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N°34 – Septembre 2016 – Lettre d’information Patrimoines en Paca – DRAC / MET 1 LA RESTAURATION DES FACADES DE L’UNITE D’HABITATION LE CORBUSIER DE MARSEILLE François Botton Architecte du patrimoine, architecte en chef des monuments historiques 1. Ensemble façade ouest © F. Botton, acmh INTRODUCTION L’Unité d’Habitation de Marseille fut conçue par l’architecte Le Corbusier, suite à une commande de l’Etat Français en 1945, et construite entre 1947 et 1952. Elle constitue l’original d’une série de réalisations exprimant les théories architecturales et urbaines de l’architecte dans la période de reconstruction de l’après-guerre 1 . Le programme de l’Unité de Marseille est le plus complet de la série, compte 330 logements pour 1600 habitants, et un ensemble d’équipements qui en font un « village vertical » : galerie marchande, bureaux, hôtel, jardin d’hiver, et sur le toit-terrasse : école maternelle, gymnase, piste de course, théâtre de plein air. Construite par l’Etat 2 pour loger des fonctionnaires dans la seconde Ville la plus peuplée de France lors de la reconstruction, son succès ne s’est jamais démenti et son statut en fait un lieu très prisé, à la fois de ses habitants et des nombreux visiteurs. Elle est actuellement une co-propriété de 330 logements. Certaines familles y habitent depuis la construction. Le concepteur est l’architecte franco-suisse Le Corbusier 3 , assisté des architectes André Wogensky 4 et Jean Prouvé 5 , et des ingénieurs du bureau d’étude technique ATBAT 6 , dirigé par Vladimir Bodiansky 7 . Le mobilier est conçu par Charlotte Perriand 8 . 1 Rezé 1953-55, Briey 1959-60, Berlin 1957-58, Firminy 1965-67 2 Ministère de la reconstruction et de l’urbanisme (MRU) 3 Charles-Edouard Jeanneret, dit Le Corbusier, 1887-1965

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N°34 – Septembre 2016 – Lettre d’information Patrimoines en Paca – DRAC / MET 1

LA RESTAURATION DES FACADES DE L’UNITE D’HABITATION LE CORBUSIER DE MARSEILLE François Botton Architecte du patrimoine, architecte en chef des monuments historiques

1. Ensemble façade ouest © F. Botton, acmh

INTRODUCTION L’Unité d’Habitation de Marseille fut conçue par l’architecte Le Corbusier, suite à une commande de l’Etat Français en 1945, et construite entre 1947 et 1952. Elle constitue l’original d’une série de réalisations exprimant les théories architecturales et urbaines de l’architecte dans la période de reconstruction de l’après-guerre1. Le programme de l’Unité de Marseille est le plus complet de la série, compte 330 logements pour 1600 habitants, et un ensemble d’équipements qui en font un « village vertical » : galerie marchande, bureaux, hôtel, jardin d’hiver, et sur le toit-terrasse : école maternelle, gymnase, piste de course, théâtre de plein air. Construite par l’Etat2 pour loger des fonctionnaires dans la seconde Ville la plus peuplée de France lors de la reconstruction, son succès ne s’est jamais démenti et son statut en fait un lieu très prisé, à la fois de ses habitants et des nombreux visiteurs. Elle est actuellement une co-propriété de 330 logements. Certaines familles y habitent depuis la construction. Le concepteur est l’architecte franco-suisse Le Corbusier3, assisté des architectes André Wogensky4 et Jean Prouvé5, et des ingénieurs du bureau d’étude technique ATBAT6, dirigé par Vladimir Bodiansky7. Le mobilier est conçu par Charlotte Perriand8.

1 Rezé 1953-55, Briey 1959-60, Berlin 1957-58, Firminy 1965-67 2 Ministère de la reconstruction et de l’urbanisme (MRU) 3 Charles-Edouard Jeanneret, dit Le Corbusier, 1887-1965

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Le style architectural peut être qualifié de brutaliste en raison de la mise en œuvre de matériaux laissés bruts (béton apparent coffré en planches brut, gravier) dont la qualité plastique est d’accrocher la lumière, considérée par le Corbusier comme un matériau à part entière de l’architecture. L’entreprise chargée de la structure et des ouvrages en béton est « la Construction Moderne Française ». L’immeuble est classé au titre des Monuments Historiques depuis 19869, et labellisé « patrimoine du XX° siècle » par le Ministère de la Culture français. Il fait partie des 17 éléments constituant le bien transnational inscrit sur la Liste du patrimoine mondial le 17 juillet 2016 « l'oeuvre architecturale de Le Corbusier, une contribution exceptionnelle au Mouvement Moderne ». Les principes innovants de la conception comprennent les dispositions suivantes :

- Décollement du sol par les pilotis et le « sol artificiel ». - Structure principale de type poteau/poutres et cellules de logement indépendantes les unes des

autres pour améliorer l’isolation phonique - Distribution des appartements par des rues intérieures - Appartements « traversants » ouvrant sur les deux façades, pour recevoir le soleil matin et après-

midi - Distribution sur deux niveaux avec séjour de double hauteur - Haut niveau d’équipement des appartements, avec des innovations pour l’époque.

