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Jude Deveraux

Jude Deveraux, de son véritable nom Jude Gilliam White acommencé à écrire en 1976. Auteur de romances à succès, seslivres sont classés parmi les meilleures ventes du New York Times.Spécialisée dans la romance historique et contemporaine, elles’est fait connaître avec la saga des Montgomery ainsi qu’avec sonroman Vint un chevalier qui ouvre la voie à un sous-genre duroman d’amour : le voyage dans le temps. Ses livres se vendent àplusieurs millions d’exemplaires à travers le monde.

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Une mélodie de velours

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Du même auteuraux Éditions J’ai lu

Dans la collectionAventures et Passions

Le pays enchantéNº 3372

Duel de femmesNº 3447

L’homme au masqueNº 3523

Les entraves de l’amourNº 3643

La duchesse infidèleNº 3683

Un mari par procurationNº 3794

La tentatriceNº 3889

L’éveil d’AmandaNº 4045

Princesse sans trôneNº 4105

La brute apprivoiséeNº 4274

Troublante écuyèreNº 4450

La fausse héritièreNº 4635

Victoria l’insoumiseNº 6113

Vint un chevalierNº 6949

LA SAGA DES MONTGOMERY

1 – Les yeux de veloursNº 2927

2 – Un teint de veloursNº 3003

3 – Une mélodie de veloursNº 3049

4 – Un ange de veloursNº 3127

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JUDE

DEVERAUXLA SAGA DES MONTGOMERY – 3

Une mélodiede velours

Traduit de l’anglais (États-Unis)par Isabelle Tolila

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Titre originalVELVET SONG

Éditeur originalPocket Books, a division of Simon & Schuster Inc., New York, USA

© Jude Deveraux, 1983

Pour la traduction française© Éditions J’ai lu, 1991

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Première partie

Le sud de l’AngleterreJanvier 1502

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Un haut mur de pierre entourait le petit villagede Moreton. Dans la lumière rasante de l’aube, sonombre engloutissait les petites maisons qu’il pro-tégeait. Des chemins parfaitement tracés reliaientles demeures et se rejoignaient tels les rayonsd’une roue sur la place centrale devant l’église.Quelques chiens commençaient à s’étirer, desfemmes aux yeux lourds de sommeil se dirigeaientparesseusement vers le puits et quatre hommesattendaient, la hache à l’épaule, que les gardesveuillent bien ouvrir le massif portail de chênedans le mur d’enceinte.

Dans l’une des maisons, une petite bâtisse sim-ple, étroite, blanchie à la chaux, Alyxandria Blackettguettait, le cœur battant, le bruit du portail. Enl’entendant, elle attrapa ses sandales de cuir et sefaufila sur la pointe des pieds vers l’escalier qui se

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trouvait malheureusement de l’autre côté de lachambre de son père. Elle était prête depuis desheures, s’étant réveillée bien avant le lever du soleil.Elle avait enfilé une grossière robe de laine sur soncorps frêle et, pour une fois, ce corps ridicule ne luiavait pas arraché de grimace. Elle aurait tellementvoulu qu’il s’orne de rondeurs plus harmonieuses.Mais, à vingt ans, elle devait admettre que sa poi-trine resterait toujours plate et ses hanches désespé-rément droites. Au moins, se consolait-elle, ellen’aurait pas besoin de porter un corset. Dans lachambre de son père, elle s’assura d’un coup d’œilqu’il dormait encore et évita soigneusement la qua-trième marche qui craquait toujours.

En bas, elle n’osa pas ouvrir les volets. Le bruitrisquait de réveiller son père et il avait grandbesoin de repos en ce moment. Elle contourna unetable sur laquelle se trouvaient des feuilles depapier, de l’encre et le testament inachevé qu’ilrédigeait, pour se diriger vers le mur en contem-plant avec joie les deux instruments qui y étaientsuspendus. Dieu, qui avait oublié de la pourvoir deféminines courbes, lui avait fait un don merveil-leux : la musique. Déjà, une nouvelle mélodieprenait naissance en elle : un air doux, délicat.Sûrement une chanson d’amour.

— Tu n’arrives pas à te décider ? fit la voix deson père qui se tenait au bas des marches.

Aussitôt, elle courut jusqu’à lui, passa un brasautour de sa taille pour l’aider à s’asseoir à la table.Même dans la pièce peu éclairée, elle distinguaitles cernes sombres qui entouraient ses yeux.

— Tu aurais dû rester au lit. Tu ne vas quandmême pas te mettre au travail avant l’aube.

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Il lui sourit en lui serrant la main. Il avait biensouvent entendu sa fille se plaindre de sa petitetaille, de son allure enfantine, de son visage d’elfeaux yeux violets, aux lèvres fines et rondes mais,pour lui, tout en elle était magnifique.

— Va, fit-il en la poussant doucement. Prendsun de tes instruments et pars avant que quelqu’unne vienne te demander encore une nouvellechanson.

— Ce matin, je devrais peut-être rester auprèsde toi, murmura-t-elle, soucieuse de son état.

Trois fois cette année, il avait éprouvé d’horri-bles douleurs au cœur.

— Alyx ! la gronda-t-il. Ne me désobéis pas.Maintenant prends tes affaires et va-t’en !

