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Joë Bousquet

LA TISANE DE SAR-MENTS

1936

bibliothèque numérique romandeebooks-bnr.com

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À mon maîtreFrançois-Paul Alibert

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I

Un baiser, ce n’est rien.Une bouche apprenant à ma bouche que

l’espace est né d’une étoile.Tristesse, ma sœur volage, viens vers moi.Tu vivras de ma vie, chanson pour toujours

en enfance…

Autrefois, je n’éprouvais pas le besoin deme parler de ma peine. J’étais heureux, bienque déjà malade, un peu troublé seulement parla persistance d’une joie à laquelle chacune demes nouvelles épreuves ajoutait un son plusétrange. Depuis que mes meilleurs amis metiennent à l’écart, je ne comprends plus cettejoie, ni les paroles qui se levaient pour la ber-cer, et dont l’accent paraîtra fort bizarre et mé-lancolique dans les pages de ce cahier où les

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considérations les plus singulières sont venuesleur faire cortège.

Je sais bien comment l’envie m’est venued’écrire. J’ai voulu donner l’idée à mes sem-blables des sensations qui me forgeaient aumilieu d’eux une existence d’étranger. On al-lumait plus rarement les feux, un jour je mereprésentais avec des couleurs de pierre pré-cieuse et de soie le jardin où j’avais grandi etle soleil restait dans mes pensées, je revoyaisla ville de mon premier amour. Je venais deprendre la décision d’y revenir. Un souvenirsouriait dans la chair du présent. Le printempssortait à peine de la neige et Françoise appor-tait des bûches dans un panier. J’ai pensé quele retour de la belle saison me serait annoncé,comme tous les ans, par le vol crépitant de cecoléoptère rouge qui monte de la cave, au moisde mars, avec le bois où il a dormi tout l’hiver.

L’année dernière, le premier insecte de l’été,je l’ai vu avant de l’entendre comme il tournaitdans la fumée de ma cigarette autour d’une

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lampe qu’une atmosphère orageuse faisaitbattre des ailes. Il y a un an aujourd’hui, c’étaitle douze mars. J’avais noté son arrivée parune phrase qui me parut soudain, en se char-geant d’un double sens, ajouter une suite àun texte que je lisais. Je demeurais la plumeaux doigts, pris aux entrailles par ce rappro-chement poétique dont le monde réel avait faitles frais. Alors, sur le livre qui était resté ou-vert, la petite bête ailée tomba comme unegraine arrachée au vent par le vent, et je la visun long moment, parmi les lignes qui étaientcomme pleines de sa venue, peiner sous le far-deau couleur de feu de ses élytres. Dans unsonge que j’ai fait cette nuit, Paule Duval ve-nait vers moi, les mains tendues. Me souve-nant que je n’avais pas encore lu sa dernièrelettre, je la priais d’aller m’attendre dans un ca-fé où je me promettais en moi-même de ne merendre qu’après avoir pris connaissance de cequ’elle m’avait écrit. Elle me quittait avec unpeu d’amertume. À peine s’était-elle éloignéeque j’entrais dans une boutique peinte en bleu,

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sous les yeux d’un vieil abbé occupé à épierdu dehors ce qui se passait à l’intérieur. J’en-tendais un homme dire à une gamine dont ilscrutait les traits : « Dix-sept ans ? Tu es tropjeune. » Retournant sur mes pas, je supposaisque c’était une secrétaire que ce monsieurcherchait, et que ma jeune amie remplirait biences fonctions, disposée qu’elle était, selon moi,à prendre un métier.

Or, cet homme me suit et répond avec mol-lesse, négativement au fond, à mes sugges-tions. Nos débats nous ont conduits dans unquartier inconnu de Paris où la pluie nous sur-prend, et, redoublant soudain de rage, nousoblige à courir de plus en plus vite sous uneaverse diluvienne. L’auvent sous lequel nousnous réfugions abrite le seuil d’un café-chan-tant et c’est dans cet établissement que je vaisperdre mon compagnon. Beaucoup de specta-teurs, plusieurs de mes amies, peut-être toutes.Une jeune femme que j’identifie, mais sansmettre un nom sur elle, comme si je me trou-

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vais dans un monde où de telles précisionssont superflues. Et puis, ailleurs, avec une en-fant au visage voilé, un camarade que je rissous cape de voir s’exposer, en s’exhibant dansce mauvais lieu, à la jalousie de la précédentequi ne peut être que Paule Duval. Un avertis-sement que je donnais de loin n’ayant pas étécompris, je prends cet homme par le bras, jele secoue. Je tiens la manche vide d’un pardes-sus suspendu à un clou et devant lequel je suisseul, maintenant, hésitant à endosser ce vête-ment qui est à moi, je viens de le comprendre.Ici mes souvenirs se perdent. Le plus certain, leplus émouvant est que je me trouve à Paris etque tout me le confirme. Ma famille y séjourneavec moi, changée, plus heureuse. Derrière masœur, mon père et ma mère sortent avec moid’une maison sans fenêtres qui doit être un hô-tel. Il est étonnant que nous n’y fréquentionspas tout le monde. Mais des femmes très bellesy sont pour nous tout sourires et nous ne tar-derons pas à les avoir pour amies. Il y en atrois que je voudrais connaître, des filles un

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peu dédaigneuses que je me retourne pour re-garder, ma sœur m’ayant désigné la plus bellepar une sorte de nom magique qui m’échappeet que je cherche, tandis que, derrière ma fa-mille, je quitte l’hôtel pour le boulevard. Parcompensation, sans doute, d’une femme assisedans l’ombre de l’entrée et qui mange, un beausourire. Je la regarde : c’est Paule Duval. Ellecroque de minuscules bonbons contenus dansun grand œuf de sucre candi qu’elle a déballésur ses genoux. Et, spontanément, elle en tendune poignée vers moi. Je les refuse, ce qui apour effet de lui faire tirer la langue à monadresse. Je lui dis alors : « À ces bonbons jepréfère ce geste qui n’est pas conscient. »Phrase prétentieuse à laquelle elle riposte avecmalice : « Inconscient, mais qui passe le seuilde la conscience. »

Cette réponse me ravit. Je me la répète enmangeant les sucreries multicolores qui rou-laient sur ses genoux ; car le contentement oùm’a plongé son aisance intellectuelle m’a mis

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dans la main ces friandises que je refusais.Toutefois, il y a un bonbon rouge, très gros,un œuf de sucre que je voudrais bien donner àmes neveux. Ils doivent se trouver au cinémaoù je découvre, pour commencer, mon grand-père assis, dormant dans une position bien in-commode qui renverse sa tête comme celled’un homme évanoui sur le dossier tranchantde sa chaise. Il me demande de le laisser dor-mir alors que je l’ai prié de me donner un pa-pier pour envelopper mon œuf. Là, par uneconfusion assez naturelle il ne comprend pasde quelle sorte de papier je peux avoir besoinet après m’avoir tendu un billet de mille francs,il se rendort cette fois dans mes bras qui le sou-lagent et lui rendent moins fatigant son som-meil.

J’ai les membres rompus par l’agitation dela nuit. Toute ma chair me lie au parent dontje viens de revoir le visage en songe et qui estmort il y a vingt ans dans une maison de santé.Il m’a donné son prénom, sa fortune et mêmesa maladie, je crois. De tout ce dont il a abu-

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sé j’abuse à mon tour. Il paraît que c’est uncrime contre la société que de vivre comme ila vécu et comme je vis. Considération qui melaisse assez froid. Non pas que je sois l’enne-mi de mes semblables. Mais ils se conduisentsi bêtement que je me méfie des règles qu’ilsse vantent d’observer et je compte beaucoupplus sur mon instinct pour me guider que surle besoin naturel à l’homme d’imiter toujoursquelqu’un de plus heureux que soi. Vivant àma guise, j’ai l’air de vivre avec facilité, et moiseul sais ce qu’il m’en coûte de me conformerà ma fantaisie. J’ai voulu qu’une très haute vi-gilance soit, avant ma pensée, le fondement dela continuité dans cette existence qui semblese poursuivre à rebours. Ce serait à ce perpé-tuel effort pour m’éveiller de rétablir dans sesvoies ma ligne morale. Mais y aura-t-il en moiun appétit assez grand pour me faire couperà la loi de tous ceux que je représente en ve-nant au monde le dernier de tous ? Il faudraitagir, non pas avec patience, mais avec dureté,se défier de tout, n’accepter aucune nourriture

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que le corps entier ne puisse penser en mêmetemps que la bouche l’absorbe. Voilà encoreune de ces idées qui mettent mon médecin enémoi. Le malheureux ! Comme il est laid tou-jours, et particulièrement hideux aussitôt queje peux lire dans son visage la pensée que jedeviens fou. On dirait qu’il a pleuré, qu’il a ba-vé sa figure. Je n’ai jamais vu un homme pa-reil. Il est brouillé avec les éléments, et sent lechien mouillé quand il fait beau. La pluie parcontre ranime sur son pardessus de longuesnébuleuses grises qui, longtemps après son dé-part, emplissent ma chambre d’une odeur depoussière.

J’écris en général le matin, quand je viensde m’éveiller, c’est-à-dire assez tard. Moncourrier traîne sur mon lit avec mes journauxou reste dans les mains de Françoise qui bous-cule mes ustensiles de toilette pour me cacherqu’elle s’impatiente. Et j’ai tant de choses ànoter quand je sors du sommeil que l’on metrouve souvent à midi en train de relire unepage ou de me raser. Mais ce matin-là, par ex-

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traordinaire, j’étais prêt, et c’était moi qui at-tendais Françoise quand ma sœur est entrée, levisage à l’envers, mal fardée : « Écoute, ne vapas te faire trop de mal avec la nouvelle quej’apporte. Il ne te faut pas croire que mes pa-roles sont pour te préparer à un malheur plusgrand : la petite Duval est bien malade.

— Paulette ? Elle était là hier. Je la vois en-core.

— Oui, Paulette Duval. Elle s’est asphyxiéeaccidentellement cette nuit avec un poêle àcharbon. Les médecins ne savent que penser.Elle s’est évanouie six fois. »

Ah, je voudrais tuer les paroles que j’ai dûentendre. C’est la deuxième fois dans l’espaced’un an que la vie de cette enfant est en dan-ger, et les suites de son premier accident vontla rendre dix fois plus sensible aux effets re-doutables de celui-ci. Le dernier jour où je l’aivue, je me suis ému de trouver si petite samain droite que je serrais en lui disant adieu.Comme j’en faisais l’observation sa mère a

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souri : « On ne trouve pas de gants pour elle, ilfaut les coudre sur mesure. »

La présence de ma sœur me pèse. Sa paroledonne une espèce d’ampleur mondaine à l’évé-nement dont elle m’a fait part, et je l’entendsdéballer des propos futiles où il n’y a plus tracede sa très grande amitié pour cette jeune fillequi va peut-être mourir. On dirait qu’elle n’ad’autre but que d’arracher à mon silence lapeine qu’elle vient de m’apporter. Mais toutd’un coup comme si mon angoisse avait trouvéun chemin pour la gagner, elle a pâli. Je lavois se lever, grandie, me semble-t-il, par lapeur qui vient de la prendre. D’une voix légèrecomme un souffle, elle me dévoile la causede son effroi : « J’ai entendu un pas étouffé,comme s’il y avait eu de l’autre côté de lamuraille une couche de cendres où quelqu’unmarchait. » Je lui ai répondu que c’était la ra-masseuse de sarments. C’est de ce nom quej’appellerai la mort dans un conte que je penseà écrire.

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Françoise me dira tout à l’heure que laporte dérobée s’est ouverte, et qu’un pas s’estavancé dans le couloir, puis, précipitammentretiré au moment où s’élevait la voix de masœur.

Oh, Mort, tu es venue si près de moi que j’aipu te fermer les yeux, te donner le goût de machair qui n’est pas encore pour tes lèvres, mèredu vent.

Mais quelle absurdité d’évoquer la mortcomme si elle était distincte de moi. Il faitclair aujourd’hui, je n’entends pas le vent, etce calme inusité prendrait comme en se jouantPaule Duval dans mes pensées pour l’intro-duire dans l’immobilité éternelle. Elle a desmains trop petites pour qu’il soit affreux dela savoir perdue. Il n’y a pas de nuit où ceuxqui l’ont aimée ne sauraient pas la reconnaître.C’est justement cette pensée qui faisait le cielléger au-dessus d’elle.

Un jour, elle m’a dit : « Je voudrais êtredans votre cœur celle que je suis en moi-

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même. » Il n’y a que les enfants pour trouveravec tant d’aisance une juste définition du dé-sir.

Mais je crois qu’il n’y a que les hommessans âge pour si bien rêver des enfants.L’unique fleur du magnolia était tombée, ilm’avait fallu perdre l’esprit pour la retrouver,fermer les yeux de mes pensées afin de devinersa cachette. Elle était tout le bien d’une petitefille que ne savait rien de ce monde et quine connaissait même pas son prénom, maiscela se passait dans un songe où cette idéen’était pas triste. Une fillette que je tirais parla manche levait ses yeux avec les miens pourdécouvrir, au bout de mon regard, dans la cla-quante lumière des feuilles le long doigt végé-tal que la chute des pétales avait laissé rose etnu devant le miroir du ciel. Pourquoi suis-je ab-sorbé par le souvenir de ce rêve ?

Cette question en appelle une autre. Pour-quoi me détournerais-je de ce rêve ? Parcequ’un homme craint toujours d’aller trop loin

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et d’ôter à ses semblables l’envie de le rappe-ler. Quarantaine qui le ferait aussi totalementseul au-dehors qu’il l’est au-dedans, dans cellesde ses tentations dont il a le plus de honte.

Paule m’avait rassuré contre le tremble-ment que je percevais dans sa voix. Son visageétait la conscience de mes pensées. Depuis quePaule me permettait de penser à elle, ma soli-tude n’était plus pour moi une prison, mais uneprisonnière…

J’ai lu cependant dans l’œuvre d’un écri-vain oublié que la femme n’avait été donnéeà l’homme que pour l’empêcher de se com-prendre, et mettre fin à cette curiosité fatalequi revient pour lui à nourrir l’envie de se tuer.Que ne sont-elles toutes folles, dépossédéesd’elles-mêmes par notre amour qui ne sait cequ’il veut. Des pensées comme celle-ci m’ins-pirent justement les actes pour lesquels on mesurveille, et je les aime davantage de passerpour dangereuses et de me transformer en unindividu inquiétant. Le coup de sonnette du

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docteur toutefois m’inspire chaque jour un peuplus de colère.

Court et rond, attentif à me cacher qu’il nevient pas seulement en ami. Sa suffisance mefournit dix occasions pour une de l’observer.L’indication à laquelle il attache le plus de prix,je la devine à l’effort qu’il accomplit pour mecacher qu’il est à sa recherche. Il ne me restealors qu’à l’égarer pour voir à quoi sa pensée leraccroche.

« De tous les rêves que j’ai faits, lui ai-je dità brûle-pourpoint, le plus récent se distinguepar l’envie que j’ai de vous le raconter. »

Ce n’est pas parce que ses yeux se dé-tournent qu’il est moins intéressé par mon ré-cit. À la hâte qu’il a de m’échapper je devineque son esprit emporte quelque chose qu’il va,pendant que je parle, dévorer en courantcomme un chien.

« Un homme allait être supplicié, tel étaitmon rêve ; et je me faisais un plaisir d’assisterà son agonie. Pour expier le vol d’une ceinture,

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il devait être scié à hauteur de la taille aprèsavoir été lié entre deux planches. Ma mère setrouvait avant moi sur les lieux, apitoyée il estvrai, mais fort prise par les préparatifs aux-quels la victime n’était pas le moins empresséeà se prêter. Prompt à deviner les gestes que sesbourreaux attendaient de lui, on aurait dit quecet homme trouvait dans sa docilité un adou-cissement à sa peine. Il paraissait mortifier enlui la volonté de ses tourmenteurs. Je me suiséveillé trop tôt, comme toujours. »

Le docteur Bernard a remué imperceptible-ment les lèvres avant de rouvrir les yeux, etj’ai pensé en écoutant sa réponse qu’il était aufond un peu plus malade que moi.

« Quand on est cruel, a-t-il dit, il faut avoirle courage d’épouser sa cruauté. » Et ce quecette parole avait de plus significatif, c’étaitl’accent de détresse qu’elle avait mis dans savoix.

« Les méchants ne sont pas tels qu’on lescroit, ai-je dit à mon tour. Les méchants ne se-

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raient pas si méchants s’ils n’étaient pas cor-rompus par l’impossibilité de se montrer telsqu’ils sont. »

Une portière claqua. Je tendis l’oreille aubruit d’une auto qui démarrait devant maporte, Françoise entrait, les bras chargés debranches d’amandier en fleurs.

« Voyez ces fleurs, dit-elle, elles tomberontdemain ; c’est bien dommage, blanches commeelles sont. » Pendant que le docteur me disaitadieu, elle plantait les tiges parfumées dansune grande lampe d’autel au fond de laquellebrillait une ampoule électrique. Renvoyée parun réflecteur, la lumière jaillissait à travers lescorolles, en même temps que du plafond elleretombait sur elles comme une averse d’ar-gent. Ne sachant pas d’où me venaient cesfleurs, il me semblait que je voyais la neige en-sevelir doucement la pensée qui me les avaitdestinées.

« Une jeune fille, disait Françoise, est des-cendue d’une automobile pour me les donner.Il n’y avait rien d’aussi blanc que sa robe. »

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Je le savais que le printemps allait venir.J’ai trouvé le petit insecte qui annonce son re-tour dans les draps de mon lit. Il y en avaitun autre qui se cachait dans la lumière de lalampe.

Pourquoi Paule ne guérirait-elle pas ? Jeviens de lui écrire que je l’embrassais. Fran-çoise saura-t-elle me dire ce que j’ai fait decette lettre ?

II

Dans ce rêve que je me garderai de raconterau docteur je suivais un très gros mouton blancdont la toison, plus frisée qu’il n’est naturel,ressemblait par sa blancheur floconneuse à cesfleurs délicates apportées par Françoise. Jedescendais avec lui le perron d’une villa, ac-croché par les mains à ses cornes d’argent.

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Quand je me suis éveillé, j’ai vu que les fleursd’amandier avaient répandu leurs pétales au-tour du récipient de cuivre qui, dans l’ardenteflamme du réflecteur, illuminait et pillait lescorolles.

Ensuite, Françoise, comme chaque jour, adéposé sur une table mes ustensiles de toilette.Le souvenir de mes songes ne m’empêche pasd’entendre son pas qui va et vient dans la cui-sine, sa toux, le tintement de sa pelle contre lafonte du fourneau.

Parfois, elle chante : une voix dédoréepleine de noms inconnus, comme une mémoiresans âge prenant ses songes où elle peut. Sou-dain, elle demande à la porte :

« Monsieur, vous m’attendez ?— Pas encore, j’écris à l’encre rouge le plus

ancien de mes souvenirs. »

Dans la cour de la maison que mes parentshabitaient à Narbonne je jouais avec un grandmouton de bois, si haut que je ne pouvais me

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hisser sur son échine sans faire appel à l’assis-tance de ma sœur. La maison est toujours lamême et c’est pour cela que je ne l’ai pas re-connue. Le jour de l’année dernière où j’y suisentré pour la dernière fois, je n’ai vu que le re-gard désenchanté de mon père qui cherchaitsur ces murs étrangers le fantôme de sa jeu-nesse. Dans l’idée qu’il se faisait jadis du bon-heur, son fils devenait probablement un autrehomme que ce malade sans métier. La vie estailleurs toujours : elle n’a que ce moyen de sefaire aimer jusqu’au bout.

— « Monsieur, vous êtes prêt ? a demandéFrançoise.

— Attendez, ma fille que j’aie bien vu queltemps il fait. »

Si ma servante est entrée malgré moi, cen’est qu’afin de mieux m’entendre. Elle a lesmains chargées de ces rameaux d’amandierqui, dépouillés de leurs fleurs, lui paraissenttout au plus bons à alimenter le feu d’un matinde mars. Une grande lueur rouge emplit la che-minée.

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« Qu’avez-vous fait, malheureuse ?— Ces branches d’amandier, il n’y a qu’un

jour qu’elles sont coupées, et elles ont flambécomme de la paille. »

Une chanson d’amour est moins douce queles paroles que j’entends au fond de ma peine.Personne aussi bien que moi n’aura connu quej’étais en ce monde comme un peu de ventdans le vent.

« Est-ce que Monsieur m’attend ? demandeencore Françoise.

Je lui ai répondu que j’achevais d’essuyermon rasoir. Cette parole s’inscrit à propos dansune préface, et elle est pleine de sens pour moiqui sais si bien avec quoi je vais faire un livre.Qu’on se souvienne de cet aveu quand on lirales pages qui suivent. Elles sont l’œuvre d’unécrivain non pas obscur, mais ennuyeux, et quine s’est jamais mis en peine de séduire. Il luien coûtait bien assez d’exister maintenant qu’ilsavait comment on prend figure humaine, etque c’est dans nos pensées, c’est-à-dire dans

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notre cœur que la lumière met la main à notrevisage. Il était l’ami de la vérité, mais ce qu’ilavait trouvé lui paraissait si difficile à faire en-tendre qu’il se contentait d’en donner à sesamis un aperçu sous la forme d’une directionmorale. Il leur disait : « Il faut que l’être sen-sible soit le noyau de l’être intérieur. » Ce quine sort pas ou ne sort qu’à moitié de l’à-peu-près.

« Françoise, allez-vous en, je vais me re-coucher. Vous avez tort de brûler ces branchesd’amandier. Mettez au feu ces lettres, ces cata-logues. Il est inutile de m’éveiller, je ne déjeu-nerai pas. À propos, je ne vois pas le soleil, ilfait beau ?

— Je ne suis pas sortie, mais j’ai compris àl’air du temps qu’il ne faisait pas froid. On nepeut pas supporter les vêtements. »

III

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Par l’effet de quelle coïncidence y a-t-il tantde magasins d’alimentation dans le tout petitvillage dont j’ai parcouru en rêve la rue princi-pale ? La gérante du mieux achalandé me re-çoit avec amitié, m’offre des sucreries accep-tables, ce qui me donne le regret d’une sorte defriandise lumineuse dont elle me dit que le filsdu Sonneur vient de lui prendre la dernière ta-blette. Je suis triste, le Sonneur n’a pas de fils.

Des avions dans le ciel enfumé sous lesnuées couleur de feuille et de cigale. J’espèrequ’ils vont s’entre-heurter et me donner lespectacle d’un accident. Mais le scintillementdu soleil voilé me fait baisser les yeux. Je suisassis dans une chambre éclairée par la lamperose que j’éteins avant de m’endormir. Mamère s’approche avec mille précautions del’abat-jour et je vois se débattre entre sesdoigts prudents une libellule qui s’était poséesur le parchemin transparent et qu’elle veut je-ter sur le tapis. Je remarque alors que cet in-secte est double et qu’en même temps qu’à

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une libellule, c’est à un papillon qu’elle penserendre la liberté. La libellule s’élève, tournedans l’air, supportée par ses magnifiques ailesde verre brun et revient, obstinément, se posersur la lampe où ma mère l’abandonne à la finpour retourner son attention vers le papillonqui est sous une chaise, occupant le cube d’airdélimité par les quatre pieds avec ses ailes quimontent jusqu’au siège. Cet animal a autantd’ailes qu’une fleur de pavot a de pétales ; et illes tient autour de lui verticalement déployéescomme pour faire chatoyer sur cette corolledont son corps sphérique occupe le centre leurcouleur bleu-de-fumée doucement pointilléede perles rousses.

Nous ne sommes pas d’accord avec mamère qui craint pour la vie de cet insecte queje trouve, moi, tout à fait gaillard. Elle m’ouvreaussitôt un livre plein de formules et de des-criptions où je ne tarde pas à reconnaîtrel’image de ce papillon au-dessus d’une courtenotice dans la lecture de laquelle je m’absorbe.

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Car je viens de voir selon quelles très précisesmesures il faut couper en deux son corps menupour obtenir deux parcelles ailées qui se diri-geront par des pentes naturelles, l’une vers lesétoiles et l’autre vers un lieu dont le nom neme dit rien et que je renonce à définir, maisque je crois reconnaître dans ce magasin desucreries où m’accueillait si cordialement lafemme à laquelle je regrettais de ne pouvoiracheter des friandises lumineuses. Ma jeunessen’est peut-être pas morte, mais personne ne lavoit plus dans mes yeux. On m’a dit que Paulen’était qu’une enfant. Que m’importe son âge.L’amour n’est rien sinon l’anéantissement dutemps.

Je partage ses rêves et ses désirs en la re-gardant. J’attends que la vie s’éteigne autourdu grand silence qui naît d’elle. Elle a ses yeuxde huit ans, une sagesse d’adolescente pleined’heureuses surprises, comme un champ de bléavec des fleurs. Elle parle peu ; et tout le tempsqu’elle se tait on dirait qu’elle écoute.

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Des voix montent de la cour dans un calmeplein de cahots dorés : « Voyez, il fait de l’air »,dit une femme. Une porte s’est ouverte dans lamaison, quelqu’un demande si je dors. Les hi-rondelles volent avec le ciel changeant ; cettefois-ci elles sont revenues pour toujours. Ona frappé : c’est un homme affreusement pâle.Son visage et ses mains ont la couleur des ra-cines d’iris.

« Tiens, Sabbas, lui dis-je, d’où sors-tu ?— De prison, tel que vous me voyez.

Contrebande d’alcool.— Bien, bien, assieds-toi. »

Sabbas est ce qu’on appelle un malfaiteur.Les gendarmes l’apprécient et le ménagent. Ilsle surveillent de très près pour savoir où leprendre quand un ordre pressant les oblige àdonner des preuves de leur activité. Sabbasqui ne voit pas que son existence est comprisedans celle de la maréchaussée et que ses rela-tions avec elle sont en raison inverse de tousles hauts et bas de la discipline, le sage Sabbas

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s’étonne d’avoir à m’avouer qu’il sort de prisonquand six mois auparavant il m’offrait sans for-fanterie de me faire enlever un procès-verbal.Il fronce le nez, arrondit ses yeux bleu-pâledont j’ai toujours eu peur ; son infortune à de-mi consentie est comme une clarté moraledans la pâleur de ses traits gagnée à l’ombredu cachot. Il n’en est que plus laid, car on croitvoir un peu plus clair dans l’horreur qu’il ins-pire.

Un jour du mois de mai, me promenant toutseul au bord de l’Aude, j’avais trébuché sur uncadavre que de hautes herbes couvraient enpartie. À peine revenu de mon émotion, je cou-rus vers une maisonnette visible entre des cy-près. Je n’avais pas fini de parler que la femmeà qui je m’étais adressé me disait : « Ce doitêtre Sabbas », ajoutant entre ses dents quelquechose que je ne compris pas, où je distinguaitoutefois les mots suivants : « … il n’y a quelui… » Amenée devant le cadavre, elle confir-ma sa déclaration en présence du garde-cham-

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pêtre qui semblait bien plus embarrassé qu’ellepour mettre le nom du colporteur sur ce visageen marmelade. Mais quelque chose dut la gê-ner, soit dans notre attitude à tous les deux,soit dans la façon dont l’homme assermentéavait interprété ses paroles ; car elle s’enfuitprécipitamment après avoir un instant cachésa face sous son tablier. Or, Sabbas n’allait pastarder à reparaître. Le juge d’instruction meconvoqua avec lui. Je devais dire si sa ressem-blance avec le mort était telle que la paysanneait pu, de bonne foi, s’y tromper. Je ne saisplus ce qu’il advint de cette enquête. Le ma-gistrat ne m’ayant pas offert une place dans saconduite intérieure, je revins à pied avec Sab-bas qui m’apprit qu’il était contrebandier, et,si je l’entendais ainsi, à mes ordres : « Voulez-vous du phosphore, des cigarettes espagnoles,des dentelles, de la cocaïne, des livres artis-tiques ?… »

Il ne devait révéler que bien plus tard sonvéritable métier. Il avait une femme qui cuisait

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dans un antre des Corbières une mixture dontil faisait le trafic. J’avais bu de la tisane de sar-ments. Je connaissais les effets de cette pré-paration : ils étaient effroyables. Quiconque enavait goûté ne pouvait jamais plus éprouver unsentiment sans souhaiter d’en faire, la drogueaidant, une ivresse. C’était un philtre qui don-nait tout ce qu’on n’avait pas, mais avec unemagnificence si épuisante qu’il n’était plus pos-sible de rien obtenir par la suite d’une façonnaturelle. Pendant que je demandais à Sabbass’il n’allait pas me céder un flacon de cette li-queur défendue, Paule Duval était dans mespensées, comme une image un peu folle quiépiait la réponse avec moi.

Après, je me suis couché, il faisait froid.Vers une heure du matin, j’ai été éveillé parun chien qui hurlait à la mort sous ma fenêtre.N’ayant pu me rendormir, je me suis senti ma-lade, tout d’un coup, avec la gorge enflamméepour comble de malheur et le pouls rapide.Je me disais avec tristesse que j’étais trop di-

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minué pour qu’il me convienne d’aimer mêmeune morte.

Je le sais. Je souffre d’avoir à le dire autre-ment que par des chants, des vers, des baisers,des caresses. La présence de Paule changeaitma nature et me donnait le goût d’aimer. Ce-pendant si enfant qu’elle fût, il y avait quelquechose d’obstiné sur son front pour corromprele regard égaré dans son visage d’ange. Et jen’osais plus m’avouer que je la voulais. Ma vien’était que la grande tristesse de la vie autourd’une pensée qui la suivait des yeux.

Il faut que je signale ici que mon esprit estle théâtre d’un phénomène étrange, presquescandaleux. Il arrive que, n’ayant pas dormi,je prenne conscience d’un songe que je viensde faire et que l’activité de mon esprit me dé-robait aussi complètement que le sommeil leplus profond. Ce n’est peut-être qu’une erreurde la mémoire. Mais il est assez singulier queces échappées de l’imagination soient toujours

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et comme nécessairement liées à une idée dela mort.

Je viens de m’apercevoir que, dans le soirtombant, j’avais vu passer un train formé dewagons extrêmement courts et hauts surroues. Faits de parois pleines, ils étaient cou-pés en leur milieu par la large glace d’une portevitrée, derrière laquelle se tenait un homme vê-tu de noir. Je devine, je sais depuis toujoursque chacun de ces wagons contient un mort etle logement d’un gardien qui veille le mort à lalueur d’une bougie.

Il a fallu que je gagne ma place dans unde ces véhicules. Tournant le dos au colis si-nistre dont il est chargé, je suis assis en com-pagnie de Paule Duval à une petite table debois ornée de gros clous, seul avec elle, libre,enfin, de lui déclarer mon amour. Mais sonair froid me rappelle que j’ai un devoir à rem-plir. Je pleure devant elle, non pas sur le mortque nous convoyons, mais sur une lettre que jevais écrire sous ses yeux à une femme qui m’a

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fait souffrir. Timidement toutefois et non sanscraindre de mettre un peu de comédie dansune scène aussi pathétique, avec prudence ethypocrisie, je caresse les mains de Paule Duvalsans parvenir ni à l’émouvoir, ni à l’alerter.Mais l’ombre d’une femme vieillie passe sou-dain entre nous et, par la bouche de ma jeuneamie, me signifie qu’elle va veiller le mort, oubien la morte, à notre place.

Un rêve qui vient sans la nuit fait le matinavec ses ailes. Une aube perpétuelle dans mesyeux ouverts essuie le front du jour et c’esttout le temps l’heure et ce n’est jamais l’heure.Mon cœur sonne minuit dans les abîmes dujour toujours levant.

Mais je tiendrai ma manière d’être pourrien, ayant toujours pensé que l’on devait allervers soi à travers le silence de celui que l’onest. Je négligerai d’analyser mes sensationspour me mettre enfin à ce travail, la seuleétude que je sois en état de poursuivre. Main-tenant que l’on m’accueille avec amitié dans

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quelques revues je me trouve dans les condi-tions les plus favorables pour donner un publicà ce troubadour languedocien dont j’ai eu tantde mal à traduire l’œuvre. Ou il écrit de tra-vers, ou je ne connais pas si bien que je croisle dialecte d’oc employé au XIVe siècle. Queveut-il dire en parlant du tiers amour ? Sonœuvre me paraît riche de significations queses contemporains n’ont pas soupçonnées. Sonnom est peut-être d’origine arabe. Mais pour-quoi ce prénom de Bernard ? Il faut croire queles moines le lui ont imposé quand il est entréau couvent. J’ai lu, en effet, qu’il était mort enodeur de sainteté après avoir signé un pacteavec le diable.

Je n’ai pas adopté de bon cœur une inter-prétation si facile. Même si l’opinion publiqueest seule responsable de cette affirmation, jeme demande dans quelle écrasante supérioritéDom Bernard Bassa puisait la force de mettrela calomnie aux abois et de quelle hauteur ilfallait qu’il la dominât pour l’amener si bien àse surpasser. Il a beaucoup écrit, mais je n’ai

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de lui qu’un recueil de Conseils aux dames,une prière à la Vierge pleine d’assertions in-croyables et enfin un langage des fleurs et uneClef philosophique, ce dernier ouvrage étantde beaucoup le plus étonnant.

« Vous êtes là, Françoise ? Je vous croyaissortie.

— Deux jeunes filles vous ont demandé etje n’ai pas voulu qu’elles vous dérangent. J’aidit que vous dormiez.

— Pas possible, vous devenez folle. Quellesétaient ces jeunes filles ?

— Vous croyez que je le sais ? Je n’ai pasvu quelle était celle qui conduisait l’autre. Oh,vous les reverrez. »

Plus je vais plus je suis irritable : « Fran-çoise, je n’ai pas à me louer de vos initiatives.La communication que j’attendais est de cellesqui ne souffrent aucun retard. Je vais par votrefaute, passer toute une nuit d’inquiétude. » J’aimaintenant la voix si faible que Françoise n’apas eu à aller bien loin pour échapper à mescris. Je l’entends me donner à haute voix rai-

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son, se promettre de ne plus tomber dans lafaute que je lui reproche. Puis une autre paroledomine la sienne qui prend aussitôt le ton del’action de grâces. C’est triomphalementqu’elle me crie : « Tenez, voilà la personne quevous attendiez. »

IV

Ce visiteur est le docteur Bernard, et iltombe mal. Je commence à avoir assez vu cethomme qui ne sait même pas se raser, et quiarrive avant moi à la fin de mes phrases. Unefois de plus je peste contre ma politesse quilui déguise mon aversion. Nos conversationsont souvent reflété l’humeur que me donnaitsa présence ; et certains jours, ne trouvant pasun seul sujet qui ne m’irrite, il est parti surl’impression que j’étais de tous ses malades le

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plus foncièrement aigri. Je n’attendrai pas quecet individu m’interroge sur mes rêves. Il n’aqu’à prendre l’air suffisant du psychanalystepour m’engager à lui mentir, faute de mieux,sur-le-champ. Un homme qui habite un mondeplus petit que le mien, je ne sais comment m’yprendre pour mieux le supprimer.

« Dites-donc. Prescrivez-moi un peu deDial. Je sais ce que vous allez me répondre,mais considérez je vous prie qu’on ne soignepas les gens avec des principes. J’ai vraimentbesoin de ce sommeil sans rêves qui est le Pa-radis des hommes comme vous.

— C’est de grand air que vous avez besoin.Je suis venu pour vous parler d’une décisionque vous prendrez ou que nous prendrons pourvous. On va vous installer à la campagne.

— Je ne dis pas non, lui répondis-je.— Oui, vous vous dépêchez de me dire oui :

est-ce pour me donner raison, ou pour vousdispenser de m’entendre jusqu’au bout ? Il fautvous changer d’air, vous rêvez trop.

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Moi, je voulais parler : « Mes rêves, lui dis-je, me conservent. Ce sont eux qui m’en-dorment, ce sont eux qui m’éveillent…

— Allons, il suffit. Vous avez assez vécuen vase clos. Il faut partir. Vous laisserez vosrêves ici avec bien d’autres choses qui sont detrop dans votre vie.

— Ce ne sera plus ma vie, lui répondis-je, sivous en ôtez quelque chose… » Une porte cra-qua. Je crus que quelqu’un épiait mes paroles.Si ce n’est pas Françoise, je ne vois que masœur pour écouter avec tant de maladresse,et il me sembla aussitôt reconnaître le parfumqu’elle employait d’habitude. Une pendule son-na six heures. Je feignis de l’écouter pourprendre le temps de me recueillir. Puis je pen-sai que le printemps était venu : le petit insecterouge habitait mes songes, et je ne le voyaisplus, c’était lui qui me voyait… Bizarre etlourde, une idée s’installait : je m’assurais queles minutes ne s’écoulaient pas de la même fa-çon pour ce savant que pour moi et que nousvivions face à face des instants différents. Il

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fallait sortir de cette ornière et parler, êtrequelque chose entre nous deux. Malgré moij’élevai la voix comme pour me faire entendrede tous les coins de la maison :

« Mes rêves, lui dis-je ? Mais ce ne sont desrêves que pour moi qui suis un rêve comme unautre. Je vous les raconte pour que les bien-faisantes clartés de l’illusion m’absorbent toutentier. Car j’ai voulu que ma vie soit la trans-parence d’une pensée préparée à s’aimer enmoi. Vous m’écoutez ? J’espère que tous mesactes finiront par s’éclairer de la lumière quiengendre les songes. Si bien qu’il n’y aura plus,à travers mes joies et mes peines, que lemoyen pour un esprit en enfance de cristallisersa vérité dans le conte le plus clair qu’il pou-vait former. Écoutez-moi avec attention, ai-jerépété tout en rassemblant mes souvenirs. Etje disposais hypocritement dans un ordred’avant ma pensée les menus faits de ces der-niers jours :

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J’ai rêvé que j’étais malade et que je metrouvais dans un appartement pareil à celuique j’habite. Entrait une femme avec des che-veux de grand-mère les bras chargés de fleursblanches. La lampe au-dessus de laquelle elleles avait disposées éclairait les fleurs et lesfleurs mettaient son visage dans la nuit. Maisc’est l’ombre du bouquet que je voyais au pla-fond dans la lumière de ses mains qui allaientet venaient comme des lis volants, révélant etcachant son visage. Un petit insecte rouge par-courait les draps de mon lit, il y en avait unautre accroché à l’abat-jour d’une lampe. Desvoix de femmes disaient que le beau tempsétait venu, un printemps ailé, long deux foiscomme l’ongle.

Cependant, nous sommes deux ; un hommeun peu plus âgé que moi et les traits tiréscomme ceux d’un malade me tend une fioleemplie d’un liquide scintillant et chargé de par-ticules huileuses. Je n’ai pas bien vu à quel mo-ment il me quittait parce que mon attention

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était accaparée par les hurlements d’un chienaboyant à la mort. Et comme, anxieux de re-trouver l’animal, je m’enfonçais dans la nuit oùil avait disparu, deux jeunes filles se tenaientassises à la place que je venais de quitter. Jeles entendais de loin déplorer mon absence, deplus en plus triste de ne savoir comment leurmontrer que j’étais à portée de les entendre etsi désireux de leur parler.

« Je n’ai pas vu quelle était celle des deuxqui conduisait l’autre », me dit une vieillefemme en jetant des branches mortes dans lefeu qui jonche mes regards de grands lisrouges. Le bouquet n’est plus dans la lamped’autel. C’est le matin, nous sommes deux, moiqui me rase et un homme singulièrement vieillidont le visage m’apparaît dans le cadre d’uneglace Louis XVI.

Le docteur ne m’écoute plus, et ma sœurqui est entrée comme je finissais mon histoiren’a regardé que lui.

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Devant la porte, un chauffeur répondait pardes cris de colère aux injures d’un charretier.Le docteur se rongeait les ongles, Françoisegrondait le fox-terrier : chacun disait à sa façonqu’il fallait se hâter.

Il y avait deux automobiles le long du trot-toir : c’est dans la seconde qu’on m’a fait mon-ter, avec Françoise que j’entends d’ici remuerde la vaisselle dans la cuisine de cette villaclaire comme une cage. Je parle avec elle dePaule Duval, mais le plus souvent je préfèreme taire et penser à la route que nous avonssuivie pour nous éloigner de Châtillon, au vi-sage décomposé de ma sœur et à la précipita-tion qu’elle a mise à m’avouer que Paule allaitmieux après m’avoir inexplicablement racontéqu’on ne pourrait pas la sauver.

