la réforme du droit des contrats, ou l'uniformisation sans
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LE PROJET DE RÉFORME DU DROIT DES CONTRATS,
OU L’UNIFORMISATION SANS SOMMATION
Par Alexis POSEZ
(Novembre 2008, mise à jour 2011)
1. Une énième réforme est en chantier. Après avoir retourné le système juridique
français dans ses plus grandes largeurs, l’actuelle entreprise de terrassement touche
finalement à ses strates les plus profondes, qui sont aussi les plus anciennes. Le droit des
contrats se trouve ainsi exposé à son tour : en se proposant de réviser le titre III du livre
troisième du Code civil, c’est bien l’un des derniers vestiges du Code de 1804 que la
Chancellerie envisage de refondre.
2. Ce projet de réforme du droit des contrats (1), dont il semble à peu près acquis
désormais qu’il aboutira, pose en son principe une question brûlante : il s’agit à présent
de décider si nous tournons le dos au droit français, et à son histoire (2), ou si, quitte à se
distinguer encore, nous choisissons de conserver quelques unes des règles qui ont forgé
notre droit des obligations.
3. Dans cette perspective, il importe de préciser que tout dans ce projet n’est pas
critiquable, loin de là (3). Mais c’est bien parce qu’il peut convaincre par ailleurs que l’on
peut craindre qu’il aboutisse en son état, grevé de quelques dispositions dont la
dangerosité aura échappé à la vigilance de ses concepteurs. Il s’agit donc seulement ici,
puisque le temps est encore aux réglages, de prévenir que la belle mécanique que l’on
apprête pour le concours européen risque fort de ne jamais toucher son but.
4. Il est, nécessairement, bien des dispositions à discuter, et il faudrait probablement
débattre aussi de celles qui trouvent leur source dans la jurisprudence, soit qu’elles
(1) Consultable à cette adresse : http://www.ledroitcritique.fr/wp-content/uploads/2015/07/Projet-de-
reforme-du-droit-des-contrats-Min-Justice-juill-2008.pdf. (2) On a bien conscience de ce que, en ces temps de réforme et de mondialisation, la référence au pays et à
son histoire peut avoir de surannée, n’étant pas plus convaincu qu’un autre que les droits nationaux
existeront encore dans un siècle. Mais justement, le problème est ici de savoir quelle place on veut donner à
nos principes du droit des contrats dans ce processus d’internationalisation. Si l’on abdique avant même de
livrer ce combat, puisque c’en est un, il n’est aucune chance pour que ce droit uniforme à venir ressemble
de près ou de loin à celui que l’on connaît et que l’on juge – c’est ce point seul qui importe – meilleur. (3) Certaines innovations de ce projet sont même remarquables, et au sens mélioratif peut-être. Que l’on en
juge seulement à l’article 3 qui, en deux alinéas, règle deux questions séculaires, relatives à la source du
quasi-contrat, d’une part, et à celle de la responsabilité civile, d’autre part. Il nous y est dit en effet que le
premier concernerait toute situation dans laquelle il est procuré à autrui un avantage auquel il n’a pas droit :
en substituant ainsi l’avantage à l’enrichissement, sous lequel on tendait à réunir jusqu’ici les différents
quasi-contrats, on abouche enfin à la gestion d’affaire en même temps que l’on en explique mieux le
régime. Quant à la source de la responsabilité, il y a longtemps que la faute n’y suffisait plus, jugeait-on.
Désormais donc, il ne serait plus nécessaire de méconnaître une obligation : il suffira d’avoir agi sans droit.
Ou comment tout le champ de la liberté, celui-là qui sépare le droit de l’obligation, devient justiciable à son
tour du principe de responsabilité. Se trouveraient ainsi dissipées les incertitudes qui entourent les
insaisissable « obligation de vigilance » ou tautologique « obligation de ne pas causer un dommage à
autrui ». Que l’on y souscrive ou non, ces deux propositions sont trop riches de conséquences pour être
examinées dans le cadre du présent article.
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l’entérinent, et la fixent, soit au contraire qu’elles la combattent, et la condamnent. Le
projet n’hésite pas en effet à trancher dans le vif de questions encore en voie de
définition, à peine dégrossies par quelques décisions, à un moment où il ne s’agit pas tant
de se prononcer pour ou contre la solution des juges que de la préciser, ainsi qu’il en va
toujours en jurisprudence (4).
5. Faute de place cependant, on s’en tiendra ici aux innovations les plus aventureuses, à
ces règles qui, transfuges de systèmes concurrents, suffiraient à remettre en cause
l’identité même du droit français. Il s’en trouve même certaines pour avoir jusqu’alors
échappé à la discussion (5) alors qu’elles n’en menacent pas moins, sourdement, la
cohérence de notre droit des contrats. C’est pourtant à bref délai qu’il faudrait signaler
ces vices cachés (I). Ce n’est pas seulement, du reste, le projet qui est en cause, c’est
aussi certaines des réactions qu’il a déjà suscitées et qui, si elles devaient finir par
convaincre, ne feraient que parachever l’entreprise annoncée. Il est remarquable en effet
que les critiques émises à son encontre aient consisté pour l’essentiel à lui reprocher ne
pas aller assez loin, en ne faisant pas assez bon accueil aux droits étrangers. Et l’on a eu
beau jeu alors de dénoncer des vices qui, en réalité, ne se révèlent qu’apparents (II).
I. Les vices cachés
6. Parmi les diverses propositions issues d’importation, il en est au moins deux qui
s’avèrent rédhibitoires. À chaque fois en effet, il s’agit de contrevenir, sans autre
explication, aux principes les plus éprouvés du droit français des contrats, d’une part en
conférant à l’offre et à l’acceptation une nature respective qui, de ce côté-ci du Rhin au
moins, n’a jamais été la leur (A), d’autre part en privant la condition, résolutoire ou
suspensive, de son seul effet utile (B).
(4) Un seul exemple : l’article 59 du projet qui, après avoir énoncé que « L’erreur résultant d’un dol est
toujours excusable. » (depuis 3e civ., 21 févr. 2001, Bull., III, n° 20), ajoute qu’« Elle est toujours une
cause de nullité alors même qu’elle porterait sur la valeur de la chose qui en est l’objet ou sur un simple
motif du contrat. » (sur la valeur : Com., 14 juin 2005, Bull., IV, no 130 ; contra : 3e civ., 17 janv. 2007,
Bull., III, no 5 ; sur le simple motif : inédit ; v. cep. C. Bufnoir, Propriété et contrat, A. Rousseau, 1900, pp.
609-610). Sanctionner sans autre condition le dol sur la valeur reviendrait à imposer à tout un chacun de
faire systématiquement savoir à son cocontractant qu’il vend ou achète pour un prix qui n’est pas le bon. Il
n’a pas fallu longtemps à la Cour de cassation pour réaliser que le principe ainsi posé en 2005 conduisait à
la pire des économies dirigées, et l’on peut s’étonner que ce point, pourtant grossier, ait échappé aux
rédacteurs du projet. Le système économique libéral est dit tel parce qu’il repose sur cette idée que chacun
acquiert un bien pour la valeur qu’il lui accorde, et c’est la somme de ces évaluations individuelles qui
constitue la valeur vénale de ce bien sur le marché. Si l’on devait faire dépendre la validité de tous les
transferts de biens et de valeurs de la conformité du prix stipulé à celui du marché, le prix en serait fixé une
fois pour toute, et il n’y aurait tout simplement plus de marché. C’est pour cette raison essentielle entre
toutes que l’erreur sur la valeur, même excusable, n’est pas recevable, présumant jusqu’à preuve du
contraire que celle-ci n’a pas déterminé le consentement des parties ; et c’est pour la même raison qu’un dol
n’est pas plus concevable, nul n’étant tenu d’informer son cocontractant d’un élément réputé non
déterminant. (5) V. not. La réforme du droit français des contrats, colloque de la Revue des contrats, Sorbonne, 24 sept.
2008, RDC 2009, no 1, à paraître.
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A. La corruption de l’offre et de l’acceptation (art. 23 à 32)
7. Dans le silence du Code, le projet fait table rase de la jurisprudence. Alors que l’offre
de contrat a toujours été jugée révocable jusqu’à son acceptation, sous la seule réserve
des dommages-intérêts dus en cas d’abus de droit (6), elle deviendrait brusquement
irrévocable, en cela au moins que toute rétractation constituerait, en soi, une faute source
de responsabilité (art. 25 et 26). Ce système est bien celui suivi par les pays de droit
germanique (7), mais il est rejeté par ceux de common law, qui lui ont toujours préféré le
principe de la libre révocabilité de l’offre (8), sans que cela ait jamais nui, semble-t-il, à
leur développement commercial ni à l’attraction de leur système juridique. Et l’Italie
comme l’Espagne défendent également le droit de révocation du pollicitant (9). Quant aux
instruments juridiques internationaux, faisant par nature œuvre de conciliation, ils ne
rendent irrévocable que l’offre stipulée avec un délai déterminé de validité (10).
8. Pourquoi donc, dans ces conditions, tendre de propos aussi délibéré vers un système
radicalement contraire à notre tradition et qui n’a jamais prospéré hors des pays qui l’ont
inauguré il y a plus d’un siècle déjà ? Si vraiment un choix devait se présenter, il se
poserait entre conserver nos principes – qui, rappelons-le, sont aussi ceux, entre autres, du
Royaume-Uni, des États-Unis, de l’Italie et de l’Espagne – et adopter le seul système
concurrent sérieux, parce que suffisamment répandu, qui limite l’irrévocabilité de l’offre
à celle stipulée avec délai.
9. On pourrait bien comprendre que l’on optât alors pour cette solution de compromis si
notre droit ne suivait aucun principe. Mais l’existence de notre tradition commande, tout
à l’inverse, d’exposer les motifs de son abandon. Or, précisément, de motifs, il n’en est
aucun, puisque cette autre solution a pour seul objet de proposer une voie moyenne entre
deux systèmes opposés. Aucun de ceux-ci n’ont pour leur part la moindre raison de
(6) La solution était déjà, pour ne pas remonter au droit romain, celle de POTHIER, Traité des Obligations,
1774, t. I, no 4 (Œuvres de Pothier, par J. Bugnet, éd. Cosse & Delamotte, t. II, 1848, p. 5) : « La
pollicitation, aux termes du pur droit naturel, ne produit aucune obligation proprement dite ; et celui qui a
fait cette promesse peut s’en dédire, tant que cette promesse n’a pas été acceptée par celui à qui elle a été
faite ». Elle a depuis été consacrée par la jurisprudence : v. ainsi Civ., 3 févr. 1919, DP 1923, I, p. 126, qui
pose le principe selon lequel « une offre étant insuffisante pour lier par elle-même celui qui l’a faite, elle
peut, en général, être rétractée tant qu’elle n’a pas été acceptée valablement ». V. encore depuis 1re civ.,
13 juin 1984, Bull., I, no 193 ; puis Com., 6 mars 1990, Bull., IV, no 74. Et chaque fois que le législateur a
eu l’occasion de prendre position, il a toujours tenu pour acquis que l’offre de contrat était révocable,
en l’absence au moins de tout délai de réflexion. V. ainsi C. civ., art. 1369-4, al. 1er, in fine (rédact. L. 2004-
575 du 21 juin 2004), qui autorise le professionnel à retirer l’offre émise par voie électronique ; art. 2028,
al. 1er (rédact. L. 2007-211 du 27 févr. 2007), en dépit de la qualification de l’offre en contrat : « Le contrat
de fiducie peut être révoqué par le constituant tant qu’il n’a pas été accepté par le bénéficiaire. » (7) V. BGB, §§ 145 et 148, pour l’Allemagne ; ABGB, § 862, pour l’Autriche ; CO, art. 3, pour la Suisse.
Adde C. cass., 9 mai 1980, Pas. 1980, I, pp. 1120 et 1127, et 16 mars 1989, Pas. 1989, I, p. 737, pour la
Belgique. (8) Pour la Grande-Bretagne, v. Dickinson vs Dodds, 1876 ; G. TREITEL, The Law of Contract, 11e éd.,
Sweet & Maxwell, London, 2003, p. 41. Et pour les États-Unis, v. Restatement Second on contracts, § 42 ;
E. A. FARNSWORTH, Farnsworth on Contracts, 3e éd., Aspen, NY, 2004, vol. I, § 3.17, p. 303 : « It is a
fundamental tenet of the common law that an offer is generally freely revocable and can be countermanded
by the offeror at any time before it has been accepted by the offeree. » (9) C. civ. italien, art. 1328, al. 1er . En l’absence de disposition y relative dans le Code civil espagnol, c’est
la jurisprudence qui statue en ce sens : v. déc. citées in Principes du droit européen du contrat, SLC, 2003,
art. 2:202, note 1, p. 127. (10) CVIM, art. 16, § 2, a ; Principes Unidroit, art. 2.1.4 (2) a ; PDEC, art. 2:202 (3) b. Cette solution de
compromis a été adoptée par les réformes nationales les plus récentes : v. not. NBW, art. 6:219 (1), pour les
Pays-Bas ; et C. civ. Québec, art. 1390, al. 2.