— Oui, mon maître ! se moqua-t-elle avec unsourire malicieux.

D’un geste trahissant une longue habitude, elledécrocha le luth, le préférant aujourd’hui au psal-térion. Elle se retourna vers son père.

— Tu es sûr que tout ira bien ? Je peux rester si tuveux.

Il lui tendit sa boîte à musique : une caisse munied’une lanière de cuir et contenant de l’encre, uneplume et du papier afin de noter les mélodies qu’elletrouvait.

— Je préfère que tu écrives de la musique plutôtque de te voir te morfondre ici au chevet d’un vieil-lard malade. Viens ici.

D’un geste tendre et familier, il commença à réu-nir sa longue chevelure en une grosse tresse dansson dos. Ses cheveux étaient lourds, épais et raides.Leur couleur paraissait, même aux yeux de sonpère, parfaitement invraisemblable. Comme si un

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enfant pernicieux avait réuni toutes les teintes ima-ginables sur le crâne de la jeune femme : du blondcendré, de l’or, du roux sombre et du rouge flam-boyant, de l’auburn et aussi, Alyx le jurait, du gris.

Quand il eut fini de la coiffer, son père décrochasa cape, la posa sur ses épaules et remonta la capu-che sur sa tête.

— Ne prends pas froid, dit-il. Maintenant, parset je veux entendre quelque chose de beau quandtu reviendras.

— Je ferai de mon mieux, promit-elle en riant.Depuis leur maison qui se trouvait adossée au

mur d’enceinte, Alyx apercevait presque tout le vil-lage qui s’éveillait. La ruelle dans laquelle elle mar-chait à présent était si étroite qu’en étendant lesbras elle aurait pu toucher les bâtisses qui la bor-daient. C’étaient des demeures de pierre, de briqueet de stuc posées les unes à côté des autres. La plushaute était celle du chef du village située près de laplace centrale et leur taille déclinait jusqu’à cellesdes plus pauvres : bûcherons ou hommes de loi, telson père. Une légère brise soufflait, faisant clique-ter les enseignes des échoppes.

— Bonjour, Alyx, dit une femme, chassant legravier devant le seuil de sa porte. Tu vas compo-ser quelque chose pour l’église aujourd’hui ?

Assurant la lanière de son luth sur l’épaule, Alyxsalua sa voisine.

— Oui… et non. J’ai plusieurs idées !Elle rit à nouveau et repartit en courant vers le

portail. Un peu plus bas, elle dut faire un brusqueécart pour ne pas heurter un chariot. Un seulregard vers le cocher lui apprit que John Thorpelui avait intentionnellement barré la route.

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— Hé, petite Alyx, même pas un petit mot gentilpour moi ? lança-t-il tandis qu’elle surveillait ducoin de l’œil son vieux cheval coléreux.

— Alyx ! fit une voix à l’arrière.Madame Burbage vidait des pots de chambre

dans le chariot que conduisait John.— Tu pourrais venir chez moi ? Ma cadette a le

cœur brisé et je me disais qu’une nouvelle chansond’amour lui ferait du bien.

— Pour sûr et à moi aussi, renchérit John duhaut de son attelage. J’ai grand besoin d’une chan-son d’amour.

Il se frottait ostensiblement les côtes à l’endroitoù Alyx l’avait sauvagement pincé deux jours plustôt quand il avait tenté de l’embrasser.

— Pour toi, John, répondit-elle d’une voixsuave, j’écrirai une chanson aussi douce que tonchargement.

Il éclata de rire tandis qu’Alyx assurait àMme Burbage qu’elle passerait chez elle aussitôtaprès la messe du soir. Et elle se remit à courir versle portail. Dans quelques instants, il serait trop tard,elle ne pourrait plus leur échapper et elle devraitrenoncer à s’isoler pour travailler à sa musique.

— Tu es en retard, Alyx, dit le gardien du por-tail, et n’oublie pas la berceuse pour mon bébé. Ilest malade.

Elle acquiesça en se faufilant à travers le vergerqui se trouvait hors de l’enceinte du mur.

Enfin, elle atteignit son pommier préféré et, avecun réel bonheur, ouvrit sa boîte pour préparer sesaffaires. Elle s’assit, adossée au tronc d’arbre, etcommença à jouer sur son luth l’air qui l’avait tiréede son sommeil ce matin. Totalement absorbée,

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travaillant à la mélodie et aux paroles, notant surle papier tout ce qu’elle trouvait, elle était incons-ciente du temps qui passait. Quand finalement ellese redressa, les épaules raides, les doigts engourdis,elle avait écrit deux chansons et commencé un nou-veau psaume pour l’église.

Elle s’étira comme une chatte, repoussa son ins-trument et se leva. Une main posée sur une desbranches du pommier, elle contempla les champsde blé et, au-delà, les enclos à moutons du comte.

Non ! Elle se refusait à penser au comte qui chas-sait tant de paysans de leurs terres afin d’y installerces moutons qui lui assuraient de meilleurs profits.Pense à quelque chose d’agréable ! se commanda-t-elle en détournant les yeux. Qu’y avait-il de beaudans la vie, en dehors de la musique ?

