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La tectonique des noeuds: la vannerie en tant que ‘réalisation’ Victoria Mitchell Norwich University of the Arts Résumé Si l’on élargissait la notion de vannerie en la modernisant, on pourrait y inclure non seulement les variantes habituelles de l’artisanat mais aussi le dessin, le spectacle, l’ingénierie, le numérique et la création de mode. Si la vannerie s’anime pour devenir un processus prototype où se rencontrent diverses disciplines et contextes, elle cesse, de toute évidence, d’être un humble métier à l’avenir bien circonscrit. Elle s’ouvre alors à une infinité d’adaptations et de transformations, nous invitant à la visiter maintes et maintes fois depuis de multiples perspectives culturelles et créatives. Dans les pages qui suivent, nous examinerons comment, à travers les transformations de l’ingénierie textile la plus subtile, des nœuds de vignes grimpantes aux souples entrelacs des nids, des structures numériques tissées par les architectes contemporains aux créations des vanneurs, le rôle de la vannerie illumine les relations entre des structures biologiques, proto-culturelles, de sensibilité écologique et ontologiquement pertinentes. Ainsi repensée, la vannerie peut être considérée comme formative, plutôt que symptomatique, de la prétendue intelligence qui distinguerait l’homme des autres espèces animales. Phénotype et prototype En 2011, les réseaux cybernétiques furent momentanément bombardés d’images, envoyées depuis l’ouest du Brésil, d’une tribu supposément ‘isolée’ posant devant une hutte en feuille de palmiers, au milieu de paniers destinés à la collecte et à la conservation des aliments (http://www.uncontactedtribes.org consulté le 30.08.2013). Quelques semaines plus tard, une tribu de grands couturiers et l’artiste contemporain brésilien Samuel Cirnansck publiaient les images d’un vêtement de défilé de mode en vannerie, excentrique, symbolique, mais finement travaillé (http:// wodumedia.com/today-in-pictures-jan-29-2011/sao-paulo-brazil-a-model-wears-a-creation-by-samuel-cirnansck- during-sao-paulo-fashion-week/ consulté 30.08.2013). Les liens de continuité entre agriculture et culture, fonction et esthétique, anonymat et couturier célèbre abondent dans une telle comparaison, mais sont resserrés par la technique et les matériaux de la vannerie artisanale et de ce qui s’y apparente; le vêtement, la hutte en feuilles de palmier et les paniers représentent un processus formatif qui relie nature et culture, culture et nature, d’égale à égale, au sein de l’orbite du contemporain. Un tel contraste entre deux exemples de vannerie révèle un conflit dans l’interprétation habituelle du mot ‘contemporain’; ils impliquent un entrelacement entre nature et culture, tout en accusant des défis difficilement réconciliables. Dans le monde dit développé, la production de vannerie traditionnelle est rarement viable sur le plan 1

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La tectonique des noeuds: la vannerie en tant que ‘réalisation’

Victoria MitchellNorwich University of the Arts

Résumé

Si l’on élargissait la notion de vannerie en la modernisant, on pourrait y inclure non seulement les variantes habituelles de l’artisanat mais aussi le dessin, le spectacle, l’ingénierie, le numérique et la création de mode. Si la vannerie s’anime pour devenir un processus prototype où se rencontrent diverses disciplines et contextes, elle cesse, de toute évidence, d’être un humble métier à l’avenir bien circonscrit. Elle s’ouvre alors à une infinité d’adaptations et de transformations, nous invitant à la visiter maintes et maintes fois depuis de multiples perspectives culturelles et créatives. Dans les pages qui suivent, nous examinerons comment, à travers les transformations de l’ingénierie textile la plus subtile, des nœuds de vignes grimpantes aux souples entrelacs des nids, des structures numériques tissées par les architectes contemporains aux créations des vanneurs, le rôle de la vannerie illumine les relations entre des structures biologiques, proto-culturelles, de sensibilité écologique et ontologiquement pertinentes. Ainsi repensée, la vannerie peut être considérée comme formative, plutôt que symptomatique, de la prétendue intelligence qui distinguerait l’homme des autres espèces animales.

Phénotype et prototype

En 2011, les réseaux cybernétiques furent momentanément bombardés d’images, envoyées depuis l’ouest du Brésil, d’une tribu supposément ‘isolée’ posant devant une hutte en feuille de palmiers, au milieu de paniers destinés à la collecte et à la conservation des aliments (http://www.uncontactedtribes.org consulté le 30.08.2013). Quelques semaines plus tard, une tribu de grands couturiers et l’artiste contemporain brésilien Samuel Cirnansck publiaient les images d’un vêtement de défilé de mode en vannerie, excentrique, symbolique, mais finement travaillé (http://wodumedia.com/today-in-pictures-jan-29-2011/sao-paulo-brazil-a-model-wears-a-creation-by-samuel-cirnansck-during-sao-paulo-fashion-week/ consulté 30.08.2013). Les liens de continuité entre agriculture et culture, fonction et esthétique, anonymat et couturier célèbre abondent dans une telle comparaison, mais sont resserrés par la technique et les matériaux de la vannerie artisanale et de ce qui s’y apparente; le vêtement, la hutte en feuilles de palmier et les paniers représentent un processus formatif qui relie nature et culture, culture et nature, d’égale à égale, au sein de l’orbite du contemporain.