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tendre vers le système concurrent, et ce en particulier si l’un ou l’autre est seul à faire ce
chemin.
10. Lorsque l’on veut néanmoins trouver une justification à la règle de l’offre
irrévocable, sous sa forme extrême ou exténuée, il n’en est jamais avancé qu’une seule : il
s’agirait de veiller par ce biais à la sécurité juridique due au destinataire de l’offre eu
égard aux dépenses qu’il pourrait avoir effectuées ou aux engagements qu’il pourrait
avoir pris avant de donner son acceptation. On a pourtant du mal à penser que celui qui
sait l’offre révocable par nature évitera de s’engager inconsidérément. Et si, vraiment, il
ne peut se décider sans quelques dépenses préalables, il joindra l’auteur de l’offre pour lui
demander de s’obliger, expressément alors, à la maintenir le temps nécessaire.
11. Tout, au contraire, convainc que l’offre doit demeurer révocable. Qu’ils soient
d’ordre juridique ou économique, les arguments ne manquent pas en effet pour en
soutenir la démonstration. Si, d’abord, l’offre se définit comme une proposition de
contracter, on voit bien qu’il y a plus dans l’offre irrévocable qu’une simple offre de
contrat : il y a une proposition à laquelle se joint, par surcroît, un engagement de non-
rétractation que le pollicitant a pu ne pas vouloir et qu’il n’est aucune raison de présumer.
Si, ensuite, on rend l’offre irrévocable jusqu’à son acceptation, on se prive du moyen de
s’assurer de la permanence jusqu’à cet instant de la volonté – ainsi contrainte – de son
auteur, en sorte que le droit français aurait alors à connaître d’une objection qui, en droit
allemand, mine depuis plus de deux siècles déjà la notion de contrat défini comme
rencontre de volontés (11). En forçant ainsi, même indirectement, sous la menace de
dommages-intérêts, à l’exécution d’une convention en dépit de la volonté de l’une de ses
parties d’y renoncer avant même sa formation, on précipite les contractants dans une
relation qui s’inaugure sous de bien mauvais auspices. Il est d’ailleurs douteux que l’on
encourage le commerce à sanctionner de la sorte l’initiative des sollicitants : il est facile
de comprendre en effet que tout un chacun sera moins enclin à émettre une proposition
s’il se sait d’office engagé à la maintenir.
12. Transformant ainsi, mais mal à propos, le régime de l’offre, le projet poursuit
cependant son ouvrage en bouleversant également le régime de l’acceptation. La question
est ici de savoir à quel moment et en quel lieu se forme le contrat, le choix s’opérant
alors, pour simplifier, entre la théorie de l’émission et la théorie de la réception de
l’acceptation. On pourrait croire cette question doctrinale entre toutes relever d’un détail
purement technique. Mais il n’en est rien : on parle ici d’obligation, on parle de contrat, et
l’on se demande à quel moment la parole nous lie. En somme, cette question n’est rien
moins que fondamentale.
13. Pour justifier d’avoir adopté la théorie de la réception (art. 31), le rapport de
présentation du projet ne livre que ce commentaire : « la théorie de la réception est
confirmée ». On aurait pourtant aimé qu’il nous soit expliqué en quoi il y a confirmation,
considérant que, ici encore, le droit français a toujours été contraire, la jurisprudence
n’ayant jamais retenu que la théorie de l’émission pour principe supplétif de la volonté
des parties (12). En réalité, si confirmation il y a, elle est celle de la pénétration des
(11) Sur laquelle v. déjà I. KANT, Metaphysik der Sitten [Métaphysique des mœurs], 1re part.,
Metaphysische Anfangsgründe der Rechtslehre [Doctrine du droit], Königsberg, 1797, trad. A. Philonenko,
5e éd., J. Vrin, 1993, 1re part., sect. II, chap. II, § 19, pp. 150-151. (12) V. ainsi Req., 21 mars 1932, S. 1932, I, p. 278 ; DP 1933, I, p. 65, note E. Salle de La Marnierre ; Les
grands arrêts jur. civ., 12e éd., par F. Terré et Y. Lequette, Dalloz, 2007, no 144 ; Soc., 2 juill. 1954, Bull.,
IV, no 485 ; 22 juin 1956, Bull., IV, no 579 ; Com., 7 janv. 1959, Bull., III, no 10 ; Soc., 21 avril 1966, Bull.,
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principes étrangers dans le droit français des contrats. Les inspirations sont toujours les
mêmes en effet, à cette différence près que le droit allemand se trouve mieux conforté sur
ce point par les codifications plus récentes (13). À nouveau toutefois, les pays de common
law défendent la solution contraire, s’en tenant à la théorie de l’émission pour tous les
contrats conclus à distance (14). Face à ce front, il faut donc, plus que précédemment
encore, examiner les arguments de l’une et l’autre théories.
14. Pour la théorie de la réception, il est d’abord avancé que celle-ci présenterait pour
intérêt de conférer à l’acceptant une faculté de rétractation en lui permettant de reprendre
son consentement avant qu’il ne parvienne à son destinataire. Cela est certainement vrai,
mais on verra qu’il est possible de la lui accorder sans ce biais. Il est ensuite prétendu
qu’il s’agirait d’éviter au pollicitant de se retrouver engagé sans le savoir, et de lui éviter
ainsi quelque déconvenue s’il devait, dans cette ignorance, agir contre le contrat. Or, la
seule déconvenue dont il aurait à connaître en un tel cas concernerait la responsabilité qui
serait la sienne pour avoir ainsi manqué à sa parole : tant que son offre demeure,
le pollicitant est tenu de ne rien faire qui puisse y contrevenir, la sachant susceptible de
recevoir encore le consentement attendu (15). Il est enfin argué en dernier lieu, et pour
défendre alors une théorie de la réception assise sur la seule réception matérielle de
l’acceptation, que cette solution aurait pour intérêt de répartir la charge des risques entre
l’acceptant et son pollicitant, le premier supportant le risque de perte de son expédition en
cours d’acheminement tandis que le second supporterait, une fois reçue, celui de l’égarer
avant lecture. Fort bien, mais en quoi cette répartition s’impose-t-elle ? De quelle logique
faut-il donc exciper pour préférer une solution doublant les inconvénients à celle qui les
confine à une seule des parties ? L’offrant a pris l’initiative du contrat, et il disposait en
particulier de la faculté de régler sa formation comme il l’entendait. Pourquoi, s’il ne l’a
pas fait, faudrait-il en imputer la charge à son interlocuteur ? Puisque, de toute façon, le
pollicitant se soumet par nature à l’inconnue de la volonté de son correspondant, sa
position ne paraît pas se trouver considérablement altérée par la modeste prolongation
que le temps d’une communication imposera à cette incertitude : il laissera simplement
s’écouler ce bref délai supplémentaire avant de conclure à l’absence d’acceptation. Si
bien que, en définitive, on se défend mal de l’impression qu’aucune explication ne fonde
proprement la théorie de la réception.
IV, no 353 ; Com., 22 juin 1976, Bull., IV, no 215 ; et, de la façon la plus définitive, Com., 7 janv. 1981,
Bull., IV, no 14 . V. encore depuis : Soc., 11 juill. 2002, Bull., V, no 254 ; 1re civ., 12 juill. 2005, pourvoi
no 02-13614 ; CCC 2005, no 212, note G. Raymond. Et il faudrait également y joindre les décisions qui ont
jugé en même sens à propos, entre autres, de la date d’effet d’une notification de résolution unilatérale
(Com., 3 juin 1997, Bull., IV, no 168), ou de la date du licenciement (Ass. plén., 28 janv. 2005, Bull., AP,
no 1). (13) V. BGB, §§ 130 (1) et 147 (2) ; NBW, art. 6:224 ; C. civ. Québec, art. 1387 ; C. civ. italien, art. 1326,
al. 1er, et art. 1335 ; C. civ. espagnol, art. 1262, al. 2, sous réserve des dérogations posées à l’alinéa suivant.
Et pour la Belgique : Cass., 16 juin 1960, Rev. crit. jur. belge 1962, p. 301, note J. Heenen ; 25 mai 1990,
Pas., 1990, I, p. 1086 ; Journ. trib. 1990, p. 724. Pour les projets et instruments internationaux, v. not.
CVIM, art. 18, § 2 ; passé in Principes Unidroit, art. 2.1.6 (2) ; puis in PDEC, art. 2:205 (1) ; et finalement
DCFR, livre II, art. 4:205. (14) Cette expedition rule, ou dispatch rule, est en effet celle des droits anglais (Adams vs Lindsell, 1818 ;
Household Fire and Carriage Accident Insurance Co. Ltd vs Grant, 1879) et américain (Restatement Second
on contracts, § 63 (a)). (15) Si l’on admet, donc, que l’acceptation vaut dès son émission, il sera demandé à l’offrant d’attendre
l’expiration du délai ordinaire d’acheminement d’une éventuelle acceptation avant de considérer son offre
comme éteinte. S’il entend la révoquer, il devra, après révocation, laisser passer ce bref délai avant de
conclure à l’absence de tout contrat et de pouvoir légitimement se comporter en conséquence. Il faudrait
donc que le pollicitant révoque tacitement sa proposition en réalisant d’emblée un acte qui lui serait
directement contraire pour risquer, ce faisant, de méconnaître fautivement un contrat d’ores et déjà conclu.
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15. Tous les arguments convergent au contraire vers la théorie de l’émission. Tout
comme la solution apportée au problème du régime de l’offre, en effet, la théorie de
l’émission a pour elle la simplicité, étant naturel, en droit, qu’un acte prenne son effet à
l’instant de sa perfection, le contraire supposant de lui adjoindre un terme suspensif. Or la
théorie de la réception échoue à expliquer l’introduction de ce terme dans la volition de
l’acceptant (16). La théorie de l’émission, quant à elle, s’en tient à la définition du contrat :
la rencontre des volontés se réalise à l’instant où l’acceptation s’associe à la proposition
reçue ; il n’est pas ajouté à ces éléments constitutifs que l’accord exigerait encore d’être
connu des deux parties pour exister. Face à la médiocrité des raisons avancées au soutien
de la théorie de la réception, ce seul argument ontologique suffirait déjà à imposer la
théorie de l’émission. Mais il s’y joint encore des justifications d’ordres technique,
pratique et économique.
16. Techniquement, d’abord, la solution qui consiste à retarder la formation du contrat à
la réception de l’acceptation ne permettrait pas d’empêcher le pollicitant de retirer sa
proposition jusqu’à cet instant, même après donc que l’acceptation eut été donnée. Si, par
conséquent, l’acceptant exprime tacitement son consentement en exécutant la prestation
attendue, la révocation ultérieure du pollicitant rendra ce paiement indu et commandera
sa restitution, et son arroi de complications. Pour exclure cette inconséquence, la théorie
de la réception doit s’attacher une disposition supplémentaire (17). Du reste, l’hypothèse de
l’acceptation tacite par commencement d’exécution embarrasse manifestement les
systèmes réceptices, certains y faisant exception pour revenir au critère de l’émission (18),
là où les autres persistent en retardant la formation de l’accord à la connaissance de
l’exécution qu’aura eue, parfois bien plus tard, le pollicitant (19). Et il faut encore ajouter
ici que, à soumettre l’existence du contrat à la réception de ce consentement, l’acceptant
se retrouverait entièrement assujetti à la volonté de son cocontractant, qui, seul,
déterminerait et terminerait la convention (20).
17. Pratiquement, ensuite, la théorie de la réception a pour effet de localiser la
formation du contrat au domicile du pollicitant, ce qui, considérant que les
consommateurs ne le sont à peu près jamais, revient à allotir les professionnels d’un
critère de rattachement indu, et à imposer, là encore, l’introduction d’une disposition
spécialement contraire pour soustraire le cocontractant à la force de gravitation de
l’auteur de l’offre (21). Un effet non moins délétère de cette théorie frappe en outre la
question probatoire : alors que le système de l’émission ne demande à chacun que
(16) L’acceptation, à la différence de l’offre, n’est pas un acte réceptice : elle n’a pas pour objet de conférer
une faculté à son destinataire ni même de l’informer de la conclusion du contrat, mais de conclure celui-ci.
