la recherche de l’autosuffisance chez aristote

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Université de Montréal La recherche de l’autosuffisance chez Aristote La rencontre entre l’éthique et la politique par Jean-Nicholas Audet Département de philosophie Faculté des Arts et des Sciences Mémoire présenté à la Faculté des Arts et des Sciences en vue de l’obtention du grade de maître ès art (M.A.) en philosophie option recherche Août 2010 © Jean-Nicholas Audet, 2010

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Page 1: La recherche de l’autosuffisance chez Aristote

Universiteacute de Montreacuteal

La recherche de lrsquoautosuffisance chez Aristote

La rencontre entre lrsquoeacutethique et la politique

par

Jean-Nicholas Audet

Deacutepartement de philosophie

Faculteacute des Arts et des Sciences

Meacutemoire preacutesenteacute agrave la Faculteacute des Arts et des Sciences

en vue de lrsquoobtention du grade de maicirctre egraves art (MA)

en philosophie

option recherche

Aoucirct 2010

copy Jean-Nicholas Audet 2010

ii

Universiteacute de Montreacuteal

Faculteacute des Arts et des Sciences

Ce meacutemoire intituleacute

La recherche de lrsquoautosuffisance chez Aristote

La rencontre entre lrsquoeacutethique et la politique

preacutesenteacute par

Jean-Nicholas Audet

a eacuteteacute eacutevalueacute par un jury composeacute des personnes suivantes

M David Picheacute

preacutesident-rapporteur

M Louis-Andreacute Dorion

directeur de recherche

M Richard Bodeacuteuumls

membre du jury

Reacutesumeacute

Ce meacutemoire vise agrave mieux comprendre lutilisation du concept dautarcie agrave loeuvre

dans les eacutecrits dAristote et ce faisant agrave nous amener agrave une meilleure compreacutehension du

lien entre leacutethique et la politique dans la penseacutee aristoteacutelicienne Pour ce faire nous

commenccedilons tout dabord par distinguer deux types dautarcie agrave savoir ce que nous

appellerons dans la suite lautarcie divine et lautarcie humaine Lautarcie divine doit ecirctre

comprise comme le fait de se suffire pleinement agrave soi-mecircme de la maniegravere la plus

rigoureuse qui soit et cette autarcie nest agrave proprement parler attribuable quau divin

Lautarcie humaine quant agrave elle est celle qui est agrave loeuvre dans la deacutefinition que donne

Aristote de la citeacute agrave savoir quelle est un regroupement autarcique de personnes visant agrave

vivre et agrave bien vivre Par la suite nous montrons que la pratique de la philosophie qui est

deacutecrite comme une pratique autarcique en EN X est difficilement conciliable avec les

activiteacutes de la citeacute et la constitution dune communauteacute politique En effet comme cest le

besoin qui doit jouer le rocircle de ciment de la citeacute il est difficile de voir comment la

philosophie peut sinseacuterer dans le cadre eacutetatique de la citeacute eacutetant donneacute quelle nest daucune

utiliteacute et quelle est rechercheacutee pour elle-mecircme Toutefois puisquAristote ne preacutesente

jamais la cohabitation de la philosophie avec les autres activiteacutes de la citeacute comme

probleacutematique nous tentons de voir comment il est possible de concilier la pratique de la

philosophie avec la neacutecessiteacute pour lindividu de vivre en citeacute Cest en examinant la notion

de loisir que nous en venons agrave conclure que la philosophie doit y ecirctre releacutegueacutee afin de

pouvoir ecirctre pratiqueacutee Cest aussi en associant la philosophie au loisir et en eacutetudiant le rocircle

que celui-ci doit jouer au sein de la citeacute que nous sommes en mesure de voir se dessiner le

lien entre leacutethique et la politique

Mots-cleacutes Aristote autarcie autosuffisance eacutethique politique loisir

Abstract

This dissertation tries to gain a better understanding of the concept of autarkeia

which is present in the writings of Aristotle Doing this we are also able to get a clearer

idea of the link between ethics and politics in the aristotelian thought In order to achieve

this we start by distinguishing two types of self-sufficiency the divine self-sufficiency and

the human self-sufficiency The divine self-sufficiency is to be understood as the fact of

being fully self-sufficient in the most rigorous way Strictly speaking it is only the divine

that can be granted of such a self-sufficiency On the other hand the human self-sufficiency

is the one effective in the aristotelian definition of the polis which is the self-sufficient

grouping of persons aiming at living and good living After that we show that the practice

of philosophy which is described as a self-sufficient activity in NE X is hardly possible as

an activity of the polis and cannot participate in bringing a polis to life This is founded in

the fact that for Aristotle it is the needs that keep people together united in a polis and

considering that it is difficult to see how philosophy could be part of this because it is

totally useless and searched for itself However we try to see how it would be possible to

conciliate the practice of philosophy with the necessity for a human to live in a polis

because Aristotle never speaks of it as being problematic The answer of this so-called

problem is to be found in the notion of leisure by relegating philosophy to this part of a

human life in order for it to be practiced It is also by associating philosophy and leisure

that we can draw the link between ethics and politics

Keywords Aristotle autarkeia self-sufficiency ethics politics leisure

Table des matiegraveres

0 Introduction 1

1 Autarcie divine et autarcie humaine 6

11 Autarcie divine 7

12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage 9

13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme17

14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme29

15 Lrsquoautarcie humaine 37

16 La citeacute comprise par lanalogie du tout organique43

2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine53

21 Lamitieacute politique 53

22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie 57

221 Linutiliteacute de la philosophie57

222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie60

223 Lessence de la philosophie 66

23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute69

24 Lami philosophe 74

3 Philosophie loisir et politique78

31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile 78

311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires79

312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir 84

32 Vie totale et vie partielle90

33 Eacuteducation loisir et limite du politique98

4 Conclusion112

Bibliographie 117

Textes et traductions 117

Eacutetudes 118

Agrave ma sœur Joannie

que jrsquoaurais aimeacute voir grandir

Remerciements

Je tiens tout drsquoabord agrave remercier mon directeur Louis-Andreacute Dorion pour toute

lrsquoaide qursquoil a pu mrsquoapporter et pour le deacutesir de rigueur intellectuelle qursquoil a su mrsquoinculquer

Je tiens aussi agrave remercier tous ceux et celles qui au cours de mon parcours acadeacutemique

mrsquoont entendu (peut-ecirctre trop) prononcer le nom drsquoAristote sans jamais tenter de reacutefreacutener

mes eacutelans enthousiastes Comment drsquoailleurs teacutemoigner ma reconnaissance envers mes

parents qui malgreacute qursquoils ignoraient presque totalement lrsquoobjet de mes recherches nrsquoen ont

pas pour autant cesseacute de mrsquoappuyer et de mrsquoencourager Pour tout cela je leur dis merci

sachant tregraves bien que je ne pourrai jamais leur rendre tout ce qursquoils mrsquoont donneacute

0 Introduction

Dans son roman La petite fille qui aimait trop les allumettes Gaeacutetan Soucy nous

plonge dans un univers quon ne saurait trop comment deacutecrire Il deacutepeint la vie dun fregravere et

dune sœur ayant eacuteteacute coupeacutes du monde par leur pegravere et qui agrave la mort de celui-ci doivent

tenter dinteragir par eux-mecircmes avec les habitants du village pregraves duquel ils habitent Eacutetant

donneacute que ce sont leurs premiers rapports seacuterieux avec une socieacuteteacute organiseacutee les relations

quils tentent deacutetablir sont plus que difficiles et le tout tourne au drame assez rapidement

On en vient mecircme agrave se demander si les deux enfants sont bel et bien des ecirctres humains

eacutetant donneacute leur incapaciteacute flagrante agrave entrer en contact avec la laquo civilisation raquo Ce roman

nous force entre autres agrave nous demander ce qui est neacutecessaire pour atteindre pleinement

notre humaniteacute Peut-on vraiment ecirctre humain en dehors dune socieacuteteacute donneacutee laquo Lhomme

est par nature un animal politique raquo (Pol 1253a2-3)1 disait deacutejagrave Aristote et laquo celui qui est

hors-citeacute naturellement bien sucircr et non par le hasard des circonstances est soit un ecirctre

deacutegradeacute soit un ecirctre surhumain raquo (Pol 1253a3-5) Ces consideacuterations provenant de

lAntiquiteacute ne sont donc pas sans trouver eacutecho mecircme agrave notre eacutepoque

La question qui est donc poseacutee vise agrave savoir ce dont on a besoin pour reacutealiser notre

humaniteacute et la maniegravere par laquelle on peut y arriver ou autrement dit comment pouvons-

nous combler nos besoins Peut-on le faire sans apport exteacuterieur comme avaient tenteacute de le

faire les personnages du roman ou avons-nous plutocirct besoin de nous allier agrave nos

congeacutenegraveres Cette question en est une qui a eacuteteacute deacutebattue pendant lAntiquiteacute et la notion qui

y est au centre agrave savoir celle du besoin est probablement lune de celles qui est le plus

1 Sauf avis contraire nous citons la traduction des Politiques de Pellegrin

2

difficile agrave comprendre pour un lecteur contemporain Lorsque quelquun aborde la

philosophie antique pour la premiegravere fois il est freacutequent quil ne sy retrouve pas tant la

charge conceptuelle des diffeacuterents concepts agrave lœuvre est diffeacuterente de ce agrave quoi nous

sommes habitueacutes Pourtant les mots utiliseacutes se retrouvent pratiquement tous dans notre

vocabulaire de maniegravere plus ou moins courante On na quagrave penser aux termes de vertus

de justice de bonheur ou dutiliteacute Il faut savoir se replonger dans lesprit de leacutepoque afin

decirctre en mesure de bien comprendre les textes et den faire ressortir toutes leurs richesses

Cest ainsi que le concept de neacutecessiteacute ou plutocirct de besoin semble ecirctre lun des concepts qui

donnent le plus de mal aux neacuteophytes Pour nous comme pour les Grecs un besoin est

quelque chose dont on ne saurait se passer Jusque lagrave il ne semble pas y avoir

dincompatibiliteacute notable entre la compreacutehension contemporaine du mot et celle veacutehiculeacutee

dans les textes des anciens philosophes Lagrave ougrave la penseacutee grecque se diffeacuterencie de la nocirctre

cest dans la rigueur de son concept de besoin Platon ou Aristote nauraient probablement

jamais oseacute dire quils avaient besoin du tout nouvel ordinateur ou dune nouvelle coupe de

cheveux Le vocabulaire de la neacutecessiteacute se limite aux choses qui ne peuvent ecirctre autrement

Si je veux vivre je nai dautre choix que de manger boire et dormir Cest agrave ce niveau que

se situe le besoin pour les philosophes grecs Cela ne veut pas dire que les excegraves neacutetaient

pas preacutesents dans lAntiquiteacute au contraire mais simplement que le fait de se suffire du

neacutecessaire eacutetait beaucoup plus mis de lavant que de nos jours Combien de philosophes

eacutetaient vus comme des ascegravetes vivant dans la pauvreteacute bien que ce ne fucirct eacutevidemment pas

le cas de tous Rappelons-nous seulement de lanecdote quAristote rapporte au sujet de

Thalegraves de Milet et qui relate les moqueries que subissait ce dernier ducirc au fait que la

philosophie ne lui apportait pas de richesses (Pol 1259a6-9)

Dans cette conception du besoin un autre concept est venu agrave prendre une large part

de lactiviteacute philosophique dans lAntiquiteacute bien quil ne soit pas tregraves eacutetudieacute par nos

contemporains Il sagit bien sucircr du concept dautosuffisance concept tregraves cher agrave toute la

tradition ancienne Se suffire agrave soi-mecircme ecirctre autarcique cela ne signifie pas ecirctre sans

besoins -car cela nest que le fait des dieux- mais plutocirct decirctre en mesure de les satisfaire

par soi-mecircme sans laide des autres Et cest lagrave que le deacutebat samorce est-il possible de se

suffire agrave soi-mecircme et mecircme dans la neacutegative cela vaut-il la peine dessayer Pour voir agrave

quel point les opinions divergent face agrave cette question on peut sen remettre aux deux

ceacutelegravebres disciples de Socrate agrave savoir Platon et Xeacutenophon Le premier est celui qui met en

scegravene un Socrate qui se moque dHippias se targuant de tout fabriquer lui-mecircme (Hippias

mineur 368b-e) alors que le deuxiegraveme est celui qui deacutecrit un Socrate dont le but ultime est

de sassimiler agrave la diviniteacute en se suffisant pleinement agrave lui-mecircme dun point de vue mateacuteriel

(Meacutemorables I 6) Il ny a pas agrave dire le fosseacute est immense Pour Platon il est tout

simplement impossible quun homme puisse se suffire agrave lui-mecircme alors que pour

Xeacutenophon il serait possible dy arriver par lexercice de lἐγκράτεια et de la καρτερία Degraves

lors ce sont deux maniegraveres complegravetement diffeacuterentes qui seront mises de lavant pour

assurer que les besoins des individus soient combleacutes Si on prend lexemple de La

Reacutepublique on voit que Platon quoi que puisse dailleurs en penser Aristote (Pol II 2)

vise agrave eacuteriger une citeacute dans laquelle lorganisation qui y serait preacutesente permettrait agrave tout un

chacun de voir ses besoins combleacutes et cela serait permis par une speacutecialisation du travail

3

4

augmentant lefficaciteacute dans lexercice de chacune des tacircches essentielles Au contraire

Xeacutenophon met plutocirct de lavant une certaine ascegravese personnelle visant agrave sapprocher de la

diviniteacute par le fait de limiter ses besoins le plus possible de maniegravere agrave ecirctre autarcique

individuellement (Meacutemorables I 6) Dun cocircteacute la neacutecessiteacute de reacutepondre agrave ses besoins ne se

fait uniquement que par le biais de la citeacute et de son organisation alors que de lautre elle est

prise en charge par une attitude individuelle qui ne fait pas appel agrave la citeacute mais vise une

autosuffisance mateacuterielle Lexposeacute que nous venons de faire de ces deux doctrines est

eacutevidemment assez caricatural mais on peut tout de mecircme y voir deux tendances majeures

en ce qui a trait agrave la question de latteinte de lautarcie et de la possibiliteacute de subvenir agrave nos

besoins

Cest sans doute dans un tel contexte qua ducirc eacutemerger la penseacutee dAristote Bien que

pour lui lautarcie mateacuterielle individuelle ne puisse pas ecirctre atteinte il faut savoir quil ne

laisse pas pour autant de cocircteacute limportance de reacutepondre agrave nos besoins physiques Toutefois

il ne prend jamais le parti de Xeacutenophon en disant quil faut restreindre nos besoins de

maniegravere agrave sassimiler au divin Pour lui comme ceacutetait deacutejagrave le cas pour Platon la diviniteacute ne

doit pas ecirctre comprise dun point de vue mateacuteriel et lautarcie qui lui est associeacutee ne sera

donc pas de cet ordre Pour Aristote comme nous le verrons en deacutetail dans le cadre de notre

travail lautarcie dont jouit la diviniteacute est une autarcie de type intellectuel Cest-agrave-dire

quen ce qui a trait agrave la pratique de lactiviteacute intellectuelle le divin se suffit entiegraverement agrave

lui-mecircme de la maniegravere la plus rigoureuse qui soit Mais si lautarcie divine nest que de

type intellectuel il est pertinent de se demander en quoi sa recherche peut nous aider agrave

reacutepondre agrave nos besoins de tous les jours Autrement dit comment les citoyens dune citeacute

peuvent-ils survivre si lautosuffisance qui est mise de lavant nest pas mateacuterielle

Il nous semble que le geacutenie dAristote reacuteside en partie dans la reacuteponse quil va

donner agrave cette question Cest par une sorte de fusion de leacutethique et de la politique quil en

viendra agrave mieux organiser la citeacute et la vie personnelle des diffeacuterents citoyens de telle sorte

que la recherche de lautarcie divine nentre plus en contradiction avec la neacutecessiteacute de

reacutepondre agrave nos besoins mateacuteriels Cest donc agrave cette question que nous tenterons de

reacutepondre dans le preacutesent travail comment Aristote fait-il pour parvenir agrave faire cohabiter

lautarcie intellectuelle individuelle avec lautarcie mateacuterielle collective Pour y arriver

nous commencerons par montrer que lautarcie se deacutefinit bel et bien de deux maniegraveres

diffeacuterentes dans la penseacutee aristoteacutelicienne Cette distinction nous amegravenera agrave voir que la

recherche de lautarcie divine par la pratique de la θεωρία peut sembler incompatible avec

les activiteacutes de la citeacute et quil peut de ce fait sembler impossible quelle puisse ecirctre promue

comme une activiteacute leacutegitime Par la suite cette conclusion temporaire nous forcera agrave

chercher une maniegravere de reacuteconcilier la pratique de la philosophie avec le cadre politique de

la citeacute aristoteacutelicienne et cest en faisant appel agrave leacutetude que fait Aristote du loisir que nous y

parviendrons

5

6

1 Autarcie divine et autarcie humaine

Dans lrsquoœuvre eacutethique et politique drsquoAristote on peut voir se profiler deux concepts

drsquoautarcie agrave savoir un concept drsquoautarcie collective et un concept drsquoautarcie individuelle2

Vaguement disons que lrsquoautarcie collective est celle que vise la citeacute (Pol 1252b25-30)

tandis que lrsquoautarcie individuelle serait plutocirct celle que possegravede le sage qui pratique la

θεωρία (EN X 6-8)3 Ce que nous voudrions montrer en deacutebutant est qursquoil est juste de

deacutefinir deux types drsquoautarcie mais qursquoau lieu de comprendre ces deux types selon

lrsquoopposition collectifindividuel il vaudrait mieux pour bien rendre compte de la penseacutee

drsquoAristote concevoir cette diffeacuterence agrave partir de lrsquoopposition entre lrsquohumain et le divin

Crsquoest ainsi que nous parlerons plutocirct drsquoautarcie humaine et drsquoautarcie divine4 en nous

basant sur un texte de la Grande Morale5 Bien entendu vu le statut particulier de ce texte

nous montrerons que cette distinction peut se deacuteduire drsquoautres ouvrages dont lrsquoauthenticiteacute

nrsquoest pas mise en doute et nous ne lui emprunterons que la terminologie Cette distinction

nous amegravenera agrave voir que la recherche de lautarcie ne doit pas toujours se comprendre de la

mecircme maniegravere et que leur recherche commune est peut-ecirctre incompatible En effet

lautarcie divine sera lobjet dune quecircte individuelle et aura donc une viseacutee eacutethique alors

que lautarcie humaine sera lobjet dune quecircte collective et aura donc une viseacutee politique

2 Voir notamment Brown agrave paraicirctre3 Sauf avis contraire nous citons la traduction de lEacutethique agrave Nicomaque de Bodeacuteuumls4 Cette distinction est aussi faite par Pierre Aubenque dans son Appendice 1 sur lrsquoamitieacute chez Aristote (dans La prudence chez Aristote 2004 pp179-183)5 laquo Notre examen ne porte pas sur lrsquoautarcie divine mais sur celle de lrsquohomme raquo MM 1213a8-10 Dans le passage qui entoure cette phrase lrsquoauteur de la Grande morale tente de montrer que mecircme si lrsquohomme sage imite le dieu et que le dieu se suffisant pleinement agrave lui-mecircme nrsquoa pas drsquoamis on ne peut pas conclure que lrsquohomme sage par conseacutequent nrsquoa pas drsquoamis non plus justement parce que lrsquoautarcie propre agrave chacun nrsquoest pas agrave comprendre de la mecircme maniegravere

Dans cette mesure nous devrons nous demander si la recherche individuelle se fait au

deacutetriment de la recherche collective et sil est possible de rechercher lautarcie divine dans

la cadre politique de la citeacute

11 Autarcie divine

Commenccedilons par deacutecrire ce que nous appelons lrsquoautarcie divine De prime abord

on pourrait penser que cette autarcie est celle deacutecrite au livre X de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque

lorsqursquoAristote parle de la θεωρία Comme nous le verrons cela nrsquoest pas tout agrave fait exact

En effet nous tenterons de montrer que lrsquohomme ne peut pas atteindre cette autarcie Cette

conception de lrsquoautarcie divine est en fait une tentative de deacutefinir lrsquoautarcie de la maniegravere la

plus rigoureuse possible Dans toute cette rigueur nous verrons que cette autarcie nrsquoest

eacutevidemment attribuable quau divin Pour y arriver il nous faut expliquer comment Aristote

conccediloit la vie du divin puis nous la comparerons avec la vie du sage pour bien en montrer

toute lrsquoincompatibiliteacute

Comme Aristote lrsquoaffirme lui-mecircme il faut drsquoabord consideacuterer que le divin est bel et

bien vivant (Meta Λ 1072b25-30)6 au mecircme titre que les humains Le fait drsquoecirctre en vie

neacutecessite aussi une activiteacute puisque crsquoest le fait drsquoecirctre animeacute drsquoune certaine maniegravere qui

permet drsquoattribuer la vie Ainsi Aristote soutient que laquo comme le fait de vivre srsquoentend de

plusieurs faccedilons nous preacutetendons qursquoil y a vie lagrave ougrave se trouve ne serait-ce qursquoune seule

quelconque des manifestations telles que lrsquointelligence la sensation le mouvement local et

le repos ou encore le mouvement nutritif deacutepeacuterissement et croissance raquo (DA 413a20-26)7

Il faudra donc que le philosophe attribue au moins lrsquoune de ces faculteacutes au premier moteur

6Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Meacutetaphysique de Tricot7Sauf avis contraire nous citons la traduction du Traiteacute de lacircme de Bodeacuteuumls

7

8

Eacutevidemment crsquoest lrsquoactiviteacute intellectuelle qui le caracteacuterise et aucune autre de ces

laquo manifestations raquo ne peut lui ecirctre attribueacutee On ne peut pas lui donner la vie nutritive

parce que cela impliquerait un changement dans la nature eacuteternelle du premier moteur ni le

mouvement local car le premier moteur se doit drsquoecirctre immobile pour des raisons de

physique qui ne valent pas la peine drsquoecirctre expliqueacutees ici8 ni la sensation car le premier

moteur est immateacuteriel et que la sensation ne peut pas se passer de corps (DA 403a5-10)

Preacutecisons maintenant en quoi consiste cette activiteacute du premier moteur laquo Sa vie

[διαγωγή]9 agrave lui reacutealise la plus haute perfection raquo (Meta Λ 1072b14) Aristote srsquoefforce

de deacutecrire cette perfection en Λ7 et Λ9 Il y affirme que cette activiteacute a pour objet ce qui

est le meilleur et qursquoelle srsquoexerce de maniegravere continue et eacuteternelle (Meta Λ 1072b25-30

1075a5-10) Par ailleurs laquo lrsquointelligence suprecircme se pense donc elle-mecircme puisqursquoelle est

ce qursquoil y a de plus excellent et sa penseacutee est la penseacutee de la penseacutee raquo (Meta Λ 1074b25-

35) De cela on peut faire ressortir quelques aspects aidant agrave caracteacuteriser lrsquoautarcie divine

En effet srsquoayant lui-mecircme pour objet drsquointellection on peut conclure qursquoil se suffit

parfaitement agrave lui-mecircme quant agrave lrsquoexercice de son activiteacute De plus cette activiteacute eacutetant

eacuteternelle et continue on voit que le premier moteur nrsquoa absolument pas besoin drsquoaucun

apport exteacuterieur pour vivre montrant ainsi une autarcie totale agrave tous les points de vue Il est

inengendreacute eacuteternel continuellement en acte et nrsquoa besoin que de lui-mecircme pour son

activiteacute Lrsquoautarcie qui se preacutesente agrave ce niveau est bien une autarcie qursquoon peut qualifier

drsquoindividuelle et ne peut srsquoappliquer qursquoau premier moteur On pourrait aussi se demander

dans quelle mesure les astres qui sont consideacutereacutes comme divins par Aristote (eg Meta Λ

8 Agrave ce sujet voir Physique VIII9 Ce mot est aussi employeacute par Aristote pour reacutefeacuterer aux genres de vie de lrsquohomme par exemple une vie de loisir [πρὸς τὴν ἐν τῇ διαγωγῇ σχολὴν] (Pol 1338a10)

1074b1-10) possegravedent aussi une telle autarcie10 Cependant comme notre but est de faire

un lien avec le sage et que crsquoest par lrsquoactiviteacute intellectuelle que ce lien peut ecirctre fait nous

laisserons la question de cocircteacute11 eacutetant donneacute que le premier moteur est lrsquoexemple drsquoune

activiteacute intellectuelle parfaite

12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage

Avant de comparer les activiteacutes du premier moteur et de lrsquohomme sage il est

important de voir que pour Aristote cet homme pris individuellement nrsquoest autarcique

dans la mesure ougrave il peut lrsquoecirctre que dans son rapport agrave lrsquoactiviteacute qui lui est propre agrave savoir

la θεωρία12 Aristote est tregraves clair agrave ce sujet affirmant qursquo laquo il faudra aussi le confort

exteacuterieur agrave celui qui est un homme Agrave elle seule en effet la nature humaine ne suffit pas

pour meacutediter Au contraire il faut encore avoir un corps sain disposer de nourriture et de

10 Contrairement agrave ce quon pourrait croire lorsquAristote affirme dans son Traiteacute du ciel que laquo les ecirctres de lagrave-bas [sont] [hellip] inalteacuterables et impassibles ils ont la meilleure et la plus autonome (ἀυταρκεστάτην) des vies raquo (279a20-22 trad DalimierPellegrin) il ne fait pas reacutefeacuterence aux astres mais bien aux laquo ecirctres qui sont disposeacutes au-dessus de la translation la plus exteacuterieure raquo (DC 279a20) Eacutetant donneacute quaucun corps nest en mesure de se trouver au-delagrave de cette limite (DC 278b25-279a18) il est clair que les astres qui ont une nature corporelle ne peuvent donc pas ecirctre deacutesigneacutes en 279a20-22 Dalimier et Pellegrin notent que trois hypothegraveses ont eacuteteacute avanceacutees depuis lAntiquiteacute quant agrave savoir agrave quoi le Stagirite fait reacutefeacuterence dans ce passage (2004 p422 n7) agrave savoir soit la sphegravere des fixes soit des reacutealiteacutes noeacutetiques ou encore le premier moteur Ces deux commentateurs croient cependant que lhypothegravese du premier moteur est difficile agrave soutenir ducirc agrave lutilisation du pluriel Toutefois en consideacuterant quAristote fait intervenir une multipliciteacute de moteurs dans sa Meacutetaphysique (1074a1-15) il nous semble plus que vraisemblable que ces moteurs soient ici ce qui est deacutesigneacute en 279a20 car dans la mesure ougrave ils sont laquo immobiles et sans eacutetendue raquo (Meta 1073a35-40) ils nont dautres choix que de se laquo situer raquo au-delagrave de la limite dont parle Aristote Cela permet aussi dexpliquer lutilisation du superlatif ἀυταρκεστάτην En effet si cet adjectif avait eacuteteacute rattacheacute aux astres on naurait pas compris comment ces astres auraient pu ecirctre plus autarciques que le premier moteur11 Il est cependant inteacuteressant de lire la note de Tricot en Λ 10 1075a20-25 laquo Dans la comparaison qui preacutecegravede les hommes libres soumis agrave une inflexible neacutecessiteacute sont les Corps ceacutelestes les esclaves et les animaux dont la plupart des actions sont peacuteneacutetreacutees de contingence sont les ecirctres sublunaires raquo (Tricot 2004 n1 p190)12 Il est important de voir que laquo θεωρία raquo est aussi le mot employeacute par Aristote pour deacutesigner lrsquoactiviteacute du premier moteur (Meta Λ 1072b23)

9

10

tous les autres moyens drsquoentretiens raquo (EN 1178b30-35)13 Ainsi en sa qualiteacute drsquohomme le

sage a besoin des mecircmes choses que tous les autres hommes et nrsquoest donc pas plus

autosuffisant qursquoeux en ce qui a trait agrave la vie courante14 ce qui est deacutejagrave une diffeacuterence

majeure avec le premier moteur qui nrsquoavait besoin drsquoaucun des biens exteacuterieurs pour vivre

Par contre laquo celui qui meacutedite (τῷ δὲ θεωροῦντι) en revanche ne requiert aucun appui de

ce genre du moins pour son activiteacute raquo (EN 1178b3-4 nous soulignons) On peut donc voir

que lrsquoautosuffisance ne srsquoapplique ici qursquoagrave lrsquoactiviteacute seule et si elle srsquoapplique agrave lrsquohomme

qui la pratique ce nrsquoest que dans la limite de cette pratique lhomme sage nest donc pas

pleinement autosuffisant

Regardons maintenant en quoi lrsquoexercice de la θεωρία est diffeacuterente entre lrsquohumain

et le divin La premiegravere diffeacuterence est le fait que le sage ne puisse exercer cette activiteacute que

dans un laps de temps restreint (Meta Λ 1072b14-15 1072b23-25 1075a5-10) alors que

comme nous lrsquoavons dit le premier moteur le fait de maniegravere eacuteternelle Cette diffeacuterence

provient du fait que lrsquohomme est composeacute de matiegravere et que cela implique neacutecessairement

une certaine puissance alors que le premier moteur nrsquoest qursquoacte (Meta Λ 1072b25-30)

Ou on peut dire plus simplement que lrsquohomme a aussi besoin de dormir et qursquoil nrsquoest pas en

acte agrave ce moment (EN 1176a30-b1) Il faut cependant noter que parmi toutes les activiteacutes

que puisse pratiquer lrsquohumain laquo crsquoest par ailleurs lrsquoactiviteacute la plus continue puisque nous

sommes capables de penser en continu plus que drsquoagir continucircment drsquoune quelconque

faccedilon raquo (EN 1177a21-25) Aristote nrsquoaffirme cependant pas ici que cette activiteacute srsquoexerce

13 On peut mecircme ajouter qursquoAristote dit que laquo lrsquoactiviteacute meacuteditative (τὸ θεωρεῖν) nuit parfois agrave la santeacute raquo (EN 1153a20)14 Aristote nuance cependant ces propos en affirmant en EN 1178a22-25 qursquo laquo on peut penser que mecircme le besoin des services exteacuterieurs est modeste dans le cas de la vertu intellectuelle ou certainement moindre que dans le cas de la vertu morale raquo

de maniegravere absolument continue mais seulement que crsquoest la plus continue des actions

qursquoon peut attribuer agrave lrsquohomme15 Malgreacute le fait que lon pourrait deacuteduire de cette plus

grande continuiteacute que cest lactiviteacute qui sapproche le plus de celle de la diviniteacute et quen

cela il ny a pas de nette distinction agrave faire entre lactiviteacute du divin et celui du philosophe il

faut toutefois convenir que la diffeacuterence entre la pratique de la θεωρία par le divin et par

lhumain persiste De plus cette diffeacuterence eacutetant due au statut corporel de lhumain cela

implique une impossibiliteacute radicale dune parfaite continuiteacute dans la pratique de lactiviteacute Il

y a donc une limite que lecirctre humain mecircme avec des anneacutees dexercice ne pourra jamais

franchir La diffeacuterence entre lrsquohumain et le divin sous ce rapport nous semble donc ecirctre

entiegraverement conserveacutee

La deuxiegraveme diffeacuterence qursquoon peut faire ressortir traite de la nature de lrsquoobjet de

lrsquoactiviteacute intellectuelle Pour le premier moteur cet objet en est un interne eacutetant donneacute qursquoil

est lui-mecircme lrsquoobjet de son activiteacute intellectuelle Dans le cas du sage par contre Aristote

affirme en plusieurs endroits que son objet est externe16 Cependant le cas du traiteacute De

lrsquoacircme peut sembler probleacutematique dans la mesure ougrave Aristote y affirme que laquo la sensation

en acte porte sur les objets particuliers alors que la science porte sur les objets universels

Or ces derniers reacutesident en quelque sorte dans lrsquoacircme elle-mecircme raquo (DA 417b20-25) Il

semble donc y avoir contradiction et cest pourquoi nous allons nous y attarder un peu

Tacircchons drsquoexpliquer ce qursquoAristote entend par intelligence dans le De Anima afin de

montrer que cette contradiction nrsquoest en fait qursquoapparente Il faut drsquoabord consideacuterer que

lrsquointellect humain comporte une certaine forme de puissance en ce sens qursquo laquo il doit donc y

15 Il est aussi inteacuteressant de noter que pour Aristote cette activiteacute est plus continue si elle est exerceacutee avec des amis (EN 1170a5-10) ce qui enlegraveve une certaine part drsquoautarcie agrave lrsquoactiviteacute du sage16 Voir entre autres Meta Λ 1075a5-10 EE 1545b15-20

11

12

avoir un principe indeacutetermineacute mais capable de recevoir la forme un principe tel en

puissance que celle-ci mais qui nrsquoest pas celle-ci raquo (DA 429b15-17) Aristote affirme cela

en se basant sur le fait qursquoil existe une certaine similariteacute entre la sensibiliteacute et lrsquointellection

Le raisonnement est le suivant si lrsquoacircme intellective doit ecirctre en mesure de srsquoaccaparer une

forme elle ne doit ecirctre que pure puissance car si elle ne lrsquoeacutetait pas ce qursquoelle serait

influencerait la forme qui est lrsquoobjet de lrsquoacte drsquointellection ce qui reacutesulterait en une

trahison de la forme et donc en un acte eacutechoueacute (DA 429a15-30) Comme le note

Bernardete17 ce raisonnement est sensiblement le mecircme que pour les autres organes ougrave

bien que ceux-ci soient corporels Aristote leur assigne une certaine laquo transparence raquo agrave

lrsquoeacutegard des eacuteleacutements dont ils doivent procurer la sensation de maniegravere agrave ce que la corporeacuteiteacute

des organes nrsquointerfegravere pas dans le processus de perception (Bernardete p614-615) Crsquoest

ainsi que le Stagirite peut se permettre de dire que lrsquointelligence de lrsquoacircme laquo nrsquoest

effectivement aucune des reacutealiteacutes avant de penser raquo (DA 429a23-25) et laquo que les formes

nrsquoy sont pas reacuteellement mais des formes potentiellement raquo (DA 429a28-29)

Degraves lors il faut rechercher ce qui permet agrave la forme de passer de la puissance agrave

lrsquoacte agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoacircme Poser la question crsquoest presque y reacutepondre dans la mesure ougrave

pour Aristote la forme en acte est neacutecessairement anteacuterieure agrave la forme potentielle dans

lrsquointellect (DA 431a1-5) Reste agrave expliquer le processus permettant agrave la forme en acte drsquoun

objet particulier drsquoactualiser la forme en puissance de cet objet dans lrsquointellect Crsquoest ce agrave

quoi Aristote srsquoapplique par la suite en faisant intervenir la repreacutesentation (φαντασία)

comme un intermeacutediaire entre la forme en acte et lrsquointellect (DA 431a14-432a10) Ainsi il

est clair que pour Aristote le processus intellectif a pour origine quelque chose qui lui est

17 Bernardete 1975

exteacuterieur car la forme en acte preacutealable agrave toute intellection est neacutecessairement agrave lrsquoexteacuterieur

du sujet connaissant eacutetant donneacute que lrsquoacircme intellective nrsquoest par elle-mecircme que pure

puissance Avec cela on peut aussi rendre compte du passage que nous avions souleveacute plus

haut voulant que les objets de lrsquointellection se situent agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoacircme en disant qursquoune

fois le processus drsquoassimilation de la forme accompli cette forme reste agrave lrsquointeacuterieur de

lrsquointellect et celui-ci peut srsquoen servir pour accomplir drsquoautres activiteacutes intellectuelles (DA

429b5-10) Comme lrsquoexplique Bodeacuteuumls laquo lrsquoactivation de la pure puissance intellective

srsquoopegravere lorsque la penseacutee devient les formes intelligibles qursquoelle reccediloit par lrsquoapprentissage

se creacutee alors une disposition permanente (reacutealisation premiegravere) qursquoon appelle science raquo18

Cependant le fait que la forme devienne interne agrave lrsquoacircme ne change rien au fait qursquoau

deacutepart lrsquoobjet de lrsquoactiviteacute intellectuelle qursquoest cette forme eacutetait exteacuterieur agrave lrsquoacircme comme

nous souhaitions le deacutemontrer

La derniegravere diffeacuterence que nous voulons soulever entre lrsquoactiviteacute du sage et du

premier moteur afin de mieux comprendre ce quest lautarcie divine relegraveve drsquoune analyse

que fait Aristote concernant la possibiliteacute de concilier autarcie et amitieacute19 dans lrsquoEacutethique agrave

Eudegraveme20 VII 12 Dans ce traiteacute Aristote aborde ce problegraveme dans une perspective en

partie diffeacuterente de celle de lrsquoEN dans la mesure ougrave le deacuteveloppement de cette derniegravere

traite principalement de lrsquoimportance de lrsquoamitieacute pour lrsquoexercice des vertus morales (EN

1169b29-1170a2) alors que lrsquoEE quant agrave elle propose une analyse absente de lrsquoautre

Eacutethique en ce qursquoelle aborde la connaissance et lrsquoactiviteacute intellectuelle et le rapport qursquoil y a

18 Bodeacuteuumls 1993 p224 n319 Il est important de noter que dans notre deacuteveloppement lorsque nous reacutefeacuterons agrave lrsquoamitieacute agrave moins drsquoavis contraire nous faisons eacutevidemment reacutefeacuterence agrave lrsquoamitieacute vertueuse et non pas agrave lrsquoamitieacute par utiliteacute ou par plaisir20Sauf avis contraire nous citons la traduction de lEacutethique agrave Eudegraveme de Deacutecarie

13

14

entre lrsquoami et lrsquoexercice de cette activiteacute Avant drsquoen arriver agrave ce rapport le Stagirite pose

drsquoentreacutee de jeu laquo ce qursquoest la vie en acte et comme fin manifestement elle consiste agrave

percevoir et agrave connaicirctre [hellip] Mais se percevoir (τὸ αὑτοῦ αἰσθάνεσθαι) et se connaicirctre (τὸ

αὑτὸν γνωρίζειν) sont ce qursquoil y a de plus deacutesirable pour chacunraquo (EE 1244b23-28 nous

soulignons) Un peu plus loin Aristote explique comment se passe cette connaissance de

soi et il est pertinent de citer ici le passage en entier

laquo aussi souhaiter se percevoir soi-mecircme crsquoest se souhaiter drsquoexister drsquoune

certaine maniegravere particuliegravere ndash puisqursquoalors nous ne sommes pas chacune de ces

choses par nous-mecircmes mais par participation agrave ces faculteacutes dans le percevoir et

le connaicirctre (car lorsqursquoon perccediloit on devient perccedilu de la maniegravere et du point de

vue dont on a anteacuterieurement perccedilu et en tant qursquoon perccediloit et qursquoon perccediloit cet

objet mecircme et on devient connu en connaissant) aussi crsquoest pour cette raison

qursquoon deacutesire toujours vivre parce qursquoon veut toujours connaicirctre crsquoest-agrave-dire

parce qursquoon deacutesire ecirctre soi-mecircme lrsquoobjet connu raquo (EE 1245a4-11)

Ce texte est tregraves dense mais il est assez aiseacute drsquoen faire ressortir lrsquoargumentation Ce

que le philosophe y affirme est que lrsquohomme ne peut pas ecirctre directement lui-mecircme lrsquoobjet

de sa connaissance (comme lrsquoest par ailleurs le premier moteur) mais que pour se

connaicirctre il doit se consideacuterer en tant qursquoobjet perccedilu Autrement dit lrsquoindividu nrsquoest pas un

objet privileacutegieacute de sa propre activiteacute intellectuelle mais doit ecirctre consideacutereacute de la mecircme

maniegravere que tous les objets exteacuterieurs Crsquoest en ce sens qursquoAristote soutient qursquoil faut que

lrsquohomme soit en acte afin qursquoil puisse se connaicirctre lui-mecircme car crsquoest dans lrsquoacte que la

forme drsquoune chose srsquoexprime Cela revient agrave dire que quelqursquoun ne se deacutefinit que lorsqursquoil

est en acte et que crsquoest cet acte qui peut ecirctre perccedilu par lrsquointelligence et ecirctre objet de

connaissance Bodeacuteuumls explique cela en disant que laquo puisque lrsquohomme ne se connaicirct pour

Aristote qursquoagrave travers ses actes et que lrsquoactiviteacute de lrsquointellect est deacutependante en sa source de

lrsquoactiviteacute des sens la conscience humaine est affecteacutee en son repli sur elle-mecircme par la

preacutesence du corps qui contrarie sa reacuteflexiviteacute et lrsquoempecircche drsquoecirctre radicale raquo21

Crsquoest ici qursquoon peut faire intervenir les amis pour tenter de tracer le lien qui les unit

agrave lrsquoactiviteacute cognitive Si on considegravere avec Aristote que les amis sont un autre soi-mecircme

qui plus est seacutepareacute (EE 1245a34-35) il est facile de voir agrave partir de cela que connaicirctre son

ami reviendra agrave se connaicirctre soi-mecircme De plus dans la mesure ougrave pour un individu la

connaissance de soi-mecircme ne peut se faire qursquoen se posant comme un objet exteacuterieur le fait

que lrsquoami soit justement une personne exteacuterieure agrave nous ou laquo seacutepareacutee raquo nrsquoimplique

aucunement que la connaissance qursquoon en acquiert est de moins bonne qualiteacute Degraves lors il

est aiseacute de conclure qursquoau fond il nrsquoy a pas de distinction forte entre la connaissance de soi

par lrsquointermeacutediaire drsquoun ami ou par lrsquointermeacutediaire de laquo soi-mecircme raquo comme objet de

perception Eacutevidemment comme lrsquoindique lrsquoEN laquo mieux vaut sans doute exercer cette

activiteacute [la θεωρία] avec des collaborateurs mais malgreacute tout crsquoest lui [le sage] qui se suffit

le plus agrave lui-mecircme raquo (EN 1177a34-b1) De cela il faut croire que lrsquoami nrsquoest pas

neacutecessaire agrave proprement parler pour lrsquoactiviteacute Effectivement lrsquoEE ne fait que montrer que

lrsquoami peut aussi ecirctre lrsquointermeacutediaire par lequel on passe pour se connaicirctre soi-mecircme mais

nrsquoest jamais preacutesenteacute comme un passage obligeacute ce qui permet drsquoune certaine maniegravere de

rendre compte de ce passage de lrsquoEN eacutetant donneacute qursquoun individu peut se connaicirctre lui-

mecircme sans avoir recours agrave ses amis

Lagrave ougrave nous voulons en venir avec cet argument est non pas de montrer que le sage

nrsquoest pas autosuffisant quant agrave son activiteacute mais bien de montrer que cette autosuffisance

21 Bodeacuteuumls 1975 p68

15

16

requiert tout de mecircme lrsquoapport drsquoune exteacuterioriteacute comme nous lrsquoavons soutenu dans

lrsquoargument preacuteceacutedent sauf que dans cet argument-ci crsquoest la connaissance de soi-mecircme qui

est en jeu En gardant agrave lrsquoesprit que lrsquoactiviteacute du premier moteur est de se connaicirctre lui-

mecircme et qursquoil le peut sans faire appel agrave quelque chose qui ne soit pas en lui on peut

conclure que lrsquoautarcie qursquoaurait le sage ne peut pas ecirctre du mecircme ordre parce que srsquoil peut

se connaicirctre lui-mecircme ce nrsquoest qursquoen eacutetant un objet exteacuterieur agrave lui-mecircme et la preuve de

cela est le fait qursquoon peut se connaicirctre soi-mecircme en regardant nos amis qui eux sont

exteacuterieurs agrave nous de maniegravere eacutevidente Ainsi on se rend compte que lrsquoautarcie du sage nrsquoest

pas radicale et rigoureuse comme lrsquoest celle du divin et que ce nrsquoest pas simplement une

question de degreacute qui les distingue mais bien drsquoessence Il ne faut cependant pas

comprendre cette diffeacuterence dessence comme si la pratique de la θεωρία par lhumain et par

le divin navait rien en commun et neacutetait quune appellation purement homonyme mais

bien comme le fait quune rupture est agrave loeuvre entre les deux pratiques et que lhumain ne

pourra jamais arriver agrave pratiquer la θεωρία de la mecircme maniegravere que le divin Une simple

diffeacuterence de degreacute sous entend agrave notre avis quil ny aurait pas de diffeacuterence radicale entre

les deux pratiques ce qui nest pas le cas comme nous lavons montreacute La diffeacuterence de

degreacute elle se voit en comparant les diffeacuterents humains notamment en ce qui a trait agrave leurs

activiteacutes certains parviennent mieux que dautres agrave pratiquer une activiteacute mais il nest

jamais exclu quavec beaucoup dentraicircnement chaque humain puisse arriver agrave des reacutesultats

semblables Ainsi on peut offrir une premiegravere deacutefinition de lrsquoautarcie humaine agrave savoir

qursquoelle est le fait de celui qui se suffit agrave lui-mecircme par lrsquointermeacutediaire de choses qui lui sont

exteacuterieures

13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme

Agrave ce point une question meacuterite drsquoecirctre souleveacutee la θεωρία est-elle loffice de

lrsquohomme Cette question est pertinente dans la mesure ougrave notre distinction entre lrsquoautarcie

divine et lrsquoautarcie humaine repose sur la distinction que nous avons faite entre lrsquoactiviteacute de

la θεωρία par le premier moteur et par le sage De plus la reacuteponse agrave cette question est

eacutevidemment utile pour voir comment on peut coordonner les diffeacuterentes activiteacutes humaines

au sein de la citeacute Si la pratique de la θεωρία savegravere ecirctre loffice de lhomme il est eacutevident

quil faudra absolument lui trouver une place de choix au sein de la citeacute afin de faire en

sorte que chaque citoyen puisse actualiser son essence Au contraire si cette pratique ne

constitue pas loffice ou la fonction de lhomme il serait beaucoup moins grave si on en

venait agrave conclure que la recherche de lautarcie divine nest pas compatible avec les activiteacutes

de la citeacute Comme nous tenterons de le montrer plus bas il nous semble que la pratique de

la philosophie est difficilement conciliable avec la maniegravere dont la citeacute est constitueacutee et ce

nest quindirectement quon peut reacuteintroduire cette pratique au sein de la citeacute Voilagrave

pourquoi il est pertinent pour nous de montrer que loffice de lhomme ne peut pas ecirctre la

recherche de lautarcie divine

Un passage est crucial pour la compreacutehension de ce qui est le propre de lrsquohomme

chez Aristote

laquo Dans ces conditions si nous posons que lrsquooffice [ἔργον] de lrsquohomme est une

certaine forme de vie (crsquoest-agrave-dire une activiteacute de lrsquoacircme et des actions

rationnelles [πράξεις μετὰ λόγου]) mais que srsquoil est homme vertueux ses

œuvres seront parfaites et belles degraves lors que chaque œuvre parfaitement

accomplie traduit la vertu qui lui est propre dans ces conditions donc le bien

17

18

humain devient un acte de lrsquoacircme qui traduit la vertu et srsquoil y a plusieurs vertus

lrsquoacte qui traduit la plus parfaite et la plus finale raquo (EN 1098a12-18)

Ce passage a eacutevidemment fait couler beaucoup drsquoencre et les commentateurs semblent

se partager en deux camps Drsquoun cocircteacute il y a ceux qui soutiennent que lrsquoexercice de cette

vertu qui serait la plus finale ne peut ecirctre que lrsquoexercice de la θεωρία et de lrsquoautre ceux qui

deacutefendent que cela doit comprendre toutes les vertus autant morales qursquointellectuelles22

Cependant deux arguments nous font croire que dans ce passage la θεωρία ne peut pas ecirctre

eacutevoqueacutee ce qui montrerait qursquoelle nrsquoest pas ou ne fait pas partie de ce qui est le propre de

lrsquohomme

Le premier argument vise le vocabulaire utiliseacute par Aristote Si lrsquooffice de lrsquohomme

est composeacute de πράξεις μετὰ λόγου comment le philosophe pourrait-il associer cet office

avec la θεωρία sachant que celle-ci nrsquoa aucune implication pratique (EN 1139a27-28) On

pourrait toutefois objecter agrave cela que lutilisation que fait ici Aristote du concept de πρᾶξις

na pas agrave ecirctre compris selon son usage technique cest-agrave-dire comme la mise en acte du

reacutesultat dune deacutecision (EN 1139a17-35) Cest en effet le sens que veut donner Bonitz agrave

cette occurrence de πρᾶξις en EN 1098a13 puisquil affirme dans son Index Aristotelicus

que πρᾶξις doit ici ecirctre pris comme un synonyme de ἐνέργεια Si lon considegravere que Bonitz

a raison de comprendre cet usage de πρᾶξις comme il le fait rien nempecircche en effet de

concevoir que ce dont parle Aristote dans le passage de EN 1098a12-18 peut sans

problegraveme ecirctre la pratique de la θεωρία puisque la θεωρία est bel et bien une forme de

ἐνέργεια (Pol 1325b16-26) Il faut toutefois souligner que cet usage de πρᾶξις est

extrecircmement rare dans le corpus aristoteacutelicien Bonitz ne relegraveve que trois occurrences ougrave

22 Pour un reacutesumeacute de ce deacutebat et une analyse originale voir Curzer 1990

Aristote en ferait un tel usage agrave savoir le passage qui nous inteacuteresse et EN 1094a5 ainsi

que Pol 1325a32 Regardons dun peu plus pregraves ces deux autres passages

laquo Neacuteanmoins une certaine diffeacuterence apparaicirct entre les fins Tantocirct en effet ce sont des actes [ἐνέργειαι] tantocirct des oeuvres [ἔργα] qui sen distinguent Or quand certaines fins sont distinctes des actions [παρὰ τὰς πράξεις] les oeuvres [τὰ ἔργα] sont alors un bien naturellement supeacuterieur aux actes [τῶν ἐνεργειῶν] raquo (EN 1094a3-6)

Ce quAristote soutient dans ce passage-ci cest que dans le cas ougrave la fin dune action

nest pas laction elle-mecircme le reacutesultat de laction est supeacuterieur agrave cette action Cela est tout agrave

fait normal si lon considegravere que dans un tel cas la fin de laction nest autre que son reacutesultat

et que degraves lors ce reacutesultat est neacutecessairement supeacuterieur agrave laction puisque celle-ci lui est

subordonneacutee Il faut maintenant se demander si le τὰς πράξεις de 1094a3-6 est synonyme

de ἐνέργεια Agrave notre avis ce serait plutocirct le contraire qui serait juste agrave savoir que dans ce

passage le sens de ἐνέργεια se rapprocherait de celui de πρᾶξις Remarquons dabord que le

Stagirite semble bien utiliser ἐνερέγεια et πρᾶξις sans faire de distinction quelconque entre

les deux concepts ce qui peut indiquer que lun des deux termes doit ecirctre consideacutereacute comme

le synonyme de lautre Il faut aussi savoir que pour Aristote une ἐνέργεια peut avoir sa fin

en elle-mecircme ou bien dans quelque chose dexteacuterieur (Meta 1050a23-b2) Dans le passage

de lEN qui nous inteacuteresse ici il ne fait aucun doute que les ἐνέργειαι dont parle le

philosophe sont agrave prendre dans le deuxiegraveme sens du fait quil les dit infeacuterieures aux ἔργα

quelles produisent Ainsi on voit que ἐνέργεια a ici un sens beaucoup plus proche de la

deacutefinition que donne par ailleurs Aristote de la πρᾶξις dans la mesure ougrave bien que celle-ci

se distingue de la ποίησις en ce quelle ne produit rien de concret qui soit exteacuterieur agrave laction

(EN 1140b6-7) elle est tout de mecircme tourneacutee vers laction (EN 1141b14-16) lui

19

20

permettant ainsi de produire malgreacute tout un ἔργον De plus Bonitz affirme dans son Index

que ἐνέργεια est souvent associeacutee voire synonyme de πρᾶξις ou de χρῆσις ce qui nous

laisse croire que notre hypothegravese nest pas du tout impossible Cela eacutetant dit nous ne

consideacuterons donc pas quil soit neacutecessaire de prendre le πρᾶξις de EN 1094a5 comme un

synonyme de ἐνέργεια

Voici le deuxiegraveme passage

laquo Dautre part louer linaction [τὸ ἀπρακτεῖν] plus que laction [τοῦ πράττειν] ce nest pas ecirctre dans le vrai car le bonheur est action [πρᾶξις] et de plus les actions des gens justes et tempeacuterants [αἱ τῶν δικαίων καὶ σωφρόνων πράξεις] ont pour aboutissement beaucoup de belles choses raquo (Pol 1325a31-33)

Dans ce passage la πρᾶξις est associeacutee agrave lhomme juste et agrave lhomme tempeacuterant ce

qui est tout agrave fait en accord avec le fait que la pratique de la vertu morale soit pour Aristote

une πρᾶξις De plus les lignes preacuteceacutedant ce passage traitent de la distinction entre celui qui

dirige des esclaves et celui qui dirige des hommes libres Le contexte est donc directement

relieacute agrave la pratique de lactiviteacute politique exemplification parfaite de la φρόνησις (EN

1141b23-24) Il ne semble y avoir pour ainsi dire rien qui ne nuise agrave la compreacutehension de

cette occurrence de πρᾶξις dans son sens technique courant chez Aristote et donc rien pour

nous forcer agrave la faire devenir un synonyme de ἐνέργεια Rien sauf le fait que le bonheur est

intimement en lien avec la πρᾶξις ce qui est eacutevidemment probleacutematique comme nous

voulons le montrer pour qui croit que le bonheur se doit decirctre uniquement deacutefini par

lexercice de la θεωρία Toutefois si on comprend ici quAristote parle du bonheur humain

qui se deacutefinit par la pratique de la vertu morale et de la φρόνησις (EN 1178a9-22) et non

pas du bonheur absolu qui est lapanage du divin il ny a absolument rien de probleacutematique

dans lutilisation de πρᾶξις

Aucune des occurrences de πρᾶξις dont Bonitz soutient quelles doivent prendre le

sens de ἐνέργεια ne nous semble donc leacutegitime dun tel traitement Il nous apparaicirct plutocirct

que Bonitz en voulant probablement conserver lactiviteacute theacuteoreacutetique comme bonheur

humain leur affecte une charge interpreacutetative trop importante qui nest pas reacuteellement

neacutecessaire dans le contexte immeacutediat de ces passages Cette interpreacutetation semble toutefois

pouvoir se fonder sur un passage particulier que mentionne Bonitz

laquo Mais si le bonheur est une activiteacute [ἐνέργεια] traduisant la vertu il est parfaitement rationnel quil traduise la vertu suprecircme [κατὰ τὴν κρατίστην] laquelle doit ecirctre vertu de ce quil y a de meilleur [τοῦ ἀρίστου] Alors que cela soit lintelligence ou autre chose (ce qui semble alors naturellement gouverner et diriger en ayant une ideacutee de ce qui est beau et divin) que cela soit quelque chose de divin en lui-mecircme ou ce quil y a de divin en nous cest son activiteacute [ἡ τούτου ἐνέργεια] lorsquelle exprime la vertu qui lui est propre qui doit constituer le bonheur acheveacute [ἡ τελεία εὐδαιμονία] raquo (EN 1177a12-17)

Le parallegravele entre ce passage et celui de EN 1098a12-18 est eacutevident Devant une

telle ressemblance Bonitz a probablement cru quAristote parlait du mecircme sujet et sest

donc permis de donner le sens de ἐνέργεια au πρᾶξις de EN 1098a13 puisquil avait un

exemple dun passage ayant un contexte similaire ougrave le Stagirite employait ἐνέργεια plutocirct

que πρᾶξις Si on y regarde dun peu plus pregraves on se rend compte que le contexte nest pas

exactement le mecircme Alors quen EN X 6 il est question du bonheur en lui-mecircme EN I 6

traite plutocirct du bonheur humain ce qui nous permet de croire que le vocabulaire utiliseacute est

sciemment choisi De fait tout juste apregraves le texte de EN X 6 Aristote affirme que cette

activiteacute suprecircme est plus lapanage des dieux que des humains et que si ceux-ci peuvent y

participer dans les mesures de leurs capaciteacutes ce nest que parce quils possegravedent aussi une

21

22

partie divine en eux Il nous semble donc tout agrave fait envisageable de conserver la

signification habituelle de πρᾶξις en EN 1098a13 ce qui nous permet de soutenir que la

pratique de la θεωρία nest effectivement pas loffice de lhomme

Largumentation que nous venons dexposer eacutetait principalement fondeacutee sur le fait

quAristote nemployait jamais directement le terme de πρᾶξις pour faire reacutefeacuterence agrave la

pratique de la θεωρία Cependant certains passages que nous avons releveacutes par la suite

semblent avoir eacutechappeacute agrave lattention de Bonitz Les voici

laquo Mais la vie active [τὸν πρακτικόν] nest pas neacutecessairement en relation avec autrui comme le pensent certains pas plus que concernent seules laction [πρακτικάς] les penseacutees qui ont en vue des reacutesultats pratiques mais bien plutocirct les consideacuterations et les speacuteculations autonomes et qui se prennent elles-mecircmes pour objets [τὰς αὐτοτελεῖς καὶ τὰς αὑτῶν ἕνεκεν θεωρίας καὶ διανοήσεις] raquo (Pol 1325b16-21)

laquo Mais la partie qui a la raison est meilleure Or elle se divise en deux selon notre maniegravere habituelle de diviser il y a dune part la raison pratique dautre part la raison theacuteorique Que ce soit donc neacutecessairement de cette maniegravere que se divise cette partie rationnelle cest eacutevident Nous dirons aussi que les actions de lacircme supportent une division analogue [καὶ τὰς πράξεις δrsquo ἀνάλογον ἐροῦμεν ἔχειν][hellip] raquo (Pol 1333a23-27)

Dans ces deux passages on voit que le mot πρᾶξις (ou un mot de la mecircme famille)

sert agrave deacutesigner agrave la fois les actes eacutemanant de la partie pratique de lacircme rationnelle et ceux

eacutemanant de sa partie speacuteculative Dans ces deux textes nous navons pas dautre choix que

daccorder que lutilisation de πρᾶξις ne peut pas prendre le sens technique auquel nous

avons tenteacute de le restreindre Ainsi il semble donc possible dans labsolu que certaines

occurrences de ce terme puissent ecirctre synonymes de ἐνέργεια Cependant le fait que cela

soit possible nimplique pas quil faille neacutecessairement lui donner ce sens dans le passage

qui nous inteacuteresse Nous croyons aussi avoir montreacute quil est pour le moins coheacuterent de

comprendre le πρᾶξις de EN1098a13 dans son sens technique sachant tregraves bien que cet

argument est beaucoup trop faible pour que notre interpreacutetation ne repose uniquement que

sur lui

Le deuxiegraveme argument visant agrave montrer que la pratique de la θεωρία ne constitue

pas loffice de lhomme traite de la perfection de lrsquoacte accompli et ne fait aucunement

intervenir largument preacuteceacutedent Dans le passage qui nous inteacuteresse Aristote soutient que

lrsquooffice de lrsquohomme doit ecirctre quelque chose qursquoil accomplit de maniegravere parfaite et que

cette perfection traduit la vertu qursquoil a en propre Quand on srsquoattarde un peu plus agrave ce

critegravere on se rend compte que le Stagirite ne cherche pas ici lrsquoactiviteacute qui serait la plus

parfaite en elle-mecircme (ce qui serait eacutevidemment la θεωρία) mais bien celle que lrsquohumain

est capable de reacutealiser parfaitement23 Or comme nous lrsquoavons vu il existe une diffeacuterence

majeure entre lrsquoexercice de la θεωρία par le divin et par lrsquohumain de sorte que nous

pouvons penser que lrsquohumain ne la reacutealise pas parfaitement Crsquoest aussi la conclusion agrave

laquelle arrive Bodeacuteuumls (1975 pp70-74) en montrant que la parfaite reacutealisation de la θεωρία

ne peut ecirctre que lrsquoœuvre du divin et que lrsquohomme ne peut qursquoy aspirer et ce de maniegravere

toujours vaine laquo le νοῦς qui deacutefinit pourtant lhomme24 nappartient pas agrave celui-ci en tant

quhomme cest-agrave-dire en tant que mortel[hellip] Aussi la conscience de lhomme au sens ougrave

nous lavons entendue nest-elle jamais quun approchant de la Vie de Dieu et le bonheur

une aspiration du mortel agrave limmortel raquo25 Finalement le fait qursquoAristote soutienne que le

divin accomplit mieux lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique que lrsquohomme (Meta Λ 1072b23-26 EN

23 laquo Parfait se dit ensuite de ce qui sous le rapport de lrsquoexcellence et du bien nrsquoest pas surpasseacute dans le genre envisageacute raquo (Met Δ 1021b14-15)24 Bien que nous ne soyons pas drsquoaccord avec cette identification de lrsquohomme au νοῦς cela nrsquoa que peu drsquoimportance dans lrsquoargumentation de Bodeacuteuumls et la conclusion qursquoil tire peut srsquoappliquer malgreacute tout Pour les raisons de ce deacutesaccord voir Curzer 1990 p42825 Bodeacuteuumls 1975 p74

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1178b21-24) implique que lrsquohomme ne lrsquoaccomplit pas de maniegravere parfaite et donc que la

θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme selon le critegravere mecircme drsquoAristote

Un autre texte drsquoAristote est important pour montrer que lrsquohomme ne reacutealise pas

lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique de maniegravere parfaite et cette fois sans faire appel agrave notre infeacuterioriteacute agrave

lrsquoeacutegard de la diviniteacute Une bonne partie des Parties des animaux26 I 5 vise agrave montrer que

du fait qursquoil nous est difficile drsquoobserver les reacutealiteacutes eacuteternelles les connaissances que nous

en avons sont plutocirct reacuteduites (PA 644b25-30) ce qui revient agrave dire que nous ne pouvons

pas les connaicirctre de maniegravere parfaite Agrave lrsquoopposeacute les choses qui nous entourent

particuliegraverement les animaux sont lrsquoobjet drsquoun tregraves grand nombre drsquoobservations et pour

peu qursquoon srsquoen donne la peine il est assez aiseacute drsquoamasser des connaissances drsquoune

preacutecision satisfaisante agrave leur sujet (PA 644b25-35) laquo Mais les deux eacutetudes ont chacune leur

attrait Pour les ecirctres eacuteternels les pauvres connaissances que nous en atteignons nous

apportent cependant en raison de lrsquoexcellence de cette contemplation plus de joie que

toutes les choses qui nous entourent raquo (PA 644b30-35) Ainsi on voit que lrsquoexcellence de

lrsquoobjet est un critegravere aussi important pour justifier lrsquoeacutetude de cet objet que le degreacute de

preacutecision auquel on peut arriver Crsquoest cet argument qui est drsquoune certaine maniegravere mis de

lrsquoavant en EN X 6-8 pour justifier le fait que lrsquohomme doit se livrer agrave la θεωρία

Toujours dans le but de montrer que la θεωρία nrsquoest pas le propre de lrsquohomme il est

inteacuteressant drsquoajouter agrave notre analyse les reacutesultats de lrsquoeacutetude qursquoa faite Curzer sur ce qursquoil

appelle laquo The ergon argument raquo27 Le reacutesultat auquel il arrive tend agrave montrer que le

26Sauf avis contraire nous citons la traduction des Parties des animaux de Le Blond27 Curzer 1990 p426-432

traitement que fait Aristote de lrsquooffice de lrsquohomme en EN I 6 nrsquoest pas compatible avec

lrsquoanalyse qursquoil fait du parfait bonheur en EN X 6-8 ce qui lrsquoamegravene agrave conclure que laquo in

addition the difference between the I 7 and the X 6-8 criteria lends support to the thesis

that X 6-8 is a reconsideration rather than a mere continuation of book Is investigation of

happiness raquo (Curzer 1990 p432) Pour arriver agrave cette conclusion il distingue trois critegraveres

utiliseacutes par Aristote pour deacuteterminer ce qursquoest le bonheur en EN I 7 et les compare avec

ceux de EN X 6-8 Le premier critegravere est celui qui nous importe ici agrave savoir que le

bonheur est quelque chose de propre agrave lrsquohomme (Ibid p426) Curzer commence par

examiner les diffeacuterentes compreacutehensions preacutesentes chez les commentateurs drsquoAristote de ce

qursquoest lrsquoἔργον propre de lrsquohomme et montre pour chacune drsquoelles que ce critegravere nrsquoest jamais

utiliseacute par Aristote lorsque ce dernier parle de la θεωρία en EN X 6-828 Il fait tout drsquoabord

la diffeacuterence entre deux types de compreacutehension de ce qui est propre le premier disant que

laquo (F[unction]) X is peculiar to humans if and only if X is an activity which only humans

can do or which humans can do best raquo (Ibid) le second que laquo (C[haracteristic] A[ctivity])

X is peculiar to humans if and only if X is an activity which exercises essential human

abilities (whether or not humans are the only or the best exercisers of these abilities) raquo

(Ibid) Ensuite ces deux interpreacutetations peuvent ecirctre combineacutees avec des vues inclusives

ou intellectualistes de lrsquoἔργον Voici briegravevement les combinaisons releveacutees par Curzer

suivies de lrsquoexamen qursquoil en fait29

a) F dans un sens geacuteneacuteral incluant toutes les activiteacutes de la raison EN X 6-8 ne fait jamais la distinction entre activiteacutes rationnelles ou irrationnelles mais ne fait que parler de la meilleure activiteacute

28 laquo Thus on the general inclusivist and intellectualist versions of interpretations (F) and (CA) of the I 7 peculiarity criterion Aristotle never mentions or uses the peculiarity criterion in X 6-8 raquo (Curzer 1990 p428)29 Toute cette section sauf avis contraire fait reacutefeacuterence agrave Curzer 1990 pp426-428

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b) F dans un sens inclusif ougrave lrsquohomme peut faire abc et est le seul agrave faire c ou c) CA dans un sens inclusif

b) et c) impliquent tous deux que le bonheur est un composeacute de plusieurs activiteacutes dont au moins lrsquoactiviteacute pratique et lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique EN X 6-8 affirme que la θεωρία et lrsquoaction morale sont des bonheurs par eux-mecircmes

d) F dans un sens intellectualiste qui soutient que le propre de lrsquohomme est la θεωρία ce critegravere nrsquoest pas respecteacute en EN X 6-8 parce qursquoAristote y affirme que le divin exerce aussi cette activiteacute30

e) CA dans un sens intellectualiste provoqueacute par un changement dans la conception de la nature humaine entre EN I 6 et EN X 6-8 faisant passer lrsquohomme drsquoun ecirctre morceleacute agrave un ecirctre qui se deacutefinit uniquement par son νοῦς ce qui fait de la θεωρία lrsquoactiviteacute propre de lrsquoindividu

il est reacutefutable qursquoAristote opegravere un tel changement dans sa conception de la nature humaine et donc on ne peut pas srsquoautoriser agrave affirmer que lrsquoactiviteacute qui est le propre de lrsquohomme soit la θεωρία 31

Ainsi si lrsquoanalyse que fait Curzer est juste cela nous force agrave conclure comme nous

lrsquoavons fait que lrsquoactiviteacute de la θεωρία nrsquoest pas le propre de lrsquohomme et qursquoelle ne peut

donc pas ecirctre consideacutereacutee comme le bien de lrsquohumain en tant qursquohumain

Un autre passage est important pour cette question Aristote parlant de lrsquoexercice de

la θεωρία affirme que laquo pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain Ce nrsquoest pas

en effet en sa qualiteacute drsquohomme que quelqursquoun peut vivre ainsi mais comme deacutetenteur drsquoun

eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui raquo (EN 1177b25-30) Autrement dit lrsquohomme srsquoil nrsquoeacutetait

qursquohomme ne pourrait pas reacutealiser la θεωρία et crsquoest la partie divine qui est en lui qui le lui

permet De cette maniegravere il est difficile drsquoattacher cette activiteacute agrave ce qui est propre agrave

lrsquohomme sans associer ce qursquoest lrsquohomme uniquement agrave cette partie de lui-mecircme Or cette

association nous paraicirct impossible Aristote affirmant en EN X 8 endroit ougrave lrsquohomme

devrait ecirctre identifieacute par son νοῦς que laquo au contraire les choses exteacuterieures sont pour

30 Curzer discute lrsquoobjection qursquoon peut apporter agrave cette interpreacutetation et qui soutient que le fait que le divin partage la θεωρία avec lrsquohomme nrsquoempecircche pas celle-ci drsquoecirctre tout de mecircme le propre de lrsquohomme Nous renvoyons agrave son texte pour les deacutetails de son argumentation31 Encore une fois nous renvoyons au texte pour lrsquoargumentation preacutecise de Curzer

ainsi dire des obstacles du moins agrave sa meacuteditation Mais en tant qursquohomme et en tant qursquoil

partage la vie drsquoun assez grand nombre il choisit drsquoexeacutecuter les actes qui traduisent la

vertu raquo (EN 1178b4-8) Ce texte nous semble pouvoir ecirctre compris de deux faccedilons soit ce

nrsquoest pas en tant qursquohomme que lrsquohomme pratique la θεωρία soit il nrsquoy a pas seulement la

pratique de la θεωρία qui soit proprement humaine mais aussi la vertu morale En

combinant les deux passages que nous venons de citer il nous semble neacutecessaire de

conclure que bien que lrsquohomme possegravede en lui une partie divine ce que nous ne contestons

pas cette partie divine nrsquoest pas en mesure de le deacutefinir en propre justement ducirc agrave son

caractegravere divin et que ce serait plutocirct la vertu morale qui ferait de lrsquohomme ce qursquoil est en

tant que tel32 Deacutefinir en propre lrsquohomme comme eacutetant celui qui doit exercer la θεωρία

serait en fait contraindre lrsquohomme agrave toujours rester inacheveacute agrave ne jamais reacutealiser

pleinement sa nature ce qui est absurde dans le cadre de la penseacutee aristoteacutelicienne 33 Cela

32 Cest aussi ce que semble soutenir Platon dans un tregraves beau passage du Pheacutedon traitant de la transmigration des acircmes laquo -Mais reprit Socrate mecircme si on ne considegravere que ces gens-lagrave les plus heureux ceux qui sachemineront vers le lieu le meilleur ne sont-ils pas ceux qui auront cultiveacute la vertu publique et sociale celle quon appelle modeacuteration et aussi bien justice vertu qui naicirct de lhabitude et de lexercice sans que la philosophie et lintelligence y aient part -En quel sens ces gens-lagrave peuvent-ils bien ecirctre les plus heureux[ demanda Ceacutebegraves] -En ce quils ont toutes les chances de se reacuteintroduire dans une espegravece animale qui soit sociable et de moeurs douces abeilles si tu veux ou guecircpes ou fourmis ils peuvent mecircme sans changement reacuteinteacutegrer lespegravece humaine et de ce retour naicirctront des gens bien comme il faut -Probablement -Mais pour lespegravece des dieux si lon ne sest pas occupeacute agrave philosopher et si lon nest pas parfaitement pur au moment du deacutepart il nest pas permis darriver jusquagrave elle ce nest permis quagrave celui qui aime apprendre raquo (Platon Pheacutedon 82a-c trad Dixsaut nous soulignons) On voit donc que dans ce passage du Pheacutedon Platon affirme quune personne pratiquant les vertus morales pourra se reacuteincarner en humain De plus eacutetant donneacute que laquo chaque espegravece dacircme verra son lieu de destination deacutetermineacute par similitude avec son occupation ordinaire raquo (Pheacutedon 82a) il faut conclure de cela que ce qui est proprement humain est la pratique de telles vertus car lacircme de celui qui pratique la philosophie accegravedera au monde des dieux une fois seacutepareacutee de son corps Eacutevidemment cela va agrave lencontre dautres passages du Pheacutedon et dautres dialogues (Reacutepublique Alcibiade) ougrave Platon associe lhumain avec la meilleure partie de son acircme mais ce passage reste neacuteanmoins tregraves inteacuteressant pour notre propos33 On pourrait ici ajouter que la citeacute est aussi une chose naturelle qui natteint pratiquement jamais sa fin dans la mesure ougrave les citeacutes ont geacuteneacuteralement des constitutions deacutevieacutees et donc contre nature Lajout de cet exemple enlegraveverait beaucoup du caractegravere absurde de la position que nous avons preacutesenteacutee Cependant le fait que les citeacutes natteignent pas leur fin nest que contingent en ce sens que cela ne deacutepend que de la constitution mise en place et des gens qui la peuplent choses qui sont totalement en mesure de changer et non de caracteacuteristiques essentielles de la citeacute Dans le cas de lhomme le fait quil ne puisse pas pleinement reacutealiser son cocircteacute divin nest pas contingent mais est ancreacute dans sa nature corporelle La diffeacuterence entre la citeacute et le

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nrsquoempecircche toutefois pas lrsquoespegravece humaine de mettre de lrsquoavant un deacutesir drsquoassimilation agrave la

diviniteacute par lrsquoexercice dans la mesure de ses capaciteacutes de lrsquoactiviteacute la meilleure mais cela

ne peut pas constituer son essence propre car cette essence serait voueacutee agrave une part de

puissance pour lrsquoeacuteterniteacute Ainsi la θεωρία serait plutocirct le propre du divin34 Toutefois un

passage affirme explicitement le contraire agrave savoir que le propre de lhomme serait en fait

la θεωρία laquo On peut mecircme penser au demeurant que chaque individu sidentifie agrave elle [la

vie intellectuelle] si tant est quelle est la chose principale et la meilleure Il serait donc

deacuteplaceacute de ne pas choisir lexistence qui est la nocirctre mais celle dun autre raquo (EN 1178a1-8)