Un tel contraste entre deux exemples de vannerie révèle un conflit dans l’interprétation habituelle du mot ‘contemporain’; ils impliquent un entrelacement entre nature et culture, tout en accusant des défis difficilement réconciliables. Dans le monde dit développé, la production de vannerie traditionnelle est rarement viable sur le plan

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économique et, généralement, exige trop du corps humain. A cela s’ajoute l’invasion mondiale par la production de masse, sans compter les progrès accomplis par les sciences de la matière, l’ingénierie numérique et les technologies de la production, qui détrônent ou menacent le rôle des aînés dans la transmission des savoirs, l’apprentissage et la formation des vanneurs. C’est ainsi qu’à Nha Trang, au Vietnam, les fabricants de bateaux de pêche se consacrent de moins en moins à la construction artisanale de barques en bambou tandis que dans la même ville, on fabrique des meubles en rotin pour le marché insatiable du monde dit développé. Environ 25% du mobilier en provenance d’extrême-orient contient du rotin. Il y a donc de fortes chances pour qu’une chaise tressée achetée dans une grande surface de centre commercial soit faite à base de rotin, matière abondante, légère, solide, relativement souple, peu encline à se fendiller et facile à teindre. Or, ce succès a son prix. La surproduction de ces dernières années a entraîné des récoltes incontrôlées, un déboisement et le déclin rapide des ressources en rotin naturel. Quant au siège de rotin en fin de vie, il sera probablement jeté – les services du rempailleur d’antan sont également en déclin.

Au-delà des défis que représentent de tels exemples, se profile l’image plus vaste d’une vannerie polyvalente, esthétiquement singulière et robuste au niveau technique, média dont le mérite est d’avoir, en termes d’évolution, survécu selon la loi du plus fort. Les processus de formation disparaissent d’un contexte pour ressurgir dans un autre, dans un numéro d’équilibrisme entre perte et gain à mesure qu’artisans et utilisateurs acceptent à la fois les limites d’un média familier et sa diversification. Une simple construction en feuilles tissées dans un village reculé d’Amazonie, le commerce multinational du mobilier en rotin, une esquisse numérique de gratte-ciel, un fashion statement, un objet d’art finement travaillé et un ouvrage en terre peuvent tous relever de la vannerie contemporaine. La vannerie n’est alors plus perçue comme un anachronisme de basse condition, mais comme un média prototype de savoir transmissible, inspiré par et inspirant des disciplines diverses. Archétypes convaincants de la ‘réalisation’ mariant l’évolution et le contemporain, les pratiques liées à la vannerie représentent également, et renforcent, le mouvement fort opportun en faveur d’une sensibilité écologique accrue. Nature et culture s’entrelacent à travers la vannerie, se faisant écho et évoluant avec le temps dans une infinité de reconfigurations, pour parfois reprendre un fil ou un motif qui relie le processus à un point de départ toujours plus lointain.

Dans cette communication, notre propos est de reconfigurer les caractérisations ethnographiques et artisanales typiquement associées à la vannerie en une plaque tournante où communiquent des disciplines apparentées - construction de nids, architecture, arts et décoration, biomimétique et calcul. Bien sûr, la vannerie n’a jamais été un phénomène isolé et a toujours entretenu beaucoup de ces liens; mais une perspective contemporaine jetterait un regard plus appuyé et plus ‘critique’ sur l’articulation, l’explication et la communication des rapports de réciprocité, reflétant ainsi le caractère illimité et la pertinence inchangée de ce média.

La morphologie naturelle, qu’on l’aborde de façon instinctive ou par un raisonnement scientifique, est une source importante d’inspiration, que l’on oppose volontiers à ce que l’on ressent comme une vague de consumérisme. Sous l’aile de la vannerie, artistes, artisans et créateurs résistent au courant de la production de masse, explorant le potentiel des pratiques contemporaines afin de redécouvrir et de redonner vie à des processus de nature organique. En un développement parallèle, mais non sans lien avec le précédent, les affinités entre vannerie et morphogenèse ont contribué aux expérimentations de l’architecture contemporaine avec de nouveaux matériaux ainsi qu’avec le numérique. La ‘Tectonique des noeuds’ retrace les transformations de l’ingénierie textile la plus subtile, de l’enchevêtrement des vignes grimpantes aux souples entrelacs des nids, des structures numériques tissées par les architectes contemporains aux créations des vanneurs. Or, il ne s’agit pas là d’une trajectoire à sens unique; dans la relation entre noeud et tectonique, celle-ci s’inspire des noeuds qui sous-tendent les principes organisateurs de la morphologie et de la construction. La génération du panier en tant que phénotype est inextricablement liée à la

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vannerie en tant que prototype d’une ontologie sophistiquée de la fabrication, une forme de médiation, de construction de pont, ou de synthèse où s’entremêlent diverses manifestations culturelles de la nature.

Noeuds

Il peut paraître étrange d’entamer une discussion sur la vannerie du point de vue du noeud, mais de nombreux artistes et artisans contemporains ont (re)découvert le potentiel des vignes, vrilles, tiges, herbes et brindilles pour décrire des formes irrégulières ou anarchiques; et cela malgré le fait que le tissage irrégulier, rugueux, grossier, libre ou dépourvu de tout système est rarement discuté dans les textes traitant de vannerie traditionnelle. Symbole du rejet des conventions suivies par les techniques et fonctions ‘traditionnelles’ de la vannerie, l’enchevêtrement est devenu un des traits dominants des oeuvres contemporaines; il ne fait pas de doute que la voie a été ouverte par le contexte plus vaste des pratiques de la vannerie contemporaine, comme le montrent les créations haute couture de Cirnansck. Nous pouvons donc apprendre beaucoup d’une tentative de mise en perspective de ce phénomène.

