la saison des bijoux

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extrait du livre La Saison des Bijoux par Eric Holder

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LA SAISON

DES BIJOUX

ÉRIC HOLDER

LA SAISON DES BIJOUX

r o m a n

ÉDITIONS DU SEUIL25, bd Romain- Rolland, Paris XIVe

ISBN 978-2- 02-104200-9

© Éditions du Seuil, août 2015

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

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Ce fut en avril à sept heures que la troïka, franchissant une roue après l’autre le trottoir, soulevant un nuage jaune en pollen de pin, se gara pour la première fois sur la place du marché de Carri. « La troïka », ainsi nommait- on, dans le massif du Pilat, l’Iveco Daily blanc attelé d’une remorque assortie qu’on avait l’habitude de voir là- bas piloté par Bruno.

Cependant, nous n’étions pas dans le Pilat. Le village de Carri semblait monter la garde au bord de la dune rongée par l’Atlantique comme un fortin à la limite du désert. Un simple hameau, à l’origine, qui appartenait à une municipalité, Dargagne, enfoncée plus avant dans les terres.

La station devait son existence à la vogue des bains de mer, dans les années 1850 ; aux « trains de plaisir » depuis Bordeaux ; à des natifs avisés qui avaient com-pris le parti à tirer de landes incultes où paissaient des moutons.

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Pareil schéma se reproduisait plus au sud, entre Lacanau- Océan et Lacanau- Bourg, plus au nord, entre Vendays et Montalivet. En un siècle et demi, trois cabanes auxquelles on attachait les mulets, où l’on rangeait les filets, avaient donné naissance à des hôtels- restaurants en front de mer, à une artère principale tapissée de boutiques.

Des rues secondaires rangeaient au carré des villas en expansion. Puis c’étaient des campings quatre, trois, deux étoiles, un petit aérodrome, une aire réservée aux gens du voyage, avant d’affronter des kilomètres de pins en ligne pour rejoindre Dargagne, devenu village périphérique.

Les quatre- vingt mille habitants que comptait Carri à la belle saison réduisaient dans le creuset de l’automne jusqu’à n’être plus que quatre cent dix en hiver, regrou-pés autour d’une boulangerie, d’un bar- tabac- PMU et d’une maison de la presse.

Durant cette période, n’importe quel touriste égaré ou romantique, ayant laissé son véhicule sur le parking du front de mer, sous les hôtels fermés, pouvait se croire propriétaire de la cité.

Il descendait une grand- rue de western, poussé dans le dos par le vent d’ouest qui remplissait de sable les trottoirs et faisait rouler à l’improviste des boules de panicaut séché. Il envisageait un instant de fracturer tel magasin, ou bien d’écrire un livre à l’abri de telle villa. Mais voici qu’il aperçoit de la lumière.

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Le bonnet sur les oreilles, il s’engouffre sous les néons du bar- tabac, le regrette aussitôt. Son joyeux « Bonjour ! » s’est évanoui sans rencontrer d’écho. Une douzaine de flibustiers, parmi lesquels deux ou trois filles, baissant le ton à son entrée, lui ont tourné le dos.

Ce n’est pas l’Atlantique, la portière refermée, qui le consolera d’une solitude immense, du sentiment de n’être rien. L’océan, depuis le parking, ressemble à la Manche, gris pareil, mais sans navire. Le voyageur note que le premier sent le plâtre, quant à la seconde, le poisson.

Bruno avait fait le voyage, l’année précédente, au cœur de l’été, afin de vérifier que la rumeur en cours chez les camelots n’était pas sans fondement : chaque matin, de Pâques à septembre, le marché de Carri – the Carri’s wine market – connaissait une affluence qui rivalisait avec les grandes foires du Pilat, voire la fête de Condrieu, où les billets se cueillaient comme feuilles sur l’arbre.