Dans ce texte Aristote affirme queacutetant donneacute que la pratique de la philosophie est la chose

la meilleure il est permis denvisager que lhomme sidentifie agrave cette activiteacute intellectuelle

Eacutevidemment il est aiseacute de voir lagrave une affirmation de ce quest le propre de lhomme nous

en convenons Toutefois parallegravelement agrave ce passage dautres textes affirment tout aussi

explicitement que lhomme est constitueacute par la φρόνησις (EN 1139a35-b5 1168b31-

1169a2 et surtout 1144a6-7) Il nous semble aussi significatif que le premier passage se

trouve au livre VI livre dans lequel Aristote traite des vertus intellectuelles et donc de la

σοφία Il semble donc y avoir une certaine tension entre deux conceptions du propre de

lhomme Par contre il nest peut-ecirctre pas neacutecessaire dy voir une reacuteelle contradiction On

pourrait plutocirct y comprendre deux degreacutes danalyse diffeacuterents agrave savoir une volonteacute de

deacutefinir lhomme en ce quil a de proprement humain (la φρόνησις) et en ce quil possegravede une

part divine (la θεωρία) Cela est dautant plus probable consideacuterant quAristote affirme

comme nous lavons deacutejagrave dit que laquo pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain

sage est au fond quil est possible pour la citeacute datteindre parfaitement sa fin alors quil est impossible au sage dy parvenir34 Crsquoest aussi la position deacutefendue par Keyt (1978 p146)

Ce nest pas en effet en sa qualiteacute dhomme que quelquun peut vivre ainsi mais comme

deacutetenteur dun eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui raquo (EN 1177b26-28) De plus le fait

quAristote accorde que la pratique de la vertu morale constitue une forme de bonheur agrave

part entiegravere bien que de maniegravere secondaire (EN 1178a8-10) montre que lexistence

humaine ne se reacuteduit pas agrave lexercice de la θεωρία et quelle peut ecirctre pleinement heureuse

sans activiteacute theacuteoreacutetique

14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme

Tentons maintenant de voir si la vertu morale et la sagaciteacute (φρόνησις) reacutepondent aux

critegraveres de lrsquoἔργον de lrsquohomme tels que releveacutes par Curzer En faisant cela nous serons

ameneacute agrave comprendre que cest en pratiquant de telles actions que lhumain peut devenir un

humain agrave part entiegravere Agrave partir de cela nous pourrons ensuite mieux expliquer agrave quoi

correspond ce que nous avons appeleacute lautarcie humaine Le premier critegravere que relegraveve

Curzer pour deacutefinir lrsquoἔργον de lrsquohomme est celui du caractegravere propre de lrsquoactiviteacute La vertu

morale et la sagaciteacute semblent satisfaire ce critegravere de la maniegravere la plus rigoureuse possible

en ce sens que parmi tous les vivants lrsquohumain est le seul agrave pouvoir exercer les vertus

morales (EN 1145a25-27) et cette vertu intellectuelle neacutecessitant la raison quest la

φρόνησις En effet les autres animaux et le divin nrsquoy participent pas ceux-lagrave par manque

de faculteacute (Pol 1254b20-25 EN III 4) celui-ci par trop grande perfection (EN 1178b10-

20) Malgreacute ces passages ougrave Aristote refuse explicitement daccorder la sagaciteacute aux

animaux nous ne sommes pas sans savoir quil existe dautres passages ougrave le Stagirite leur

confegravere malgreacute tout une certaine forme de φρόνησις (entres autres EN 1141b25-28 GA

753a11 HA 488b15) Sans vouloir traiter agrave fond cette question puisquici nen est pas le

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lieu propice nous nous en remettrons aux analyses quen a faites Labarriegravere Pour lui

laquo Aristote qualifie souvent les animaux ou du moins un certain nombre dentre eux de

phronimoi mais il ne deacutefinit jamais clairement ce quil signifie par lagrave raquo (Labarriegravere 2005

p122) Il entend aussi montrer que certaines des caracteacuteristiques de la φρόνησις humaine

sont partageacutees avec la φρόνησις que le Stagirite attribue aux animaux Ces caracteacuteristiques

sont laquo un certain rapport agrave lexpeacuterience et le caractegravere impeacuteratif (epitaktikecirc) raquo (Ibid p135)

Il nen reste pas moins que la φρόνησις accordeacutee aux animaux est diffeacuterente de celle

accordeacutee aux humains dans la mesure ougrave les animaux laquo quels quils soient sont priveacutes

dhupolecircpsis et de bouleusis Agrave strictement parler je lai deacutejagrave mentionneacute la phronecircsis

animale ne preacuteside agrave aucune praxis raquo (Ibid p132) Ce qui permet de rendre compte du fait

quAristote attribue malgreacute tout explicitement la φρόνησις agrave certains animaux vient du fait

que selon Labarriegravere Aristote naurait pas un concept de φρόνησις aussi rigoureux en

zoologie quen eacutethique (Ibid p124) et que ce nest que dun point de vue de psychologie

biologique et non pas de psychologie morale que la φρόνησις est susceptible decirctre

conceptualiseacutee selon divers degreacutes (Ibid p132) Il nous est donc toujours permis daffirmer

que la φρόνησις comprise dans sa relation agrave lactiviteacute morale et vertueuse est vraiment

propre agrave lhomme

Le deuxiegraveme critegravere est celui de lrsquoexcellence (Curzer 1990 p428) au sens ougrave

lrsquoactiviteacute en question peut ecirctre accomplie de maniegravere excellente comme dans lrsquoexemple

drsquoAristote ougrave il attribue le mecircme office au joueur de cithare et au bon joueur de cithare

sauf que lrsquooffice du bon joueur sera de bien jouer alors que celui du simple joueur sera

simplement drsquoen jouer (EN 1098a7-12) Dans le cas de la vertu morale combineacutee agrave la

φρόνησις on comprend que cette combinaison de chaque vertu particuliegravere avec la sagaciteacute

est exactement lrsquoexcellence dans le domaine qui est propre agrave la vertu morale en question

Prenons un exemple concret pour mieux comprendre ce que nous voulons dire en supposant

la situation ougrave un homme riche srsquoapprecircte agrave deacutepenser un gros montant drsquoargent Comme

dans le cas du cithariste lrsquooffice de lrsquohomme riche sera de deacutepenser cet argent alors que

lrsquooffice de lrsquohomme riche et vertueux sera de bien le deacutepenser Crsquoest ainsi qursquoentre en jeu

lrsquoanalyse que fait Aristote de la magnificence (EN IV 4-6) Lrsquohomme vertueux accomplira

lrsquoaction de deacutepenser sa richesse de maniegravere excellente alors que le riche ne fera que la

deacutepenser En effet le magnifique saura deacutepenser pour ce qursquoil convient (vertu morale fixant

le but) et avec les moyens approprieacutes (φρόνησις deacuteterminant les moyens) (EN 1139a30-

b5) et agira donc de faccedilon agrave accomplir de maniegravere excellente lrsquoaction qursquoil srsquoeacutetait proposeacute

drsquoaccomplir On pourrait eacutegalement faire le mecircme genre drsquoanalyse pour chacune des vertus

morales particuliegraveres LrsquoEE II 11 soutient aussi sensiblement la mecircme chose

lorsqursquoAristote y affirme qursquoune action est mauvaise si la fin est bonne mais pas les

moyens si la fin nrsquoest pas bonne mais que les moyens oui ou encore si agrave la fois la fin et les

moyens sont mauvais (EE 1227b19-23) On voit donc encore une fois que ce qui fait

lrsquoaction excellente crsquoest une combinaison de vertu morale et de φρόνησις Il y a un

parallegravele flagrant agrave cela dans Les Politiques ougrave Aristote dit exactement la mecircme chose (Pol

1331b25-40) Dans ce contexte politique la fin qui doit ecirctre viseacutee est la creacuteation drsquoune

constitution droite alors que les moyens pour y arriver sont des lois qui vont dans ce sens

Si toutefois la fin poseacutee par le leacutegislateur est mauvaise parce qursquoelle promeut un reacutegime

deacutevieacute les lois peuvent tout de mecircme ecirctre bonnes au sens ougrave elles peuvent ecirctre conformes agrave

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lrsquoesprit du reacutegime Ainsi des lois tyranniques seront de bonnes lois dans un reacutegime

tyrannique sans pour autant ecirctre de bonnes lois de maniegravere absolue Il faut cependant noter

que lrsquoindividu qui arrive agrave reacutealiser la fin qursquoil avait poseacutee nrsquoest pas neacutecessairement un

φρόνιμος En effet Aristote fait la distinction entre lrsquohomme habile et lrsquohomme sagace en

disant que lrsquohabile est celui qui a la capaciteacute de trouver les moyens pour arriver agrave sa fin peu

importe que sa fin soit bonne ou mauvaise alors que le sagace ne peut que viser une fin

bonne (EN 1144a23-b1) Cela recoupe aussi la distinction que fait Aristote entre

lrsquoexcellence du citoyen et celle de lrsquohomme de bien disant que le citoyen excellent agit de

maniegravere conforme agrave lrsquoesprit de la constitution dans laquelle il vit que celle-ci soit bonne ou

mauvaise alors que lrsquohomme bon agit selon le bien absolu peu importe srsquoil vit dans une

citeacute droite ou deacutevieacutee (Pol 1276b15-36) On voit donc que le critegravere de lrsquoexcellence

deacuteveloppeacute par Aristote en EN I 7 est conforme agrave lrsquoeacutetude qursquoil fait de la vertu morale et de

la φρόνησις et est preacutesent dans plusieurs de ses analyses

Passons maintenant au troisiegraveme critegravere releveacute par Curzer crsquoest-agrave-dire celui du

meilleur et du plus complet Pour le versant compleacutetude du critegravere il nous faut regarder

dans quelle mesure Aristote considegravere que lrsquoexercice de la vertu morale et de la φρόνησις

est possible pour lrsquohomme Avant cela il est peut-ecirctre pertinent de justifier la traduction de

τελειοτάτην (EN 1098a18) par laquo plus complegravete raquo et non par laquo plus finale raquo comme le fait

notamment Bodeacuteuumls car dans ce cas ce critegravere devrait ecirctre compris de maniegravere diffeacuterente et

permettrait de laisser la porte ouverte agrave lrsquointerpreacutetation voulant qursquoAristote fasse ici allusion

agrave la θεωρία Eacutevidemment hors contexte il est impossible de choisir lrsquoune ou lrsquoautre

traduction Dans une telle situation il est inteacuteressant drsquoaller consulter le texte correspondant

de lrsquoEE pour voir comment est traiteacutee la question

laquo Or le bonheur aussi eacutetait le meilleur le bonheur est donc lrsquoacte drsquoune acircme bonne (ψυχῆς ἀγαθῆς) Et puisque le bonheur eacutetait quelque chose de parfait (τέλεόν τι) et qursquoil y a une vie parfaite et une vie imparfaite et qursquoil en est de mecircme pour la vertu (car lrsquoune est totale lrsquoautre partielle) et que lrsquoacte des choses imparfaites est imparfait le bonheur devrait ecirctre un acte drsquoune vie parfaite (τελείας) conforme agrave une vertu parfaite (κατrsquo ἀρετὴν τελείαν) raquo (EE 1219a35-40)

Dans ce passage Deacutecarie traduit lrsquoadjectif τέλειος par laquo parfait raquo35 au sens de

complet drsquoacheveacute Cette traduction nous semble bonne pour deux raisons La premiegravere est

qursquoAristote fait reacutefeacuterence agrave la vertu laquo totale raquo et agrave la vertu laquo partielle raquo ce qui nous paraicirct

impliquer que τέλειος est aussi agrave prendre en ce sens La deuxiegraveme raison vient drsquoune

comparaison que fait Aristote un peu plus loin entre la vertu du corps et la vertu de lrsquoacircme

laquo Et de mecircme que la bonne condition physique se compose des vertus particuliegraveres de

mecircme en est-il en tant que fin (ᾗ τέλος) de la vertu de lrsquoacircme raquo (EE 1220a1-5) On voit

clairement dans ce passage que la vertu totale dont parlait le philosophe un peu plus haut

est un agreacutegat de toutes les vertus particuliegraveres et que la vertu nrsquoest reacuteellement acheveacutee que

lorsqursquoun individu est complegravetement vertueux Un autre passage paraicirct pertinent pour bien

comprendre la compleacutetude de la vertu En EN 1178a15-22 le philosophe exprime une

interrelation entre la sagaciteacute et la vertu morale affirmant que lrsquoune traduit lrsquoautre et vice

versa et en faisant cela il finit par conclure que ces vertus forment un composeacute On pourrait

donc interpreacuteter la compleacutetude de la vertu comme eacutetant lrsquoacte de ce composeacute et non pas

35 Il est tregraves important de noter pour eacuteviter la confusion que lrsquoutilisation ici de laquo parfait raquo ne renvoie pas au mecircme mot grec que laquo la vertu la plus parfaite (τὴν ἀρίστην)raquo (EN 1098a18) de la traduction de Bodeacuteuumls

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simplement de lrsquoune de ses parties En ce sens il est aussi pertinent de voir qursquoAristote

exclut lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique du composeacute (EN 1177b25-30)

Ceci eacutetant dit on peut donc comprendre le critegravere de la compleacutetude comme visant ce

qui est acheveacute ce qui est pleinement deacuteveloppeacute ou encore ce dont lrsquoessence entiegravere est

reacutealiseacutee Regardons si ce critegravere peut srsquoappliquer agrave lrsquohomme en ce qui concerne son

exercice de la vertu morale et de la φρόνησις Il semblerait que oui dans la mesure ougrave

Aristote affirme que laquo neacuteanmoins ce [le bonheur] peut ecirctre aussi un bien partageacute par

beaucoup puisqursquoil est accessible agrave tous ceux qui nrsquoont pas de handicap pour la vertu

moyennant un certain apprentissage et de lrsquoapplication raquo (EN 1099b18-20) Bien que

lrsquoacquisition drsquoun caractegravere vertueux soit difficile et rare (Pol 1301b40) Aristote nrsquoen parle

jamais comme quelque chose drsquoimpossible agrave atteindre De plus il accorde volontiers la

sagaciteacute agrave Peacutericlegraves et agrave ses semblables (EN 1140b8-11) ce qui montre qursquoil croyait cet eacutetat

atteignable et effectivement atteint par certains hommes

Pour ce qui est du critegravere de la perfection (ἄριστος) Curzer lrsquointerpregravete comme eacutetant

en fait une reprise du critegravere de lrsquoautosuffisance (Curzer 1990 p431) Dans un tel cas il

nous faut donc regarder dans quelle mesure le bonheur humain peut ecirctre deacuteclareacute

autosuffisant Que lrsquoon interpregravete cet ἄριστος de EN 1098a17 comme eacutetant eacutequivalent agrave

autarcique ou bien tout simplement comme meilleur comme le voudrait une traduction

plus litteacuterale lrsquoautosuffisance reste tout de mecircme un critegravere du bonheur et il faut donc que

lrsquoexercice de la vertu morale qui est consideacutereacute comme eacutetant un bonheur agrave part entiegravere par

Aristote bien que de maniegravere secondaire (EN 1178a8-10)36 soit une pratique

autosuffisante Dans un cas comme dans lrsquoautre le problegraveme se pose

Avant daller plus loin dans cette direction il faut savoir quil est possible

dinterpreacuteter cet adjectif de maniegravere agrave ce quil ne puisse deacutesigner que lactiviteacute la meilleure

en elle-mecircme cest-agrave-dire la θεωρία Cependant nous soutenons que lutilisation dἄριστος

dans ce passage ne peut pas renvoyer agrave lactiviteacute theacuteoreacutetique pour les raisons que voici

Commenccedilons par mettre les passages pertinents en parallegravele

laquo Dans ces conditions si nous posons que loffice [ἔργον] de lhomme est une certaine forme de vie (cest-agrave-dire une activiteacute de lacircme et des actions rationnelles) mais que sil est homme vertueux ses oeuvres seront parfaites et belles degraves lors que chaque oeuvre parfaitement accomplie traduit la vertu qui lui est propre dans ces conditions donc le bien humain devient un acte de lacircme qui traduit la vertu et sil y a plusieurs vertus lacte qui traduit la plus parfaite [ἀρίστη] et la plus finale raquo (EN 1098a12-18)

Le contexte de ce passage est tregraves clair et cest au bien proprement humain

quAristote sattarde et non pas au bien le plus excellent en lui-mecircme Sil advenait que le

bien humain diffegravere du plus excellent des biens on pourrait soutenir que lἄριστος de ce

passage doit renvoyer agrave la meilleure vertu strictement humaine Regardons maintenant un

autre passage ougrave Aristote semble affirmer pratiquement la mecircme chose

laquo Mais si le bonheur est une activiteacute traduisant la vertu il est parfaitement rationnel quil traduise la vertu suprecircme (κατὰ τὴν κρατίστην) laquelle doit ecirctre vertu de ce quil y a de meilleur (ἅυτη δrsquoἂν εἴη τοῦ ἀρίστου) raquo (EN 1177a12-13)

36Afin de mieux comprendre le caractegravere secondaire du bonheur procureacute par lactiviteacute politique il est inteacuteressant de sen remettre au texte Le bonheur parfait agrave titre secondaire de Bodeacuteuumls (2004) Il nous semble aussi fort pertinent dajouter agrave cette eacutetude de Bodeacuteuumls que le fait que lactiviteacute theacuteoreacutetique soit associeacutee au loisir implique que le traitement que fait Aristote du loisir sapplique tout aussi bien agrave cette activiteacute et que degraves lors on peut ecirctre tenteacute de lui faire jouer un rocircle politique -ce qui ne la rend donc plus uniquement rechercheacutee pour elle-mecircme- au sens ougrave elle permettrait de deacutevelopper la tempeacuterance Nous reviendrons en deacutetail sur ce sujet agrave la fin de notre preacutesent travail

35

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Agrave premiegravere vue on retrouve ici la mecircme position que dans le passage preacuteceacutedent

Toutefois le contexte y est diffeacuterent En effet Aristote ne cherche plus agrave identifier le

bonheur humain mais le bonheur en son sens pleinement acheveacute le bonheur parfait en lui-

mecircme indeacutependamment du fait quil puisse ecirctre atteint par lhomme ou non Comme on sy

attend lactiviteacute allant de pair avec ce bonheur acheveacute sera meacuteditative (EN 1177a17-18) Si

donc le bonheur doit ecirctre lactiviteacute traduisant la vertu de ce qui est le meilleur il nous faut

regarder si cela est applicable agrave lhomme et si oui on pourra dire que cest agrave cela que

renvoie lἄριστος de EN I 1098a18 Un texte de la Meacutetaphysique est tregraves pertinent pour

eacuteclairer cela

laquo Dabord donc si lIntelligence divine nest pas la penseacutee mais une simple puissance il est logique de supposer que la continuiteacute de la penseacutee est pour elle une fatigue En outre il est clair quil y aura quelque autre chose supeacuterieure agrave lIntelligence savoir ce qui est penseacute [τὸ νοουμένον] En effet le penser lacte de la penseacutee appartiendra aussi agrave celui qui pense le pire de sorte que si on doit eacuteviter cela (et on le doit car il y a des choses quil est meilleur de ne pas voir que de voir) lacte de la penseacutee ne peut pas ecirctre ce quil y a de meilleur [τὸ ἄριστον] raquo (Meta 1074b28-35)

En se fiant agrave ce texte il est clair que dans le cas de lhomme lacte de la penseacutee nest

pas ce quil y a de meilleur ce qui implique que lhomme ne participe pas agrave ce qui est le

meilleur en soi parce que pour lui la penseacutee est cause de fatigue (EN 1153a20) et donc une

puissance et que lhomme ne peut pas seulement penser agrave lobjet le meilleur comme en est

capable le premier moteur (Meta Λ 1072b25-30 1075a5-10) Cest aussi la conclusion agrave

laquelle en vient Aristote apregraves avoir donneacute les raisons pour lesquelles le bonheur

theacuteoreacutetique est le bonheur au sens propre

laquo Dans ces conditions voilagrave donc lactiviteacute qui devrait ecirctre le bonheur acheveacute de lhomme si elle a dureacute suffisamment longtemps pour faire une existence acheveacutee Rien dinacheveacute nentre en effet dans les composantes du bonheur Mais

pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain Ce nest pas en effet en sa qualiteacute dhomme que quelquun peut vivre ainsi mais comme deacutetenteur dun eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui [οὐ γὰρ ᾗ ἄνθρωπός ἐστιν οὕτω βιώσεται ἀλλrsquo ᾗ θεῖόν τι ἐν αὐτῷ ὑπάρχει] raquo (EN 1177b24-28)

En affirmant que la pratique de lactiviteacute theacuteoreacutetique relegraveve dune partie divine en

lui Aristote soutient du mecircme coup que le bonheur associeacute agrave lactiviteacute de cette partie est

aussi divin car ce nest que le divin qui peut reacutealiser la chose la meilleure telle que deacutecrite

dans le passage de la Meacutetaphysique que nous avons citeacute Cest aussi dire que dans labsolu

cest agrave cette activiteacute que devrait correspondre le bonheur humain mais eacutetant donneacute la

maniegravere dont lhumain est constitueacute il ne peut pas y arriver pleinement Si on soutient avec

Curzer (1990 p431) que lἄριστος de EN I 1098a18 nest quun rappel du critegravere de

lautosuffisance et quon reacuteussit agrave montrer quil existe un autre type dautarcie que lautarcie

divine dans la penseacutee aristoteacutelicienne nous serons en mesure de deacutefendre la position selon

laquelle le Stagirite naurait pas en tecircte la θεωρία en EN I 1098a12-18 Cest ce agrave quoi

nous allons maintenant nous attarder

15 Lrsquoautarcie humaine

Il nous semble clair que le concept drsquoautarcie divine que nous avons exposeacute plus

haut ne peut pas rendre compte de lrsquoactiviteacute des hommes37 parce que ce concept est

beaucoup trop rigoureux et ne fait appel qursquoagrave des eacuteleacutements internes pour assurer lrsquoautarcie

Il est donc neacutecessaire pour rendre compte de la penseacutee drsquoAristote de postuler que ce

37 Eacutevidemment il est indiscutable que crsquoest lrsquoautarcie divine que recherche le sage lorsqursquoil pratique la θεωρία mais ce type drsquoautarcie ne peut pas rendre compte du caractegravere propre de lrsquohomme On ne comprendrait pas non plus comment la citeacute pourrait ecirctre dite autarcique en vue du bien [αὔταρκες πρὸς το εὐ ζῆν] (Pol 1326b8-9) dans la mesure ougrave Aristote nrsquoaurait deacuteveloppeacute que cette seule conception de lrsquoautarcie

37

38

dernier distingue diffeacuterents types drsquoautarcie et que lrsquoun de ces types srsquoapplique agrave lrsquohomme

Crsquoest ce que nous appelons lrsquoautarcie humaine Grossiegraverement cela peut ecirctre compris

comme le fait de ne manquer de rien quant au neacutecessaire pour accomplir tout ce qui est

proprement humain ce qui va de la nourriture agrave lrsquoexercice de la vertu morale Ce type

drsquoautarcie est drsquoabord introduit par Aristote agrave partir du constat que lrsquoindividu seul ne peut

pas reacutepondre agrave ses besoins (EN 1097b5-10 EE 1242a5-10 Pol 1252a25-30) Ainsi ce

nrsquoest qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune citeacute que lrsquohomme pourra combler ses besoins vitaux et comme

chacun le sait lrsquoautarcie est toujours associeacutee avec la deacutefinition de la citeacute (Pol 1252b25-30

1261b10-15 1275b15-25 1326b1-10) Crsquoest donc dire que la citeacute permet de vivre et qursquoil y

a une part drsquoautarcie mateacuterielle comprise dans lrsquoautarcie humaine38 Eacutevidemment ce nrsquoest

pas tout et Aristote srsquoempresse drsquoajouter que la citeacute laquo srsquoeacutetant donc constitueacutee pour permettre

de vivre elle permet une fois qursquoelle existe de mener une vie heureuse raquo (Pol 1252b30-

35) Cette question de la vie heureuse est traiteacutee dans les Eacutethiques et crsquoest au bonheur

humain qursquoil nous faut maintenant nous attarder pour comprendre comment ce nrsquoest qursquoagrave

lrsquointeacuterieur de la citeacute qursquoun tel bonheur est possible et du mecircme coup en quoi lrsquoautarcie

humaine vise la suffisance agrave lrsquoeacutegard de tous les besoins proprement humains et notamment

le bonheur qui est lui-mecircme affirmeacute comme autosuffisant (EN 1097b15)

Au deacutebut de lrsquoEN Aristote insiste sur le fait que ce qursquoil lui faut rechercher dans sa

quecircte de ce qursquoest le bonheur crsquoest lrsquoexcellence humaine crsquoest lrsquooffice de lrsquohomme (EN I

6) Par la suite affirmant que laquo le bonheur est une certaine activiteacute de lrsquoacircme exprimant la

vertu finale raquo (EN 1102a5-10) il ajoute que laquo la vertu agrave examiner est la vertu humaine

38 Il devient clair que lrsquoautarcie de la citeacute nrsquoest pas seulement une autarcie mateacuterielle agrave la lecture du passage suivant laquo [la citeacute] qui a trop [de monde] est bien autarcique pour les choses indispensables comme lrsquoest une peuplade mais non comme une citeacute raquo (Pol 1326b1-5)

eacutevidemment car crsquoest preacuteciseacutement le bien humain que nous cherchions et le bonheur

humain raquo (EN 1102a13-16) Dans un tel contexte il nrsquoest pas eacutetonnant qursquoAristote en EN

I 3 diffegravere lrsquoeacutetude de la θεωρία agrave plus tard car comme nous lrsquoavons vu cette activiteacute nrsquoest

pas le propre de lrsquohomme mais plutocirct de la diviniteacute Comme le note Bodeacuteuumls il est

inteacuteressant de consideacuterer que dans ce passage aucune reacuteserve critique ne srsquoapplique agrave cette

activiteacute39 bien qursquoelle ne soit pas examineacutee sur le champ par Aristote Ce ne serait donc pas

parce qursquoelle est critiquable qursquoAristote ne la considegravere pas ici comme il le fait pour le

mode de vie visant agrave acqueacuterir la richesse mais selon nous parce qursquoelle ne serait pas une

activiteacute de lrsquohumain en tant que tel40 Crsquoest donc le bonheur proprement humain qui

inteacuteresse Aristote dans la presque totaliteacute de lrsquoEN et le fait qursquoil examine les vertus morales

humaines dans la majeure partie de cet ouvrage ne ferait que confirmer cela41 Il nous reste

donc agrave nous demander en quoi consiste le type drsquoautarcie qursquoAristote met de lrsquoavant dans

son deacuteveloppement et agrave montrer qursquoil srsquoapplique agrave lrsquohomme en tant qursquohomme crsquoest-agrave-dire

en tant que son office est de reacutealiser la vertu morale et la sagaciteacute (EN 1144a6-7)

Un passage nous semble particuliegraverement important pour montrer le caractegravere

collectif et humain de cette autarcie laquo Toutefois lrsquoautosuffisance comme nous

lrsquoentendons nrsquoappartient pas agrave une personne seule qui vivrait une existence solitaire Au

contraire elle implique parents enfants eacutepouse et globalement les amis et concitoyens degraves

39 Bodeacuteuumls 2004 p58 n240 Nous ne disons pas ici que selon Aristote lrsquohomme devrait se contenter des activiteacutes qui lui sont propres et ne pas preacutetendre agrave imiter la diviniteacute Voir entre autre EN 1177b32-1178a5 ougrave Aristote explique cela ou encore Meta 982b25-983a10 ougrave Aristote reacutefute lrsquoopinion des poegravetes selon laquelle il ne faut pas rechercher la sagesse parce qursquoeacutetant lrsquoapanage des dieux ces derniers seraient jaloux si un humain lrsquoatteignait Ainsi Aristote ne soutient pas qursquoil ne faut pas rechercher un bonheur divin mais diffeacuterant cette description il tentera de deacutefinir ce qursquoest le bonheur humain41 Cela est drsquoautant plus vrai si on tient compte que pour Aristote il est absurde de dire que les dieux possegravedent les vertus morales (EN 1178b10-20) qui sont donc de ce fait propres aux hommes

39

40

lors que lrsquohomme est naturellement un ecirctre destineacute agrave la citeacute raquo (EN 1097b8-11) Ce texte

tisse un lien tregraves eacutetroit entre lrsquoautarcie et la nature politique de lrsquohomme consideacuteration

omnipreacutesente chez Aristote42 Si crsquoest dans la nature de lrsquohomme de srsquounir en citeacute et que

lrsquoautarcie telle que lrsquoentend Aristote dans ce passage provient de cette nature il faut donc

en conclure que le concept drsquoautarcie mis ici de lrsquoavant est neacutecessairement un concept

proprement humain et politique

Aristote continue ce dernier extrait ainsi laquo Quant agrave lrsquoautosuffisance que nous

posons elle est le caractegravere de la chose qui reacuteduite agrave elle seule rend lrsquoexistence digne

drsquoeacutelection et sans le moindre besoin Or ce caractegravere appartient au bonheur croyons-nous raquo

(EN 1097b14-16) Il nous faut donc veacuterifier si la citeacute est en mesure drsquoassurer cette pleine

compleacutetude des besoins humains afin que lrsquohumain reacutealise pleinement ce qursquoil est Dans

cette optique ce sont les besoins de lrsquohomme vertueux et sagace qursquoil nous faut examiner

puisqursquoil est lrsquoexemplification parfaite de lrsquohomme ayant pleinement deacuteveloppeacute son cocircteacute

humain Pour Aristote cette vie de vertu ne se suffit pas pleinement agrave elle-mecircme et elle a

besoin des biens exteacuterieurs afin de pouvoir ecirctre exerceacutee (EN 1099a30-b10) Ces biens sont

des biens qui ne pourraient pas exister sans la citeacute (richesse pouvoir politique) parce qursquoils

nous semblent neacutecessiter certaines institutions et une certaine division des tacircches43 Plus

speacutecifiquement certaines vertus particuliegraveres sont traiteacutees par Aristote comme si leur

exercice ou du moins leur plus bel accomplissement devait neacutecessairement avoir lieu au

sein de la citeacute Crsquoest notamment le cas du courage pour lequel Aristote affirme que son plus

bel exemple est celui de ne pas craindre la plus belle mort agrave savoir la mort au combat (EN

42 Voir entre autres Pol 1253a7-8 1278b19 EN 1169b18-19 EE 1242a22-2343 Aristote ajoute aussi des choses comme laquo une famille honorable de bons enfants la beauteacute raquo (EN 1099b2-3) mais ces choses eacutetant donneacutees par la fortune il nrsquoest pas pertinent drsquoen tenir compte ici

1115a30-35) Or pour qursquoil y ait une guerre il faut qursquoau moins deux citeacutes soient en conflit

ce qui requiert eacutevidemment lrsquoexistence des citeacutes et que lrsquohomme courageux fasse partie de

lrsquoune drsquoelles44 Un autre exemple est celui de la magnificence dont lrsquoobjet peut ecirctre le fait

de payer laquo pour armer une triegravere et organiser une ambassade sacreacutee raquo (EN 1122a24-25) ou

encore pour des objets honorables comme ceux qui concernent les dieux ou ceux qui sont

drsquointeacuterecirct public (EN 1122b18-25) Degraves lors on comprend que la citeacute permet aux vertueux

drsquoexercer leurs vertus mecircmes car sans citeacute pas de triegraveres drsquoambassades ou de culte des

dieux45 La citeacute est donc autosuffisante au sens ougrave elle offre aux hommes qui la composent

tout ce dont ils ont besoin pour exercer la vertu humaine

On pourrait cependant voir ces exemples drsquoune autre maniegravere crsquoest-agrave-dire que ces

exemplifications des vertus particuliegraveres ne seraient en fait que contingentes au fait que

lrsquohomme vive en citeacute et que degraves lors lrsquoexistence de la citeacute nrsquoest pas un preacutealable agrave

lrsquoexercice de la vertu On pourrait en effet consideacuterer que cette maniegravere de deacutefinir le

courage nrsquoest que culturelle et que le courage pourrait tout aussi bien ecirctre accordeacute par

exemple agrave un homme ne vivant pas dans une citeacute mais qui ferait face laquo avec courage raquo agrave

une maladie Bien que cette perspective soit drsquoune certaine maniegravere deacutefendable en dehors

drsquoun contexte aristoteacutelicien ce nrsquoest pas la position drsquoAristote Pour lui en effet laquo le juste

lui a besoin drsquoautres personnes envers qui ou avec lesquelles il puisse exercer la justice et

crsquoest pareil drsquoailleurs pour le tempeacuterant le courageux et chacun des autres raquo (EN 1177a30-

44 Nous admettons que cet argument est discutable dans la mesure ougrave des peuplades qui ne forment pas de citeacutes peuvent aussi faire la guerre et par le fait mecircme agir de maniegravere courageuse Cependant Aristote semble reacuteticent agrave accorder la capaciteacute agrave agir vertueusement aux barbares (EN1145a30-35 Pol 1329a20-27) et donc indirectement agrave ecirctre reacuteellement courageux45 On pourrait consideacuterer que le culte des dieux peut ecirctre quelque chose de personnel et qursquoen cela il nrsquoest nul besoin de la citeacute mais ce qursquoAristote a en vue dans ce passage crsquoest lrsquohonneur qui advient agrave celui qui paie au sein de la citeacute pour honorer les dieux

41

42

32) On voit ainsi le caractegravere eacuteminemment social de lrsquoexercice de la vertu morale chez

Aristote En plus de cela le fait qursquoAristote deacutefinisse la justice comme eacutetant lrsquoapplication

des autres vertus particuliegraveres relativement agrave autrui (EN 1129b30-1130a15) montre encore

la forte deacutependance du vertueux agrave lrsquoeacutegard de la citeacute drsquoautant plus qursquoil soutient que la

justice est la vertu finale (EN 1129b30) et dans sa totaliteacute (EN 1130a9)46

De plus on voit qursquoAristote associe ces activiteacutes avec la vie de tous les hommes

mecircme celle du sage lorsqursquoil affirme en parlant de ce dernier laquo Mais en tant qursquohomme et

en tant qursquoil partage la vie drsquoun assez grand nombre [ᾗ δrsquo ἄνθρωπός ἐστι καὶ πλείοσι συζῇ]

il choisit drsquoexeacutecuter les actes qui traduisent la vertu47 Il aura donc besoin de ces sortes

drsquoappuis pour vivre en homme (πρὸς τὸ ἀνθρωπεύεσθαι)48 raquo (EN 1178b5-10 nous

46 On peut aussi ajouter agrave cette analyse leacutetude de Bodeacuteuumls La nature politique de la sagaciteacute (2004) qui montre en quoi la φρόνησις trouve son accomplissement dans la politique pratique pour laquelle la citeacute est eacutevidemment essentielle Cela sert agrave prouver que les actions humaines ne peuvent encore une fois ecirctre complegravetes quagrave linteacuterieur de la citeacute47 Ce passage peut sembler en partie contradictoire avec EN 1169a32-34 et 1170a2-4 ougrave Aristote semble affirmer comme le comprend Bodeacuteuumls que laquo cela implique la possibiliteacute pour le philosophe qui est bon drsquoecirctre pleinement heureux sans ecirctre un homme drsquoaction srsquoil a des amis eacutegalement bons qui sont eux-mecircmes hommes drsquoaction raquo (Bodeacuteuumls 2004 n1 p484) Cela est drsquoautant plus probant si lrsquoon considegravere EN 1112b25-30 ougrave Aristote dit que ce que font nos amis peut drsquoune certaine maniegravere ecirctre consideacutereacute comme fait par nous-mecircmes ce qui est aussi coheacuterent avec la position aristoteacutelicienne que lrsquoami est un autre soi-mecircme (Bodeacuteuumls soutient cependant ailleurs que laquo car si lintelligence vaut au sage son bonheur (au sens premier) il ne peut pas lorsquil agit ne pas cultiver aussi lintelligence que reacuteclame la vertu sans se priver alors de son titre au bonheur (agrave titre second) raquo (2004 p192)) Neacuteanmoins le passage de EN IX 9 nrsquoaffirme pas que le sage puisse ne jamais avoir agrave agir vertueusement mais bien que lrsquoobservation drsquoune action vertueuse de la part drsquoun ami est autant agreacuteable qursquoune action vertueuse accomplie par lui-mecircme De plus la reacuteponse que donne Aristote agrave la question de savoir concernant la musique laquo pourquoi en effet faut-il lapprendre soi-mecircme et non pas en en eacutecoutant dautres jouir de plaisirs droits et ecirctre capable de porter des jugements corrects comme le font les Laconiens raquo (Pol 1339a42-b2) semble pouvoir eacuteclairer cette question En effet en soutenant que lenfant doit apprendre lui-mecircme agrave jouer (sans devenir un parfait virtuose ce qui lui serait nuisible) et non pas seulement ecirctre capable de juger des oeuvres et en fondant cela sur le fait que laquo cest une chose impossible ou difficile de devenir des juges valables de travaux auxquels on na pas pris part raquo (Pol 1340b23-25) nous pouvons deacuteduire de cela que pour ecirctre vertueux contempler des oeuvres vertueuses ne suffit pas il faut en faire Eacutevidemment Bodeacuteuumls ne soutient pas que lon puisse ecirctre vertueux simplement en regardant des gens vertueux agir mais simplement quon pourrait ecirctre pleinement heureux ainsi Le problegraveme est justement que pour pouvoir juger du caractegravere vertueux dune action accomplie il faut soi-mecircme ecirctre vertueux ce qui implique la pratique Mais indeacutependamment de tout cela ce qui est important dans le passage de EN 1178b5-10 est le fait que lrsquoexercice de la vertu morale soit eacutevoqueacutee dans le but drsquoexpliquer ce qursquoest vivre en homme ce qui nrsquoest pas affecteacute par lrsquointerpreacutetation que fait Bodeacuteuumls du passage de EN IX 948 Le Bailly note dans la deacutefinition de ce verbe que crsquoest par opposition agrave la diviniteacute

soulignons) Ce sont ces sortes drsquoappuis (argent puissance liberteacute) qui doivent donc ecirctre en

possession de lrsquoindividu afin que celui-ci puisse ecirctre dit autarcique Cette remarque de EN

X 8 est semblable agrave ce que disait Aristote en EN I 9 1099a31-33 ougrave il affirmait la

neacutecessiteacute des biens exteacuterieurs pour le bonheur humain Or tous ces biens exteacuterieurs sont

des biens que seule lrsquoappartenance agrave une citeacute peut procurer

16 La citeacute comprise par lrsquoanalogie du tout organique

Le problegraveme auquel nous faisons face en soutenant que la citeacute permet de reacutepondre

aux besoins de lrsquohomme vertueux et sagace ce qui le rendrait du mecircme coup autosuffisant

est le suivant jamais Aristote ne dit qursquoun tel homme est autarcique49 Agrave notre

connaissance Aristote nrsquoattribue lrsquoautarcie de maniegravere absolue qursquoaux dieux et agrave la citeacute

Ainsi si lon considegravere quAristote nattribue jamais le type dautarcie humaine agrave des

individus il serait difficile de soutenir quil la bel et bien eacutelaboreacutee dans son oeuvre

Cependant si on considegravere qursquoAristote conccediloit la citeacute comme un tout dont les parties sont

les individus de la mecircme maniegravere qursquoun corps vivant est composeacute des organes le problegraveme

est beaucoup moins grave voire absent En effet bien que dans un tel cas les parties ne

soient pas autosuffisantes en elles-mecircmes le fait qursquoelles soient neacutecessaires agrave

49 En EN 1125a11-12 Aristote attribue une certaine autarcie au magnanime Il est par contre plus que douteux qursquoil fasse reacutefeacuterence agrave autre chose qursquoagrave lrsquoautarcie mateacuterielle ou plus preacuteciseacutement au fait de ne manquer de rien vu le contexte de cet eacutenonceacute Crsquoest probablement ainsi que le comprend Bodeacuteuumls en traduisant par laquo indeacutependance raquo plutocirct que par laquo autosuffisance raquoEn EN 1160b3-4 Aristote dit aussi que laquo nest pas un roi en effet celui qui ne se suffit pas agrave lui-mecircme et nest pas supeacuterieur sur tous les plans du bien raquo Il affirme cela dans le but de montrer que nayant besoin de rien le roi naura dautres motivations que linteacuterecirct de ses sujets lors de ses deacutecisions Dans un tel cas il y aurait toutefois une certaine association entre lautosuffisance et lexcellence du caractegravere moral mais cela est beaucoup trop isoleacute et mal deacuteveloppeacute pour quon puisse accorder agrave ce passage une trop grande importance mais nous y reviendrons agrave la fin de notre travail De plus on pourrait dire que lautosuffisance confeacutereacutee au roi nest que mateacuterielle dans la mesure ougrave le philosophe prend la peine dajouter la supeacuterioriteacute sur tous les plans du bien comme si lobjet de lautosuffisance dont il eacutetait question ici neacutetait pas agrave proprement parler un bien

43

44

lrsquoautosuffisance du tout implique un lien suffisamment eacutetroit entre le tout et ses parties pour

qursquoon comprenne que les parties profitent elles aussi de lrsquoautosuffisance du tout Reste agrave

montrer qursquoAristote deacutecrit bien la citeacute par une analogie avec un tout organique50 ce qui

nous permettra de comprendre lautarcie humaine comme eacutetant lautarcie quAristote

attribue agrave la citeacute

Eacutevidemment cette question risquerait de nous occuper pendant trop longtemps pour

que nous tentions de la traiter de maniegravere exhaustive Crsquoest pourquoi nous nous

contenterons ici de deacutefendre le caractegravere organique de la citeacute par une reacutefutation drsquoun

commentateur soutenant la position inverse Lrsquoarticle qui nous inteacuteresse donc ici est celui

de Robert Mayhew intituleacute Part and Whole in Aristotles Political Philosophy Le premier

argument de Mayhew pour rejeter le caractegravere organique du tout que forme la citeacute est de

dire qursquoune substance ne peut pas avoir pour partie drsquoautres substances en se basant sur des

textes de la Meacutetaphysique (Meta 1039a3-4 1041a4-5)51 Autrement dit il soutient que

puisqursquoune substance ne peut pas ecirctre composeacutee de substances (1) et que lrsquohomme est une

substance (2) il deacutecoule de cela que lrsquohomme ne peut pas ecirctre une partie de la citeacute si on

conccediloit celle-ci comme une substance organique (3) Le problegraveme avec cet argument crsquoest

que la preacutemisse (1) ne tient pas compte de la suite du texte sur lequel elle se base et qui

influence lrsquointerpreacutetation qursquoon peut avoir de la preacutemisse (2) laquo Il est impossible qursquoune

substance provienne de substances qursquoelle contiendrait comme en enteacuteleacutechie car des ecirctres

qui sont ainsi deux en enteacuteleacutechie ne seront jamais un seul ecirctre en enteacuteleacutechie Mais si ces

50Un indice de cela se trouve en EN IX 8 laquo Or exactement comme une Citeacute est avant tout constitueacutee semble-t-il par son instance la plus souveraine ainsi que chaque autre organisme [σύστημα] de la mecircme faccedilon lecirctre humain lui aussi est constitueacute par ce quil y a en lui de plus souverain raquo (EN 1168b31-33 nous soulignons)51 Mayhew 1997 pp328-329

ecirctres sont deux en puissance ils pourront ecirctre un raquo (Meta 1039a3-7) Comme lrsquoexplique ce

texte pour qursquoune substance puisse ecirctre composeacutee de substances il faut que ces derniegraveres

ne soient pas en enteacuteleacutechie crsquoest-agrave-dire ne soit pas pleinement reacutealiseacutees avant de faire

partie du tout auquel elles appartiennent Pour que lrsquoargument de Mayhew soit juste il

faudrait donc que lrsquohomme soit pleinement reacutealiseacute avant mecircme de faire partie drsquoune citeacute

Or cette preacutemisse est plus que douteuse52 Sans faire ici une analyse complegravete du sujet

nous nous contenterons de faire appel aux passages ougrave Aristote soutient que lrsquohomme qui

nrsquoappartient pas par nature agrave une citeacute est soit une becircte soit un dieu (Pol 1252a1-5

1253a25-30) montrant ainsi que lrsquoessence de lrsquohomme ne peut srsquoaccomplir que dans le

cadre de la citeacute De plus si la vertu morale est lrsquoaccomplissement de lrsquohomme comme nous

lrsquoavons soutenu plus haut et que la vertu morale ne se pratique qursquoagrave lrsquointeacuterieur de la citeacute il

faut en conclure qursquoun homme ne peut pas ecirctre accompli avant de faire partie drsquoune citeacute

Crsquoest en cela que nous voyons que le premier argument de Mayhew eacutechoue agrave montrer que

le tout drsquoune citeacute nrsquoest pas un composeacute organique Cependant nous ne pouvons pas nous

contenter de cela car le fait drsquoaffirmer que lrsquohomme doit faire partie de la citeacute afin de

srsquoaccomplir ne dit rien de la maniegravere dont il doit en ecirctre une partie Il faut degraves lors se

pencher sur les autres arguments de Mayhew

Son deuxiegraveme argument consiste agrave dire qursquoen Pol 1261a16-22 ougrave Aristote critique

lrsquouniteacute de la citeacute platonicienne crsquoest du mecircme coup lrsquouniteacute organique de la citeacute qui est

rejeteacutee par le Stagirite53 Nous ne croyons pas que ce soit effectivement le cas Ce que

critique Aristote dans ce passage crsquoest laquo le fait pour une citeacute drsquoecirctre une le plus possible raquo

52 Mayhew lui-mecircme admet plus tard dans son texte que lrsquohomme ne peut ecirctre pleinement accompli qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune citeacute (Mayhew 1997 p338)53 Ibid p329

45

46

(Pol 1261a15-16) et pas neacutecessairement decirctre un composeacute organique De plus il associe

lrsquouniteacute de la citeacute platonicienne agrave une reacutegression du statut de citeacute agrave celui de famille et

drsquoindividu et crsquoest en cela que Mayhew comprend le rejet de lrsquouniteacute organique drsquoun

individu au niveau de la citeacute Nous ne croyons cependant pas que ce soit le mouvement de

la penseacutee drsquoAristote Lorsqursquoil effectue la reacuteduction de la citeacute platonicienne agrave lrsquoindividu

nous croyons plutocirct que loin de rejeter la conception organique il vise plutocirct agrave dire que la

citeacute platonicienne est conccedilue de maniegravere agrave ce qursquoelle ne soit associeacutee qursquoagrave une seule de ces

parties Crsquoest ici que Meta Δ 6 qui porte sur lrsquouniteacute nous est utile Dans ce chapitre

Aristote soutient que lrsquoune des conceptions qursquoon peut avoir de lrsquouniteacute est la suivante

laquo crsquoest quand le sujet ne diffegravere pas speacutecifiquement [κατὰ τὸ εἶδος] [hellip] On dit par

exemple drsquoune part que le vin est un et que lrsquoeau est une en tant qursquoindivisibles selon

lrsquoespegravece raquo (Meta 1016a20-25) Lrsquoeau est donc consideacutereacutee une par Aristote parce que toutes

ses parties sont identiques quant agrave lrsquoespegravece Ainsi en disant que la citeacute platonicienne est

reacuteduite agrave lrsquoeacutetat drsquoindividu54 crsquoest dire que ses parties ne sont que des individus identiques

selon lrsquoespegravece Or pour Aristote laquo une citeacute au contraire doit ecirctre une uniteacute composeacutee

drsquoeacuteleacutements diffeacuterant speacutecifiquement [εἴδει διαφέρει] raquo (Pol 1261a29-30) Crsquoest justement

lagrave une autre des deacutefinitions de lrsquouniteacute qursquoil donne en Meta Δ 6 agrave savoir lrsquouniteacute par

continuiteacute (Meta 1015b35-1016a17) et crsquoest ce genre drsquouniteacute que nous attribuons agrave la citeacute

et que nous croyons pouvoir aussi attribuer agrave un organisme vivant Eacutetant donneacute que

Mayhew rejette le fait que la citeacute puisse ecirctre continue dans un sens fort55 il importe de

regarder cette position plus en profondeur

54 Il est important de noter qursquoAristote ne dit pas que cette citeacute est retombeacutee agrave lrsquouniteacute drsquoun organisme vivant55 Mayhew 1997 330

Avant tout nous accordons que les parties de la citeacute ne peuvent pas ecirctre continues

du fait drsquoun contact physique Cela nous importe peu dans la mesure ougrave nous comprenons

lrsquouniteacute organique de la citeacute plutocirct comme une analogie que comme le fait que la citeacute serait

reacuteellement un ecirctre vivant au mecircme titre que nrsquoimporte quel animal Cependant le fait qursquoil

nrsquoy ait pas de continuiteacute physique nrsquoempecircche pas la citeacute drsquoecirctre malgreacute tout continue mecircme

si ce nrsquoest pas au sens le plus fort Pour Aristote peuvent ecirctre dits un par continuiteacute deux

morceaux de bois relieacutes par de la colle (Meta 1016a1-2) On voit donc que lrsquouniteacute par

continuiteacute nrsquoest pas neacutecessairement le fait drsquoune uniteacute entiegraverement naturelle56 De plus

Aristote affirme que la justice (EN 1132b33-35) et lrsquoamitieacute (EN 1155a22-25 Pol

1262b5-25) de faccedilon analogue agrave la colle au sens ougrave un eacuteleacutement tiers creacutee le lien de

continuiteacute retiennent les parties de la citeacute ensemble De la mecircme maniegravere les diffeacuterentes

composantes drsquoune chaussure ne forment pas une uniteacute si elles sont mises ensemble de

maniegravere deacutesordonneacutee alors qursquoelles en forment une lorsquelles sont assembleacutees dans la

forme de la chaussure (Meta 1016b10-20) Ce mecircme genre de consideacuteration est fait par

Aristote concernant la citeacute En effet il affirme que le simple fait que des individus soient

regroupeacutes dans un mecircme lieu nrsquoentraicircne pas lrsquoexistence drsquoune citeacute Il faut en plus de cela

une structure commune qui les unifie une constitution une forme (Pol 1328b15-20) On

pourrait aussi comprendre cela agrave partir du texte ougrave Aristote parle du fait que Babylone nrsquoest

pas une citeacute mecircme si elle met une foule de gens rassembleacutes agrave lrsquointeacuterieur de murailles parce

qursquoun jour ougrave elle eacutetait assieacutegeacutee une partie de la ville prit trois jours avant de srsquoapercevoir

du siegravege (Pol 1276a24-30)

56 Cela peut eacutevidemment ecirctre remis en question du fait qursquoen affirmant que lrsquouniteacute de la citeacute est artificielle il est difficile drsquoexpliquer le fait que la citeacute soit une chose naturelle Nous renvoyons agrave lrsquoanalyse de Miller (1989) sur la maniegravere de concilier ces deux positions

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On peut mettre ce passage en lien avec un texte de La Reacutepublique57 de Platon

(Reacutepublique 462c-e) texte dans lequel Platon explique qursquoune citeacute doit ecirctre semblable agrave un

organisme qui lorsqursquoune de ses parties se blesse est entiegraverement affecteacute par cette blessure

Ce paralleacutelisme peut paraicirctre eacutetrange voire contradictoire dans la mesure ougrave Aristote est

supposeacute critiquer la conception que se fait Platon de lrsquouniteacute de la citeacute dans La Reacutepublique

On peut essayer de rendre compte de cela de quelques maniegraveres mais nous ne nous y

attarderons pas trop puisque cela deacutepasse le propos de notre preacutesent travail On pourrait

tout drsquoabord dire qursquoAristote fidegravele agrave sa meacutethode diaporeacutematique ne ferait ici que

conserver ce qursquoil y aurait de bon dans lrsquoanalyse platonicienne de lrsquouniteacute de la citeacute On

pourrait aussi dire que dans le passage drsquoAristote le mouvement de prise de conscience

part drsquoun eacutevegravenement affectant le tout et doit ecirctre perccedilu par chacune des parties alors que

chez Platon le mouvement est inverse en ce qursquoil part drsquoune affection drsquoune partie pour ecirctre

perccedilu par le tout La derniegravere maniegravere pour tenter drsquoeacuteviter de dire qursquoAristote se contredit

serait de soutenir que son passage fait plutocirct reacutefeacuterence au fait que Babylone nrsquoest pas une

citeacute du fait de sa trop grande eacutetendue et que certaines parties de la ville ne soient pas au

courant du siegravege ne serait qursquoune conseacutequence de cette trop grande eacutetendue ce qui dans le

contexte est aussi fort plausible

Mayhew poursuit son argumentation en soutenant que pour que le rapport

toutpartie de la citeacute forme une uniteacute organique il faudrait que les parties appartiennent au

tout Or puisque les citoyens sont des hommes libres et qursquoils nrsquoappartiennent agrave personne

57Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Reacutepublique de Leroux

cela est impossible58 Encore une fois nous croyons que Mayhew aurait raison si Aristote

affirmait que la citeacute est un organisme vivant au sens plein mais puisque nous croyons que

ce nrsquoest plutocirct qursquoune analogie il nous est permis de croire qursquoAristote pourrait peut-ecirctre

faire reacutefeacuterence ici agrave une conception moins rigoureuse de lrsquoappartenance qui rendrait agrave la

fois compte du fait que la citeacute laquo possegravede raquo les individus tout en permettant agrave ceux-ci de

demeurer des hommes libres Avant de nous expliquer plus en deacutetails il est important de

voir quAristote lui-mecircme affirme le contraire de ce que soutient Mayhew En effet laquo En

mecircme temps il ne faut pas penser quaucun des citoyens sappartiennent agrave lui-mecircme mais

que tous appartiennent agrave la citeacute [ἅμα δὲ οὐδὲ χρὴ νομίζειν αὐτὸν αὑτοῦ τινα εἶναι τῶν

πολιτῶν ἀλλὰ πάντας τῆς πόλεως] car chacun est une partie de la citeacute Mais le soin de

chaque partie a par nature en vue le soin du tout raquo (Pol 1337a27-30) Bien quil ny ait pas

dans ce passage de verbe signifiant proprement la possession la preacutesence du verbe ecirctre

suffit ce dernier pouvant aussi en grec avoir cet usage59 tout comme en franccedilais dailleurs

(cet objet est agrave moi) De plus le fait de voir que la citeacute possegravede les citoyens serait une autre

faccedilon dexpliquer comment cest agrave la citeacute que sapplique lautosuffisance humaine et non

directement aux individus De cette maniegravere eacutetant donneacute que la citeacute possegravede ce qui lui faut

pour bien vivre agrave savoir des citoyens pouvant pratiquer la vertu morale et la sagaciteacute on

comprend mieux pourquoi elle peut ecirctre dite autosuffisante

Voyons maintenant comment Aristote traite en elle-mecircme la question de la

possession afin de montrer que le passage que vous venons de soulever sinsegravere bel et bien

dans la penseacutee aristoteacutelicienne En Meta Δ 23 Aristote en examinant les diffeacuterents sens

58 Mayhew 1997 p33359Voir Smyth Greek grammar Harvard University Press 1920 (1956 1984) 1303 p315

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du verbe ἔχειν en arrive agrave dire que laquo crsquoest ainsi que nous disons que le vase laquo contient raquo

[ἔχειν] le liquide la ville les hommes [τὴν πόλιν ἀνθρώπους] et le vaisseau les matelots

De mecircme le tout laquo renferme raquo [ἔχειν] les parties raquo (Meta 1023a15-18 nous soulignons)

On voit donc bien qursquoen un certain sens la citeacute possegravede ses parties Il est cependant vrai

que ce sens de possession peut sembler ecirctre assez faible et ne pas neacutecessairement impliquer

une relation organique entre le tout et ses parties ce que la suite de Meta Δ 23 nous

permet de faire En effet ce chapitre deacutecrit aussi la possession en disant que laquo ce qui

empecircche un ecirctre de se mouvoir ou drsquoagir selon sa tendance est dit aussi laquo retenir raquo [ἔχειν]

cet ecirctre [hellip] Crsquoest encore dans le mecircme sens que lrsquoon applique ce terme agrave ce qui reacuteunit les

objets sinon ils se seacutepareraient chacun suivant sa force propre raquo (Meta 1023a18-23) Cette

deacutefinition srsquoapplique tout agrave fait agrave la citeacute en ce que la citeacute de par ses lois empecircche les

citoyens drsquoagir selon leurs penchants naturels pour plutocirct tendre vers la vertu (Pol

1263b35-40 1266b29-32 1336b20-25 EN X 10 en entier particuliegraverement 1179b31-32)

Mayhew examine aussi Pol 1253a3-29 ougrave Aristote affirme que la citeacute est par nature

anteacuterieure agrave lrsquoindividu Il comprend de cette anteacuterioriteacute que bien qursquoil soit vrai que lrsquohomme

ne peut pas se reacutealiser en tant qursquohomme en dehors de la citeacute il nrsquoen est pas pour autant une

partie de la mecircme maniegravere qursquoune main est une partie du corps car laquo That one can live his

life fully only in the city does not mean that one must live a life wholly for the city raquo

(Mayhew 1997 p338) Cet argument est tregraves inteacuteressant et est au cœur du principal

problegraveme que nous voulions soulever dans ce travail agrave savoir la tension entre la recherche

de lrsquoautarcie humaine et de lrsquoautarcie divine au sein de la citeacute Autrement dit la question est

de savoir comment il est possible pour lrsquohomme compris comme une partie organique de la

citeacute de participer agrave autre chose qursquoagrave la reacutealisation de lrsquoautarcie de la citeacute ou plus

preacuteciseacutement de pratiquer la philosophie La question se pose en effet car comme nous

lrsquoavons vu le propre de lrsquohomme est la reacutealisation de la vertu humaine et de la sagaciteacute Or

ces activiteacutes ne sont pas les plus excellentes en elles-mecircmes et Aristote est tregraves clair agrave ce

sujet disant que notre condition de mortel ne doit en aucun cas nous soustraire agrave la

recherche de ce qui est le meilleur en soi crsquoest-agrave-dire la pratique de la θεωρία (EN

1177b32-1178a5) Dans la prochaine partie de notre travail nous tenterons de montrer en

quoi la coexistence de lrsquoautarcie humaine et de la recherche de lrsquoautarcie divine peut ecirctre

comprise comme difficilement conciliable dans le cadre de la citeacute En arrivant agrave montrer

quil est difficile pour un individu de pratiquer la philosophie en tant quactiviteacute pour la citeacute

tout en montrant quil est neacutecessaire de pratiquer ce type dactiviteacute nous serons en mesure

de voir que Mayhew semble avoir tort de ne pas reconnaicirctre la caractegravere organique de

luniteacute de la citeacute aristoteacutelicienne En effet cette possible conclusion nous amegravenerait agrave voir

que laffirmation de Mayhew voulant que laquo one can live his life fully only in the city does

not mean that one must live a life wholly for the city raquo (1997 p338) nest pas tout agrave fait

juste dans la mesure ougrave la neacutecessiteacute de vivre en citeacute implique que les activiteacutes qui y seront

pratiqueacutees devront avoir une quelconque utiliteacute pour elle Cest donc dire que la citeacute ne peut

exister que si les citoyens sont utiles les uns pour les autres et donc que les activiteacutes qui ne

sont pas pratiqueacutees en ce sens pour la citeacute ne pourront pas ecirctre encourageacutees Eacutevidemment

nous sommes conscients quAristote ne questionne jamais la leacutegitimiteacute de la pratique de la

philosophie et le troisiegraveme et dernier chapitre de notre travail tentera justement de faire

ressortir les raisons pour lesquelles la recherche dune certaine autarcie individuelle et

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divine a tout de mecircme sa place au sein des activiteacutes de la citeacute malgreacute le fait que cette

recherche ne participe pas au caractegravere utile essentiel agrave la perpeacutetuiteacute de la citeacute

2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine

Tout drsquoabord il faut drsquoembleacutee affirmer que lrsquoautarcie humaine doit ecirctre preacuteconiseacutee

puisqursquoelle est la condition de possibiliteacute de toutes les autres activiteacutes On peut voir cela

dans le fait que puisque lrsquohomme nrsquoest pas autosuffisant lorsqursquoon le considegravere de maniegravere

individuelle lrsquoappartenance agrave une citeacute qui lui permet du mecircme coup de subvenir agrave ses

besoins est une condition essentielle de la pratique de toutes les autres activiteacutes en ce sens

que la citeacute lui permet de vivre tout simplement La recherche de lrsquoautarcie divine mise en

branle par la pratique de la philosophie correspond quant agrave elle au bien vivre (dans lrsquoabsolu

et pas seulement drsquoun point de vue humain) qui est preacutesent dans la deacutefinition de la citeacute que

donne Aristote et nrsquoest possible qursquoune fois que les besoins mateacuteriels de lrsquoindividu sont

remplis (EN 1178b30-35) ce qui requiert lrsquoautarcie mateacuterielle de la citeacute elle-mecircme incluse

dans lrsquoautarcie humaine On peut aussi voir cela dans un passage des Topiques60

laquo Et encore ce qui provient du superflu [τὰ ἐκ περιουσίας] est meilleur que le neacutecessaire et parfois est aussi preacutefeacuterable car bien vivre est meilleur que vivre or bien vivre est du superflu tandis que vivre est lui-mecircme une neacutecessiteacute Parfois cependant les choses meilleures ne sont pas les plus deacutesirables et ce nest pas en effet parce quune chose est meilleure quelle est neacutecessairement aussi plus deacutesirable ainsi philosopher vaut mieux que senrichir mais ce nest pas lagrave une chose preacutefeacuterable pour celui qui manque du neacutecessaire Le superflu cest quand posseacutedant le neacutecessaire on travaille agrave sassurer quelque autre belle chose Rigoureusement parlant peut-ecirctre le neacutecessaire est-il preacutefeacuterable et le superflu meilleur raquo (Top 118a5-15)

21 Lamitieacute politique

Ceci eacutetant dit il faut maintenant consideacuterer les conditions qui permettent lrsquoexistence

drsquoune citeacute dans la penseacutee aristoteacutelicienne afin de voir comment le philosophe est ou non en

60Sauf avis contraire nous citons la traduction des Topiques de Tricot

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mesure de srsquoinseacuterer dans la vie de la citeacute de maniegravere agrave rendre possible sa continuiteacute dans le

temps car si la citeacute srsquoeffondre la possibiliteacute pour le sage de pratiquer la philosophie

srsquoeffondre avec elle Ainsi la pratique de la philosophie deacutepend de la stabiliteacute de la citeacute du

fait que la citeacute ne cesse pas drsquoexister Cette stabiliteacute rechercheacutee semble entre autres avoir

pour cause chez Aristote une certaine forme drsquoamitieacute (EN 1155a23-29 Pol 1262b8-9) Il

nous faut par contre ecirctre plus preacutecis agrave ce sujet eacutetant donneacute qursquoil existe plusieurs types

drsquoamitieacute dans la penseacutee aristoteacutelicienne Ce que nous recherchons crsquoest la forme drsquoamitieacute

qui peut relier tous les citoyens ensemble de maniegravere agrave procurer la stabiliteacute agrave la citeacute

Comme on peut srsquoen douter ce type drsquoamitieacute est ce qursquoAristote appelle lrsquoamitieacute politique

(πολιτικὴ φιλία) ou la concorde (ὁμόνοια) Cependant la concorde nrsquoest pas deacutecrite comme

eacutetant une forme drsquoamitieacute proprement dite (EN 1155a24-25) mais plutocirct une laquo attitude

amicale raquo (EN 1167a22) tout comme la bienveillance (EN 1166b30-31) La distinction

entre attitude amicale et amitieacute se fait principalement par le degreacute drsquoimplication de la

personne dans la relation Aristote explique en effet que la bienveillance est une attitude

amicale et non pas de lrsquoamitieacute parce qursquoon peut ecirctre bienveillant agrave lrsquoeacutegard de quelqursquoun

qursquoon ne connaicirct pas ou qui nrsquoa pas conscience de notre bienveillance (EN 1166b30-32) ce

qui serait essentiel pour parler drsquoamitieacute Ainsi on conccediloit qursquoune relation drsquoamitieacute est

beaucoup plus intime qursquoune attitude amicale nous permettant du mecircme coup de

comprendre comment la concorde pourrait srsquoappliquer agrave lrsquoensemble des citoyens car toute

la rigueur drsquoune relation drsquoamitieacute nrsquoa pas agrave ecirctre respecteacutee dans une telle relation Reste

maintenant agrave deacutefinir ce que le Stagirite entend par concorde pour deacuteterminer comment le

philosophe peut preacutetendre ou non agrave une telle relation

laquo On dit des Citeacutes que la concorde y regravegne lorsque touchant leurs inteacuterecircts les

concitoyens sont du mecircme avis prennent les mecircmes deacutecisions et exeacutecutent les reacutesolutions

communes raquo (EN 1167a26-28) Crsquoest pourquoi Aristote considegravere que lrsquoaccord sur

lrsquoexplication des pheacutenomegravenes ceacutelestes nrsquoentraicircne pas la concorde (EN 1167a25-26) Il est

ici important de voir que crsquoest lrsquointeacuterecirct qui est au centre de la deacutefinition de la concorde Il

faut aussi rappeler que les corps ceacutelestes font partie de lrsquoobjet de la philosophie puisqursquoils

sont du ressort de la physique qui est elle-mecircme deacutesigneacutee comme science theacuteoreacutetique et

comme philosophie seconde (Meta 1025b17-1026a31) On voit deacutejagrave comment la

philosophie ne peut pas porter les gens agrave la concorde De plus si la concorde est un accord

quant agrave lrsquointeacuterecirct il faut aussi voir que lrsquointeacuterecirct ou lrsquoutile est objet de deacutelibeacuteration comme

le montre la distinction que fait Aristote en Rheacutetorique61 I 3 entre les trois genres oratoires

que sont le deacutelibeacuteratif le judiciaire et lrsquoeacutepidictique Le philosophe y affirme en effet que la

fin laquo pour une deacutelibeacuteration crsquoest lrsquoutile ou le nuisible (car lorsqursquoon deacutelibegravere on donne ce

agrave quoi lrsquoon exhorte comme meilleur et ce dont on dissuade comme pire) et les autres

consideacuterations que lrsquoon invoque ndash le juste ou lrsquoinjuste le bien ou le mal ndash sont rapporteacutees agrave

cette fin raquo (Rheacutet 1358b22-27) Il ajoute aussi agrave cela que laquo sur tout ce qui est ou sera

neacutecessairement sur tout ce qui ne peut ecirctre ou se produire lagrave-dessus il nrsquoy aura pas

drsquoactiviteacute de conseil raquo (Rheacutet 1359a30-35 cf aussi EN 1112a21-26) Or crsquoest justement lagrave

le propre de la philosophie que drsquoeacutetudier les choses neacutecessaires (EN 1139a5-10) et dont la

veacuteriteacute est eacuteternelle (EN 1139b20-25) Voilagrave une autre maniegravere de montrer que la

philosophie ne traite pas de lrsquointeacuterecirct On peut aussi tirer de cela que la recherche de

lrsquoautarcie divine qui passe par la pratique de la philosophie nrsquoest pas en elle-mecircme un

61Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Rheacutetorique de Chiron

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objet de concorde et qursquoelle nrsquoaide donc pas agrave lier les citoyens drsquoune citeacute Cela nrsquoest

cependant pas suffisamment fort pour affirmer lrsquoincompatibiliteacute entre la recherche de

lrsquoautarcie humaine et de lrsquoautarcie divine parce qursquoau fond notre argument ne fait que dire

que la philosophie nrsquoentraicircne pas la concorde sans dire pour autant qursquoelle lrsquoempecircche

Cependant lrsquoanalyse que nous avons faite de la concorde nrsquoest pas complegravete et une

eacutetude plus approfondie montrera lrsquoincompatibiliteacute que nous avons supposeacutee Il faut drsquoabord

se demander agrave quel genre drsquoamitieacute parmi les trois deacutecrits par Aristote se rapproche la

concorde Eacutevidemment comme nous lrsquoavons dit un peu plus haut crsquoest agrave lrsquoamitieacute par

inteacuterecirct que se compare la concorde (EN 1167b2-4 EE 1242a6-7) En effet laquo lrsquoamitieacute

politique srsquoest constitueacutee en fonction de lrsquoutiliteacute et ce tout particuliegraverement crsquoest parce

que chacun ne se suffit pas agrave soi-mecircme que les hommes croit-on se sont rassembleacutes raquo (EE

1242a6-9) laquo Ainsi il est neacutecessaire tout drsquoabord que srsquounissent les ecirctres qui ne peuvent

exister lrsquoun sans lrsquoautre [] et ce par nature en vue de leur mutuelle sauvegarde raquo (Pol

1252a25-30) Crsquoest donc dire que mecircme le philosophe doit se conformer agrave cet impeacuteratif

eacutetant donneacute que sa nature drsquohomme lrsquoempecircche de se soustraire aux neacutecessiteacutes de la vie

comme nous lrsquoavons deacutejagrave dit Dans cette perspective il est primordial pour la personne qui

deacutesire pratiquer la philosophie drsquoecirctre capable de srsquoinseacuterer dans une telle association et le

moyen de le faire semble ecirctre la possibiliteacute de se lier drsquoamitieacute politique avec les autres

citoyens Il faut voir ici que pour Aristote lrsquoamitieacute politique nrsquoest pas la forme drsquoamitieacute

pleinement acheveacutee qui est lrsquoamitieacute selon la vertu Cela est tregraves important dans la mesure

ougrave une amitieacute acheveacutee ne permet pas de cultiver de nombreux amis (EN 1158a11-12) ce

que permet lrsquoamitieacute selon lrsquointeacuterecirct (EN 1158a16-18) 62

22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie

En ayant toujours agrave lrsquoesprit le deacutesir de stabiliteacute de la citeacute crsquoest aux conditions de la

mise en place et du maintien de lrsquoamitieacute par inteacuterecirct qursquoil nous faut maintenant nous

attaquer Comme nous allons le voir un philosophe uniquement en tant que philosophe ne

peut pas prendre part agrave une relation drsquoamitieacute politique pour trois raisons a) lrsquoinutiliteacute de la

philosophie b) lrsquoincommensurabiliteacute de la philosophie avec les autres activiteacutes ou avec

toute production c) lrsquoimpossibiliteacute de la philosophie dans son essence agrave faire partie drsquoun

eacutechange de type marchand Si nous avons raison de soutenir quun individu ne peut pas

passer sa vie agrave faire de la philosophie parce que cette activiteacute agrave elle seule ne lui permet pas

decirctre accepteacute dans la citeacute par les autres citoyens ce sera du mecircme coup expliquer en quoi

la recherche de lautarcie divine ne peut pas constituer lensemble de la vie dun homme

221 Linutiliteacute de la philosophie

Il faut voir que pour Aristote lrsquoamitieacute par inteacuterecirct contrairement agrave lrsquoamitieacute selon la

vertu se reacutealise entre des personnes diffeacuterentes Le but de cette association est de pallier un

manque en offrant quelque chose qursquoon a en excegraves (EN 1159b12-21) Par exemple le

tisserand fournit des vecirctements au cordonnier en eacutechange de sandales Dans ce genre de

relation il faut eacutevidemment pour qursquoil y ait relation que chacun y trouve son compte en

termes drsquoutiliteacute Il faut que chacun de par la relation puisse combler une neacutecessiteacute ou un

62 Une autre diffeacuterence entre lrsquoamitieacute politique et lrsquoamitieacute acheveacutee est le fait que pour Aristote une amitieacute veacuteritable se passe de justice (EN 1155a26-27) alors qursquoil affirme que laquo ce qui est le plus juste se trouve dans lrsquoamitieacute par utiliteacute vu que crsquoest lagrave ce qui constitue la justice politique raquo (EE 1242a11-12)

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besoin qursquoil nrsquoeacutetait pas en mesure de combler avant la relation En ce sens Aristote soutient

qursquoune telle amitieacute se dissout lorsque lrsquoun des individus nrsquoest plus satisfait par ce que

lrsquoautre lui procure (EN 1157a14-15 1159b11-12) Ainsi chacun des membres de la

communauteacute drsquointeacuterecircts doit fournir quelque chose drsquoutile de maniegravere agrave pouvoir continuer de

profiter de ce que les autres ont agrave offrir On voit ici apparaicirctre la notion de reacuteciprociteacute

essentielle agrave la compreacutehension de ce qursquoest lrsquoamitieacute pour Aristote peu importe le type

drsquoamitieacute dont on parle (EN 1156a5-10)63 Cela est drsquoautant plus important que crsquoest le

besoin dans la penseacutee aristoteacutelicienne qui assure la coheacutesion du tout (EN 1133a25-30)

Autrement dit crsquoest du fait que les individus ont besoin les uns des autres qursquoune certaine

coheacutesion peut srsquoeacutetablir dans le tout que forme la citeacute De cette maniegravere il est primordial

pour appartenir agrave ce tout que lrsquoactiviteacute ou la production drsquoun individu puisse reacutepondre agrave un

besoin des autres individus

Le cas de la philosophie est donc ici tregraves probleacutematique dans la mesure ougrave comme

chacun le sait la philosophie est complegravetement exteacuterieure agrave toute consideacuteration drsquoutiliteacute64

