la tendresse h barbusse

3
LA TENDRESSE 25 septembre 1893. Mon cher petit Louis, C’est donc fini. Nous ne nous reverrons plus: sois-en sûr comme j’en suis sûre. Tu ne voulais pas, toi; tu aurais tout accepté pour rester, mais il fallait nous séparer afin que tu puisses refaire ta vie. Je ne regrette pas que j’aie résisté à toi, à moi, à nous, quand tu pleurais tant le soir, dans les ténèbres et je ne voyais plus tes larmes mais je les sentais, qui saignaient sur mes mains. Maintenant, nous souffrons tous les deux horriblement. Cela me paraît un cauchemar. Pendant quelques jours, on ne voudra pas y croire; pendant quelques mois, on en restera endolori; puis ce sera la convalescence. A ce moment-là seulement je recommencerai à t’écrire, puisque nous avons décidé que je t’écrirai de loin en loin. Ce lien, de moi à toi – car tu ne sauras pas mon adresse, jamais! – sera le seul, mais il empêchera notre séparation d’être tout à fait un déchirement. Je t’embrasse une dernière fois, mais c’est si doucement, c’est dans une si grande distance. 25 septembre 1894. Mon cher petit Louis, Je reviens te parler comme c’était promis. Déjà un an que nous ne sommes plus “nous”. Je sais bien, que tu ne m’as pas oubliée; nous sommes encore trop mêlés pour que je ne subisse pas ta douleur. Cependant ces douze mois n’ont pas été complèment inutiles: ils ont mis un léger voile de deuil sur le passé. Déjà de petites choses qui s’atténuent, et même de menus détails qui sont morts. L’autre jour, j’ai souri. A qui, à quoi? A personne, à rien. C’est un rayon épanoui le long d’une allée qui m’a forcée à sourire, malgré mes lèvres. Je veux que de plus en plus souvent, toi aussi, sous prétexte simplement du beau temps ou même de l’avenir, tu lèves la tête et tu souris.

Upload: faliboga-anatolie

Post on 17-Feb-2016

8 views

Category:

Documents


1 download

DESCRIPTION

h.b

TRANSCRIPT

Page 1: La Tendresse h Barbusse

LA TENDRESSE

25 septembre 1893.

Mon cher petit Louis,

C’est donc fini. Nous ne nous reverrons plus: sois-en sûr comme j’en suis sûre. Tu ne voulais pas, toi; tu aurais tout accepté pour rester, mais il fallait nous séparer afin que tu puisses refaire ta vie. Je ne regrette pas que j’aie résisté à toi, à moi, à nous, quand tu pleurais tant le soir, dans les ténèbres et je ne voyais plus tes larmes mais je les sentais, qui saignaient sur mes mains.

Maintenant, nous souffrons tous les deux horriblement. Cela me paraît un cauchemar. Pendant quelques jours, on ne voudra pas y croire; pendant quelques mois, on en restera endolori; puis ce sera la convalescence.

A ce moment-là seulement je recommencerai à t’écrire, puisque nous avons décidé que je t’écrirai de loin en loin. Ce lien, de moi à toi – car tu ne sauras pas mon adresse, jamais! – sera le seul, mais il empêchera notre séparation d’être tout à fait un déchirement.

Je t’embrasse une dernière fois, mais c’est si doucement, c’est dans une si grande distance.

25 septembre 1894.

Mon cher petit Louis,

Je reviens te parler comme c’était promis. Déjà un an que nous ne sommes plus “nous”. Je sais bien, que tu ne m’as pas oubliée; nous sommes encore trop mêlés pour que je ne subisse pas ta douleur.

Cependant ces douze mois n’ont pas été complèment inutiles: ils ont mis un léger voile de deuil sur le passé. Déjà de petites choses qui s’atténuent, et même de menus détails qui sont morts.

L’autre jour, j’ai souri. A qui, à quoi? A personne, à rien. C’est un rayon épanoui le long d’une allée qui m’a forcée à sourire, malgré mes lèvres.