Suite aux études préalables de 2000-2001, les travaux de conservation des façades ont concerné successivement de 2003 à 2016 : - Une tranche d’essai sur les pilotis et façade, 2004-2006

- Façade Ouest, de 2007- 2010 - Façade Est, 2015-2016

Ces travaux ont été financés conjointement par les propriétaires et des subventions des collectivités locales et du Ministère de la Culture10. Au cours de ces opérations, une variété de techniques de restauration ou de reconstruction a été appliquée, soit à titre de test (tranche d’essai) ou à grande échelle (façades Est et Ouest). Ce sont ces travaux que nous décrivons dans le présent article. LE PROJET L’origine du projet remonte à 1999, lorsque nous avons été contacté en tant qu’architecte en chef des Monuments Historiques du Département des Bouches du Rhône. A cette époque, l’état de dégradation des façades conduisait la co-propriété à réaliser annuellement des campagnes de purge11 destinées à assurer la sécurité du public. En effet, des blocs de béton, provenant des éléments préfabriqués ou des rives de dalles menaçaient de chuter, ce qui, en cas d’accident de personne aurait engagé la responsabilité juridique de la co-propriété.

4 André Wogensky, architecte français, 1916-2004 5 Jean Prouvé, architecte et designer français, 1901-1984 6 Atelier des Batisseurs 7 Vladimir Bodiansy, ingénieur français, 1894-1966 8 Charlotte Perriand, architecte et designer française, 1903-1999 9 Sont classés par arrêté du 20 juin 1986: Les façades ; la terrasse et ses aménagements ; les parties communesuivantes : le hall d'entrée, les espaces de circulation, l'appartement destiné à la visite (numéro 643). 10 Etat 30%, Conseil départemental 17%, Ville de Marseille 9%, Propriétaires 44%. 11 Purge : dépose manuelle des blocs instables pour éviter leur chute

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Nous avons pris connaissance de l’état des lieux et avons rapidement alerté les responsables sur des constatations préliminaires :

- Les purges assurent certes temporairement la sécurité, mais ne peuvent constituer une réponse adéquate en matière de conservation

- Il était certain que le rythme de ces purges s’accélérerait, augmentant d’autant la « consommation » de matière du monument

- Aucune mesure préventive n’était mise en œuvre - Les blocs purgés correspondaient largement à des réparations précédentes ne présentant pas de

caractère durable.

Nous avons donc conclu que faute d’une réflexion d’ensemble, incluant non seulement des mesures curatives, mais surtout préventives, le cycle dégradation/purge/dégradation conduirait progressivement à la perte irréversible d’une grande quantité de matière, et nécessiterait à terme le remplacement de la totalité des ouvrages en béton des façades. Une grave perte d’authenticité.

2. Devis original peinture

D’autres problématiques, telles que la dérive de la polychromie en place dans les loggias, ou la modification des menuiseries extérieures ont été identifiées et traitées au cours des études et travaux, mais ces points sortent du sujet du présent article. Les précédentes opérations de restauration, conduites en 1980 (façades) et 1994 (terrasse)12 ont été analysées avec le recul permis par le temps passé depuis leur réalisation. De même, les travaux de restauration réalisés à la même époque sur deux autres Unités d’Habitation Le Corbusier en France : Rezé et Firminy ont été analysés et critiqués. Ces expériences ont été considérées, afin d’orienter les solutions adaptées au plus près des objectifs à atteindre en matière de conservation/restauration.

3. Palette originale polychromie

4. Polychromie originale

LES ETUDES PRELIMINAIRES 12 Travaux réalisés sous la maîtrise d’œuvre de l’architecte Jean-Pierre Dufoix

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Il a donc été décidé de procéder à une étude préalable, commandée à l’architecte en chef, sollicitant un laboratoire privé pour les tests (LERM, Arles), et avec l'assistance du Laboratoire public de Recherche des Monuments Historiques (LRMH, Champs sur Marne). Le programme de cette étude se fixait les objectifs suivants:

- Caractériser les matériaux et les types de mise en oeuvre - Faire le relevé et caractériser les désordres affectant ces matériaux - Proposer des protocoles curatifs, susceptibles de garantir une remise à niveau architecturale, et

techniques des façades - Rechercher les moyens d’assurer la conservation préventive des ouvrages encore en bon état - Définir le mode de remplacement des ouvrages non conservables par des ouvrages de substitution,

compatibles techniquement et esthétiquement. Le programme de tests et ses résultats sont rassemblés dans le rapport du LERM13 inclus à l’étude préalable. Le programme de tests a compris les investigations suivantes :

- Observation au microscope optique - Observation au microscope électronique - Caractérisation des propriétés physiques

des bétons - Caractérisation chimique des bétons - Formulation originale des bétons - Mesure d’enrobage des aciers d’armature - Mesure de profondeur de carbonatation - Mesure du potentiel de corrosion - Mesure de la teneur en chlore - Dosage de la teneur en sulfates - Analyse des risques d’alcali-réaction

La synthèse des tests est la suivante : Remarques générales : • L’ouvrage présente des pathologies nombreuses, localisées sur les structures porteuses en partie basse

(pilotis et sous-face) ainsi que sur les éléments préfabriqués de façade. Les structures porteuses en élévation (poteaux et poutres peintes) au niveau des loggias sont apparemment peu atteintes, de même que le pignon Nord aveugle. Les désordres correspondent à des zones de gonflement et épaufrure du parement en béton avec mise à nu des armatures en acier.

• L’enrobage des aciers est irrégulier et parfois nul. • La corrosion des armatures est répartie et ne semble pas dépendre de l’orientation. Sur le béton de

structure, la corrosion est préférentiellement située en partie basse près du sol et dans des zones de défaut de qualité du béton (poches de gravier). Sur les éléments préfabriqués de façade, la corrosion est très active, et cela est à mettre en relation avec la faible épaisseur des éléments, et le fort ratio surface/masse. Cela est particulièrement visible sur les claustras de garde-corps.