Quand je n’ai plus la force de penser, j’écris.Certains jours mon cahier reste ouvert du ma-tin au soir sur mon lit. Au début, la tisane desarments m’a aidé à trouver mes mots, après,c’est le besoin que j’avais de ce breuvage qui

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me talonnait. Mon désir de me détruire a don-né cette forme à mon activité de reclus. On di-rait que j’écris pour donner à la mort une occa-sion d’arrêter ma plume et de trouver ainsi enmoi quelque chose à frapper.

Du fond de la voiture qui m’emportait, j’aivu Sabbas passer sans lever la tête devant laporte de ma maison. Il ne s’est pas retournéquand je l’ai appelé, et j’ai compris que cen’était pas lui, mais un homme que je prenais,moi aussi, pour Sabbas. C’est dans la médita-tion de ce bizarre souvenir que je trouve laforce d’attendre et peut-être de convoiter lamort.

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PREMIÈRE PARTIE

I

Voilà une heure que je suis étendu sur monlit. Tous les bruits du monde sont la vie de cequi me protège. J’entends à peine le souffle dela servante qui dort dans la chambre à côté.

Il y a dans ma douleur un mystère plusgrand que dans mon existence elle-même.Cette douleur est peut-être plus forte que moi,mais mon esprit est son maître. Quant à la vie,vraiment, elle n’est rien. Les jours se suivent,toujours les mêmes et toujours différents.

J’ai feuilleté avec une grande émotion lemanuscrit de Dom Bassa. Après avoir traduit

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une page insipide je suis tombé sur les phrasessuivantes.

« … L’homme a voulu penser, il a créé enlui l’espace et c’est ainsi qu’il s’est retiré del’unité.

« Il est devenu le fou du soleil. Il s’est emplide l’immobilité de l’astre resplendissantcomme d’un terrible vertige.

« Il s’est si bien abandonné à la sollicitationde la beauté qui lui fermait les yeux, il s’estsi bien perdu dans les filets du beau qu’il ena complètement négligé de remplir son rôlede Dieu, et c’est ainsi qu’il devait s’éveillerhomme dans l’œil clos de la chair comblée… »

Quand je veux me faire une idée de celuiqui a écrit ces textes, je lui prête une figure derôdeur prématurément vieilli, à la voix lente etobscure. Je revois dans l’endroit même où jel’ai aperçu pour la première fois le visage queje prête au personnage de Dom Bassa.

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C’était au mois d’août dans l’antichambred’une prison. J’avais quatorze ans : un magis-trat, M. Ramon, m’avait demandé d’assister enqualité d’interprète à l’interrogatoire d’un pré-venu. Les professeurs de langues vivantes setrouvant en vacances, il fallait bien avoir re-cours à leurs élèves.

On m’introduisit dans une petite pièce bienéclairée où le juge attendait, ouvrant des yeuxnoirs et tristes dans une maigre face jaune àmoustaches de chinois. Il parlait sur un tonennuyé comme pour exprimer l’horreur qu’ilavait de toute vaine parole.

Le prévenu entra. Je fus heurté par la vuedu gendarme monumental qui le poussait de-vant lui. Cet encombrant militaire avait l’airnon pas féroce, mais bête jusqu’à la férocité.Il roulait de gros yeux brûlants et effrayés enregardant le misérable qu’il tenait en laisse,et paraissait, non le menacer, mais le craindreet grossir ainsi sa méchanceté congénitale detoute la malice qu’il découvrait dans le pauvrehère.

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Je prononçai quelques mots anglais. Je visse tourner vers moi un visage hirsute oùbrillaient de grands yeux verts très doux,pleins de tendresse, amusés d’un rayon un peudoré. Enfin, cet homme ouvrit la bouche et par-la longuement, il forma une phrase que je necompris pas mais qui me semblait répondreà ma question. Je fis un geste d’impuissance.Ce n’était ni de l’anglais ni de l’espagnol, jene savais un peu que ces deux langues. Lejuge me déclara que ce n’était pas du russe etqu’on ne savait plus à qui avoir recours pourtraduire les réponses du rôdeur. Pendant cetemps, le gendarme tournait des regards deplus en plus soupçonneux vers son prisonnieret mettait au compte de sa mauvaise volontél’embarras où nous nous trouvions. Je l’enten-dais grommeler : « Et cela viole les filles, lesenfants, » tandis que sa figure de goret reflétaitde son mieux l’épouvante présumée des vic-times, et que ses yeux allaient, sur les me-nottes du prévenu, quêter une impression ras-surante.

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Je n’ai jamais oublié l’étrange douceur dulangage inconnu à travers lequel l’homme per-du s’enfonçait dans les souvenirs d’un autrepays, et d’une autre vie peut-être. En descen-dant l’escalier, penaud comme si j’avais étémoi-même en faute, je me demandais si je nevenais pas de voir un fantôme.

Cette impression devait disparaître assezvite. Maintenant elle renaît pour donner desattaches poétiques au but que je me proposedans mon âge mûr. Mon enfance est avec moidans les pensées de Dom Bassa, et ceci risquede communiquer le ton du rêve aux pages quej’écris sur lui. Mais il ne faut pas en conclureque je suis un poète, ceux qui me prennentpour un poète me connaissent bien mal. Cen’est pas une raison parce que quelqu’un amanqué sa vie pour refuser de rendre hom-mage à son ambition. La mienne, une des plushautes qu’un homme puisse nourrir, m’éloi-gnait de la poésie : j’avais l’intention de deve-nir un savant, et bientôt, ne pus prétendre à

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autre chose, ma misère physique ayant dresséma raison contre le monde qui m’avait vomi.

Je me suis cru capable d’ôter son masqueà l’univers. L’étendue de ma douleur était sigrande que je croyais y surprendre comme uneintempérance du sort. Et il me semblait quel’ordre des choses serait plus facile à connaîtrelà où on pouvait dire qu’il ne se connaissaitplus. Je n’avais besoin que d’un peu de sang-froid pour trouver derrière mes épreuves unecontradiction à examiner et il me semblait quedans mon analyse l’amour, enfin, serait com-pris sous la forme d’un rapport, d’une manièrede formule algébrique que je prendrais dans lamain comme un coléoptère d’espèce courante.

Seulement, ce savant commençait par oùles plus sages finissent. Je nourrissais, à l’en-droit des sciences exactes une méfiance ins-tinctive qui me gardait de tout savoir dont jen’aurais pas posé les principes moi-même.Aussi n’ai-je rien appris, je n’ai fait qu’enfermerdans mon ignorance une bonne foi de primitif.

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Mais il y a une forme de connaissance quel’homme invente à force de se sentir isolé.J’étais triste, seul avec la voix qui console, laplus amère de toutes car elle ne parle que devivre. Je l’écoutais mettre mon nom à la placede mon désespoir. Tout d’un coup, il m’a sem-blé que les choses pesaient avant moi mes pen-sées.

Il était entré dans ma chambre une bellejeune fille dorée avec un étrange regard qui,par instants, la cachait tout entière.

C’était Paule Duval, habillée de noir commetoujours. Elle m’embrasse en souriant : « Re-garde, lui ai-je dit, tu as oublié ton bracelet. »

Cet objet était chez moi depuis l’avant-veille et Lucienne, une amie de ma sœur,l’avait essayé la première. Pour ouvrir le bra-celet, j’avais dû faire glisser de bas en hautune plaque de cristal noir qui rapprochait lesdeux bouts d’une lame d’argent. Le bijou atta-ché au poignet, cette fillette me regardait d’unair fâché : « J’ai les yeux, me disaient ses yeux,

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de quelqu’un qui se chauffe devant un feu quis’éteint, mon cœur est rond comme une ce-rise… » La marchande de journaux avait fixél’anneau à son bras, elle aussi, une fille silen-cieuse et belle, qui me faisait rêver de ces trèsbelles nuits où l’on préfère la paresse au som-meil.

« Voulez-vous me l’ouvrir, a-t-elle deman-dé ? » tandis qu’un collier de cristal plusieursfois enroulé autour de son cou riait de tousses grains petits et silencieux sur la dentelle àgrosse trame de sa blouse.

Pour la troisième fois dans la journée,j’avais ouvert le bracelet pour la porteuse depain. C’est une passante qui parle à peine ;mais qui jamais ne se tait tout à fait. Elle m’adit qu’il y avait un nom gravé à l’intérieur dubijou.

Alors, ma mère est entrée, elle a cru un mo-ment qu’elle pourrait passer le bracelet sansl’ouvrir. Puis elle me l’a rendu en me disant

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que les objets d’argent portaient malheur auxamoureux.

Après m’avoir embrassé, Paule Duval a glis-sé sa main d’un seul coup dans le cercle de mé-tal. Et quand elle a compris que je m’étais pré-paré à manœuvrer le fermoir, elle a posé surmoi ce beau regard qu’elle a trop lourd pourelle : « Je n’avais jamais pensé, m’a-t-elle dit,que cet anneau pouvait s’ouvrir. »

Voilà un événement qui ne peut être conçuque sous la forme qu’il a prise pour avoir lieu.Il y a un autre fait que je veux noter avec l’at-tention scrupuleuse du savant, une incidencepoétique qui s’est produite dans les limites demon amour sous la menace de la Mort quej’ai vue tant de fois m’apparaître sous l’aspectd’une Ramasseuse de Sarments, rose et ridéecomme ces vieilles métayères que l’on ren-contre dans les vignes, un foulard en serre-tête, une chemise blanche passée par-dessusleurs vêtements d’hiver.

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Une nuit, Paule Duval a quitté son lit. Elle ajeté un manteau sur sa chemise, elle est venueme surprendre dans ma chambre où je m’étaisattardé à déchiffrer un manuscrit de Dom Bas-sa.

Quand le jour est venu, je me suis demandécomment elle traverserait sans être reconnuele village qui s’éveillait. Avec l’idée de la dégui-ser en paysanne, je me suis mis en quête d’unfoulard qui vieillirait sa silhouette en emmitou-flant son visage comme son corps. Je n’avaispas achevé de fouiller un tiroir que je demeuraien arrêt, vivement ému.

Elle avait quitté son manteau. Je la vis ôtersa chemise, et sans aucune gêne, prendre letemps d’en bien couvrir sa tête et ses oreillesavant de draper le manteau couleur debrouillard sur ses membres nus. L’étonnement,l’émotion, je ne sais quel sens parfait de l’ins-tant m’arrachent un cri inexplicable :

« Mais tu ressembles à une ramasseuse desarments », ai-je dit à cette adolescente qui ne

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savait pas, qui ne pouvait pas savoir de quellearrière-pensée cette exclamation était chargée.

Pourquoi a-t-elle pâli ? On peut doncéveiller ses propres terreurs dans la voix decelle qu’on aime. Ou bien, la réalité entre sansnous dans la maison de nos paroles, et c’estdans ce que qu’elle crée hors de nous qu’ellepense nos pensées. Je vois les lèvres de Pauletrembler. Avec une angoisse inexprimable, uneangoisse à laquelle il conviendrait de donnerun nom, je l’entends articuler tout bas :

« Je ne pensais pas qu’il me fallait passerdevant le cimetière. Je n’oserai jamais. »

Qu’à cela ne tienne, je vais la raccompa-gner. Mais ma sollicitude n’a pas désarmé lemauvais sort. La pauvre petite a été renverséepar une camionnette, le lendemain. Le choca été si rude qu’elle a failli en mourir, et ellesouffre encore des conséquences de cet acci-dent. Je n’allais pas tarder à apprendre que levéhicule transportait un cercueil, un cercueilvide.

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Sur les incidents de chaque jour je veuxme jeter comme un loup. Gauche et inexpéri-menté comme je le suis au moment où j’entre-prends à nouveau de me raconter, une impres-sion, cependant, me verse un peu de courage.À peine formé le désir d’écrire, tout le poids dela maladresse m’est devenu sensible. Commesi, dans le fait que le vent ne peut pas remuerune pierre, soudain, j’étais non pas la pierre,mais le poids de la pierre, c’est-à-dire le vent.

Je parlerai de l’amour. De l’amour combléoù l’amant doute deux fois de son existenceavec ses entrailles fondues dans un plaisir quicommence et finit loin de lui, avec ses regardsqui revêtent l’être possédé d’une beauté quin’est pas de ce monde, qui lui montrent commeune création de la pensée le personnage fémi-nin où son corps approfondit l’inexistence dela chair.

Je suis malade, on me l’a assez dit : atteint,jusque dans mes facultés, je le crains bien, parma diminution physique. Parfois, mon esprit se

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désintéresse des choses au moment où il va lescomprendre le mieux. Les heures me poussentdevant elles, il me semble alors que je suis surune place dont on a coupé tous les arbres. J’aitout perdu, sauf une disposition à me juger quis’est remplie soudain de sang-froid.

Je sais quelle est la vocation de l’homme.Je vois ce qu’il y a de mauvais dans mon cœurpour l’empêcher d’être la mienne. Chacun tientsa vie d’une ombre qui le suit enfoncé dansson cœur, à chaque instant prête à le lui re-prendre. Cependant il a les yeux ouverts à labeauté de toutes les choses. Il devrait dire :« Tout ce qui m’a été donné, tout, je veux l’as-signer comme contenu à la faculté que j’avaisde me connaître… » Je m’exprime mal, maisje n’écris que pour apprendre à mieux m’expri-mer, et me déduire de mon propos une tâchefacile.

Dom Bassa maniait fort bien des penséessemblables. Il croyait en un Dieu à qui il ne

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craignait pas de s’adresser directement. Il écri-vait :

« Ce que tu m’as donné d’esprit, Seigneur,vois bien que je te le rends, intact et éclos sousla forme d’une vie qui en fut la plus haute in-carnation, d’une vie où rien ne se produisit envain, car de tout ce qui était moi j’ai su faireune transparence pour la lumière qui me futdonnée. Dans les limites de la phrase la plusbrève de toutes je te restitue la pensée quetu avais cachée dans tes desseins et qui estpropre à mener chaque homme dans son sen-tier quand il aura répété après moi : « Il n’y apas d’adversité. »

En marge de ce passage, j’avais écrit, l’an-née dernière, dans ma traduction :

« Et si Dieu existait, considère quel cheminil aurait pris dans ton indigente nature pour serendre sensible. Dérision de le connaître à tra-vers soi. Honte insoutenable de n’entrevoir saface que souffletée par la laideur des images oùperce sa lumière. C’est bien là ce qui ne peut

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être évoqué. Comme si je devais porter toutel’humiliation de mon existence à travers la no-tion de la sienne. Hélas, ces flammes de sang,ce bol alimentaire du regard ce n’était pas lui.C’était moi. L’ardeur de la chair consumait l’es-prit qui voulait s’y complaire. Peur de cettesensualité fardée dans la lumière du cœur,éclairée de l’aube d’outre-tombe. Visions, vi-sions à en perdre le repos, si déchirantes qu’onne peut imaginer que la mort pour faire l’oublisur elles.

Ces visions nous mangent les yeux. Maistoute leur force s’éteint aussitôt qu’elles ontperdu leur nature de chimères. Soudain, cedont l’image affolait mon esprit n’est plus rienpour moi qu’un four éteint, ce qui ressemble leplus à une tombe. Toutes mes obsessions eneffet, j’ai eu la force de les mettre au monde.Elles ont réfléchi mon ennui sans me guérir dela fureur de les évoquer. »

Dans les difficultés qui me paraissaient in-surmontables, j’ai toujours vu surgir une créa-

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ture pour me porter secours. Je vivrai là où jesuis, dur et fort, et l’amour de ma solitude mè-nera vers moi le ciel rose qui est sur le jardinet toute cette transparence qui marche. Je nedirai pas que je vis, je dirai que quelqu’un m’arendu ma vie et qu’il n’y avait que moi pourl’aimer.

Il était assez tard, je voyais renaître du soirun soir de mon enfance. Un village, au pluslointain de mes souvenirs, dans les saveurs sifortes du premier âge auxquelles je redemandeun corps aussi pur qu’en ce temps perdu. Àdistance, je savourais la fraîcheur du cruchonque j’élevais entre mes mains pour boire avantde me coucher l’eau de la fontaine. Bruit desjarres marchant sur la pierre de l’évier. Sou-venir d’un ami qui prétendait accroître dansla chasteté volontaire la force de son désir,et ainsi donner une impulsion nouvelle à songénie d’écrivain. Ne puisait-il pas l’enrichisse-ment de ses facultés dans la nécessité qu’il for-geait à son corps d’être à la fois la source et

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l’objet d’un désir, d’être tout à la fureur de seconnaître, et, pour ainsi dire, de se posséderlui-même ? Soudain j’essaie d’appliquer ce quej’imagine d’un tel équilibre physique à la sen-sation que j’ai de mon corps enseveli vivantdans son désir que rien ne partage avec lui. Àcet instant précis, un petit support de bois noircloué au mur à cinq pas devant moi se déplacevivement de haut en bas, singeant le dandi-nement d’une souris, hallucination qui projettesur ce mouvement inattendu, le frisson mêmedont je suis parcouru et aboutit à une seconded’inconscience où le monde prend le temps derefermer sa blessure.

J’ai écrit malaisément ces quelques lignes.Plusieurs feuillets de ce papier jaune sur lequelje note des impressions dorment, roulés enboule, sur le fauteuil bleu qu’on a rapproché demon lit. Une heure sonne, j’ai tressailli. Fran-çoise est là qui me parle :

« Je ne sais pas, dit-elle, pourquoi j’ai eupeur d’une hirondelle qui traversait la cour, et

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maintenant il m’a semblé que ce fauteuil étaitplein de roses. »

Elle plonge la main dans la poche de son ta-blier, me remet une enveloppe où mon adresseest écrite par une main inconnue, une main defemme qui a oublié de glisser sa lettre dans cepli vide qu’on m’a fait parvenir.

C’est l’instant où un peu d’or descend deshauteurs. Une chanson est dans le jour, je medemande si je l’entends. Sa tristesse est lamienne depuis que je suis triste et pour tou-jours.

Deux voix se partagent ma voix, un silenceest en elles pour les unir, comme un amouren deux personnes. Ce n’est pas trop de DomBassa et de moi pour donner des ailes à ce si-lence. Et nous exprimerons ici, chacun à notremanière, les raisons qu’a un homme d’appelerun peu de lumière sur ses écrits. Il y avait unelangue que ce troubadour était le seul à parleret que tout le monde aurait comprise. Il disait :

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« Celui qui invente se pénètre de la penséed’une révélation qu’il va faire, et donc, se dé-pouille de soi dans l’idée de la plus haute per-fection imaginable, on dirait qu’il est seul avecDieu.

« Ainsi est-il amené à concevoir la parolecomme plus élevée que la pensée et plus richede sens. Il faut qu’il s’exalte pour la saisir aulieu de s’abaisser. Ce qu’il dit est incomparable.La définition de chaque personne et de chaqueobjet montera droit comme une flamme vue departout. Transparente pour les yeux, chargéed’une réverbération pour le regard. »

Quant à moi, j’ai pris ma plus belle plumepour finir mon premier chapitre avec la pagequi suit :

Chante que tu chanteras, le voyage conti-nue. Parfois, on salue de tout près, et d’autresfois de loin des nomades qui vont, eux aussi,leur chemin. Quand la nuit tombe ou que lapesanteur du jour ferme tous les yeux, on en-

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tend des voix d’enfants dans les grelots de l’at-telage.

Le temps a trois chevaux qui marchent l’underrière l’autre. En tête, le plus grand, sesoreilles sont plus longues que le fouet du rou-lier.

Derrière la carriole, dans la grande ombreoù il fait toujours froid trotte un petit âne d’hi-ver. Il ne voit jamais les chevaux, mais regardeles hommes et les femmes, comme si c’était àeux de mouvoir le véhicule qu’il suit, attachépar le museau.

Que de chants sont montés et de plaintes,souvent, dans la vapeur et la froidure ; et quelpoids, en d’autres jours, de silence et de lu-mière autour de l’attelage tout entier immobi-lisé, comme un reflet du jour dans la gouttede rosée qu’aspire lentement le grand papillonbleu de l’été.

Cependant, quand l’attention de tous se dé-tournait, moi, enfoncé sous les paquets, dansle coin le plus reculé du chariot, je retirais lebras de sous mes couvertures ; et, d’une main

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furtive et affectueuse, sans que personne y at-tachât de l’importance, je caressais le petit âned’hiver.

Ceux qui nous croisaient ne pouvaient pasme voir faire sans penser que j’étais, moi aussi,de ceux-là qui connaissaient les chevaux. Et,certainement, ils se trompaient. Ni plus, nimoins que d’autres hommes très forts, installéssur la voiture, et qui n’avaient pas hésité à meprendre pour le petit âne d’hiver.

II

Il faudrait que l’esprit prenne sa lumièredans les choses. Or, le malheur de l’hommec’est que le jour se lève pour ses rêves avant dese lever pour lui.

Sa mémoire hors de lui, son imaginationhors de lui, il vivra. L’espace et le temps forme-

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ront le dedans de sa pensée. Non pas dépasserl’espace et le temps, mais en faire de la pen-sée, voilà quelle sera sa folie. Il ne lui resteraplus qu’à tourner en dérision ceux qui, poètesou mystiques, se seront affranchis des condi-tions de cette vie pour avoir découvert la libreroute des images.

Notre pensée ne vient pas seule : elle esthantée de notre mort qui nous sépare dumonde.

C’est ainsi que plus qu’aucun autre, moi quela vie a rejeté, je me satisfaisais autrefois del’idée que j’allais grandir à l’écart ; non pasdans la solitude, mais dans l’exception où ceserait mon bonheur de mettre ma vie au secret.Un jour j’ai eu peur d’avoir réussi. Il est trop fa-cile de discréditer toutes les choses dans uneâme où scintillent comme des étoiles leslarmes d’un enfant chassé du jeu.

Je me suis repris, j’ai chassé de mes pen-sées tout ce qui pouvait y noircir l’image de cequi est. J’ai tout fait pour édifier une idée in-tacte de mon bonheur dans un moi que les évé-

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nements avaient rendu misérable. Non pas enabusant du privilège moral que tout malade ac-quiert en rançon de l’erreur dont il se croit lavictime. Mais par l’effet d’une soumission deplus en plus animale à ma nature étrange et fa-cile qui jamais n’a su comment séparer l’idéede perfection de l’idée d’existence. Si j’examineaujourd’hui mon cœur, je le trouve, à traverstout ce qui m’atteint moi-même, plus immen-sément enfoncé dans un amour qu’il avait ennaissant pour ce qui partageait avec lui le dond’exister. Et je ne me connais de volonté quepour broyer la contradiction de surface que mavie physique semble introduire de force dansce sentiment si pur, et qui n’aurait qu’à se dé-faire de moi pour que rien en lui ne le distingueplus de ce qu’il a pour objet. Impression, idéesétranges. Toute ma peine est de me sentir infé-rieur à ce qu’il y a de grand et de fécond dansla souffrance qui m’a été imposée. Et ma vieest devant moi un délai supplémentaire ; toutce qui me reste de loisir pour combler ce retardde mon cœur sur mon amour. Incroyable que,

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de ce tourment qu’il y a dans tout homme mamaladie ait fait une pure et simple espérancemais à fondement physique, coïncidant avecl’acte de vivre. Frappé d’un mal terrible, j’aivoulu non pas me guérir mais guérir le mondede moi, l’absoudre en moi de ce qui pouvaitme paraître d’abord entacher d’une souillurel’acte de me frapper. Résultat qui ne pouvaitêtre atteint que par un lent, un sûr progrès deconscience, et seulement dans la mesure oùma conscience se donnait pour le suprême té-moin de la cohérence du monde.

Lourde comme une coupe d’or, ma soif estdevenue ma vie pour toujours.

J’irai au fond de ma solitude. Je me mettraitout entier au service de ce qui en moi ne peutpas être partagé.

Il y a dans l’être que je suis quelqu’un queje ne peux produire qu’en tout brisant.

Les mains tristes, le cœur enfoncé dans lenoir, ce n’est pas si désagréable d’être malheu-reux. La tristesse du vent devient un langage

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le plus clair de tous, des mots dont le sensétait perdu se raniment ; alors la vie se fait demille riens dans le plus humble desquels elleest toute mon image. Au temps de mon exilmoral, je ne trouvais dans son immense corpsque le désert illimité de mon attente. Je souf-frais, faute de concevoir mes tourments. Lebonheur, quand il m’était donné de le rencon-trer, me paraissait trop étendu, trop completpour un homme sans substance comme moi.Ce n’était pas la joie que je connaissais mais ladifficulté de me faire assez grand pour la conte-nir. Il a fallu qu’elle devienne toute petite etmenue afin de se mettre à ma portée, qu’elleretourne aux balbutiements de l’enfance pourdonner la main aux rêves où je la retrouve etla suis maintenant, pas plus haute que mes pa-roles. Et c’est elle-même, maintenant, qui estmon espoir et mon amour de la joie ; éduquantmes sens, les éveillant à la connaissance de sesformes les plus hautes. Par un effort jamais dé-menti de l’attention, réduisant à rien la diffé-rence entre le bonheur et la pensée qui en est

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en moi le symbole, j’annule devant la joie dece qui est la médiocrité congénitale du cœurqu’elle est faite pour élever. Et je maintiensainsi, ou crois maintenir le caractère transcen-dant de l’idée aux phases de la vie où je la voiss’accomplir. C’est un exemple frappant du casoù l’illusion est aussi féconde que la vérité. Carelle me persuade que j’ai signé un pacte avec leTemps ; et par l’intermédiaire d’un expédientintellectuel, me fait répudier cette valeur ima-ginaire. Cette affirmation a le droit d’être obs-cure, elle est la clarté éclatante de mes ac-tions. Je suis l’homme qui a fait un pacte avecle Temps. On le vérifiera plus loin, dans lesphases lumineuses de ma vie où j’ai vu le pre-mier que, d’un instant à l’autre, il y avait unitéet non pas succession. Car à certainesépoques, les heures ne se sont écoulées quepour donner plus d’être et de poids à une idéeposée et développée en dehors de leur cours.

Je suis descendu dans le jardin. Desfemmes vont et viennent de l’autre côté de

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la grille. Les pétales d’une fleur de pêchertouchent le sol où mon pied se pose avec uneprudence que soudain je remarque. Dans toutce que je vois je suis tout. L’idée que je me pro-pose d’un monde infini n’est séparée par riende ce drame d’un instant. Elle ne s’en distinguepar rien. Sinon par l’interprétation rationnellequ’il serait tentant d’en tirer : les fleurstombent des arbres fruitiers quand le momentest venu pour elles de pourrir sur la terre oùs’avance l’été.

Il faisait beau. Une musique de foire passaitsur les toits. La clarté du jour ne pouvait paschasser ma tristesse ; mais elle m’aidait à laconnaître et à en adoucir l’expression. Je mesuis dit qu’il me fallait envelopper un senti-ment fort clair de toutes les choses dans l’effortque je fais pour lire dans mon cœur. Aller au-dedans de moi mais sans perdre le souffle etsans fermer les yeux. Si mon amour n’aimaitpas le monde rien de ce que je suis ne m’appar-tiendrait.

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Je ne veux plus quitter mon être d’un pas.Un homme peut devenir assez grand pour quesa vie, d’un bout à l’autre, demeure son bien.Quel qu’il soit il n’est la proie de rien, ni de per-sonne. Rien ne lui advient qu’attaché d’avanceà la pensée qu’il va rendre universelle pour peuqu’il s’y emploie et que sa néphrite ou sa tu-berculose lui fasse grâce quelques jours… Iltremble, il a envie de pleurer en écrivant ce-la, mais ce n’est pas à cause de la mort, c’està cause de la vie. Ah ! quelle transparence ily a dans son esprit pour accueillir les événe-ments qui font de lui un homme et dont il tireune légende à laquelle rien de ce qui est crééne demeurerait étranger s’il avait assez de té-nacité, assez de vigilance, assez de foi en cequ’il ne comprend pas : Regarde, regarde tou-jours autour de toi comme si la Vérité lisaità travers tes yeux que chaque chose est à saplace encore et uniquement disposée à lui don-ner plus d’accent. Tu crois que tu as ton œuvreà défendre contre ta vie ? Non, ton œuvre n’estrien. Elle est née du besoin de te détruire, et

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anticipe dans ta douleur sur ta mort que tu doislentement mériter.

Il n’y a pas d’œuvre à accomplir. Il y ace que l’avenir verrait dans les choses que tuvois, et tout ton cœur pour se briser entre vousdeux et dissiper jusqu’à l’illusion que tu étaisné pour devenir quelqu’un. Regarde, c’est unjour sans oiseaux, et tous les yeux s’en sontémus sauf les tiens. Car ta peine est née loinde toi et tu as dû la chercher. Assise sur unepierre, elle t’attendait, tu ne sauras que troptard avec le visage de quel amour…

J’ai dix-sept ans : Une jeune femme fermeavec rage les rideaux de la chambre où je suisentré derrière elle. Elle se promet et se re-prend, elle est folle ; et ne sait pas que c’estdu désir de se donner. Le jour tinte doucementsur les carreaux : « Dans vingt ans, dit-elle, etmoi : Dans vingt ans la guerre sera finie… » etde rire. Puis soucieux : « Pourvu qu’elle ne fi-nisse pas cette année. »

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Il y a vingt ans de cela ; je me suis éveillésous le massif où Françoise avait traîné machaise-longue. J’ai rêvé qu’une femme me don-nait un baiser plein d’une saveur infinie, tandisque je demeurais un peu contraint par la néces-sité de tenir en équilibre une coupe de cham-pagne qu’elle m’avait auparavant glissée entreles doigts. « C’est Paule, me dis-je. »

Je vis entre elle et moi. Penser qu’elle étaitjolie et même que je l’aimais, c’était bon autre-fois, ce fut une façon assez douce de rêver lafin du monde où nous vivions séparés. Mainte-nant, je fouille mon cœur comme si je voulaisy trouver un jour extraordinairement pur et quitire toute son existence de mon amour. Joie sipleine et profonde qu’il n’y a rien en ce mondedont elle ne fasse son aliment. Joie si totaleque rien de réel ne peut prévaloir contre elleet que tout ce qui aspirerait à la démentir serévèle par là comme inexistant. L’adversité netrouve aucune complaisance dans l’esprit decelui qui a mis tout son être dans son amour.

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Je reconnais dans mes pensées les clartésqui guidaient mon adolescence. J’aurai chasséde cette vie tout ce qui est hors de soi etcomme à charge à sa douceur charmante. Toutce qui sortira de la lumière aura d’abord été sachance merveilleuse dans le cœur qui y aspi-rait, et le printemps même, l’amour l’avait ap-pelé comme s’il s’était senti capable de le créerà lui seul et contre le ciel. J’ouvre les mains,j’écoute. Voici le moment où, légèrement sou-levé sur l’heure qui passe je me dis tout bas :« Le Temps vient. » Le temps vient, il m’a lais-sé un moment de liberté pour que je sachel’attendre, et je me sens, sur une vague plushaute que les autres, rapproché de toute la merpar toute la profondeur de jour que mes yeuxcherchent sous les eaux.

Si je pense que Paule viendra me voir,j’éprouve une joie si grande qu’il n’y a rienau monde qui puisse m’en écarter. Rendue àsa véritable nature, mon existence s’enfermeratoute dans les limites de ce que mon cœur

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peut souhaiter. Découvrant ce cœur comme unabîme qu’elle ne peut, à elle seule, combler,elle est obligée pour s’accomplir de penserqu’elle fut autre et de s’embellir ainsi des tristesinstants sur lesquels elle affirmera sa victoire.

Même sous les rudesses de mon style mavie exprimera sa passion qui est toujours pas-sion de la vérité.

Le cœur, égalant l’instant où il éprouve etl’instant où il se souvient. La vie dévêtue sou-dain de l’uniformité qu’il y a dans la succes-sion. L’amour, les mains, les yeux rivalisentdans la découverte de certains sommets dont ilest indifférent, justement, que ce soit la penséeou le corps qui les invente, le tout étant de neplus s’en désormais éloigner.

Il y a longtemps que j’ai souhaité d’avoirune sensibilité forte et fidèle qui mette chaquechose à sa place et, dans une relation exacteavec l’unité dont mon amour est le miroir. Monambition était démesurée. Il n’y a pas d’occa-sion pour la poésie de former un poète comme

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celui que je voulais devenir. Il n’est en sonpouvoir que de nous en donner l’idée. Et noussavons reconnaître une inspiration valable ausentiment qu’un homme serait en elle rappro-ché d’une idée cohérente du monde.

Qu’un artiste découvre la constitution se-crète de l’univers, non pas son origine, maisselon quelle suite de valeurs connues il s’éche-lonne de l’un au divers, quel service va rendreà cet artiste la connaissance qu’il vient d’ac-quérir ? Je crois le savoir. Dans une idéeconvenable et correcte de ce qui est, il ne pour-ra spontanément rien énoncer qui ne soit dumême coup aussi réel qu’un phénomène, aussirigoureusement matériel. Se laissant traverserde la vie, il devra reconnaître dans ce qu’ilvoit, ce qu’il imagine et ce qu’il dit des expres-sions partielles, mais également appropriéesde l’unité à travers lui manifestée. L’aisancerendue au génie, la facilité dans la création,l’inconscience et la force ne faisant qu’un dans

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une pensée qui s’agrandit sans cesse, car il n’ya rien pour s’en retrancher.

« Chacun naît de sa vie, écrivait Dom Bas-sa, et s’il souhaite de la transformer, ajoutait-il, c’est qu’il n’a pas pu parvenir encore àconnaître en elle l’unité suprême du tout. »

Réflexion qu’il faut, je crois, rapprocherd’une autre parole que j’ai trouvée à la dernièrepage de ses Conseils aux dames. « L’être estcréateur. Ce qui est rencontre en soi-même lacréation tout entière comme un pressentimentdu spectacle des mondes auquel il ne peut pasne pas assister… »

Ces dernières lignes, j’aurais pu les écriremoi-même ; bien que je n’aie signé à maconnaissance aucun pacte avec le diable.Quand j’avais plus de force, bien souvent, lesextases où me jetait l’abus de la tisane de sar-ments m’avaient procuré des intuitions dontje crois reconnaître l’accent dans les dernièreslignes que je viens de recopier. Il est vrai quemon éducation philosophique m’avait préparé

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depuis mon extrême jeunesse à recevoir cetteillumination. Jamais je n’avais pu concevoirl’étonnement de l’homme devant l’immensitéde l’univers. Je ne comprends pas davantageque l’on dise, je ne comprends pas que l’onécrive : l’immensité de l’Être. L’être est créa-teur, c’est même par son pouvoir illimité decréer qu’il se définit ; et concevoir l’être sousla forme de l’immensité, c’est nous représenterseulement ce qui nous sépare de lui. C’est lacréation qu’ainsi nous nous figurons et avecdes signes forgés à la mesure de ce qui estcréé.

Ici, tout raisonnement perd sa vertu ; etchacun ne peut que se baigner avec délicesdans le sentiment qu’il a d’exister. Pour la pre-mière fois il s’apercevra que la lumière et le re-gard ne font qu’un et que de la profondeur deson attention dépendent la qualité du jour et sanuance.

Tel est le fond de ma pensée et cette penséeest le chemin de ma mort. En remuant ces im-

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pressions, j’ai marché jusqu’à la grille qui mesépare du faubourg. À droite, au bout d’unerue sans maisons l’œil effleure les arbres peléset froids d’une placette ; et dévie vers uneénorme construction voyante et triste, et, quoi-qu’un peu basse pour une caserne, plantée aubord de la rue comme un bâtiment militaire aufond de sa cour. Aspirée si bien par la perspec-tive de la rue, si bien happée jusque dans le cielmisérable par les poisons qu’elle suinte, si dé-tachée de tout ce qu’elle inspire qu’à d’autresinstants on la prendrait pour un tramway prêtà démarrer avec son bariolage de fenêtres, debriques naturelles, de pierres d’angle. À droite,un jardin dont on ne voit que le mur, un boutde branche reverdissante. Verts aussi lesarbres distribués entre le ciel gris et le sol decendre autour de la placette triste, bordée deconstructions très pauvres et coiffées de che-minées où il passe plus de pluie que de fumée.

Le silence étire ses feuilles. Bonne odeurde plantes grasses. Basse lumière comme une

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tendre fraîcheur venant vers moi sur un lit deroseaux. Il me semble que tout ce qui est vi-sible est hors de soi et qu’il doit mourir pouratteindre à l’être.

Un homme pense : Aussitôt que ses yeux sesont fermés, il n’y a pas de plus belle fleur quele vent.

Sa main pense comme son cœur, commeson front, il murmure : « Ce monde a tout pourlui, je ne savais pas que j’en avais conscience,car je ne savais pas que j’étais moi. »

Quand il songe qu’il se trouve au fort dumois de mai, cela veut dire « comme ce moisde mai aura été court ». Le temps ne lui appa-raît qu’en proie à quelque chose de plus fortque le temps et dont, à chaque instant, il est unpeu le maître. Peut-être que le temps n’est pluspour lui qu’un point de vue sur les choses.

Je n’avais pas plus tôt écrit cette dernièreligne que je fouillais la clef philosophique demon troubadour. Je savais qu’elle contenait unpassage bien fait pour illustrer ma rêverie poé-

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tique. Mais je n’aurais pas cru qu’il fût si exac-tement approprié au côté caché de mon inspi-ration. Je me contente de le recopier :

« La relation entre un homme et sa vie estla même qu’entre la graine et la plante. Del’homme intérieur à l’homme visible, lente-ment, se poursuit l’accord, édifiant à traverssoi ce concert de circonstances où les hasardsdu monde mettent de la couleur, mais où s’estexprimé directement le dedans de l’homme quin’est presque pas dans le temps encore qu’il ytouche. »

Ceci m’aiderait à donner son nom à un sen-timent qui ne me lâche plus. Un mécontente-ment de moi sans répit, si égal que je ne peuxmême pas me concevoir comme allégé mêmepartiellement de lui.

Un peu ce que doit éprouver le serviteur in-fidèle à la pensée désagréable que son impuni-té ne peut durer toujours. L’impression se dé-gage mieux aussitôt que j’entends me donnerl’image d’une joie complète dont je sais que

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l’exemple existe, l’ayant ressentie dans ma jeu-nesse : à table avec ses meilleurs amis, fortunefaite… Cette joie n’est plus faite pour m’ab-sorber tout entier. J’ai appris que mon tempsn’était pas à moi.

J’ai voulu que ma vie soit assez brève, etdans sa brièveté aussi longue et transparenteque possible. Monter, monter sans fin, maisau-dedans, le jaillissement vers le haut de cequi est interrompu dans sa course. Car de l’im-mobilité dans le monde il n’existe que l’image.L’immobile est toujours ailleurs.

Ce besoin de sauver de moi le meilleur, jevoudrais l’analyser dans toute sa profondeur,en chercher la correspondance physique. C’estau fond, une âpreté d’avare, le désir de fairerendre le plus haut effet à chacune des qualitésdont on se sent doué ; et se faire, par ellestoutes, emporter hors de soi. Ce n’est pas la re-cherche du bonheur qui est le grand mobile demes actions, mais plutôt le désir, j’en ai peur,de ne pas être celui que je suis.

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Sans doute que le souvenir de Dom Bassame hante. L’image de cet homme occupe mespensées et son histoire semble se poursuivreautour de moi. Je prête les traits de Françoiseà la paysanne dont il est le fils et qui recueillitses cendres pour les ensevelir auprès d’un noi-setier dans un jardin qu’autrefois le troubadouravait travaillé de ses mains, il n’est pas éton-nant que ma pensée si souvent transpose lasienne et que tout mon art n’aboutisse qu’à re-donner quelque vigueur aux expressions dontil se servait. Il faut un peu se mettre à sa placepour ressentir une profonde émotion à la lec-ture de la parole ci-dessous que je me promets,quitte à favoriser des contresens, d’introduiredans le florilège que publiera mon éditeur :« Le péché originel est enfermé dans la néces-sité pour l’être d’être sa manifestation… »

À force d’absorber des flacons de la drogueque Sabbas m’a vendue j’ai aperçu en moi uneespèce de gisement. Que le trésor sorte enmorceaux pourvu que je ne l’emporte pas en

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mourant. Restituer, c’est tout le but de ma viedésormais. Pour devenir un autre il faut que jedonne une forme durable à ce qui me faisaitcelui qu’en ce moment je suis encore. Le styleapproprié à ce dessein, je finirai par le trouver,clair, persuasif, solide.

