la relation solitude-multitude dans les petits poèmes en prose de
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La relation solitude-multitude dans les Petits poèmes en prose de Baudelaire.
Par
Didier Cédric VERDUCI
Mémoire de maîtrise soumis à l'Université McGill
en vue de l'obtention du diplôme de Maîtrise ès Lettres
Juillet 2004
© D. C. Verduci, 2004
1+1 Library and Archives Canada
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Résumé
Dans ce mémoire, nous avons étudié les rapports entre la solitude du Poète et la
multitude de Paris dans les Petits poèmes en prose de Baudelaire (ou Le Spleen de
Paris). Nous avons montré comment le Poète décide de se rapprocher des hommes en
sacrifiant la solitude dans laquelle il se plait tant. Nous avons touché de près un thème
baudelairien qui apparaît avec force dans sa poésie en prose: la prostitution de l'artiste.
Il s'agissait de montrer en définitive que le Poète est solidaire à la société même dans
sa solitude la plus extrême.
Abstract
This thesis is dedicated to the study of the relationship between the solitude of
the Poet and the multitude of Paris in les Petits poèmes en prose by Baudelaire (also
known as Le Spleen de Paris). This study shows how the Poet decided to move closer
to mankind, thus sacrificing the solitude that he enjoys so much. We examine a
Baudelairian theme that strongly appears in the prose poetry: the artist' s prostitution.
Our aim was to show that the Poet is al ways standing by mankind even in his most
absolute solitude.
REMERCIEMENTS
Un grand merci au Professeur Jane Everett pour sa patience infaillible et dont les remarques pertinentes et éclairantes ont été précieuses pour l'acheminement de ce mémoire. Merci également pour son exigence de rigueur qui a relevé mes capacités de réflexion au delà de ce que je m'imaginais capable.
Merci à Caroline Nair, ma victime, pour avoir lu sans complaintes mon mémoire et pour m'avoir éclairé de ses observations de génie.
Merci à ma famille pour tout le soutient et les encouragements qUi m'ont indéniablement rendu l'espoir lorsque je le croyais perdu.
Merci à M. Printz pour m'avoir fait découvrir Baudelaire pour la première.
Je dédie ce mémoire à ma tante, Anna Verduci, rappelée trop top aux « Saintes Légions» du Ciel pendant la rédaction de cette étude. Ti teniamo sempre nel cuore.
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION ......................................... , .................... p. 1
CHAPITRE 1 : VOIR LE MONDE
A. Descendre des nuages pour mieux voir le monde ............................... p. 10
B. Du langage des « choses muettes» au langage universel ...................... p. 18
C. Pour voir le monde en vrai ....................................................... ,. p. 23
D. Le regard d'un étranger.. ......................... '" .............................. p.30
E. Le début d'une aventure ......................................... , .................. p. 36
CHAPITRE II : ETRE AU CENTRE DU MONDE
A. Le témoin de la misère universelle ................... , .... '" ..................... p. 42
B. La sympathie d'un Poète .......................................................... ,. p.48
C. La prostitution poétique ......................................... , .................. p. 53
D. Ne rester qu'un .......................................... '" ......................... p. 59
CHAPITRE III : RESTER CACHÉ AU MONDE
A. Genus irritabile vatum ... ............................................................ p. 65
B. Un pour tous, tous contre un ....................................................... p. 71
C. Le dégoût de soi ............................................. '" ..................... p. 80
D. Le salut de l'Art ........................................................... , ... ... ... p. 86
CONCLUSION ................................................................. p.93
BIBLIOGRAPHIE ............................. , ............................... p.98
Introduction
2
A. Contexte
Le poème en prose baudelairien a secoué la poésie et la critique littéraire, laissant
dans l'histoire de la littérature une trace plus qu'indélébile. Au-delà de la convention,
au-delà des attentes, au-delà même de la réputation durement gagnée par la rédaction
des Fleurs du Mal, Baudelaire s'est aventuré dans la prose comme dans une contrée
inconnue, prenant un risque alors même que sa situation financière ne lui était pas
favorable. Si Le Spleen de Paris ne lui a pas de suite porté fortune, l'œuvre poétique a
néanmoins révolutionné à jamais la poésie. Et pourtant, aujourd'hui encore, l'œuvre en
prose de Baudelaire vit dans l'ombre des Fleurs du Mal, dont tous les thèmes possibles
et imaginables ont été abordés et disséqués. Quand la critique s'est d'abord intéressée au
Spleen de Paris, elle s'est limitée, dans un premier temps, à souligner l'originalité d'un
geme nouveau, qui aurait sauvé la poésie de sa perdition et qui aurait inspiré celle de
beaucoup de successeurs comme Rimbaud par exemple. On a alors formellement
attribué le point de départ de la poésie en prose à Baudelaire, saluant l'homme comme
le père des poètes contemporains:
Mal compris du grand public de l'époque, ces poèmes d'un geme tout nouveau ont été accueillis avec intention et émulation par la génération d'écrivains qui ont recueilli l'héritage de Baudelaire, de préférence à celui de Victor Hugo. Pour eux, loin d'être les jalons d'une impuissance progressive à écrire des vers, les Petits poèmes en prose ouvraient la voie à un nouveau type d'écriture dont toutes les possibilités restaient ouvertes. Un des premiers et le plus grand, Rimbaud, passe en quelques mois des « poésies» aux proses hallucinées des Illuminations et d'Une Saison en enfer. Lautréamont dilate au maximum les possibilités de la prose poétique dans les Chants de Maldoror. Chez des écrivains aussi dissemblables que Mallarmé (Poèmes en prose) ou Huysmans (Le Drageoir aux épices), ou
3
Charles Cros (dans Le Coffret de Santal), la leçon de poésie en prose donnée par Baudelaire est indéniable [ ... ].1
Peu à peu, le regard de la critique s'est ensuite détourné de la fonne pour se fixer
sur le fond et l'on remarqua bien vite que certains poèmes des deux recueils se
répondent par doublets. Chose logique, les critiques ont alors vu dans les versions en
prose de poèmes en vers un exercice médiocre auquel le poète se serait donné.
Exercice certes, car comment en serait-il autrement? Fallait-il s'attendre à ce que
Baudelaire changeât de contenu poétique d'une fonne à l'autre? Probablement pas.
Toujours est-il que la critique s'est obstinée à vouloir toujours comparer les poèmes
correspondants, préférant bien souvent la version versifiée aux dépens de la prose.
Certains, toujours d'après une approche comparative, parlent même d'un échec
baudelairien! Mais l'on peut se demander si l'approche critique employée n'est pas
elle-même erronée. Après tout, il n'y a échec que si le résultat trahit la volonté de
l'auteur, et qui dit que l'intention baudelairienne était de fournir une fidèle copie des
poèmes en vers ?
Aujourd'hui les jugements portés sur cette partie de l'œuvre baudelairienne restent partagés, à cause notamment de la présence, dans le recueil, de « doublets» des poèmes en vers, parfois considérés comme moins satisfaisants esthétiquement que les « originaux» des Fleurs du Mal: mais est-il juste de ne lire Un hémisphère dans une chevelure et L'Invitation au voyage (prose) que par rapport aux poèmes en vers (dont l'antériorité n'est pas très certaine) ?2
Il faudra attendre bien longtemps avant que la critique reconnaisse l'originalité
des Petits Poèmes en prose, perdant enfin de vue la méthode comparative alors
1 Paul Mathias, « Situation des Petits poèmes en prose» in Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose, Paris, Editions Bordas, 1986, p. 94. 2 Paul Mathias, « Situation des Petits poèmes en prose» in Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose, Paris, Editions Bordas, 1986, p. 95.
4
employée. Georges Blin3 est l'un des premiers à considérer le recueil comme une entité
indépendante des Fleurs du Mal. Le critique salue Le Spleen de Paris comme «un
commencement absolu» et y consacre une introduction qui l'expose d'une façon large
et profonde, ouvrant enfin la porte aux travaux de ses successeurs. Mais la critique en
général se montre toujours réticente, plaçant l' œuvre en prose au bas d'une hiérarchie
au profit des Fleurs du Mal. L'étude du Spleen de Paris ne figure jamais dans les
programmes scolaires en France contrairement à la poésie versifiée de Baudelaire. Ce
n'est qu'en l'année 2000 (comme le montrent les bulletins officiels du Ministère de
l'Education) que l'œuvre en prose fait enfin son apparition dans le programme scolaire
du baccalauréat français !
Si la distinction entre Les Fleurs du Mal et Le Spleen de Paris a pris tant de
temps à s'établir, c'est que Baudelaire, fidèle à un système de pensée, traite de sujets
assez analogues dans certains poèmes des deux recueils, mais l'analogie a pourtant ses
limites, car il apparaît dans l'œuvre en prose certains thèmes uniques ou, du moins,
certains thèmes qui trouvent dans Le Spleen de Paris un développement plus large et
plus structuré. Ainsi, la relation solitude-multitude que nous nous proposons de traiter
dans ce mémoire.
3 Georges Blin, Le Sadisme de Baudelaire, Paris, Editions Corti, 1947.
5
B. La relation solitude-multitude dans Le Spleen de Paris
« Je crois vous avoir tout dit; je ne deviendrai jamais riche et je n'aurai tout mon
talent que dans la solitude. »4 « L'épouvantable monde où nous vivons donne le goût
de l'isolement et de la fatalité. [ ... ] Je me trouve fort à l'aise sous ma flétrissure, je sais
que désormais, dans quelque genre de littérature que je me répande, je resterai un
monstre et un loup-garou. »5 « Si je vous dis que j'ai des chagrins énormes; que jamais
je n'ai connu pareil orage; que j'ai besoin de solitude, vous ne me croirez pas. »6 Que
de citations qui résument si bien la position du Poète: un exclu de la société qui inspire
l 'horreur à autrui. Baudelaire le disait lui-même: les hommes de génie, les poètes et les
vrais artistes en général ne sauraient être compris de la multitude7. Une
incompréhension qui aggrave le spleen du Poète - ce spleen auquel tant de critiques se
sont attachés -, et comment mieux exprimer ce mal métaphysique que dans l'intimité
lyrique de la poésie où règne le moi? Les Fleurs du Mal sont en quelque sorte
l'expression d'une douleur profonde propre à Baudelaire ainsi qu'au Poète en général.
C'est ainsi que commence le recueil: la place d'honneur se voit attribuer au Poète,
puisque c'est bien lui qui inaugure le premier cycle des Fleurs. Toujours est-il que ce
Poète reste un incompris qui laisse tonner sa plainte dans ses vers.
Mais l'homme s'essouffle bientôt, forcé d'entendre ses lamentations résonner
dans le vide. Les vers deviennent finalement prose, et le Poète se rapproche ainsi de la
société moderne, décidé à présent à ne plus parler que de lui-même mais du spleen de
4 Charles Baudelaire, « Lettre à Alphonse de Calonne» in Correspondance, Paris, Editions Gallimard, 2000, p. 153. 5 Charles Baudelaire, « Lettre à Victor Hugo» in Correspondance, p. 174. Baudelaire souligne. 6 Charles Baudelaire, « Lettres à Madame Sabatier» in Correspondance, p. 203.
6
Paris, de la société et de ses composantes. Et bien vite, le mal métaphysique du Poète
s'exprime à travers celui de la société moderne. Il s'agit pour Baudelaire de mettre en
application sa théorie de l'art moderne et ce, en faisant ressortir le transitoire du
malaise social de la permanence du spleen dont il souffre :
Ainsi, il va, il court, il cherche. Que cherche-t-il ? A coup sûr, cet homme [l'artiste] tel que je l'ai dépeint, ce solitaire doué d'une imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert d'hommes [la multitude], a un but plus élevé que celui d'un pur flâneur, un but plus général, autre que le plaisir fugitif de la circonstance. Il cherche ce quelque chose qu'on nous permettra d'appeler la modernité; car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l'idée en question. Il s'agit, pour lui, [l'artiste] de dégager de la mode ce qu'elle peut contenir de poétique dans l'historique, de tirer l'éternel du transitoire. 8
Ce mémoire aura pour thème la relation solitude-multitude dans les Petits
poèmes en prose de Baudelaire. Il s'agira en effet d'examiner les différentes relations
qui peuvent exister entre Baudelaire, le Poète solitaire, et le reste de la société auquel
Baudelaire applique bien souvent le terme générique de «multitude ». Nous tâcherons
d'inscrire ces rapports dans le cadre même de l'aventure du flâneur. D'une part, celui-
ci se montre distant de la société qu'il s'apprête à décrire, d'autre part, il manifeste
envers autrui un sentiment de sympathie. Faut-il y voir un paradoxe? C'est en cela que
réside notre problématique. L'hypothèse que nous tenterons de confirmer est que le
Poète de Baudelaire est solidaire de la misère sociale et que la solitude à laquelle il
décide de se soumettre est une nécessité pour la création poétique. Nous nous
efforcerons d'établir comment sa solitude peut être au service de la société. En d'autres
termes, nous essayerons de montrer que le Poète est un solitaire solidaire qui fait don
de spiritualité à une société moderne qui en manque grandement.
7 Voir Charles Baudelaire, « Lettre à Richard Wagner» in Correspondance, pp. 191-192.
7
Pour arriver à nos fins, nous nous intéresserons principalement à certains thèmes
et motifs (souffrance, solitude et foules entre autres) dont nous essayerons de montrer
les liens. Certains textes secondaires seront mis en parallèle au corpus primaire afin de
démontrer ou de corroborer nos arguments. Nous tâcherons ainsi d'exploiter
l'intertextualité des textes baudelairiens. En d'autres termes, nous nous efforcerons
d'être le plus fidèle possible à la pensée du poète9, en expliquant Baudelaire par
Baudelaire, c'est-à-dire en élucidant l'implicite de certaines formules par l'explicite
qui figure dans d'autres textes. Parmi ceux-ci, nous nous concentrerons tout
particulièrement sur le «journal intime» de Baudelaire (Mon cœur mis à nu). Enfin,
nous privilégierons l'analyse de certains poèmes en prose qui, à notre avis, illustrent le
mieux la pensée du poète.
Notre étude s'organisera selon un plan indirectement suggéré par le poète lui-
même dans un texte dédié au peintre moderne Guy Constantins : « Voir le monde, être
au centre du monde et rester caché au mondelO ». Ce mémoire se composera donc de
trois chapitres. Le premier (<< Voir le monde ») aura pour but de mettre en lumière la
transition entre le Poète des Fleurs du Mal et celui du Spleen de Paris. Il s'agira de
montrer comment le Poète se rapproche de la société moderne. Dans un second
chapitre (( Etre au centre du monde»), nous nous intéresserons aux rapports entre le
flâneur et la multitude de Paris. Nous montrerons alors comment le Poète réagit aux
contacts de la société dans laquelle il s'est plongé. Enfin, dans notre dernière partie
8 Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne », in Charles Baudelaire, Œuvres complètes, Paris, Editions du Seuil, 1968, p. 153. Baudelaire souligne. 9 Afin d'éviter les confusions, nous emploierons {( Poète» avec la majuscule pour nous référer au flâneur, c'est-à-dire au Poète-narrateur du Spleen de Paris. Lorsqu'on nous parlerons de Baudelaire, l'auteur, nous utiliserons cette même appellation mais sans la majuscule. 10 Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne », p. 552.
8
(<< Rester caché du monde»), nous nous intéresserons spécifiquement à la solitude du
Poète, en tentant d'élucider ce qui l'amène à rester finalement isolé de la multitude.
Premier chapitre « Voir le monde»
9
A. Descendre des nuages pour mieux voir le monde
Le Poète est semblable au prince des nuées Qui hante la tempête et se rit de l'archer; Exilé sur le sol au milieu des huées Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.!
10
Dans Les Fleurs du Mal, dès les premiers poèmes, Baudelaire fait remarquer que la
position du Poète dans la société est des plus problématiques. C'est que le Poète
appartient à un autre monde, un monde d'Idéal que la société moderne ne comprend pas.
Le Poète a des «ailes de géant» mais ce qui peut paraître comme un atout pour survoler
l'inconnu, s'élever dans l'absolu en s'approchant toujours plus de l'Idéal n'est en fait
qu'un handicap dans une société où la spiritualité est restreinte. Même au sein de sa
famille, le Poète est un incompris2 : il suffit de se rappeler ce que Baudelaire écrit au sujet
de son enfance.
Sentiment de solitude, dès mon enfance. Malgré la famille, et au milieu des camarades, surtout, - sentiment de destinée éternellement solitaire.3
Un sentiment de solitude qui découle donc d'une fatalité ou, du moins, c'est ainsi
que le Poète explique sa propre situation. Pour lui, la société est cruelle envers l'être
spirituel et le Poète le ressent plus particulièrement, lui qui n'hésite pas à se qualifier
« d'exilé» social. La cause de cet exil réside notamment en ce don du «langage des
1 Charles Baudelaire, « L'Albatros» in Les Fleurs du Mal, Œuvres complètes, Paris, Editions du Seuil, p. 45. Les auteurs (Baudelaire et ses critiques) ont souvent recours au soulignement (italiques dans le texte imprimé) pour mettre en relief des éléments de leur propos. Afin de distinguer leurs soulignements des nôtres, nous nous servirons de caractères gras. 2 Dans le poème « Bénédiction », qui figure parmi les premiers des Fleurs du Mal, Baudelaire présente un Poète détesté par sa mère, qui trouve refuge auprès d'un Ange. Charles Baudelaire, «Bénédiction)} in Les Fleurs du Mal, p. 44. 3 Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu in Œuvres complètes, Paris, Editions du Seuil, 1968, p. 631.
11
fleurs et des choses muettes »4, un cadeau empoisonné qui emprisonne le Poète dans un
monde mystique, n'ayant aucune prise sur la société matérielle dans laquelle il vit. Dans
Les Fleurs de Mal, le mystique en soi se retrouve manifestement dans les conversations
du Poète avec les anges ou les nuages. Ce qui est remarquable dans le premier cycleS du
recueil, c'est que le Poète ne converse pas avec le commun des mortels, car sa vie dans
les nuages lui empêche tout rapport communicatif avec les hommes. Les conversations
baudelairiennes réunissent alors le Poète et ce qui reste sensiblement insaisissable aux
yeux de l'homme - le Poète est en effet un être relativement privilégié, en ce sens que
son don du langage lui permet de converser avec l'Idéal et l'Absolu, deux notions que la
société en général ne comprend pas. Dans « Bénédiction »6 ou encore «Elévation »7,
deux poèmes qui dévoilent la situation du Poète selon Baudelaire, nous retrouvons par
exemple le Poète pariant aux anges qui l'auraient élevé.
Nous comprenons alors plus aisément en quoi cette différence entre le Poète et le
commun des hommes constitue un désavantage dans une société dont le matérialisme
s'oppose fondamentalement à la spiritualité. Tout au plus, le Poète est perçu comme un fou
et, dès lors, sa position au sein même de la société se voit critiquer. D'une part, la société
rejette le Poète comme élu spirituel, d'autre part ce dernier s'écarte de la société qui
l'oppresse incessamment en exprimant son dégoût du mystique. Baudelaire lui-même
rappelle à plusieurs reprises que la société n'a que faire des grands hommes:
4 Charles Baudelaire, « Elévation » in Les Fleurs du Mal, p. 46. 5 Les Fleurs du Mal se divisent en cinq parties que la critique nomme communément « cycles». C'est dans la première partie des Fleurs, « Spleen et Idéal », que figurent les poèmes traitant de la condition du Poète dans la société. 6 Charles Baudelaire, « Bénédiction» in Les Fleurs du Mal, p. 44. 7 Charles Baudelaire, « Elévation » in Les Fleurs du Mal, p. 46.
12
Les nations n'ont de grands hommes que malgré elles, - comme les familles. Elles font tous leurs efforts pour n'en pas avoir. Et ainsi, le grand homme a besoin, pour exister, de posséder une force d'attaque plus grande que la force de résistance développée par des millions d'individus. 8
Dans les Petits poèmes en prose9 cependant, le lecteur peut constater qu'un
changement s'est opéré. Ce Poète mystique, qui planait tel un oiseau au-dessus de la
matérialité et de la modernité des villes, s'est enfin posé sur Paris. En outre, cet oiseau
s'est mutilé en coupant ces ailes qui le faisaient trébucher « sur les mots comme sur les
pavés »10. L'oiseau s'est volontairement rabaissé au rang de l'humanité, en se faisant
homme: c'est alors qu'apparaît cet étranger énigmatique du premier poème en prose du
recueil, « L'Etranger» 11. Comme le Christ qui s'est fait homme, le Poète, ce saint auquel
l'on réserve «une place [ ... ] dans les rangs bienheureux des saintes Légions »12, a décidé
de se confondre à la multitude de la foule parisienne. C'est en cela que les Petits poèmes
en prose peuvent se lire comme un épisode des Fleurs du Afal, traduisant un effort qui
incite le Poète à quitter temporairement les nuages pour mieux voir le monde. En effet,
quand on lit Le Spleen de Paris, il ne faut absolument pas perdre de vue les poèmes des
Fleurs du Mal - et plus précisément ceux des «TablealLx parisiens» - parce qu'ils
consti tuent selon les propres mots de Baudelaire un « pendant» 13, c'est -à -dire un élément
de complémentarité destiné à former une symétrie:
8 Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu, p. 638. 9 Les Petits poèmes en prose et Le Spleen de Paris renvoient en fait au même corpus. Le titre de cette œuvre, publiée après la mort de Baudelaire, a été choisi par les éditeurs. Baudelaire utilise les deux titres dans sa correspondance pour se référer au recueil. 10 Charles Baudelaire, « Le Soleil)} in Les Fleurs du Mal, p. 95. II Charles Baudelaire, « L'Etranger)} in Le Spleen de Paris, Œuvres complètes, Paris, Editions du Seuil, 1968,p.148. 12 Charles Baudelaire, « Bénédiction» in Les Fleurs du Mal, p. 44. 13 Charles Baudelaire, Correspondance, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1973, p. 627.
13
Whatever Baudelaire's hesitations about what he wished to achieve in the prose poems, and whatever the increasing creative difficulties he encountered - «Ah~ Ce Spleen, quelles colères, et quel labeur il m'a causés! »- it emerges from the many references to them in his correspondence that he thought ofthem as complementing Les Fleurs du Mal and providing a kind of companion volume. In December 1862 he talks of the two works as «se faisant pendant réciproquement», and as late as 1866 he writes of the prose poems as being « encore Les Fleurs du Mal, mais avec beaucoup plus de liberté, et de détail, et de raillerie ».14
Un des poèmes des «Tableaux panslens» est assez révélateur quant à cette
complémentarité: il s'agit du poème intitulé «Le Cygne »15. Il permet de dégager un lien
d'intertextualité entre les deux recueils. Le Cygne s'est évadé de sa cage comme le Poète
s'est évadé des nuages - ou de l'Idéal, par extension. Dans les Petits poèmes en prose,
l'oiseau devenu homme, étranger de cette «énorme catin» 16 qu'est Paris, se coupe les
ailes afin de mieux pouvoir marcher parmi les hommes. Baudelaire cesse alors d'utiliser
les images par lesquelles il identifiait le Poète à l'oiseau dans Les Fleurs du Mal. Le Poète
n'est plus l'oiseau des nuages dans Le Spleen de Paris, et ce renoncement sert à marquer le
cadre dans lequel il s'inscrit dorénavant: la société par opposition au monde d'Idéal
qu'évoquent les nuages. En d'autres termes, le Poète n'est plus là-haut mais ici-bas. Il ne
cause plus avec les nuages, comme cela était le cas dans « Bénédiction» :
Il joue avec le vent, cause avec le nuage, Et s'enivre en chantant du chemin de la croix; Et l'Esprit qui le suit dans son pèlerinage Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois. 17
14 J. A. Hiddleston, Baudelaire and Le Spleen de Paris, Oxford, Oxford University Press, 1987, p. 19. 15 Charles Baudelaire, « Le Cygne}} in Les Fleurs du Mal, p. 97. 16 Charles Baudelaire, «Epilogue}} in Le Spleen de Paris, p. 185. 17 Charles Baudelaire, « Bénédiction}} in Les Fleurs du Mal, p. 44.