13 Diagnostic et caractérisation de l’état de conservation du béton, 2000

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5. Claustra © F. Botton, acmh

6. Détail de claustra © F. Botton, acmh

Conclusion des tests : Il ressort que les travaux de réparation devront prendre en compte les principales caractéristiques analysées :

- Carbonatation importante du béton, entre 10 et 45mm - Epaisseur d’enrobage des armatures irrégulière et souvent très faible - Teneur limitée mais non nulle en ions chlorure et sulfate - Porosité élevée, respectivement de 24 et 18% des bétons A et B

Préconisations du laboratoire : A l’issue des analyses, outre les travaux de remplacement, le laboratoire préconisait deux méthodes préventives destinées à enrayer durablement la corrosion : 1. L’application d’inhibiteur de corrosion, sur les façades (éléments préfabriqués, bandeaux et nez de

plancher). Le choix s’est porté sur l’une des molécules alors recommandée par le Laboratoire de Recherche des Monuments Historiques : le Monofluorophosphate de Sodium (MFP).

2. La réalcalinisation sur les ouvrages structurels en béton coffré (pilotis, sous-face du sol artificiel). Le laboratoire concluait à la nécessité de procéder à des essais préalablement à la mise en œuvre à grande échelle.

7. Application d’inhibiteur © F. Botton, acmh

8. Essai de réalcanalisation © F. Botton, acmh

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Notons les points suivants : Les méthodes préconisées ci-dessus concernaient le traitement préventif des ouvrages encore en bon état, qui doivent être complétées par les travaux de remplacement des ouvrages considérés comme ne pouvant pas être conservés. D’autres méthodes ont été écartées à ce stade des études : • Le remplacement total des éléments préfabriqués de façade comme cela avait été réalisé à Rezé. Nous

souhaitions explorer la piste de la conservation d’ouvrages originaux pour des raisons de philosophie de la restauration, dès lors que cela était faisable techniquement et économiquement.

• La mise en œuvre d’anodes sacrificielles en zinc, telles que mises en œuvre à Firminy, en raison de la difficulté de fonctionnement dans un milieu sec sans électrolyte, et en raison de la difficulté de vérifier et obtenir la continuité électrique des armatures métalliques.

• Les réparations localisées, par purge superficielle, passivation des armatures et enduit, telles qu’elles avaient été mises en œuvre depuis 1980 ont montré leurs limites, puisque ces réparations ne se sont pas montrées durables.

C’est donc sur un traitement d’ensemble que nous nous sommes orientés, en organisant les préconisations selon trois approches complémentaires :

- Remplacement à l’identique des ouvrages considérés comme non conservables - Réparation des ouvrages partiellement dégradés mais conservables - Traitement préventif sur l’ensemble des ouvrages conservés.

STRATEGIE DE RESTAURATION : LA TRANCHE D’ESSAI • Définition, objectifs : Le programme a été établi pour constituer une opération test, représentant 1/8 de la surface de la façade Ouest. La localisation des interventions a été choisie en partie basse, pour faciliter les accès, entre le niveau du sol et le niveau de la 4° rue, et sur la largeur d’une travée délimitée entre le pignon Nord et le premier joint de dilatation, soit une surface de 750m2. Sur cette surface, il était possible de tester les protocoles sur :

- 8 pilotis dont 1 très dégradé - Sous-face du sol artificiel (750 m2) - 32 loggias à façade en éléments préfabriqués gravillonnés - 36 lames de brise-soleil verticaux au niveau des 3° et 4° rues.

Le chantier s’est déroulé de novembre 2004 à juillet 2006. Le choix a été fait de réaliser les travaux à l’aide de nacelles mobiles plutôt que d’échafaudages afin de limiter l’impact pour le confort des habitants. Ce sont les protocoles tels que décrits par l’étude préalable qui ont été appliqués, pour ce qui est des traitements préventifs, ainsi que la réparation ou le remplacement des éléments réparables ou totalement dégradés. Un relevé détaillé des éléments de façade a été réalisé grâce à une nacelle en phase d’étude afin de fixer une base quantitative contractuelle pour établir le marché d’entreprise. Une marge supplémentaire « variable » a été prévue au contrat d’entreprise afin de couvrir d’éventuelles découvertes en cours de chantier. • Méthodologie : Afin de contrôler et documenter au plus près les travaux de la tranche d’essai, et en vue de reconduire ou modifier les protocoles pour les tranches suivantes, le cahier des charges prévoyait un contrôle interne de l’entreprise réalisant les travaux, mais aussi un contrôle extérieur par un laboratoire indépendant recruté par le maître d’ouvrage. Des essais préalables des différents protocoles ont été réalisés sur des éléments et surfaces test puis contrôlés par le laboratoire extérieur.

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• Protocoles : Les travaux comprenaient les protocoles suivants : Réparation sur parements en béton coffré en planches :

- Contrôle du taux de chlore, sondage mécanique au marteau suivant une progression concentrique autour des zones dégradées, cartographie des zones à reprendre. Les zones de parement à reprendre ont été systématiquement délimitées dans leur tracé suivant la modulation des largeurs de planches de coffrage, afin de ne pas introduire des formes aléatoires sur le parement.

- Purge, nettoyage à l’eau sous pression ou hydro-abrasion suivant degré de salissure - Piquage des zones dégradées, avec refouille du béton pour un enrobage de 15mm minimum à

l’arrière des armatures - Repositionnement, réparation ou remplacement des armatures - Reconstitution du parement en béton brut suivant un des deux protocoles suivants : pour les faibles épaisseurs, application de mortier puis estampage par mise sous presse de planches de bois brut en raccord avec les parements existants ; soit, pour les volumes supérieurs permettant le coulage de béton : coffrage en planches de bois brut et coulage et vibration de béton. Pour l’un des piliers, très dégradé et présentant des nids de cailloux très importants, la quantité de béton à reprendre était tel qu’un étaiement a dû être mis en place. Cet étaiement a été calculé de manière à compenser la perte de portance équivalente à la capacité du béton déposé. Les armatures ont été soit remplacées, soit remises en état puis le béton coulé dans le coffrage. La formulation du béton a été reprise suivant les analyses menées lors de l’étude préalable, sans additif. Un léger badigeon de ciment a été appliqué à l’issue du coulage afin d’harmoniser cosmétiquement les parties conservées et les neuves. Le résultat est très satisfaisant.