Sentir toujours comme je le sens ce soir quece que je pense de plus étonnant, cela juste-ment n’est pas à moi et que je dois le donnerà tous pour qu’il m’appartienne, mais dans lepassé et sous le signe de ce qui fut, le fait deposséder nous installant dans le domaine de lamort. Ce n’est pas un paradoxe, mais un espoirdéchirant.

N’est-ce rien ? Avoir trouvé ce qui est pourmoi le principe même de l’acte d’écrire. Ondirait que dans les limites de mes membrestremble une espèce de fantôme que je doisrendre à la nuit, au repos, au néant. Je donne-rai une forme à ce que j’écris, je le sépareraide ma pensée, me fuyant dans un moi-mêmeinconnu. Parce que je ne sais pas où j’ai pris

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ce qui est moi, je n’ai en tête que de le rendre.Ainsi échapperai-je à la responsabilité que j’as-sumais en me taisant. Je ne veux pas souiller lesilence. Ma place est là-bas dans le noir. J’arri-verai sans pensée, sans chagrin. Il n’y aura per-sonne pour distinguer mes mains de mon vi-sage.

Je sais comment cela a commencé et lechemin que j’ai suivi depuis les premièresheures de mon amour. Ce fut d’abord le besoind’être connu par cette jeune fille qui apprenaitle dessin sous ma direction. Non pas avanta-geusement connu, ni envisagé sous les espècesd’un homme susceptible de l’émouvoir.

Mais connu dans toute la profondeur demon être intellectuel et moral.

C’était l’espoir le plus exaltant. Je voulaisme révéler tel que j’étais à la conscience decelle que j’aimais. J’aurais complété pour ellemon portrait avec mes mauvais côtés ; et aussi

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avec ceux d’entre les bons qu’un homme passele plus souvent sous silence.

Je lui disais que je l’aimais, que je voulaislui appartenir. Tant que le don de moi-mêmem’a paru n’aller que dans l’ombre de ma pas-sion, j’ai mal compris la force des mots que jemaniais. Soudain j’ai connu mon désir, commeune extraordinaire faim de vérité. J’ai comprisque l’amour marchait dans l’ombre du don desoi, lequel n’était qu’un coup d’audace déses-pérée dans l’entreprise de se connaître.

J’ai fouillé pour elle tous mes souvenirs. Ily avait là des amours à base de vanité, desamours fondées sur ma niaiserie, d’autrespleines d’allusions voilées, et telles que jecroyais y frôler le symbole même de l’un demes vices. Des folies sorties de mon enfance etque jamais je n’ai pu arracher de mon imagi-nation d’homme, je les ai revues qui portaientdes fruits dans certains contacts que ce vi-sage, mieux qu’un autre, pouvait éclairer d’unepensée défendue, d’une pensée maudite. Vrai-

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ment, cet amour m’avait fait une âme neuve. Ilétait comme un dieu qui m’aurait donné sou-dain assez d’esprit pour le connaître.

À huit heures, j’ai jeté les yeux sur ce quej’avais écrit dans l’après-midi. Il n’en a pas falluplus pour que je sente mon cœur bondir. Jepense à la nuit qui viendra. Peut-être que pourêtre fou je n’aurai plus besoin d’aucun élémentde folie. Après tout, c’est surtout une affaire delampes et de miroirs que l’apparition de la plusaimée dans ma victoire sur le sommeil. Et mafatigue, après, une fatigue d’homme intact, lesilence éternel sur tant de pensées venues ducœur.

C’est la plus belle nuit. Une tendre petitefille s’asseyait sur mon lit. Je ne la connaissaispas, mais je pourrais la reconnaître. Sourire,voix amicale d’un être sans poids et sans pen-sées avec de jolies manières d’amie. À madroite, il y en avait une autre qui s’attristait,une femme qui ne voudrait jamais de moi.J’ignorais pourquoi elle avait de la peine. Je

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songeais à m’éveiller. Une voix se plaignait,c’était la voix de ma mère. On lui avait volé sesbrillants d’oreilles. Deux diamants auxquelselle tenait beaucoup, expliquait-elle. Elle lesavait donnés à une vierge noire pour obtenir laguérison de son fils quand il n’était qu’un en-fant. L’enfant était guéri. Et elle avait dû ra-cheter les brillants quand le désir lui était venude nouveau de s’en parer. Maintenant, ces dia-mants étaient perdus. Le fils, cependant, se tai-sait. Il savait que ces deux diamants étaient de-venus ces deux femmes, si joliment nues l’uneet l’autre, si affectueuses, si bien faites pourêtre pleurées.

III

Ce n’est pas en moi que les instantss’ajoutent aux instants. Comme s’il y avait des

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jours derrière moi et qu’il n’y eût devant moique des choses.

Mon regard, à travers ce que je vois, secherche un corps autre que le mien. Il veut sefaire chair dans un horizon qui à mon humani-té refuserait l’entrée.

Si je consultais une montre, je reviendraisde loin, ce serait retourner dans un autremonde où je ne me trouverais pas à l’aise. Carje ne vis que porté et dépassé dans les ten-dresses créatrices d’un univers qui ignore lesdétours du réel et semble ne s’accomplir qu’enexpulsant de son sein la matière. Je n’ai rom-pu le cercle de mon humanité que pour devenirle centre d’un cercle nouveau où je m’efforcede retrouver mon aplomb, mon naturel. Acca-blé d’un fardeau dont le poids brut m’a changéd’hémisphère, il s’agit pour moi de faire passerdans le monde des formes ce qui me poussaiten avant sans se révéler.

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J’ai connu des journées entières de ce bon-heur. Tout pouvait arriver, à chaque instant, lemonde était un palais aux portes ouvertes, dejour comme de nuit. Le regard me conduisaittout droit dans le rêve, et de là dans mon cœur.Je me souviens que la nuit me donnait tout. Lelendemain je la revoyais dans les yeux ouvertssur les miens.

Je me sentais jeté hors de la vie qui sedéshabillait pour me suivre. Et, bizarrement,je mêlais en pensée la panique de l’amour etle rire éternel de l’existence. Tous les événe-ments, non pas l’un à l’autre enchaîné maisportés à la fois sur un chant qui est pareil à ce-lui de la mer…

Il y a une vérité assez enfoncée dans notrenature pour ne se révéler qu’à la faveur d’uneminute exceptionnelle de bonheur. Cette véri-té, c’est que l’homme a besoin d’imaginer desactes. Il n’a que ce moyen de dissiper une forcedangereuse, qui le pousserait à se concevoir

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lui-même sous la forme de l’acte pur qu’est lemoi.

Or, cet acte pur n’est jamais imaginé qu’ap-proximativement et sous la forme d’une repré-sentation que l’homme fuit : le meurtre de lafemme. Ainsi voilé et revêtu de notre épou-vante, il est le squelette mental de l’homme, lespectre de toute vie réelle.

Il faut craindre la folie. La pensée et l’actene demandent qu’à coïncider, et sous la formed’une manie burlesque, inassimilable à unepensée et pour cette raison incapable d’entrerdans la vie de l’esprit ; inassimilable à un actesans que cet acte fasse éclater les limites de lanotion d’homme.

Seuls, les hommes que l’on dit pervertiscomprendront avec moi pourquoi chacun veutprécipiter dans une aventure d’un instant toutl’élan dont sa vie est douée, et en exprimer toutle sens dans une scène rapide, irrationnelle quifoudroiera le réel et le ressuscitera dans lesmouvantes limites où la volupté de la chair en-veloppe l’amour. Satisfaction d’un désir où le

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regard remonte à sa source éternelle et ne faitqu’un avec la peau pour se montrer en elle plusfort que ce qui est. Alors les amants se ren-contrent dans des inventions incroyables, carleur raison a rebroussé chemin dans les plai-sirs auxquels ils choisissent de se livrer ou de-vant l’image desquels toute leur curiosité lestient sidérés. Car c’est dans le temps et l’es-pace que celui qui aime veut dresser contre leTemps et contre l’Espace le mythe foudroyantde son amour.

Pour mes amis les pères confesseurs, j’ajou-terai que c’est dans les excès dictés par la pas-sion qu’un mortel exploitera sa dernièrechance de salut. Celui qui aime nie ce qui est :il tomberait au-dessous de la matière hors delaquelle il n’est pas d’aspiration à l’esprit, au-dessous du mouvement, si, dans un instant declairvoyance infernale, dressé contre l’espace,contre le temps, il ne les obligeait l’un commel’autre à se faire passion dans son amour. Jevois bien que ces paroles sont obscures, mais il

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est bon d’ajouter que je n’ai pas voulu qu’ellessoient claires.

Paule, avec ses yeux d’hiver, sa voix defond du parc. Elle parlait sans effroi de la mort.Ses sourires ailés étaient comme une fièvre del’ombre. Le Temps était comme un chien quiaurait mangé dans sa main.

Je me souviens des grands soirs de lumièreerrante où les images de l’amour étaient pé-nétrantes comme des yeux. Son regard me di-sait :

« Mon corps n’est pas pour nous séparer. »L’enfant que j’avais été marchait devant

nous et devenait une lumière de plus en plustransparente à mesure qu’il nous distançait. Àla fin, je ne me distinguais plus de lui dontj’étais l’ombre.

Lumière, désorientée dans ses regards,d’une feuille de saule que la brise traînerait ausoleil. La beauté de ses formes vivait, pensaitpour elle. Impudeur ignorante qui voulait en-trer avec sa fraîcheur d’aurore dans son mys-

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tère intérieur. Sa nudité, c’était celle de sesgestes, ou celle de mes idées que je voyais par-fois m’éclairer son visage.

Parce qu’elle était ma pensée, il fallait quetout son corps fût mon enfance et le désir decombler celle-ci avec toutes les terres dumonde.

Le véritable amour voudrait que le regardentrât dans le regard comme s’il en était lasource ; et que la sensation physique fût enmême temps la pensée.

Au moment de la volupté, chacun refranchitau-dedans de soi tous les degrés qui vont del’instant de la naissance à celui qu’il est entrain de vivre. Je viens de noter cela tout d’uncoup, abasourdi qu’une fois écrite, cette pen-sée se montre si complètement insignifiante.Je ne voyais sans doute en la considérant quequelque grande vérité dont elle doit être laconséquence. Ou, peut-être s’apaisait en moil’angoisse qui me fait souhaiter que cette véritéexiste et que je puisse sortir de moi-même, unjour, pour lui donner un corps.

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L’instant qui mit un homme au mondecontinue à l’emprisonner tout entier et c’estla persistance de cet instant qui assure en luil’unité de la vie affective, de la vie intellec-tuelle, de la vie morale. Le temps cependantpoursuit son évolution autour de l’étincelledont cet homme a fait son étoile. Ainsi va lemonde où chacun édifie son propre corps entreson être et lui. Il faut avoir beaucoup aimé pourentrevoir cette idée à l’horizon des joies lesplus grandes et qui sont si peu faites pour nousque nous croyons nous en éloigner en nousen souvenant. Il faut avoir senti dans ses en-trailles la chair de l’enfant que l’on n’est plus ettout voir à travers ses yeux comme une splen-dide survivance de ses rêves naïfs et de sescontemplations innocentes où son regard étaitl’asile de sa vie.

Ainsi va la douceur d’aimer, seule avec elle-même, avec des paysages pour s’y rendreréels, aériens et profonds comme des voixd’enfants et si nécessaires au bonheur qu’ils

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semblent créés par une femme qui se serait parlà consolée de ne pouvoir se donner à nous. Tuseras l’amant de ton cœur, et d’un amour plusgrand que toi qui te prenne à la fin dans sesbras, te berce, tout petit dans l’ombre des vé-rités que tu as trouvées en la cherchant, cellequi est toujours infidèle ou qui ne voudrait voirdans tes paroles que le voile où tu te cachais.Tu ne seras l’amant que de ton amour dans l’at-tente passionnée de la Mort qui est le seul Dieu.

IV

Je suis un homme comme les autres,fouillé, comme chacun, par l’horreur de seconnaître si différent de ce qu’il aurait pu de-venir. J’ai eu quelquefois le sens de la vérité,allié à la désespérante pensée que ce que jepouvais encore découvrir ne changerait rien àrien. Mais aujourd’hui ma vie s’enferme dans

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l’idée de sa plénitude. Il me semble qu’elle m’apris dans ses bras et tous les mots que je pro-nonce paraissent faits pour lui être murmurésà l’oreille.

Une lampe s’est allumée, ouvre les yeux.Élimine tout ce que cette lumière te révèle desuperflu. De plus, regarde bien où se trouvechaque chose. Il faut que tu saches te dirigeraussi bien qu’aujourd’hui quand cette clartés’éteindra.

Bizarrement diminué, soudain, inquiet ; etcette hésitation dura un rien de temps, j’étaispris. J’avais senti que je prendrais encore de laTisane de sarments et qu’il me faudrait bientôten mourir.

Mais lis, écris, ne sombre pas. Que chaqueinstant de ta vie prenne la couleur que tupenses donner à toute la suite de tes jours. Ilfaudrait si peu de chose pour remplir ton but.Il ne manque que l’éclat d’un point lumineux àchaque objet que tu regardes : un peu plus de

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présence dans le souvenir de l’hiver, lequel esttout ce qui te manque en juin, comme en hiverc’est l’été. Il te faut, quoi ? Le mouvement deschoses perçu ailleurs que dans les choses elles-mêmes, dans le mouvement de mon cœur ?Soit. Qu’il t’appartienne d’engendrer la conti-nuité de ta vie au lieu de la subir. Source re-trouvée de la joie que ce serait pour toi devivre sans angoisse…

Je sais que tout ce que je vois est à réin-venter tel qu’il est, c’est-à-dire dans sa folie,amante et mère de la mienne. Ma pensée poury parvenir doit s’exercer hors des cadres où sepoursuit mon existence. Et il faut que sans tar-der je trouve en moi la profondeur où l’objet serévèle comme extérieur à ce que je sais de lui.Longtemps, mon erreur fut de croire que cetterecherche avait déjà abouti dans le domaine del’art. Et, ayant tout le temps confondu l’outre-cuidance et le génie, j’ai pensé que des étudesconsciencieuses pouvaient me communiquerune vérité que j’avais à retirer de mon cœur.

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J’ai perdu des années entières à lire des essaissur la peinture et des œuvres absurdes de litté-rateurs.

Au cours de ces dernières années, j’ai ap-pris cependant que les femmes avaient étémises au monde pour nous aider. Créaturesfaites d’irrationnel et dont les moindres actesseraient bien plus surprenants encore si ellesne lisaient pas dans nos yeux ce goût d’ordreque chacun devrait s’efforcer d’écraser. Je mesouviens de Paule. Je me dis qu’elles sonttoutes à chaque instant prêtes à tout, et quec’est déjà beaucoup de le savoir, car toutenotre joie a toute notre douleur pour le sentir.

Je les aimerai, je percevrai leur existenceau fond de leurs yeux, comme une incertitudedont c’est à ma folie de les sortir.

Au moment où j’écris cela je vois unefemme en robe blanche qui descend un escalierdont son ombre remonte les marches, et s’en-fonce dans une nuit qui s’est à peine ouverte

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sur les pierreries de son collier et la soie vi-vante de son vêtement. Et je pense, je ne saispourquoi : ce n’est pas un mot d’amour ouquelques expressions privilégiées qui éclairentd’un regard la voix qui les prononce mais tous,toutes les paroles…

Trois heures du matin. J’ouvre les yeux etla vie est partout ce qu’elle est dans ma peine.Furtivement cette sensation m’envahit, puisme quitte. Le silence vibre, il est la fin d’unevoix dans une âme trop grande pour s’expri-mer.

Personne pour te voir, la nuit n’est que lapeur du silence. Après, sa peur s’endort, lecœur ne bat que pour donner ton silence au si-lence.

De bon matin, un pas descend l’escalier.Une voix dans le vent des portes ouvertes, jene sais pas si c’est le vent qui est une voix. Unjour étincelant du mois de juin, ce n’est l’été

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que pour les fleurs, pour la rosée, pour tout cequi meurt de l’été.

Le corps d’une femme te lie à l’essence dumonde ou te délivre de lui. Toute sa chair estune prison où la nature entière ne demandequ’à s’enfermer avec toi. Belle aventure, le malétait à découvrir. Tu viens d’apprendre que laroute de la vérité, tu peux aussi la jalonneravec les pas qui te perdent.

« Dom Bassa fit un pacte avec le diable quilui enseigna le moyen de commettre avec cellequ’il aimait le crime de sodomie… »

Il ne faut pas se hâter de comprendre. Notretroubadour était trop avisé pour engager sa vieéternelle en échange d’une faveur qu’il pouvaitsans le secours de personne obtenir à chaqueinstant par force ou par manœuvre, voiremême par dialectique ; et qu’il avait peut-êtreobtenue la première de toutes – comme celase voit dans les bonnes époques – ou qu’il nese souciait pas d’obtenir, pour si invraisem-

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blable qu’apparaisse une telle continence aus-sitôt qu’il s’agit d’un futur homme d’église.

D’ailleurs le crime de sodomie n’est pas deceux que l’on peut définir par des considéra-tions purement physiques et comme exté-rieures à l’amour lui-même. Il me paraît allerde soi qu’il engage l’être entier et retournecomplètement l’idée qu’un homme se fait desa destinée. Il définit le rôle de l’amour dansune conception satanique que l’homme se faitde lui-même. En somme, je crois que le crimede sodomie ressort du pacte signé avec Satansans en représenter une clause additive.

Par la permission de Satan, Dom Bassaconnut l’amour comme un miroir magique oùson esprit se contemplait dans sa nudité. Simal que je le dise, on comprendra que la pos-session physique fut pour ce clerc une inven-tion perpétuelle, un champ libre pour la vie deson esprit qui, dans les visions les plus cares-santes remontait aux sources de la révélation ;et, seul avec soi-même, se séparait, dans l’idée

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qu’il était tout, du monde qu’il lui avait étédonné d’habiter. Je ne peux en dire très longsur une conception que je ne fais qu’entrevoiret qui me plonge dans une angoisse insurmon-table dont le troubadour a dû connaître avantmoi les effets démoralisants.

La geste voluptueuse d’un corps absorbe-rait toutes les lumières dont l’esprit d’unhomme est doué. Cet individu entrerait par sesyeux, par ses mains dans une profondeur ca-pable de lui forger autant de mythes qu’il enfaut à son esprit pour se connaître. De son pre-mier baiser à son dernier souffle, cet amantirait se déifiant dans un épanouissement desensations au-delà desquelles il ne verrait riensubsister de réel. Cette passion fabuleuse estla négation du monde et même la négation del’humanité dans l’amour.

Je ne comprends tout cela qu’à moitié. Maisje me porte garant que ce péché et nul autre estappelé, dans les livres de Bernard Bassa, so-domie. Le troubadour damné connaissait son

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âme comme un corps plus pur et que le sienpossédait dans la nudité d’une créature.Comme il était poète, il exprimait avec unecertaine grâce ces pensées horribles :

« Au cœur de mes yeux, écrira-t-il, se dortle cœur de ce que j’aime. Quand je la prendsentre mes bras, c’est ce qui est en nous quinous lie, je voudrais lui donner la mort ; et demes mains la tuer si ce n’était mourir. Bafoueren elle son sexe c’est me rendre l’amant de ce-lui que je suis. Dans ce que la vie retranche demes propos grandit la contradiction qui nousfait, elle et moi, des êtres réels et nés pourmourir. »

La pensée de Dom Bassa me semble avoirété puisée dans la doctrine cathare et repré-senter la dernière convulsion de l’hérésie extir-pée en 1209 par les soins conjugués de Simonde Montfort et de saint Dominique. Croyantcomme ses inspirateurs albigeois qu’il existaitdeux dieux, le troubadour avait rêvé de les ré-concilier dans sa chair, ce qui constitue un des-

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sein abominable, une telle union ne pouvants’opérer que par la destruction du monde.

Dom Bassa signa un pacte avec le diable.Il lui était imposé un certain nombre de condi-tions étonnantes : ne se nourrir que de vis-cères, communier au coucher du soleil, portertoujours un peu de terre dans son aumônière.La vie de sa chair, en échange, lui devait ouvrirles portes du Temps.

Mais Bassa fut sauvé par la naïveté de cellequ’il nommait sa compagne. Elle l’aima telle-ment, dit-on, et se soumit avec une telle in-nocence à ses caprices qu’il n’y a que l’amourmaternel pour fournir un aussi haut exempled’un sacrifice total et don entier de soi-même.Plus il niait le monde dans son amour, mieux ille voyait grandir autour de lui dans un amourdont il était l’objet et où il se sentait, par la li-berté de ses sens, réuni à l’innocence d’un en-fant à peine venu à la vie. Quand il se présen-ta devant le diable celui-ci ne le reconnut paset laissa passer l’heure de l’emporter. Aussitôt

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Bassa se réfugia au cloître où il devait mourirpeu d’années après dans la vision des véritéséternelles. Pour duper complètement le ma-lin, on s’empressa d’enterrer sous son nom uncondamné à mort, lequel avait été par chancependu le même jour, ce qui permit de faire àDieu avec éclat son compte de prières.

La légende ne s’en tient pas là : le misérableenterré sous le nom de Dom Bassa ne força pasles portes de l’enfer. Il est dit que son malheurl’exile sur la terre où il est à la recherche d’unhomme assez pervers pour remplir à sa placele rôle qui le tient entre le vivre et le mourir.

Après avoir lu l’histoire de Dom Bassa, j’airefermé ma fenêtre. J’ai lu des vers d’autrefois.Je me suis réfugié au fond de la villa pourn’écouter que de loin les chansons anglaisesque je connais depuis ma première enfance.À peine assez de lumière pour me parler dujour, juste assez de musique pour me donnerl’amour de l’ombre.

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J’aime la musique. Elle seule a pu me fairecomprendre l’idée de malédiction. La malédic-tion met un homme hors de la vie ; et de l’hor-reur de son bannissement lui tire des raisonsde se condamner lui-même. Car c’est àl’homme maudit d’expier l’injustice commise àson détriment. Il est toute l’erreur dont il portele poids, et, par conséquent, ce qui doit êtreanéanti. Le plus absurde et le plus admirableest qu’ainsi grandi hors du juste il soit homme.

La musique dit cela. Il faut qu’un individusoit maudit pour que la malédiction soit. Cettedamnation faite homme nie le monde et n’enconcevrait l’existence que comme la nécessitéde se détruire elle-même.

Un musicien comme Beethoven me rendcette idée transparente parce que la malédic-tion appesantie sur lui n’a pas pu revenir à sessources. À travers son œuvre et son histoireelle est restée. Ses ouvrages l’ont impriméedans le monde réel qui éclaire ainsi l’image laplus forte qu’un homme puisse forger et rendre

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éternelle pour la substituer à l’idée inconce-vable de Dieu… Le musicien sourd, le sculp-teur aveugle, le poète muet…

Chaque homme a son unité dans ce qu’il est lemoins. Il est un mort. Nous sommes un peuplede fantômes. La dissolution hideuse du corpssera la fin de cette inexistence où nous n’au-rons dû qu’à nos gestes l’ombre de vie qui nousfaisait si avides et si désespérés. Ici, chacuna travaillé pour nourrir sa fausse réalité. Il amangé et bu ses actes.

Je me souviens d’avoir écrit, et le momentest venu de m’en souvenir, que le diable etDieu existent sans doute mais à la manièredu mouvement, de la chaleur. Ils ressortent denotre existence, et un homme brutalement pré-cipité comme moi au-dessous de l’humain en-gendre un démon dans sa chute, et qui devientson ombre, le menaçant sans cesse de s’empa-rer de sa vie. La route des individus les plusmisérables emprunte les voies de Satan qui leségare dans son ardeur de personnage incréé.Abandonné à son instinct, le plus déshérité ne

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peut désormais que nourrir de ces pensées pro-fanatrices pareilles à celles dont les convul-sives fureurs me réconcilient avec l’idée que jesuis vivant.

Un matin d’insomnie. Le sentiment du froidqu’il fait, mais soudain adouci dans une tendreimage où il s’appuie et où je reconnais à lafois la soie blanc changeant d’un vêtement dejeune fille, et, par une miraculeuse coïncidencede couleurs, le scintillement blanc de soie dontune belle après-midi de ma jeunesse avait re-vêtu le givre où nous marchions, un de mesamis et moi, vers nos plaisirs ou nos illusions,je ne sais. Au cœur de cette rose blanche, uneépingle d’or, je veux dire que de cette réverbé-ration de blancheurs s’élève une sorte de dis-sonance, une note stridente que mes yeux tra-duisent par l’image d’une épingle d’or autourde laquelle la lumière s’étoile. Une porte a bat-tu, cela passe, de cet épanouissement de vi-sions il ne reste que l’espace où elles appa-raissaient ; et qui enveloppe en s’élargissant in-

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définiment l’étendue qui veille sur la chambreoù j’écris. Françoise essaie d’attirer mon atten-tion. Elle introduit de force des sarments dansle poêle froid, froisse du papier résistant, es-suie doucement les briques. Si je travaillais ?Si j’entrais dans l’œuvre de Dom Bassa sansme défaire de toutes ces sensations qui merendent, si profondément, pour un instant,apte à tout comprendre. Coûte que coûte, je fe-rai l’unité de ma pensée et de ma vie.

Soudain, un soupçon fort inquiétant m’oc-cupe. Plus je l’approfondis et plus je jette basl’idée assez réconfortante qu’à de certains ins-tants j’ai su me faire de moi-même. La forceque j’ai mise à me créer, l’énergie que j’ai dé-ployée dans ma lutte contre le désespoirn’étaient-elles pas l’expression intellectuelled’un pur et simple désir de vengeance ? Je vou-lais toucher au fond de ma douleur les limitesd’une iniquité qui condamne la création. Nepuis-je plus me comprendre sans devoir me ra-

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valer au rang de ceux qui ne comprennent rienet que, pour cette raison, je méprise ?

V

Celui qui écrit est soutenu par l’espoir queson livre sera pour quelqu’un la fin de toutelecture. Toujours la même folie. On veut créerun homme à force de se combattre soi-mêmeet de se renier. Mais vis donc, chien de vivant.Aie un peu d’amour pour ce que tu adores.Plante des ongles dans la chair. Personne nesera celui que tu n’as pas le courage de deve-nir. Mais c’est toujours la même absurdité ; Ilaime écrire. Il se plaît à persuader les autresqu’il est maître de lui. Il laisse entendre qu’ilquitte un instant sa belle vie pour leur parleralors qu’il n’a pas de véritable existence en de-hors de ce ridicule commerce. Et il est l’amant

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de toutes les misères physiques et morales quilui ont gagné quelques lecteurs.

Quand je sens trop ce que je dis une voixs’élève pour parler à ma place : elle dit plus etmoins que moi. Ce soir de juin que je passaisdans ma chambre tout près de ma fenêtre, ilen a été de même que les autres jours. J’en-tendais ma bonne pester en secouant le poêle,une voix a dominé la mienne, je ne sais pas sij’ai été bien inspiré en notant les paroles qu’elleprononçait. Cette voix disait : « Pourquoi faut-il qu’un homme ait deux façons d’être lui ? »

Ma peine, mon inquiétude, et cette peurtoujours présente, quand je m’endors sanssouffrir dans une chambre confortable den’avoir pas touché le fond de la douleur hu-maine. Mon imagination me représente aus-sitôt le forçat plus cruellement éprouvé quemoi ; et je vois bien quelle quantité de bien-être nous départage à mon profit, je ne vois pasla différence de mérite. Et je sais bien qu’ob-jectivement on ferait consister cette dernière

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dans la considération du crime qu’un seul denous deux a commis. Or quelque chose en moise refuse à en tenir compte. Je nous vois, luiet moi, en dehors de nos actes déterminants.Car ce n’est qu’au-dedans de nous que noussommes nous-mêmes. L’espace et le temps oùnous sommes agissants sont des formes denotre perception et non pas de notre pensée.

Voilà qui est à ajouter à la liste des incon-séquences et des contradictions parfois assezgraves dont mon cahier de notes est à plusd’un endroit obscurci. On ne pouvait pas es-pérer une conception plus correcte d’un écri-vain qui a vécu dans le souci constant d’êtreun peu plus chaque jour l’ennemi de celui quel’on voyait en lui. J’aimais en effet dans moncœur tout ce qui m’éloignait de moi-même, lepressentiment d’une vie où je n’étais pas atten-du ; un temps qui fût la mort du temps et monamour exilé dans la mienne et – j’aurai vécud’y songer – les yeux en moi ouverts de monpersonnage inconnu.

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À travers mes peines, toutes profondes, jen’ai jamais vu se manifester les dons qui de moiauraient fait un homme ; et ce sentiment si ai-gu de mon insuffisance, je ne suis même pasparvenu à le verser à mon actif. Je me sentaisplein de complaisance pour ce qui me perdait.Cette pensée m’écrase de tout son poids dansles moments où le bonheur pourrait m’échoir.Si seulement je n’étais rien. Je suis la dé-chéance de ce que j’aime.

Ma mort est dans mon amour penchée surelle-même. Voici l’heure la plus décourageantede toutes, toute pleine d’étoiles, une heurecreuse comme une carcasse d’âne. Le vent estattelé au vide éternel de la nuit. Je suis seul etpas un nom à me donner.

Il me semble que j’attends quelqu’un ; etqu’il y a en face de moi une passante aux che-veux gris pour lire dans mon visage l’étenduede ma déception. Avant de m’endormir, jechercherai malgré moi une âme à qui confierque je suis plus seul que jamais.

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Me faisant des réussites qui, l’une aprèsl’autre, échouent ; et surpris de voir les cartesse disposer à chaque fois dans le même ordrerégulièrement contraire à la bonne marche ducoup, je me surprends à marmotter entre mesdents, sans cesser de retourner des figures :« Quel est donc le salaud qui bat les cartes àma place ? »

Un très court instant je me sens enveloppédans l’action mystérieuse d’un être un peu plusgrand que moi dont les gestes invisibles re-monteraient le cours des miens. Je veux direque la réussite est, pour cet être, finie alors quepour moi, elle commence, et que nous vivonsau rebours l’un de l’autre, opposés, justement,dans mes actes de chaque jour comme le sontles deux visages d’un valet ou d’un roi sur unevignette du jeu. L’heure s’épaissit, j’écoute letic-tac de la pendule, attentif au passage desfourmis de fer jusqu’à ce qu’il y en ait une quitombe…

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J’avais fermé les yeux, préoccupé par unedrôle de maladie qui immobilisait mon fox-ter-rier. Un souci que je ne peux semer, qui prendsur lui de me laisser en route, une pensée qui,sans se séparer d’elle-même aura changé denature. Pris dans les sables, il y a un oiseau queje regarde me suivre tristement des yeux. Im-pression que ressuscitera demain la présencesur la terrasse d’une étoile de mer dont l’unedes cinq branches est cassée. Et le chien, l’oi-seau, l’étoile, au sein de ce qui, identiquement,les entrave, se donnent l’un pour l’autre.L’étoile et l’oiseau sont, dans les lacets dusable, le regret de la mer et du ciel, commel’air triste du chien la plainte de la chair quise veut mouvement afin de se rêver absented’elle-même.

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DEUXIÈME PARTIE

I

Qu’il n’y ait plus dans mes yeux de limiteentre la nuit et le jour.

Et la lumière ne m’apparaîtra que pour mefaire remonter en elle aux sources de mes dési-rs. Mes sensations me verseront le même apai-sement que mes rêves.

À travers les propos de celle que j’aimais lemieux j’épiais malgré moi la voix qui voulaitme mener ailleurs et ne disait jamais où. Uneerreur monstrueuse était avant moi dans mesjours mais je grandissais de me savoir sonotage, et cette clairvoyance mortelle me faisaitbondir avec rage par-dessus les conversations

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amicales et les heures de plaisir. À traversl’atroce impression du temps perdu j’enterraisl’espoir d’employer proprement une heure dema vie.

Et j’allais mon chemin, avec une obstina-tion dérisoire je cherchais ce que la continuitédu rythme donne à la poésie, la mélodie àla musique, l’évanouissement du monde exté-rieur à l’instant d’extase où l’on contemple unvisage que l’on aime ou un corps que l’on vablesser.

Je ne sais pas où vont mes chants sur lesblés éternels du sable et de la mer où s’abreuvede nuit la voleuse d’étoiles.

Me pénétrant de toutes mes forces, je netrouve en moi que mon passé, un peu souilléde m’avoir appartenu, mais tout pétri d’unesplendeur que respire en moi l’avenir.

Il me semble que je vis à rebours, je croisdescendre le cours d’une inspiration qui n’estpas la mienne. Toute mon existence, à traversmon cœur incréé crie après un amour capable

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de la transformer. Car un regard de femme bri-serait ma sécurité intellectuelle. Je sais que saprésence à mon côté me révélerait combienj’étais présomptueux en croyant que je m’at-tendais à tout…

Amour, ton ciel dans ton eau pure, ton clo-cher de village pour rire parmi le vent de millefleurs, caché derrière un cerisier, ton cimetièrepour les chats.

Amour, le ton léger d’une femme qui ment.Ainsi se plaint mon corps de n’être pas ma

vie. Je n’arriverai qu’en mourant à ne fairequ’un avec lui…

Pense avec ta peau, souviens-toi avec tachair, aime ton être dans ta mémoire.

Ton corps se connaît lui-même dans le sou-venir, tu lui as glissé entre les mains, il se dé-tourne de toi, dans les empreintes de ce qu’ilfut il emprunte un chemin vers celui que tu es.

Ce n’est pas une explication en l’air, maisune interprétation plus convenable qu’aucuneautre dans un domaine où l’analyse ne peut

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que suivre des voies théoriques et figurer nonpas le réel mais le monde supposé que notreesprit parvient à calquer sur lui.

Va, Don Quichotte de la Connaissance. Re-clus, vivante antithèse du chevalier errant,comme celui-ci le dernier peut-être de ton es-pèce, va dans la vaine entreprise de penser,d’aimer et d’écrire. Ton journal est l’histoiresans tête ni queue de tes combats, de tes incer-titudes, de ta passion dérisoire et sans fruit.

Mais tu vas te représenter ton œuvre à ve-nir à travers l’illusion qu’elle a existé et que sonsouvenir est perdu. Tu peux être heureux de tetenir comme un pauvre à sa porte.

Après tout, laisser mourir sa vie, ce n’estpas si triste. Cela dépasse l’imagination, voilàtout. Un monde à découvrir, l’éclosion d’uneromance étrange, plus que notre souffle faitepour nos lèvres, une chanson qui dit qu’il estplaisant d’avoir des yeux.

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Je voudrais m’exprimer avec naturel, lais-ser mon sentiment parler sa langue, exhalercette faible voix d’un enfant qui appelle et quifait reproche à l’amour qu’il lui faut de n’êtrepas plus grand que la nuit, que l’espace, plusgrand que tout ce dont on peut prononcer lenom. Le plus vrai est que je voudrais m’appro-prier le monde en de certains moments, l’im-mobiliser autour de mon regard quand mon re-gard est mon roi. Et je me plains sans bruit,j’oblige ma vie à s’enfermer toute dans la pâ-leur, dans la détresse de ma plainte.

Qu’une femme soit l’unité de ce que j’ai dûdiviser pour être un homme. En elle est écritela fin de tout divertissement.

Et je pense à ce don qu’elle aurait de me di-vertir d’elle-même.

Justement, je me trouvais la nuit dernièreau lendemain d’une inondation dans le lit trèsencaissé d’un torrent où dormait une ombreboueuse et désolée. Au-dessus de nos têtesune journée extraordinairement calme et toute

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faite de soleil semblait se poser très douce-ment.

Une jeune fille regardait avec moi l’eauclaire qui rejaillissait sans aucun bruit sur lesrocs brisés.

Le bonheur reviendra, sûr de lui. Paix ducœur que son calme enveloppe de toutes parts.Loin, le vent marche à côté des chemins, etparfois il se hâte comme un homme qui suitdes chevaux.

Va, il n’est pas si seul celui qui connaît laprofondeur réelle de son exil. Il n’est pas si per-du, l’homme qui sait appeler au secours. J’aiattendu celle qui m’aiderait à vivre, à voir lemême instant à travers tous les autres.

Où est-elle créée pour me comprendre, al-lant avec la même passion que moi à la re-cherche d’une vérité qui, justement, serait lamienne, ou mue dans tout son corps par uneimage de cet amour qui se fait en moi connais-sance ?

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Vers minuit, je me suis étendu, gardant surun cahier ouvert le crayon d’or que Paule Du-val m’a donné il y a un an. Soudain, une sorted’assoupissement s’est emparé de moi, unpoids terrible oppressait ma poitrine. Éveilléen sueur sous le regard bleuâtre de la veilleuse,j’ai vu tous les objets de ma chambre se décou-per dans une atmosphère d’une limpidité inat-tendue. Non que cette transparence ne fût pascelle de tous les jours, mais parce que l’hor-reur sourde de mon être préparait mes sens àautre chose que je ne voyais pas et dont l’ab-sence me gênait. Enfin, j’ai perçu en imagina-tion une sorte de fumée humide, une pâleurque je touchais du front. Ce n’était pas quelquechose d’aigre, d’ennemi, non, au contraire, uneprésence terriblement neutre, indifférente, at-tachée à ce crayon, une peur errante qui faisaitbloc soudain et se durcissait au contact de mavie afin de ne se plus distinguer d’elle.

Je me suis éveillé. Tout le poids de ma vieportait sur la lumière qui ne formait qu’uneclarté avec ma voix.

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Chaque pensée n’était que son fardeau dejeunesse et de charme, l’odeur des prés aprèsle passage du vent.

Puis, ce fut la nuit pour tout ce qui n’étaitpas mes yeux. Le silence appelait le silence, ettoujours il restait quelque bruit pour se laisserrecouvrir.

Rien ne vivait plus en moi que moi. Le sou-venir de son nom est le dernier qui se retire.Est-ce que je la nomme mon amie, est-ce queje la nomme mon amour ?

L’acte d’écrire élargit le domaine de la liber-té, et revient à nous faire parler comme plu-sieurs.

C’est en écrivant que ce malade a prisconscience de l’aversion qu’il avait pour la viede ce monde où il ne pouvait pas se possédertout entier. Le jour l’indispose en lui apportantavec la conscience qu’il avait éclaircie dansle sommeil quelque chose d’extérieur à elle.S’éveiller, c’est pour lui sentir qu’il se contrôleenfin, mais avec sa rancune toute prête contre

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ce qui en profitera pour le garder prisonnier…On lui parle d’un incident qu’il peut com-prendre sans mettre toutes ses facultés en jeu.Ses heures peuvent donc se gaspiller ?Quelque chose s’oppose à ce qu’il arrive, aulong du jour, à identifier parfaitement tout letemps qui s’écoule et l’être réel qu’au-dedansde lui-même il sent bien qu’il est. Il s’interroge,il médite sur les bienfaits d’une règle monas-tique, aussi étroite que possible, mais oùl’amour qui est accès à soi-même se réserveraitle meilleur.

Il tremble, il se dit : « Mes lèvres, serez-vous un jour la chair de mon cœur ? » Maispourquoi seul entre tant d’hommes aspire-t-ilau privilège inconcevable de se faire plus réelqu’on ne l’a créé ? Ce bienfait ne l’engagera-t-il pas à payer une rançon trop grande pour sesforces ?

Un jour ses blessures le font moins souffrir.Il se dit qu’il y avait en lui quelqu’un pour êtreblessé, quelqu’un pour s’en trouver heureux.

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Entre le même et l’autre il a découvert cetteroute magnifique où il voit tomber derrière luitout ce qui gardait une chance de le désespé-rer. Il se dit : ce monde tient assez de placepour que la pensée qu’il existe tue en moi cequi n’est que d’un homme. Approfondir cetteidée, c’est se préparer à faire de la joie avectout.

Mais comment cette joie serait-elle possibletant qu’il y a des individus mis, matérielle-ment, dans l’impossibilité de la concevoir et del’accomplir pour leur compte ? Là est le pre-mier terme d’un problème auquel on ne peutapporter que des solutions de violence.

Refaire tout à coup de poings. Réinventerl’amour, me baigner dans l’eau courante dumot toujours. Toutes les fois que j’ai regrettéde n’avoir pas de vie où épouser mon cœur,je succombais sous le poids d’un décourage-ment prématuré. Serait-ce donc le pire sort dese voir pour toujours à la source de tout ? Êtrecomme une goutte dans l’eau qui s’éveille et

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sort de son murmure avant de se frayer dansl’herbe son chemin avec une étoile ?