14
D'autres poèmes décrivent tout aussi bien cette nouvelle place du Poète. Dans «La
Soupe et les nuages» par exemple, le Poète, ce «marchand de nuages}}, contemple ces
derniers d'en bas, alors qu'il avait l'habitude de leur parler dans Les Fleurs du Mal. Mais
cette contemplation, qui traduit manifestement une certaine nostalgie de l'Idéal, est bien
vite rompue par un «coup violent» qui rappelle soudainement au Poète sa nouvelle
condition d'homme:
Ma petite folle bien-aimée me donnait à dîner, et par la fenêtre ouverte de la salle à manger je contemplais les mouvantes architectures que Dieu fait avec les vapeurs, les merveilleuses constructions de l'impalpable. Et je me disais, à travers ma contemplation : «- Toutes ces fantasmagories sont presque aussi belles que les yeux de ma belle bien-aimée, la petite folle monstrueuse aux yeux verts }}.
Et tout à coup je reçus un violent coup de poing dans le dos, et j'entendis une voix rauque et charmante, une voix hystérique et comme enrouée par l'eau-de-vie, la voix de ma chère petite bien-aimée, qui disait: « - Allez-vous bientôt manger votre soupe, s ... b ... de marchand de nuages? }}18
Ne ressentons-nous pas ici la nostalgie du Poète, qui se comparait à l'albatros dans
Les Fleurs du Mal? Le « prince des nuées» 19 n'est plus dans son élément: il a perdu toute
appartenance au « Là-haut ». Il lui est tout au plus permis de « contempler}} les nuages à
partir de l'ici-bas. Les « fantasmagories» sont ces spectacles enchanteurs que le Poète doit
partager avec le commun des mortels à défaut de pouvoir les apprécier de plus près.
L'ingéniosité de Baudelaire réside ici dans le fait de mêler le trivial au mystique. Ainsi la
soupe devient le signe d'une faiblesse humaine attachée à une matérialité, car elle traduit
un des besoins primaires de tous les hommes: se nourrir. La soupe est contenue dans son
bol, donc limitée, alors que les nuages sont infinis, impalpables. En outre, l'acte de manger
18 Charles Baudelaire, « La Soupe et les nuages» in Le Spleen de Paris, p. 179.
15
appelle le Poète à regarder vers le bas alors que les nuages attirent le regard de celui-ci
vers le haut. Cette situation place le Poète dans une sorte de léthargie, une paralysie qui
empêche toute action - notamment celle de manger. Mais le Poète est bientôt appelé à se
dégager de ses rêveries par un coup violent, qui symbolise en quelque sorte l'oppression
que la société exerce sur lui.
Le sentiment de nostalgie se laisse pressentir dès le premier poème en prose dans
lequel le Poète marque sa distance par rapport aux nuages: «l'aime les nuages... les
nuages qui passent... là-bas ... là-bas ... les merveilleux nuages! »20 Cette phrase suggère
que le Poète n'a pas l'intention de s'en retourner aussi vite, qu'il est prêt à souffrir ici-bas
et qu'il renonce ainsi temporairement à la verticalité de l'univers des Fleurs du Mal. Cette
pause qu'il entreprend dans Le Spleen de Paris s'inscrit en effet dans l'horizontalité du
monde des hommes:
The clouds in «L'étranger» denote mobility, change, and the ability to go anywhere out of this world, horizontally. There is nothing of the powerful verticality of « Elévation» whose dynamism, virility, and energy contrast with the relaxed and passive musing of the «étranger ».21
Ce «Là-bas» que l'étranger utilise avec insistance est désormais l'adverbe de lieu
qu'il emploie pour se référer au ciel, adverbe qui confirme de nouveau la position de ce
dernier dans l'ici-bas de la société. Dans les Petits poèmes en prose, Baudelaire utilise des
comparaisons qui confinent le Poète dans le cadre de la société, en ce sens que comparants
et comparés appartiennent au même milieu: le Poète se reconnaît à présent dans tout ce
que la société peut contenir, que ce soit une vieille femme, un saltimbanque ou même un
19 Charles Baudelaire, « L'Albatros» in Les Fleurs du Mal, p. 45. 20 Charles Baudelaire, « L'Etranger» in Le Spleen de Paris, p. 148. 21 1. A. Hiddleston, Baudelaire and Le Spleen de Paris, p. 22.
16
bohémien. Ces figures sont signes d'appartenance sociale. Dans le poème «Le Vieux
saltimbanque» par exemple, Baudelaire marque les similitudes entre le Poète et l'homme
des foires:
Et, m'en retournant, obsédé par cette VISIOn, je cherchai à analyser ma soudaine douleur, et je me dis: je viens de voir l'image du vieil homme de lettres qui a survécu à la génération dont il fut le brillant amuseur; du vieux poète sans amis, sans famille, sans enfants, dégradé par sa misère et par l'ingratitude publique, et dans la baraque de qui le monde oublieux ne veut plus entrer !22
De même, dans «Les Bons chiens », Baudelaire invite Sterne23 à descendre dans
l'ici-bas de la société - ce qui situe bien le Poète parmi les hommes. Dans ce poème, le
Poète va jusqu'à renier la muse qui inspire l'Idéal en faveur d'une muse sociale,
« citadine », qui s'inscrit non seulement dans l'espace de la ville mais aussi dans sa
temporalité:
Bien plus volontiers je m'adresserais à Sterne, et je lui dirais: « Descends du ciel, ou monte vers moi des champs Elyséens, pour m'inspirer en faveur des bons chiens, des pauvres chiens, un chant digne de toi, sentimental farceur, farceur incomparable ! Reviens à califourchon sur ce fameux âne qui t'accompagne toujours dans la mémoire de la postérité; et surtout que cet âne n'oublie pas de porter, délicatement suspendu entre ses lèvres, son immortel macaron! })
Arrière la muse académique ! Je n'ai que faire de cette vieille bégueule. J'invoque la muse familière, la citadine, la vivante, pour qu'elle m'aide à chanter les bons chiens, les pauvres chiens, les chiens crottés, ceux-là que chacun écarte, comme pestiférés et pouilleux, excepté le pauvre dont ils sont les associés, et le poète qui les regarde d'un œil fraternel. 24
22 Charles Baudelaire, « Le Vieux saltimbanque» in Le Spleen de Paris, p. 156. 23 Laurence Sterne (1713-1768) était un célèbre écrivain anglais qui avait révolutionné la manière d'écrire en présentant des récits d'une modernité notable, qui se heurtaient au conventionnalisme de l'écriture romanesque de son époque. En 1760, après son installation à Londres, où il mena une vie dissolue en dépit d'une santé fragile, parurent les deux premiers volumes de son œuvre la plus célèbre, Vie et opinions de Tristram Shandy (1759-1767). 24 Charles Baudelaire, « Les Bons chiens» in Le Spleen de Paris, p. 183.
17
Les Champs Elysées ou l'Élysée, dans la mythologie grecque, est le lieu où séjournent
les âmes vertueuses dans l'au-delà. Elle fait partie des Enfers, ce qui explique pourquoi le
Poète invite Sterne à monter vers lui. Le «narrateur» des «Bons chiens» rappelle en
outre une valeur bien en vogue à l'époque de la rédaction du Spleen de Paris: la
fraternitë5. Le Poète n'a pas de famille, si ce n'est celle de l'humanité entière:
L'observateur est un prince qui jouit partout de son incognito. L'amateur de la vie fait du monde sa famille, comme l'amateur du beau sexe compose sa famille de toutes les beautés trouvées, trouvables et introuvables.26
25 Le contexte de la rédaction du Spleen de Paris est en partie celui des révolutions parisiennes de 1848, dans lesquelles on rappelait les idées des Lumières et notamment celle de fraternité. 26 Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne}} in Œuvres complètes, Paris, Editions du Seuil, 1968, p.552.
18
B. Du langage des « choses muettes » au langage universel
Descendre des nuages pour mieux voir le monde implique donc que le Poète se fasse
homme, renonçant temporairement à ce statut privilégié dont il faisait la louange dans Les
Fleurs du Mal, notamment dans les poèmes intitulés «Bénédiction» et «Elévation)}. Un
des poèmes du Spleen de Paris montre comment le Poète mystique des Fleurs du Mal
devient l'homme-poète:
«Eh ! quoi ! vous ici, mon cher ? Vous, dans un mauvais lieu ! vous, le buveur de quintessences! vous, le mangeur d'ambroisie! En vérité, il y a là de quoi me surprendre.
- Mon cher, vous connaissez ma terreur des chevaux et des voitures. Tout à l'heure, comme je traversais le boulevard, en grande hâte, et que je sautillais dans la boue, à travers ce chaos mouvant où la mort arrive au galop de tous les côtés à la fois, mon auréole, dans un mouvement brusque, a glissé de ma tête dans la fange du macadam. Je n'ai pas eu le courage de la ramasser. J'ai jugé moins désagréable de perdre mes insignes que de me faire rompre les os. Et puis, me suis-je dit, à quelque chose malheur est bon. Je puis maintenant me promener incognito, faire des actions basses, et me livrer à la crapule, comme les simples mortels. Et me voici, tout semblable à vous, comme vous voyez!
- Vous devriez au moins faire afficher cette auréole, ou la faire réclamer par le COmmISSaIre.
- Ma foi! non. Je me trouve bien ici [ ... ]. »27
Ce poème montre bien la volonté de la part du Poète de se proclamer homme. En
effet, si cette « déchéance» semble être la conséquence d'un accident ou d'une malchance
dans les deux premiers paragraphes, les deux derniers sont quant à eux très clairs: le Poète
ne paraît avoir aucune motivation à retrouver les insignes qu'il vient de perdre. Or ces
insignes, ce sont celles du grand Poète des Fleurs du Mal, comme l'indiquent certaines
expressions qui renvoient directement à cette œuvre. « Le mangeur d'ambroisie» fait
27 Charles Baudelaire, « Perte d'auréole}) in Le Spleen de Paris, p. 180.
19
référence au poème «Bénédiction », dans lequel le Poète se présente comme un être
supérieur par rapport aux hommes:
Pourtant, sous la tutelle invisible d'un Ange, L'Enfant déshérité s'enivre de soleil, Et dans tout ce qu'il boit et dans tout ce qu'il mange Retrouve l'ambroisie et le nectar vermeil. 28
En reniant l'auréole, le Poète renie en même temps cette supériorité qui lui avait été
attribuée dès sa naissance:
The Narrator demystifies aIl the Romantic pretensions implied by the halo, from within a world whose fictionality is constituted by the presence of the symbol he renounces. In short, he de mystifies the symbol which in turn d ·fi h· 29 emystI les lm.
Démystifié, le Poète est devenu homme et, du même coup, il a renoncé au là-haut en
faveur de ce « mauvais lieu» de la ville, reconnaissable sans difficulté grâce à un certain
lexique. «Chevaux », « voitures », « boulevard» et « macadam» sont autant d'indices qui
permettent d'associer le Poète à ce nouveau milieu, qui devient alors son nouveau terrain
d'action: «Je me trouve bien ici ». Parallèlement au champ lexical citadin, se retrouve
celui du désordre et du déclin: « mauvais lieu », « boue », « chaos mouvant », « mort» et
« mouvement brusque». Le fait que le Poète se plaît en ce «mauvais lieu» n'est pourtant
pas aussi surprenant si l'on considère la tâche qu'il s'était donnée dans Les Fleurs du Mal:
« J'ai pétri de la boue et j'en ai fait de l'or »30. Or cette boue, le Poète la retrouve dans la
société, dans la ville moderne, ce qui justifie le reniement de l'auréole. En d'autres termes,
ce sont le désordre et le chaos de la ville qui ont poussé le Poète à abandonner
28 Charles Baudelaire, « Bénédiction» in Les Fleurs du Mal, p. 44. 29 Richard Klein, « "Bénédiction" / "Perte d'auréole" : Parables of Interpretation», Modern Languages Notes, no 4, mai 1970, p. 515.
30 Charles Baudelaire, « Bribes» in Les Fleurs du Mal, p. 129.
20
volontairement ses insignes. Dès lors, il se voit libéré du vers et c'est dans la prose qu'il
s'efforce à présent de changer « la boue en or» :
Lui qui avait presque donné sa vie pour la beauté de la poésie, lui qui avait réclamé, au nom de la poésie toujours, «le droit de s'en aller », de s'écarter des chemins tout tracés du commun de la vie et qui, pour cela, avait été méprisé, scandaleux, ignoré, condamné mais pour cela aussi reconnu en haut lieu, dignifié, assuré d'une place « dans les rangs bien heureux des saintes légions », comment peut-il soudain se donner le droit de revenir et, de surcroît, pour se livrer aux« actions basses» de la prose du monde ?31
Baudelaire nous indique en quelque sorte que l'auréole n'est nullement appropriée à
l'agitation des grandes villes dont la crapule corrompt tout idéal. Ainsi, pour passer
« incognito », le Poète choisit volontairement de ne pas ramasser cette auréole: il
abandonne par conséquent le vers et sacrifie en même temps la beauté .de la forme. La
poésie se tourne alors vers la prose grâce à laquelle le Poète jouit d'une liberté que la
poésie versifiée n'offre pas:
Quant à la prose, Baudelaire ne s'en cache pas: «mauvais lieu », «actions basses », « crapule », ce sont là quelques mots qui annoncent la couleur, on en trouverait bien des exemples dans tout le livre. [ ... ] Il n'est pas difficile de reconnaître encore une fois la mise en accusation de la perfection de la poésie, au nom de la liberté de la prose.32
Baudelaire lui-même justifie ainsi l'usage de la prose dans sa fameuse dédicace du
Spleen de Paris:
Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience?
C'est surtout de la fréquentation des villes énormes, c'est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant. Vous-même, mon cher ami, n'avez-vous pas tenté de traduire en une chanson le cri strident du
31 Jean-Paul Avice, «Histoire d'auréole ou le sacrifice de la beauté» in L'Année Baudelaire 1, John E. Jackson et Claude Pichois (dir.), Paris, Editions Klincksieck, 1995, p. 17. 32 Jean-Paul Avice, «Histoire d'auréole ou le sacrifice de la beauté», p. 19.
21
Vitrier, et d'exprimer dans une prose lyrique toutes les désolantes suggestions que ce cri envoie jusqu'aux mansardes, à travers les plus hautes brumes de la rue 733
Baudelaire comprend que pour traiter le protéiforme chaotique de la société moderne,
un instrument tel que la prose se voit plus adapté, en ce sens qu'il traduit plus fidèlement le
rythme propre à la vie citadine. Le poète parle en connaissance de cause, lui qui avait si
bien mesuré les limites du vers, dans les « Tableaux parisiens» en particulier:
Dans une lettre à Jean Morel accompagnant, à la fin de mai 1859, l'envoi des Sept Vieillard'], Baudelaire confie sa crainte « d'avoir simplement réussi à dépasser les limites assignées à la Poésie ». Ce sentiment d'une limite, d'un déplacement des contours mêmes de l'expérience poétique, l'on peut penser qu'il explique aussi bien, chez «le dernier Baudelaire », une diction poétique de plus en plus marquée de prosaïsmes volontaires, que le glissement du vers à la prose dont témoigne la pluralité indéfinie des pièces du Spleen de Paris, chacune étant comme l'éclat d'une unité perdue. La conception d'un recueil éclaté, dont la fragmentation se calquerait sur le disparate de la vie citadine, sur l'incongruité des impulsions, des chocs et des rencontres, procède de l'exaspération d'un paradoxe qui affectait le sujet poétique de quelques grands poèmes des Fleurs du Mal. 34
Si la prose libère le poète, c'est qu'elle est aussi plus naturelle au processus de
raisonnement et au discours humain car plus « souple », procurant une diversité de tons
que le vers ne permet pas. La prose est en quelque sorte le lieu commun de la
communication, épousant plus fidèlement le discours de l'esprit et de la spiritualité en
permettant d'en dégager le raisonnement: « assez souple et assez heurtée pour s'adapter
aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la
conscience ». N'est-ce donc pas offrir au lecteur une certaine facilité en lui donnant accès à
une lecture poétique quasi naturelle 7 Lorsque Baudelaire analyse les propriétés littéraires
de la nouvelle chez Poe, il s'attarde sur les atouts d'un texte court en prose, et surtout sur
33 Charles Baudelaire, « Dédicace à Arsène Houssaye» in Le Spleen de Paris, p. 40.
22
l'avantage de pouvoir y véhiculer une argumentation, une philosophie ou une opinion. Il
mentionne également les différents outils oratoires propres à la prose comme, par
exemple, le ton:
Il est un point par lequel la nouvelle a une supériorité, même sur le poème. [ ... ] ce genre de composition, qui n'est pas situé à une aussi grande élévation que la poésie pure, peut fournir des produits plus variés et plus facilement appréciables pour le commun des lecteurs. De plus, l'auteur d'une nouvelle a à sa disposition une multitude de sons, de nuances de langage, le ton raisonneur, le sarcastique, l'humoristique [ ... ]. 35
Si la poésie du Spleen de Paris devient accessible au « commun des lecteurs », c'est
parce que le Poète est devenu semblable à l'homme en se rabaissant à l'échelle de
l'humain et de l'universel. Passer du vers à la prose revient donc à commettre une « action
basse» envers la poésie, comme l'explique Baudelaire dans son poème {( Perte
d'auréole ». En bannissant le vers, le Poète compromet en quelque sorte son statut mais
pas complètement, car il est à présent possible, dans la prose, de se proclamer Poète :
«Sois toujours poète, même en prose. Grand style (rien de plus beau que le lieu
34 Patrick Labarthe, « Le Spleen de Paris ou le livre des pauvres» in L'Année Baudelaire 5, John E. Jackson et Claude Pichois (dir.), Paris, Editions Klincksieck, 1999, p. 99. 35 Charles Baudelaire, «Notes nouvelles sur Edgar Poe» in Œuvres complètes, Paris, Editions du Seuil, 1968, p. 350. 36 Charles Baudelaire, MOIl cœur mis à lm, p. 641.
23
C. Pour voir le monde en vrai
Baudelaire est conscient d'avoir fait un grand sacrifice en passant du vers à la prose.
En effet, lorsque le poète fait la louange de la prose dans ses « Notes nouvelles sur Edgar
Poe », il ne manque pas de signaler le revers de la médaille. La prose offre, comme nous
venons de le voir, une diversité d'outils; elle constitue néanmoins en elle-même une
« répudiation de la Poésie» :
Le rythme est nécessaire au développement de l'idée de beauté, qui est le but le plus grand et le plus noble du poème. Or, les artifices du rythme sont un obstacle insurmontable à ce développement minutieux de pensées et d'expressions qui a pour objet la vérité. Car la vérité peut être souvent le but de la nouvelle, et le raisonnement, le meilleur outil pour la construction d'une nouvelle parfaite. C'est pourquoi ce genre de composition, qui n'est pas situé à une aussi grande élévation que la poésie pure, peut fournir des produits plus variés et plus facilement appréciables pour le commun des lecteurs. De plus, l'auteur d'une nouvelle a à sa disposition une multitude de sons, de nuances de langage, le ton raisonneur, le sarcastique, l'humoristique, que répudie la poésie, et qui sont comme des dissonances, des outrages à l'idée de beauté pure. Et c'est aussi ce qui fait que l'auteur qui poursuit dans une nouvelle un simple but de beauté, ne travaille qu'à son grand désavantage, privé qu'il est de l'instrument le plus utile, le rythme. 37
C'est dans la poésie en vers que la beauté est à son paroxysme, pUisque la
versification présente une régularité de rythme grâce au nombre identique de pieds dans
chaque vers. Le poème en vers permet, par conséquent, d'exprimer l'idée de «beauté
pure», alors que la nouvelle (et par extension la prose) a pour but la vérité. Voici le
dilemme qu'expose Baudelaire: d'un coté, la poésie en vers exprime l'idéal de «beauté
pure », mais son rythme, en tant qu'il est «artifice», constitue un obstacle à la vérité.
37 Charles Baudelaire, « Notes nouvelles sur Edgar Poe », p. 350.
24
D'un autre coté, la prose offre des outils qui pennettent d'atteindre la vérité, mais cette
forme d'écriture en elle-même se heurte à ridée de« beauté pure» :
Si Baudelaire a dû abandonner l'auréole gagnée dans la recherche de la beauté, c'est parce qu'il lui a fallu choisir entre« les artifices» de la Beauté et la Vérité. La fréquentation des villes énormes l'a contraint à choisir, l'a conduit à sacrifier la beauté à la vérité [ ... ]. Et même si l'on perçoit de la nostalgie à l'égard de la beauté perdue percer jusque dans les poèmes en prose les plus féroces, on ne peut qu'admirer ce sacrifice puisqu'il est fait au nom de la vérité et de la vie. [ ... ] Cest donc au nom de la Vérité et de la vie que Baudelaire s'est mis lui-même hors de la poésie. Et n'est-ce pas là un acte plus méritoire que de s'épuiser à chanter la gloire illusoire de la beauté 738
Entre beauté et vérité, l'auteur des Fleurs du Mal a donc choisi en privilégiant le
réel à l'idéal. La prose devient une prise de conscience, un sacrifice de l'idéal, une
tentative de s'approcher du commun des mortels, mais surtout une récognition de la
vérité. Le Poète ne sera plus prisonnier de l'Idéal de « beauté pure» ; la beauté ne sera
plus une fin en soi mais un moyen. En d'autres tennes, le poète ne fera plus la louange de
la beauté en en imitant les formes par sa poésie : la beauté fonnelle aura désormais une
importance moindre.
Dans « Laquelle est la vraie? », le Poète expose de façon allégorique son deuil de la
poésie en vers :
J'ai connu une certaine Bénédicta, qui remplissait l'atmosphère d'idéal, et dont les yeux répandaient le désir de la grandeur, de la beauté, de la gloire et de tout ce qui fait croire à l'immortalité.
Mais cette fille miraculeuse était trop belle pour vivre longtemps; aussi estelle morte [ ... ], et c'est moi-même qui l'ai enterrée [ ... ].
Et comme mes yeux restaient fichés sur le lieu où était enfoui mon trésor, je vis subitement une petite personne qui ressemblait singulièrement à la défunte, et qui, piétinant sur la terre fraîche avec une violence hystérique et
38 Jean-Paul Avice, « Histoire d'auréole ou le sacrifice de la beauté », p. 20.
25
bizarre, disait en éclatant de rire: « C'est moi, la vraie Bénédicta ! C'est moi, une fameuse canaille ! Et pour la punition de ta folie et de ton aveuglement, tu m'aimeras telle que je suis! »39
Bénédicta, c'est la «bien dite» en latin, mais c'est aussi la poésie. Le Poète l'a
enterrée pour justement ne plus être « pris au piège », ne plus succomber à ses illusions et
à ses désirs, autrement dit, pour ne plus être aveuglé par l'idéal (<< trop belle »). Mais
voilà qu'une autre « bien dite» apparaît pour revendiquer sa place: la poésie en prose.
« Singulièrement », les deux se ressemblent, puisqu'elles sont toutes deux poésies, mais la
nouvelle n'est pas l'égale de la défunte qui était «beauté pure ». En revanche, la nouvelle
Bénédicta n'est pas illusion mais bien réel, aussi laid que celui-ci puisse paraître. Si le
Poète refuse la nouvelle Bénédicta avec énergie, c'est qu'il refuse de croire que le réel
peut être si violent et, en même temps, il déteste avouer son tort: avoir servi l'illusion.