63 On pourrait ici objecter que la concorde ou lrsquoamitieacute politique ne sont pas reacuteellement de lrsquoamitieacute mais plutocirct des attitudes amicales comme nous lrsquoavons souleveacute plus haut et que de ce fait la reacuteciprociteacute effective nrsquoest pas primordiale Cela est vrai Toutefois il faut tout de mecircme comprendre qursquoun individu doit ecirctre en mesure de fournir quelque chose drsquoutile mecircme si dans les faits il ne le fait pas envers chaque individu du groupe64 Nous ne sommes pas sans savoir quun texte de lEE affirme que laquo certes rien nempecircche que par accident elles [les sciences theacuteoreacutetiques] ne nous soient utiles dans beaucoup de neacutecessiteacutes raquo (EE 1216b15-16) ce qui pourrait donner un certain caractegravere utile agrave la philosophie De plus comme le fait remarquer Bodeacuteuumls (1991 p61) cette consideacuteration est aussi preacutesente dans le De Sensu (436a19-61) ougrave Aristote explique que les naturalistes trouvent souvent des applications de leur deacutecouvertes dans le domaine de la meacutedecine ce qui leur confegravere une utiliteacute non neacutegligeable Toutefois toujours comme lexplique Bodeacuteuumls ce passage direct entre le theacuteorique et le pratique dans les sciences naturelles ne sapplique pas au lien qui semble unir la philosophie et la politique laquo Dans lordre naturel en effet se trouve une telle reacutegulariteacute des pheacutenomegravenes que le meacutedecin peut faire fond sur ce quaffirme le naturaliste pour soigner Il nen va pas de mecircme dans lordre humain ougrave la complexiteacute et la diversiteacute des pheacutenomegravenes font que la plupart des lois du bien absolu au lieu decirctre veacuterifiables le plus souvent comme celles de la santeacute sont le plus souvent prises en deacutefaut raquo (Bodeacuteuumls 1991 p61) Ainsi pour que la philosophie soit utile au niveau politique il ne faut pas se contenter decirctre philosophe mais il faut aussi posseacuteder la sagaciteacute qui permet au politique de connaicirctre le cas particulier sur lequel il doit agir ou leacutegifeacuterer Ce nest donc que par accident et lorsque combineacutes agrave la sagaciteacute que les reacutesultats de la philosophie peuvent saveacuterer utiles En elle-mecircme la philosophie demeure inutile et si elle est rechercheacutee ce nest que pour elle-mecircme Pour mieux comprendre le rapport qui est eacutetabli par Aristote entre la philosophie et la

En effet Aristote ne nomme pas la philosophie ou quoi que ce soit qui srsquoy rattache lorsqursquoil

eacutenumegravere les parties essentielles agrave la citeacute (Pol 1291a1-b1) Il ne mentionne pas non plus la

sagesse lorsqursquoil parle de ce qui rend la citeacute heureuse (Pol 1323b30-35) Pis encore la

philosophie ne fait pas partie des choses qursquoil considegravere comme neacutecessaires pour qursquoune

citeacute soit autarcique (Pol 1328b5-20) Ces consideacuterations proviennent bien sucircr toutes du fait

que de lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique laquo on nrsquoen tire en effet rien hors le beacuteneacutefice de meacutediter [παρὰ

τὸ θεωρῆσαι] tandis que des activiteacutes lieacutees agrave lrsquoaction [ἀπὸ δὲ τῶν πρακτικῶν] nous tirons

avantage tantocirct plus tantocirct moins en dehors de lrsquoaction [παρὰ τὴν πρᾶξιν] raquo (EN 1177b1-

5) Aristote va mecircme jusqursquoagrave dire que bien que des penseurs comme Anaxagore et Thalegraves

aient eacutetudieacute les choses les plus nobles qui soient cela ne les empecircche pas pour autant drsquoecirctre

ignorants quant agrave leur propre inteacuterecirct laquo Ils savent dit-on des choses exceptionnelles

stupeacutefiantes difficiles mais sans utiliteacute parce qursquoils ne cherchent pas les biens humains raquo

(EN 1141b2-9 cf aussi EN 1139a25-30 1143b15-20) Un autre signe de lrsquoinutiliteacute de la

philosophie et du fait qursquoelle ne peut permettre de reacutepondre agrave aucun besoin se trouve dans

le fait que le Stagirite affirme quelle est apparue tardivement dans lhistoire cest-agrave-dire

une fois que les arts utiles avaient deacutejagrave eacuteteacute deacuteveloppeacutes En effet laquo presque tous les arts qui

srsquoappliquent aux neacutecessiteacutes et ceux qui srsquointeacuteressent au bien-ecirctre et agrave lrsquoagreacutement de la vie

eacutetaient deacutejagrave connus quand on commenccedila agrave rechercher une discipline de ce genre raquo (Meta

Α 982b20-25) Crsquoest donc dire qursquoil a fallu que la citeacute soit deacutejagrave en mesure de reacutepondre aux

besoins des individus avant que la philosophie nait pu se deacutevelopper65

politique voir le chapitre II laquo Philosophie et politique raquo du livre Politique et philosophie chez Aristote65 Un argument similaire se retrouve dans le Protreptique ougrave Aristote pour montrer lrsquoinutiliteacute de la philosophie donne lrsquoexemple des Icircles des Bienheureux endroit dans lequel les individus nrsquoayant aucun besoin agrave combler pratiquent tout de mecircme la philosophie prouvant du mecircme coup que celle-ci ne vise pas agrave reacutepondre agrave un besoin puisqursquoon la pratique lorsque tous les besoins sont combleacutes (Aristote Invitation agrave la philosophie fr7 p19-20)

59

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Il ne faut cependant pas conclure de cela que toutes les activiteacutes intellectuelles

doivent recevoir le mecircme traitement que la philosophie Dans la mesure ougrave Aristote

distingue deux vertus intellectuelles diffeacuterentes soit la sagesse et la sagaciteacute rejeter lrsquoutiliteacute

de la sagesse ne megravene pas neacutecessairement agrave rejeter lrsquoutiliteacute de la sagaciteacute Au contraire laquo la

sagaciteacute pour sa part concerne les biens humains crsquoest-agrave-dire ceux qui font lrsquoobjet de

deacutelibeacuterations puisque lrsquohomme sagace a pour principale fonction disons-nous de bien

deacutelibeacuterer raquo (EN 1141b9-10) Le fait que la sagaciteacute soit en lien avec la capaciteacute de deacutelibeacuterer

montre de maniegravere claire son utiliteacute car comme nous lrsquoavons vu plus haut ce sont les

choses utiles ou nuisibles qui sont objets de deacutelibeacuterations

Un autre aspect important agrave souligner est le fait que lrsquoamitieacute par inteacuterecirct est une

amitieacute difficile agrave maintenir dans la mesure ougrave elle est une amitieacute plaintive (EN 1162b16-

20) crsquoest-agrave-dire qursquoelle est une amitieacute ougrave les partenaires ne sont jamais satisfaits et en

veulent toujours plus En prenant cela en compte il est drsquoautant plus facile drsquoadmettre que

la pratique de la philosophie ne sera jamais lrsquoobjet drsquoune telle amitieacute puisque si ceux qui

partagent une telle relation sont toujours agrave lrsquoaffucirct de leurs moindres inteacuterecircts ils auront tocirct

fait de deacuteceler que la philosophie ne leur procure aucune utiliteacute

222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie

Passons maintenant agrave la deuxiegraveme raison qui explique limpossibiliteacute de la

philosophie agrave prendre part agrave une relation damitieacute politique et de ce fait limpossibiliteacute de la

philosophie agrave avoir sa place au sein des activiteacutes de la citeacute Aristote affirme quune telle

relation est aussi une relation deacutegaliteacute ougrave les deux parties procurent une utiliteacute eacutegale (EE

1242b22) Cela ne signifie toutefois pas que ce qui est eacutechangeacute doit ecirctre qualitativement de

valeur ou dutiliteacute eacutegales mais que leacutegaliteacute agrave deacutefaut decirctre quantitative doit ecirctre corrigeacutee

par un facteur de proportionnaliteacute Cette proportionnaliteacute est ce qui permet agrave chacun de

recevoir une part eacutequitable cest elle qui donne confiance dans la relation laquo Cest en effet

parce quon retourne en proportion de ce quon reccediloit que la Citeacute se maintient raquo (EN

1132b33-34) On voit donc que cette proportionnaliteacute est aussi essentielle pour la stabiliteacute

de la citeacute Le fonctionnement de cette proportionnaliteacute est tregraves simple et est au fond un

rapport arithmeacutetique Pour reprendre lexemple dAristote laquo mettons un bacirctisseur A un

cordonnier B une maison C et une chaussure D il faut donc que le bacirctisseur reccediloive du

cordonnier son travail agrave lui et quil lui donne en retour le sien raquo (EN 1133a7-9) Dans cet

exemple il est clair que dans un rapport un pour un la maison aura une valeur

consideacuterablement plus eacuteleveacutee que la chaussure mais laquorien nempecircche en effet le travail de

lun des partenaires decirctre supeacuterieur agrave celui de lautre Il faut donc les rendre eacutegaux raquo (EN

1133a12-14) Il ne sagit que de sentendre sur le nombre de chaussures que vaut une

maison (EN 1133a21-26) et le tour est joueacute Mecircme si cela peut sembler plus facile agrave dire

quagrave faire le principe demeure accessible La question est maintenant de savoir quel est le

critegravere agrave appliquer pour ecirctre en mesure deacutetablir la proportion selon laquelle doit se faire un

eacutechange afin decirctre juste consideacuterant que les choses prenant part agrave des eacutechanges sont si

uniques les unes par rapport aux autres quelles sont incommensurables (EN 1133b18-20)

On pourrait effectivement proposer plusieurs critegraveres diffeacuterents comme par exemple le

nombre dheures travailleacutees afin de reacutealiser louvrage eacutechangeacute comme cest parfois le cas

aujourdhui Pour Aristote ce critegravere est le besoin (EN 1133a26-28) Il justifie cette

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position en affirmant que cest le besoin qui force les gens agrave sassocier et que sans besoins

nul eacutechange naurait lieu (EN 1133b6-10) De cette maniegravere puisque le besoin est la raison

de leacutechange et de lassociation il se doit aussi decirctre leacutetalon de mesure sur lequel se basent

ces eacutechanges66 Encore une fois la possibiliteacute pour la philosophie de faire partie dun tel

eacutechange est plus que douteux si lon tient compte du caractegravere omnipreacutesent de la notion de

besoin dans le cadre de leacutechange ayant cours dans une relation damitieacute par inteacuterecirct

Par la suite Aristote introduit aussi un moyen terme par lequel peuvent aussi

seffectuer les eacutechanges la monnaie Cest donc principalement par le biais de largent

quon peut en venir agrave rendre leacutegaliteacute agrave des choses ineacutegales Eacutevidemment le simple troc peut

aussi arriver agrave eacutegaliser les diffeacuterences entre des produits ou des services mais largent

possegravede quelques avantages qui font quune fois inventeacutee elle a eacuteteacute preacuteconiseacutee Le premier

avantage qua largent par rapport au troc cest quil permet davoir une mesure commune

pour tout (EN 1164a1-4) Ensuite il est beaucoup plus pratique parce quil est facile agrave

transporter et quil permet autant dacheter que de vendre (Pol 1257a35-41)

Troisiegravemement il permet de diffeacuterer un eacutechange dans le cas ougrave lon naurait besoin de rien

au moment de leacutechange (EN 1133b10-13) Une fois lutilisation de largent instaureacutee il

semble quAristote considegravere que tout doit sy rapporter (EN 1164a1-3) laquo Crsquoest pourquoi

tout doit avoir un prix eacutetabli car crsquoest la condition pour qursquoil y ait toujours possibiliteacute

drsquoeacutechange et partant drsquoassociation La monnaie constitue donc une sorte drsquoeacutetalon qui rend

les choses commensurables et les met agrave eacutegaliteacute Sans eacutechange en effet il nrsquoy aurait pas

66Le fait quAristote mette de lavant le besoin dans leacutechange est une des raisons qui lui permettent de critiquer la chreacutematistique dans la mesure ougrave cette derniegravere substitue le but reacuteel de leacutechange soit lutile agrave laccumulation sans limite de monnaie (Pol I 9) Pour un exposeacute sur la conception aristoteacutelicienne de la monnaie et de son rapport agrave la chreacutematistique voir larticle de Meikle (1994)

drsquoassociation ni drsquoeacutechange sans eacutegalisation ni drsquoeacutegalisation sans mesure commune raquo (EN

1133b14-18) On voit donc ici que largent joue un rocircle central dans leacutechange et pour que

quelque chose puisse ecirctre eacutechangeacute il est neacutecessaire quon puisse lui attribuer une valeur

moneacutetaire Cette valeur est cependant deacutetermineacutee par le besoin qui reste malgreacute tout le

critegravere de proportionnaliteacute dans un eacutechange

Toujours dans le but de cerner ce quest lamitieacute selon linteacuterecirct Aristote fait une

distinction entre deux formes que peut prendre cette amitieacute en gardant agrave lesprit la neacutecessiteacute

de leacutegaliteacute dans leacutechange laquo Lrsquoamitieacute politique souhaite donc ecirctre fondeacutee sur lrsquoeacutegaliteacute Mais

il existe deux espegraveces drsquoamitieacute drsquoutiliteacute lrsquoune leacutegale lrsquoautre morale Lrsquoamitieacute politique

regarde lrsquoeacutegaliteacute et la chose comme chez les vendeurs et les acheteurs drsquoougrave le proverbe laquo

Un gage pour lrsquohomme ami raquo Donc quand elle se fonde sur une entente cette amitieacute est

politique et leacutegale mais lorsque les gens srsquoen remettent les uns aux autres lrsquoamitieacute

souhaite ecirctre morale et de lrsquoordre de la camaraderie raquo (EE 1242b31-37 cf aussi EN

1162b20-1163a1) Ce que constate Aristote dans ce passage cest quon peut faire confiance

soit agrave une sorte de contrat soit agrave la bonne foi de notre ami en ce qui a trait agrave la

proportionnaliteacute de leacutechange Cependant il ny a pour lui que lamitieacute leacutegale qui est

compatible avec lamitieacute par inteacuterecirct et donc avec lamitieacute politique67 alors que lamitieacute

morale est le fait de lamitieacute selon la vertu et le deacutesir de vouloir fonder une amitieacute par

inteacuterecirct sur une amitieacute morale na pour effet que de rendre la relation extrecircmement plus

67On peut deacuteduire de cela que lamitieacute politique est peut-ecirctre possible mecircme avec les esclaves En effet Aristote soutient quun maicirctre peut ecirctre ami de son esclave non pas en tant que celui-ci est un esclave mais en tant quil est un homme et quen tant que tel il a laquo la capaciteacute de srsquoengager comme lui sous la mecircme loi et la mecircme convention raquo (EN 1161b5-10)

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difficile agrave maintenir (EE 1242b36-1243b14) Au fond il faut que les termes de leacutechange

fassent partie dune entente avant que leacutechange ne soit effectueacute (EN 1133b1-5) De cette

maniegravere si tout le monde respecte lentente aucune discorde ne peut survenir entre des

amis agissant de la sorte car ils sont conscients des conditions de leacutechange et avaient le

choix de les accepter ou non Degraves lors lamitieacute leacutegale est la maniegravere de rendre lamitieacute

politique durable puisquelle preacutevient la discorde68 En plus de cela laquo la seacuteparation leacutegale

est une question drsquoargent (car crsquoest par ce dernier qursquoon mesure lrsquoeacutegaliteacute) tandis que la

seacuteparation morale est de greacute agrave greacute raquo (EE 1243a6-8) rajoutant encore au fait que lamitieacute par

inteacuterecirct se reacutealise par le moyen de largent

Il nous reste maintenant agrave regarder de quelle maniegravere la philosophie pourrait se

comparer avec les autres activiteacutes dans le but de pouvoir eacutetablir une proportion qui aurait

cours lors dun eacutechange Eacutevidemment comme nous lavons deacutejagrave affirmeacute nous ne croyons

pas que la philosophie puisse faire partie dun tel eacutechange de type marchand dans la penseacutee

aristoteacutelicienne Malgreacute tout il est important de faire lanalyse que nous nous proposons

justement pour montrer cette impossibiliteacute Comme nous invite agrave le faire Aristote laquo pour

ceux qui ne sont pas sur une ligne droite [et dont] crsquoest lrsquoanalogue qui est la mesure par

exemple si lrsquoun se plaint drsquoavoir donneacute de la sagesse69 et lrsquoautre de lrsquoargent il faut

68Le fait que lamitieacute selon la vertu soit une amitieacute morale ne lui enlegraveve cependant pas pour autant sa stabiliteacute car la stabiliteacute de ce type damitieacute nest pas fondeacutee sur leacutegaliteacute dun eacutechange mais plutocirct sur lintention [προαίρεσις] (EE 1243a31-b5) qui traduit le caractegravere de lindividu vertueux Cela est vrai dans la mesure ougrave Aristote considegravere que lobjet de la deacutecision [προαίρεσις] est le reacutesultat de la deacutelibeacuteration (EN 1113a9-13) que la sagaciteacute est la faculteacute de deacutelibeacuterer selon une fin deacutetermineacutee par un caractegravere vertueux ( EN 1178a15-22) et donc que la deacutelibeacuteration sagace traduit le caractegravere vertueux dune personne qui lui est deacutejagrave quelque chose de stable (EN 1156b11-12)69Le fait quAristote utilise la notion de sagesse [σοφία] dans ce passage peut apparaicirctre comme probleacutematique parce quil semble suggeacuterer que la σοφία est commensurable avec largent Cependant il nest pas clair dans le contexte quAristote veuille parler de la σοφία en son sens technique De plus dautres textes que nous discuterons dans la suite nous obligent agrave neacutegliger ce passage et agrave donner agrave cet emploi de σοφία un sens large sapprochant de celui de τέχνη Il existe aussi un texte dont le parallegravele est eacutevident et ougrave le philosophe affirmant que lamitieacute selon lutiliteacute seacutetablit entre des personnes diffeacuterentes donne lexemple dun individu qui

examiner ce qursquoest la sagesse par rapport agrave lrsquoargent ensuite ce qui a eacuteteacute donneacute pour

chacun raquo (EE 1243b25-40 nous soulignons)

Il faut tout dabord savoir quAristote soutient que lenseignement philosophique

nest pas commensurable agrave largent (EN 1164b1-6 EE 1243b20-23) cest-agrave-dire quon ne

peut pas lui donner de valeur moneacutetaire Sachant cela et ayant agrave lesprit que cest

principalement par le biais de largent quon parvient agrave fixer la proportion dun eacutechange il

est de mise de conclure quil serait difficile pour un philosophe si sa seule activiteacute est la

philosophie de prendre part agrave une relation damitieacute politique Cette incommensurabiliteacute agrave

largent se justifie de deux maniegraveres qui sont toutefois lieacutees La premiegravere est le fait que

leacutetalon de mesure servant agrave deacuteterminer la valeur moneacutetaire dun produit ou dune activiteacute

est comme nous lavons dit plus haut le besoin Eacutetant donneacute que la philosophie ne reacutepond agrave

aucun besoin il est donc impossible de lui donner une quelconque valeur La deuxiegraveme

raison se trouve dans la maniegravere dont Aristote deacutecrit un eacutechange agrave savoir quun individu X

qui produit A eacutechange avec un individu Y qui produit B Pour que leacutechange soit eacutegal et il

doit lecirctre dans une relation damitieacute politique il faut trouver le coefficient qui eacutegalisera les

produits A et B si ceux-ci ne sont pas deacutejagrave eacutegaux Le problegraveme qui se pose au philosophe

dans un tel modegravele cest quil ne produit rien (EN 1139a26-29) laquo La sagesse en effet ne

peut consideacuterer aucune des choses dont lhomme puisse tirer son bonheur puisquelle est

totalement eacutetrangegravere agrave la production de quoi que ce soit raquo (EN 1143b19-20) Ceci eacutetant dit

il faut consideacuterer que lindividu Z si on le considegravere uniquement en tant que philosophe na

nrsquoa pas appris [ἀμαθὴς] et dun savant qui est un connaisseur [εἰδότι] (EN 1159b12-14) En nous fondant sur la symeacutetrie entre σοφία et εἰδότι on peut affirmer que dans le texte de lEE Aristote a en tecircte celui qui possegravede une connaissance quelconque et non pas le sage qui pratique la philosophie De toute maniegravere ce qui est important est plus la meacutethodologie qui ressort du passage que la compatibiliteacute entre cette laquo sagesse raquo et largent

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rien agrave offrir ne produit aucun C qui puisse ecirctre lobjet dune eacutegalisation Le fait que la

philosophie soit eacutetrangegravere agrave toute production est bien entendu coheacuterent avec lessence que

lui donne Aristote agrave savoir de navoir aucune autre fin quelle-mecircme (EN 1177b18-21)

Ceci nous force donc encore une fois agrave conclure que la philosophie ne peut pas sinseacuterer

dans le type deacutechange requis par lamitieacute politique Ainsi puisque la reacuteciprociteacute au niveau

de lutiliteacute est impossible pour le philosophe lassociation sera aussi impossible (EN

1133b5) ce qui est plus que facirccheux parce que le philosophe du fait quil soit aussi

humain nest pas soustrait agrave la neacutecessiteacute et cest par lentremise de lassociation politique

que ses besoins peuvent ecirctre combleacutes

223 Lessence de la philosophie

Regardons maintenant comment la philosophie dans son essence mecircme se doit

decirctre exteacuterieure agrave tout eacutechange moneacutetaire Contrairement aux autres objets qui eux ont

deux usages agrave savoir leur usage propre et leur usage en terme de moyen deacutechange (Pol

1257a5-15) la philosophie ne peut avoir quun seul usage agrave savoir son usage propre Cela

est fondeacute sur le fait que la philosophie doit ecirctre rechercheacutee pour elle-mecircme sans avoir agrave

tenir compte de consideacuterations utilitaires qui de toute maniegravere lui sont eacutetrangegraveres Ainsi si

Aristote affirme que la chaussure est utiliseacutee en tant que chaussure dans les deux usages

quon peut en faire cest que lexistence de la chaussure est soumise agrave la neacutecessiteacute de se

chausser et que ce trait peut ecirctre utiliseacute soit pour se chausser soi-mecircme soit pour eacutechanger

en vue dobtenir de largent qui servira agrave combler dautres besoins Ce quon eacutechange ici

cest lutiliteacute de la chaussure Or puisque la philosophie ne procure aucune utiliteacute il est

donc impossible den faire deux usages dans lesquels elle serait preacutesente en tant quelle-

mecircme La chaussure peu importe lequel de ses deux usages on en fait demeure une

chaussure authentique ce qui ne peut pas ecirctre le cas pour la philosophie

Pour mieux comprendre cela il est pertinent de se reacutefeacuterer agrave lactiviteacute des sophistes et

agrave la description quen fait Aristote Pour lui la sophistique et la philosophie ont en commun

de traiter du mecircme genre de reacutealiteacute mais se distinguent du fait du mode de vie qui deacutecoule

de leur pratique respective (Meta Γ 2 1004b21-27) Autrement dit ce qui les distingue

cest la fin qui guide leur activiteacute Alors que le philosophe na pour fin que son activiteacute elle-

mecircme le sophiste lui a pour but le profit En effet laquo le sophiste est un homme qui gagne

de largent agrave laide de ce qui est en lapparence un savoir mais qui nen est pas un raquo (RS

165a20-25)70 et laquo ceux qui agissent de mecircme en vue de cette renommeacutee qui deacutebouche sur

des gains peacutecuniaires passent pour des sophistes raquo (RS 171b25-30) Ce que font donc les

sophistes cest modifier la fin de lactiviteacute philosophique afin den obtenir un profit

moneacutetaire Cependant cela a pour conseacutequence que le savoir quils transmettent nest quun

savoir apparent et donc que ce nest plus une pratique philosophique authentique Pour le

dire autrement le fait que le but de leur activiteacute ne soit plus la veacuteriteacute pour elle-mecircme mais

le gain deacuteforme la pratique de la philosophie en tant que telle et entraicircne une perte de la

rigueur qui doit ecirctre le fait de la philosophie en cherchant plutocirct agrave faire en sorte que

lactiviteacute paraisse attrayante pour des laquoacheteursraquo potentiels laquo Il est clair quil y a aussi

neacutecessiteacute pour [les sophistes] de paraicirctre faire oeuvre de savant plutocirct que de le faire sans

le paraicirctre [hellip] Il est donc indispensable pour ceux qui veulent jouer au sophiste de

rechercher le genre darguments dont il a eacuteteacute fait mention Cest en effet tout agrave leur

70Sauf avis contraire nous citons la traduction des Reacutefutations sophistiques de Dorion

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avantage une pareille capaciteacute les fera paraicirctre savants et il se trouve que cest lagrave

lambition quils nourrissent raquo (RS 165a24-32)

Ceci fait aussi partie dune critique plus geacuteneacuterale agrave lendroit du fait de poser le profit

comme finaliteacute Dans lexemple de la chaussure dont nous venons de parler mecircme dans son

usage comme moyen deacutechange la fin de cet eacutechange reste encore lutiliteacute et non pas le pur

profit et en ce sens cet usage de la chaussure nest pas probleacutematique dans la mesure ougrave

laquo cet eacutechange-lagrave nest ni contraire agrave la nature ni une espegravece de chreacutematistique il existait en

effet pour compleacuteter lautarcie naturelle raquo (Pol 1257a25-30) Aristote envisage par contre

un autre exemple comme le fait remarquer Meikle (1994 pp29-34) ougrave la fin de la

production dun produit nest pas lutiliteacute mais le profit cest lexemple des couteaux

Delphiques (Pol 1252b1-6) Dans ce passage et Meikle en est conscient (Meikle 1994

p33) Aristote ne relie pas explicitement la recherche du profit avec la perte de la

maximisation de lutiliteacute mais cette critique est latente eacutetant donneacute que dautres textes

tendent agrave nous le faire croire Prenons pour seul exemple Pol 1258b10-15 ougrave le Stagirite

soutient que certaines personnes font du gain moneacutetaire la fin du courage et de la meacutedecine

ce qui corrompt neacutecessairement ces activiteacutes de la mecircme maniegravere que la sophistique est

une pratique deacutevieacutee de la philosophie agrave un point tel quelle nest plus de la philosophie

Comme le souligne Meikle laquo Aristotle defines actions by their ends (EN III 11 15b22

Met E 1050a22-4) If two activities aim at different ends they are different however

similar they may appear raquo (Meikle 1994 p27) Ceci eacutetant dit il nous faut donc conclure

que le fait de vouloir faire de la philosophie lobjet dun eacutechange marchand trahit la nature

mecircme de la philosophie jusquagrave devoir lui refuser le nom de philosophie ce qui en ce sens

nous empecircche de comprendre lactiviteacute du philosophe comme pouvant prendre part agrave un

eacutechange de ce type et deacutecoulant de cela agrave une amitieacute politique

23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute

Nous sommes maintenant devant un problegraveme En effet si nous consideacuterons que la

description que nous venons de faire de lamitieacute politique est juste cela ne peut pas rendre

compte du fait que la citeacute est unie par ce type damitieacute Nous nous expliquons Depuis le

deacutebut nous avons insisteacute sur le fait que lamitieacute politique eacutetait une forme damitieacute par inteacuterecirct

et quelle se reacuteduisait agrave cela ne devant pas ecirctre confondue avec lamitieacute selon la vertu tel

quAristote laffirme lui-mecircme dans sa distinction entre amitieacute leacutegale et amitieacute morale dont

nous avons deacutejagrave parleacute Toutefois en prenant cela au seacuterieux il est difficile de comprendre

ce qui distingue ce type damitieacute dune simple association de marchands dautant plus que

le Stagirite affirme que lamitieacute selon linteacuterecirct est justement une amitieacute de marchands (EN

1158a21-22) De plus si lamitieacute politique se reacuteduit agrave une recherche de besoins mateacuteriels ou

dutiliteacute il est aussi difficile de voir comment on peut parler dautarcie humaine au niveau

de la citeacute car ce type dautarcie se doit de comprendre une composante morale qui nest pas

non plus le fait dun eacutechange marchand Degraves lors comment concilier cela avec la

conception de la citeacute qui deacutecoule de Pol III 9 Dans ce chapitre Aristote explique comme

le montre bien Cooper (1990 p229-230) que la communauteacute politique nest pas quune

simple association dinteacuterecircts mais quau-delagrave de linteacuterecirct particulier chaque membre de la

communauteacute a agrave coeur lexcellence du caractegravere moral de ses concitoyens (Pol 1280b1-5)

Cest dans cette exacte mesure que la conception de lamitieacute politique que nous avons

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deacuteveloppeacutee nest pas capable de rendre compte agrave elle seule de ce quest la citeacute En effet si

lamitieacute politique est ce qui unit la citeacute et que cette amitieacute ne prend en compte que linteacuterecirct

des particuliers on voit mal comment elle pourrait fonder le deacutesir de chacun de ses

membres de voir les autres membres cultiver lexcellence morale et donc que lautarcie

humaine puisse ecirctre complegravetement atteinte dans la citeacute

Ainsi si on extrapole ce qui est exposeacute en Pol III 9 il est neacutecessaire quune

certaine forme damitieacute selon la vertu soit preacutesente entre chacun des citoyens si on veut que

la citeacute soit plus quune association dinteacuterecircts personnels mateacuteriels Cest un peu vers cette

direction que penche Cooper en essayant de soutenir que lamitieacute politique implique dune

certaine maniegravere un souci des qualiteacutes morales des concitoyens vivant dans une citeacute

Toutefois cette position semble difficile agrave deacutefendre parce que lamitieacute selon la vertu ne peut

pas ecirctre partageacutee par beaucoup dindividus ce qui doit eacutevidemment ecirctre le cas pour une

amitieacute entre concitoyens (EN 1171a17-20) De plus jamais Aristote nassocie amitieacute

politique et amitieacute selon la vertu allant mecircme jusquagrave les dissocier (EE 1242b35-40) Cest

en cela quAnnas affirme dans son commentaire du texte de Cooper que laquo so while I agree

with Cooper that for Aristotle it is important that all citizens should be actively concerned

for the moral qualities of all their fellow-citizens I cannot find in Aristotle any attempt to

ground this on a special friendly concern that all citizens have for one another No such

general concern could be friendship which is a personal relation raquo (Annas 1990 p246)

Nous nous accordons avec Annas lorsquelle soutient quune reacuteelle relation damitieacute de

surcroicirct selon la vertu ne peut pas sappliquer agrave lensemble des citoyens entre eux Par

contre il nous semble erroneacute daffirmer quun laquo special friendly concern raquo ne peut pas ecirctre

partageacute par tous les citoyens Comme nous lavons souleveacute plus haut Aristote en plus des

genres damitieacute proprement dits identifie aussi des laquo attitudes amicales raquo comme la

bienveillance [εὔνοια] (EN 1166b30) et la concorde [ὁμόνοια] (EN 1167a22) qui sans ecirctre

de lamitieacute agrave proprement parler en sont en fait des formes atteacutenueacutees et qui peuvent ecirctre

partageacutees par un tregraves grand nombre de gens Il est donc pertinent deacutetudier la bienveillance

afin de voir le rocircle quelle peut ecirctre ameneacutee agrave jouer dans la citeacute ce qui nous permettra de

nous conformer agrave la deacutefinition de la citeacute offerte par Aristote en Pol III 9 et du mecircme coup

de rendre compte de la possibiliteacute de la recherche de lautarcie humaine par les citoyens

dune citeacute

Tout dabord Aristote affirme clairement que la bienveillance nest pas de lamitieacute au

sens propre laquo car on peut concevoir de la bienveillance mecircme envers des personnes qui

vous sont inconnues et qui nont pas conscience de notre sentiment mais de lamitieacute cest

impossible raquo (EN 1166b31-33) Une des diffeacuterences entre la bienveillance et lamitieacute est

donc le manque de reacuteciprociteacute Toutefois ce manque nest pas condamneacute agrave persister car la

bienveillance peut se transformer en amitieacute veacuteritable

laquo Cest pourquoi par extension on peut dire que cest une amitieacute faineacuteante mais qui avec le temps et lorsquelle arrive agrave entraicircner une freacutequentation assidue devient de lamitieacute veacuteritable Elle ne conduit pas agrave lamitieacute que motive lutiliteacute ni agrave celle que motive lagreacutement car la bienveillance na pas non plus pour base ces motifs-lagrave raquo (EN 1167a10-14)

On voit donc que la bienveillance est en fait en lien avec lamitieacute selon la vertu

comme Aristote laffirmera plus explicitement ailleurs (EE 1241a4-14) De plus cest sur

lautre en tant que tel que porte la bienveillance et non pas sur lautre en tant quil pourrait

nous ecirctre profitable (EN 1167a15-18) Gracircce agrave cela on peut voir quune telle relation

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deacutepasse la simple association marchande qui ne permet pas comme nous lavons dit de

former des citeacutes On peut aussi ajouter que les personnes bienveillantes laquo se bornent agrave

souhaiter du bien agrave ceux pour qui elles ont de la bienveillance mais sans vouloir le moins

du monde collaborer agrave leurs actions ni se tracasser agrave leur propos raquo (EN 1167a7-10) Ce

genre dattitude semble ecirctre encore plus pregraves de la reacutealiteacute que la maniegravere dont Cooper deacutecrit

le lien entre lamitieacute politique et linteacuterecirct pour les capaciteacutes morales de ses concitoyens car

il nous semble impossible et cest aussi la position dAristote de sinvestir personnellement

avec un grand nombre de personnes dans une relation fondeacutee sur le caractegravere

En supposant que la bienveillance est partageacutee par lensemble des citoyens on peut

donc comprendre que lassociation politique bien que mise en place en fonction de linteacuterecirct

de ses membres deacutepasse ce niveau en recherchant aussi lexcellence morale Cest

exactement le mecircme mouvement quAristote deacutecrit pour la citeacute en disant quune fois quelle

permet de vivre elle doit aussi permettre de bien vivre

La pertinence de la coexistence de la concorde et de la bienveillance au sein de la

citeacute que nous essayons de mettre ici de lavant est dautant plus fondeacutee si lon regarde ce qui

peut amener la bienveillance agrave naicirctre En effet pour Aristote laquo beaucoup ont en effet de la

bienveillance pour des gens quils nont jamais vus mais supposent ecirctre honnecirctes ou utiles

et la mecircme affection le cas eacutecheacuteant peut ecirctre eacuteprouveacutee par lune de ces personnes agrave leacutegard

de linteacuteresseacute raquo (EN 1155b34-1156a2) Ceci eacutetant dit il est clair que lami par inteacuterecirct quest

devenu le concitoyen par le biais de lamitieacute politique est sujet agrave faire naicirctre de la

bienveillance chez ses autres concitoyens En plus de cela Aristote considegravere aussi les amis

politiques comme eacutetant des gens honnecirctes (EN 1167b4-9) ce qui rend encore plus probable

une attitude de bienveillance entre ceux qui sont lieacutes damitieacute politique

Contrairement agrave Cooper pour qui lamitieacute politique impliquait en elle-mecircme le souci

de lexcellence du caractegravere de ses concitoyens nous soutenons plutocirct que lamitieacute politique

se reacuteduit bel et bien uniquement agrave une forme damitieacute par inteacuterecirct mais que cette amitieacute fait

naicirctre une autre attitude amicale agrave savoir la bienveillance qui elle permet de rendre compte

de la deacutefinition de la citeacute voulant que les citoyens ne soient pas seulement des membres

dune association marchande mais recherche aussi lexcellence du caractegravere de chacun On

peut par contre se demander pourquoi la bienveillance napparaicirct pas entre des individus de

citeacutes diffeacuterentes mais qui auraient des liens commerciaux entre elles ce qui ferait du mecircme

coup des citoyens dune autre citeacute dune certaine maniegravere des amis selon lutiliteacute Agrave cela

on peut reacutepondre que cest probablement lagrave que se distingue lamitieacute politique dune simple

amitieacute par inteacuterecirct cest-agrave-dire que lamitieacute politique serait une amitieacute par inteacuterecirct mais

preacuteciseacutement entre les membres dune mecircme citeacute entre des gens partageant des

magistratures et une constitution commune ce qui est lautre aspect faisant quAristote

affirme que les membres dune association commerciale ne forment pas une citeacute (Pol

1280a40-b1) Cela permettrait aussi deacuteclairer un peu la position de Annas qui soutient que

laquo Aristotle in talking of political foreign business etc φιλία is not talking about an

extended sense of φιλία but is rather locating where φιλία of the personnal kind can arise

Civic friendship is the kind of personal friendship that can occur between people who are

fellow-citizens just as foreign friendship is the kind that can occur between citizens of

different states raquo (Annas 1990 p247) La bienveillance et la concorde seraient donc les

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deux attitudes amicales neacutecessaires agrave la recherche dune autarcie humaine au sein de la citeacute

en ce quelles permettent de rendre la citeacute autosuffisante quant aux besoins mateacuteriels par la

concorde et autosuffisante quant au besoin dexcellence morale par la bienveillance

24 Lami philosophe

Cela eacutetant dit et malgreacute le fait que nous ayons montreacute quune relation damitieacute

politique est impossible pour un philosophe une chose reste toutefois indiscutable

Aristote traite bel et bien de la possibiliteacute dune relation damitieacute avec un philosophe

Comment nous faut-il donc comprendre cela agrave la lumiegravere de lanalyse que nous venons de

faire La premiegravere chose agrave consideacuterer est le fait quagrave lexception dune relation entre deux

sages une relation damitieacute impliquant un philosophe sera neacutecessairement une relation dans

lequel lun des deux partenaires sera supeacuterieur et ce sera bien sucircr le philosophe dans le cas

qui nous concerne Or laquo lrsquoamitieacute fondeacutee sur lrsquoeacutegaliteacute est drsquoautre part lrsquoamitieacute politique raquo

(EE 1242b22-23) Dans lamitieacute politique ce qui est eacutechangeacute doit ecirctre de mecircme nature

cest-agrave-dire doit ecirctre du domaine de lutile alors que dans une relation de supeacuterioriteacute la

reacuteciprociteacute proportionnelle na pas agrave ecirctre soumise agrave la mecircme cateacutegorie Il faut voir ici que la

proportionnaliteacute dont on parle nest pas la mecircme chose que nous avons deacutecrite plus haut

Dans le cadre dune relation damitieacute par inteacuterecirct la proportionnaliteacute vise agrave rendre les

deux parties de la relation eacutegales en eacutegalisant ce quelles partagent tandis que dans une

relation de supeacuterioriteacute cest lamour donneacute et reccedilu qui devra ecirctre proportionnel agrave

lexcellence ou agrave lutiliteacute des partenaires (EN 1158b20-30) Cest ainsi quun fils devra

aimer son pegravere davantage et lui confeacuterer plus dhonneur eacutetant donneacute quil est pour lui dune

utiliteacute quil ne pourra jamais eacutegaler (EN 1163b15-20) De plus certaines relations sont pour

Aristote dune telle ineacutegaliteacute quaucun honneur ne peut compenser lexcellence du

partenaire supeacuterieur (EN 1158b33-1159a1) Cest le cas pour laquo les plus sages raquo (EN

1159a2-3) Mecircme dans ces cas cependant la relation peut persister si agrave deacutefaut de pouvoir

reacuteellement rendre lhonneur ducirc la personne infeacuterieure fait son possible et adopte une

attitude convenable agrave leacutegard du supeacuterieur (EN1163b12-18)

Cela nous amegravene agrave eacutetudier un autre passage

laquo Or il semble bien que des deux cocircteacutes les preacutetentions soient correctes et que chacun doive retirer de lrsquoamitieacute une part plus grande que lrsquoautre mais pas une part de la mecircme chose Au contraire le supeacuterieur a droit agrave plus drsquohonneur et lrsquoindigent agrave plus de beacuteneacutefices La vertu en effet ainsi que la bienfaisance ont lrsquohonneur pour reacutecompense alors que lrsquoindigence a pour secours les beacuteneacutefices raquo (EN 1163b1-5)

Nous pensons voir ici un problegraveme Si on tente de faire entrer celui qui nest que

philosophe dans ce scheacutema on se rend compte bien rapidement quil est agrave la fois agrave identifier

avec le supeacuterieur du fait de lexcellence de son activiteacute mais aussi avec linfeacuterieur car son

activiteacute ne produisant rien il est neacutecessairement indigent Il faudrait donc quil reccediloive agrave la

fois lhonneur et les beacuteneacutefices devant reacutesulter dune association Dans un tel contexte il est

clair que se lier damitieacute avec une personne diffeacuterente de lui sera impossible pour celui qui

ne fait que philosopher ce qui lui est pourtant neacutecessaire vu lexistence de besoins agrave

combler

Comme nous le voyons il semble ecirctre difficile de concilier la pratique de la

philosophie avec la neacutecessiteacute de vivre en citeacute et de se lier damitieacute politique Il ne semble y

avoir que deux maniegraveres dy arriver Dans une note du passage de Pol 1334a16-17 de leur

eacutedition du texte des Politiques Susemihl et Hicks expliquent quune vie de loisir [πρὸς τὴν

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σχολὴν καὶ διαγωγήν] laquo means the occupation of leisure worthy of a really free man such

as he attains when his political duties have been performed or such as he always possesses

provided he is pecuniarily independent and leads a life of true study or contemplation raquo

(p542) ce qui est en gros les deux maniegraveres qui nous apparaissent susceptibles de

sauvegarder la pratique de la philosophie agrave linteacuterieur de la citeacute

Commenccedilons par regarder la seconde voulant que pour philosopher il faut ecirctre

indeacutependant de fortune Dans une telle position le philosophe pourra reacutepondre agrave ses

besoins sans que son activiteacute nait agrave ecirctre utile Toutefois dans un cas semblable laquo les amis

de ce genre [ie par inteacuterecirct] par conseacutequent ne peuvent ecirctre du tout un besoin pour le

bienheureux puisquil est pourvu de la pleacutenitude des biens raquo (EN 1169b23-25) Cest donc

dire quun homme de ce genre aurait atteint en quelque sorte une forme dautosuffisance

mateacuterielle et que degraves lors il naurait plus besoin de personne pour vivre Cela ne lempecircche

toutefois pas davoir besoin damis mais ce nest que des amis qui lui sont semblables quil

recherchera et non pas des amis selon linteacuterecirct ou le plaisir (EN 1169b23-1170a12)

Comme nous lavons vu toutefois ce type damitieacute nest pas lamitieacute politique et ne permet

pas de tisser des liens avec les autres concitoyens de maniegravere agrave faire partie de la citeacute Or

laquo lhomme est un ecirctre fait pour la Citeacute et pour la vie en commun de par sa nature mecircme raquo

(EN 1169b18-19) Cette solution ne semble donc pas ecirctre optimale dans la mesure ougrave elle

exclut le philosophe des activiteacutes de la citeacute

On peut aussi ajouter que cette fortune se devra decirctre le fait dun heacuteritage eacutetant

donneacute que la philosophie nest pas en mesure si elle veut demeurer de la philosophie de

faire gagner de largent et de surcroicirct une somme consideacuterable Lanecdote sur Thalegraves de

Milet et les presses agrave olives est ici assez reacuteveacutelatrice sur le sujet Sans rappeler la petite

histoire notons que lanecdote a pour fin de montrer que cest volontairement que la

philosophie est inutile et ne procure aucun revenu car en puissance elle peut ecirctre porteuse

de grandes richesses (Pol 1259a6-9) Ainsi il est clair pour Aristote quun vrai philosophe

ne deviendra pas riche par la pratique de son activiteacute Il est donc impossible quen se

limitant agrave cela il puisse devenir indeacutependant de fortune ce qui rend lheacuteritage neacutecessaire

Lindeacutependance de fortune a aussi un autre deacutesavantage agrave savoir le manque de

stabiliteacute En effet peu importe la grandeur de la fortune agrave la disposition du philosophe

celle-ci ne pourra que diminuer dans le temps jusquagrave seacutepuiser complegravetement mecircme si cet

eacutepuisement narrive pas pendant la vie de celui qui la possegravede Il serait en effet surprenant

quAristote fonde lautosuffisance mateacuterielle du philosophe sur une fortune qui nest pas

elle-mecircme stable La seule maniegravere de la rendre stable serait de lutiliser en vue de

laccroicirctre Cependant Aristote critique le fait de se servir dargent pour acqueacuterir plus

dargent soutenant que cette forme de commerce est contre nature (Pol 1258a37-b9) Degraves

lors cela ne pourra pas non plus ecirctre envisageacute par le philosophe

Ce que nous tenterons de montrer dans la suite cest quil faut se tourner vers lautre

solution proposeacutee par Susemihl et Hicks si lon veut reacutesoudre la tension entre la recherche

de lautarcie divine et la recherche de lautarcie humaine et ainsi permettre la pratique de la

philosophie dans la citeacute Cette solution se reacutesume agrave deacutefendre la position selon laquelle la

philosophie ne doit faire partie que des loisirs dune personne et que lun des rocircles de la

politique doit ecirctre de favoriser le deacutegagement dun tel espace de loisir permettant la pratique

de la philosophie

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3 Philosophie loisir et politique

Bien que la philosophie ne soit pas un meacutetier il faut tout de mecircme expliquer

pourquoi elle peut ecirctre pratiqueacutee dans la citeacute ce quAristote ne remet jamais en question

consideacuterant qulaquo ils [les meacutetier] seraient en effet supprimeacutes depuis longtemps si ce que le

producteur produit en quantiteacute et en qualiteacute neacutetait pas preacuteciseacutement ce dont le beacuteneacuteficiaire

eacuteprouve le besoin en quantiteacute et en qualiteacute raquo (EN 1133a13-14) Jusquagrave preacutesent en effet

nous navons fait que montrer que la philosophie est incompatible avec les activiteacutes de la

citeacute Il est maintenant temps dexpliquer comment la penseacutee aristoteacutelicienne est malgreacute tout

en mesure de permettre sa pratique et du mecircme coup la recherche de lautarcie divine

Comme nous venons de le mentionner il nous semble que cest dans la notion de loisir que

la philosophie peut devenir acceptable aux yeux de la citeacute et des concitoyens du philosophe

Toutefois cela implique que la vie de celui qui veut lexercer ne soit pas entiegraverement

deacutevoueacutee agrave cet exercice mais quil apporte aussi quelque chose dutile agrave la citeacute de maniegravere agrave

pouvoir en faire partie et se lier damitieacute politique avec ses concitoyens

31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile

Avant dexpliquer positivement comment la philosophie doit ecirctre comprise comme

devant ecirctre releacutegueacutee au statut de loisir eacutemanant dune vie comportant des activiteacutes utiles il

simpose de voir les critiques que fait Aristote de ces activiteacutes utiles et comment on peut les

surmonter En effet si on consideacuterait quAristote rejette de plein fouet la leacutegitimiteacute des

activiteacutes utiles dans la vie bonne ce que certains textes peuvent nous amener agrave deacutefendre il

serait difficile de soutenir comme nous le ferons que la philosophie doit ecirctre reacuteduite au

loisir car le loisir se deacutefinit par opposition au travail Il y a deux principales raisons qui font

quAristote est prudent agrave leacutegard de lexercice dactiviteacutes relieacutees aux neacutecessiteacutes le caractegravere

servile de telles activiteacutes et le fait quelles privent de loisir celui qui les pratique

311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires

Il faut tout dabord voir que la pratique des activiteacutes visant agrave combler les besoins est

souvent associeacutee aux activiteacutes des esclaves (Pol 1254b25-30 1325a25-30 1329a25-26)

Cela est principalement ducirc au fait que de telles activiteacutes ne requiegraverent pas la capaciteacute de

commander mais plutocirct celle dobeacuteir dougrave leur caractegravere servile [ἀνδραποδῶδες] (Pol

1277a33-36) Dans le mecircme sens cest aussi pourquoi Aristote soutient quune citeacute

desclaves ne peut pas exister laquo parce quils ne participent ni au bonheur ni agrave la vie guideacutee

par un choix reacutefleacutechi raquo (Pol 1280a30-35) Plus fondamentalement encore de telles

activiteacutes ne permettent pas de deacutevelopper la vertu En effet Aristote affirme que les

citoyens eacutevidemment vertueux qui composeront la constitution excellente laquo ne doivent

mener la vie ni dun artisan ni dun marchand car une telle vie est vile et contraire agrave la

vertu raquo (Pol 1328b40-41) bien que ces deux groupes soient par ailleurs neacutecessaires agrave

lexistence de la citeacute (Pol 1329a35-40) Ainsi si lappartenance agrave une citeacute requiert la

pratique dune activiteacute utile et vise agrave la fois la vie heureuse il est probleacutematique quune

pratique de ce genre soit contraire agrave la vertu dans la mesure ougrave le bonheur est justement

associeacute agrave la vertu Mais Aristote ne semble pas aussi cateacutegorique sur le caractegravere servile des

activiteacutes indispensables et plusieurs passages le montrent clairement

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Un premier signe de cela est le fait quAristote ne refuse pas systeacutematiquement

toutes les vertus aux classes se livrant agrave un travail visant agrave combler les besoins de la citeacute En

effet il considegravere que les paysans et les pacirctres du fait de leur mode de vie sont en mesure

de deacutevelopper la vertu guerriegravere (Pol 1319a20-25) et que seuls les autres sortes de masses

populaires agrave savoir les artisans les marchands et les hommes de peine sont eacutetrangers agrave

toute vertu (Pol 1319a25-30) Il va mecircme un peu plus loin en affirmant quil existe des

vertus comme le courage lendurance la justice et la tempeacuterance qui sexercent aussi dans

la besogne (Pol 1334a15-25)

Ensuite on peut voir quAristote nest pas tout agrave fait reacutefractaire agrave lexercice

dactiviteacutes utiles en ce quil en permet lintroduction dans leacuteducation des jeunes (Pol

1333a7-9) Le Stagirite semble effectivement croire quune telle pratique fait dune certaine

maniegravere partie de la formation du caractegravere des hommes libres si lon considegravere avec lui

quil faut dabord avoir eacuteteacute gouverneacute avant de gouverner soi-mecircme (Pol 1333a11-15)71 La

vertu eacutetant intimement lieacutee au caractegravere il nous est donc ici permis de voir que vertu et

travail utile ne sont pas si irreacuteconciliables De plus dans le mecircme passage (Pol 1333a9-

11) le philosophe soutient que ce nest pas en elles-mecircmes que ces activiteacutes ne sont pas

honorables mais que cest bien selon la fin quon leur attribue quelles le deviennent En

effet laquo il est certain que les tacircches accomplies par ce genre dexeacutecutants [les travailleurs

manuels] ni lhomme de bien ni lhomme politique ni le bon citoyen ne doivent apprendre

71laquo Car dabord puisquil faut prendre part agrave lexeacutecution pour juger pour cela ceux qui sont jeunes doivent recourir agrave lexeacutecution mais quand ils sont devenus plus vieux renoncer agrave cette exeacutecution capables quils sont de juger de ce qui est beau et den jouir droitement gracircce agrave leacutetude quils ont suivie dans leur jeunesse raquo (Pol 1340b35-40) Ce passage affirme toutefois que les activiteacutes utiles nont pas agrave ecirctre pratiqueacutees toute une vie mais seulement dans la jeunesse Cependant ce passage nous montre limportance de telles activiteacutes dans le deacuteveloppement moral et intellectuel dune personne ce qui met de lavant le fait que les activiteacutes utiles ne sont pas vicieuses en elles-mecircmes

agrave les accomplir sauf sils en ont besoin pour leur usage personnel car dans ce cas il ny a

pas de distinction entre le maicirctre et lesclave raquo (Pol 1277b1-10) Cette absence de

distinction maicirctreesclave dans le cas ougrave une personne reacutepond agrave ses propres besoins vient du

fait que bien que lactiviteacute puisse avoir lair servile en apparence cest lindividu lui-mecircme

qui se commande Ce qui donne sa serviliteacute aux activiteacutes utiles cest que leur exeacutecution est

soumise agrave lautoriteacute du despote du maicirctre desclave Dans leacuteventualiteacute ougrave le maicirctre

desclave reacutealise lui-mecircme lactiviteacute il demeure celui qui commande et nest subordonneacute agrave

personne dautre que lui-mecircme eacuteliminant du mecircme coup la distinction entre le maicirctre et

lesclave eacutetant donneacute que la personne qui commande se trouve ecirctre la mecircme que celle qui

dirige Cest donc dire que si laction a pour but de reacutepondre agrave un de ses propres besoins la

fin de la pratique dune activiteacute qui pourrait ecirctre critiquable dans un autre contexte ne lest

pas puisque la fin quelle poursuit est digne dun homme libre Nous discuterons plus en

deacutetail cela un peu plus loin

Un autre texte vient rendre cela encore plus explicite Aristote se demandant ce quil

faut enseigner pour devenir vertueux affirme qulaquo il nest pas douteux quil faut ecirctre instruit

dans ceux des arts utiles qui sont indispensables [τὰ ἀναγκαῖα δεῖ διδάσκεσθαι τῶν

χρησίμων]raquo (Pol 1337b4) Cependant il nuance sa position en faisant une distinction entre

les tacircches laquo qui conviennent agrave un homme libre et celles qui en sont indignes raquo (Pol

1337b5-6) sans toutefois eacutenumeacuterer les tacircches quils considegraverent faire partie de lune ou

lautre cateacutegorie Le critegravere pour discriminer ces tacircches est neacuteanmoins eacutenonceacute et se reacutesume agrave

savoir si la tacircche en question rend lindividu incapable de pratiquer la vertu que ce soit

celle du corps de lacircme ou de lintelligence et cela laquo car ils [les arts gouvernant ces tacircches]

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rendent la penseacutee besogneuse [ἄσχολον] et abjecte raquo (Pol 1337b14) Aristote preacutecise

davantage ce quil veut dire par la suite en montrant comme nous venons de le dire quau

fond ce nest pas tant lactiviteacute elle-mecircme qui est dommageable mais la fin agrave laquelle on la

soumet laquo si cest pour soi-mecircme ses amis ou en visant la vertu ce nest pas indigne dun

homme libre mais le faire pour dautres cela semblera souvent agir comme un homme de

peine et un esclave raquo (Pol 1337b19-21) Tout se passe comme si Aristote associait le fait

dagir pour dautres avec lesclavage ou avec la soumission aux besoins dun autre

individu72 Voilagrave ce quil affirme ailleurs en disant que laquo pour lusage on ne les distingue

guegravere laide physique en vue des tacircches indispensables nous vient des deux les esclaves et

les animaux domestiques raquo (Pol 1254b24-26) Cest peut-ecirctre cela qui explique

leacutelargissement de la critique du travail de lartisan agrave tout travail salarieacute en Pol 1337b10-15

et dans la mecircme veine le fait que le travail de lartisan rend la penseacutee besogneuse

[ἄσχολον] En soumettant son activiteacute aux besoins dautrui cest entreprendre une activiteacute

qui na plus de fin car les besoins dautrui sont beaucoup plus grands que ce dont un simple

particulier est en mesure de produire rendant ainsi impossible la preacutesence de loisir pour

celui dont le travail vise agrave combler ces besoins Au contraire si lhomme libre ne pratique

que les activiteacutes neacutecessaires parmi les choses utiles (laquo τὰ ἀναγκαῖα δεῖ διδάσκεσθαι τῶν

χρησίμων raquo Pol 1337b4) et que ces activiteacutes nont pour fin que de reacutepondre agrave ses propres

besoins et tout au plus agrave ceux de ses amis il est leacutegitime de penser que cette pratique aura

ineacutevitablement une limite ndash la satisfaction des besoins ndash et quune fois atteinte cette limite

permettra agrave cet homme de pratiquer son loisir Il est aussi important de voir que parmi les

72On peut comprendre en quoi cela correspond pour Aristote agrave lesclavage car reacutepondre aux besoins dautrui nest pas le fait de celui qui commande et la liberteacute est justement la possibiliteacute dexercer lautoriteacute

activiteacutes utiles ce nest que les neacutecessaires quAristote permet agrave lhomme libre de pratiquer

car le neacutecessaire se veut justement ecirctre la limite de la mecircme maniegravere quil eacutetait le critegravere de

proportionnaliteacute dans lamitieacute politique

Cela peut toutefois sembler aller agrave lencontre du principe de reacuteciprociteacute mis de

lavant dans la compreacutehension quAristote se fait de lamitieacute politique En effet comme nous

lavons expliqueacute il faut quau moins une partie des activiteacutes de chacun des membres de la

communauteacute politique vise agrave reacutepondre aux besoins des autres membres de la communauteacute

Dans cette mesure comment faut-il comprendre le fait quAristote limite la pratique des

activiteacutes utiles agrave la compleacutetion de ses propres besoins Il nous semble possible de rendre

ces deux ideacutees compatibles si lon comprend que ce sont les besoins de lindividu qui dictent

sa production et non les besoins dautrui Autrement dit le citoyen libre ayant une quantiteacute

de besoins X produit une quantiteacute A de pommes de terre sachant que leacutechange de cette

quantiteacute A lui procurera juste assez de ressources pour combler ses besoins X et il agira

ainsi mecircme si la personne avec qui il eacutechange avait besoin dune quantiteacute de pommes de

terre supeacuterieure agrave A Ce ne doit donc pas ecirctre uniquement le marcheacute qui dicte la production

bien quil faille que la chose produite reacuteponde agrave un besoin des concitoyens mais aussi les

besoins du producteur Compris de la sorte ce passage dAristote rend possible la

reacuteciprociteacute tout en conservant un but digne dun homme libre agrave la pratique dune activiteacute qui

autrement pourrait ecirctre servile Cela permet aussi de ne pas croire quAristote cherche ici agrave

faire de lhomme libre un homme replieacute sur lui-mecircme qui cherche agrave atteindre une autarcie

mateacuterielle de maniegravere solitaire ce que nous savons quil considegravere comme impossible73 et

73Reader propose une autre maniegravere de deacutefendre le fait que la pratique dune activiteacute visant agrave reacutepondre aux besoins nest pas servile en elle-mecircme Sa position est que laquo the proper Aristotelian conclusion is that far from being an inferior activity fit only for slaves meeting needs is the first part of Aristotles virtue raquo

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permettre aussi une forme de division du travail qui malgreacute une certaine speacutecialisation

resterait une pratique noble

312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir

Maintenant quil est clair que sassurer des choses indispensables de son propre chef

nest pas servile en soi-mecircme et que rien nempecircche un homme libre de sadonner agrave ce type

dactiviteacutes dans la limite de ses besoins il reste un autre aspect de ces activiteacutes

freacutequemment rappeleacute par Aristote qui les rendrait incompatibles avec la pratique de la

philosophie En effet Aristote affirme souvent que de telles activiteacutes privent de loisir celui

qui sy adonne (Pol 1291b15-30 1305a19-20 1318b10-15 1328b41-1329a1) Eacutetant donneacute

que la pratique de la θεωρία est un loisir (EN 1177b22) il semble en deacutecouler quon ne

peut pas agrave la fois ecirctre par exemple paysan et philosophe Toutefois le rejet de tout loisir agrave

celui qui soccupe dagriculture ou de toute autre activiteacute utile nest peut-ecirctre pas aussi

cateacutegorique quon pourrait le penser agrave premiegravere vue et plusieurs textes nous le font penser

Avant de nous attarder agrave cette question il convient de clarifier ce quAristote entend

pas loisir (σχολή) car la conception que nous en avons aujourdhui nest pas tout agrave fait la

mecircme que la sienne dautant plus si lon parle du loisir pour un paysan En effet beaucoup

de nos contemporains comprennent le loisir comme un moment de repos neacutecessaire ducirc agrave un

travail peacutenible On na quagrave penser agrave la quantiteacute de gens qui vont passer leurs vacances au

soleil eacutetendus sur une plage pour sen convaincre Cependant lagrave nest pas la conception que

se fait Aristote du loisir Il associe plutocirct cette vision contemporaine agrave la notion de jeu

(παιδιά) et il affirme quelle fait partie du labeur dans la mesure ougrave cest le labeur quelle a

(Reader 2005 p113) Il semble accorder une certaine valeur morale intrinsegraveque au labeur ce qui ne semble pas ecirctre conforme agrave la penseacutee dAristote

pour fin laquo car celui qui peine a besoin de deacutetente et le jeu vise agrave la deacutetente [hellip] pour cette

raison il faut introduire les jeux dans leacuteducation en y ayant recours au moment opportun

cest-agrave-dire en sen servant agrave titre de remegravede raquo (Pol 1337b35-1338a1) Le fait de

comprendre le jeu comme un remegravede est bien la preuve de lexteacuterioriteacute de sa fin 74 Au

contraire la vie de loisir [τὸ σχολάζειν] est deacutefinie comme ayant laquo en elle-mecircme le plaisir

et le bonheur de la vie bienheureuse raquo (Pol 1338a1-3) Pour le dire autrement le fait

davoir du loisir est pour Aristote un eacutetat exempt de toute neacutecessiteacute un moment ougrave lon

choisit ce que lon veut faire non pas en fonction de lutiliteacute que cela nous apportera mais

en consideacuterant laction en elle-mecircme indeacutependamment des implications externes qui

pourraient en deacutecouler Cest un eacutetat quon atteint lorsque nos besoins sont combleacutes Cest ce

sens de loisir quil faut avoir en tecircte lorsque le Stagirite affirme que la vie du paysan est

priveacutee de loisir Ce nest donc pas quil na aucun moment pour se reposer car cela est en

fait inclus dans la conception du labeur mais plutocirct quil ne dispose daucun temps qui ne

soit pas soumis agrave des activiteacutes neacutecessaires agrave la compleacutetion de ses besoins De plus Aristote

rejette le fait que le jeu puisse aussi ecirctre lobjet dune vie de loisir car laquo stupide et par trop

pueacuteril raquo (EN 1176b32-33)

Mais il faut maintenant se demander ce qui fait que le paysan ne disposerait pas de

tels moments de loisir Sur ce point Aristote est tregraves clair laquo il est impossible davoir du

loisir quand on na pas de revenus suffisants raquo (Pol 1292b32-33) On voit donc que le loisir

est en lien avec les richesses dune personne et dans cette mesure lanalyse que fait Aristote

des diffeacuterents types de deacutemocratie est ici tregraves utile pour comprendre le rapport entre ces

deux facteurs chez les paysans Dans la meilleure forme de deacutemocratie celle ougrave la plupart

74Voir aussi EN 1176b35-1177a1

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des citoyens sont paysans ces derniers ne soccupent pas beaucoup des affaires publiques

laquo car du fait de la modiciteacute de son avoir cette masse populaire na pas de loisir raquo (Pol

1318b11-12) Ces gens manquent aussi du neacutecessaire et preacutefegraverent donc travailler au lieu de

participer agrave la vie politique laquo car la plupart de ces gens courent plutocirct apregraves le profit

quapregraves les honneurs raquo (Pol 1318b16-17) Cest bel et bien la pauvreteacute qui ne permet pas agrave

ces paysans davoir du loisir

Quand on compare cela avec la pire forme de deacutemocratie on perccediloit un portrait

totalement diffeacuterent

laquo Quatriegraveme espegravece de deacutemocratie celle qui est apparue chronologiquement la derniegravere dans les citeacutes Car du fait que les citeacutes sont devenues beaucoup plus importantes quagrave lorigine et plus riches de revenus tous y participent au pouvoir dans la constitution du fait de la supeacuterioriteacute de la multitude mais ils y prennent part comme citoyens parce quils peuvent mener une vie de loisir et que les gens modestes touchent une indemniteacute Et cest avant tout une masse de ce genre qui a du loisir car ces gens-lagrave ne sont pas gecircneacutes par leurs affaires priveacutees alors que les riches ont cette gecircne de sorte que ceux-ci souvent ne participent ni agrave lassembleacutee ni aux tribunaux De lagrave vient que cest la masse des gens modestes qui est souveraine dans la constitution et non pas les lois raquo (Pol 1293a1-10)

Dans un tel contexte ce sont les plus pauvres ceux qui ne travaillent pas qui ont le

plus de loisir eacutetant donneacute que la citeacute leur verse un salaire pour sieacuteger aux assembleacutees (Pol

1300a1-5) Il semble donc que plus la citeacute est riche plus elle a la capaciteacute de pallier agrave la

pauvreteacute de ses citoyens de maniegravere agrave leur permettre davoir une certaine part de loisir Par

contre ces indemniteacutes dont parle Aristote ne sont pas distribueacutees afin de donner du loisir

dans labsolu agrave ceux dont les revenus ne sont pas suffisants pour en avoir mais visent plutocirct

agrave leur deacutegager un espace afin quils puissent soccuper des affaires de la citeacute Mais cela

nempecircche pas pour autant quil soit possible que ces fonds soient utiliseacutes pour autre chose

Aristote vient en effet bien pregraves de ladmettre lorsquil affirme dans un passage ougrave il se

demande laquelle des deux vies meneacutees selon la vertu que sont la vie politique et la vie

philosophique est la plus digne decirctre choisie que laquo cela ne fait pas une petite diffeacuterence

suivant que lun ou lautre parti a raison car celui qui juge correctement ordonne

neacutecessairement tout au but qui est le meilleur et cela aussi bien chaque homme

individuellement que le corps politique collectivement raquo (Pol 1324a20-35) Cest donc dire

que si collectivement on en vient agrave croire que la philosophie est lactiviteacute la plus digne

decirctre poursuivie ou au moins aussi digne que la politique il sensuivra que la citeacute

sorganisera de maniegravere agrave permettre agrave tous de la pratiquer et le versement dindemniteacutes pour

les plus pauvres comme cest le cas pour les activiteacutes politiques est sans doute une solution

agrave envisager dautant plus quAristote soutient que laquo le bonheur personnel sans doute [ne va]

pas sans organisation domestique ni sans organisation politique raquo (EN 1142a5-10) Dans

les faits cela risque cependant fort peu de se produire et Aristote en est probablement

conscient De fait deux raisons sont assez eacutevidentes la premiegravere eacutetant que la philosophie

na peut-ecirctre pas si bonne presse et la deuxiegraveme que de toute faccedilon peu de gens ont les

capaciteacutes pour la pratiquer Nous ne voulons toutefois pas trop insister dans cette voie car

cela ne semble pas avoir eacuteteacute reacuteellement deacutefendue par le Stagirite et que de toute maniegravere

Aristote confegravere du loisir agrave ceux pratiquant une activiteacute utile malgreacute cette absence de

reacutemuneacuteration eacutetatique

En effet on se rend compte que quelques passages laissent sous-entendre cela

Comme nous lavons vu le loisir est eacutetroitement lieacute agrave lacquisition de richesses suffisantes

pour subvenir agrave ses besoins et ce dans une peacuteriode de temps assez courte pour permettre agrave

lindividu de se consacrer agrave autre chose quau labeur Toutefois il nous semble que lactiviteacute

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en elle-mecircme nest pas la seule chose agrave consideacuterer quand on analyse ce que rapporte cette

activiteacute En effet Aristote est en geacuteneacuteral tregraves soucieux des contingences historiques et

sociales75 lorsquil eacutetudie les choses humaines et ce domaine ne fait pas exception On peut

relever au moins deux critegraveres qui font que lactiviteacute du paysan par exemple sera suffisante

ou non pour lui procurer du loisir et ce sans mecircme faire appel aux indemniteacutes dont nous

avons parleacute plus haut

Le premier critegravere est celui de la taille de la citeacute et de son organisation territoriale

En Pol 1305a18-22 Aristote eacutetablit clairement une correacutelation entre le fait que le peuple

navait pas de loisir ducirc agrave son travail et que les citeacutes neacutetaient pas tregraves grandes De fait

Aristote soutient quune citeacute si elle souhaite ecirctre autarcique devra avoir une certaine taille

(Pol 1326b1-10) Cest donc dire que dans les limites de ce quon pourrait appeler la

capaciteacute politique provenant de lanalyse de Pol 1326b5-6 plus la citeacute est populeuse plus

grandes sont les chances que les paysans puissent jouir dun peu de loisir En plus de cela il

faut voir que les paysans de Pol 1305a18-22 vivent exclusivement agrave la campagne Aristote

pensent aussi agrave cette maniegravere de diviser les terres de la citeacute lorsquil propose dans la

description quil fait de la citeacute excellente en Pol VII que chaque citoyen possegravede un lot agrave la

campagne et un autre agrave la ville (Pol 1330a14-16) Bien que cette mesure ne vise pas

directement agrave donner du loisir aux citoyens mais bien agrave diminuer les tensions pouvant

exister entre ceux qui habitent pregraves des frontiegraveres ennemies et ceux qui en habitent loin il

nen demeure pas moins quil est probable que ceci ait des conseacutequences sur la maniegravere de

vivre des citoyens du fait que ceux qui habitent en ville ont geacuteneacuteralement plus de loisirs

que ceux habitant en campagne (Pol 1305a15-25) On peut aussi ajouter quen Pol

75Voir par exemple Pol 1325a7-14

1305a18-22 le Stagirite parle dun temps reacutevolu dune eacutepoque qui nest plus la sienne

comme pour dire quen son temps les citeacutes eacutetaient assez grandes pour offrir du loisir agrave tous

Lautre critegravere est celui de la qualiteacute du sol En plus decirctre propice agrave de multiples

cultures laquo il doit ecirctre tel par sa superficie et son importance que ceux qui lhabitent puissent

mener une vie de loisir comme des hommes libres mais qui soient en mecircme temps

tempeacuterants raquo (Pol 1326b28-32) Eacutevidemment il est trivial quil faut preacuteconiser un sol

fertile agrave un sol steacuterile mais le plus inteacuteressant dans ce passage cest quAristote naffirme

pas ici que plus le sol est fertile mieux la citeacute sen portera Il impose une limite agrave

lexcellence du sol en disant que ce dernier doit conserver la tempeacuterance des citoyens qui

loccupent ce qui signifie quun sol trop fertile aura tendance agrave faire tomber les citoyens

dans un extrecircme et ne pas les encourager agrave la vertu Autrement dit si le sol ne fournit que

ce que les individus ont besoin pour vivre76 cela leur permettra de pratiquer la tempeacuterance

et ils ne seront pas tenteacutes de subvertir la fin de leur production pour lorienter vers

lacquisition de richesses et non plus vers la compleacutetion des besoins Cela est tregraves

inteacuteressant si lon fait un parallegravele avec la description des paysans de la premiegravere forme de

deacutemocratie Dans la description quil en fait Aristote suggegravere que cette classe de citoyens

est plus attireacutee par le gain que par les honneurs (Pol 1318b16-17) Compris de cette

maniegravere puisque cest le gain qui motive leur activiteacute et que la richesse na pas de fin ces

paysans nauront bien entendu aucun loisir et la raison nen sera pas la pauvreteacute De fait

dans les lignes qui suivent immeacutediatement le philosophe deacuteclare que laquo certains dentre eux

76Il est tout de mecircme souhaitable de produire des surplus pour fins dexportations dans la mesure ougrave il est pratiquement impossible quune citeacute puisse fournir vraiment tout ce dont les citoyens ont besoin ce qui neacutecessite limportation et donc une monnaie deacutechange(Pol 1257a30-b1) Mais ces surplus doivent tout de mecircme ecirctre soumis agrave la neacutecessiteacute et ne pas devenir lobjet de la production

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[les paysans] senrichissent-ils vite alors mecircme que les autres ne sont pas dans lindigence raquo

(Pol 1318b20-21) ce qui montre clairement que ce nest pas la pauvreteacute qui les empecircche

davoir du loisir mais bien leur deacutesir de richesses Le mecircme constat peut ecirctre dresseacute pour

les ouvriers car lorsquil discute de loligarchie le philosophe affirme que laquo dans les

oligarchies par contre il est impossible quun homme de peine soit citoyen parce que

laccegraves aux magistratures deacutepend dun cens eacuteleveacute mais un artisan le peut la plupart des

ouvriers en effet sont des gens riches raquo (Pol 1278a20-25) De plus en affirmant qulaquo outre

cela [paysans artisans marchands] il y a les manoeuvres [τὸ χερνητικὸν] cest-agrave-dire ceux

qui ont trop peu de biens pour pouvoir mener une vie de loisir raquo (Pol 1291b25-30) Aristote

laisse entendre que seule lactiviteacute des manoeuvres ne procure pas une reacutemuneacuteration

suffisante pour avoir une vie de loisir Il nest donc pas si certain que ce soit lactiviteacute utile

elle-mecircme outre celle des manoeuvres qui entrave la participation agrave une vie de loisir mais

plutocirct la fin quon postule agrave cette activiteacute

32 Vie totale et vie partielle

La question qui meacuterite maintenant decirctre poseacutee est de savoir comment il faut

comprendre cette cohabitation entre la pratique dune activiteacute utile visant agrave reacutepondre agrave nos

besoins et agrave ceux de nos concitoyens de maniegravere agrave participer agrave la vie de la citeacute et la pratique

de la philosophie Lorsquon utilise des expressions comme vie de loisir ou vie de labeur il

est facile dy voir quelque chose de global qui reacutesume lentiegravereteacute des activiteacutes que megravene un

individu au cours de sa vie Cependant cette compreacutehension nest pas adeacutequate en ce qui a

trait agrave la conception aristoteacutelicienne de la vie Pour mieux saisir cette notion de vie nous

nous en remettrons agrave lanalyse quen fait Heinaman dans la premiegravere partie de son texte

Eudaimonia and Self-Sufficiency in the Nicomachean Ethics Voilagrave comment il deacutecrit ce

que nous appelons la vie totale

laquo Aristotle believes that the total life of a human being consists in a variety of types of activity each of which is an instance of living in a certain way and each of which is the exercise of a certain type (or types) of capacity of soul So my total life according to Aristotle consists in perceiving growing digesting walking feeling emotions thinking etc Each of these activities is living in a certain way And Aristotle uses the word life to refer to these types of activities- the perceptual life the nutritive life etc raquo (Heinaman 1988 p32)

