosse fissure près de quatorze jours avant la catastrophe.

Figure 16: En rouge, la pile et les deux fléaux qui se sont effondrés [4]

Vu les problèmes structurels connus, le Ponte Morandi a fait l’objet d’une surveillance étroite continue. De nombreux experts ont ainsi été appelés à son chevet. Même si beaucoup de ces rap-ports d’expertise signalaient la nécessité de travaux de réfection, aucun ne suggérait d’en interdire l’accès ni d’imposer des restrictions au trafic.

Figure 17: Ce qui reste du pont après la catastrophe [4]

Suite à la crise financière de 2008, l’Union européenne a imposé une période d’austérité très sévère à l’Italie. Une des conséquences pratiques de cet étranglement financier imposé de

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l’extérieur a été la privatisation de nombreux ouvrages d’infrastructure. C’est ainsi que le pont était passé sous la responsabilité de la société Autostrade per l’Italia au moment du drame. Consciente des problèmes, la société Autostrade per l’Italia avait d’ailleurs introduit un appel d’offre visant des réparations mais n’envisageait en aucun cas de remplacer l’ouvrage par un autre.

Selon certaines sources, il s’agit du onzième pont qui s’effondre en Italie depuis 2013. D’autres signalent qu’il s’agit du quatrième pont conçu sur le même modèle à être détruit.

Analyse provisoire Initialement, on a supposé que les très fortes pluies auraient pu produire un glissement de

terrain entraînant un déplacement des fondations de la pile détruite. Depuis, un autre scénario de rupture semble être favorisé. Dans ce cas de figure, un des haubans de la pile détruite a subi une rupture brutale entraînant une perte d’équilibre du tablier qui n’a pas pu résister. Mais quel que soit le scénario qui sera retenu par les enquêteurs, on peut d’ores et déjà s’attendre à des respon-sabilités multiples.

On peut sans doute pointer une erreur ou une faiblesse de conception mais à ma connais-sance, personne n’a ouvertement mis en cause le concept de haubans enrobés de béton : il existe d’ailleurs des ouvrages similaires en Suisse, en Lettonie, … qui semblent parfaitement se comporter.

On ne peut pas exclure un manque de soins lors de la réalisation des haubans ou un manque des contrôles de qualité des matériaux, l’industrie cimentière italienne étant paraît-il entièrement aux mains des mafias. A l’Etat italien, on peut reprocher un manque de réaction ou des réactions inadéquates à tous les rapports alarmants. Autostrade per l’Italia était également au courant des problèmes : les actionnaires n’ont-ils voulu maximaliser les bénéfices et donc les dividendes au dé-triment de la sécurité ? L’Union européenne elle-même n’est pas exempte de reproche en interdi-sant des investissements pourtant bien nécessaires. Même la fatalité ne peut pas être exclue du fait des très mauvaises conditions météorologiques le jour du drame.

Pour ma part, je me garderai bien de me prononcer.

Conclusions provisoires Me voici arrivé à la fin de mon propos. Alors, les ponts sont-ils fiables en Belgique ? Peut-on

affirmer – comme certains journaux l’ont fait – qu’une telle catastrophe est impossible en Belgique ? Il est rassurant de savoir que la réalisation d’un pont et sa mise en service font l’objet d’un suivi très poussé, ce qui est évidemment logique vu le coût d’un tel ouvrage. Est-on cependant totalement à l’abri. Evidemment pas du simple fait qu’il s’agit d’une entreprise humaine et que l’erreur est hu-maine.

C’est ainsi qu’en Belgique, trois ponts se sont effondrés accidentellement depuis la première Guerre mondiale. Le plus ancien accident date de 1938 sans faire de victime : il s’agissait d’un des ponts sur le Canal Albert à Hasselt. Le second s’est produit à Pulle dans la nuit du 12 au 13 novembre 1966 faisant deux victimes. Enfin le dernier effondrement en date a eu lieu à Melle le 18 mars 1992 faisant une victime, le chauffeur d’un camion-citerne qui a pris feu (figure 18).

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Figure 18: A gauche, le Pont de Melle intact, à droite le pont après le drame.

En dehors de ces trois cas répertoriés, le génie belge se rappelle sans doute ce pont enjambant l’autoroute de la mer qu’il a fallu détruire lorsque l’on s’est rendu compte au décoffrage qu’il n’était pas capable de supporter son propre poids. Plus récemment, je me souviens que le Professeur Bour-gois a dû intervenir comme expert pour un autre pont juste en aval des ascenseurs de Strépy-Thieu qui s’est effondré au moment de sa mise en précontrainte.

Par ailleurs, nul n’ignore que nombre de ponts ont dû subir des réparations importantes, en-traînant parfois un véritable chaos sur les autoroutes belges. Selon la presse flamande, une tren-taine de ponts sur plus de six mille font l’objet d’une surveillance attentive en Flandres.

Du point de vue de la classification militaire, il est patent qu’aucune des méthodes de classifi-cation disponibles n’aurait été capable de prédire la catastrophe de Gênes. Du fait que le pont était encore toujours ouvert au trafic sans restriction, tout observateur s’attendrait à ce que le Pont Mo-randi devait avoir une classe supérieure à 60 ou 70 ce qui est suffisant pour la plupart des convois militaires. En fait, je ne peux me défaire de l’impression qu’aucune équipe d’inspection militaire n’aurait pu déceler le problème : en d’autres termes, un tel incident aurait aussi pu se produire en opération. Il est important de rappeler aux équipes BART et aux autorités hiérarchiques que le risque zéro n’existe pas.

Sources [1] Bureau Greisch, “Les missions de l’ingénieur”, 2012, ISBN 978-2-930451-10-7

[2] Gaëtan Marchal, “Étude de faisabilité technique d’un ouvrage d’art : Avant-projet d’un pont haubané”, mémoire de fin d’études, ERM, 2008

[3] Bastien Mergeai, “Classification militaire indirecte des ponts existants : Mesure de la dé-flexion des ponts”, mémoire de fin d’études, ERM, 2014

[4] https://en.wikipedia.org/wiki/Ponte_Morandi (19 décembre 2018)

[5] Thierry Goris, “NATO interoperable bridge classification project: Expedient bridge classifi-cation field booklet”, 4th draft version, December 2018.