Cette émotion que suscite la nouvelle Bénédicta traduit une prise de conscience chez le
Poète, mais elle exprime aussi la colère et le dégoût d'avoir participé de l'Idéal trompeur.
« Laquelle est la vraie? » confronte donc l'Idéal de «beauté pure» du vers à la vérité
d'une beauté gâtée par la prose. Ce poème avait d'ailleurs paru six fois avant la mort de
Baudelaire sous le titre de «L'Idéal et le Réel »40.
Il ne faut pas croire cependant que la beauté disparaisse complètement de la prose.
Lorsque Baudelaire évoque le sacrifice de la beauté, il parle évidemment de «beauté
pure ». Dans la prose, la beauté se voit corrompue (<< hystérique et bizarre »), car elle perd
son statut d'idéal (<< fameuse canaille »), mais son caractère transparaît tout de même, car
Baudelaire a su y imprimer les caractéristiques essentielles de la poésie en vers, et ce pour
39 Charles Baudelaire, « Laquelle est la vraie? » in Le Spleen de Paris, p. 175. 40 Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, édité par Yves Florenne, Paris, Livre de Poche, 1998, p. 116, note 1.
26
que l'idée de beauté subsiste - d'où la ressemblance entre les deux Bénédicta. Tel le
Cygne échappé de sa cage qui répand sa beauté dans Paris, la beauté échappée du vers
s'inscrit dans la phrase41.
Parlant du rythme, Baudelaire faisait remarquer que « l'auteur qui poursuit dans une
nouvelle un simple but de beauté, ne travaille qu'à son grand désavantage, privé qu'il est
de l'instrument le plus utile »42. Même dans sa dédicace du Spleen de Paris, Baudelaire
évoque cette prose qu'il entend «poétique» et «musicale », mais dépourvue de rythme
ou de rime. Cependant, Baudelaire est conscient qu'une telle poésie (sans rythme et sans
musique) ne saurait exister, car une prose, trop éloignée de la poésie, qui renierait les
propriétés intrinsèques à la versification telles que le rythme et la rime, relèverait du
« miracle»: «Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le
miracle d'une prose poétique» 43. D'ailleurs, Baudelaire lui-même nous avoue être
arrivé à un autre résultat:
Mais, pour dire le vrai, je crains que ma jalousie ne m'ait pas porté bonheur. Sitôt que j'eus commencé le travail, je m'aperçus que non seulement je restais bien loin de mon mystérieux et brillant modèle, mais encore que je faisais quelque chose (si cela peut s'appeler quelque chose) de singulièrement différent, accident dont tout autre que moi s'enorgueillirait sans doute, mais qui ne peut qu'humilier profondément un esprit qui regarde comme le plus grand honneur du poète d'accomplir juste ce qu'il a projeté de c.' 44 Laue.
41 Dans Le Spleen de Paris, nous retrouvons des rimes intérieures et des effets de rythme; certaines phrases sont même des alexandrins: «Ces trésors, ces meubles, ce luxe, cet ordre, / ces parfums, ces fleurs miraculeuses, c'est toi. » (<< L'Invitation au Voyage », p. 159). La «beauté pure» de la versification se voit en effet compensée dans la poésie en prose par l'utilisation stratégique de procédés poétiques qui en relèvent l'esthétisme. Mentionnons entre autres les jeux de rimes intérieures au sein même des phrases, les effets de sonorités comme les allitérations, ainsi que les accumulations ternaires qui fournissent un semblant de rythme. 42 Charles Baudelaire, « Notes nouvelles sur Edgar Poe », p. 254. 43 Charles Baudelaire, « Dédicace à Arsène Houssaye}) in Le Spleen de Paris, p. 146. 44 Charles Baudelaire, «Dédicace à Arsène Houssaye}) in Le Spleen de Paris, p. 146.
27
Ce « quelque chose» n'est pas en effet cette prose miracle sans rythme ou sans
rime, mais plutôt une prose poétique imprimée des propriétés de la versification, une sorte
de prose « hybride» dans laquelle se profileraient des jeux de rythmes ou de rimes au sein
du texte, préservant ainsi l'effet de beauté esthétique45. Déjà dans les «Tableaux
parisiens », la prose se faufilait insolemment dans les vers46, se heurtant ainsi à la
versification, et ce, toujours pour mettre en reliefla réalité aux dépens de l'idéal:
Rapporté à des questions d'écriture, le monde de 1'« idéal» s'exprime évidemment dans et par la perfection formelle du vers. C'est parce qu'au début de sa carrière rien n'est encore perdu pour Baudelaire, le poète et la poésie, que Les Fleurs du Mal ont pu être écrites en vers. Au contraire, le monde du « spleen », celui de la réalité quotidienne, c'est la prose. Or, au fur et à mesure que le « spleen» s'imposait à Baudelaire, celui-ci était comme contraint d'en manifester les progrès dans son œuvre. Ainsi, l'ajout en 1861 de la section des «Tableaux parisiens» dans les Fleurs du Mal fut-il le symptôme d'une défaite importante de l'idéal: les « Tableaux parisiens» sont, en effet, un genre qui relève de la prose. Les vers de la section rompent avec le classicisme des premières Fleurs et s'apparentent au contraire à de la prose dont, par le souplesse, ils empruntent la pente.47
Les «Tableaux panSlenS}) constituent donc une transition dans l'œuvre de
Baudelaire, comme une sorte de pont entre la poésie versifiée des Fleurs du Mal et la
prose poétique des Petits poèmes en prose. Bien que composée en vers, cette section
regroupe des poèmes assez particuliers, dans lesquels la prose se manifeste assez
clairement pour enfin s'affirmer totalement dans Le Spleen de Paris. Si Baudelaire
associe le vers à l'idéal (la beauté) et la prose au spleen, le choix de la prose dans le
45 Bernard Suzanne, Le Poème en prose de Baudelaire jusqu'à nos jours, Paris, Editions Nizet, 1959, pp. 103-150. 46 Au sujet du « problème du prosaïsme dans le fait poétique », voir le compte rendu de Robert Guiette du colloque de Namur dans « Vers et prose chez Baudelaire », JOl/mées Baudelaire, Bruxelles, Académie Royale de Langue et Littérature françaises, 1968, pp. 36-46. 47 Christian Leroy, « Les Petits poèmes en prose « palimpsestes» ou Baudelaire et Les Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau» in Baudelaire: nOl/veaux chantiers, Jean Delabroy et Yves Chamet (dir.), Paris, Presses Universitaires du Septentrion, 1995, p. 68.
28
Spleen de Paris est alors tout à fait justifié, car c'est bien le spleen qui règne dans les
Petits poèmes en prose. Dans «Le Mauvais vitrier »48, le Poète exprime même une
soudaine nostalgie de cette « beauté pure », qui se traduit par une crise de folie: le flâneur
lâche un pot de fleur sur la tête du vitrier, lui reprochant de ne pas avoir des verres de
couleur capables de faire voir la vie en beau. Mais cette nostalgie ne dure pas, car le
Poète est conscient du choix qu'il a fait: la vérité aux dépens de la beauté. Aussi utilise-t-
il, dans sa prose, les caractéristiques importantes de la versification - lesquelles étaient au
préalable destinées à exprimer cette idée de «beauté pure» - comme un moyen d'y
« présenter» la vie en vrai. La vérité prime alors même sur «l'art ». C'est dans ce sens
qu'il faut interpréter l'éloge que Baudelaire fait du peintre Constantin Guys:
M. G., dirigé par la nature, tyrannisé par la circonstance [ ... ] a commencé par contempler la vie, et ne s'est ingénié que tard à apprendre les moyens d'exprimer la vie. Il en est résulté une originalité saisissante, dans laquelle ce qui peut rester de barbare et d'ingénu apparaît comme une J'reuve nouvelle d'obéissance à l'impression, comme une flatterie à la vérité.4
Il faut cependant signaler que, dans un passage sur la photographie et le public
moderne datant de 1857, Baudelaire avait sévèrement critiqué les artistes qui préféraient
le vrai au beau:
Chez nous le peintre naturel, comme le poète naturel, est presque un monstre. Le goût exclusif du Vrai (si noble quand il est limité à ses véritables applications) opprime ici et étouffe le goût du Beau. Où il faudrait ne voir que le Beau (je suppose une belle peinture, et l'on peut aisément deviner celle que je me figure), notre public ne cherche que le Vrai. Il n'est pas artiste, naturellement artiste; philosophe peut-être, moraliste, ingénieur, amateur d'anecdotes instructives, tout ce qu'on voudra, mais jamais spontanément artiste. Il sent ou plutôt il juge successivement, analytiquement.
48 Charles Baudelaire, « Le Mauvais vitrier» in Le Spleen de Paris, p. 152. 49 Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne », p. 554.
29
D'autres peuples, plus favorisés, sentent tout de suite, tout à la fois, synthétiquement. 50
Il a donc changé d'avis par la suite.
50 Charles Baudelaire, « Salon de 1859» in Œuvres complètes, Paris, Editions du Seuil, 1968, p. 395.
30
D. Le regard d'un étranger
Dans sa dédicace du Spleen de Paris, Baudelaire prétend que chaque poème peut se
lire indépendamment des autres. Il compare ainsi le recueil à un serpent dont les poèmes
représentent les « vertèbres » :
Mon cher ami, je vous envoie un petit ouvrage dont on ne pourrait pas dire, sans injustice, qu'il n'a ni queue ni tête, puisque tout, au contraire, y est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement. Considérez, je vous prie, quelles admirables commodités cette combinaison nous offre à tous, à vous, à moi et au lecteur. Nous pouvons couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous le manuscrit, le lecteur sa lecture; car je ne suspends pas la volonté rétive de celui-ci au fil interminable d'une intrigue superflue. Enlevez une vertèbre, et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans peine. Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part. Dans l'espérance que quelques-uns de ces tronçons seront assez vivants pour vous plaire et vous amuser, j'ose vous d 'dO 1 . 51 e 1er e serpent tout entIer.
Baudelaire précise que l'ouvrage n'a «ni queue ni tête », voulant ainsi affirmer que
l'ordre des poèmes est aléatoire. Faut-il prendre la parole du poète à la lettre? Si
Baudelaire qualifie les poèmes de vertèbres, c'est qu'ils ne sont pas ordonnés selon un
plan ou une structure apparente. C'est pour cette raison que chaque poème en lui-même
est « queue et tête» à la fois. En d'autres tennes, chaque poème a une entité propre,
indépendante du recueil. Cependant, Baudelaire n'exclut pas l'éventuelle présence d'un fil
directeur. L'expression « serpent tout entier» peut en effet suggérer que le recueil a bien
une queue et une tête, sans quoi il ne saurait être «entier ». De même, la vertèbre ne
saurait exister si elle ne reliait pas la « queue» et la «tête ». Or, nous savons combien
l'architecture d'un ouvrage est chère à Baudelaire. Déjà à propos des Fleurs du Mal,
51 Charles Baudelaire, « Dédicace à Arsène Houssaye» in Le Spleen de Paris, p. 146.
31
Barbey d'Aurevilly avait remarqué une architecture que le poète avait tenue secrète
jusqu'alors:
In order to sense what Barbey d'Aurevilly called its secret architecture, the reader need not accept the views of those who would see in Les Fleurs du Mal a kind of tragedy in which the tragic hero cornes to grief, or of those who would invite us to read the work as if it had something resembling the structure and plot of a nove!. It may weil have been the poet himself who alerted Barbey to this perhaps too weIl concealed architecture, and who encouraged him to write the famous essay in an attempt to show that his claim at the trial of 1857, where Les Fleurs du Mal was alleged to be immoral and blasphemous, that the work had a moral message, was not just special pleading, but a truth evident to the most distinguished experts. 52
Mais alors, quelles seraient la « queue» et «la tête» du Spleen de Paris? Si l'on
considère la métaphore des «vertèbres» qu'utilise Baudelaire, le premier poème serait
une sorte d'introduction à la fantaisie dont il parle tandis que l'épilogue, le dernier poème,
en serait la conclusion. Or, on pourra remarquer que ces poèmes se répondent en ce sens
que l'un annonce l'arrivée d'un étranger - le Poète - et l'autre son départ de la ville.
Contrairement à ces deux « morceaux» qui constituent les extrémités du recueil, tous les
autres poèmes s'inscrivent dans le même cadre spatial de la ville, qu'ils se présentent sous
forme d'aventures ou de récits oniriques53. Songeons d'ailleurs que Baudelaire avait
envisagé de donner à sa «tortueuse fantaisie» le titre assez révélateur de «Rôdeur
panslen» :
Vous qui, avec l'air inoccupé, savez si bien remplir une journée, trouvez quelques instants pour parcourir ce spécimen de poèmes en prose que je vous envoie. Je fais une longue tentative de cette espèce, et j'ai l'intention de vous la dédier. A la fin du mois, je vous remettrai tout ce qu'il y aura de fait (un
521. A. Hiddleston, Baudelaire andLe Spleen de Paris, pp. 2-3. 53 Rien n'exclut, en effet, de classer « Chacun sa chimère}) et autres récits oniriques dans le cadre de la ville. Même si le décor est d'ordre surnaturel, le lieu d'énonciation s'aligne bien sous le titre directeur qui institue le contexte de Paris: le titre de Spleen de Paris, ou encore de Rôdeur parisien, suffit à ce que nous acceptions volontiers cet argument.
32
titre comme: Le Promeneur solitaire, ou Le Rôdeur parisien vaudrait mieux peut-être). 54
Le premier poème en prose est donc particulièrement important, car il introduit dans
Paris cet étranger, ce rôdeur dont Baudelaire parle dans sa lettre à Arsène Houssaye. En
outre, «L'étranger» annonce le point de vue selon lequel les autres poèmes s'alignent:
un point de vue extérieur (à la société).
Dans Les Fleurs du Mal, le Poète qualifie le lecteur d'« hypocrite », de
« semblable}} et de «frère »55 dans le poème qui inaugure le recueil. Dans Le Spleen de
Paris cependant, il se déclare « étranger », afin que son regard ne soit pas corrompu par
l'appartenance à une société maladive. C'est ainsi qu'un Poète, pur de jugement, entame
son aventure dans la société, dépourvu de toute attache qui pourrait influer sur sa vision.
L'étranger annonce de suite sa distance envers la société et son expérience sera unique.
Dès le premier poème en prose, nous retrouvons l'expression de la solitude au sein même
la multitude de la société:
« Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère? - Je n'ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère. - Tes amis? - Vous vous servez là d'une parole dont le sens m'est resté jusqu'à ce jour inconnu. - Ta patrie? - J'ignore sous quelle latitude elle est située. - La beauté? - Je l'aimerais volontiers, déesse et immortelle. - L'or? - Je le hais comme vous haïssez Dieu. - Eh! qu'aimes-tu donc, extraordinaire étranger? - J'aime les nuages ... les nuages qui passent... là-bas ... là-bas ... les merveilleux nuages! ».
54 Charles Baudelaire, « Lettre à Arsène Houssaye}) in Correspondance, Paris, Editions Gallimard, 2000, p. 257. 55 Charles Baudelaire, « Au lecteur» in Les Fleurs du Mal, p. 43. « Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, / - Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère! »
33
Le Poète se déclare ignorant de tout: la famille, les amIS, la nation, et l'argent.
Même la beauté se range parmi l'inconnu, en ce sens qu'elle ne se trouve pas dans la
société à l'état brut. Le Poète devient donc un« orgueilleux solitaire, étranger à la vie »56.
Le contact avec la société devient pour le Poète une aventure, une expérience
première: sa vision doit être dépourvue de tout préjugé ou de toute idée préconçue. La
seule chose que le Poète sache est que la société « hait» Dieu: le poète le sait puisqu'il
vient de ce monde spirituel dans lequel il «causait» avec les nuages. L'étranger doit en
quelque sorte faire son initiation avec la société, avec la multitude et surtout avec la
modernité. C'est ainsi qu'il faut considérer «l'étranger» comme une naissance - la
naissance du Poète dans la société: « l'homme qui naît, qui souffre et qui meurt »57. La
douleur, c'est l'expérience d'une âme solitaire au sein d'une société maladive. Quant à la
mort, c'est le départ du Poète qui quitte cette société néanmoins content de son
expérience:
Le cœur content, je suis monté sur la montagne D'où l'on peut contempler la ville en son ampleur, Hôpital, lupanars, purgatoire, enfer, bagne, Où toute énormité fleurit comme une fleur. 58
« L'Etranger» est donc bien la« tête» du Spleen de Paris, en ce sens que le poème
assume une fonction d'introduction. Il s'agit de présenter le Poète et d'inaugurer
l'aventure qu'il entreprend dans la prose. Mais cette introduction se fait indirectement.
56 Charles Baudelaire, « Notes diverses sur l'art philosophique» in Œuvres complètes, Paris, Editions du Seuil, 1968, p. 427. Il est clair que Baudelaire s'inspire de la « première promenade» de Rousseau dans Les Rêveries du Promeneur solitaire, promenade dans laquelle le narrateur se déclare totalement solitaire: « Me voici seul sur la terre, n'ayant plus de frère, de prochain, d'ami, de société que moi-même. [ ... } Tout ce qui m'est extérieur m'est étranger désormais. Je n'ai plus en ce monde ni prochain, ni semblables, ni frères. » 1.-1. Rousseau, Les Rêveries du Promeneur solitaire, Paris, Editions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1959, p. 157. 57 Jean-Michel Maulpoix, « J'aime les nuages» in Baudelaire: nOl/veaux chantiers, Jean Delabroy et Yves Chamet (dir.), Paris, Presses Universitaires du Septentrion, 1995, p. 188. 58 Charles Baudelaire, «Epilogue» in Le Spleen de Paris, p. 185.
34
Pourquoi ne pas présenter le Poète explicitement, comme Baudelaire l'avait fait dans Les
Fleurs du Mal? C'est sans doute que Baudelaire se défie des appellations génériques qui
pourraient amener le lecteur à associer son Poète aux mauvais artistes qu'il méprise59.
Baudelaire était, il ne faut pas l'oublier, un critique d'art confirmé à l'époque de la
rédaction du Spleen de Paris. Aussi, «artiste» ne voulait pas forcément dire «frère»
pour l'auteur des Fleurs du Mal. Et lorsque Baudelaire voyait chez un artiste le vrai génie,
il ne manquait pas de le distinguer de la masse, comme en atteste ce passage consacré au
peintre Constantin Guys:
Lorsque enfin je le trouvaI, Je vis tout d'abord que je n'avais pas affaire précisément à un artiste, mais plutôt à un homme du monde. [ ... ] Homme du monde, c'est-à-dire homme du monde entier, homme qui comprend le monde et les raisons mystérieuses et légitimes de tous ses usages [ ... ]. Il [Constantin Guys] s'intéresse au monde entier; il veut savoir, comprendre, apprécier tout ce qui se passe à la surface de notre sphéroïde. L'artiste vit très peu, ou même pas du tout, dans le monde moral et politique. [ ... ] Sauf deux ou trois exceptions qu'il est inutile de nommer, la plupart des artistes sont, il faut bien le dire, des brutes très adroites, de purs manœuvres, des intelligences de village, des cervelles de hameau. Leur conversation, forcément bornée à un cercle très étroit, devient très vite insupportable à l'homme du monde, au citoyen spirituel de l'univers6o
•
Nous remarquons que dans le poème «L'Etranger », le Poète fait une apparition
discrète dans la société. Sa condition de poète est en effet suggérée indirectement par le
culte des nuages - le mystique - alors que dans Les Fleurs du Mal, le mot «Poète»
apparaît directement au second vers du premier poème : «Lorsque, par un décret des
puissances suprêmes, 1 Le Poète apparaît en ce monde ennuyé »61. Baudelaire
59 Chaque fois que Baudelaire fait l'éloge de l'artiste en général, il s'intéresse à l'artiste par excellence, le vrai, car nombreux sont ceux que Baudelaire critique dans ses divers textes pour différentes raisons. Ces hommes-là, ces «brutes », ternissent selon le poète l'appellation même «d'artiste ». En outre, lorsque Baudelaire utilise le terme « peintre », il entend aussi « poète », car pour lui les deux sont indissociables, comme il l'affirme dans ses comptes rendus sur les salons de la peinture: un peintre est « un poète en peinture », « Salon de 1846 », p. 233. 60 Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne », p. 551. 61 Charles Baudelaire, « Bénédiction» in Les Fleurs du Mal, p. 44.
35
semblerait donc préférer présenter son Poète en tant qu'homme plutôt qu'artiste:
d'ailleurs l'interlocuteur de l'étranger qualifie celui-ci d'« homme énigmatique» ou
encore d'« extraordinaire étranger ».
Le Poète se donne l'objectif de connaître par immersion une société dans laquelle
rien n'est tenu pour acquis, rien n'est a priori. Tout est alors nouveauté (comme pour
l'enfant) et le Poète reste un éternel étranger qui s'inspire de l'expérience du quotidien
pour formuler une « vérité» universelle. Or, selon Baudelaire, c'est en cela qu'excelle
Constantin Guys, car ce peintre en particulier s'intéresse au «monde entier». Il voit
d'abord et avant tout comme un homme; il traduit ensuite ce qu'il a vu par son art, tandis
que l'artiste en général, lui, voit seulement en tant qu'artiste, incapable de voir comme un
homme. Au contraire, le Poète de Baudelaire se fait homme pour devenir «citoyen
spirituel de l'univers» à la façon de Constantin Guys. Il cherche la « nouveauté» dans un
monde où tout est considéré anodin. C'est ici que réside donc le parallèle entre le Poète et
l'enfant: toute expérience sera première. L'esprit analytique traduira ensuite l'expérience
d'une manière universelle et poétique:
Or la convalescence est comme un retour vers l'enfance. Le convalescent jouit au plus haut degré, comme l'enfant, de la faculté de s'intéresser vivement aux choses, même les plus triviales en apparence. [ ... ] L'enfant voit tout en nouveauté; il est toujours ivre. Rien ne ressemble plus à ce qu'on appelle l'inspiration, que la joie avec laquelle l'enfant absorbe la forme et la couleur. [ ... ] Mais le génie n'est que l'enfance retrouvée à volonté, l'enfance douée maintenant, pour s'exprimer, d'organes virils et de l'esprit analytique qui lui permet d'ordonner la somme de matériaux involontairement amassée. C'est à cette curiosité profonde et joyeuse qu'il faut attribuer l'œil fixe et animalement extatique des enfants devant le nouveau, quel qu'il soit, visage ou paysage, lumière, dorure, couleurs, étoffes chatoyantes, enchantement de la beauté embellie par la toiletté2
.
62 Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne », p. 551.
36
E. Le début d'une aventure
J'ai tâché de me replonger dans Le Spleen de Paris (poèmes en prose) ; car, ce n'était pas fini. Enfin, j'ai l'espoir de pouvoir montrer, un de ces jours, un nouveau Joseph Delorme accrochant sa pensée rapsodique à cha1ue accident de sa flânerie et tirant de chaque objet une morale désagréable. 3
Il Y a chez Baudelaire une envie de s'inspirer du quotidien afin d'en faire ressortir ce
qu'il y a de caractéristique dans la société. Il devient alors un « peintre des mœurs» à la
façon de Maître Guys. Que Le Spleen de Paris soit composé de poèmes qui sont à la fois
« tête» et «queue» s'explique par le fait que chaque poème est pour ainsi dire une
manifestation des pensées du Poète, engendrée par les événements que le hasard ou les
circonstances présentent. Si le recueil est alors «éclaté» ou « décousu », c'est que la vie
sociale présente elle-même une multitude de faits dont la coordination est aléatoire.