Éblouissement. Je porte en moi la tombe decelui que je suis né. Avec le secours de sonâme j’entre dans la peau de l’individu que l’onconnaît en moi. Parfois, je sens cette âme s’em-parer de moi, usurper les forces de mon corpsentier où elle répand jusque dans la volupté lafraîcheur de sa transparence enfantine. Ah, jecrois que j’y suis et que mon cœur finira parcombler tout l’espace que mes yeux avaient eneux. Je vivrai dans l’éternel instant à tout prix.

Je n’ai jamais su ce que je voulais. Souvent,j’ai eu recours à des moyens poétiques pourcommuniquer, non pas ma certitude, mais monanxiété. Mon langage avait rompu ses limites,il les retrouvait à travers l’invention desimages. Chemin faisant, il m’apportaitquelques lueurs sur mes préoccupations domi-nantes : Absorber l’espace et le temps, aimer l’im-possible. Être celui que je n’étais pas.

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II

Il ne m’a pas fallu longtemps pour com-prendre que Françoise avait envie de me par-ler. Elle prononçait des mots indistincts en re-fermant les tiroirs de ma commode, faisait plusde bruit avec ses mains qu’avec sa langue.Comme chaque fois, j’ai mis fin à son tourmenten l’interrogeant :

« Ce que j’ai ? » m’a-t-elle répondu en se re-tournant, « cette dame qui m’a demandé com-ment vous alliez, je sais de quel pays elle estvenue. C’est une ville où un cousin de mon ma-ri a fait son service militaire.

— Une dame vous a demandé de mes nou-velles, Françoise ? Est-ce que je la connais ?

— C’est la fille qui m’a parlé. Elle m’a de-mandé à quelle heure vous ne dormiez pas.

— Comment cela peut-il l’intéresser ?— Eh, pardi ! Parce qu’elle ne viendra vous

voir que si ça ne doit pas vous fatiguer.

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— Mais qui doit venir me voir, la mère oula fille ?

— Toutes les deux, mais pas la mère. »

Je ne comprends pas. Je demande des ex-plications que ma servante s’irrite d’avoir à mefournir.

« Toutes les deux : elles étaient venuesvous voir à l’autre maison. Vous n’avez pasvoulu les recevoir. Elles sont ici avec unefemme de mon âge qui doit être leur mère. J’aientendu qu’elle menaçait la plus jeune de luidonner une gifle.

— Et l’autre, est-elle beaucoup plusgrande ?

— À peu près, c’est parce qu’elles se bat-taient que cette dame s’est fâchée. »

Et soudain illuminée :« Mais vous le savez bien, elles vous

avaient apporté ces branches d’amandier quiont failli mettre le feu à la cheminée… »

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Drôle de vie, où, de jour comme de nuit,n’apparaît jamais que la double face du songe.Il y a des heures qui sont le rêve de l’avenir,d’autres le rêve du présent. Il n’est de réelqu’en l’ardeur où l’on se consume à les réunir.

Profondeur rusée de ce jardin sans yeux oùj’ai aperçu pour la première fois, la plus jeunede mes nouvelles amies.

Elle est haute et souple, si bien que quandelle se dresse on ne la voit bien qu’accoudée.Les mouvements secrets de son corps ont descomplicités dans ses expressions et ses sou-rires, mais son visage ne dit pas du tout qu’elleen a conscience… Une bouche à faire la moue,à tirer la langue, et qui semble toujours mimerqu’elle est déçue d’un baiser. Le front plisséautour des yeux noirs, et c’est avec ses yeux,croirait-on, qu’elle pense.

Il faisait un temps bizarre ; une sorte devent rosé qui paraissait venir de partout. Je te-nais difficilement en place. À la porte du jardinqui venait de s’ouvrir, une fille assez grande et

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grasse comme une rose passa rapidement sousle nez d’une vieille grondeuse qui dut courirpour la rattraper.

Un instant après, elles étaient toutes lestrois devant ma sonnette. Tout en les obser-vant, je me récitais un poème d’Eucheria quipeut passer pour le seul texte surréaliste detoute la littérature latine :

Nunc etiam urticis mandemus lilia jungi…Cette vieille bourgeoise, que je devais bap-

tiser la dame de peine, avait une figure de por-tier. Ce n’est pas avec ses yeux mais avec sesbajoues qu’elle commande ses enfants et les in-timide. Mais il est plaisant de les voir toutes lesdeux fuir sa fureur, d’un vol égal, sur leurs sou-rires.

Celle qu’elle a appelée Paule est devant moipour toujours.

Blonde, une jeune fille avec un gros nezavide et joueur.

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Ce qui m’a tout d’abord frappé c’est sonéclat, le charme dont il a fallu que je me dé-fende pour examiner ses beautés. Sous lerayonnement rose de ses cheveux la transpa-rence de son teint, l’embonpoint de ses jouess’unissant dans une lumière un peu trouble et àtravers laquelle je voyais ses traits légèrementdéformés. C’est bien cela, il y avait des traitsinattendus dans la lumière de ses traits. Ellem’apparaissait comme une claire créature quiaurait porté un masque non pas devant maisderrière son visage.

Une face pure, transparente, faite d’un mu-seau et d’un baiser.

Je ne précise pas encore assez. Ce qui m’ale plus remué, c’est de voir son visage dispa-raître dans son regard où, caché comme unebête, il attendait. Plus il devenait limpide etmieux je sentais qu’il la reflétait tout entière.Et, comme un mot, soudain, l’avait ramenéedu fond d’elle-même il me semblait que je bu-vais des yeux un de ces instants où l’incroyables’amorce, où germe l’impossible.

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J’en dis trop ou trop peu. Hélas sur cemonde où le songe veut être tout, veut as-similer toutes les choses par la ressemblancequ’elles n’ont qu’un instant avec lui.

Incompréhensible besoin que j’éprouvaisde prendre ce visage au fond de mes yeux pourle détruire avec lui-même.

« Je viens de lire, me dit-elle, la correspon-dance de Baudelaire. C’était un type commemoi. Il avait toujours des embarras d’ar-gent… »

Un visage mutin autour d’un gros nez, l’airde la légèreté sur une tendre et calme face debon chien dormeur, on dirait que cela va lafaire rire de m’avoir charmé, et qu’il y a une vo-lonté de comique dans la physionomie qu’elleme montre, assimilable au geste plaisant d’unejeune fille qui s’introduit en vous regardant unbrûle-gueule dans la bouche.

Une femme peut-être belle, encore faut-ilqu’il y ait un de ses traits qui marque son vi-sage et soit uniquement voué à le rendre sien,

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un signe, parmi tous ceux qui attirent les re-gards sur elle, où l’admiration reçoive le coupde grâce et soit comme frappée de l’avertis-sement singulier que cette créature est seulede son espèce. Il y a aussi des filles parfaite-ment jolies, étrangères à la beauté qu’on aimeen elles et qui semble beaucoup plus propreà faire apprécier le jour qu’à les révéler elles-mêmes à la pensée d’amour qui les suit desyeux. Je me souviens d’un visage trop beau,celui de Paule Duval, si transparent qu’il s’effa-çait devant la beauté dont il était la chair, il nedevait qu’à mes yeux de reprendre une formehumaine et chacun ne voyait jamais en lui queson propre rêve. Douce résurrection au seinde l’amour du regard dans lequel cet amour seperdait.

Ma nouvelle amie était l’une et l’autre deces femmes. Parfaitement belle et parfaitementlaide.

Je crois que déjà je l’aimais. Je me récitaisen la regardant le poème d’Eucheria :

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Jungatur fesso concita dama bovi.Pendant ce temps, la dame de peine s’était

installée. Elle ressemblait à un kiosque à mu-sique. Et la façon qu’elle avait de s’asseoir fai-sait penser à l’insolence d’un regard dardé àtravers un monocle. Elle avait des yeux bleucuit, une bouche immangeable, une face pas-sée à la lessive et prête à faire de la dignitéavec n’importe quoi. On aurait dit qu’elle étaitfière d’avoir les moyens d’éternuer. Une têtevraiment à se faire enterrer avec son dentier.

Il faut répondre, elle vient de m’interroger.Elle me demande pour la deuxième fois com-ment je me suis aperçu que j’étais poète. Jesuis tenté de l’informer que c’est en lisant lesœuvres de Dom Bassa. Mais les yeux de cesenfants me demandent une histoire et je melaisse prendre au désir de les intéresser.

« Je pouvais avoir huit ou dix ans, commen-çai-je, quand un ami de mes parents me fit dond’un chat siamois. Je cherchai dans les tragé-dies de Racine un nom qui convînt au petit

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fauve, et finalement optai pour celui de Minos.Cet animal partageait mes repas et mes jeux.Endormi par mes bons traitements, il n’avait decommun avec ceux de sa race que l’égoïsme etl’orgueil.

« Quelques mois après, une camarade depension donne à ma sœur pour son anniver-saire un autre chat, un Persan, celui-ci. Nouslui installâmes une niche à côté de la corbeilleoù dormait Minos. Ce fut le diable pour le bap-tiser. Nous dûmes avoir recours à l’imagina-tion d’un poète de nos amis qui nous dit : “Ap-pelez-le Eaque, c’est le nom d’un juge des En-fers qui siégeait à côté de Minos. Eaque avaittoute la méchanceté et toute la nonchalanced’un magistrat.”

« Quelques années plus tard, rentrant sousla pluie d’hiver d’une représentation de Robertle Diable, je fus suivi par un chat noir que jepressai ma mère d’adopter. Il partagea les jeuxde Minos et d’Eaque, et, comme je me pas-sionnais déjà pour la mythologie, je n’eus be-soin de nul conseil pour nommer Radamante

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notre nouveau pensionnaire. Il était sournoiset gourmand, et passait ses nuits sur les toits.

« Un jour du mois de septembre, à la cam-pagne où nous achevions de passer nos va-cances, ma mère entreprit de cuire du raisin.La cuisine était encombrée des chaudrons oùrefroidissait le mélange de fruits et de sirop.Soudain, une bonne poussa un cri et, se pen-chant sur une terrine, cueillit une souris qui ve-nait de tomber dans la confiture tiède.

« Aussitôt la fantaisie me vint de livrer àmes fainéants de chats le petit rongeur que sachemise de sucre empêchait de fuir.

« Minos entra le premier. Il flaira l’animalperclus de peur et, le dédaignant, alla d’unbond s’asseoir sur le buffet.

« Eaque retourna la proie avec son nez.Puis, sans se hâter, il alla chercher Radamante,et se tint à bonne distance pendant que ce der-nier s’approchait de la malheureuse souris.

« Le chat de gouttière, d’un mouvement ha-bile de sa patte, tourna et retourna la souris,

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puis se mit en devoir de lécher toute la confi-ture qui souillait son pelage. Quand il fut venuà bout de sa tâche il sauta à côté de Minos pen-dant que l’animal délivré s’enfuyait en trottantde toutes ses forces.

« Tout le monde riait, sauf moi… J’avaispeur. La nuit suivante j’ouvris ma fenêtre. Lestrois chats étaient assis dans un rayon de lune,attentifs à un remue-ménage qui agitait faible-ment un massif d’hortensias.

« C’est la souris, me dis-je. Mais on ne peutla voir.

« Je me recouchai en frissonnant. Le lende-main, on appela un docteur. Il réfléchit longue-ment avant de déclarer que j’étais malade. Pen-dant ma convalescence qui survint après deuxmois de lit, je lus des poèmes de Shelley etj’écrivis mes premiers vers. »

La dame de peine se moucha et dit :« C’est comme moi, j’écris des vers toutes

les fois que je suis malade. Je mets en sonnets

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les plus belles paroles des apôtres. J’ai fait ceque je pouvais pour poétiser les évangiles. »

Paule sourit. Un regard dont nul secret, mesemble-t-il, ne dérobe encore les sources. Jel’interroge sur l’existence qu’elle mène l’hiver,dans la pension où sa mère l’enferme. Sa beau-té déborde de fraîcheur. Elle a la voix enso-leillée et profonde.

Elle ne porte pas le même nom que sa sœur.Je me suis mariée deux fois, déclare la damede peine avec l’air de trouver cela naturel. Jelui ai demandé le nom de famille de sa fille aî-née, mais je n’en crois pas mes oreilles… Du-val ? Vous vous appelez Duval ?

— Non, me répond-elle. Deval. Je m’ap-pelle Paule Deval.

Cette jolie fille qui est devant moi, je l’in-vente comme l’univers m’a inventé. La fraî-cheur de sa peau, c’est de la transparenced’une peau jadis entrevue qu’elle est faite.Comme si mon regard était en soi antérieur àtoute sensation de cette nature et qu’il ait dûéclore et s’ouvrir, descendre dans la vie afin de

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se reconnaître à la fois dans le souvenir et dansla sensation, et, ainsi extérieur au temps.

La petite sœur était attentive, et se cachaitpour nous observer sous une feuille de fou-gère…

Et soudain, il a plu. Par la porte ouverte,quelques grêlons ont rebondi sur les briques endamier du hall, et, l’un sur un carreau blanc,l’autre sur un carreau noir, dessinent en fon-dant l’empreinte d’un pied nu, pas plus longqu’une cigarette.

Passe une de ces filles qui font la folie dumonde, elle dit que le rayon de grêle marchede Floure à Montréal.

Après le dernier coup de tonnerre, quandles lampes s’allument sous les feuilles, à l’en-trée des rues,

il y a de grands loups noirs qui vont mourirdans la lumière.

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La pluie fouettait la pluie, ne rencontraitparfois que le vent. Sur la route qui passaitentre deux haies d’acacias bleus s’avançait unevoiture envoyée au-devant de mes visiteuses.Monte d’abord dans la torpédo la dame depeine avec ses lèvres qui calculent et ses fillesla suivent, j’ai des yeux verts, j’ai des yeuxnoirs. J’entends de loin Paule qui dit : « Il nefaut pas me parler de fermer les portes, je neles ferme que quand je suis en colère. » Moij’achève de reconstituer dans ma mémoire lepoème d’Eucheria, j’allume une cigarette, cha-cun voyage comme il peut :

Altaque jungatur vili cum vulpe leaenaPerspicuam lyncem simius accipiat…Junctaque cum corvo pulchra columba cubetHaec monstra incestis mutent sibi tempora fa-

tisRusticus et servus sic petat Eucheriam.

Et tandis que le ciel, déjà s’éclaircit, appuyéà ma fenêtre, je regarde s’éloigner par l’avenue

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– coup de tête à droite, coup de tête à gauche– la voiture à odeur de sapin et de savon, cou-leur de bougie et de poussière, avec la dame depeine assise sur le pont arrière entre deux cha-peaux d’écolière dans l’ombre et dans la fuméed’un paysan à panama.

Dans le corps d’un homme brisé le désir devivre s’identifie au désir d’aimer. Une fois en-core, oh, toute une nuit, se perdre dans l’incon-naissance. Se jeter à la mer, se jeter au ciel,tomber, toujours debout.

Je ne sais pas pourquoi certains de mesamis me prennent pour un poète. On trouveraitune preuve du contraire dans la sécheresseabstraite des notes que je prends après avoirvécu mes heures les plus heureuses. Je ne peuxpas penser à l’amour sans me sentir naturelle-ment porté à analyser l’idée de Temps. On di-rait que je me mets en peine d’une bonne règlemorale, et que le retour des mêmes notions in-dique que je suis en passe de la trouver. Après

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le départ de mes nouvelles amies, j’ai écrit leslignes suivantes :

« Recherche passionnée d’une idée assezforte pour y cristalliser dans le sens de l’éléva-tion chaque minute de cette vie.

Une idée qui, en étant parfaitement claireet, comme telle, grosse de toute la vie de l’es-prit, soit en même temps moi.

C’est-à-dire la réalité hors de laquelle rienne peut être conçu comme connaissable.

Est-ce l’idée du temps, principe de notreélévation en même temps que principe denotre perte ?

Et faut-il que l’homme soit celui qui aspire àintégrer le Temps, de même qu’il s’efforce d’in-tégrer l’espace ? »

J’ai écrit autrefois que le temps existaitpour la matière qui est une, et l’espace pour laforme qui est l’élément du divers.

L’identité d’un corps à travers le temps se-rait son identité à travers l’espace s’il ne s’agis-sait que d’un corps aussi grand que la terre.

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À ces idées fort superficielles je n’ajoute en-core que les éclaircissements suivants :

Aussitôt que je prends un objet dans lamain, mon porte-plume par exemple, jem’aperçois qu’il donne des racines dans masensation à une partie de l’étendue. Et ces ra-cines sont celles de la longueur, de la largeur etde la profondeur. C’est la forme de mon corpsqui tire ces dimensions d’elle-même : elles nesont pas les composantes, mais le produit decette forme.

Quant à la portion de l’espace sur laquellenagent les objets, elle n’est que le champ d’ac-tion de ce qui, dans l’homme, est espace. C’estun lieu géométrique qui se dégage de notreforme et a sa source en elle comme la clartédans la flamme. Je vois le lieu comme un pou-droiement que l’apparence des corps rejettehors d’elle, le vent de sable qu’il fallait autourde la dureté que la forme doit acquérir pour serendre indivisible alors qu’elle est étendue.

Or, cet espace sans profondeur enveloppel’espace réel. Je ne sais comment m’y prendre

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pour faire admettre cette idée si importante :l’espace à trois dimensions est le contenu d’unespace sans dimensions…

Cependant, la lumière jusque dans notresang donne du poids aux choses.

Que l’espace n’existe pas en tant qu’espace,au fond, cela se conçoit assez bien. Contrai-rement à notre intuition, l’espace n’a pas decorps, il n’est que la répétition indéfinie de lui-même, un pur et simple rayonnement.

Aussi, si nous reprenons ces notions dansleur acception vulgaire, nous avons le droitd’écrire, en nous exprimant, cette fois, commetout le monde :

Ce qui transforme la pensée en acte, c’estsa tendance à intégrer l’espace et le temps.

Ou bien :L’espace est avant tout ce que l’esprit s’ef-

force de combler.Toute opération de la pensée voudrait se ra-

mener à une réduction de l’espace comme à

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l’élimination de ce qui, en elle-même, est irra-tionnel et comme aliéné.

Au passage nous aurons considéré un ins-tant l’esprit négateur qui se contente de nierl’espace et le temps.

Considérant que la pensée veut ou nier, ouabsorber l’étendue, je coupe en deux uneconception philosophique fort respectable. Unjuif a écrit que la pensée et l’étendue étaientdeux des attributs de Dieu. Avant lui on consi-dérait l’étendue et la pensée, par conséquentl’âme et le corps comme radicalement différen-ciés. Aucune de ces philosophies ne tenait as-sez compte du temps et du devenir.

Si je m’en rapporte enfin aux écrits de DomBassa je trouve les lignes suivantes qui mesemblent rejoindre par un détour les thèsesque je viens de proposer.

« Quand on affirme que Dieu est partout,cela veut dire que l’étendue ne peut être qu’in-térieure à lui et, prise en elle-même, inexis-

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tante. Ce qui amène à comprendre pourquoi iln’y a pas de conception de l’étendue qui ne soiten même temps l’idée d’une autre chose.

« Il est inexact de dire que la nature dela matière consiste dans l’étendue. Pour tantqu’elle se manifeste sous la forme de l’étenduela matière est, en substance, atomique et ellecrée du même coup sa divisibilité et l’espacelui-même. Non pas cette divisibilité feinte quiqualifie une faculté de l’esprit, mais la divisi-bilité sensible et vérifiable où l’on voit le réelépuiser ses possibilités, échelonner sur la sériedes corps simples l’édification irréversible del’univers.

Il y a une vérité si claire, écrivait Dom Bas-sa, qu’il devrait être inutile de l’apprendre auxhommes. Et sa place est si bien marquée dansle cœur que j’ai eu du mal à trouver un biaispour l’amener sur mes lèvres. Sous sa forme in-étendue la matière est Dieu.

Aussi peut-on penser qu’une tête bien faiteconclurait tout naturellement que l’atome n’est

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pas une unité spatiale, mais le principe de l’es-pace. C’est par sa disposition à se muer en es-pace qu’un élément se sépare de l’infini.

En ajoutant espace à espace on ne s’ap-proche pas de l’infini on le fuit.

On saura maintenant d’où me sont venuesces préoccupations douloureuses que les mé-decins s’obstinent à considérer comme dessonges de malade. Longtemps j’avais cru, j’aipeur de croire encore que j’avais réussi à com-prendre comment l’espace était né. Je me di-sais : Ce que l’on nomme l’atome ne devient-ilpas étendu sans cesser d’être indivisible ? et il mesemblait que j’avais ainsi défini l’épanouisse-ment de la forme humaine et pénétré la naturede ce germe plastique qui est à la fois le foyeret l’image de l’étendue. Je ne sais pas s’il estsage pour moi de remettre ces idées au jour.Elles sont comme des fragments arrachés denuit à la terre et dont le retour de la clartém’aurait rendu la vue insupportable au pointque rien n’égalerait mon impatience de les sa-

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voir enfouis à nouveau. Ces idées ne mènentsans doute nulle part. Elles ne représententpas tant un moment de ma vie intellectuelleque le symbole inerte et pesant de la passionqui m’est venue de me détruire. Le cœur mebat aussitôt que je les vois accélérer en moila chute du temps, engendrer avec mes ver-tiges de véritables mirages de profondeur oùle monde s’évanouit sous de fausses raisonsd’être, et, sous couleur de m’expliquer ce qu’ilest, me fait consentir en somme à sa négation.Je dirai clairement que je suis tombé sur cesidées dans l’ivresse que me procurait la tisanede sarments, et que l’envie de m’enivrer encoreest tout ce qui se fait jour à travers l’éclat dontje les vois revêtues. Ce qui se propose en ellesd’aussi engageant qu’une promesse de vérité,c’est le bonheur que l’on trouve dans l’abusd’un poison mortel.

La vérité est un rêve comme un autre, maisqu’il faut plus d’un instant pour former. Elleest le rêve de tous nos rêves, ce qu’un homme

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peut entrevoir de plus haut dans l’horreur quile prend du monde où il est né. Elle est un som-met si étranger aux choses humaines qu’ellessemblent, d’un même aveu que nous, le décla-rer inaccessible, et, quand même, se soumettredans notre cœur à l’espoir que nous formonsde l’atteindre un jour. La vérité est toujours endehors de la vie, c’est-à-dire en dehors d’elle-même. On dirait qu’elle veut hâter le cours denotre destinée et qu’elle nous fait la proie denotre esprit dans son désir de nous associer àcette hâte.

Ainsi la conscience irait fournissant,semble-t-il, un effort désespéré pour concevoirsa mort au lieu de se laisser traîner vers elle.J’ai cru à la vérité, je l’ai cherchée, je lui aiprocuré mille occasions de me perdre. On au-rait peur de mes écrits si l’on savait à quoi celamène d’avoir la même notion que moi de l’es-pace et de penser comme moi qu’une certaineportion de l’étendue peut s’avérer indivisible.Si j’avais été plus fort et plus têtu, si j’avais eu

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la sagesse de mettre en doute le contenu demon inspiration, je ne serais pas si malade, niprêt à tressaillir d’épouvante et de honte de-vant l’affirmation que l’on va lire : La formehumaine pénètre dans l’étendue, mais elle n’yprend jamais la place de la matière. Ce n’estpas sans une grande émotion que je poursuismon raisonnement dans la manière suivante :

Cette forme est extérieure à la matière,mais ne peut pas s’étendre sans devenir ma-térielle. Ainsi est-elle une dans son être etconsubstantielle à l’esprit, diverse dans son de-venir.

Idées qu’il est difficile de comprendre etplus difficile encore de rejeter une fois que l’es-prit s’est donné la peine de les admettre. Aufond, ce sont moins des idées que des forces,une disposition fondamentale de notre espritqui s’introduit pour se rendre claire dans dessymboles à notre convenance et s’ouvre dansnotre imagination un chemin vers notre lan-gage. Comme si la structure la plus secrète de

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notre nature avait conçu en nous un songe àson image, et qu’avant de retourner dans lanuit de l’âme elle laissât un peu d’elle-mêmeen gage à l’avidité insatiable de notre pensée.Tout ceci s’exprime avec plus de facilité depuisque j’ai vu celle qui était là ce soir, tant il estvrai qu’un des premiers effets de l’amour estde faire concevoir des doutes sur la valeur ab-solue de la pensée. Pour un peu, j’aurais cruénoncer une vérité scientifique en écrivantdans mes notes que la matière est issue du dé-doublement de l’un. Il me semblait que toutce qui était visible était de l’espèce des nébu-leuses et constituait un monde subliminal où iln’y avait de réel que notre forme, c’est-à-direce qui nous fuit. Cette explication n’en est pasune. Tout au plus rend-elle un compte assezfidèle du besoin que j’avais de sortir de moi-même. Sous prétexte de comprendre le monde,je l’avais enfermé dans une définition de monangoisse. En faisant usage d’une hypothèse, jeparaphrasais la douleur que chacun éprouve àse sentir bâti hors de soi, car l’homme est un

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individu contre-nature, et il faut être hommepour en douter.

Ces certitudes puisaient un surcroît deforce dans le fait que ma nouvelle amie venaità peine de s’éloigner. Sa présence habitait en-core mes sens, il me fallait la reprendre à moncorps pour en refaire un souvenir, je me disaisque son image serait longue à redevenir uneétoile au fond de mon cœur. Je pensais à cetteenfant avec mes yeux, avec ma bouche, avecma main qui avait touché la sienne, avec mavoix qui lui avait donné des sentiments et desidées. Aussi me semblait-il que toute machambre évoquait avec moi l’heure où nousavions été rapprochés.

Cependant, longue comme elle était à re-tourner dans mon cœur, il me semblait déjàque pour la retrouver je devais créer son fan-tôme, m’appuyer sur la pensée qu’il se dressaità ma gauche, un peu à l’écart, et mon attentionse partageait entre cette ombre immobile etles impressions de fraîcheur et de charme qui

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achevaient de se dissoudre en rayonnantcomme des fleurs dans la lumière où un instantauparavant, Paule Deval se tenait.

Ma vie, un instant, fut la pensée que cettefemme était la vie. Dans la clarté du jour machair buvait à la source de la sienne. Joie d’êtreseul, joie de la mer où le ciel entre sans laconsumer. Seul : J’aurais voulu croire à l’exis-tence de Dieu pour pouvoir l’insulter.

Dieu est au fond de ma douleur commeune cible pour ma haine, quand la douleur,quand la haine, par la vertu purificatrice demon amour, se trouvent sans objet.

Ce n’est pas une raison parce qu’on a l’idéede Dieu pour ne pas être désespéré. Mêmequand je disais que le monde était issu de l’unje ne lui prêtais aucunement la faculté d’y re-tourner. D’ailleurs, je n’allais pas tarder à trou-ver dans Dom Bassa l’exemple d’un croyantqui puisait dans sa foi la force de comprendreet d’aimer le néant. N’a-t-il pas écrit des pa-

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roles que l’on dit terribles et dont j’ose à peineavouer qu’elles ne me font pas frémir.

« Si Dieu existe, sa vérité ne peut-être pro-clamée que par l’Anti-Dieu, et celui-ci netrouve Dieu que sous la forme susceptible delui faire accepter son propre anéantissementou sa damnation éternelle…

« J’ai donné la mesure de mon mépris dansla connaissance de tout ce qui est immense,dans l’implacable haine de ce qui me dé-passe… »

Il y a une maison que j’habite dans le som-meil, un logis dont mes rêves veulent que jesois moins l’habitant que le fantôme. L’inté-rieur est fait de salles immenses formant plu-sieurs appartements ainsi agencés et liés partant de chemins que je peux y passer d’unétage à l’autre sans presque m’en apercevoir.Ce que cette demeure a de plus remarquable,c’est que chaque pièce n’y a pas son affectationparticulière et qu’on y voit des chambres uni-

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quement adaptées à la liberté qu’on se donneraen les occupant de les prendre pour d’autres.Il est encore ajouté à cette impression par l’ab-sence parfois totale de l’ameublement, mais al-liée à un tel luxe du plancher ciré, des lam-bris de couleur blanche que nulle idée d’aban-don ne peut se faire jour. Cette multitude depièces, ainsi dévastées, ne se coordonne dansmon imagination que pour me permettre sansdoute d’allier l’idée d’étendue et l’idée de so-litude, et, de la représentation qu’elle a puiséeje ne sais où me forcer d’extraire la penséeque solitude et illimitation de l’espace ne fontqu’un. Ma présence dans un endroit se vérifiedans l’existence d’un autre endroit semblableà celui-ci, n’en différant que par le fait que j’ypourrais être alors qu’en celui-ci je suis. Maisil y a un coin occupé par une scène garnie dedécors avec des bancs en face du tréteau dansune salle unique, celle-ci. Preuve affligeanteque je suis au fond de mon âme, plus basse-ment que je ne le crois, un écrivain.

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Il faut toute une vie pour s’apercevoir quece bâtiment est aussi important qu’une ville.Où je voyais une maison se développe une ci-tadelle, intérieurement creusée de mille piècesétonnantes par leur étendue et que l’esprit nesaurait comment associer à l’idée du fort etdes maçonneries visibles de l’extérieur. Je suisen rêve le maître de cette construction et sur-tout l’inspirateur de son agencement mysté-rieux. Je suis la pensée d’un certain itinérairequi permettrait d’envelopper dans la pure etsimple idée de déplacement, de passage, toutela complexité d’un logement aux affectationsmultiples, de dépasser et de comprendre cesaffectations dans la joie de rôder comme unenfant qui découvre le grenier de sa maison et,y scrutant un autre aspect de l’appartement oùil vit, habite un instant l’étendue ressuscitée dece que son existence a scellé dans la chaînedes gestes quotidiens.

Cette monstrueuse demeure est la maisonde solitude. Et j’y vois l’image concrète du

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néant où je m’enfonce soit que je m’emploie àla recherche de la vérité ou à la poursuite del’amour : deux ambitions équivalentes dans lafaculté qu’elles ont de s’égaler à ce qui en moiest plus grand que tout le reste, et dont il n’y aque le désespoir pour donner la mesure.

On ne sait pas ce que c’est qu’un hommedéchu. Il dit à une femme qu’il l’aime quand iln’a que le besoin d’habiter son odeur commeun chien. Il ne peut pas aimer quelqu’un sansse savoir voué à son mépris par la nature deson amour, et c’est cette connaissance qui l’en-gage jusqu’aux épaules dans sa passion.

La drogue qu’il me faut, le poison envelop-pant et tenace, capable de tuer le vivant dansle cœur que je suis,

Il n’y a que la solitude pour ouvrir des ailesassez grandes sur la hauteur où sa vertu, mêmeen pensée, m’élève…

Le silence avec toute ma vie au-dedans delui, la musique, la main sur l’épaule du soir,ouvre les yeux à la nuit terrible dont ils sont

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gorgés, attends. Les larmes sont un corps pluspetit dans le tien et fait d’une autre chair dontil te faudra te séparer.

En attendant, demeure étranger à tout celaque tu élevas autour de toi à ton image.

Le poison qu’il a fallu à ces hommes, lanourriture spirituelle qui les plongeait dansl’oubli d’un monde fait de fumée,

Je dis qu’il est un poison et je veux y sub-stituer mes dangereuses paroles.

Elles ne sont pas la vérité mais autre chosede mortel et dont un poignard de cristal seraitune assez exacte image,

l’extrême pointe dans la parole de ce quifait le silence aussi grand que l’éternité ;

l’interdit soudain jeté sur le monde par unmot le plus clair de tous.

Une transparence sans fond sous la tris-tesse que nous devenons, de tous nos yeux, detout notre visage donnés en otage à ceux quicroient encore et pour si peu d’instants que lavie est la vie.

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Mais l’éternité, le silence et la tristesse n’ontrien à voir avec ce que les hommes ont invo-qué sous leurs noms. C’est mon silence à moiqu’il faut d’abord aimer pour triompher de lafolie qui a été mise au monde avec nous.

Allant au-devant de cet amour j’ai donné àce qui m’entoure une chair arrachée au-dedansde la mienne.

Et cette ambition aura fait ma vie plus bellede tout mon cœur que je refuse de garder pourmoi.

III

À une heure du matin j’ai appelé Françoise :« Écoutez avec moi, ma fille. Je crois que

quelqu’un s’appuie à ma fenêtre.— Vous ferez bien de dormir, me répond-

elle sans quitter son lit. Il y a toujours du bruitquand on écoute.

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— Ce n’est pas ce que j’entends qui me faitpeur. Mais ce bruit trahit l’approche dequelque chose qui se tait. Écoutez avec moi,vous entendrez ce que j’entends.

— Vous ne m’aviez pas appelée que jel’avais entendu, dit-elle en tournant le com-mutateur, qui voulez-vous qui fasse du bruit àcette heure ?

— C’est un froissement long et léger, on di-rait des pas dans le vent. Je veux quitter monlit et descendre dans le jardin.

— Vous pouvez être bien tranquille. C’estune bête qui se cache.

— Ou bien une souris qui ronge mes ma-nuscrits… Levons-nous. Allumez toutes leslampes. Nous ne sommes pas seuls dans lamaison, il y a un rongeur dans le placard. Peut-être un rat, Françoise, un mulot.

— Ou un grillon… »Mais ma servante s’est levée et se tient un

instant dans l’encadrement de ma porte lesyeux fixés sur le coin le plus obscur de la pièceoù un bouquet de fleurs retient quelques

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rayons. Au pied de la console, dans l’ombredu fauteuil, le parquet est constellé de tachesroses.

« C’est une pivoine qui s’est effeuillée, ditFrançoise. Vous ne pouvez donc pas passervotre nuit à dormir comme tout le monde ? »

Je dormirai, j’ai dormi. Mais mon attentionne s’est pas démentie pour cela, et je dois àcette merveilleuse survie de ma vigilanced’avoir pris ma conscience en flagrant délit dehaute sorcellerie. Mes yeux étaient clos. Déjàma respiration devenait plus large. Je voyaisdistinctement, dans ses moindres détails, lepont d’un croiseur qui était en même temps lasurface accidentée et rugueuse d’un grain desucre. Il n’y avait pas à s’étonner de cela. Danschacun des deux univers où cet objet formaittout l’espace, rien ne pouvait intervenir pourlui disputer son étendue. Le grain de sucre étaitaussi grand que le croiseur puisque mon esprit,sans avoir à modifier son angle d’incidence, lessubstituait l’un à l’autre. Je me suis éveillé sous

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l’empire d’une pensée qui m’échappe aux trois-quarts maintenant. À peu près ceci : à l’éten-due concrète notre esprit superpose l’idéed’une étendue abstraite. C’est au sein de cetespace fictif que s’établissent les rapports aux-quels nous devons de savoir différencier lesobjets en plus grand et plus petit. L’idée de rap-port a besoin de quelque chose de plus que lesdeux objets rapprochés pour commencer à s’éta-blir. Chacun de ces deux objets est le pèred’un espace déterminé qui reçoit cet objet. Laconciliation de ces deux espaces ne s’opèreque par l’idée d’un troisième espace, imagi-naire celui-ci, qui absorberait les deux pre-miers, mais concrétiserait sur ces deux objetsl’impossibilité pour ces deux espaces de sesubstituer l’un à l’autre.

C’est par l’intervention tout intellectuellede ce troisième espace, me suis-je dit, quel’étendue est créée au lieu d’être création.

Je devais trouver un apaisement infini dansles pensées qui me sont venues ensuite. Ce

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songe me rendait ma vie et même un peu plusque ma vie car il m’avait soulagé d’une peinedont je ne connaissais pas l’étendue. Ce qu’ilm’apportait était trop grand pour moi, je de-vais prendre un peu sur mon espoir pour enconnaître le prix et prêter à ce que j’avais toutle poids de ce qu’il me donnait à désirer. Avecune confiance illimitée dans l’avenir je formaisdes promesses que je n’avais pas, à moi toutseul, assez de force pour tenir. Je m’encoura-geais à éliminer pour toujours de ma percep-tion la fausse idée que tout homme a de l’es-pace.

L’espace sans contenu matériel n’est qu’unevue de l’intellect, un écriteau sur le cheminque prend l’esprit pour se nier. Si l’on veut en-foncer, en effet, sa conscience dans le néant,on n’a qu’à concevoir un espace qui ne seraitqu’espace, et s’illimiterait sans fin devenant,au-delà de toute conception humaine, sonpropre temps et ainsi, la parodie de l’éternité.

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Voilà qui est vrai, me dis-je. Je continuaià retourner cette idée, l’examinant sous toutesses faces. Un rayon de soleil avait ouvert mafenêtre ; il faisait beau. Je regardais des fleursfraîches dans un vase de fer où rien n’égalaitl’éclat d’une rose incandescente. Il y avait desinsectes étranges sur la margelle du bassin oùles poissons rouges et jaunes dormaient, deslibellules avec une feuille de saule en guised’abdomen, larges, plates et d’un vert élémen-taire plus fort que la lumière. Je me mis à pen-ser que j’avais déjà vu ces insectes ailleurs, et,par une mobilisation difficile de mes membresperclus j’entrepris une lente exploration de mamémoire, trébuchant sur des images inatten-dues qui retenaient mon attention plus long-temps que je ne voulais. C’est ainsi que j’entraidans une succession d’instants inoubliablespendant lesquels il me sembla que je mordaisà même la chair du temps. Je vis la tuniqued’une artère, je ne sais pourquoi, puis, le frêletissu d’un végétal, enfin, j’évoquai la précieusesubstance d’un poisson rouge. Sous l’un quel-

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conque de ces trois aspects, la matière m’appa-raissait comme délivrée de sa valeur négative ettout à fait étrangère à l’image qui surgit dansl’esprit quand il s’interroge sur elle. La ma-tière n’est nulle part que dans les limites d’uneimagination qui suit sa pente ensevelie sousl’aspect chaotique et caduc qu’il faut lui prê-ter pour ne voir en elle que le synonyme dela mort. La matière elle-même contredit doncl’idée que je m’en fais, et sur la mort à quoi mapensée l’assimile sa présence se détache, res-plendissant comme la manifestation à chaqueinstant vérifiable de ce que les hommesnomment Dieu. Il est surprenant que j’aieconçu cela, mais plus frappant encore qu’il aitfallu un temps si long à notre siècle pourmettre dans leur voies les idées morales dontest sortie la révolution qui nous a créés. Etque, même au moment où je parle on doive pa-raître, selon les uns, un retardataire, selon lesautres outrageusement avancé parce qu’on en-tend rendre toute son actualité au sentiment dela nature en le considérant comme le premier

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degré et la période larvaire du culte de la ma-tière qui fournira son cadre à la mystique del’avenir.

Se lève une image très précise que je situesoudain au fond d’un jardin que l’on voit d’ici,de l’autre côté d’un mur bas où le ciel s’appuieentre des pins géants. Puis la pensée fait sonchemin. La preuve de l’existence de Dieu ne ré-side-t-elle pas dans le fait que l’être se spécifie,qu’il dégorge du coup dans notre esprit, qui entire une idée égarante de l’espace, sa chanced’être n’importe quoi. Ainsi s’abrite-t-il, commed’une trop vive lumière, dans l’ombre que faitsur lui l’immensité vide et noire et lourde qu’ilserait s’il n’était pas. Car c’est ce qui n’est pasqui est pesant. C’est la légèreté, le non-pesantqui est positif.

Dom Bassa ne m’a pas suivi jusqu’ici, maisje me souviens d’une de ses pensées dans laméditation de laquelle mes vues intellectuellesse sont fortifiées :

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« Il ne faut pas que le regard cherche les li-mites de l’espace.