Ici, le succès de la manifestation était dû aux buvettes détaillant du pineau, du médoc, du loupiac, de l’entre- deux- mers qu’on emportait avec soi jusqu’aux étals d’huîtres, derrière – de longues tables recouvertes de nappes en papier. Les écaillers, pour une somme modique, ouvraient et servaient là- dessus l’arguin, la belon, la cancale.

Alentour, du reggae s’échappait d’une tente où risso-laient des accras de morue. Des Basques en chemise

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blanche, foulard rouge et béret tranchaient le longo, la tomme sous les guirlandes en piments d’Espelette. Le pruneau d’Agen voisinait avec le savon d’Alep ; la céramique catalane avec les couteaux auvergnats. Les voix rivales des démonstrateurs, aux coins de la place, vantaient l’ustensile le plus ingénieux de l’année.

Coincé par la foule qui piétinait sans avancer, Bruno n’avait remarqué que peu de bijoux fantaisie. Quelques bancs réduits, tenus par des jeunes gens sur le chemin du Maroc ou de l’Inde, rien qui pût rivaliser, en tout cas, avec la diversité, la qualité, l’éclat des milliers de pièces qu’enfermaient le fourgon et la remorque.

Rentré dans ses monts près de Lyon, il avait forgé, avec Jeanne, le projet d’aller travailler à Carri le printemps suivant. Ce n’était pas qu’ils eussent exploité toutes les possibilités d’une région où ils habitaient depuis quinze ans, c’étaient ces quinze ans, précisément, qui posaient problème aux nomades, la routine qui s’était installée sous les pneus de l’Iveco. À quoi bon la liberté de voyager si c’était pour tourner sans cesse dans les mêmes villages, les même paysages ?

Et puis, comme tous les marchands ambulants, Jeanne et Bruno cultivaient la légende des marchés fabuleux, ceux où l’on n’a pas assez de mains, bientôt plus de tête, ceux qui enivrent, ceux qui se terminent avec l’ébahisse-ment, l’orgueil, l’épuisement d’avoir pêché un espadon. La caisse débordante de billets ne sert qu’à le mesurer.

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Enfin, prendre des vacances tout en bossant était dans leur tempérament. Dans le métier, on appelle ça « faire une saison ».

La perspective d’un été sur la côte ouest avait fait bondir de joie Alexis, leur fils, onze ans… Virgile, soixante et un, comme d’habitude suivrait.

Munie des renseignements glanés par son époux, Jeanne avait écrit une lettre au placier de Carri, à Noël, ainsi qu’il est d’usage, mêlant habilement ses bons vœux, sa requête. Ils avaient reçu un mois plus tard l’attestation de la mairie de Dargagne, qui les autorisait à venir étaler leurs sept mètres.

Tandis que Bruno plissait les yeux dans le pollen et le vent, cherchant à identifier le placier parmi les camelots qui déchargeaient déjà, la tribu émergea de la troïka. Jeanne, d’abord, qui défroissa au- dessus de bottes camarguaises une robe à volants en provenance d’une fripe. Le châle dont elle avait recouvert ses épaules ne cachait pas des bras musclés par l’exercice, que leur texture ferme, leur peau couleur farine de châtaigne donnaient envie de mordre.

Au reste, à la manger, on n’aurait su par quel bout commencer. Jeanne mesurait un mètre soixante- dix- sept, taille que surélevaient encore, lors de son débarquement, ses longs cheveux noirs éparpillés dans le vent.

Son fils encore ensommeillé la tenait par la main. Alexis aussi serait grand, longue plante à cette heure

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un peu pâle, surmontée d’yeux immenses. On y lisait déjà de la maturité, ainsi que le retrait prudent des enfants qui, presque tous les jours, sont allés à l’école de la rue, laquelle est peuplée d’inconnus.

En dehors de la famille restreinte, il taisait ses pas-sions, comme si prendre l’air les eût corrodées. Excepté ses parents, seul Virgile, en quelque sorte son précepteur en même temps que son meilleur ami, était au courant de ses goûts pour les timbres, les fossiles, la géologie, les ouvrages d’aventures maritimes, les navets français des années 1970 (Lautner, Zidi, Yanne, Séria), le skate- board, les sports de glisse… Aujourd’hui ou demain, c’était promis, on l’inscrirait aux cours de surf.