Cependant, le Poète, en tant qu'artiste digne de ce nom, bénéficie d'une perception
extraordinaire qui lui permet de traduire le fait brut du quotidien en une vérité qui
s'applique bien plus largement à la vie universelle. Pour le Poète alors, tout semble insolite,
« tout devient allégorie »64
Si Baudelaire est si profondément attaché à l'unité poétique de l'insolite et du quotidien, c'est que seule l'imagination est capable de saisir, dans l'unité d'une même perception, la double dimension de la fugacité et de la permanence. C'est pourquoi il n'est jamais si grand poète que lorsque le hasard des contacts quotidiens lui offre de ces rencontres qui se formulent en lui selon la dimension d'un mythe [ ... ]. Aussi le premier engagement du poète est-il d'expérimenter en lui et de formuler dans sa parole une perpétuelle interprétation poétique de la vie de tous les jours. Ainsi s'explique sa prédilection pour l'insolite, et nous noterons au passage qu'il a été le premier à employer ce mot, en un passage important de l'Exposition universelle de
63 Charles Baudelaire, « Lettre à Sainte-Beuve» in Correspondance, pp. 365-366. 64 Charles Baudelaire, « Le Cygne» in Les Fleurs du Mal, p. 97.
37
1855 , dans le sens que lui donnera la poésie moderne, du symbolisme au surréalisme.65
Dans son article sur Constantin Guys, Baudelaire fait l'éloge de la façon dont le
peintre recréée ses impressions à partir de la mémoire. Ce qui le fascine chez ce peintre,
c'est le fait de s'intéresser à ce qui est fondamentalement vrai à l'instant même de sa
perception. Baudelaire le qualifie en outre de «peintre de la vie moderne », car Maître
Guys applique son art principalement à son époque, en s'intéressant à tout ce qui en donne
une illustration fidèle.
Le Poète de Baudelaire veut être, comme Guys, un poète moderne, conforme à son
temps. Il sait également qu'il ne doit rien rejeter du monde dans lequel il vit et qu'il lui doit
se servir des visions étonnantes, inquiétantes, difformes que les circonstances lui procurent.
La modernité place donc l'artiste à cheval entre l'actuel de la société dans laquelle il vit, et
l'éternel des vérités qu'il cherche à élucider, puisque l'actuel (le fait dans l'histoire de
l'humanité) se manifeste en tant qu'illustration de l'éternel (l'essence). La modernité est
une prise de conscience de l'éternel grâce à une conscience de l'actuel. Pour reformuler
plus simplement, le Poète cherche à identifier une vérité éternelle, représentative de
l'essence de l'homme. Il se donne pour but d'expliquer le général par le particulier,
l'imperceptible par le perceptible, en un mot l'humanité par l'individu. Le Poète, et l'artiste
en général, doit par conséquent s'intéresser à l'actuel, parce que les faits qu'il observe
quotidiennement sont nécessairement en accord avec les vérités universelles, et ce n'est que
grâce à l'étude de ce qui est saisissable maintenant que l'homme pourrait comprendre les
vérités qui ont toujours été. Le fugace d'une époque est donc d'une importance capitale et
65 Henri Lemaitre, « Baudelaire, Charles» in Encyclopédie Universalis, (version CD-Rom), Paris, 1997.
38
doit être saisi dans l'instant même par l'artiste. Et si celui-ci échoue, il laisse le fugace, le
fugitif se travestir avec le temps. C'est de cette façon que le poème« L'Etranger» présente
le Poète, comme un « peintre moderne» de la société:
La fugacité fiévreuse du «Peintre de la vie moderne» anime le premier petit poème en prose du Spleen de Paris [ ... ] où l'on questionne l'étranger. [ ... ] Il affirme: «J'aime les nuages ... les nuages qui passent... Là-bas ... Làbas ... Les merveilleux nuages! ». Amour du fugace et de l'insaisissable, [ ... ] amour dans le présent, de ce qui s'en échappe [ ... ]. Ce que le poème « Elévation » des Fleurs du Mal formule comme un programme mystique, avec une certaine grandiloquence, «L'Etranger» le répète sur le mode mineur, d'une manière plus moderne, en inventant la forme volatile de la légèreté et la fugacité qu'il évoque.66
Aussi, le symbole des « nuages» dans « L'Etranger» explique-t-il parfaitement la
quête du Poète, en ce sens qu'il évoque l'actuel dans l'éternel. Le nuage est matériellement
présent dans le ciel: le Poète le voit et l'admire. Cependant, l'étranger précise bien que les
« nuages passent ». Le nuage est donc fugitif, bien qu'il soit symbole de l'Infini et de
l'éternel. Les nuages sont à présent « là-bas» mais d'autres ont pris leur place :
- J'aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les -67
merveilleux nuages.
Selon Baudelaire, l'art a pour tâche de faire ce lien entre le transitoire de l'instant et
l'éternel de l'essence, car tous deux lui semblent complémentaires: ce sont les deux
moitiés de l'art. D'ailleurs, la dernière réplique de l'étranger est assez significative à cet
égard: le chiasme «nuages» «là-bas» / «Là-bas» «nuages» montre bien cette
complémentarité, car l'un ne s'explique pas sans l'autre. Cet élément de complémentarité,
Baudelaire l'identifie dans ce qu'il appelle la« modernité» :
La modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art,
66 lean-Michel Maulpoix, « J'aime les nuages» in Baudelaire: nouveaux ch(mtiers, p. 189. 67 Charles Baudelaire, « L'Etranger» in Le Spleen de Paris, p. 148.
39
dont l'autre moitié est l'éternel, et l'immuable. Il y a eu une modernité pour chaque peintre ancien [ ... ]. Cet élément transitoire, fugitif, dont les métamorphoses sont si fréquentes, vous n'avez pas le droit de le mépriser ou de vous en passer. En le supprimant, vous tombez forcément dans le vide d'une beauté abstraite et indéfinissable, comme celle de l'unique femme
1 ., h,68 avant e premIer pec e.
Le Poète a donc une quête incessante: il est toujours en mouvement, d'où l'idée de
« flâneur» ou « rôdeur ». Il cherche la vérité éternelle dans ce qui est transitoire, mais cette
vérité ne se montre pas d'elle-même. L'artiste va lui-même à sa recherche et espère la
trouver parmi la multitude des hommes:
Ainsi il va, il court, il cherche. Que cherche-t-il ? A coup sûr, cet homme [ .. ], ce solitaire doué d'une imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert d'hommes, a un but plus élevé que celui d'un pur flâneur, un but plus général, autre que le plaisir fugitif de la circonstance. Il cherche ce quelque chose qu'on nous permettra d'appeler la modernité; car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l'idée en question. Il s'agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu'elle peut contenir de poétique dans l'historique, de tirer l, ' 1 d .. 69 eterne u tranSItOire.
Le Poète s'aventure dans la société pour y poser son regard. Cette tentative se
matérialise par la prose grâce à laquelle il recréé « une magie suggestive contenant à la fois
l'objet et le sujet, le monde extérieur à l'artiste et l'artiste lui-même »70, en d'autres termes,
la solitude du Poète et la multitude de Paris :
Mais il ne s'agit pas seulement, comme tant de ses contemporains l'ont cru, à commencer par Sainte-Beuve, d'une sorte de provocation superficielle; il s'agit bien, comme le montrera l'évolution ultérieure de la poésie, de soumettre le monde quotidien des hommes à la loi de la vision poétique, à partir de la conviction profonde que tout le quotidien est fait d'insolite, et que c'est précisément l'une des formes de la «spiritualité» poétique de faire apparaître, par la magie suggestive du langage symbolique et allégorique, l'indissociable solidarité, dans l'unité du Beau, de l'actuel et du surnaturel.
68 Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne », p. 554. 69 Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne », p. 553. 70 Charles Baudelaire, « L' Art philosophique », p. 424.
40
Et à cet égard l' œuvre sans doute la plus totale de Baudelaire, et la plus exactement fidèle à sa poétique, ce sont les Petits poèmes en prose: la poésie se rencontre, dans son absolue pureté, au cœur de ces textes où s'opèrent sans masque le contrepoint du réel et du surréel, le jeu d'harmonie et de discordance entre modernité et spiritualité qui suscite la présence solitaire du poète au cœur même du monde des hommes. 71
C'est en se confrontant à la multitude, que le Poète espère ainsi mettre en lumière les
vérités éternelles. Les hommes, Paris et la société moderne en général deviennent un sujet
d'étude, une curiosité poétique que le flâneur se donne pour but de satisfaire.
71 Henri Lemaitre, « Baudelaire, Charles» in Encyclopédie Universalis (Version CD-ROM).
41
Deuxième chapitre « Etre au centre du monde»
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A. Le témoin de la misère universelle
Dans le premier chapitre de notre étude, nous avons cherché à comprendre pourquoi
le Poète s'est fait homme, renonçant ainsi au statut privilégié qu'il évoque dans «Perte
d'auréole ». En outre, nous avons expliqué l'importance de l'abandon du vers au profit de
la prose. Enfin, nous avons fixé le nouveau but recherché par le Poète : la vérité aux
dépens de l'idéal de «beauté pure ». La première partie de notre étude avait donc pour
fonction d'établir la transition entre le Poète mystique, tel qu'il apparaît dans Les Fleurs du
Mal, et le Poète citadin du Spleen de Paris. Ce second chapitre vise à décrire les rapports
entre le Poète et la multitude de Paris. Nous montrerons entre autres comment le Poète
observe la société maladive de la capitale et comment, pris d'un sentiment de sympathie
envers les hommes, il décide de s'y investir par pure charité.
Comme nous l'avons fait remarquer précédemment, «L'Etranger» introduit le Poète
dans Paris. Cet «homme énigmatique» se présente lui-même comme un ignorant des
pratiques et des usages de la vie moderne. Il n'est donc pas surprenant qu'il pose son
regard sur tout ce qui s'expose à lui. Or, le sens de la vue est omniprésent dans Le Spleen
de Paris, à la différence des Fleurs du Mal où Baudelaire excellait à mélanger les registres
des sens dans ses fameuses correspondancesI. Dans Les Fleurs du Mal en effet, l'odorat,
le toucher, la vue, le goût et l'ouïe se complètent pour ne former qu'un seul sens grâce
auquel «les parfums, les couleurs et les sons se répondent »2. Ce sixième sens du Poète
1 La correspondance, ou {( synesthésie », réfère à une fusion des sens (vue, toucher, odorat, ouïe et goût) résultant d'une simultanéité entre une perception réelle et imaginée. Les deux perceptions se confondent donc pour ne former qu'une seule. Dans Les Fleurs du Mal, Baudelaire utilise fréquemment les propriétés des correspondances pour mettre en lumière ce qu'il appelle « l'analogie universelle », c'est-à-dire le rapport absolu entre les choses et leur signification. 2 Charles Baudelaire, « Correspondances» in Les Fleurs du Mal, Œuvres complètes, Paris, Editions du Seuil, 1968, p. 46.
43
résulte notamment de son hypersensibilité et de sa condition d'élu mystique, telle qu'il
l'expose dans « Bénédiction ». Au contraire, dans Le Spleen de Paris, nous ne retrouvons
presque rien de ces puissantes synesthésies: la vue seule y est le sens par excellence. Dès
lors, les descriptions, qui parsèment généreusement la prose baudelairienne, prennent une
importance cruciale, puisqu'elles préparent psychologiquement le lecteur en l'amenant
vers un certain état d'âme. Elles deviennent même des arguments pathos3 qui infléchissent
les esprits vers une même direction: la pitié. C'est pour cette raison que la majorité des
descriptions dans Le Spleen de Paris cherche à exprimer le pathétique, comme ce passage
tiré de « Les Veuves » :
Son visage triste et amaigri, était en parfaite accordance avec le grand deuil dont elle était revêtue. Elle aussi, comme la plèbe à laquelle elle s'était mêlée et qu'elle ne voyait pas, elle regardait le monde lumineux avec un œil profond, et elle écoutait en hochant doucement la tête.4
Baudelaire se délecte également à utiliser l'effet de contraste, si bien que même les
rares descriptions mélioratives servent à corroborer l'effet pathétique, en ce sens qu'elles
renforcent les descriptions péjoratives en soulignant l'écart qui s'institue entre elles. Dans
« Le Désespoir de la vieille» par exemple, Baudelaire décrit l'enfant en utilisant des
termes qui mettent en relief la douleur de la vieille femme:
La petite vieille ratatinée se sentit toute réjouie en voyant ce joli enfant à qui chacun faisait fête, à qui tout le monde voulait plaire; ce joli être, si fragile comme elle, le petite vieille, et, comme elle aussi, sans dents et sans cheveux.
Et elle s'approcha de lui, voulant lui faire des risettes et des mines agréables.
3 « La pathos, c'est l'ensemble des émotions, passions et sentiments que l'orateur doit susciter dans son auditoire grâce à son discours». Olivier Reboul, Introduction à la rhétorique, Paris, Presses Universitaires de France, 1991, p. 60. 4 Charles Baudelaire, « Les Veuves» in Le Spleen de Paris, Œuvres complètes, Paris, Editions du Seuil, 1968, p. 155.
44
Mais l'enfant épouvanté se débattait sous les caresses de la bonne femme décrépite, et remplissait la maison de ses glapissements.
Alors la bonne vieille se retira dans sa solitude éternelle, et elle pleurait dans un coin, se disant: - « Ah ! pour nous, malheureuses vieilles femelles, l'âge est passé de plaire, même aux innoc_ents; et nous faisons horreur aux petits enfants que nous voulons aimer! »'
Baudelaire utilise une description équivoque, qui s'applique non seulement à la
vieille mais également à l'enfant. Les comparaisons marquent ainsi une certaine analogie
au sein même d'une discordance: un bambin et une vieille femme, tous les deux fragiles,
sans cheveux et sans dents. Mais le lecteur ne s'y trompe pas: malgré les similitudes, ces
deux êtres ont évidemment deux conditions bien différentes car, bien que tous deux soient
à la porte de la vie, l'un vient d'y entrer, l'autre s'apprête à la quitter.
Les descriptions sont bien souvent le stimulus qui permet au Poète-narrateur
d'entamer sa réflexion. Dans Le Spleen de Paris, en effet, bon nombre d'incipit
commencent par la description d'une atmosphère de bien-être qui est ensuite troublée par
un facteur extérieur. L'élément de rupture devient alors l'objet même de l'anecdoté. Ainsi,
il arrive fréquemment qu'une description serve de situation initiale7, qu'un détail visuel,
l'élément perturbateur, vient troubler. Citons pour exemple le poème intitulé «Le fou et la
Vénus» :
Quelle admirable journée! Le vaste parc se pâme sous l' œil brûlant du soleil, comme la jeunesse sous la domination de l'Amour.
5 Charles Baudelaire, « Le Désespoir de la vieille» in Le Spleen de Paris, p. 148. 6 Les ébauches de certains poèmes en prose nous montrent que Baudelaire n'a ajouté ces descriptions qu'ultérieurement. Celles-ci mettent en place le contexte de l'anecdote racontée par le Poète-narrateur. 7 La « situation initiale» est un terme de narratologie qui désigne le stade du récit (généralement son début) qu'un élément perturbateur vient troubler. Le récit se dirige généralement vers le rétablissement de cette situation première. Nous empruntons ici ce terme sans pour autant prétendre que le récit baudelairien se plie à cette structure narratologique conventionnelle.
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L'extase universelle des choses ne s'exprime par aucun bruit; les eaux ellesmêmes sont comme endormies. Bien différente des fêtes humaines, c'est une orgie silencieuse.
On dirait qu'une lumière toujours croissante fait de plus en plus étinceler les objets; que les fleurs excitées brûlent du désir de rivaliser avec l'azur du ciel par l'énergie de leurs couleurs, et que la chaleur, rendant visibles les parfums, les fait monter vers l'astre comme des fumées.
Cependant, dans cette jouissance universelle, j'ai aperçu un être affligé.8
La situation initiale est traduite par la douceur du décor: un beau parc par un beau
jour ensoleillé. L'absence de détails permettant d'identifier le lieu en question confère au
décor une dimension universelle: il pourrait s'agir de n'importe quel parc par n'importe
quel jour ensoleillé. Remarquons d'ailleurs que le Poète utilise le présent gnomique9 pour
inviter le lecteur à faire appel à son expérience personnelle comme pour dire « un de ces
parcs dans lesquels nous allons par un beau jour d'été ». L'élément perturbateur apparaît
brusquement par le connecteur logique « cependant» et le temps du récit (<<j'ai aperçu »)
rompt soudainement avec la description entamée. C'est que le Poète a remarqué un détail
visuel qui se heurte au sentiment de bien-être exprimé dans les premières lignes:
Aux pieds d'une colossale Vénus, un de ces fous artificiels, un de ces bouffons volontaires chargés de faire rire les rois quand le Remords ou l'Ennui les obsède, affublé d'un costume éclatant et ridicule, coiffé de cornes et de sonnettes, tout ramassé contre le piédestal, lève des yeux pleins de larmes vers l'immortelle Déesse. JO
Le fou est décrit dans un registre qui s'oppose formellement à celui des premières
lignes, qui exprimait un sentiment de sérénité. Le lexique tombe en effet dans le registre du
ridicule et de la fohe: «fous », «bouffons », «affublé », «ridicule », «cornes et
8 Charles Baudelaire, « Le Fou et la Vénus» in Le Spleen de Paris, p. 151. 9 Emprunté à la métalangue linguistique, le terme «gnomique» s'utilise souvent en littérature pour référer à une idée générale. Baudelaire utilise ici les propriétés du présent de vérité générale pour renforcer l'universalité du décor. 10 Charles Baudelaire, « Le Fou et la Vénus» in Le Spleen de Paris, p. 151.
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sonnettes» et «ramassé ». De nombreux poèmes adoptent cette même structure d'incipit,
se servant d'une description comme situation initiale: nommons «Un Plaisant », «La
Chambre double », «Le Désespoir de la vieille », «Chacun sa chimère », « Le Vieux
saltimbanque », « Le Gâteau» et« Le Crépuscule du soir» entre autres.
Si les nombreuses descriptions baudelairiennes révèlent l'importance du visuel dans
Le Spleen de Paris, la focalisation Il de l'observateur est tout autant significative. Le Poète,
en effet, se fait narrateur à maintes reprises, mais le point de vue qu'il adopte est presque
toujours interne. En privilégiant l'observation, le Poète décrit alors sans pour autant
s'intérioriser dans ses « personnages ». En outre, la présence du narrateur, qui s'affirme ici
et là par le pronom personnel « je », est toujours tenue secrète aux personnes qu'il observe,
parce que le Poète tient à garder l'anonymat. L'observation est alors presque toujours
furtive, puisque les personnages semblent être inconscients que le regard du Poète se pose
sur eux:
Quelle est la veuve la plus triste et la plus attristante, celle qui traîne à sa main un bambin avec qui elle ne peut partager sa rêverie, ou celle qui est tout à fait seule? Je ne sais ... Il m'est arrivé une fois de suivre pendant de longues heures une vielle affligée de cette espèce; celle-là roide, droite, sous un petit châle usé, portait dans tout son être une fierté de stoïcienne.
[ ... ] Je ne sais dans quel misérable café et de quelle façon elle déjeuna. Je la suivis au cabinet de lecture; et je l'épiai longtemps pendant qu'elle cherchait dans les gazettes, avec des yeux actifs, jadis brûlés par les larmes, des nouvelles d'un intérêt puissant et personnel. 12
11 La narration d'un texte s'organise à partir d'un ou de plusieurs points de vue, appelés aussi « foyers d'énonciation », ou, selon la tenninologie de Gérard Genette, « focalisations». La focalisation interne décrit l'action et les personnages en se limitant à un seul point de vue. Dans la majorité des poèmes en prose de Baudelaire, le Poète se fait narrateur et raconte les anecdotes selon son propre point de vue. « Focalisation interne, [ ... ] où nous ne quittons jamais le point de vue [d'un personnage] ». Gérard Genette, Figures III, Paris, Editions du Seuil, 1972, pp. 206-207. 12 Charles Baudelaire, ({ Les Veuves» in Le Spleen de Paris, p. 155.
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Le flâneur du Spleen de Paris est en effet un observateur discret qui cherche à
intercepter des scènes tirées de la vie elle-même, dans leur naturalité et dans leur
spontanéité, même s'il s'agit de transgresser l'intimité de ceux qu'il regarde:
Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n'est pas d'objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu'une fenêtre éclairée d'une chandelle. Ce qu'on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie. 13
Nous remarquerons également que Baudelaire à tendance à effacer les traces de son
narrateur dans le récit. En effet, si le pronom «je» apparaît, il disparaît aussitôt laissant
place aux personnages qui véhiculent l'histoire. Certains poèmes en prose font même
abstraction d'indices permettant d'identifier le narrateur. Ne subsiste de sa présence que
quelques pronoms à la troisième personne:
Comme la voiture traversait le bois, il la fit arrêter dans le voisinage d'un tir, disant qu'il lui serait agréable de tirer quelques balles pour tuer le Temps. Tuer ce monstre-là, n'est-ce pas l'occupation la plus ordinaire et le plus légitime de chacun? - Et il offrit galamment la main à sa chère, délicieuse et exécrable femme, à cette mystérieuse femme à laquelle il doit tant de plaisirs, tant de douleurs, et peut-être aussi une grande partie de son génie.
Plusieurs balles frappèrent loin du but proposé, l'une d'elles s'enfonça même dans le plafond; et comme la charmante créature riait follement, se moquant de la maladresse de son époux, celui-ci se tourna brusquement vers elle, et lui dit : « Observez cette poupée, là-bas, à droite, qui porte le nez en l'air et qui a la mine si hautaine. Et bien! cher ange, je me figure que c'est vous. » Et il ferma les yeux et il lâcha la détente. La poupée fut nettement décapitée. 14
Le Poète est celui qui raconte les scènes tristes dont il a été le spectateur. Mais il
regarde toujours de loin, discrètement, sans doute pour atteindre le but qu'il s'était fixé:
observer pour témoigner de la misère humaine.
13 Charles Baudelaire, « Les Fenêtres» in Le Spleen de Paris, p. 174. 14 Charles Baudelaire, « Le Galant tireur» in Le Spleen de Paris, p. 178.
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B. La sympathie d'un Poète
Ce poète que l'on cherche à faire passer pour une nature satanique éprise du Mal et de la dépravation (littérairement bien entendu), avait l'amour du Bien et du Beau au plus haut degré. 15
Sympathie, compassion: conformément à leur étymologie, ces deux termes désignent
l'aptitude de« souffrir avec» et donc de faire siennes les peines ou les souffrances d'autrui.
Or, lorsque le Poète des Petits poèmes en prose entre dans Paris, il se voit plonger dans le
réservoir opprimant du spleen parisien, car tout dans cette «énorme catin)} porte déjà la
trace de la mort. «Horrible vie! Horrible ville! » s'écrie le Poète dans « A une heure du
matin »16. Et déjà, le lecteur peut comprendre, car cette paranomase traduit fidèlement la
pensée du narrateur. C'est que Paris lui-même devient « un monstrueux cimetière »17 qui
attire peu à peu les hommes vers ses caveaux. Cependant, le Poète ne reste pas insensible
aux misères dont il est témoin, comme il l'explique dans « Les Veuves» :
Ces retraites ombreuses sont les rendez-vous des éclopés de la vie.
C'est surtout vers ces lieux que le poète et le philosophe aiment diriger leurs avides conjectures. Il y a là une pâture certaine. Car s'il est une place qu'ils dédaignent de visiter, comme je l'insinuais tout à l'heure, c'est surtout la joie des riches. Cette turbulence dans le vide n'a rien qui les attire. Au contraire, ils se sentent irrésistiblement entraînés vers tout ce qui est faible, ruiné, contristé, orphelin.