L’ingénierie des plantes vivantes peut être considérée comme un aspect formatif du développement de l’irrégularité dans le domaine de la vannerie, à laquelle elle est intimement liée. L’adaptation des entrelacs naturels de racines et de vignes a une longue histoire; or, celle-ci commence à attirer l’attention des créateurs contemporains, pour qui les techniques horticoles vérifiées par la science sont connues sous les noms d’arbo-architecture ou de construction botanique. Cherrapunji, en Inde, nous en offre un exemple connu de longue date : la pratique traditionnelle d’enchevêtrer les racines vivantes, toutes en torsades, du ficus elastica pendant plusieurs années, jusqu’à obtenir un pont suspendu solide, parfois de cent mètres de long, enjambant les eaux bouillonnantes d’un torrent. Une telle ingénierie a ses racines dans une morphologie naturelle tout aussi importante, en tant que source d’inspiration, pour de nombreux artistes contemporains, que les produits de la vannerie traditionnelle.

Les techniques adaptées ou directement tirées de la nature par la matérialité des gestes et l’ingéniosité des savoir-faire représentent aussi une façon de travailler qui reflète en partie les constructions élaborées par les animaux, particulièrement les nids d’oiseaux. Quel qu’en soit le bien-fondé d’un point de vue scientifique, le lien perçu entre ‘architecture’ animale ou non-humaine et vannerie n’en est pas moins solide, et il est raisonnable de supposer que la vannerie s’est inspirée au départ de la construction des nids, avec lesquels elle a partagé au moins une partie de ses matériaux. Non seulement les constructions élégantes, plectomorphes, des tisserins, mais aussi les formations en baguettes plus ou moins empilées des cigognes, voire les nids désordonnés des gorilles, peuvent servir d’exemples. Dans Nest Building and Bird Behaviour (1984), Nicholas et Elsie Collias formulent l’hypothèse que les formes précoces de tissage, de type comparable à la vannerie, aient pu être moins régulières et strictement symmétriques que des exemples plus tardifs; le caractère symmétrique et régulier des premiers paniers connus ne signifie donc pas forcément qu’il en fut toujours ainsi. Les auteurs de la même étude observent également que les méthodes de tissage des oiseaux ont-elles-mêmes évolué. (Collias & Collias, 1984: p.206)

Selon l’architecte et théoricien Juhani Pallasmaa, ‘la construction dans les cultures traditionnelles est guidée par le corps, tout comme un oiseau façonne son nid par des mouvements de son corps’; il pourrait souvent en aller de même pour la vannerie expérimentale contemporaine. (Pallasmaa, 1996: p.16) Celle-ci résiste aux motifs, techniques et contextes des structures et fonctions conventionnelles, invitant à porter un regard neuf sur les matières premières. Ne s’éloignant jamais, certes, du cadre social et culturel dans lequel on les expose et représente, ces pratiques inspirent un penchant pour la réflexion pré-culturelle et un sens de la cohérence évolutive dans le contexte présent. Le lien

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entre morphologie naturelle, architecture animale et architecture humaine à ses débuts constitue une de ces chaînes d’association adaptative; il fait écho aux réflexions de Gottfried Semper sur les origines de la construction en termes de ‘murs textiles’, ‘tissés et cousus les uns aux autres de façon plus ou moins artificielle’, selon une ‘technique que la nature a, pour ainsi dire, mise entre les mains de l’homme’. (Semper 1860, trans. Mallgrave et Hermann 1989: p.254-5)

Le rapport entre motifs réguliers et formations irrégulières est complexe; les deux coexisteront toujours dans la vannerie qui fait appel aux matières naturelles, même si, sur un plan historique, c’est la formation de motifs réguliers en tresses, spirales et torsades qui a prédominé jusqu’ici. Qu’il s’agisse de persuader osiers et baguettes de se plier à la géométrie d’un récipient ou d’un piège, de maîtriser les tiges enchevêtrées du rotin pour satisfaire le marché du mobilier à prix modique, ou d’articuler des symboles lisibles à travers les formes et motifs ordonnés d’une corbeille en vannerie, le contrôle de la nature sauvage et irrégulière manifeste une intention reflétant un penchant culturel plus général pour l’ordre. Hasard, irrégularité, rugosité, anarchie, peuvent paraître s’opposer à cette volonté d’ordre ; ils n’en manifestent pas moins des caractéristiques latentes dans la morphologie des matières.

Les matières végétales, comme les desseins de l’artisan, ont un comportement qui leur est propre. Chaque baguette de saule ou de roseau, chaque aiguille de pin, chaque feuille d’herbier marin ou de palmier, est semblable à sa voisine, et pourtant chacune est différente, sujette à des tendances naturelles liées aux conditions de croissance. Chaque baguette de saule, par exemple, est façonnée non seulement par le rétrécissement entre sa base et sa pointe, mais aussi par des irrégularités de croissance ou variations qui peuvent être dues aux processus de préparation. Ce développement du lien entre régularité et irrégularité contribue au caractère distinctif de la vannerie traditionnelle, qui peut intégrer l’alternance entre augmentation et diminution, exploiter ou dompter la variété, encourager ou décourager la souplesse et la rigidité, et adapter les techniques à la complexité inhérente de la matière.

