la signature. du signe à l’acte

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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=SR&ID_NUMPUBLIE=SR_025&ID_ARTICLE=SR_025_0013 La signature : du signe à l’acte par Béatrice FRAENKEL | Nouveau Monde éditions | Sociétés & Représentations 2008/1 - n° 25 ISSN 1262-2966 | ISBN 2-84736-350-0 | pages 13 à 23 Pour citer cet article : — Fraenkel B., La signature : du signe à l’acte, Sociétés & Représentations 2008/1, n° 25, p. 13-23. Distribution électronique Cairn pour Nouveau Monde éditions. © Nouveau Monde éditions. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Page 1: La Signature. Du Signe à l’Acte

Cet article est disponible en ligne à l’adresse :http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=SR&ID_NUMPUBLIE=SR_025&ID_ARTICLE=SR_025_0013

La signature : du signe à l’acte

par Béatrice FRAENKEL

| Nouveau Monde éditions | Sociétés & Représentations2008/1 - n° 25ISSN 1262-2966 | ISBN 2-84736-350-0 | pages 13 à 23

Pour citer cet article : — Fraenkel B., La signature : du signe à l’acte, Sociétés & Représentations 2008/1, n° 25, p. 13-23.

Distribution électronique Cairn pour Nouveau Monde éditions.© Nouveau Monde éditions. Tous droits réservés pour tous pays.La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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LA SIGNATURE : DU SIGNE À L’ACTE

Béatrice Fraenkel

Ill. Vitaly Komar et Alexander Melamid, Our Goal is Communism, 1972 (tempera sur toile),Rutgers, The State University of New Jersey.

1. En visite à l’Université de Rutgers (New Brunswick, New Jersey), j’ai eu l’occasion de visiter uneexposition singulière intitulée : Du Goulag au Glasnost, l’art non conformiste en Union soviétique,1956-1986 (From Goulag to Glasnost, The Jane Voorhees Zimmerli Art Museum, Rutgers University,New Jersey, 1995). Il s’agit de la présentation de quelques-unes des œuvres d’une immense collec-tion de plus de 100 000 pièces réunies par Norton et Nancy Dodge pendant quelque trente années,dont ils ont fait don au Musée Jane Voorhees Zimmerli de l’Université.

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Partons d’une œuvre, celle de Komar et Melamid exposée en 2006 auMusée Zimmerli1 de New Brunswick, aux États-unis [ill.].

Il s’agit d’une banderole en tissu rouge sur laquelle on lit un slogan écriten russe que l’on peut traduire en français par : « Notre but : le commu-nisme ! » Les deux artistes ont simplement signé en bas à droite cette étoffede leurs deux noms, Komar et Melamid. L’œuvre s’inscrit dans le mouve-

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2. Tracts, banderoles, journaux clandestins sont déjà archivés et exposés dans certains musées célé-brant les résistances aux dictatures. Le musée de Varsovie qui commémore le soulèvement de la ville,en 1941, a même reconstitué des graffitis de l’époque sur de faux murs.

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ment contestataire du Sots Art, qui s’est attaché à déconstruire les sym-boles du socialisme, en s’attaquant en particulier aux éléments de propa-gande les plus connus : imagerie révolutionnaire, portraits des héros, ettoute l’emblématique communiste (drapeau rouge, slogans peints, faucilleet marteau…).

En signant et en exposant cette banderole typique du matériel de pro-pagande soviétique, les deux artistes l’ont transformée en œuvre d’art. Legeste semble proche de celui de Marcel Duchamp apposant sa signature surun urinoir et l’installant dans une exposition. Il s’en distingue aussi, carmettre une banderole au musée n’a rien de provocateur. Bien au contraire,cet acte est conforme au traitement respectueux accordé aux drapeaux dansles musées militaires2 et peut s’appliquer à toutes sortes d’objets impliquésdans des luttes héroïques. C’est donc bien la signature de Komar etMelamid qui non seulement transforme la banderole en œuvre d’art mais,surtout, en inverse la signification. La banderole, objet de propagande,devient un objet de contre-propagande