Un œil expérimenté ne s'y trompe jamais. Dans ces traits rigides ou abattus, dans ces yeux caves et ternes, ou brillants des derniers éclairs de la lutte, dans ces rides profondes et nombreuses, dans ces démarches si lentes ou si saccadées, il déchiffre tout de suite les innombrables légendes de l'amour
15 Théodore de Banville, « Notice des Fleurs du Mal» in Œuvres complètes, Paris, Editions du Seuil, 1968, p. 37. 16 Charles Baudelaire, « A une heure du matin» in Le Spleen de Paris, p. 152. 17 Patrick Labarthe, « Paris comme décor allégorique» in L'Année Baudelaire 1, John E. Jackson et Claude Pichois (dir.), Paris, Editions Klincksieck, 1995, p. 54.
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trompé, du dévouement méconnu, des efforts non récompensés, de la faim et du froid humblement, silencieusement supportés.18
Dans ce passage, le Poète nous explique qu'il éprouve bien de la compassion pour les
« éclopés)} de Paris. Le Spleen de Paris semble être spécialement dédié à ces malheureux,
puisque s'y exprime une certaine véhémence contre le bourgeois ou le riche en général. En
effet, si l'on dresse une nomenclature des personnes auxquelles le Poète s'intéresse dans Le
Spleen de Paris, on recensera principalement des misérables dont le sort ou les descriptions
sont des plus émouvantes. Après tout, n'est-ce pas ce que Baudelaire annonce dans son
titre? Si le Poète s'intéresse de près aux malheureux, c'est qu'il s'identifie lui-même à ces
personnages, du moins jusqu'à un certain point. Ainsi, le spleen, cette douleur
métaphysique que Baudelaire introduisait dans Les Fleurs du Mal, devient le dénominateur
commun de l'humanité, permettant aux hommes de s'identifier comme tels: «Je souffre
donc je suis ». Déjà dans «Elévation », le Poète faisait une mention assez inattendue de la
souffrance 19 :
Soyez béni, mon Dieu qui donnez la souffrance Comme un divin remède à nos impuretés Et comme la meilleure et la plus pure essence Qui prépare les forts aux saintes voluptés t20
«L'œil expérimenté» traduit l'empirisme de la douleur, insinuant que quiconque a
souffert peut comprendre la souffrance d'un autre. Bon nombre de poèmes du Spleen de
18 Charles Baudelaire, « Les Veuves» in Le Spleen de Paris, p. 155. 19 Beaucoup de critiques se sont intéressés de savoir à quel point Baudelaire s'accordait avec les philosophes chrétiens. Il n'a jamais été clairement établi si Baudelaire était croyant. Néanmoins, l'influence chrétienne du philosophe de Maistre sur la pensée de Baudelaire reste indubitable, notamment sur la question de la souffrance humaine. Voir Reginald McGinnis, La Prostitution sacrée, Paris, Editions Belin, 1994, pp. 31-47. 20 Charles Baudelaire, « Elévation » in Les Fleurs du Mal, p. 45.
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Paris traitent indirectement du spleen du Poète, dans la mesure où le spleen d'autrui reflète
celui du flâneur, comme cela est le cas dans « le Vieux saltimbanque» :
Au bout, à l'extrême bout de la rangée de baraques, comme si, honteux, il s'était exilé lui-même de toutes ces splendeurs, je vis un pauvre saltimbanque, voûté, caduc, décrépit, une ruine d'homme, adossé contre un des poteaux de sa cahute; une cahute plus misérable que celle du sauvage le plus abruti, et dont deux bouts de chandelles, coulants et fumants, éclairaient trop bien encore la détresse. [ ... ] Ici la misère absolue, la misère affublée, pour comble d'horreur, de haillons comiques, où la nécessité, bien plus que l'art, avait introduit le contraste. Il ne riait pas, le misérable! [ ... ]. Je sentis ma gorge serrée par la main terrible de l'hystérie, et il me sembla que mes regards étaient offusqués par ces larmes rebelles qui ne veulent pas tomber. Que faire? A quoi bon demander à l'infortuné quelle curiosité, quelle merveille il avait à montrer dans ces ténèbres puantes, derrière son rideau déchiqueté? En vérité, je n'osais; et, dût la raison de ma timidité vous faire rire, j'avouerai que je craignais de l'humilier. Enfin, je venais de me résoudre à déposer en passant quelque argent sur une de ses planches, espérant qu'il devinerait mon intention [ ... ]. Et, m'en retournant, obsédé par cette vision, je cherchai à analyser ma soudaine douleur, et je me dis: je viens de voir l'image du vieil homme de lettres qui a survécu à la génération dont il fut le brillant amuseur; du vieux poète sans amis, sans famille, sans enfants, dégradé par sa misère et par l'ingratitude publique, et dans la baraque de qui le monde oublieux ne veut plus entrer !2
Si Baudelaire accorde à la douleur une importance particulière, c'est qu'il reconnaît
en elle l'essence même de l'homme. Cependant, le poète des Fleurs du Mal ne considère
pas l'existence humaine comme un moment de triste vérité, mais comme une période
d'expiation destinée à purifier l'homme. La souffrance est alors ce qui fait la fierté de
l'humanité et c'est pour cette raison que Baudelaire la gratifie de vers panégyriques dans
son poème «Elévation ». L'homme souffre parce qu'il est homme, et seule la souffrance
21 Charles Baudelaire, « Le Vieux saltimbanque» in Le Spleen de Paris, p. 156.
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permet à tout homme de se comparer à un autre. La douleur est donc ce qui permet de faire
de chaque homme le représentant de 1 'humanité entière22.
Baudelaire admet par ailleurs que les riches souffrent aussi, affirmant en même temps
que la douleur n'est pas le résultat d'une conjoncture ou d'un statut social. Cependant, le
poète éprouve plus de sympathie pour le pauvre, qui porte sa douleur quotidiennement avec
une noblesse qui émeut et chez qui elle se manifeste plus clairement. Le pauvre est pour
Baudelaire l'illustration la plus parfaite de la condition de l'homme sur terre. Le riche, au
contraire, maquille son essence d'homme par une fatuité qui exaspère le poète. Les figures
de pauvreté se multiplient donc dans Le Spleen de Paris, traduisant l'admiration poétique
devant la douleur universelle. Baudelaire choisit en effet des personnages bien identifiables,
presque des archétypes, qui réveillent dans l'esprit de tout lecteur un sentiment univoque de
pitié, les veuves en sont un exemple :
A vez-vous quelquefois aperçu des veuves sur ces bancs solitaires, des veuves pauvres? Qu'elles soient en deuil ou non, il est facile de les reconnaître. D'ailleurs il y a toujours dans le deuil du pauvre quelque chose qui manque, une absence d'harmonie qui le rend plus navrant. Il est contraint de lésiner sur sa douleur. Le riche porte la sienne au grand complet. 23
Renier son essence d'homme, c'est-à-dire sa douleur la plus profonde, sa douleur
métaphysique, revient à se mentir à soi-même. Le Poète accorde à celui qui souffre une
fierté existentielle. Dans le poème « Assommons les pauvres », le Poète récuse les principes
d'égalité de l'homme (ceux de 1789) par une démonstration concrète: seule la souffrance
fait de l'homme qu'il soit l'égal de l'homme. Lorsque le pauvre demande l'aumône au
22 « On sait que Baudelaire estimait "avoir le droit" de comparer l'humanité à l'homme et l'homme à l'humanité, qu'il considérait volontiers que "chaque homme est la représentation de l'histoire" ou que "chacun est le diminutif de tout le monde" (cf. De l'essence du rire, ch. IV ; Les Paradis artificiels, ch. IV,
52
Poète sous prétexte d'être son égal, ce dernier explose d'une rage qui le pousse à exercer
une violence physique sur le mendiant, afin de lui rappeler que seule la douleur fait de lui
son semblable. Le Poète décrit le combat en termes assez explicites et conclut son récit
amsl:
Alors, je lui fis force signes pour lui faire comprendre que je considérais la discussion comme finie, et me relevant avec la satisfaction d'un sophiste du Portique, je lui dis: «Monsieur, vous êtes mon égal ! veuillez me faire l'honneur de partager avec moi ma bourse ; et souvenez-vous, si vous êtes réellement philanthrope, qu'il faut appliquer à tous vos confrères, quand ils vous demanderont l'aumône, la théorie que j'ai eu la douleur d'essayer sur votre dos. »24
La «douleur », l'auteur la met lui-même en italique, car c'est par elle seule que le
mendiant peut se proclamer l'égal d'un autre. Rappeler la douleur à quelqu'un, c'est donc
lui faire retrouver sa vraie essence, et commettre ungeste réellement philanthropique. C'est
pour cette raison que le flâneur invite le mendiant à retenir la leçon pour qu'il l'inculque à
d'autres.
et Richard Wagner et Tannhauser, ch. li). » Daniel Vouga, Ben/delaire et Joseph de Maistre, Paris, Editions Corti, 1957, p. 167 23 Charles Baudelaire, « Les Veuves» in Le Spleen de Paris, p. 155. 24 Charles Baudelaire, « Assommons les pauvres» in Le Spleen de Paris, p. 182.
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C. La prostitution poétique
Le poète a essayé d'échapper à l'obsession du spleen en s'évadant de soimême, en plongeant comme un nageur dans les flots innombrables des foules. Il revient à la vie extérieure [ ... ] en observateur plus sceptique, désabusé, pessimiste. L'égocentriste, excédé de porter son problème insoluble, va tenter de trouver dans les multitudes, parmi l'anonymat des rues, un alibi qui l'arrache à lui-même [ ... ]. Il voulait vivre au dessus de la cité, près du ciel, « comme les astrologues », et là, rêver « des horizons bleuâtres ». Mais il arrive un jour où les idéaux qui occupaient sa pensée s'écroulent. Et, s'il veut vivre, échapper au néant torturant du spleen, il faut qu'il revienne, avec des yeux plus mûrs et plus attentifs, à cette réalité environnante dont il n'avait pas voulu tenir compte. [ ... ] C'est alors que le poète cherchera à élargir sa vie par une sympathie pour les hommes, et sa poésie par l'emploi des images urbaines.25
Cette sympathie pour les hommes, cette sensibilité aux souffrances d'autrui rappelle
au Poète qu'il n'est pas le seul à souffrir et donc qu'il n'est pas totalement solitaire.
Admettre que la douleur est l'essence même de l'homme, c'est admettre qu'autrui partage
l'essence du Poète. Or, la douleur, le flâneur la reconnaît, l'identifie sans pour autant la
vaincre. Il sait qu'elle ne se manifeste pas seulement en lui et cette constatation, cette
évidence même, qui se présente à ses yeux parmi les différentes visions dont il est témoin,
le pousse à sortir de lui-même pour mieux se comprendre. Il s'agit pour le Poète de
s'oublier, ou plutôt de ne pas se limiter à lui-même, mais de prendre en considération qu'il
porte en lui une petite parcelle d'une douleur universelle. Si l'introspection· ou l'auto-
analyse échoue, c'est parce que le Poète sait qu'il a oublié d'analyser une part de douleur
extérieure, qui complète la sienne. C'est alors que ses yeux « attentifs» se tournent vers
autrui, pour comprendre les douleurs qui reflètent la sienne.
25 Robert Vivier, L'Originalité de Baudelaire, Bruxelles, Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises, 1965, p. 97.
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Dans le poème « Chacun sa chimère », Baudelaire personnifie la douleur de l'homme
par une bête monstrueuse qui fait partie de lui. Baudelaire laisse ainsi présumer que
l'homme reste inconscient de sa propre douleur. Le Poète, lui, ne se voit accabler d'un
pareil fardeau, il ne devrait alors ressentir aucune douleur, et pourtant, il ne peut
s'empêcher de partager la peine des autres:
Mais la monstrueuse bête n'était pas un poids inerte; au contraire, elle enveloppait et opprimait l'homme de ses muscles élastiques et puissants [ ... ].
Chose curieuse à noter: aucun de ces voyageurs n'avait l'air irrité contre la bête féroce suspendue à son cou et collée à son dos; on eût dit qu'il la considérait comme faisant partie de lui-même. Tous ces visages fatigués et sérieux ne témoignaient d'aucun désespoir; sous la coupole spleenétique du ciel, les pieds plongés dans la poussière d'un sol aussi désolé que ce ciel, ils cheminaient avec la physionomie résignée de ceux qui sont condamnés à espérer toujours. [ ... ]
Et pendant quelques instants je m'obstinai à vouloir comprendre ce mystère; [ ... ] j'en fus plus lourdement accablé qu'ils ne l'étaient eux-mêmes par leurs , Ch·' 26 ecrasantes Imeres.
Comprendre la douleur d'autrui, «ce mystère », savoir que chacun a sa chimère,
c'est affirmer de ne pas être seul à subir les effets spleenétiques d'une existence que tous
partagent. Mais l'égocentrisme, cette insensibilité aux souffrances d'autrui, constitue un
obstacle à la compréhension de son propre spleen. Or, pour échapper à cette fatuité
d'esprit, le Poète n'a d'autre choix que de sortir de lui-même, de compléter son analyse par
celle des souffrances environnantes: «Moi, c'est tous; tous c'est moi >P. Ainsi, dans
« Les Fenêtres », le Poète rencontre une vieille femme qui lui fait sortir de son moi. Le
flâneur la regarde d'un œil fraternel, analysant la douleur qui la ronge:
26 Charles Baudelaire, « Chacun sa chimère» in Le Spleen de Paris, p. 150. 27 Charles Baudelaire, Mon cœur mis à ml in Œuvres complètes, Paris, Editions du Seuil, 1968, p. 623.
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Par-delà des vagues de toits, j'aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j'ai refait l'histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moimême en pleurant.
Si c'eût été un pauvre vieux homme, j'aurais refait la sienne tout aussi aisément.
Et je me couche, fier d'avoir vécu et souffert dans d'autres que moi-même.
Peut-être me direz-vous : «Es-tu sûr que cette légende soit la vraie?» Qu'importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m'a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis?28
Vivre à travers les autres pour mieux vivre soi-même, tel est le nouvel objectif du
Poète qui élargit son cercle psychique aux rencontres fortuites que le hasard lui présente.
Le Poète efface ainsi les frontières qui le séparent de la multitude. Entre la solitude du
flâneur et la multitude des hommes, il n'y a pas d'incompatibilité proprement dite mais
plutôt une complémentarité que le Poète se plaît à développer. Ainsi, le Poète choisit de
dépasser les limites du moi, en s'intéressant aux malheureux qu'il rencontre. Cet
élargissement de l'individualité s'amplifie encore plus dans le nombre, c'est-à-dire dans la
foule, parce qu'elle est innombrable et procure au flâneur la sensation d'atteindre l'infini:
« le plaisir d'être dans les foules est une expression mystérieuse de la jouissance de la
multiplication du nombre. Tout est nombre. Le nombre est dans tout. Le nombre est dans
l'individu. L'ivresse est un nombre. »29 Si la frontière entre solitude et multitude n'est
alors plus aussi claire aux yeux du Poète, c'est qu'il a découvert dans la multitude la
possibilité de mettre en parallèle le spleen qui l'accable à celui des autres. Il n'y a plus,
autrement dit, de différence entre la solitude du Poète et la multitude de Paris, mais bien
une superposition des deux: « Multitude, solitude: termes égaux et convertibles pour le
28 Charles Baudelaire, « Les Fenêtres» in Le Spleen de Paris, p. 174.
56
poète fécond. »30 Le Poète a ce pouvoir de «vaporiser» son moi pour le« centraliser »31
sur autrui, comme il nous l'explique dans le poème «Les foules »:
Il n'est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude: jouir de la foule est un art; et celui-là seul peut faire, aux dépens du genre humain, une ribote de vitalité, à qui une fée a insufflé dans son berceau le goût du travestissement et du masque, la haine du domicile et la passion du voyage. [ ... ]
Le poète jouit de cet incomparable privilège, qu'il peut à sa guise être luimême et autrui. Comme ces âmes errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dans le personnage de chacun. [ ... ]
Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion. Celui-là qui épouse facilement la foule connaît des jouissances fiévreuses, dont seront éternellement privés l'égoïste, fermé comme un coffre, et le paresseux, interné comme un mollusque. Il adopte comme siennes toutes les professions, toutes les joies et toutes les misères que la circonstance lui présente.
Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien restreint et bien faible, comparé à cette ineffable orgie, à cette sainte prostitution de l'âme qui se donne tout entière, poésie et charité, à l'imprévu qui se montre, à l,· . 32 Inconnu qUI passe.
Ce «privilège» est défini en termes religieux et sexuels, empruntés aux lexiques
sacerdotal et profane. Le pouvoir de se substituer à autrui, le Poète le qualifie de « sainte
prostitution »33, en ce sens qu'il met en commun son âme à celle d'autrui par charité
humaine. Cette communion des douleurs offre entre autres une complémentarité de vertus,
qui permet de mettre en application l'initiative poétique baudelairienne de transformer «la
boue en or » par une alchimie poétique :
L'amour, en effet, auquel Baudelaire pense ici, c'est [ ... ] l'amour fondé sur la charité, et non sur le désir (ni même sur la pitié, laquelle, n'excluant pas
29 Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu, p. 623. 30 Charles Baudelaire, « Les Foules» in Le Spleen de Paris, p. 155. 31 Baudelaire utilise lui-même ces termes dans Mon cœur mis à nu, p. 630 : « De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là. » 32 Charles Baudelaire, « Les Foules» in Le Spleen de Paris, p. 155. 33 Pour une étude détaillée du thème de « sainte prostitution », voir l'essai de Reginald McGinnis, La Prostitution sacrée, pp. 7-43.
57
l'orgueil, reste donc dangereusement proche du satanisme ... ), c'est l'amour qui se donne à autrui et pour autrui. 34
Dans ce réservoir commun, les vertus et les douleurs se répondent pour ainsi dire
effacer l'orgueil du moi, faisant de chaque être qu'il soit lié à tous. Lorsque le Poète
s'investit dans autrui, lorsqu'il endosse les joies et les douleurs des autres, il a le pouvoir
de relativiser les siennes par effet de « réversibilité »35 et vice versa. Le moi du Poète n'est
donc plus solitaire mais spirituellement solidaire des autres:
L'ivresse, perte de la conscience d'être soi et de n'être que soi, devient religieuse en ce double sens qu'elle « lie» et qu'elle élève jusqu'à une totalité. Prise au niveau qui reste malgré tout le sien, l'humanité [ ... ] ne devient, à se trouver foule, ni meilleure ni plus belle; mais il se créé en elle et comme audessus d'elle une espèce d'âme collective, indifférenciée, de laquelle, en retour, chacun participe; et c'est cette participation que Baudelaire désigne sous le nom - inattendu - de panthéisme. 36
En accumulant les peines et les souffrances de ceux pour qui il se prostitue, le flâneur
accepte, par charité, d'accumuler le spleen universel au sien. Il y a donc dans la
prostitution, au sens où Baudelaire l'entend, un sacrifice de la part du prostitué, sacrifice
qui motive Baudelaire à fusionner «prostitution» et «sainteté », - le saint étant
évidemment l'innocent qui souffre par amour pour l'humanité. Et si le Poète accepte
volontiers cette souffrance, c'est qu'elle lui procure, dans ses créations poétiques, une
fierté qui excuse son orgueil:
Croire à la sainteté [ ... J, à l'efficacité du sacrifice de celui qui consent à assumer son rôle de victime, cela implique une certaine solidarité, entre les hommes (d'un point du vue supérieur, bien entendu), cela implique la réversibilité, qui permet à la souffrance de l'innocent de racheter le péché
34 Daniel Vouga, Baudelaire et Joseph de Maistre, p. 215. 35 « La réversibilité maistrienne s'énonce dans les Soirées par une métaphore économique: l'innocent qui souffre paie pour le coupable, de la même manière qu'une homme peut compenser une peine ou payer une dette pour un autre homme. » Reginald McGinnis, La Prostitution sacrée, p. 43. Les travaux de Daniel Vouga ont également très bien mis en lumière l'influence maistrienne sur Baudelaire, et notamment sur la notion de réversibilité. Un des poèmes des Fleurs du Mal s'intitule même «Réversibilité ». 36 Daniel Vouga, Baudelaire et Joseph de Maistre, p. 202.
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des autres. Or Baudelaire admet en effet « qu'il est bon que les innocents souffrent» [ ... ] ; il sait que « souvent ce qui a été fait pour le mal, par une mécanique spirituelle, tourne vers le bien» [ ... ] ; il est persuadé que «c'est avec les larmes que l'homme lave les peines de l'homme [ ... ]» (De ['essence du rire); il connaît les vrais mérites de la souffrance, «divin remède à nos impuretés» : il croit à la substitution de la victime consciente sinon volontaire, il croit à la prostitution. 37
37 Daniel Vouga, Baudelaire et Joseph de Maistre, p. 215.
59
D. Ne rester qu'un
Goût invincible de la prostitution dans le cœur de l'homme, d'où naît son horreur de la solitude. -II veut être deux. L'homme de génie veut être un, donc solitaire. La gloire, c'est rester un, et se prostituer d'une manière particulière. C'est cette horreur de la solitude, le besoin d'oublier son moi dans la chair extérieure, que l'homme appelle noblement besoin d'aimer.38
Selon Baudelaire, la prostitution est naturelle à l'homme et l'amour en est la
manifestation la plus évidente. Cependant, entre amour et « sainte prostitution », il se créé
un écart, car cette prostitution, au sens où Baudelaire l'entend, est purement spirituelle et
exclut par conséquent le corps. Elle est en outre motivée par une conscience de l'universel
qui rejette la fatuité du moi. La prostitution baudelairienne est une tentative de s'atteindre
soi-même, de se comprendre en s'intéressant à autrui. Elle est donc essentiellement un
moyen et non une fin, en ce sens que celui qui se prostitue cherche à comprendre ce qu'il a
déjà: son moi. Autrement dit, la « sainte prostitution» est un transport temporaire du moi,
qui s'offre à autrui pour souffrir avec et pour lui. Elle constitue donc un élargissement de
l'être, qui revient tout de même à son unité originelle. Contrairement à la «sainte
prostitution », l'amour au sens commun défait l'unité de l'homme en le faisant dépendre
d'autrui. Ce que Baudelaire critique dans l'amour, c'est le désir d'appartenance qui s'y
institue et qui en corrompt le caractère, même si cette passion provient, à la base, d'un bon
sentiment. L'amour est pour l'homme un « besoin» qui le pousse à nier la petitesse de son
moi en se liant indéfiniment à un autre. L'unité tombe nécessairement dans la dualité et
l'être aimé devient une fin en soi:
38 Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu, p. 638.
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L'amour peut dériver d'un sentiment généreux: le goût de la prostitution; mais il est bientôt corrompu par le goût de la propriété. L'amour veut sortir de soi, se confondre avec sa victime, comme le vainqueur avec le vaincu, et cependant conserver des privilèges de
, t 39 conqueran.
L'amour est pour Baudelaire ce qui empêche à l'homme de se connaître lui-même,
parce que cette passion place l'être hors de soi et le condamne à dépendre d'un autre. Cette
dépendance créé une impuissance à se retrouver soi-même. L'amour apparaît alors comme
un mensonge à son propre ego, car elle l'oblige à se croire répondant d'une autre existence.
Si l'amour est, en effet, un transport du moi, elle en interdit néanmoins le retour :
Le simple «besoin d'aimer }}, en effet, ne répond pas à une autre exigence que l'oubli de soi, que la volonté de «sortir de soi» [ ... J, de se donner pour se perdre, pour enfin n'être plus soi-même et soi seul: prostitution aussi, au sens étymologique, puisqu'on a remplacé, ou qu'on croit avoir remplacé, sa propre personnalité par une autre; mais dans cette aliénation, l'autre, le partenaire, au fond ne compte pour rien et ne sert tout au plus que de prétexte
d, . 40 ou occasIOn.