Si une telle connaissance des matières a pu devenir mécanique dans certains contextes culturels, pour nombre d’artisans contemporains, chez qui l’exploration tacite est primordiale, une approche moins contrôlée a beaucoup à offrir dans l’exploration de la vannerie en tant que véhicule de l’invention, tendant à des configurations de la matière représentant des régimes de connaissance moins clairement codifiés. La collecte et le traitement des matières premières continuent à jouer un rôle fondamental, que le contexte soit créatif ou motivé par l’économie. Cependant, dans le domaine élargi de la vannerie contemporaine, on assiste à une articulation de plus en plus expérimentale du ‘langage’ complexe des matières. La connaissance performative, tacite, est difficile à vérifier autrement que par l’exemple. Elle se manifeste néanmoins à travers des exemples de vannerie contemporaine, dans lesquels les possibilités inhérentes aux propriétés des matières elles-mêmes (et la découverte de matières nouvelles) sont élargies et rendues visibles par l’expérimentation et la réflexion.

Dans le contexte historique de la vannerie, on connaît une technique de tissage irrégulier depuis au moins le milieu du XIXème siècle: un des styles typiques de la vannerie ikebana japonaise faisait parfois appel à la technique dite ara-ami (signifiant ‘tressage rugueux ou grossier’). Plus tard, le mizore-ami apporta un nouveau développement: pour certains vanneurs de la lignée Shokosai, les entrelacs dictés par le hasard, et ‘la voix du bambou’, jouaient un rôle central dans le passage de l’artisanat à l’art. (Coffland, 2011: p.4) Enfin, grâce à l’avénement de la vannerie ‘en studio’ dans les années 70 et 80, inspirée notamment par Ed Rossbach et John McQueen aux Etats-Unis, la vannerie créative a repoussé encore plus loin les limites de la vannerie traditionnelle, acceptant l’irrégularité comme non seulement une technique, mais un acte de foi créatif.

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A la fin des années 70, l’artiste japonaise Hisako Sekijima (Fig. 1) a subi l’influence d’Ed Rossbach et de John McQueen avant de retourner vivre et travailler au Japon dans les années 80. Hisako compte parmi les artistes vanneurs les plus éloquents, innovants et influents. Son œuvre combine le potentiel régulier et irrégulier des matières, tout en communiquant cet entrelacement par le langage, amplifiant et explorant encore davantage un sens du motif en termes de pensée et de comportement:

Je définis un panier comme un objet, souvent en forme de vase, créé à l’intérieur d’une structure textile qui laisse voir la dynamique de chaque composante. Ma définition élargie inclut tout ce qui peut impliquer un rapport avec la vannerie sous ses aspects techniques, esthétiques ou fonctionnels. Pour moi, ce vocabulaire comprend : les lignes courbes, en boucle, passant les unes sur, ou sous, les autres ou se croisant; la résistance ; la souplesse, la position debout, rigide, sans l’aide d’un support; les plans qui se plissent, s’incurvent, s’empilent en couches pour obtenir du volume; les lignes tracées dans l’espace, le remplissant; l’élimination de la matière pour introduire les espaces… la répétition, le rythme, la texture, le motif, l’ordre, le désordre… couper, peler, percer ; casser, défaire, faire des trous. (Sekijima, cité dans in Lonning 2007: p.117)

Elle dit aussi préférer travailler avec des ‘matières brutes’, s’expliquant en ces termes: ‘elles posent… plus de problèmes’ ‘dans mon effort pour assortir ma réalité aux règles de la nature’, (Sekijima, cité dans Lonning 2007: p.117); ajoutant: ‘dès que j’ai cessé d’imposer aux matières une forme préparée d’avance pour laisser les matières naturelles se transformer, j’ai découvert que leurs propriétés inhérentes se révélaient plus facilement’ (Sekijima, cité dans Faulkner 1995: p.99). Exprimée en ces termes, la vannerie peut être considérée comme une intersection entre les motifs réactifs de l’artisan et ceux de la morphologie. Le fait main préfigure le fait à la machine, mais tous deux sont préfigurés par des structures morphologiques que l’on trouve ou que l’on sent dans la nature.

Fig. 1 Hisako Sekijima Un trou pour voir (A Hole to See), 2006, bambou (Hisako Sekijima, avec l’aimable permission de l’artiste)

D’un point de vue esthétique, ce qui peut paraître désinvolte ou détendu n’est pas forcément plus facile à accomplir sur un plan technique; du point de vue de l’ingénieur, le tissage régulier n’est pas toujours plus robuste que l’irrégulier. Qu’ils soient systématiques ou anarchiques, l’esthétique et le technique font souvent l’objet d’un calibrage subtil. Si l’on peut envisager qu’une structure tissée implique une configuration de formes plus savamment délibérée qu’un enchevêtrement apparemment anarchique, l’inverse est peut-être tout aussi vrai. En réalité, les explorations contemporaines de l’irrégulier sont toujours circonscrites et façonnées de manière à s’adapter aux contextes culturels dans lesquels elles se manifestent, comme si l’irrégulier n’était jamais qu’un autre type de motif. Même le travail de ces artistes dont les brindilles enchevêtrées sont conçues pour retourner un jour à l’innocence de l’état ‘naturel’, au fin

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fond d’une forêt ou d’un parc et à la merci des éléments, résulte clairement d’un jeu conscient sur la signification.