Il est tout agrave fait vrai quAristote considegravere chacune de ces activiteacutes comme eacutetant des

laquo vies raquo ou devrait-on dire des maniegraveres dentendre le fait de vivre car laquo nous preacutetendons

qursquoil y a vie lagrave ougrave se trouve ne serait-ce qursquoune seule quelconque des manifestations telles

que lrsquointelligence la sensation le mouvement local et le repos ou encore le mouvement

nutritif deacutepeacuterissement et croissance raquo (DA 413a20-26) Le Stagirite accorde la vie agrave une

chose (une plante un ecirctre humain le premier moteur etc) degraves que lune de ces maniegraveres

dentendre la vie est preacutesente en elle Il est aussi eacutevident quil est possible en prenant

lexemple de lecirctre humain de combiner plusieurs de ces formes de vies Cest donc

laddition de toutes ces formes particuliegraveres qui composent la vie totale dun individu et cest

agrave chacune de ces formes de vie prises individuellement que nous donnons la deacutenomination

de vie partielle

De fait certains passages laissent croire que la vie dune personne est diviseacutee ou du

moins peut lecirctre On na quagrave penser au texte de Pol 1256a40-b1 ougrave Aristote explique que

si le mode de vie dun individu nest pas suffisant pour lui procurer la nourriture dont il a

besoin il peut combiner son activiteacute avec dautres afin datteindre lautosuffisance Ainsi on

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comprend que la vie dun individu na pas agrave se limiter agrave une seule activiteacute mais peut si cest

neacutecessaire seacutetendre agrave plusieurs Cependant dans ce passage lautosuffisance en question

nest que mateacuterielle et la diversiteacute des activiteacutes reste deacutependante de lutiliteacute ce qui ne

permet eacutevidemment pas de faire le lien avec la philosophie Neacuteanmoins un autre passage

permet de mieux comprendre comment peut sorganiser une vie totale pour laisser autant

place aux activiteacutes utiles quagrave la pratique de la philosophie En effet laquo la vie aussi se

divise en loisir et labeur guerre et paix et parmi les actions les unes concernent ce qui est

indispensable et utile les autres ce qui est beau raquo (Pol 1333a30-35) Il nest donc pas

interdit de croire quAristote envisage reacuteellement une vie totale ougrave lindividu combinerait

diffeacuterentes vies partielles les unes utiles et visant agrave reacutepondre agrave ses besoins les autres libres

de contraintes et visant le beau

Cette distinction que fait Heinaman dans son texte lemmegravene aussi agrave faire ressortir

quatre questions diffeacuterentes que les tenants de linterpreacutetation large de la deacutefinition du

bonheur (cest-agrave-dire que le bonheur pour Aristote consiste en un agreacutegat de vertu morale et

de θεωρία) ont tendance agrave confondre laquo (1) What life is the highest kind of eudaimonia (2)

What life counts as eudaimonia (3) What components will make up the total life of the

happy man (4) What must a man have in order to be happy raquo (Heinaman 1988 p33)

Ainsi en distinguant vie totale et vie partielle cela permet de ne pas avoir la mecircme reacuteponse

pour les questions 1 et 3 et de lagrave admettre une part dactiviteacute utile dans la vie totale de celui

qui pratique la philosophie puisque la reacuteponse agrave la question 4 comprend aussi les biens

mateacuteriels neacutecessaires agrave la vie Bien que nous soyons daccord avec la critique que Heinaman

formule agrave lendroit de linterpreacutetation large du bonheur il nous semble en nous fondant sur

lanalyse que nous avons faite au chapitre 1 du preacutesent travail quune autre question aurait

meacuteriteacutee decirctre distingueacutee outre les quatre poseacutees par le commentateur agrave savoir celle qui

consiste agrave se demander quelle vie partielle constitue loffice de lhomme Comme nous

lavons vu nous ne croyons pas contrairement agrave Heinaman que la reacuteponse agrave cette question

soit la mecircme que celle agrave sa question 1 mais nous ne rencheacuterirons pas ici sur ce problegraveme

Une fois que lon considegravere que la philosophie na pas agrave constituer la vie totale pour

ecirctre pratiqueacutee ce qui de toute maniegravere est impossible il est leacutegitime de se demander si sa

pratique nest pas du mecircme coup diminueacutee en terme dexcellence puisquelle est combineacutee agrave

une activiteacute dont la noblesse est nettement moins appreacuteciable Autrement dit est-ce que la

dureacutee pendant laquelle quelquun pratique la philosophie influe sur la qualiteacute de cette

pratique ou sur le bonheur qui advient agrave celui qui la pratique Pour bien comprendre que ce

nest pas le cas il importe de se rappeler que la pratique de la θεωρία est une ἐνέργεια (Pol

1325b16-26) et que lanalyse que fait Aristote du plaisir en EN X 2-4 sy applique

parfaitement du fait quelle en procure de la maniegravere la plus excellente (EN 1177a22-26)

En parlant du plaisir le Stagirite affirme que laquo cest en effet une sorte de tout et agrave aucun

moment lon ne peut concevoir un plaisir qui devrait durer plus longtemps pour atteindre sa

forme acheveacutee raquo (EN 1174a17-19) laquo agrave chaque moment de sa dureacutee [il] est une chose dont

la forme est acheveacutee raquo (EN 1174b6-7) Pour arriver agrave cette conclusion Aristote semploie agrave

montrer que le plaisir nest pas un mouvement en faisant remarquer que tout mouvement

implique une certaine vitesse alors que laquo le plaisir en effet peut venir vite comme la

colegravere mais non ecirctre rapide mecircme relativement alors que la marche et la croissance le

peuvent ainsi que tous les mouvements semblables raquo (EN 1173a34-b2) Le mouvement

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doit aussi ecirctre compris comme ayant une fin exteacuterieure agrave lui-mecircme et que le terme de son

mouvement est la reacutealisation de cette fin Or le plaisir pouvant ecirctre rechercheacute pour lui-

mecircme (EN 1174a10) il est clair quil ne peut ecirctre mouvement Le dernier argument visant

agrave montrer que le plaisir nest pas un mouvement vise agrave dire que le mouvement doit ecirctre

quelque chose qui doit pouvoir se seacuteparer en partie ce qui est impossible pour le plaisir qui

forme une sorte de tout (EN 1174b9-14) Il soutient aussi que le plaisir ne peut pas ecirctre

geacuteneacuteration du fait quil ne peut pas provenir de laquo cela dont le chagrin est corruption raquo (EN

1173b6-7) Ce passage fait sans doute reacutefeacuterence agrave la doctrine aristoteacutelicienne voulant quun

terme commun soit lintermeacutediaire entre deux extrecircmes tout comme le vinaigre doit passer

par leau avant de devenir du vin (Meta 1044b20-1045a6) Ainsi en croyant que ce terme

nexiste pas dans le cas du plaisir et du chagrin Aristote en conclut que le plaisir ne peut

pas ecirctre une geacuteneacuteration Force est donc de constater que lactiviteacute du philosophe ne sera

aucunement deacutepreacutecieacutee du fait que la vie totale de celui qui la pratique soit partageacutee entre

cette activiteacute et dautres activiteacutes utiles moins nobles quelle

Toutefois en ayant en tecircte que le philosophe croit qulaquo elle [la nature] fait une

chose pour un seul usage car chaque instrument accomplira au mieux sa tacircche sil sert non

agrave plusieurs fonctions mais agrave une seule raquo (Pol 1252b5-10) comment peut-on croire

plausible quil permettra au philosophe de pratiquer une autre activiteacute que celle-lagrave La

question revient en fait agrave se demander si Aristote adopte la mecircme position que Platon dans

La Reacutepublique (369e-370e) quant agrave la speacutecialisation du travail agrave savoir que chacun de par

sa nature propre est destineacute agrave accomplir une seule tacircche particuliegravere au sein de la citeacute ce

qui nous empecirccherait de concevoir la vie totale dun homme comme une addition de ses

vies partielles Ce ne semble pas ecirctre le cas Si lon considegravere la description quAristote fait

de la sagesse et de la sagaciteacute en EN VI on se rend compte que laquo chacune des deux est

vertu dune partie diffeacuterente de lacircme raquo (EN 1143b14-17) Le fait que ces vertus soient ainsi

diffeacuterencieacutees impliquent quelles peuvent toutes deux ecirctre deacuteveloppeacutees sans que le

deacuteveloppement de lune entraicircne un deacutepeacuterissement de lautre et ce dans la mesure ougrave les

domaines de leur excellence respective ne sont pas en compeacutetition comme ceacutetait le cas

chez Platon pour qui les diffeacuterentes parties de lacircme sont en lutte perpeacutetuelle et que la

nature dune personne est dicteacutee par la partie qui domine (La Reacutepublique IV) De plus bien

que la sagesse ninterfegravere pas avec la pratique de la sagaciteacute et inversement il semble que

ces deux vertus soient lieacutees dune certaine maniegravere puisque laquo [la sagaciteacute] donne donc des

ordres en vue de la sagesse mais ne la pas agrave ses ordres raquo (EN 1145a8-9) Il semble donc

quil faille interpreacuteter ce passage comme signifiant non seulement que la sagesse et la

sagaciteacute ne sont pas en compeacutetition mais aussi que la sagesse a besoin de la sagaciteacute pour

advenir Nous y reviendrons plus loin et en deacutetails et nous en resterons lagrave pour linstant

Notons toutefois que cette absence de compeacutetition est tregraves importante eacutetant donneacute que pour

Platon cest la plus grande force dune des parties par rapport aux autres qui impose la

nature de lindividu en empecircchant les autres parties de se deacutevelopper agrave leur plein potentiel

et qui donne de ce fait sa fonction agrave lindividu Si les parties de lacircme ne luttent pas lune

avec lautre cela implique aussi que chacune delles peut en arriver agrave son excellence propre

sans pour autant reacuteprimer le deacuteveloppement de lexcellence des autres parties De cette

faccedilon rien nempecircche un homme decirctre excellent dans plusieurs domaines et decirctre agrave la fois

sagace et sage ou utile et sage

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Cela ne regravegle cependant peut-ecirctre pas la question parce que comme nous lavons dit

certaines activiteacutes utiles sont consideacutereacutees par Aristote comme eacutetant viles et ne permettant

pas de deacutevelopper la vertu Toutefois nous avons vu que la plupart de ces activiteacutes neacutetaient

telles que lorsque la fin quon leur posait eacutetait vicieuse En consideacuterant quune bonne

eacuteducation morale permettant agrave lindividu de poser la bonne fin ce qui est le rocircle de la vertu

morale est preacutealable agrave lapprentissage des tacircches utiles on peut sans heacutesiter soutenir quun

homme peut pratiquer ces activiteacutes sans craindre pour son excellence morale On pourrait

voir ici une sorte de peacutetition de principe si lon considegravere que la pratique dune activiteacute utile

peut pervertir lagent vertueux en deacuteviant sa fin En effet puisque les vertus morales ne sont

pas donneacutees naturellement mais proviennent du fait de lhabitude (EN 1103a19-26) des

actes contraires agrave la vertu comme un travail qui serait servile pourrait changer le caractegravere

de lhomme vertueux Cela revient agrave ramener la critique deacutejagrave souleveacutee par Aristote lui-

mecircme voulant que si la vertu sacquiert par la pratique habituelle dactiviteacutes vertueuses cela

implique quil faudrait deacutejagrave ecirctre vertueux pour le devenir (EN 1105a17-21) Pour transposer

cela au cas qui nous inteacuteresse ce serait dire que puisque lactiviteacute utile en elle-mecircme nest ni

vertueuse ni vicieuse il faut deacutejagrave savoir ce quest la maniegravere vertueuse de laccomplir avant

de deacutebuter afin de ne pas risquer de shabituer agrave une pratique fautive Eacutevidemment la

reacuteponse que donne le Stagirite agrave cette objection montre encore une fois agrave quel point la

pratique de la vertu est une pratique sociale en ce sens quagrave deacutefaut decirctre vertueux les

actions vertueuses tout comme tracer des lettres peuvent ecirctre le fait du laquo hasard ou gracircce

au soutien dautrui raquo (EN 1105a22-23) et quon ne devient vertueux que du moment ougrave lon

est capable de pratiquer ces actions par soi-mecircme De plus la pratique vertueuse se

distingue de la technique en ce que les produits de la technique sont parfaits en eux-mecircmes

et montrent lexcellence de leur producteur agrave eux seuls tandis que les oeuvres de la vertu

morale en plus de lexcellence des actes doivent aussi ecirctre lexpression dun eacutetat de

lindividu vertueux En effet laquo il doit savoir ce quil exeacutecute ensuite le deacutecider et ce

faisant vouloir les actes quil accomplit pour eux-mecircmes enfin troisiegravemement agir dans

une disposition ferme et ineacutebranlable raquo (EN 1105a30-35) Ce dernier critegravere permet aussi

de croire que lorsque quelquun est devenu vertueux il est tregraves difficile quil cesse de lecirctre

et quil nest plus risqueacute pour lui de pratiquer des activiteacutes utiles car la fin quil leur

attribuera naura dautres choix que decirctre bonne On peut aussi ajouter que le fait que

lapprentissage de la vertu se fasse sous la supervision dautrui et des lois protegravege les jeunes

dans la mesure du possible dinfluences neacutefastes Toutefois bien que la compatibiliteacute entre

la vertu morale et la sagaciteacute et la sagesse soit difficilement contestable peut-ecirctre nen est-il

malgreacute tout pas ainsi entre les capaciteacutes physiques et intellectuelles laquo car il ne faut pas

accabler en mecircme temps lesprit et le corps en effet chacun de ces deux exercices produit

naturellement leffet contraire dans lautre domaine le travail du corps est une entrave pour

le deacuteveloppement de lesprit le travail de lesprit pour le deacuteveloppement du corps raquo (Pol

1338b10) Ceci eacutetant dit on peut tout de mecircme voir que rien nempecircche le versant

intellectuel et le versant physique (qui sera plutocirct celui mis de lavant dans les activiteacutes

utiles) de se deacutevelopper de maniegravere parallegravele En effet le seul obstacle agrave ces

deacuteveloppements se pose dans le seul cas ougrave ils sont orchestreacutes en laquo mecircme temps raquo et pas

neacutecessairement dans labsolu Cela est dautant plus important quun corps sain est essentiel

pour pratiquer une activiteacute intellectuelle de maniegravere optimale

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Toujours dans le but de montrer quil est possible pour un homme de pratiquer

plusieurs activiteacutes et du mecircme coup quAristote ne souscrit pas agrave lideacutee platonicienne de la

speacutecialisation du travail il est important de voir que pour le Stagirite laquo il faut ecirctre capable

de travailler et de faire la guerre mais encore plus de vivre en paix et dans le loisir ecirctre

capable daccomplir les tacircches indispensables et utiles mais encore plus les belles actions raquo

(Pol 1333a41-b3) Dans la mecircme veine il expose sans critiquer cette position que la

plupart des gens croient qulaquo en ce qui concerne les autres capaciteacutes beaucoup pensent que

les mecircmes gens peuvent les cumuler par exemple les mecircmes peuvent porter les armes

ecirctres paysans ecirctre ouvriers mais aussi membres des instances deacutelibeacuterative et judiciaire raquo

(Pol 1291b1-5) Ainsi cela na rien agrave voir avec la conception platonicienne voulant que les

ouvriers les guerriers et les dirigeants soient des classes diffeacuterentes et non mixtes dautant

plus qulaquo il arrive souvent aux mecircmes de porter les armes et de cultiver la terre raquo (Pol

1291a30) Dans la penseacutee aristoteacutelicienne chaque individu semble avoir la responsabiliteacute

de devenir un homme complet De plus comme Aristote insegravere la politique et la

philosophie dans le temps du loisir (Pol 1255b35-40) il est clair que ce temps de loisir se

doit decirctre compleacuteteacute par des activiteacutes qui ne sont pas du loisir montrant agrave la fois que ces

diffeacuterents types dactiviteacutes ne sont pas fonciegraverement incompatibles

33 Eacuteducation loisir et limite du politique

laquo Quil faille dans une citeacute qui entend ecirctre bien gouverneacutee quon soit libeacutereacute des

tacircches indispensables cest chose admise raquo (Pol 1269a35) et nous nous sommes appliqueacutes

jusquagrave preacutesent agrave montrer que cet espace de loisir est possible au sein de la citeacute si les

individus pratiquent des activiteacutes indispensables ayant pour fin la reacuteponse agrave leurs besoins et

non pas le profit Tournons-nous maintenant vers un autre aspect tregraves important de la

conception du loisir dans la penseacutee aristoteacutelicienne agrave savoir quil se doit decirctre lobjet ou du

moins un objet privileacutegieacute de leacuteducation Il nous faut voir quAristote considegravere que cest la

tacircche de leacuteducation de rendre les citoyens sensibles agrave la neacutecessiteacute de pratiquer des loisirs

car ce nest pas parce que les loisirs sont possibles quils seront effectivement pratiqueacutes

dougrave limportance de leacuteducation

laquo Quil y ait donc une certaine eacuteducation dans laquelle il faut eacutelever les enfants non

pas parce quelle serait utile ou indispensable mais parce quelle est digne dun homme libre

et belle cest manifeste raquo (Pol 1338a30-35) Sans pour autant oublier que leacuteducation doit

aussi servir agrave lapprentissage de choses utiles (Pol 1333a40-b3) et que certaines vertus

sexercent dans la besogne (Pol 1334a15-20) Aristote reste tregraves clair quant au fait quune

part de leacuteducation doit enseigner des activiteacutes nayant quelles-mecircmes pour fin (Pol

1338a10-15) Cette caracteacuteristique est bien entendu le signe de leur noblesse et cette raison

est suffisante pour en faire la fin agrave rechercher Toutefois quand on considegravere la critique que

fait Aristote de la constitution spartiate (Pol II 9) on se rend compte que le loisir peut

jouer un rocircle quon peut presque consideacuterer comme politique et que si leacuteducation doit en

assurer lapprentissage ce nest pas simplement avec une vue deacutesinteacuteresseacutee En effet en

ayant uniquement mis laccent sur la vertu guerriegravere laquo ils [les Spartiates] couraient agrave leur

perte degraves quils avaient eacutetabli leur domination faute de savoir utiliser leur loisir [διὰ τὸ μὴ

ἐπίστασθαι σχολάζειν] eux qui navaient pratiqueacute aucun autre exercice plus important que

celui de la guerre raquo (Pol 1271b1-5 nous soulignons) Ainsi leur incapaciteacute agrave soccuper

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dans une situation ougrave il ny a pas de conflit leur eacutetait politiquement deacutesavantageux Dans

cette mecircme veine Aristote affirme que le fait

laquo que le leacutegislateur doive sefforcer de preacutefeacuterence darrecircter les mesures concernant la guerre et le reste de la leacutegislation en vue du loisir et de la paix les faits teacutemoignent en faveur de cette thegravese En effet la plupart des citeacutes de ce genre assurent leur salut par la guerre mais une fois quelles ont acquis la domination elles peacuterissent Comme lacier elles perdent leur trempe en temps de paix Le responsable cest le leacutegislateur qui ne leur a pas appris agrave mener une vie de loisir raquo (Pol 1334a2-10)

Aristote eacutetablit donc une correacutelation qui semble tregraves forte entre la stabiliteacute politique

et la capaciteacute agrave pratiquer les loisirs ce que lexemple historique de Sparte du point de vue

du Stagirite vise justement agrave montrer Cela laisserait-il sous-entendre que lexhortation agrave la

pratique dactiviteacutes nayant pour but quelles-mecircmes serait dune certaine maniegravere

instrumentaliseacutee au profit de la stabiliteacute politique Bien que cette position puisse peut-ecirctre

eacutemaner de la critique spartiate dautres passages expriment plutocirct linverse nous forccedilant agrave

comprendre autrement le rapport entre la pratique du loisir et la politique Agrave ce sujet il est

essentiel de tenir compte du passage suivant laquo Et pour autant elle [la sagaciteacute] na pas

autoriteacute sur la sagesse ni sur la meilleure partie de lacircme pas plus que la meacutedecine sur la

santeacute car elle na pas celle-ci agrave son service mais voit au contraire agrave son avegravenement Elle

donne donc des ordres en vue de la sagesse mais ne la pas agrave ses ordres raquo (EN 1145a5-10)

Dans ce passage on voit que la φρόνησις et la σοφία sont indeacutependantes quant agrave leur

pratique respective cest-agrave-dire quecirctre sage naide pas agrave ecirctre sagace ni inversement mais

que la φρόνησις doit avoir pour but la possibiliteacute de la pratique de la σοφία Autrement dit

cela implique quune personne moralement vertueuse veillera agrave se deacutegager un espace pour

faire de la philosophie Mais cette relation ne semble pas ecirctre unidirectionnelle car comme

le note Bodeacuteuumls laquo LEE (VIII 1-2) laisse comprendre que la sagesse objectif supeacuterieur de

lhomme pourrait ecirctre une norme permettant de fixer la mesure des biens exteacuterieurs

neacutecessaires agrave la vie Il reviendrait ainsi agrave la sagaciteacute de prendre en compte les exigences de

la sagesse pour deacuteterminer jusquougrave par exemple senrichir raquo (Bodeacuteuumls 2004 p343 n3)

En effet Aristote parle bien dune norme dune limite que la pratique de la θεωρία impose

aux activiteacutes utiles en ce que laquo ce mode de choix et dacquisition des biens naturels ndash biens

du corps richesses amis ou autres ndash qui favorisera au mieux la contemplation de la

diviniteacute ce mode dis-je est le meilleur et cette norme est la plus belle [οὗτος ὁ ὅρος

κάλλιστος] alors que celle qui par deacutefaut ou par excegraves empecircche de servir et de contempler

la diviniteacute est mauvaise raquo (EE 1249b16-19) Dans cette perspective ce nest pas le contenu

de la pratique de la σοφία mais le simple deacutesir de la pratiquer qui fixerait la limite au

politique Il faudrait donc comprendre cette relation comme une certaine interdeacutependance

au sens ougrave la pratique de la philosophie requiert la preacutesence dune volonteacute politique et que

lactiviteacute politique ne trouve sa limite et du mecircme coup son accomplissement que par

leacutetablissement dun espace de loisir pour pratiquer la philosophie

On pourrait bien sucircr affirmer que la φρόνησις na pas agrave ecirctre reacuteguleacutee par quelque

chose qui lui soit exteacuterieur Cependant comme la politique doit aussi ecirctre consideacutereacutee

comme une activiteacute utile il est important de voir quelle doit avoir une fin agrave lexteacuterieur

delle-mecircme (EN 1177b12-18) afin de limiter ses actions (EE 1249b10-25) de la mecircme

maniegravere que les autres activiteacutes utiles devaient avoir le besoin pour limite afin de ne pas

tomber dans la mauvaise chreacutematistique Cest ici quune partie de leacutetude de Lord

Education and culture in the political thought of Aristotle devient pertinente Apregraves avoir

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fait remarquer quune citeacute impose geacuteneacuteralement un reacutegime qui lui est favorable dans les

citeacutes quelle conquiert aux deacutepens des inteacuterecircts des conquis (Pol 1296a32-36) et que des

hommes sont precircts agrave infliger aux citoyens des autres citeacutes des choses quils noseraient

jamais faire subir agrave leurs concitoyens (Pol 1324b32-35) (Lord 1982 p191) il en conclut

que le laquo spiritedness raquo (θυμός) ou lardeur est la cause dun tel comportement Il poursuit

en soutenant que

laquo Aristotles awareness of the problematic character of spiritedness is I would suggest the deepest reason for his reluctance to recommend the practical or political life as the best way of life for the city To encourage the city to involve itself in the affairs of other cities with a view to the establishment of hegemonical rule is to give free rein to a passion or complex of passions which must eventually negate the very idea of hegemonical rule77 raquo (Lord 1982 p195)

Ce qui est agrave lenjeu ici cest que bien quil soit theacuteoriquement possible de gouverner

justement lhistoire montre pour Aristote que ce nest jamais le cas dans une citeacute pour

laquelle le meilleur mode de vie envisageacute en est un pratique ou politique Cela proviendrait

selon Lord du fait que laquo le goucirct du commandement et de la liberteacute vient chez tous les

hommes de cette faculteacute car le coeur [ὁ θυμός] est autoritaire et indomptable raquo (Pol

1328a6-7) Ainsi en voulant exercer sa liberteacute ce qui est tout agrave fait leacutegitime il serait

dangereux pour un homme de tomber dans le deacutesir du commandement illeacutegitime La

pratique de la politique est donc soumise agrave une tension interne dont il nous faut nous

meacutefier Cest de cette maniegravere que Lord justifie le fait quAristote neacutelegraveverait pas la politique

au rang de lactiviteacute par excellence pour la citeacute ou du moins serait heacutesitant En effet en

placcedilant lactiviteacute politique au sommet laquo the attractions of a policy of external rule will

77Ce que Lord appelle le laquo hegemonical rule raquo nest pas agrave confondre avec le gouvernement despotique dun maicirctre desclaves agrave leacutegard de ses esclaves ce quun sens contemporain du mot laisserait entendre Il est plutocirct agrave comprendre comme le gouvernement politique dhommes libres entre eux (Lord 1982 p190)

necessarily be greater than if this were not the case If a life of activity and rule is the best

life simply the perfection of that life will appear to be the exercise of laquo sovereignty over

all raquo (1324a31-41) raquo (Lord 1982 p197) Cest de cela quil faudrait comprendre

limportance quaccorde Aristote aux activiteacutes nayant quelles-mecircmes pour fin Comme

lexplique Mara

laquo Moreover for both Plato and Aristotle the most immediate practical consequence of recognizing the sublimity of philosophy would appear to be the endorsement of a certain kind of political moderation as exhibited for Aristotle by the peaceful city which is active only with regard to itself []The absolutely consummate praise of philosophy at the end of the Nicomachean Ethics in part serves to moderate the politically consummate praise of magnanimity expressed earlier (cf NE 1124 a 1-3) raquo (Mara 1987 p398)

En suivant Mara dans cette direction on voit que la pratique de la philosophie

entraicircnerait une certaine tempeacuterance neacutecessaire agrave la pratique droite de lactiviteacute politique

En ce sens Aristote explique aussi qulaquo il faut du courage et de lendurance pour le temps

de la besogne de la philosophie pour celui du loisir et de la tempeacuterance et de la justice pour

ces deux temps mais surtout pour ceux qui vivent en paix et dans le loisir raquo (Pol 1334a22-

25) Cest donc dire que le loisir ne peut pas ecirctre exclusivement consacreacute aux activiteacutes

politiques car la tendance de lhomme dans ce cas est decirctre pousseacute agrave la deacutemesure (Pol

1334a25-28) Degraves lors il nous semble juste de comprendre avec Mara et Lord que la

philosophie permet de deacutevelopper une certaine modeacuteration autant politique que mateacuterielle

dans la mesure ougrave en posant comme but ce genre dactiviteacute les citoyens ne chercheront pas

agrave acqueacuterir le plus de pouvoir possible autant individuellement au sein de la citeacute que

politiquement agrave leacutegard des autres citeacutes mais viseront plutocirct agrave se deacutegager un espace de loisir

maximal afin de pratiquer cette activiteacute Dougrave limportance dune eacuteducation aux loisirs

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Ainsi on pourrait comprendre la preacutesence dune activiteacute philosophique agrave linteacuterieur dune

citeacute comme eacutetant un signe de tempeacuterance78 Cette tempeacuterance provoqueacutee par lexercice de la

philosophie est probablement lieacute au fait que la θεωρία est consideacutereacutee comme une pratique

autarcique Comme nous lavons vu elle est lactiviteacute qui requiert agrave lindividu le moins de

ressources cest-agrave-dire rien de plus que les ressources neacutecessaires agrave la survie alors que ce

neacutetait pas le cas pour la pratique des vertus morales qui elles demandent un apport de biens

exteacuterieurs parfois tregraves important comme dans le cas de la magnificence Suivant cela il est

aiseacute de comprendre quen ayant pour but une activiteacute ne produisant rien dutile et ne

demandant en elle-mecircme aucun bien exteacuterieur un individu ou une citeacute de par lhabitude

dune telle pratique en viendront tempeacuterants Ainsi la recherche de lautarcie divine sans

ecirctre atteignable pourrait avoir des conseacutequences eacutethiques notables bien que cela soit tout agrave

fait exclu du contenu de cette pratique Toutefois par lhabitude davoir besoin de peu on

peut croire quun individu serait plus en mesure de se contenter du neacutecessaire

Il faut cependant se demander dans quelle mesure la philosophie est apte agrave jouer ce

rocircle consideacuterant que ce ne sont pas tous les citoyens qui ont les capaciteacutes intellectuelles

pour la pratiquer ou comme le note Lord en parlant de Pol1333a16-30 laquo [Aristotle]

suggests in other words that a capacity for theoretical reason or for the pursuit of science

or philosophy is not to be expected in every citizen of the best regime raquo (Lord 1982 p40)

Il serait ainsi fort surprenant que la pratique par quelques individus seulement de la

philosophie comprise comme lactiviteacute theacuteoreacutetique par excellence puisse avoir un effet

78Il y a un parallegravele agrave faire avec Reacutepublique 586a-b ougrave Platon explique que ceux qui ne font pas de philosophie ou qui nen ont pas le deacutesir se laissent par conseacutequent aller dans les plaisirs terrestres avec excegraves

important sur la tempeacuterance de la citeacute dans son ensemble79 Faut-il conclure de cela que la

philosophie ne pourrait pas jouer un rocircle politique comme nous avons essayeacute de le faire

ressortir Pas neacutecessairement si lon considegravere avec Lord que lutilisation que fait Aristote

du concept de laquo philosophie raquo en Pol 1334a22-25 nest pas agrave comprendre dans son sens

strict de pratique de la θεωρία Pour en arriver agrave cela Lord examine le contenu de

leacuteducation aristoteacutelicienne telle que deacutecrite en Pol VII-VIII Il commence par faire

remarquer queacutetant donneacute que la philosophie ne semble pas pouvoir ecirctre pratiqueacutee par tous

et que leacuteducation doit ecirctre une chose commune il en deacutecoule que la philosophie comprise

en son sens strict ne sera pas lobjet de cette eacuteducation commune (ibid p49-50) mais sera

renvoyeacutee agrave une eacuteducation dans la sphegravere priveacutee qui est mieux adapteacutee aux compeacutetences de

chacun (ibid p51) En ce sens laquo Chapter 1 [of Politics VIII] addresses the question of the

way of life which is best laquo so to speak for everyone raquo (1323a19-20) or for men generally raquo

(ibid p181) Comme il faut trouver une activiteacute pouvant agrave la fois ecirctre pratiqueacutee par la

grande majoriteacute des gens et navoir quelle-mecircme pour fin Aristote se tourne vers la

musique [μουσική]80

laquo mais agrave lorigine on la introduite [la musique] dans leacuteducation parce que la nature elle-mecircme exige nous lavons souvent dit que nous soyons capables non seulement daccomplir correctement notre labeur mais aussi de mener noblement une vie de loisir car cest le principe de tout reacutepeacutetons-le encore une fois Si en effet il faut les deux il vaut mieux choisir la vie de loisir que la vie laborieuse et il faut rechercher comme but ce quil convient de faire dans cette vie de loisir raquo (Pol 1337b29-35)

79De maniegravere comparable dans La Reacutepublique pour que la citeacute soit tempeacuterante il faut que chacune des classes le soit contrairement agrave la sagesse et au courage que la citeacute pourra se vanter de posseacuteder si seulement la classe correspondante lest Cest-agrave-dire que la citeacute sera sage dans son ensemble si les dirigeants le sont et courageuse si les auxiliaires le sont (La Reacutepublique 428e-429d)80Nous nous contenterons de traduire μουσική par musique sans chercher agrave savoir ce qui est reacuteellement compris dans sa deacutefinition comme probablement la poeacutesie car ici nest pas lendroit et que de toute faccedilon cela naurait pas vraiment dinfluence sur notre deacuteveloppement

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Si lon comprend la musique de cette maniegravere il est facile dy voir une tentative

dAristote de permettre une vie de loisir mecircme agrave ceux qui ne sont pas aptes agrave pratiquer la

θεωρία Cela est dautant plus vrai quAristote ne considegravere pas la musique comme une

chose indispensable ou mecircme utile (Pol 1338a10-25) et quelle peut dune certaine maniegravere

ecirctre aussi rechercheacutee pour elle-mecircme bien quelle puisse par ailleurs jouer un rocircle

peacutedagogique dans la formation agrave la vertu (Pol VIII 5-7) De plus accorder agrave la musique

une place dans le loisir des hommes libres est dautant plus pertinent tenant compte du fait

quelle plaicirct agrave tous peu importe lacircge ou le caractegravere (Pol 1339b41-1340a5) Il semble donc

que rien nempecircche deacutelargir la maniegravere de concevoir la philosophie dans les passages de

Pol ougrave Aristote traite de leacuteducation

laquo The best way of life for the city is not the speculative life simply but rather the closest approximation to that life which is possible on the level of politics What is required is an activity which provides the intrinsic satisfactions of philosophy without imposing the demands of philosophy or while being accessible to men of ordinary capacities What is required is a leisured activity which can be regarded by most men as the end or reward of political activity and hence as the genuine locus of public happiness The activity in question ndash the way of life characteristic of the best regime ndash is the leisured enjoyment of music and poetry raquo (Lord 1982 p198)

On pourrait toutefois objecter agrave cette interpreacutetation que la conception de la

philosophie que se fait le Stagirite dans les Eacutethiques et mecircme davantage dans la

Meacutetaphysique est rigoureusement opposeacutee agrave un tel affaiblissement et que la conception de

la philosophie de ces traiteacutes est aussi preacutesente dans Les Politiques Il nous apparaicirct

cependant que les contextes respectifs des diffeacuterents traiteacutes nous permettent de rendre

compte de cette diffeacuterence dans lutilisation du concept de laquo philosophie raquo Prenant pour

acquis que la viseacutee des Eacutethiques est de deacutecrire ce que serait un bonheur individuel parfait il

est eacutevident que la description que fait Aristote de la philosophie ne pourra pas avoir une

extension large dans la mesure ougrave ce qui est rechercheacute est la meilleure activiteacute et en cela il

importe peu voire pas du tout de savoir si cette activiteacute est praticable par une part de la

population aussi minime soit-elle Agrave lopposeacute le contexte de Pol VII 15 est plutocirct de

rechercher ce que serait le meilleur mode de vie pour la citeacute entiegravere En effet laquo il est

manifeste que la citeacute qui est appeleacutee agrave vivre heureuse et agrave ecirctre vertueuse doit avoir part agrave

ces vertus [ie philosophie tempeacuterance et justice] raquo (Pol 1334a34-36 nous soulignons) et

comme il est impossible agrave tous de pratiquer la philosophie telle que comprise dans les

Eacutethiques et dans la Meacutetaphysique il est peut-ecirctre preacutefeacuterable denvisager que le sens que

donne Aristote agrave cette occurrence nest pas ce sens restreint car laquo que donc neacutecessairement

une constitution excellente soit une organisation dans laquelle nimporte qui peut accomplir

des actions excellentes et mener une vie bienheureuse cest manifeste raquo (Pol 1324a23-25)

Il est aussi pertinent de voir que le Stagirite semble aussi accorder de limportance

aux capaciteacutes individuelles pour deacuteterminer la meilleure activiteacute agrave pratiquer dans les loisirs

laquo Dans chaque cas par conseacutequent lactiviteacute la plus parfaite est celle du sujet le mieux

disposeacute en preacutesence du meilleur des objets qui lui soient accessibles raquo (EN 1174b15-20)

Le fait quAristote ajoute laccessibiliteacute en tant que critegravere au meilleur objet montre bien que

ce qui est preacutefeacuterable de reacutealiser cest ce quil y a de meilleur parmi les choses qui sont agrave

notre porteacutee et non pas la chose la meilleure de maniegravere absolue Dans la mecircme veine il

pose comme critegravere agrave la reacutealisation parfaite dune activiteacute le plaisir qui doit en deacutecouler

(EN 1174b20-25) Degraves lors si quelquun nest pas en mesure de pratiquer la θεωρία il nen

retirera aucun plaisir et cessera par conseacutequent de la pratiquer Pour ajouter agrave cela

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laquo Cest dailleurs aussi ce que permet de voir le lien intime qui unit chacun des plaisirs agrave lactiviteacute quil parachegraveve car le plaisir qui lui est intimement lieacute permet daccroicirctre lactiviteacute En effet lon juge mieux de chaque sorte de choses et avec plus de rigueur lorsquon se livre agrave cette activiteacute avec plaisir Ainsi deviennent geacuteomegravetres ceux qui ont de la joie agrave pratiquer la geacuteomeacutetrie et leur intelligence saisit avec plus de profondeur chaque sorte de problegravemes raquo (EN 1175a30-b1)

En ayant cela en tecircte il nest pas surprenant que le Stagirite propose la musique

comme activiteacute plaisante visant au repos (Pol 1339b25-30) Limportant ici est de voir que

si Aristote veut substituer la musique au jeu pour le temps du repos cest que la musique est

un loisir noble et qui est plaisant pour tous81 Eacutetant plaisante il serait eacutetonnant que les gens

ne veuillent pas sy adonner et eacutetant noble elle est en mesure de jouer le vrai rocircle qua agrave

jouer le loisir dans la conception aristoteacutelicienne du composeacute eacutethico-politique Limportant

au niveau des activiteacutes pratiqueacutees agrave linteacuterieur de la citeacute nest pas que chacun reacutealise

lactiviteacute parfaite par excellence qui rendrait chaque homme un dieu mais bien que chaque

individu soit en mesure de pratiquer une activiteacute en vue delle-mecircme sans consideacuteration

dutiliteacute ce que reacutealiserait dans les faits la musique

De cela deacutecoule que sans oublier que sil en est capable lhomme doit tendre vers

ce qui est le meilleur mais que laquo ce qui pour chacun est absolument preacutefeacuterable cest ce quil

peut atteindre de plus eacuteleveacute raquo (Pol 1333a25-30) il nous est permis de conclure que la

musique est tout agrave fait capable de jouer le mecircme rocircle que la philosophie comprise au sens

restreint et que dans cette mesure une conception plus large de la philosophie peut linclure

En effet neacutetant pas productive de quelque chose dutile et ne requeacuterant que peu de

81Agrave strictement parler ce nest pas au loisir en tant que tel quAristote dans ce passage met de lavant la musique comme activiteacute agrave choisir mais bien au repos et comme nous lavons vu plus haut il est important de les distinguer Cependant ce passage concerne les travailleurs qui justement ne distinguent pas loisir et repos et dans cette mesure il est peut-ecirctre pertinent de commencer agrave introduire au sein mecircme du repos des activiteacutes pouvant convenir au loisir de maniegravere agrave les amener peu agrave peu par lhabitude agrave pratiquer des loisirs authentiques

ressources pour sa pratique elle devrait normalement inciter agrave la tempeacuterance Nous disons

normalement car contrairement agrave la pratique de la θεωρία la musique doit ecirctre soumise agrave

une sorte de controcircle parce que certains types dharmonies risquent de deacutevelopper des

caractegraveres non rechercheacutes chez ceux qui les pratiquent (Pol VIII 7) Pour ajouter agrave cette

restriction notons aussi qulaquo il est donc manifeste que lapprentissage de la musique ne doit

pas ecirctre un empecircchement aux activiteacutes ulteacuterieures ni avilir le corps et le rendre inapte aux

exercices militaires et civiques aussi bien ceux quon doit pratiquer immeacutediatement que

ceux quon apprendra plus tard raquo (Pol 1341a5-10) ce que cause la pratique excessive de la

musique laquo qui megravene aux compeacutetitions professionnelles [et] aux virtuositeacutes eacutetonnantes et

excessives qui envahissent aujourdhui les compeacutetitions raquo (Pol 1341a10-15) Ainsi on voit

que la philosophie demeure preacutefeacuterable agrave la pratique de la musique mais que outre les

reacuteserves que nous avons ameneacutees cette derniegravere a un rocircle tout agrave fait comparable agrave celui de

la philosophie avec lavantage notable decirctre appreacutecieacutee de presque tous

En tenant compte de lanalyse que nous venons de faire il importe de comprendre

que la philosophie prendra une acception eacutelargie ou restreinte tout deacutependant du contexte

Dans un contexte individuel comme celui des Eacutethiques la philosophie sera reacuteduite agrave la

pratique de la θεωρία qui est eacutevidemment lactiviteacute la meilleure alors que dans un contexte

politique ougrave il importe de deacuteterminer lactiviteacute qui sera la plus approprieacutee pour tous il

faudra comprendre la philosophie comme incluant en plus de la θεωρία une certaine part

de culture geacuteneacuterale dans les arts des Muses Cest donc dire que la philosophie au sens

propre et la musique feraient partie dune certaine maniegravere du mecircme genre de vie Degraves

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lors il est leacutegitime de se demander agrave quoi pense Aristote lorsquil se questionne agrave savoir si

cest

laquo la vie politique et active qui est agrave choisir ou plutocirct celle qui est affranchie de tous les soucis exteacuterieurs par exemple une vie contemplative qui seule aux dires de certains est celle du philosophe Car il ny a guegravere que ces deux genres de vie que ceux des hommes qui honorent le plus la vertu choisissent eacutevidemment aussi bien ceux du passeacute que ceux daujourdhui Deux vies je veux dire la vie politique et la vie philosophique raquo (Pol 1324a26-32)

En effet cette question est poseacutee apregraves avoir affirmeacute immeacutediatement avant quune

citeacute excellente en est une dans laquelle chacun des citoyens est en mesure de pratiquer des

activiteacutes excellentes Dans cette mesure il semble tout agrave fait leacutegitime de comprendre que

lutilisation que fait le Stagirite de laquo vie philosophique raquo dans ce passage est agrave comprendre

dans son sens large Un autre indice nous permet daller dans ce sens agrave savoir que lorsquil

semble associer une vie laquo affranchie de tous les soucis exteacuterieurs raquo avec la vie

contemplative du philosophe cette association puisquelle est introduite par laquo par

exemple raquo ne semble en fait quecirctre une instance particuliegravere de ce type de vie et non pas

leacutepuiser De plus cette reacuteduction nest que le fait des laquo dires de certains raquo et Aristote ne

semble pas lappuyer particuliegraverement

Consideacuterant que la musique fait partie du mecircme genre de vie que la philosophie et

que selon ce passage cette vie est laquo affranchie de tous les soucis exteacuterieurs raquo [πάντων τῶν

ἐκτὸς ἀπολελυμένος] il est tentant dy voir aussi lagrave une forme atteacutenueacutee de lautarcie divine

accessible non seulement aux sages mais aussi agrave lhomme de la rue Comme si Aristote

conscient que lactiviteacute quil preacutesente comme eacutetant la meilleure et devant reacuteguler les

activiteacutes utiles de celui qui lexerce neacutetait pas praticable par suffisamment de gens aurait

tenteacute de lui trouver un substitut qui bien que moins noble est tout de mecircme rechercheacute pour

lui-mecircme et de ce fait se qualifie pour faire partie de la vie philosophique On aurait alors

une sorte de simulacre humain de lautarcie divine Bien entendu il ne faut pas croire que la

pratique musicale est reacuteellement autarcique eacutetant donneacute que lactiviteacute mecircme requiert du

mateacuteriel pour son exercice ce que ne demande pas la θεωρία mais elle est ce qui sen

rapproche le plus en ce quelle est sa propre fin

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4 Conclusion

En guise de conclusion essayons de mieux comprendre le rapport qui doit ecirctre

eacutetabli entre la recherche de lautarcie humaine et la recherche de lautarcie divine Comme

nous lavons montreacute la recherche de lautarcie humaine est en fait la fonction propre de

lhomme et en ce sens tout homme doit y participer afin de reacutealiser son essence Cette

autarcie humaine correspond agrave ce qui fait en sorte quau sein de la citeacute les citoyens peuvent

non seulement vivre ce qui ne serait le fait que dune autarcie mateacuterielle mais aussi bien

vivre en combinant agrave la fois lautarcie mateacuterielle et la possibiliteacute de pratiquer la vertu

morale et la φρόνησις82 Parallegravelement agrave cela nous avons aussi fait ressortir que les activiteacutes

utiles ne sont pas neacutecessairement toutes agrave rejeter de la vie de lhomme vertueux En effet

dans les limites de ses besoins il est tout agrave fait convenable et mecircme souhaitable que

lhomme libre pratique ces activiteacutes

Par la suite nous avons montreacute que la philosophie neacutetait pas en mesure decirctre

consideacutereacutee en elle-mecircme comme une activiteacute pouvant ecirctre pratiqueacutee au sein de la citeacute dans

le but datteindre lautarcie humaine eacutetant donneacute que la citeacute se maintient de par lamitieacute

politique qui unit les citoyens entre eux et que la pratique philosophique ne peut pas mener

agrave un tel type damitieacute Cette impossibiliteacute vient principalement du fait quelle nest

aucunement utile et que lamitieacute politique se fonde sur lutiliteacute

Agrave partir de ce moment nous devions en conclure temporairement que la pratique de

la philosophie eacutetait incompatible avec les activiteacutes de la citeacute et quelle ne pourrait donc pas

82Voir agrave ce sujet la distinction que fait Mayhew entre πρὸς ζωὴν αὔταρκες (Pol 1328b17) ἐν τοῖς ἀναγκαίοις αὐτάρκης (Pol 1326b4) et ἀπλῶς αὐτάρκη (Pol 1328b18) et αὔταρκες πρὸς το εὐ ζῆν (Pol 1326b8-9) (Mayhew 1995 p490-491)

de ce fait ecirctre leacutegitimement pratiqueacutee agrave linteacuterieur de ses murs car elle nest pas directement

profitable aux autres citoyens Ainsi selon cette analyse mecircme si la pratique de la θεωρία

telle que deacutecrite en EN X 6-8 se reacuteveacutelait ecirctre le propre de lhomme ou du moins en faire

partie comme le veulent les interpreacutetations traditionnelles il nen demeurerait pas moins

que sa preacutesence au sein de la citeacute en serait douteuse Il est en effet difficile de voir comment

elle peut sinseacuterer dans une organisation devant reacutepondre aux besoins des individus alors

quelle-mecircme ne peut rien fournir qui participerait agrave cela Eacutevidemment on pourrait toujours

nous rappeler la distinction que fait Heinaman entre vie totale et vie partielle et soutenir

avec lui que la meilleure vie totale dun philosophe comprendra aussi dautres activiteacutes qui

elles seront utiles et lui permettront de faire partie de la citeacute ce qui permettrait du mecircme

coup de continuer agrave soutenir la position selon laquelle lactiviteacute contemplative est le propre

de lhomme

Toutefois bien que nous accordions la pertinence de la distinction entre vie totale et

vie partielle et que nous ne rejetions pas le fait que la vie contemplative soit la vie la plus

parfaite qui soit -mais seulement dans la mesure ougrave elle est pratiqueacutee par un dieu et non par

un homme- il nous semble que le deacuteveloppement sur le loisir que nous avons fait nous

empecircche de soutenir que la pratique de la θεωρία reacutealise loffice de lhomme En effet

quand on considegravere que la philosophie au sens strict nest pas la seule activiteacute acceptable

pour occuper noblement lespace de loisir creacuteeacute par les activiteacutes des citoyens au sein de la

citeacute il semble risqueacute de soutenir que cette activiteacute soit la seule agrave deacutefinir le propre de

lhomme Et cela dautant plus quAristote naccorde jamais agrave la musique un statut tel quil

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nous serait permis de comprendre quelle est une forme imparfaite de la reacutealisation de

lessence humaine

De plus le statut ambigu de la relation entre la politique et le loisir semble nous

rendre incapable de reacutepondre pour de bon et de maniegravere univoque agrave la question de loffice

de lhomme Bien que nous croyons quen derniegravere analyse cet office soit agrave chercher dans

lexercice des vertus morales et de la φρόνησις il apparaicirct que le loisir est en quelque sorte

la fin de cet exercice du moins tel quil est preacutesenteacute en Pol VII-VIII Toutefois il est

important de voir que dans un tel contexte cest bien le loisir qui est la fin et non pas la

philosophie (Pol VII 15) Le loisir nest donc pas compris comme devant ecirctre reacuteserveacute ou

deacutegageacute en vue de la philosophie mais plutocirct que la philosophie est la meilleure faccedilon de

passer son temps de loisir En effet laquo il faut [δεῖ] du courage et de lendurance pour le

temps de la besogne de la philosophie pour celui du loisir [φιλοσοφίας δὲ πρὸς τὴν

σχολήν] et de la tempeacuterance et de la justice pour ces deux temps raquo (Pol 1334a22-25 nous

soulignons) En plus de cela lutilisation du vocabulaire de la neacutecessiteacute (δεῖ) semble

indiquer que la philosophie dans ce contexte reacutepond agrave un besoin ce qui est aussi reacuteaffirmeacute

tout juste apregraves lorsquAristote explique que laquo ce sont ces gens-lagrave [ie ceux qui ont du

loisir] qui ont le plus besoin [μάλιστα γὰρ οὗτοι δεήσονται] de philosophie de tempeacuterance

et de justice dans la mesure ougrave ils megravenent plus que dautres une vie de loisir dans

labondance de tels biens raquo (Pol 1334a31-34) Ce qui semble devoir ecirctre tireacute de ce passage

cest que la philosophie reacutepond agrave un besoin et que ce besoin se fait plus ressentir chez ceux

qui ont du loisir que chez ceux qui nen ont pas notamment pour les peuples guerriers laquo car

la guerre contraint les gens agrave ecirctre justes et agrave vivre dans la tempeacuterance raquo (Pol 1334a25-26)

Ce besoin de philosophie -et donc dune certaine recherche de lautosuffisance divine-

deacutecoule alors du fait quaucune contrainte exteacuterieure ne vient forcer lindividu agrave ecirctre juste et

tempeacuterant Degraves lors en labsence de ce type de contrainte il faut que lindividu (et la citeacute)

se tourne vers la philosophie afin de demeurer tempeacuterant parce que laquo la jouissance dun

sort heureux et la vie de loisir en temps de paix poussent plutocirct [les gens] agrave la deacutemesure raquo

(Pol 1334a26-28)

Ceci nest pas non plus la seule maniegravere de comprendre le lien entre lautosuffisance

et le bon exercice dune activiteacute politique En effet traitant de la distinction entre les

reacutegimes droits et les reacutegimes deacutevieacutes et plus speacutecifiquement entre la royauteacute et la tyrannie

Aristote affirme en passant que laquo nest pas un roi en effet celui qui ne se suffit pas agrave lui-

mecircme et nest pas supeacuterieur sur tous les plans du bien or un homme de cette qualiteacute na

besoin de rien en plus donc les inteacuterecircts quil a en vue ne sont pas les siens agrave lui mais ceux

des sujets quil gouverne raquo (EN 1160b3-6) Ce passage est tregraves important car il y est dit

que ce qui permet au roi de rester un roi sans devenir un tyran cest le fait quil soit

autarcique Cette autarcie nous semble pouvoir ecirctre comprise comme eacutetant ce qui entraicircne

chez le roi la tempeacuterance neacutecessaire agrave ne pas rechercher son propre inteacuterecirct Cest ainsi

quapparaicirct encore une fois le rocircle important de lautosuffisance au niveau politique agrave

savoir quelle permet de favoriser un reacutegime droit et dans la mesure ougrave lacquisition de biens

mateacuteriels devant mener agrave une certaine autosuffisance mateacuterielle de lindividu a pour limite

la recherche du loisir cest peut-ecirctre par le deacutesir de la pratique dune certaine forme de

philosophie que le roi en question aura eacuteteacute ou sera capable de deacutevelopper la tempeacuterance

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requise pour la conduite dune constitution droite Il semble donc y avoir un lien assez fort

entre autarcie tempeacuterance et gouvernement politique droit

Malgreacute cela le rapport que le loisir entretient avec la pratique des vertus morales et

de la φρόνησις nous empecircche deacutevacuer totalement la pratique de la philosophie de ce qui

constitue lhomme En effet comme la philosophie est ce qui limite lactiviteacute politique et

lacquisition de richesses il faut voir en cela que sa pratique est la fin de lactiviteacute politique

comme le disait deacutejagrave EN VI 13 Ainsi on peut concevoir la pratique de la philosophie

comme le signe dune activiteacute politique reacuteussie et comme devant mener agrave la tempeacuterance

requise pour la stabiliteacute de la citeacute Autrement dit si les Spartiates avaient su faire de la

philosophie -ou pratiquer un quelconque loisir noble- leur citeacute sen serait beaucoup mieux

porteacutee et son prestige aurait pu durer mais dans la mesure ougrave une fois la guerre termineacutee

ses soldats ne sachant pas comment soccuper ils ont sombreacute dans la deacutemesure ce qui les a

conduits agrave leur perte Comprise ainsi la pratique philosophique peut dune certaine maniegravere

ecirctre interpreacuteteacutee comme le signe de la reacutealisation de lessence de lhomme si lon considegravere

que lhomme sans elle ne peut pas pratiquer une politique saine qui se limite agrave combler les

besoins de la citeacute Pour le dire en dautres mots lhomme na reacutealiseacute pleinement et pour de

bon son essence que lorsquil est en mesure de chercher agrave seacutelever au niveau de la diviniteacute

ou encore que ce nest quune fois tout agrave fait humain quil peut preacutetendre agrave devenir dieu

laquo Mais le bien a plusieurs aspects et lun est beauteacute lun deux est faisable alors que lautre

ne lest pas est faisable ce bien en vue de quoi on agit ne lest pas celui qui existe dans les

ecirctres immobiles raquo (EE 1218b5-10)

Bibliographie

Textes et traductions

ARISTOTE De lacircme traduction de Richard Bodeacuteuumls Eacuteditions Flammarion 1993

--- Eacutethique agrave Nicomaque traduction par Richard Bodeacuteuumls Eacuteditions Flammarion Paris 2004

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--- Les grands livres deacutethique (la grande morale) traduction par Catherine Dalimier Eacuteditions Arleacutea 1992

--- Invitation agrave la philosophie (Protreptique) traduction par Jacques Follon Eacuteditions Mille et une nuits Paris 2000

--- Meacutetaphysique Tome 1 traduction par J Tricot Eacuteditions Vrin Paris 1933 (1991)

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--- Les Politiques traduction par Pierre Pellegrin Eacuteditions Flammarion Paris 1990

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--- Topiques traduction par J Tricot Eacuteditions Vrin Paris 2004

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--- laquo Aristotles Ambiguous Account of the Best Life raquo Polity Vol 25 No 2 (Winter 1992) pp 197-21

121

  • 0 Introduction
  • 1 Autarcie divine et autarcie humaine
    • 11 Autarcie divine
    • 12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage
    • 13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme
    • 14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme
    • 15 Lrsquoautarcie humaine
    • 16 La citeacute comprise par lrsquoanalogie du tout organique
      • 2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine
        • 21 Lamitieacute politique
        • 22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie
          • 221 Linutiliteacute de la philosophie
          • 222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie
          • 223 Lessence de la philosophie
            • 23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute
            • 24 Lami philosophe
              • 3 Philosophie loisir et politique
                • 31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile
                  • 311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires
                  • 312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir
                    • 32 Vie totale et vie partielle
                    • 33 Eacuteducation loisir et limite du politique
                      • 4 Conclusion
                      • Bibliographie
                        • Textes et traductions
                        • Eacutetudes
Page 2: La recherche de l’autosuffisance chez Aristote

ii

Universiteacute de Montreacuteal

Faculteacute des Arts et des Sciences

Ce meacutemoire intituleacute

La recherche de lrsquoautosuffisance chez Aristote

La rencontre entre lrsquoeacutethique et la politique

preacutesenteacute par

Jean-Nicholas Audet

a eacuteteacute eacutevalueacute par un jury composeacute des personnes suivantes

M David Picheacute

preacutesident-rapporteur

M Louis-Andreacute Dorion

directeur de recherche

M Richard Bodeacuteuumls

membre du jury

Reacutesumeacute

Ce meacutemoire vise agrave mieux comprendre lutilisation du concept dautarcie agrave loeuvre

dans les eacutecrits dAristote et ce faisant agrave nous amener agrave une meilleure compreacutehension du

lien entre leacutethique et la politique dans la penseacutee aristoteacutelicienne Pour ce faire nous

commenccedilons tout dabord par distinguer deux types dautarcie agrave savoir ce que nous

appellerons dans la suite lautarcie divine et lautarcie humaine Lautarcie divine doit ecirctre

comprise comme le fait de se suffire pleinement agrave soi-mecircme de la maniegravere la plus

rigoureuse qui soit et cette autarcie nest agrave proprement parler attribuable quau divin

Lautarcie humaine quant agrave elle est celle qui est agrave loeuvre dans la deacutefinition que donne

Aristote de la citeacute agrave savoir quelle est un regroupement autarcique de personnes visant agrave

vivre et agrave bien vivre Par la suite nous montrons que la pratique de la philosophie qui est

deacutecrite comme une pratique autarcique en EN X est difficilement conciliable avec les

activiteacutes de la citeacute et la constitution dune communauteacute politique En effet comme cest le

besoin qui doit jouer le rocircle de ciment de la citeacute il est difficile de voir comment la

philosophie peut sinseacuterer dans le cadre eacutetatique de la citeacute eacutetant donneacute quelle nest daucune

utiliteacute et quelle est rechercheacutee pour elle-mecircme Toutefois puisquAristote ne preacutesente

jamais la cohabitation de la philosophie avec les autres activiteacutes de la citeacute comme

probleacutematique nous tentons de voir comment il est possible de concilier la pratique de la

philosophie avec la neacutecessiteacute pour lindividu de vivre en citeacute Cest en examinant la notion

de loisir que nous en venons agrave conclure que la philosophie doit y ecirctre releacutegueacutee afin de

pouvoir ecirctre pratiqueacutee Cest aussi en associant la philosophie au loisir et en eacutetudiant le rocircle

que celui-ci doit jouer au sein de la citeacute que nous sommes en mesure de voir se dessiner le

lien entre leacutethique et la politique

Mots-cleacutes Aristote autarcie autosuffisance eacutethique politique loisir

Abstract

This dissertation tries to gain a better understanding of the concept of autarkeia

which is present in the writings of Aristotle Doing this we are also able to get a clearer

idea of the link between ethics and politics in the aristotelian thought In order to achieve

this we start by distinguishing two types of self-sufficiency the divine self-sufficiency and

the human self-sufficiency The divine self-sufficiency is to be understood as the fact of

being fully self-sufficient in the most rigorous way Strictly speaking it is only the divine

that can be granted of such a self-sufficiency On the other hand the human self-sufficiency

is the one effective in the aristotelian definition of the polis which is the self-sufficient

grouping of persons aiming at living and good living After that we show that the practice

of philosophy which is described as a self-sufficient activity in NE X is hardly possible as

an activity of the polis and cannot participate in bringing a polis to life This is founded in

the fact that for Aristotle it is the needs that keep people together united in a polis and

considering that it is difficult to see how philosophy could be part of this because it is

totally useless and searched for itself However we try to see how it would be possible to

conciliate the practice of philosophy with the necessity for a human to live in a polis

because Aristotle never speaks of it as being problematic The answer of this so-called

problem is to be found in the notion of leisure by relegating philosophy to this part of a

human life in order for it to be practiced It is also by associating philosophy and leisure

that we can draw the link between ethics and politics

Keywords Aristotle autarkeia self-sufficiency ethics politics leisure

Table des matiegraveres

0 Introduction 1

1 Autarcie divine et autarcie humaine 6

11 Autarcie divine 7

12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage 9

13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme17

14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme29

15 Lrsquoautarcie humaine 37

16 La citeacute comprise par lanalogie du tout organique43

2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine53

21 Lamitieacute politique 53

22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie 57

221 Linutiliteacute de la philosophie57

222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie60

223 Lessence de la philosophie 66

23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute69

24 Lami philosophe 74

3 Philosophie loisir et politique78

31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile 78

311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires79

312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir 84

32 Vie totale et vie partielle90

33 Eacuteducation loisir et limite du politique98

4 Conclusion112

Bibliographie 117

Textes et traductions 117

Eacutetudes 118

Agrave ma sœur Joannie

que jrsquoaurais aimeacute voir grandir

Remerciements

Je tiens tout drsquoabord agrave remercier mon directeur Louis-Andreacute Dorion pour toute

lrsquoaide qursquoil a pu mrsquoapporter et pour le deacutesir de rigueur intellectuelle qursquoil a su mrsquoinculquer

Je tiens aussi agrave remercier tous ceux et celles qui au cours de mon parcours acadeacutemique

mrsquoont entendu (peut-ecirctre trop) prononcer le nom drsquoAristote sans jamais tenter de reacutefreacutener

mes eacutelans enthousiastes Comment drsquoailleurs teacutemoigner ma reconnaissance envers mes

parents qui malgreacute qursquoils ignoraient presque totalement lrsquoobjet de mes recherches nrsquoen ont

pas pour autant cesseacute de mrsquoappuyer et de mrsquoencourager Pour tout cela je leur dis merci

sachant tregraves bien que je ne pourrai jamais leur rendre tout ce qursquoils mrsquoont donneacute

0 Introduction

Dans son roman La petite fille qui aimait trop les allumettes Gaeacutetan Soucy nous

plonge dans un univers quon ne saurait trop comment deacutecrire Il deacutepeint la vie dun fregravere et

dune sœur ayant eacuteteacute coupeacutes du monde par leur pegravere et qui agrave la mort de celui-ci doivent

tenter dinteragir par eux-mecircmes avec les habitants du village pregraves duquel ils habitent Eacutetant

donneacute que ce sont leurs premiers rapports seacuterieux avec une socieacuteteacute organiseacutee les relations

quils tentent deacutetablir sont plus que difficiles et le tout tourne au drame assez rapidement

On en vient mecircme agrave se demander si les deux enfants sont bel et bien des ecirctres humains

eacutetant donneacute leur incapaciteacute flagrante agrave entrer en contact avec la laquo civilisation raquo Ce roman

nous force entre autres agrave nous demander ce qui est neacutecessaire pour atteindre pleinement

notre humaniteacute Peut-on vraiment ecirctre humain en dehors dune socieacuteteacute donneacutee laquo Lhomme

est par nature un animal politique raquo (Pol 1253a2-3)1 disait deacutejagrave Aristote et laquo celui qui est

hors-citeacute naturellement bien sucircr et non par le hasard des circonstances est soit un ecirctre

deacutegradeacute soit un ecirctre surhumain raquo (Pol 1253a3-5) Ces consideacuterations provenant de

lAntiquiteacute ne sont donc pas sans trouver eacutecho mecircme agrave notre eacutepoque

La question qui est donc poseacutee vise agrave savoir ce dont on a besoin pour reacutealiser notre

humaniteacute et la maniegravere par laquelle on peut y arriver ou autrement dit comment pouvons-

nous combler nos besoins Peut-on le faire sans apport exteacuterieur comme avaient tenteacute de le

faire les personnages du roman ou avons-nous plutocirct besoin de nous allier agrave nos

congeacutenegraveres Cette question en est une qui a eacuteteacute deacutebattue pendant lAntiquiteacute et la notion qui

y est au centre agrave savoir celle du besoin est probablement lune de celles qui est le plus

1 Sauf avis contraire nous citons la traduction des Politiques de Pellegrin

2

difficile agrave comprendre pour un lecteur contemporain Lorsque quelquun aborde la

philosophie antique pour la premiegravere fois il est freacutequent quil ne sy retrouve pas tant la

charge conceptuelle des diffeacuterents concepts agrave lœuvre est diffeacuterente de ce agrave quoi nous

sommes habitueacutes Pourtant les mots utiliseacutes se retrouvent pratiquement tous dans notre

vocabulaire de maniegravere plus ou moins courante On na quagrave penser aux termes de vertus

de justice de bonheur ou dutiliteacute Il faut savoir se replonger dans lesprit de leacutepoque afin

decirctre en mesure de bien comprendre les textes et den faire ressortir toutes leurs richesses

Cest ainsi que le concept de neacutecessiteacute ou plutocirct de besoin semble ecirctre lun des concepts qui

donnent le plus de mal aux neacuteophytes Pour nous comme pour les Grecs un besoin est

quelque chose dont on ne saurait se passer Jusque lagrave il ne semble pas y avoir

dincompatibiliteacute notable entre la compreacutehension contemporaine du mot et celle veacutehiculeacutee

dans les textes des anciens philosophes Lagrave ougrave la penseacutee grecque se diffeacuterencie de la nocirctre

cest dans la rigueur de son concept de besoin Platon ou Aristote nauraient probablement

jamais oseacute dire quils avaient besoin du tout nouvel ordinateur ou dune nouvelle coupe de

cheveux Le vocabulaire de la neacutecessiteacute se limite aux choses qui ne peuvent ecirctre autrement

Si je veux vivre je nai dautre choix que de manger boire et dormir Cest agrave ce niveau que

se situe le besoin pour les philosophes grecs Cela ne veut pas dire que les excegraves neacutetaient

pas preacutesents dans lAntiquiteacute au contraire mais simplement que le fait de se suffire du

neacutecessaire eacutetait beaucoup plus mis de lavant que de nos jours Combien de philosophes

eacutetaient vus comme des ascegravetes vivant dans la pauvreteacute bien que ce ne fucirct eacutevidemment pas

le cas de tous Rappelons-nous seulement de lanecdote quAristote rapporte au sujet de

Thalegraves de Milet et qui relate les moqueries que subissait ce dernier ducirc au fait que la

philosophie ne lui apportait pas de richesses (Pol 1259a6-9)

Dans cette conception du besoin un autre concept est venu agrave prendre une large part

de lactiviteacute philosophique dans lAntiquiteacute bien quil ne soit pas tregraves eacutetudieacute par nos

contemporains Il sagit bien sucircr du concept dautosuffisance concept tregraves cher agrave toute la

tradition ancienne Se suffire agrave soi-mecircme ecirctre autarcique cela ne signifie pas ecirctre sans

besoins -car cela nest que le fait des dieux- mais plutocirct decirctre en mesure de les satisfaire

par soi-mecircme sans laide des autres Et cest lagrave que le deacutebat samorce est-il possible de se

suffire agrave soi-mecircme et mecircme dans la neacutegative cela vaut-il la peine dessayer Pour voir agrave

quel point les opinions divergent face agrave cette question on peut sen remettre aux deux

ceacutelegravebres disciples de Socrate agrave savoir Platon et Xeacutenophon Le premier est celui qui met en

scegravene un Socrate qui se moque dHippias se targuant de tout fabriquer lui-mecircme (Hippias

mineur 368b-e) alors que le deuxiegraveme est celui qui deacutecrit un Socrate dont le but ultime est

de sassimiler agrave la diviniteacute en se suffisant pleinement agrave lui-mecircme dun point de vue mateacuteriel

(Meacutemorables I 6) Il ny a pas agrave dire le fosseacute est immense Pour Platon il est tout

simplement impossible quun homme puisse se suffire agrave lui-mecircme alors que pour

Xeacutenophon il serait possible dy arriver par lexercice de lἐγκράτεια et de la καρτερία Degraves

lors ce sont deux maniegraveres complegravetement diffeacuterentes qui seront mises de lavant pour

assurer que les besoins des individus soient combleacutes Si on prend lexemple de La

Reacutepublique on voit que Platon quoi que puisse dailleurs en penser Aristote (Pol II 2)

vise agrave eacuteriger une citeacute dans laquelle lorganisation qui y serait preacutesente permettrait agrave tout un

chacun de voir ses besoins combleacutes et cela serait permis par une speacutecialisation du travail

3

4

augmentant lefficaciteacute dans lexercice de chacune des tacircches essentielles Au contraire

Xeacutenophon met plutocirct de lavant une certaine ascegravese personnelle visant agrave sapprocher de la

diviniteacute par le fait de limiter ses besoins le plus possible de maniegravere agrave ecirctre autarcique

individuellement (Meacutemorables I 6) Dun cocircteacute la neacutecessiteacute de reacutepondre agrave ses besoins ne se

fait uniquement que par le biais de la citeacute et de son organisation alors que de lautre elle est

prise en charge par une attitude individuelle qui ne fait pas appel agrave la citeacute mais vise une

autosuffisance mateacuterielle Lexposeacute que nous venons de faire de ces deux doctrines est

eacutevidemment assez caricatural mais on peut tout de mecircme y voir deux tendances majeures

en ce qui a trait agrave la question de latteinte de lautarcie et de la possibiliteacute de subvenir agrave nos

besoins

Cest sans doute dans un tel contexte qua ducirc eacutemerger la penseacutee dAristote Bien que

pour lui lautarcie mateacuterielle individuelle ne puisse pas ecirctre atteinte il faut savoir quil ne

laisse pas pour autant de cocircteacute limportance de reacutepondre agrave nos besoins physiques Toutefois

il ne prend jamais le parti de Xeacutenophon en disant quil faut restreindre nos besoins de

maniegravere agrave sassimiler au divin Pour lui comme ceacutetait deacutejagrave le cas pour Platon la diviniteacute ne

doit pas ecirctre comprise dun point de vue mateacuteriel et lautarcie qui lui est associeacutee ne sera

donc pas de cet ordre Pour Aristote comme nous le verrons en deacutetail dans le cadre de notre

travail lautarcie dont jouit la diviniteacute est une autarcie de type intellectuel Cest-agrave-dire

quen ce qui a trait agrave la pratique de lactiviteacute intellectuelle le divin se suffit entiegraverement agrave

lui-mecircme de la maniegravere la plus rigoureuse qui soit Mais si lautarcie divine nest que de

type intellectuel il est pertinent de se demander en quoi sa recherche peut nous aider agrave

reacutepondre agrave nos besoins de tous les jours Autrement dit comment les citoyens dune citeacute

peuvent-ils survivre si lautosuffisance qui est mise de lavant nest pas mateacuterielle

Il nous semble que le geacutenie dAristote reacuteside en partie dans la reacuteponse quil va

donner agrave cette question Cest par une sorte de fusion de leacutethique et de la politique quil en

viendra agrave mieux organiser la citeacute et la vie personnelle des diffeacuterents citoyens de telle sorte

que la recherche de lautarcie divine nentre plus en contradiction avec la neacutecessiteacute de

reacutepondre agrave nos besoins mateacuteriels Cest donc agrave cette question que nous tenterons de

reacutepondre dans le preacutesent travail comment Aristote fait-il pour parvenir agrave faire cohabiter

lautarcie intellectuelle individuelle avec lautarcie mateacuterielle collective Pour y arriver

nous commencerons par montrer que lautarcie se deacutefinit bel et bien de deux maniegraveres

diffeacuterentes dans la penseacutee aristoteacutelicienne Cette distinction nous amegravenera agrave voir que la

recherche de lautarcie divine par la pratique de la θεωρία peut sembler incompatible avec

les activiteacutes de la citeacute et quil peut de ce fait sembler impossible quelle puisse ecirctre promue

comme une activiteacute leacutegitime Par la suite cette conclusion temporaire nous forcera agrave

chercher une maniegravere de reacuteconcilier la pratique de la philosophie avec le cadre politique de

la citeacute aristoteacutelicienne et cest en faisant appel agrave leacutetude que fait Aristote du loisir que nous y

parviendrons

5

6

1 Autarcie divine et autarcie humaine

Dans lrsquoœuvre eacutethique et politique drsquoAristote on peut voir se profiler deux concepts

drsquoautarcie agrave savoir un concept drsquoautarcie collective et un concept drsquoautarcie individuelle2

Vaguement disons que lrsquoautarcie collective est celle que vise la citeacute (Pol 1252b25-30)

tandis que lrsquoautarcie individuelle serait plutocirct celle que possegravede le sage qui pratique la

θεωρία (EN X 6-8)3 Ce que nous voudrions montrer en deacutebutant est qursquoil est juste de

deacutefinir deux types drsquoautarcie mais qursquoau lieu de comprendre ces deux types selon

lrsquoopposition collectifindividuel il vaudrait mieux pour bien rendre compte de la penseacutee

drsquoAristote concevoir cette diffeacuterence agrave partir de lrsquoopposition entre lrsquohumain et le divin

Crsquoest ainsi que nous parlerons plutocirct drsquoautarcie humaine et drsquoautarcie divine4 en nous

basant sur un texte de la Grande Morale5 Bien entendu vu le statut particulier de ce texte

nous montrerons que cette distinction peut se deacuteduire drsquoautres ouvrages dont lrsquoauthenticiteacute

nrsquoest pas mise en doute et nous ne lui emprunterons que la terminologie Cette distinction

nous amegravenera agrave voir que la recherche de lautarcie ne doit pas toujours se comprendre de la

mecircme maniegravere et que leur recherche commune est peut-ecirctre incompatible En effet

lautarcie divine sera lobjet dune quecircte individuelle et aura donc une viseacutee eacutethique alors

que lautarcie humaine sera lobjet dune quecircte collective et aura donc une viseacutee politique

2 Voir notamment Brown agrave paraicirctre3 Sauf avis contraire nous citons la traduction de lEacutethique agrave Nicomaque de Bodeacuteuumls4 Cette distinction est aussi faite par Pierre Aubenque dans son Appendice 1 sur lrsquoamitieacute chez Aristote (dans La prudence chez Aristote 2004 pp179-183)5 laquo Notre examen ne porte pas sur lrsquoautarcie divine mais sur celle de lrsquohomme raquo MM 1213a8-10 Dans le passage qui entoure cette phrase lrsquoauteur de la Grande morale tente de montrer que mecircme si lrsquohomme sage imite le dieu et que le dieu se suffisant pleinement agrave lui-mecircme nrsquoa pas drsquoamis on ne peut pas conclure que lrsquohomme sage par conseacutequent nrsquoa pas drsquoamis non plus justement parce que lrsquoautarcie propre agrave chacun nrsquoest pas agrave comprendre de la mecircme maniegravere