9. Coulage pilier © F. Botton, acmh 10. Décoffrage © F. Botton, acmh 11. Etaiement pour réparation classique sur pilier © F. Botton, acmh

Réparation sur éléments préfabriqués Le choix déterminant de réparation ou remplacement des éléments préfabriqués a fait l’objet d’une étude très attentive car il constitue la clé de la pérennité de l’opération. En effet, les éléments préfabriqués représentent la masse critique la plus importante sur les façades, ainsi que le risque le plus sévère en cas de chute de matière. Seuls les éléments les plus sûrs ont été conservés, avec ou sans réparation, suivant des critères rigoureux. Un relevé élément par élément a été réalisé suivant les critères suivants : Les éléments fendus, même légèrement, longitudinalement ou transversalement étaient systématiquement écartés. Leur faible épaisseur (4 à 7cm) interdisant une réparation durable. Les accidents localisés en rive

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d’élément, au nombre d’un seul par pièce, sont réparés suivant le même protocole que le béton coffré (purge, nettoyage, piquage béton, traitement d’armature et renformis avec incorporation de gravier décoratif en surface. Tout élément présentant une dégradation étendue ou des « accidents » au nombre supérieur à un ont été écartés.

12. Fabrication d’élément béton © F. Botton, acmh

13. Fabrication manuelle d’éléments béton © F. Botton, acmh

Réfection d’éléments préfabriqués Des moules ont été réalisés en bois et matière synthétique, à partir des plans d’archive conservés et d’éléments prélevés in situ, pour une reproduction à l’identique. Il existe 27 différents types d’éléments préfabriqués et chacun fait l’objet d’un moule différent. Une des difficultés est la faible épaisseur du béton qui ne permettait pas d’obtenir un enrobage des armatures suffisant suivant les normes applicables pour des ouvrages neufs14. L’alternative était donc soit d’épaissir le béton, ce qui était impossible pour respecter l’original et raccorder les éléments conservés ou non entre eux, soit d’utiliser des armatures en acier inoxydable. C’est ce second choix qui s’est imposé. Une réflexion a été menée pour remplacer les barres d’acier inox par des fibres15, mais la complexité de la démarche d’agrément technique s’est avérée trop lourde. Cette technique sera appliquée lors de la restauration de la façade Est en 2015. Pour la fabrication des éléments, nous avons souhaité que soient reconduites les conditions de fabrication comparables au chantier de 1950, avec un travail sur place et non en atelier, manuellement et non mécanisée, afin de conserver des irrégularités et variations comparables à celles présentes sur l’original. Les bétons sont préparés en petite quantité, coulés dans les moules, puis les graviers sont posés à la main et incrustés par pression dans le béton frais. La pose intervient après une semaine de cure environ, par clavage dans des réservations ou en continuité des éléments restés en place. A l’issue de la tranche d’essai, le bilan fait état du remplacement de 40% d’éléments préfabriqués, et donc la conservation de 60%, dont un tiers environ ont reçu des réparations mineures.

14. Elément préfabriqué © F. Botton, acmh

15. Moule pour préfabrication de claustras © F. Botton, acmh

14 Enrobage de 3cm en milieu courant et 5cm en bordure de mer, ce qui est le cas à Marseille 15 Fibraflex, fibre métallique amorphe pour le renforcement du béton et mortier

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Traitement préventif Dans le cadre de la tranche d’essai, la totalité des surfaces de béton conservé, que ce soit sur les piliers, le dessous de dalle ou les éléments préfabriqués ou non ont reçu un traitement préventif : d’inhibiteur de corrosion sur les façades et sous-face du sol artificiel, et la réalcalinisation sur les piliers structurels en béton coffré. • Inhibiteur de corrosion

Il est appliqué par pulvérisation répétée jusqu’à saturation, puis rincé. Le produit est appliqué sous forme liquide en façade, et sous forme de gel en sous-face de dalle pour faciliter la mise en oeuvre. La profondeur de pénétration et le dosage sont contrôlés périodiquement. Au préalable, des tests à la bouteille de Karsten sont réalisés afin de vérifier la présence éventuelle d’hydrofuge en surface, ce qui interdit ou complique l’application. Dans le cas des façades, il n’y a pas été trouvé d’hydrofuge, ce qui facilite l’application. Par contre la question s’est posée lors de la restauration des cheminées de la terrasse, qui avaient été hydrofugées en 1994.

Le protocole d’application de l’inhibiteur est le suivant : - Décapage des surfaces peintes par sablage (pas de décapant chimique). Cela concerne les parties

intérieures des loggias, peintes en blanc. Les parties colorées sont également décapées mais en vue de la remise en peinture et non du traitement car elles sont construites en carreaux de ciment non armé.

- Traitement à l’inhibiteur par pulvérisation en plusieurs passes successives suivant la porosité du support. Une protection soignée des vitrages est nécessaire car le produit attaque le verre. Puis rinçage à l’eau.

- Les réparations sur béton interviennent ensuite puis la mise en peinture.

• Réalcalinisation La pérennité du traitement dans le temps n’étant pas très bien connue, l’application de ce procédé a été limitée dans la tranche d’essai à 8 piliers sur 30 au rez-de-chaussée. L’opération a combiné la déchloruration puis la réalcalinisation par application de deux électrolytes différents : de l’eau dans un premier temps pour déchlorurer, puis la solution alcaline pour le traitement.