Comme tout acte constitutif, elle produit donc son effet sans délai. (17) V. ainsi CVIM, art. 16, § 1 ; PDEC, art. 2:202 (1) ; NBW, art. 6:219 (2). (18) V. par ex. BGB, § 151 ; C. civ. italien, art. 1327, al. 1er ; LUFC, art. 8, § 3 ; CVIM, art. 18, § 3 ;
Principes Unidroit, 2.1.6 (3). (19) V. not. PDEC, art. 2:205 (2). Il en résulte que l’exécution de l’acceptant précède alors la formation du
contrat… Et cette question encore : à quel moment, à ce régime, se conclut le contrat accepté par celui qui
effectue son paiement sur un distributeur automatique ? (20) V. ainsi H., L. et J. MAZEAUD et F. CHABAS, Leçons de droit civil, t. II, vol. 1, Obligations – Théorie
générale, 9e éd., par F. Chabas, Montchrestien, 1998, no 146, p. 142 : « ce qui condamne avant tout ce
système, c’est qu’il met la formation du contrat et sa preuve à la discrétion du pollicitant. » (21) Comment comprendre donc que l’article R. 1412-1 du Code du travail puisse, en son dernier alinéa,
permettre au salarié de « saisir les conseils de prud’hommes du lieu où l’engagement a été contracté ou
celui du lieu où l’employeur est établi » ? Imagine-t-on vraiment qu’il s’agirait là de lui offrir le choix entre
le lieu d’établissement de l’employeur et… le lieu d’établissement de l’employeur ? Au moins la Cour de
cassation ne l’a-t-elle jamais pensé : v. jurisprudence préc., supra, note 12.
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d’établir son fait, l’acceptant en apportant la preuve de l’expédition, l’offrant en
produisant l’acceptation expédiée une fois reçue, la théorie de la réception revient à
obliger l’acceptant qui voudrait faire la preuve du contrat à établir un fait qu’il ignore
pour n’y avoir pas assisté. Cette thèse impose ainsi de ne jamais donner son adhésion à
une offre autrement que jointe à un accusé de réception, et à attendre le retour de celui-ci
avant de débuter toute exécution… Dans un tel système, le cachet de la poste ne ferait
plus foi de rien, sinon d’une expédition qui ne servirait plus qu’à engager
la responsabilité – que l’on sait réglementairement oblitérée – du transporteur.
18. Économiquement enfin, et peut-être surtout, la solution qui consiste à réputer le
contrat conclu à l’instant de l’émission de l’acceptation est la plus rapide et, donc, la
seule conforme aux intérêts du commerce. Différer inutilement la formation du contrat,
ce serait soumettre celui-ci à un risque accru de disparition ou de déconfiture de l’une ou
l’autre partie, et à la menace nouvelle d’une perte ou d’un retard dans la transmission de
l’acceptation.
19. Il est à peine croyable, en définitive, de penser que le seul intérêt d’un offrant
ignorant l’acceptation, mais sachant celle-ci possible, puisse l’emporter sur autant
d’évidence. Même à en rester à la seule question des intérêts personnels en présence,
comment ne pas voir que, privilégiant le pollicitant, c’est l’acceptant que l’on lèse, pour
le cas où, se croyant lié, son acceptation ne parviendrait jamais, ou avec trop de retard, à
son destinataire ? Sa foi en un acheminement normal de son message n’est-elle pas plus
légitime que celle d’un pollicitant qui a sollicité le contrat et que l’on voudrait néanmoins
autoriser à agir, dans le doute, contre sa déclaration ? À moins que l’on entende vraiment
généraliser la formalité de l’accusé de réception, quitte à accroître ainsi les frais de
conclusion en même temps que les délais d’exécution (22). Par la grâce de la théorie de la
réception, on ferait ainsi peser la totalité des risques attachés à la conclusion du contrat
sur celui des deux contractants qui, dépourvu du pouvoir de stipulation, ne peut les
maîtriser.
20. Car, pour ce qui est de l’intérêt de l’acceptant, à qui l’on voudrait permettre de
reprendre son consentement jusqu’à sa réception, la théorie de la réception pèche par
excès. Il est parfaitement possible en effet d’accorder une telle faculté de rétractation à
l’acceptant sans pour autant retarder à cette date la portée de son adhésion : il suffit pour
ce faire d’attacher à toute acceptation une condition suspensive de non-rétractation. Mais
il est vrai qu’il faudrait encore, pour l’admettre, ne pas transformer non plus le régime de
la condition.
B. La confusion du terme et de la condition (art. 116 à 129)
21. Selon l’article 117 du projet de réforme, la condition, qu’elle soit suspensive ou
résolutoire, n’aurait, en son principe, plus d’effet rétroactif. Pour justifier cette abrogation
d’une règle consacrée par plus de quinze siècles d’histoire (23), et aujourd’hui consignée à
l’article 1179 du Code civil, le rapport de présentation indique que « C’est une solution
(22) Car l’acceptant ne prendra pas le risque d’exécuter le contrat avant de s’être assuré, par le retour de
l’accusé de réception, qu’il aura bien été formé. Quant au pollicitant, il pourrait encore vouloir attendre de
savoir que cette information a bien été transmise à l’acceptant, pour le cas où il voudrait alléguer ne jamais
avoir reçu l’acceptation… (23) V. déjà GAIUS, in Dig., XX, IV, 11, 1 ; PAUL, ibid., XVIII, VI, 8; POMPONIUS, ibid., XLVI, III, 16. Et
encore POTHIER, op. cit. (supra, note 6), no 220, p. 105.
- 8 -
adoptée largement en Europe et le principe de rétroactivité recevait dans le droit
français de telles exceptions que son effectivité était limitée. »
22. Plutôt que « largement adoptée en Europe », il vaudrait mieux reconnaître que, en
réalité, les systèmes juridiques sont on ne peut plus partagés. Si la source de cette
condition « non rétroactive » – il faudrait dire antéroactive – est ici encore allemande (24),
nombre de pays s’en tiennent toujours au principe de rétroactivité (25). Quant à l’idée
selon laquelle la règle recevrait tant d’exceptions que son renversement reviendrait en
quelque sorte à la rétablir dans sa nature, elle doit être combattue. La plupart de ces
exceptions prétendues ne sont en effet que de strictes conséquences de l’effet rétroactif de
la condition.
23. En premier lieu, et quoi qu’on en ait dit, les solutions posées à l’article 1182 du
Code civil n’ont rien de dérogatoires. Si le vendeur doit supporter la charge des risques
de la chose transmise sous condition suspensive, ce n’est pas en sa qualité de propriétaire
(res perit domino), laquelle lui est rétroactivement soustraite, mais en qualité de débiteur
de l’obligation de délivrance (res perit debitori), ainsi que l’indiquent clairement les
termes de l’article 1182. La rétroactivité de la condition n’emportant jamais en soi que
des effets juridiques et évidemment pas matériels, il est naturel que le détenteur du bien
chargé de sa conservation jusqu’à réalisation de la condition soit responsable de sa
détérioration, même s’il se trouve rétroactivement privé de son titre. Ainsi n’en irait-il pas
autrement d’un dépositaire chargé de restituer à son propriétaire la chose remise en dépôt.
De même est-il tout aussi naturel que la disparition de la chose objet du contrat avant
réalisation de la condition emporte caducité de la convention, puisque la condition
rétroagirait alors sur un contrat sans objet : on ne délivre pas une chose disparue. Ce en
quoi la condition suspensive de cette obligation se double toujours de celle de la
conservation de la chose objet du contrat jusqu’à cette date (26).
24. Et la faculté ouverte à l’une ou l’autre partie de réaliser des actes conservatoires du
droit contracté sous condition ne constitue pas plus une exception : le débiteur les
accomplit au titre de son obligation de conservation tandis que, de l’autre côté, la simple
possibilité que le créancier soit définitivement investi de son droit suffit à l’autoriser à
veiller sur celui-ci. Quant aux autres actes, d’administration voire de disposition, qui
seraient réalisés par le débiteur, ils ne seront maintenus que parce qu’ils auront répondu
aux conditions de la gestion d’affaire ou de la théorie de l’apparence, ainsi qu’il en aurait
été si ces actes avaient été effectués par un détenteur sans titre véritable, et non par égard
pour un titre rétroactivement disparu.
(24) V. BGB, §§ 158 et 159 ; ABGB, § 696 ; CO Suisse, art. 151 et 154, §§ 2. Pour une adoption récente :
NBW, art. 6:22 ; PDEC, art. 16:103. (25) Law Reform (Frustrated Contracts) Act, 1943, § 1 (2), pour le droit anglais ; solution suivie aux États-
Unis sur le fondement de l’equity ; C. civ. italien, art. 1360 ; C. civ. espagnol, art. 1120 et 1123. Et plus
récemment : C. civ. Québec, art. 1506. V. égal. en dernier lieu : Avant-projet de réforme du droit des
obligations et de la prescription, dir. P. Catala, 2005, art. 1182 et 1184. (26) V. ainsi POTHIER, op. cit. (supra, note 6), no 219, pp. 104-105 « inutilement la condition s’accomplira-
elle par la suite : car l’accomplissement de la condition ne peut pas confirmer l’obligation de ce qui
n’existe plus, ne pouvant pas y avoir d’obligation sans une chose qui en soit le sujet » ; G. MARTY et
P. RAYNAUD, Droit civil – Les obligations, 2e éd., Sirey, t. II, Le régime, collab. Ph. Jestaz, 1989, no 83,
p. 76, note 3 : « Cette solution n’est peut-être que l’application particulière de l’idée plus générale que la
rétroactivité de la condition ne saurait jouer lorsqu’à l’arrivée de la condition un élément essentiel du
contrat fait défaut. »
- 9 -
25. Seule ferait figure d’exception la solution jurisprudentielle d’après laquelle le
propriétaire sous condition serait admis à conserver les fruits produits par le bien cédé au
cas de réalisation de la condition résolutoire ou de la condition suspensive (27), en sorte
qu’il les conserverait en toute occurrence, en pleine contradiction alors avec l’effet
rétroactif de la condition. Mais en réalité, cette solution est on ne peut plus douteuse, la
décision citée pour avoir alloué les fruits au propriétaire dont le titre a été résolu s’étant
prononcée dans l’hypothèse d’un droit de retour exercé par un donateur, dans un cas donc
où il est usuel, par référence à la volonté présumée des parties, que la résolution ne
produise pas d’effet rétroactif sur la possession passée du donataire, tandis que celle
relative à la réalisation de la condition suspensive n’a attribué les fruits au cédant qu’en
vertu d’une clause qui assortissait expressément la jouissance du bien d’un terme
suspensif en sus de la condition. Du reste, la Cour de cassation a très nettement affirmé
depuis que la réalisation de la condition résolutoire obligeait le cessionnaire à restituer les
fruits perçus pendente conditione (28). Serait-elle-même acquise, enfin, qu’une solution
aussi critiquable constituerait une bien mauvaise raison de renverser le principe de
rétroactivité de la condition.
26. Les exceptions véritables, quant à elles, ne sont qu’au nombre de trois, et une seule
parmi celles-ci ne vaut proprement que pour la condition rétroactive. La première tient,
mais c’est l’évidence, dans l’existence d’une disposition légale ou d’une stipulation
conventionnelle qui s’opposerait spécialement au principe de rétroactivité (29). On voit
bien cependant que cette exception ne serait pas moins susceptible de valoir, en sens
inverse, si le principe retenu était celui de l’antéroactivité, de sorte qu’elle en constitue à
peine une. La deuxième exception résiderait dans l’hypothèse du contrat à exécution
successive. Mais on verra plus loin que le principe d’antéroactivité aurait bien à connaître
lui aussi de tempéraments nécessaires. Somme toute, il n’est qu’une règle qui fasse
exception en propre à la rétroactivité de la condition : celle que reçoit le droit fiscal au
nom du dit « principe de réalité » pour considérer qu’un droit transféré sous condition
l’est au jour de la réalisation de l’événement plutôt qu’à celui de la formation de l’acte,
quitte à y voir le cas échéant une nouvelle mutation et, ce faisant, d’imposer deux fois
l’opération. Voilà donc comment, sous le couvert d’une prétendue simplification, le
projet œuvre uniquement à la subordination du droit civil au droit fiscal, quitte à
confondre entièrement pour ce faire le régime de la condition à celui du terme (30), et ce en
dépit aussi bien de la logique juridique que de tout sens pratique.