Depuis son plus jeune âge, elle avait toujoursentendu de la musique dans sa tête. Tandis que leprêtre ânonnait sa messe en latin, elle s’occupaitl’esprit en imaginant un air pour les enfants dechœur. Un jour, à la Fête des Moissons, elle avaitmarché et marché sans se rendre compte d’où elleallait en écoutant des chansons qu’elle était seuleà entendre. Son père, veuf depuis bien des années,avait failli devenir fou en croyant avoir perdu safille unique.

Un autre jour, alors qu’elle avait dix ans, elleétait allée tirer de l’eau au puits du village. Là, untroubadour de passage bavardait avec une jeunefemme sur un banc. Son luth abandonné gisaittout près. Alyx n’avait jamais touché d’instrumentde musique auparavant mais en quelques minuteselle parvint à pincer les cordes une à une de façonà interpréter une des dizaines de mélodies qui se

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bousculaient dans sa tête. Elle en était à sa qua-trième chanson quand elle s’aperçut que le trouba-dour l’observait. Silencieusement, sans le secoursdes mots dont ils n’avaient besoin ni l’un ni l’autre,il lui montra comment placer ses doigts sur lemanche afin de jouer des accords. Les fines cordesen boyau de chat tendu lui coupaient le bout desdoigts, mais la douleur n’était rien en comparai-son de la joie d’entendre réellement la musique quiétait jusque-là restée enfermée dans sa tête.

Trois heures plus tard, quand son père qui s’étaità nouveau mis en quête de sa fille la trouva, unebonne moitié du village l’entourait. Tous s’exta-siaient et murmuraient devant ce qu’ils croyaientêtre un miracle. Le prêtre, voyant là une excel-lente opportunité, l’entraîna à l’église et l’installadevant le chœur. Après quelques minutes de tâton-nements, Alyx commença à jouer, maladroite-ment d’abord, un magnificat, une ancienne prière,disant doucement les mots tandis que ses doigtsfilaient avec une aisance de plus en plus grandesur le manche du luth.

De ce jour, le père d’Alyx fut soulagé : l’esprit desa fille n’était nullement dérangé mais simple-ment si rempli de musique qu’elle avait parfois dumal à entendre quand on lui adressait la parole.Dès lors, le prêtre veilla à l’éducation d’Alyx, affir-mant que ce don lui venait de Dieu. En bon servi-teur de Dieu, il se devait donc de la prendre encharge. Il n’eut pas besoin d’ajouter que son père,un homme de loi, exerçait une profession bienméprisable et presque impie et que plus sa filleéchappait à son influence pernicieuse mieux celavalait.

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Quatre années d’entraînement intensif s’ensuivi-rent, au cours desquelles le prêtre se débrouillapour offrir à Alyx toutes sortes d’instruments. Elleapprit à jouer de tous les instruments à cordes,depuis le luth pour lequel elle se servait d’une plumed’oie jusqu’à la viole où elle utilisait un archet ; ellen’eut aucune difficulté à apprendre la flûte et lesautres instruments à vent et le prêtre obligea mêmele village à acquérir un énorme orgue à tuyaux, tou-jours au nom du Seigneur. Certains murmurèrentque c’était plutôt pour lui et pour Alyx.

Quand il fut certain qu’elle savait jouer, le prêtreenvoya chercher un moine franciscain qui luienseigna comment écrire la musique afin qu’ellepuisse conserver les ballades, les messes et leschœurs qu’elle composait.

Tout son temps, elle le passait à jouer et à noterce qu’elle jouait, si bien que ce ne fut pas avantl’âge de quinze ans qu’on s’aperçut qu’elle pouvaitaussi chanter. Le moine, qui s’apprêtait à retour-ner dans son abbaye car Alyx avait déjà assimilétout son savoir, pénétra un matin dans l’église et setrouva baigné dans un chant si puissant, si mer-veilleux qu’il crut à un concert d’anges. Quand ilretrouva ses esprits, il s’aperçut que ce son mira-culeux sortait de la bouche de sa très jeune élève.Il tomba alors à genoux pour remercier le Sei-gneur de lui avoir permis de rencontrer une enfantaussi bénie.

Quand elle découvrit le vieux moine à genoux aufond de l’église, serrant sa croix de toutes ses forcessur sa poitrine, pleurant à chaudes larmes, Alyxs’arrêta immédiatement de chanter et se précipitajusqu’à lui en redoutant un malaise. À moins,

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comme elle le craignait, qu’il ne fût offensé par lefait qu’elle chantait abominablement fort.

On prêta, dès lors, autant d’attention à sa voixqu’à son jeu et elle commença à diriger la choralede l’église, se débrouillant pour utiliser chacunedes voix du village.

Ses vingt ans arrivèrent rapidement, et elle étaittoujours aussi désespérément petite et plate. Alorsque les autres filles de son âge s’étaient mariées etavaient des bébés, elle devait se contenter de leurchanter les comptines qu’elle composait pour eux.