Le protocole est le suivant : - Repérage des armatures16 - Vérification des continuités électriques - Mise en place des points d’alimentation électrique sur les armatures - Pose du réseau anode sous forme de grillage de titane - Application de la pâte électrolytique - Imprégnation alcaline et protection contre l’évaporation par bâchage - Mise sous tension (environ 3 semaines) - Dépose et contrôle17

Notons que les travaux universitaires sont partagés sur l’efficacité et la durabilité du traitement par réalcalinisation. Il semble que les effets du traitement attesté, immédiatement après le traitement connaissent un affaiblissement par remontée du pH après plusieurs mois. Nous avons nous-même observé ce phénomène 6 mois après application.

16 La très nombreuse documentation disponible à la Fondation Le Corbusier (plans, photos de chantier) a facilité le repérage des armatures, par contre la continuité électrique est délicate à obtenir dans les zones ou les armatures sont corrodées 17 A l’issue de l’application, un contrôle après 6 mois a fait apparaître une perte d’efficacité du traitement. Ce procédé n’a pas été renouvelé dans les tranches de travaux suivant la tranche d’essai, en attente d’expertise plus avancée.

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Finitions A l’issue des travaux de réparation et traitement préventif, la question de la finition s’est posée, non seulement sur le plan cosmétique, mais surtout vis-à-vis de la nécessité ou non de protéger par un hydrofuge. C’est une question délicate car l’hydrofuge permet certes de protéger les ouvrages de la pénétration des polluants et dans une certaine mesure l’eau liquide, mais il n’est pas réversible et interdit les traitements ultérieurs. Nous avons fait le choix de ne pas hydrofuger d’ouvrages dans la tranche d’essai, qui concernait des parties basses assez protégées, mais la question reste ouverte pour l’avenir. Là aussi, la question de l’entretien est posée. A titre comparatif, l’acrotère supérieure des façades Est et Ouest, très exposées, ont été l’une hydrofugée depuis 1980 et l’autre non. Une étude comparative serait intéressante afin d’avancer la réflexion sur ce sujet. • Retour d’expérience de la tranche d’essai A l’issue de la tranche d’essai, et compte tenu des résultats obtenus, deux opérations importantes ont été programmées, pour la restauration du reste de la façade Ouest (2007-2010) et de la façade Est (2015-2016).

16. Façade ouest © F. Botton, acmh

17. Façade est © F. Botton, acmh

Les enseignements retirés de cette première tranche d’essai ont été les suivants :

- Capacité à traiter la façade en restauration, de manière à conserver le plus de matière originale, en restant dans un cadre technique et financier acceptable

- En 2016, avec plus de 10 ans de recul, aucun désordre n’a été rapporté sur les ouvrages traités, mais un relevé précis mériterait d’être réalisé pour confirmer scientifiquement ce fait.

- Des prélèvement et analyses récentes réalisées en 2016 de dosage d’inhibiteur dans les éléments traités en 2004 montrent des teneurs variables mais toujours présentes en MFP, allant de 1 à 4 fois la valeur seuil pour protéger les armatures. Les valeurs les plus faibles sont proches de la limite inférieure ; cela doit orienter la réflexion sur le délai de retraitement. Cette dimension de la maintenance est essentielle et doit être clairement énoncée et incluse au programme, dès lors que des traitements en conservation sont prescrits. A défaut, des échecs risquent d’intervenir et c’est toute la démarche de conservation qui risque d’être disqualifiée. Une démarche pédagogique est nécessaire, ainsi qu’une formalisation rigoureuse du rythme et des protocoles. En effet, on peut imaginer que les premières campagnes de maintenance soient respectées par les intervenants ayant participé aux travaux initiaux ; mais après plus de vingt ans, les concepteurs et gestionnaires étant renouvelés, la

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conservation de la mémoire ne suffit plus, et le risque est grand de retomber dans une gestion réactive et non proactive. C’est là, la plus grande difficulté pour une gestion rationnelle dans le temps.

- Les doutes émis par certains travaux universitaires sur la durabilité de l’application de la réalcalinisation, en raison du manque de pérennité des effets protecteurs du traitement nous rappellent combien les principes de précaution et de réversibilité doivent encadrer la mise en œuvre de techniques nouvelles sur un monument historique. Il semble en effet, que l’efficacité du procédé soit dépendante du niveau de corrosion avant traitement, ou simplement non durable après un délai de 12 à 30 mois. Il nous paraît raisonnable qu’un moratoire soit respecté avant toute nouvelle application de cette technique. Cela restreint les ressources disponibles parmi les techniques applicables.

• Evolutions apportées dans les campagnes suivantes Les travaux de la façade Ouest et ensuite de la façade Est ont mis en œuvre sensiblement les protocoles de la tranche d’essai. Des améliorations marginales ont été apportées, en matière technique et d’organisation. • Technique :

18. Détail trumeau © F. Botton, acmh

Le remplacement des barres d’inox par de la fibre inox mélangée au béton doit améliorer la résistance à la fissuration, puisque les tensions sont mieux reprises dans la masse du béton et non seulement au centre de la section, dans le plan de la fibre neutre. Le fait que la fibre soit visible en parement a conduit à l’utiliser en mélange dans le béton B qui est peint en blanc sur les éléments préfabriqués, et non dans le béton clair A visible et garni de gravillons décoratifs. Cette technique d’armature par fibre a été validée pour les éléments préfabriqués directement fixés à la structure (plinthes, trumeaux) mais n’a pas été retenue dans deux cas : d’une part pour les ouvrages susceptibles de recevoir des efforts, comme les mains courantes de garde-corps, et d’autre part pour les panneaux de remplissage de garde-corps dont le parement est en béton ni peint ni revêtu de gravillons.