27. Car, juridiquement en effet, la rétroactivité de la condition est parfaitement fondée,
se déduisant de sa définition et de sa distinction d’avec le terme. Si ce dernier suppose un
événement certain et que la condition postule au contraire l’incertitude, il est naturel d’en
déduire que le terme n’affecte que l’exigibilité de l’obligation là où la condition en fait
dépendre l’existence même (31). Dès lors qu’il est assuré, dans le premier cas, que le
(27) Pour la condition résolutoire : 1re civ., 18 févr. 1975, Bull., I, no 67. Pour la condition suspensive :
3e civ., 19 juill. 1995, Bull., III, no 208. (28) 3e civ., 22 juill. 1992, Bull., III, no 263 ; 29 juin 2005, Bull., III, no 148. Et pour les intérêts du prix
perçu : 1re civ., 7 avril 1998, Bull., I, no 142. (29) V. par ex. C. consom., art. L. 311-20, qui dispose que les obligations de l’emprunteur ne prennent effet
qu’au jour de la fourniture du bien ou du service auquel est affecté le crédit. (30) La comparaison des articles 120 à 123, d’un côté, aux articles 127 et 128, de l’autre, est suffisamment
édifiante : ce sont les mêmes règles qui s’appliquent à la condition et au terme. Pourquoi, à cette aune,
continuer à distinguer l’une de l’autre ? (31) Soit avant exécution, c’est la condition suspensive, soit même après, c’est la condition résolutoire. De
là l’article 1185 du Code civil : « Le terme diffère de la condition, en ce qu’il ne suspend point
l’engagement, dont il retarde seulement l’exécution. »
- 10 -
contrat produira un effet juridique, il n’est aucune raison de lui refuser son existence,
même si l’on doit en retarder l’effet. Au contraire, dès lors que la condition est
susceptible d’empêcher le contrat de produire aucun effet, il devient logique de
l’y soumettre ab ovo, puisqu’un contrat qui ne produit pas d’effet juridique ne répondrait
plus à sa définition. C’est en cela que se justifie la rétroactivité de la condition : sans cette
rétroactivité, on conclurait des contrats susceptibles d’avoir existé un temps sans avoir
jamais produit aucun effet. Par elle, on fait ainsi disparaître ce qui n’a jamais eu la
perfection d’un contrat, de même que l’on consolide, à l’inverse, celui qui réunit
finalement toutes ses conditions d’existence (32). Quoi qu’on en ait pu en dire, cette
rétroactivité n’a donc rien d’une fiction juridique (33).
28. On n’observe pas d’ailleurs que l’on discute la rétroactivité de la condition lorsque
celle-ci porte sur la validité plutôt que sur l’existence de l’obligation. Il ne vient à l’idée
de personne, en effet, de prétendre que la vente subordonnée à une autorisation
administrative serait d’abord valable dans l’attente de cette autorisation puis nulle
seulement du jour de son refus : le fait est que la convention ainsi conditionnée sera
rétroactivement annulée dès son origine. Pourquoi, dès lors, ce qui vaut pour la validité
du contrat ne vaudrait plus lorsque la condition affecte son existence même ?
29. Sans doute les conditions affectant les contrats à exécution successive ne
rétroagissent-elles pas, ordinairement du moins. Mais il est à cela deux bonnes raisons qui
interdisent d’étendre cette solution aux contrats à exécution instantanée. S’agissant de la
condition suspensive, d’abord, c’est le caractère matériel de la prestation attendue qui
dresse un obstacle insurmontable à l’encontre de la rétroactivité : par la force des choses,
un locataire ne peut pas jouir du bien loué sous condition pour la période précédent sa
mise à disposition, laquelle est elle-même subordonnée à la réalisation de la condition.
C’est alors par nécessité que l’on exclut le principe de rétroactivité. S’agissant de la
condition résolutoire, cette exclusion n’opère plus en revanche que par présomption de la
volonté des parties : la condition pourrait fort bien rétroagir et obliger à des restitutions en
valeur mais, puisque la convention aura produit un effet juridique suffisant pour valoir
comme telle, il ne sera plus de raison d’estimer que les parties auront voulu remettre en
cause cet effet passé. En sorte que, dans un cas comme dans l’autre, la condition d’un
contrat à exécution successive n’affecte plus que son exécution en lieu de sa formation.
Seule la nature aléatoire de l’événement la distingue alors encore d’un terme extinctif.
30. Mais, appliquée aux contrats à exécution instantanée, la condition retrouve sa
rétroactivité naturelle. Cette rétroactivité est même nécessaire lorsque la condition
résolutoire intervient sur un contrat à exécution instantanée dont le paiement a déjà été
réalisé puisque, si la condition n’avait pas d’effet rétroactif sur ce paiement, elle n’en
(32) V. par ex. F. LAURENT, Principes de droit civil français, 3e éd., t. XVII, 1878, no 78, p. 92 : « d’après
les principes comme d’après l’intention des parties contractantes, la convention doit avoir effet du moment
où les parties consentent ; or, elles consentent lorsque la convention est contractée, et non lorsque la
condition s’accomplit. » ; L. LAROMBIÈRE, Théorie et pratique des obligations, 2e éd., G. Pedone-Lauriel,
1885, t. II, Art. 1179, no 9, p. 462 : « le principe, emprunté à la loi romaine, est d’autant mieux fondé
aujourd’hui, que les contrats sont parfaits par le seul consentement des parties contractantes, et que cette
perfection immédiate et instantanée est une raison de plus pour considérer le temps où ils ont eu lieu. » ;
L. JOSSERAND, Cours de droit civil positif français, 3e éd., Sirey, t. I, 1939, no 742, A : « l’événement mis in
conditione est simplement déclaratif des obligations ; celles-ci découlent non de cet événement, mais de la
convention elle-même. » (33) V. not. G. MARTY et P. RAYNAUD, op. cit. (supra, note 26), no 84, p. 77 ; J.-J. TAISNE, La notion de
condition dans les actes juridiques, th. Lille, 1977, nos 271 à 277, pp. 382-392.
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aurait tout simplement aucun (34). Et lorsque le paiement n’a pas eu lieu, on doit encore
présumer que la condition, qu’elle soit résolutoire ou suspensive, rétroagit sur un
engagement qui n’a produit aucun effet.
31. Par où l’on voit que, loin d’être partout fondée, la confusion du régime de la
condition avec celui du terme ne se justifie qu’à l’égard des contrats à exécution
successive. Ainsi circonscrit, on évite alors toutes les difficultés de restitution que le
pseudo-principe de non-rétroactivité cherchait probablement à éluder, sans pour autant
méconnaître ailleurs la nature de la condition.
32. Si, du reste, la rétroactivité naturelle de la condition gênait les contractants, ceux-ci
y feraient communément exception, ainsi qu’il leur est permis. Or on ne constate pas, ni
pour la condition suspensive, ni pour la condition résolutoire, qu’une telle stipulation
prolifère. Et de fait, il importe de démontrer que le principe de la condition rétroactive n’a
pas pour lui que la logique juridique, mais qu’il répond aussi à un intérêt pratique.
33. La rétroactivité de la condition a pour premier résultat utile, en effet, d’assurer une
meilleure protection du créancier : les actes effectués pendente conditione contre son
droit l’auront ainsi été, rétrospectivement, sans titre, de sorte que, au cas par exemple de
vente d’un bien déjà cédé sous condition suspensive, l’acheteur sous condition disposera,
une fois celle-ci réalisée, d’une action réelle contre le tiers acquéreur plutôt que d’une
action personnelle soumise à la preuve d’une collusion frauduleuse ou bornée, sinon, à
son seul cocontractant. L’obligation du débiteur de conserver l’assiette du droit
conditionnel de son créancier se déduit alors directement de la rétroactivité de cette
condition, sans qu’il soit besoin de le frapper à cette fin d’une obligation nouvelle (35).
Quant aux intérêts du tiers de bonne foi, ils ne s’en trouvent pas plus atteints,
étant suffisamment protégés par le jeu de la théorie de l’apparence. Et si, à l’inverse, la
condition vient à défaillir, le droit transmis pendente conditione par le débiteur s’en
trouve rétroactivement consolidé et cette cession elle-même validée. L’absence de toute
rétroactivité, au contraire, organise la paralysie, l’une et l’autre parties ne pouvant jamais
effectuer que des actes de conservation. De façon générale, enfin, il est plus simple de
fixer tous les effets du contrat à une même date, même rétroactivement, plutôt que de les
répartir entre sa formation et la date de survenance d’un événement ultérieur (36).
34. Pour toutes ces raisons, il n’est donc pas moins impérieux de revenir au principe de
rétroactivité de la condition que de renoncer au sac annoncé du régime de l’offre et de
l’acceptation. Il en va à chaque fois de la cohésion des principes gouvernant la formation
des conventions et du respect de la volonté des parties. Ces vices-là ne peuvent pas rester
ignorés, car ils suffiraient à priver de sa rationalité le droit français des contrats : en y
introduisant des solutions qui lui sont profondément étrangères, on en saperait jusqu’à ses
(34) Sauf à convertir le contrat à exécution instantanée en contrat à exécution successive. Soit, ainsi, une
vente conclue sous condition résolutoire et, comme telle, immédiatement exécutée : si la réalisation de la
condition ne rétroagissait pas au jour de la formation du contrat, l’acquéreur demeurerait propriétaire du
bien et le vendeur en possession du prix payé, en sorte que la condition n’aurait aucun effet. Et si l’on
prétendait obliger les parties à restitution sans remettre en cause l’exécution passée, on ferait de ce contrat à
exécution instantanée conclu sous condition résolutoire un contrat à exécution successive affecté d’un
terme extinctif. Est-ce bien là ce qu’ont voulu les parties ? (35) Particulièrement symptomatiques à cet égard, les paragraphes 160 et 161 du BGB, qui organisent tout
un système pour assurer la protection des intérêts du créancier. (36) V. en ce sens J. CARBONNIER, Droit civil, t. 4, Les Obligations, 22e éd., PUF, 2000, no 137, in fine,
p. 270.
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bases. Et ils doivent d’autant plus être dénoncés que la critique paraît s’être exagérément
portée jusqu’alors sur d’autres dispositions qui n’en méritaient peut-être pas tant.
II. Les vices apparents
35. Ces vices-ci sont apparents en ce que, quoi qu’il puisse paraître, ils n’en sont pas
vraiment, ou du moins pas tant que l’on a pu le dire. Pour l’essentiel, les critiques se sont
jusqu’ici cristallisées autour de deux innovations : la conversion de la notion de cause en
intérêt, d’une part, et la réception de l’exception d’imprévision, d’autre part. Or, au risque
d’en venir à défendre un projet sur ces points très imparfait, les réactions qu’il a déjà
suscitées portent en elles une menace bien plus grande qui tiendrait, dans le premier cas,
en un abandon pur et simple de la notion de cause ou de son succédané (A) et, dans le
second, en une exorbitance du régime attaché à l’imprévision (B).
A. La cause en sursis (art. 85 à 87)
36. Ce qui a été dénoncé, c’est la substitution terminologique par laquelle le projet de
réforme envisage de remplacer le mot de cause par celui d’« intérêt ». Il est à peine
besoin de dire en effet que cette substitution, purement rhétorique, d’un mot par un autre,
qui peut fort bien passer en la matière pour synonyme, ne règle aucune problème, s’il en
est un. Elle manifeste bien en revanche les crispations qu’a fini par coaliser contre elle la
notion de cause, et l’embarras de réformateurs qui, ainsi exhortés à l’abroger, n’en ont
pas moins constaté le rôle crucial qu’elle continue à jouer en droit français des contrats.
37. Pour justifier cette substitution cependant, le rapport de présentation du projet
commence par tirer aliment de l’incontournable argument de droit comparé avant
d’indiquer qu’elle « permet de renforcer l’attractivité de notre droit tout en conservant
les fonctions développées par la jurisprudence sur le fondement de la cause ». On
aimerait pourtant comprendre en quoi le droit français des contrats s’en trouverait rendu
plus attractif. Parce que l’on y aura inséré un concept nouveau, inconnu de tous sous cet
usage, y compris de ses promoteurs ? Ou parce que l’on se sera rapproché ce faisant des
systèmes anticausalistes ? Si cette dernière motivation est la bonne, et l’on peut craindre
qu’elle le soit, elle ne ferait que rendre compte d’un lieu devenu commun d’après lequel
un droit serait plus attractif à partir de l’instant où il se conforme aux autres, dans la
mesure donc où il n’attire justement plus les regards. Or, on nous permettra de penser tout
au contraire que, si l’on cherche à se rendre attractif, il est préférable de se distinguer,
d’abord, et de séduire, ensuite, soit, en l’occurrence, de convaincre. Car, à s’en tenir là, ce
ne sera pas le droit français qui attirera, mais lui-même qui aura cédé à l’attraction des
autres systèmes (37).