Pas plus que le feu qui, en lui-même froid,et recevant sa chaleur de l’air, ne saurait cher-cher et moins encore trouver les limites decette chaleur dont il est l’occasion »…

Je suis sorti dans le jardin, j’ai tout revu,mais n’ai rien retrouvé. Je ne me sens plus aus-si profondément engagé dans les séductions decette campagne que j’aspire de plus en plus,et pour de bonnes raisons, à ne jamais quitter.Que m’est-il arrivé ? Comme il a fallu soudainque je me transforme pour me maintenir égal àcelui que j’étais. Je ne me comprenais plus quepar calcul. Entre un sentiment qui me tenaittout entier et le sentiment qui, soudain, le rem-place, je vois une telle discontinuité s’établir,dans le dernier venu l’autre est si continué queje ne peux pas croire qu’un personnage qui se-rait moi s’affirme à travers leur succession. Dujour au lendemain, je me sens changer d’âge,et de superstition, et de saison. Il ne tient,

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me semble-t-il, qu’à la présence de quelquesimages. On dirait maintenant que la réalité ex-térieure a fait le tour d’elle-même dans le sen-timent qu’elle m’inspire, que, de la profondeurde mes secrets elle a tiré l’apparence qui mela fit un instant si fortement attirante ou an-tipathique, qu’elle me pavoise en un momentde tous ces reflets où son destin s’empreintdans le mien et qui se donnent à moi commela pure expression de mon cœur mis, si j’osedire, sur la piste de sa passion. Et cependant,à cette continuité défaillante à la place de la-quelle mon instinct installerait une toute nou-velle dévotion au hasard, voilà que je vois sesubstituer une continuité régénérée qui estcelle des merveilles s’ouvrant comme des pi-voines dans la fumée des jours. Car ici, le feu etla fumée ont, pour des yeux humains, stricte-ment, la même apparence. J’entends des voixenfantines dans le bruit assourdissant d’unecascade qui coule sous mes fenêtres, et sonécho lointain, c’est de nouveau à un cliquetisde chaînes qu’il me fait penser. Comme autre-

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fois, comme au temps où je portais encore mapure jeunesse, précieusement, sur les eaux dumal et de la mort. Comme si toutes ces an-nées écoulées, changeant incessamment monorientation intérieure, me disposaient à rece-voir les mêmes coups qu’autrefois. Je ne saispas m’exprimer plus clairement. Que cette im-pression se confirme ou qu’elle doive s’éva-nouir, les choses qui, hier encore m’aidaient àvivre, je ne comprends plus en cette minutepar quel bout elles tenaient à moi.

J’avais passé l’après-midi seul, au bord del’étang. Il était près de six heures quand j’aper-çus de loin, dans le bois de tamaris, une jeunefille qui paraissait regarder dans ma direction :« C’est Paule Duval », me dis-je. En dépit demoi-même, mes souvenirs la reconnaissaientet, me forgeant des raisons, justifiaient son re-tour par la solennité dont devait se revêtir unereprise de Parsifal qui avait lieu le soir même,dans la ville voisine… « C’est Paule Duval »,me dis-je. Elle aime assez la musique pour que

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la fatigue du déplacement ne l’ait pas effrayée.Passa sur la route une automobile que je suivissi longtemps des yeux que je ne vis plus en meretournant la robe blanche dans le bois. Je re-vins à moi. Six heures venaient de sonner. Surle chemin de ma demeure, dans un bouquetd’arbres, du haut d’une pente que je venais degravir, soudain j’aperçus une fillette assise, unlivre sur les genoux. Je remarquai qu’elle avaitles cheveux courts et de loin elle me parut plusjeune que celle à qui je pensais. Elle ne levaitpas la tête pour me voir, à peine eut-elle ungeste imperceptible pour écarter une mèche decheveux, une façon de témoigner qu’elle pre-nait ma présence au sérieux. Je fis mine de ren-trer, passai derrière un mur et, Dieu me par-donne, comme aurait dit Dom Bassa, il s’enfallut de peu que mon premier mouvement neme ramenât chez moi. Une dernière fois, ce-pendant, je regardai attentivement la mysté-rieuse étrangère. Ses bras sont trop grêles, medis-je, ce n’est pas elle. Elle se levait, je la visprendre son livre et soudain, me faire de la

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main un geste d’amitié. Bêtement, je me re-tournai pour voir s’il n’y avait personne der-rière moi pour répondre à ce salut, mon regardrencontra celui de Françoise que ce manège in-téressait beaucoup et qui, dans ce témoignaged’incrédulité, lut, probablement, une mesurede précaution. Il n’y avait plus à douter. Je medirigeai vers cette jeune fille qui était non pasPaule Duval, mais Mlle Deval, j’en étais sûr. Lacharmante rondeur de son visage m’aidait à lareconnaître. Je vis d’où venait mon incertitude.Mes pensées la vieillissaient. J’étais ému, je nesavais que lui dire. Je regardais sa robe de fla-nelle blanche. Sa voix non plus n’était pas lamême. Elle me choqua tout d’abord. La mu-sique en était un peu brouillée, une voix qui re-trouverait tout son charme en se faisant plusintime et secrète… Quelques mots pour l’ame-ner à me suivre, et nous allons ensemble aubout de l’avenue transversale où elle s’assiedau pied d’un platane.

Je regarde ses cheveux blonds et son petitcollier de perles. Échange de banalités. Pour-

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quoi est-elle là et jusqu’à quand. Elle va cesoir à Orange entendre Parsifal. Lieux com-muns. Je languis. Je ne sais pas la regarder.Tout cela est tellement naïf. Je le lui dis, ellene m’entend pas. Et tout d’un coup épouvantéde mon audace, je lui demande de ne rentrerchez elle, cette nuit, qu’après m’avoir racontéla pièce de Wagner. Elle tient à rester dans lecercle de cette menace puisqu’elle me répondadroitement qu’elle se sait incapable de menerune telle analyse. Je la presse d’essayer quandmême, lui exposant combien il est facile de pé-nétrer dans ma chambre au milieu de la nuit.Elle m’avoue qu’elle est déjà venue à une heuredu matin regarder ma fenêtre où il y a toujoursde la lumière. Mais que dirait Françoise ?

« Françoise ? Elle dirait : c’est une pivoinequi s’effeuille. »

La jolie fille ne soulève que des argumentsbattus d’avance. Elle promet à moitié pour cesoir, à coup sûr pour demain. Je lui demandequel prétexte elle trouvera pour semer samère. La ruse qu’elle m’expose est fort ingé-

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nieuse. On dirait que c’est Paule Duval qui lalui a enseignée.

Des nuages couleur de feu dans le ciel, cou-leur d’aigue-marine dans le regard. Un instantencore, je voudrais garder près de moi ce jeuneange doux et rieur, sage comme un gosse…

Un sot ne manquerait pas de la trouvergrande. J’ai failli me dire en la voyant s’éloi-gner : « Regarde comme elle s’élève. » Soncorps est bien fait pour souligner l’élan qui dé-livre la beauté de la pesanteur, et sur sa chairl’espace, semble-t-il, a replié ses ailes.

J’écrirai le bonheur d’envelopper, jouraprès jour, son corps de mes regards, deprendre ce visage dans le mien, et de le serrercomme avec une main.

Je voudrais mieux exprimer cela, avec plusde naturel, comme si je m’endormais en le di-sant. Aimer, c’est remonter aux sources del’amour qui est la chair du regard.

Un joli visage, et fait pour me plaire, monregard en fait le tour sans toucher mes yeux,

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et la femme de ce visage, je lui parle avec desmots de lumière, je lui parle avant que ma voixne soit mienne.

J’aime les choses et les êtres qui font la nuitderrière moi.

Le visage de Paule a bu la lumière. Il n’a paslaissé le moindre rayon de jour en ce monde,sauf mon regard où il est tout.

Son image est là, toujours. Je n’agis, ni nepense que pour me rapprocher d’elle. Esquisserun geste, former un souhait, vivre enfin, c’estagir comme l’enfant qui hâte un peu le pas afinde rattraper celle qu’il suit, et qu’il appelle sagrande sœur.

Je l’aimerai avec ma vie, comme si lemonde ressemblait à l’amour et n’était fait quede lumière.

Je ne verrai pas toutes mes pensées et moncœur dans le soir qui marche avec moi vers mamaison comme un gorille énorme.

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Avec une sorte de candeur ravie, je m’aper-çois que tout redevient dansant, facile. Le pay-sage n’est qu’un gage de volupté dans l’éton-nement d’un homme que son bonheur chassedevant lui. Et le jour est très calme au-dessusdes bois, et la mer éclatante au bout de l’ave-nue pour me cacher la fuite du temps dans l’es-poir qui me prépare à prendre la place de monamour. Tout ce qui m’entoure est une si sou-riante image de la promesse de s’aimer que mapensée, comme dans les plus clairs aveux oùelle ne trouve que des rêves, n’y voit que dela lumière à absorber, et sous les espèces d’unlointain si pur, si vraiment au-delà du beau quetout y doute de tout. Et il n’y a plus qu’une dou-ceur inconcevable pour matelasser les bruitsqui disent : cette minute est réelle, elle peutdurer toujours.

Doucement étourdi. On a levé ma peine.Mais quelle peine et qui ?

Mon bonheur, à force d’être intense, parlela langue de l’amour qui nie le temps avec le

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temps, et comme lui, il dit toujours pour m’im-poser sa vérité.

Le bonheur dit : « Toujours. » Il ne connaîtpas d’autre mot, il ne sait même pas qui je suiset, s’il a quelque chose de commun avec moi,ce n’est qu’à force d’être tout.

Le bonheur est l’ère de la vérité dans uneâme qui met ce qu’elle aime à la place de sapassion. Cette fille est dans mes songes pour yincarner la vie éternelle de l’univers qui nousséparait.

Ainsi suis-je perdu dans un bonheur sansfin toutes les fois qu’il y a quelqu’un en moipour me séparer de mon cœur où ma mort estécrite.

Dans les moments où l’on aime, les chosesne suivent plus le cours des heures, et s’ali-mentent seulement afin de demeurer aussiréelles de toutes les couleurs et de tous les as-pects que le temps met en jeu. On voit l’amour,comme s’il allait à la recherche de son être glo-rieux, se parcourir de toutes les nuances que

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les saisons jettent aux fenêtres, aux ruisseaux,aux pavés. Chaque fois que j’ai mis tout moncœur à aimer, j’ai vu la matière prendre insen-siblement la place du temps.

Bientôt, ce que je pense sera toute la forcede ce que je sens, et tout ce que je sens serala vérité de ce que je pense. Je me contentede jeter un peu de jour sur ma volonté d’êtreesclave de mon bonheur, et de faire de toutema vie la condition de ce bonheur, ma penséen’étant rien autre chose qu’un facteur essentielde la béatitude à laquelle j’étais promis.

Des poètes, avant moi, ont vu respirerl’ombre, et, depuis longtemps, on n’avait rienéprouvé d’aussi bouleversant. L’ombre respi-rait, tout ce qu’on pouvait connaître était vi-vant. Ce n’était pas parce qu’un homme de-venait fou que toutes les choses partageaientavec lui le plaisir d’aimer. Ce n’était pas sa fo-lie, mais celle du monde qui retentissait dansla douceur de l’air où il s’enfonçait avec saproie… Après, la peine du fou, sa lassitude in-

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finie et la guérison, belle de tout ce qu’avaitcontenu le mal lui-même. Des idées claires,un esprit prenant le parti de ce qui le dirige,une vérité à jamais fixée, facile à suivre et àgarder sur soi, toujours : les individus ne sontpas la lumière de ce qu’ils éprouvent, ils ensont le miroir. Chacune de nos sensations estsensible à elle-même, et chante dans l’être en-tier dont nous ne sommes qu’une émanation.Quand des amants se livrent à leur amour toutce qu’ils voient se perçoit à travers eux, ils neconçoivent leur existence qu’en y absorbant lavie de l’être même. Peut-être que leur extasese vit en dehors d’eux et qu’elle est dans levent, dans les rayons lunaires, dans le batte-ment des ailes des oiseaux. Ils ne font que par-ticiper à quelque chose dont ils sont l’image,lourde comme la mort, mais pareille à une pro-messe de pensée dans le sommeil de la terre.

Ce qui me transmettait la sensation était dela même nature que la sensation elle-même.Idée claire et distincte, du moins pour un esprit

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primitif. La sensation est sensible à elle-mêmeet ce n’est pas le moi qui la fait éclore. Telle se-rait l’expression du véritable matérialisme.

Huit heures. Je perçois un son de clochetandis que se survit en moi l’état précédentoù je n’entendais rien. Cette impression de si-lence, sous-jacente à la sensation de bruit, estcomme l’espace que celle-ci parcourt pour meparvenir. Elle se mêle à la sensation nouvelle,me l’apporte, me semble-t-il, et, ne disparais-sant qu’au contact de mes sens requis par l’im-pression nouvelle, donne à ce sens l’illusionqu’il a franchi l’espace pour recueillir le bruit.C’est mal dit, mais je me comprends. Peut-être,il est vrai, parce que je suis tout à fait incapablede comprendre autre chose.

Vers minuit, un bruit imperceptible m’aver-tit qu’elles sont là. Pour donner le change auxregards possible des voisins, elles sont venuesbras-dessus, bras-dessous, la plus jeune desdeux qui est la plus grande, habillée enhomme, la cigarette au bec. Il faut à peine in-

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sister pour qu’elle sorte de son déguisement.Et maintenant, elle est une femme cachée dansune chemise de petite fille.

Joie tranquille entre la nuit et les bellescouleurs des voix, entre l’odeur du chèvre-feuille et du champagne. Quand tout, dans lajoie qui danse, est si clair que le temps n’y faitqu’un avec nos désirs.

Une autre vie et qui naissait de moi. Il n’yavait, hors de mon amour, que la peur de nepas lui appartenir assez.

Paule est une singulière fille. On dirait qu’ily a une légère fêlure dans son cœur de por-celaine, le regard tire sur le sourire, sa voixrésonne tout de travers. Mes pensées, main-tenant, devancent ses moues et ses sourires.Mon rêve, ainsi, se glisse dans la légère chan-son que fait dans mes yeux sa beauté, et danscette moelleuse confusion du réel et du songe,mon âme se contemple longuement.

Mes regards ont voilé ce visage d’enfant.Un peu de ma vie est autour de la sienne et

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neutralise une moitié d’elle-même pour mieuxdétacher ce que je cherche dans ses traits.

Je n’aurai qu’à m’interroger si je veux toutà fait la connaître. On dirait que sa vérité estdans la mienne, et qu’un jour, je l’aurai com-prise à force d’être moi.

Comme sa voix, ma voix tremblait en trou-vant ses mots. Elle ne s’élevait que pour at-teindre on ne savait quoi en elle-même, elleétait hors de toutes paroles.

Et quand mon cœur parlait de moi, c’étaitpeut-être avec ma peine, chacun va comme ilpeut vers sa joie.

Ou bien je me taisais, je pensais en la regar-dant :

« Je suis avec toi dans tes yeux. Ils ne sontlà ni pour m’aimer, ni pour me voir. Je les croisfaits pour me cacher. »

Une nouvelle vie m’aurait-elle pris, pieds etpoings liés, où celle qui m’aurait délivré devraitrester ma geôlière ?

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Cependant, chaque minute de plaisir merend plus lourd le sentiment que j’ai d’être unhomme coupable. Si je pense que je n’ai pasfait le mal, ce répit me semble encore avoiraggravé ma faute. Comment porter sur mesépaules le poids de cette vie que je ne peux pasrejeter à la vie ?

Dans un amour chaque jour plus grand dece qui est je fais grandir l’horreur de celui queje suis.

Chaque jour, il me devient plus difficile dem’identifier à l’individu que mes malheurs ontmis à ma place. Je n’accepte pas cet homme.Le goût que j’ai d’écrire m’empêche de revenirsur ce refus.

Chaque acte vraiment créateur, chaque im-pulsion poétique annule en moi ce qui me faitce que je suis, me dresse contre mes circons-tances. Je m’y trompe. Il me semble que j’in-vente par un effet de la force physique quej’avais perdue et que je crois retrouver. Partoutoù je vis, l’acte poétique dresse un homme queje confonds, intact comme il est, avec le souve-

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nir de celui que j’ai cessé d’être. Opération oùla part actuelle de ma vie, bien entendu, s’en-gloutit.

Je vais m’endormir et, soudain, je sur-prends mon existence à douter d’elle-même.

Tout d’un coup, il m’apparaît que ce que jepense est ce que je viens de penser. Ceci esttrès singulier, sans précédent dans le domainede la vie intérieure.

Avoir une idée, c’est me souvenir que je l’aieue. Avec ceci de particulier qu’une différencede mise au point empêche de faire coïnciderles deux images. À une image qui se présenteà l’esprit sous une forme soudain plus plas-tique, je donne une réplique dans la pensée dela forme plus enveloppée qu’elle pourrait avoir.C’est l’image se faisant sensible à la solitudequi est la sienne dans le rêve.

Mon fox-terrier était malade. Après l’avoirvu aller à la guérison j’ai observé en rêve quele mal revenait en lui. Une étincelle tombée de

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ma cigarette sur le lit où il était couché l’avaitdeux fois enveloppé de fumée.

Fraîche est la mort, ce matin, sur les traitsdu masque nègre que la dernière nuit a res-suscité. La lumière troue ses yeux faits d’unpeu d’ombre et d’une larme. C’est une chose vi-vante et qui ne pense pas, un être bizarre dontla vie n’a pas desserré les dents, mais dont ellemaintient la jeunesse intacte en inspirant seshasards de son hermétique beauté.

La nuit dernière, je me suis aperçu que celosange d’écorce vivait. Mes petites amies ve-naient de partir. Ma chambre était éclairée parune ampoule électrique voilée d’un abat-jour.Tout ce qui m’entourait gardait son apparencela plus naturelle, et le masque, j’avais longue-ment considéré son bariolage, déjà, sans quemon regard ait réussi à l’enflammer. Il faut quel’atmosphère ait changé à mon insu pour quesans variation de la source d’éclairage elle aitpu tirer à la fin des mines significatives de cettechose.

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Le plus étonnant est bien que je n’ai res-senti nulle surprise. Ce n’est pas à travers monétonnement que le phénomène extraordinaires’est révélé. Le miracle avait-il déjà commencédans mon âme ? La disposait-il à accueillir samanifestation extérieure tandis qu’il la prépa-rait sous mes yeux ? Toujours est-il qu’unesorte d’entretien muet s’était entamé à moninsu, et de mes yeux aux yeux du masque,l’échange des regards se poursuivait depuislongtemps quand c’est au-dedans de mes sou-venirs que je me suis senti soudain frappé destupeur.

Sentiment obtus et, par mon attention pré-sente profondément voilé, que cette figureétait artificielle. Comparable à la voix perduequi vous rappelle qu’en cette femme que vousvous reprenez à aimer, tout est mensonge.Pour une fois, c’est de mon ombre que venaitle rappel à l’ordre, et il ne parvenait pas à tra-verser ma vie.

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IV

Paule vint me voir plusieurs jours de suite.La nuit, elle entrait dans ma chambre en tenantsa petite sœur par la main. Le rêve qui les avaitéveillées brillait faiblement dans le premier re-gard qu’elles tournaient vers moi. Sans le vou-loir elles m’apprirent bien des choses. Quandle vent se levait, je savais, par exemple, queje les attendais en vain. Je m’enrageais contreces tourbillons qui épaississaient leur sommeilet qui, pour alourdir ma solitude, dispersaientles coups de l’horloge avant que je n’aie réussià les compter. Puis il vint un vieux monsieuravec des souliers de toile et une barbe couleurd’ouragan, et il emmena la petite sœur. Pauleme déclara en pleurant qu’elle n’oserait pas ve-nir seule.

Je ne sais comment on peut raconter unehistoire. Mon intention n’est pas d’entre-prendre un récit, je vais dans mon passé pour yrendormir une voix. Je prends la place de mon

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cœur dans les heures qui ne sont plus, je m’ef-force de vivre sans lui les peines auxquelles ila survécu.

La pressante douceur du temps que j’évo-querai ne fait qu’un avec la tiédeur un peu fié-vreuse de mes mains. Entre les verdures d’été,l’eau caressante de la mer et le contact parti-culier de l’air dans la minute qui me fait vivant,il n’y a rien, rien, sinon la vie de mon sangcomme le battement de la profondeur où cespaysages sont en ce moment perçus par moi,au peu au-delà d’eux-mêmes. Je me passe lamain sur le front, je soupire et la moindre pen-sée m’émeut. On dirait que c’est la successiondes instants qui me fait tressaillir. Le bruit de lapluie d’août, à la joie que j’ai de vivre ajoute unpeu de vérité. Car la saison est une des formesque mon amour a prises pour me dire : Tu es làet je suis tous tes instants en un seul.

Je saurai tout, mon cœur ne battra pas sansmoi cette fois. Dans tous les pas de mon nou-vel amour, le souvenir de mon adolescence se

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lève, éclairant comme une lampe chacun demes gestes et chacune de mes pensées…

Ensuite, il se tait…

Il lève la main. De nouveau, le frisson de lavie parcourt ses joues, lui rend tout le bonheuraccessible sous la forme d’un corps qu’il sentbien à lui.

Or, c’était un homme qui valait un peumoins que les autres, et il le savait, le plusfort est qu’il le savait et qu’il en avait de lapeine. Lent à aimer, asservi à une exigence ter-rible qui prenait pour le tromper la forme del’amour.

Homme diminué, médiocre, sans élans. Songoût immodéré de la jeunesse donnait à croirequ’il avait le culte du Beau. Les plus avisés s’ytrompaient.

Il ne faut pas aller trop loin dans la connais-sance de son propre cœur. Celui dont nousparlons n’analysait plus ses penchants mais les

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forces par lesquelles il était mis hors de lui-même.

Il se sentait comme condamné à mort dansl’idée qu’il se faisait de la grandeur d’unhomme. À chaque instant, entre la consciencequ’il avait de sa misère et l’immensité de sonambition morale, il sentait son vide se creuser,et ce fut toute sa vie de jeter quelques planchessur cet abîme, sûr à l’avance qu’il les y verraits’engloutir.

« Je ne suis rien », se disait-il. « Je ne suisrien que le désespoir de n’être rien. » Il n’yavait pas de réussite matérielle capable dechanger quelque chose à sa peine, laquellen’aurait jamais pu s’apaiser que dans unemuette estime de soi. Même les hommes qu’ilappréciait il les devinait inférieurs, dignes d’ad-miration non pas en eux-mêmes, mais de parla soif qu’il avait d’imaginer à sa ressemblancequelqu’un de meilleur que lui. Car, à la rigueur,disait-il, l’idée que quelqu’un, une fois, a méri-té d’être vivant me guérirait de la tristesse que

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je ressens en les trouvant tous aussi vides quemoi.

Cependant mon cœur se dressera toujourspour cacher à la vie ce qu’elle a fait de moi. Unbruit de porte. J’entends les roues des voituressur les dures ornières dans l’odeur du vent quimonte de la mer. On n’entre jamais qu’à traversle souvenir de son enfance dans la pensée deson amour.

Elle est venue celle dont toute maconscience n’avait jamais été que le pressen-timent. Je me suis dit : « Je l’aimerai, j’irai unpeu plus loin dans mon amour que sa pré-sence… »

L’aimer c’est être seul avec mon regarddans la lumière de mon amour. La pensée queje suis se perd dans une contemplation où celleque j’aime est – en elle comme en moi – celamême qui l’aime. Je ne suis plus un homme,elle n’est plus une femme.

Le bonheur est revenu. Mon petit chienblanc saute sur mon lit et bâille en me regar-

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dant. Le pain que je mange est bon, l’eau estfroide, il fait beau. Le soleil de septembre s’ex-pose au soleil, le long des treilles couvertesde grappes. À chaque instant, je suis tenté dedire : « Je me souviens », en pensant à desplaisirs que je n’ai connus que de nom.

Ma joie est celle du grand jour traversé parle silence d’été. Hier encore, j’aimais, mainte-nant, le monde entier est avec moi dans monamour. Mon regard se reconnaît dans la beautéde celle qui est devant moi, comme s’il n’yavait dans ce regard, ni des yeux d’hommepour la connaître, ni son corps de femme pourla cacher.

« Il me semble que je m’enfonce dans tesyeux pour mieux te voir, et mes mains te sai-sissent comme si je pouvais te mettre à maplace. La couleur sombre de tes yeux, est-ce lapeur que j’ai de toi ? »

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« Nous sommes unis dans ta voix, noussommes au fond de moi-même comme l’unionde nos regards avec le jour.

« Tu ne fais qu’un avec ce qui est, et rien entoi pour me séparer de mon amour, tu ne faisqu’un avec toi-même. »

« Quand mes regards sont tes regards,quand ce que j’entends tu l’entends, que lesodeurs, je les respire en toi,

« Il n’y a plus d’espace en ce monde pourséparer le jour de la clarté qu’il est en moi.

« Je veux être aussi léger qu’un rêve dansla réalité dont je suis à la fois l’amour etl’image. »

« Écoute, un acte d’amour est dans chaqueparole et chaque homme l’entend avec seschansons. Le silence est toujours le silence duciel,

« Il ne s’agit plus de se demander si l’on estheureux, on est le bonheur même. »

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Une inflexion de la voix aimée donne toutson prix à l’idée que l’on est vivant. L’émotiondont cette parole était pleine n’avait pas besoind’être pensée pour se transmettre. Qu’elle soitclaire dans la bouche que j’aime et mon cœursaura m’en découvrir la source.

Son charme enfantin a une espèce de hau-teur : à chaque instant, des rires d’évadée. Lemot d’amant ne lui inspire aucune crainte.Comment croirais-je qu’il est en mon pouvoirde l’étonner quand elle me déclare qu’elle ai-merait d’être infirmière, et me demande avecgourmandise s’il ne va pas y avoir bientôt uneautre guerre. C’est évidemment une transpo-sition poétique du regret qu’elle a d’être unetard-venue.

Ce soir, elle est arrivée en courant dans lepetit bois de pins où je l’attendais. Elle tenaitun cahier à la main, et m’a demandé de l’aiderà écrire une composition française. Sa robeétait bleue, comme le livre que je lisais.

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J’ai été vivement déçu quand une femme dechambre est venue la prendre. Ses livres prèsde moi je patientais depuis plus d’une heurequand, du sentier qu’elle avait pris pour s’éloi-gner, j’ai vu surgir une robe jaune. S’avançaitvivement vers moi une jeune fille que je pristout d’abord pour Paule Duval. De ce mêmeélan qu’elle avait jadis pour échapper auxsiens, elle revenait vers l’endroit de ce mondeoù je pensais à l’amour. Mon erreur fut decourte durée. J’avais été sur le point, un moisavant, de faire la même confusion, et de cerapprochement j’induisis « logiquement » quel’arrivante était simplement Paule Deval, vêtued’une autre robe. « Pourvu, ajoutai-je en moi-même, que ce changement ne me l’ait pas mé-tamorphosée. » Et c’était elle, en effet, si pres-sée de me dire mille choses qu’elle embrouillaittout. La comparaison avec mon amie perdues’imposait de plus en plus à mesure qu’elleme racontait ses amusements de petite filleet comment elle adressait, au mois de juin,des prières à la lune. J’observais toutefois, en

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dépit de l’exactitude de la superposition, uneespèce de décollement, plus sensible encorequand elle me parla d’une de ses camaradesd’enfance à qui elle reprochait un goût tropvif du plaisir. Et tandis qu’elle me racontaitdes écarts innocents, ajoutant, pour me déso-ler sans doute, qu’elle les blâmait, tandis queje m’avouais que c’est cette mystérieuse jeunefille qu’il aurait été charmant peut-être d’ap-procher, je ne sais quel diable me poussait à luidemander son nom. Je n’oublierai jamais surquel ton naturel et comme étonné de me voirencore dans cette ignorance, elle m’a répondu :« Ben, Paule, comme moi. Paule Duval, pas De-val. »

Je me suis détourné, j’ai regardé la mer.Cette enfant est belle comme le jour. La consi-dérer froidement, c’est désormais juger mongoût, mon cœur et non pas ses traits. Je me tai-sais, elle s’exprimait à voix basse, chacun demes silences appelait un aveu. Et c’est ainsique j’ai appris qu’un autre homme était plus

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près d’elle que moi : Il s’appelle Misty. Elle es-père bien l’épouser.

« Un joli nom, lui dis-je, pour un chat.— C’est aussi le nom de mon chat, ex-

plique-t-elle.Elle me regarde en plissant les yeux. Ajoute

gravement :— Et lui, il est docteur »…Les mots tendres que je lui dis alors ne

font qu’exprimer des choses émouvantes quesa simplicité vient de m’apprendre. Mon espritse reconnaît avec délices dans les naissantesardeurs qui la tourneront avant peu vers unautre que moi.

« Et si elle vous ennuie avec ses devoirs,m’a dit sa mère qui venait la chercher, n’hé-sitez pas à la mettre à la porte. Vous savezqu’elle n’est pas encore une jeune fille, maisune gamine. »

… Ce qui ne l’a pas empêchée de m’avouersans difficultés qu’elle était prête à aimer lesfemmes. Son passé est plein de curiosités mê-

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lées, si profondes qu’elles donnent de l’impor-tance au plus innocent des incidents qu’elle avécus.

V

Elle ne sait rien de l’amour, elle danse dansses pensées, nue comme la danse,

Nue comme le vent, sur la route du vent oùl’étoile naît de l’étoile.

Comme un astre qui va plus loin que sa lu-mière, cette fille était elle-même et elle étaitune autre.

Ma nature était toute absorbée et toute re-mise au jour dans son image.

Et j’étais tout entier dans l’idée qu’elle étaitelle et tout entier dans l’idée qu’elle était autre.

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Un aspect particulier de la continuité en la-quelle je suis à la fois celui qui sera et celuiqui n’est plus… Gouffre de chair et de lumièreoù mon enfance me prenait les yeux et se fai-sait regard dans l’image d’une nudité deux foisfemme. Ce qu’il fallait enfin comprendre etsentir pour découvrir en moi la trace brûlantede l’Unité.

Maintenant, si j’analyse mon amour, je vaistrouver dans ses images l’empreinte de ce dé-doublement hors duquel tout le réel est fraudé,comme dans la musique, comme dans la danseoù le même et l’autre aspirent à n’être qu’un.

À travers l’image de celle que j’aime, j’aipu vaguement entrevoir l’unité de l’une et del’autre. Il m’a semblé que ce mythe consolidaitla volonté que nous avons d’absorber le Tempset l’Espace. Il fallait un esprit plus rassis quele mien pour s’apercevoir que ce n’était pas làtoute sa fonction.

Déjà, je comprenais pourquoi les hommesont une si grande horreur de l’hypocrisie. Ils

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s’épouvantent d’avoir touché en elle quelquechose d’essentiel et dont la force inouïe les faitreculer.

Il y a deux façons d’envisager l’hypocrisie.Ce qui apparaît sous ce nom peut-être uncomble de fausseté, une double façon de nepas être soi, ou un comble de sincérité, l’affran-chissement total de l’être qui se fait révélationde ce qu’il y a de contradictoire à l’origine detoute existence.

Je tiens là une source psychologique duplus haut intérêt. Tout ce que j’ai jamais pensés’y ramène.

La conversation de Paule est excessive-ment agile. Mais, elle ne réussit pas à cacher àquel point elle s’amuse ni qu’elle divise menta-lement en rubriques le programme complet demes assiduités.

Hélas, on lui donne de liberté long commeun bout de corde à sauter. On dirait qu’ellevient d’avoir treize ans dans un livre de la bi-

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bliothèque rose et qu’elle a brûlé le livre. Notresécurité est pour bien peu de temps encoredans cette illusion de tous ceux qui la prennentpour une enfant.

Plus nous allons et mieux je la vois. Et af-franchie, enfin, de ce que mon amour me fittout d’abord penser d’elle. Ce n’est plus à mesyeux de me la montrer. La lumière qui mel’éclaire vient de plus loin.

Elle m’a confié que Misty, l’avait un jour dé-vêtue et couverte de baisers sur tout le corpsen exceptant les lèvres. Cette aventure qu’elles’est crue obligée de raconter à sa mère estune vaccination avec laquelle ses amoureuxdevront longtemps compter.

Ses folies, elle les risquera comme ces grosatouts que la main accompagne sur le tapis.

Cependant, si attentivement qu’elle joue,elle tient mal ses cartes, ou accepte de meles montrer à l’avance comme pour me battredeux fois. Tout ce qu’elle dit me la découvre et

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sa perversité lui est si naturelle que lorsqu’ellequitte sa mère pour venir avec moi, elle peutchanger de conversation sans modifier son lan-gage.

Elle a des mains chaudes et douces avecde longs doigts rebelles. Je lui parle d’elle. Ellerayonne et ne sait plus s’en aller.

Sa chaude image revient la nuit près demoi : qu’elle se taise. Ce qu’elle pense importesi peu, et ne risquerait que de ternir en moi sonimage.

Ce soir, elle est sortie en cachette, et s’estassise auprès de moi dans le bois de pins. Elleétait absente sans être ailleurs. À vrai dire,elle aime les gamins, leurs conversations sac-cagées, leurs mille désirs, et, plus que tout,son image. C’est une jeune fille du monde. Ellemêle je ne sais quels amis à toutes les conver-sations et cet invisible public est ce qui lacontraint. Elle ne sait pas être seule.

Ces réflexions m’avaient assailli à deuxheures quand, la quittant d’assez mauvaise hu-

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meur, j’étais monté vers le hall où elle devaitrevenir avec sa mère cette fois. Je me souve-nais d’un présage que j’avais favorablement in-terprété quelques jours avant. Un soir que jel’attendais, une coccinelle rouge et noire s’étaitposée sur une manche de mon veston. Aumême instant, elle entrait, et je voyais à sonpoignet un bracelet d’argent pareil à celui dePaule Duval, mais incrusté de cabochonsrouges et assimilables par leur forme à l’in-secte qui m’avait annoncé sa venue. Je lui de-mande si ces bêtes ne sont pas des coccinelles.Elle dit oui, ajoutant qu’elle a elle-même effacéles points noirs qui faisaient la ressemblanceparfaite.

Je la regarde à la dérobée ne sachant com-ment la définir. À la longue, je me sens envahipar un malaise qui se résout dans un besoinmaladif de la dénigrer.

Son sourire lui met une sorte de masqueélastique, elle a une démarche à ne jamais ren-contrer une chaise entre la porte et la fenêtre.

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Tous mes jugements avaient en communquelque chose d’agressif que rien, au fond demoi, ne justifiait. Ils étaient une série de ten-tatives vaines, maladroitement dirigées contreun penchant qui me la faisait à chaque instantplus lointaine et plus proche, qui approchaitsûrement de moi une image de plus en plus in-saisissable de sa beauté.

Son regard et son sourire ne parlaient pasla même langue. Parfois, ses traits pliaient sousle poids de ses mille visages. À chaque parole,elle tirait de ses lèvres une mine neuve.

Elle portait à la main de ces vastes fleursjaunes que l’on nomme soleils dans les fermeset tournesols dans les livres. L’amour que l’onressent pour un être s’accroît sans cesse desmille raisons que l’on recueille en l’approchantde le détester.

Ou je me désole, ou je crains. Hier, Pauleme déplaisait. Aujourd’hui que c’est au souve-nir d’hier de me paraître un mauvais rêve, jecrains que mon bonheur ne soit également réel

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pour d’autres que pour moi. Dommage, car cesoir son air mauvais sujet avait plus d’éclat quejamais. Je n’ai pas encore vu de fille qui pût,si jeune, le prendre de si haut et en restantnaturelle. Sa chambre est assez écartée pourlui permettre une évasion nocturne. Pourquoine recommencerait-elle pas seule l’équipée quil’avait conduite chez moi à minuit, en compa-gnie de sa sœur ?

Comme je m’insurge à la pensée qu’ellepeut craindre davantage mon humeur que lesembûches du jour, elle me répond gentimentqu’elle a peur de tout, et surtout de sa peur.Si ces obstacles intérieurs sont tout ce qui lasépare de moi, je déplore que le silence et lanuit la fassent à la fois mon amie et mon en-nemie. Je pèse devant elle le peu d’obstaclesqu’il y a entre nous quand sa mère est couchée.Ici, l’action devient purement dramatique. Sesyeux se mouillent, droite, glacée sur un tonde reproche : « Et de Misty aussi, j’ai été sé-parée par bien peu de chose. Il y avait moinsà traverser que cette forêt de pins. Et la nuit,

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dans la même maison, alors. » Et elle jouit dema confusion, forte de son triomphe. Je nesais quelle tête je dois faire. Elle ajoute pourparachever la leçon : « Vous voyez ? Juste uneporte nous séparait, et qui n’était pas fermée àclef. » Interloqué, pressentant dans cette évo-cation ma définitive défaite, je ne sais que ré-péter sous une forme interrogative son dernierpropos, afin de rester dans la confidence et,un peu emprunté, je redis : « La porte n’étaitpas fermée à clef ? – Oui, répond-elle parceque je l’avais laissée ouverte. – Et alors ? – Ehbien, c’est comme ça qu’il est venu dans machambre, la nuit et qu’il m’a embrassée ailleursque sur la bouche. » Complètement abasourdi,je me taisais, son ton était si parfaitement na-turel, elle était si bien persuadée que cette évo-cation sous-entendait une espèce de victoiremorale, que je ne pouvais que me taire, la viepassait, il n’y avait qu’à s’incliner. Sans doute,le défi que lui avait jeté le diable devait-il suf-fire à ses yeux, si outré, pour donner une hauteidée de la vertu qu’il avait eu à renverser. Je

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lui déroule en riant le syllogisme sentimentalqu’elle vient de forger. Elle partage de bonnegrâce mon hilarité, et c’est alors qu’elle me faitun aveu. Elle m’a vu en rêve prendre avec elleles mêmes libertés que Misty. Ce n’était pas lui,ce n’était pas moi, et cependant c’était Misty…

« C’était Misty, le chat », lui dis-je.

Nous en sommes là quand sa femme dechambre vient la prévenir que sa mère l’attend.Je lui rends son bracelet que je tenais à lamain. Elle a le temps de me dire avant de s’éloi-gner que si elle a raclé les points noirs qui fai-saient les cabochons coccinelles, c’était pourdonner un caractère ancien au bijou. Avertiede ce que ce nettoyage enlève de prix à la coïn-cidence, elle parle avec assurance de mouche-ter à nouveau les cabochons avec l’encre deson stylo…

La réalité des choses est étrangère à leurapparence comme le ciel à la masse desnuages. L’esprit qui fait les choses ce qu’ellessont règne sur elles de très loin, du haut du

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ciel où se tient justement ce qui me fait ce queje suis. C’est pourquoi voir les choses et com-prendre qu’on les voit c’est entrer dans la pro-fondeur où elles continuent d’être créées.

Je ne sais pas pourquoi je me sentais sitriste. Françoise était venue à ma rencontrepour m’annoncer que mon petit fox recom-mençait à souffrir de son rhumatisme. Dansle coin de la chambre où sa corbeille est ins-tallée, il a tremblé longtemps avant de s’en-dormir. Ses frissons soulevaient et déplaçaientsans cesse un foulard de soie rouge à pointsnoirs que ma bonne servante avait étendu surlui. Quand j’ai voulu remettre cette étoffe enplace je me suis aperçu que certaines mouche-tures étaient effacées et qu’ailleurs il y avaitdes taches d’encre. Aux questions que je poseà Françoise je ne peux pas obtenir de réponseprécise :

« Cette écharpe fait partie de votre Saint-Frusquin, me déclare-t-elle avec simplicité. Si

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cela vous ennuie que je la donne au chien, jelui mettrai un pyjama à la place. »

Je la prie de se taire. Je suis triste, maistriste de bon cœur, comme s’il y avait en moiquelqu’un de très fort pour partager ma peine.

Si j’éprouve un double mécompte, que deuxévénements également attendus et étrangersl’un à l’autre soient inexplicablement contra-riés à la fois, ils m’apparaissent aussitôtcomme dominés par une certitude qui mecontente.

Dans l’ignorance où je me trouve descauses réelles de ces contretemps, je ne suispas éloigné de les rendre solidaires, de voir àtravers eux la réalité à laquelle ils sont soumiset qui se dessine vaguement dans la volonté deles abolir l’un et l’autre.

Maintenant que je lis un peu mieux dans manature, je ne me pardonne plus quelques me-nus travaux littéraires dont j’ai fait des livres.L’acte d’écrire n’est qu’une forme particulière

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du geste que fait un esprit pour s’emparer desa vie. Il suffit d’apercevoir cette vérité pourse sentir plus heureux et comme plus libre, en-tièrement dégagé de ce qu’on ne contribue pasà créer. On sent que l’on est sur le chemindu bonheur, que cette vérité montre la routeà suivre, que le désir de lui donner une formepeut combler une existence.