Dans cette mesure nous devrons nous demander si la recherche individuelle se fait au

deacutetriment de la recherche collective et sil est possible de rechercher lautarcie divine dans

la cadre politique de la citeacute

11 Autarcie divine

Commenccedilons par deacutecrire ce que nous appelons lrsquoautarcie divine De prime abord

on pourrait penser que cette autarcie est celle deacutecrite au livre X de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque

lorsqursquoAristote parle de la θεωρία Comme nous le verrons cela nrsquoest pas tout agrave fait exact

En effet nous tenterons de montrer que lrsquohomme ne peut pas atteindre cette autarcie Cette

conception de lrsquoautarcie divine est en fait une tentative de deacutefinir lrsquoautarcie de la maniegravere la

plus rigoureuse possible Dans toute cette rigueur nous verrons que cette autarcie nrsquoest

eacutevidemment attribuable quau divin Pour y arriver il nous faut expliquer comment Aristote

conccediloit la vie du divin puis nous la comparerons avec la vie du sage pour bien en montrer

toute lrsquoincompatibiliteacute

Comme Aristote lrsquoaffirme lui-mecircme il faut drsquoabord consideacuterer que le divin est bel et

bien vivant (Meta Λ 1072b25-30)6 au mecircme titre que les humains Le fait drsquoecirctre en vie

neacutecessite aussi une activiteacute puisque crsquoest le fait drsquoecirctre animeacute drsquoune certaine maniegravere qui

permet drsquoattribuer la vie Ainsi Aristote soutient que laquo comme le fait de vivre srsquoentend de

plusieurs faccedilons nous preacutetendons qursquoil y a vie lagrave ougrave se trouve ne serait-ce qursquoune seule

quelconque des manifestations telles que lrsquointelligence la sensation le mouvement local et

le repos ou encore le mouvement nutritif deacutepeacuterissement et croissance raquo (DA 413a20-26)7

Il faudra donc que le philosophe attribue au moins lrsquoune de ces faculteacutes au premier moteur

6Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Meacutetaphysique de Tricot7Sauf avis contraire nous citons la traduction du Traiteacute de lacircme de Bodeacuteuumls

7

8

Eacutevidemment crsquoest lrsquoactiviteacute intellectuelle qui le caracteacuterise et aucune autre de ces

laquo manifestations raquo ne peut lui ecirctre attribueacutee On ne peut pas lui donner la vie nutritive

parce que cela impliquerait un changement dans la nature eacuteternelle du premier moteur ni le

mouvement local car le premier moteur se doit drsquoecirctre immobile pour des raisons de

physique qui ne valent pas la peine drsquoecirctre expliqueacutees ici8 ni la sensation car le premier

moteur est immateacuteriel et que la sensation ne peut pas se passer de corps (DA 403a5-10)

Preacutecisons maintenant en quoi consiste cette activiteacute du premier moteur laquo Sa vie

[διαγωγή]9 agrave lui reacutealise la plus haute perfection raquo (Meta Λ 1072b14) Aristote srsquoefforce

de deacutecrire cette perfection en Λ7 et Λ9 Il y affirme que cette activiteacute a pour objet ce qui

est le meilleur et qursquoelle srsquoexerce de maniegravere continue et eacuteternelle (Meta Λ 1072b25-30

1075a5-10) Par ailleurs laquo lrsquointelligence suprecircme se pense donc elle-mecircme puisqursquoelle est

ce qursquoil y a de plus excellent et sa penseacutee est la penseacutee de la penseacutee raquo (Meta Λ 1074b25-

35) De cela on peut faire ressortir quelques aspects aidant agrave caracteacuteriser lrsquoautarcie divine

En effet srsquoayant lui-mecircme pour objet drsquointellection on peut conclure qursquoil se suffit

parfaitement agrave lui-mecircme quant agrave lrsquoexercice de son activiteacute De plus cette activiteacute eacutetant

eacuteternelle et continue on voit que le premier moteur nrsquoa absolument pas besoin drsquoaucun

apport exteacuterieur pour vivre montrant ainsi une autarcie totale agrave tous les points de vue Il est

inengendreacute eacuteternel continuellement en acte et nrsquoa besoin que de lui-mecircme pour son

activiteacute Lrsquoautarcie qui se preacutesente agrave ce niveau est bien une autarcie qursquoon peut qualifier

drsquoindividuelle et ne peut srsquoappliquer qursquoau premier moteur On pourrait aussi se demander

dans quelle mesure les astres qui sont consideacutereacutes comme divins par Aristote (eg Meta Λ

8 Agrave ce sujet voir Physique VIII9 Ce mot est aussi employeacute par Aristote pour reacutefeacuterer aux genres de vie de lrsquohomme par exemple une vie de loisir [πρὸς τὴν ἐν τῇ διαγωγῇ σχολὴν] (Pol 1338a10)

1074b1-10) possegravedent aussi une telle autarcie10 Cependant comme notre but est de faire

un lien avec le sage et que crsquoest par lrsquoactiviteacute intellectuelle que ce lien peut ecirctre fait nous

laisserons la question de cocircteacute11 eacutetant donneacute que le premier moteur est lrsquoexemple drsquoune

activiteacute intellectuelle parfaite

12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage

Avant de comparer les activiteacutes du premier moteur et de lrsquohomme sage il est

important de voir que pour Aristote cet homme pris individuellement nrsquoest autarcique

dans la mesure ougrave il peut lrsquoecirctre que dans son rapport agrave lrsquoactiviteacute qui lui est propre agrave savoir

la θεωρία12 Aristote est tregraves clair agrave ce sujet affirmant qursquo laquo il faudra aussi le confort

exteacuterieur agrave celui qui est un homme Agrave elle seule en effet la nature humaine ne suffit pas

pour meacutediter Au contraire il faut encore avoir un corps sain disposer de nourriture et de

10 Contrairement agrave ce quon pourrait croire lorsquAristote affirme dans son Traiteacute du ciel que laquo les ecirctres de lagrave-bas [sont] [hellip] inalteacuterables et impassibles ils ont la meilleure et la plus autonome (ἀυταρκεστάτην) des vies raquo (279a20-22 trad DalimierPellegrin) il ne fait pas reacutefeacuterence aux astres mais bien aux laquo ecirctres qui sont disposeacutes au-dessus de la translation la plus exteacuterieure raquo (DC 279a20) Eacutetant donneacute quaucun corps nest en mesure de se trouver au-delagrave de cette limite (DC 278b25-279a18) il est clair que les astres qui ont une nature corporelle ne peuvent donc pas ecirctre deacutesigneacutes en 279a20-22 Dalimier et Pellegrin notent que trois hypothegraveses ont eacuteteacute avanceacutees depuis lAntiquiteacute quant agrave savoir agrave quoi le Stagirite fait reacutefeacuterence dans ce passage (2004 p422 n7) agrave savoir soit la sphegravere des fixes soit des reacutealiteacutes noeacutetiques ou encore le premier moteur Ces deux commentateurs croient cependant que lhypothegravese du premier moteur est difficile agrave soutenir ducirc agrave lutilisation du pluriel Toutefois en consideacuterant quAristote fait intervenir une multipliciteacute de moteurs dans sa Meacutetaphysique (1074a1-15) il nous semble plus que vraisemblable que ces moteurs soient ici ce qui est deacutesigneacute en 279a20 car dans la mesure ougrave ils sont laquo immobiles et sans eacutetendue raquo (Meta 1073a35-40) ils nont dautres choix que de se laquo situer raquo au-delagrave de la limite dont parle Aristote Cela permet aussi dexpliquer lutilisation du superlatif ἀυταρκεστάτην En effet si cet adjectif avait eacuteteacute rattacheacute aux astres on naurait pas compris comment ces astres auraient pu ecirctre plus autarciques que le premier moteur11 Il est cependant inteacuteressant de lire la note de Tricot en Λ 10 1075a20-25 laquo Dans la comparaison qui preacutecegravede les hommes libres soumis agrave une inflexible neacutecessiteacute sont les Corps ceacutelestes les esclaves et les animaux dont la plupart des actions sont peacuteneacutetreacutees de contingence sont les ecirctres sublunaires raquo (Tricot 2004 n1 p190)12 Il est important de voir que laquo θεωρία raquo est aussi le mot employeacute par Aristote pour deacutesigner lrsquoactiviteacute du premier moteur (Meta Λ 1072b23)

9

10

tous les autres moyens drsquoentretiens raquo (EN 1178b30-35)13 Ainsi en sa qualiteacute drsquohomme le

sage a besoin des mecircmes choses que tous les autres hommes et nrsquoest donc pas plus

autosuffisant qursquoeux en ce qui a trait agrave la vie courante14 ce qui est deacutejagrave une diffeacuterence

majeure avec le premier moteur qui nrsquoavait besoin drsquoaucun des biens exteacuterieurs pour vivre

Par contre laquo celui qui meacutedite (τῷ δὲ θεωροῦντι) en revanche ne requiert aucun appui de

ce genre du moins pour son activiteacute raquo (EN 1178b3-4 nous soulignons) On peut donc voir

que lrsquoautosuffisance ne srsquoapplique ici qursquoagrave lrsquoactiviteacute seule et si elle srsquoapplique agrave lrsquohomme

qui la pratique ce nrsquoest que dans la limite de cette pratique lhomme sage nest donc pas

pleinement autosuffisant

Regardons maintenant en quoi lrsquoexercice de la θεωρία est diffeacuterente entre lrsquohumain

et le divin La premiegravere diffeacuterence est le fait que le sage ne puisse exercer cette activiteacute que

dans un laps de temps restreint (Meta Λ 1072b14-15 1072b23-25 1075a5-10) alors que

comme nous lrsquoavons dit le premier moteur le fait de maniegravere eacuteternelle Cette diffeacuterence

provient du fait que lrsquohomme est composeacute de matiegravere et que cela implique neacutecessairement

une certaine puissance alors que le premier moteur nrsquoest qursquoacte (Meta Λ 1072b25-30)

Ou on peut dire plus simplement que lrsquohomme a aussi besoin de dormir et qursquoil nrsquoest pas en

acte agrave ce moment (EN 1176a30-b1) Il faut cependant noter que parmi toutes les activiteacutes

que puisse pratiquer lrsquohumain laquo crsquoest par ailleurs lrsquoactiviteacute la plus continue puisque nous

sommes capables de penser en continu plus que drsquoagir continucircment drsquoune quelconque

faccedilon raquo (EN 1177a21-25) Aristote nrsquoaffirme cependant pas ici que cette activiteacute srsquoexerce

13 On peut mecircme ajouter qursquoAristote dit que laquo lrsquoactiviteacute meacuteditative (τὸ θεωρεῖν) nuit parfois agrave la santeacute raquo (EN 1153a20)14 Aristote nuance cependant ces propos en affirmant en EN 1178a22-25 qursquo laquo on peut penser que mecircme le besoin des services exteacuterieurs est modeste dans le cas de la vertu intellectuelle ou certainement moindre que dans le cas de la vertu morale raquo

de maniegravere absolument continue mais seulement que crsquoest la plus continue des actions

qursquoon peut attribuer agrave lrsquohomme15 Malgreacute le fait que lon pourrait deacuteduire de cette plus

grande continuiteacute que cest lactiviteacute qui sapproche le plus de celle de la diviniteacute et quen

cela il ny a pas de nette distinction agrave faire entre lactiviteacute du divin et celui du philosophe il

faut toutefois convenir que la diffeacuterence entre la pratique de la θεωρία par le divin et par

lhumain persiste De plus cette diffeacuterence eacutetant due au statut corporel de lhumain cela

implique une impossibiliteacute radicale dune parfaite continuiteacute dans la pratique de lactiviteacute Il

y a donc une limite que lecirctre humain mecircme avec des anneacutees dexercice ne pourra jamais

franchir La diffeacuterence entre lrsquohumain et le divin sous ce rapport nous semble donc ecirctre

entiegraverement conserveacutee

La deuxiegraveme diffeacuterence qursquoon peut faire ressortir traite de la nature de lrsquoobjet de

lrsquoactiviteacute intellectuelle Pour le premier moteur cet objet en est un interne eacutetant donneacute qursquoil

est lui-mecircme lrsquoobjet de son activiteacute intellectuelle Dans le cas du sage par contre Aristote

affirme en plusieurs endroits que son objet est externe16 Cependant le cas du traiteacute De

lrsquoacircme peut sembler probleacutematique dans la mesure ougrave Aristote y affirme que laquo la sensation

en acte porte sur les objets particuliers alors que la science porte sur les objets universels

Or ces derniers reacutesident en quelque sorte dans lrsquoacircme elle-mecircme raquo (DA 417b20-25) Il

semble donc y avoir contradiction et cest pourquoi nous allons nous y attarder un peu

Tacircchons drsquoexpliquer ce qursquoAristote entend par intelligence dans le De Anima afin de

montrer que cette contradiction nrsquoest en fait qursquoapparente Il faut drsquoabord consideacuterer que

lrsquointellect humain comporte une certaine forme de puissance en ce sens qursquo laquo il doit donc y

15 Il est aussi inteacuteressant de noter que pour Aristote cette activiteacute est plus continue si elle est exerceacutee avec des amis (EN 1170a5-10) ce qui enlegraveve une certaine part drsquoautarcie agrave lrsquoactiviteacute du sage16 Voir entre autres Meta Λ 1075a5-10 EE 1545b15-20

11

12

avoir un principe indeacutetermineacute mais capable de recevoir la forme un principe tel en

puissance que celle-ci mais qui nrsquoest pas celle-ci raquo (DA 429b15-17) Aristote affirme cela

en se basant sur le fait qursquoil existe une certaine similariteacute entre la sensibiliteacute et lrsquointellection

Le raisonnement est le suivant si lrsquoacircme intellective doit ecirctre en mesure de srsquoaccaparer une

forme elle ne doit ecirctre que pure puissance car si elle ne lrsquoeacutetait pas ce qursquoelle serait

influencerait la forme qui est lrsquoobjet de lrsquoacte drsquointellection ce qui reacutesulterait en une

trahison de la forme et donc en un acte eacutechoueacute (DA 429a15-30) Comme le note

Bernardete17 ce raisonnement est sensiblement le mecircme que pour les autres organes ougrave

bien que ceux-ci soient corporels Aristote leur assigne une certaine laquo transparence raquo agrave

lrsquoeacutegard des eacuteleacutements dont ils doivent procurer la sensation de maniegravere agrave ce que la corporeacuteiteacute

des organes nrsquointerfegravere pas dans le processus de perception (Bernardete p614-615) Crsquoest

ainsi que le Stagirite peut se permettre de dire que lrsquointelligence de lrsquoacircme laquo nrsquoest

effectivement aucune des reacutealiteacutes avant de penser raquo (DA 429a23-25) et laquo que les formes

nrsquoy sont pas reacuteellement mais des formes potentiellement raquo (DA 429a28-29)

Degraves lors il faut rechercher ce qui permet agrave la forme de passer de la puissance agrave

lrsquoacte agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoacircme Poser la question crsquoest presque y reacutepondre dans la mesure ougrave

pour Aristote la forme en acte est neacutecessairement anteacuterieure agrave la forme potentielle dans

lrsquointellect (DA 431a1-5) Reste agrave expliquer le processus permettant agrave la forme en acte drsquoun

objet particulier drsquoactualiser la forme en puissance de cet objet dans lrsquointellect Crsquoest ce agrave

quoi Aristote srsquoapplique par la suite en faisant intervenir la repreacutesentation (φαντασία)

comme un intermeacutediaire entre la forme en acte et lrsquointellect (DA 431a14-432a10) Ainsi il

est clair que pour Aristote le processus intellectif a pour origine quelque chose qui lui est

17 Bernardete 1975

exteacuterieur car la forme en acte preacutealable agrave toute intellection est neacutecessairement agrave lrsquoexteacuterieur

du sujet connaissant eacutetant donneacute que lrsquoacircme intellective nrsquoest par elle-mecircme que pure

puissance Avec cela on peut aussi rendre compte du passage que nous avions souleveacute plus

haut voulant que les objets de lrsquointellection se situent agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoacircme en disant qursquoune

fois le processus drsquoassimilation de la forme accompli cette forme reste agrave lrsquointeacuterieur de

lrsquointellect et celui-ci peut srsquoen servir pour accomplir drsquoautres activiteacutes intellectuelles (DA

429b5-10) Comme lrsquoexplique Bodeacuteuumls laquo lrsquoactivation de la pure puissance intellective

srsquoopegravere lorsque la penseacutee devient les formes intelligibles qursquoelle reccediloit par lrsquoapprentissage

se creacutee alors une disposition permanente (reacutealisation premiegravere) qursquoon appelle science raquo18

Cependant le fait que la forme devienne interne agrave lrsquoacircme ne change rien au fait qursquoau

deacutepart lrsquoobjet de lrsquoactiviteacute intellectuelle qursquoest cette forme eacutetait exteacuterieur agrave lrsquoacircme comme

nous souhaitions le deacutemontrer

La derniegravere diffeacuterence que nous voulons soulever entre lrsquoactiviteacute du sage et du

premier moteur afin de mieux comprendre ce quest lautarcie divine relegraveve drsquoune analyse

que fait Aristote concernant la possibiliteacute de concilier autarcie et amitieacute19 dans lrsquoEacutethique agrave

Eudegraveme20 VII 12 Dans ce traiteacute Aristote aborde ce problegraveme dans une perspective en

partie diffeacuterente de celle de lrsquoEN dans la mesure ougrave le deacuteveloppement de cette derniegravere

traite principalement de lrsquoimportance de lrsquoamitieacute pour lrsquoexercice des vertus morales (EN

1169b29-1170a2) alors que lrsquoEE quant agrave elle propose une analyse absente de lrsquoautre

Eacutethique en ce qursquoelle aborde la connaissance et lrsquoactiviteacute intellectuelle et le rapport qursquoil y a

18 Bodeacuteuumls 1993 p224 n319 Il est important de noter que dans notre deacuteveloppement lorsque nous reacutefeacuterons agrave lrsquoamitieacute agrave moins drsquoavis contraire nous faisons eacutevidemment reacutefeacuterence agrave lrsquoamitieacute vertueuse et non pas agrave lrsquoamitieacute par utiliteacute ou par plaisir20Sauf avis contraire nous citons la traduction de lEacutethique agrave Eudegraveme de Deacutecarie

13

14

entre lrsquoami et lrsquoexercice de cette activiteacute Avant drsquoen arriver agrave ce rapport le Stagirite pose

drsquoentreacutee de jeu laquo ce qursquoest la vie en acte et comme fin manifestement elle consiste agrave

percevoir et agrave connaicirctre [hellip] Mais se percevoir (τὸ αὑτοῦ αἰσθάνεσθαι) et se connaicirctre (τὸ

αὑτὸν γνωρίζειν) sont ce qursquoil y a de plus deacutesirable pour chacunraquo (EE 1244b23-28 nous

soulignons) Un peu plus loin Aristote explique comment se passe cette connaissance de

soi et il est pertinent de citer ici le passage en entier

laquo aussi souhaiter se percevoir soi-mecircme crsquoest se souhaiter drsquoexister drsquoune

certaine maniegravere particuliegravere ndash puisqursquoalors nous ne sommes pas chacune de ces

choses par nous-mecircmes mais par participation agrave ces faculteacutes dans le percevoir et

le connaicirctre (car lorsqursquoon perccediloit on devient perccedilu de la maniegravere et du point de

vue dont on a anteacuterieurement perccedilu et en tant qursquoon perccediloit et qursquoon perccediloit cet

objet mecircme et on devient connu en connaissant) aussi crsquoest pour cette raison

qursquoon deacutesire toujours vivre parce qursquoon veut toujours connaicirctre crsquoest-agrave-dire

parce qursquoon deacutesire ecirctre soi-mecircme lrsquoobjet connu raquo (EE 1245a4-11)

Ce texte est tregraves dense mais il est assez aiseacute drsquoen faire ressortir lrsquoargumentation Ce

que le philosophe y affirme est que lrsquohomme ne peut pas ecirctre directement lui-mecircme lrsquoobjet

de sa connaissance (comme lrsquoest par ailleurs le premier moteur) mais que pour se

connaicirctre il doit se consideacuterer en tant qursquoobjet perccedilu Autrement dit lrsquoindividu nrsquoest pas un

objet privileacutegieacute de sa propre activiteacute intellectuelle mais doit ecirctre consideacutereacute de la mecircme

maniegravere que tous les objets exteacuterieurs Crsquoest en ce sens qursquoAristote soutient qursquoil faut que

lrsquohomme soit en acte afin qursquoil puisse se connaicirctre lui-mecircme car crsquoest dans lrsquoacte que la

forme drsquoune chose srsquoexprime Cela revient agrave dire que quelqursquoun ne se deacutefinit que lorsqursquoil

est en acte et que crsquoest cet acte qui peut ecirctre perccedilu par lrsquointelligence et ecirctre objet de

connaissance Bodeacuteuumls explique cela en disant que laquo puisque lrsquohomme ne se connaicirct pour

Aristote qursquoagrave travers ses actes et que lrsquoactiviteacute de lrsquointellect est deacutependante en sa source de

lrsquoactiviteacute des sens la conscience humaine est affecteacutee en son repli sur elle-mecircme par la

preacutesence du corps qui contrarie sa reacuteflexiviteacute et lrsquoempecircche drsquoecirctre radicale raquo21

Crsquoest ici qursquoon peut faire intervenir les amis pour tenter de tracer le lien qui les unit

agrave lrsquoactiviteacute cognitive Si on considegravere avec Aristote que les amis sont un autre soi-mecircme

qui plus est seacutepareacute (EE 1245a34-35) il est facile de voir agrave partir de cela que connaicirctre son

ami reviendra agrave se connaicirctre soi-mecircme De plus dans la mesure ougrave pour un individu la

connaissance de soi-mecircme ne peut se faire qursquoen se posant comme un objet exteacuterieur le fait

que lrsquoami soit justement une personne exteacuterieure agrave nous ou laquo seacutepareacutee raquo nrsquoimplique

aucunement que la connaissance qursquoon en acquiert est de moins bonne qualiteacute Degraves lors il

est aiseacute de conclure qursquoau fond il nrsquoy a pas de distinction forte entre la connaissance de soi

par lrsquointermeacutediaire drsquoun ami ou par lrsquointermeacutediaire de laquo soi-mecircme raquo comme objet de

perception Eacutevidemment comme lrsquoindique lrsquoEN laquo mieux vaut sans doute exercer cette

activiteacute [la θεωρία] avec des collaborateurs mais malgreacute tout crsquoest lui [le sage] qui se suffit

le plus agrave lui-mecircme raquo (EN 1177a34-b1) De cela il faut croire que lrsquoami nrsquoest pas

neacutecessaire agrave proprement parler pour lrsquoactiviteacute Effectivement lrsquoEE ne fait que montrer que

lrsquoami peut aussi ecirctre lrsquointermeacutediaire par lequel on passe pour se connaicirctre soi-mecircme mais

nrsquoest jamais preacutesenteacute comme un passage obligeacute ce qui permet drsquoune certaine maniegravere de

rendre compte de ce passage de lrsquoEN eacutetant donneacute qursquoun individu peut se connaicirctre lui-

mecircme sans avoir recours agrave ses amis

Lagrave ougrave nous voulons en venir avec cet argument est non pas de montrer que le sage

nrsquoest pas autosuffisant quant agrave son activiteacute mais bien de montrer que cette autosuffisance

21 Bodeacuteuumls 1975 p68

15

16

requiert tout de mecircme lrsquoapport drsquoune exteacuterioriteacute comme nous lrsquoavons soutenu dans

lrsquoargument preacuteceacutedent sauf que dans cet argument-ci crsquoest la connaissance de soi-mecircme qui

est en jeu En gardant agrave lrsquoesprit que lrsquoactiviteacute du premier moteur est de se connaicirctre lui-

mecircme et qursquoil le peut sans faire appel agrave quelque chose qui ne soit pas en lui on peut

conclure que lrsquoautarcie qursquoaurait le sage ne peut pas ecirctre du mecircme ordre parce que srsquoil peut

se connaicirctre lui-mecircme ce nrsquoest qursquoen eacutetant un objet exteacuterieur agrave lui-mecircme et la preuve de

cela est le fait qursquoon peut se connaicirctre soi-mecircme en regardant nos amis qui eux sont

exteacuterieurs agrave nous de maniegravere eacutevidente Ainsi on se rend compte que lrsquoautarcie du sage nrsquoest

pas radicale et rigoureuse comme lrsquoest celle du divin et que ce nrsquoest pas simplement une

question de degreacute qui les distingue mais bien drsquoessence Il ne faut cependant pas

comprendre cette diffeacuterence dessence comme si la pratique de la θεωρία par lhumain et par

le divin navait rien en commun et neacutetait quune appellation purement homonyme mais

bien comme le fait quune rupture est agrave loeuvre entre les deux pratiques et que lhumain ne

pourra jamais arriver agrave pratiquer la θεωρία de la mecircme maniegravere que le divin Une simple

diffeacuterence de degreacute sous entend agrave notre avis quil ny aurait pas de diffeacuterence radicale entre

les deux pratiques ce qui nest pas le cas comme nous lavons montreacute La diffeacuterence de

degreacute elle se voit en comparant les diffeacuterents humains notamment en ce qui a trait agrave leurs

activiteacutes certains parviennent mieux que dautres agrave pratiquer une activiteacute mais il nest

jamais exclu quavec beaucoup dentraicircnement chaque humain puisse arriver agrave des reacutesultats

semblables Ainsi on peut offrir une premiegravere deacutefinition de lrsquoautarcie humaine agrave savoir

qursquoelle est le fait de celui qui se suffit agrave lui-mecircme par lrsquointermeacutediaire de choses qui lui sont

exteacuterieures

13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme

Agrave ce point une question meacuterite drsquoecirctre souleveacutee la θεωρία est-elle loffice de

lrsquohomme Cette question est pertinente dans la mesure ougrave notre distinction entre lrsquoautarcie

divine et lrsquoautarcie humaine repose sur la distinction que nous avons faite entre lrsquoactiviteacute de

la θεωρία par le premier moteur et par le sage De plus la reacuteponse agrave cette question est

eacutevidemment utile pour voir comment on peut coordonner les diffeacuterentes activiteacutes humaines

au sein de la citeacute Si la pratique de la θεωρία savegravere ecirctre loffice de lhomme il est eacutevident

quil faudra absolument lui trouver une place de choix au sein de la citeacute afin de faire en

sorte que chaque citoyen puisse actualiser son essence Au contraire si cette pratique ne

constitue pas loffice ou la fonction de lhomme il serait beaucoup moins grave si on en

venait agrave conclure que la recherche de lautarcie divine nest pas compatible avec les activiteacutes

de la citeacute Comme nous tenterons de le montrer plus bas il nous semble que la pratique de

la philosophie est difficilement conciliable avec la maniegravere dont la citeacute est constitueacutee et ce

nest quindirectement quon peut reacuteintroduire cette pratique au sein de la citeacute Voilagrave

pourquoi il est pertinent pour nous de montrer que loffice de lhomme ne peut pas ecirctre la

recherche de lautarcie divine

Un passage est crucial pour la compreacutehension de ce qui est le propre de lrsquohomme

chez Aristote

laquo Dans ces conditions si nous posons que lrsquooffice [ἔργον] de lrsquohomme est une

certaine forme de vie (crsquoest-agrave-dire une activiteacute de lrsquoacircme et des actions

rationnelles [πράξεις μετὰ λόγου]) mais que srsquoil est homme vertueux ses

œuvres seront parfaites et belles degraves lors que chaque œuvre parfaitement

accomplie traduit la vertu qui lui est propre dans ces conditions donc le bien

17

18

humain devient un acte de lrsquoacircme qui traduit la vertu et srsquoil y a plusieurs vertus

lrsquoacte qui traduit la plus parfaite et la plus finale raquo (EN 1098a12-18)

Ce passage a eacutevidemment fait couler beaucoup drsquoencre et les commentateurs semblent

se partager en deux camps Drsquoun cocircteacute il y a ceux qui soutiennent que lrsquoexercice de cette

vertu qui serait la plus finale ne peut ecirctre que lrsquoexercice de la θεωρία et de lrsquoautre ceux qui

deacutefendent que cela doit comprendre toutes les vertus autant morales qursquointellectuelles22

Cependant deux arguments nous font croire que dans ce passage la θεωρία ne peut pas ecirctre

eacutevoqueacutee ce qui montrerait qursquoelle nrsquoest pas ou ne fait pas partie de ce qui est le propre de

lrsquohomme

Le premier argument vise le vocabulaire utiliseacute par Aristote Si lrsquooffice de lrsquohomme

est composeacute de πράξεις μετὰ λόγου comment le philosophe pourrait-il associer cet office

avec la θεωρία sachant que celle-ci nrsquoa aucune implication pratique (EN 1139a27-28) On

pourrait toutefois objecter agrave cela que lutilisation que fait ici Aristote du concept de πρᾶξις

na pas agrave ecirctre compris selon son usage technique cest-agrave-dire comme la mise en acte du

reacutesultat dune deacutecision (EN 1139a17-35) Cest en effet le sens que veut donner Bonitz agrave

cette occurrence de πρᾶξις en EN 1098a13 puisquil affirme dans son Index Aristotelicus

que πρᾶξις doit ici ecirctre pris comme un synonyme de ἐνέργεια Si lon considegravere que Bonitz

a raison de comprendre cet usage de πρᾶξις comme il le fait rien nempecircche en effet de

concevoir que ce dont parle Aristote dans le passage de EN 1098a12-18 peut sans

problegraveme ecirctre la pratique de la θεωρία puisque la θεωρία est bel et bien une forme de

ἐνέργεια (Pol 1325b16-26) Il faut toutefois souligner que cet usage de πρᾶξις est

extrecircmement rare dans le corpus aristoteacutelicien Bonitz ne relegraveve que trois occurrences ougrave

22 Pour un reacutesumeacute de ce deacutebat et une analyse originale voir Curzer 1990

Aristote en ferait un tel usage agrave savoir le passage qui nous inteacuteresse et EN 1094a5 ainsi

que Pol 1325a32 Regardons dun peu plus pregraves ces deux autres passages

laquo Neacuteanmoins une certaine diffeacuterence apparaicirct entre les fins Tantocirct en effet ce sont des actes [ἐνέργειαι] tantocirct des oeuvres [ἔργα] qui sen distinguent Or quand certaines fins sont distinctes des actions [παρὰ τὰς πράξεις] les oeuvres [τὰ ἔργα] sont alors un bien naturellement supeacuterieur aux actes [τῶν ἐνεργειῶν] raquo (EN 1094a3-6)

Ce quAristote soutient dans ce passage-ci cest que dans le cas ougrave la fin dune action

nest pas laction elle-mecircme le reacutesultat de laction est supeacuterieur agrave cette action Cela est tout agrave

fait normal si lon considegravere que dans un tel cas la fin de laction nest autre que son reacutesultat

et que degraves lors ce reacutesultat est neacutecessairement supeacuterieur agrave laction puisque celle-ci lui est

subordonneacutee Il faut maintenant se demander si le τὰς πράξεις de 1094a3-6 est synonyme

de ἐνέργεια Agrave notre avis ce serait plutocirct le contraire qui serait juste agrave savoir que dans ce

passage le sens de ἐνέργεια se rapprocherait de celui de πρᾶξις Remarquons dabord que le

Stagirite semble bien utiliser ἐνερέγεια et πρᾶξις sans faire de distinction quelconque entre

les deux concepts ce qui peut indiquer que lun des deux termes doit ecirctre consideacutereacute comme

le synonyme de lautre Il faut aussi savoir que pour Aristote une ἐνέργεια peut avoir sa fin

en elle-mecircme ou bien dans quelque chose dexteacuterieur (Meta 1050a23-b2) Dans le passage

de lEN qui nous inteacuteresse ici il ne fait aucun doute que les ἐνέργειαι dont parle le

philosophe sont agrave prendre dans le deuxiegraveme sens du fait quil les dit infeacuterieures aux ἔργα

quelles produisent Ainsi on voit que ἐνέργεια a ici un sens beaucoup plus proche de la

deacutefinition que donne par ailleurs Aristote de la πρᾶξις dans la mesure ougrave bien que celle-ci

se distingue de la ποίησις en ce quelle ne produit rien de concret qui soit exteacuterieur agrave laction

(EN 1140b6-7) elle est tout de mecircme tourneacutee vers laction (EN 1141b14-16) lui

19

20

permettant ainsi de produire malgreacute tout un ἔργον De plus Bonitz affirme dans son Index

que ἐνέργεια est souvent associeacutee voire synonyme de πρᾶξις ou de χρῆσις ce qui nous

laisse croire que notre hypothegravese nest pas du tout impossible Cela eacutetant dit nous ne

consideacuterons donc pas quil soit neacutecessaire de prendre le πρᾶξις de EN 1094a5 comme un

synonyme de ἐνέργεια

Voici le deuxiegraveme passage

laquo Dautre part louer linaction [τὸ ἀπρακτεῖν] plus que laction [τοῦ πράττειν] ce nest pas ecirctre dans le vrai car le bonheur est action [πρᾶξις] et de plus les actions des gens justes et tempeacuterants [αἱ τῶν δικαίων καὶ σωφρόνων πράξεις] ont pour aboutissement beaucoup de belles choses raquo (Pol 1325a31-33)

Dans ce passage la πρᾶξις est associeacutee agrave lhomme juste et agrave lhomme tempeacuterant ce

qui est tout agrave fait en accord avec le fait que la pratique de la vertu morale soit pour Aristote

une πρᾶξις De plus les lignes preacuteceacutedant ce passage traitent de la distinction entre celui qui

dirige des esclaves et celui qui dirige des hommes libres Le contexte est donc directement

relieacute agrave la pratique de lactiviteacute politique exemplification parfaite de la φρόνησις (EN

1141b23-24) Il ne semble y avoir pour ainsi dire rien qui ne nuise agrave la compreacutehension de

cette occurrence de πρᾶξις dans son sens technique courant chez Aristote et donc rien pour

nous forcer agrave la faire devenir un synonyme de ἐνέργεια Rien sauf le fait que le bonheur est

intimement en lien avec la πρᾶξις ce qui est eacutevidemment probleacutematique comme nous

voulons le montrer pour qui croit que le bonheur se doit decirctre uniquement deacutefini par

lexercice de la θεωρία Toutefois si on comprend ici quAristote parle du bonheur humain

qui se deacutefinit par la pratique de la vertu morale et de la φρόνησις (EN 1178a9-22) et non

pas du bonheur absolu qui est lapanage du divin il ny a absolument rien de probleacutematique

dans lutilisation de πρᾶξις

Aucune des occurrences de πρᾶξις dont Bonitz soutient quelles doivent prendre le

sens de ἐνέργεια ne nous semble donc leacutegitime dun tel traitement Il nous apparaicirct plutocirct

que Bonitz en voulant probablement conserver lactiviteacute theacuteoreacutetique comme bonheur

humain leur affecte une charge interpreacutetative trop importante qui nest pas reacuteellement

neacutecessaire dans le contexte immeacutediat de ces passages Cette interpreacutetation semble toutefois

pouvoir se fonder sur un passage particulier que mentionne Bonitz

laquo Mais si le bonheur est une activiteacute [ἐνέργεια] traduisant la vertu il est parfaitement rationnel quil traduise la vertu suprecircme [κατὰ τὴν κρατίστην] laquelle doit ecirctre vertu de ce quil y a de meilleur [τοῦ ἀρίστου] Alors que cela soit lintelligence ou autre chose (ce qui semble alors naturellement gouverner et diriger en ayant une ideacutee de ce qui est beau et divin) que cela soit quelque chose de divin en lui-mecircme ou ce quil y a de divin en nous cest son activiteacute [ἡ τούτου ἐνέργεια] lorsquelle exprime la vertu qui lui est propre qui doit constituer le bonheur acheveacute [ἡ τελεία εὐδαιμονία] raquo (EN 1177a12-17)

Le parallegravele entre ce passage et celui de EN 1098a12-18 est eacutevident Devant une

telle ressemblance Bonitz a probablement cru quAristote parlait du mecircme sujet et sest

donc permis de donner le sens de ἐνέργεια au πρᾶξις de EN 1098a13 puisquil avait un

exemple dun passage ayant un contexte similaire ougrave le Stagirite employait ἐνέργεια plutocirct

que πρᾶξις Si on y regarde dun peu plus pregraves on se rend compte que le contexte nest pas

exactement le mecircme Alors quen EN X 6 il est question du bonheur en lui-mecircme EN I 6

traite plutocirct du bonheur humain ce qui nous permet de croire que le vocabulaire utiliseacute est

sciemment choisi De fait tout juste apregraves le texte de EN X 6 Aristote affirme que cette

activiteacute suprecircme est plus lapanage des dieux que des humains et que si ceux-ci peuvent y

participer dans les mesures de leurs capaciteacutes ce nest que parce quils possegravedent aussi une

21

22

partie divine en eux Il nous semble donc tout agrave fait envisageable de conserver la

signification habituelle de πρᾶξις en EN 1098a13 ce qui nous permet de soutenir que la

pratique de la θεωρία nest effectivement pas loffice de lhomme

Largumentation que nous venons dexposer eacutetait principalement fondeacutee sur le fait

quAristote nemployait jamais directement le terme de πρᾶξις pour faire reacutefeacuterence agrave la

pratique de la θεωρία Cependant certains passages que nous avons releveacutes par la suite

semblent avoir eacutechappeacute agrave lattention de Bonitz Les voici

laquo Mais la vie active [τὸν πρακτικόν] nest pas neacutecessairement en relation avec autrui comme le pensent certains pas plus que concernent seules laction [πρακτικάς] les penseacutees qui ont en vue des reacutesultats pratiques mais bien plutocirct les consideacuterations et les speacuteculations autonomes et qui se prennent elles-mecircmes pour objets [τὰς αὐτοτελεῖς καὶ τὰς αὑτῶν ἕνεκεν θεωρίας καὶ διανοήσεις] raquo (Pol 1325b16-21)

laquo Mais la partie qui a la raison est meilleure Or elle se divise en deux selon notre maniegravere habituelle de diviser il y a dune part la raison pratique dautre part la raison theacuteorique Que ce soit donc neacutecessairement de cette maniegravere que se divise cette partie rationnelle cest eacutevident Nous dirons aussi que les actions de lacircme supportent une division analogue [καὶ τὰς πράξεις δrsquo ἀνάλογον ἐροῦμεν ἔχειν][hellip] raquo (Pol 1333a23-27)

Dans ces deux passages on voit que le mot πρᾶξις (ou un mot de la mecircme famille)

sert agrave deacutesigner agrave la fois les actes eacutemanant de la partie pratique de lacircme rationnelle et ceux

eacutemanant de sa partie speacuteculative Dans ces deux textes nous navons pas dautre choix que

daccorder que lutilisation de πρᾶξις ne peut pas prendre le sens technique auquel nous

avons tenteacute de le restreindre Ainsi il semble donc possible dans labsolu que certaines

occurrences de ce terme puissent ecirctre synonymes de ἐνέργεια Cependant le fait que cela

soit possible nimplique pas quil faille neacutecessairement lui donner ce sens dans le passage

qui nous inteacuteresse Nous croyons aussi avoir montreacute quil est pour le moins coheacuterent de

comprendre le πρᾶξις de EN1098a13 dans son sens technique sachant tregraves bien que cet

argument est beaucoup trop faible pour que notre interpreacutetation ne repose uniquement que

sur lui

Le deuxiegraveme argument visant agrave montrer que la pratique de la θεωρία ne constitue

pas loffice de lhomme traite de la perfection de lrsquoacte accompli et ne fait aucunement

intervenir largument preacuteceacutedent Dans le passage qui nous inteacuteresse Aristote soutient que

lrsquooffice de lrsquohomme doit ecirctre quelque chose qursquoil accomplit de maniegravere parfaite et que

cette perfection traduit la vertu qursquoil a en propre Quand on srsquoattarde un peu plus agrave ce

critegravere on se rend compte que le Stagirite ne cherche pas ici lrsquoactiviteacute qui serait la plus

parfaite en elle-mecircme (ce qui serait eacutevidemment la θεωρία) mais bien celle que lrsquohumain

est capable de reacutealiser parfaitement23 Or comme nous lrsquoavons vu il existe une diffeacuterence

majeure entre lrsquoexercice de la θεωρία par le divin et par lrsquohumain de sorte que nous

pouvons penser que lrsquohumain ne la reacutealise pas parfaitement Crsquoest aussi la conclusion agrave

laquelle arrive Bodeacuteuumls (1975 pp70-74) en montrant que la parfaite reacutealisation de la θεωρία

ne peut ecirctre que lrsquoœuvre du divin et que lrsquohomme ne peut qursquoy aspirer et ce de maniegravere

toujours vaine laquo le νοῦς qui deacutefinit pourtant lhomme24 nappartient pas agrave celui-ci en tant

quhomme cest-agrave-dire en tant que mortel[hellip] Aussi la conscience de lhomme au sens ougrave

nous lavons entendue nest-elle jamais quun approchant de la Vie de Dieu et le bonheur

une aspiration du mortel agrave limmortel raquo25 Finalement le fait qursquoAristote soutienne que le

divin accomplit mieux lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique que lrsquohomme (Meta Λ 1072b23-26 EN

23 laquo Parfait se dit ensuite de ce qui sous le rapport de lrsquoexcellence et du bien nrsquoest pas surpasseacute dans le genre envisageacute raquo (Met Δ 1021b14-15)24 Bien que nous ne soyons pas drsquoaccord avec cette identification de lrsquohomme au νοῦς cela nrsquoa que peu drsquoimportance dans lrsquoargumentation de Bodeacuteuumls et la conclusion qursquoil tire peut srsquoappliquer malgreacute tout Pour les raisons de ce deacutesaccord voir Curzer 1990 p42825 Bodeacuteuumls 1975 p74

23

24

1178b21-24) implique que lrsquohomme ne lrsquoaccomplit pas de maniegravere parfaite et donc que la

θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme selon le critegravere mecircme drsquoAristote

Un autre texte drsquoAristote est important pour montrer que lrsquohomme ne reacutealise pas

lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique de maniegravere parfaite et cette fois sans faire appel agrave notre infeacuterioriteacute agrave

lrsquoeacutegard de la diviniteacute Une bonne partie des Parties des animaux26 I 5 vise agrave montrer que

du fait qursquoil nous est difficile drsquoobserver les reacutealiteacutes eacuteternelles les connaissances que nous

en avons sont plutocirct reacuteduites (PA 644b25-30) ce qui revient agrave dire que nous ne pouvons

pas les connaicirctre de maniegravere parfaite Agrave lrsquoopposeacute les choses qui nous entourent

particuliegraverement les animaux sont lrsquoobjet drsquoun tregraves grand nombre drsquoobservations et pour

peu qursquoon srsquoen donne la peine il est assez aiseacute drsquoamasser des connaissances drsquoune

preacutecision satisfaisante agrave leur sujet (PA 644b25-35) laquo Mais les deux eacutetudes ont chacune leur

attrait Pour les ecirctres eacuteternels les pauvres connaissances que nous en atteignons nous

apportent cependant en raison de lrsquoexcellence de cette contemplation plus de joie que

toutes les choses qui nous entourent raquo (PA 644b30-35) Ainsi on voit que lrsquoexcellence de

lrsquoobjet est un critegravere aussi important pour justifier lrsquoeacutetude de cet objet que le degreacute de

preacutecision auquel on peut arriver Crsquoest cet argument qui est drsquoune certaine maniegravere mis de

lrsquoavant en EN X 6-8 pour justifier le fait que lrsquohomme doit se livrer agrave la θεωρία

Toujours dans le but de montrer que la θεωρία nrsquoest pas le propre de lrsquohomme il est

inteacuteressant drsquoajouter agrave notre analyse les reacutesultats de lrsquoeacutetude qursquoa faite Curzer sur ce qursquoil

appelle laquo The ergon argument raquo27 Le reacutesultat auquel il arrive tend agrave montrer que le

26Sauf avis contraire nous citons la traduction des Parties des animaux de Le Blond27 Curzer 1990 p426-432

traitement que fait Aristote de lrsquooffice de lrsquohomme en EN I 6 nrsquoest pas compatible avec

lrsquoanalyse qursquoil fait du parfait bonheur en EN X 6-8 ce qui lrsquoamegravene agrave conclure que laquo in

addition the difference between the I 7 and the X 6-8 criteria lends support to the thesis

that X 6-8 is a reconsideration rather than a mere continuation of book Is investigation of

happiness raquo (Curzer 1990 p432) Pour arriver agrave cette conclusion il distingue trois critegraveres

utiliseacutes par Aristote pour deacuteterminer ce qursquoest le bonheur en EN I 7 et les compare avec

ceux de EN X 6-8 Le premier critegravere est celui qui nous importe ici agrave savoir que le

bonheur est quelque chose de propre agrave lrsquohomme (Ibid p426) Curzer commence par

examiner les diffeacuterentes compreacutehensions preacutesentes chez les commentateurs drsquoAristote de ce

qursquoest lrsquoἔργον propre de lrsquohomme et montre pour chacune drsquoelles que ce critegravere nrsquoest jamais

utiliseacute par Aristote lorsque ce dernier parle de la θεωρία en EN X 6-828 Il fait tout drsquoabord

la diffeacuterence entre deux types de compreacutehension de ce qui est propre le premier disant que

laquo (F[unction]) X is peculiar to humans if and only if X is an activity which only humans

can do or which humans can do best raquo (Ibid) le second que laquo (C[haracteristic] A[ctivity])

X is peculiar to humans if and only if X is an activity which exercises essential human

abilities (whether or not humans are the only or the best exercisers of these abilities) raquo

(Ibid) Ensuite ces deux interpreacutetations peuvent ecirctre combineacutees avec des vues inclusives

ou intellectualistes de lrsquoἔργον Voici briegravevement les combinaisons releveacutees par Curzer

suivies de lrsquoexamen qursquoil en fait29

a) F dans un sens geacuteneacuteral incluant toutes les activiteacutes de la raison EN X 6-8 ne fait jamais la distinction entre activiteacutes rationnelles ou irrationnelles mais ne fait que parler de la meilleure activiteacute

28 laquo Thus on the general inclusivist and intellectualist versions of interpretations (F) and (CA) of the I 7 peculiarity criterion Aristotle never mentions or uses the peculiarity criterion in X 6-8 raquo (Curzer 1990 p428)29 Toute cette section sauf avis contraire fait reacutefeacuterence agrave Curzer 1990 pp426-428

25

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b) F dans un sens inclusif ougrave lrsquohomme peut faire abc et est le seul agrave faire c ou c) CA dans un sens inclusif

b) et c) impliquent tous deux que le bonheur est un composeacute de plusieurs activiteacutes dont au moins lrsquoactiviteacute pratique et lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique EN X 6-8 affirme que la θεωρία et lrsquoaction morale sont des bonheurs par eux-mecircmes

d) F dans un sens intellectualiste qui soutient que le propre de lrsquohomme est la θεωρία ce critegravere nrsquoest pas respecteacute en EN X 6-8 parce qursquoAristote y affirme que le divin exerce aussi cette activiteacute30

e) CA dans un sens intellectualiste provoqueacute par un changement dans la conception de la nature humaine entre EN I 6 et EN X 6-8 faisant passer lrsquohomme drsquoun ecirctre morceleacute agrave un ecirctre qui se deacutefinit uniquement par son νοῦς ce qui fait de la θεωρία lrsquoactiviteacute propre de lrsquoindividu

il est reacutefutable qursquoAristote opegravere un tel changement dans sa conception de la nature humaine et donc on ne peut pas srsquoautoriser agrave affirmer que lrsquoactiviteacute qui est le propre de lrsquohomme soit la θεωρία 31

Ainsi si lrsquoanalyse que fait Curzer est juste cela nous force agrave conclure comme nous

lrsquoavons fait que lrsquoactiviteacute de la θεωρία nrsquoest pas le propre de lrsquohomme et qursquoelle ne peut

donc pas ecirctre consideacutereacutee comme le bien de lrsquohumain en tant qursquohumain

Un autre passage est important pour cette question Aristote parlant de lrsquoexercice de

la θεωρία affirme que laquo pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain Ce nrsquoest pas

en effet en sa qualiteacute drsquohomme que quelqursquoun peut vivre ainsi mais comme deacutetenteur drsquoun

eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui raquo (EN 1177b25-30) Autrement dit lrsquohomme srsquoil nrsquoeacutetait

qursquohomme ne pourrait pas reacutealiser la θεωρία et crsquoest la partie divine qui est en lui qui le lui

permet De cette maniegravere il est difficile drsquoattacher cette activiteacute agrave ce qui est propre agrave

lrsquohomme sans associer ce qursquoest lrsquohomme uniquement agrave cette partie de lui-mecircme Or cette

association nous paraicirct impossible Aristote affirmant en EN X 8 endroit ougrave lrsquohomme

devrait ecirctre identifieacute par son νοῦς que laquo au contraire les choses exteacuterieures sont pour

30 Curzer discute lrsquoobjection qursquoon peut apporter agrave cette interpreacutetation et qui soutient que le fait que le divin partage la θεωρία avec lrsquohomme nrsquoempecircche pas celle-ci drsquoecirctre tout de mecircme le propre de lrsquohomme Nous renvoyons agrave son texte pour les deacutetails de son argumentation31 Encore une fois nous renvoyons au texte pour lrsquoargumentation preacutecise de Curzer

ainsi dire des obstacles du moins agrave sa meacuteditation Mais en tant qursquohomme et en tant qursquoil

partage la vie drsquoun assez grand nombre il choisit drsquoexeacutecuter les actes qui traduisent la

vertu raquo (EN 1178b4-8) Ce texte nous semble pouvoir ecirctre compris de deux faccedilons soit ce

nrsquoest pas en tant qursquohomme que lrsquohomme pratique la θεωρία soit il nrsquoy a pas seulement la

pratique de la θεωρία qui soit proprement humaine mais aussi la vertu morale En

combinant les deux passages que nous venons de citer il nous semble neacutecessaire de

conclure que bien que lrsquohomme possegravede en lui une partie divine ce que nous ne contestons

pas cette partie divine nrsquoest pas en mesure de le deacutefinir en propre justement ducirc agrave son

caractegravere divin et que ce serait plutocirct la vertu morale qui ferait de lrsquohomme ce qursquoil est en

tant que tel32 Deacutefinir en propre lrsquohomme comme eacutetant celui qui doit exercer la θεωρία

serait en fait contraindre lrsquohomme agrave toujours rester inacheveacute agrave ne jamais reacutealiser

pleinement sa nature ce qui est absurde dans le cadre de la penseacutee aristoteacutelicienne 33 Cela

32 Cest aussi ce que semble soutenir Platon dans un tregraves beau passage du Pheacutedon traitant de la transmigration des acircmes laquo -Mais reprit Socrate mecircme si on ne considegravere que ces gens-lagrave les plus heureux ceux qui sachemineront vers le lieu le meilleur ne sont-ils pas ceux qui auront cultiveacute la vertu publique et sociale celle quon appelle modeacuteration et aussi bien justice vertu qui naicirct de lhabitude et de lexercice sans que la philosophie et lintelligence y aient part -En quel sens ces gens-lagrave peuvent-ils bien ecirctre les plus heureux[ demanda Ceacutebegraves] -En ce quils ont toutes les chances de se reacuteintroduire dans une espegravece animale qui soit sociable et de moeurs douces abeilles si tu veux ou guecircpes ou fourmis ils peuvent mecircme sans changement reacuteinteacutegrer lespegravece humaine et de ce retour naicirctront des gens bien comme il faut -Probablement -Mais pour lespegravece des dieux si lon ne sest pas occupeacute agrave philosopher et si lon nest pas parfaitement pur au moment du deacutepart il nest pas permis darriver jusquagrave elle ce nest permis quagrave celui qui aime apprendre raquo (Platon Pheacutedon 82a-c trad Dixsaut nous soulignons) On voit donc que dans ce passage du Pheacutedon Platon affirme quune personne pratiquant les vertus morales pourra se reacuteincarner en humain De plus eacutetant donneacute que laquo chaque espegravece dacircme verra son lieu de destination deacutetermineacute par similitude avec son occupation ordinaire raquo (Pheacutedon 82a) il faut conclure de cela que ce qui est proprement humain est la pratique de telles vertus car lacircme de celui qui pratique la philosophie accegravedera au monde des dieux une fois seacutepareacutee de son corps Eacutevidemment cela va agrave lencontre dautres passages du Pheacutedon et dautres dialogues (Reacutepublique Alcibiade) ougrave Platon associe lhumain avec la meilleure partie de son acircme mais ce passage reste neacuteanmoins tregraves inteacuteressant pour notre propos33 On pourrait ici ajouter que la citeacute est aussi une chose naturelle qui natteint pratiquement jamais sa fin dans la mesure ougrave les citeacutes ont geacuteneacuteralement des constitutions deacutevieacutees et donc contre nature Lajout de cet exemple enlegraveverait beaucoup du caractegravere absurde de la position que nous avons preacutesenteacutee Cependant le fait que les citeacutes natteignent pas leur fin nest que contingent en ce sens que cela ne deacutepend que de la constitution mise en place et des gens qui la peuplent choses qui sont totalement en mesure de changer et non de caracteacuteristiques essentielles de la citeacute Dans le cas de lhomme le fait quil ne puisse pas pleinement reacutealiser son cocircteacute divin nest pas contingent mais est ancreacute dans sa nature corporelle La diffeacuterence entre la citeacute et le

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28

nrsquoempecircche toutefois pas lrsquoespegravece humaine de mettre de lrsquoavant un deacutesir drsquoassimilation agrave la

diviniteacute par lrsquoexercice dans la mesure de ses capaciteacutes de lrsquoactiviteacute la meilleure mais cela

ne peut pas constituer son essence propre car cette essence serait voueacutee agrave une part de

puissance pour lrsquoeacuteterniteacute Ainsi la θεωρία serait plutocirct le propre du divin34 Toutefois un

passage affirme explicitement le contraire agrave savoir que le propre de lhomme serait en fait

la θεωρία laquo On peut mecircme penser au demeurant que chaque individu sidentifie agrave elle [la

vie intellectuelle] si tant est quelle est la chose principale et la meilleure Il serait donc

deacuteplaceacute de ne pas choisir lexistence qui est la nocirctre mais celle dun autre raquo (EN 1178a1-8)

Dans ce texte Aristote affirme queacutetant donneacute que la pratique de la philosophie est la chose

la meilleure il est permis denvisager que lhomme sidentifie agrave cette activiteacute intellectuelle

Eacutevidemment il est aiseacute de voir lagrave une affirmation de ce quest le propre de lhomme nous

en convenons Toutefois parallegravelement agrave ce passage dautres textes affirment tout aussi

explicitement que lhomme est constitueacute par la φρόνησις (EN 1139a35-b5 1168b31-

1169a2 et surtout 1144a6-7) Il nous semble aussi significatif que le premier passage se

trouve au livre VI livre dans lequel Aristote traite des vertus intellectuelles et donc de la

σοφία Il semble donc y avoir une certaine tension entre deux conceptions du propre de

lhomme Par contre il nest peut-ecirctre pas neacutecessaire dy voir une reacuteelle contradiction On

pourrait plutocirct y comprendre deux degreacutes danalyse diffeacuterents agrave savoir une volonteacute de

deacutefinir lhomme en ce quil a de proprement humain (la φρόνησις) et en ce quil possegravede une

part divine (la θεωρία) Cela est dautant plus probable consideacuterant quAristote affirme

comme nous lavons deacutejagrave dit que laquo pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain

sage est au fond quil est possible pour la citeacute datteindre parfaitement sa fin alors quil est impossible au sage dy parvenir34 Crsquoest aussi la position deacutefendue par Keyt (1978 p146)

Ce nest pas en effet en sa qualiteacute dhomme que quelquun peut vivre ainsi mais comme

deacutetenteur dun eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui raquo (EN 1177b26-28) De plus le fait

quAristote accorde que la pratique de la vertu morale constitue une forme de bonheur agrave

part entiegravere bien que de maniegravere secondaire (EN 1178a8-10) montre que lexistence

humaine ne se reacuteduit pas agrave lexercice de la θεωρία et quelle peut ecirctre pleinement heureuse

sans activiteacute theacuteoreacutetique

14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme

Tentons maintenant de voir si la vertu morale et la sagaciteacute (φρόνησις) reacutepondent aux

critegraveres de lrsquoἔργον de lrsquohomme tels que releveacutes par Curzer En faisant cela nous serons

ameneacute agrave comprendre que cest en pratiquant de telles actions que lhumain peut devenir un

humain agrave part entiegravere Agrave partir de cela nous pourrons ensuite mieux expliquer agrave quoi

correspond ce que nous avons appeleacute lautarcie humaine Le premier critegravere que relegraveve

Curzer pour deacutefinir lrsquoἔργον de lrsquohomme est celui du caractegravere propre de lrsquoactiviteacute La vertu

morale et la sagaciteacute semblent satisfaire ce critegravere de la maniegravere la plus rigoureuse possible

en ce sens que parmi tous les vivants lrsquohumain est le seul agrave pouvoir exercer les vertus

morales (EN 1145a25-27) et cette vertu intellectuelle neacutecessitant la raison quest la

φρόνησις En effet les autres animaux et le divin nrsquoy participent pas ceux-lagrave par manque

de faculteacute (Pol 1254b20-25 EN III 4) celui-ci par trop grande perfection (EN 1178b10-

20) Malgreacute ces passages ougrave Aristote refuse explicitement daccorder la sagaciteacute aux

animaux nous ne sommes pas sans savoir quil existe dautres passages ougrave le Stagirite leur

confegravere malgreacute tout une certaine forme de φρόνησις (entres autres EN 1141b25-28 GA

753a11 HA 488b15) Sans vouloir traiter agrave fond cette question puisquici nen est pas le

29

30

lieu propice nous nous en remettrons aux analyses quen a faites Labarriegravere Pour lui

laquo Aristote qualifie souvent les animaux ou du moins un certain nombre dentre eux de

phronimoi mais il ne deacutefinit jamais clairement ce quil signifie par lagrave raquo (Labarriegravere 2005

p122) Il entend aussi montrer que certaines des caracteacuteristiques de la φρόνησις humaine

sont partageacutees avec la φρόνησις que le Stagirite attribue aux animaux Ces caracteacuteristiques

sont laquo un certain rapport agrave lexpeacuterience et le caractegravere impeacuteratif (epitaktikecirc) raquo (Ibid p135)

Il nen reste pas moins que la φρόνησις accordeacutee aux animaux est diffeacuterente de celle

accordeacutee aux humains dans la mesure ougrave les animaux laquo quels quils soient sont priveacutes

dhupolecircpsis et de bouleusis Agrave strictement parler je lai deacutejagrave mentionneacute la phronecircsis

animale ne preacuteside agrave aucune praxis raquo (Ibid p132) Ce qui permet de rendre compte du fait

quAristote attribue malgreacute tout explicitement la φρόνησις agrave certains animaux vient du fait

que selon Labarriegravere Aristote naurait pas un concept de φρόνησις aussi rigoureux en

zoologie quen eacutethique (Ibid p124) et que ce nest que dun point de vue de psychologie

biologique et non pas de psychologie morale que la φρόνησις est susceptible decirctre

conceptualiseacutee selon divers degreacutes (Ibid p132) Il nous est donc toujours permis daffirmer

que la φρόνησις comprise dans sa relation agrave lactiviteacute morale et vertueuse est vraiment

propre agrave lhomme

Le deuxiegraveme critegravere est celui de lrsquoexcellence (Curzer 1990 p428) au sens ougrave

lrsquoactiviteacute en question peut ecirctre accomplie de maniegravere excellente comme dans lrsquoexemple

drsquoAristote ougrave il attribue le mecircme office au joueur de cithare et au bon joueur de cithare

sauf que lrsquooffice du bon joueur sera de bien jouer alors que celui du simple joueur sera

simplement drsquoen jouer (EN 1098a7-12) Dans le cas de la vertu morale combineacutee agrave la

φρόνησις on comprend que cette combinaison de chaque vertu particuliegravere avec la sagaciteacute

est exactement lrsquoexcellence dans le domaine qui est propre agrave la vertu morale en question

Prenons un exemple concret pour mieux comprendre ce que nous voulons dire en supposant

la situation ougrave un homme riche srsquoapprecircte agrave deacutepenser un gros montant drsquoargent Comme

dans le cas du cithariste lrsquooffice de lrsquohomme riche sera de deacutepenser cet argent alors que

lrsquooffice de lrsquohomme riche et vertueux sera de bien le deacutepenser Crsquoest ainsi qursquoentre en jeu

lrsquoanalyse que fait Aristote de la magnificence (EN IV 4-6) Lrsquohomme vertueux accomplira

lrsquoaction de deacutepenser sa richesse de maniegravere excellente alors que le riche ne fera que la

deacutepenser En effet le magnifique saura deacutepenser pour ce qursquoil convient (vertu morale fixant

le but) et avec les moyens approprieacutes (φρόνησις deacuteterminant les moyens) (EN 1139a30-

b5) et agira donc de faccedilon agrave accomplir de maniegravere excellente lrsquoaction qursquoil srsquoeacutetait proposeacute

drsquoaccomplir On pourrait eacutegalement faire le mecircme genre drsquoanalyse pour chacune des vertus

morales particuliegraveres LrsquoEE II 11 soutient aussi sensiblement la mecircme chose

lorsqursquoAristote y affirme qursquoune action est mauvaise si la fin est bonne mais pas les

moyens si la fin nrsquoest pas bonne mais que les moyens oui ou encore si agrave la fois la fin et les

moyens sont mauvais (EE 1227b19-23) On voit donc encore une fois que ce qui fait

lrsquoaction excellente crsquoest une combinaison de vertu morale et de φρόνησις Il y a un

parallegravele flagrant agrave cela dans Les Politiques ougrave Aristote dit exactement la mecircme chose (Pol

1331b25-40) Dans ce contexte politique la fin qui doit ecirctre viseacutee est la creacuteation drsquoune

constitution droite alors que les moyens pour y arriver sont des lois qui vont dans ce sens

Si toutefois la fin poseacutee par le leacutegislateur est mauvaise parce qursquoelle promeut un reacutegime

deacutevieacute les lois peuvent tout de mecircme ecirctre bonnes au sens ougrave elles peuvent ecirctre conformes agrave

31

32

lrsquoesprit du reacutegime Ainsi des lois tyranniques seront de bonnes lois dans un reacutegime

tyrannique sans pour autant ecirctre de bonnes lois de maniegravere absolue Il faut cependant noter

que lrsquoindividu qui arrive agrave reacutealiser la fin qursquoil avait poseacutee nrsquoest pas neacutecessairement un

φρόνιμος En effet Aristote fait la distinction entre lrsquohomme habile et lrsquohomme sagace en

disant que lrsquohabile est celui qui a la capaciteacute de trouver les moyens pour arriver agrave sa fin peu

importe que sa fin soit bonne ou mauvaise alors que le sagace ne peut que viser une fin

bonne (EN 1144a23-b1) Cela recoupe aussi la distinction que fait Aristote entre

lrsquoexcellence du citoyen et celle de lrsquohomme de bien disant que le citoyen excellent agit de

maniegravere conforme agrave lrsquoesprit de la constitution dans laquelle il vit que celle-ci soit bonne ou

mauvaise alors que lrsquohomme bon agit selon le bien absolu peu importe srsquoil vit dans une

citeacute droite ou deacutevieacutee (Pol 1276b15-36) On voit donc que le critegravere de lrsquoexcellence

deacuteveloppeacute par Aristote en EN I 7 est conforme agrave lrsquoeacutetude qursquoil fait de la vertu morale et de

la φρόνησις et est preacutesent dans plusieurs de ses analyses

Passons maintenant au troisiegraveme critegravere releveacute par Curzer crsquoest-agrave-dire celui du

meilleur et du plus complet Pour le versant compleacutetude du critegravere il nous faut regarder

dans quelle mesure Aristote considegravere que lrsquoexercice de la vertu morale et de la φρόνησις

est possible pour lrsquohomme Avant cela il est peut-ecirctre pertinent de justifier la traduction de

τελειοτάτην (EN 1098a18) par laquo plus complegravete raquo et non par laquo plus finale raquo comme le fait

notamment Bodeacuteuumls car dans ce cas ce critegravere devrait ecirctre compris de maniegravere diffeacuterente et

permettrait de laisser la porte ouverte agrave lrsquointerpreacutetation voulant qursquoAristote fasse ici allusion

agrave la θεωρία Eacutevidemment hors contexte il est impossible de choisir lrsquoune ou lrsquoautre

traduction Dans une telle situation il est inteacuteressant drsquoaller consulter le texte correspondant

de lrsquoEE pour voir comment est traiteacutee la question

laquo Or le bonheur aussi eacutetait le meilleur le bonheur est donc lrsquoacte drsquoune acircme bonne (ψυχῆς ἀγαθῆς) Et puisque le bonheur eacutetait quelque chose de parfait (τέλεόν τι) et qursquoil y a une vie parfaite et une vie imparfaite et qursquoil en est de mecircme pour la vertu (car lrsquoune est totale lrsquoautre partielle) et que lrsquoacte des choses imparfaites est imparfait le bonheur devrait ecirctre un acte drsquoune vie parfaite (τελείας) conforme agrave une vertu parfaite (κατrsquo ἀρετὴν τελείαν) raquo (EE 1219a35-40)

Dans ce passage Deacutecarie traduit lrsquoadjectif τέλειος par laquo parfait raquo35 au sens de

complet drsquoacheveacute Cette traduction nous semble bonne pour deux raisons La premiegravere est

qursquoAristote fait reacutefeacuterence agrave la vertu laquo totale raquo et agrave la vertu laquo partielle raquo ce qui nous paraicirct

impliquer que τέλειος est aussi agrave prendre en ce sens La deuxiegraveme raison vient drsquoune

comparaison que fait Aristote un peu plus loin entre la vertu du corps et la vertu de lrsquoacircme

laquo Et de mecircme que la bonne condition physique se compose des vertus particuliegraveres de

mecircme en est-il en tant que fin (ᾗ τέλος) de la vertu de lrsquoacircme raquo (EE 1220a1-5) On voit

clairement dans ce passage que la vertu totale dont parlait le philosophe un peu plus haut

est un agreacutegat de toutes les vertus particuliegraveres et que la vertu nrsquoest reacuteellement acheveacutee que

lorsqursquoun individu est complegravetement vertueux Un autre passage paraicirct pertinent pour bien

comprendre la compleacutetude de la vertu En EN 1178a15-22 le philosophe exprime une

interrelation entre la sagaciteacute et la vertu morale affirmant que lrsquoune traduit lrsquoautre et vice

versa et en faisant cela il finit par conclure que ces vertus forment un composeacute On pourrait

donc interpreacuteter la compleacutetude de la vertu comme eacutetant lrsquoacte de ce composeacute et non pas

35 Il est tregraves important de noter pour eacuteviter la confusion que lrsquoutilisation ici de laquo parfait raquo ne renvoie pas au mecircme mot grec que laquo la vertu la plus parfaite (τὴν ἀρίστην)raquo (EN 1098a18) de la traduction de Bodeacuteuumls

33

34

simplement de lrsquoune de ses parties En ce sens il est aussi pertinent de voir qursquoAristote

exclut lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique du composeacute (EN 1177b25-30)

Ceci eacutetant dit on peut donc comprendre le critegravere de la compleacutetude comme visant ce

qui est acheveacute ce qui est pleinement deacuteveloppeacute ou encore ce dont lrsquoessence entiegravere est

reacutealiseacutee Regardons si ce critegravere peut srsquoappliquer agrave lrsquohomme en ce qui concerne son

exercice de la vertu morale et de la φρόνησις Il semblerait que oui dans la mesure ougrave

Aristote affirme que laquo neacuteanmoins ce [le bonheur] peut ecirctre aussi un bien partageacute par

beaucoup puisqursquoil est accessible agrave tous ceux qui nrsquoont pas de handicap pour la vertu

moyennant un certain apprentissage et de lrsquoapplication raquo (EN 1099b18-20) Bien que

lrsquoacquisition drsquoun caractegravere vertueux soit difficile et rare (Pol 1301b40) Aristote nrsquoen parle

jamais comme quelque chose drsquoimpossible agrave atteindre De plus il accorde volontiers la

sagaciteacute agrave Peacutericlegraves et agrave ses semblables (EN 1140b8-11) ce qui montre qursquoil croyait cet eacutetat

atteignable et effectivement atteint par certains hommes

Pour ce qui est du critegravere de la perfection (ἄριστος) Curzer lrsquointerpregravete comme eacutetant

en fait une reprise du critegravere de lrsquoautosuffisance (Curzer 1990 p431) Dans un tel cas il

nous faut donc regarder dans quelle mesure le bonheur humain peut ecirctre deacuteclareacute

autosuffisant Que lrsquoon interpregravete cet ἄριστος de EN 1098a17 comme eacutetant eacutequivalent agrave

autarcique ou bien tout simplement comme meilleur comme le voudrait une traduction

plus litteacuterale lrsquoautosuffisance reste tout de mecircme un critegravere du bonheur et il faut donc que

lrsquoexercice de la vertu morale qui est consideacutereacute comme eacutetant un bonheur agrave part entiegravere par

Aristote bien que de maniegravere secondaire (EN 1178a8-10)36 soit une pratique

autosuffisante Dans un cas comme dans lrsquoautre le problegraveme se pose

Avant daller plus loin dans cette direction il faut savoir quil est possible

dinterpreacuteter cet adjectif de maniegravere agrave ce quil ne puisse deacutesigner que lactiviteacute la meilleure

en elle-mecircme cest-agrave-dire la θεωρία Cependant nous soutenons que lutilisation dἄριστος

dans ce passage ne peut pas renvoyer agrave lactiviteacute theacuteoreacutetique pour les raisons que voici

Commenccedilons par mettre les passages pertinents en parallegravele

laquo Dans ces conditions si nous posons que loffice [ἔργον] de lhomme est une certaine forme de vie (cest-agrave-dire une activiteacute de lacircme et des actions rationnelles) mais que sil est homme vertueux ses oeuvres seront parfaites et belles degraves lors que chaque oeuvre parfaitement accomplie traduit la vertu qui lui est propre dans ces conditions donc le bien humain devient un acte de lacircme qui traduit la vertu et sil y a plusieurs vertus lacte qui traduit la plus parfaite [ἀρίστη] et la plus finale raquo (EN 1098a12-18)

Le contexte de ce passage est tregraves clair et cest au bien proprement humain

quAristote sattarde et non pas au bien le plus excellent en lui-mecircme Sil advenait que le

bien humain diffegravere du plus excellent des biens on pourrait soutenir que lἄριστος de ce

passage doit renvoyer agrave la meilleure vertu strictement humaine Regardons maintenant un

autre passage ougrave Aristote semble affirmer pratiquement la mecircme chose

laquo Mais si le bonheur est une activiteacute traduisant la vertu il est parfaitement rationnel quil traduise la vertu suprecircme (κατὰ τὴν κρατίστην) laquelle doit ecirctre vertu de ce quil y a de meilleur (ἅυτη δrsquoἂν εἴη τοῦ ἀρίστου) raquo (EN 1177a12-13)

36Afin de mieux comprendre le caractegravere secondaire du bonheur procureacute par lactiviteacute politique il est inteacuteressant de sen remettre au texte Le bonheur parfait agrave titre secondaire de Bodeacuteuumls (2004) Il nous semble aussi fort pertinent dajouter agrave cette eacutetude de Bodeacuteuumls que le fait que lactiviteacute theacuteoreacutetique soit associeacutee au loisir implique que le traitement que fait Aristote du loisir sapplique tout aussi bien agrave cette activiteacute et que degraves lors on peut ecirctre tenteacute de lui faire jouer un rocircle politique -ce qui ne la rend donc plus uniquement rechercheacutee pour elle-mecircme- au sens ougrave elle permettrait de deacutevelopper la tempeacuterance Nous reviendrons en deacutetail sur ce sujet agrave la fin de notre preacutesent travail

35

36

Agrave premiegravere vue on retrouve ici la mecircme position que dans le passage preacuteceacutedent

Toutefois le contexte y est diffeacuterent En effet Aristote ne cherche plus agrave identifier le

bonheur humain mais le bonheur en son sens pleinement acheveacute le bonheur parfait en lui-

mecircme indeacutependamment du fait quil puisse ecirctre atteint par lhomme ou non Comme on sy

attend lactiviteacute allant de pair avec ce bonheur acheveacute sera meacuteditative (EN 1177a17-18) Si

donc le bonheur doit ecirctre lactiviteacute traduisant la vertu de ce qui est le meilleur il nous faut

regarder si cela est applicable agrave lhomme et si oui on pourra dire que cest agrave cela que

renvoie lἄριστος de EN I 1098a18 Un texte de la Meacutetaphysique est tregraves pertinent pour

eacuteclairer cela

laquo Dabord donc si lIntelligence divine nest pas la penseacutee mais une simple puissance il est logique de supposer que la continuiteacute de la penseacutee est pour elle une fatigue En outre il est clair quil y aura quelque autre chose supeacuterieure agrave lIntelligence savoir ce qui est penseacute [τὸ νοουμένον] En effet le penser lacte de la penseacutee appartiendra aussi agrave celui qui pense le pire de sorte que si on doit eacuteviter cela (et on le doit car il y a des choses quil est meilleur de ne pas voir que de voir) lacte de la penseacutee ne peut pas ecirctre ce quil y a de meilleur [τὸ ἄριστον] raquo (Meta 1074b28-35)