• Organisation :

La planification des travaux a été modifiée au cours de la réalisation de la façade Ouest ; pour limiter la durée de travaux dans chaque loggia, et donc limiter les nuisances pour chaque logement, les travaux ont été planifiés par groupe de 4 à 6 loggias, avec enchaînement des différentes tâches sans interruption sur le même groupe, plutôt que de séquencer tâche après tâche sur l’ensemble d’une portion de façade. Cela demande une organisation plus pointue mais améliore la perception du chantier par les habitants. Cette dimension humaine ne doit pas être négligée.

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• Maintenance et monitoring Nous avons évoqué l’importance de la maintenance attachée à la démarche de travaux en conservation. Une pédagogie est nécessaire à ce sujet afin de modifier le comportement des gestionnaires, généralement réactifs plutôt que proactifs en matière d’entretien et maintenance. Pour l’Unité d’Habitation de Marseille, la période est favorable, à l’issue d’un cycle de travaux importants de restauration, pour la mise en œuvre d’une maintenance programmée. Sur le monitoring et l’évaluation de l’efficacité dans le temps des traitements préventifs, nous souhaitons que les meilleures expériences et chantiers de référence puissent être popularisés et fassent l’objet de travaux et publication de synthèse pour une mutualisation de résultats. CONCLUSION La question de la conservation des œuvres architecturales en béton est appelée à connaître un développement accéléré, à mesure que des structures atteignent le terme de leur espérance de vie. Il est à noter, dans le cas de l’Unité d’Habitation de Marseille, que les besoins de restauration lourde sont apparus seulement moins de trente ans après la construction, ce qui témoigne d’une dégradation très rapide, si l’on compare ce rythme au vieillissement des constructions traditionnelles en maçonnerie. C’est le paradoxe du béton armé, matériau qui porte une image de solidité durable et se révèle fragile. Autre paradoxe, la conservation de ce matériau moins noble que la pierre peut engendrer des coûts d’entretien et de maintenance supérieurs. Le risque est multiple : abandon et démolition au terme du cycle de vieillissement, ou réparations radicales en contradiction avec la conservation de l’identité architecturale. Ces enjeux sont un défi pour la conservation des icônes de l’architecture contemporaine, et il est nécessaire de rassembler un référentiel de réalisations exemplaires. Il est également indispensable de permettre de comparer dans le temps l’évolution des méthodes de conservation/restauration mises en œuvre dans les trente dernières années. Il s’agit d’une science récente et en évolution rapide où l’industrie est appelée à jouer un rôle moteur. Il est frappant de considérer qu’en l’espace de 15 ans certaines techniques ont été considérées successivement comme le remède attendu puis mises en question voire abandonnées car inopérantes dans la durée. Cette fragilité des méthodes doit nous convaincre d’appliquer ces techniques avec prudence, en les encadrant d’un monitoring attentif, et surtout ne rien faire de définitif ou non réversible. Mais il y a urgence car les processus engagés sont rapides. Les concepteurs, architectes ou ingénieurs se trouvent dans la position délicate de devoir apporter rapidement des réponses à des problèmes aigus et urgents, mais sans la garantie du recul et de l’expérience. Nous espérons que la diffusion de l’important travail réalisé depuis 2004 à Marseille pourra contribuer à enrichir ce champ de connaissance et d’expérience au profit du patrimoine contemporain.

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L’incendie de février 2012 : l’épreuve du feu François Botton Architecte du patrimoine, architecte en chef des monuments historiques

1. Façade est sinistrée © F. Botton, acmh Une inquiétude Le feu est une mise à l’épreuve non seulement pour les habitants, frappés dans leur intimité et leur sentiment de sécurité domestique, mais aussi pour le bâtiment et à plus forte raison s’il s’agit d’un monument. Un tel événement est le révélateur et l’accélérateur du questionnement sur la pérennité des œuvres bâties, particulièrement du XX° siècle, et ce pour plusieurs raisons :

- Des matériaux fragiles, en tous cas plus fragiles que les matériaux traditionnels. L’acier perd ses propriétés à partir de 600 degrés. On verra qu’il y avait des planchers en acier à l’unité d’habitation qui ont cédé. Le béton n’est pas le matériau indestructible que les modernes pensaient avoir trouvé. Son évolution tend fatalement vers une dégradation totale s’il n’est pas traité à temps.

- Fort de la foi dans les capacités de ces matériaux, leur mise en œuvre a fait de la part des architectes l’objet d’expérimentations à la limite du viable. Dans l’Unité d’Habitation, les planchers sont tantôt fait de bois et acier, tantôt de dalles béton de 9 cm d’épaisseur, injustifiable au calcul selon les normes actuelles. Fragilisés par l’incendie, ces minces parois séparant la zone sinistrée du reste de l’immeuble ont dû être pérennisées pendant la reconstruction et au-delà.