Il ne faut pas que le soin d’écrire réduiseune expérience à des paroles. Il est dans cetteexpérience la condition de son élargissement,la possibilité pour elle de se confondre à la to-talité du réel que la vie met en jeu. Un pay-san traduirait cela dans sa langue, il dirait :« J’écris avec les bras et non avec la main. »Au fond, chacun sait cela, mais sans savoirqu’il le sait. Nul n’a jamais tenu une plume quepour unir ce que ses désirs trouvaient séparé,et beaucoup moins pour s’exprimer que pours’intégrer. Il y a, lié à l’acte d’écrire, une fa-talité dont l’homme prendra conscience si en-foncé qu’il soit dans l’erreur traditionnelle. La

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lumière du jour, les accords musicaux qui ré-sonnaient au contact de ses phrases les plusretenues, les plus avares, c’est au-dedans desa parole qu’il les éveillera désormais commele pressentiment de tout ce à quoi elle doits’adapter et se promettre pour qu’il n’y ait rienen une vie qui ne lui soit intérieur. Ah, le texteque l’on n’a pas envie de relire et que l’on necherche à connaître que dans ce qu’il devient,je voudrais l’avoir derrière moi, sur des cahiersqui ne verraient que par hasard le jour des li-brairies.

L’homme qui pense veut changer son êtreintérieur en une image parfaite de ce qui est.De cette façon, son esprit est à la fois l’imageet la formule du monde qui l’a conçu et il forgeà la vérité une expression en deux personnesoù il n’y aura plus que la folie du moi pour res-taurer les droits de l’erreur.

Ah, c’est nous qui sommes responsables denotre solitude morale. Je veux, désormais,connaître jusqu’à m’abolir. Peut-être approfon-

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dirai-je le sens de cette aberration particulièrequi consiste à se perdre dans celle que l’onaime, à se noyer en elle jusqu’à lui inventer unnouvel amant. Se saouler ainsi de son inexis-tence.

La nuit, comme un ruisseau tari, par l’été fi-nissant déjà rempli d’herbe fraîche.

Le rire perd ses dents, il est tard. Du hautde la cheminée, le petit ramoneur me jette sesyeux.

Je veux me renverser, les yeux ouverts,dans les beaux bras de ce sommeil aux dentsde lait.

Comme s’il était dans sa nature de ne pasvouloir de mon amour… Je m’endors, je rêvequ’elle entre dans ma chambre où je suis seulet ôte sa robe avant de s’asseoir sagement surune chaise. Plus je m’approche plus elle s’im-mobilise. Et, quand je suis tout près, tout sonêtre glacé ne se meut que dans ce murmureétrangement sensible et qui traverse toutes lescouches du rêve. « Je ne te veux pas, je ne te

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veux pas », a-t-elle articulé avec force. Et alors,en toute hâte, comme si je n’avais attendu queson congé, je lui serre la main pour la lâcheraussitôt comme si je lui signifiais que je suis demoitié dans sa décision.

C’était elle que je voyais dans cette sallebasse, l’affreuse certitude. À tous ceux qui setrouvaient là il manquait des membres. En vainles avait-on habillés d’uniformes revêtant d’unfaux semblant d’héroïsme leur misère phy-sique. L’atmosphère du dehors était terrible-ment épaissie par un brouillard qui était lachute même du ciel décomposé. C’était le cielde la Somme en hiver. Et il y avait le mouve-ment de ces mutilés qui, dans l’épaississementde cette ténèbre diurne, tiraient sur les clochesdu brouillard, finissaient dans leurs efforts d’in-firmes par ouvrir la porte.

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VI

Alors, la dame de peine est intervenue.Cette femme qui, de toute la force de sa sottise,devient agissante pourra-t-elle faire tomber lapièce quand elle est la seule à ne pas savoir cequ’elle veut ? Et sa vérité machinale aurait-ellele secret d’anéantir d’un mot l’événement quise prépare ?

Son autorité enlève le commandement à lavertu de Paule, et oblige cette dernière à pen-ser davantage aux moyens de me voir. Cettegamine comprendra-t-elle cette fois qu’elle ades ennemis plus redoutables que mon désir ?Les entrevues qu’elle ne se permettait pas depréférer à nos innocentes rencontres du joursont, avec tous leurs périls, les seules que, pluslibéral que sa mère, le ciel nous accorde.

Mais il fallait agir avec prudence. L’acculerà une entreprise dont elle n’avait jamais vu queles dangers, c’était l’induire à les grossir encore

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et l’emprisonner dans une incertitude qui pou-vait ne pas tourner à mon avantage. Le senti-ment réduit en elle au désespoir était peut-êtreassez fragile pour mourir de cette mise en de-meure. Sans doute ne m’aimait-elle pas assezpour me prouver son amour quand on l’empê-chait de me le manifester avec des mots.

Je sentais toutefois que la manœuvre de ladame de peine nous donnait à tous les deuxla nécessité pour alliée, elle nous montrait uneespèce de vertu dans notre amour, appelait lanuit à donner des lois à nos rencontres.

Cette équipée, Paule ne pouvait pas l’ima-giner sans mourir de peur, et c’était encore sasensibilité qui la préservait le mieux.

Pourquoi isoler une pensée de ce qui nousl’inspire ? Il n’est pas un sentiment qui necontienne son objet, qui ne soit l’aperçu d’unechose concrète à laquelle ainsi nous adhérons.Paule, c’est le nom même dont celle qu’au-trefois j’aimais signait ses lettres tentatrices.

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Paule… La gamine était déjà comme annoncéedans ces jours anciens, et c’est avec la voixmême de cette ancienne amie, sa contenanceet presque ses traits qu’elle vient à moi. Cesressemblances ne sont pas une illusion. Ellesconfirment dans le concret ces parentés pro-fondes, font éclater la preuve que tout ordre,ici-bas, vient du dedans.

C’est sur le chemin qui va de l’incréé aucréé que notre vie échappe à la loi de causalité.

D’autres fois, son visage me rappelle desfroideurs qui sont restées en moi, liées à lanaissance d’un amour comme une menace demort. Alors je n’ai aucune peine à restituerdans sa vérité une impression qui fit jadis mondésespoir et qui est aujourd’hui la mort de cedésespoir. Elle s’appelait Paule, elle aussi, je laregardais, je l’aimais. Tout mon être allait au-devant du sien. Elle demeurait sagement assiseet distraite, polie, à mille lieues de penser quemon amour c’était elle et rien d’autre, elle dansla tristesse d’une vie condamnée à habiller un

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homme d’une figure sinistre de forçat et à le te-nir accablé sous le poids de tout ce qu’il avaità dire.

Un misérable qui se sent triste, un soir,comme si sa misère était tout. Au fond de sadouleur, subsiste la peur de laisser s’évanouirce qui le crucifie. J’ai connu un homme pareil,et ce n’était pas moi, mais j’étais lui. Il disait :« Attention, celle-ci va me faire payer cher l’in-décence d’être vivant. Tout ce que je vais souf-frir est contenu dans la simplicité qu’elle met àse garder. »

Je suis allé au fond de cette douleur. Sentirquelque chose se dérober soudain dans le cœurqui bat plus vite, et l’amour lui-même, ouil’amour, souffler sur la lumière qui éclairaitdans mon regard les sources du sien. Momentde rage sous la lente pluie de cendres qui voileun instant la beauté de ses traits, bronze sachair que l’œil trouvait douce, douce au tou-cher. Dans un instant effrayant je sens grandiren moi un spectre ingrat qui m’inspire de la

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trouver laide. L’œil fureteur analyse un défaut,le fait germer. Cela irait loin si un sanglot nemenaçait pas d’interrompre l’opération. Car, àtravers cette imperfection la vie a révélé saprésence, éclairant les sources de ce que j’aimedans les sources de mon amour. Et on a justeassez de présence d’esprit pour détourner latête et poser un mot froid n’importe où. Pen-dant ce temps, le vent s’est levé. Il est temps dereprendre le chemin de la maison. Paule agitele bras. L’automobile attend. Je me suis assissur le strapontin, le froid venait avec la nuit.Tout d’un coup, j’ai eu peur. Peur d’elle, peurde ce qui se passait et qu’elle regardait sans levoir. Ah, il n’y a en moi que ma mort pour êtreà la mesure de mon amour.

Le silence balancé sur les ailes des oiseauxpleurait parfois doucement sur les arbres d’uneavenue que je regardais de ma fenêtre tout enl’attendant. La sensation présente a son êtredans un grand nombre de sensations passées,

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elle me fuit en moi, remonte en s’élargissantjusqu’aux sources tremblantes de mon être.

Je ne peux plus ouvrir la bouche, je suisvoué au silence, ou bien, le front baissé, levent écoute en moi le vent, c’est la pluie quifouette la pluie, l’odeur des menthes respire lesmenthes, la fuite du temps soupire doucementdans l’espoir que je forme d’entrer enfin dansun temps sans bords.

Mais il y a dans ma chambre une fille ir-réelle qui l’attend avec moi et se perd dans sesyeux aussitôt qu’elle me regarde avec un peud’amour.

Voilà donc ce qui se cachait sous ces folies.Chacun tire de son cœur la matière même dece qu’il aime. Rien ne m’apparaît que pouréveiller avec son visage ce qui dormait au-de-dans de moi. Car mon corps n’est qu’un as-pect privilégié du monde où je vis. On ne sortjamais de soi-même. Et posséder une femmec’est m’étreindre moi-même dans ses bras,posséder sur elle l’essence de celui que je suis.

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« D’un certain point de vue, écrivait DomBassa, qui fait peu de cas de l’existence ter-restre, je suis la femme que j’aime avant d’êtremoi-même, et mon être de chair est le pouvoirque mon âme se donne sur cette femme in-connue, il m’est le moyen de la tirer de moi-même. »

Je m’en apercevais maintenant que jevoyais moins souvent cette petite fille. Toutmon esprit s’employant à la créer dans moncorps, c’était ma vie, désormais, qui pensaitpour moi. Elle pensait, elle sentait comme moi.Je ne l’ai jamais entendu me dire : « Vous metrompez en déclarant que vous m’aimez »,mais :

« Les cartes m’ont révélé de qui je devaisêtre jalouse, et alors, vous m’avez fait des tasde mensonges, voilà. »

Ses lèvres n’ont plus rien à me dire, jamais,maintenant que tout parle pour elle, et que soncœur lui retire les choses des mains, certains

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jours, et les laisse derrière elle quand elle s’enva à regret, son sac, son bracelet. Et qu’à tra-vers l’inconscience de ses gestes, son amour sepose sur ses bras, sur ses mains, comme les co-lombes du couchant sur une grande statue del’oubli.

L’amour est en elle aussi près de la véritéque son cœur l’est de sa poitrine. En ellecomme en moi, il est la présence de la véritédans notre gaucherie d’aveugles. Je devinepourquoi le climat d’une passion inaugure leparticulier, l’arbitraire et destitue ainsi la loicommune.

J’interroge chaque événement, j’interrogeun jeu de cartes. Les sensations et les penséesdont je suis fait sont tout ce que j’aime dans lesobjets que je regarde.

L’homme a tort de croire qu’il n’y a decontinuité que de son fait. L’ordre est dans lesévénements, un ordre dont il est lui-même l’ob-jet. Et ce moi que je prenais pour un principede continuité n’est que désordre, il n’a d’autre

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ordre que celui que met en lui l’ordre du de-hors.

Quand l’automne embrume le jour, les pro-fondeurs de l’eau s’éclairent, lissent sous lesroches immergées des ombres qui deviennentvivantes. Criblés de baies rouges, déjà, leshoux attendent le vent.

Toute la liberté du monde est le domaine dece cœur qui croit tout ce qu’il veut.

Beauté, vérité, bonheur. Tristesse, autre-fois, de la trouver toujours triste. Soudain sonrire donne à croire que sa joie lui vient demoi. Et je ne trouve que cette joie, le spectacleéblouissant de cette joie partout où était monhorreur de moi-même.

Longtemps j’ai cru qu’elle était une fillesans entrailles. Sa blancheur n’avait de vie quepour mes yeux.

Quand elle me regarde il me semble queson enfance est dans ses traits. Je dévoilerai

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son âme dans cette gaucherie des membresnus que l’on caresse et que l’on fait balbutierdes blancheurs.

Transparences de la chair qui sont l’égare-ment du regard, sa nudité où la vérité de notrenature a ses vertiges éternels.

Comment ne pas aimer les petites filles deseize ans qui à travers mes perversités me fontl’amant de mon enfance ?

Penser, imaginer, comprendre, c’estprendre part à une action terrible dont la luttepour la vie est une pâle image.

La terre se pense, et c’est à travers le rêvequ’elle fait de se comprendre que l’activité demon esprit s’exerce. S’exerçant afin de savoirs’exercer toujours, détruisant ce qui l’entrave-rait rien que de venir au monde.

Penser, c’est anéantir parce que c’est créer.Et, parce que je suis, moi, une pensée, tout

ce qui aidera cette pensée à s’acheminer verselle-même est compris en moi. Mes ren-contres, mes destins se sont donné des étoiles

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en sculptant mon visage, en fouillant mesyeux.

Aucun élément réel ne manquera jamais àune imagination en quête de sa pure lumière.

Tous les éléments de ma vie remontent lapente de la conscience où ma pensée se re-découvre mienne. Je vis à rebours. Vérité pro-visoire, qui doit ainsi se présenter tant queje n’aurai pas renversé le point de vue hérité.L’étoile qui nous guide, c’est dans notre viequ’elle nous a, lentement et à tâtons, cherchéun cœur, cela est trop sûr.

Inlassablement j’ai cherché la substance. Jeveux dire ce qui, dans mon expérience à moiétait à la fois l’élément objectif et absolu de mapensée et des choses que cette pensée se don-nait.

En somme, j’ai cherché ce que Dom Bassaprétendait avoir trouvé. Pour le moment mesconclusions sont assez différentes des siennes.

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Depuis longtemps, une vérité m’apparais-sait : « Le moi est du domaine de l’objectif. Iln’y a pas de moi subjectif. »

Le moi m’est donné du dehors. Il n’y a enmoi que la lumière qui le fait apparaître.

Nous sommes le théâtre de convulsions quiont pris leurs feux dans les abîmes les plus in-accessibles à notre réalité et sur les cimes lesplus reculées.

Je suis une lumière qui ne jouit d’elle-mêmequ’en se mêlant à ce qu’elle éclaire.

Mon corps n’est pas à moi. Il est tout ceque j’aspire à quitter, tout ce sur quoi j’aspire àm’élever.

Sentir, redevenir à moitié le parfum que l’onrespire et cet amour des couleurs, retour pas-sionné à la lumière primitive.

La beauté pense.

Paule m’apprend à la dérobée que tous lesbaigneurs nous épient, commentent. Bref,toute la vie de ce village tourne autour de nos

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devoirs de vacances. Elle ajoute que l’autresoir elle serait sortie de rage à minuit si l’es-capade avait été matériellement possible. Pluselle a envie de sortir, plus elle voit d’obstacles.C’est sur son caractère que cette observationme renseigne.

Il s’agit de ne pas attacher le goût de l’étudeà ce plaisir toujours impur de voir l’œuvres’achever. Il faut dans la beauté enfin conquisede l’expression que l’on cherche découvrir unemanière d’absolu, je veux dire une hauteur àl’exaltation où achève de se perdre la penséeque notre esprit d’invention l’a déterminée.Être conduit par la recherche dans le domaineimpersonnel des formes et des mots.

Celui qui a l’idée de perfection pense lepoint où connaître et aimer ne font qu’un.

Évidemment, je me suis mis à l’école deDom Bassa qui a été deux fois damné par songoût de la beauté et son amour de la vérité.Il y a quelques lignes notées dans mon cahier

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d’une écriture appliquée et qui sont peut-êtrede moi, mais qui pourraient être de lui.

« Ce qui est mal, c’est d’entreprendre cequ’un autre ferait aussi bien à ma place, et deme détourner ainsi de mon plus authentiquedevoir. »

« Chaque homme doit tirer le meilleur partipossible de ses dons. Il faut qu’il vive, non paspar ce qu’il a en lui de commun avec tous. Maisdans un très grand effort qui tend à universa-liser, à donner à tous ce qui n’était qu’à lui. Sic’est sous la forme d’une douleur exception-nelle que sa singularité lui fut donnée, il doitajouter aux trésors de l’humanité ce que ce tra-vail de mineur auquel il fut rejeté l’obligea àdécouvrir lui-même.

VII

Que fait Paule ?

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Si je pense à son corps, à ses gestes d’en-fant, je deviens encore plus triste. Ils ne me

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disent pas que je l’ai perdue, mais ils sont dansla lumière d’un souvenir qui découvre son éter-nité sans moi. Je change de monde en la regar-dant. Je deviens un regard dont sa mort ou sachute ne trouveraient pas le fond.

Quand mon cœur resuit dans un événementles caractères d’un autre événement qui ledésespéra ma raison n’y voit d’abord rien, serépète le nom de celle qui, aujourd’hui commel’autre fois, est au centre de ce que je nom-merais pour un peu pressentiment. Mais, dansla semblance des deux aventures, mon êtrele plus profond épouse si bien l’identité d’unmême caractère qu’il peut tirer de lui-mêmesans en passer par l’événement la douleur quetout ceci réclame de lui.

À travers la pensée d’un tel événement laréalité d’un être humain prend en nous la placede son image. Alors, toute la cruauté déserte

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du monde répond à l’idée que nous nous fai-sions de l’amour.

Dom Bassa avait été toute sa vie dominépar le désir d’écrire une œuvre susceptible derester.

Conception un peu particulière, en tout cas,bien rare à son époque, mais pas si absurde.

Il n’approfondissait pas la nature du sen-timent qui lui faisait souhaiter d’entrer dansl’éternité. Cette éternité devait s’accomplir endehors de lui et il se dupait dans l’espoir de du-per autrui. Pourtant sa conviction est là, qui metouche.

Chaque écrivain puise son œuvre où il peut.S’il réussit à la prendre dans un monde inté-rieur, étranger au temps, s’il met au jour dela profondeur intacte, c’est sur un sommet del’évolution qu’il aura transporté la forme mêmede son écrit. Son livre, écrit avec du feu, éclai-rera toujours ceux qui viendront après lui.

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Ce n’est pas affaire de talent, ni de génie.Le plus sot des hommes porte en lui-mêmel’œuvre de génie. Il est plus ou moins transpa-rent à elle, et le travail opiniâtre peut tenir lieude tout, la patience aussi.

L’œuvre qui reste met au monde ce quel’homme portait en lui de toute éternité. L’avoirécrite constitue pour lui la plus magnifique cer-titude de survivre, non pas dans la pensée deshommes, mais dans une existence dont l’éter-nité littéraire est une sorte de reflet. La stabili-té relative dont cette éternité de pacotille, mal-gré tout, témoigne, avère qu’il a pu s’installervivant dans une profondeur contre les hôtes dequi le temps ne peut rien.

Se plonger dans les profondeurs spirituellespour échapper aux dévastations du jour. Tousles effets de l’art et, justement, s’ils restentauthentiques, les plus inattendus, témoignentque les profondeurs se desserrent peu à peu.

Il n’y a de salut qu’individuel. Les décou-vertes des autres ne valent qu’à partir du mo-ment où elles ont été par nous assez assimilées

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pour que nous nous trouvions en état de lespoursuivre nous-mêmes.

Nous devons tout connaître de nos élans,ne rien nous refuser, aller au fond de chaquetentation, accepter l’aberration comme unmoyen de désintégrer la loi. Tout ce qui répandsur la terre une atmosphère de séjour doit êtrerejeté par les hommes, évidemment, commeennemi.

Mais il ne faut pas se dissimuler les diffi-cultés de l’entreprise. L’homme a peur de cequi n’est qu’en lui. Il a une peur effroyable desa conscience quand celle-ci se donne commemanifestation de sa solitude.

Je le dis bien mal. Mais ceux qui ont éprou-vé cette terreur me comprendront. L’homme aune peur affreuse de ce qui ne se trouve qu’enlui. Plus peur encore de rendre le monde té-moin de ce qu’il nomme une déformation.

J’ai connu un homme qui avait des passionssingulières, faciles à satisfaire et qui lui com-

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muniquaient un bonheur complet. Il avait re-cours à la complicité de partenaires discrèteset auxquelles, pour plus de sûreté, il n’avouaitpas son nom véritable, car ce nom lui-mêmeétait un aveu d’infamie.

On devrait savoir gré à un homme de lacandeur qu’il apporte à dévoiler ses faiblesses.Et qui donc pourra soutenir quand une foisj’aurai posé la question, que ce facile aveu nelui en épargnerait pas un autre, bien plus af-freux ? Si c’était le meurtre que cet hommeavait aimé ? Chanson, ô chanson, écoute. Lamusique est le soleil de ce qui ne voit pas. Sij’exprime incomplètement ma pensée, c’est parl’effet d’une hésitation naturelle de ma voix.De même se refuse à jaillir le cri d’un hommelà où il n’y a visiblement personne pour l’en-tendre. Essayez donc de lire à haute voix dansune chambre où vous êtes seul.

La musique est la voix de la matière quiveut être au cœur d’elle-même.

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Paule me montre de loin qu’elle a changé derobe. Le billet que je lui ai glissé sous le nez desa mère ne semble pas avoir diminué sa bonnevolonté.

En refusant de m’envoyer sa fille sans es-corte la dame de peine a révélé que sa pru-dence de bête était à la mesure de ma four-berie. C’est drôle, elle est la victime, et c’estmoi qui suis l’offensé. Je la regarde avec tris-tesse. Je lui inflige la honte de remporter toutel’ignominie de l’accusation avec le poids de seschaînes inutiles. Le résultat de mes efforts nese fait pas attendre.

Ce soir, elle est revenue lestée de son ca-hier d’écolière. Sur le chemin de ma maison,elle chantait tout bas, pour elle seule. Elle s’estinterrompue afin de serrer la main à unefemme essoufflée qui avait couru derrière elle.

Cette personne qu’elle appelait « ma tante »n’était pas laide, mais désagréable à regarder.Elle avait une espèce de sourire criard et uséqui semblait encore plus blessant quand elle

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tournait vers sa nièce son visage farci de re-montrances.

J’ai tout de suite compris qu’elle était monennemie. Malgré cela je me tenais bien, je luiparlais poliment, je l’examinais : cheveux d’unnoir nourri sur une face où la beauté végète.Parfois une pensée trop claire pour elle et quiavait choisi son visage pour y mourir. Je nepouvais pas m’empêcher de la regarder alorsavec sympathie, comme si j’avais été sûr quequelque chose d’assez bien allait enfin se mon-trer plus fort qu’elle. J’attendais le moment oùsa vie lui sauterait aux yeux.

Nous nous sommes assis. Les dernièreslueurs du jour allumaient des reflets d’argentdans le ciel de plomb. Une clarté d’une autrenature apparentée à l’invisible était dans leslignes qui élevaient le sémaphore sur le miroirdu vent. Tout près de l’étang, la terre devenaitnoire entre les barques mises à sec. Des voixlointaines approfondissaient le calme du soir.Les gens ne parlent nulle part avec autant delenteur que dans ce pays qui les tient réunis

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quand la nuit tombe à l’entrée des rues où cir-culent des chèvres. Les regards des hommeset des animaux ont des couleurs vivantes quis’ajoutent en silence à la douceur un peu vio-lette de la nuit qui danse et qui prie.

À quoi Paule a-t-elle pensé depuis que nousne nous sommes plus vus ? Il me semble quec’est avec une intention cachée qu’elle vient dem’interroger sur l’histoire du style. Jamais jene lui avais vu aussi bien que ce soir ce visaged’enfant jouant dans un orage.

« Au commencement, ai-je dit à Paule, étaitla chanson. Puis, la chronique est venue dansles pas de cent mille chevaux. Elle a conquis lethéâtre pendant que les soudards gravissaientles marches des trônes.

« Une fois montée sur le tréteau, elle a en-fanté des personnages pour être à son tour en-fantée par eux. Car, le désir de pourvoir destempéraments d’acteurs se traduisait peu à peupar la nécessité d’inventer des faits drama-tiques. Le programme, l’imprimerie aidant,

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s’allongeait. Et, à force de mêler acteurs et per-sonnages il a fini par rendre les représentationsinutiles : Le roman était inventé.

« Le roman disparaîtra, asphyxié par la vieelle-même. Chaque heure est trop pleine, troplourde, pour revenir sur ses pas, même par fic-tion. Il faut à nos contemporains, désormais,des livres où le temps va de l’avant et se met àrêver.

« Ce qui frappe le plus dans cette évolution,c’est son extraordinaire lenteur. Si on veut sor-tir de son siècle, il faut se sentir capable de sor-tir, du même coup, de tous les autres… »

La dame m’interrompt. À quoi cela rime-t-ild’être écrivain ? Elle ignorait qu’il y eût encoredes auteurs.

« Écrire, Madame c’est composer avec unevocation que l’on n’a ni la force de remplir, nile courage de renier… »

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« Vous savez, me dit alors ma petite amie,tout le monde trouve qu’il fait un peu sombredans vos écrits… »

Je le sais. La lumière qu’il y a dans mes es-sais est incertaine, mais comme le crépusculedu matin. Elle est si brumeuse qu’il faut, detoute ses forces, imaginer qu’il fera clair pour yvoir aussi loin que le bout de son nez.

Mon langage n’a fait le tour que de ma voix,que de mes yeux.

« Écoutez, leur dis-je, je sais qu’après desannées, il viendra un homme transparent etdont la parole sera pure invention, étant lavie même. Un poète qui entrera par son corpsdans la douceur de contenir l’univers entier, etsans que le temps s’éveille, sans que l’espacefrémisse.

« L’enfant ou le fou de sa voix qui sera lalangue de tous les vents. Il fera chaque chosesoumise à la vérité dont elle était l’amour.

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— Parfaitement, dit Paule en regardant sonchaperon, je vous préviendrai.

— Ne m’aviez-vous pas dit, répond cettepersonne avec un air impertinent, que nous ve-nions voir un poète ?

La méchanceté de l’intention m’a fait unpeu de mal. J’ai répondu que, sans être unpoète moi-même, j’étais le frère des poètes.

« Je suis un peu comme eux. J’ai de la sym-pathie pour les poètes et de l’amour pour lesamants, Madame, si vous savez ce que ce der-nier mot veut dire. Leur cœur a bu leur regard,ils ne voient jamais rien, mais je les crois dansle vrai. Aveugles ils sont, mais comme unechanson où tout est dit d’un seul coup… »

« Ma cousine, dit Paule, s’étonne qu’onvous prenne pour un bon auteur. Elle trouveque vous écrivez des phrases trop courtes… »

Je me suis toujours efforcé de montrer leschoses sous l’angle du merveilleux qui est lasimplicité même de leur existence. L’amour, ladouleur sont les passions qui me soutiennent.

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Aussi n’est-il pas facile aux gens sans cœurde m’entendre. Bientôt, je ne parlerai plus quepour ceux qui me devineront.

« En reconnaissant dans mon discours desparties mortes je me suis aperçu que mon lan-gage était vivant. J’enterre chaque jour un plusgrand nombre de termes sans vertus… »

« Si vous supprimez des mots, me dit cettedame de peu, on ne peut pas vous comprendre.

— Longtemps, Madame, j’ai écrit commetout le monde, comme vous. C’est malgré moique l’âne jadis obéissant des métaphores afourré son museau dans ses paniers. Ce n’estpas ma faute si je dis : les étoiles de l’argent,les dents brûlées de la pierre.

— Tiens, j’ai lu cela quelque part, répond ladame de peu, il y longtemps…

— Quand vous étiez jeune, dit Paule. »Du coup, notre interlocutrice se met à

vieillir. Elle avale son souffle, ses joues, et,quand elle n’a plus de bouche, se lève, se lèveà la force du menton. Elle est furieuse.

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« Pour qu’un livre ait des chances de restertoujours jeune, lui dis-je aussi poliment queje peux, il faut qu’il naisse avec des cheveuxblancs. »

J’ai dû la raccompagner jusqu’à la portepour lui caser ma réplique jusqu’au bout. Sur leseuil, elle se retourne, invitant Paule d’un tonsec à ne pas se retarder. Elle ne s’est pas plustôt éloignée que ma petite amie se jette sur moiet d’une voix haletante :

« Laissez votre fenêtre ouverte, cette nuit,même s’il pleut. »

Je n’ai pas le temps de lui répondre. Ellecourait sans se retourner sur les traces de ladame de peu.

Soudain, tous les ennuis d’un hommeprennent le temps avec eux et se retirent de-vant un espace, pur comme un songe, oùchaque événement qui surgit est la pensée detous. Le jour n’est plus le jour ni même l’attented’un autre jour, mais l’innombrable jaillisse-ment d’une futaie où rayonne la course en tous

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sens de chiens blancs et la fuite des cerfs pour-suivis. Contempler cette forêt, c’est penser à lamer, à la foule, à l’éternité du bonheur.

Mes yeux vont de chose en chose. Ilsgardent l’image et tuent l’objet. À la fin ils nesont plus mes yeux et c’est mon amour qui memène.

J’aime la pluie, l’odeur du vent dans lesarbres qui sentent l’hiver, les choses que l’onne voit qu’une fois.

Et la musique, enfin, reine des rois, soleildes rues qui conduisent au cimetière.

Est-ce bien l’amour, où l’âme en peine deses romances, la pureté du temps si semblableau sourire que je tourne vers l’avenir,

Quand j’entends une voix là où il n’y avaitque de l’ombre, et que toute parole n’est qu’unpleur perdu pour les pleurs.

L’excès du bonheur ferait de l’amour avectout, même avec l’idée de la mort. Celui qui

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aime s’imagine qu’il n’est plus lui-même. Il estmoins surpris se trouver un regard sans yeuxdans le sien.

Il n’y avait que mon cœur pour tenir mamort endormie. Il l’enfermait dans ses rêves decoureur de chansons.

Soudain se lève une pensée singulière, etqui pouvait surgir à chaque instant, mais quim’est venue tandis que je regardais tourner unpoisson rouge dans un bocal couleur de fumée.Pourquoi chacune de mes joies me donne-t-elle un sentiment si aigu de mon insuffisance ?On dirait même qu’elle me reproche de ne passavoir la rendre parfaite, comme si elle n’avaittrouvé entre mes rêves et moi que des occa-sions de se dénaturer et que je dusse connaîtrecomme un effet de mes tares morales ce qui larendait dans mon cœur l’ennemie d’elle-même.Chacun de mes bonheurs s’adresse à quelqu’unde plus grand que moi et à qui je ne pourraispas m’égaler sans bouleverser le monde.

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Il fait tiède et mon phono vient de jouer machanson préférée. Le silence est peint partout,sur les arbres, dans l’enduit miroitant d’uneroute sinueuse faite pour les yeux. Je suisamoureux et seul, et du spectacle qui est de-vant moi je ne parviens pas à faire l’imaged’une joie totale. Je ne sais comment, à traversla sensation que je suis heureux, aboutir à uneconnaissance plus profonde de l’être et, ainsi,réussir à le représenter dans ce qu’il a demeilleur. On dirait que mon bonheur d’amantest une expression exceptionnelle d’un mondequi, en lui-même, nie cette expression, lacondamne et moi avec. Rien ne peut m’appa-raître sous l’angle du bonheur qu’en tranchantson lien avec le réel.

Je ne mériterai pas de m’appeler poète tantque je n’aurai pas compris, c’est-à-dire devan-cé mon époque. Je sais depuis longtemps queles hommes les meilleurs de ce temps sontcommunistes, il m’a fallu scruter leurs passionspour connaître qu’ils le sont naturellement etque c’est à force d’être vrais et pour répondre

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à une exigence sentimentale qu’ils ont jeté lesbases de leur doctrine. Il est venu un tempsoù tout homme, au fond de sa joie, n’avait àrencontrer que son néant. Pour tant qu’elle futpressentie en lui par une tendance éternelle,chacune de ses voluptés n’en restait pas moinsun fruit du hasard. Elle était comme échappéed’un monde hostile à tout ce qui lui ressem-blait. Alors tout homme bon et fort inventa lebien-être des autres en cherchant sa voie. Il nefut que l’attente de ce bien-être alors qu’il secroyait plus enfoncé que jamais dans l’entre-prise de sauver son cœur. Car il arrive un mo-ment où un problème individuel ne comporteplus que des solutions collectives.

J’attends la jeune fille que j’aime. Maiscomment me déclarerai-je heureux quand toutce qui est me sépare d’elle, le monde entier etelle et moi.

J’ai lu dans Dom Bassa que l’homme étaitperverti. Il est étranger, dit le troubadour, à ce

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qui le fait ce qu’il est. Il est entre son âme etlui-même, entre son cœur et soi.

« Et Dieu, ajoute-t-il, est tout ce qu’est cethomme moins l’idée absurde que cet hommese fait de lui-même. »

Aussi ne s’agit-il point pour un individud’être mais de rayonner. Il n’y a d’à peu prèsréel dans un homme que ce qu’il pourrait don-ner et de réel que ce qu’il donne.

« Le mal, dit encore Dom Bassa, c’est la sé-paration. L’homme est une créature, il est sé-paré de Dieu, c’est-à-dire de lui-même car il aDieu dans le cœur. »

Mon petit chien blanc s’est traîné sur un tasde feuilles sèches, mais la lumière le fait fuir.Minuit sonne. Il sort de l’eau de chaque pas.

Elle gravit la pente en courant. Le ciel estloin, le ciel est là.

Ma joie n’avait pas de mots. Il y avaitquelque chose dans mon cœur pour la trouvernaturelle.

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Paule était dans mes bras.Son amour l’enflammait tout entière. Il

n’était que du plaisir apprivoisé et docile à mavoix.

« Je ne serai jamais tout à fait la maîtressede personne, mais c’est à toi que je pensequand j’ai envie de danser. »

Aucun de nous deux n’est dans son bonsens et notre folie est la même.

Elle dit : « Oh, je voudrais chanter, te fairepeur sans avoir besoin de crier, rien qu’en teregardant. »

Elle a des lèvres pour me parler, et pourchercher mes lèvres.

Jardin des familiarités où on va voir toutd’un coup qu’il y a une bête cachée. « Je nesuis pas assez fardée pour me montrer dévê-tue. » Crayon de rouge, poudre de riz, sar-danes, hop, un éclat de rire.

Chaque minute était entre nous l’appel dequelqu’un d’égaré, ce qu’un baiser peut apaiser

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d’une douleur surhumaine dans le passaged’un instant perdu.

Au comble de l’amour, sa passion toutenue, purifiée de moi, un cri.

Jaillissement, clair comme le jour, d’unjeune corps où la pensée rayonne, perce la nuitde toutes les douleurs du monde.

Visage de mon visage, beaux yeux de mesyeux, fin des temps où je fus celui qui t’atten-dait, mais la voix qui te parlait, la pensée quiétait toi.

Et ses aveux, enfin, une histoire banale,mais toute parée pour moi de ses pleurs.

Être à moi, n’était-ce pas une façon pourelle de renier l’amour en appartenant au pre-mier venu.

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VIII

La fin des vacances approchait. Lacueillette des raisins avait commencé depuisplusieurs jours. Et les paysans, jusqu’à uneheure assez avancée de la nuit, surveillaientdans les caves le travail des pressoirs. Paulevenait me voir quand sa mère était couchée.Bien qu’elle s’habillât en homme pour traverserle village, il arrivait qu’un paysan intrigué parses boucles blondes se lançât sur ses traces enessuyant ses mains rougies par le jus de l’ali-cante. Mais, feignant de s’adresser à un inter-locuteur invisible, elle parlait alors à très hautevoix autant pour se donner du courage quepour effrayer l’audacieux. Moi, le front collé àma fenêtre, je voyais le garçon revenir en cou-rant de toutes ses forces, comme s’il voulaitdonner aux autres métayers l’idée de son cou-rage et du danger qu’il avait couru. Parfois surle seuil de la cave éclairée avec des bougies, illaissait tomber une grosse pierre que son pre-

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mier mouvement de terreur lui avait inspiré deramasser.

Toutes ses escapades étaient dangereuses.Elle n’entrait pas dans ma maison comme uncambrioleur indifférent au théâtre de son ex-ploit et qui ne voit que son mauvais coup.

De ma chambre et de moi c’était machambre qu’elle paraissait regarder avec leplus de goût.

Par elle, à chaque instant, j’étais ailleurs,j’étais autre. Entre Françoise et mon chien in-firme, à peine diverti par les propos des four-nisseurs, tous gris et mal vêtus, je me sentaisaussi fort, aussi riche d’avenir qu’avant de tom-ber malade. On redevient jeune parce qu’onsent que les autres n’ont pas d’âge, et que sesentir vivre, c’est toujours commencer.

Elle me donnait bien des sujets de tristesse.J’avais peur de son rire tranquille et de son airsi sûr de soi. Cependant, petit à petit, je com-prenais qu’on peut aimer un être pour ce qu’il

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nous cache et, bien plus encore, pour ce qu’ilapporte avec lui d’infernal et d’inconnu de lui-même.

Certains soirs, ce qu’il y avait de boulever-sant pour moi dans le visage de Paule prenaitson vol, avouait. Alors, elle parlait de Misty etdéjà ne parlait plus de Misty, comme une rô-deuse allonge le pas pour passer au plus vitedevant un magasin éclairé.

L’expression de son visage était sujette à lalaideur. Chaque mine y mourait sans y laisserde cendres.

Et de chaque mine envolée je voulais faireune pensée, maintenant. Un visage ne m’a ja-mais intéressé que par la part d’irréel qu’il ap-prochait de moi. D’autant plus aimable que cequ’il me propose et avance sur ma vie s’an-nonce plus scandaleux en ses traits.

Je dois entamer maintenant la partie la plustriste de mon récit. Les premiers jours d’oc-tobre étaient calmes et ensoleillés comme tous

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les ans. Le beau temps avait ses fleurs sur lestoits dans le scintillement des feuilles humidesqui tombaient de l’air comme des oiseaux. Unsilence était dans l’espace où la transparencedu jour continuait la transparence des eauxtranquilles et semblait unir dans les arbres dé-pouillés la limpidité des étangs et celle du ciel.Toute tendresse était perdue sous la nuditéfrissonnante des amandiers et des saules.Comme mon cœur dans son espoir, commel’amour dans un mot d’amour.

Paule m’avait montré des lettres de sonbeau-père qui la rappelait près de lui. Mais endépit du ton impératif de ces missives, elle serendait à ma demande et prolongeait son sé-jour. Elle se pliait avec une espèce de soula-gement à mon désir de la garder près de moi,comme si mes prières ne lui avaient fourniqu’un prétexte pour obéir à des raisons pluscachées qu’elle avait, me semblait-il, de rester.

Mais, si bizarre que cela paraisse, je m’in-téressais assez peu à ce qu’elle pensait. Il n’y

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avait pour m’émouvoir que ce qui me parlaitd’elle, comme des voiles sur la mer et desbruits dans le bois, et les chants d’oiseaux où laBelle au bois dormant cueillait ses rêves sansle savoir.

J’avais d’autres sujets de tristesse. Avecl’aide de Françoise je soignais tous les joursmon petit fox, et je comprends aujourd’hui quela douleur de cette bête me faisait souffrir dansmon cœur et dans mes pensées. Je ne pouvaispas la plaindre sans me souvenir que j’étaiscomme elle un être déchu, l’idée me venait en-suite que ma déchéance allait plus loin que lasienne puisque de nous deux j’étais le plus in-telligent.

Quand il venait se traîner près de moi ausoleil, j’osais à peine le regarder. Si je prenaismes béquilles pour m’éloigner de lui, il pous-sait quelques gémissements, peut-être pour merappeler, mais j’ai souvent pensé que la vue demon infirmité lui donnait la peur de la sienne,et je dois dire qu’il agissait parfois comme s’il

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avait tenu de moi-même le mal dont il allaitmourir. Il évitait soigneusement de s’approcherde mon lit.

Ce sont des instants dont je ne parlequ’avec peine parce que j’ai été inégal à eux,et n’ai pas su les vivre avec la générosité quidevrait être celle d’un homme. Les douleurs del’animal ne m’étaient pas sacrées. Je veux direqu’au lieu de faire appel à ma sympathie ellesme remplissaient de crainte, me faisaient m’at-tendrir sur moi-même beaucoup plus que surlui. Comme si la pauvre bête n’avait eu le pou-voir de mettre du désespoir que dans une demes pensées et que mon esprit, dans l’imagede ses souffrances, s’assombrît d’un présageque mon amour se chargerait de vérifier.