Avait-elle le droit de se montrer déçue ? sedemandait-elle, en se balançant à la branche deson pommier. Bien sûr, tous les jeunes hommeslui témoignaient un respect poli – à l’exception deJohn Thorpe, évidemment, qui trop souvent avaitla même odeur que son chargement – ce n’étaitpourtant pas une raison d’être déçue. À seize ans,l’âge idéal pour le mariage, quatre jeunes garçonslui avaient offert leur main mais le prêtre avaitsoutenu que sa musique était un signe : elle devaitse consacrer à l’amour de Dieu et non à la bestia-lité d’un homme. Il n’y avait donc pas eu demariage. À l’époque, Alyx en avait été soulagéemais, à mesure que les années passaient, elleéprouvait un sentiment de solitude de plus en pluslancinant. Elle aimait sa musique et plus particu-lièrement celle qu’elle écrivait pour l’église, maisparfois… comme l’été précédent quand aprèsavoir bu quatre verres d’un vin très fort au coursdes noces de la fille du chef du village, elle avaitsaisi son luth, était montée sur la table et avaitentonné un chant paillard qu’elle improvisait aufur et à mesure. Ce jour-là, son imagination dans

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ce domaine en avait étonné plus d’un. Bien sûr, leprêtre aurait dû l’arrêter… Mais dans la mesure oùil avait ingurgité plus de vin que n’importe quid’autre et se roulait dans l’herbe en se tenant leventre de rire en entendant la chanson d’Alyx, iln’était pas en état d’arrêter quoi que ce soit. Celaavait été une soirée merveilleuse. Elle avait eu lasensation de faire vraiment partie de ces gensqu’elle connaissait depuis toujours. Pour une fois,elle n’était pas une sorte de relique sacrée qu’onadmirait de loin avec crainte comme le morceaudu crâne de saint Pierre qui se trouvait à l’église.

Comme d’habitude, ses pensées se muèrent peu àpeu en musique. Prenant sa respiration, elle se mità chanter une ballade sur la solitude, l’histoire d’unejeune femme cherchant son véritable amour.

— Et me voici, ma petite colombe, fit une voixderrière elle.

Toute à sa chanson, elle n’avait pas entendu leschevaux approcher. Les trois cavaliers étaientjeunes, solides et arrogants comme seuls lesnobles peuvent l’être. Leurs visages congestionnéstrahissaient une nuit de ripaille. Leurs vêtementstémoignaient d’une richesse indécente : velours,fourrures, colliers d’or et de pierres précieuses.Interloquée, Alyx se figea sur place et n’esquissapas le moindre geste quand le plus fort d’entre eux,un jeune homme blond, sauta de sa monture.

— Incline-toi, serve, dit-il. (Son haleine empes-tait.) Tu ne connais donc pas ton seigneur et maî-tre ? Je suis Pagnell, fils du comte de Waldenham.

Le nom fit sursauter Alyx. La grande et noblefamille des Waldenham dépouillait les fermiers deleurs moindres biens et quand ils ne possédaient

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plus rien, leur arrachait leurs terres. Les paysansétaient alors réduits à l’état de vagabonds men-diant ici et là un peu de pain.

Elle allait exposer à ce jeune homme l’idéequ’elle se faisait de sa déplaisante personne quandil la saisit violemment pour l’embrasser de force.Sa bouche tordue par un rictus exhalait une odeurabominable. Elle le mordit violemment.

— Chienne ! aboya-t-il. Je vais t’apprendre àobéir.

Il lui arracha son manteau et déchira le haut desa robe, dévoilant une petite épaule vulnérable etla naissance d’un sein.

— Un poisson aussi petit, on devrait le rejeter àl’eau, lança-t-il à l’adresse de ses compagnons.

Cette référence à son manque d’attributs fémi-nins transforma la terreur d’Alyx en colère. Mêmesi de naissance elle était inférieure à cet homme,son talent l’avait habituée à des égards inhabi-tuels pour une personne de son rang. Sans pren-dre le temps de réfléchir, elle remonta vivement sarobe et donna un vigoureux coup de pied àPagnell, juste entre les jambes. La plus grandeconfusion régna alors. Pagnell hurlait et se tordaitde douleur tandis que ses compagnons se précipi-taient à son secours, essayant de saisir ce qu’ildisait mais encore trop ivres pour comprendre lasituation.

Alyx s’était mise à courir. Elle n’avait plus qu’unepréoccupation : mettre le plus de distance possi-ble entre elle et ces hommes. Sans s’en rendrecompte, elle s’éloignait du village, trébuchant surla lande froide, essayant de retenir sa robe arra-chée sur sa poitrine.

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En franchissant la seconde barrière qui délimi-tait ces maudits enclos à moutons, elle se laissatomber derrière un monticule de terre, le visageruisselant de pleurs. Elle se retourna prudem-ment. Même à travers ses larmes, elle distinguaitlà-bas les trois cavaliers qui fouillaient le verger àsa recherche.

— Par ici ! fit une voix sur sa gauche. Par ici !Levant les yeux, elle vit un homme à cheval dont

les habits étaient aussi riches et luxueux que ceuxde Pagnell. Instinctivement, elle se remit à fuir.

L’inconnu la rattrapa aisément, laissant son che-val trotter à ses côtés.

— Les garçons ne te voulaient aucun mal, dit-il.Ils ont juste un peu trop bu la nuit dernière. Si tuviens avec moi, je t’aiderai à te cacher.

Alyx le considéra avec méfiance.— Voyons, ma fille, je ne veux pas qu’ils te

blessent.Elle accepta la main qu’il lui tendait. Il la hissa

sur la selle et lança son cheval au galop vers laligne des arbres au loin.