Il a aussi fallu lutter contre une sorte de rumeur récurrente sur le prétendu danger de ce bâtiment. Immeuble de grande hauteur, monument historique, à la structure atypique difficilement compréhensible en première approche, autant de points d’entrée pour le virus de

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la peur. L’inquiétude que nous avions tous une fois passé le choc de la survenue du sinistre fut qu’un certain nombre d’éléments consubstantiels à la capacité d’habiter cet édifice insigne soit atteint. S’il existe un marqueur récurrent quant à la pérennité du modèle d’Unité d’Habitation, c’est la présence de l’école. Cette dernière est située au dernier étage et déborde avec sa cour de récréation sur la terrasse. Déjà par le passé, lors d’une campagne de travaux de restauration du sol de la terrasse et des grandes cheminées de ventilation, l’école avait été temporairement délocalisée pour quelques mois. A cette époque s’était déjà faite jour une attente quant à la décision des élus de la faire revenir à l’issue des travaux, heureusement couronnée de succès. Cette question du questionnement sur la pérennité des œuvres architecturales modernes en béton se pose également au regard du vieillissement accéléré du matériau, la périodicité des besoins d’interventions de réparation s’accélérant avec le temps. Le coût de cette maintenance n’est pas non plus à négliger. J’ai récemment reçu l’information selon laquelle un professionnel institutionnel de la conservation ne recommandait pas l’habitation dans un bâtiment du mouvement moderne en béton, ce matériau étant condamné voire dangereux. Venant d’un professionnel du patrimoine, cela questionne. C’est donc avec plaisir et un soulagement très marqués que nous avons considéré la réouverture de l’école à l’unité d’habitation suite aux premiers travaux et surtout suite à l’incendie. Mais l’alerte fut réelle. Il faut préciser que les locaux de l’école n’ont pas été touchés directement, l’incendie s’étant déclaré aux étages inférieurs. Seuls les réseaux fluides, traversant cette zone ont été sectionnés puis rétablis en priorité. Pour revenir au processus de propagation du sinistre de 2012 et ses conséquences en matière de restauration/reconstruction, je remonterai à la conception de l’immeuble. Comme chacun sait, le concept initial est la structure « casier à bouteilles » constitué de poteaux et poutres en béton, destinée à recevoir des modules de second œuvre indépendants entre eux et le plus préfabriqués possible. Le concept n’est pas étranger à la participation de Jean Prouvé, avec pour perspective le développement d’une industrie de la préfabrication. La difficulté de ce système est de deux ordres : l’une conceptuelle : le principe de cellules indépendantes entre elles insérées dans la structure du casier est certes efficient vis à vis de l’acoustique, mais il ménage des vides de construction entre les cellules, propices à la propagation du feu. L’autre conjoncturelle, est l’inaboutissement du concept de préfabrication du second œuvre, avec la très importante quantité de bois mis en œuvre traditionnellement (planchers, cloisons, doublages, faux plafonds). Ce choix correspond à l’état des moyens en matériaux et savoir faire disponibles en 1945 à Marseille. Seuls les planchers intermédiaires métalliques présentaient une sophistication de conception. Rappelons qu’en raison de l’imbrication des logements sur trois niveaux pour deux appartements, les planchers sont continus et en béton tous les 3 niveaux. Les niveaux intermédiaires sont constitués de poutrelles acier avec un remplissage en bois, beaucoup de bois.

2. Le casier à bouteilles © F. Botton, acmh

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Le 9 février 2012, l’incendie se déclare au niveau de la première rue dans un appartement côté

3. Volume d’un appartement détruit © F. Botton, acmh

ouest et se propage aux avoisinants immédiats. Les appartements étant traversant, le feu s’est propagé horizontalement, intéressant successivement les deux façades. Malheureusement, les pompiers qui n’étaient pas complètement au fait de la structure particulière du bâtiment et du mode de propagation du feu ont quitté les lieux et sont revenus en fin de journée alors que le feu avait repris et atteint le cinquième niveau. Nous étions en février et l’eau des lances à incendie faisait non seulement des dégâts mais gelait sur place. Les parties communes ont été noircies, une douzaine d’appartements ont été détruits et plusieurs dizaines d’autres endommagés de façon plus mineure. Les portes palières ont été particulièrement touchées lors des visites d’inspection des pompiers. Ces destructions ont occasionné une présomption de diffusion d’amiante par la présence de panneaux de fibro-ciment dans ces portes.

Le chantier de reconstruction J’ai été chargé de la maîtrise d’œuvre des travaux de reconstruction des appartements dits « hypersinistrés » et de restauration des parties communes touchées (rues, façades). La première action fut de récupérer et mettre à l’abri tout ce qui pouvait l’être, soit pour leur réutilisation, selon l’état, mais éventuellement pour servir de modèle ou référence pour leur restitution. Donc, tout ce qui était récupérable l’a été, puis numéroté et stocké dans un container sécurisé. Précisons qu’il s’agissait principalement de métal : luminaires, escalier, éviers, plomberie, bouches de ventilation et quincaillerie de menuiseries. Le diagnostic architectural n’a été établi qu’en décembre 2012, car il a fallu procéder au désamiantage et à la décontamination du site qui a interdit tout accès pendant plusieurs mois. Un tableau exhaustif des dégradations qui ont affecté la structure et le second œuvre a été dressé. Le béton de structure a été sondé, caractérisé et analysé. Si les structures verticales ont peu souffert, car protégées par l’isolant des doublages, certains planchers de recoupement en béton mince (9 cm) présentaient des fissures et des flèches inquiétantes. Les planchers en acier-bois encore en place, ayant fléchi sous la chaleur, ont pour la plupart dû être déposés. Le second œuvre et les équipements techniques (plomberie, électricité) des appartements ont, quant à eux, été entièrement détruits.