Laura Ellen Bacon est typique de beaucoup de ces artistes dont l’oeuvre explore cette morphologie commune qui unit la croissance d’un arbre, la construction d’un nid d’oiseau, le travail inventif sur les paniers en forme de nids et la proto-architecture. Le résultat n’en est pas moins unique par sa formation, étant composé de paires ou d’une multitude de tiges de saule choisies avec soin et tissées de façon à former des bulbes et des creux convexes profonds. On semble confronté à un tissage fait au hasard, mais le processus exige une grande précision ainsi qu’une modulation de la structure émergente. Outre l’étude minutieuse de l’architecture animale, les tannières que construisait Bacon dans son enfance ont été une source importante d’inspiration, ces dernières montrant que les affinités avec la nature peuvent incorporer une référence subjective aussi bien que le souci de l’environnement et les sympathies biomimétiques. Voici comment elle décrit l’évolution de son oeuvre après qu’elle eut mis au point un moyen de travailler avec les matières: ‘ j’entamai rapidement un processus instinctif de tissage autour de moi-même, avec ce qui me tombait sous la main’. (Bacon 2010: p.13) Formes de chêne (2006) (Fig. 2) a été placé dans un jardin paysager ouvert au public, parmi les branches d’un grand chêne. Les formes expriment l’allusion poétique à une cathédrale pour oiseaux ou écureuils.

Fig. 2 Laura Ellen Bacon, Formes de chêne (Oak Forms), saule, Sir Harold Hillier Gardens, Hampshire, Royaume Uni2006 (Laura Ellen Bacon, avec l’aimable permission de l’artiste)

Follies

Au Japon et en Chine, le noeud irrégulier est depuis longtemps un trope reconnu de la spéculation philosophique. Ainsi, au XVIIème siècle, l’émissaire britannique Sir William Temple, parlant du caractère aléatoire, irrégulier et asymmétrique de certains jardins chinois, utilisait les termes sharawaggi ou sharawadgi, déformations probables du japonais sorowaji ou shorowaji, signifiant asymmétrie, inégalité ou irrégularité, ou encore de sawarinai (触りない) ‘ne pas toucher; laisser les choses telles quelles’ (Takau, 1997). C’est un aspect de cette philosophie qu’évoquent et représentent les folies et grottes destinées à contrer la sévérité de l’architecture classique dans les jardins paysagers du XVIIIème siècle. On pourrait avancer que beaucoup des structures contemporaines faisant appel auc techniques et aux matières de la vannerie qui ont fait leur apparition dans les parcs et jardins au cours de ces dernières années font écho à ces folies, exemples de nostalgie pittoresque opposant le romanesque de l’autre au ras-de-marée du développement urbain.

Ces structures, souvent montées en plein air dans un cadre de parc, de champs ou de bois, peuvent être considérées moins comme des formes de sculpture, d’artisanat ou de création, que comme des lieux de retraite ou de refuge loin

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de la dystopie urbaine. Ces folies contemporaines offrent une mutation de fonctions spécifiques; les animaux peuvent y bâtir leur demeure pendant que l’on retrouve les tannières des jardins de notre enfance. Alors que la vannerie traditionnelle a presque toujours été inséparable des utilisations pratiques ou des stratégies de survie, le climat culturel contemporain de domaines tels que les arts donne naissance à des représentations abstraites, symboliques et conceptuelles, dans lesquelles la vannerie s’adresse à un public plutôt qu’à un utilisateur. Les associations sémiotiques de la vannerie sont identifiées, explorées. Abris, domes, tannières, nids, creux et excroissances sont construits en connaissance de cause, dans des lieux parfois retirés (généralement photographiés par la suite); ou installés tels des spectacles, exposés au public. Ce type d’œuvre invite à s’évader de la culture humaine tout en réfléchissant sur elle; mais elle permet également à la vannerie de libérer un peu de son potentiel ‘caché’ en tant que typologie, celle-ci s’apparentant de plusieurs façons à des constructions de jardin.

Depuis quelques années, beaucoup d’œuvres d’art environnemental se caractérisent par certaines approximations très simples des techniques de la vannerie. Des baguettes grossièrement tissées ou empilées, parfois attachées entre elles pour plus de stabiliité, peuvent passer pour un ‘studio’, voir un exemple de technique de la vannerie traditionnelle. Toutefois, dans ce contexte élargi, elles revêtent une dimension monumentale, donc une plus grande valeur symbolique. Ces techniques vont de l’assemblage par des liens, clous ou noeuds de tiges, branches ou brindilles, au simple collage à l’aide de terre de baguettes empilées, comme dans Le Nid de Nils Udo (http://greenmuseum.org/content/artist_index/artist_id-36.html consulté 30.08.2013). Sur un plan technique, nous sommes là aux frontières de la vannerie, comme une famille élargie qui formerait de nouvelles alliances et contextes auxquels pourrait faire allusion une appréhension plus large de la vannerie. Typiquement installées, comme Le Nid, dans un environnment naturel, ces structures ont une résonance d’habitat naturel qui peut tout aussi bien s’intégrer à un environnement urbain. Plutôt qu’à l ’intérieur d’une galerie d’art, elles peuvent la surmonter, comme pour montrer l’environnement plus vaste qu’habitent les espaces emblématiques de la culture moderne. Le fait que ces constructions, en ville ou dans la nature, soient devenues des espaces habitables et non simplement observés, montre également que nous avons affaire à des œuvres à grande échelle.