Je m’endormais, il y avait toujours dansmon rêve une statue de pierre à la fenêtre.Une araignée que je ne savais comment ôter demon veston avait son logis dans une anfractuo-sité de la statue. Je m’éveillais. L’araignée étaitdevant moi cramponnée à mon verre à boire.

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Mais pourquoi de telles manifestations dontla réflexion me démontre qu’elles dépassaientmon jugement n’alertent-elles pas du premiercoup la terreur religieuse de nos sens ? Pour-quoi ne les éveillent-elles pas à l’évidencequ’ils sont de toutes parts pressés de se contre-dire et sommés de n’accorder à la réalitéqu’une existence dangereuse pour la leur ? Ondevrait savoir sur-le-champ qu’on n’est plus ence monde.

Je me sentais malade, et j’avais passé unemauvaise journée, le froid dans les membres,la faim aux dents, vide et gelé comme un pen-du. Sur le soir, excédé de me sentir si faible, jequittais le bord de l’étang quand j’ai vu Fran-çoise qui courait à ma rencontre en me criantdes paroles que le bruit des pierres roulantsous ses pas m’empêchait d’entendre. Sa voixétait à la fois agacée et satisfaite et je comprisqu’elle avait à m’annoncer une nouvelle en-nuyeuse pour elle et désagréable pour moi. Duplus loin qu’elle me voit, elle crie :

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« Ça va bien que vous êtes malade, parceque j’ai quelqu’un à dîner.

— Vous avez invité quelqu’un, lui ai-je de-mandé avec effroi ?

— Ça ne risque pas, je ne connais personne.— Alors, quelqu’un s’est invité ? »Elle me regarde en dessous. Elle n’aime pas

avoir à formuler une réponse directe. Sa fran-chise est toute en gestes, en images. Elle finitpar dire :

« Vous le connaissez. Il est si bien installéque je ne peux pas mettre la table. C’est cejeune qui parle plus que vous.

— Est-ce le docteur Bernard ?— Oui, dit-elle, le docteur. »

Au même moment, je le vois qui vient à marencontre, la main offerte. Il est petit et rond. Ila de grands pieds qui sont, avec son nez volu-mineux, les seuls attributs visibles de l’impor-tance qu’il se donne. Il marche en roulant lesépaules comme s’il voulait se mettre à la me-sure de son pardessus :

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« Je veux bien ne pas vous laisser dînerseul, me dit-il. Mais j’ai autre chose à vous de-mander. »

Je le supplie de s’expliquer. Mais la pré-sence de Françoise le gênait. Il a fallu que j’at-tende de me trouver à table avec lui pour ap-prendre l’objet véritable de sa visite. Il paraîtqu’il a une amie à voir dans les environs, et queje lui rendrais service en lui accordant l’hospi-talité cette nuit.

« Tenez, mon brave ami, vous vous couchezà toutes les heures. Cela me fera plaisir deveiller dans votre compagnie. »

Je ne sais comment lui dire qu’il me dé-range. Il m’a toujours paru difficile d’exprimerma volonté, quand elle contrariait un projetque je ne connaissais qu’à moitié. Je préfèresacrifier mon rendez-vous avec Paule. Encorefaut-il que je la prévienne.

Après avoir demandé quelques minutes deliberté à mon convive, je me préparais à sortirde la salle à manger quand je fus arrêté net par

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le manège de mon chien. Il s’était dressé surses pattes de devant tandis que je gagnais laporte, et maintenant qu’il me voyait prêt à lafranchir, il grognait dans la direction du doc-teur ne se détournant qu’un instant pour fixersur moi le regard si sombre et si émouvant deses yeux durs et désespérés. Ce qui me pous-sa à hâter mon départ ce fut la peur d’avoir àsatisfaire la curiosité que l’état de mon chienallait susciter chez le médecin dont j’étais en-combré. Sans doute y avait-il beaucoup de lâ-cheté dans le mouvement qui m’arracha à lasalle où nous venions de prendre notre repas.Je craignais les paroles qu’il me fallait em-ployer pour décrire une maladie où le docteurreconnaîtrait tous les traits de la mienne.

Heureusement, je n’eus pas à effectuer unlong parcours. J’avais à peine franchi les li-mites de mon jardin que je reconnus Pauledans une silhouette qui venait vers moi, légèrecomme une apparition dans le clair de lune etle vent. À peine lui eus-je exposé l’objet de ma

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sortie qu’elle me répondit avec beaucoup de vi-vacité qu’elle savait que ce docteur était monhôte, et que justement, elle avait décidé de ve-nir bien plus tôt, cette nuit, sa mère étant ab-sente jusqu’au lendemain. Je me trouvais aussidépourvu devant son désir que devant les pro-jets du docteur. Je lui représentai que mon vi-siteur se trouverait dans ma chambre au mo-ment où elle entrerait.

« Raison de plus, me dit-elle. Il verra quevous n’avez pas été long à trouver des amis. Siseulement je pouvais lui demander de me rac-compagner, il m’éviterait bien des terreurs. »

Quand j’ouvris la porte de la salle à mangerje surpris Françoise en grande conversationavec mon hôte, et le chien étendu entre eux surun fauteuil où ils avaient hissé son coussin. Lafigure de mon savant ami était aussi tendue etpénétrée de graves pensées que s’il n’avait eud’autre but en venant me déranger que de sou-mettre l’animal à cet examen qui s’était pour-suivi hors de ma présence. Je n’avais pas eu letemps d’ouvrir la bouche que Françoise s’en-

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fuyait vers sa cuisine, cependant que le doc-teur comme pour couvrir le désordre de sa re-traite, s’écriait d’une voix claironnante en meregardant dans les yeux :

« Vous savez, il est foutu votre chien… »Puis il baissa la tête, et lentement et avec

patience, comme pour ménager ses forces,mais les yeux durs et injectés de sang, il entradans des explications qui peu à peu lui fai-saient le visage féroce d’un ogre qui n’auraitplus eu que sa voix à manger :

« Une sclérose de la moelle consécutive autravail d’un microbe filtrant… »

IX

Paule, en fermière d’opérette, avec un soucidans ses yeux verts, et comme un désir de sa-voir où est passé cet âne en chocolat qu’elleétait chargée de conduire au moulin.

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Je revois le moment où, tandis que je rallu-mais la lampe, éteinte un instant pour lui signi-fier qu’elle pouvait entrer, elle tirait doucementsur ses talons les deux battants de la porte àtravers laquelle elle venait de se glisser. Unpeu éblouie par l’ampoule électrique, le frontbaissé, elle regardait le docteur en souriant,elle paraissait lever ce sourire devant la lu-mière pour tamiser son regard. Je vis tout desuite avec quel soin elle s’était fardée. Lesmouvements qu’elle avait pour s’asseoir prèsde moi, pour m’embrasser, étaient plus alan-guis que de coutume, peut-être parce qu’ellesentait que ces tendres gestes dont elle avaitl’habitude servaient mieux sa grâce naturelleet qu’elle mettait le soin de plaire avant les in-térêts de mon amour. Devinant cela dans unéclair et momentanément à court, j’entamaila conversation sur le ton convenable, c’est-à-dire en riant, et je demandai à Paule commentelle avait pu aujourd’hui déjouer de si bonneheure la surveillance de sa mère.

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Nous nous regardions avec beaucoupd’émotion. La vigilance de la dame de peine enfermant les eaux autour de notre liberté noc-turne en avait rendu chaque minute plus pré-cieuse. Et puis le sourire de Paule étincelantdans l’encadrement de la porte refermée surses talons, son beau visage fardé adressant unregard réjoui à mon ami quand je ne l’imagi-nais ce soir-là qu’ardente, dépoudrée et amou-reuse, cette beauté inattendue qui semblaitdans ses traits mêmes se défaire de son amourafin de mieux me surprendre, venaient d’enfaire une lumineuse étrangère dont mon cœurne reconnaissait pas la conduite. Pas un ins-tant, au cours de cette heure, mon impressionpremière ne fut démentie. Elle était assise surle bord de mon lit, et s’exprimait avec une ai-sance parfaite. Son ton manifestait qu’elle avaitrepris à son insu toute son indépendance. Maisil fallait la perspicacité de l’amour pour saisirces nuances.

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« Je suis venue de meilleure heure, me dit-elle, parce qu’il faut que je rentre plus tôt. Mamère arrive dans la nuit. Pourvu que la mé-tayère ne lui raconte pas qu’elle m’a vu sortir.

— Comment, me suis-je écrié. La métayèrevous a surprise et vous ne nous en dites rien.

— Je ne suis pas sûre qu’elle m’ait vue sor-tir, mais il est probable qu’elle me verra ren-trer. Sa lumière n’était pas éteinte. Si elle a dé-cidé d’attendre ma mère, je suis perdue. »

Ces paroles m’auraient moins alarmé si jen’avais vu mon hôte changer aussitôt de cou-leur. D’un geste, il m’impose silence pourtendre l’oreille. Il est visible qu’il a peur, et jetrouve étrange la réflexion qu’il fait pour nouscacher sa crainte :

« Votre mère, dit-il à Paule, s’en prendrait àtoute la terre. »

Je n’ai pas pu m’empêcher de l’interrompre,et cette fois, j’aurai parlé sans prendre le tempsde réfléchir :

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« Tout le monde connaît donc la dame depeine. Même vous ? lui ai-je demandé avecémotion.

— Mais oui, répond Paule, on s’était vus,vaguement et quelle enfant j’avais été d’irriterma mère contre lui.

— Les petites filles parlent toujours trop, »professe le docteur en me regardant d’un airsingulier.

Il est pusillanime, mais sa méchanceté atoutes les audaces. Il m’a déclaré un jour quel’être vivant dans la douleur qu’il infligeaitfuyait l’assujettissement à la douleur. Et j’ai finipar le croire quand j’ai souhaité moi-même defuir l’assujettissement à la mort en donnant lamort.

« Paule, dit-il, c’est vous qui rendez votremère méchante en l’obligeant à vousconnaître. Pourquoi lui donnez-vous les clefsde votre jeunesse ? »

J’ai voulu me mêler à la conversation. J’airépondu d’un air dégagé :

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« La jeunesse des autres est la mort de ceuxqui n’ont plus d’âge… »

Ni l’un ni l’autre ne m’écoutait. Sans douteétaient-ils également préoccupés par les diffi-cultés que présentait le retour.

Si la mort venait maintenant elle ne m’arra-cherait pas à moi-même, mais au désir que j’aid’elle.

Ah, il vient assez vite un temps où lespeines d’amour se traduisent par une douleurphysique. On souffre avec un cœur qui se metà craindre pour lui-même les effets mortels dela souffrance.

Ainsi se révèle une des limites de la tris-tesse, un heurt dans la nuit effrayante où l’ons’enfonçait. Par réflexe on analyse les effetsphysiques du désespoir, cela suffit à rendormirla peine. Et l’homme se sent prêt à se retirer decette vie. Il ne pense plus qu’à ajouter un peude ce jour à ce qui le rejette dans l’ombre.

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Une heure venait de sonner. Paule tressaillitet marcha vers la porte. Puis elle revint et medemanda si je ne croyais pas qu’elle couraitun danger. Sa voix était altérée. On aurait dit,tant elle était émue, qu’elle n’avait même pasla force de regarder devant elle. Elle ne rede-venait naturelle que par instants, pour adres-ser au docteur un long sourire où se ranimaitson regard. À la fin celui-ci dut lire une penséedans ses yeux car il lui proposa tout d’un traitde la raccompagner.

Elle disait oui, mais demeurait incertaine,promenant ses regards autour d’elle comme sielle cherchait un prétexte pour avancer uneidée dont elle avait un peu peur. On aurait ditqu’elle avait une lubie dont elle souhaitait quele côté séduisant nous éclairât tous les troisà la fois, et fit comme fondre d’un coup surnous tous l’ordre d’agir contre notre caractère.Je ne sais quelle tentation me traversa. Elle ve-nait de dire qu’elle voudrait revêtir un dégui-sement. D’un air qui voulait passer pour plai-

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sant je lui répondis en tremblant d’émotion :« Enveloppe-toi d’un manteau et habille ton vi-sage, on te prendra pour une ramasseuse desarments.

— Mais je n’ai pas de foulard à serrer surma tête, dit-elle sur un ton de comédie.

— Mais si, répondit le docteur d’un air faus-sement décidé, qui nous permettait à tous lestrois de rebrousser chemin, votre robe impri-mée. »

Rien, dans ce qu’avaient dit les deuxhommes n’engageait encore l’incident. Elle lesentit sans doute, et que la moindre exclama-tion de ses lèvres allait dissiper notre ivresse,car, adorablement caressée par la perspectivede se déshabiller devant nous, elle prononçajustement la parole de bravade qui devaitmettre une pente douce sous notre désir. Ellenous regarda un moment, hésitante, je croisqu’elle cherchait ses mots. Puis, et c’était uneespèce d’indulgence qui tombait avec sa voixsur ce que nous préméditions pour l’absoudre

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par avance, donc, la favoriser : « Je me désha-billerai si cela ne doit pas vous obliger à melaisser seule. »

Et, sans attendre notre réponse, traversantla pièce d’un bond, elle se planta devant laglace, ne se retournant un instant que pourmurmurer très vite à mon adresse d’une voixbasse, émue, précipitée : « On va voir ce quevaut votre idée. » On aurait dit qu’elle était im-patiente d’avoir lancé ces mots, d’avoir enfintoute cette simagrée derrière elle pour appar-tenir à l’instant que ses gestes allaient créer.

Alors, sans cesser de faire face à son image,elle saisit sa robe à deux mains et, la faisantpasser pardessus sa tête, nous apparut com-plètement nue. Sans doute cette audace étaitpréméditée et elle n’avait eu souci que de lapréparer pendant que je l’imaginais en proieaux tourments de l’amour. Le plus étrange estque cette pensée ne me fit pas autant de peinequ’on peut le croire. Son corps rompu à tousmes vices tirait de la lumière où elle sentait

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que mon ami le voyait un voile vivant qui le la-vait de mes caresses. Elle se défaisait dans mesyeux de ma vie.

Il est agréable d’envelopper une existenceen épousant étroitement ses plaisirs et sesmystères. Aujourd’hui, je suis obligé dem’avouer que sans la bizarre inspiration qu’elleeut de se dévêtir devant mon ami, je ne seraisplus par rien attaché à son souvenir. Cette ex-centricité a-t-elle déchiré sur mon rêve quel-qu’un de ces voiles qu’on n’entrouvre jamais ?Le regard du docteur peut-être isolait notre fo-lie d’un soir de la commençante habitude quineutralisait nos plaisirs.

Mais ces réflexions ne me sont venuesqu’après ce terrible instant. Au moment où jevis Paule entraîner le docteur vers la porte, jene pus que me répéter tout bas : « C’est Mis-ty, et ce Misty est donc un homme comme lesautres. »

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Mon cahier était devant moi. Je n’avais euqu’à détourner les yeux de la porte qui s’étaitrefermée.

Je tombais de toute ma hauteur. Mais de-vant l’image de ma joie détruite, il me semblaitque j’avais laissé quelqu’un d’agenouillé.

Avaient-ils bien refermé cette porte ? Pré-sents, ils se taisaient. Maintenant je n’enten-dais pas leurs pas, mais le bruit de leurs voixme parvenait. Ils marchaient plus légèrementque d’habitude. On aurait dit que chacun desdeux était un peu porté par les jambes del’autre.

La pente à dégringoler était si rapide que laterreur elle-même fermait les yeux. Ce ne se-rait rien d’attraper une balle ou de rouler sousune voiture si la blessure soufferte il ne fallaitpas la recevoir vingt fois et lui offrir le cœurquand la peau est arrachée. Le corps a des li-mites et non la douleur.

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On ne serait, me suis-je dit, jamais seul, s’iln’y avait tout d’un coup un amour pour mettretout l’oubli du monde entre nous et lui.

Je me suis retourné vers le mur. Il y a laphotographie de Paule Duval qui me regardeen riant. Son sourire est tout brillant d’une pa-role qu’elle m’apporte. La neige est derrièreelle, sa face est noire de soleil. Quand je re-garde la porte qu’ils ont ouverte pour me quit-ter, c’est son visage que je vois.

Pauvre passant, quel que tu sois, va, tun’étais pas fait, homme de rien, pour êtrehomme.

Même ta déception te demeure étrangère.C’est un chagrin qui vient de très loin. Il tesemblerait pour un peu qu’il a déjà servi etqu’il est tombé sur toi sans te reconnaître. Onest ainsi fait, le plus triste des hommes trouvedans sa douleur l’impression qu’il y succombepour la deuxième fois. Et c’est une façon en finde compte, de s’appuyer sur le sentiment que

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la plaisanterie continue et que l’on vit avec lemême calme que si c’était pour toujours.

Ce qui m’a fait tant de mal est comme unefatalité de bonheur pour celle qui me quitte.Mais pourquoi au fond de cette souffrance yavait-il quelque chose pour me réchauffer decœur ?

J’avais vu une image du destin des hommesdans la source de mon humble douleur.

Car être, c’est être en dehors. Tout ce qui aune conscience est intérieurement pétri de cetarrachement dont mes yeux m’ont montré qu’ilétait une image si triste.

Cependant, il était tard. Trois ou quatreheures du matin peut-être. J’étais resté prèsd’une nuit ainsi, hébété, ne sachant plus parquel bout prendre mon rôle de douleur. Quecette fille était jolie. Elle était elle, mais ellen’était pas elle. Sa vie était pleine de la lumièreque je voyais soudain dans ses traits me dé-fendre de la toucher. Paule était au-dessus de

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l’existence. J’ai pensé qu’elle était dans unmonde où ma disparition ne bouleverseraitrien.

Ma souffrance ne vient pas de mes pensées,ce sont mes pensées qui naissent de ma souf-france.

Voici l’aube, il n’y aura rien de vivant bien-tôt, rien qui chante entre ma pâleur et moi. Jesuis sur le point de tuer ce qui m’aimait dansmon amour.

Au sein d’une peine comme la mienne, mavie d’homme se rend justice. Mon désespoirest la lucidité de celui à qui rien d’extérieur nepeut plus porter secours. Il n’est que la ren-contre de mes limites, ce désespoir c’est moi.

Paule aime l’homme qui l’aime et, à traverslui, l’image de tout ce qui ne me ressemble pas.Je me suis rappelé, avant de m’endormir, uneimportante pensée de Dom Bassa :

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« Quand on dit d’un damné qu’il est privéde la vue de Dieu, cela veut dire que le regardde Dieu le traverse sans le voir… »

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TROISIÈME PARTIE

I

Un corps de femme revient tout pâle dusommeil, nu comme le vent. Les ailes rosesd’un oiseau qu’elle a dans les cheveuxtremblent au rythme de ses hanches. Elle a sesyeux de huit ans,

Une sagesse d’adolescente pleine d’heu-reuses surprises, comme un champ de blé avecdes fleurs…

Non pas les larmes. La peine toute seule quiregarde la vie de loin, sans être vue. L’enfance,toujours plus près d’un cœur que la mort s’estdonné.

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« Nous ferions bien, disait Françoise, de re-venir à la ville avec le docteur. Voilà que Mon-sieur a les cheveux longs comme un âne d’hi-ver.

« Cette Mademoiselle Paule, ajoute-t-elle,c’est quelqu’un de si changeant qu’il faut laconnaître pour la trouver jolie.

« C’est trompeur, vous savez, Monsieur,d’être blonde… »

Oui la beauté des choses que j’aimais a faitce qu’elle a pu vraiment et n’a jamais pu m’ar-racher que des pleurs.

J’achevais de m’habiller quand Misty estentré dans ma chambre :

« Mon brave ami, m’a-t-il dit, vous savezdéjà la tuile qui vous arrive ?

— Mais non. D’abord, à moi, il ne m’arrivejamais rien. »

Ma réponse l’impatiente. Regardant sansvergogne une lettre de Paule que Françoisevient de me donner :

« Puisque Paule vous a écrit…

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— Je n’ai pas lu sa lettre jusqu’au bout. Jerêvais à des changements que j’observais dansson écriture, et voilà que vous la reconnaissezà deux mètres de vos lunettes.

— Je ne reconnais pas l’écriture, mais le pa-pier à lettres…

Puis, très vite :— Mon pauvre ami, sa mère l’a pincée au

moment où nous rentrions. Dans son intérêt,j’ai préféré avouer qu’elle venait de chez vous.

— Dans son intérêt ?— Dans l’intérêt de son honneur, si vous

voulez, a-t-il rectifié avec un peu de gêne. »

Je n’ai pas l’esprit très vif. J’ai été assez ridi-cule pour demander à Misty en quoi il était ho-norable pour une jeune fille de venir chez moi.Il ne demandait pas mieux que de dissiper monincertitude. Mais il n’en eut pas le temps. Ladame de peine venait de se jeter sur moi.

Une mine agressive qu’elle s’efforçait derendre intelligente. Elle m’interroge avec pas-sion sur le rôle que j’ai pu jouer dans l’incident

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de la nuit passée. J’ai répondu par des men-songes. Il y a des gens qui n’ont droit qu’à desmensonges.

Elle s’est perdue en discours bourrus aux-quels j’ai répondu avec le plus de mesure quej’ai pu et sans manifester d’irritation, sauf à unmoment où, poliment, et sous une forme dé-tournée, j’ai dû lui signifier qu’elle était une im-bécile, ce qui, du reste a semblé lui apporterune espèce de soulagement moral. Un coup desonnette a précipité son départ qui m’a laissécomme affamé d’être seul.

C’est à peine si je remarquais que Françoiserevenait de la porte en dissimulant un paquet :

« Cela vient de la pharmacie, me dit-elle.C’est pour le docteur. »

Les mains sur les yeux, cet homme écouteune voix, il n’était donc pas seul : « Tu n’aime-ras que ton amour. »

Il ne pense pas, faible comme il est, il penseà des pensées.

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Tristesse d’un enfant à qui on a mis dansla main un oiseau mort… Un espoir que je neme connaissais pas, elle l’a tué, me montrantqu’il était en moi, bon à jeter. Le mal que j’aienduré vivra, car il me semble qu’elle s’est ser-vie de mon cœur pour me blesser. Elle a étédure comme une chose. Toute sa vie donnaitun sens à ce qu’elle m’écrivait. Comment sup-porter l’idée de la revoir, moi qui ai fui la viedans le cœur des femmes ?

Je l’ai revue, elle m’a parlé, il me sembleque j’ai reçu un coup sur un membre mort.

Ce n’est pas parce que leurs yeux semouillent qu’on ne peut pas dire qu’elless’amusent. La mélancolie est le plaisir de cellequi se distrait avec la peine des autres. Sonamour est à elle, non elle à son amour.

Si seulement je l’aimais parce que je latrouve jolie. Non. J’ai encore tout mon cœurpour découvrir qu’elle est jolie quand j’ai déjàmis tout mon cœur à l’aimer.

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La vie qui a su si bien me briser, va-t-elleenfin se faire voix, parler ?

À l’heure des cloches j’ai cherché cette véri-té qui m’était par elle signifiée et dont ma dou-leur n’était que le contre-coup.

Il me semble que j’ai trouvé, mais quec’était si terrible qu’il ne m’en reste au fondde l’âme qu’un endolorissement sans souvenir.Je ne suis plus moi. À travers mes crises sen-timentales j’ai cherché les vestiges d’une per-sonnalité qui m’a été retirée. Un sort absurdeveut que mes efforts pour me retrouverprennent l’aspect d’une nouvelle dégradation.L’amour en qui j’avais mis tout mon espoirn’aboutira jamais pour moi qu’à l’inexplicablehonte d’avoir un cœur.

Je sais y voir clair. Mais mon sort m’épou-vante. Un homme physiquement déchu n’a sonsalut que dans la déchéance morale. J’ai toutfait pour m’arracher à cette fatalité d’abjectionpour laquelle j’étais né. Et le dernier secours

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vient de m’être retiré. Ne t’attends pas à entreravec ton corps dans ta pensée, m’a-t-il été dit àpeu près.

L’excès de ma douleur m’est venu de l’ex-trême pureté de toutes choses. Rien, dans cequi me brise que je ne doive admirer. C’est-à-dire connaître avec le cœur de mon amour quiest la pureté même, mais qui hélas, est mien,c’est-à-dire uni à un homme expulsé de sonrêve.

Chercher un être pur, faut-il être inconsé-quent et fou quand on sait si bien que l’on re-présentera pour lui le chemin de l’impureté.

Mais puisque toute la réalité qui nouspresse condamne cette soif d’infini que nousportons en nous à ne faire jamais le tour qued’une grandissante solitude morale, puisqu’elledonne des noms hideux à toutes nos aspira-tions vers le bien, entrons avec joie dans la né-cessité qui nous est forgée, et aux dernièresheures de cet automne qui clôt l’époque demes plus tendres illusions, promettons-nous de

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trouver notre pureté à travers l’épuisement denos instincts les plus vils. Le silence est sillon-né d’éclairs. C’est un samedi après-midi, j’en-tends au loin le bruit métallique d’un marteausur les pierres d’une rue. Dans le frisson despremiers froids, je pense à moi comme à unétranger qui reviendrait de très loin les tempesridées. Un rire plus grand que nous deux estsur nous, triste dans ses yeux et triste sur meslèvres, un de ces rires morts qui ne savent plusle chemin des ruisseaux, le douloureux éclaird’argent de l’heure et de l’heure dans un songequi ne veut pas finir. Ah, je sais aujourd’huique ma force seule était attendue là où je por-tais à deux mains mon cœur, que j’ai tout né-gligé pour me reposer sur un univers qui n’étaitque ma foi en cet univers. La fille que j’aimaisn’était éprise que d’elle-même. Ses yeux vertsde naufrage c’est pour noyer plus de regardsqu’ils s’ouvraient si grands quand je lui prenaisles mains. Soit, qu’il en vienne une autre etje ferai le tour de ses curiosités, je les mettraidans sa mémoire afin de mieux me connaître

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moi-même. À quoi bon s’attrister ? Ce que lavie a voulu, elle l’a voulu. Mon cœur ne sera ja-mais que le cauchemar de ma pensée.

II

La nouvelle que Paule ne m’aimait pas, ily avait en moi un homme pour en rire, unhomme pour s’en plaindre.

Et le premier survivant seul, c’est qu’il yavait en moi quelqu’un pour en mourir.

Je ne me sentais plus le même. Pendantque Françoise vidait les commodes, et, dans lamaison aux fenêtres ouvertes, ficelait des pa-quets en vue du départ, je subissais avec pa-tience la compagnie du docteur que ces pré-paratifs semblaient amuser et presque exalter,comme si l’odeur de la poussière avait éveillédans sa chair une femme de chambre qui, de-

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puis qu’il était pubère, s’y trouvait engourdiedans le rôle d’une Belle au bois dormant desouillarde. J’avais fermé mes livres, ne pensaisplus à Dom Bassa, même j’écrivais si irréguliè-rement dans mes cahiers que je dois mainte-nant reconstituer pas à pas les menus incidentsqui ont marqué la fin de ma villégiature forcéeet le retour de l’hiver.

Il était six heures du soir. Françoise serraitsa cravate sous le menton en regardant, à tra-vers la fenêtre, une gamine qui l’attendait dansl’avenue, un panier vide à la main. Le docteurinterrompit sa réussite et repoussant le jeu decartes sur le tapis, il me prit vivement par lebras :

« Dites-moi. Et ce chien ?— Eh bien, le chien, vous savez mieux que

moi ce qu’il a.— Oui. Il a fait de la sclérose des cordons

postérieurs.— Et vous dites que ça ne se guérit pas.

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— Je dis que nous ne pouvons pas l’empor-ter comme ça. Je suis à votre disposition pourlui administrer une piqûre.

— Tuer ce chien ! »Il n’y a pas d’entreprise aussi effroyable que

celle d’exécuter un animal. Ce n’est riend’abattre un homme, car tout homme a l’idéedu crime et il est en partie solidaire du gestequi le supprime. Mais tuer une bête apprivoi-sée ! Comment un homme peut-il l’attirer aufond de l’amour qu’elle a pour lui et la frappersauvagement. Il me paraîtrait plus faciled’égorger un aveugle.

« Ce chien ne peut pas guérir, reprend ledocteur. Il est absurde de le laisser vivre. Etqu’en feriez-vous dans votre chambre ? »

Françoise revenait. Je l’ai laissée seule avecle docteur après l’avoir priée d’agir comme ellel’entendait. Le soir, j’ai évité de traverser lasalle à manger pour regagner ma chambre, etje n’ai rien demandé à ma servante qui m’ap-portait une tasse de bouillon. Déjà, l’image de

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Paule était devant mes yeux et j’allais m’en-dormir, comme tous les jours, en pensant àelle. Mais au moment, où je glissais dans l’in-conscience je me suis surpris à prononcer unede ces phrases étranges que notre pensée leplus souvent évite de reconnaître comme sielles étaient issues d’un monde où notre viese poursuit sans nous. Les yeux clos, je voyaisPaule passer très vite devant un magasin éclai-ré. Au fond de l’ombre où je m’étais caché pourmieux l’observer j’approfondissais la douleurde la trouver si belle, je disais :

« J’affecte de la mépriser, mais mon chiens’aplatit devant elle, et mon chien c’est moi... »

La fenêtre était ouverte et j’avais entendudes voix avant de voir le jour. Je me suiséveillé en sursaut, l’œil fixé sur un grand ta-bleau de Max Ernst qui était d’abord tout petitet par conséquent fort loin, et que j’ai vu dis-tinctement grandir dans les quelques secondesqu’il m’a fallu pour reprendre mes esprits. Avecune sorte de stupeur charmée je venais de véri-

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fier comment mon corps, tout lentement, avaitbu mon regard. Il ne me restait plus qu’à com-prendre la phrase que la voix de Françoise pro-nonçait sur la terrasse à quelques pas de moi :

« C’est bien étonnant, dit-elle, si ça ne faitpas pleurer Monsieur.

— Je n’ai jamais vu quelqu’un pleurer unebête répond la voix du docteur.

— On ne pleure déjà pas tant sur les per-sonnes, a répliqué la voix amie. »

J’ai quitté mon lit. À pas menus, en m’ai-dant d’une chaise, je me suis traîné jusqu’à lafenêtre. Le docteur était debout les mains dansses poches, écrasant de ses deux talons uneplate-bande d’œillets. Il me vit, et c’est versmoi qu’il lança sa réplique, presque joyeuse-ment :

« On ne pleure pas sur les personnes, on nepleure jamais que sur des pensées. »

Je lui ai répondu que chacun pleuraitcomme il pouvait. « J’en ai connu, lui ai-je dit,qui pleuraient pour demander leur chemin.

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— Mais non, mais non, a répondu le bour-reau, on ne pleure jamais que sur soi-même,et si vous voyez quelqu’un verser des larmessur un cercueil, ne croyez pas qu’il soit peinéd’avoir dû se séparer d’un parent, il se déses-père à la pensée qu’il lui faudra mourir s’il veutle retrouver. »

Et moi, j’appelais Françoise de toutes mesforces : « Vous ne voyez pas, lui ai-je crié, qu’ily a du soleil partout, il va être midi et vousne m’avez pas appelé. Il faudra que j’achète unréveille-matin si je veux me trouver sur piedà onze heures. Pourquoi ne m’avez-vous paséveillé comme je vous l’avais demandé ?

« Eh, répond-elle, vous ne m’avez mêmepas entendu entrer dans la chambre. Je ne pou-vais pas vous appeler, vous dormiez. »

Nous sommes partis avec la rage du soleilcomme disait Françoise. Mais la nuit tombevite aux approches de la Toussaint. Rues plusvivantes que leurs habitants, routes goudron-nées, je voudrais habiter partout.

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L’ombre des acacias sur la route du soir.Une auto blanche, sur un chemin accidenté,fuyant le danger dans le danger. Une église ro-mane, un tram, un musée. Dans les quartiersdéserts, les belles maisons particulières ont faitla paix avec les avenues.

Au moment où nous sommes entrés dans laville on aurait dit que la clarté du jour était me-nacée. Comme s’il y avait eu de la cendre surles montagnes. Le vent avait un accent de mortet il éveillait d’étranges rumeurs dans tous lesmots qu’on prononçait autour de moi : « Il ya un troupeau sur la colline, disait Françoise,j’entends la flûte, mais aucun de nous n’a vule berger. » On aurait dit qu’il ne se produisaitrien que pour ouvrir une source d’air pur à desparoles que l’invisible prenait soin d’orner. Etsi le docteur avait ouvert la bouche, nul n’au-rait compris maintenant ce qu’il avait à profé-rer.

Il y a des instants où l’on voudrait passersous les roues d’un train. Comme si l’on était,

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vivant, la proie de tout le mal que l’on a com-mis.

Je prendrai de nouveau de la tisane de sar-ments. Mais je saurai maintenant pourquoi jeme drogue. Avec tout le soin, toute la solli-citude qu’il faut, je me détruirai. Dans le cielfroid des rencontres inattendues mes rêvesbrilleront comme des choses.

Entre les échos de ce qui se brise éclatesoudain, prix des hasards, une note juste.

J’interrogerai la nuit, la nuit du noir, tropplein de mon amour pour tenir compte des ré-ponses.

Le soleil me l’avait donnée, une chansonme l’a prise. Parfois encore elle reparaît dans levisage allongé d’une femme qu’une pensée pâ-lit…

La tentation ne me viendra pas d’insisterdavantage sur la réalité matérielle des inci-dents que j’ai rapportés. Après j’énuméreraipeut-être dans l’ombre de ce qui n’est plus lesraisons qui me restent de sourire à cette vie

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que j’aime follement malgré tout et qui est sigrande de porter tout mon cœur plus grandqu’elle. Je bégaierai de joie dans le sentimentde ce qu’il y a d’illimité dans ma faculté desouffrir.

Il fallait en passer par là, couvre la lampe etcache tes yeux. C’est pour mieux rafraîchir tonfront qu’on t’avait fait des mains si froides.

Que ta parole enfin cesse de mentir à tapensée. Tous les secrets tu les connais, mêmeceux qui permettent de vivre à celui qui sou-haitait de n’être jamais né.

Beau chant sans voix, souffrir, penser unechanson.

Rêver qu’un être très grand t’apparaît pourte dire : Va, ta vie est à toi.

C’était une peine, mais une vraie alors, unedouleur de tous les instants,

un désespoir qui est venu partager monpain.

Et ma vie, à la fin, rêvait pour moi d’uneautre vie.

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Personne ne comprendra ma parole. Je se-rai sorti de l’obscurité pour entrer dans uneobscurité plus grande.

Qu’on ne me blâme pas trop si je m’arrête.Parfois je pense qu’on se détourne en m’enten-dant venir.

Qui suis-je, tel qu’on me voit, flottant entremes deux personnes, celle de mon cœur etcelle de ma mort ?

Avant de m’endormir, deux réflexions de laplus haute importance, la première se déga-geait de la peine que j’ai éprouvée à perdremon petit chien. Mais elle tendait à prendre laforme d’un récit, à peu près celui-ci :

Dans un village de la montagne, il y avaitun mauvais garçon, méchant, querelleur,ivrogne. Il se battit tant et si bien avec lesdrôles du voisinage qu’il fut ramené un jour àses parents, les reins rompus. Le médecin dé-clara qu’il ne s’en relèverait pas et qu’il faudraitle nourrir à ne rien faire, couché dans son litcomme un paralytique qu’il était pour toujours.

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Le mauvais garçon supporta son mal c’est-à-dire qu’il prit sa vie en patience. Buvant, fu-mant, s’ennuyant. Bâillant à si grand bruitqu’un voisin à la fin eut l’idée de lui donner unpetit chien pour le distraire. Au grand étonne-ment de tous, le paralytique s’éprit de l’animal,et on le vit le retenir toute la journée sur son litet en faire la bête la plus gâtée du monde.

Mais voilà qu’un jour le chien se met à souf-frir et devient incapable de bondir auprès deson maître. Chez l’animal aussi, une attaquede paralysie s’était déclarée. Exilé tout le jourdans un coin de la chambre, il regardait avectristesse le grand lit d’homme sur lequel iln’était plus invité à prendre place.

Nul ne sait ce que pensait le malade.Chaque soir, se débarrassant avant de s’endor-mir de ses oreillers, il veillait à les asseoir surune chaise, hors de la portée du chien qui lesguettait et qui n’en aurait pas vu tomber un àterre sans se traîner jusqu’à lui, car il cherchait

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l’odeur et le contact du maître qui ne voulaitplus de lui à son côté.

En voyant le malade prendre tant de soinspour le tenir à distance de ses coussins il leconsidérait avec étonnement, droit dans lesyeux, comme s’il avait attendu un mot qui nevenait pas.

Puis, le chien fut atteint d’une nouvellecrise si grave et si douloureuse que son maîtredut le faire abattre. C’est peu de jours aprèscet événement que de bien bizarres penséesvinrent assaillir l’homme infirme qui venait deperdre son compagnon.

Ce n’était pas la première fois qu’il étaitfrappé par la similitude du mal qui les avaitatteints son chien et lui. Mais en ressentantla perte de l’animal il était blessé à vif parl’abîme qu’un identique sort avait creusé entreeux. Plus il se disait que la mort du chien étaitnécessaire, plus il se sentait honteux que lasienne ne le fût pas et, ainsi, chargé de sa vie

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comme d’un fardeau écrasant de responsabi-lités de toutes sortes, mais dont il ne pouvaitmême pas concevoir la nature. Si la mort duchien était naturelle, sa vie à lui était contrenature et ne pouvait sortir de cette impasseque par un effort qu’il se sentait bien incapabled’accomplir.

Il pleura le chien. On aurait dit qu’il ha-billait de ses larmes une pâle figure qu’il venaitd’entrevoir, il n’y avait que des pleurs pourdonner un corps au fantôme de l’homme qu’ilvenait de voir tout droit entre la bête morteet lui-même. Pour la première fois, il sondaitla valeur suprême de la Raison et se sentaitcomptable du privilège qu’elle confère à lacréature. Il sentait que l’homme était bien plusbas que la bête s’il ne prenait pas sur lui dedevenir bien plus grand qu’elle, il commençaità comprendre la notion de responsabilité so-ciale.

L’autre réflexion, la voici :

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Quand je me nettoie un peu de mon intoxi-cation, il me semble que je retrouve, aussi vifqu’autrefois, l’amour de l’espace et le goût demon sang, la pente à redescendre dans la nuitvers le pur, le tendre contact avec l’existenceuniverselle. Joie faite de l’absence de tout objetprécis, l’amour de la vie pour elle-même s’éle-vant jusqu’au cœur, lequel ne bat plus que pouroublier qu’il est moi.

Pourquoi ne puis-je, sans avoir recours àla tisane de sarments, atteindre à la continuitédans cet ordre de sensations à part, et merendre aussi heureux par le contact avec ce quime fait vivre que par l’absorption de ce qui mefait mourir ?

Le rêve que j’ai eu ensuite m’a paru très in-quiétant :

C’était l’exhumation de Paule Duval à la-quelle assistait, avec moi, l’amie que je venaisde quitter. Il fallait la changer de cercueil etc’était cette jeune fille qui, de nous deux, avaitle plus de courage, s’opposant plus mollement

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que moi à l’initiative du fossoyeur qui se met-tait en devoir de déchirer le linceul pour nousmontrer un visage que je craignais de voir. Ce-pendant le corps était là : on pouvait le tou-cher. S’avançaient des ciseaux vers la peaubleue et rose pendant qu’une voix de croque-mort me demandait si je voulais accepter unbout de chair en guise de relique. Je disais non,et, d’abord exprimée par ce refus, ma sollici-tude pour le repos de la morte me penchait peuà peu vers ce visage d’amie si miraculeusementintact comme me le montrait maintenant la dé-chirure de ses voiles. C’est à peine si ses yeuxs’étaient un peu creusés, mais à la manière deceux des vivants qu’une mauvaise nuit a en-tourés d’un cerne. Les mains remarquablementblanches attiraient les miennes, et répondaientà la pression de mes doigts par cette élastici-té des branches vertes qu’en rêve j’ai déjà trou-vée aux membres de ceux qui ne sont qu’en-dormis. Alors je criais que cette enfant n’étaitpas morte ou que sinon j’étais mort. Et elle sor-tait de son cercueil, je la suivais. Mais, mon at-

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tention s’étant détournée un instant, je ne pou-vais plus séparer la résurrection de Paule Du-val de la pensée que mon fox-terrier était vi-vant, et c’était ainsi le temps que je venais devivre qui sombrait dans l’inexistence.