En se fiant agrave ce texte il est clair que dans le cas de lhomme lacte de la penseacutee nest

pas ce quil y a de meilleur ce qui implique que lhomme ne participe pas agrave ce qui est le

meilleur en soi parce que pour lui la penseacutee est cause de fatigue (EN 1153a20) et donc une

puissance et que lhomme ne peut pas seulement penser agrave lobjet le meilleur comme en est

capable le premier moteur (Meta Λ 1072b25-30 1075a5-10) Cest aussi la conclusion agrave

laquelle en vient Aristote apregraves avoir donneacute les raisons pour lesquelles le bonheur

theacuteoreacutetique est le bonheur au sens propre

laquo Dans ces conditions voilagrave donc lactiviteacute qui devrait ecirctre le bonheur acheveacute de lhomme si elle a dureacute suffisamment longtemps pour faire une existence acheveacutee Rien dinacheveacute nentre en effet dans les composantes du bonheur Mais

pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain Ce nest pas en effet en sa qualiteacute dhomme que quelquun peut vivre ainsi mais comme deacutetenteur dun eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui [οὐ γὰρ ᾗ ἄνθρωπός ἐστιν οὕτω βιώσεται ἀλλrsquo ᾗ θεῖόν τι ἐν αὐτῷ ὑπάρχει] raquo (EN 1177b24-28)

En affirmant que la pratique de lactiviteacute theacuteoreacutetique relegraveve dune partie divine en

lui Aristote soutient du mecircme coup que le bonheur associeacute agrave lactiviteacute de cette partie est

aussi divin car ce nest que le divin qui peut reacutealiser la chose la meilleure telle que deacutecrite

dans le passage de la Meacutetaphysique que nous avons citeacute Cest aussi dire que dans labsolu

cest agrave cette activiteacute que devrait correspondre le bonheur humain mais eacutetant donneacute la

maniegravere dont lhumain est constitueacute il ne peut pas y arriver pleinement Si on soutient avec

Curzer (1990 p431) que lἄριστος de EN I 1098a18 nest quun rappel du critegravere de

lautosuffisance et quon reacuteussit agrave montrer quil existe un autre type dautarcie que lautarcie

divine dans la penseacutee aristoteacutelicienne nous serons en mesure de deacutefendre la position selon

laquelle le Stagirite naurait pas en tecircte la θεωρία en EN I 1098a12-18 Cest ce agrave quoi

nous allons maintenant nous attarder

15 Lrsquoautarcie humaine

Il nous semble clair que le concept drsquoautarcie divine que nous avons exposeacute plus

haut ne peut pas rendre compte de lrsquoactiviteacute des hommes37 parce que ce concept est

beaucoup trop rigoureux et ne fait appel qursquoagrave des eacuteleacutements internes pour assurer lrsquoautarcie

Il est donc neacutecessaire pour rendre compte de la penseacutee drsquoAristote de postuler que ce

37 Eacutevidemment il est indiscutable que crsquoest lrsquoautarcie divine que recherche le sage lorsqursquoil pratique la θεωρία mais ce type drsquoautarcie ne peut pas rendre compte du caractegravere propre de lrsquohomme On ne comprendrait pas non plus comment la citeacute pourrait ecirctre dite autarcique en vue du bien [αὔταρκες πρὸς το εὐ ζῆν] (Pol 1326b8-9) dans la mesure ougrave Aristote nrsquoaurait deacuteveloppeacute que cette seule conception de lrsquoautarcie

37

38

dernier distingue diffeacuterents types drsquoautarcie et que lrsquoun de ces types srsquoapplique agrave lrsquohomme

Crsquoest ce que nous appelons lrsquoautarcie humaine Grossiegraverement cela peut ecirctre compris

comme le fait de ne manquer de rien quant au neacutecessaire pour accomplir tout ce qui est

proprement humain ce qui va de la nourriture agrave lrsquoexercice de la vertu morale Ce type

drsquoautarcie est drsquoabord introduit par Aristote agrave partir du constat que lrsquoindividu seul ne peut

pas reacutepondre agrave ses besoins (EN 1097b5-10 EE 1242a5-10 Pol 1252a25-30) Ainsi ce

nrsquoest qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune citeacute que lrsquohomme pourra combler ses besoins vitaux et comme

chacun le sait lrsquoautarcie est toujours associeacutee avec la deacutefinition de la citeacute (Pol 1252b25-30

1261b10-15 1275b15-25 1326b1-10) Crsquoest donc dire que la citeacute permet de vivre et qursquoil y

a une part drsquoautarcie mateacuterielle comprise dans lrsquoautarcie humaine38 Eacutevidemment ce nrsquoest

pas tout et Aristote srsquoempresse drsquoajouter que la citeacute laquo srsquoeacutetant donc constitueacutee pour permettre

de vivre elle permet une fois qursquoelle existe de mener une vie heureuse raquo (Pol 1252b30-

35) Cette question de la vie heureuse est traiteacutee dans les Eacutethiques et crsquoest au bonheur

humain qursquoil nous faut maintenant nous attarder pour comprendre comment ce nrsquoest qursquoagrave

lrsquointeacuterieur de la citeacute qursquoun tel bonheur est possible et du mecircme coup en quoi lrsquoautarcie

humaine vise la suffisance agrave lrsquoeacutegard de tous les besoins proprement humains et notamment

le bonheur qui est lui-mecircme affirmeacute comme autosuffisant (EN 1097b15)

Au deacutebut de lrsquoEN Aristote insiste sur le fait que ce qursquoil lui faut rechercher dans sa

quecircte de ce qursquoest le bonheur crsquoest lrsquoexcellence humaine crsquoest lrsquooffice de lrsquohomme (EN I

6) Par la suite affirmant que laquo le bonheur est une certaine activiteacute de lrsquoacircme exprimant la

vertu finale raquo (EN 1102a5-10) il ajoute que laquo la vertu agrave examiner est la vertu humaine

38 Il devient clair que lrsquoautarcie de la citeacute nrsquoest pas seulement une autarcie mateacuterielle agrave la lecture du passage suivant laquo [la citeacute] qui a trop [de monde] est bien autarcique pour les choses indispensables comme lrsquoest une peuplade mais non comme une citeacute raquo (Pol 1326b1-5)

eacutevidemment car crsquoest preacuteciseacutement le bien humain que nous cherchions et le bonheur

humain raquo (EN 1102a13-16) Dans un tel contexte il nrsquoest pas eacutetonnant qursquoAristote en EN

I 3 diffegravere lrsquoeacutetude de la θεωρία agrave plus tard car comme nous lrsquoavons vu cette activiteacute nrsquoest

pas le propre de lrsquohomme mais plutocirct de la diviniteacute Comme le note Bodeacuteuumls il est

inteacuteressant de consideacuterer que dans ce passage aucune reacuteserve critique ne srsquoapplique agrave cette

activiteacute39 bien qursquoelle ne soit pas examineacutee sur le champ par Aristote Ce ne serait donc pas

parce qursquoelle est critiquable qursquoAristote ne la considegravere pas ici comme il le fait pour le

mode de vie visant agrave acqueacuterir la richesse mais selon nous parce qursquoelle ne serait pas une

activiteacute de lrsquohumain en tant que tel40 Crsquoest donc le bonheur proprement humain qui

inteacuteresse Aristote dans la presque totaliteacute de lrsquoEN et le fait qursquoil examine les vertus morales

humaines dans la majeure partie de cet ouvrage ne ferait que confirmer cela41 Il nous reste

donc agrave nous demander en quoi consiste le type drsquoautarcie qursquoAristote met de lrsquoavant dans

son deacuteveloppement et agrave montrer qursquoil srsquoapplique agrave lrsquohomme en tant qursquohomme crsquoest-agrave-dire

en tant que son office est de reacutealiser la vertu morale et la sagaciteacute (EN 1144a6-7)

Un passage nous semble particuliegraverement important pour montrer le caractegravere

collectif et humain de cette autarcie laquo Toutefois lrsquoautosuffisance comme nous

lrsquoentendons nrsquoappartient pas agrave une personne seule qui vivrait une existence solitaire Au

contraire elle implique parents enfants eacutepouse et globalement les amis et concitoyens degraves

39 Bodeacuteuumls 2004 p58 n240 Nous ne disons pas ici que selon Aristote lrsquohomme devrait se contenter des activiteacutes qui lui sont propres et ne pas preacutetendre agrave imiter la diviniteacute Voir entre autre EN 1177b32-1178a5 ougrave Aristote explique cela ou encore Meta 982b25-983a10 ougrave Aristote reacutefute lrsquoopinion des poegravetes selon laquelle il ne faut pas rechercher la sagesse parce qursquoeacutetant lrsquoapanage des dieux ces derniers seraient jaloux si un humain lrsquoatteignait Ainsi Aristote ne soutient pas qursquoil ne faut pas rechercher un bonheur divin mais diffeacuterant cette description il tentera de deacutefinir ce qursquoest le bonheur humain41 Cela est drsquoautant plus vrai si on tient compte que pour Aristote il est absurde de dire que les dieux possegravedent les vertus morales (EN 1178b10-20) qui sont donc de ce fait propres aux hommes

39

40

lors que lrsquohomme est naturellement un ecirctre destineacute agrave la citeacute raquo (EN 1097b8-11) Ce texte

tisse un lien tregraves eacutetroit entre lrsquoautarcie et la nature politique de lrsquohomme consideacuteration

omnipreacutesente chez Aristote42 Si crsquoest dans la nature de lrsquohomme de srsquounir en citeacute et que

lrsquoautarcie telle que lrsquoentend Aristote dans ce passage provient de cette nature il faut donc

en conclure que le concept drsquoautarcie mis ici de lrsquoavant est neacutecessairement un concept

proprement humain et politique

Aristote continue ce dernier extrait ainsi laquo Quant agrave lrsquoautosuffisance que nous

posons elle est le caractegravere de la chose qui reacuteduite agrave elle seule rend lrsquoexistence digne

drsquoeacutelection et sans le moindre besoin Or ce caractegravere appartient au bonheur croyons-nous raquo

(EN 1097b14-16) Il nous faut donc veacuterifier si la citeacute est en mesure drsquoassurer cette pleine

compleacutetude des besoins humains afin que lrsquohumain reacutealise pleinement ce qursquoil est Dans

cette optique ce sont les besoins de lrsquohomme vertueux et sagace qursquoil nous faut examiner

puisqursquoil est lrsquoexemplification parfaite de lrsquohomme ayant pleinement deacuteveloppeacute son cocircteacute

humain Pour Aristote cette vie de vertu ne se suffit pas pleinement agrave elle-mecircme et elle a

besoin des biens exteacuterieurs afin de pouvoir ecirctre exerceacutee (EN 1099a30-b10) Ces biens sont

des biens qui ne pourraient pas exister sans la citeacute (richesse pouvoir politique) parce qursquoils

nous semblent neacutecessiter certaines institutions et une certaine division des tacircches43 Plus

speacutecifiquement certaines vertus particuliegraveres sont traiteacutees par Aristote comme si leur

exercice ou du moins leur plus bel accomplissement devait neacutecessairement avoir lieu au

sein de la citeacute Crsquoest notamment le cas du courage pour lequel Aristote affirme que son plus

bel exemple est celui de ne pas craindre la plus belle mort agrave savoir la mort au combat (EN

42 Voir entre autres Pol 1253a7-8 1278b19 EN 1169b18-19 EE 1242a22-2343 Aristote ajoute aussi des choses comme laquo une famille honorable de bons enfants la beauteacute raquo (EN 1099b2-3) mais ces choses eacutetant donneacutees par la fortune il nrsquoest pas pertinent drsquoen tenir compte ici

1115a30-35) Or pour qursquoil y ait une guerre il faut qursquoau moins deux citeacutes soient en conflit

ce qui requiert eacutevidemment lrsquoexistence des citeacutes et que lrsquohomme courageux fasse partie de

lrsquoune drsquoelles44 Un autre exemple est celui de la magnificence dont lrsquoobjet peut ecirctre le fait

de payer laquo pour armer une triegravere et organiser une ambassade sacreacutee raquo (EN 1122a24-25) ou

encore pour des objets honorables comme ceux qui concernent les dieux ou ceux qui sont

drsquointeacuterecirct public (EN 1122b18-25) Degraves lors on comprend que la citeacute permet aux vertueux

drsquoexercer leurs vertus mecircmes car sans citeacute pas de triegraveres drsquoambassades ou de culte des

dieux45 La citeacute est donc autosuffisante au sens ougrave elle offre aux hommes qui la composent

tout ce dont ils ont besoin pour exercer la vertu humaine

On pourrait cependant voir ces exemples drsquoune autre maniegravere crsquoest-agrave-dire que ces

exemplifications des vertus particuliegraveres ne seraient en fait que contingentes au fait que

lrsquohomme vive en citeacute et que degraves lors lrsquoexistence de la citeacute nrsquoest pas un preacutealable agrave

lrsquoexercice de la vertu On pourrait en effet consideacuterer que cette maniegravere de deacutefinir le

courage nrsquoest que culturelle et que le courage pourrait tout aussi bien ecirctre accordeacute par

exemple agrave un homme ne vivant pas dans une citeacute mais qui ferait face laquo avec courage raquo agrave

une maladie Bien que cette perspective soit drsquoune certaine maniegravere deacutefendable en dehors

drsquoun contexte aristoteacutelicien ce nrsquoest pas la position drsquoAristote Pour lui en effet laquo le juste

lui a besoin drsquoautres personnes envers qui ou avec lesquelles il puisse exercer la justice et

crsquoest pareil drsquoailleurs pour le tempeacuterant le courageux et chacun des autres raquo (EN 1177a30-

44 Nous admettons que cet argument est discutable dans la mesure ougrave des peuplades qui ne forment pas de citeacutes peuvent aussi faire la guerre et par le fait mecircme agir de maniegravere courageuse Cependant Aristote semble reacuteticent agrave accorder la capaciteacute agrave agir vertueusement aux barbares (EN1145a30-35 Pol 1329a20-27) et donc indirectement agrave ecirctre reacuteellement courageux45 On pourrait consideacuterer que le culte des dieux peut ecirctre quelque chose de personnel et qursquoen cela il nrsquoest nul besoin de la citeacute mais ce qursquoAristote a en vue dans ce passage crsquoest lrsquohonneur qui advient agrave celui qui paie au sein de la citeacute pour honorer les dieux

41

42

32) On voit ainsi le caractegravere eacuteminemment social de lrsquoexercice de la vertu morale chez

Aristote En plus de cela le fait qursquoAristote deacutefinisse la justice comme eacutetant lrsquoapplication

des autres vertus particuliegraveres relativement agrave autrui (EN 1129b30-1130a15) montre encore

la forte deacutependance du vertueux agrave lrsquoeacutegard de la citeacute drsquoautant plus qursquoil soutient que la

justice est la vertu finale (EN 1129b30) et dans sa totaliteacute (EN 1130a9)46

De plus on voit qursquoAristote associe ces activiteacutes avec la vie de tous les hommes

mecircme celle du sage lorsqursquoil affirme en parlant de ce dernier laquo Mais en tant qursquohomme et

en tant qursquoil partage la vie drsquoun assez grand nombre [ᾗ δrsquo ἄνθρωπός ἐστι καὶ πλείοσι συζῇ]

il choisit drsquoexeacutecuter les actes qui traduisent la vertu47 Il aura donc besoin de ces sortes

drsquoappuis pour vivre en homme (πρὸς τὸ ἀνθρωπεύεσθαι)48 raquo (EN 1178b5-10 nous

46 On peut aussi ajouter agrave cette analyse leacutetude de Bodeacuteuumls La nature politique de la sagaciteacute (2004) qui montre en quoi la φρόνησις trouve son accomplissement dans la politique pratique pour laquelle la citeacute est eacutevidemment essentielle Cela sert agrave prouver que les actions humaines ne peuvent encore une fois ecirctre complegravetes quagrave linteacuterieur de la citeacute47 Ce passage peut sembler en partie contradictoire avec EN 1169a32-34 et 1170a2-4 ougrave Aristote semble affirmer comme le comprend Bodeacuteuumls que laquo cela implique la possibiliteacute pour le philosophe qui est bon drsquoecirctre pleinement heureux sans ecirctre un homme drsquoaction srsquoil a des amis eacutegalement bons qui sont eux-mecircmes hommes drsquoaction raquo (Bodeacuteuumls 2004 n1 p484) Cela est drsquoautant plus probant si lrsquoon considegravere EN 1112b25-30 ougrave Aristote dit que ce que font nos amis peut drsquoune certaine maniegravere ecirctre consideacutereacute comme fait par nous-mecircmes ce qui est aussi coheacuterent avec la position aristoteacutelicienne que lrsquoami est un autre soi-mecircme (Bodeacuteuumls soutient cependant ailleurs que laquo car si lintelligence vaut au sage son bonheur (au sens premier) il ne peut pas lorsquil agit ne pas cultiver aussi lintelligence que reacuteclame la vertu sans se priver alors de son titre au bonheur (agrave titre second) raquo (2004 p192)) Neacuteanmoins le passage de EN IX 9 nrsquoaffirme pas que le sage puisse ne jamais avoir agrave agir vertueusement mais bien que lrsquoobservation drsquoune action vertueuse de la part drsquoun ami est autant agreacuteable qursquoune action vertueuse accomplie par lui-mecircme De plus la reacuteponse que donne Aristote agrave la question de savoir concernant la musique laquo pourquoi en effet faut-il lapprendre soi-mecircme et non pas en en eacutecoutant dautres jouir de plaisirs droits et ecirctre capable de porter des jugements corrects comme le font les Laconiens raquo (Pol 1339a42-b2) semble pouvoir eacuteclairer cette question En effet en soutenant que lenfant doit apprendre lui-mecircme agrave jouer (sans devenir un parfait virtuose ce qui lui serait nuisible) et non pas seulement ecirctre capable de juger des oeuvres et en fondant cela sur le fait que laquo cest une chose impossible ou difficile de devenir des juges valables de travaux auxquels on na pas pris part raquo (Pol 1340b23-25) nous pouvons deacuteduire de cela que pour ecirctre vertueux contempler des oeuvres vertueuses ne suffit pas il faut en faire Eacutevidemment Bodeacuteuumls ne soutient pas que lon puisse ecirctre vertueux simplement en regardant des gens vertueux agir mais simplement quon pourrait ecirctre pleinement heureux ainsi Le problegraveme est justement que pour pouvoir juger du caractegravere vertueux dune action accomplie il faut soi-mecircme ecirctre vertueux ce qui implique la pratique Mais indeacutependamment de tout cela ce qui est important dans le passage de EN 1178b5-10 est le fait que lrsquoexercice de la vertu morale soit eacutevoqueacutee dans le but drsquoexpliquer ce qursquoest vivre en homme ce qui nrsquoest pas affecteacute par lrsquointerpreacutetation que fait Bodeacuteuumls du passage de EN IX 948 Le Bailly note dans la deacutefinition de ce verbe que crsquoest par opposition agrave la diviniteacute

soulignons) Ce sont ces sortes drsquoappuis (argent puissance liberteacute) qui doivent donc ecirctre en

possession de lrsquoindividu afin que celui-ci puisse ecirctre dit autarcique Cette remarque de EN

X 8 est semblable agrave ce que disait Aristote en EN I 9 1099a31-33 ougrave il affirmait la

neacutecessiteacute des biens exteacuterieurs pour le bonheur humain Or tous ces biens exteacuterieurs sont

des biens que seule lrsquoappartenance agrave une citeacute peut procurer

16 La citeacute comprise par lrsquoanalogie du tout organique

Le problegraveme auquel nous faisons face en soutenant que la citeacute permet de reacutepondre

aux besoins de lrsquohomme vertueux et sagace ce qui le rendrait du mecircme coup autosuffisant

est le suivant jamais Aristote ne dit qursquoun tel homme est autarcique49 Agrave notre

connaissance Aristote nrsquoattribue lrsquoautarcie de maniegravere absolue qursquoaux dieux et agrave la citeacute

Ainsi si lon considegravere quAristote nattribue jamais le type dautarcie humaine agrave des

individus il serait difficile de soutenir quil la bel et bien eacutelaboreacutee dans son oeuvre

Cependant si on considegravere qursquoAristote conccediloit la citeacute comme un tout dont les parties sont

les individus de la mecircme maniegravere qursquoun corps vivant est composeacute des organes le problegraveme

est beaucoup moins grave voire absent En effet bien que dans un tel cas les parties ne

soient pas autosuffisantes en elles-mecircmes le fait qursquoelles soient neacutecessaires agrave

49 En EN 1125a11-12 Aristote attribue une certaine autarcie au magnanime Il est par contre plus que douteux qursquoil fasse reacutefeacuterence agrave autre chose qursquoagrave lrsquoautarcie mateacuterielle ou plus preacuteciseacutement au fait de ne manquer de rien vu le contexte de cet eacutenonceacute Crsquoest probablement ainsi que le comprend Bodeacuteuumls en traduisant par laquo indeacutependance raquo plutocirct que par laquo autosuffisance raquoEn EN 1160b3-4 Aristote dit aussi que laquo nest pas un roi en effet celui qui ne se suffit pas agrave lui-mecircme et nest pas supeacuterieur sur tous les plans du bien raquo Il affirme cela dans le but de montrer que nayant besoin de rien le roi naura dautres motivations que linteacuterecirct de ses sujets lors de ses deacutecisions Dans un tel cas il y aurait toutefois une certaine association entre lautosuffisance et lexcellence du caractegravere moral mais cela est beaucoup trop isoleacute et mal deacuteveloppeacute pour quon puisse accorder agrave ce passage une trop grande importance mais nous y reviendrons agrave la fin de notre travail De plus on pourrait dire que lautosuffisance confeacutereacutee au roi nest que mateacuterielle dans la mesure ougrave le philosophe prend la peine dajouter la supeacuterioriteacute sur tous les plans du bien comme si lobjet de lautosuffisance dont il eacutetait question ici neacutetait pas agrave proprement parler un bien

43

44

lrsquoautosuffisance du tout implique un lien suffisamment eacutetroit entre le tout et ses parties pour

qursquoon comprenne que les parties profitent elles aussi de lrsquoautosuffisance du tout Reste agrave

montrer qursquoAristote deacutecrit bien la citeacute par une analogie avec un tout organique50 ce qui

nous permettra de comprendre lautarcie humaine comme eacutetant lautarcie quAristote

attribue agrave la citeacute

Eacutevidemment cette question risquerait de nous occuper pendant trop longtemps pour

que nous tentions de la traiter de maniegravere exhaustive Crsquoest pourquoi nous nous

contenterons ici de deacutefendre le caractegravere organique de la citeacute par une reacutefutation drsquoun

commentateur soutenant la position inverse Lrsquoarticle qui nous inteacuteresse donc ici est celui

de Robert Mayhew intituleacute Part and Whole in Aristotles Political Philosophy Le premier

argument de Mayhew pour rejeter le caractegravere organique du tout que forme la citeacute est de

dire qursquoune substance ne peut pas avoir pour partie drsquoautres substances en se basant sur des

textes de la Meacutetaphysique (Meta 1039a3-4 1041a4-5)51 Autrement dit il soutient que

puisqursquoune substance ne peut pas ecirctre composeacutee de substances (1) et que lrsquohomme est une

substance (2) il deacutecoule de cela que lrsquohomme ne peut pas ecirctre une partie de la citeacute si on

conccediloit celle-ci comme une substance organique (3) Le problegraveme avec cet argument crsquoest

que la preacutemisse (1) ne tient pas compte de la suite du texte sur lequel elle se base et qui

influence lrsquointerpreacutetation qursquoon peut avoir de la preacutemisse (2) laquo Il est impossible qursquoune

substance provienne de substances qursquoelle contiendrait comme en enteacuteleacutechie car des ecirctres

qui sont ainsi deux en enteacuteleacutechie ne seront jamais un seul ecirctre en enteacuteleacutechie Mais si ces

50Un indice de cela se trouve en EN IX 8 laquo Or exactement comme une Citeacute est avant tout constitueacutee semble-t-il par son instance la plus souveraine ainsi que chaque autre organisme [σύστημα] de la mecircme faccedilon lecirctre humain lui aussi est constitueacute par ce quil y a en lui de plus souverain raquo (EN 1168b31-33 nous soulignons)51 Mayhew 1997 pp328-329

ecirctres sont deux en puissance ils pourront ecirctre un raquo (Meta 1039a3-7) Comme lrsquoexplique ce

texte pour qursquoune substance puisse ecirctre composeacutee de substances il faut que ces derniegraveres

ne soient pas en enteacuteleacutechie crsquoest-agrave-dire ne soit pas pleinement reacutealiseacutees avant de faire

partie du tout auquel elles appartiennent Pour que lrsquoargument de Mayhew soit juste il

faudrait donc que lrsquohomme soit pleinement reacutealiseacute avant mecircme de faire partie drsquoune citeacute

Or cette preacutemisse est plus que douteuse52 Sans faire ici une analyse complegravete du sujet

nous nous contenterons de faire appel aux passages ougrave Aristote soutient que lrsquohomme qui

nrsquoappartient pas par nature agrave une citeacute est soit une becircte soit un dieu (Pol 1252a1-5

1253a25-30) montrant ainsi que lrsquoessence de lrsquohomme ne peut srsquoaccomplir que dans le

cadre de la citeacute De plus si la vertu morale est lrsquoaccomplissement de lrsquohomme comme nous

lrsquoavons soutenu plus haut et que la vertu morale ne se pratique qursquoagrave lrsquointeacuterieur de la citeacute il

faut en conclure qursquoun homme ne peut pas ecirctre accompli avant de faire partie drsquoune citeacute

Crsquoest en cela que nous voyons que le premier argument de Mayhew eacutechoue agrave montrer que

le tout drsquoune citeacute nrsquoest pas un composeacute organique Cependant nous ne pouvons pas nous

contenter de cela car le fait drsquoaffirmer que lrsquohomme doit faire partie de la citeacute afin de

srsquoaccomplir ne dit rien de la maniegravere dont il doit en ecirctre une partie Il faut degraves lors se

pencher sur les autres arguments de Mayhew

Son deuxiegraveme argument consiste agrave dire qursquoen Pol 1261a16-22 ougrave Aristote critique

lrsquouniteacute de la citeacute platonicienne crsquoest du mecircme coup lrsquouniteacute organique de la citeacute qui est

rejeteacutee par le Stagirite53 Nous ne croyons pas que ce soit effectivement le cas Ce que

critique Aristote dans ce passage crsquoest laquo le fait pour une citeacute drsquoecirctre une le plus possible raquo

52 Mayhew lui-mecircme admet plus tard dans son texte que lrsquohomme ne peut ecirctre pleinement accompli qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune citeacute (Mayhew 1997 p338)53 Ibid p329

45

46

(Pol 1261a15-16) et pas neacutecessairement decirctre un composeacute organique De plus il associe

lrsquouniteacute de la citeacute platonicienne agrave une reacutegression du statut de citeacute agrave celui de famille et

drsquoindividu et crsquoest en cela que Mayhew comprend le rejet de lrsquouniteacute organique drsquoun

individu au niveau de la citeacute Nous ne croyons cependant pas que ce soit le mouvement de

la penseacutee drsquoAristote Lorsqursquoil effectue la reacuteduction de la citeacute platonicienne agrave lrsquoindividu

nous croyons plutocirct que loin de rejeter la conception organique il vise plutocirct agrave dire que la

citeacute platonicienne est conccedilue de maniegravere agrave ce qursquoelle ne soit associeacutee qursquoagrave une seule de ces

parties Crsquoest ici que Meta Δ 6 qui porte sur lrsquouniteacute nous est utile Dans ce chapitre

Aristote soutient que lrsquoune des conceptions qursquoon peut avoir de lrsquouniteacute est la suivante

laquo crsquoest quand le sujet ne diffegravere pas speacutecifiquement [κατὰ τὸ εἶδος] [hellip] On dit par

exemple drsquoune part que le vin est un et que lrsquoeau est une en tant qursquoindivisibles selon

lrsquoespegravece raquo (Meta 1016a20-25) Lrsquoeau est donc consideacutereacutee une par Aristote parce que toutes

ses parties sont identiques quant agrave lrsquoespegravece Ainsi en disant que la citeacute platonicienne est

reacuteduite agrave lrsquoeacutetat drsquoindividu54 crsquoest dire que ses parties ne sont que des individus identiques

selon lrsquoespegravece Or pour Aristote laquo une citeacute au contraire doit ecirctre une uniteacute composeacutee

drsquoeacuteleacutements diffeacuterant speacutecifiquement [εἴδει διαφέρει] raquo (Pol 1261a29-30) Crsquoest justement

lagrave une autre des deacutefinitions de lrsquouniteacute qursquoil donne en Meta Δ 6 agrave savoir lrsquouniteacute par

continuiteacute (Meta 1015b35-1016a17) et crsquoest ce genre drsquouniteacute que nous attribuons agrave la citeacute

et que nous croyons pouvoir aussi attribuer agrave un organisme vivant Eacutetant donneacute que

Mayhew rejette le fait que la citeacute puisse ecirctre continue dans un sens fort55 il importe de

regarder cette position plus en profondeur

54 Il est important de noter qursquoAristote ne dit pas que cette citeacute est retombeacutee agrave lrsquouniteacute drsquoun organisme vivant55 Mayhew 1997 330

Avant tout nous accordons que les parties de la citeacute ne peuvent pas ecirctre continues

du fait drsquoun contact physique Cela nous importe peu dans la mesure ougrave nous comprenons

lrsquouniteacute organique de la citeacute plutocirct comme une analogie que comme le fait que la citeacute serait

reacuteellement un ecirctre vivant au mecircme titre que nrsquoimporte quel animal Cependant le fait qursquoil

nrsquoy ait pas de continuiteacute physique nrsquoempecircche pas la citeacute drsquoecirctre malgreacute tout continue mecircme

si ce nrsquoest pas au sens le plus fort Pour Aristote peuvent ecirctre dits un par continuiteacute deux

morceaux de bois relieacutes par de la colle (Meta 1016a1-2) On voit donc que lrsquouniteacute par

continuiteacute nrsquoest pas neacutecessairement le fait drsquoune uniteacute entiegraverement naturelle56 De plus

Aristote affirme que la justice (EN 1132b33-35) et lrsquoamitieacute (EN 1155a22-25 Pol

1262b5-25) de faccedilon analogue agrave la colle au sens ougrave un eacuteleacutement tiers creacutee le lien de

continuiteacute retiennent les parties de la citeacute ensemble De la mecircme maniegravere les diffeacuterentes

composantes drsquoune chaussure ne forment pas une uniteacute si elles sont mises ensemble de

maniegravere deacutesordonneacutee alors qursquoelles en forment une lorsquelles sont assembleacutees dans la

forme de la chaussure (Meta 1016b10-20) Ce mecircme genre de consideacuteration est fait par

Aristote concernant la citeacute En effet il affirme que le simple fait que des individus soient

regroupeacutes dans un mecircme lieu nrsquoentraicircne pas lrsquoexistence drsquoune citeacute Il faut en plus de cela

une structure commune qui les unifie une constitution une forme (Pol 1328b15-20) On

pourrait aussi comprendre cela agrave partir du texte ougrave Aristote parle du fait que Babylone nrsquoest

pas une citeacute mecircme si elle met une foule de gens rassembleacutes agrave lrsquointeacuterieur de murailles parce

qursquoun jour ougrave elle eacutetait assieacutegeacutee une partie de la ville prit trois jours avant de srsquoapercevoir

du siegravege (Pol 1276a24-30)

56 Cela peut eacutevidemment ecirctre remis en question du fait qursquoen affirmant que lrsquouniteacute de la citeacute est artificielle il est difficile drsquoexpliquer le fait que la citeacute soit une chose naturelle Nous renvoyons agrave lrsquoanalyse de Miller (1989) sur la maniegravere de concilier ces deux positions

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On peut mettre ce passage en lien avec un texte de La Reacutepublique57 de Platon

(Reacutepublique 462c-e) texte dans lequel Platon explique qursquoune citeacute doit ecirctre semblable agrave un

organisme qui lorsqursquoune de ses parties se blesse est entiegraverement affecteacute par cette blessure

Ce paralleacutelisme peut paraicirctre eacutetrange voire contradictoire dans la mesure ougrave Aristote est

supposeacute critiquer la conception que se fait Platon de lrsquouniteacute de la citeacute dans La Reacutepublique

On peut essayer de rendre compte de cela de quelques maniegraveres mais nous ne nous y

attarderons pas trop puisque cela deacutepasse le propos de notre preacutesent travail On pourrait

tout drsquoabord dire qursquoAristote fidegravele agrave sa meacutethode diaporeacutematique ne ferait ici que

conserver ce qursquoil y aurait de bon dans lrsquoanalyse platonicienne de lrsquouniteacute de la citeacute On

pourrait aussi dire que dans le passage drsquoAristote le mouvement de prise de conscience

part drsquoun eacutevegravenement affectant le tout et doit ecirctre perccedilu par chacune des parties alors que

chez Platon le mouvement est inverse en ce qursquoil part drsquoune affection drsquoune partie pour ecirctre

perccedilu par le tout La derniegravere maniegravere pour tenter drsquoeacuteviter de dire qursquoAristote se contredit

serait de soutenir que son passage fait plutocirct reacutefeacuterence au fait que Babylone nrsquoest pas une

citeacute du fait de sa trop grande eacutetendue et que certaines parties de la ville ne soient pas au

courant du siegravege ne serait qursquoune conseacutequence de cette trop grande eacutetendue ce qui dans le

contexte est aussi fort plausible

Mayhew poursuit son argumentation en soutenant que pour que le rapport

toutpartie de la citeacute forme une uniteacute organique il faudrait que les parties appartiennent au

tout Or puisque les citoyens sont des hommes libres et qursquoils nrsquoappartiennent agrave personne

57Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Reacutepublique de Leroux

cela est impossible58 Encore une fois nous croyons que Mayhew aurait raison si Aristote

affirmait que la citeacute est un organisme vivant au sens plein mais puisque nous croyons que

ce nrsquoest plutocirct qursquoune analogie il nous est permis de croire qursquoAristote pourrait peut-ecirctre

faire reacutefeacuterence ici agrave une conception moins rigoureuse de lrsquoappartenance qui rendrait agrave la

fois compte du fait que la citeacute laquo possegravede raquo les individus tout en permettant agrave ceux-ci de

demeurer des hommes libres Avant de nous expliquer plus en deacutetails il est important de

voir quAristote lui-mecircme affirme le contraire de ce que soutient Mayhew En effet laquo En

mecircme temps il ne faut pas penser quaucun des citoyens sappartiennent agrave lui-mecircme mais

que tous appartiennent agrave la citeacute [ἅμα δὲ οὐδὲ χρὴ νομίζειν αὐτὸν αὑτοῦ τινα εἶναι τῶν

πολιτῶν ἀλλὰ πάντας τῆς πόλεως] car chacun est une partie de la citeacute Mais le soin de

chaque partie a par nature en vue le soin du tout raquo (Pol 1337a27-30) Bien quil ny ait pas

dans ce passage de verbe signifiant proprement la possession la preacutesence du verbe ecirctre

suffit ce dernier pouvant aussi en grec avoir cet usage59 tout comme en franccedilais dailleurs

(cet objet est agrave moi) De plus le fait de voir que la citeacute possegravede les citoyens serait une autre

faccedilon dexpliquer comment cest agrave la citeacute que sapplique lautosuffisance humaine et non

directement aux individus De cette maniegravere eacutetant donneacute que la citeacute possegravede ce qui lui faut

pour bien vivre agrave savoir des citoyens pouvant pratiquer la vertu morale et la sagaciteacute on

comprend mieux pourquoi elle peut ecirctre dite autosuffisante

Voyons maintenant comment Aristote traite en elle-mecircme la question de la

possession afin de montrer que le passage que vous venons de soulever sinsegravere bel et bien

dans la penseacutee aristoteacutelicienne En Meta Δ 23 Aristote en examinant les diffeacuterents sens

58 Mayhew 1997 p33359Voir Smyth Greek grammar Harvard University Press 1920 (1956 1984) 1303 p315

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du verbe ἔχειν en arrive agrave dire que laquo crsquoest ainsi que nous disons que le vase laquo contient raquo

[ἔχειν] le liquide la ville les hommes [τὴν πόλιν ἀνθρώπους] et le vaisseau les matelots

De mecircme le tout laquo renferme raquo [ἔχειν] les parties raquo (Meta 1023a15-18 nous soulignons)

On voit donc bien qursquoen un certain sens la citeacute possegravede ses parties Il est cependant vrai

que ce sens de possession peut sembler ecirctre assez faible et ne pas neacutecessairement impliquer

une relation organique entre le tout et ses parties ce que la suite de Meta Δ 23 nous

permet de faire En effet ce chapitre deacutecrit aussi la possession en disant que laquo ce qui

empecircche un ecirctre de se mouvoir ou drsquoagir selon sa tendance est dit aussi laquo retenir raquo [ἔχειν]

cet ecirctre [hellip] Crsquoest encore dans le mecircme sens que lrsquoon applique ce terme agrave ce qui reacuteunit les

objets sinon ils se seacutepareraient chacun suivant sa force propre raquo (Meta 1023a18-23) Cette

deacutefinition srsquoapplique tout agrave fait agrave la citeacute en ce que la citeacute de par ses lois empecircche les

citoyens drsquoagir selon leurs penchants naturels pour plutocirct tendre vers la vertu (Pol

1263b35-40 1266b29-32 1336b20-25 EN X 10 en entier particuliegraverement 1179b31-32)

Mayhew examine aussi Pol 1253a3-29 ougrave Aristote affirme que la citeacute est par nature

anteacuterieure agrave lrsquoindividu Il comprend de cette anteacuterioriteacute que bien qursquoil soit vrai que lrsquohomme

ne peut pas se reacutealiser en tant qursquohomme en dehors de la citeacute il nrsquoen est pas pour autant une

partie de la mecircme maniegravere qursquoune main est une partie du corps car laquo That one can live his

life fully only in the city does not mean that one must live a life wholly for the city raquo

(Mayhew 1997 p338) Cet argument est tregraves inteacuteressant et est au cœur du principal

problegraveme que nous voulions soulever dans ce travail agrave savoir la tension entre la recherche

de lrsquoautarcie humaine et de lrsquoautarcie divine au sein de la citeacute Autrement dit la question est

de savoir comment il est possible pour lrsquohomme compris comme une partie organique de la

citeacute de participer agrave autre chose qursquoagrave la reacutealisation de lrsquoautarcie de la citeacute ou plus

preacuteciseacutement de pratiquer la philosophie La question se pose en effet car comme nous

lrsquoavons vu le propre de lrsquohomme est la reacutealisation de la vertu humaine et de la sagaciteacute Or

ces activiteacutes ne sont pas les plus excellentes en elles-mecircmes et Aristote est tregraves clair agrave ce

sujet disant que notre condition de mortel ne doit en aucun cas nous soustraire agrave la

recherche de ce qui est le meilleur en soi crsquoest-agrave-dire la pratique de la θεωρία (EN

1177b32-1178a5) Dans la prochaine partie de notre travail nous tenterons de montrer en

quoi la coexistence de lrsquoautarcie humaine et de la recherche de lrsquoautarcie divine peut ecirctre

comprise comme difficilement conciliable dans le cadre de la citeacute En arrivant agrave montrer

quil est difficile pour un individu de pratiquer la philosophie en tant quactiviteacute pour la citeacute

tout en montrant quil est neacutecessaire de pratiquer ce type dactiviteacute nous serons en mesure

de voir que Mayhew semble avoir tort de ne pas reconnaicirctre la caractegravere organique de

luniteacute de la citeacute aristoteacutelicienne En effet cette possible conclusion nous amegravenerait agrave voir

que laffirmation de Mayhew voulant que laquo one can live his life fully only in the city does

not mean that one must live a life wholly for the city raquo (1997 p338) nest pas tout agrave fait

juste dans la mesure ougrave la neacutecessiteacute de vivre en citeacute implique que les activiteacutes qui y seront

pratiqueacutees devront avoir une quelconque utiliteacute pour elle Cest donc dire que la citeacute ne peut

exister que si les citoyens sont utiles les uns pour les autres et donc que les activiteacutes qui ne

sont pas pratiqueacutees en ce sens pour la citeacute ne pourront pas ecirctre encourageacutees Eacutevidemment

nous sommes conscients quAristote ne questionne jamais la leacutegitimiteacute de la pratique de la

philosophie et le troisiegraveme et dernier chapitre de notre travail tentera justement de faire

ressortir les raisons pour lesquelles la recherche dune certaine autarcie individuelle et

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divine a tout de mecircme sa place au sein des activiteacutes de la citeacute malgreacute le fait que cette

recherche ne participe pas au caractegravere utile essentiel agrave la perpeacutetuiteacute de la citeacute

2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine

Tout drsquoabord il faut drsquoembleacutee affirmer que lrsquoautarcie humaine doit ecirctre preacuteconiseacutee

puisqursquoelle est la condition de possibiliteacute de toutes les autres activiteacutes On peut voir cela

dans le fait que puisque lrsquohomme nrsquoest pas autosuffisant lorsqursquoon le considegravere de maniegravere

individuelle lrsquoappartenance agrave une citeacute qui lui permet du mecircme coup de subvenir agrave ses

besoins est une condition essentielle de la pratique de toutes les autres activiteacutes en ce sens

que la citeacute lui permet de vivre tout simplement La recherche de lrsquoautarcie divine mise en

branle par la pratique de la philosophie correspond quant agrave elle au bien vivre (dans lrsquoabsolu

et pas seulement drsquoun point de vue humain) qui est preacutesent dans la deacutefinition de la citeacute que

donne Aristote et nrsquoest possible qursquoune fois que les besoins mateacuteriels de lrsquoindividu sont

remplis (EN 1178b30-35) ce qui requiert lrsquoautarcie mateacuterielle de la citeacute elle-mecircme incluse

dans lrsquoautarcie humaine On peut aussi voir cela dans un passage des Topiques60

laquo Et encore ce qui provient du superflu [τὰ ἐκ περιουσίας] est meilleur que le neacutecessaire et parfois est aussi preacutefeacuterable car bien vivre est meilleur que vivre or bien vivre est du superflu tandis que vivre est lui-mecircme une neacutecessiteacute Parfois cependant les choses meilleures ne sont pas les plus deacutesirables et ce nest pas en effet parce quune chose est meilleure quelle est neacutecessairement aussi plus deacutesirable ainsi philosopher vaut mieux que senrichir mais ce nest pas lagrave une chose preacutefeacuterable pour celui qui manque du neacutecessaire Le superflu cest quand posseacutedant le neacutecessaire on travaille agrave sassurer quelque autre belle chose Rigoureusement parlant peut-ecirctre le neacutecessaire est-il preacutefeacuterable et le superflu meilleur raquo (Top 118a5-15)

21 Lamitieacute politique

Ceci eacutetant dit il faut maintenant consideacuterer les conditions qui permettent lrsquoexistence

drsquoune citeacute dans la penseacutee aristoteacutelicienne afin de voir comment le philosophe est ou non en

60Sauf avis contraire nous citons la traduction des Topiques de Tricot

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mesure de srsquoinseacuterer dans la vie de la citeacute de maniegravere agrave rendre possible sa continuiteacute dans le

temps car si la citeacute srsquoeffondre la possibiliteacute pour le sage de pratiquer la philosophie

srsquoeffondre avec elle Ainsi la pratique de la philosophie deacutepend de la stabiliteacute de la citeacute du

fait que la citeacute ne cesse pas drsquoexister Cette stabiliteacute rechercheacutee semble entre autres avoir

pour cause chez Aristote une certaine forme drsquoamitieacute (EN 1155a23-29 Pol 1262b8-9) Il

nous faut par contre ecirctre plus preacutecis agrave ce sujet eacutetant donneacute qursquoil existe plusieurs types

drsquoamitieacute dans la penseacutee aristoteacutelicienne Ce que nous recherchons crsquoest la forme drsquoamitieacute

qui peut relier tous les citoyens ensemble de maniegravere agrave procurer la stabiliteacute agrave la citeacute

Comme on peut srsquoen douter ce type drsquoamitieacute est ce qursquoAristote appelle lrsquoamitieacute politique

(πολιτικὴ φιλία) ou la concorde (ὁμόνοια) Cependant la concorde nrsquoest pas deacutecrite comme

eacutetant une forme drsquoamitieacute proprement dite (EN 1155a24-25) mais plutocirct une laquo attitude

amicale raquo (EN 1167a22) tout comme la bienveillance (EN 1166b30-31) La distinction

entre attitude amicale et amitieacute se fait principalement par le degreacute drsquoimplication de la

personne dans la relation Aristote explique en effet que la bienveillance est une attitude

amicale et non pas de lrsquoamitieacute parce qursquoon peut ecirctre bienveillant agrave lrsquoeacutegard de quelqursquoun

qursquoon ne connaicirct pas ou qui nrsquoa pas conscience de notre bienveillance (EN 1166b30-32) ce

qui serait essentiel pour parler drsquoamitieacute Ainsi on conccediloit qursquoune relation drsquoamitieacute est

beaucoup plus intime qursquoune attitude amicale nous permettant du mecircme coup de

comprendre comment la concorde pourrait srsquoappliquer agrave lrsquoensemble des citoyens car toute

la rigueur drsquoune relation drsquoamitieacute nrsquoa pas agrave ecirctre respecteacutee dans une telle relation Reste

maintenant agrave deacutefinir ce que le Stagirite entend par concorde pour deacuteterminer comment le

philosophe peut preacutetendre ou non agrave une telle relation

laquo On dit des Citeacutes que la concorde y regravegne lorsque touchant leurs inteacuterecircts les

concitoyens sont du mecircme avis prennent les mecircmes deacutecisions et exeacutecutent les reacutesolutions

communes raquo (EN 1167a26-28) Crsquoest pourquoi Aristote considegravere que lrsquoaccord sur

lrsquoexplication des pheacutenomegravenes ceacutelestes nrsquoentraicircne pas la concorde (EN 1167a25-26) Il est

ici important de voir que crsquoest lrsquointeacuterecirct qui est au centre de la deacutefinition de la concorde Il

faut aussi rappeler que les corps ceacutelestes font partie de lrsquoobjet de la philosophie puisqursquoils

sont du ressort de la physique qui est elle-mecircme deacutesigneacutee comme science theacuteoreacutetique et

comme philosophie seconde (Meta 1025b17-1026a31) On voit deacutejagrave comment la

philosophie ne peut pas porter les gens agrave la concorde De plus si la concorde est un accord

quant agrave lrsquointeacuterecirct il faut aussi voir que lrsquointeacuterecirct ou lrsquoutile est objet de deacutelibeacuteration comme

le montre la distinction que fait Aristote en Rheacutetorique61 I 3 entre les trois genres oratoires

que sont le deacutelibeacuteratif le judiciaire et lrsquoeacutepidictique Le philosophe y affirme en effet que la

fin laquo pour une deacutelibeacuteration crsquoest lrsquoutile ou le nuisible (car lorsqursquoon deacutelibegravere on donne ce

agrave quoi lrsquoon exhorte comme meilleur et ce dont on dissuade comme pire) et les autres

consideacuterations que lrsquoon invoque ndash le juste ou lrsquoinjuste le bien ou le mal ndash sont rapporteacutees agrave

cette fin raquo (Rheacutet 1358b22-27) Il ajoute aussi agrave cela que laquo sur tout ce qui est ou sera

neacutecessairement sur tout ce qui ne peut ecirctre ou se produire lagrave-dessus il nrsquoy aura pas

drsquoactiviteacute de conseil raquo (Rheacutet 1359a30-35 cf aussi EN 1112a21-26) Or crsquoest justement lagrave

le propre de la philosophie que drsquoeacutetudier les choses neacutecessaires (EN 1139a5-10) et dont la

veacuteriteacute est eacuteternelle (EN 1139b20-25) Voilagrave une autre maniegravere de montrer que la

philosophie ne traite pas de lrsquointeacuterecirct On peut aussi tirer de cela que la recherche de

lrsquoautarcie divine qui passe par la pratique de la philosophie nrsquoest pas en elle-mecircme un

61Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Rheacutetorique de Chiron

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objet de concorde et qursquoelle nrsquoaide donc pas agrave lier les citoyens drsquoune citeacute Cela nrsquoest

cependant pas suffisamment fort pour affirmer lrsquoincompatibiliteacute entre la recherche de

lrsquoautarcie humaine et de lrsquoautarcie divine parce qursquoau fond notre argument ne fait que dire

que la philosophie nrsquoentraicircne pas la concorde sans dire pour autant qursquoelle lrsquoempecircche

Cependant lrsquoanalyse que nous avons faite de la concorde nrsquoest pas complegravete et une

eacutetude plus approfondie montrera lrsquoincompatibiliteacute que nous avons supposeacutee Il faut drsquoabord

se demander agrave quel genre drsquoamitieacute parmi les trois deacutecrits par Aristote se rapproche la

concorde Eacutevidemment comme nous lrsquoavons dit un peu plus haut crsquoest agrave lrsquoamitieacute par

inteacuterecirct que se compare la concorde (EN 1167b2-4 EE 1242a6-7) En effet laquo lrsquoamitieacute

politique srsquoest constitueacutee en fonction de lrsquoutiliteacute et ce tout particuliegraverement crsquoest parce

que chacun ne se suffit pas agrave soi-mecircme que les hommes croit-on se sont rassembleacutes raquo (EE

1242a6-9) laquo Ainsi il est neacutecessaire tout drsquoabord que srsquounissent les ecirctres qui ne peuvent

exister lrsquoun sans lrsquoautre [] et ce par nature en vue de leur mutuelle sauvegarde raquo (Pol

1252a25-30) Crsquoest donc dire que mecircme le philosophe doit se conformer agrave cet impeacuteratif

eacutetant donneacute que sa nature drsquohomme lrsquoempecircche de se soustraire aux neacutecessiteacutes de la vie

comme nous lrsquoavons deacutejagrave dit Dans cette perspective il est primordial pour la personne qui

deacutesire pratiquer la philosophie drsquoecirctre capable de srsquoinseacuterer dans une telle association et le

moyen de le faire semble ecirctre la possibiliteacute de se lier drsquoamitieacute politique avec les autres

citoyens Il faut voir ici que pour Aristote lrsquoamitieacute politique nrsquoest pas la forme drsquoamitieacute

pleinement acheveacutee qui est lrsquoamitieacute selon la vertu Cela est tregraves important dans la mesure

ougrave une amitieacute acheveacutee ne permet pas de cultiver de nombreux amis (EN 1158a11-12) ce

que permet lrsquoamitieacute selon lrsquointeacuterecirct (EN 1158a16-18) 62

22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie

En ayant toujours agrave lrsquoesprit le deacutesir de stabiliteacute de la citeacute crsquoest aux conditions de la

mise en place et du maintien de lrsquoamitieacute par inteacuterecirct qursquoil nous faut maintenant nous

attaquer Comme nous allons le voir un philosophe uniquement en tant que philosophe ne

peut pas prendre part agrave une relation drsquoamitieacute politique pour trois raisons a) lrsquoinutiliteacute de la

philosophie b) lrsquoincommensurabiliteacute de la philosophie avec les autres activiteacutes ou avec

toute production c) lrsquoimpossibiliteacute de la philosophie dans son essence agrave faire partie drsquoun

eacutechange de type marchand Si nous avons raison de soutenir quun individu ne peut pas

passer sa vie agrave faire de la philosophie parce que cette activiteacute agrave elle seule ne lui permet pas

decirctre accepteacute dans la citeacute par les autres citoyens ce sera du mecircme coup expliquer en quoi

la recherche de lautarcie divine ne peut pas constituer lensemble de la vie dun homme

221 Linutiliteacute de la philosophie

Il faut voir que pour Aristote lrsquoamitieacute par inteacuterecirct contrairement agrave lrsquoamitieacute selon la

vertu se reacutealise entre des personnes diffeacuterentes Le but de cette association est de pallier un

manque en offrant quelque chose qursquoon a en excegraves (EN 1159b12-21) Par exemple le

tisserand fournit des vecirctements au cordonnier en eacutechange de sandales Dans ce genre de

relation il faut eacutevidemment pour qursquoil y ait relation que chacun y trouve son compte en

termes drsquoutiliteacute Il faut que chacun de par la relation puisse combler une neacutecessiteacute ou un

62 Une autre diffeacuterence entre lrsquoamitieacute politique et lrsquoamitieacute acheveacutee est le fait que pour Aristote une amitieacute veacuteritable se passe de justice (EN 1155a26-27) alors qursquoil affirme que laquo ce qui est le plus juste se trouve dans lrsquoamitieacute par utiliteacute vu que crsquoest lagrave ce qui constitue la justice politique raquo (EE 1242a11-12)

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besoin qursquoil nrsquoeacutetait pas en mesure de combler avant la relation En ce sens Aristote soutient

qursquoune telle amitieacute se dissout lorsque lrsquoun des individus nrsquoest plus satisfait par ce que

lrsquoautre lui procure (EN 1157a14-15 1159b11-12) Ainsi chacun des membres de la

communauteacute drsquointeacuterecircts doit fournir quelque chose drsquoutile de maniegravere agrave pouvoir continuer de

profiter de ce que les autres ont agrave offrir On voit ici apparaicirctre la notion de reacuteciprociteacute

essentielle agrave la compreacutehension de ce qursquoest lrsquoamitieacute pour Aristote peu importe le type

drsquoamitieacute dont on parle (EN 1156a5-10)63 Cela est drsquoautant plus important que crsquoest le

besoin dans la penseacutee aristoteacutelicienne qui assure la coheacutesion du tout (EN 1133a25-30)

Autrement dit crsquoest du fait que les individus ont besoin les uns des autres qursquoune certaine

coheacutesion peut srsquoeacutetablir dans le tout que forme la citeacute De cette maniegravere il est primordial

pour appartenir agrave ce tout que lrsquoactiviteacute ou la production drsquoun individu puisse reacutepondre agrave un

besoin des autres individus

Le cas de la philosophie est donc ici tregraves probleacutematique dans la mesure ougrave comme

chacun le sait la philosophie est complegravetement exteacuterieure agrave toute consideacuteration drsquoutiliteacute64

63 On pourrait ici objecter que la concorde ou lrsquoamitieacute politique ne sont pas reacuteellement de lrsquoamitieacute mais plutocirct des attitudes amicales comme nous lrsquoavons souleveacute plus haut et que de ce fait la reacuteciprociteacute effective nrsquoest pas primordiale Cela est vrai Toutefois il faut tout de mecircme comprendre qursquoun individu doit ecirctre en mesure de fournir quelque chose drsquoutile mecircme si dans les faits il ne le fait pas envers chaque individu du groupe64 Nous ne sommes pas sans savoir quun texte de lEE affirme que laquo certes rien nempecircche que par accident elles [les sciences theacuteoreacutetiques] ne nous soient utiles dans beaucoup de neacutecessiteacutes raquo (EE 1216b15-16) ce qui pourrait donner un certain caractegravere utile agrave la philosophie De plus comme le fait remarquer Bodeacuteuumls (1991 p61) cette consideacuteration est aussi preacutesente dans le De Sensu (436a19-61) ougrave Aristote explique que les naturalistes trouvent souvent des applications de leur deacutecouvertes dans le domaine de la meacutedecine ce qui leur confegravere une utiliteacute non neacutegligeable Toutefois toujours comme lexplique Bodeacuteuumls ce passage direct entre le theacuteorique et le pratique dans les sciences naturelles ne sapplique pas au lien qui semble unir la philosophie et la politique laquo Dans lordre naturel en effet se trouve une telle reacutegulariteacute des pheacutenomegravenes que le meacutedecin peut faire fond sur ce quaffirme le naturaliste pour soigner Il nen va pas de mecircme dans lordre humain ougrave la complexiteacute et la diversiteacute des pheacutenomegravenes font que la plupart des lois du bien absolu au lieu decirctre veacuterifiables le plus souvent comme celles de la santeacute sont le plus souvent prises en deacutefaut raquo (Bodeacuteuumls 1991 p61) Ainsi pour que la philosophie soit utile au niveau politique il ne faut pas se contenter decirctre philosophe mais il faut aussi posseacuteder la sagaciteacute qui permet au politique de connaicirctre le cas particulier sur lequel il doit agir ou leacutegifeacuterer Ce nest donc que par accident et lorsque combineacutes agrave la sagaciteacute que les reacutesultats de la philosophie peuvent saveacuterer utiles En elle-mecircme la philosophie demeure inutile et si elle est rechercheacutee ce nest que pour elle-mecircme Pour mieux comprendre le rapport qui est eacutetabli par Aristote entre la philosophie et la

En effet Aristote ne nomme pas la philosophie ou quoi que ce soit qui srsquoy rattache lorsqursquoil

eacutenumegravere les parties essentielles agrave la citeacute (Pol 1291a1-b1) Il ne mentionne pas non plus la

sagesse lorsqursquoil parle de ce qui rend la citeacute heureuse (Pol 1323b30-35) Pis encore la

philosophie ne fait pas partie des choses qursquoil considegravere comme neacutecessaires pour qursquoune

citeacute soit autarcique (Pol 1328b5-20) Ces consideacuterations proviennent bien sucircr toutes du fait

que de lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique laquo on nrsquoen tire en effet rien hors le beacuteneacutefice de meacutediter [παρὰ

τὸ θεωρῆσαι] tandis que des activiteacutes lieacutees agrave lrsquoaction [ἀπὸ δὲ τῶν πρακτικῶν] nous tirons

avantage tantocirct plus tantocirct moins en dehors de lrsquoaction [παρὰ τὴν πρᾶξιν] raquo (EN 1177b1-

5) Aristote va mecircme jusqursquoagrave dire que bien que des penseurs comme Anaxagore et Thalegraves

aient eacutetudieacute les choses les plus nobles qui soient cela ne les empecircche pas pour autant drsquoecirctre

ignorants quant agrave leur propre inteacuterecirct laquo Ils savent dit-on des choses exceptionnelles

stupeacutefiantes difficiles mais sans utiliteacute parce qursquoils ne cherchent pas les biens humains raquo

(EN 1141b2-9 cf aussi EN 1139a25-30 1143b15-20) Un autre signe de lrsquoinutiliteacute de la

philosophie et du fait qursquoelle ne peut permettre de reacutepondre agrave aucun besoin se trouve dans

le fait que le Stagirite affirme quelle est apparue tardivement dans lhistoire cest-agrave-dire

une fois que les arts utiles avaient deacutejagrave eacuteteacute deacuteveloppeacutes En effet laquo presque tous les arts qui

srsquoappliquent aux neacutecessiteacutes et ceux qui srsquointeacuteressent au bien-ecirctre et agrave lrsquoagreacutement de la vie

eacutetaient deacutejagrave connus quand on commenccedila agrave rechercher une discipline de ce genre raquo (Meta

Α 982b20-25) Crsquoest donc dire qursquoil a fallu que la citeacute soit deacutejagrave en mesure de reacutepondre aux

besoins des individus avant que la philosophie nait pu se deacutevelopper65

politique voir le chapitre II laquo Philosophie et politique raquo du livre Politique et philosophie chez Aristote65 Un argument similaire se retrouve dans le Protreptique ougrave Aristote pour montrer lrsquoinutiliteacute de la philosophie donne lrsquoexemple des Icircles des Bienheureux endroit dans lequel les individus nrsquoayant aucun besoin agrave combler pratiquent tout de mecircme la philosophie prouvant du mecircme coup que celle-ci ne vise pas agrave reacutepondre agrave un besoin puisqursquoon la pratique lorsque tous les besoins sont combleacutes (Aristote Invitation agrave la philosophie fr7 p19-20)

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Il ne faut cependant pas conclure de cela que toutes les activiteacutes intellectuelles

doivent recevoir le mecircme traitement que la philosophie Dans la mesure ougrave Aristote

distingue deux vertus intellectuelles diffeacuterentes soit la sagesse et la sagaciteacute rejeter lrsquoutiliteacute

de la sagesse ne megravene pas neacutecessairement agrave rejeter lrsquoutiliteacute de la sagaciteacute Au contraire laquo la

sagaciteacute pour sa part concerne les biens humains crsquoest-agrave-dire ceux qui font lrsquoobjet de

deacutelibeacuterations puisque lrsquohomme sagace a pour principale fonction disons-nous de bien

deacutelibeacuterer raquo (EN 1141b9-10) Le fait que la sagaciteacute soit en lien avec la capaciteacute de deacutelibeacuterer

montre de maniegravere claire son utiliteacute car comme nous lrsquoavons vu plus haut ce sont les

choses utiles ou nuisibles qui sont objets de deacutelibeacuterations

Un autre aspect important agrave souligner est le fait que lrsquoamitieacute par inteacuterecirct est une

amitieacute difficile agrave maintenir dans la mesure ougrave elle est une amitieacute plaintive (EN 1162b16-

20) crsquoest-agrave-dire qursquoelle est une amitieacute ougrave les partenaires ne sont jamais satisfaits et en

veulent toujours plus En prenant cela en compte il est drsquoautant plus facile drsquoadmettre que

la pratique de la philosophie ne sera jamais lrsquoobjet drsquoune telle amitieacute puisque si ceux qui

partagent une telle relation sont toujours agrave lrsquoaffucirct de leurs moindres inteacuterecircts ils auront tocirct

fait de deacuteceler que la philosophie ne leur procure aucune utiliteacute

222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie

Passons maintenant agrave la deuxiegraveme raison qui explique limpossibiliteacute de la

philosophie agrave prendre part agrave une relation damitieacute politique et de ce fait limpossibiliteacute de la

philosophie agrave avoir sa place au sein des activiteacutes de la citeacute Aristote affirme quune telle

relation est aussi une relation deacutegaliteacute ougrave les deux parties procurent une utiliteacute eacutegale (EE

1242b22) Cela ne signifie toutefois pas que ce qui est eacutechangeacute doit ecirctre qualitativement de

valeur ou dutiliteacute eacutegales mais que leacutegaliteacute agrave deacutefaut decirctre quantitative doit ecirctre corrigeacutee

par un facteur de proportionnaliteacute Cette proportionnaliteacute est ce qui permet agrave chacun de

recevoir une part eacutequitable cest elle qui donne confiance dans la relation laquo Cest en effet

parce quon retourne en proportion de ce quon reccediloit que la Citeacute se maintient raquo (EN

1132b33-34) On voit donc que cette proportionnaliteacute est aussi essentielle pour la stabiliteacute

de la citeacute Le fonctionnement de cette proportionnaliteacute est tregraves simple et est au fond un

rapport arithmeacutetique Pour reprendre lexemple dAristote laquo mettons un bacirctisseur A un

cordonnier B une maison C et une chaussure D il faut donc que le bacirctisseur reccediloive du

cordonnier son travail agrave lui et quil lui donne en retour le sien raquo (EN 1133a7-9) Dans cet

exemple il est clair que dans un rapport un pour un la maison aura une valeur

consideacuterablement plus eacuteleveacutee que la chaussure mais laquorien nempecircche en effet le travail de

lun des partenaires decirctre supeacuterieur agrave celui de lautre Il faut donc les rendre eacutegaux raquo (EN

1133a12-14) Il ne sagit que de sentendre sur le nombre de chaussures que vaut une

maison (EN 1133a21-26) et le tour est joueacute Mecircme si cela peut sembler plus facile agrave dire

quagrave faire le principe demeure accessible La question est maintenant de savoir quel est le

critegravere agrave appliquer pour ecirctre en mesure deacutetablir la proportion selon laquelle doit se faire un

eacutechange afin decirctre juste consideacuterant que les choses prenant part agrave des eacutechanges sont si

uniques les unes par rapport aux autres quelles sont incommensurables (EN 1133b18-20)

On pourrait effectivement proposer plusieurs critegraveres diffeacuterents comme par exemple le

nombre dheures travailleacutees afin de reacutealiser louvrage eacutechangeacute comme cest parfois le cas

aujourdhui Pour Aristote ce critegravere est le besoin (EN 1133a26-28) Il justifie cette

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position en affirmant que cest le besoin qui force les gens agrave sassocier et que sans besoins

nul eacutechange naurait lieu (EN 1133b6-10) De cette maniegravere puisque le besoin est la raison

de leacutechange et de lassociation il se doit aussi decirctre leacutetalon de mesure sur lequel se basent

ces eacutechanges66 Encore une fois la possibiliteacute pour la philosophie de faire partie dun tel

eacutechange est plus que douteux si lon tient compte du caractegravere omnipreacutesent de la notion de

besoin dans le cadre de leacutechange ayant cours dans une relation damitieacute par inteacuterecirct

Par la suite Aristote introduit aussi un moyen terme par lequel peuvent aussi

seffectuer les eacutechanges la monnaie Cest donc principalement par le biais de largent

quon peut en venir agrave rendre leacutegaliteacute agrave des choses ineacutegales Eacutevidemment le simple troc peut

aussi arriver agrave eacutegaliser les diffeacuterences entre des produits ou des services mais largent

possegravede quelques avantages qui font quune fois inventeacutee elle a eacuteteacute preacuteconiseacutee Le premier

avantage qua largent par rapport au troc cest quil permet davoir une mesure commune

pour tout (EN 1164a1-4) Ensuite il est beaucoup plus pratique parce quil est facile agrave

transporter et quil permet autant dacheter que de vendre (Pol 1257a35-41)

Troisiegravemement il permet de diffeacuterer un eacutechange dans le cas ougrave lon naurait besoin de rien

au moment de leacutechange (EN 1133b10-13) Une fois lutilisation de largent instaureacutee il

semble quAristote considegravere que tout doit sy rapporter (EN 1164a1-3) laquo Crsquoest pourquoi

tout doit avoir un prix eacutetabli car crsquoest la condition pour qursquoil y ait toujours possibiliteacute

drsquoeacutechange et partant drsquoassociation La monnaie constitue donc une sorte drsquoeacutetalon qui rend

les choses commensurables et les met agrave eacutegaliteacute Sans eacutechange en effet il nrsquoy aurait pas

66Le fait quAristote mette de lavant le besoin dans leacutechange est une des raisons qui lui permettent de critiquer la chreacutematistique dans la mesure ougrave cette derniegravere substitue le but reacuteel de leacutechange soit lutile agrave laccumulation sans limite de monnaie (Pol I 9) Pour un exposeacute sur la conception aristoteacutelicienne de la monnaie et de son rapport agrave la chreacutematistique voir larticle de Meikle (1994)

drsquoassociation ni drsquoeacutechange sans eacutegalisation ni drsquoeacutegalisation sans mesure commune raquo (EN

1133b14-18) On voit donc ici que largent joue un rocircle central dans leacutechange et pour que

quelque chose puisse ecirctre eacutechangeacute il est neacutecessaire quon puisse lui attribuer une valeur

moneacutetaire Cette valeur est cependant deacutetermineacutee par le besoin qui reste malgreacute tout le

critegravere de proportionnaliteacute dans un eacutechange

Toujours dans le but de cerner ce quest lamitieacute selon linteacuterecirct Aristote fait une

distinction entre deux formes que peut prendre cette amitieacute en gardant agrave lesprit la neacutecessiteacute

de leacutegaliteacute dans leacutechange laquo Lrsquoamitieacute politique souhaite donc ecirctre fondeacutee sur lrsquoeacutegaliteacute Mais

il existe deux espegraveces drsquoamitieacute drsquoutiliteacute lrsquoune leacutegale lrsquoautre morale Lrsquoamitieacute politique

regarde lrsquoeacutegaliteacute et la chose comme chez les vendeurs et les acheteurs drsquoougrave le proverbe laquo

Un gage pour lrsquohomme ami raquo Donc quand elle se fonde sur une entente cette amitieacute est

politique et leacutegale mais lorsque les gens srsquoen remettent les uns aux autres lrsquoamitieacute

souhaite ecirctre morale et de lrsquoordre de la camaraderie raquo (EE 1242b31-37 cf aussi EN

1162b20-1163a1) Ce que constate Aristote dans ce passage cest quon peut faire confiance

soit agrave une sorte de contrat soit agrave la bonne foi de notre ami en ce qui a trait agrave la

proportionnaliteacute de leacutechange Cependant il ny a pour lui que lamitieacute leacutegale qui est

compatible avec lamitieacute par inteacuterecirct et donc avec lamitieacute politique67 alors que lamitieacute

morale est le fait de lamitieacute selon la vertu et le deacutesir de vouloir fonder une amitieacute par

inteacuterecirct sur une amitieacute morale na pour effet que de rendre la relation extrecircmement plus

67On peut deacuteduire de cela que lamitieacute politique est peut-ecirctre possible mecircme avec les esclaves En effet Aristote soutient quun maicirctre peut ecirctre ami de son esclave non pas en tant que celui-ci est un esclave mais en tant quil est un homme et quen tant que tel il a laquo la capaciteacute de srsquoengager comme lui sous la mecircme loi et la mecircme convention raquo (EN 1161b5-10)

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difficile agrave maintenir (EE 1242b36-1243b14) Au fond il faut que les termes de leacutechange

fassent partie dune entente avant que leacutechange ne soit effectueacute (EN 1133b1-5) De cette

maniegravere si tout le monde respecte lentente aucune discorde ne peut survenir entre des

amis agissant de la sorte car ils sont conscients des conditions de leacutechange et avaient le

choix de les accepter ou non Degraves lors lamitieacute leacutegale est la maniegravere de rendre lamitieacute

politique durable puisquelle preacutevient la discorde68 En plus de cela laquo la seacuteparation leacutegale

est une question drsquoargent (car crsquoest par ce dernier qursquoon mesure lrsquoeacutegaliteacute) tandis que la

seacuteparation morale est de greacute agrave greacute raquo (EE 1243a6-8) rajoutant encore au fait que lamitieacute par

inteacuterecirct se reacutealise par le moyen de largent

Il nous reste maintenant agrave regarder de quelle maniegravere la philosophie pourrait se

comparer avec les autres activiteacutes dans le but de pouvoir eacutetablir une proportion qui aurait

cours lors dun eacutechange Eacutevidemment comme nous lavons deacutejagrave affirmeacute nous ne croyons

pas que la philosophie puisse faire partie dun tel eacutechange de type marchand dans la penseacutee

aristoteacutelicienne Malgreacute tout il est important de faire lanalyse que nous nous proposons

justement pour montrer cette impossibiliteacute Comme nous invite agrave le faire Aristote laquo pour

ceux qui ne sont pas sur une ligne droite [et dont] crsquoest lrsquoanalogue qui est la mesure par

exemple si lrsquoun se plaint drsquoavoir donneacute de la sagesse69 et lrsquoautre de lrsquoargent il faut

68Le fait que lamitieacute selon la vertu soit une amitieacute morale ne lui enlegraveve cependant pas pour autant sa stabiliteacute car la stabiliteacute de ce type damitieacute nest pas fondeacutee sur leacutegaliteacute dun eacutechange mais plutocirct sur lintention [προαίρεσις] (EE 1243a31-b5) qui traduit le caractegravere de lindividu vertueux Cela est vrai dans la mesure ougrave Aristote considegravere que lobjet de la deacutecision [προαίρεσις] est le reacutesultat de la deacutelibeacuteration (EN 1113a9-13) que la sagaciteacute est la faculteacute de deacutelibeacuterer selon une fin deacutetermineacutee par un caractegravere vertueux ( EN 1178a15-22) et donc que la deacutelibeacuteration sagace traduit le caractegravere vertueux dune personne qui lui est deacutejagrave quelque chose de stable (EN 1156b11-12)69Le fait quAristote utilise la notion de sagesse [σοφία] dans ce passage peut apparaicirctre comme probleacutematique parce quil semble suggeacuterer que la σοφία est commensurable avec largent Cependant il nest pas clair dans le contexte quAristote veuille parler de la σοφία en son sens technique De plus dautres textes que nous discuterons dans la suite nous obligent agrave neacutegliger ce passage et agrave donner agrave cet emploi de σοφία un sens large sapprochant de celui de τέχνη Il existe aussi un texte dont le parallegravele est eacutevident et ougrave le philosophe affirmant que lamitieacute selon lutiliteacute seacutetablit entre des personnes diffeacuterentes donne lexemple dun individu qui

examiner ce qursquoest la sagesse par rapport agrave lrsquoargent ensuite ce qui a eacuteteacute donneacute pour

chacun raquo (EE 1243b25-40 nous soulignons)

Il faut tout dabord savoir quAristote soutient que lenseignement philosophique

nest pas commensurable agrave largent (EN 1164b1-6 EE 1243b20-23) cest-agrave-dire quon ne

peut pas lui donner de valeur moneacutetaire Sachant cela et ayant agrave lesprit que cest

principalement par le biais de largent quon parvient agrave fixer la proportion dun eacutechange il

est de mise de conclure quil serait difficile pour un philosophe si sa seule activiteacute est la

philosophie de prendre part agrave une relation damitieacute politique Cette incommensurabiliteacute agrave

largent se justifie de deux maniegraveres qui sont toutefois lieacutees La premiegravere est le fait que

leacutetalon de mesure servant agrave deacuteterminer la valeur moneacutetaire dun produit ou dune activiteacute

est comme nous lavons dit plus haut le besoin Eacutetant donneacute que la philosophie ne reacutepond agrave

aucun besoin il est donc impossible de lui donner une quelconque valeur La deuxiegraveme

raison se trouve dans la maniegravere dont Aristote deacutecrit un eacutechange agrave savoir quun individu X

qui produit A eacutechange avec un individu Y qui produit B Pour que leacutechange soit eacutegal et il

doit lecirctre dans une relation damitieacute politique il faut trouver le coefficient qui eacutegalisera les

produits A et B si ceux-ci ne sont pas deacutejagrave eacutegaux Le problegraveme qui se pose au philosophe

dans un tel modegravele cest quil ne produit rien (EN 1139a26-29) laquo La sagesse en effet ne

peut consideacuterer aucune des choses dont lhomme puisse tirer son bonheur puisquelle est

totalement eacutetrangegravere agrave la production de quoi que ce soit raquo (EN 1143b19-20) Ceci eacutetant dit

il faut consideacuterer que lindividu Z si on le considegravere uniquement en tant que philosophe na

nrsquoa pas appris [ἀμαθὴς] et dun savant qui est un connaisseur [εἰδότι] (EN 1159b12-14) En nous fondant sur la symeacutetrie entre σοφία et εἰδότι on peut affirmer que dans le texte de lEE Aristote a en tecircte celui qui possegravede une connaissance quelconque et non pas le sage qui pratique la philosophie De toute maniegravere ce qui est important est plus la meacutethodologie qui ressort du passage que la compatibiliteacute entre cette laquo sagesse raquo et largent