C’est sur l’acte même de signer que je souhaiterais attirer l’attention ici.Sur ce qu’il convoie de familier, de banal, mais aussi sur ce qu’il peut pro-duire d’allusif, d’inattendu, de transgressif. Ce faisant, je voudrais proposerune stratégie d’enquête passant de l’analyse du signe signature à l’analysedes pratiques de signer, puis à la mise en valeur de l’acte d’écriture proto-typique qu’est la signature

APPROCHE SÉMIOTIQUE DU SIGNE SIGNATURE, SIGNE D’IDENTITÉET DE VALIDATION

Signe traditionnel, fait à la main, manuscrite et autographe, la signatu-re demeure quasiment inchangée depuis des siècles. Alphabétisation aidant,elle s’est banalisée tout en conservant une dimension exceptionnelle. Sesmodalités d’expression ne cessent de se renouveler : les projets de signatu-re électronique semblent lui ouvrir une nouvelle carrière alors qu’on pou-vait la croire sacrifiée sur l’autel des nouvelles technologies, quant aux tags,ultimes avatars des pratiques officieuses et illégales de signatures, leur mon-dialisation constitue un phénomène d’écriture à part entière.

Malgré ces évolutions, on ne peut ignorer le fait qu’en signant on repro-duit des gestes anciens, façonnés par une culture lettrée pluriséculaire mais

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aussi des modes de pensée solidaires de dispositifs d’écriture impliquant lepapier, l’encre, la main ainsi que des modalités d’archivage et de conserva-tion. Tout un monde que l’écriture électronique modifie lentement maissûrement. La longévité de la signature tient sans doute à son économiesémiotique. Signe remarquable, elle conjoint quatre éléments : la fonctionindividualisante d’un nom propre, l’effet de présence d’un graphisme tracéà la main, la saillance visuelle d’un signe personnel et la force d’un acte delangage. Cette densité du signe correspond à une longue histoire qui, duVIe au XVIe siècles, se déroule dans les chancelleries royales et papales, dansles officines des notaires et dans diverses juridictions que l’administrationroyale va peu à peu uniformiser.

Une enquête historique, fondée sur l’examen d’actes authentiques éma-nant de la chancellerie royale française, m’a permis d’établir un premierconstat : la signature appartient à deux séries distinctes de signes, d’unepart celle des signes d’identité – noms propres, sceaux, armoiries – et,d’autre part, celle des signes de validation – souscriptions, sceaux, bulles,signatures, seings.

C’est le croisement de ces deux séries qui confère à la signature l’effica-cité pratique d’un signe utilisé par les professionnels de l’écrit que sont lessecrétaires et les chanceliers, et la performativité spécifique, imprégnéed’une certaine solennité, qu’elle tire d’une diplomatique pré-moderne,dominée par de souverains auteurs. La conséquence première de cettedouble genèse est que le signe signature introduit à l’intérieur des activitésd’écriture une action particulière, celle de signer.

Par ailleurs, tributaire de l’histoire des signes de l’identité, la signature ajoué un rôle important dans les transformations qui affectent les formes dunom propre. Elle a contribué à fixer la formule actuelle du nom patrony-mique : prénom + nom de famille, qui remplace à partir du XIe siècle lenom unique, en vigueur depuis le VIe siècle.

Elle correspond aussi à une sorte de basculement général des modalitéssémiotiques d’expression de l’identité. Lorsque la signature est rendue obli-gatoire pour valider les actes, en 1554, l’usage des sceaux et des signes gra-phiques est interdit. Le nom propre autographe s’impose, au détriment designes emblématiques anciens, les armoiries, les croix, les dessins en toutgenre qui, jusque-là, servaient couramment de signatures. L’acte de signerse réduit alors à l’écriture autographe de son propre nom, mais il intègreune partie de l’iconicité des signes qu’il a supplantés. Nombre d’artisans,refusant de se plier au nouvel ordre graphique, signent d’une main fermeen dessinant l’emblème de leur métier plutôt que leur nom. Chez les pluslettrés, notamment les professionnels de l’écrit, l’usage des paraphestémoigne d’une recherche de distinction : à l’écriture régulière des textes,

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3. Olivier Guyotjeannin, « Écrire en chancellerie » in Michel Zimmermann (dir.), Auctor etAuctoritas, Invention et conformisme dans l’écriture médiévale, Actes du colloque de Saint-Quentin-en-Yvelines (14-16 juin 1999), Mémoires et documents de l’école des Chartes, n° 59, 2001, p. 29.