III

Quoi qu’il m’arrive et pour tant que je soisd’abord accablé, je me retrouve en définitivebien plus vivant que mon malheur. Qu’on meretire ma vie et j’en invente une autre. Je n’aipas grandes prétentions, mais je me sens pareilà un animal devenu roi et je pense qu’une raced’hommes faits comme moi serait une race trèsforte et une race perdue.

Encore a-t-il fallu que de l’édifice de ma viesentimentale il se soit détaché une pierre pourme frapper en pleine poitrine.

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Ce fut d’abord un vrai soulagement de com-prendre que ma tristesse durerait autant quemoi. Elle est la fin du temps dans le temps quivient. Rien ne l’ôtera de ma pensée, elle est mapensée même.

Tourment effroyable de me concevoir, deme créer à travers la considération positive dece qui me manque pour être un. C’est la penséedu ciel dans un ciel éteint, vraiment.

Mais, peut-être, dans une idée que je meformerai de plus en plus exacte de ma nature,je verrai enfin l’amour se contempler lui-même. Il n’y aurait pas de place pour un autreêtre à côté de moi. Ceux qui s’approcheraientseraient dévorés par la lumière en laquelle jeles changerais.

Ainsi, il ne m’aurait jamais manqué qu’unechose que chacun de mes sentiments pleuraità sa façon. Je ne le dirai jamais assez claire-ment, il y a une connaissance dont l’amour estle cœur et qui, ainsi, ne laisse rien hors d’elle.

Prisonnier, mais de l’hiver, mais du silence.

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Moi qui jamais ne fus le cœur de quelqueamour qu’on eut pour moi.

Sincère par hasard, pour me tromper moi-même.

Ah, solitude, et, pendant des heures, afinque, de nouveau, le temps, ce soit moi.

Le corps en ruine, les yeux ouverts, je metiens là, ma conscience, déjà, est autre chose.

La lumière d’états intérieurs que le senti-ment de mon individualité ne parvient pas àcontrôler.

Suis-je bien sûr que mon enfance m’a suivi ?

Il faudrait apprendre, lentement, à marcher,savoir comment l’on tient quelqu’un de toutpetit par la main.

Je me pencherai, je lirai dans ses yeux cequ’on voudrait trouver dans ma voix.

Que les nuits étaient longues avec leursyeux fermés, leurs arbres où mon ombre atten-dait avec moi l’heure la plus grande de l’hiver.

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Notre attente était longue, le froid désha-billait le ciel.

J’écoutais une voix que nul n’avait com-prise, une voix qui disait : « Plus les arbres sonthauts, plus la route est étroite. »

Ce que je comprenais je n’osais pas lecroire.

La main d’un enfant, sur le tableau del’école, écrivait mon nom à la craie.

Sur le matin, j’ai jeté le flacon vide, je mesuis couché sur le côté gauche, comprimantde toutes mes forces mon cœur qui battait.Je ne vois plus rien maintenant, mes yeux nepeuvent se fermer.

Ressuscite en toi l’enfant défunt qui ne pou-vait que rêver ta vie, s’inspirer d’elle et penserson mystère. Regarde-toi avec ses yeux main-tenant que tu vis aux heures où il se couchait.Crée avec le secours de son imaginationl’homme que tu es.

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Ainsi te tiendras-tu comme un gardien ausein du songe de ta vie, tu te feras au grandjour le symbole de ton secret.

Je marchais en rêve vers une métairie, ac-compagné par une jeune femme du peuple quise tenait dans mon ombre. D’un commun ac-cord, nous regardions la façade de la maisonqu’elle habitait, caressée d’une treille et coifféed’un arbre qui portait trois très beaux fruitsd’aspect exotique. Tourné soudain vers lagauche, avec une grande joie contenue, jecontemplais des chênes géants.

La nuit venait. Je me tournais vers un en-clos qui était derrière moi. Soudain j’ai vu uneeau transparente à toute la noirceur de la nuit,noire comme la pleine mer est bleue, revêtued’un éclat invraisemblable qui rejaillissait surun arbre dressé de l’autre côté. Je fondais enlarmes parce que je sentais que ce spectaclecomblait le besoin de beauté que j’avais éprou-vé de nuit et dans la menace de la mort pen-dant la guerre.

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Suivi de la femme qui me demandait la rai-son de mes sanglots, j’entrais alors dans un bâ-timent abandonné où elle me disait que desamants avaient la coutume de se réunir pré-cisément à cette heure de la nuit. Et nousvoyions soudain entrer un couple d’êtresénormes, ronds comme des planètes et si laidsque ma compagne épouvantée s’enfuyait encriant de toutes ses forces que cette eau étaitl’eau de mort…

IV

C’est une bien dure épreuve. Je vois la vé-rité. Mon malheur veut que je me connaissedans cette révélation qui ne dure que quelquessecondes, et il n’y a plus rien de grand, dé-sormais, que le sentiment de mon indignité,de mon insuffisance. Dans des intervalles trèscourts, j’ai voyagé vraiment à travers l’espace

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et le temps, avec un bonheur indicible, et moncorps était comme mort, car le sentiment queje le réintégrais était en même temps l’aboli-tion à peu près complète de la vérité entrevue.

Je ne savais comment trouver une phraseclaire et vraie et qui parle aux sens, car il fautqu’une parole rende sa vérité sensible dans lemonde de l’erreur.

Comme un prisonnier qui écrirait sur le muravec un morceau de sa chaîne, je prenais tousmes mots dans le temps, m’efforçant de formeravec eux une vérité créatrice, donc, suscep-tible d’engendrer du temps.

J’ai cru que je pouvais atteindre le cœur dumonde dans mon langage. J’étais comme unmourant qui aurait cherché à s’établir entre sonsouffle et ses lèvres.

Enfin, un soir Sabbas est entré, poursuivipar Françoise qui voulait le mettre à la porte.

« Je ne suis rien, ni personne. Faut-il quevous soyez barloque, la fille, pour ne pas savoirque votre maître m’attend toujours… Et moi je

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pense à lui avant de le voir et longtemps aprèsl’avoir vu. À chaque marche de son escalier, jel’appelle ce cher ami quand je viens et ce bonMonsieur quand je m’en vais… »

Il faudrait être aussi criard que lui pourréussir à l’interrompre. Ce n’est pas pour moiqu’il parle, mais pour Françoise qui ne peutque l’entendre même si elle se bouche lesoreilles au fond de la cuisine où elle s’est enfer-mée :

« C’est au moment où l’on croit que je m’envais que je m’installe, et le plus malin ne sau-rait comment s’y prendre pour se défaire demoi. Vous ne parviendrez même pas à tirermon nom de votre tête car il est rond et claircomme une goutte d’eau. Et quand même vousle liriez à l’envers vous m’y trouverez toujoursdebout et prêt à vous répondre…

— Il faut que votre nom, lui ai-je dit, pourfaire le pédant soit deux fois votre nom,comme une goutte d’eau est dans sa forme cequ’elle est dans sa clarté.

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— Tiens, a répondu mon visiteur en riant,vous avez bonne mémoire. Vous savez quivous a enseigné cela ?

— Je l’ai lu sans doute dans l’œuvre d’untroubadour qui porte un nom presqu’aussi bar-bare que le vôtre. »

Sabbas se lève, et se dirigeant vers la porte :« J’aurais juré que vous aviez appris de moi

ce que vous dites. »Je l’ai arrêté :« Vous ne me laissez rien aujourd’hui ».Mais il hausse les épaules.« Je me méfie, vous avez des commissaires

dans le quartier.— Reviendrez-vous au moins ?— Si je ne reviens pas, je vous enverrai

quelqu’un. »

Au moment où Sabbas refermait la portede la rue, mon cœur s’est mis à battre avecune violence inusitée. Puis il m’a semblé quece battement cessait et qu’un autre corps pre-nait la place du mien, comme un grand nuage

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froid où le poids de mon estomac se faisaitsentir. Les objets que j’avais devant moi dis-paraissaient, je les cherchais avec ma mémoirequi ne trouvait que des bruits et une hauteurdans le ciel pour en précipiter les tintementssur moi sous la forme d’une chanson. Une dou-leur que je ressentis dans l’épaule gauche remitde l’ordre dans mes perceptions.

« Cette drogue me tuera, me dis-je… » Maisque signifie le moi et la peur de le voir seperdre quand la compréhension des véritéséternelles n’est que la forme humaine et intel-lectuelle du détachement de ce moi.

Comprendre, en effet, c’est se quitter, deplus en plus dépouiller celui que l’on est, maissans cesser d’être.

Je m’en suis voulu tout d’un coup d’avoir silongtemps négligé les œuvres de Dom Bassa.Sur le cahier où j’avais noté des pensées enmarge de ma traduction, j’ai relu la page sui-vante :

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« Si nous voulons avoir l’intelligence dumonde, au moins faut-il que rien dans notrepensée ne se retourne contre lui.

« Chacun acceptera son mal comme s’il enétait lui-même l’auteur.

« Dans tout ce que l’on souffre cacher quel’on est homme, n’y laisser briller que le mys-tère d’une action qui nous brise.

« Et dans ce qui nous nie, être, de préfé-rence, ce qui nous nie, à travers ce qui nousblesse et défendre qu’on nous appelle sagespour cela.

« Tout accepter sauf qu’on nous admired’avoir accepté. »

La lecture de cette page me rendait mesforces. Je me suis promis de mettre de l’ordredans mes pensées, et j’ai cru un instant metrouver assez intelligent et assez fort pour jeterles bases de l’œuvre morale à laquelle je vou-drais donner mon nom. Après une nuit d’effortsj’ai réussi à noter quelques idées. Je ne saismême pas si elles sont des points de départ ou

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des points de chute. Mais quelque chose me ditqu’elles sont à leur place à cet endroit de monjournal :

« Celui qui écrit doit connaître la domi-nante de son temps, son élément moteur, cepar quoi il fait reculer le passé.

« Notre époque a été dominée par le désirde conquérir l’espace. Et en s’emparant de l’es-pace, elle tournait le dos à l’esprit qui en posela négation.

« Or, par une contrepartie nécessaire, l’es-prit s’efforçait d’incorporer chaque jour uneplus large part d’irrationnel à la vie de la pen-sée.

« Ce qui, en soi-même, ne serait rien si onne savait que l’irrationnel, c’est du spirituel quine peut être conçu qu’en termes d’espace.

« La soif de l’espace a nié l’esprit, mais laconscience a nié l’espace dans la mesure oùelle intégrait de l’irrationnel. »

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Voici donc des affirmations qui paraîtrontà la fois vagues et catégoriques. Elles sontl’aveuglante clarté de l’étoile qui me guidait.

Un poète devait donner son nom à cetteépoque belle comme le sang. C’est lui qui s’estaperçu qu’en intégrant de l’irrationnel on spiri-tualisait de l’espace. L’époque Paul Éluard a étémarquée par le bouleversement de la musiqueet de la peinture.

Une création nouvelle était dans l’air,l’œuvre surréaliste et strictement poétique.Elle ne venait pas de la vie, la vie venait d’elle.On était sur le point de tout comprendre. Onsavait enfin ce que c’était que la mémoire.

Je l’ai écrit depuis longtemps dans des pa-piers que j’ai perdus. Qu’est-ce que la mé-moire ? Le corps échappant au présent dans laperception de lui-même.

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V

« L’homme qui pense est hors de soi. Et savie, disait Dom Bassa, serait aussi misérableque celle d’un animal s’il ne lui avait pas étédonné un corps fait de songe afin qu’il penseen lui sa pensée.

« L’union des corps, disait-il encore, fait va-ciller les trônes, et, pour la joie des hommes,accouple monstrueusement le verbe et sa vé-rité. Il n’y a pas d’excitation plus efficace pourun mortel que de faire parler son patois à la lu-mière de Dieu. »

Et moi, je me demandais en méditant cesparoles, ce que devenait le délire amoureuxd’un homme sans vie.

Toute sa douleur, me disais-je, éclairebrillamment le coin d’être qui lui reste, soncorps, condamné à se voir anéanti jusque dansla chair vivante qu’il pourrait aimer. À celui quin’est que lui-même il ne reste que son corps etle désir d’y trouver assez de ressources pour

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nier le monde dont il est la mort. Ce n’était pasassez pour moi de quitter la vie, il me fallaitencore assassiner son ombre que j’avais miseentre mon cœur et moi.

Ce fut toute ma force de regarder la mort enface, et ma folie de croire que je réussirais à lasaisir par le nez.

Parfois, maintenant, dans les après-midid’hiver, je voyais une espèce de pâleur blesserle jour, un léger effondrement dans l’édificed’ombre où la lumière d’hiver s’était enfoncée.C’était tout. Le vent suivait le vent, chaquebruit faisait son chemin. À peine si je souffraisen pensées de mon laisser-aller, de monmanque subit de chaleur. J’acceptais d’être enmoi comme un invité, de me considérercomme à part de ce qui me faisait croire à monexistence réelle. Il ne me fallait pas une bienlongue recherche pour comprendre de quelmal j’étais atteint : « Il y a une image à chasser,me disais-je, pour tout remettre dans l’ordre. »Il n’est pas en mon pouvoir de chasser une

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image, et, retourner à la clarté de son intelli-gence, je savais que c’était recommencer à êtredeux. Recherche de l’unité, les yeux fermés, lesdeux yeux fermés, on est roi dans son ombre,une Ombre. Et admis une bonne fois que un etdeux sont ici des déterminations symboliques.

Tous mes sens appliqués à comprendre queje reste le prisonnier d’une pierre. Je suis le dé-sert dans ma solitude ; un homme condamné àne se nourrir que de choses réelles et qui vou-drait boire son sang pour en finir.

Je suis fantôme, mes chaînes en té-moignent. Je comprends pourquoi mes joursne sont pas faits d’instants, mais de coïnci-dences. Assujetti à la vie, je vois loin sur laroute des spectres. Jamais un homme norma-lement constitué n’accepterait de prendre cechemin.

Personne n’aura jamais été si près que moide penser sa négation. Et cette clairvoyanceexceptionnelle m’aide un peu à supporter matristesse de tous les instants.

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Je n’ai jamais eu tant de force et tant defaiblesse à la fois. Il me semble que je vis detoutes mes fibres, avec tous mes sens, undrame où l’événement fait défaut. À tout ce quiexiste je pense avec une égale fureur et il n’y arien au monde qui ne me soit bon à briser.

Un vide est devant moi comme le plus hautrecours du monde qui me résiste. Déjà, je nesuis plus l’homme de la pitié qu’on aurait pourmoi. Après tout, il n’y avait là qu’une vérité àcomprendre : Il faut devenir l’ennemi de ce qu’onn’est pas.

D’où sors-tu ? Un soir, tu as crié seul : « Jen’ai jamais eu peur que de moi. » Il fait soleil,tes yeux te brûlent.

Personne n’aura compris comme moi la né-cessité d’entrer dans son être véritable. Touts’élimine ou se dissout un jour autour de cettejoie que l’on n’identifie qu’à la réflexion aubonheur de se changer en soi-même. Tout estbien plus facile. Je sens que mon geste le plusinconscient, pour peu de peine qu’il me coûte,

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n’en est pas moins à moi, et, comme tel,unique, chargé à lui seul de toute la quantitéd’être que j’ai été créé pour manifester. Il n’y aplus de danger de le prendre maintenant pourun sous-produit de l’activité des autres. On estfort, et plus que fort, opaque. C’est-à-dire, àl’origine d’une transparence possible, lié qu’onest au Temps. On sent que tout ce qu’on vadire est nouveau, et que l’on a vraiment toutle monde créé derrière soi. Et, évidemment,personne n’avait jamais parlé de ces noces del’homme et de sa durée propre. Qu’il m’a fallude temps de fatigue et de folies pour y parve-nir !

Mais on dirait que j’ai usé sur moi ce qui sé-pare le personnage intérieur de celui que l’onpeut voir. Qui se demanderait en me voyantsi je suis riche, ou bien pauvre ? Ou mêmequi je suis. Mes actes ne m’enchaînent plus aumonde qui leur donnait un sens.

Toujours furieux, j’attendais, j’attendais envain. Rien ne devait venir. Mon être était la

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mort de ce que j’attendais. Et trois fois en unjour le poids des larmes dans mes plus insi-gnifiantes pensées. Je me souvenais de tout,je m’accusais d’avoir parlé d’amour quand jen’étais qu’un malade s’opiniâtrant à vivre.

Mais, un soir, entre la clarté crépusculairedes veilleuses, et la couleur assoupie desfleurs, j’ai trouvé juste la place de sortir de cemonde-ci. La musique me traînait derrière elle,il n’avait fallu qu’une note pour m’enchaîner.

Je venais enfin d’apprendre que l’amourétait une commune nécessité de l’être et duconnaître. Et ce soir-là, je souffrais d’unephrase que je ne comprenais qu’à moitié :« Aime, avait écrit Dom Bassa, pour que tonâme à la fin s’envole de ta bouche et non pasde ton sexe. »

À peine eus-je le temps de me dire : « C’estla vision de Dom Bassa. » La lumière pensaitpour moi, j’étais pris.

Je voyais les génies, ils vivaient sur lescimes du jour, soutenus sur la clarté par des

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voilures très grandes, excessivement soupleset mobiles et qui ne les portaient pas à traversl’espace mais leur donnaient la force de lecréer autour d’eux. Ces ailes étaient bâtiesd’une étoffe très fine où le mouvement allumaitun poudroiement d’étincelles.

Et par l’intermédiaire de cette irrigation ar-gentée, la créature aérienne s’illuminait toutentière comme si le tissu dont elle était forméeeût respiré par ce double parenchymed’étoiles. C’est cela, ces êtres merveilleux res-piraient par leurs ailes qui, de toute leur sur-face soyeuse, buvaient la lumière dont le corpstenait sa densité.

Ainsi, leur robe étincelante était déjà eux-mêmes, et par elle ils avaient leur commence-ment dans l’illimité.

Je ne remarquai pas sans étonnement com-bien cette enveloppe éclatante présentait à lafois de consistance et de fluidité. Sa partie in-férieure se recourbait en une pointe où résidaittoute sa force, mais aussitôt que ces génies

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laissaient flotter leur robe derrière eux, celle-cirougissait légèrement, comme si elle avait étésous le coup d’une espèce de combustion.

Des mots d’explication m’étaient venus auxlèvres, une fable sans doute, mais où se rédui-sait à rien la différence entre le vrai et le faux :« Ces êtres, me dis-je, sont faits de ce qui dansmon corps, est ma vie même. Moi aussi, j’aides ailes dans ma poitrine, prisonnières d’uneobscurité qui leur est moins meurtrière que lejour. »

Je regardais mieux, je cherchais à voir leurface, l’ai-je vue ?

Leur visage était comme un secret dans leurvisage. Il y avait une autre bouche comme uneimage du silence sous cette bouche qu’ilsavaient de la même couleur que leurs ailes,mais plus brillante encore et qui faisait penserau scintillement bleuté d’une étoile. On auraitdit que, sur leurs lèvres, la lumière se nourris-sait d’elle-même. Comme si le jour eût dû y fa-voriser dans une corolle merveilleuse je ne sais

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quelle opération qui remplissait le ciel de ro-mances. Leur bouche était la source miracu-leuse où la lumière en eux se faisait chair etpeut-être par l’intermédiaire de la parole. Tou-jours est-il que leurs yeux étaient extraordinai-rement sombres, noirs comme on ne peut rienrêver d’aussi impénétrable. Ils semblaient ab-sorber en eux tout l’azur du ciel où ils se dépla-çaient. Sur leur tête brillait un diadème compo-sé de trente-deux perles d’ivoire.

Je ne craignais pas que la vision disparût.Elle me semblait inoubliable, toutes mes facul-tés intellectuelles étant en elle comme pres-senties et déterminées. Enfin, la lumière se fitdans mon esprit : ce que nous appelons laforme sur la terre, ces génies l’ont dans lecœur. Au fond d’eux-mêmes, ils ont leurs li-mites et non pas comme nous un vide sansfond. Leur bonheur doit être infini.

« Ils ne sont qu’intelligence, dit Dom Bassades génies, et leur être spirituel les sépare deleur corps, la matière est en eux le contenu de

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la pensée : leur chair est dans leur sein commele cœur de sa propre beauté et l’image de lasensation qui crée les corps pour seconnaître. »

Il m’a semblé soudain que je voyais DomBassa, c’était un homme plongé dans une nuitsans fin, où il faisait très froid. Le vent posaitses mains sur lui. Il a parlé, il m’a dit :

« Il y a des hivers d’argent et des hiversde plomb. Ce décembre-ci, outre qu’il est laid,donnerait froid à un reptile.

« Mais écoute et pense : il faut que chaquehomme soit au-dedans de lui le dieu de tous, etleur clarté.

« Regarde le jour dans les yeux. Te voilàplus sage qu’hier plus fort et pour toujours.Sentir est la récompense de comprendre. Soisvigilant. Une vérité éternelle a sa plus hauteexpression dans la beauté de ce qui passe. »

Mais moi, je suis, hélas, ce qui passe et sansdoute tuerai-je la femme que j’aime, ce qui seraune façon de m’immoler moi-même. Car je suis

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venu trop tôt pour être un de ces hommes aux-quels pensait Dom Bassa, et il n’est en monpouvoir que de les annoncer.

VI

« Dans ce monde on discute de tout,comme dit Françoise, mais en fait, chacun suitson idée. »

En effet, tout homme est l’homme d’unepensée qu’il est incapable de rendre claire,qu’il ne peut pas plus faire admettre qu’il ne lapeut rejeter.

Moi, j’ai cru que l’être était, à l’origine, im-pénétrable en son centre et qu’il voyait ensuitesa forme l’envelopper de cette impénétrabilitédont il était l’émanation. Ce qui est le germe del’être peut entrer dans l’étendue tout en restantindivisible.

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Un jour, je me suis dit que Dom Bassas’était perdu pour avoir nourri des conceptionssemblables.

« L’âme, écrivait-il, est une force dévoranteà laquelle rien ne résiste, ni dans le temps,ni dans l’étendue ; mais qui, du temps et del’étendue, justement, est séparée par un corpsdoué de sensibilité, et, par cette sensibilitémême gardé, non pas contre le monde exté-rieur, mais contre l’envie congénitale à touthomme de se détruire. »

La force de son esprit causa sa perte, mafaiblesse physique aura été l’instrument de lamienne. Je suis fait d’une chair qui ne m’ap-partient qu’à moitié. Et c’est une damnée af-faire pour un homme que d’avoir à se connaîtredans les limites d’un corps qui n’est pas à lui.

Vu de loin, je veux dire par un esprit subtil,cela n’a l’air de rien. « Troubles trophiques,me disait le docteur, en plus de votre paraplé-gie spasmodique, vous avez des troubles tro-

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phiques qui insensibilisent l’une ou l’autre devos jambes. »

Je l’ai regardé avec colère. Sans doute pen-sait-il à autre chose, car il avait l’air malheu-reux : la tête de quelqu’un qui a passé l’été àtuer des mouches, et qui, l’hiver venu, ne saitplus que faire de ses bras.

Or, j’avais une considération très particu-lière pour cette sensibilité dont j’accueillais leretour comme l’entrée en scène d’un person-nage réel, et devant lequel reculait notable-ment l’idée que je me faisais de moi-même.

Oui, cette sensibilité revenait, elle s’insi-nuait entre mon corps et moi, l’enveloppaitcomme un ange de feu pour me défendrecontre ma tentation la plus naturelle, celle deme dévorer.

Comment expliquer cela à ces gens réputésnormaux que je n’hésite pas à considérercomme la plaie de l’humanité.

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Une jambe insensible se révèle à celui dontelle est la jambe comme de la chair à couper,simplement. Non pas par un réflexe de colère,mais par un geste de défense, issu d’une néces-sité sur laquelle il n’y a pas à délibérer.

Pourquoi un homme trouve-t-il tant de plai-sir dans la pensée qu’il mord sur son être ma-tériel sans s’atteindre soi-même ? On dirait quele rôle de la sensibilité n’est pas de nous mettreen garde contre les contacts meurtriers, maisde nous défendre contre la férocité qui a étémise au monde avec nous et qu’il est de notreintérêt de ne laisser s’exercer qu’à notre avan-tage. L’homme est séparé par cette barrière deflammes d’un corps qu’il ne peut que souhaiterde détruire.

Là, ma pensée se heurte, s’abat dans sasueur comme un cheval frappé au front. Elle neveut pas poursuivre, impuissance qui s’accom-pagne du sentiment qu’il n’y a pas à aller plusloin et qu’elle a saisi une idée d’avant la pen-sée.

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« Ne pense pas à tes pensées », me dit lavoix la plus douce du monde. Pense à des êtreset à des choses, tu verras qu’ils penseront pourtoi.

Alors je me souviens de cette fille, je vou-drais bien savoir ce que cela veut dire de l’ai-mer. Il me semble que je la regarde avec toutema chair à chaque instant.

Elle sera tout dans mon cœur jusqu’à neplus rien être en elle-même. Nous nous confon-drons l’un à l’autre dans l’instant d’une ten-dresse belle et forte comme la mort et qui serala mort, soit pour elle, soit pour moi.

VII

Puis, il est venu des soirs où j’ai cru que jepourrais tuer la femme et garder l’amour.

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À mes amies perdues, je disais en pensées :« Mon cœur est tout vous. Il met sa force àvous anéantir. Ma voix pèsera-t-elle enfin as-sez lourd sur le monde où vous êtes réelles ? »

Chaque passante portait sur elle un peu dela beauté que la lumière et les vents m’avaientreprise. Elle était l’ennemie du cours d’eau oùmes yeux ne voyaient même plus l’ombre laplus fragile pour tant de cris, pour tant depleurs. Elle était la bête noire des arbres et desfruits.

Je l’aurais tuée si j’avais pu la toucher. Maiselle était cachée derrière la vie. Si je l’avaisfrappée, c’est moi que j’aurais blessé.

J’aurais voulu que sa beauté fut la mortpour elle et l’éternité pour mes yeux. On peutdire que je suis vraiment malheureux. Tristeà des profondeurs que ma pensée et laconscience même de ma tristesse sont impuis-santes à atteindre.

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Personne pour me comprendre, je suis unpauvre homme très seul avec des joues morteset des regards pleins de pluies. Françoise et ledocteur plissent le front pour me regarder. Ondirait que mon visage leur apparaît à traversdes vitres sales dans une pièce très sombreoù on m’aurait enfermé. Alors, je sens qu’uneforce immense me soulève : il faut que je mecontraigne pour ne pas leur crier que cetteforce est en moi assez formidable pour anéan-tir ce qui les fait ce qu’ils sont.

Quand un homme commence à perdre latête, tout le monde avec lui devient fou. Il luisemble que chacun se met soudain à la hauteurde sa destinée, et, ignorant ce qu’elle lui ré-serve, fait un sentiment avec tout le poids deson ignorance.

Je vois l’ombre du fou que je suis, certainsjours, comme à la faveur d’un calme d’eauxmortes s’embusquer dans le maintien d’uncommensal ou d’un parent.

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Un soir aigre de décembre, regardant ledocteur qui, doucement, suivait le fil d’uneconversation paisible, j’ai frémi tout d’un coup,j’ai pensé que cet individu calme comme unnénuphar allait se lever tout d’un coup en hur-lant, m’injurier, s’exprimer selon des lois où lavie laisserait tout son contenu social derrièreelle.

Il va danser, me dis-je, jusqu’à la mort, tran-cher son sexe…

Le soir même, à l’heure où tout dormait j’aieu une vision. Il faisait du vent. Allongé dansmon lit et le dos tourné à la porte ouverte, jerelisais une page que je venais d’écrire, m’im-patientant d’entendre sans cesse le mugisse-ment de la tempête dans les couloirs et surles toits. Soudain ce bruit familier s’interrompitnet, sans raison, et je pensai qu’il était impos-sible que le fracas de l’air ait pu cesser sansauparavant décroître, je m’étonnai de n’avoirpas entendu le tumulte du ciel faire place àdes rumeurs plus légères qui en auraient an-

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noncé la fin prochaine. Ce fut brusque et ter-rible comme si le silence avait soudain glacéle bruit. Et, dans la torpeur de fer qui parutalors saisir toutes choses, j’entendis dans lehall, derrière moi, tout près, une latte du plan-cher s’écraser. Non pas un craquement, ce queje percevais était plus étouffé, plus effrayant.On aurait dit qu’un poids incalculable s’enfon-çait dans le bois comme dans un tapis. Je nesais pas comment je pus ne pas bouger. Moncœur tremblait. Je pensais : si je me retourne,cela que je ne sais pas et qui est effroyable se-ra. Et puis, j’entendis le souffle, un souffle courtd’animal blessé, et qui sur ma peur passait encourant comme une araignée.

Après… La même force qui me tenait per-clus fut celle qui m’obligea à me retourner.L’étonnement, d’abord, fut plus fort que tout.Je voyais une sorte d’arbrisseau métallique ap-puyer contre le chambranle de ma porte unamoncellement de tiges noires. Cela semblaitfait de baleines de parapluies, de nuées et depeluche verte. Je ne criai pas. Je regardais, et

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déjà je m’habituais à mon regard quand toutd’un coup, avec un sentiment d’horreur indi-cible, je m’aperçus que cette étrange chose vi-vait. J’ouvris la bouche pour crier. La colère duvent entra de nouveau dans la chambre, balayamon sommeil.

Je suis sorti malade de cette nuit qui m’aporté d’un bord à l’autre d’un pays inconnu. Letemps est à la neige. Jour immobile et blancqui, pour toucher les choses, se couvre d’unvoile rose.

J’ai souhaité de mettre un peu d’ordre dansmes angoisses, comme on fixe le foyer d’unmal avant de penser à le guérir. Il me sembleque j’ai voulu douer de raison les forces en-nemies qui me détruisent afin de trouver aumoins, à qui parler dans mon désespoir silourd, si entier, si maître de moi.

Je ne sais pas si j’ai bien fait de donner à laMort des yeux pour me voir et un visage pourme prendre.

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Malheureux, mon malheur signifie toujourspour moi quelque chose, et c’est cette fatalitéde clarté qui rend ma vie si difficile à suppor-ter. À certains moments, le fardeau de l’exis-tence est si lourd que je pousse, naïvementcomme une bête, un cri terrible, mais quis’achève en paroles comme pour révéler à monessence la plus profonde la vérité surhumainede ma douleur. Plainte où toute ma vie, sansdoute, se débat contre ma volonté de la chas-ser comme un songe. Avec un frisson de peur,j’enterre mon dernier espoir.

Je comprends que c’est une méchante folieque de vouloir enfermer la vie des autres dansune expression de sa tristesse. Et au fond, jen’ai jamais rêvé que de confiner l’être de ce quim’exile dans les limites de mon exil.

Je me dis : « Écoute, écoute. » Car je peuxm’adresser la parole alors que je ne puis mevoir. Je me dis : Écoute, et m’effondre aussitôtdans la plus noire solitude. Le bruit des arbreset des eaux est en moi, torrent que je ne saiscomment donner pour voix au rêve qui monte

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dans mon cœur, et je murmure : les arbres,l’eau qui se brise, cet individu toujours seul quivoudrait que la terre, comme pour dormir tou-jours, s’enroule mollement dans le crime qu’ilcommettra.

Mais parfois il éclate un incident de rien, oùil me semble que ma tristesse touche terre ets’appesantit, se prend à préciser d’une sorte deregret défini ou d’espoir son obscurité congéni-tale. Elle se sent chez elle, on dirait qu’elle res-pire. Ici, me dis-je, reposent profondément en-fouies les assises d’une réalité dont tout monêtre est la perte.

Hier soir, j’avais vu se poser près de moisur un jeu de cartes la petite bête rouge quim’annonce le retour du printemps, le 18 jan-vier. J’épousais toute la douceur de ce présagefavorable. Distraitement, j’ai déplacé quelquesfils électriques pour régler la source lumineuseque je veux sur moi pendant que je dors.Comme si j’avais provoqué un court-circuittoutes les lampes se sont éteintes. Mais de

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l’ombre au-dessus de ma tête déjà se déta-chaient de furtives lueurs en éventail, de brefséclairs bleus et verts venus du poêle. Et sou-dain, comme une grande fille blanche, l’élec-tricité brûle sur moi dans la sphère d’une am-poule que, par inadvertance, j’ai laissée sur lecourant, tandis que je vérifiais tout à l’heureque la lumière ne m’obéissait plus.

Je me confondrai au tourbillon dont jen’étais que le jouet. Je pousserai dans le sensde ma force et non pas de mon amour. Meslèvres tremblent maintenant quand j’écris, lachair de mon visage est soudain lourde sur mesos. Tout ce qui marche autour de moi pèsemille morts dans les hautes futaies de monsang.

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VIII

Aujourd’hui, vers dix heures du soir, il aplu, des gouttes espacées faisaient tinter unauvent de tôle de l’autre côté du mur. Il pleu-vait dans ma pensée et mon imagination sem-blait se replier sur elle-même afin qu’il y eûttoute ma vie et rien que ma vie entre elle etmoi. Cette chute de gouttelettes faisait un bruitchangeant où il y avait des hauts et des bas, etcomme la trace dans cette averse inanimée deforces qui se fussent intelligemment ménagées.

Françoise est entrée, elle m’a dit qu’il pleu-vait, et que c’était bien triste pour ceux quin’avaient pas de maison. Entre ses paroles etses lèvres, une sorte de silence s’enflait, et lacontrainte que visiblement elle s’imposait fi-nissait par devenir si gênante que je cherchaibientôt les moyens de l’en faire sortir.

D’un geste de la main je lui intime l’ordre dese taire, ce qui l’engage aussitôt à parler plus

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vite et plus fort. Je la prie d’aller m’acheter descigarettes, elle s’assied. Enfin, comme je fai-sais mine de me lever, elle m’a attrapé par lamanche de mon pyjama. Elle me demande dela laisser aller à l’église où elle a une messe àsuivre. Ce n’est pas que la personne qui se ma-rie loin d’ici lui semble tellement digne que l’onprie pour elle. Mais toutes les occasions, medit-elle, sont bonnes pour s’adresser à Dieu, et,en fait, on ne prie jamais que pour soi.

« Vous mariez quelqu’un, Françoise ?— Je n’ai personne à marier, me répond-

elle. Je veux prier pour une que sa mère doitêtre bien contente de voir partir. »

Et, plus bas, en me regardant fixement :« Je dirai des prières pour qu’elle ne pense

pas à vous pendant la cérémonie. Ce serait ungrand malheur pour elle et pour vous, et celuiqui l’épouse en porterait les conséquences. »

Il s’agit, paraît-il, de Paule Deval qui épou-serait le docteur Bernard. Je pense si peu à euxqu’il me paraît invraisemblable qu’ils soient

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encore occupés l’un de l’autre. Un souci bienplus grave me tient. Depuis des mois que je n’aipas vu Sabbas ma provision de stupéfiant s’estépuisée, et je commence à sentir cruellementles effets de la privation. Je dors mal, ou plu-tôt, il me semble qu’une partie de mon corpsveut dormir, quand l’autre aspire à penser. Mesmains sont parcourues de crispations doulou-reuses. Je parle malgré moi et ma pensée suitun autre chemin que mes paroles. Quand la fa-tigue vient et mon silence avec elle, je m’aper-çois que celui-ci est plein de desseins affreux.

La femme que j’ai envie de tuer ne se tientjamais bien loin. Elle était dans tous messonges, cette nuit, verte de colère sur le matin,comme je venais en ricanant de lui refuser descaresses. La sueur couvrait mon front, l’insup-portable chaleur du poêle m’éveillait parlantencore à celle que je dédaignais comme pourlui rendre plus claire ma réserve.

« Je veux que tu ne sois plus que ta beautéafin que tu meures de ta beauté. »

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Le geste de tuer me délivrerait car il mechasserait de la nature, il me ferait marcherloin de moi dans un monde de pure création,enfin. Des hommes plus forts que je ne suisou héritiers de je ne sais quel splendide passéde crime et d’orgueil n’ont pas eu besoin d’agirpour que le ciel continuât à éternellement sai-gner à travers leurs mains de poètes et depeintres. Et chacun de leurs regards était uncoup de faux dans les belles avenues du jour.Mais moi, j’étais faible, désarmé.

Aussi ceux qui viennent se tromperaientfort en me suivant. Mon ardeur à moi n’aura ja-mais été qu’un consentement enflammé à mamort. Me comprendre c’est me nier et je n’auraijamais chanté que ma fin. Et ma gloire seraitd’obtenir que cette fin soit l’anéantissement detout ce qui a été avec moi.

J’aurai dégagé de ma vie la clarté dont elleétait le couchant. La nature enfin s’éteint, s’en-fonce dans ses cuisantes blessures comme unblessé dans son sommeil.

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Je regarde encore les femmes, j’entends despensées dans leurs voix, je regarde leurs yeuxquand elles sourient.

Je m’associe à la joie de ces êtres à traversla beauté desquels je vois la lumière entrerchez elle et pour toujours.

Ce qui, dans la lumière, reste extérieur auchangement, cette éternité du jour dont je neperçois et sous une forme sensible que l’élé-ment spirituel, il y a au fond de mon cœur as-sez d’écho pour en apprécier l’éclat et le côtéimpersonnel, mais celui-ci comme la manifes-tation saisissable d’un moi qui se détache dema conscience et semble la réduire au déses-poir. On dirait que dans l’acte de percevoir cequi est perçu veut entrer pour une part et qu’ily a toujours dans la sensation quelque chosepour me porter secours comme si cette sen-sation trouvait, pour son compte, le chemind’une unité faite de lumière et à laquelle, en at-tendant et faute de mieux, la mienne ne peutque tendre la main.

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Et je venais de me coucher quand ma sœurest entrée dans ma chambre. Je ne l’avais pasvue depuis longtemps, et son visage m’a paruchangé, peut-être parce que je souffre desyeux, peut-être parce que ma sensibilité étaitmodifiée par l’importance de la nouvellequ’elle avait à me communiquer. De mêmequ’elle m’avait annoncé la mort de Paule Du-val, elle m’a révélé que Sabbas était mort. Ellene m’a pas caché qu’elle avait été étonnéed’apprendre qu’un rôdeur avait manifesté enmourant le regret de ne pas m’avoir à son che-vet. Il lui semblait par-dessus tout étonnantque de tout ce mince bagage que les infir-mières avaient mis sous son oreiller, en atten-dant de le brûler, le vagabond ait pu distraireun paquet qu’il me destinait et que je n’avaisplus qu’à ouvrir.

J’ai attendu d’être seul pour ouvrir la boîtede carton que ma sœur m’avait remise. Je pen-sais bien qu’elle cachait un flacon, mais je ne

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m’attendais pas à trouver un goût si bizarre auliquide vert qu’il contenait.

Et je ne sais pourquoi je me mis à rêver queSabbas venait de me donner le moyen de le re-joindre. C’est du poison, me suis-je dit. Maisce n’étais pas une crainte faite pour m’empê-cher d’y goûter. J’ai bu cette mixture qui avaitle goût du romarin. Et puis je me suis mis àécrire :

« Le docteur fit mine de se rapprocher etrecula aussitôt en adressant un signe à Fran-çoise. Le malade ne respirait plus.

« Le pauvre diable venait de mourir. Il setrouva debout dans une plaine couverte deneige. À quelques mètres de lui il vit un chevalnoir, au poil luisant, qui montrait dans sabouche ouverte une rangée de dents éblouis-santes.

« Il eut peur, vit que la bête était nue, etaussitôt, fit un effort pour bouger car elle sejetait sur lui. Il n’eut pas le temps de se dé-

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rober, ressentit un choc violent. Il était mortau plus secret de lui-même, enfin broyé par lamort que son imagination lui avait choisie. »

Puis j’ai appelé Françoise qui n’est pas ve-nue. De l’autre côté du mur des pas, de plus enplus rapides montaient et descendaient un es-calier dont je n’avais jamais soupçonné l’exis-tence.

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nesque complète, tome 1, Paris, Albin Michel1979. D’autres éditions notamment l’édition :Paris, Denoël et Steele, 1936, ont été consul-tées en vue de l’établissement du présent texte.La photo de première page, Pieds de vigne auprintemps près de l’étang de Vendres, a été prisepar Laura Barr-Wells le 05.04.2013.

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Table des matières

IIIIIIIVPREMIÈRE PARTIE

IIIIIIIVV

DEUXIÈME PARTIEIIIIIIIVVVIVII

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VIIIIX

TROISIÈME PARTIEIIIIIIIVVVIVIIVIII

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