(37) Acceptons seulement d’entendre les objurgations d’un professeur espagnol qui, invité à faire connaître
son opinion lors d’un colloque tenu le 11 mai 2009 au Sénat sur le projet de réforme de la Chancellerie,
nous faisait part des craintes que suscitait en Espagne l’abandon de la notion de cause par le projet de
réforme de la Chancellerie : « Je me permets de dire que ce n’est pas, à mon avis, le bon choix. Je me
permets aussi de vous dire que plus qu’une contribution au droit européen des contrats, l’abandon français
de la notion de la cause serait une claudication déloyale. Que cacher la cause pour surmonter l’isolement
du droit français n’est pas tellement différent de ce qui supposerait de renoncer à la langue française pour
favoriser l’intégration linguistique des peuples européens. Et que vous n’avez donc pas mis sur la table le
- 13 -
38. Sans doute le concept de cause ne régit-il pas partout, loin s’en faut, la formation du
contrat, et il est bien connu en particulier que le droit allemand l’a depuis longtemps
rejeté à cet endroit. Mais il est très exagéré en revanche d’affirmer, comme on l’entend
trop souvent, que la cause serait une exception française. Outre la Belgique et le
Luxembourg qui, soumis au même Code, n’ont pas jugé utile d’abroger ses articles 1131
à 1133, la notion de cause est connue en Italie (C. civ. italien, art. 1325 et art. 1343 à
1345) et en Espagne (C. civ. espagnol, art. 1261 et art. 1274 à 1277), ainsi qu’au
Portugal, en Autriche, en Pologne, en Grèce, et dans nombre de pays d’Afrique,
d’Amérique latine et du Proche-Orient. Elle a par ailleurs été reconduite au sein des
nouveaux codes civils du Québec (art. 1371 et 1411) et de Roumanie (art. 1235 à
1239) (38). Et il faut vraiment se payer de subtilités pour ne pas voir que la consideration
de common law, qui puise à la même source canonique, occupe en droits anglais et
américain une position équivalente à celle de la cause en droit français, garantissant elle
aussi la réalité de la contrepartie dans les contrats synallagmatiques (39).
39. Le cas du droit allemand lui-même mériterait d’ailleurs un meilleur examen, car il
semble bien que, à la faveur de la récente réforme de son droit des obligations, la notion
de cause y ait fait un retour remarquable sous les traits du fondement contractuel du
contrat (Geschäftsgrundlage), et plus spécifiquement encore du trouble du but contractuel
(Zweckstörungen), d’après lequel le débiteur pourrait se trouver libéré si les convictions
qui ont fondé son engagement se révèlent inexactes (40). De sorte qu’il est assez
consternant de relever que le droit français pourrait s’apprêter à abandonner la notion de
cause au moment précis où celle-ci pénètre le bastion de ses opposants historiques.
droit français, mais sous la table. Pour ne pas perdre la bataille, vous avez préféré ne pas batailler. »
(M. PASQUAU LIAÑO, « L’abandon de la notion de « cause » en droit français : un service au droit européen
des contrats ? », Rev. dr. Assas 2010, no 1, pp. 68-70, spéc. pp. 68-69). (38) Pour un tour d’horizon, v. P. CATALA, « Deux regards inhabituels sur la cause dans les contrats »,
Defrénois 2008, art. 38866, pp. 2365-2381. V. égal. M. PASQUAU LIAÑO, art. préc. (supra, note préc.),
p. 69, qui ajoute : « Encore plus : j’ai l’impression que vous, les juristes français, n’êtes plus conscients de
votre responsabilité. – Le Code Napoléon n’est pas le patrimoine exclusif des Français. La cause, le
système dit « causaliste », n’est pas une entrave pour la circulation du droit des contrats, mais plutôt un
moyen, un véhicule de communication juridique. Autour du Code Napoléon, et de la cause, s’est formée
pendant des siècles une communauté juridique que vous avez négligée. Il suffit de regarder vers l’Europe
du Sud, vers l’Amérique du Sud, vers le Canada, etc., pour comprendre qu’il n’est pas vrai du tout que la
cause est « largement méconnue en droit comparé ». Le même auteur nous fait par ailleurs savoir que « Les
orientations du droit espagnol ne vont pas dans la ligne de la disparition de la cause. Une Proposition de
Modernisation du Codigo civil en matière d’obligations et de contrats a été présentée par la Commission
Générale de Codification, au sein du Ministère de la Justice (janvier 2009). Il s’agit d’un texte qui voudrait
ouvrir un processus de discussion. En ce qui concerne la cause, elle reste toujours une condition de validité
du contrat. » (p. 70). (39) Sur ce rapprochement, v. déjà W. BLACKSTONE, Commentaries on the Laws of England, t. II, chap.
XXX, sect. IX ; et encore B. S. MARKESINIS, « Cause and consideration : a study in parallel », Cambridge
Law Journal, 1978, vol. 37, pp. 53-75, qui conclut ainsi : « it will become clear that the similarities in the
results as well as in the reasoning are greater than they are often suspected to be. » Quant au concept de
cause en particulier, voici ce qu’en dit cet illustre comparatiste (pp. 54-55) : « the French approach is,
invariably, neater and more convincing ; and it can also be transposed into our system and save it from a
process of reasonning which at best can be regarded as elliptical. Even though the poursuit of elegance
and consistency is not an end in itself, it may lead to doctrinal coherence which holds out attractions to
teacher and practitioner alike. » Et chez les historiens : A. ESMEIN, « Un chapitre de l’histoire des contrats
en droit anglais », RHD 1893, p. 564 ; J.-B. BRISSAUD, Manuel d’histoire du droit français, t. II, Droit
privé, A. Fontemoing, 1904, pp. 1410-1411 ; J. YVER, Les contrats dans le très ancien droit normand, th.
Caen, 1926. (40) BGB, § 313 (2) (rédact. L. 26 nov. 2001).
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40. Plutôt que de nover la cause en « intérêt » et de susciter la confusion, il serait
certainement plus utile de la conserver en l’exposant au grand jour. Car, si elle reste
parfois mal comprise des systèmes qui ne la connaissent pas, c’est que la lecture des
articles 1131 à 1133 du Code de 1804 ne laisse pas figurer la diversité des applications
jurisprudentielles qui lui ont été depuis reconnues. Au lieu de servir comme elle le fait
les intérêts des abolitionnistes, la réforme que l’on prépare devrait tout au contraire
s’emparer de cette occasion unique de joindre enfin le régime à la notion en consacrant
les solutions du droit positif.
41. On peut donc faire plus, à cet égard, que ne le proposent les articles 85 à 87 du
projet en se contentant d’indiquer que la notion de cause – ou d’« intérêt » – permet
d’invalider d’une part les contrats synallagmatiques sans contrepartie sérieuse (art. 86) (41)
et d’évincer d’autre part les clauses incohérentes (art. 87) (42). Car il reste encore à
préciser que la cause a aussi pour autres fonctions de libérer les contractants dont la
raison qu’ils avaient de s’engager s’avérerait inexistante ou irréalisable (43), ce qui vise
notamment l’auteur d’une libéralité ou d’une reconnaissance de dette qui se serait décidé
sur des motifs erronés (44) ; de contrôler la réalité de l’aléa dans les contrats aléatoires (45) ;
(41) 3e civ., 9 févr. 1977, Bull., III, no 70, au sujet d’une vente d’immeuble qui n’avait pour toute
contrepartie qu’une obligation d’entretien convertie par la suite en une rente tout aussi dérisoire ; 1re civ.,
7 févr. 1990, Bull., I, no 38, qui exerce sa censure en vertu du principe selon lequel « lorsque l’obligation
d’une partie est dépourvue d’objet, l’engagement du cocontractant est nul, faute de cause » ; Com., 25 mai
1991, pourvoi no 89-17580, qui rappelle que à son tour que « la cause de l’obligation du vendeur réside
dans l’obligation de l’acquéreur et réciproquement » avant d’approuver la cour d’appel d’avoir jugé que
« la cession litigieuse était nulle pour défaut de prix » ; 1re civ., 4 juill. 1995, Bull., no 303, qui observe que
« même si la valeur réelle du bijoux était supérieure au prix demandé, la vente n’était pas nulle pour
absence de cause » ; Com., 8 févr. 2005, Bull., IV, no 21, qui annule pour défaut de cause l’engagement
d’approvisionnement exclusif consenti en contrepartie de la souscription par le fournisseur d’une garantie
limitée au cinquième de l’emprunt contracté pour financer l’opération.
La jurisprudence administrative elle-même, qui élabore en toute indépendance son propre droit des
contrats, emploie elle aussi la notion de cause à cette fin. V. ainsi en dernier lieu : CE, 26 sept. 2007,
Off. publ. dép. HLM du Gard, BJCP 2007, p. 462, concl. N. Boulouis, et p. 465, obs. R. S. ; J. Boucher et
B. Bourgeois-Machureau, « Les trois visages de la cause dans les contrats administratifs », AJDA 2008,
p. 575. Sur quoi, v. not. F. CHÉNEDÉ, « L’utilité de la cause de l’obligation en droit contemporain des
contrats : l'apport du droit administratif », CCC 2008, étude 11, qui démonte en tous points l’erreur
fondamentale des « néo-anticausalistes » s’exprimant à l’occasion de cette réforme. (42) V. ainsi 1re civ., 19 déc. 1990, Bull., I, no 303 ; Rapp., p. 372, qui juge que « la stipulation de la police
selon laquelle le dommage n’est garanti que si la réclamation de la victime […] a été formulée au cours de
la période de validité du contrat, aboutit à priver l’assuré du bénéfice de l’assurance en raison d’un fait
qui ne lui est pas imputable et à créer un avantage illicite comme dépourvu de cause au profit du seul
assureur qui aurait alors perçu des primes sans contrepartie » et que « que cette stipulation doit en
conséquence être réputée non écrite » ; et encore 12 avril 2005, Bull., I, no 185 : « toute clause qui tend à
réduire la durée de la garantie de l’assureur à un temps inférieur à la durée de la responsabilité de
l’assuré est génératrice d’une obligation sans cause, comme telle illicite et réputée non écrite ». V. égal., et
peut-être surtout, Com., 22 oct. 1996, Chronopost, Bull., IV, no 261 ; Les grands arrêts jur. civ., 12e éd.,
par F. Terré et Y. Lequette, Dalloz, 2007, no 156, qui vise l’article 1131 du Code civil pour réputer non
écrite « la clause limitative de responsabilité du contrat, qui contredisait la portée de l'engagement pris » ;
puis Com., 17 juill. 2001, pourvoi no 98-15678, pour une clause limitative de responsabilité insérée dans un
contrat de maintenance informatique qui obligeait le prestataire à intervenir dans les quarante-huit heures.
Et déjà Civ., 11 déc. 1900, trois arrêts, DP 1901, I, p. 257. (43) V. en ce sens 1re civ., 3 juill. 1996, DPM Video, Bull., I, no 286, qui approuve une cour d’appel d’avoir
jugé que « le contrat était dépourvu de cause » après avoir relevé que « l’exécution du contrat selon
l’économie voulue par les parties était impossible ». Rappr. encore, dans les mêmes circonstances : Com.,
27 mars 2007, pourvoi no 06-10452. Et pour la caducité du contrat par disparition de sa cause en cours
d’exécution : 1re civ., 30 oct. 2008, pourvoi no 07-17646. (44) Pour la libéralité : Com., 8 avril 1976, Bull., IV, no 109, qui annule la gratification accordée par une
société pour services rendus par son dirigeant dans la croyance erronée que celui-ci avait réservé son
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d’assurer la disparition de l’ensemble contractuel, qu’il s’agisse du simple contrat
synallagmatique ou d’un groupe de contrats interdépendants (46) ; ou encore d’éliminer les
contrats passés dans un but illicite ou immoral (47).
42. Loin cependant d’encourager à une telle amélioration, certaines des critiques
adressées à cette innovation du projet ont plutôt consisté à en dissuader ses auteurs (48).
Sous le grief de substitution de la cause par l’intérêt, c’est n’est pas la disparition du
concept de cause qui a alors été dénoncée mais, tout au contraire, son maintien. Pour ses
contempteurs, en effet, la cause est entendue : il s’agirait là d’une « complication
inutile » (49).