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rien agrave offrir ne produit aucun C qui puisse ecirctre lobjet dune eacutegalisation Le fait que la

philosophie soit eacutetrangegravere agrave toute production est bien entendu coheacuterent avec lessence que

lui donne Aristote agrave savoir de navoir aucune autre fin quelle-mecircme (EN 1177b18-21)

Ceci nous force donc encore une fois agrave conclure que la philosophie ne peut pas sinseacuterer

dans le type deacutechange requis par lamitieacute politique Ainsi puisque la reacuteciprociteacute au niveau

de lutiliteacute est impossible pour le philosophe lassociation sera aussi impossible (EN

1133b5) ce qui est plus que facirccheux parce que le philosophe du fait quil soit aussi

humain nest pas soustrait agrave la neacutecessiteacute et cest par lentremise de lassociation politique

que ses besoins peuvent ecirctre combleacutes

223 Lessence de la philosophie

Regardons maintenant comment la philosophie dans son essence mecircme se doit

decirctre exteacuterieure agrave tout eacutechange moneacutetaire Contrairement aux autres objets qui eux ont

deux usages agrave savoir leur usage propre et leur usage en terme de moyen deacutechange (Pol

1257a5-15) la philosophie ne peut avoir quun seul usage agrave savoir son usage propre Cela

est fondeacute sur le fait que la philosophie doit ecirctre rechercheacutee pour elle-mecircme sans avoir agrave

tenir compte de consideacuterations utilitaires qui de toute maniegravere lui sont eacutetrangegraveres Ainsi si

Aristote affirme que la chaussure est utiliseacutee en tant que chaussure dans les deux usages

quon peut en faire cest que lexistence de la chaussure est soumise agrave la neacutecessiteacute de se

chausser et que ce trait peut ecirctre utiliseacute soit pour se chausser soi-mecircme soit pour eacutechanger

en vue dobtenir de largent qui servira agrave combler dautres besoins Ce quon eacutechange ici

cest lutiliteacute de la chaussure Or puisque la philosophie ne procure aucune utiliteacute il est

donc impossible den faire deux usages dans lesquels elle serait preacutesente en tant quelle-

mecircme La chaussure peu importe lequel de ses deux usages on en fait demeure une

chaussure authentique ce qui ne peut pas ecirctre le cas pour la philosophie

Pour mieux comprendre cela il est pertinent de se reacutefeacuterer agrave lactiviteacute des sophistes et

agrave la description quen fait Aristote Pour lui la sophistique et la philosophie ont en commun

de traiter du mecircme genre de reacutealiteacute mais se distinguent du fait du mode de vie qui deacutecoule

de leur pratique respective (Meta Γ 2 1004b21-27) Autrement dit ce qui les distingue

cest la fin qui guide leur activiteacute Alors que le philosophe na pour fin que son activiteacute elle-

mecircme le sophiste lui a pour but le profit En effet laquo le sophiste est un homme qui gagne

de largent agrave laide de ce qui est en lapparence un savoir mais qui nen est pas un raquo (RS

165a20-25)70 et laquo ceux qui agissent de mecircme en vue de cette renommeacutee qui deacutebouche sur

des gains peacutecuniaires passent pour des sophistes raquo (RS 171b25-30) Ce que font donc les

sophistes cest modifier la fin de lactiviteacute philosophique afin den obtenir un profit

moneacutetaire Cependant cela a pour conseacutequence que le savoir quils transmettent nest quun

savoir apparent et donc que ce nest plus une pratique philosophique authentique Pour le

dire autrement le fait que le but de leur activiteacute ne soit plus la veacuteriteacute pour elle-mecircme mais

le gain deacuteforme la pratique de la philosophie en tant que telle et entraicircne une perte de la

rigueur qui doit ecirctre le fait de la philosophie en cherchant plutocirct agrave faire en sorte que

lactiviteacute paraisse attrayante pour des laquoacheteursraquo potentiels laquo Il est clair quil y a aussi

neacutecessiteacute pour [les sophistes] de paraicirctre faire oeuvre de savant plutocirct que de le faire sans

le paraicirctre [hellip] Il est donc indispensable pour ceux qui veulent jouer au sophiste de

rechercher le genre darguments dont il a eacuteteacute fait mention Cest en effet tout agrave leur

70Sauf avis contraire nous citons la traduction des Reacutefutations sophistiques de Dorion

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avantage une pareille capaciteacute les fera paraicirctre savants et il se trouve que cest lagrave

lambition quils nourrissent raquo (RS 165a24-32)

Ceci fait aussi partie dune critique plus geacuteneacuterale agrave lendroit du fait de poser le profit

comme finaliteacute Dans lexemple de la chaussure dont nous venons de parler mecircme dans son

usage comme moyen deacutechange la fin de cet eacutechange reste encore lutiliteacute et non pas le pur

profit et en ce sens cet usage de la chaussure nest pas probleacutematique dans la mesure ougrave

laquo cet eacutechange-lagrave nest ni contraire agrave la nature ni une espegravece de chreacutematistique il existait en

effet pour compleacuteter lautarcie naturelle raquo (Pol 1257a25-30) Aristote envisage par contre

un autre exemple comme le fait remarquer Meikle (1994 pp29-34) ougrave la fin de la

production dun produit nest pas lutiliteacute mais le profit cest lexemple des couteaux

Delphiques (Pol 1252b1-6) Dans ce passage et Meikle en est conscient (Meikle 1994

p33) Aristote ne relie pas explicitement la recherche du profit avec la perte de la

maximisation de lutiliteacute mais cette critique est latente eacutetant donneacute que dautres textes

tendent agrave nous le faire croire Prenons pour seul exemple Pol 1258b10-15 ougrave le Stagirite

soutient que certaines personnes font du gain moneacutetaire la fin du courage et de la meacutedecine

ce qui corrompt neacutecessairement ces activiteacutes de la mecircme maniegravere que la sophistique est

une pratique deacutevieacutee de la philosophie agrave un point tel quelle nest plus de la philosophie

Comme le souligne Meikle laquo Aristotle defines actions by their ends (EN III 11 15b22

Met E 1050a22-4) If two activities aim at different ends they are different however

similar they may appear raquo (Meikle 1994 p27) Ceci eacutetant dit il nous faut donc conclure

que le fait de vouloir faire de la philosophie lobjet dun eacutechange marchand trahit la nature

mecircme de la philosophie jusquagrave devoir lui refuser le nom de philosophie ce qui en ce sens

nous empecircche de comprendre lactiviteacute du philosophe comme pouvant prendre part agrave un

eacutechange de ce type et deacutecoulant de cela agrave une amitieacute politique

23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute

Nous sommes maintenant devant un problegraveme En effet si nous consideacuterons que la

description que nous venons de faire de lamitieacute politique est juste cela ne peut pas rendre

compte du fait que la citeacute est unie par ce type damitieacute Nous nous expliquons Depuis le

deacutebut nous avons insisteacute sur le fait que lamitieacute politique eacutetait une forme damitieacute par inteacuterecirct

et quelle se reacuteduisait agrave cela ne devant pas ecirctre confondue avec lamitieacute selon la vertu tel

quAristote laffirme lui-mecircme dans sa distinction entre amitieacute leacutegale et amitieacute morale dont

nous avons deacutejagrave parleacute Toutefois en prenant cela au seacuterieux il est difficile de comprendre

ce qui distingue ce type damitieacute dune simple association de marchands dautant plus que

le Stagirite affirme que lamitieacute selon linteacuterecirct est justement une amitieacute de marchands (EN

1158a21-22) De plus si lamitieacute politique se reacuteduit agrave une recherche de besoins mateacuteriels ou

dutiliteacute il est aussi difficile de voir comment on peut parler dautarcie humaine au niveau

de la citeacute car ce type dautarcie se doit de comprendre une composante morale qui nest pas

non plus le fait dun eacutechange marchand Degraves lors comment concilier cela avec la

conception de la citeacute qui deacutecoule de Pol III 9 Dans ce chapitre Aristote explique comme

le montre bien Cooper (1990 p229-230) que la communauteacute politique nest pas quune

simple association dinteacuterecircts mais quau-delagrave de linteacuterecirct particulier chaque membre de la

communauteacute a agrave coeur lexcellence du caractegravere moral de ses concitoyens (Pol 1280b1-5)

Cest dans cette exacte mesure que la conception de lamitieacute politique que nous avons

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70

deacuteveloppeacutee nest pas capable de rendre compte agrave elle seule de ce quest la citeacute En effet si

lamitieacute politique est ce qui unit la citeacute et que cette amitieacute ne prend en compte que linteacuterecirct

des particuliers on voit mal comment elle pourrait fonder le deacutesir de chacun de ses

membres de voir les autres membres cultiver lexcellence morale et donc que lautarcie

humaine puisse ecirctre complegravetement atteinte dans la citeacute

Ainsi si on extrapole ce qui est exposeacute en Pol III 9 il est neacutecessaire quune

certaine forme damitieacute selon la vertu soit preacutesente entre chacun des citoyens si on veut que

la citeacute soit plus quune association dinteacuterecircts personnels mateacuteriels Cest un peu vers cette

direction que penche Cooper en essayant de soutenir que lamitieacute politique implique dune

certaine maniegravere un souci des qualiteacutes morales des concitoyens vivant dans une citeacute

Toutefois cette position semble difficile agrave deacutefendre parce que lamitieacute selon la vertu ne peut

pas ecirctre partageacutee par beaucoup dindividus ce qui doit eacutevidemment ecirctre le cas pour une

amitieacute entre concitoyens (EN 1171a17-20) De plus jamais Aristote nassocie amitieacute

politique et amitieacute selon la vertu allant mecircme jusquagrave les dissocier (EE 1242b35-40) Cest

en cela quAnnas affirme dans son commentaire du texte de Cooper que laquo so while I agree

with Cooper that for Aristotle it is important that all citizens should be actively concerned

for the moral qualities of all their fellow-citizens I cannot find in Aristotle any attempt to

ground this on a special friendly concern that all citizens have for one another No such

general concern could be friendship which is a personal relation raquo (Annas 1990 p246)

Nous nous accordons avec Annas lorsquelle soutient quune reacuteelle relation damitieacute de

surcroicirct selon la vertu ne peut pas sappliquer agrave lensemble des citoyens entre eux Par

contre il nous semble erroneacute daffirmer quun laquo special friendly concern raquo ne peut pas ecirctre

partageacute par tous les citoyens Comme nous lavons souleveacute plus haut Aristote en plus des

genres damitieacute proprement dits identifie aussi des laquo attitudes amicales raquo comme la

bienveillance [εὔνοια] (EN 1166b30) et la concorde [ὁμόνοια] (EN 1167a22) qui sans ecirctre

de lamitieacute agrave proprement parler en sont en fait des formes atteacutenueacutees et qui peuvent ecirctre

partageacutees par un tregraves grand nombre de gens Il est donc pertinent deacutetudier la bienveillance

afin de voir le rocircle quelle peut ecirctre ameneacutee agrave jouer dans la citeacute ce qui nous permettra de

nous conformer agrave la deacutefinition de la citeacute offerte par Aristote en Pol III 9 et du mecircme coup

de rendre compte de la possibiliteacute de la recherche de lautarcie humaine par les citoyens

dune citeacute

Tout dabord Aristote affirme clairement que la bienveillance nest pas de lamitieacute au

sens propre laquo car on peut concevoir de la bienveillance mecircme envers des personnes qui

vous sont inconnues et qui nont pas conscience de notre sentiment mais de lamitieacute cest

impossible raquo (EN 1166b31-33) Une des diffeacuterences entre la bienveillance et lamitieacute est

donc le manque de reacuteciprociteacute Toutefois ce manque nest pas condamneacute agrave persister car la

bienveillance peut se transformer en amitieacute veacuteritable

laquo Cest pourquoi par extension on peut dire que cest une amitieacute faineacuteante mais qui avec le temps et lorsquelle arrive agrave entraicircner une freacutequentation assidue devient de lamitieacute veacuteritable Elle ne conduit pas agrave lamitieacute que motive lutiliteacute ni agrave celle que motive lagreacutement car la bienveillance na pas non plus pour base ces motifs-lagrave raquo (EN 1167a10-14)

On voit donc que la bienveillance est en fait en lien avec lamitieacute selon la vertu

comme Aristote laffirmera plus explicitement ailleurs (EE 1241a4-14) De plus cest sur

lautre en tant que tel que porte la bienveillance et non pas sur lautre en tant quil pourrait

nous ecirctre profitable (EN 1167a15-18) Gracircce agrave cela on peut voir quune telle relation

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deacutepasse la simple association marchande qui ne permet pas comme nous lavons dit de

former des citeacutes On peut aussi ajouter que les personnes bienveillantes laquo se bornent agrave

souhaiter du bien agrave ceux pour qui elles ont de la bienveillance mais sans vouloir le moins

du monde collaborer agrave leurs actions ni se tracasser agrave leur propos raquo (EN 1167a7-10) Ce

genre dattitude semble ecirctre encore plus pregraves de la reacutealiteacute que la maniegravere dont Cooper deacutecrit

le lien entre lamitieacute politique et linteacuterecirct pour les capaciteacutes morales de ses concitoyens car

il nous semble impossible et cest aussi la position dAristote de sinvestir personnellement

avec un grand nombre de personnes dans une relation fondeacutee sur le caractegravere

En supposant que la bienveillance est partageacutee par lensemble des citoyens on peut

donc comprendre que lassociation politique bien que mise en place en fonction de linteacuterecirct

de ses membres deacutepasse ce niveau en recherchant aussi lexcellence morale Cest

exactement le mecircme mouvement quAristote deacutecrit pour la citeacute en disant quune fois quelle

permet de vivre elle doit aussi permettre de bien vivre

La pertinence de la coexistence de la concorde et de la bienveillance au sein de la

citeacute que nous essayons de mettre ici de lavant est dautant plus fondeacutee si lon regarde ce qui

peut amener la bienveillance agrave naicirctre En effet pour Aristote laquo beaucoup ont en effet de la

bienveillance pour des gens quils nont jamais vus mais supposent ecirctre honnecirctes ou utiles

et la mecircme affection le cas eacutecheacuteant peut ecirctre eacuteprouveacutee par lune de ces personnes agrave leacutegard

de linteacuteresseacute raquo (EN 1155b34-1156a2) Ceci eacutetant dit il est clair que lami par inteacuterecirct quest

devenu le concitoyen par le biais de lamitieacute politique est sujet agrave faire naicirctre de la

bienveillance chez ses autres concitoyens En plus de cela Aristote considegravere aussi les amis

politiques comme eacutetant des gens honnecirctes (EN 1167b4-9) ce qui rend encore plus probable

une attitude de bienveillance entre ceux qui sont lieacutes damitieacute politique

Contrairement agrave Cooper pour qui lamitieacute politique impliquait en elle-mecircme le souci

de lexcellence du caractegravere de ses concitoyens nous soutenons plutocirct que lamitieacute politique

se reacuteduit bel et bien uniquement agrave une forme damitieacute par inteacuterecirct mais que cette amitieacute fait

naicirctre une autre attitude amicale agrave savoir la bienveillance qui elle permet de rendre compte

de la deacutefinition de la citeacute voulant que les citoyens ne soient pas seulement des membres

dune association marchande mais recherche aussi lexcellence du caractegravere de chacun On

peut par contre se demander pourquoi la bienveillance napparaicirct pas entre des individus de

citeacutes diffeacuterentes mais qui auraient des liens commerciaux entre elles ce qui ferait du mecircme

coup des citoyens dune autre citeacute dune certaine maniegravere des amis selon lutiliteacute Agrave cela

on peut reacutepondre que cest probablement lagrave que se distingue lamitieacute politique dune simple

amitieacute par inteacuterecirct cest-agrave-dire que lamitieacute politique serait une amitieacute par inteacuterecirct mais

preacuteciseacutement entre les membres dune mecircme citeacute entre des gens partageant des

magistratures et une constitution commune ce qui est lautre aspect faisant quAristote

affirme que les membres dune association commerciale ne forment pas une citeacute (Pol

1280a40-b1) Cela permettrait aussi deacuteclairer un peu la position de Annas qui soutient que

laquo Aristotle in talking of political foreign business etc φιλία is not talking about an

extended sense of φιλία but is rather locating where φιλία of the personnal kind can arise

Civic friendship is the kind of personal friendship that can occur between people who are

fellow-citizens just as foreign friendship is the kind that can occur between citizens of

different states raquo (Annas 1990 p247) La bienveillance et la concorde seraient donc les

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deux attitudes amicales neacutecessaires agrave la recherche dune autarcie humaine au sein de la citeacute

en ce quelles permettent de rendre la citeacute autosuffisante quant aux besoins mateacuteriels par la

concorde et autosuffisante quant au besoin dexcellence morale par la bienveillance

24 Lami philosophe

Cela eacutetant dit et malgreacute le fait que nous ayons montreacute quune relation damitieacute

politique est impossible pour un philosophe une chose reste toutefois indiscutable

Aristote traite bel et bien de la possibiliteacute dune relation damitieacute avec un philosophe

Comment nous faut-il donc comprendre cela agrave la lumiegravere de lanalyse que nous venons de

faire La premiegravere chose agrave consideacuterer est le fait quagrave lexception dune relation entre deux

sages une relation damitieacute impliquant un philosophe sera neacutecessairement une relation dans

lequel lun des deux partenaires sera supeacuterieur et ce sera bien sucircr le philosophe dans le cas

qui nous concerne Or laquo lrsquoamitieacute fondeacutee sur lrsquoeacutegaliteacute est drsquoautre part lrsquoamitieacute politique raquo

(EE 1242b22-23) Dans lamitieacute politique ce qui est eacutechangeacute doit ecirctre de mecircme nature

cest-agrave-dire doit ecirctre du domaine de lutile alors que dans une relation de supeacuterioriteacute la

reacuteciprociteacute proportionnelle na pas agrave ecirctre soumise agrave la mecircme cateacutegorie Il faut voir ici que la

proportionnaliteacute dont on parle nest pas la mecircme chose que nous avons deacutecrite plus haut

Dans le cadre dune relation damitieacute par inteacuterecirct la proportionnaliteacute vise agrave rendre les

deux parties de la relation eacutegales en eacutegalisant ce quelles partagent tandis que dans une

relation de supeacuterioriteacute cest lamour donneacute et reccedilu qui devra ecirctre proportionnel agrave

lexcellence ou agrave lutiliteacute des partenaires (EN 1158b20-30) Cest ainsi quun fils devra

aimer son pegravere davantage et lui confeacuterer plus dhonneur eacutetant donneacute quil est pour lui dune

utiliteacute quil ne pourra jamais eacutegaler (EN 1163b15-20) De plus certaines relations sont pour

Aristote dune telle ineacutegaliteacute quaucun honneur ne peut compenser lexcellence du

partenaire supeacuterieur (EN 1158b33-1159a1) Cest le cas pour laquo les plus sages raquo (EN

1159a2-3) Mecircme dans ces cas cependant la relation peut persister si agrave deacutefaut de pouvoir

reacuteellement rendre lhonneur ducirc la personne infeacuterieure fait son possible et adopte une

attitude convenable agrave leacutegard du supeacuterieur (EN1163b12-18)

Cela nous amegravene agrave eacutetudier un autre passage

laquo Or il semble bien que des deux cocircteacutes les preacutetentions soient correctes et que chacun doive retirer de lrsquoamitieacute une part plus grande que lrsquoautre mais pas une part de la mecircme chose Au contraire le supeacuterieur a droit agrave plus drsquohonneur et lrsquoindigent agrave plus de beacuteneacutefices La vertu en effet ainsi que la bienfaisance ont lrsquohonneur pour reacutecompense alors que lrsquoindigence a pour secours les beacuteneacutefices raquo (EN 1163b1-5)

Nous pensons voir ici un problegraveme Si on tente de faire entrer celui qui nest que

philosophe dans ce scheacutema on se rend compte bien rapidement quil est agrave la fois agrave identifier

avec le supeacuterieur du fait de lexcellence de son activiteacute mais aussi avec linfeacuterieur car son

activiteacute ne produisant rien il est neacutecessairement indigent Il faudrait donc quil reccediloive agrave la

fois lhonneur et les beacuteneacutefices devant reacutesulter dune association Dans un tel contexte il est

clair que se lier damitieacute avec une personne diffeacuterente de lui sera impossible pour celui qui

ne fait que philosopher ce qui lui est pourtant neacutecessaire vu lexistence de besoins agrave

combler

Comme nous le voyons il semble ecirctre difficile de concilier la pratique de la

philosophie avec la neacutecessiteacute de vivre en citeacute et de se lier damitieacute politique Il ne semble y

avoir que deux maniegraveres dy arriver Dans une note du passage de Pol 1334a16-17 de leur

eacutedition du texte des Politiques Susemihl et Hicks expliquent quune vie de loisir [πρὸς τὴν

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σχολὴν καὶ διαγωγήν] laquo means the occupation of leisure worthy of a really free man such

as he attains when his political duties have been performed or such as he always possesses

provided he is pecuniarily independent and leads a life of true study or contemplation raquo

(p542) ce qui est en gros les deux maniegraveres qui nous apparaissent susceptibles de

sauvegarder la pratique de la philosophie agrave linteacuterieur de la citeacute

Commenccedilons par regarder la seconde voulant que pour philosopher il faut ecirctre

indeacutependant de fortune Dans une telle position le philosophe pourra reacutepondre agrave ses

besoins sans que son activiteacute nait agrave ecirctre utile Toutefois dans un cas semblable laquo les amis

de ce genre [ie par inteacuterecirct] par conseacutequent ne peuvent ecirctre du tout un besoin pour le

bienheureux puisquil est pourvu de la pleacutenitude des biens raquo (EN 1169b23-25) Cest donc

dire quun homme de ce genre aurait atteint en quelque sorte une forme dautosuffisance

mateacuterielle et que degraves lors il naurait plus besoin de personne pour vivre Cela ne lempecircche

toutefois pas davoir besoin damis mais ce nest que des amis qui lui sont semblables quil

recherchera et non pas des amis selon linteacuterecirct ou le plaisir (EN 1169b23-1170a12)

Comme nous lavons vu toutefois ce type damitieacute nest pas lamitieacute politique et ne permet

pas de tisser des liens avec les autres concitoyens de maniegravere agrave faire partie de la citeacute Or

laquo lhomme est un ecirctre fait pour la Citeacute et pour la vie en commun de par sa nature mecircme raquo

(EN 1169b18-19) Cette solution ne semble donc pas ecirctre optimale dans la mesure ougrave elle

exclut le philosophe des activiteacutes de la citeacute

On peut aussi ajouter que cette fortune se devra decirctre le fait dun heacuteritage eacutetant

donneacute que la philosophie nest pas en mesure si elle veut demeurer de la philosophie de

faire gagner de largent et de surcroicirct une somme consideacuterable Lanecdote sur Thalegraves de

Milet et les presses agrave olives est ici assez reacuteveacutelatrice sur le sujet Sans rappeler la petite

histoire notons que lanecdote a pour fin de montrer que cest volontairement que la

philosophie est inutile et ne procure aucun revenu car en puissance elle peut ecirctre porteuse

de grandes richesses (Pol 1259a6-9) Ainsi il est clair pour Aristote quun vrai philosophe

ne deviendra pas riche par la pratique de son activiteacute Il est donc impossible quen se

limitant agrave cela il puisse devenir indeacutependant de fortune ce qui rend lheacuteritage neacutecessaire

Lindeacutependance de fortune a aussi un autre deacutesavantage agrave savoir le manque de

stabiliteacute En effet peu importe la grandeur de la fortune agrave la disposition du philosophe

celle-ci ne pourra que diminuer dans le temps jusquagrave seacutepuiser complegravetement mecircme si cet

eacutepuisement narrive pas pendant la vie de celui qui la possegravede Il serait en effet surprenant

quAristote fonde lautosuffisance mateacuterielle du philosophe sur une fortune qui nest pas

elle-mecircme stable La seule maniegravere de la rendre stable serait de lutiliser en vue de

laccroicirctre Cependant Aristote critique le fait de se servir dargent pour acqueacuterir plus

dargent soutenant que cette forme de commerce est contre nature (Pol 1258a37-b9) Degraves

lors cela ne pourra pas non plus ecirctre envisageacute par le philosophe

Ce que nous tenterons de montrer dans la suite cest quil faut se tourner vers lautre

solution proposeacutee par Susemihl et Hicks si lon veut reacutesoudre la tension entre la recherche

de lautarcie divine et la recherche de lautarcie humaine et ainsi permettre la pratique de la

philosophie dans la citeacute Cette solution se reacutesume agrave deacutefendre la position selon laquelle la

philosophie ne doit faire partie que des loisirs dune personne et que lun des rocircles de la

politique doit ecirctre de favoriser le deacutegagement dun tel espace de loisir permettant la pratique

de la philosophie

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3 Philosophie loisir et politique

Bien que la philosophie ne soit pas un meacutetier il faut tout de mecircme expliquer

pourquoi elle peut ecirctre pratiqueacutee dans la citeacute ce quAristote ne remet jamais en question

consideacuterant qulaquo ils [les meacutetier] seraient en effet supprimeacutes depuis longtemps si ce que le

producteur produit en quantiteacute et en qualiteacute neacutetait pas preacuteciseacutement ce dont le beacuteneacuteficiaire

eacuteprouve le besoin en quantiteacute et en qualiteacute raquo (EN 1133a13-14) Jusquagrave preacutesent en effet

nous navons fait que montrer que la philosophie est incompatible avec les activiteacutes de la

citeacute Il est maintenant temps dexpliquer comment la penseacutee aristoteacutelicienne est malgreacute tout

en mesure de permettre sa pratique et du mecircme coup la recherche de lautarcie divine

Comme nous venons de le mentionner il nous semble que cest dans la notion de loisir que

la philosophie peut devenir acceptable aux yeux de la citeacute et des concitoyens du philosophe

Toutefois cela implique que la vie de celui qui veut lexercer ne soit pas entiegraverement

deacutevoueacutee agrave cet exercice mais quil apporte aussi quelque chose dutile agrave la citeacute de maniegravere agrave

pouvoir en faire partie et se lier damitieacute politique avec ses concitoyens

31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile

Avant dexpliquer positivement comment la philosophie doit ecirctre comprise comme

devant ecirctre releacutegueacutee au statut de loisir eacutemanant dune vie comportant des activiteacutes utiles il

simpose de voir les critiques que fait Aristote de ces activiteacutes utiles et comment on peut les

surmonter En effet si on consideacuterait quAristote rejette de plein fouet la leacutegitimiteacute des

activiteacutes utiles dans la vie bonne ce que certains textes peuvent nous amener agrave deacutefendre il

serait difficile de soutenir comme nous le ferons que la philosophie doit ecirctre reacuteduite au

loisir car le loisir se deacutefinit par opposition au travail Il y a deux principales raisons qui font

quAristote est prudent agrave leacutegard de lexercice dactiviteacutes relieacutees aux neacutecessiteacutes le caractegravere

servile de telles activiteacutes et le fait quelles privent de loisir celui qui les pratique

311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires

Il faut tout dabord voir que la pratique des activiteacutes visant agrave combler les besoins est

souvent associeacutee aux activiteacutes des esclaves (Pol 1254b25-30 1325a25-30 1329a25-26)

Cela est principalement ducirc au fait que de telles activiteacutes ne requiegraverent pas la capaciteacute de

commander mais plutocirct celle dobeacuteir dougrave leur caractegravere servile [ἀνδραποδῶδες] (Pol

1277a33-36) Dans le mecircme sens cest aussi pourquoi Aristote soutient quune citeacute

desclaves ne peut pas exister laquo parce quils ne participent ni au bonheur ni agrave la vie guideacutee

par un choix reacutefleacutechi raquo (Pol 1280a30-35) Plus fondamentalement encore de telles

activiteacutes ne permettent pas de deacutevelopper la vertu En effet Aristote affirme que les

citoyens eacutevidemment vertueux qui composeront la constitution excellente laquo ne doivent

mener la vie ni dun artisan ni dun marchand car une telle vie est vile et contraire agrave la

vertu raquo (Pol 1328b40-41) bien que ces deux groupes soient par ailleurs neacutecessaires agrave

lexistence de la citeacute (Pol 1329a35-40) Ainsi si lappartenance agrave une citeacute requiert la

pratique dune activiteacute utile et vise agrave la fois la vie heureuse il est probleacutematique quune

pratique de ce genre soit contraire agrave la vertu dans la mesure ougrave le bonheur est justement

associeacute agrave la vertu Mais Aristote ne semble pas aussi cateacutegorique sur le caractegravere servile des

activiteacutes indispensables et plusieurs passages le montrent clairement

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Un premier signe de cela est le fait quAristote ne refuse pas systeacutematiquement

toutes les vertus aux classes se livrant agrave un travail visant agrave combler les besoins de la citeacute En

effet il considegravere que les paysans et les pacirctres du fait de leur mode de vie sont en mesure

de deacutevelopper la vertu guerriegravere (Pol 1319a20-25) et que seuls les autres sortes de masses

populaires agrave savoir les artisans les marchands et les hommes de peine sont eacutetrangers agrave

toute vertu (Pol 1319a25-30) Il va mecircme un peu plus loin en affirmant quil existe des

vertus comme le courage lendurance la justice et la tempeacuterance qui sexercent aussi dans

la besogne (Pol 1334a15-25)

Ensuite on peut voir quAristote nest pas tout agrave fait reacutefractaire agrave lexercice

dactiviteacutes utiles en ce quil en permet lintroduction dans leacuteducation des jeunes (Pol

1333a7-9) Le Stagirite semble effectivement croire quune telle pratique fait dune certaine

maniegravere partie de la formation du caractegravere des hommes libres si lon considegravere avec lui

quil faut dabord avoir eacuteteacute gouverneacute avant de gouverner soi-mecircme (Pol 1333a11-15)71 La

vertu eacutetant intimement lieacutee au caractegravere il nous est donc ici permis de voir que vertu et

travail utile ne sont pas si irreacuteconciliables De plus dans le mecircme passage (Pol 1333a9-

11) le philosophe soutient que ce nest pas en elles-mecircmes que ces activiteacutes ne sont pas

honorables mais que cest bien selon la fin quon leur attribue quelles le deviennent En

effet laquo il est certain que les tacircches accomplies par ce genre dexeacutecutants [les travailleurs

manuels] ni lhomme de bien ni lhomme politique ni le bon citoyen ne doivent apprendre

71laquo Car dabord puisquil faut prendre part agrave lexeacutecution pour juger pour cela ceux qui sont jeunes doivent recourir agrave lexeacutecution mais quand ils sont devenus plus vieux renoncer agrave cette exeacutecution capables quils sont de juger de ce qui est beau et den jouir droitement gracircce agrave leacutetude quils ont suivie dans leur jeunesse raquo (Pol 1340b35-40) Ce passage affirme toutefois que les activiteacutes utiles nont pas agrave ecirctre pratiqueacutees toute une vie mais seulement dans la jeunesse Cependant ce passage nous montre limportance de telles activiteacutes dans le deacuteveloppement moral et intellectuel dune personne ce qui met de lavant le fait que les activiteacutes utiles ne sont pas vicieuses en elles-mecircmes

agrave les accomplir sauf sils en ont besoin pour leur usage personnel car dans ce cas il ny a

pas de distinction entre le maicirctre et lesclave raquo (Pol 1277b1-10) Cette absence de

distinction maicirctreesclave dans le cas ougrave une personne reacutepond agrave ses propres besoins vient du

fait que bien que lactiviteacute puisse avoir lair servile en apparence cest lindividu lui-mecircme

qui se commande Ce qui donne sa serviliteacute aux activiteacutes utiles cest que leur exeacutecution est

soumise agrave lautoriteacute du despote du maicirctre desclave Dans leacuteventualiteacute ougrave le maicirctre

desclave reacutealise lui-mecircme lactiviteacute il demeure celui qui commande et nest subordonneacute agrave

personne dautre que lui-mecircme eacuteliminant du mecircme coup la distinction entre le maicirctre et

lesclave eacutetant donneacute que la personne qui commande se trouve ecirctre la mecircme que celle qui

dirige Cest donc dire que si laction a pour but de reacutepondre agrave un de ses propres besoins la

fin de la pratique dune activiteacute qui pourrait ecirctre critiquable dans un autre contexte ne lest

pas puisque la fin quelle poursuit est digne dun homme libre Nous discuterons plus en

deacutetail cela un peu plus loin

Un autre texte vient rendre cela encore plus explicite Aristote se demandant ce quil

faut enseigner pour devenir vertueux affirme qulaquo il nest pas douteux quil faut ecirctre instruit

dans ceux des arts utiles qui sont indispensables [τὰ ἀναγκαῖα δεῖ διδάσκεσθαι τῶν

χρησίμων]raquo (Pol 1337b4) Cependant il nuance sa position en faisant une distinction entre

les tacircches laquo qui conviennent agrave un homme libre et celles qui en sont indignes raquo (Pol

1337b5-6) sans toutefois eacutenumeacuterer les tacircches quils considegraverent faire partie de lune ou

lautre cateacutegorie Le critegravere pour discriminer ces tacircches est neacuteanmoins eacutenonceacute et se reacutesume agrave

savoir si la tacircche en question rend lindividu incapable de pratiquer la vertu que ce soit

celle du corps de lacircme ou de lintelligence et cela laquo car ils [les arts gouvernant ces tacircches]

81

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rendent la penseacutee besogneuse [ἄσχολον] et abjecte raquo (Pol 1337b14) Aristote preacutecise

davantage ce quil veut dire par la suite en montrant comme nous venons de le dire quau

fond ce nest pas tant lactiviteacute elle-mecircme qui est dommageable mais la fin agrave laquelle on la

soumet laquo si cest pour soi-mecircme ses amis ou en visant la vertu ce nest pas indigne dun

homme libre mais le faire pour dautres cela semblera souvent agir comme un homme de

peine et un esclave raquo (Pol 1337b19-21) Tout se passe comme si Aristote associait le fait

dagir pour dautres avec lesclavage ou avec la soumission aux besoins dun autre

individu72 Voilagrave ce quil affirme ailleurs en disant que laquo pour lusage on ne les distingue

guegravere laide physique en vue des tacircches indispensables nous vient des deux les esclaves et

les animaux domestiques raquo (Pol 1254b24-26) Cest peut-ecirctre cela qui explique

leacutelargissement de la critique du travail de lartisan agrave tout travail salarieacute en Pol 1337b10-15

et dans la mecircme veine le fait que le travail de lartisan rend la penseacutee besogneuse

[ἄσχολον] En soumettant son activiteacute aux besoins dautrui cest entreprendre une activiteacute

qui na plus de fin car les besoins dautrui sont beaucoup plus grands que ce dont un simple

particulier est en mesure de produire rendant ainsi impossible la preacutesence de loisir pour

celui dont le travail vise agrave combler ces besoins Au contraire si lhomme libre ne pratique

que les activiteacutes neacutecessaires parmi les choses utiles (laquo τὰ ἀναγκαῖα δεῖ διδάσκεσθαι τῶν

χρησίμων raquo Pol 1337b4) et que ces activiteacutes nont pour fin que de reacutepondre agrave ses propres

besoins et tout au plus agrave ceux de ses amis il est leacutegitime de penser que cette pratique aura

ineacutevitablement une limite ndash la satisfaction des besoins ndash et quune fois atteinte cette limite

permettra agrave cet homme de pratiquer son loisir Il est aussi important de voir que parmi les

72On peut comprendre en quoi cela correspond pour Aristote agrave lesclavage car reacutepondre aux besoins dautrui nest pas le fait de celui qui commande et la liberteacute est justement la possibiliteacute dexercer lautoriteacute

activiteacutes utiles ce nest que les neacutecessaires quAristote permet agrave lhomme libre de pratiquer

car le neacutecessaire se veut justement ecirctre la limite de la mecircme maniegravere quil eacutetait le critegravere de

proportionnaliteacute dans lamitieacute politique

Cela peut toutefois sembler aller agrave lencontre du principe de reacuteciprociteacute mis de

lavant dans la compreacutehension quAristote se fait de lamitieacute politique En effet comme nous

lavons expliqueacute il faut quau moins une partie des activiteacutes de chacun des membres de la

communauteacute politique vise agrave reacutepondre aux besoins des autres membres de la communauteacute

Dans cette mesure comment faut-il comprendre le fait quAristote limite la pratique des

activiteacutes utiles agrave la compleacutetion de ses propres besoins Il nous semble possible de rendre

ces deux ideacutees compatibles si lon comprend que ce sont les besoins de lindividu qui dictent

sa production et non les besoins dautrui Autrement dit le citoyen libre ayant une quantiteacute

de besoins X produit une quantiteacute A de pommes de terre sachant que leacutechange de cette

quantiteacute A lui procurera juste assez de ressources pour combler ses besoins X et il agira

ainsi mecircme si la personne avec qui il eacutechange avait besoin dune quantiteacute de pommes de

terre supeacuterieure agrave A Ce ne doit donc pas ecirctre uniquement le marcheacute qui dicte la production

bien quil faille que la chose produite reacuteponde agrave un besoin des concitoyens mais aussi les

besoins du producteur Compris de la sorte ce passage dAristote rend possible la

reacuteciprociteacute tout en conservant un but digne dun homme libre agrave la pratique dune activiteacute qui

autrement pourrait ecirctre servile Cela permet aussi de ne pas croire quAristote cherche ici agrave

faire de lhomme libre un homme replieacute sur lui-mecircme qui cherche agrave atteindre une autarcie

mateacuterielle de maniegravere solitaire ce que nous savons quil considegravere comme impossible73 et

73Reader propose une autre maniegravere de deacutefendre le fait que la pratique dune activiteacute visant agrave reacutepondre aux besoins nest pas servile en elle-mecircme Sa position est que laquo the proper Aristotelian conclusion is that far from being an inferior activity fit only for slaves meeting needs is the first part of Aristotles virtue raquo

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permettre aussi une forme de division du travail qui malgreacute une certaine speacutecialisation

resterait une pratique noble

312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir

Maintenant quil est clair que sassurer des choses indispensables de son propre chef

nest pas servile en soi-mecircme et que rien nempecircche un homme libre de sadonner agrave ce type

dactiviteacutes dans la limite de ses besoins il reste un autre aspect de ces activiteacutes

freacutequemment rappeleacute par Aristote qui les rendrait incompatibles avec la pratique de la

philosophie En effet Aristote affirme souvent que de telles activiteacutes privent de loisir celui

qui sy adonne (Pol 1291b15-30 1305a19-20 1318b10-15 1328b41-1329a1) Eacutetant donneacute

que la pratique de la θεωρία est un loisir (EN 1177b22) il semble en deacutecouler quon ne

peut pas agrave la fois ecirctre par exemple paysan et philosophe Toutefois le rejet de tout loisir agrave

celui qui soccupe dagriculture ou de toute autre activiteacute utile nest peut-ecirctre pas aussi

cateacutegorique quon pourrait le penser agrave premiegravere vue et plusieurs textes nous le font penser

Avant de nous attarder agrave cette question il convient de clarifier ce quAristote entend

pas loisir (σχολή) car la conception que nous en avons aujourdhui nest pas tout agrave fait la

mecircme que la sienne dautant plus si lon parle du loisir pour un paysan En effet beaucoup

de nos contemporains comprennent le loisir comme un moment de repos neacutecessaire ducirc agrave un

travail peacutenible On na quagrave penser agrave la quantiteacute de gens qui vont passer leurs vacances au

soleil eacutetendus sur une plage pour sen convaincre Cependant lagrave nest pas la conception que

se fait Aristote du loisir Il associe plutocirct cette vision contemporaine agrave la notion de jeu

(παιδιά) et il affirme quelle fait partie du labeur dans la mesure ougrave cest le labeur quelle a

(Reader 2005 p113) Il semble accorder une certaine valeur morale intrinsegraveque au labeur ce qui ne semble pas ecirctre conforme agrave la penseacutee dAristote

pour fin laquo car celui qui peine a besoin de deacutetente et le jeu vise agrave la deacutetente [hellip] pour cette

raison il faut introduire les jeux dans leacuteducation en y ayant recours au moment opportun

cest-agrave-dire en sen servant agrave titre de remegravede raquo (Pol 1337b35-1338a1) Le fait de

comprendre le jeu comme un remegravede est bien la preuve de lexteacuterioriteacute de sa fin 74 Au

contraire la vie de loisir [τὸ σχολάζειν] est deacutefinie comme ayant laquo en elle-mecircme le plaisir

et le bonheur de la vie bienheureuse raquo (Pol 1338a1-3) Pour le dire autrement le fait

davoir du loisir est pour Aristote un eacutetat exempt de toute neacutecessiteacute un moment ougrave lon

choisit ce que lon veut faire non pas en fonction de lutiliteacute que cela nous apportera mais

en consideacuterant laction en elle-mecircme indeacutependamment des implications externes qui

pourraient en deacutecouler Cest un eacutetat quon atteint lorsque nos besoins sont combleacutes Cest ce

sens de loisir quil faut avoir en tecircte lorsque le Stagirite affirme que la vie du paysan est

priveacutee de loisir Ce nest donc pas quil na aucun moment pour se reposer car cela est en

fait inclus dans la conception du labeur mais plutocirct quil ne dispose daucun temps qui ne

soit pas soumis agrave des activiteacutes neacutecessaires agrave la compleacutetion de ses besoins De plus Aristote

rejette le fait que le jeu puisse aussi ecirctre lobjet dune vie de loisir car laquo stupide et par trop

pueacuteril raquo (EN 1176b32-33)

Mais il faut maintenant se demander ce qui fait que le paysan ne disposerait pas de

tels moments de loisir Sur ce point Aristote est tregraves clair laquo il est impossible davoir du

loisir quand on na pas de revenus suffisants raquo (Pol 1292b32-33) On voit donc que le loisir

est en lien avec les richesses dune personne et dans cette mesure lanalyse que fait Aristote

des diffeacuterents types de deacutemocratie est ici tregraves utile pour comprendre le rapport entre ces

deux facteurs chez les paysans Dans la meilleure forme de deacutemocratie celle ougrave la plupart

74Voir aussi EN 1176b35-1177a1

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des citoyens sont paysans ces derniers ne soccupent pas beaucoup des affaires publiques

laquo car du fait de la modiciteacute de son avoir cette masse populaire na pas de loisir raquo (Pol

1318b11-12) Ces gens manquent aussi du neacutecessaire et preacutefegraverent donc travailler au lieu de

participer agrave la vie politique laquo car la plupart de ces gens courent plutocirct apregraves le profit

quapregraves les honneurs raquo (Pol 1318b16-17) Cest bel et bien la pauvreteacute qui ne permet pas agrave

ces paysans davoir du loisir

Quand on compare cela avec la pire forme de deacutemocratie on perccediloit un portrait

totalement diffeacuterent

laquo Quatriegraveme espegravece de deacutemocratie celle qui est apparue chronologiquement la derniegravere dans les citeacutes Car du fait que les citeacutes sont devenues beaucoup plus importantes quagrave lorigine et plus riches de revenus tous y participent au pouvoir dans la constitution du fait de la supeacuterioriteacute de la multitude mais ils y prennent part comme citoyens parce quils peuvent mener une vie de loisir et que les gens modestes touchent une indemniteacute Et cest avant tout une masse de ce genre qui a du loisir car ces gens-lagrave ne sont pas gecircneacutes par leurs affaires priveacutees alors que les riches ont cette gecircne de sorte que ceux-ci souvent ne participent ni agrave lassembleacutee ni aux tribunaux De lagrave vient que cest la masse des gens modestes qui est souveraine dans la constitution et non pas les lois raquo (Pol 1293a1-10)

Dans un tel contexte ce sont les plus pauvres ceux qui ne travaillent pas qui ont le

plus de loisir eacutetant donneacute que la citeacute leur verse un salaire pour sieacuteger aux assembleacutees (Pol

1300a1-5) Il semble donc que plus la citeacute est riche plus elle a la capaciteacute de pallier agrave la

pauvreteacute de ses citoyens de maniegravere agrave leur permettre davoir une certaine part de loisir Par

contre ces indemniteacutes dont parle Aristote ne sont pas distribueacutees afin de donner du loisir

dans labsolu agrave ceux dont les revenus ne sont pas suffisants pour en avoir mais visent plutocirct

agrave leur deacutegager un espace afin quils puissent soccuper des affaires de la citeacute Mais cela

nempecircche pas pour autant quil soit possible que ces fonds soient utiliseacutes pour autre chose

Aristote vient en effet bien pregraves de ladmettre lorsquil affirme dans un passage ougrave il se

demande laquelle des deux vies meneacutees selon la vertu que sont la vie politique et la vie

philosophique est la plus digne decirctre choisie que laquo cela ne fait pas une petite diffeacuterence

suivant que lun ou lautre parti a raison car celui qui juge correctement ordonne

neacutecessairement tout au but qui est le meilleur et cela aussi bien chaque homme

individuellement que le corps politique collectivement raquo (Pol 1324a20-35) Cest donc dire

que si collectivement on en vient agrave croire que la philosophie est lactiviteacute la plus digne

decirctre poursuivie ou au moins aussi digne que la politique il sensuivra que la citeacute

sorganisera de maniegravere agrave permettre agrave tous de la pratiquer et le versement dindemniteacutes pour

les plus pauvres comme cest le cas pour les activiteacutes politiques est sans doute une solution

agrave envisager dautant plus quAristote soutient que laquo le bonheur personnel sans doute [ne va]

pas sans organisation domestique ni sans organisation politique raquo (EN 1142a5-10) Dans

les faits cela risque cependant fort peu de se produire et Aristote en est probablement

conscient De fait deux raisons sont assez eacutevidentes la premiegravere eacutetant que la philosophie

na peut-ecirctre pas si bonne presse et la deuxiegraveme que de toute faccedilon peu de gens ont les

capaciteacutes pour la pratiquer Nous ne voulons toutefois pas trop insister dans cette voie car

cela ne semble pas avoir eacuteteacute reacuteellement deacutefendue par le Stagirite et que de toute maniegravere

Aristote confegravere du loisir agrave ceux pratiquant une activiteacute utile malgreacute cette absence de

reacutemuneacuteration eacutetatique

En effet on se rend compte que quelques passages laissent sous-entendre cela

Comme nous lavons vu le loisir est eacutetroitement lieacute agrave lacquisition de richesses suffisantes

pour subvenir agrave ses besoins et ce dans une peacuteriode de temps assez courte pour permettre agrave

lindividu de se consacrer agrave autre chose quau labeur Toutefois il nous semble que lactiviteacute

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en elle-mecircme nest pas la seule chose agrave consideacuterer quand on analyse ce que rapporte cette

activiteacute En effet Aristote est en geacuteneacuteral tregraves soucieux des contingences historiques et

sociales75 lorsquil eacutetudie les choses humaines et ce domaine ne fait pas exception On peut

relever au moins deux critegraveres qui font que lactiviteacute du paysan par exemple sera suffisante

ou non pour lui procurer du loisir et ce sans mecircme faire appel aux indemniteacutes dont nous

avons parleacute plus haut

Le premier critegravere est celui de la taille de la citeacute et de son organisation territoriale

En Pol 1305a18-22 Aristote eacutetablit clairement une correacutelation entre le fait que le peuple

navait pas de loisir ducirc agrave son travail et que les citeacutes neacutetaient pas tregraves grandes De fait

Aristote soutient quune citeacute si elle souhaite ecirctre autarcique devra avoir une certaine taille

(Pol 1326b1-10) Cest donc dire que dans les limites de ce quon pourrait appeler la

capaciteacute politique provenant de lanalyse de Pol 1326b5-6 plus la citeacute est populeuse plus

grandes sont les chances que les paysans puissent jouir dun peu de loisir En plus de cela il

faut voir que les paysans de Pol 1305a18-22 vivent exclusivement agrave la campagne Aristote

pensent aussi agrave cette maniegravere de diviser les terres de la citeacute lorsquil propose dans la

description quil fait de la citeacute excellente en Pol VII que chaque citoyen possegravede un lot agrave la

campagne et un autre agrave la ville (Pol 1330a14-16) Bien que cette mesure ne vise pas

directement agrave donner du loisir aux citoyens mais bien agrave diminuer les tensions pouvant

exister entre ceux qui habitent pregraves des frontiegraveres ennemies et ceux qui en habitent loin il

nen demeure pas moins quil est probable que ceci ait des conseacutequences sur la maniegravere de

vivre des citoyens du fait que ceux qui habitent en ville ont geacuteneacuteralement plus de loisirs

que ceux habitant en campagne (Pol 1305a15-25) On peut aussi ajouter quen Pol

75Voir par exemple Pol 1325a7-14

1305a18-22 le Stagirite parle dun temps reacutevolu dune eacutepoque qui nest plus la sienne

comme pour dire quen son temps les citeacutes eacutetaient assez grandes pour offrir du loisir agrave tous

Lautre critegravere est celui de la qualiteacute du sol En plus decirctre propice agrave de multiples

cultures laquo il doit ecirctre tel par sa superficie et son importance que ceux qui lhabitent puissent

mener une vie de loisir comme des hommes libres mais qui soient en mecircme temps

tempeacuterants raquo (Pol 1326b28-32) Eacutevidemment il est trivial quil faut preacuteconiser un sol

fertile agrave un sol steacuterile mais le plus inteacuteressant dans ce passage cest quAristote naffirme

pas ici que plus le sol est fertile mieux la citeacute sen portera Il impose une limite agrave

lexcellence du sol en disant que ce dernier doit conserver la tempeacuterance des citoyens qui

loccupent ce qui signifie quun sol trop fertile aura tendance agrave faire tomber les citoyens

dans un extrecircme et ne pas les encourager agrave la vertu Autrement dit si le sol ne fournit que

ce que les individus ont besoin pour vivre76 cela leur permettra de pratiquer la tempeacuterance

et ils ne seront pas tenteacutes de subvertir la fin de leur production pour lorienter vers

lacquisition de richesses et non plus vers la compleacutetion des besoins Cela est tregraves

inteacuteressant si lon fait un parallegravele avec la description des paysans de la premiegravere forme de

deacutemocratie Dans la description quil en fait Aristote suggegravere que cette classe de citoyens

est plus attireacutee par le gain que par les honneurs (Pol 1318b16-17) Compris de cette

maniegravere puisque cest le gain qui motive leur activiteacute et que la richesse na pas de fin ces

paysans nauront bien entendu aucun loisir et la raison nen sera pas la pauvreteacute De fait

dans les lignes qui suivent immeacutediatement le philosophe deacuteclare que laquo certains dentre eux

76Il est tout de mecircme souhaitable de produire des surplus pour fins dexportations dans la mesure ougrave il est pratiquement impossible quune citeacute puisse fournir vraiment tout ce dont les citoyens ont besoin ce qui neacutecessite limportation et donc une monnaie deacutechange(Pol 1257a30-b1) Mais ces surplus doivent tout de mecircme ecirctre soumis agrave la neacutecessiteacute et ne pas devenir lobjet de la production

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[les paysans] senrichissent-ils vite alors mecircme que les autres ne sont pas dans lindigence raquo

(Pol 1318b20-21) ce qui montre clairement que ce nest pas la pauvreteacute qui les empecircche

davoir du loisir mais bien leur deacutesir de richesses Le mecircme constat peut ecirctre dresseacute pour

les ouvriers car lorsquil discute de loligarchie le philosophe affirme que laquo dans les

oligarchies par contre il est impossible quun homme de peine soit citoyen parce que

laccegraves aux magistratures deacutepend dun cens eacuteleveacute mais un artisan le peut la plupart des

ouvriers en effet sont des gens riches raquo (Pol 1278a20-25) De plus en affirmant qulaquo outre

cela [paysans artisans marchands] il y a les manoeuvres [τὸ χερνητικὸν] cest-agrave-dire ceux

qui ont trop peu de biens pour pouvoir mener une vie de loisir raquo (Pol 1291b25-30) Aristote

laisse entendre que seule lactiviteacute des manoeuvres ne procure pas une reacutemuneacuteration

suffisante pour avoir une vie de loisir Il nest donc pas si certain que ce soit lactiviteacute utile

elle-mecircme outre celle des manoeuvres qui entrave la participation agrave une vie de loisir mais

plutocirct la fin quon postule agrave cette activiteacute

32 Vie totale et vie partielle

La question qui meacuterite maintenant decirctre poseacutee est de savoir comment il faut

comprendre cette cohabitation entre la pratique dune activiteacute utile visant agrave reacutepondre agrave nos

besoins et agrave ceux de nos concitoyens de maniegravere agrave participer agrave la vie de la citeacute et la pratique

de la philosophie Lorsquon utilise des expressions comme vie de loisir ou vie de labeur il

est facile dy voir quelque chose de global qui reacutesume lentiegravereteacute des activiteacutes que megravene un

individu au cours de sa vie Cependant cette compreacutehension nest pas adeacutequate en ce qui a

trait agrave la conception aristoteacutelicienne de la vie Pour mieux saisir cette notion de vie nous

nous en remettrons agrave lanalyse quen fait Heinaman dans la premiegravere partie de son texte

Eudaimonia and Self-Sufficiency in the Nicomachean Ethics Voilagrave comment il deacutecrit ce

que nous appelons la vie totale

laquo Aristotle believes that the total life of a human being consists in a variety of types of activity each of which is an instance of living in a certain way and each of which is the exercise of a certain type (or types) of capacity of soul So my total life according to Aristotle consists in perceiving growing digesting walking feeling emotions thinking etc Each of these activities is living in a certain way And Aristotle uses the word life to refer to these types of activities- the perceptual life the nutritive life etc raquo (Heinaman 1988 p32)

Il est tout agrave fait vrai quAristote considegravere chacune de ces activiteacutes comme eacutetant des

laquo vies raquo ou devrait-on dire des maniegraveres dentendre le fait de vivre car laquo nous preacutetendons

qursquoil y a vie lagrave ougrave se trouve ne serait-ce qursquoune seule quelconque des manifestations telles

que lrsquointelligence la sensation le mouvement local et le repos ou encore le mouvement

nutritif deacutepeacuterissement et croissance raquo (DA 413a20-26) Le Stagirite accorde la vie agrave une

chose (une plante un ecirctre humain le premier moteur etc) degraves que lune de ces maniegraveres

dentendre la vie est preacutesente en elle Il est aussi eacutevident quil est possible en prenant

lexemple de lecirctre humain de combiner plusieurs de ces formes de vies Cest donc

laddition de toutes ces formes particuliegraveres qui composent la vie totale dun individu et cest

agrave chacune de ces formes de vie prises individuellement que nous donnons la deacutenomination

de vie partielle

De fait certains passages laissent croire que la vie dune personne est diviseacutee ou du

moins peut lecirctre On na quagrave penser au texte de Pol 1256a40-b1 ougrave Aristote explique que

si le mode de vie dun individu nest pas suffisant pour lui procurer la nourriture dont il a

besoin il peut combiner son activiteacute avec dautres afin datteindre lautosuffisance Ainsi on

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comprend que la vie dun individu na pas agrave se limiter agrave une seule activiteacute mais peut si cest

neacutecessaire seacutetendre agrave plusieurs Cependant dans ce passage lautosuffisance en question

nest que mateacuterielle et la diversiteacute des activiteacutes reste deacutependante de lutiliteacute ce qui ne

permet eacutevidemment pas de faire le lien avec la philosophie Neacuteanmoins un autre passage

permet de mieux comprendre comment peut sorganiser une vie totale pour laisser autant

place aux activiteacutes utiles quagrave la pratique de la philosophie En effet laquo la vie aussi se

divise en loisir et labeur guerre et paix et parmi les actions les unes concernent ce qui est

indispensable et utile les autres ce qui est beau raquo (Pol 1333a30-35) Il nest donc pas

interdit de croire quAristote envisage reacuteellement une vie totale ougrave lindividu combinerait

diffeacuterentes vies partielles les unes utiles et visant agrave reacutepondre agrave ses besoins les autres libres

de contraintes et visant le beau

Cette distinction que fait Heinaman dans son texte lemmegravene aussi agrave faire ressortir

quatre questions diffeacuterentes que les tenants de linterpreacutetation large de la deacutefinition du

bonheur (cest-agrave-dire que le bonheur pour Aristote consiste en un agreacutegat de vertu morale et

de θεωρία) ont tendance agrave confondre laquo (1) What life is the highest kind of eudaimonia (2)

What life counts as eudaimonia (3) What components will make up the total life of the

happy man (4) What must a man have in order to be happy raquo (Heinaman 1988 p33)

Ainsi en distinguant vie totale et vie partielle cela permet de ne pas avoir la mecircme reacuteponse

pour les questions 1 et 3 et de lagrave admettre une part dactiviteacute utile dans la vie totale de celui

qui pratique la philosophie puisque la reacuteponse agrave la question 4 comprend aussi les biens

mateacuteriels neacutecessaires agrave la vie Bien que nous soyons daccord avec la critique que Heinaman

formule agrave lendroit de linterpreacutetation large du bonheur il nous semble en nous fondant sur

lanalyse que nous avons faite au chapitre 1 du preacutesent travail quune autre question aurait

meacuteriteacutee decirctre distingueacutee outre les quatre poseacutees par le commentateur agrave savoir celle qui

consiste agrave se demander quelle vie partielle constitue loffice de lhomme Comme nous

lavons vu nous ne croyons pas contrairement agrave Heinaman que la reacuteponse agrave cette question

soit la mecircme que celle agrave sa question 1 mais nous ne rencheacuterirons pas ici sur ce problegraveme

Une fois que lon considegravere que la philosophie na pas agrave constituer la vie totale pour

ecirctre pratiqueacutee ce qui de toute maniegravere est impossible il est leacutegitime de se demander si sa

pratique nest pas du mecircme coup diminueacutee en terme dexcellence puisquelle est combineacutee agrave

une activiteacute dont la noblesse est nettement moins appreacuteciable Autrement dit est-ce que la

dureacutee pendant laquelle quelquun pratique la philosophie influe sur la qualiteacute de cette

pratique ou sur le bonheur qui advient agrave celui qui la pratique Pour bien comprendre que ce

nest pas le cas il importe de se rappeler que la pratique de la θεωρία est une ἐνέργεια (Pol

1325b16-26) et que lanalyse que fait Aristote du plaisir en EN X 2-4 sy applique

parfaitement du fait quelle en procure de la maniegravere la plus excellente (EN 1177a22-26)

En parlant du plaisir le Stagirite affirme que laquo cest en effet une sorte de tout et agrave aucun

moment lon ne peut concevoir un plaisir qui devrait durer plus longtemps pour atteindre sa

forme acheveacutee raquo (EN 1174a17-19) laquo agrave chaque moment de sa dureacutee [il] est une chose dont

la forme est acheveacutee raquo (EN 1174b6-7) Pour arriver agrave cette conclusion Aristote semploie agrave

montrer que le plaisir nest pas un mouvement en faisant remarquer que tout mouvement

implique une certaine vitesse alors que laquo le plaisir en effet peut venir vite comme la

colegravere mais non ecirctre rapide mecircme relativement alors que la marche et la croissance le

peuvent ainsi que tous les mouvements semblables raquo (EN 1173a34-b2) Le mouvement

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doit aussi ecirctre compris comme ayant une fin exteacuterieure agrave lui-mecircme et que le terme de son

mouvement est la reacutealisation de cette fin Or le plaisir pouvant ecirctre rechercheacute pour lui-

mecircme (EN 1174a10) il est clair quil ne peut ecirctre mouvement Le dernier argument visant

agrave montrer que le plaisir nest pas un mouvement vise agrave dire que le mouvement doit ecirctre

quelque chose qui doit pouvoir se seacuteparer en partie ce qui est impossible pour le plaisir qui

forme une sorte de tout (EN 1174b9-14) Il soutient aussi que le plaisir ne peut pas ecirctre

geacuteneacuteration du fait quil ne peut pas provenir de laquo cela dont le chagrin est corruption raquo (EN

1173b6-7) Ce passage fait sans doute reacutefeacuterence agrave la doctrine aristoteacutelicienne voulant quun

terme commun soit lintermeacutediaire entre deux extrecircmes tout comme le vinaigre doit passer

par leau avant de devenir du vin (Meta 1044b20-1045a6) Ainsi en croyant que ce terme

nexiste pas dans le cas du plaisir et du chagrin Aristote en conclut que le plaisir ne peut

pas ecirctre une geacuteneacuteration Force est donc de constater que lactiviteacute du philosophe ne sera

aucunement deacutepreacutecieacutee du fait que la vie totale de celui qui la pratique soit partageacutee entre

cette activiteacute et dautres activiteacutes utiles moins nobles quelle

Toutefois en ayant en tecircte que le philosophe croit qulaquo elle [la nature] fait une

chose pour un seul usage car chaque instrument accomplira au mieux sa tacircche sil sert non

agrave plusieurs fonctions mais agrave une seule raquo (Pol 1252b5-10) comment peut-on croire

plausible quil permettra au philosophe de pratiquer une autre activiteacute que celle-lagrave La

question revient en fait agrave se demander si Aristote adopte la mecircme position que Platon dans

La Reacutepublique (369e-370e) quant agrave la speacutecialisation du travail agrave savoir que chacun de par

sa nature propre est destineacute agrave accomplir une seule tacircche particuliegravere au sein de la citeacute ce

qui nous empecirccherait de concevoir la vie totale dun homme comme une addition de ses

vies partielles Ce ne semble pas ecirctre le cas Si lon considegravere la description quAristote fait

de la sagesse et de la sagaciteacute en EN VI on se rend compte que laquo chacune des deux est

vertu dune partie diffeacuterente de lacircme raquo (EN 1143b14-17) Le fait que ces vertus soient ainsi

diffeacuterencieacutees impliquent quelles peuvent toutes deux ecirctre deacuteveloppeacutees sans que le

deacuteveloppement de lune entraicircne un deacutepeacuterissement de lautre et ce dans la mesure ougrave les

domaines de leur excellence respective ne sont pas en compeacutetition comme ceacutetait le cas

chez Platon pour qui les diffeacuterentes parties de lacircme sont en lutte perpeacutetuelle et que la

nature dune personne est dicteacutee par la partie qui domine (La Reacutepublique IV) De plus bien

que la sagesse ninterfegravere pas avec la pratique de la sagaciteacute et inversement il semble que

ces deux vertus soient lieacutees dune certaine maniegravere puisque laquo [la sagaciteacute] donne donc des

ordres en vue de la sagesse mais ne la pas agrave ses ordres raquo (EN 1145a8-9) Il semble donc

quil faille interpreacuteter ce passage comme signifiant non seulement que la sagesse et la

sagaciteacute ne sont pas en compeacutetition mais aussi que la sagesse a besoin de la sagaciteacute pour

advenir Nous y reviendrons plus loin et en deacutetails et nous en resterons lagrave pour linstant

Notons toutefois que cette absence de compeacutetition est tregraves importante eacutetant donneacute que pour

Platon cest la plus grande force dune des parties par rapport aux autres qui impose la

nature de lindividu en empecircchant les autres parties de se deacutevelopper agrave leur plein potentiel

et qui donne de ce fait sa fonction agrave lindividu Si les parties de lacircme ne luttent pas lune

avec lautre cela implique aussi que chacune delles peut en arriver agrave son excellence propre

sans pour autant reacuteprimer le deacuteveloppement de lexcellence des autres parties De cette

faccedilon rien nempecircche un homme decirctre excellent dans plusieurs domaines et decirctre agrave la fois

sagace et sage ou utile et sage

95

96

Cela ne regravegle cependant peut-ecirctre pas la question parce que comme nous lavons dit

certaines activiteacutes utiles sont consideacutereacutees par Aristote comme eacutetant viles et ne permettant

pas de deacutevelopper la vertu Toutefois nous avons vu que la plupart de ces activiteacutes neacutetaient

telles que lorsque la fin quon leur posait eacutetait vicieuse En consideacuterant quune bonne

eacuteducation morale permettant agrave lindividu de poser la bonne fin ce qui est le rocircle de la vertu

morale est preacutealable agrave lapprentissage des tacircches utiles on peut sans heacutesiter soutenir quun

homme peut pratiquer ces activiteacutes sans craindre pour son excellence morale On pourrait

voir ici une sorte de peacutetition de principe si lon considegravere que la pratique dune activiteacute utile

peut pervertir lagent vertueux en deacuteviant sa fin En effet puisque les vertus morales ne sont

pas donneacutees naturellement mais proviennent du fait de lhabitude (EN 1103a19-26) des

actes contraires agrave la vertu comme un travail qui serait servile pourrait changer le caractegravere

de lhomme vertueux Cela revient agrave ramener la critique deacutejagrave souleveacutee par Aristote lui-

mecircme voulant que si la vertu sacquiert par la pratique habituelle dactiviteacutes vertueuses cela

implique quil faudrait deacutejagrave ecirctre vertueux pour le devenir (EN 1105a17-21) Pour transposer

cela au cas qui nous inteacuteresse ce serait dire que puisque lactiviteacute utile en elle-mecircme nest ni

vertueuse ni vicieuse il faut deacutejagrave savoir ce quest la maniegravere vertueuse de laccomplir avant

de deacutebuter afin de ne pas risquer de shabituer agrave une pratique fautive Eacutevidemment la

reacuteponse que donne le Stagirite agrave cette objection montre encore une fois agrave quel point la

pratique de la vertu est une pratique sociale en ce sens quagrave deacutefaut decirctre vertueux les

actions vertueuses tout comme tracer des lettres peuvent ecirctre le fait du laquo hasard ou gracircce

au soutien dautrui raquo (EN 1105a22-23) et quon ne devient vertueux que du moment ougrave lon

est capable de pratiquer ces actions par soi-mecircme De plus la pratique vertueuse se

distingue de la technique en ce que les produits de la technique sont parfaits en eux-mecircmes

et montrent lexcellence de leur producteur agrave eux seuls tandis que les oeuvres de la vertu

morale en plus de lexcellence des actes doivent aussi ecirctre lexpression dun eacutetat de

lindividu vertueux En effet laquo il doit savoir ce quil exeacutecute ensuite le deacutecider et ce

faisant vouloir les actes quil accomplit pour eux-mecircmes enfin troisiegravemement agir dans

une disposition ferme et ineacutebranlable raquo (EN 1105a30-35) Ce dernier critegravere permet aussi

de croire que lorsque quelquun est devenu vertueux il est tregraves difficile quil cesse de lecirctre

et quil nest plus risqueacute pour lui de pratiquer des activiteacutes utiles car la fin quil leur

attribuera naura dautres choix que decirctre bonne On peut aussi ajouter que le fait que

lapprentissage de la vertu se fasse sous la supervision dautrui et des lois protegravege les jeunes

dans la mesure du possible dinfluences neacutefastes Toutefois bien que la compatibiliteacute entre

la vertu morale et la sagaciteacute et la sagesse soit difficilement contestable peut-ecirctre nen est-il

malgreacute tout pas ainsi entre les capaciteacutes physiques et intellectuelles laquo car il ne faut pas

accabler en mecircme temps lesprit et le corps en effet chacun de ces deux exercices produit

naturellement leffet contraire dans lautre domaine le travail du corps est une entrave pour

le deacuteveloppement de lesprit le travail de lesprit pour le deacuteveloppement du corps raquo (Pol

1338b10) Ceci eacutetant dit on peut tout de mecircme voir que rien nempecircche le versant

intellectuel et le versant physique (qui sera plutocirct celui mis de lavant dans les activiteacutes

utiles) de se deacutevelopper de maniegravere parallegravele En effet le seul obstacle agrave ces

deacuteveloppements se pose dans le seul cas ougrave ils sont orchestreacutes en laquo mecircme temps raquo et pas

neacutecessairement dans labsolu Cela est dautant plus important quun corps sain est essentiel

pour pratiquer une activiteacute intellectuelle de maniegravere optimale

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Toujours dans le but de montrer quil est possible pour un homme de pratiquer

plusieurs activiteacutes et du mecircme coup quAristote ne souscrit pas agrave lideacutee platonicienne de la

speacutecialisation du travail il est important de voir que pour le Stagirite laquo il faut ecirctre capable

de travailler et de faire la guerre mais encore plus de vivre en paix et dans le loisir ecirctre

capable daccomplir les tacircches indispensables et utiles mais encore plus les belles actions raquo

(Pol 1333a41-b3) Dans la mecircme veine il expose sans critiquer cette position que la

plupart des gens croient qulaquo en ce qui concerne les autres capaciteacutes beaucoup pensent que

les mecircmes gens peuvent les cumuler par exemple les mecircmes peuvent porter les armes

ecirctres paysans ecirctre ouvriers mais aussi membres des instances deacutelibeacuterative et judiciaire raquo

(Pol 1291b1-5) Ainsi cela na rien agrave voir avec la conception platonicienne voulant que les

ouvriers les guerriers et les dirigeants soient des classes diffeacuterentes et non mixtes dautant

plus qulaquo il arrive souvent aux mecircmes de porter les armes et de cultiver la terre raquo (Pol

1291a30) Dans la penseacutee aristoteacutelicienne chaque individu semble avoir la responsabiliteacute

de devenir un homme complet De plus comme Aristote insegravere la politique et la

philosophie dans le temps du loisir (Pol 1255b35-40) il est clair que ce temps de loisir se

doit decirctre compleacuteteacute par des activiteacutes qui ne sont pas du loisir montrant agrave la fois que ces

diffeacuterents types dactiviteacutes ne sont pas fonciegraverement incompatibles

33 Eacuteducation loisir et limite du politique

laquo Quil faille dans une citeacute qui entend ecirctre bien gouverneacutee quon soit libeacutereacute des

tacircches indispensables cest chose admise raquo (Pol 1269a35) et nous nous sommes appliqueacutes

jusquagrave preacutesent agrave montrer que cet espace de loisir est possible au sein de la citeacute si les

individus pratiquent des activiteacutes indispensables ayant pour fin la reacuteponse agrave leurs besoins et

non pas le profit Tournons-nous maintenant vers un autre aspect tregraves important de la

conception du loisir dans la penseacutee aristoteacutelicienne agrave savoir quil se doit decirctre lobjet ou du

moins un objet privileacutegieacute de leacuteducation Il nous faut voir quAristote considegravere que cest la

tacircche de leacuteducation de rendre les citoyens sensibles agrave la neacutecessiteacute de pratiquer des loisirs

car ce nest pas parce que les loisirs sont possibles quils seront effectivement pratiqueacutes

dougrave limportance de leacuteducation

laquo Quil y ait donc une certaine eacuteducation dans laquelle il faut eacutelever les enfants non

pas parce quelle serait utile ou indispensable mais parce quelle est digne dun homme libre

et belle cest manifeste raquo (Pol 1338a30-35) Sans pour autant oublier que leacuteducation doit

aussi servir agrave lapprentissage de choses utiles (Pol 1333a40-b3) et que certaines vertus

sexercent dans la besogne (Pol 1334a15-20) Aristote reste tregraves clair quant au fait quune

part de leacuteducation doit enseigner des activiteacutes nayant quelles-mecircmes pour fin (Pol

1338a10-15) Cette caracteacuteristique est bien entendu le signe de leur noblesse et cette raison

est suffisante pour en faire la fin agrave rechercher Toutefois quand on considegravere la critique que

fait Aristote de la constitution spartiate (Pol II 9) on se rend compte que le loisir peut

jouer un rocircle quon peut presque consideacuterer comme politique et que si leacuteducation doit en

assurer lapprentissage ce nest pas simplement avec une vue deacutesinteacuteresseacutee En effet en

ayant uniquement mis laccent sur la vertu guerriegravere laquo ils [les Spartiates] couraient agrave leur

perte degraves quils avaient eacutetabli leur domination faute de savoir utiliser leur loisir [διὰ τὸ μὴ

ἐπίστασθαι σχολάζειν] eux qui navaient pratiqueacute aucun autre exercice plus important que

celui de la guerre raquo (Pol 1271b1-5 nous soulignons) Ainsi leur incapaciteacute agrave soccuper

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dans une situation ougrave il ny a pas de conflit leur eacutetait politiquement deacutesavantageux Dans

cette mecircme veine Aristote affirme que le fait

laquo que le leacutegislateur doive sefforcer de preacutefeacuterence darrecircter les mesures concernant la guerre et le reste de la leacutegislation en vue du loisir et de la paix les faits teacutemoignent en faveur de cette thegravese En effet la plupart des citeacutes de ce genre assurent leur salut par la guerre mais une fois quelles ont acquis la domination elles peacuterissent Comme lacier elles perdent leur trempe en temps de paix Le responsable cest le leacutegislateur qui ne leur a pas appris agrave mener une vie de loisir raquo (Pol 1334a2-10)