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leur signature oppose des formes personnelles, des traits singuliers. Signed’identité, la signature contribue à forger l’idée que l’écriture elle-mêmepeut devenir ostension de soi.

L’histoire des signes de validation doit être également prise en comptecomme le suggèrent les deux marques majeures, le sceau et la signature.Constamment liés l’un à l’autre dès les premiers diplômes mérovingiens, ilssont tous deux signes d’identité et signes de validation. Sur une longuepériode, cette association prospère. Qu’il s’agisse des chartes mérovin-giennes, des diplômes carolingiens, des bulles papales, des ordonnancesroyales, etc., sceaux et signatures sont le plus souvent présents au pied desactes solennels. Ces documents, en tant que monuments dotés d’une effi-cace, en tant qu’actes du pouvoir, inscrits dans une tradition quasi-céré-monielle, requièrent l’apposition de plusieurs traces de validation. Du VIe

au XVIe siècle, les chancelleries ont pratiqué différents modèles d’actes.Olivier Guyotjeannin distingue deux périodes, celle de l’acte « réaliste »,épiphanie du pouvoir, appuyé sur la liturgie, caractéristique du hautMoyen Âge, et celle de l’acte « nominaliste » qui lui succède, outil deconviction, pétri de rhétorique3. Les formes prises par la signature seraientà penser en fonction de ces deux périodes, de ces deux styles de gouver-nance mais quelles que soient les évolutions discursives, on la trouve tou-jours liée au sceau. La signature ne peut donc se penser seule, elle est entou-rée d’autres signes avec lesquels elle s’articule. Une des conséquencesmajeures de ce constat concerne la notion d’auteur : les actes ne sont pas lefait d’un seul auteur, il faut être deux pour conférer à un acte sa force juri-dique : l’auteur qui agit par le document (testateur, donateur, vendeur…),et l’auteur qui garantit l’acte et représente une instance juridique. Chacunappose son signe. L’observation des actes ouvre alors un monde à partentière, celui du travail de chancellerie.

APPROCHES DU SIGNE DANS L’ACTE ÉCRIT : LES AUTEURS AUTRAVAIL

Les diplômes mérovingiens et carolingiens du Haut Moyen Âge mon-trent bien la distribution qui s’opère selon les auteurs des actes entre signa-tures et sceaux. Les chanceliers signent (d’une souscription, d’une rucheautographe), le roi scelle et appose son monogramme (autographe ou non).Pourtant, il serait abusif d’imaginer une répartition exclusive qui réserve

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4. Jean Vezin, « L’autographie dans les actes du Haut Moyen Âge », Comptes rendus de l’Académie desInscriptions et Belles Lettres, juill.-oct. 2004, pp. 1405-1433.

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aux professionnels de l’écrit, responsables des actes, les signes autographes,et aux autres, les sceaux4. Benoît-Michel Tock a mis en évidence, à partird’un corpus de chartes des évêques d’Arras du XIIIe siècle, une division dutravail méconnue jusque-là : c’est le bénéficiaire qui prépare l’acte, et nonle scribe royal – le roi ne faisant que le valider.

Les manières de signer se compliquent de traditions régionales, si bienqu’on oppose souvent une France du Nord qui scelle, à une France du Sudqui signe. Mais, là encore, les subtilités du travail administratif réserventdes surprises : dès 1315, les sceaux aux armes royales sont, par exemple,imposés aux officiers qui ne peuvent plus apposer leurs propres sceaux oules sceaux de la juridiction locale. Cette mesure met en évidence que toutepersonne ayant la charge d’un office relève d’une double personne, l’offi-cier, qui s’exprime par le sceau administratif, et la personne privée quicontinue à signer. L’association sceau/signature a connu diverses formulesqui ne sauraient se résumer à des attributions sociologiques. Elles expri-ment aussi des concepts organisant un ordre juridique et politique.