43. D’abord, la cause, c’est compliqué. Admettons, provisoirement. Mais sur un tel
argument, c’est tout le droit des contrats que l’on abrogerait. Il faut bien s’y résoudre : la
simplicité, en droit, cela n’existe pas, pour cette simple raison – celle-là – qu’il est tout
entier enté sur des relations sociales qui ne le sont pas. Simplifier le Code, c’est
compliquer la jurisprudence, et donc, au bout du compte, le droit lui-même. Sans doute,
activité à cette seule entreprise ; 1re civ., 11 févr. 1986, Bull., I, no 25, qui réserve le même sort à la
donation-partage réalisée en contemplation d’un avantage fiscal rétroactivement supprimé par une loi
nouvelle ; 10 mai 1995, Bull., I, no 194, à propos d’un engagement de rachat de points de retraite souscrit
par une société au bénéfice d’un de ses salariés dans l’ignorance des graves fautes de gestion commises par
ce dernier. Et pour la reconnaissance de dette : 1re civ., 20 févr. 1973, Bull., I, no 63, qui juge sans cause
l’engagement souscrit par un gardien d’immeuble de rémunérer son prédécesseur pour l’avoir présenté au
propriétaire alors qu’il ne disposait d’aucun droit de présentation ; 6 oct. 1981, Bull., I, no 273, qui rappelle
qu’« un engagement ne peut avoir aucun effet s’il a été pris sans cause ou pour une fausse cause et que le
fait que [le débiteur] ait donné son accord pour un dédommagement ne lui interdit pas de prétendre que
son engagement est nul en vertu de l’article 1131 du code civil ».
Dès son origine, la notion de cause a été affectée à cette double fonction. V. ainsi J. DOMAT, Les loix
civiles dans leur ordre naturel…, Le Clerc, Paris, 1777, 1re part., Liv. Ier, Tit. Ier, Sect. I, Art. V, p. 20 :
« Dans ces trois premières sortes de conventions [bilatérales] il se fait un commerce où rien n’est gratuit,
& l’engagement de l’un est le fondement de celui de l’autre […] Ainsi l’obligation qui se forme dans ces
sortes de conventions au profit de l’un des contractants, a toujours sa cause de la part de l’autre ;
l’obligation serait nulle, si dans la vérité elle était sans cause. », et Art. VI : « Dans les donations & dans
les autres contrats où l’un seul fait ou donne, & où l’autre ne fait & ne donne rien, l’acceptation forme la
convention. Et l’engagement de celui qui donne, a son fondement sur quelque motif raisonnable & juste,
comme un service rendu, ou quelqu’autre mérite du donataire, ou le seul plaisir de faire du bien. Et ce
motif tient lieu de cause de la part de celui qui reçoit & ne donne rien. » (45) Dans le contrat de vente contre rente viagère : 3e civ., 6 nov. 1969, Bull., III, no 723, qui relève la
quasi-certitude dans laquelle était l’acquéreur du décès rapide du crédirentier ; 1re civ., 16 avril 1996, Bull.,
I, no 184, d’après lequel le débirentier « avait été en mesure de prévoir l’imminence [du] décès, de telle
sorte que le contrat de rente viagère, dépourvu de tout aléa, se trouvait privé de cause et devait être
annulé ». Et dans le contrat d’assurance : 1re civ., 3 mai 1995, Bull., I, no 184. (46) Pour l’utilisation de la cause dans les ensembles de contrats : 1re civ., 2 févr. 1971, Bull., I, no 36 ;
3e civ., 3 mars 1993, Bull., III, no 28 ; Com., 15 févr. 2000, Bull., IV, no 29 ; 1re civ., 4 avril 2006, Bull., I,
no 190 ; 13 juin 2006, Bull., I, no 306. (47) Alors que ceux-ci ne répondent plus dans le projet que du grief générique d’illicéité (art. 88). (48) V. par ex. entretien avec M. FABRE-MAGNAN, « Réforme du droit des contrats : « un très bon projet »,
JCP 2008, I, 199 ; D. MAZEAUD, « Réforme du droit des contrats : haro, en Hérault, sur le projet ! »,
D. 2008, chr., pp. 2675-2680. Pour la défense de la cause cependant, v. R. CABRILLAC, « Le projet de
réforme du droit des contrats – Premières impressions », JCP 2008, I, 190 ; O. TOURNAFOND, « Pourquoi il
faut conserver la théorie de la cause en droit civil français », D. 2008, point de vue, p. 2607 ; A. GHOZI et
Y. LEQUETTE, « La réforme du droit des contrats : brèves observations sur le projet de la chancellerie », D.
2008, chr., pp. 2609-2613 ; Ph. MALAURIE, « Petite note sur le projet de réforme du droit des contrats »,
JCP 2008, I, 204 ; no 10 ; F. CHÉNEDÉ, art. préc. (supra, note 41) ; L. LEVENEUR, « Projet de la
Chancellerie de réforme du droit des contrats : à améliorer », CCC 2008, repère 10. (49) V. déjà en ce sens F. LAURENT, op. cit. (supra, note 32), t. XVI, no 111, pp. 150-151 ; E. FUZIER-
HERMAN, Code civil annoté, Sirey, t. II, 1891, Art. 1131, no 1, p. 1027 ; puis M. PLANIOL, Traité
élémentaire de droit civil, 1re éd., LGDJ, t. II, 1900, no 1080, pp. 323-324.
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pour cette raison, la discipline est-elle exigeante : elle requiert des efforts constants
d’intelligence et de réflexion. Mais la paresse qui gagnerait maintenant nourrirait,
demain, les pires incertitudes. Juger le droit positif compliqué avec la cause, c’est n’avoir
manifestement aucune idée des difficultés que l’on prépare en s’en passant : pour assurer
ses fonctions, indispensables, on se condamne à lui trouver des succédanés que l’on
mettra des décennies à réinventer (50).
44. La théorie, d’ailleurs, est-elle vraiment aussi compliquée qu’on le prétend ? Les
manuels enseignent à peu près tous que le contrat s’organise rationnellement autour d’une
opposition qui n’est pas que juridique entre l’objet, ce à quoi l’on s’oblige (quid debetur),
et la cause, ce pourquoi l’on s’oblige (cur debetur) ; que cette cause peut être efficiente
ou finale (51) selon qu’elle vise une situation acquise (52) ou un but à atteindre (53) ; et que
l’on sanctionne son impossibilité, que le fait tenu pour acquis soit en réalité inexistant ou
que le but poursuivi soit irréalisable, aussi bien que son illicéité. Une fois ceci posé, on a
dit l’essentiel : tout le reste est accessoire (54), voire effectivement superflu (55).
45. Qu’on le veuille ou non, toute volonté a nécessairement une cause en même temps
qu’un objet : on veut quelque chose pour une raison. On n’imagine pas plus une volonté
sans objet qu’une volonté sans cause (56), quand bien même cette dernière n’a-t-elle pas
besoin d’être exprimée pour exister, et même si elle se limite le plus souvent à obtenir la
contrepartie promise. Il a fallu du génie au droit français des obligations pour accepter et
fructifier ce legs de la tradition philosophique, et il y aurait de quoi s’en enorgueillir
plutôt que de le révoquer aujourd’hui en doute au motif, un peu court, que d’autres droits
ne s’en servent pas.
46. De là, cet autre procès : la cause, cela ne sert à rien. La preuve, c’est que les autres
droits s’en passent très bien, les Pays-Bas y ayant même récemment renoncé. Que
(50) Sur ce grief, v. R. CABRILLAC, art. préc. (supra, note 48), no 10 ; A. GHOZI et Y. LEQUETTE, art. préc.
(ibid.), nos 14 et 15. (51) L’opposition est antique : v. déjà ARISTOTE, Physique, trad. Budé, Belles Lettres, t. I, liv. II, § 3,
184 a ; et Métaphysique, liv. I, § 3, 983, qui expose une distinction que les scolastiques développeront sous
les termes de causa efficiens et causa finalis (v. not. THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, liv. III, quest.
86, art. 6) Et chez les modernes encore, v. not. G. W. LEIBNIZ, Monadologie – Principes de la nature et de
la grâce fondés en raison, 1714, publ. A. Robinet, PUF, 1954, 3e éd., 1986, no 3, p. 33. Il reste bien entendu
cependant que la cause finale n’est en fait qu’un type de cause efficiente appliquée à la volonté : c’est
toujours la considération préalable du but à atteindre qui engendre l’acte, et c’est cette antériorité qui la
désigne comme cause de l’engagement. (52) Un événement passé : donner un bien en reconnaissance d’un service rendu ; ou un état présent :
consentir cette donation en considération d’un lien affectif. (53) Causa proxima : céder un bien en vue d’obtenir une contrepartie ; causa remota : réaliser cette cession
en vue d’obtenir un avantage fiscal. (54) Comme la question de savoir si le « simple motif » – comprendre le mobile non divulgué – suffit à
fonder l’annulation pour défaut de cause, et dont la réponse varie selon la nature onéreuse ou gratuite de
l’engagement. (55) Le problème irritant de la nature objective ou subjective de la cause pourrait être facilement résolue si
l’on admettait une fois pour toute que la convention étant d’abord la chose des parties, tout ce qui la
compose – dont la cause – est essentiellement subjectif, ne s’objectivant jamais que par présomption, en
considération notamment des qualifications qu’auront adoptées les intéressés. Rappr. en ce sens la thèse de
J. ROCHFELD, Cause et type de contrat, th. Paris I, 1997, LGDJ, Bibl. dr. privé, t. 311, 1999. (56) R.-J. POTHIER, op. cit. (supra, note 6), no 2, p. 3 : « Il est de l’essence des obligations ; – 1° qu’il y ait
une cause d’où naisse l’obligation ». Rappr. déjà N. MALEBRANCHE, Entretiens sur la métaphysique, sur la
religion, et sur la mort, M. David, Paris, 1711, liv. VII, pour qui toute volonté, même divine, est
nécessairement causée : « Dieu ne peut rien vouloir sans motif […] puisque vouloir n’est que consentir à
un motif ».
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d’autres droits s’en passent, cela est possible, sans que cela impliquât d’ailleurs que la
France fût la seule à y recourir (v. supra). Qu’ils s’en passent très bien, cela reste en
revanche à démontrer. Qu’en sait-on en effet ? Il est fort à craindre que ceux-là-mêmes
qui ont renoncé à conceptualiser la notion de cause dans le système qu’ils enseignent
n’aient pas fait plus d’effort pour analyser les expédients par lesquels les systèmes
étrangers parviennent, tant bien que mal, aux mêmes résultats (57).
47. Un intervenant, éminent spécialiste de la question (58), l’a rappelé à plusieurs
reprises au cours de la journée d’étude consacrée à la présentation du projet (59) : il se rend
tous les ans des centaines d’arrêts jugeant de la validité de contrats sur le fondement de la
cause (60). Si l’on privait les juges de cet outil multifonction (61), de quel autre
disposeraient-ils pour le remplacer ? La violence économique ? Mais la cause n’a pas
pour fonction de contrôler l’intégrité du consentement donné. La lésion qualifiée ? Mais
elle n’a pas plus celle d’assurer un équilibre, même minimal, des prestations. Surtout, la
cause peut faire défaut indépendamment du comportement adopté par le cocontractant
lors de la formation du contrat, et permettre de libérer encore le débiteur là où ces autres
instruments demeurent inefficaces. Quid alors de l’objet ? Il s’y confond si peu que, ainsi
que l’on vient de le voir, les deux s’opposent. Même dans les contrats synallagmatiques,
la notion d’objet n’y suffirait pas, d’abord parce qu’il ne pourrait jamais rendre compte
que d’une cause purement objective, bornée à l’objet de la contrepartie, mais encore
parce que, même à s’en tenir à cette seule cause objective, il n’expliquerait pas la
disparition de l’obligation contrepartie (62), pas plus qu’il ne permettrait d’annuler pour
illicéité des contrats dont l’objet de chacune des obligations n’est pas en soi prohibé (63).