— La forêt du roi, souffla Alyx.Nul, et surtout pas les manants, n’était autorisé à

y pénétrer. Elle avait vu plusieurs hommes penduspour avoir braconné dans la forêt du roi et y avoirsimplement attrapé quelques lapins.

— Je doute qu’Henri s’en formalise cette fois-ci,dit l’homme.

Acceptant cet augure, Alyx s’accrocha de plusbelle à la selle. Dès qu’ils furent à l’abri du couvertdes premiers arbres, l’inconnu l’aida à descendrede cheval.

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— Maintenant, cache-toi et attends. Ne pars pastant que tu ne verras pas les autres serfs travaillerdans les champs. Retourne alors au village.

Cet homme la prenait pour une serve mais ellene broncha pas, se contentant de hocher la tête.Elle s’enfonça dans la forêt.

Le soleil parvint très lentement à son zénith ettandis qu’elle attendait dans la forêt glacée, sa robedéchirée, son manteau perdu, Alyx prit pleinementconscience des risques qu’elle avait courus face auxtrois cavaliers. Au contact du prêtre et du moine,elle avait acquis la conviction que les noblesn’avaient pas le droit d’utiliser le peuple suivant leurbon vouloir. Elle avait droit elle aussi au bonheur età la paix, elle avait le droit de s’asseoir sous un arbrepour composer de la musique et nul, respectant etaimant Dieu, ne pouvait l’en empêcher.

Petit à petit, la colère reprit le dessus, une colèrealimentée par un incident qui s’était déroulé l’étéprécédent. Le prêtre avait obtenu qu’Alyx et la cho-rale chantent dans la chapelle privée du comte, lepère de Pagnell. Pendant des semaines, Alyx avaittravaillé avec acharnement, répété jusqu’à l’épuise-ment afin que le concert soit parfait. Quand enfin ilsavaient joué, le comte, un vieil homme dévoré par lagoutte, avait bruyamment annoncé qu’il préféraitles femmes bien en chair et qu’il écouterait cettechanteuse le jour où elle serait un peu plus appétis-sante. Il était parti avant la fin du service.

Alyx se glissa enfin à la lisière de la forêt. Trèsprudemment, elle vérifia qu’elle ne voyait pasl’ombre d’un cavalier avant de se décider à retour-ner au pommier.

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Là, elle subit le plus grand choc de la journée.Son luth gisait en morceaux. Visiblement, ons’était acharné à le faire piétiner par des chevaux.Un sentiment mêlé de rage, de frustration, dehaine et d’impuissance monta en elle. Les san-glots l’étouffèrent, les larmes ruisselèrent sur sonvisage. Comment avaient-ils pu ? Elle se baissapour ramasser les éclats de bois éparpillés sur lesol. Et tout à coup, saisie par l’inanité de ce qu’elleétait en train de faire, elle projeta de toutes sesforces les restes de son luth contre l’arbre.

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Les murs de la grande salle du manoir étaientornés de tapisseries chamarrées et d’armes detoutes sortes. Des lames d’épées et de hachesavaient infligé de profondes entailles aux meublesde bois massif. Autour d’une vaste table setenaient trois jeunes hommes dont les yeuxinjectés de sang trahissaient le manque de som-meil et l’abus de vin.

— Elle s’est moquée de toi, Pagnell, riait l’und’entre eux en s’essuyant la bouche avec le reversde sa manche maculée de vin. Elle t’a frappé et ellea disparu comme une sorcière. Tu l’as entenduechanter ? Ce n’était pas une voix humaine. C’étaitun sortilège pour te charmer et quand tu as vouluen profiter…

Il s’interrompit et abattit lourdement son poingsur la table en s’esclaffant de plus belle.

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D’un coup de pied violent, Pagnell envoyal’homme et sa chaise rouler sur le sol.

— Elle est humaine. C’est une gamine, gronda-t-il. Et je ne vais pas perdre mon temps avec elle.

— Jolis yeux, fit le troisième. Et quelle voix !À t’en faire frémir !

Le premier s’était redressé et riait toujours.— Frémir de désir, oui ! Je t’assure que tu l’enten-

drais roucouler si je la tenais entre mes bras.— Silence, tous les deux ! ordonna Pagnell en

abattant violemment sa coupe sur la table. Je vousdis que c’est une gamine et rien de plus.

Les deux autres préférèrent garder le silence plu-tôt que d’affronter la colère de leur chef. Quandune servante s’approcha avec une cruche de vin,Pagnell l’attrapa par le bras.

— Au village, il y a une fille qui chante. Quiest-ce ?

La pauvre fille essayait tant bien que mal de selibérer de sa douloureuse étreinte.

— C’est Alyx.— Calme-toi ou je te casse le bras, cracha

Pagnell. Maintenant, tu vas me dire où habite cetteAlyx.

Une heure plus tard, dans la nuit noire, Pagnellet ses acolytes se trouvaient devant les murs deMoreton. Après plusieurs lancers infructueux,deux crochets au bout d’une corde se fixèrent ausommet du mur d’enceinte. Avec une maladresseproportionnelle à la quantité d’alcool qui les imbi-bait, les trois hommes parvinrent à se hisser lelong des cordes. Ils observèrent une pause au som-met du mur pour retrouver leur souffle, puis selaissèrent glisser dans le village.