À partir du XIIIe siècle, le développement de la chancellerie royale fran-çaise va entraîner la mise en place d’un ensemble d’indices permettant d’af-fecter à tel acteur ou tel autre la responsabilité de son rôle : le nom durédacteur en titre par exemple peut apparaître hors teneur, sur le repli del’acte. Plus tard, la mention du nom de celui qui commande l’acte devien-dra obligatoire (1321). Enfin, il faut compléter cet ensemble d’actants parune catégorie essentielle au moins jusqu’au XIIIe siècle, celle des témoinsprésents.

À partir du XIVe siècle, ces signes mineurs prolifèrent sur les chartes. Cesont des révélateurs importants du travail de chancellerie. Il s’agit, parexemple, de signatures discrètes, apposées sur les replis qui attestent que larelecture de l’acte a bien été faite, que le chancelier a donné son visa. Dansces mentions rapidement tracées, la forme graphique de la signature actuel-le s’élabore. Ce sont les secrétaires du roi, les scribes, puis les notaires quiseront les véritables concepteurs du signe tel qu’on le connaît. La signatu-re est donc issue des métiers, des professions de l’écrit. C’est pourquoi ellea connu des formes d’une grande sophistication, les seings des notaires parexemple, ou encore les ruches cryptées à l’aide de notes tironiennes deschanceliers carolingiens, enfin les paraphes parfois extravagants de notairesà l’époque moderne. Dans les actes notariés de toute la France rurale duXIXe siècle, il n’est pas rare de constater de grandes différences d’habileté

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graphique entre les clients signataires mais aussi, et plus systématiquement,entre clients et notaires. À ces différences d’écriture, correspond une diffé-rence de « poids » des signatures. Celle de l’officier de plume vaut plus,puisqu’elle valide le document et en fait un acte authentique. Mais il seraiterroné de ne pas reconnaître le travail du scripteur. Un acte suppose unecoopération minimale entre les deux auteurs. L’auteur de l’action juridiquedoit être présent et produire lui-même, de sa propre main, un signe ité-rable, en rapport avec son nom propre, calibré en fonction du format del’acte et de la place disponible. La signature moderne peut être considéréecomme un prélèvement d’empreinte du corps du signataire. C’est uneempreinte cinétique, enregistrant une manière de tracer, plus ou moinsrapide, plus ou moins appuyée, et une façon de déformer les lettres. Toutsignataire accepte de se plier à des normes graphiques tacites. L’itérabilitéest à ce prix, elle induit la capacité d’une signature à être expertisée. Enincorporant ces contraintes, les signataires introduisent dans les formesd’écriture censées être les plus personnelles, la présence de l’institutionjudiciaire garante de la validité des actes. Bien que l’on puisse douter descompétences des experts en écriture, souvent contredites par des manque-ments spectaculaires (affaire Dreyfus, affaire Gregory), il n’en reste pasmoins que la reconnaissance simple d’une signature, c’est-à-dire la capaci-té à distinguer un modèle de signature de toutes les autres, est incontes-table. Elle suppose un système de registres, ou mieux encore, un fichiercentral fournissant un modèle de base indispensable à toute comparaison.

Ce lien entre signature personnelle et institution judiciaire – et mêmepolicière – donne à voir le réseau plus large des chaînes d’écriture impli-quées dans l’usage de la signature. On touche là aux limites de l’analyse desdocuments eux-mêmes. Les traces relevées sur les actes juridiques, celles del’auteur de l’action, du scribe, de l’officier responsable de la validation,éventuellement des témoins de l’acte, ne forment que le devant de la scène.Dans les coulisses, ce sont de multiples prestataires qu’il faudrait faire appa-raître : personnels attachés à la tenue et la maintenance des fichiers, maisaussi et surtout dans le cas des actes juridiques, responsables de l’archivageet de la conservation des actes. En effet, sans ces deux actions complémen-taires, tout le processus de validation est remis en cause. Une vaste culturematérielle, structurée par les notions d’original et de copie, attachée à lafabrication de pièces uniques, soutient la valeur du signe. De nombreuseset actives chaînes d’écriture sont ici nécessaires, qui font du documentsigné un écrit unique, revêtu d’une efficacité spécifique, susceptible de ser-vir de preuve.