Je veux que de plus en plus souvent, toi aussi, sous prétexte simplement du beau temps ou même de l’avenir, tu lèves la tête et tu souris.

17 décembre 1899.

Me voici à nouveau près de toi, mon petit Louis. N’est-ce pas que je suis tout à fait comme un rêve, puisque je me présente comme il me plaît, mais toujours au bon moment, au milieu du vide et du noir, et qu’on ne peut pas me toucher?

Je ne suis pas malheureuse. J’ai repris courage à force de nouveaux matins et de saisons nouvelles.

J’ai dansé une fois. J’ai ri. D’abord je comptais les fois où je riais; puis cela n’a plus été possible de compter.

Je t’écris pour te dire ma nouvelle réligion: la tendresse. Nous en parlions autrefois. Prions ensemble pour y croire.

Page 2: La Tendresse h Barbusse

6 juillet 1904.

Les années passent. Onze ans! Je suis partie loin, je suis revenue, je vais repartir.

Sans doute, tu as un foyer, et sans doute, mon grand Louis, une petite famille pour qui ta vie est importante.

Et toi-même, comment es-tu? Je m’imagine que ton visage est plus plein, tes épaules plus larges: à coup sûr, tu as peu de cheveux blancs et ta figure a toujours la même façon de s’éclairer avant de sourire.

Et moi? Je ne te dirai pas comment je me suis métamorphosée en vieille. Vieille! Les femmes vieillissent plus vite que les hommes et si je pouvais être à côté de toi, j’aurais l’air de ta mère.

Tu vois comme nous avons eu raison de nous quitter tellement, puisque le calme est revenu, et puisque, tout à l’heure, c’est presque avec de la distraction que tu as reconnu l’enveloppe de ma lettre.

25 septembre 1893.

Mon cher Louis,

Il y a vingt ans que nous nous sommes quittés…

Mon cher Louis, il y a vingt ans que je suis morte. Si tu vis assez pour lire cette lettre qui te sera adressé par les mains sûres qui t’ont envoyé les autres, le long des années , tu m’auras oubliée , et tu me pardonneras de m’être tuée le lendemain de notre séparation dans mon impuissance de vivre sans toi.

C’est hier que nous nous sommes quittés: regarde mieux la date, que tu as dû mal lire, en tête de cette lettre. C’est hier que, dans notre chambre, tu sanglotais. C’est hier que, dans la nuit tombée, tes larmes ont coulé aveuglement sur mes mains. C’est hier que tu criais, et que moi, je ne disais rien – de toutes mes forces.

Alors, aujourd’hui, j’ai écrit sur notre table, en compagnie de tous nos objets, les quatre lettres que tu as reçues à longs intervalles, et je finis celle-ci , qui finit tout.

Ce soir, je prendrai religieusement toutes les dispositions pour que les lettres te parviennent à leurs dates, et aussi pour qu’on ne me retrouve jamais.

Puis je disparaitrai de la vie. Inutile de te dire comment: un détail précis sur ces vilaines choses pourrait te causer de la souffrance neuve, même au bout de tant d’années.

Le principal c’est que je réussisse à te detacher de moi avec des précautions, des caresses. Il n’y aura pas d’arrachement: tu ne le supporterais peut-être pas avec ta sensibilité à vif.

Je reviendrai aussi vers toi, assez rarement et assez souvent pour m’éteindre peu à peu à tes yeux, en épargnant ton cœur. Et lorsque je t’annoncerai la vérité, j’aurai gagné assez de temps pour que tu ne comprennes plus tout ce que signifie ma mort.

Maintenant, à travers un immense espace de temps, à travers l’éternité – quoique cela puisse paraître absurde – je t’embrasse réellement. Et puis… je m’arrête. Parce que je n’ose pas, de peur rêver de fou sur l’amour, qui est si grand, sur la tendresse, qui est trop grande.

Page 3: La Tendresse h Barbusse

H.Barbusse.