Virgile fermait la marche. On n’imaginait pas qu’il avait eu vingt ans, ses traits ne semblaient pas devoir vieillir davantage non plus, sculptés une fois pour toutes sous ceux d’un général sudiste glabre et altier, dont le panache, jusque dans la défaite, forçait l’admi-ration – ou bien sous ceux du fondateur d’une dynastie pétrolière, un John Davison Rockefeller, préoccupé d’assassiner le vent parce que celui- ci bousculait ses mèches blanches.

Là s’arrêtait la comparaison. Son mètre soixante- sept empêchait qu’on le regardât d’en bas. Il n’avait pas eu d’enfants, a fortiori de petits- enfants, et ne cherchait pas à s’enrichir, ou pas de cette façon- là.

Son étal, à lui, se réduisait à une « quarante » (40 × 40 cm) sur laquelle il disposait quelques jouets,

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serpents articulés, cerfs- volants de poche, savons à bulles, lance- pierres, qui lui permettaient, précisément, d’approcher les enfants, bientôt de parler et de rire avec eux. Ses seuls interlocuteurs valables, prétendait- il, avaient entre huit et douze ans, limite supérieure qu’il se réservait d’allonger à mesure qu’Alexis l’atteindrait.

Avec Jeanne et Bruno, son unique famille. La leur aurait été incomplète sans lui.

Attention les yeux, se dit Forgeaud en les regardant avancer, voilà la tribu baba qui descend de sa colline, foulards et colifichets. Vient vendre les confitures, les macramés qu’ils ont confectionnés cet hiver. M. Joint, Mme Fumette et Compagnie – car ils se reproduisent au milieu des chèvres.

Jamais aperçus. D’où sortaient- ils, ceux- là ? Il se sou-vint tout à coup de la lettre que le placier du marché avait reçue à Noël. Francis, c’était son prénom, avait son bureau à l’hôtel de ville de Dargagne. Forgeaud et lui se marraient en songeant à ces ingénus rhodaniens qui allaient achever, avant même de l’avoir commencée, leur saison à la poubelle, quand Mme la Maire était entrée inopinément.

Elle s’était emparée de la feuille que Francis, l’œil rond, n’avait pas eu le temps de jeter.

– Tiens ! avait- elle dit. Qu’est- ce que c’est que ça ? Des bijoux… Pas de plus beau cadeau pour une femme, non ?

Comme si personne n’était assez généreux avec elle…

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songea Forgeaud en changeant de tactique. Les nouveaux rejoindraient l’allée réservée aux étrangers, en retrait, à l’ombre et au froid, près des toilettes publiques.

De loin, il constatait à présent que Bruno, qui conti-nuait de chercher le placier, lui ressemblait un peu. Même stature, même façon de se tenir les jambes écartées, comme un agriculteur. D’ailleurs, le regard de quelques- uns de ses sujets, lui désignant discrètement l’impétrant, laissait apparaître un étonnement, comme s’ils découvraient un membre de la famille, un frère peut- être, dont le patron aurait oublié de leur parler.

Le gargotier haussa les épaules, les mains posées à plat sur le comptoir, un pied sur une caisse de canettes vides, dans sa position favorite. Son œil isola enfin Jeanne.

Du plus loin qu’il l’avait vue, Forgeaud s’était en effet refusé à la détailler. Il n’aurait su dire ce qu’avait provoqué l’apparition dans un coin de sa rétine. Un affolement, quelque chose entre le danger et la prémo-nition. Un tremblé qu’il avait été contraint de maîtriser.

À présent qu’il observait Jeanne, advenait ce que son œil avait craint : il était en train de contempler la plus belle femme qu’il eût jamais croisée, à l’exception de la sienne. Cependant Sophie avait considérablement maigri ces derniers temps. Sophie mélangeait l’alcool et les anxiolytiques. Sophie gérait le restaurant comme on laisse passer toutes les balles au tennis. Enfin Sophie

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devenait bredin, givrée, folle dès qu’il parlait devant elle d’Antoine, leur fils.