Ce qui créé chez l'homme le besoin d'aimer selon Baudelaire, ce n'est pas tant ce qui
pousse autrui à s'unifier par amour, mais plutôt le dégoût de soi-même, l'émergence
orgueilleuse du moi qui se reconnaît médiocre et qui cherche à s'élever par association à un
autre. C'est donc parce que l'homme se hait lui-même qu'il se livre à autrui. Celui qui est
aimé n'est alors pas tant apprécié pour ce qu'il est, mais pour la possibilité qu'il offre de
redonner à l'orgueil de l'autre son élan dominateur. C'est pourquoi Baudelaire considère
l'amour comme un duel dans lequel l'un des partenaires finit par se résigner, par se
soumettre à la domination opprimante d'un« bourreau}> :
Je crois que j'ai déjà écrit dans mes notes que l'amour ressemblait fort à une torture ou à une opération chirurgicale. Mais cette idée peut être développée de la manière la plus amère. Quand même les deux amants seraient très épris et
39 Charles Baudelaire, Mon cœur mis à ml, p. 623. 40 Daniel Vouga, Baudelaire et Joseph de Maistre, p. 218.
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très pleins de désirs réciproques, l'un des deux sera toujours plus calme ou moins possédé que l'autre. Celui-là, ou celle-là, c'est l'opérateur, ou le bourreau; l'autre, c'est le sujet, la victime. [ ... ] Et le visage humain [ ... ], le voilà qui ne parle plus qu'une expression de férocité folle, ou qui se détend dans une espèce de mort. Car, certes, je croirais faire un sacrilège en appliquant le mot: extase à cette sorte de décomposition. 4
!
Le thème de la tension amoureuse revient fréquemment dans Le Spleen de Paris.
Baudelaire associe amour et férocité et présente des personnages faibles, aliénés, qui
cherchent en l'amour un moyen de se consoler d'une condition insatisfaisante, comme
c'est le cas dans «La femme sauvage et la petite-maîtresse )}. Dans ce poème en effet, la
femme aimée implore l'attention du Poète. Elle exige de lui qu'il l'adore, la vénère, mais
ses lamentations exaspèrent le flâneur qui juge sa plainte superficielle:
« Vraiment, ma chère, vous me fatiguez sans mesure et sans pitié; on dirait, à vous entendre soupirer, que vous souffrez plus que les glaneuses sexagénaires et que les vieilles mendiantes qui ramassent des croûtes de pain à la porte des cabarets. [ ... ] Et que peuvent signifier pour moi tous ces petits soupirs qui gonflent votre poitrine parfumée, robuste coquette? [ ... ] En vérité, il me prend quelquefois envie de vous apprendre ce que c'est que le vrai malheur. Tant poète que je sois, je ne suis pas aussi dupe que vous voudriez le croire, et si vous me fatiguez trop souvent de vos précieuses pleurnicheries, je vous traiterai en femme sauvage, ou je vous jetterai par la fenêtre, comme une bouteille vide. )} 42
Pour Baudelaire, le problème métaphysique du spleen ne peut se résoudre en
s'abandonnant à autrui. Le poète est convaincu que le mal se résout par le mal, et que c'est
sous la « flétrissure)} du moi, dans sa douleur la plus profonde, que l'homme peut vaincre
le spleen qui le ronge. Se noyer dans autrui pour y dissoudre son mal constitue une lâcheté
que la volonté doit bannir. C'est pourquoi le Poète différencie l'amour de la prostitution
qu'il exerce sur autrui: se livrer aux autres par charité n'est pas pour lui un prétexte pour
s'oublier lui-même. La «sainte prostitution)} dérive en effet d'un sentiment d'amour
41 Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu, p. 624.
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spirituel qui renie cependant toute appartenance totale à d'autres que soi-même: ({ Foutre,
c'est aspirer à entrer dans un autre, et l'artiste ne sort jamais de lui-même. »43 Dans le
poème « Les Tentations ou Eros, Plutus et la Gloire », le Poète se voit offrir la possibilité
de s'oublier dans les âmes d'autres pour y effacer le spleen qui l'accable, ce qu'il refuse
catégoriquement:
Et je lui répondis: « Grand merci! je n'ai que faire de cette pacotille d'êtres qui, sans doute, ne valent pas mieux que mon pauvre moi. Bien que j'aie quelque honte à me souvenir, je ne veux rien oublier; et quand même je ne te connaîtrais pas, vieux monstre, ta mystérieuse coutellerie, tes fioles équivoques, les chaînes dont tes pieds sont empêtrés, sont des symboles qui expliquent assez clairement les inconvénients de ton amitié. Garde tes présents. }> [ .•. ]
Je me détournai avec dégoût, et je répondis : « Je n'ai besoin, pour ma jouissance, de la misère de personne; et je ne veux pas d'une richesse attristée, comme un papier de tenture, de tous les malheurs représentés sur ta peau. »44
Ne rester qu'un est pour le Poète primordial. Ce qu'il cherche chez autrui, dans la
multitude, répond avant tout à un désir de connaissance, de compréhension. Se prostituer
devient pour le Poète une façon d'explorer l'inconnu que renferme la multitude de Paris et
de se nourrir de son histoire. La prostitution du Poète est, par conséquent, toujours
temporaire, car une fois la curiosité du flâneur rassasiée, il revient complètement à lui-
même, conscient de la souffrance des autres, mais surtout de la sienne. La prostitution est
un moyen de substitution qui permet au moi du Poète de se déplier au delà de son être pour
embrasser la vie des autres. Mais le moi finit par se replier, satisfait de ses expériences
avec autrui. C'est ainsi que le Poète reste solitaire même au sein de la multitude:
42 Charles Baudelaire, « La Femme sauvage et la petite-maîtresse» in Le Spleen de Paris, p. 154. 43 Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu, p. 638. 44 Charles Baudelaire, « Les Tentations ou Eros, Plutus et la Gloire» in Le Spleen de Paris, p. 162.
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Il Y a dans l'identification à la foule à la fois un remède pour l'esprit fatigué et un danger pour le rêveur trop sensible. Certes, en épousant la foule et en partageant sa joie, l'artiste peut s'intégrer dans une autre vie tant souhaitée. Et pourtant l'identification supprime la distance grâce à laquelle le poète pouvait imaginer quelque chose d'inconnu dans la foule. Dès qu'une relation s'établit entre l'esprit solitaire et la multitude, la foule ne représente plus une terre inconnue et attirante. Elle redevient une masse d'hommes silencieuse et ingrate qui perturbe l'âme rêveuse du poète. Autrement dit, [ ... ] il sait que c'est seulement dans la solitude qu'il peut goûter une rêverie poétique. Il est important de signaler cette intervention de l'imagination poétique, parce ~!le le royaume du pur sentiment ne se retrouve plus que dans la vie solitaire. :J
Même plongé dans les flots de la foule, le Poète retrouve donc son statut solitaire,
content de s'être ouvert à autrui, mais surtout, content de ne pas avoir oublié de revenir à
lui-même.
45 Teruo Inoue, Une poétique de l'ivresse chez Charles Baudelaire, Tokyo, Editions France Tosho, 1977, p. 83.
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Troisième chapitre « Rester caché au monde»
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A. Genus irritabile vatum
Qu'il entre dans cette morale telle que Baudelaire a voulu la concevoir, une part de mépris pour les hommes, c'est évident: ce mépris, ce dégoût, cette haine même, s'expriment trop souvent, dans sa correspondance surtout, pour qu'on puisse songer à les nier; inversement, mais parallèlement, on ne peut négliger non plus tant de phrases qui affirment le goût du poète pour l'aristocratie «qui nous isole », - celle-ci, par exemple, qui est admirable: « C'est la rareté des élus qui fait le paradis» (Salon de J 859).1
Il est vrai que la correspondance de Baudelaire se montre des plus intransigeantes
envers certains. Une part importante de cette acerbité transparaît d'ailleurs dans Le Spleen
de Paris, car tous en effet ne méritent pas, selon le Poète, cette sympathique charité qui le
voue à se prostituer. L'humanité n'est pas faite que de malheureux innocents et le flâneur
fait bien vite de le remarquer dès le début de son itinéraire. Son idée de la société se forge
rapidement autour d'un sentiment de dégoût qui amène souvent le Poète à s'isoler:
Enfin! seul! [ ... ] Enfin la tyrannie de la face humaine a disparu, et je ne souffrirai plus que par moi-même. [ ... ] D'abord, un double tour à la serrure. Il me semble que ce tour de clef augmentera ma solitude et fortifiera les barricades qui me séparent actuellement du monde.2
Ce qui suscite le dégoût chez le flâneur, c'est avant tout une société maladive dont la
matérialité s'oppose formellement à la spiritualité qu'entend exprimer le Poète.
Inadéquation donc entre Poète et public, c'est dans son essence même que le Poète se voit
d'abord injurié. Baudelaire dévoile ainsi un artiste délaissé - «sans amis, sans famille,
sans enfants, dégradé par sa misère })3 - dont le travail trop raffiné ne convient pas aux
simples gens. Dans le poème « Le Chien et le flacon }), le Poète s'attaque ainsi à ce public
qu'il compare à un chien scatophage: l'analogie qu'établit le poème est d'ailleurs très
1 Daniel Vouga, Baudelaire et Joseph de Maistre, Paris, Editions Corti, 1957, p. 116. 2 Charles Baudelaire, « A une heure du matin}) in Le Spleen de Paris, Œuvres complètes, Paris, Editions du Seuil, 1968, p. 152. 3 Charles Baudelaire, « Le Vieux saltimbanque}) in Le Spleen de Paris, p. 156.
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explicite. Il traduit bien une certaine colère de la part du Poète qui se sent rejeté par les
« amateurs» des Belles Lettres:
- Ah , misérable chien, si je vous avais offert un paquet d'excréments, vous l'auriez flairé avec délice et peut-être dévoré. Ainsi, vous-même, indigne compagnon de ma triste vie, vous ressemblez au public, à qui il ne faut jamais présenter des parfums délicats qui l'exaspèrent, mais des ordures soigneusement choisies."
On pourrait croire que l'isolement du Poète n'est que le résultat d'une fatalité. Ce qui
équivaudrait à dire que le Poète est, indépendamment de sa volonté, en quelque sorte mis
en marge par la société elle-même. Cependant, un poème faisant l'apologie de la solitude,
vient clairement contrecarrer cette hypothèse:
Je sais que le Démon fréquente volontiers les lieux arides, et que l'Esprit de meurtre et de lubricité s'enflamme merveilleusement dans les solitudes. Mais il serait possible que cette solitude ne fût dangereuse que pour l'âme oisive et divagante qui la peuple de ses passions et de ses chimères.
[ ... ] Je n'exige pas de mon gazetier les courageuses vertus de Crusoé, mais je demande qu'il ne décrète pas d'accusation les amoureux de la solitude et du mystère. [ ... ]
Je ne les plains pas, parce que je devine que leurs effusions oratoires leur procurent des voluptés égales à celles que d'autres tirent du silence et du recueillement; mais je les méprise.
Je désire surtout que mon maudit gazetier me laisse m'amuser à ma guise. «Vous n'éprouvez donc jamais, - me dit-il, avec un ton de nez très apostolique, - le besoin de partager vos jouissances? » Voyez-vous le subtil envieux ! Il sait que je dédaigne les siennes, et il vient s'insinuer dans les miennes, le hideux trouble-fête ,5
Selon le Poète, la solitude n'a absolument rien de dangereux, pourvu que l'esprit qui
s'y adonne sache la « peupler ». L'artiste ayant un «esprit actif et fécond »6 - par
opposition à « l'âme oisive et divagante» du commun des hommes - peut combler les
4 Charles Baudelaire, « Le Chien et le flacon» in Le Spleen de Paris, p. 151.
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moments de solitude par la création poétique. Seuls les esprits d'élite peuvent comprendre
les jouissances qu'offre la solitude, d'une part, parce que leur jouissance n'exige pas
l'intervention d'autrui ,- en d'autres termes, leur jouissance est purement individuelle -,
d'autre part parce qu'ils font preuve, à ce moment précis, d'une spiritualité qui se détache
des passions humaines. Pour corroborer ses dires, Baudelaire a recours à des arguments
d'autorité, citant quelques grands esprits dont les opinions s'alignent aux siennes:
«Ce grand malheur de ne pouvoir être seul !. .. » dit quelque part La Bruyère, comme pour faire honte à tous ceux qui courent s'oublier dans la foule, craignant sans doute de ne pouvoir se supporter eux-mêmes.
« Presque tous nos malheurs nous viennent de n'avoir pas su rester dans notre chambre », dit un autre sage, Pascal, je crois, rappelant ainsi dans la cellule du recueillement tous ces affolés qui cherchent le bonheur dans le mouvement et dans une prostitution que je pourrais appeler fraternitaire, si je voulais parler la belle langue de mon siècle. 7
La solitude ne peut être appréciée que par le moi qui s'accepte en tant que tel.
S'assumer soi-même, c'est donc accepter sa propre existence et éventuellement se
permettre d'atténuer son mal intérieur par ce que Baudelaire appelle dans ses journaux
intimes «l'hygiène de l'âme» : « Solitude, silence, incomparable chasteté de l'azur! une
petite voile frissonnante à l'horizon, et qui par sa petitesse et son isolement imite mon
irrémédiable existence »8. Pour Baudelaire, la solitude est la condition sine qua non de la
spiritualité, car elle permet au moi de s'élever, en toute intimité, loin de la matérialité de la
société. C'est dans cette même mesure que Baudelaire la considère par ailleurs propice à
l'art, en tant qu'exercice spirituel par excellence.
5 Charles Baudelaire, « La Solitude» in Le Spleen de Paris, p. 163. 6 Charles Baudelaire, « Les Foules» in Le Spleen de Paris, p. 155. 7 Charles Baudelaire, « La Solitude» in Le Spleen de Paris, p. 163. 8 Charles Baudelaire, « Le Confiteor de l'artiste» in Le Spleen de Paris, p. 149.
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Il est important donc de souligner que la solitude du Poète est un choix: le choix de
se couper du monde, qui l'exaspère. Les rapports que le flâneur entretient avec autrui sont
à vrai dire presque toujours conflictuels (hormis avec les « éclopés» de la vie pour lesquels
il se sacrifie). Rares sont les contacts entre le Poète et les gens de Paris, et lorsque contact
il Y a, le Poète s'empresse souvent d'exprimer un certain mépris misanthropique:
Horrible vie ! Horrible ville ! Récapitulons la journée : avoir vu plusieurs hommes de lettres, dont l'un m'a demandé si l'on pouvait aller en Russie par voie de terre (il prenait sans doute la Russie pour une île) ; avoir disputé généreusement contre le directeur d'une revue, qui à chaque objection répondait: «- C'est ici le parti des honnêtes gens », ce qui implique que tous les autres journaux sont rédigés par des coquins; avoir salué une vingtaine de personnes, dont quinze me sont inconnues ; avoir distribué des poignées de main dans la même proportion, et cela sans avoir pris la précaution d'acheter des gants; être monté pour tuer le temps, pendant une averse, chez une sauteuse qui m'a prié de lui dessiner un costume de Vénustre ; avoir fait ma cour à un directeur de théâtre, qui m'a dit en me congédiant : «- Vous feriez peut-être bien de vous adresser à Z ... ; c'est le plus lourd, le plus sot et le plus célèbre de tous mes auteurs, avec lui vous pourriez peut-être aboutir à quelque chose. Voyez-le, et puis nous verrons» ; m'être vanté (pourquoi ?) de plusieurs vilaines actions que je n'ai jamais commises, et avoir lâchement nié quelques autres méfaits que j'ai accomplis avec joie, délit de fanfaronnade, crime de respect humain ; avoir refusé à un ami un service facile, et donné une recommandation écrite à un parfait drôle; ouf! est-ce bien fini ?9
Même dans la relation amoureuse, le Poète marque sa distance envers sa maîtresse,
soulignant l'exclusion dans l'inclusion. Ce que la passion devrait en fait lier, le bon sens
délie: «Tant il est difficile de s'entendre, mon cher ange, et tant la pensée est
incommunicable, même entre gens qui s'aiment! »10. C'est que le Poète est une «race» à
part qui ne juge pas par sentiment - ce qui est « infâme» selon Baudelaire - mais par
certains critères qui forment ses principes, lesquels sont le vrai, la justice, la proportion,
9 Charles Baudelaire, « A une heure du matin» in Le Spleen de Paris, p. 152. 10 Charles Baudelaire, « Les Yeux des pauvres» in Le Spleen de Paris, p. 166.
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tous « synonymes» du beau. Et si le beau vient à manquer, le Poète explose d'une rage
hyperbolique propre à sa « race» :
Genus irritabile vatum! Que les poètes (nous servant du mot dans son acception la plus large et comme comprenant tous les artistes) soient une race irritable, cela est bien entendu; mais le pourquoi ne me semble pas généralement compris. [ ... ] Ainsi un tort, une injustice faite à un poète qui est vraiment un poète, l'exaspère à un degré qui apparaît, à un jugement ordinaire, en complète disproportion avec l'injustice commise. Les poètes voient l'injustice, jamais là où elle n'existe pas, mais fort souvent là où des yeux non poétiques n'en voient pas du tout. Ainsi la fameuse irritabilité poétique n'a pas de rapport avec le tempérament, compris dans le sens vulgaire, mais avec une clairvoyance plus qu'ordinaire relative au faux et à l'injuste. Cette clairvoyance n'est pas autre chose qu'un corollaire de la vive perception du vrai, de la justice, de la proportion, en un mot du beau. Mais il y a une chose bien claire, c'est que l'homme qui n'est pas (au jugement du commun) irritabilis, n'est pas poète du tout. Il
La colère du Poète est toujours volontaire puisqu'elle ne dépend pas de son
tempérament mais plutôt d'une sensibilité accrue (( clairvoyance»), qui lui permet de voir
l'injustice que les « yeux non poétiques », c'est-à-dire le commun des hommes, ne voient
pas. Or si le Poète refuse l'injustice, le faux, il n'a d'autre choix que de s'isoler de ceux qui
les masquent. L'isolement est une réaction de discordance plutôt qu'une expression de
haine:
La véhémence seule y est bouffonne, mais non le sentiment, mais non la colère, mais non le dépit, - car c'est bien de dépit, plutôt que de mépris, qu'est faite la morale du dandy, - et de la déception, plus ou moins irritée, plus ou moins résignée, qu'il éprouve à être obligé de constater les laideurs et les vilenies de l'humanité, de ce qu'on appelle la vie, de ce qu'on appelle la nature, bref, « d'un monde où l'action n'est pas la sœur du rêve» (Le Reniement de Saint Pierre). - Et cette constatation désolée impose [ ... ] un premier devoir: ne jamais parler au peuple, sinon «pour le bafouer », le fouetter, mais «pour son bien», - ce qui implique plus de pitié que de mépris, et moins d'indifférence que de désir de corriger. 12
11 Charles Baudelaire, « Notes nouvelles sur Edgar Poe» in Œuvres complètes, Paris, Editions du Seuil, 1968, p. 351. 12 Daniel Vouga, Balldelaire et Joseph de Maistre, p. 118.
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Baudelaire nous montre ainsi que l'on peut s'isoler de ceux qu'on aime et que la
colère n'ôte en rien le sentiment d'amour mais, qu'au contraire, elle le fortifie. Et même si
le Poète demeure incompris dans ses intentions, il reste toujours secrètement optimiste que
ceux qu'il aime se ressaisiront et finiront par comprendre le «pourquoi» de cette auto-
marginalisation. S'isoler de ceux qu'on aime, c'est en effet se sacrifier en n'oubliant pas de
penser aux autres, ou du moins de penser pour les autres, sans chercher la gratitude de ceux
pour lesquels on a pitié :
Tu es supérieur à tous les hommes, nul ne comprend ce que tu penses, ce que tu sens, maintenant. Ils sont même incapables de comprendre l'immense amour que tu éprouves pour eux. Mais il ne faut pas les haïr pour cela; il faut avoir pitié d'eux. Une immensité de bonheur et de vertu s'ouvre devant toi. Nul ne saura jamais à quel degré de vertu et d'intelligence tu es parvenu. Vis dans la solitude de ta pensée et évite d'affliger les hommes. 13
13 Charles Baudelaire, « Du vin et du haschisch» in Œuvres complètes, Paris, Editions du Seuil, 1968, p. 311.
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B. Un pour tous, tous contre un
L'isolement du poète est le résultat d'un désaccord trop grand qui l'empêche de
s'unir au reste de l'humanité. La « race» poétique, comme nous l'explique Baudelaire
(voir section précédente), ne souffre l'hypocrisie. Le fait de s'isoler est donc une prise de
position, qui illustre bien d'ailleurs la vie qu'a menée Baudelaire: se séparer des
«bandes» pour mieux les attaquer est pour le Poète un acte héroïque. La majorité n'a pas
toujours raison, et Baudelaire le fait signaler plus d'une fois dans ses journaux intimes:
La croyance au progrès est une doctrine de paresseux, une doctrine de Belges. C'est J'individu qui compte sur ses voisins pour faire sa besogne. [ ... ] Le monde est fait de gens qui ne peuvent penser qu'en commun, en bandes. Ainsi, les Sociétés belges. Il y a aussi des gens qui ne peuvent s'amuser qu'en troupe. Le vrai héros s'amuse seul.. 14
Le Poète nous révèle ainsi la raison principale qui l'amène à s'isoler: la croyance au
progrès. Nombreux sont les textes de Baudelaire qui s'attaquent au progrès et à ses
défenseurs mais Le Spleen de Paris est l'unique œuvre poétique baudelairienne qui se
dresse contre cette «doctrine». Le XIXe siècle est celui des grandes révolutions
industrielles, il n'est donc pas surprenant qu'on associât le progrès aux découvertes
technologiques. Mais pour Baudelaire, l'idée de progrès fait partie des malentendus
universels qui abêtissent la société:
Le monde ne marche que par malentendu. - C'est par le malentendu universel que tout le monde s'accorde. - Car si, par malheur, on se comprenait, on ne pourrait jamais s'accorder. L'homme d'esprit, celui qui ne s'accorde jamais avec personne, doit s'appliquer à aimer la conversation des imbéciles et la lecture des mauvais livres. Il en tirera des jouissances amères qui compenseront largement sa fatigue. 15
14 Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu, p. 632. 15 Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu, p. 639.
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Pour Baudelaire, le progrès est une illusion, car il n'est jamais total. Ainsi, lorsque
l'on prône le progrès, on se contente simplement de remarquer les prouesses de la
technologie sans vraiment se soucier de l'aspect moral ou social. Pour l'homme et la
société en général, la distinction entre amélioration technologique et morale n'est pas
aussi claire, et l'humanité se croit en progrès parce que la matière progresse. Mais le
progrès social ne commence que par le progrès individuel, selon Baudelaire. Pour que la
société et l'humanité soient vraiment en progrès, il faudrait que chaque individu aspire à
progresser moralement:
C'est cette conviction [ ... ] qui leur interdit à l'un et à l'autre -et à Poe, dans ce Colloque de Monos et Una, en particulier, auquel Baudelaire revient volontiers -de croire au Progrès, ou seulement d'admettre la possibilité d'un Progrès, - d'un progrès autre que matériel, bien entendu, mais progrès matériel ne peut signifier pour eux que «domination progressive de la matière» (Salon de 1859), et c'est juste le contraire d'un progrès. 16
Le malentendu universel réside dans la conception même de ce qu'est le progrès,
une conception dont Baudelaire dénonce le caractère trompeur. Selon le poète, la
croyance au progrès place la société dans un état de léthargie. Se croire en progrès, c'est
en effet aspirer à toujours aller dans la même direction, ne pas changer sa façon d'être ou
de penser et donc faire le mal par bêtise en croyant faire le bien. Or pour Baudelaire, il n'y
a rien de pire que de faire le mal inconsciemment: «Moi, quand je consens à être
républicain, je fais le malle sachant }}17. L'ignorance face au mal est ce qui empêche à la
société de vraiment progresser. La société ne fait donc pas le mal le sachant; elle est en
définitive la victime des défenseurs du progrès, qui s'acharnent à vouloir prôner une
valeur illusoire.