Prendre en considération ces différents réseaux de circulation des piècesécrites, conduit à les envisager progressivement comme des objets plus que

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comme des textes. Tous les aspects des actes, même les plus triviaux,deviennent importants : la qualité du papier, l’encre utilisée, les ajouts etcorrections, les grattages, les taches, etc. La signature participe aussi de cettefabrication d’objets. Elle les marque, en permet la traçabilité et, surtout,donne au texte écrit un statut à part, qui le distingue de tous les genres dis-cursifs et, d’une certaine façon, transgresse les genres eux-mêmes car, entant qu’actes, ils appartiennent à un monde « autre ».

Par conséquent, l’extension de l’enquête au-delà des documents eux-mêmes, la reconstitution des scènes de production des actes juridiques ren-due possible grâce aux travaux des diplomatistes et des historiens du nota-riat notamment mais aussi telles qu’elles apparaissent dans la littérature, faitaccéder à une autre réalité du signe, celle de son effectuation en contexte.Signe professionnel, la signature est un acte normé, coopératif, au centre dechaînes d’écriture multiples et, surtout, un acte qui vient parachever lafabrication d’un objet écrit.

L’ACTE DE SIGNER COMME ACTE PERFORMATIF

L’analyse sémiotique de la signature centrée sur l’observation des signes,puis, à partir d’une analyse des documents, son approche comme séquence àl’intérieur d’un processus de production de l’acte écrit, conduisent à poser desquestions générales : la signature que l’on a saisie dans toute son ampleuropérative est cantonnée à l’intérieur d’un monde de pratiques spécifiques, lespratiques juridiques. Peut-on, à partir de cet observatoire, élargir les conclu-sions aux pratiques d’écriture en général ? Qu’apprend-on de la signature surles manières d’agir en écrivant ? Qu’apprend-t-elle de la culture de l’écrit ?

Commençons par rappeler que signer est un acte régulé par diversesnormes. La première est celle qui s’attache à la présence obligée du signa-taire. Cette règle indique que l’efficacité d’une signature se joue en partiedans un « ici » et « maintenant » déterminé. On signe en personne, devanttémoins, et d’une certaine façon. Il faut donc reconnaître une dimensioncérémonielle à l’acte, plus précisément, il faut tenir compte des conditionsde félicité qu’il requiert. La signature appartient de ce fait au paradigme desactes de langage

L’acte de signer est un acte performatif que l’on peut penser à l’intérieurde la théorie classique de la performativité proposée par Austin. Elle estdonc ancrée dans une situation, mais on a vu aussi que la force de la signa-ture était le résultat d’un travail collectif, de l’association de plusieursréseaux d’écriture. Comment articuler les exigences cérémonielles quiconduisent à considérer la signature comme un acte accompli en un instantprivilégié ? Comment relier cette conception d’une signature comme trait

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5. Béatrice Fraenkel, « Le moment de la signature dans le travail de l’huissier de justice : une per-formativité située » in Alexandra Bidet (dir.), Sociologie du travail et activité, Toulouse, Octarès,2007, 254 p.

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de plume spectaculaire à la prise en compte des coulisses du théâtre ? À lamise en évidence du rôle des archives, de la conservation, de l’identité judi-ciaire... dont on sait l’importance majeure ?

Pour effectuer cette articulation, il manque à l’analyse une dimensionqui est celle de l’observation des pratiques réelles de signature. N’est-ce pasen analysant la fabrique actuelle d’actes juridiques que l’on serait mieuxarmés pour décrire les conditions de félicité de la signature, tant au niveausituationnel, qu’au niveau contextuel ? Il fallait passer de l’approche histo-rique, sémiotique et pragmatique, à une approche ethnographique des pra-tiques contemporaines.