Jeanne, on avait l’impression que le soleil la suivait, réservant à son visage une lumière spéciale, adoucie – bienveillante envers la nuit froide et noire que lais-sait entrevoir son regard. Encore aurait- il fallu l’arrê-ter. Jeanne gardait en général baissés ses longs cils orientaux, dans une attitude que les hommes jugeaient effacée, soumise ; les femmes, modeste et de bon aloi.

Ainsi se défendait- elle d’être, sans avoir eu le choix, celle que certains nomment une playmate, un avion de chasse, une antilope échappée du paradis d’Allah.

Au- dessus de son nez long et droit, un espace presque blanc séparait des sourcils remarquables, épilés jusqu’à suggérer un envol. Ses proches guettaient là, sur son front, les seules rides qu’elle eût à trente- cinq ans, quatre grecques qui descendaient en vaguelettes pressées par le souci, et que l’étonnement ou la joie dissipaient comme si le sable les absorbait.

Ses lèvres au repos tenaient un double discours, toute leur vivacité, leur esprit réfugiés dans la supérieure, ciselée avec délicatesse, relevée par une « goutte », tandis que l’inférieure, renflée et fuchsia, paraissait s’étendre sur le divan avec une langueur coupable.

On l’appelait souvent gazelle ou biche. On tenait qu’elle venait de Tunisie, du Liban ou d’Afghanistan. L’Iran n’était pas beaucoup cité, où sa mère, Shirin, était pourtant née.

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Bien entendu, Forgeaud, à cette distance, ne vit que la bouche, la biche dont la croupe naissait, après un étranglement, plus haut que la moyenne, pour s’achever dans des jambes interminables. Robe et châle ne parve-naient pas à celer que Dieu, dans sa générosité, n’avait rien oublié, une telle poitrine était difficile à cacher.

À cette pensée, Forgeaud éprouva la sensation d’une boule humide sous le sternum, comme s’il avait eu à cet endroit un organe en papier mouillé, compressé, sur lequel il ne se privait pas d’appuyer. Il inclina la tête sur le côté, montait une absurde envie de pleurer.

Mince alors ! Une émotion. Il toucha malgré lui ce mouchoir entre ventre et poitrine. Et depuis combien de temps n’avait- il plus ressenti une émotion ?

Dans l’allée centrale qui menait à La Talanquère – littéralement le genre de comptoir forain sur lequel s’appuyait Forgeaud, autant que sa propre buvette –, l’individu Tipule venait de surgir, barrant le passage au clan des Bijoux, sans doute pour leur souhaiter la bienvenue.

La tipule (tipula oleracea) est un insecte qu’on prend à tort pour un moustique quand, à la fin de l’été, il vient agiter ses pattes grêles contre la vitre, ou bien qu’il exécute dans l’herbe une danse de Saint- Guy, un hip- hop étonnant, s’élevant à la verticale avant de retomber sur le dos – sa méthode de ponte.

On le nomme aussi « cousin », on rappelle qu’« il ne

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pique pas », et c’étaient précisément les mots qu’utilisait Tipule, le fils de Nanou Primeurs, lorsque, emporté par sa soif enthousiaste de discuter avec tout le monde, certains le jugeaient agaçant : « Tranquille, mec, cool… disait- il. On est tous cousins, non ? Eh bien moi, si je vibre, je ne pique pas. »

Les nouveaux venus en auraient pour un temps, que Forgeaud mit à profit pour continuer de détailler Jeanne, de profil cette fois. La petite douleur liquide quittait sa cage thoracique, le libérant. Il n’avait plus seize ans, heureusement, ni vingt, mais cinquante- trois, dont trente de marché, son marché. Ceux- là valaient un siècle.