16 Daniel Vouga, Baudelaire et Joseph de Maistre, p. 153.
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On retrouve ce même contexte de duperie dans le poème «La fausse monnaie )}. Le
Poète se promène avec un ami et rencontre sur son chemin un mendiant. Le flâneur
apprécie dans un premier temps le don que son compagnon fait à l'homme. Cependant,
apprenant ensuite de son ami que la pièce d'argent était fausse, le Poète condamne l'acte
mesquin de tromper le mendiant et s'inquiète des répercussions de ce geste, car celui-ci
risque fort de faire le mal à son insu. Convaincre la société qu'elle est en progrès revient à
donner entre les mains d'un mendiant une fausse pièce d'argent: c'est consciemment la
pousser à faire le mal inconsciemment, et donc la laisser se condamner inj ustement.
L'offrande de mon ami fut beaucoup plus considérable que la mienne, et je lui dis: « Vous avez raison; après le plaisir d'être étonné, il n'en est pas de plus grand que celui de causer une surprise. - C'était la pièce fausse », me répondit-il tranquillement, comme pour se justifier de sa prodigalité.
Mais dans mon misérable cerveau, toujours occupé à chercher midi à quatorze heures [ ... ] entra soudainement cette idée qu'une pareille conduite, de la part de mon ami, n'était excusable que par le désir de créer un événement dans la vie de ce pauvre diable, peut-être même de connaître les conséquences diverses, funestes ou autres, que peut engendrer une pièce fausse dans la main d'un mendiant. Ne pouvait-elle pas se multiplier en pièces vraies? ne pouvait-elle pas aussi le conduire en prison?
[ ... ] Je ne lui pardonnerai jamais l'ineptie de son calcul. On n'est jamais excusable d'être méchant, mais il y a quelque mérite à savoir qu'on l'est; et le plus irréparable des vices est de faire le mal par bêtise.18
Si l'homme fait le mal en connaissance de cause, c'est qu'il a décidé de le faire.
Baudelaire condamne donc ici le fait d'avoir enlevé au mendiant la possibilité du choix.
Cette pièce de monnaie lui fera faire le mal sans qu'il ait pu choisir de le faire. La morale
du poème est qu'un mal est remédiable s'il est reconnu ou identifié en tant que tel. Par
analogie, tant que la société se croira en progrès, elle n'aura pas la volonté de changer et
17 Charles Baudelaire, « Notes sur la Belgique» in Œuvres complètes, Paris, Editions du Seuil, 1968, p. 656.
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donc de vraiment progresser, car «le mal se connaissant» est «moins affreux et plus près
de la guérison que Je mal s'ignorant» 19. Baudelaire se donne pour mission de faire tomber
l'illusion. La croyance au progrès serait une sorte de consolation pour l'humanité, en ce
sens qu'elle donne l'illusion de procéder dans la bonne direction. Dans le poème «Le
Joueur généreux », le poète rencontre le diable avec lequel il engage une conversation
plus ou moins « biblique ». Sur la question du progrès, le diable semble convenir de son
absurdité et ne manque pas de mentionner la fin du monde:
Nous causâmes aussi de l'univers, de sa création et de sa future destruction; de la grande idée du siècle, c'est-à-dire du progrès et de la perfectibilité, et, en général, de toutes les formes de l'infatuation humaine. Sur ce sujetlà, Son Altesse ne tarissait pas en plaisanteries légères et irréfutables, et elle s'exprimait avec une suavité de diction et une tranquillité dans la drôlerie que je n'ai trouvées dans aucun des plus célèbres causeurs de l'humanité. Elle m'expliqua l'absurdité des différentes philosophies qui avaient jusqu'à présent pris possession du cerveau humain, et daigna même me faire confidence de quelques principes fondamentaux dont il ne me convient pas de partager les bénéfices et la propriété avec qui que ce soit. Elle ne se plaignit en aucune façon de la mauvaise réputation dont elle jouit dans toutes les parties du monde, m'assura qu'elle était, elle-même, la personne la plus intéressée à la destruction de la superstition, et m'avoua qu'elle n'avait eu peur, relativement à son propre pouvoir, qu'une seule fois, c'était le jour où elle avait entendu un prédicateur, plus subtil que ses confrères, s'écrier en chaire: «Mes chers frères, n'oubliez jamais, quand vous entendrez vanter le progrès des lumières, que la glus belle des ruses du diable est de vous persuader qu'il n'existe pas! »
Pour Baudelaire, la croyance au progrès est incompatible avec une des grandes
vérités de l'humanité. Croire au progrès revient en effet à renier la déchéance de l'homme
engendrée par la Faute, c'est-à-dire le péché originel auquel le poète est fortement attaché,
comme en témoigne cette phrase tirée des « Notes nouvelles sur Edgar Poe» : « l'homme
civilisé invente la philosophie du progrès pour se consoler de son abdication et de sa
18 Charles Baudelaire, « Assommons les pauvres» in Le Spleen de Paris, p. 182. 19 Charles Baudelaire, « Notes et essais» in Œuvres complètes, Paris, Editions du Seuil, 1968, p. 644.
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déchéance »21. Le progrès apparaît donc aux yeux du poète comme un mensonge que la
civilisation moderne se délecte à croire. Or, le reniement de la Faute empêche le rachat de
l'homme et entraîne nécessairement l'humanité vers sa damnation. Si Baudelaire se
sépare ainsi des penseurs de son temps, c'est qu'il trouve dans leur philosophie des
axiomes antithétiques aux siens. Pour lui, l'humanité est déchue, et son existence ne sert
d'autre but que de se racheter du péché originel. Cependant, prôner le progrès, c'est aller à
l'encontre du processus de rémission et, pis encore, empêcher le pardon qui devrait être le
but recherché par l'humanité. Le progrès rend donc l'homme aveugle devant sa
punition, car « la vraie civilisation n'est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les
tables tournantes, elle est dans la diminution du péché originel »22. L'homme a pour
mission de se racheter à travers sa période d'expiation, c'est-à-dire à travers son
existence :
Déchue, elle [l'humanité] a perdu ce qui aurait pu faire sa dignité, c'est au surplus que, lâche et paresseuse, elle veut même oublier qu'elle a perdu quelque chose, --et qu'elle se complait dans cette ignorance, dans cette ignominie. [ ... ] Et s'il est vrai que les idées que Poe, par exemple, suggère à son traducteur paraissent empreintes d'une nuance un peu différente, par l'apparition du « démon de la perversité », l'insistance même avec laquelle Baudelaire revient, à propos de Poe, sur la «grande vérité oubliée: la perversité primordiale de l'homme », est significative, -comme l'est aussi la mention qu'il fait alors, encore une fois, de «l'impeccable Joseph de Maistre» (Notes nouvelles sur Edgar Poe). [ ... ] C'est cette conviction qui motive [ ... ] chez Baudelaire une opinion très sévère à l'égard du XVIDe siècle: le poète rejoint en effet parfaitement le philosophe quand il écrit que «la négation du péché originel n'est pas pour peu de choses dans l'aveuglement général de cette époque» (Le Peintre de la vie moderne).23
20 Charles Baudelaire, « Le Joueur genéreux » in Le Spleen de Paris, p. 169. 21 Charles Baudelaire, « Notes nouvelles sur Edgar Poe », p. 348. 22 Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu, p. 637. 23 Daniel Vouga, Baudelaire et Joseph de Maistre, p. 154.
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L'amour du mensonge (le progrès), Baudelaire l'illustre dans le poème en prose
« Le Miroir ». Chaque homme est marqué selon Baudelaire du péché originel. Ce qu'il
devrait voir dans le miroir, c'est la laideur, et en aucun cas ne devrait-il se complaire dans
son reflet. Or, la philosophie progressiste lui donne le droit de s'admirer, bref d'embellir
ce qui a été souillé. Ce paradoxe illustre bien pour Baudelaire l'incompatibilité radicale
entre la philosophie du progrès et la « grande vérité» du péché originel :
Un homme épouvantable entre et se regarde dans la glace.
« - Pourquoi vous regardez-vous au miroir, puisque vous ne pouvez vous y voir qu'avec déplaisir? » L'homme épouvantable me répond: « - Monsieur, d'après les immortels principes de 89, tous les hommes sont égaux en droits; donc je possède le droit de me mirer; avec plaisir ou déplaisir, cela ne regarde que ma conscience. »
Au nom du bon sens, j'avais sans doute raison; mais, au point de vue de la loi, il n'avait pas tort.24
Ce que Baudelaire déteste dans la philosophie des Lumières (<< les immortels
principes de 89 »), c'est d'avoir voulu, dans un élan d'humanisme, élever l'homme au
delà de sa condition métaphysique par l'artifice des lois, et ce, en négligeant de rappeler la
déchéance à laquelle l'homme a été amené. L'intention est sans doute bonne, mais le fait
de travestir la «grande vérité» est impardonnable aux yeux du poète. Ce que l'homme
épouvantable devrait voir dans la glace, c'est avant tout les traces indélébiles de la Faute,
- car « hélas ! du Péché Originel, même après tant de progrès depuis si longtemps promis,
il restera touj ours bien assez de traces pour en constater l'irrémédiable réalité ! »25 -, c'est-
24 Charles Baudelaire, « Le Miroir» in Le Spleen de Paris, p. 176. 25 Charles Baudelaire, « Victor Hugo, Les Misérables» in Œuvres complètes, Paris, Editions du Seuil, 1968, p. 496.
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à-dire du mal, car tout homme, selon Baudelaire, porte en lui les germes du péché originel
qui n'attendent que l'occasion de fleurir en une« monstruosité}} :
L'opposition de Baudelaire à la théorie du progrès n'est donc pas une simple réaction contre les utopies à la façon de Saint-Simon ou plus tard de Victor Hugo (cf. Le compte rendu des Misérables), mais une immense protestation contre l'humanisme tout entier, dans la mesure où il fait confiance à l'homme, « oubliant, non! feignant d'oublier que nous sommes tous marqués par le mal» et que «l'homme est toujours semblable et égal à l'homme, c'est-à-dire toujours à l'état sauvage» [ ... ]. C'est dire qu'elle englobe dans sa réprobation non seulement l'optimisme humanitaire du XIXe, mais tout un courant de la pensée - bourgeoise - française [ ... ] que Baudelaire n'aime pas du toUt.26
Que cet esprit d'humanisme se retrouve en Molière ou en Voltaire, cela ne fait
aucun doute: Baudelaire se montre souvent acerbe à leur égard. Mais c'est principalement
contre Rousseau que le poète se tourne, puisqu'il représente le philosophe humaniste par
excellence. Déjà le titre de « promeneur solitaire» que Baudelaire entendait utiliser pour
ses poèmes en prose annonce plus ou moins une satire27 de la philosophie rousseauiste à
laquelle le poète reste formellement opposé. Rousseau défendait en effet l'homme
sauvage, naturellement bon, que la société aurait perverti, alors que Baudelaire disculpe la
société en affirmant que le mal réside dans la nature elle-même:
Il ne fait pas de doute que l'opposition irréductible de Baudelaire à Rousseau porte sur l'idée de nature et sur l'hypothèse de l'état de nature, conçu comme le berceau de l'humanité. A la thèse de la bonté originelle de l'homme, il substitue le dogme de la perversité naturelle et se persuade que tout être est voué au mal, qu'il porte en lui aux racines de l'existence les stigmates ineffaçables de la faute. L'homme accomplit naturellement non le
26 Daniel Vouga, Baudelaire et Joseph de Maistre, p. 156. 27 Même si Baudelaire envisageait le titre de « Promeneur solitaire », il n'en reste pas moins que sa philosophie s'oppose formellement à celle de Rousseau. L'œuvre baudelairienne contredit en tous points les prétentions rousseauistes concernant l'homme et la Nature. De plus, Baudelaire était considéré, et bien connu alors, comme le ({ loup-garou» de l'idée progressiste. Les premiers poèmes en prose avaient paru dans diverses revues littéraires sous le titre général de Petits poèmes lycanthropes. Voir Marie-France Azéma, ({ Commentaires)) in Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, Paris, Editions de Poche, 1998, pp. 174-175.
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bien, mais le mal et ni la nature ni le progrès ne peuvent réduire cette prégnance de la faute originelle.28
Ce qui est naturel pour Baudelaire est donc infâme - d'ailleurs il utilise presque
toujours cet adjectif de façon péjorative. Le poème «Le Gâteau» illustre bien sa théorie.
Deux « bons petits sauvages» qui, en plus, sont frères, se livrent une bataille sans merci
pour un morceau de pain. Le flâneur décrit la lutte avec beaucoup de détails pathétiques.
Pour faire contraste, le Poète insiste également sur la beauté du paysage environnant
comme pour signaler le mal qui dort dans la Nature29. Si le sauvage était naturellement
bon à la manière de Rousseau, sans doute aurait-il su partager, mais le Poète en témoigne
autrement:
Bref, je me sentais, grâce à l'enthousiasmante beauté dont j'étais environné, en parfaite paix avec moi-même et avec l'univers; je crois même que, dans ma parfaite béatitude et dans mon total oubli de tout le mal terrestre, j'en étais venu à ne plus trouver si ridicules les journaux qui prétendent que l'homme est né bon [ ... ].
Ce spectacle m'avait embrumé le paysage, et la joie calme où s'ébaudissait mon âme avant d'avoir vu ces petits hommes avait totalement disparu; j'en restai triste assez longtemps, me répétant sans cesse: «Il y a donc un pays superbe où le pain s'appelle du gâteau, friandise si rare qu'elle suffit pour engendrer une guerre parfaitement fratricide! »30
Baudelaire cherche à rappeler à l'homme qu'il doit travailler pour son salut, car il ne
vient pas naturellement. Son message n'est donc pas radicalement pessimiste: sa
philosophie, qui se heurte à l'effusion humaniste de son temps, se voue à faire retrouver à
l'homme sa dignité en lui faisant admettre sa condition de déchu pour qu'il puisse se
racheter. Autrement dit, Baudelaire se sépare des hommes par amour de toute l'humanité,
28 Marc Eigeldinger, « Baudelaire, juge de Jean-Jacques» in Etudes Baudelairiennes lX, Neufchâtel, Editions de la Baconnière, 1981, p. 15. 29 Le Mal réside dans tout ce qui est naturel selon Baudelaire, y compris dans le végétal. Le Poète récuse ainsi l'argument de Nature Providence défendu par la philosophie de Rousseau. Le petit sauvage que le flâneur rencontre est affamé, car la nature ne répond pas à ses besoins.
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pour penser comme un héros - un pour tous - pour rappeler les vérités que personne ne
veut entendre - tous contre un. Car comment se racheter de quelque chose qu'on ne
reconnaît pas ?
Passez en revue, analyser tout ce qui est naturel, toutes les actions et tous les désirs du pur homme naturel, vous ne trouverez rien que d'affreux. Tout ce qui est beau et noble est le résultat de la raison et du calcul. Le crime, dont l'animal humain a puisé le goût dans le ventre de sa mère, est originellement naturel. La vertu, au contraire, est artificielle, surnaturelle, puisqu'il a fallu, dans tous les temps et chez toutes les nations, des dieux et des prophètes pour l'enseigner à l'humanité animalisée, et que l'homme, seul, eût été impuissant à la découvrir. Le mal se fait sans effort, naturellement, par fatalité; le bien est toujours le produit d'un art.31
30 Charles Baudelaire, « Le Gâteau» in Le Spleen de Paris, p. 157. 31 Charles Baudelaire, «Le Peintre de la vie moderne» in Œuvres complètes, Paris, Editions du Seuil, 1968, p. 561.
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C. Le dégoût de soi
Lorsque Baudelaire considère le sort de l'humanité, il ne peut s'empêcher de
s'interroger sur sa propre existence. Se sachant homme, le Poète sait qu'il est lui aussi,
comme chaque individu, imprégné du mal naturel et donc vulnérable à ses tentations les
plus simples. Le Poète sent en effet la nature en lui qu'il rejette avec véhémence. Dans le
poème en prose « Le Confiteor de l'artiste », le Poète implore la nature de ne plus le tenter:
Et maintenant la profondeur du ciel me consterne, sa limpidité m'exaspère. L'insensibilité du spectacle, me révolte ... Ah! faut-il éternellement souffrir, ou fuir éternellement le beau? Nature, enchanteresse, laisse-moi! Cesse de tenter mes désirs et mon orgueil !32
La fameuse double postulation que Baudelaire évoque dans ses journaux intimes
place le Poète dans une position de déchirement intérieur qui se manifeste tout au long du
Spleen de Paris:
Il Y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan. L'invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. C'est à cette dernière que doivent être rapportés les amours pour les femmes et les conversations intimes avec les animaux, chiens, chats, etc. Les joies qui dérivent de ces deux amours sont adaptées à la nature de ces deux amours. 33
Selon Baudelaire (voir section précédente), la vertu est toujours le résultat d'un effort
qui pousse l'individu à quitter l'animalité dont il a été rempli; ce qui se fait naturellement,
c'est généralement le mal. Aussi le mal se fait « sans effort », puisqu'il suit l'inclinaison
naturelle de tout homme. En revanche, le bien demande de la part de chacun un effort, une
volonté qui se heurte nécessairement au penchant naturel (donc animal) de l'être - ce que
Baudelaire appelle notamment ici « désir ». C'est en ce sens qu'il entend la vertu comme
32 Charles Baudelaire, « Le Confiteor de l'artiste» in Le Spleen de Paris, p. 149.
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un « artifice », puisqu'elle est créée hors de la Nature, elle est donc «surnaturelle ». Le
bien, c'est la« spiritualité », puisque elle seule contribue à réduire l'animalité de l'homme.
L'esprit permet en effet à l'homme de surpasser la Nature. Le mal en revanche est animal:
il produit le plaisir de suivre ses penchants naturels. Or, ces penchants, le Poète les ressent
aussi. Il sait que sa condition d'homme l'expose au mal et cette situation l'empêche de
s'aimer lui-même:
Ce progrès qui ne pourrait être le fait que de l'individu, et encore à la condition qu'il veuille s'y appliquer, ramène au dandy et à sa morale. Le dandy, certes, a beau vouloir se distinguer, il ne peut faire qu'il ne soit homme, qu'il ne participe du péché, et que d'abord il ne se dégoûte lui-même: «Ah! Seigneur, donnez-moi la force et le courage / De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût! » (Un Voyage à Cythère).34
S'aimer soi-même n'est pas chose facile pour le poète. Baudelaire laisse en effet
transparaître maintes fois dans sa correspondance son abdication et son
découragement, comme en témoigne cette lettre datant de 1845, laquelle annonce son
suicide:
Quand Mlle Jeanne Lemer vous remettra cette lettre, je serai mort. -Elle l'ignore. Vous connaissez mon testament. [ ... ] Je me tue - sans chagrin -. Je n'éprouve aucune de ces perturbations que les hommes appellent chagrin -. Mes dettes n'ont jamais été un chagrin. Rien n'est plus facile que de dominer ces choses-là. Je me tue parce que je ne puis, parce que la fatigue de m'endormir et la fatigue de me réveiller me sont insupportables. Je me tue parce que je suis inutile aux autres. - Et dangerelu: à moi-même.35
Mais 1845, c'est 20 ans avant la rédaction du Spleen de Paris, une période où le
spleen de l'écrivain ne pouvait être contenu, une période où le poète se sentait inutile tant à
33 Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu in Œuvres complètes, Paris, Editions du Seuil, 1968, p. 632. 34 Daniel Vouga, Baudelaire et Joseph de Maistre, Paris, Editions Corti, 1957, p. 123. 35 Charles Baudelaire, «Lettre à Ancelle)} in Correspondance, Paris, Editions Gallimard, 2000, p. 56.
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lui-même qu'aux autres, une période enfin, où seule la mort lui semblait être le remède au
dégoût spleenétique qu'il éprouvait pour sa personne:
Parmi l'énumération nombreuse des Droits de l'homme que la sagesse du XIXe siècle recommence si souvent et si complaisamment, deux assez importants ont été oubliés, qui sont le droit de se contredire et le droit de s'en aller. [ ... ] Et cependant, on peut dire que, sous la pression de certaines circonstances, après un sérieux examen de certaines incompatibilités, avec de fermes croyances à de certains dogmes et métempsycoses, -on peut dire, sans emphase et sans jeu de mots, que le droit au suicide est parfois l'action la plus raisonnable de la
• 36 vie.
Quelques années plus tard, Baudelaire semble avoir retrouvé la force de lutter: «le
vice encore plus dangereux, c'est la lâcheté et le découragement »37, écrit-il à sa mère
dans une lettre datant de février 1865. C'est qu'entre temps, le poète a découvert qu'il
n'était pas si inutile qu'il le croyait. Il a en effet trouvé en l'Art un instrument lui
permettant de dépasser la Nature, de s'élever loin de l'animal qui tache son être et de se
purifier des résidus de la Faute:
Plus l'homme cultive les arts, moins il bande. Il se fait un divorce de plus en plus sensible entre l'esprit et la brute. La brute seule bande bien, et la fouterie est le lyrisme du peuple.38
Mais c'est vraiment dans ses dernières années que Baudelaire prend de plus en plus
conscience du besoin de s'élever spirituellement pour le salut de son âme. Ses journaux
intimes montrent en effet une certaine inquiétude qui frôle même l'obsession39 :
36 Charles Baudelaire, « Edgar Poe, sa vie, ses œuvres» in Œuvres complètes, Paris, Editions du Seuil, 1968, p. 341. 37 Charles Baudelaire, « Lettre à Madame Aupick », p. 32l. 38 Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu, p. 638. 39 Dans les derniers feuillets de Mon cœur mis à llU, Baudelaire semble préoccupé par la notion de mort chrétienne, s'exhortant littéralement à se racheter par le travail poétique (<< devoir »). L'auteur se « remet à Dieu» plusieurs fois et compose même quelques prières. Certains critiques, cependant, remettent en doute la sincérité de l'auteur, prétextant que celui-ci, savant déjà que ces pages seraient un jour publiées, cherchait à faire bonne figure auprès du public. Voir Jérôme Thélot, «La conversion baudelairienne », in L'Année Baudelaire 5, John E. Jackson et Claude Pichois (dir.), Paris, Editions Klincksieck, 1999, pp. 119-144.
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Le goût du plaisir nous attache au présent. Le som de notre salut nous suspend à l'avenir. Celui qui s'attache au plaisir, c'est-à-dire au présent, me fait l'effet d'un homme roulant sur une pente, et qui voulant se raccrocher aux arbustes, les arracherait et les emporterait dans sa chute. Avant tout être un grand homme et un saint pour soi-même.4o
L'Art devient alors un « devoir », un «travail », mots que Baudelaire utilise avec
insistance dans ses journaux intimes: « Il est grandement temps d'agir, de considérer la
minute présente comme la plus importante des minutes, et de faire ma perpétuelle volupté
de mon tourment ordinaire, c'est à dire du Travail! }}41 ; «Fais tous les jours, ce que
veulent le devoir et la prudence. Si tu travaillais tous les jours, la vie te serait plus
supportable. Travaille six jours sans relâche »42 ; « Faire son devoir de tous les jours et se
fier à Dieu pour le lendemain »43 ; «Je suppose que j'attache ma destinée à un travail non
interrompu de plusieurs heures. Tout est réparable. Il est encore temps }}44. Dans la création
poétique, Baudelaire trouve le moyen de s'élever spirituellement, de se détacher de
l'animalité qui est en lui - ce qui l'oblige entre autres à s'isoler. Dans le poème en prose
« A une heure du matin », nous retrouvons ainsi le Poète implorant Dieu de lui permettre de
se racheter par le biais de « quelques beaux vers» :
Mécontent de tous et mécontent de moi, je voudrais bien me racheter et m'enorgueillir un peu dans le silence et la solitude de la nuit. Arnes de ceux que j'ai aimés, âmes de ceux que j'ai chantés, fortifiez-moi, soutenez-moi, éloignez de moi le mensonge et les vapeurs corruptrices du monde, et vous Seigneur mon Dieu! accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis_pas le dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise !4)
40 Charles Baudelaire, MOIl cœur mis à ml, p. 635. 41 Charles Baudelaire, MOIl cœur mis à nu, p. 640. 42 Charles Baudelaire, MOIl cœur mis à nu, p. 641. 43 Charles Baudelaire, MOIl cœur mis à nu, p. 641. 44 Charles Baudelaire, MOll cœur mis à nu, p. 641. 45 Charles Baudelaire, « A une heure du matin» in Le Spleen de Paris, p. 152.