Voudrait-on se raccrocher à l’objet que, de toute façon, on ne le pourrait plus, le projet
(57) V. sur ce point les observations de B. S. MARKESINIS, art. préc., supra, note 39. Adde ce constat de
P. CATALA, art. préc. (supra, note 38), no 2, p. 2366 : « En un mot, le défaut prétendu de lisibilité procède
essentiellement d’une doctrine pathogène. » (58) J. GHESTIN, Cause de l’engagement et validité du contrat, LGDJ, 2006. (59) V. supra, note 5. (60) V. not. pour la seule Cour de cassation au cours de l’année passée : 3e civ., 16 janv. 2007, pourvoi
no 04-20711 ; Com., 13 févr. 2007, pourvoi no 05-17407 ; 20 févr. 2007, pourvoi no 05-10055 ; 1re civ.,
22 févr. 2007, pourvoi no 05-21962 ; 2e civ., 15 mars 2007, pourvoi no 05-20823 ; Com., 27 mars 2007,
pourvoi no 06-10452 ; 3e civ., 10 mai 2007, pourvoi no 05-21123 ; 3e civ., 27 juin 2007, pourvoi no 06-
14834 ; 4 juill. 2007, pourvois nos 06-14122 et 06-14156 ; 26 sept. 2007, pourvoi no 06-16292 ; 1re civ.,
28 nov. 2007, pourvoi no 06-16450 ; 3e civ., 5 déc. 2007, pourvoi no 06-19690 ; Com., 11 déc. 2007,
pourvois nos 06-12582 et 06-12583 ; 1re civ., 12 déc. 2007, pourvoi no 05-20039. Pour les cours d’appel,
v. les dizaines d’arrêts sélectionnés par Juris-Data et rapportés par P. CATALA, art. préc. (supra, note 38). (61) V. supra, spéc. notes 41 et s. Sans la cause, comment justifierait-on encore, pour dernier exemple, de
mettre fin à des pratiques aussi peu admissibles que celle des dates de valeurs lorsque celles-ci ne sont pas
justifiées par les délais de compensation (depuis Com., 6 avril 1993, Bull., IV, no 138 ; Rapp., p. 302) ? (62) Le défaillance de l’objet ne justifie jamais que la libération du débiteur de l’obligation dont l’objet est
impossible, indéterminé ou illicite, et pas celle de son créancier, dont l’obligation conserve toujours, quant
à elle, son objet. Ce en quoi, pour anéantir un contrat synallagmatique privé de l’une de ses obligations
réciproques, la cause reste nécessaire. De même, le caractère dérisoire d’une prestation ne peut s’apprécier
qu’au regard de la valeur de sa contrepartie, donc, à nouveau, par le recours nécessaire à la notion de
cause : ce n’est pas l’obligation de fournir une prestation dérisoire qui est nulle pour absence d’objet – car
cet objet, en soi, existe bien et pourrait n’être pas insignifiant si l’obligation du cocontractant était moins
importante – c’est l’obligation contrepartie qui est nulle pour absence de cause. Ce qui explique que la
jurisprudence associe l’objet dérisoire à l’absence de cause : v. les décisions préc., supra, note 41. (63) On peut donner son sang, et l’on peut verser une somme d’argent, mais on ne peut pas donner son sang
contre une somme d’argent : l’objet de chacune de ces deux obligations est parfaitement licite (au moins
sous la forme d’une obligation imparfaite du côté du donneur), mais la cause de l’une et de l’autre ne l’est
plus du tout.
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l’évacuant dans la même eau que la cause, ici au profit – si l’on peut dire – du
« contenu » (64).
48. Tous les manuels contemporains rappellent l’importance de la cause en droit des
contrats (65), et ceux-là-mêmes qui exposent la critique anticausaliste concluent toujours
en défense (66). On peut donc s’étonner des soudaines désaffections qui s’expriment à
présent, à l’occasion de cette réforme. Ce que l’on croit déceler, au fond, c’est une
frustration : celle d’une doctrine assistant depuis quelques années déjà à l’émancipation
d’un concept passé entre les mains du juge. Ce que l’on peut craindre, c’est qu’en
cherchant à lui reprendre son instrument, on confisque aussi, ce faisant, la justice qu’il
rend par ce moyen.
49. Il faut avoir le courage de la défendre, car la cause est juste. Et sa théorie est assez
construite désormais pour garantir la sécurité juridique. Du reste, la jugerait-on encore
trop imprécise que cela ne justifierait pas d’y renoncer : si l’on estime un concept flou,
alors qu’il est appliqué tous les jours, ce n’est certainement pas son principe qu’il faut
remettre en cause, mais son régime qu’il faut détailler, sous peine de créer le vide, de
provoquer la déformation des concepts voisins, et de désorganiser finalement le
système (67).
50. En arrachant la cause au droit français des contrats, on y ouvrirait en effet une
brèche dont nul n’est aujourd’hui en mesure de discerner le fond. À l’exception peut-être
de la Cour de cassation qui, à l’occasion de griefs formulés contre le maintien de la cause
dans l’avant-projet de réforme du droit des obligations et de la prescription remis en
2005 (68), sollicitait le pire : tout en reconnaissant l’importance du rôle de la cause, les
auteurs de ce rapport estimaient que « cet effet est rempli par une acception large de la
bonne foi, avec ses composantes de loyauté, de solidarité, et de proportionnalité, qui
permettent de contrôler l’équilibre contractuel et son maintien. » Il faudrait garder ici le
silence pour bien percevoir tout ce qui s’évince de ces quelques mots : on entendrait
mieux alors l’appel des conseillers à ce que soient restitués aux juges les pouvoirs qui
furent les leurs à une autre époque, et à ce qu’on leur accorde toute confiance pour
arranger le contrat comme il leur paraîtra le plus juste. L’équité, l’Ancien Régime ; les
bonnes intentions, l’Enfer… À bien des égard, il vaut mieux un droit compliqué, si
vraiment, qu’un droit inexistant.
(64) Pour la critique de cette autre innovation, v. Ph. MALINVAUD, « Le « contenu certain » du contrat dans
l’avant-projet « chancellerie », D. 2008, point de vue, p. 2551 ; A. GHOZI et Y. LEQUETTE, art. préc. (supra,
note 48), no 10 et s. (65) V. par ex. Ph. MALAURIE, L. AYNÈS et Ph. STOFFEL-MUNCK, Les obligations, 3e éd., Defrénois, 2007,
no 603, p. 310, qui débutent ainsi leur présentation : « La théorie de la cause est une pièce maîtresse du
système français des obligations, dont elle constitue un des quatre piliers. » (66) V. not. J. FLOUR, J.-L. AUBERT et E. SAVAUX, Les obligations, t. 1, L’acte juridique, 13e éd., Sirey,
2008, no 262 et s., p. 225-228 ; Ch. LARROUMET, Droit civil, t. III, Les obligations – Le contrat, 6e éd.,
Economica, 2007, no 462 et s., p. 456 et s. (67) Relisons seulement ce qu’écrivait à ce propos René DAVID dans son étude comparée de la cause
civiliste et de la consideration de droit anglais : « L’élimination de la doctrine [de la consideration] paraît
[…] peu vraisemblable, car elle impliquerait le renouvellement des bases mêmes, traditionnelles, du droit
anglais des contrats. Pour la même raison, il n’est guère permis, en France, d’être anticausalistes ; notre
effort doit viser, bien plutôt, à préciser la notion de cause, et à mieux saisir ce qu’elle apporte au droit
français. » (« Cause et Consideration », in Mélanges offerts à Jacques Maury, Dalloz-Sirey, 1960, t. II, pp.
111-137, spéc. p. 131). Où l’on apprend aussi que la notion de cause est indispensable dans un système où
la forme n’assure plus le rôle de signaler les engagements juridiquement obligatoires. (68) Rapport du groupe de travail de la Cour de cassation sur l’avant-projet de réforme du droit des
obligations et de la prescription, 15 juin 2007, § 28.
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51. En toute hypothèse, sauf à le leur interdire formellement, comment préviendrait-on
les juges, tenus de se prononcer dans le silence ou l’insuffisance de la loi (C. civ., art. 4),
de continuer à user d’une notion qu’ils ont façonnée à travers deux siècles de
jurisprudence ? Ne pas dire grand-chose de la cause dans le Code de 1804 n’a pas
empêché la Cour de cassation d’édifier un système complet jusqu’à évincer des
stipulations contraires à l’essence du contrat. Ne plus rien en dire ne l’empêchera pas de
poursuivre son œuvre doctrinale. Mieux, ce silence la sommerait même plutôt de ce faire,
au même visa. En quoi le droit des obligations apparaît aussi, et peut-être d’abord,
comme un droit coutumier. Qu’arriverait-il donc, ainsi, si au cours de la réforme à venir
on abrogeait par inadvertance le titre III du livre troisième du Code civil ? Imagine-t-on
vraiment que les juges s’en trouveraient désemparés ? À l’évidence, ils continueront à se
prononcer comme ils l’ont toujours fait, sur le fondement substitué, non plus des articles
abrogés, mais de principes généraux et immanents. Va-t-on oser alors, pour y parer tout à
fait, introduire pour disposition nouvelle que « La notion de cause est abolie » ?
52. Qu’on la disqualifie ou qu’on la taise, la cause, par le dialogue qu’elle entretient
avec l’objet, demeure consubstantielle au droit français des contrats. En la maintenant,
c’est celui-ci que l’on préserve (69). Si, donc, l’objectif est d’attraire les systèmes étrangers
vers le nôtre, le moyen ne réside assurément pas dans une abrogation incontinente
n’aspirant qu’à un alignement servile mais dans une explication dont le Code avait
jusqu’alors fait l’économie. La notion de cause continuerait alors à s’articuler sans mal
avec celle de condition, laquelle accueillerait pour sa part une nouvelle venue.
B. L’imprévision en probation (art. 136)
53. La théorie de l’imprévision, d’après laquelle le contrat pourrait être résolu voire
modifié au cas où un changement imprévisible de circonstances en rendrait l’exécution
insupportable pour l’une ou l’autre des parties, est largement reçue à l’étranger, et sous sa
forme la plus radicale (70). Elle l’est aussi en droit administratif français, mais dans une
moindre mesure alors, en ce que le principe de continuité du service public impose, au
cas de bouleversement économique, d’indemniser le cocontractant de la personne
publique pour la part nécessaire à la poursuite du service, sans pour autant justifier la
révision du contrat (71).
(69) Rappr. déjà J. MAURY, « Le concept et le rôle de la cause des obligations dans la jurisprudence »,
RIDC 1951, pp. 485-502, qui concluait ainsi : « Au total : si le concept de cause est relatif, car il est un
concept technique, ses fonctions qui sont du fond du droit, sont permanentes et générales, elles constituent
des constantes juridiques dont le but est d’assurer à la fois la protection équitable de celui qui s’oblige
volontairement, et la défense, contre les volontés illicites ou immorales, de l’ordre social. La justification
de l’obligation, c’est la conformité à la justice. » (70) Accordant ainsi un pouvoir de révision au juge en cette hypothèse : v. not. BGB, § 313 ; NBW, art.
6:258 ; Principes Unidroit, art. 6.2.3 ; PDEC, art. 6:111. Adde C. civ. italien, art. 1467, dont le texte a
permis à la jurisprudence d’accéder à son tour aux demandes de révision fondées sur la théorie de
l’imprévision. Le droit anglo-américain ne l’a en revanche jamais admise (v. dern. Y.-M. LAITHIER,
« L’incidence de la crise économique sur le contrat dans les droits de common law », RDC 2010, pp. 407-
430) et, comme par conséquence, la Convention de Vienne sur la vente internationale de marchandises n’en
touche mot. Le Québec, pour sa part, l’a résolument écartée à l’occasion des débats qui ont précédé la
réforme de son code civil en 1991 (v. P.-G. JOBIN, « L’étonnante destinée de la lésion et de l’imprévision
dans la réforme du code civil au Québec », RTD civ. 2004, pp. 693-700). (71) CE, 30 mars 1916, Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux, Rec., p. 125, concl. Chardenet ;
Les grands arrêts jur. adm., par M. Long et al., 16e éd., Sirey, 2007, no 34. Faute de toute révision,
l’indemnisation est de nature extra-contractuelle. Encore le Conseil d’État a-t-il paru s’affranchir depuis de
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54. Le Code civil lui-même ne l’ignore pas : nombre de ses dispositions autorisent,
notamment, le gratifié à obtenir la révision judiciaire de la charge grevant la donation ou
le legs reçu au cas d’exécution devenue par trop difficile (C. civ., art. 900-2 et s.), l’époux
divorcé débiteur d’une prestation compensatoire fixée sous forme de rente à demander sa
révision ou sa suppression « en cas de changement important dans les ressources ou les
besoins de l’une ou l’autre des parties » (C. civ., art. 275, al. 2, et 276-3), le prêteur à
reprendre son bien au cas de « besoin pressant et imprévu de sa chose » (art. 1889), ou
encore le mandataire à mettre un terme à sa mission s’il peut faire valoir « un préjudice
considérable » (art. 2007, al. 2) (72). Et il faudrait, hors du Code, y ajouter entre autres
exemples la faculté ouverte à l’une des parties au contrat d’assurance de résilier celui-ci
en cas d’aggravation ou de diminution du risque en cours de contrat (C. assur., art.