À l’exception de Nanou Primeurs, la bien nommée, il était le premier arrivé, le plus ancien désormais, sur le marché de Carri, son roi, ou pour tel se prenait- il… La Vénus qui venait de débarquer sur ses terres avait tout l’air d’une reine, à son goût, pourvu qu’on l’emmène chez le coiffeur, qu’on la débarrasse de ses attifiaux, de ses colifichets, qu’on les remplace par des vêtements décents et des colliers d’or véritable…

Lui, le gargotier, à force d’observer une étoile, restait scandalisé du sort qui lui était réservé. Une bombe pareille ne traîne pas chez les camelots, voyons ! Il convient qu’elle trône au milieu d’eux. Or ces femmes- là sont des croqueuses, il faut les approvisionner en ducats, en doublons – les étourdir d’un flot qui ne s’arrête jamais.

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Il leva une seconde les yeux au ciel de Carri pour le prendre à témoin. Qui était le seul dans le patelin à avoir vraiment les moyens ?

Il rêva un instant d’elle à son bras, du prestige qu’il en tirerait. Ce fut comme si sa propre image s’en trouvait nettoyée, lavée des mochetés qui, avec l’âge, s’étaient incrustées. Avec une Ferrari ou un yacht, on l’aurait encore taxé de malhonnêteté. Avec cette poupée, on n’avait plus qu’à s’incliner.

Elle forçait l’admiration qui manquait à sa toute- puissance. Elle incarnait ce à quoi les hommes les plus malins, les plus avides, ont droit, pensent- ils, au soir de leur vie : les plus belles femmes, de vingt ans de moins, costumées en baby, qui les appellent « chéri ».

Forgeaud ne descendait pas lui- même de lignée royale, on l’aura deviné. Il était fils d’agriculteurs. « Ce qu’un agriculteur veut, il l’obtient, disait- il. Parce qu’il ne pense qu’à ça et rusera jusqu’à l’obtenir, comme le renard, son fidèle ennemi… » De fait Forgeaud était passé en dessous de beaucoup de grillages. Celui- là ne semblait pas devoir lui résister longtemps.

Enfin Tipule, qui avait fini sa harangue, allongea un bras dans sa direction. Jeanne se tourna vers lui, qui la fixait sans vergogne.

Regarde- moi bien, la belle, parce que tel que tu me vois, avant la fin de l’été, tu m’appartiendras. Je gagerai la couronne s’il le faut, après avoir vidé le trésor. Tous les moyens seront bons, je ne reculerai devant aucun,

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comme d’habitude – car le voilà, le royal secret : tout mettre en œuvre et ne rien négliger.

Mais cet été, je t’aurai. Je t’en fais maintenant ser-ment. Avant septembre, je te posséderai.

Le mari s’adressa à lui :– On me dit que vous représentez le placier quand

il n’est pas là…– « On » t’a raconté des conneries. Quand il est là

aussi.Le gloussement de Forgeaud se mêla à celui d’un

homme qu’en arrivant Bruno n’avait pas remarqué, à l’autre bout du comptoir. De grands yeux bleu lagon, qui ne cillaient ni se détournaient, trouaient son visage. Son regard, aussi débarrassé des conventions que dénué de scrupules, signalait l’ex- taulard, l’affranchi. Cependant, la flamme qui brûlait au fond n’était pas alimentée au charbon, elle provenait d’un feu de camp dressé par un enfant naïf, un petit fuyard encore rêveur.

– Alors bonjour, j’ai sept mètres, dit Bruno. Je les mets où ?

– Pose- les devant moi, répondit le cafetier.– Pardon ?– Installe- toi dans l’allée centrale, devant moi, que

je puisse vous voir…Bruno se retourna, contempla l’esplanade aux trois

quarts vide ; les maisons blanches, basses et fermées, alentour, qui semblaient arrondir le dos sous trop

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d’espace ; la petite trentaine de forains doucement affai-rés dans la lumière orange. Les plus proches faisaient semblant, et le moins de bruit possible, afin de ne pas perdre une miette de la discussion.