Tandis que nature et artifice se développaient ensemble sous l’influence du Land Art et de l’Arte Povera à la fin des années 60, les artistes créateurs de nids (et de paniers) devenaient plus ambitieux. Des ouvrages tels que Ideas and Integrities (Buckminster Fuller, 1963), Architecture Without Architects (Bernard Rudofsky, 1964) et The Whole Earth Catalog (à partir de 1968) inauguraient d’autres contextes auxquels la vannerie pouvait faire référence. Buckminster Fuller crée des associations significatives quand il qualifie ainsi la vannerie de déterminante dans la construction du dome géodésique:

La première catégorie des domes de toute l’Histoire comprend les centaines de paniers renversés millénaires, parmi lesquels l’évolution ultérieure de paniers en barques et le nouveau renversement des barques pour former les toitures des lieux de rassemblement communautaires, et leur dérivé plus tardif qu’est la cathédrale. (Fuller, 1963: p.202)

Les parallèles entre construction et vannerie peuvent être particulièrement révélateurs. Pallasmaa décrit les bâtiments comme ‘des dispositifs exceptionnellement complexes, faits pour faciliter et organiser les activités humaines. Ils donnent aussi une structure aux relations, interactions, perceptions et comportements humains’. Pour Pallasmaa, les constructions de la vannerie, comme les constructions architecturales, offrent ‘des cadres et horizons importants pour une compréhension du monde et de la conditio humana’ (Pallasmaa et al, 2002: p.20).

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Celle-ci revêt souvent, dans ce type de construction, un caractère plutôt anarchique. Grand Bambou: Tu ne peux pas, ne veux pas, ne vas pas t’arrêter (Big Bambu: You Can’t, You Don’t, and You Won’t Stop) (2010), structure temporaire en bambou installée sur le toit du Metropolitan Museum of Modern Art de New York, était l’œuvre d’une équipe d’alpinistes, dirigée par les artistes Mike et Doug Starn, dont les visiteurs pouvaient explorer l’intérieur. ‘On se croirait dans une sorte de logement vraiment bizarre contruit par des créatures géantes – comme des dinosaures ou espèces d’oiseaux aujourd’hui disparues.’ (Temin, 2010: p.33). L’année suivante, la même oeuvre voyait à nouveau le jour sous la forme d’une tour creuse d’une vingtaine de mètres, non loin de la collection Peggy Guggenheim, pour la 54ème Biennale de Venise (http://www.dmstarn.com/big_bambu_venice.html consulté 30.08.2013). Travaillant à partir de maquettes eu saule, les alpinistes avaient usé de plusieurs techniques, dont une variété de noeuds et de liens, essentiels pour renforcer les entrelacs irréguliers de milliers de tiges de bambou, chacune de10 à 15 mètres de long, à laide de cordes en nylon; ‘les alpinistes étaient nos mains et notre corps, qui permettaient à cet organisme de grandir’ (Starn et Vogel, 2011: p.2). A New York comme à Venise, il était indispensable d’exprimer l’idée d’anarchie calculée en tant qu’organisme:

Nous avons une philosophie de l’interdépendance anarchique; de la croissance, de l’évolution de tout ce qui est complexe (animaux, structures sociales, etc…), et Grand Bambou la présente d’une façon très physique; c’est de l’ingénierie philosophique. Les choses dépendent les unes des autres et leurs charges sont réparties entre elles, l’interdépendance est naturelle et fluide. (Starn, 2011)

A Venise, les visiteurs pouvaient faire l’ascension d’une rampe en colimaçon entre les murs à l’allure de résille de la tour, jusqu’à un belvédère surplombant le Grand Canal. Vu d’en haut ou d’en bas, l’oeuvre évoquait une folie en forme d’immense panier ou de nid vertical. L’emploi de quatre types de bambou, dont beaucoup avaient encore leurs feuilles, ajoutait à l’impression d’un lieu habité.

Comme le montrent les oeuvres de Bacon et des Starn, les structures irrégulières ne sont pas forcément faibles. En architecture contemporaine, l’expression ‘tissage anarchique’ est utilisée dans le contexte des systèmes quantificatifs et algorythmiques en référence à des courants d’énergie qui ne sont guère décelables que par la photographie microscopique. Le but est que les structures multidimensionnelles utilisent les fibres en réseaux irréguliers afin de supporter des charges multiples, pareilles à des membranes qui se déforment sans céder, comme les matières non tissées telles que le feutre. A l’école d’architecture de l’université internationale de Catalogne, une équipe d’étudiants en architecture a appliqué les systèmes quantificatifs pour calibrer les structures invisibles d’une coquille d’œuf, dans le but d’en reproduire la membrane en une forme qui puisse être développée dans des contextes architecturaux (Estevez, 2005, pp. 114-115). Les motifs et modèles qui en résultent rappellent ceux de nombreux artistes et artisans travaillant à la main sur des matières de la vannerie traditionnelle.

Vers la tectonique

On peut décrire les systèmes biologiques et les structures morphologiques en termes d’auto-organisation; autrement dit, ils font preuve d’une tendance à l’organisation, si aléatoires qu’ils puissent paraître à première vue. Si l’on place la vannerie dans le contexte plus large de l’évolution, (contexte dans lequel le tisserin et l ’homo sapiens se sont développés récemment ou tardivement), l’éponge connue sous le nom d’Euplectella aspergillum, ou plus vulgairement panier de Vénus, est digne d’intérêt. D’un point de vue biologique, elle est constituée de minces fibres semblables à du verre qui, à l’œil humain, semblent présenter une structure osseuse ou cellulaire délibérément géométrique. Elle sert de refuge

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aux crevettes, et comme toute éponge, elle est formée de façon à maximiser la circulation d’eau, ce qui lui permet de fonctionner en tant qu’organisme vivant dans les mers les plus profondes. Elle est, au sens figuré, à la fois nid et panier. Sur une plus grande échelle, elle ne serait pas sans rappeler la tour vénitienne des Starn.