Une recherche portant sur la signature électronique m’a donné l’occa-sion de mener une enquête sur les huissiers de justice, de les accompagnerdans leurs tournées mais aussi de suivre, dans les études, le travail quotidiende la fabrication des actes5. L’une des premières révélations de cette enquê-te de terrain a été de constater le temps passé par les huissiers à signer : cesont souvent plusieurs heures par jour qui sont consacrées à la signature. Ilne s’agit donc pas d’un acte rapide de griffonnage tel qu’on se le représen-te, mais bien d’un moment spécifique régulé par une routine. L’analyse decette routine montre un enchevêtrement de « micro actes » : actes de lec-ture en particulier, et actes de vérification plus ou moins tatillonne. Lesmodalités de lecture sont diverses : lecture d’écrémage, en diagonale, lectu-re ultrarapide ou prudente, souvent lectures variables qui s’adaptent auxcirconstances infimes qui distinguent un acte d’un autre. Une analyse pluspoussée a montré que le mode de lecture varie aussi selon le mode de ges-tion des études. Un huissier qui délègue volontiers à ses clercs des respon-sabilités ne signera pas de la même façon qu’un autre, pratiquant une sépa-ration des tâches plus traditionnelle. Le moment de la signature apparaîtalors comme un moment de lecture largement façonné par un collectif. Ladimension « distribuée » de la performativité s’impose. L’huissier ne signepas seul ; il signe avec toute son étude, même s’il est seul à le faire, souventle soir, alors que son personnel est parti. D’autres aspects du travail mettenten valeur la part d’engagement personnel : la signature est l’occasion pourl’huissier de solliciter sa mémoire, de se souvenir des dossiers, de se remé-morer des affaires. Dans les deux cas, la signature est un moment de miseà l’épreuve de savoir-faire experts. Il faut donc se déprendre d’une concep-tion de l’acte de signer, centrée sur le moment du tracé du signe, trop cal-quée sur le modèle de l’énonciation orale.

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On peut, grâce à l’analyse de la signature en situation, élaborer unenotion plus spécifique, celle d’acte d’écriture. La signature se présentecomme un acte pris dans une action plus large. Elle suppose plusieursactants, plusieurs auteurs, plusieurs mains. Sa performativité distribuée ren-voie à l’histoire longue du signe, aux chancelleries notamment dont on a vules pratiques de multiples signes de validation. Par rapport aux actes de lan-gage typiques envisagés par Austin, c’est-à-dire les actes qui supposent laprononciation de paroles par un seul locuteur – le baptême, le mariage, lapromesse –, les actes écrits sont fort différents. Ils sont signés par plusieursauteurs. Ils sont archivés et gardent leur force opérative, leur valeur illocu-toire en réserve. De plus, comme on vient de le voir, le moment de la signa-ture peut être long et dépasser largement l’instant de l’acte oral.

Ces considérations amènent à poser une hypothèse très générale : lesactes d’écriture relèvent d’une catégorie distincte des actes de l’oral et le casde la signature peut être considéré comme un cas prototypique de cettecatégorie. Cette première hypothèse en entraîne une seconde : les pratiquesd’écriture impliquent toujours la fabrication d’écrits, elles mettent en jeudes actes qui ne sont en rien des actes de langage mais qui participent plei-nement à la production des documents. La question se pose alors de savoirquel statut on peut donner à des actes banals tels que copier, effacer ou,plus proche de nous, copier/coller, qui peuvent être dotés, dans certainescirconstances, d’une efficacité particulière.

Au-delà du signe exceptionnel qu’est la signature, c’est donc l’ensembledes actions et des activités d’écriture caractérisant les pratiques qu’il fautpasser au crible de la description et de l’analyse.

RETOUR À LA BANDEROLE

La banderole signée par Komar et Melamid offre un bon exemple depratique contemporaine de signature d’artiste. Mais, au-delà des référencesà l’histoire de l’art, cette banderole est intéressante, aussi parce qu’elle seprésente comme l’archive d’un acte d’écriture qui a échoué. Brandie pen-dant les manifestations, l’inscription était transportée dans les rues, expo-sée dans l’espace public. Elle participait d’une pratique incluant des tracts,des drapeaux, des chants, des slogans. Comment qualifier cette pratiqued’écriture-là ? Comment en décrire la performativité ? Dans quelle séried’actes la comprendre : celle des manifestations d’une époque, celle d’unehistoire longue des banderoles, celle des slogans politiques ?

Vue sous cet angle, la signature de Komar et Melamid apparaît commesolidaire d’une culture de l’ostentation des signes dont la performativitéreste encore largement à décrire. �

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