– Tu te dis qu’il y a de la place partout, hein ? C’est pas ça que tu te dis ?

La voix de Forgeaud l’avait surpris dans le dos.– Si, admit prudemment Bruno.– Eh bien, c’est le cas aujourd’hui. Demain un peu

moins. En juin plus du tout. Tu vois l’endroit près de la poste, là- bas, le trottoir à l’ombre des arbres, avec les poubelles à côté ? Même d’ici, on croit sentir l’odeur de pisse. Il n’y a personne en ce moment, et c’est normal. On n’a pas envie d’aller là- bas, hein ? L’été, on l’appelle « l’enfer ». C’est là que je remise, et pas le placier, crois- moi, les Pakis, les Péruviens, les Maliens, les goulou- goulous de toutes sortes. Quelques visages pâles y demeurent également… Ils nourrissent encore l’espoir d’appâter le client… Mais au fond, ils savent bien qu’ils sont passés de l’autre côté de la barrière, celui où on regarde les autres s’enrichir. Tu veux déjà t’inscrire ? Pas de souci, je prends les réservations. Maintenant tu dégages. Dans l’allée centrale, je te dis…

Bruno ne se souvenait pas d’avoir jamais été la vic-time d’autant de mépris ou de vulgarité. Il garda en tête qu’il était responsable d’une famille avant de descendre, sans se retourner, le caillebotis qui séparait la buvette du sol de la place.

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– Hé ! entendit- il à nouveau dans son dos. T’oublie-rais pas un petit mot ?

Faisant volte- face, il vit Forgeaud mettre les mains en porte- voix pour chuchoter : « Merci ! »

– C’est pourtant pas la mer à boire, reprenait- il. Vous débarquez comme ça, la tronche enfarinée. Je vous donne une place au soleil, vous allez bronzer, les amis, une place IMPÉRIALE…

Son ton s’éleva d’un cran, comme s’il s’adressait, au- delà de Bruno, au marché. Une sorte de frémissement lui parvint en retour, une excitation subite. Quelle était cette bande d’oiseaux venus se percher sur l’épaule du crocodile ?

– Toi, en revanche, de ta part, ni bonjour ni merci… Mais où tu te crois ? Chez les sauvages ? Qui tu es, toi, d’abord ?

– J’ai dit bonjour, corrigea Bruno. Tu ne veux pas que je t’embrasse, en plus ?

Le patron sourit. Il était en train de franchir sa pre-mière étape avec succès, déconsidérer le mari auprès de sa femme.

– C’est bien ce que je disais. Tu ne sais absolument rien d’ici, tu arrives en pays conquis… Vous avez vu comment il s’adresse à moi, le baltringue ? Tu crois que ça va te porter bonheur ? Alors je vais te dire qui tu es, moi. Tu es une merde doublée d’un crétin.

Il fut surpris, du coin de l’œil, non par Bruno, mais par un mouvement involontaire de Jeanne. Ce qu’il

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vit le figea. Après s’être tendue brusquement, elle le regardait par en dessous, avec l’air de craindre pour sa peau, de le plaindre par avance. Lui !

Quand il revint à Bruno, celui- ci, la nuque raidie, se dirigeait déjà à grandes enjambées vers l’endroit assigné. Des fumerolles de pollen s’accrochaient aux basques de la petite tribu qui lui collait au train.

Il se passa une heure avant que Bruno retourne à la buvette. Le temps d’apaiser les siens, de se calmer lui- même.

Comme une éclaircie au milieu de sa colère, la main de Virgile lui avait pressé le bras durant le déballage. Un sourire, presque rien, mais qui, venant de l’ancien, avait valu les félicitations du jury, ou une absolution.

Bruno venait d’un pays où les rapports sont bon-hommes envers l’étranger. On y est a priori bienveillant. Rien ne le préparait à une offense aussi violente.