Etant donné le nombre d’affinités entre les matières et processus de la vannerie et les formes vivantes, il est possible d’approfondir le lien entre structures biologiques et proto-culturelles en se référant à la biomimétique, application des principes techniques des systèmes biologiques à la création tectonique. A ce propos, il est opportun d’évoquer l’ouvrage écrit en 1917 par D’Arcy Wentworth Thompson, On Growth and Form, source formative reconnue des principes biomimétiques de base pour les artistes et créateurs. L’auteur y examine la morphologie dans le contexte de la théorie mathématique, révélant ‘des homologies d’identités qui n’étaient pas évidentes jusqu’alors, et que nos descriptions obscurcissent plus qu’elles ne les révèlent’ (Thompson 1961 : 270). Le système des coordonnées, qu’il emprunte à Descartes en l’adaptant, est une façon d’imprimer à un objet de forme irrégulière (arête de poisson, branche de saule, os) la structure d’un filet. Une fois le filet mis en place (ce qui se traduit par une table de chiffres), l’objet peut être reconstruit indéfiniment (‘à volonté’, selon Thompson). L’ intention de l’auteur était de créer un modèle pour la zoologie comparée, particulièrement dans le cadre de la morphologie évolutive. Cependant le filet peut être déformé ou transformé; autrement dit, la créativité inhérente au système permet son utilisation dans des structures hypothétiques ou la transformation d’un objet en un autre, ‘tout comme … le sculpteur façonne son produit artistique’ (Thompson 1961 : 273).

Les filets sont bien sûr, dans un autre contexte, des types de paniers, et une connaissance des motifs relevant d’un type mathématiquement reconnu fait partie de la technique du vanneur. Ce que Thompson suggère, c’est qu’à travers la théorie mathématique, on puisse ‘s’élever de la conception de la forme vers une compréhension des forces qui l’ont générée’ (Thompson 1961: 270).

Les systèmes mathématiques qui se cachent dans la structure moléculaire des matières végétales pourraient ainsi faire partie intégrante des formes exprimées par la vannerie et les processus qui lui sont apparentés. La vannerie épouse des modes de croissance propres à certaines espèces, si bien que différentes techniques et structures de la vannerie portent la marque des caractéristiques différentes de la matière première (quelquefois traitée au préalable). Le motif, si souvent réduit au rang de décoration, est un mécanisme d’articulation, dans le double sens d’ingénierie et de compréhension née d’une adaptation neurologique. L’interaction entre matière et artisan revêt la forme d’un mécanisme que l’on a décrit comme un ‘processus dynamique de formation de motif ’ (Camarzine et al, 2001: p.29). Les transitions entre un motif et un autre peuvent découler de relations entre stimulus et réaction. Ainsi

Une structure particulière stimule un certain comportement de constructeur qui gènère un nouvel aspect de la structure, celui-ci stimulant à son tour la prochaine phase de la construction. C’est grâce à l’enchaînement de ces relations étroites entre stimulus et réaction que la structure voit le jour, suivant une séquence de construction relativement rigide. Tout détournement accidentel de cette séquence… est pris en charge par des relations stimulus-réaction de secours. (Camazine et al, 2001: p.53)

On pourrait avancer que la vannerie est un niveau intermédiaire de complexité dans un processus dynamique de formation de motif. Michael Hensel, Achim Menges et Michael Weinstock, anciens directeurs du groupe Emergence and Design de l’Association Architecturale de Londres, travaillent actuellement à développer des systèmes dynamiques d’interaction et d’intégration au sein d’écosystèmes naturels, afin de les appliquer à l’architecture et à la conception (Hensel, Menges and Weinstock 2004, 2006, 2010). Ils adaptent en fait la morphogenèse et les structures

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naturelles aux systèmes informatiques, incorporant des ‘itérations de modelage physique [phénotypique]’ (Weinstock 2004: p.11) qui, entre autres sources, puisent dans D’Arcy Thompson et sa réflexion sur le lien entre biologie et mathématiques, l’œuvre tectonique d’avant-garde de l’architecte Frei Otto et les principes d’auto-organisation que l’on trouve dans les contextes biologiques. Le plus intéressant est que beaucoup des formes qui en résultent ont des affinités avec la vannerie ou s’en inspirent. Le lien entre ‘souplesse’ et ‘raideur’ y est notamment envisagé en termes de la boucle continue qui relie la forme à la dynamique en constante transformation dans laquelle ‘le changement de géométrie interrompt le motif et un autre motif apparaît, qui stimule de nouveaux mouvements morphogénétiques’ (Weinstock 2004: p.15). Conformément à la formation dynamique du motif, les processus produisent, élaborent et entretiennent la forme des systèmes naturels, et ces processus comprennent des échanges dynamiques avec l’environnement.