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Pagnell s’engagea le premier dans les ruelles,marchant en silence tout en étudiant les maison-nettes blotties les unes contre les autres.

— Une sorcière ! murmura-t-il avec colère. Ellene m’échappera pas. Une fille de gribouilleur detestaments, la lie de la terre !

Il atteignit bientôt la demeure des Blackett etlongea l’un des côtés de la maison jusqu’à l’un desvolets baissés. Une violente bourrade, un bruit debois brisé et il était à l’intérieur.

Au premier étage, le père d’Alyx était allongé, lesmains crispées sur sa poitrine, en proie à de nou-velles douleurs. En entendant le fracas provenantdu rez-de-chaussée, il n’en crut pas ses oreilles.Cela faisait des mois qu’il n’y avait pas eu devoleurs en ville.

Il alluma rapidement une chandelle et se préci-pita dans les escaliers.

— Bande de ruffians, où vous croyez-vous ?s’exclama-t-il tandis que Pagnell aidait ses amis às’introduire dans la maison.

Ce furent ses derniers mots. Pagnell se rua sur levieillard, le saisit par les cheveux et lui trancha lagorge. Sans un regard pour le corps qui s’effon-drait sans vie sur le sol, il se tourna vers ses aco-lytes. Constatant qu’ils le suivaient, il s’engageadans les escaliers.

Perturbée par les événements de la journée, Alyxavait été incapable de trouver le sommeil. À cha-que fois qu’elle fermait les yeux, elle sentaitl’haleine abominable de Pagnell, sa bouche qui seposait sur la sienne. Elle était parvenue, non sansmal, à cacher cette mésaventure à son père mais,

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pour la première fois de sa vie, son esprit n’étaitpas entièrement occupé par la musique.

Dans son trouble, elle n’entendit pas, toutd’abord, les sons en provenance du rez-de-chaus-sée. Seuls la voix de son père et le bruit curieux quisuivit la ramenèrent à la réalité.

— Des voleurs ! s’étrangla-t-elle en rejetant sescouvertures.

Elle était entièrement nue. Rapidement, elle enfilasa robe. Qui pouvait vouloir les voler ? Ils étaientbien trop pauvres pour que cela en vaille la peine.

Un craquement dans la chambre de son père la fitsursauter. Elle attrapa un lourd tison de fer et seposta derrière la porte en retenant son souffle.

Le battant glissa lentement. L’homme n’entrapas immédiatement dans la chambre, scrutantl’obscurité. Puis il fit un pas en avant. Dès qu’il futdans son champ de vision, Alyx lui assena detoutes ses forces un coup sur le crâne.

Elle reconnut Pagnell qui s’effondrait à sespieds. Il se tourna vers elle et la contempla d’un airhébété avant de sombrer dans l’inconscience.

La vue de cet homme raviva ses terreurs de lajournée. Ce n’étaient pas des voleurs ordinaires. Oùétait son père ? D’autres bruits de pas résonnèrentdans l’escalier. Un seul regard autour d’elle luiconfirma ce qu’elle savait déjà : la fenêtre était sonunique voie de fuite. Elle y courut et, sans une pen-sée pour la hauteur à laquelle elle se trouvait, sauta.

Elle eut l’impression de s’écraser. Par chanceplus que par habileté, elle roula au moment del’impact. Pendant quelques secondes intermina-bles, elle resta là contre le mur, terrifiée, choquée.Mais il n’y avait pas de temps à perdre. Son

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premier pas faillit lui arracher un hurlement. Ladouleur dans sa jambe était insoutenable ; elle semordit les lèvres jusqu’au sang pour s’empêcherde crier et boitilla vers le côté de la maison.

Elle se retrouva devant le volet que Pagnell avaitdéfoncé. La lune brillait avec suffisamment d’éclatpour qu’Alyx puisse distinguer son père gisantdans son propre sang, la gorge tranchée.

Cette vision eut sur elle un effet étrange : elleferma les yeux et commença à reculer comme sielle n’arrivait pas à croire ce qu’elle avait vu. Ellene sentait plus la douleur dans sa jambe, ni la froi-dure de l’air qui se glissait sous sa robe. Elle nepensait plus à Pagnell ni aux raisons de son intru-sion. Elle ne songeait plus à ce qu’il voulait déro-ber chez elle car il lui avait déjà tout pris : sonpère, la seule personne qui l’avait aimée pour elle-même et non à cause de sa musique. Que pou-vait-il prendre d’autre ?

Elle se mit à marcher sans même s’en rendrecompte pour s’effondrer finalement, à moitiéinconsciente, devant l’église. À genoux, les mainsjointes, elle se mit à prier pour le repos de l’âme deson père.

Elle avait l’habitude des prières mais, aujour-d’hui, elle était comme en transe, abrutie de dou-leur. Elle priait sans voir ce qui se passait autourd’elle. Elle priait sans entendre les cris. Elle priaitsans se retourner vers l’incendie qu’on avaitallumé dans sa propre maison, vers les flammesqui dévoraient le corps sans vie de son père. Leshabitants du village, craignant le feu plus que toutautre fléau, se précipitaient hors de chez eux sansremarquer la forme recroquevillée devant l’église.