Passé la surprise, il avait laissé la rage le consu-mer intérieurement, préférant, au nom de sa famille, garder la tête froide, réfléchir. Leur stock attendait dans la remorque, ils étaient mobiles. Qu’est- ce qui les empêchait de changer d’endroit, de rejoindre un autre marché, peut- être moins rentable, mais de toute façon plus accueillant (ça existait, pire réception que celle- là ?). Ils descendraient la côte vers Arcachon jusqu’à trouver le bon coin. Dans trois jours, ce serait oublié.

Dans trois jours ? Jamais de la vie. Déjà, il n’osait plus

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regarder Jeanne ni Alexis en face – Alexis Bazille, ainsi qu’il s’appelait, lui, Bruno Bazille… Leur nom figurait, à Saint- Michel- sur- Rhône, sur une stèle aux martyrs de la Résistance, un réseau dont avait fait partie le grand- père qu’il n’avait pas connu, et pour cause. Un rebelle fier et droit jusqu’au bout des fusils. Son exemple, sa légende continuaient d’être fondateurs dans la famille.

Et c’était à lui, Bruno, qu’il reviendrait de briser, de salir, devant son propre fils, cet héritage- là ? Allons, l’argent, la paix, la prospérité ne pourraient en aucun cas contrebalancer le fait que, non pas dans trois jours, mais jusqu’à son dernier souffle, il souffrirait encore, et ses proches aussi, d’avoir avalé ce brouet- là sans réagir.

Inutile d’affoler la population. Il avait emprunté de lointaines contre- allées avant d’atterrir sans bruit à l’angle du comptoir. L’autre coin était toujours occupé par Angelo, son énième café. Au milieu, un couple néerlandais chaussé de tongs, coiffé de casquettes publi-citaires, négociait une bouteille de cognac dans son sarcophage en velours.

Bruno attendit leur départ pour appeler Forgeaud.– Je te sers quelque chose ? demanda ce dernier.– Je n’ai pas aimé la façon dont vous m’avez parlé.– Qu’est- ce que tu veux que ça me foute ?– Il y a mille façons de s’exprimer, pourquoi choisir

celle- là ?– T’entends, Angelo ? Monsieur veut que je lui chante

« Ramona »…

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– À la fin, tu es marchand comme moi, ou bien employé municipal chargé de faire régner la loi sur ce marché ?

Le patron laissa tomber les épaules en signe de désespoir.– Parce que si t’es pas fonctionnaire, on pourrait peut-

être aller régler ça dans un coin, entre hommes quoi…– Uh, uh…Forgeaud riait, la bouche en cul de poule. Quand

soudain son visage ne fut plus qu’à quelques centimètres de celui de Bruno, les traits aussi tirés que si on l’avait empoigné par les cheveux.

– C’est pas l’envie qui me manque… gronda- t-il. Oh bon sang non.

Il s’éloigna d’un cran, parut recouvrer ses esprits.– Mais il y a des préséances. Depuis le temps que je

me traîne des connards dans ton genre, tous les matins, et ça va faire trente ans. Tu te rends compte, si je devais aller au charbon à chaque fois ? Et à mon âge encore ! Je te présente Angelo. Angelo, tu as entendu le bijoutier ?

– Ouais.L’ancien taulard quitta sa place en soupirant. Il fit

quelques pas la poitrine en avant, elle indiquait qu’il n’avait pas abandonné la fonte à la sortie de prison.

– Que se passe- t-il quand le client veut ouvrir la boîte à gifles ? demanda Forgeaud.

– En général nous le servons, soupira l’autre en remon-tant son pantalon.

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Il montrait avec prévenance, dans le dos du nouveau venu, le goulet qui menait à l’arrière de la bicoque.