La maîtrise du lien entre souplesse et raideur est une des compétences techniques déterminantes de la vannerie. Il n’est donc pas surprenant que Hensel parle de ‘morphologies apparentées au panier’ dans le cas d’un de ses projets de recherche de la forme pour un World Centre for Human Concern: deux structures volumineuses s’imbriquant l’une dans l’autre, l’enveloppe ayant le ‘potentiel de fléchir et de redistribuer les forces à travers les fibres du panier’ à la manière des ‘morphologies apparentées au panier’ (Hensel et al 2004: p.31). Dans un autre projet (Fig. 3), les architectes explorent les structures en hauteur qui intègrent le système de support à la peau intelligente, envisageant la morphologie typique du panier en termes d’organisation de ‘touffes et de tresses différenciées’ (Hensel et al 2004: p.43). Les paniers sont importants en tant que modèles architecturaux parce qu’ils plient sans s’effondrer; ils ‘peuvent accepter des dérangements locaux sans s’effondrer globalement’ (p.41). Notons que pour les architectes, les paniers contiennent plus de matière qu’il n’en faut pour porter une charge simple, ce qui implique que la vannerie pourrait apprendre de l’architecture comment faire plus avec moins.

Fig.3, Michael Hensel, Achim Menges et Michael Weinstock, Structure évoluée en double hélice, 2004

Dans une autre de ses contributions, le groupe Emergence and Design s’intéresse à la biologie des plantes, analysant, par exemple, de minuscules variations entre une partie et une autre de la plante, voire entre deux mouvements du

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comportement neurologique. D’après leur analyse du bambou, la distribution des fibres et des touffes en termes de hauteur et d’épaisseur se fait comme si la solidité de l’extrêmité mince du bambou était proportionnelle au stress dû au vent et à l’eau, suggérant que le bambou est ‘deux fois plus solide que le béton en état de compression, et a environ le même rapport solidité-poids que l’acier en état de tension’ (Weinstock in Hensel et al, 2006: p.31).

Pour l’artiste vanneur japonais Ueno Masao (né en 1949), ce genre de recherche confirme sans doute ce que lui a appris sa longue expérience en tant qu’artisan qui, par ses sculptures et installations sur place, a exploré des variations sur la technique traditionnelle de tressage circulaire connue sous le nom de rinko ami, au moyen de bambou madake sélectionné avec soin dans les bambouseraies proches de son village montagnard. Peut-être est-ce en réaction à la proximité de la bambouseraie qu’il a décrit l’espace lui-même comme étant ‘rempli de matières, à la façon d’un panier de bambou tissé’ (East Meets West, 2007: p. 64). Dans son Pousse de bambou de 2007 (Fig. 4), la familiarité du bambou imprègne l’espace habité par la sculpture. L’artiste commence ses sculptures en dessinant une série de lignes formant un volume et une structure qui laissent ‘la lumière et l’air envahir l’intérieur’, permettant à la surface du volume de pénétrer l’espace qui entoure et occupe la forme (Ueno, 2011). Les liens intimes entre les formes des sculptures en vannerie d’Ueno et l’environnement dans lequel elles voient le jour sont à mettre en parallèle avec les schémas d’association propres à l’architecture d’émergence.1

Fig. 4 Ueno Masao, Pousse de bambou (Bamboo Shoot), 2007, bambou, poudre d’or, laqueFig. 5 Ueno Masao, L’escargot (The Snail), 2009-11, bambou, poudre d’or, lacque Fig. 6 Ueno Masao, diagramme d’axes préparatoires pour L’escargot, 2009-11(Ueno Masao, avec l’aimable permission de l’artiste)

Ueno a reçu une formation d’architecte avant d’étudier le bambou. Ses créations s’inspirent de l’architecture et des mathématiques, parfois avec l’aide de logiciels de création informatiques, bien que selon lui, ceux-ci n’expliquent pas l’oeuvre elle-même; ‘les ordinateurs et les mathématiques ne créent à eux seuls aucune image’ (Ueno 2011). Pour L’escargot (2009-11), la forme de la coquille elle-même et les esquisses dessinées à la main précèdent les équations paramétriques du modèle informatique, mais même la forme finale n’est pas une traduction exacte du diagramme numérique qui l’a inspiré. (Figs. 5 & 6). Ueno envisage le processus comme un continuum inspiré et guidé par le ‘naturel’.

1 Michael Hensel et Achim Menges s’inspirent de la notion de Umwelt développée par Jacob von Uexküll pour élaborer leur vision de la relation spatiale entre formes matérielles et environnement. (Hensel et al 2009 pp. 195-215)

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Conclusion

L’acte singulier de créer un objet d’art en vannerie puise dans, et inspire, des champs de compétence et modes de connaissance transmissibles, qui révèlent certains aspects de la culture et de la technologie à la lumière de leur interface avec le monde naturel. En conclusion, la vannerie pourrait être considérée comme formative, plutôt qu’indicative, de la soi-disant intelligence qui distinguerait les humains des autres espèces animales. L’apparition des théories de l’émergence en architecture contemporaine, ainsi que les circonstances écologiques actuelles imposant un souci d’économie dans la distribution et le déploiement des matières premières et de l’énergie, font qu’il est temps de redéfinir la vannerie. En parallèle à l’engouement actuel pour le préfixe bio quand il s’agit de désigner des systèmes et processus faisant appel à la ‘nature’ en matière d’explication, de compréhension ou de nouveaux savoirs (comme c’est le cas en biomimétique, bio-culture, ingénierie, génétique, technologie, morphologie et éthique), le regard porté par la culture contemporaine, menacée par son propre succès, doit se tourner vers les ‘racines’ parfois invisibles de la nature. Mais alors qu’une notion de culture ‘enracinée’ dans la nature évoque une évolution cartésienne, diachronique et étiologique, un entrelacement plus synchronique, combinant nœud à peine ébauché et construction tectonique, pourrait refléter un sens plus cohérent de la continuité à travers le temps. Dans l’entrelacement interdisciplinaire esquissé ci-dessus, la vannerie peut illustrer cette continuité.

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