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4. Appui plomb anti vibratoire © F. Botton, acmh 5. Cloison doublage © F. Botton, acmh Moins atteintes que les appartements par l’incendie lui-même, outre l’enfumage et les salissures, les rues ont davantage souffert des effets de l’intervention des secours : inondation par arrosage, décollement des revêtements de sol, destruction des portes palières à la hache afin d’évacuer ou rechercher des personnes. Pour la documentation, nous avons mis à contribution de manière très forte la Fondation Le Corbusier, dont nous avons pu disposer des ressources et l’ensemble de la documentation, photos, plans, documents, à l’appui d’une critique d’authenticité. Pour les relevés graphiques, nous avons également bénéficié du travail de Fernando Marza issu de la restitution d’une cellule à la Cité de l’architecture, que nous avons complétés et corrigés pour les détails mis au jour par la destruction. Nous avons donc aujourd’hui une connaissance assez parfaite des moindres détails de l’édifice, effet collatéral positif du désastre. Le projet. La confrontation entre la volonté de conservation des qualités architecturales d’une part, et le cadre réglementaire exacerbé par le trauma de l’incendie d’autre part a constitué notre champ d’étude puis du projet et sa réalisation. De nombreux arbitrages ont été nécessaires, mais la qualité du sujet et les enjeux ont permis de fédérer les énergies et éviter les blocages au profit du projet. Les parties communes, façades, planchers et rues classées ont, sans difficulté, été restaurées « à l’identique ». Le point le plus délicat a été la mise au point, avec les services de sécurité, des portes palières. En fait, il n’y a pas de portes palières, mais des ensembles menuisés, ce qui réglementairement change tout. Les vantaux s’ouvrent dans un panneau d’ensemble, sans cadre propre, et ce panneau est percé d’autant de trous qu’il y a de fonction : pour la glacière, la boite de livraison, la boite aux lettres, le compteur électrique. Les services de prévention souhaitaient que l’on justifie d’un degré coupe-feu d’une heure. Sans entrer dans le détail, c’est quasiment impossible dans cette configuration-là surtout pas avec un procès-verbal d’essai réservé aux portes aux dimensions et cadre standards. Donc, ce n’est absolument pas applicable ici. Il y a eu un très long dialogue avec les pompiers qui ont accepté de traiter l’ensemble de la menuiserie avec un coupe-feu d’une demi-heure sur le vantail qui lui provient d’un bloc du commerce mais posé sans son cadre, ce qui a permis de restituer au centimètre près les dispositions initiales. Les différentes ouvertures ont été calfeutrées en retrait, en conservant l ‘ensemble des détails architecturaux visibles de la rue. On a profité du renouvellement des portes pour restituer les couleurs d’origine, repeintes et modifiées à plusieurs reprises. Des sondages et stratigraphies ont été réalisées, méthodologie commune sur un édifice classé, et la polychromie rétablie.

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6. Reconstruction d’un brise-soleil © F. Botton, acmh Les planchers des rues, affaiblis par l’incendie des appartements sous jacents, ont été doublés par un platelage provisoire pour ne pas interrompre la circulation, les travaux se faisant par le dessous. L’exigence normative de coupe-feu deux heures en IGH pour les planchers neufs, inatteignable sans modifier les cotes issues du modulor, a, comme pour les portes, été adaptée en limitant la performance à une heure avec, pour mesure compensatoire, la forte diminution de la quantité de bois structurel. Les planchers en béton ont été renforcés par le dessous, par platelage ou projection de béton. Ces dispositions, négociées avec les pompiers, ont permis de respecter rigoureusement toutes les cotes et les détails architecturaux. Nous avons également reconduit le système d’isolement des planchers par rapport à la structure principale pour obtenir des performances acoustique inédites en 1950. Il est donc bien documenté que les planchers reposaient sur les lames de plomb pour ne pas être solidaires avec les poutres principales en béton. Il n’y a aucune fixation mécanique entre les planchers et la structure.

7. Ancien et nouveau plancher © F. Botton, acmh 8. Renfort de plancher © F. Botton, acmh

Les logements. Concernant leur reconstruction à neuf, et puisque non protégés MH (seul deux logements sont classés, et heureusement non sinistrés), les propriétaires avaient le choix de leur maître d’œuvre et de leur projet de travaux, financés par les assurances. Un consensus s’est formé pour unifier la maîtrise d’œuvre et adopter, à la quasi-unanimité, la reconduction des dispositions intérieures initiales afin de sauvegarder la pertinence de l’architecture d’origine. Ce chantier témoigne de l’attachement de ses habitants à l’immeuble. À cet effet, le mobilier, les revêtements, équipements encastrés, escaliers ont été restitués Par exemple, les éviers en fonte d’aluminium et plans de travail revêtus de céramique ont été refabriqués. Les moules sont à disposition pour les copropriétaires qui, en dehors de la zone sinistrée souhaiteraient bénéficier de cette fourniture. Il en est de même pour d’autres accessoires originaux : luminaires, bouches de ventilation, les boutons de sonnettes. Des détails ou marquage différencient toutefois les refabrications des originaux afin de ne pas générer un marché parallèle du faux.

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9. Cuisine restituée © F. Botton, acmh 10. Second œuvre © F. Botton, acmh Conclusion Plus de quatre ans après l’incendie, l’Unité d’Habitation a réussi l’épreuve du feu. C’est à la résilience de ses habitants et de son architecture que sont dus ces résultats. Si le sinistre a laissé des traces indélébiles dans les esprits, l’œuvre matérielle a fait la preuve de sa capacité à surmonter l’épreuve la plus sévère et à perdurer dans sa capacité à remplir ses multiples fonctions au service de l’homme. La « machine à habiter » est plus que jamais en ordre de marche. La vigilance doit être toutefois constante. Les efforts exceptionnels rassemblés pour ce projet ne doivent pas masquer la grande fragilité des œuvres modernes malmenées par leur image parfois dévalorisée et d’autres attaques que sont l’application de normes inadaptées et le recours parfois excessif au principe de précaution. A ce titre, cette opération nous paraît exemplaire, de même que l’investissement et la persévérance de l’ensemble des intervenants y ayant participé, et au premier plan les habitants eux-mêmes.

11. Appartement descendant reconstruit © F. Botton, acmh

12. Chambres d’enfant © F. Botton, acmh

13. Séjour reconstruit © F. Botton, acmh