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Aux premières lueurs de l’aube, les portes duvillage furent ouvertes, livrant passage à six cava-liers en armes portant le blason du comte deWaldenham. Les sabots des grands chevaux deguerre claquaient dans les ruelles avec un bruitsinistre ; les cavaliers se frayaient un chemin parmila foule au moyen de leurs longues épées, mena-çant, tranchant même les chairs de ceux qui nes’écartaient pas assez vite à leur goût. Des femmesapeurées emportaient leurs enfants à l’écart de cettehorde. Les six cavaliers semaient la terreur.

Ils s’arrêtèrent devant les ruines encorefumantes de la maison des Blackett et leur chefdéroula un parchemin qu’il cloua sur un des mursencore debout. Sans retirer son casque, il toisa lapopulace. Apercevant un chien solitaire, il le trans-perça d’un coup de lance avant de projeter le corpsdu malheureux animal dans les braises.

— Lisez et obéissez ! cria-t-il, sa voix résonnantdans tout le village.

Cabrant son cheval, il lui fit faire demi-tour et latroupe repartit au galop, renversant tout sur sonpassage.

La foule hébétée mit un moment à retrouver sesesprits. On envoya chercher le prêtre qui savaitlire. Il lut une première fois silencieusement leparchemin tandis que les gens attendaient. Enfin,il se retourna, le visage blême.

— Alyx, annonça-t-il, Alyxandria Blackett estaccusée d’hérésie, de sorcellerie et de vol. Lecomte de Waldenham dit que la fille a utilisé lavoix que lui a donnée le diable pour ensorceler sonfils et a profané notre sainte Mère l’Église. Commele fils du comte lui résistait, elle l’a frappé grâce à

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ses pouvoirs démoniaques et a profité de la stu-peur dans laquelle elle l’avait plongé pour le voler.

À cette annonce, chacun se figea de stupeur. Lavoix d’Alyx, un don du diable ? Ils ne pouvaient ycroire. Bien sûr, elle était étonnamment douée,mais ce don lui venait de Dieu. Ne l’utilisait-ellepas pour chanter sans cesse les louanges du Sei-gneur ? Il lui arrivait bien d’entonner des chantsqui n’avaient rien de religieux, mais…

Comme un seul homme, la foule se tourna versAlyx qui venait d’apparaître dans la ruelle. Elle titu-bait sur les mottes de terre soulevées par les sabotsdes chevaux. Avec des expressions diverses allant dela perplexité à la suspicion, les gens s’écartèrent surson passage. Elle s’immobilisa devant les ruinesfumantes de ce qui avait été sa maison.

— Viens, mon enfant, dit vivement le prêtre.Il la prit sous son bras et la reconduisit aussitôt

vers l’église. Dès qu’ils furent à l’abri des murs, ils’activa, emplissant un sac de pains et de fromages.

— Alyx, tu dois partir.— Mon père est… souffla-t-elle.— Je sais, nous avons vu son corps dans les

flammes. Il est mort et je dirai vingt-cinq messespour le repos de son âme, mais c’est de toi dontnous devons nous soucier.

Elle ne l’écoutait pas. Il la secoua avec violence.— Alyx !Elle parut retrouver ses esprits.— Alyx, ils ont offert une récompense pour ta

capture, morte ou vive.— Une récompense ?— Oui. Je n’en ai encore parlé à personne. Ils

l’apprendront bien assez vite et tu ne seras plus en

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sécurité ici. Il se trouvera sûrement une canaillepour te vendre.

— Et alors ? Je suis innocente et le roi…Le rire du prêtre l’interrompit tandis qu’il lui

posait un long manteau sur les épaules.— Ils te déclareront coupable sans autre forme

de procès et le mieux que tu pourras espérer, c’estd’être pendue au bout d’une corde. Je veux que tupartes maintenant et que tu m’attendes à la lisièrede la forêt du roi. Je viendrai ce soir. D’ici là,j’aurai bien trouvé un moyen de te cacher. Ne tefais pas remarquer. Je t’apporterai à manger et,peut-être, un instrument.

Avant qu’elle puisse répondre, il l’avait pousséeau-dehors. Machinalement, elle se mit à courirvers la grande porte du village. Elle ne faisaitaucun effort pour se cacher mais, la plupart desvillageois étant encore réunis devant les ruines desa maison, personne ne la vit.

Elle courut sans s’arrêter, n’osant pas regarderautour d’elle. Quand enfin elle parvint à la forêt,elle s’effondra à bout de forces derrière un arbre etresta là, prostrée sur le sol, incapable de reprendreson souffle et de comprendre ou d’accepter les évé-nements des dernièrés heures. L’image de son pèrese matérialisa devant ses yeux. Elle se souvenait deleur vie ensemble, de la façon dont il avait tou-jours pris soin d’elle. Et ce ne fut qu’après une nuitd’angoisse et une matinée d’horreur, qu’elle pleuraenfin, s’enfouissant sous son manteau pour pleu-rer et pleurer encore. Elle n’était plus qu’une petiteboule recroquevillée, agitée de sanglots spasmodi-ques. À bout de nerfs et de larmes, elle s’endormitainsi, roulée dans les plis de son manteau.

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Ses muscles douloureux la réveillèrent au cré-puscule. Depuis son saut par la fenêtre, sa jambegauche l’élançait. Avec prudence, elle écarta lacapuche qui lui couvrait le visage. Un homme étaitassis non loin de là sur une souche d’arbre. Avecun cri de frayeur, elle lança des regards éperdusautour d’elle.