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Si l'Art paraît être le moyen parfait pour Baudelaire, c'est qu'à la différence de ce
qu'il appelle les «paradis artificiels », lesquelles comprennent l'alcool et les drogues, il est
le fruit du travail, de la volonté qui s'est appliquée à faire élever l'âme dans un effort
individuel qui se récompense d'une gratification ou d'une fierté (<< m'enorgueillir »). Au
contraire, par le biais des artifices des drogues et de l'alcool, l'âme n'est pas en
mouvement; elle subit plus ou moins les effets narcotiques et perd la volonté de lutter
contre l'animalité de l'être :
Il n'y a que deux moyens pour échapper à ce cauchemar, - pour l'oublier: le plaisir et le travail. Le plaisir nous use. Le travail nous fortifie. Choisissons. Plus nous nous servons d'un de ces moyens, plus l'autre nous inspire de
, 46 repugnance.
En outre, les effets des « paradis artificiels» sont toujours temporaires, et l'âme de
celui qui s'y adonne tombe plus bas que terre lorsque les drogues se dissipent. Le fait est
que ces moyens rendent pour ainsi dire inconscient: ils atténuent la présence du moi et
entraînent l'oubli temporaire du spleen qui nous ronge, ce qui ne résout en rien le problème
mais ne fait que le suspendre. Baudelaire s'explique ainsi dans« La Chambre double» :
Oublier sa condition par les drogues: 0 béatitude! ce que nous nommons généralement la vie, même dans son expansion la plus heureuse, n'a rien de commun avec cette vie suprême dont j'ai maintenant connaissance et que je savoure minute par minute, seconde par seconde ! Non! Il n'est plus de minutes, il n'est plus de secondes! Le temps a disparu ; c'est l'éternité qui règne, une éternité de délices! Mais un coup terrible, lourd, a retenti à la porte, et comme dans les rêves infernaux, il m'a semblé que je recevais un coup de pioche dans l'estomac. [ ... ] Horreur! je me souviens! je me souviens! Oui! ce taudis, ce séjour de l'éternel ennui, est bien le mien. [ ... ] Dans ce monde étroit, mais si plein de dégoût, un seul objet connu me sourit: la fiole de laudanum; une vieille et terrible amie; comme toutes les amies, hélas ! féconde en caresse et en traîtrises. [ ... ]
46 Charles Baudelaire, Mon cœur mis à llU, p. 640.
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Je vous assure que les secondes maintenant sont fortement et solennellement accentuées, et chacune, en jaillissant de la pendule, dit: - «Je suis la Vie, l'insupportable, l'insupportable Vie! »47
L'isolement du poète lui permet donc de se racheter par le biais de l'Art, du travail
poétique où la volonté tout entière se mobilise pour «monter en grade» et effacer le
dégoût de soi-même, car, comme Baudelaire nous le rappelle si souvent, « être un grand
homme et un saint pour soi-même, voilà l'unique chose importante »48.
47 Charles Baudelaire, « La Chambre double» in Le Spleen de Paris, p. 149. 48 Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu, p. 636.
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D. Le salut de l'Art
L'évolution psychique de Baudelaire serait une démarche absolument désespérée à travers les ténèbres opaques, éclairées seulement par cette lueur incertaine et funèbre de la révolte, et n'aurait à tout prendre pour aboutissement possible que la mort, si le poète n'avait pas porté en lui, dans ses dons d'artiste, la possibilité d'une réalisation qui, elle au moins, ne resterait pas un mirage: la création poétique. Il n'est pas difficile de voir pourquoi, de toutes les choses terrestres, l'art seul pouvait satisfaire les exigences· conjuguées de la nature baudelairienne. Seule, en effet, la poésie, prise dans son sens le plus élevé, poursuit un résultat dans l'absolu tout en tenant compte de la réalité terrestre sous ses aspects matériels. Proprement, elle prend le concret et lui confère une valeur dans l'absolu, -la vertu de la poésie consistant justement dans le fait de rendre sensible le rapport à l'infini et à l'éternel de tel objet, de tel être, de tel moment particulier, ainsi que leur participation à la synthèse universelle.48
L'Art permet au poète de se purifier de l'animalité qui le dégoûte (voir section
précédente). Cependant, il n'affecte pas seulement le poète-créateur, mais également
l'objet de sa poésie. Lorsque Baudelaire, en effet, crée ses poèmes en prose, il inscrit en
même temps dans les sujets traités les caractéristiques qu'il défend au sujet de l'Art, et
notamment le Beau:
Le lyrisme de Baudelaire offre un composé subtil et indissociable de matière et d'esprit. Les expressions abstraites qu'il emploie ne laissent pas de traîner autour d'elles une atmosphère odorante et concrète. Et, d'autre part, les mots désignant les objets les plus triviaux sont incorporés à un rythme, soutenu d'une noblesse de ton, qui les élèvent et leur font prendre place dans les synthèses créées par le poète à l'image de l'universel. En face des créations heureuses du lyrisme baudelairien, il est impossible d'isoler l'élément spirituel de l'élément concret, parce qu'à vrai dire il n'y a pas juxtaposition ni même combinaison de ces deux éléments, mais bien passage de l'un à l'autre.49
48 Robert Vivier, L'Originalité de Baudelaire, Bruxelles, Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises, 1965, p. 111. 49 Robert Vivier, L'Originalité de Baudelaire, p. 112.
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Ainsi se produit la « magie évocatoire» qui cristallise dans l'absolu de la Beauté
les vices et les misères dont le poète nous parle à travers sa poésie. Il y a transcendance
de l'objet poétique sur le plan de la Beauté, transcendance qui agit comme une sorte de
rémission des vices, un effacement de la misère grâce à une poésie qui change la « boue
en or». L'objet poétique des Petits poèmes en prose, c'est le spleen de Paris que
Baudelaire dépouille avec soin, car ce spleen existe réellement aux yeux du Poète, et la
poésie baudelairienne aspire à sensibiliser le regard de l'homme devant la réalité de la
misère universelle. Autrement dit, il n'est pas question ici de nier les faits, de travestir ce
qui est fondamentalement vrai au moment de la perception par l'embellissement de
l'habit poétique, mais plutôt de faire ressortir le spleen universel et de l'élever au-delà de
sa réalité concrète vers une signification ou une récognition spirituelle:
A la différence de la philosophie, la poésie n'achète pas cette promotion des choses terrestres par leur exil définitif du plan matériel. Elle ne dépouille pas les choses de leur réalité, elle ne les tire pas dans l'abstrait; mais elle les tient suspendues sur la frontière du concret et de l'abstrait, et ce qu'elle a d'insaisissable provient justement de ce qu'elle n'est ni l'abstrait, ni le concret, mais la manifestation de leur correspondance. La poésie, pont miraculeux entre la matière et l'esprit. 5o
Ce pont miraculeux qu'est la poésie amène donc à fusionner l'esprit et la matière
conférant ainsi au monde citadin de Paris toute la spiritualité de l'Art. C'est par
l'association des deux (matière concrète et esprit abstrait) que l'on peut tenter de définir
«l'attitude mystérieuse que les objets de la création tiennent devant le regard de
l'homme »51. En d'autres termes, la poésie baudelairienne se veut un moyen de déchiffrer
ce que la Nature tient de secret. Ces vérités cachées, l'Art se donne pour but de les
50 Robert Vivier, L'Originalité de Baudelaire, p. 113. 5\ Charles Baudelaire, « Théophile Gautier» in Œuvres complètes, Paris, Editions du Seuil, 1968, p. 466.
88
démasquer52
, de les faire sortir hors de la Nature, pour leur donner une signification
spirituelle. Le Poète doit donc renier le naturel (au sens péjoratif auquel Baudelaire
l'entend toujours), ou du moins le décomposer pour le recomposer à sa guise. Or, pour ce
faire, quel meilleur instrument que celui de l'Art, spirituel, et donc ennemi de la Nature
participative de la Faute?
Lorsque le poète entreprend, en guise de formulation d'une esthétique moderne, un Eloge du maquillage, on ne doit pas s'étonner d'y lire une dissertation sur la nature; c'est que, derrière la frivolité apparente d'un geste mondain, Baudelaire voit d'abord dans le maquillage un moyen d'effacer la nature, et par conséquent les traces du péché originel. [ ... ] L'artiste par excellence, est d'abord et avant tout un maquilleur [ ... ]. L'art, parce qu'il est toujours, au sens propre du terme, un artifice, s'oppose à la nature en la dénaturant, et tous les artifices, même les plus humbles, ont toujours quelque chose de spirituel et sont signes d'élévation vers « un idéal dont le désir titille sans cesse l'esprit humain non satisfait ». L'art est l'éternel effort de l'humanité pour conquérir une surnature.53
L'Art est donc contre-nature. C'est justement parce qu'il est l'exercice spirituel par
excellence qu'il répugne à se contraindre à la Nature. Baudelaire illustre bien cet
antagonisme dans son poème en prose « Le Confiteor de l'artiste ». Mais ce qui distingue
plus encore l'Art de la Nature, c'est le fait de recourir à une faculté introuvable ailleurs
que chez l'homme (et que chez Dieu sans doute), une sorte de «mémento divin »54,
proprement anti-naturel :
L'imagination est la reine des facultés [ ... ]. L'imagination n'est pas la fantaisie; elle n'est pas non plus la sensibilité, bien qu'il soit difficile de
52 La Nature tient les vérités secrètes selon Baudelaire. Il appartient à l'homme d'essayer de déchiffrer ces vérités, de les extraire de la Nature. Pour accomplir cela., l'homme, l'artiste peut se servir de sa spiritualité grâce à laquelle il peut discerner les analogies universelles et les correspondances. (voir « Correspondances» in Les Fleurs du Mal, p. 46.) 53 Bertrand "Marchal, « Baudelaire, la Nature et le Péché» in Etudes Baudelairiennes XII, Neufchâtel (Suisse), Editions de la Baconnière, 1987, p. 16. 54 Baudelaire utilise cette expression dans Mon cœur mis à llU : « Il y a une religion universelle, faite par les Alchimistes de la Pensée, une religion qui se dégage de l'homme, considérée comme un mémento divin. » Charles Baudelaire, MOIl cœur mis à !lU, p. 636. La critique associe communément cette religion à l'Art.
89
concevoir un homme imaginatif qui ne serait pas sensible. L'imagination est une faculté quasi divine qui perçoit tout d'abord, en dehors des méthodes philosophiques, les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies. 55
L'imagination permet à l'Art de prendre son élan et de se dresser comme une arme
destinée à combattre la Nature. Elle est, pour Baudelaire, la fierté de l'homme, car seule
l'Art, selon le poète, a ce pouvoir de nous faire voir au-delà de la matière, au delà de
notre existence déchue puisque «ce qui est créé par l'esprit est plus vivant que la
matière. »56 L'Art est donc l'optimisme même de l'homme, car il lui ouvre une fenêtre
vers l'absolu (comme une religion), vers un ailleurs, et lui rappelle en même temps son
immortalité:
La soif insatiable de tout ce qui est au-delà, et que révèle la vie, est la preuve la plus vivante de notre immortalité. C'est à la fois par la poésie et à travers la poésie, par et à travers la musique, que l'âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau; et quand un poème exquis amène les larmes au bord des yeux, ces larmes ne sont pas la preuve d'un excès de jouissance, elles sont bien plutôt le témoignage d'une mélancolie irritée, d'une postulation des nerfs, d'une nature exilée dans l'imparfait, et qui voudrait s'emparer immédiatement, sur terre même, d'un paradis révélé [par l'Art]. 57
L'Art est un « phare» 58 qui éclaire les hommes. Il leur rappelle en effet ce passé
oublié, cette perfection perdue pour laquelle ils éprouvent une certaine nostalgie.
L'émotion artistique ou poétique n'est autre que l'expression de la conscience de
l'homme devant son impuissance à rejoindre sa perfection première, du moins, dans son
corps de mortel. L'optimisme de l'Art consiste donc à nous consoler de la mort, puisqu'il
nous fait voir au-delà du « tombeau », au-delà de la matière, bref au-delà de la Nature :
55 Charles Baudelaire, « Notes nouvelles sur Edgar Poe », p. 350. 56 Charles Baudelaire, Mon cœur mis à ml, p. 623. 57 Charles Baudelaire, « Notes nouvelles sur Edgar Poe », p. 352. 58 Baudelaire fait l'éloge de l'Art dans un des poèmes des Fleurs du Mal, intitulé « Les Phares» : « Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage / Que nous puissions donner de notre dignité / Que cet
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La Faute nous a rendus incapables de percevoir et de connaître cette totalité, elle n'en a pas supprimé en nous l'idée, - ni la nostalgie, ni le besoin, souvenir et preuve de notre « grandeur». [ ... ] C'est la présence même des Rubens, des Léonard et des Goya, ce sont leur existence spirituelle, - c'est la simple constatation qu'il existe des « phares» pour qui l'art n'est pas un divertissement mais l'expression même d'une insatisfaction devant la « misère» humaine et par conséquent, en bonne dialectique pascalienne et maistrienne, la preuve de la «grandeur» qui se déduit de la misère. «Nous, poètes et philosophes, - ainsi se termine Le Poème du haschisch - nous avons régénéré notre âme par le travail successif et la contemplation; par exercice assidu de la volonté et la noblesse permanente de l'intention, nous avons créé à notre usage un jardin de vraie beauté. Confiants dans la parole qui dit que la loi transporte les montagnes, nous avons accompli le seul miracle dont Dieu nous ait octroyé la licence! »59
Et ce miracle, on l'aura bien compris, c'est l'Art, c'est ce qui rassure l' homme en
lui montrant qu'il y a quelque chose d'autre après la mort. Cette idée, Baudelaire l'illustre
très bien dans son poème «Une mort héroïque », poème qui montre la splendeur que
l'Art dégage même dans les situations les plus tragiques:
Fancioulle me prouvait, d'une manière péremptoire, irréfutable, que l'ivresse de l'Art est plus apte que toute autre à voiler les terreurs du gouffre; que le génie peut jouer la comédie au bord de la tombe avec une joie qui l'empêche de voir la tombe, perdu, comme il l'est, dans un paradis excluant toute idée de tombe ou de destruction. 60
« Miracle », «paradis », des mots que Baudelaire utilise avec insistance, puisque
l'Art renie la mort: il offre tout simplement l'immortalité par sa présence même. Et ce
n'est pas un hasard si Baudelaire, rendant hommage à Liszt dans un poème sur l'Art,
parle en ces termes: «Philosophe, poète et artiste, je vous salue en l'immortalité »61.
C'est que ce témoignage de respect ne figure pas n'importe où, mais dans un poème,
c'est-à-dire dans une œuvre d'art, spirituelle, qui immortalise cette hommage:
ardent sanglot qui roule d'âge en âge / Et vient mourir au bord de votre éternité! » Charles Baudelaire, « Les Phares}) in Les Fleurs du Mal, p. 48. 59 Daniel Vouga, Baudelaire et Joseph de Maistre, p. 190. 60 Charles Baudelaire, « Une mort héroïque}) in Le Spleen de Paris, p. 167. 6\ Charles Baudelaire, « Le Thyrse» in Le Spleen de Paris, p. 173.
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Dans le miracle de l'art, Baudelaire a pu résoudre le problème posé par le contact de son aspiration psychique avec la vie concrète. Sur cette terre où règne le transitoire, il a su isoler l'indestructibilité de certains rapports entre les choses, et il a traduit ces rapports au moyen d'une forme artistique aussi parfaite que possible, et par là même c~able de durer aussi longtemps que vivra le langage où elle a été conçue.
Si l'Art immortalise, l'artiste est, logiquement, une sorte de sauveur, car la matière
qui se répand dans son art bénéficie des propriétés «quasi divine[s] » mentionnées par
Baudelaire. Mais tout Art, comme Baudelaire nous l'explique dans «Le thyrse »,
demande un travail, une lutte, une volonté, que le Poète, dans son exil, dans son
isolement, a décidé de mettre au service des autres, au service de Paris, mais également
au service de l'universel:
« Rester caché du monde », voilà qui explique en effet la «différence» dont Baudelaire se plaint - ou se glorifie. Rester caché du monde, - parce que le monde ne sait pas que cet« étranger», en fait, est une victime expiatoire; il ne le sait pas, il n'a pas à le savoir, à moins de prendre conscience de sa propre misère, de sa propre impuissance. [ ... ] L'art aussi, en effet, est prostitution. Et non pas parce que l'artiste aurait à se rabaisser en se livrant à tous, mais parce qu'il se donne en sacrifice pour tous, parce qu'il consent à subir pour les autres, à vivre sa «vie damnée» pour qu'il y ait au moins un témoin de la Providence, une présence obstinée et fidèle parmi l'humanité« folle maintenant comme elle l'était jadis ». [ ... ] La seule victoire qui soit vraiment une victoire, et qui qualifie vraiment le « grand homme », c'est celle [ ... ] qui n'est remportée contre personne, mais pour quelque chose, - et pour les autres. Le grand homme, oui, est «vainqueur de toute sa nation », mais rien ne dit que la nation doive se sentir, elle, vaincue et humiliée; rien ne dit qu'elle ne participe pas, à son tour, de la victoire.63
C'est ainsi que l'Art permet au Poète d'effectuer une tâche humaniste en élevant
l'humanité hors de sa déchéance: le Poète est alors «un grand homme », mais un grand
homme qui n'est reconnu de personne, et qui, dans sa détermination artistique, ne cherche
62 Robert Vivier, L'Originalité de Baudelaire, p. 115. 63 Daniel Vouga, Baudelaire et Joseph de Maistre, p. 205.
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même pas la gratitude de ceux pour qui il se sacrifie, ce qui fait de lui, sans doute, « un
Saint )}.
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Conclusion
A. Epilogue
Le cœur content, je suis monté sur la montagne D'où l'on peut contempler la ville en son ampleur, Hôpital, lupanar, purgatoire, enfer, bagne,
Où toute énormité fleurit comme une fleur, Tu sais bien, ô Satan, patron de ma détresse, Que je n'allais pas là pour répondre un vain pleur ;
Mais comme un vieux paillard d'une vieille maîtresse, Je voulais m'enivrer de l'énorme catin Dont le charme infernal me rajeunit sans cesse.
Que tu dormes encor dans les draps du matin, Lourde, obscure, enrhumée, ou que tu te pavanes Dans les voiles du soir passementés d'or fin,
Je t'aime, ô capital inTame ! Courtisanes Et bandits, tels souvent vous offrez des plaisirs Que ne comprennent pas les vulgaires profanes. 1
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Ainsi se termine l'aventure du flâneur. Lui que les vers gardaient si loin du monde, il
a décidé de se mêler aux hommes, de se frotter à leurs vices, de se plonger dans l'infâme
Catin pour voir et dire qu'il « a été ». Toujours curieux, toujours ivre d'inconnu, le Poète
s'est ouvert au monde et s'est sali de sa boue. A présent satisfait de son expérience, le
flâneur s'en retourne. Il regarde une dernière fois Paris, et que y voit-il? La misère dans
toute son intensité: la maladie (hôpital), le vice (lupanar), la souffrance (purgatoire),
l'orgueil (enfer), bref la condamnation humaine (bagne). Un vers qui traduit le Mal qui
s'abat sur l'homme, un mal grandissant toujours, naturellement, comme une fleur. Ce Mal,
le Poète l'a côtoyé; il en a noté les effets sur l'homme. Mais après tout, n'était-ce pas là
1 Charles Baudelaire, « Epilogue» in Le Spleen de Paris, Œuvres complètes, Paris, Editions du Seuil, 1968, p.185.
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son intention même? Entrer dans le gouffre inconnu, non pas pour y noyer sa misère, mais
pour connaître celle de l'humanité: «je n'allais pas là pour répandre un vain pleur ».
Mais «connaître» n'était pas assez pour le Poète, il a donc choisi de prendre la
misère universelle sur ses épaules (<<je voulais m'enivrer de l'énorme catin »), et de porter
la lourde Chimère le long de son itinéraire, par amour, par charité, par « devoir », cueillant
sur son passage les fleurs que le Mal plantait. Et puis de ces fleurs spleenétiques, le Poète
en a fait un bouquet, enveloppant le charmant cadavre d'un dernier habit, d'un linceul qu'il
savait éternel: la prose poétique. Et quel beau bouquet! Maintenant, le Poète repart,
« content» d'avoir prouvé une seconde fois que le Mal n'exclut jamais le Beau, même
dans la prose (<< Dont le charme infernal me rajeunit sans cesse») ! Il scelle le linceul de
quelques vers, le met en terre, et s'en retourne, fier, d'avoir fait son devoir, comme un
« grand homme» et un « saint», confiant qu'un autre Poète viendra un jour prendre la
relève.
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B. Un solitaire solidaire?
Pouvons-nous alors au terme de ce mémoire affirmer que notre Poète est solidaire de
la multitude? En se rapprochant des hommes, en témoignant sa sympathie envers la misère
universelle, en se prostituant en faveur des plus misérables et en se sacrifiant
poétiquement, le flâneur prouve qu'il ne reste pas de glace devant le spleen universel.
Même sa solitude se met au service de l'humanité par la création poétique. A la
problématique de départ, nous répondrons donc par l'affirmatif, avec une réserve
cependant, que cette solidarité s'accompagne d'une certaine colère. C'est que le Poète reste
insatisfait, non de lui-même, mais de l'homme en général, inconscient et veule. L'humanité
n'avancera pas tant qu'elle ne manifestera pas une certaine volonté à comprendre sa
condition, à progresser moralement. Et le Poète patiente, seul, au bord de la société,
confiant que les hommes sauront un jour se reprendre. Mais en attendant, dans sa solitude
la plus navrée, le Poète fait son «travail» en dénonçant la vie, le vice et le Mal, pour
sensibiliser l'homme à sa déchéance: «Quand j'aurai inspiré le dégoût et l'horreur
universels, j'aurai conquis la solitude. »2
Au début de ce mémoire, nous annoncions notre intention d'expliquer Baudelaire par
Baudelaire autant que possible. Concluons en citant ce passage extrêmement émouvant,
tiré de son« journal intime» :
Quant à moi qui sens quelquefois en moi le ridicule d'un prophète, je sais que je n'y [la société] trouverai jamais la charité d'un médecin. Perdu dans ce vilain monde, coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont l'œil ne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et
2 Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu in Œuvres complètes, Paris, Editions du Seuil, 1968, p. 627.
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amertume, et devant lui qu'un orage où rien de neuf n'est contenu, ni enseignement, ni douleur. Le soir où cet homme a volé à la destinée quelques heures de plaisir, bercé dans sa digestion, oublieux - autant que possible - du passé, content du présent et résigné à l'avenir, enivré de son sang-froid et de son dandysme, fier de n'êfre pas aussi bas que ceux qui passent, il se dit en contemplant la fumée de son cigare: Que m'importe où vont ces consciences? Je crois que j'ai dérivé dans ce que les gens du métier appellent un horsd' œuvre. Cependant, je laisserai ces pages, - parce que je veux dater ma tristesse.3
Ce passage résume parfaitement en quelques lignes la pensée du Poète: tout y est dit,
tout peut y être ressenti, tout reste à faire.
3 Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu, pp. 629-630.
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Bibliographie
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