– Je n’ai rien contre toi, dit Bruno.– Moi non plus.– Alors, cette partie de gifles, ce sera sans conviction,

hein ?– C’est le métier, on s’y fait…– Chouette métier, combien il te paie ?Décontenancé, Angelo jeta un coup d’œil à Forgeaud.– Ça ne te regarde pas.– J’insiste…– Un petit billet de temps en temps…– Un petit billet suffit à t’attacher comme un chien

à la niche, toi ? Je t’ai regardé dans les yeux et j’ai vu autre chose. L’appel du large. Redresse- toi, mec, passe pas à côté de ta vie, t’es taillé pour l’aventure…

– Tu cherches à m’embrouiller, tu as peur.– Qu’est- ce que tu fous dans ce taudis ? C’est la pre-

mière question qu’on se pose quand on te voit. Pas bouger, hein ! Au pied minou croûton…

– Tu ne sais pas d’où je sors !– Je m’en doute… Et je n’ai pas peur. Dans l’état où

je suis, si on va derrière, je n’aurai qu’une seule idée en tête : te massacrer. Tant qu’il restera un atome de vivant en moi, cet atome ne pensera qu’à une chose : te massacrer. En attendant, tu ne me donnes pas envie, pas la niaque, tu comprends ?

– S’il vous plaît, messieurs… intervint Forgeaud, qui

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sentait la situation lui échapper. Des clients arrivent, on n’a plus le temps. Angelo, tu retournes à ta place, je te prie.

L’employé ne bougea pas.– Toi, euh… reprit- il à l’adresse de Bruno.Ce dernier s’approcha, il avait une confidence à glisser

à l’oreille du bistrotier, par- dessus la paroi rabattable :– Vaudrait mieux pas qu’on se rencontre dans la rue,

chuchota- t-il.– J’accélère, je t’écrase, prévint Forgeaud. Je descends,

je t’achève à coups de talon.

Le silence général surprit les trois hommes lorsqu’ils se séparèrent. Au lieu des conversations, des rires, de la musique en provenance des autoradios, on n’entendait plus que le vent dans les pins et des chants d’oiseaux.

Bruno avait la sensation de poser sur un tapis d’ouate chaque pas qui le ramenait à son banc, laissant l’écho de leur dispute gagner les autres stands. Les camelots qui ne le dévisageaient pas ouvertement étaient peu nombreux. On lisait de la perplexité dans le regard de ceux qui continuaient de fixer La Talanquère, sans doute des amis de Forgeaud.

En apercevant l’air navré de Jeanne, Bruno s’apprêta à affronter une situation beaucoup plus délicate, à son goût, que la précédente : consoler sa femme. Rien qu’à sa tête, il devinait qu’elle avait suivi de bout en bout l’altercation, lu chacun de leurs mots sur leurs lèvres.

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Elle n’était pas en sucre, il le savait. Elle faisait preuve d’une détermination surprenante dans les coups durs. Mais la violence qui jaillissait soudain entre les hommes, l’éclat des crocs entre leurs babines de chien la terrifiaient.

Elle s’était raidie sans que Bruno puisse lui tirer une parole. Il la prit dans ses bras, l’encerclant, collant sa joue, son ventre aux siens, comme s’il était capable d’absorber l’onde de choc en elle, de la dissoudre en lui. Il avait fermé les yeux. Il sentit Alexis s’accrocher à eux.

– On reste, on s’en va ? finit par demander Jeanne.Une protestation lui répondit, qui s’élevait du côté

de leur fils. Bruno lui ébouriffa les cheveux.– Nous en discuterons ce soir, dit- il en revenant à

sa femme.La méthode avait du bon, finalement. Jeanne récu-

pérait à vitesse grand V. Au fond de ses yeux dansait même une lueur de défi, maintenant, de fierté.

– On va t’inscrire au surf ce matin, décida- t-il. Qui l’accompagne ?

– On nous sourit, dit à voix basse Virgile, lequel se tenait en retrait du môle des tendresses.

Ils jetèrent un coup d’œil alentour. Beaucoup de mar-chands rosissaient de plaisir, des marchandes surtout. On entendit battre des mains, un applaudissement avorté. Des silhouettes s’ébrouaient comme au sortir d’un songe.

– Les copains approchent, constata Virgile.

LA SAISON DES BIJOUX

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