— Tu n’as pas à avoir peur de moi, dit l’homme.Elle le reconnut au son de sa voix : c’était le ser-

viteur de Pagnell, celui qui l’avait déjà secourue laveille.

— Vous êtes là pour la récompense, n’est-cepas ? Vous devriez y réfléchir à deux fois. Votremaître ne serait sûrement pas content d’apprendreque vous m’avez aidée à lui échapper.

À sa grande surprise, l’homme gloussa.— N’aie pas peur de moi, ma petite. J’ai eu une

longue conversation avec ton prêtre pendant que tudormais et nous avons un plan. Si tu veux bienm’écouter, je crois que nous avons trouvé le moyende te cacher là où personne n’ira te chercher.

Elle hocha brièvement la tête pour lui prouverqu’elle était disposée à l’entendre. À mesure qu’ildévoilait son plan, elle écarquillait les yeux, tour àtour effrayée, horrifiée mais aussi excitée à l’idéede l’aventure qui s’annonçait.

L’homme avait un frère qui, autrefois, servaitdans les armées du roi. Il avait eu la malchance desurvivre à toutes les batailles auxquelles il avaitparticipé. Trop vieux pour continuer à être soldat,il avait été chassé de l’armée sans aucun moyen desubsistance. Il avait erré pendant deux années,crevant de faim jusqu’à ce qu’il entende parlerd’une bande de hors-la-loi, de pauvres hères et de

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mendiants qui vivaient dans une immense forêtsituée un peu au nord du village de Moreton.

Pendant un moment, Alyx resta assise bien sage-ment. À la fin, elle n’y tint plus.

— Êtes-vous en train de me proposer de rejoin-dre cette bande ? demanda-t-elle, incrédule. Vousvoulez que je devienne une… hors-la-loi ?

Le serviteur comprenait sa réaction. Le prêtrelui avait longuement dressé un portrait des plusflatteurs de cette fille. Elle n’était qu’honnêteté etdroiture.

— Oui et non, répondit-il. Une jeune fille telleque toi ne serait pas en sécurité au milieu de ceramassis de bandits. Même s’ils ont un chef à pré-sent et qu’il règne parmi eux une certaine disci-pline. Il paraît même qu’ils obéissent aux lois duSeigneur. Malgré cela, tu ne ferais pas long feu.

Soulagée, Alyx sourit.— Et puis, poursuivit-il, ils n’hésiteraient pas à

te vendre pour toucher la récompense.— Je sais chanter. Il y a sûrement quelqu’un qui

serait prêt à…Il leva la main pour l’arrêter.— Seuls les nobles peuvent s’offrir les services

de musiciens. Ou alors, un riche marchand. Mais,là encore, une fille seule, sans protection…

Découragée, Alyx soupira. Elle ne serait donc ensécurité nulle part ?

Voyant qu’elle commençait à comprendre lasituation, le serviteur développa rapidement sonplan.

— Mais un garçon pourrait se cacher parmi leshors-la-loi. Avec les cheveux coupés et des habitsadéquats, peut-être un bandage sur la poitrine, tu

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pourrais faire illusion. Le prêtre dit que tu peuxchanger ta voix à volonté et ton allure est autantcelle d’une fille que d’un garçon.

Alyx ne savait pas si elle devait rire ou pleurer decette dernière remarque. Elle savait qu’elle n’avaitrien d’une beauté classique avec une grande boucheet de grands yeux bleus, mais elle aimait penser…

— Allons, gloussa l’homme. Pas besoin de fairecette tête-là. Je suis sûr qu’en grandissant tu t’étof-feras un peu, et tu seras aussi belle qu’une lady.

— J’ai vingt ans.Embarrassé, il s’éclaircit la gorge.— Alors, tu devrais être contente d’être telle

que tu es. Maintenant, dépêchons-nous car ilcommence à faire nuit. J’ai apporté des habits degarçon. Quand tu seras prête, nous nous mettronsen route. Je veux être de retour avant qu’on s’aper-çoive de mon absence. Le comte aime savoir où setrouvent ses serviteurs.

L’idée qu’elle lui faisait courir un risque ladécida : elle accepta les vêtements qu’il lui ten-dait. Elle se glissa derrière un arbre et commençasa délicate et curieuse transformation. Elle enfilad’abord des collants de coton qui lui moulaient lesjambes, puis un linge de corps qui lui arracha unegrimace de dépit : elle n’avait pratiquement pasbesoin de se bander la poitrine pour dissimuler sesseins. Elle passa ensuite une douce chemise decoton puis une autre en laine avec de larges man-ches et, pour finir, un long pourpoint de lainemagnifiquement tissé et recouvert de broderiesdorées. Jamais elle n’avait porté de vêtementsaussi luxueux, aussi doux. Quelle différence avecsa robe de laine qui l’écorchait aux endroits les

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3049CompositionFACOMPO

Achevé d’imprimer en Italiepar GRAFICA VENETA

Le 10 juin 2013

Dépôt légal : juin 2013EAN 978229007

L21EPSN001100N001

ÉDITIONS J’AI LU87, quai Panhard-et-Levassor, 75013 Paris

Diffusion France et étranger : Flammarion

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