L. 113-4), ou le pouvoir conféré au juge de réviser les rentes viagères adossées à une
clause d’échelle mobile « si, par suite des circonstances économiques nouvelles, le jeu de
l’indice de variation choisi a pour conséquence de bouleverser l’équilibre que les parties
avaient entendu maintenir entre les prestations du contrat. » (L. 49-420 du 25 mars 1949,
art. 4, al. 4, rédact. L. 63-628 du 2 juill. 1963). Il reste néanmoins que, jusqu’à
aujourd’hui, la théorie de l’imprévision demeure proscrite de la théorie générale des
obligations par la Cour de cassation (73).
55. Toutefois, et contrairement à ce que l’on observait plus haut à propos d’autres
notions, on trouve cette fois une critique de ce droit positif jusque dans les meilleurs
manuels (74), si bien que, joint à la profusion des dispositions contraires, la question de sa
réformation se pose plus crucialement à cet endroit que précédemment. Au vrai, la
question est même double, s’agissant d’abord de s’interroger sur l’opportunité
d’introduire une théorie de l’imprévision dans notre droit commun des contrats, avant, le
cas échéant, de déterminer son régime, et plus particulièrement alors la sanction qu’il
conviendrait de lui associer.
56. Le projet fait le choix de cette introduction et peut cette fois en être approuvé. Non
pas que la théorie de l’imprévision s’imposât en quelque manière, mais au moins est-il
effectivement possible de l’instituer sans nuire à la cohésion des principes qui gouvernent
le droit français des obligations. De fait, il serait parfaitement envisageable de continuer à
s’en passer. La Cour de cassation fonde depuis toujours son rejet sur la force obligatoire
des conventions et ce fondement juridique paraît assez solide pour justifier que les
contractants ne puissent, en aucune circonstance, se défaire de leurs engagements.
Économiquement même, l’intérêt qui s’attache à des hypothèses par nature
exceptionnelles est trop limité pour peser véritablement sur la décision (75). La seule
la ratio dedicendi tirée du principe de continuité du service public, d’abord en accueillant dans les mêmes
circonstances la demande en résolution formée par le cocontractant de la personne publique (CE, Ass.,
9 déc. 1932, Compagnie des tramways de Cherbourg, Rec. p. 1050, concl. Josse), ensuite en lui attribuant
une indemnité compensatrice même une fois le contrat éteint (CE, 12 mars 1976, Dép. des Hautes-
Pyrénées, Rec., p. 155). (72) Rappr. égal. CO suisse, art. 476, d’après lequel le dépositaire à titre gratuit a droit de restituer l’objet
du dépôt avant le terme convenu lorsque « des circonstances imprévues […] le mettent hors d’état de le
garder plus longtemps sans danger pour la chose ou sans préjudice pour lui-même. » (73) Civ., 6 mars 1876, Canal de Craponne, DP 1876, I, p. 195, note Giboulot ; S. 1876, I, p. 161 ;
Les grands arrêts jur. civ., 12e éd., par F. Terré et Y. Lequette, Dalloz, 2007, no 163. (74) V. not. F. TERRÉ, Ph. SIMLER et Y. LEQUETTE, Droit civil – Les obligations, 9e éd., Dalloz, 2005, no 471,
p. 475. (75) L’examen du droit comparé montre ainsi que là même où la théorie de l’imprévision est reçue, les
dispositions qui la consacrent ne sont que rarement mises en œuvre. V. sur ce point D. TALLON,
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balance susceptible de pencher en défaveur du contrat est finalement celle par laquelle on
évaluera les intérêts réciproques des deux parties : dans ce rapport strictement personnel
en effet, l’intérêt du contractant privé de son avantage conventionnel paraît devoir le
céder plus nettement à celui du cocontractant menacé de ruine.
57. Si l’on est donc sensible au sort de ce dernier, et que l’on entend lui apporter le
soutien de la norme, il importe d’articuler celle-ci avec les principes au sein desquels on
cherche à l’insérer. L’histoire du droit des obligations fournit alors l’instrument : la
condition rebus sic stantibus, que l’on sous-entendrait dans les contrats comme on a
admis de sous-entendre la condition si fides servetur pour justifier la résolution pour
inexécution. Puisant ses origines dans la philosophie stoïcienne, théorisée par le droit
canonique avant de diffuser chez les glossateurs médiévaux, la condition d’après laquelle
les contractants ne s’engageraient que pour autant que les choses demeurent en l’état n’a
certes pas connu, depuis, le succès de celle consignée à l’article 1184 du Code civil.
L’époque du légalisme révolutionnaire n’était plus celui de la prépotence judiciaire, et
l’on mesurait bien alors tout ce que cette condition aurait laissé de pouvoir au juge chargé
d’apprécier le caractère suffisant ou non des changements de circonstances pour libérer
les contractants de la loi qu’ils se sont donnée. À présent pourtant que l’on envisage de
reconsidérer l’idée que la force obligatoire du contrat puisse s’assujettir aussi à son
environnement extra-contractuel, ce n’est rien d’autre que cette institution historique que
l’on rappelle.
58. Pour la justifier, les tenants de l’imprévision se fondent depuis toujours sur la
volonté présumée des contractants : s’il est de l’essence du contrat d’être intangible, il
faudrait néanmoins présumer que les parties n’ont entendu s’obliger que pour autant que
leurs prévisions, et l’économie de leur relation, ne s’en trouvent pas bouleversées. Contre
ce raisonnement présomptif, on a toutefois eu beau jeu de rétorquer que le droit positif
étant ce qu’il est, et les contractants étant censés le connaître comme tout un chacun, il
faudrait bien plutôt considérer que s’ils avaient voulu y faire exception, ils l’auraient
précisé en insérant dans leur contrat une telle condition, sous la forme notamment d’une
clause dite de hardship, et que, s’ils ne l’ont pas fait, il y aurait tout lieu de présumer, au
contraire, que telle n’a pas été leur intention.
59. Le fait est en réalité que, ainsi situé, le problème n’est pas à sa place : il ne s’agit
pas de savoir si la condition sous-entendue a pu être tacitement voulue par les parties
mais de déterminer, à l’étage supérieur, quel doit être l’état du droit objectif pour le cas
où celles-ci n’ont précisément, et comme le plus souvent, rien voulu. Ce en quoi la règle
supplétive de volonté n’est pas une règle présomptive de cette volonté : même s’il était
établi que les contractants avaient ignoré l’état du droit positif, la condition, une fois
admise pour règle, ne s’imposerait pas moins, en l’absence de toute stipulation contraire.
Qu’une fois admise pour règle supplétive on puisse présumer que les parties ont voulu s’y
soumettre n’implique pas, à rebours, de fonder la règle sur cette présomption. Il suffit du
reste d’observer que si l’on s’en était tenu à un raisonnement purement présomptif,
« La révision du contrat pour imprévision au regard des enseignements récents du droit comparé », in Droit
et vie des affaires – Études à la mémoire d’Alain SAYAG, Litec, 1997, pp. 403-417, spéc. p. 411. Adde
F. MANTILLA-ESPINOSA, « L’introduction de la révision ou de la résiliation pour imprévision – Rapport
colombien », RDC 2010, pp. 1047-1057, spéc. p. 1053, qui note que, quoique prévue au Code de commerce
colombien, « à l’heure actuelle, il est manifeste que la théorie de l’imprévision est reçue avec une certaine
froideur par les juges et la Cour suprême de justice n’a encore rendu aucun arrêt admettant la révision
judiciaire du contrat. – Le paradoxe du droit privé colombien réside précisément là : la révision judiciaire
existe depuis presque quarante ans, mais ne reçoit toujours pas d’application en pratique. »
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on n’aurait jamais pu sous-entendre la condition si fides servetur lorsqu’il s’est agi
d’attribuer un droit de résolution pour inexécution au sein des contrats synallagmatiques.
60. En élevant le problème au niveau dispositif, ce n’est donc plus la question de la
volonté des contractants qui se trouve posée, mais celle de la nature du contrat. Or,
puisqu’il est bien entendu à cet égard que le contrat est un acte de prévision, il est
parfaitement admissible d’estimer qu’il ne vaut, justement, que dans la mesure de cette
prévision, et n’a pas vocation à régir encore l’imprévisible. Par où l’intangibilité du
contrat aurait alors à céder, non seulement face à une exécution devenue tout à fait
impossible, mais encore devant celle devenue plus simplement insupportable.
61. Les origines de la condition rebus sic stantibus éclairent alors son régime. Comme
son homologue historique en effet, il ne s’agit de rien de plus que de sous-entendre une
condition résolutoire, répandue cette fois à tous les contrats. Comme cette autre
condition, elle n’opère pas de plein droit mais octroie seulement un droit de résolution à
son bénéficiaire, contractant malheureux par ailleurs. On peut bien assujettir ce bénéfice à
une obligation de renégociation préalable sanctionnée par l’attribution de dommages-
intérêts, il ne saurait être question d’aller jusqu’à permettre au juge de réviser le contrat
contre la volonté de l’une au moins des parties, sous peine de faire de la théorie de
l’imprévision une théorie de l’imprévoyance (76). Ce en quoi le projet de réforme va au
bout de ce qu’il est possible d’admettre, en subordonnant au consentement des deux
contractants le pouvoir du juge d’adapter leur convention.
62. Au-delà en effet, la révision judiciaire, même limitée à la seule quotité des
obligations (réfaction) plutôt qu’à leur espèce (réfection) (77), ne serait pas seulement
juridiquement inexplicable : elle serait proprement extravagante, comme heurtant de plein
front l’autonomie de la volonté des contractants. Car c’est une chose de borner la force
obligatoire de la convention au domaine du prévisible, c’en est une autre de maintenir un
contrat métamorphosé de l’autre côté de cette lisière. En remaniant d’autorité l’accord des
parties, on ne ferait qu’ajouter l’imprévisible à l’imprévu (78). Il faut rappeler ici ce qui a
déjà été dit en défense de la notion de cause : abolir la règle en vue d’abandonner au juge
tous les moyens de rétablir l’équilibre contractuel, ce peut être encore une forme de
justice, ce n’est plus du droit.
63. L’imprévision ne doit donc aboutir dans son principe qu’à la résolution du contrat,
éventuellement précédée d’une obligation de renégociation. Les parties peuvent toujours,
si elles souhaitent, désigner le juge comme amiable compositeur et lui donner pour
mission de rééquilibrer alors leur convention hors des contraintes de la règle, on ne
saurait pour autant l’affranchir d’emblée du respect du droit et de leur volonté. Le
domaine de la révision pour imprévision est celui du droit spécial : il se confine à certains
contrats et se recommande de dispositions particulières (79). En douterait encore que, en
(76) Selon le mot de H. CAPITANT, « Le régime de la violation des contrats », DH 1934, pp. 1-4, in fine. (77) C’est dans cette mesure que devrait ainsi se comprendre, selon ses commentaires au moins, l’article
6:211 des Principes du droit européen du contrat (v. Principes du droit européen du contrat, SLC, 2003,
art. 6:211, comment. IV, p. 288). (78) Symptomatique encore le même commentaire des Principes européens qui indique que « Le
mécanisme ainsi instauré par l’article 6:111 donne au juge de très larges pouvoirs. Il devra en faire un
usage modéré, pour éviter toute atteinte à la nécessaire stabilité des relations contractuelles. » Le vœu est
pieu, puisque rien dans le texte ne limite en effet le blanc-seing ainsi accordé au juge. (79) En ce sens exactement, v. J. FLOUR, J.-L. AUBERT et E. SAVAUX, op. cit. (supra, note 66), no 411,
p. 367.
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toute hypothèse, la prudence impose de n’introduire qu’a minima une solution si
ouvertement contraire à notre tradition juridique. Il sera toujours temps le moment venu,
si l’expérience éprouve un jour l’insuffisance de la règle, d’étendre alors les pouvoirs du
juge.
64. Cette admission raisonnée de la théorie de l’imprévision au sein de notre droit des
contrats démontre si besoin est que l’harmonisation des systèmes juridiques ne procède
pas nécessairement d’un nivellement par le bas : on peut fort bien faire plus que réduire la
totalité à son plus petit dénominateur commun, pour peu que l’on veille à accueillir les
instruments nouveaux en les conciliant aux principes en cours. Ce n’est qu’à défaut d’y
avoir garde que l’on provoquerait la dissolution de la norme, et que l’on précipiterait
alors cinq cents millions d’Européens dans un système tout entier subordonné à la libre
appréciation de leurs juges. On risque fort ce jour-là de regretter l’époque où la justice se
rendait encore en application de règles assez précises pour ne pas avoir à la craindre.
Peut-être y aura-t-il même encore un vieux professeur pour continuer à enseigner dans la
poussière de son amphithéâtre qu’en ce temps-là le droit était plus sûr et plus juste
qu’aujourd’hui, et que ce temps était celui du droit français des obligations.
Alexis POSEZ
Novembre 2008
(Mise à jour 2011)