Aristote eacutetablit donc une correacutelation qui semble tregraves forte entre la stabiliteacute politique

et la capaciteacute agrave pratiquer les loisirs ce que lexemple historique de Sparte du point de vue

du Stagirite vise justement agrave montrer Cela laisserait-il sous-entendre que lexhortation agrave la

pratique dactiviteacutes nayant pour but quelles-mecircmes serait dune certaine maniegravere

instrumentaliseacutee au profit de la stabiliteacute politique Bien que cette position puisse peut-ecirctre

eacutemaner de la critique spartiate dautres passages expriment plutocirct linverse nous forccedilant agrave

comprendre autrement le rapport entre la pratique du loisir et la politique Agrave ce sujet il est

essentiel de tenir compte du passage suivant laquo Et pour autant elle [la sagaciteacute] na pas

autoriteacute sur la sagesse ni sur la meilleure partie de lacircme pas plus que la meacutedecine sur la

santeacute car elle na pas celle-ci agrave son service mais voit au contraire agrave son avegravenement Elle

donne donc des ordres en vue de la sagesse mais ne la pas agrave ses ordres raquo (EN 1145a5-10)

Dans ce passage on voit que la φρόνησις et la σοφία sont indeacutependantes quant agrave leur

pratique respective cest-agrave-dire quecirctre sage naide pas agrave ecirctre sagace ni inversement mais

que la φρόνησις doit avoir pour but la possibiliteacute de la pratique de la σοφία Autrement dit

cela implique quune personne moralement vertueuse veillera agrave se deacutegager un espace pour

faire de la philosophie Mais cette relation ne semble pas ecirctre unidirectionnelle car comme

le note Bodeacuteuumls laquo LEE (VIII 1-2) laisse comprendre que la sagesse objectif supeacuterieur de

lhomme pourrait ecirctre une norme permettant de fixer la mesure des biens exteacuterieurs

neacutecessaires agrave la vie Il reviendrait ainsi agrave la sagaciteacute de prendre en compte les exigences de

la sagesse pour deacuteterminer jusquougrave par exemple senrichir raquo (Bodeacuteuumls 2004 p343 n3)

En effet Aristote parle bien dune norme dune limite que la pratique de la θεωρία impose

aux activiteacutes utiles en ce que laquo ce mode de choix et dacquisition des biens naturels ndash biens

du corps richesses amis ou autres ndash qui favorisera au mieux la contemplation de la

diviniteacute ce mode dis-je est le meilleur et cette norme est la plus belle [οὗτος ὁ ὅρος

κάλλιστος] alors que celle qui par deacutefaut ou par excegraves empecircche de servir et de contempler

la diviniteacute est mauvaise raquo (EE 1249b16-19) Dans cette perspective ce nest pas le contenu

de la pratique de la σοφία mais le simple deacutesir de la pratiquer qui fixerait la limite au

politique Il faudrait donc comprendre cette relation comme une certaine interdeacutependance

au sens ougrave la pratique de la philosophie requiert la preacutesence dune volonteacute politique et que

lactiviteacute politique ne trouve sa limite et du mecircme coup son accomplissement que par

leacutetablissement dun espace de loisir pour pratiquer la philosophie

On pourrait bien sucircr affirmer que la φρόνησις na pas agrave ecirctre reacuteguleacutee par quelque

chose qui lui soit exteacuterieur Cependant comme la politique doit aussi ecirctre consideacutereacutee

comme une activiteacute utile il est important de voir quelle doit avoir une fin agrave lexteacuterieur

delle-mecircme (EN 1177b12-18) afin de limiter ses actions (EE 1249b10-25) de la mecircme

maniegravere que les autres activiteacutes utiles devaient avoir le besoin pour limite afin de ne pas

tomber dans la mauvaise chreacutematistique Cest ici quune partie de leacutetude de Lord

Education and culture in the political thought of Aristotle devient pertinente Apregraves avoir

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fait remarquer quune citeacute impose geacuteneacuteralement un reacutegime qui lui est favorable dans les

citeacutes quelle conquiert aux deacutepens des inteacuterecircts des conquis (Pol 1296a32-36) et que des

hommes sont precircts agrave infliger aux citoyens des autres citeacutes des choses quils noseraient

jamais faire subir agrave leurs concitoyens (Pol 1324b32-35) (Lord 1982 p191) il en conclut

que le laquo spiritedness raquo (θυμός) ou lardeur est la cause dun tel comportement Il poursuit

en soutenant que

laquo Aristotles awareness of the problematic character of spiritedness is I would suggest the deepest reason for his reluctance to recommend the practical or political life as the best way of life for the city To encourage the city to involve itself in the affairs of other cities with a view to the establishment of hegemonical rule is to give free rein to a passion or complex of passions which must eventually negate the very idea of hegemonical rule77 raquo (Lord 1982 p195)

Ce qui est agrave lenjeu ici cest que bien quil soit theacuteoriquement possible de gouverner

justement lhistoire montre pour Aristote que ce nest jamais le cas dans une citeacute pour

laquelle le meilleur mode de vie envisageacute en est un pratique ou politique Cela proviendrait

selon Lord du fait que laquo le goucirct du commandement et de la liberteacute vient chez tous les

hommes de cette faculteacute car le coeur [ὁ θυμός] est autoritaire et indomptable raquo (Pol

1328a6-7) Ainsi en voulant exercer sa liberteacute ce qui est tout agrave fait leacutegitime il serait

dangereux pour un homme de tomber dans le deacutesir du commandement illeacutegitime La

pratique de la politique est donc soumise agrave une tension interne dont il nous faut nous

meacutefier Cest de cette maniegravere que Lord justifie le fait quAristote neacutelegraveverait pas la politique

au rang de lactiviteacute par excellence pour la citeacute ou du moins serait heacutesitant En effet en

placcedilant lactiviteacute politique au sommet laquo the attractions of a policy of external rule will

77Ce que Lord appelle le laquo hegemonical rule raquo nest pas agrave confondre avec le gouvernement despotique dun maicirctre desclaves agrave leacutegard de ses esclaves ce quun sens contemporain du mot laisserait entendre Il est plutocirct agrave comprendre comme le gouvernement politique dhommes libres entre eux (Lord 1982 p190)

necessarily be greater than if this were not the case If a life of activity and rule is the best

life simply the perfection of that life will appear to be the exercise of laquo sovereignty over

all raquo (1324a31-41) raquo (Lord 1982 p197) Cest de cela quil faudrait comprendre

limportance quaccorde Aristote aux activiteacutes nayant quelles-mecircmes pour fin Comme

lexplique Mara

laquo Moreover for both Plato and Aristotle the most immediate practical consequence of recognizing the sublimity of philosophy would appear to be the endorsement of a certain kind of political moderation as exhibited for Aristotle by the peaceful city which is active only with regard to itself []The absolutely consummate praise of philosophy at the end of the Nicomachean Ethics in part serves to moderate the politically consummate praise of magnanimity expressed earlier (cf NE 1124 a 1-3) raquo (Mara 1987 p398)

En suivant Mara dans cette direction on voit que la pratique de la philosophie

entraicircnerait une certaine tempeacuterance neacutecessaire agrave la pratique droite de lactiviteacute politique

En ce sens Aristote explique aussi qulaquo il faut du courage et de lendurance pour le temps

de la besogne de la philosophie pour celui du loisir et de la tempeacuterance et de la justice pour

ces deux temps mais surtout pour ceux qui vivent en paix et dans le loisir raquo (Pol 1334a22-

25) Cest donc dire que le loisir ne peut pas ecirctre exclusivement consacreacute aux activiteacutes

politiques car la tendance de lhomme dans ce cas est decirctre pousseacute agrave la deacutemesure (Pol

1334a25-28) Degraves lors il nous semble juste de comprendre avec Mara et Lord que la

philosophie permet de deacutevelopper une certaine modeacuteration autant politique que mateacuterielle

dans la mesure ougrave en posant comme but ce genre dactiviteacute les citoyens ne chercheront pas

agrave acqueacuterir le plus de pouvoir possible autant individuellement au sein de la citeacute que

politiquement agrave leacutegard des autres citeacutes mais viseront plutocirct agrave se deacutegager un espace de loisir

maximal afin de pratiquer cette activiteacute Dougrave limportance dune eacuteducation aux loisirs

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Ainsi on pourrait comprendre la preacutesence dune activiteacute philosophique agrave linteacuterieur dune

citeacute comme eacutetant un signe de tempeacuterance78 Cette tempeacuterance provoqueacutee par lexercice de la

philosophie est probablement lieacute au fait que la θεωρία est consideacutereacutee comme une pratique

autarcique Comme nous lavons vu elle est lactiviteacute qui requiert agrave lindividu le moins de

ressources cest-agrave-dire rien de plus que les ressources neacutecessaires agrave la survie alors que ce

neacutetait pas le cas pour la pratique des vertus morales qui elles demandent un apport de biens

exteacuterieurs parfois tregraves important comme dans le cas de la magnificence Suivant cela il est

aiseacute de comprendre quen ayant pour but une activiteacute ne produisant rien dutile et ne

demandant en elle-mecircme aucun bien exteacuterieur un individu ou une citeacute de par lhabitude

dune telle pratique en viendront tempeacuterants Ainsi la recherche de lautarcie divine sans

ecirctre atteignable pourrait avoir des conseacutequences eacutethiques notables bien que cela soit tout agrave

fait exclu du contenu de cette pratique Toutefois par lhabitude davoir besoin de peu on

peut croire quun individu serait plus en mesure de se contenter du neacutecessaire

Il faut cependant se demander dans quelle mesure la philosophie est apte agrave jouer ce

rocircle consideacuterant que ce ne sont pas tous les citoyens qui ont les capaciteacutes intellectuelles

pour la pratiquer ou comme le note Lord en parlant de Pol1333a16-30 laquo [Aristotle]

suggests in other words that a capacity for theoretical reason or for the pursuit of science

or philosophy is not to be expected in every citizen of the best regime raquo (Lord 1982 p40)

Il serait ainsi fort surprenant que la pratique par quelques individus seulement de la

philosophie comprise comme lactiviteacute theacuteoreacutetique par excellence puisse avoir un effet

78Il y a un parallegravele agrave faire avec Reacutepublique 586a-b ougrave Platon explique que ceux qui ne font pas de philosophie ou qui nen ont pas le deacutesir se laissent par conseacutequent aller dans les plaisirs terrestres avec excegraves

important sur la tempeacuterance de la citeacute dans son ensemble79 Faut-il conclure de cela que la

philosophie ne pourrait pas jouer un rocircle politique comme nous avons essayeacute de le faire

ressortir Pas neacutecessairement si lon considegravere avec Lord que lutilisation que fait Aristote

du concept de laquo philosophie raquo en Pol 1334a22-25 nest pas agrave comprendre dans son sens

strict de pratique de la θεωρία Pour en arriver agrave cela Lord examine le contenu de

leacuteducation aristoteacutelicienne telle que deacutecrite en Pol VII-VIII Il commence par faire

remarquer queacutetant donneacute que la philosophie ne semble pas pouvoir ecirctre pratiqueacutee par tous

et que leacuteducation doit ecirctre une chose commune il en deacutecoule que la philosophie comprise

en son sens strict ne sera pas lobjet de cette eacuteducation commune (ibid p49-50) mais sera

renvoyeacutee agrave une eacuteducation dans la sphegravere priveacutee qui est mieux adapteacutee aux compeacutetences de

chacun (ibid p51) En ce sens laquo Chapter 1 [of Politics VIII] addresses the question of the

way of life which is best laquo so to speak for everyone raquo (1323a19-20) or for men generally raquo

(ibid p181) Comme il faut trouver une activiteacute pouvant agrave la fois ecirctre pratiqueacutee par la

grande majoriteacute des gens et navoir quelle-mecircme pour fin Aristote se tourne vers la

musique [μουσική]80

laquo mais agrave lorigine on la introduite [la musique] dans leacuteducation parce que la nature elle-mecircme exige nous lavons souvent dit que nous soyons capables non seulement daccomplir correctement notre labeur mais aussi de mener noblement une vie de loisir car cest le principe de tout reacutepeacutetons-le encore une fois Si en effet il faut les deux il vaut mieux choisir la vie de loisir que la vie laborieuse et il faut rechercher comme but ce quil convient de faire dans cette vie de loisir raquo (Pol 1337b29-35)

79De maniegravere comparable dans La Reacutepublique pour que la citeacute soit tempeacuterante il faut que chacune des classes le soit contrairement agrave la sagesse et au courage que la citeacute pourra se vanter de posseacuteder si seulement la classe correspondante lest Cest-agrave-dire que la citeacute sera sage dans son ensemble si les dirigeants le sont et courageuse si les auxiliaires le sont (La Reacutepublique 428e-429d)80Nous nous contenterons de traduire μουσική par musique sans chercher agrave savoir ce qui est reacuteellement compris dans sa deacutefinition comme probablement la poeacutesie car ici nest pas lendroit et que de toute faccedilon cela naurait pas vraiment dinfluence sur notre deacuteveloppement

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Si lon comprend la musique de cette maniegravere il est facile dy voir une tentative

dAristote de permettre une vie de loisir mecircme agrave ceux qui ne sont pas aptes agrave pratiquer la

θεωρία Cela est dautant plus vrai quAristote ne considegravere pas la musique comme une

chose indispensable ou mecircme utile (Pol 1338a10-25) et quelle peut dune certaine maniegravere

ecirctre aussi rechercheacutee pour elle-mecircme bien quelle puisse par ailleurs jouer un rocircle

peacutedagogique dans la formation agrave la vertu (Pol VIII 5-7) De plus accorder agrave la musique

une place dans le loisir des hommes libres est dautant plus pertinent tenant compte du fait

quelle plaicirct agrave tous peu importe lacircge ou le caractegravere (Pol 1339b41-1340a5) Il semble donc

que rien nempecircche deacutelargir la maniegravere de concevoir la philosophie dans les passages de

Pol ougrave Aristote traite de leacuteducation

laquo The best way of life for the city is not the speculative life simply but rather the closest approximation to that life which is possible on the level of politics What is required is an activity which provides the intrinsic satisfactions of philosophy without imposing the demands of philosophy or while being accessible to men of ordinary capacities What is required is a leisured activity which can be regarded by most men as the end or reward of political activity and hence as the genuine locus of public happiness The activity in question ndash the way of life characteristic of the best regime ndash is the leisured enjoyment of music and poetry raquo (Lord 1982 p198)

On pourrait toutefois objecter agrave cette interpreacutetation que la conception de la

philosophie que se fait le Stagirite dans les Eacutethiques et mecircme davantage dans la

Meacutetaphysique est rigoureusement opposeacutee agrave un tel affaiblissement et que la conception de

la philosophie de ces traiteacutes est aussi preacutesente dans Les Politiques Il nous apparaicirct

cependant que les contextes respectifs des diffeacuterents traiteacutes nous permettent de rendre

compte de cette diffeacuterence dans lutilisation du concept de laquo philosophie raquo Prenant pour

acquis que la viseacutee des Eacutethiques est de deacutecrire ce que serait un bonheur individuel parfait il

est eacutevident que la description que fait Aristote de la philosophie ne pourra pas avoir une

extension large dans la mesure ougrave ce qui est rechercheacute est la meilleure activiteacute et en cela il

importe peu voire pas du tout de savoir si cette activiteacute est praticable par une part de la

population aussi minime soit-elle Agrave lopposeacute le contexte de Pol VII 15 est plutocirct de

rechercher ce que serait le meilleur mode de vie pour la citeacute entiegravere En effet laquo il est

manifeste que la citeacute qui est appeleacutee agrave vivre heureuse et agrave ecirctre vertueuse doit avoir part agrave

ces vertus [ie philosophie tempeacuterance et justice] raquo (Pol 1334a34-36 nous soulignons) et

comme il est impossible agrave tous de pratiquer la philosophie telle que comprise dans les

Eacutethiques et dans la Meacutetaphysique il est peut-ecirctre preacutefeacuterable denvisager que le sens que

donne Aristote agrave cette occurrence nest pas ce sens restreint car laquo que donc neacutecessairement

une constitution excellente soit une organisation dans laquelle nimporte qui peut accomplir

des actions excellentes et mener une vie bienheureuse cest manifeste raquo (Pol 1324a23-25)

Il est aussi pertinent de voir que le Stagirite semble aussi accorder de limportance

aux capaciteacutes individuelles pour deacuteterminer la meilleure activiteacute agrave pratiquer dans les loisirs

laquo Dans chaque cas par conseacutequent lactiviteacute la plus parfaite est celle du sujet le mieux

disposeacute en preacutesence du meilleur des objets qui lui soient accessibles raquo (EN 1174b15-20)

Le fait quAristote ajoute laccessibiliteacute en tant que critegravere au meilleur objet montre bien que

ce qui est preacutefeacuterable de reacutealiser cest ce quil y a de meilleur parmi les choses qui sont agrave

notre porteacutee et non pas la chose la meilleure de maniegravere absolue Dans la mecircme veine il

pose comme critegravere agrave la reacutealisation parfaite dune activiteacute le plaisir qui doit en deacutecouler

(EN 1174b20-25) Degraves lors si quelquun nest pas en mesure de pratiquer la θεωρία il nen

retirera aucun plaisir et cessera par conseacutequent de la pratiquer Pour ajouter agrave cela

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laquo Cest dailleurs aussi ce que permet de voir le lien intime qui unit chacun des plaisirs agrave lactiviteacute quil parachegraveve car le plaisir qui lui est intimement lieacute permet daccroicirctre lactiviteacute En effet lon juge mieux de chaque sorte de choses et avec plus de rigueur lorsquon se livre agrave cette activiteacute avec plaisir Ainsi deviennent geacuteomegravetres ceux qui ont de la joie agrave pratiquer la geacuteomeacutetrie et leur intelligence saisit avec plus de profondeur chaque sorte de problegravemes raquo (EN 1175a30-b1)

En ayant cela en tecircte il nest pas surprenant que le Stagirite propose la musique

comme activiteacute plaisante visant au repos (Pol 1339b25-30) Limportant ici est de voir que

si Aristote veut substituer la musique au jeu pour le temps du repos cest que la musique est

un loisir noble et qui est plaisant pour tous81 Eacutetant plaisante il serait eacutetonnant que les gens

ne veuillent pas sy adonner et eacutetant noble elle est en mesure de jouer le vrai rocircle qua agrave

jouer le loisir dans la conception aristoteacutelicienne du composeacute eacutethico-politique Limportant

au niveau des activiteacutes pratiqueacutees agrave linteacuterieur de la citeacute nest pas que chacun reacutealise

lactiviteacute parfaite par excellence qui rendrait chaque homme un dieu mais bien que chaque

individu soit en mesure de pratiquer une activiteacute en vue delle-mecircme sans consideacuteration

dutiliteacute ce que reacutealiserait dans les faits la musique

De cela deacutecoule que sans oublier que sil en est capable lhomme doit tendre vers

ce qui est le meilleur mais que laquo ce qui pour chacun est absolument preacutefeacuterable cest ce quil

peut atteindre de plus eacuteleveacute raquo (Pol 1333a25-30) il nous est permis de conclure que la

musique est tout agrave fait capable de jouer le mecircme rocircle que la philosophie comprise au sens

restreint et que dans cette mesure une conception plus large de la philosophie peut linclure

En effet neacutetant pas productive de quelque chose dutile et ne requeacuterant que peu de

81Agrave strictement parler ce nest pas au loisir en tant que tel quAristote dans ce passage met de lavant la musique comme activiteacute agrave choisir mais bien au repos et comme nous lavons vu plus haut il est important de les distinguer Cependant ce passage concerne les travailleurs qui justement ne distinguent pas loisir et repos et dans cette mesure il est peut-ecirctre pertinent de commencer agrave introduire au sein mecircme du repos des activiteacutes pouvant convenir au loisir de maniegravere agrave les amener peu agrave peu par lhabitude agrave pratiquer des loisirs authentiques

ressources pour sa pratique elle devrait normalement inciter agrave la tempeacuterance Nous disons

normalement car contrairement agrave la pratique de la θεωρία la musique doit ecirctre soumise agrave

une sorte de controcircle parce que certains types dharmonies risquent de deacutevelopper des

caractegraveres non rechercheacutes chez ceux qui les pratiquent (Pol VIII 7) Pour ajouter agrave cette

restriction notons aussi qulaquo il est donc manifeste que lapprentissage de la musique ne doit

pas ecirctre un empecircchement aux activiteacutes ulteacuterieures ni avilir le corps et le rendre inapte aux

exercices militaires et civiques aussi bien ceux quon doit pratiquer immeacutediatement que

ceux quon apprendra plus tard raquo (Pol 1341a5-10) ce que cause la pratique excessive de la

musique laquo qui megravene aux compeacutetitions professionnelles [et] aux virtuositeacutes eacutetonnantes et

excessives qui envahissent aujourdhui les compeacutetitions raquo (Pol 1341a10-15) Ainsi on voit

que la philosophie demeure preacutefeacuterable agrave la pratique de la musique mais que outre les

reacuteserves que nous avons ameneacutees cette derniegravere a un rocircle tout agrave fait comparable agrave celui de

la philosophie avec lavantage notable decirctre appreacutecieacutee de presque tous

En tenant compte de lanalyse que nous venons de faire il importe de comprendre

que la philosophie prendra une acception eacutelargie ou restreinte tout deacutependant du contexte

Dans un contexte individuel comme celui des Eacutethiques la philosophie sera reacuteduite agrave la

pratique de la θεωρία qui est eacutevidemment lactiviteacute la meilleure alors que dans un contexte

politique ougrave il importe de deacuteterminer lactiviteacute qui sera la plus approprieacutee pour tous il

faudra comprendre la philosophie comme incluant en plus de la θεωρία une certaine part

de culture geacuteneacuterale dans les arts des Muses Cest donc dire que la philosophie au sens

propre et la musique feraient partie dune certaine maniegravere du mecircme genre de vie Degraves

109

110

lors il est leacutegitime de se demander agrave quoi pense Aristote lorsquil se questionne agrave savoir si

cest

laquo la vie politique et active qui est agrave choisir ou plutocirct celle qui est affranchie de tous les soucis exteacuterieurs par exemple une vie contemplative qui seule aux dires de certains est celle du philosophe Car il ny a guegravere que ces deux genres de vie que ceux des hommes qui honorent le plus la vertu choisissent eacutevidemment aussi bien ceux du passeacute que ceux daujourdhui Deux vies je veux dire la vie politique et la vie philosophique raquo (Pol 1324a26-32)

En effet cette question est poseacutee apregraves avoir affirmeacute immeacutediatement avant quune

citeacute excellente en est une dans laquelle chacun des citoyens est en mesure de pratiquer des

activiteacutes excellentes Dans cette mesure il semble tout agrave fait leacutegitime de comprendre que

lutilisation que fait le Stagirite de laquo vie philosophique raquo dans ce passage est agrave comprendre

dans son sens large Un autre indice nous permet daller dans ce sens agrave savoir que lorsquil

semble associer une vie laquo affranchie de tous les soucis exteacuterieurs raquo avec la vie

contemplative du philosophe cette association puisquelle est introduite par laquo par

exemple raquo ne semble en fait quecirctre une instance particuliegravere de ce type de vie et non pas

leacutepuiser De plus cette reacuteduction nest que le fait des laquo dires de certains raquo et Aristote ne

semble pas lappuyer particuliegraverement

Consideacuterant que la musique fait partie du mecircme genre de vie que la philosophie et

que selon ce passage cette vie est laquo affranchie de tous les soucis exteacuterieurs raquo [πάντων τῶν

ἐκτὸς ἀπολελυμένος] il est tentant dy voir aussi lagrave une forme atteacutenueacutee de lautarcie divine

accessible non seulement aux sages mais aussi agrave lhomme de la rue Comme si Aristote

conscient que lactiviteacute quil preacutesente comme eacutetant la meilleure et devant reacuteguler les

activiteacutes utiles de celui qui lexerce neacutetait pas praticable par suffisamment de gens aurait

tenteacute de lui trouver un substitut qui bien que moins noble est tout de mecircme rechercheacute pour

lui-mecircme et de ce fait se qualifie pour faire partie de la vie philosophique On aurait alors

une sorte de simulacre humain de lautarcie divine Bien entendu il ne faut pas croire que la

pratique musicale est reacuteellement autarcique eacutetant donneacute que lactiviteacute mecircme requiert du

mateacuteriel pour son exercice ce que ne demande pas la θεωρία mais elle est ce qui sen

rapproche le plus en ce quelle est sa propre fin

111

112

4 Conclusion

En guise de conclusion essayons de mieux comprendre le rapport qui doit ecirctre

eacutetabli entre la recherche de lautarcie humaine et la recherche de lautarcie divine Comme

nous lavons montreacute la recherche de lautarcie humaine est en fait la fonction propre de

lhomme et en ce sens tout homme doit y participer afin de reacutealiser son essence Cette

autarcie humaine correspond agrave ce qui fait en sorte quau sein de la citeacute les citoyens peuvent

non seulement vivre ce qui ne serait le fait que dune autarcie mateacuterielle mais aussi bien

vivre en combinant agrave la fois lautarcie mateacuterielle et la possibiliteacute de pratiquer la vertu

morale et la φρόνησις82 Parallegravelement agrave cela nous avons aussi fait ressortir que les activiteacutes

utiles ne sont pas neacutecessairement toutes agrave rejeter de la vie de lhomme vertueux En effet

dans les limites de ses besoins il est tout agrave fait convenable et mecircme souhaitable que

lhomme libre pratique ces activiteacutes

Par la suite nous avons montreacute que la philosophie neacutetait pas en mesure decirctre

consideacutereacutee en elle-mecircme comme une activiteacute pouvant ecirctre pratiqueacutee au sein de la citeacute dans

le but datteindre lautarcie humaine eacutetant donneacute que la citeacute se maintient de par lamitieacute

politique qui unit les citoyens entre eux et que la pratique philosophique ne peut pas mener

agrave un tel type damitieacute Cette impossibiliteacute vient principalement du fait quelle nest

aucunement utile et que lamitieacute politique se fonde sur lutiliteacute

Agrave partir de ce moment nous devions en conclure temporairement que la pratique de

la philosophie eacutetait incompatible avec les activiteacutes de la citeacute et quelle ne pourrait donc pas

82Voir agrave ce sujet la distinction que fait Mayhew entre πρὸς ζωὴν αὔταρκες (Pol 1328b17) ἐν τοῖς ἀναγκαίοις αὐτάρκης (Pol 1326b4) et ἀπλῶς αὐτάρκη (Pol 1328b18) et αὔταρκες πρὸς το εὐ ζῆν (Pol 1326b8-9) (Mayhew 1995 p490-491)

de ce fait ecirctre leacutegitimement pratiqueacutee agrave linteacuterieur de ses murs car elle nest pas directement

profitable aux autres citoyens Ainsi selon cette analyse mecircme si la pratique de la θεωρία

telle que deacutecrite en EN X 6-8 se reacuteveacutelait ecirctre le propre de lhomme ou du moins en faire

partie comme le veulent les interpreacutetations traditionnelles il nen demeurerait pas moins

que sa preacutesence au sein de la citeacute en serait douteuse Il est en effet difficile de voir comment

elle peut sinseacuterer dans une organisation devant reacutepondre aux besoins des individus alors

quelle-mecircme ne peut rien fournir qui participerait agrave cela Eacutevidemment on pourrait toujours

nous rappeler la distinction que fait Heinaman entre vie totale et vie partielle et soutenir

avec lui que la meilleure vie totale dun philosophe comprendra aussi dautres activiteacutes qui

elles seront utiles et lui permettront de faire partie de la citeacute ce qui permettrait du mecircme

coup de continuer agrave soutenir la position selon laquelle lactiviteacute contemplative est le propre

de lhomme

Toutefois bien que nous accordions la pertinence de la distinction entre vie totale et

vie partielle et que nous ne rejetions pas le fait que la vie contemplative soit la vie la plus

parfaite qui soit -mais seulement dans la mesure ougrave elle est pratiqueacutee par un dieu et non par

un homme- il nous semble que le deacuteveloppement sur le loisir que nous avons fait nous

empecircche de soutenir que la pratique de la θεωρία reacutealise loffice de lhomme En effet

quand on considegravere que la philosophie au sens strict nest pas la seule activiteacute acceptable

pour occuper noblement lespace de loisir creacuteeacute par les activiteacutes des citoyens au sein de la

citeacute il semble risqueacute de soutenir que cette activiteacute soit la seule agrave deacutefinir le propre de

lhomme Et cela dautant plus quAristote naccorde jamais agrave la musique un statut tel quil

113

114

nous serait permis de comprendre quelle est une forme imparfaite de la reacutealisation de

lessence humaine

De plus le statut ambigu de la relation entre la politique et le loisir semble nous

rendre incapable de reacutepondre pour de bon et de maniegravere univoque agrave la question de loffice

de lhomme Bien que nous croyons quen derniegravere analyse cet office soit agrave chercher dans

lexercice des vertus morales et de la φρόνησις il apparaicirct que le loisir est en quelque sorte

la fin de cet exercice du moins tel quil est preacutesenteacute en Pol VII-VIII Toutefois il est

important de voir que dans un tel contexte cest bien le loisir qui est la fin et non pas la

philosophie (Pol VII 15) Le loisir nest donc pas compris comme devant ecirctre reacuteserveacute ou

deacutegageacute en vue de la philosophie mais plutocirct que la philosophie est la meilleure faccedilon de

passer son temps de loisir En effet laquo il faut [δεῖ] du courage et de lendurance pour le

temps de la besogne de la philosophie pour celui du loisir [φιλοσοφίας δὲ πρὸς τὴν

σχολήν] et de la tempeacuterance et de la justice pour ces deux temps raquo (Pol 1334a22-25 nous

soulignons) En plus de cela lutilisation du vocabulaire de la neacutecessiteacute (δεῖ) semble

indiquer que la philosophie dans ce contexte reacutepond agrave un besoin ce qui est aussi reacuteaffirmeacute

tout juste apregraves lorsquAristote explique que laquo ce sont ces gens-lagrave [ie ceux qui ont du

loisir] qui ont le plus besoin [μάλιστα γὰρ οὗτοι δεήσονται] de philosophie de tempeacuterance

et de justice dans la mesure ougrave ils megravenent plus que dautres une vie de loisir dans

labondance de tels biens raquo (Pol 1334a31-34) Ce qui semble devoir ecirctre tireacute de ce passage

cest que la philosophie reacutepond agrave un besoin et que ce besoin se fait plus ressentir chez ceux

qui ont du loisir que chez ceux qui nen ont pas notamment pour les peuples guerriers laquo car

la guerre contraint les gens agrave ecirctre justes et agrave vivre dans la tempeacuterance raquo (Pol 1334a25-26)

Ce besoin de philosophie -et donc dune certaine recherche de lautosuffisance divine-

deacutecoule alors du fait quaucune contrainte exteacuterieure ne vient forcer lindividu agrave ecirctre juste et

tempeacuterant Degraves lors en labsence de ce type de contrainte il faut que lindividu (et la citeacute)

se tourne vers la philosophie afin de demeurer tempeacuterant parce que laquo la jouissance dun

sort heureux et la vie de loisir en temps de paix poussent plutocirct [les gens] agrave la deacutemesure raquo

(Pol 1334a26-28)

Ceci nest pas non plus la seule maniegravere de comprendre le lien entre lautosuffisance

et le bon exercice dune activiteacute politique En effet traitant de la distinction entre les

reacutegimes droits et les reacutegimes deacutevieacutes et plus speacutecifiquement entre la royauteacute et la tyrannie

Aristote affirme en passant que laquo nest pas un roi en effet celui qui ne se suffit pas agrave lui-

mecircme et nest pas supeacuterieur sur tous les plans du bien or un homme de cette qualiteacute na

besoin de rien en plus donc les inteacuterecircts quil a en vue ne sont pas les siens agrave lui mais ceux

des sujets quil gouverne raquo (EN 1160b3-6) Ce passage est tregraves important car il y est dit

que ce qui permet au roi de rester un roi sans devenir un tyran cest le fait quil soit

autarcique Cette autarcie nous semble pouvoir ecirctre comprise comme eacutetant ce qui entraicircne

chez le roi la tempeacuterance neacutecessaire agrave ne pas rechercher son propre inteacuterecirct Cest ainsi

quapparaicirct encore une fois le rocircle important de lautosuffisance au niveau politique agrave

savoir quelle permet de favoriser un reacutegime droit et dans la mesure ougrave lacquisition de biens

mateacuteriels devant mener agrave une certaine autosuffisance mateacuterielle de lindividu a pour limite

la recherche du loisir cest peut-ecirctre par le deacutesir de la pratique dune certaine forme de

philosophie que le roi en question aura eacuteteacute ou sera capable de deacutevelopper la tempeacuterance

115

116

requise pour la conduite dune constitution droite Il semble donc y avoir un lien assez fort

entre autarcie tempeacuterance et gouvernement politique droit

Malgreacute cela le rapport que le loisir entretient avec la pratique des vertus morales et

de la φρόνησις nous empecircche deacutevacuer totalement la pratique de la philosophie de ce qui

constitue lhomme En effet comme la philosophie est ce qui limite lactiviteacute politique et

lacquisition de richesses il faut voir en cela que sa pratique est la fin de lactiviteacute politique

comme le disait deacutejagrave EN VI 13 Ainsi on peut concevoir la pratique de la philosophie

comme le signe dune activiteacute politique reacuteussie et comme devant mener agrave la tempeacuterance

requise pour la stabiliteacute de la citeacute Autrement dit si les Spartiates avaient su faire de la

philosophie -ou pratiquer un quelconque loisir noble- leur citeacute sen serait beaucoup mieux

porteacutee et son prestige aurait pu durer mais dans la mesure ougrave une fois la guerre termineacutee

ses soldats ne sachant pas comment soccuper ils ont sombreacute dans la deacutemesure ce qui les a

conduits agrave leur perte Comprise ainsi la pratique philosophique peut dune certaine maniegravere

ecirctre interpreacuteteacutee comme le signe de la reacutealisation de lessence de lhomme si lon considegravere

que lhomme sans elle ne peut pas pratiquer une politique saine qui se limite agrave combler les

besoins de la citeacute Pour le dire en dautres mots lhomme na reacutealiseacute pleinement et pour de

bon son essence que lorsquil est en mesure de chercher agrave seacutelever au niveau de la diviniteacute

ou encore que ce nest quune fois tout agrave fait humain quil peut preacutetendre agrave devenir dieu

laquo Mais le bien a plusieurs aspects et lun est beauteacute lun deux est faisable alors que lautre

ne lest pas est faisable ce bien en vue de quoi on agit ne lest pas celui qui existe dans les

ecirctres immobiles raquo (EE 1218b5-10)

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121

  • 0 Introduction
  • 1 Autarcie divine et autarcie humaine
    • 11 Autarcie divine
    • 12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage
    • 13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme
    • 14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme
    • 15 Lrsquoautarcie humaine
    • 16 La citeacute comprise par lrsquoanalogie du tout organique
      • 2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine
        • 21 Lamitieacute politique
        • 22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie
          • 221 Linutiliteacute de la philosophie
          • 222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie
          • 223 Lessence de la philosophie
            • 23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute
            • 24 Lami philosophe
              • 3 Philosophie loisir et politique
                • 31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile
                  • 311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires
                  • 312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir
                    • 32 Vie totale et vie partielle
                    • 33 Eacuteducation loisir et limite du politique
                      • 4 Conclusion
                      • Bibliographie
                        • Textes et traductions
                        • Eacutetudes
Page 3: La recherche de l’autosuffisance chez Aristote

Reacutesumeacute

Ce meacutemoire vise agrave mieux comprendre lutilisation du concept dautarcie agrave loeuvre

dans les eacutecrits dAristote et ce faisant agrave nous amener agrave une meilleure compreacutehension du

lien entre leacutethique et la politique dans la penseacutee aristoteacutelicienne Pour ce faire nous

commenccedilons tout dabord par distinguer deux types dautarcie agrave savoir ce que nous

appellerons dans la suite lautarcie divine et lautarcie humaine Lautarcie divine doit ecirctre

comprise comme le fait de se suffire pleinement agrave soi-mecircme de la maniegravere la plus

rigoureuse qui soit et cette autarcie nest agrave proprement parler attribuable quau divin

Lautarcie humaine quant agrave elle est celle qui est agrave loeuvre dans la deacutefinition que donne

Aristote de la citeacute agrave savoir quelle est un regroupement autarcique de personnes visant agrave

vivre et agrave bien vivre Par la suite nous montrons que la pratique de la philosophie qui est

deacutecrite comme une pratique autarcique en EN X est difficilement conciliable avec les

activiteacutes de la citeacute et la constitution dune communauteacute politique En effet comme cest le

besoin qui doit jouer le rocircle de ciment de la citeacute il est difficile de voir comment la

philosophie peut sinseacuterer dans le cadre eacutetatique de la citeacute eacutetant donneacute quelle nest daucune

utiliteacute et quelle est rechercheacutee pour elle-mecircme Toutefois puisquAristote ne preacutesente

jamais la cohabitation de la philosophie avec les autres activiteacutes de la citeacute comme

probleacutematique nous tentons de voir comment il est possible de concilier la pratique de la

philosophie avec la neacutecessiteacute pour lindividu de vivre en citeacute Cest en examinant la notion

de loisir que nous en venons agrave conclure que la philosophie doit y ecirctre releacutegueacutee afin de

pouvoir ecirctre pratiqueacutee Cest aussi en associant la philosophie au loisir et en eacutetudiant le rocircle

que celui-ci doit jouer au sein de la citeacute que nous sommes en mesure de voir se dessiner le

lien entre leacutethique et la politique

Mots-cleacutes Aristote autarcie autosuffisance eacutethique politique loisir

Abstract

This dissertation tries to gain a better understanding of the concept of autarkeia

which is present in the writings of Aristotle Doing this we are also able to get a clearer

idea of the link between ethics and politics in the aristotelian thought In order to achieve

this we start by distinguishing two types of self-sufficiency the divine self-sufficiency and

the human self-sufficiency The divine self-sufficiency is to be understood as the fact of

being fully self-sufficient in the most rigorous way Strictly speaking it is only the divine

that can be granted of such a self-sufficiency On the other hand the human self-sufficiency

is the one effective in the aristotelian definition of the polis which is the self-sufficient

grouping of persons aiming at living and good living After that we show that the practice

of philosophy which is described as a self-sufficient activity in NE X is hardly possible as

an activity of the polis and cannot participate in bringing a polis to life This is founded in

the fact that for Aristotle it is the needs that keep people together united in a polis and

considering that it is difficult to see how philosophy could be part of this because it is

totally useless and searched for itself However we try to see how it would be possible to

conciliate the practice of philosophy with the necessity for a human to live in a polis

because Aristotle never speaks of it as being problematic The answer of this so-called

problem is to be found in the notion of leisure by relegating philosophy to this part of a

human life in order for it to be practiced It is also by associating philosophy and leisure

that we can draw the link between ethics and politics

Keywords Aristotle autarkeia self-sufficiency ethics politics leisure

Table des matiegraveres

0 Introduction 1

1 Autarcie divine et autarcie humaine 6

11 Autarcie divine 7

12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage 9

13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme17

14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme29

15 Lrsquoautarcie humaine 37

16 La citeacute comprise par lanalogie du tout organique43

2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine53

21 Lamitieacute politique 53

22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie 57

221 Linutiliteacute de la philosophie57

222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie60

223 Lessence de la philosophie 66

23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute69

24 Lami philosophe 74

3 Philosophie loisir et politique78

31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile 78

311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires79

312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir 84

32 Vie totale et vie partielle90

33 Eacuteducation loisir et limite du politique98

4 Conclusion112

Bibliographie 117

Textes et traductions 117

Eacutetudes 118

Agrave ma sœur Joannie

que jrsquoaurais aimeacute voir grandir

Remerciements

Je tiens tout drsquoabord agrave remercier mon directeur Louis-Andreacute Dorion pour toute

lrsquoaide qursquoil a pu mrsquoapporter et pour le deacutesir de rigueur intellectuelle qursquoil a su mrsquoinculquer

Je tiens aussi agrave remercier tous ceux et celles qui au cours de mon parcours acadeacutemique

mrsquoont entendu (peut-ecirctre trop) prononcer le nom drsquoAristote sans jamais tenter de reacutefreacutener

mes eacutelans enthousiastes Comment drsquoailleurs teacutemoigner ma reconnaissance envers mes

parents qui malgreacute qursquoils ignoraient presque totalement lrsquoobjet de mes recherches nrsquoen ont

pas pour autant cesseacute de mrsquoappuyer et de mrsquoencourager Pour tout cela je leur dis merci

sachant tregraves bien que je ne pourrai jamais leur rendre tout ce qursquoils mrsquoont donneacute

0 Introduction

Dans son roman La petite fille qui aimait trop les allumettes Gaeacutetan Soucy nous

plonge dans un univers quon ne saurait trop comment deacutecrire Il deacutepeint la vie dun fregravere et

dune sœur ayant eacuteteacute coupeacutes du monde par leur pegravere et qui agrave la mort de celui-ci doivent

tenter dinteragir par eux-mecircmes avec les habitants du village pregraves duquel ils habitent Eacutetant

donneacute que ce sont leurs premiers rapports seacuterieux avec une socieacuteteacute organiseacutee les relations

quils tentent deacutetablir sont plus que difficiles et le tout tourne au drame assez rapidement

On en vient mecircme agrave se demander si les deux enfants sont bel et bien des ecirctres humains

eacutetant donneacute leur incapaciteacute flagrante agrave entrer en contact avec la laquo civilisation raquo Ce roman

nous force entre autres agrave nous demander ce qui est neacutecessaire pour atteindre pleinement

notre humaniteacute Peut-on vraiment ecirctre humain en dehors dune socieacuteteacute donneacutee laquo Lhomme

est par nature un animal politique raquo (Pol 1253a2-3)1 disait deacutejagrave Aristote et laquo celui qui est

hors-citeacute naturellement bien sucircr et non par le hasard des circonstances est soit un ecirctre

deacutegradeacute soit un ecirctre surhumain raquo (Pol 1253a3-5) Ces consideacuterations provenant de

lAntiquiteacute ne sont donc pas sans trouver eacutecho mecircme agrave notre eacutepoque

La question qui est donc poseacutee vise agrave savoir ce dont on a besoin pour reacutealiser notre

humaniteacute et la maniegravere par laquelle on peut y arriver ou autrement dit comment pouvons-

nous combler nos besoins Peut-on le faire sans apport exteacuterieur comme avaient tenteacute de le

faire les personnages du roman ou avons-nous plutocirct besoin de nous allier agrave nos

congeacutenegraveres Cette question en est une qui a eacuteteacute deacutebattue pendant lAntiquiteacute et la notion qui

y est au centre agrave savoir celle du besoin est probablement lune de celles qui est le plus

1 Sauf avis contraire nous citons la traduction des Politiques de Pellegrin

2

difficile agrave comprendre pour un lecteur contemporain Lorsque quelquun aborde la

philosophie antique pour la premiegravere fois il est freacutequent quil ne sy retrouve pas tant la

charge conceptuelle des diffeacuterents concepts agrave lœuvre est diffeacuterente de ce agrave quoi nous

sommes habitueacutes Pourtant les mots utiliseacutes se retrouvent pratiquement tous dans notre

vocabulaire de maniegravere plus ou moins courante On na quagrave penser aux termes de vertus

de justice de bonheur ou dutiliteacute Il faut savoir se replonger dans lesprit de leacutepoque afin

decirctre en mesure de bien comprendre les textes et den faire ressortir toutes leurs richesses

Cest ainsi que le concept de neacutecessiteacute ou plutocirct de besoin semble ecirctre lun des concepts qui

donnent le plus de mal aux neacuteophytes Pour nous comme pour les Grecs un besoin est

quelque chose dont on ne saurait se passer Jusque lagrave il ne semble pas y avoir

dincompatibiliteacute notable entre la compreacutehension contemporaine du mot et celle veacutehiculeacutee

dans les textes des anciens philosophes Lagrave ougrave la penseacutee grecque se diffeacuterencie de la nocirctre

cest dans la rigueur de son concept de besoin Platon ou Aristote nauraient probablement

jamais oseacute dire quils avaient besoin du tout nouvel ordinateur ou dune nouvelle coupe de

cheveux Le vocabulaire de la neacutecessiteacute se limite aux choses qui ne peuvent ecirctre autrement

Si je veux vivre je nai dautre choix que de manger boire et dormir Cest agrave ce niveau que

se situe le besoin pour les philosophes grecs Cela ne veut pas dire que les excegraves neacutetaient

pas preacutesents dans lAntiquiteacute au contraire mais simplement que le fait de se suffire du

neacutecessaire eacutetait beaucoup plus mis de lavant que de nos jours Combien de philosophes

eacutetaient vus comme des ascegravetes vivant dans la pauvreteacute bien que ce ne fucirct eacutevidemment pas

le cas de tous Rappelons-nous seulement de lanecdote quAristote rapporte au sujet de

Thalegraves de Milet et qui relate les moqueries que subissait ce dernier ducirc au fait que la

philosophie ne lui apportait pas de richesses (Pol 1259a6-9)

Dans cette conception du besoin un autre concept est venu agrave prendre une large part

de lactiviteacute philosophique dans lAntiquiteacute bien quil ne soit pas tregraves eacutetudieacute par nos

contemporains Il sagit bien sucircr du concept dautosuffisance concept tregraves cher agrave toute la

tradition ancienne Se suffire agrave soi-mecircme ecirctre autarcique cela ne signifie pas ecirctre sans

besoins -car cela nest que le fait des dieux- mais plutocirct decirctre en mesure de les satisfaire

par soi-mecircme sans laide des autres Et cest lagrave que le deacutebat samorce est-il possible de se

suffire agrave soi-mecircme et mecircme dans la neacutegative cela vaut-il la peine dessayer Pour voir agrave

quel point les opinions divergent face agrave cette question on peut sen remettre aux deux

ceacutelegravebres disciples de Socrate agrave savoir Platon et Xeacutenophon Le premier est celui qui met en

scegravene un Socrate qui se moque dHippias se targuant de tout fabriquer lui-mecircme (Hippias

mineur 368b-e) alors que le deuxiegraveme est celui qui deacutecrit un Socrate dont le but ultime est

de sassimiler agrave la diviniteacute en se suffisant pleinement agrave lui-mecircme dun point de vue mateacuteriel

(Meacutemorables I 6) Il ny a pas agrave dire le fosseacute est immense Pour Platon il est tout

simplement impossible quun homme puisse se suffire agrave lui-mecircme alors que pour

Xeacutenophon il serait possible dy arriver par lexercice de lἐγκράτεια et de la καρτερία Degraves

lors ce sont deux maniegraveres complegravetement diffeacuterentes qui seront mises de lavant pour

assurer que les besoins des individus soient combleacutes Si on prend lexemple de La

Reacutepublique on voit que Platon quoi que puisse dailleurs en penser Aristote (Pol II 2)

vise agrave eacuteriger une citeacute dans laquelle lorganisation qui y serait preacutesente permettrait agrave tout un

chacun de voir ses besoins combleacutes et cela serait permis par une speacutecialisation du travail

3

4

augmentant lefficaciteacute dans lexercice de chacune des tacircches essentielles Au contraire

Xeacutenophon met plutocirct de lavant une certaine ascegravese personnelle visant agrave sapprocher de la

diviniteacute par le fait de limiter ses besoins le plus possible de maniegravere agrave ecirctre autarcique

individuellement (Meacutemorables I 6) Dun cocircteacute la neacutecessiteacute de reacutepondre agrave ses besoins ne se

fait uniquement que par le biais de la citeacute et de son organisation alors que de lautre elle est

prise en charge par une attitude individuelle qui ne fait pas appel agrave la citeacute mais vise une

autosuffisance mateacuterielle Lexposeacute que nous venons de faire de ces deux doctrines est

eacutevidemment assez caricatural mais on peut tout de mecircme y voir deux tendances majeures

en ce qui a trait agrave la question de latteinte de lautarcie et de la possibiliteacute de subvenir agrave nos

besoins

Cest sans doute dans un tel contexte qua ducirc eacutemerger la penseacutee dAristote Bien que

pour lui lautarcie mateacuterielle individuelle ne puisse pas ecirctre atteinte il faut savoir quil ne

laisse pas pour autant de cocircteacute limportance de reacutepondre agrave nos besoins physiques Toutefois

il ne prend jamais le parti de Xeacutenophon en disant quil faut restreindre nos besoins de

maniegravere agrave sassimiler au divin Pour lui comme ceacutetait deacutejagrave le cas pour Platon la diviniteacute ne

doit pas ecirctre comprise dun point de vue mateacuteriel et lautarcie qui lui est associeacutee ne sera

donc pas de cet ordre Pour Aristote comme nous le verrons en deacutetail dans le cadre de notre

travail lautarcie dont jouit la diviniteacute est une autarcie de type intellectuel Cest-agrave-dire

quen ce qui a trait agrave la pratique de lactiviteacute intellectuelle le divin se suffit entiegraverement agrave

lui-mecircme de la maniegravere la plus rigoureuse qui soit Mais si lautarcie divine nest que de

type intellectuel il est pertinent de se demander en quoi sa recherche peut nous aider agrave

reacutepondre agrave nos besoins de tous les jours Autrement dit comment les citoyens dune citeacute

peuvent-ils survivre si lautosuffisance qui est mise de lavant nest pas mateacuterielle

Il nous semble que le geacutenie dAristote reacuteside en partie dans la reacuteponse quil va

donner agrave cette question Cest par une sorte de fusion de leacutethique et de la politique quil en

viendra agrave mieux organiser la citeacute et la vie personnelle des diffeacuterents citoyens de telle sorte

que la recherche de lautarcie divine nentre plus en contradiction avec la neacutecessiteacute de

reacutepondre agrave nos besoins mateacuteriels Cest donc agrave cette question que nous tenterons de

reacutepondre dans le preacutesent travail comment Aristote fait-il pour parvenir agrave faire cohabiter

lautarcie intellectuelle individuelle avec lautarcie mateacuterielle collective Pour y arriver

nous commencerons par montrer que lautarcie se deacutefinit bel et bien de deux maniegraveres

diffeacuterentes dans la penseacutee aristoteacutelicienne Cette distinction nous amegravenera agrave voir que la

recherche de lautarcie divine par la pratique de la θεωρία peut sembler incompatible avec

les activiteacutes de la citeacute et quil peut de ce fait sembler impossible quelle puisse ecirctre promue

comme une activiteacute leacutegitime Par la suite cette conclusion temporaire nous forcera agrave

chercher une maniegravere de reacuteconcilier la pratique de la philosophie avec le cadre politique de

la citeacute aristoteacutelicienne et cest en faisant appel agrave leacutetude que fait Aristote du loisir que nous y

parviendrons

5

6

1 Autarcie divine et autarcie humaine

Dans lrsquoœuvre eacutethique et politique drsquoAristote on peut voir se profiler deux concepts

drsquoautarcie agrave savoir un concept drsquoautarcie collective et un concept drsquoautarcie individuelle2

Vaguement disons que lrsquoautarcie collective est celle que vise la citeacute (Pol 1252b25-30)

tandis que lrsquoautarcie individuelle serait plutocirct celle que possegravede le sage qui pratique la

θεωρία (EN X 6-8)3 Ce que nous voudrions montrer en deacutebutant est qursquoil est juste de

deacutefinir deux types drsquoautarcie mais qursquoau lieu de comprendre ces deux types selon

lrsquoopposition collectifindividuel il vaudrait mieux pour bien rendre compte de la penseacutee

drsquoAristote concevoir cette diffeacuterence agrave partir de lrsquoopposition entre lrsquohumain et le divin

Crsquoest ainsi que nous parlerons plutocirct drsquoautarcie humaine et drsquoautarcie divine4 en nous

basant sur un texte de la Grande Morale5 Bien entendu vu le statut particulier de ce texte

nous montrerons que cette distinction peut se deacuteduire drsquoautres ouvrages dont lrsquoauthenticiteacute

nrsquoest pas mise en doute et nous ne lui emprunterons que la terminologie Cette distinction

nous amegravenera agrave voir que la recherche de lautarcie ne doit pas toujours se comprendre de la

mecircme maniegravere et que leur recherche commune est peut-ecirctre incompatible En effet

lautarcie divine sera lobjet dune quecircte individuelle et aura donc une viseacutee eacutethique alors

que lautarcie humaine sera lobjet dune quecircte collective et aura donc une viseacutee politique

2 Voir notamment Brown agrave paraicirctre3 Sauf avis contraire nous citons la traduction de lEacutethique agrave Nicomaque de Bodeacuteuumls4 Cette distinction est aussi faite par Pierre Aubenque dans son Appendice 1 sur lrsquoamitieacute chez Aristote (dans La prudence chez Aristote 2004 pp179-183)5 laquo Notre examen ne porte pas sur lrsquoautarcie divine mais sur celle de lrsquohomme raquo MM 1213a8-10 Dans le passage qui entoure cette phrase lrsquoauteur de la Grande morale tente de montrer que mecircme si lrsquohomme sage imite le dieu et que le dieu se suffisant pleinement agrave lui-mecircme nrsquoa pas drsquoamis on ne peut pas conclure que lrsquohomme sage par conseacutequent nrsquoa pas drsquoamis non plus justement parce que lrsquoautarcie propre agrave chacun nrsquoest pas agrave comprendre de la mecircme maniegravere

Dans cette mesure nous devrons nous demander si la recherche individuelle se fait au

deacutetriment de la recherche collective et sil est possible de rechercher lautarcie divine dans

la cadre politique de la citeacute

11 Autarcie divine

Commenccedilons par deacutecrire ce que nous appelons lrsquoautarcie divine De prime abord

on pourrait penser que cette autarcie est celle deacutecrite au livre X de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque

lorsqursquoAristote parle de la θεωρία Comme nous le verrons cela nrsquoest pas tout agrave fait exact

En effet nous tenterons de montrer que lrsquohomme ne peut pas atteindre cette autarcie Cette

conception de lrsquoautarcie divine est en fait une tentative de deacutefinir lrsquoautarcie de la maniegravere la

plus rigoureuse possible Dans toute cette rigueur nous verrons que cette autarcie nrsquoest

eacutevidemment attribuable quau divin Pour y arriver il nous faut expliquer comment Aristote

conccediloit la vie du divin puis nous la comparerons avec la vie du sage pour bien en montrer

toute lrsquoincompatibiliteacute

Comme Aristote lrsquoaffirme lui-mecircme il faut drsquoabord consideacuterer que le divin est bel et

bien vivant (Meta Λ 1072b25-30)6 au mecircme titre que les humains Le fait drsquoecirctre en vie

neacutecessite aussi une activiteacute puisque crsquoest le fait drsquoecirctre animeacute drsquoune certaine maniegravere qui

permet drsquoattribuer la vie Ainsi Aristote soutient que laquo comme le fait de vivre srsquoentend de

plusieurs faccedilons nous preacutetendons qursquoil y a vie lagrave ougrave se trouve ne serait-ce qursquoune seule

quelconque des manifestations telles que lrsquointelligence la sensation le mouvement local et

le repos ou encore le mouvement nutritif deacutepeacuterissement et croissance raquo (DA 413a20-26)7

Il faudra donc que le philosophe attribue au moins lrsquoune de ces faculteacutes au premier moteur

6Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Meacutetaphysique de Tricot7Sauf avis contraire nous citons la traduction du Traiteacute de lacircme de Bodeacuteuumls

7

8

Eacutevidemment crsquoest lrsquoactiviteacute intellectuelle qui le caracteacuterise et aucune autre de ces

laquo manifestations raquo ne peut lui ecirctre attribueacutee On ne peut pas lui donner la vie nutritive

parce que cela impliquerait un changement dans la nature eacuteternelle du premier moteur ni le

mouvement local car le premier moteur se doit drsquoecirctre immobile pour des raisons de

physique qui ne valent pas la peine drsquoecirctre expliqueacutees ici8 ni la sensation car le premier

moteur est immateacuteriel et que la sensation ne peut pas se passer de corps (DA 403a5-10)

Preacutecisons maintenant en quoi consiste cette activiteacute du premier moteur laquo Sa vie

[διαγωγή]9 agrave lui reacutealise la plus haute perfection raquo (Meta Λ 1072b14) Aristote srsquoefforce

de deacutecrire cette perfection en Λ7 et Λ9 Il y affirme que cette activiteacute a pour objet ce qui

est le meilleur et qursquoelle srsquoexerce de maniegravere continue et eacuteternelle (Meta Λ 1072b25-30

1075a5-10) Par ailleurs laquo lrsquointelligence suprecircme se pense donc elle-mecircme puisqursquoelle est

ce qursquoil y a de plus excellent et sa penseacutee est la penseacutee de la penseacutee raquo (Meta Λ 1074b25-

35) De cela on peut faire ressortir quelques aspects aidant agrave caracteacuteriser lrsquoautarcie divine

En effet srsquoayant lui-mecircme pour objet drsquointellection on peut conclure qursquoil se suffit

parfaitement agrave lui-mecircme quant agrave lrsquoexercice de son activiteacute De plus cette activiteacute eacutetant

eacuteternelle et continue on voit que le premier moteur nrsquoa absolument pas besoin drsquoaucun

apport exteacuterieur pour vivre montrant ainsi une autarcie totale agrave tous les points de vue Il est

inengendreacute eacuteternel continuellement en acte et nrsquoa besoin que de lui-mecircme pour son

activiteacute Lrsquoautarcie qui se preacutesente agrave ce niveau est bien une autarcie qursquoon peut qualifier

drsquoindividuelle et ne peut srsquoappliquer qursquoau premier moteur On pourrait aussi se demander

dans quelle mesure les astres qui sont consideacutereacutes comme divins par Aristote (eg Meta Λ

8 Agrave ce sujet voir Physique VIII9 Ce mot est aussi employeacute par Aristote pour reacutefeacuterer aux genres de vie de lrsquohomme par exemple une vie de loisir [πρὸς τὴν ἐν τῇ διαγωγῇ σχολὴν] (Pol 1338a10)

1074b1-10) possegravedent aussi une telle autarcie10 Cependant comme notre but est de faire

un lien avec le sage et que crsquoest par lrsquoactiviteacute intellectuelle que ce lien peut ecirctre fait nous

laisserons la question de cocircteacute11 eacutetant donneacute que le premier moteur est lrsquoexemple drsquoune

activiteacute intellectuelle parfaite

12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage

Avant de comparer les activiteacutes du premier moteur et de lrsquohomme sage il est

important de voir que pour Aristote cet homme pris individuellement nrsquoest autarcique

dans la mesure ougrave il peut lrsquoecirctre que dans son rapport agrave lrsquoactiviteacute qui lui est propre agrave savoir

la θεωρία12 Aristote est tregraves clair agrave ce sujet affirmant qursquo laquo il faudra aussi le confort

exteacuterieur agrave celui qui est un homme Agrave elle seule en effet la nature humaine ne suffit pas

pour meacutediter Au contraire il faut encore avoir un corps sain disposer de nourriture et de

10 Contrairement agrave ce quon pourrait croire lorsquAristote affirme dans son Traiteacute du ciel que laquo les ecirctres de lagrave-bas [sont] [hellip] inalteacuterables et impassibles ils ont la meilleure et la plus autonome (ἀυταρκεστάτην) des vies raquo (279a20-22 trad DalimierPellegrin) il ne fait pas reacutefeacuterence aux astres mais bien aux laquo ecirctres qui sont disposeacutes au-dessus de la translation la plus exteacuterieure raquo (DC 279a20) Eacutetant donneacute quaucun corps nest en mesure de se trouver au-delagrave de cette limite (DC 278b25-279a18) il est clair que les astres qui ont une nature corporelle ne peuvent donc pas ecirctre deacutesigneacutes en 279a20-22 Dalimier et Pellegrin notent que trois hypothegraveses ont eacuteteacute avanceacutees depuis lAntiquiteacute quant agrave savoir agrave quoi le Stagirite fait reacutefeacuterence dans ce passage (2004 p422 n7) agrave savoir soit la sphegravere des fixes soit des reacutealiteacutes noeacutetiques ou encore le premier moteur Ces deux commentateurs croient cependant que lhypothegravese du premier moteur est difficile agrave soutenir ducirc agrave lutilisation du pluriel Toutefois en consideacuterant quAristote fait intervenir une multipliciteacute de moteurs dans sa Meacutetaphysique (1074a1-15) il nous semble plus que vraisemblable que ces moteurs soient ici ce qui est deacutesigneacute en 279a20 car dans la mesure ougrave ils sont laquo immobiles et sans eacutetendue raquo (Meta 1073a35-40) ils nont dautres choix que de se laquo situer raquo au-delagrave de la limite dont parle Aristote Cela permet aussi dexpliquer lutilisation du superlatif ἀυταρκεστάτην En effet si cet adjectif avait eacuteteacute rattacheacute aux astres on naurait pas compris comment ces astres auraient pu ecirctre plus autarciques que le premier moteur11 Il est cependant inteacuteressant de lire la note de Tricot en Λ 10 1075a20-25 laquo Dans la comparaison qui preacutecegravede les hommes libres soumis agrave une inflexible neacutecessiteacute sont les Corps ceacutelestes les esclaves et les animaux dont la plupart des actions sont peacuteneacutetreacutees de contingence sont les ecirctres sublunaires raquo (Tricot 2004 n1 p190)12 Il est important de voir que laquo θεωρία raquo est aussi le mot employeacute par Aristote pour deacutesigner lrsquoactiviteacute du premier moteur (Meta Λ 1072b23)

9

10

tous les autres moyens drsquoentretiens raquo (EN 1178b30-35)13 Ainsi en sa qualiteacute drsquohomme le

sage a besoin des mecircmes choses que tous les autres hommes et nrsquoest donc pas plus

autosuffisant qursquoeux en ce qui a trait agrave la vie courante14 ce qui est deacutejagrave une diffeacuterence

majeure avec le premier moteur qui nrsquoavait besoin drsquoaucun des biens exteacuterieurs pour vivre

Par contre laquo celui qui meacutedite (τῷ δὲ θεωροῦντι) en revanche ne requiert aucun appui de

ce genre du moins pour son activiteacute raquo (EN 1178b3-4 nous soulignons) On peut donc voir

que lrsquoautosuffisance ne srsquoapplique ici qursquoagrave lrsquoactiviteacute seule et si elle srsquoapplique agrave lrsquohomme

qui la pratique ce nrsquoest que dans la limite de cette pratique lhomme sage nest donc pas

pleinement autosuffisant

Regardons maintenant en quoi lrsquoexercice de la θεωρία est diffeacuterente entre lrsquohumain

et le divin La premiegravere diffeacuterence est le fait que le sage ne puisse exercer cette activiteacute que

dans un laps de temps restreint (Meta Λ 1072b14-15 1072b23-25 1075a5-10) alors que

comme nous lrsquoavons dit le premier moteur le fait de maniegravere eacuteternelle Cette diffeacuterence

provient du fait que lrsquohomme est composeacute de matiegravere et que cela implique neacutecessairement

une certaine puissance alors que le premier moteur nrsquoest qursquoacte (Meta Λ 1072b25-30)

Ou on peut dire plus simplement que lrsquohomme a aussi besoin de dormir et qursquoil nrsquoest pas en

acte agrave ce moment (EN 1176a30-b1) Il faut cependant noter que parmi toutes les activiteacutes

que puisse pratiquer lrsquohumain laquo crsquoest par ailleurs lrsquoactiviteacute la plus continue puisque nous

sommes capables de penser en continu plus que drsquoagir continucircment drsquoune quelconque

faccedilon raquo (EN 1177a21-25) Aristote nrsquoaffirme cependant pas ici que cette activiteacute srsquoexerce

13 On peut mecircme ajouter qursquoAristote dit que laquo lrsquoactiviteacute meacuteditative (τὸ θεωρεῖν) nuit parfois agrave la santeacute raquo (EN 1153a20)14 Aristote nuance cependant ces propos en affirmant en EN 1178a22-25 qursquo laquo on peut penser que mecircme le besoin des services exteacuterieurs est modeste dans le cas de la vertu intellectuelle ou certainement moindre que dans le cas de la vertu morale raquo

de maniegravere absolument continue mais seulement que crsquoest la plus continue des actions

qursquoon peut attribuer agrave lrsquohomme15 Malgreacute le fait que lon pourrait deacuteduire de cette plus

grande continuiteacute que cest lactiviteacute qui sapproche le plus de celle de la diviniteacute et quen

cela il ny a pas de nette distinction agrave faire entre lactiviteacute du divin et celui du philosophe il

faut toutefois convenir que la diffeacuterence entre la pratique de la θεωρία par le divin et par

lhumain persiste De plus cette diffeacuterence eacutetant due au statut corporel de lhumain cela

implique une impossibiliteacute radicale dune parfaite continuiteacute dans la pratique de lactiviteacute Il

y a donc une limite que lecirctre humain mecircme avec des anneacutees dexercice ne pourra jamais

franchir La diffeacuterence entre lrsquohumain et le divin sous ce rapport nous semble donc ecirctre

entiegraverement conserveacutee

La deuxiegraveme diffeacuterence qursquoon peut faire ressortir traite de la nature de lrsquoobjet de

lrsquoactiviteacute intellectuelle Pour le premier moteur cet objet en est un interne eacutetant donneacute qursquoil

est lui-mecircme lrsquoobjet de son activiteacute intellectuelle Dans le cas du sage par contre Aristote

affirme en plusieurs endroits que son objet est externe16 Cependant le cas du traiteacute De

lrsquoacircme peut sembler probleacutematique dans la mesure ougrave Aristote y affirme que laquo la sensation

en acte porte sur les objets particuliers alors que la science porte sur les objets universels

Or ces derniers reacutesident en quelque sorte dans lrsquoacircme elle-mecircme raquo (DA 417b20-25) Il

semble donc y avoir contradiction et cest pourquoi nous allons nous y attarder un peu

Tacircchons drsquoexpliquer ce qursquoAristote entend par intelligence dans le De Anima afin de

montrer que cette contradiction nrsquoest en fait qursquoapparente Il faut drsquoabord consideacuterer que

lrsquointellect humain comporte une certaine forme de puissance en ce sens qursquo laquo il doit donc y

15 Il est aussi inteacuteressant de noter que pour Aristote cette activiteacute est plus continue si elle est exerceacutee avec des amis (EN 1170a5-10) ce qui enlegraveve une certaine part drsquoautarcie agrave lrsquoactiviteacute du sage16 Voir entre autres Meta Λ 1075a5-10 EE 1545b15-20

11

12

avoir un principe indeacutetermineacute mais capable de recevoir la forme un principe tel en

puissance que celle-ci mais qui nrsquoest pas celle-ci raquo (DA 429b15-17) Aristote affirme cela

en se basant sur le fait qursquoil existe une certaine similariteacute entre la sensibiliteacute et lrsquointellection

Le raisonnement est le suivant si lrsquoacircme intellective doit ecirctre en mesure de srsquoaccaparer une

forme elle ne doit ecirctre que pure puissance car si elle ne lrsquoeacutetait pas ce qursquoelle serait

influencerait la forme qui est lrsquoobjet de lrsquoacte drsquointellection ce qui reacutesulterait en une

trahison de la forme et donc en un acte eacutechoueacute (DA 429a15-30) Comme le note

Bernardete17 ce raisonnement est sensiblement le mecircme que pour les autres organes ougrave

bien que ceux-ci soient corporels Aristote leur assigne une certaine laquo transparence raquo agrave

lrsquoeacutegard des eacuteleacutements dont ils doivent procurer la sensation de maniegravere agrave ce que la corporeacuteiteacute

des organes nrsquointerfegravere pas dans le processus de perception (Bernardete p614-615) Crsquoest

ainsi que le Stagirite peut se permettre de dire que lrsquointelligence de lrsquoacircme laquo nrsquoest

effectivement aucune des reacutealiteacutes avant de penser raquo (DA 429a23-25) et laquo que les formes

nrsquoy sont pas reacuteellement mais des formes potentiellement raquo (DA 429a28-29)

Degraves lors il faut rechercher ce qui permet agrave la forme de passer de la puissance agrave

lrsquoacte agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoacircme Poser la question crsquoest presque y reacutepondre dans la mesure ougrave

pour Aristote la forme en acte est neacutecessairement anteacuterieure agrave la forme potentielle dans

lrsquointellect (DA 431a1-5) Reste agrave expliquer le processus permettant agrave la forme en acte drsquoun

objet particulier drsquoactualiser la forme en puissance de cet objet dans lrsquointellect Crsquoest ce agrave

quoi Aristote srsquoapplique par la suite en faisant intervenir la repreacutesentation (φαντασία)

comme un intermeacutediaire entre la forme en acte et lrsquointellect (DA 431a14-432a10) Ainsi il

est clair que pour Aristote le processus intellectif a pour origine quelque chose qui lui est

17 Bernardete 1975

exteacuterieur car la forme en acte preacutealable agrave toute intellection est neacutecessairement agrave lrsquoexteacuterieur

du sujet connaissant eacutetant donneacute que lrsquoacircme intellective nrsquoest par elle-mecircme que pure

puissance Avec cela on peut aussi rendre compte du passage que nous avions souleveacute plus

haut voulant que les objets de lrsquointellection se situent agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoacircme en disant qursquoune

fois le processus drsquoassimilation de la forme accompli cette forme reste agrave lrsquointeacuterieur de

lrsquointellect et celui-ci peut srsquoen servir pour accomplir drsquoautres activiteacutes intellectuelles (DA

429b5-10) Comme lrsquoexplique Bodeacuteuumls laquo lrsquoactivation de la pure puissance intellective

srsquoopegravere lorsque la penseacutee devient les formes intelligibles qursquoelle reccediloit par lrsquoapprentissage

se creacutee alors une disposition permanente (reacutealisation premiegravere) qursquoon appelle science raquo18

Cependant le fait que la forme devienne interne agrave lrsquoacircme ne change rien au fait qursquoau

deacutepart lrsquoobjet de lrsquoactiviteacute intellectuelle qursquoest cette forme eacutetait exteacuterieur agrave lrsquoacircme comme

nous souhaitions le deacutemontrer

La derniegravere diffeacuterence que nous voulons soulever entre lrsquoactiviteacute du sage et du

premier moteur afin de mieux comprendre ce quest lautarcie divine relegraveve drsquoune analyse

que fait Aristote concernant la possibiliteacute de concilier autarcie et amitieacute19 dans lrsquoEacutethique agrave

Eudegraveme20 VII 12 Dans ce traiteacute Aristote aborde ce problegraveme dans une perspective en

partie diffeacuterente de celle de lrsquoEN dans la mesure ougrave le deacuteveloppement de cette derniegravere

traite principalement de lrsquoimportance de lrsquoamitieacute pour lrsquoexercice des vertus morales (EN

1169b29-1170a2) alors que lrsquoEE quant agrave elle propose une analyse absente de lrsquoautre

Eacutethique en ce qursquoelle aborde la connaissance et lrsquoactiviteacute intellectuelle et le rapport qursquoil y a

18 Bodeacuteuumls 1993 p224 n319 Il est important de noter que dans notre deacuteveloppement lorsque nous reacutefeacuterons agrave lrsquoamitieacute agrave moins drsquoavis contraire nous faisons eacutevidemment reacutefeacuterence agrave lrsquoamitieacute vertueuse et non pas agrave lrsquoamitieacute par utiliteacute ou par plaisir20Sauf avis contraire nous citons la traduction de lEacutethique agrave Eudegraveme de Deacutecarie

13

14

entre lrsquoami et lrsquoexercice de cette activiteacute Avant drsquoen arriver agrave ce rapport le Stagirite pose

drsquoentreacutee de jeu laquo ce qursquoest la vie en acte et comme fin manifestement elle consiste agrave

percevoir et agrave connaicirctre [hellip] Mais se percevoir (τὸ αὑτοῦ αἰσθάνεσθαι) et se connaicirctre (τὸ

αὑτὸν γνωρίζειν) sont ce qursquoil y a de plus deacutesirable pour chacunraquo (EE 1244b23-28 nous

soulignons) Un peu plus loin Aristote explique comment se passe cette connaissance de

soi et il est pertinent de citer ici le passage en entier

laquo aussi souhaiter se percevoir soi-mecircme crsquoest se souhaiter drsquoexister drsquoune

certaine maniegravere particuliegravere ndash puisqursquoalors nous ne sommes pas chacune de ces

choses par nous-mecircmes mais par participation agrave ces faculteacutes dans le percevoir et

le connaicirctre (car lorsqursquoon perccediloit on devient perccedilu de la maniegravere et du point de

vue dont on a anteacuterieurement perccedilu et en tant qursquoon perccediloit et qursquoon perccediloit cet

objet mecircme et on devient connu en connaissant) aussi crsquoest pour cette raison

qursquoon deacutesire toujours vivre parce qursquoon veut toujours connaicirctre crsquoest-agrave-dire

parce qursquoon deacutesire ecirctre soi-mecircme lrsquoobjet connu raquo (EE 1245a4-11)

Ce texte est tregraves dense mais il est assez aiseacute drsquoen faire ressortir lrsquoargumentation Ce

que le philosophe y affirme est que lrsquohomme ne peut pas ecirctre directement lui-mecircme lrsquoobjet

de sa connaissance (comme lrsquoest par ailleurs le premier moteur) mais que pour se

connaicirctre il doit se consideacuterer en tant qursquoobjet perccedilu Autrement dit lrsquoindividu nrsquoest pas un

objet privileacutegieacute de sa propre activiteacute intellectuelle mais doit ecirctre consideacutereacute de la mecircme

maniegravere que tous les objets exteacuterieurs Crsquoest en ce sens qursquoAristote soutient qursquoil faut que

lrsquohomme soit en acte afin qursquoil puisse se connaicirctre lui-mecircme car crsquoest dans lrsquoacte que la

forme drsquoune chose srsquoexprime Cela revient agrave dire que quelqursquoun ne se deacutefinit que lorsqursquoil

est en acte et que crsquoest cet acte qui peut ecirctre perccedilu par lrsquointelligence et ecirctre objet de

connaissance Bodeacuteuumls explique cela en disant que laquo puisque lrsquohomme ne se connaicirct pour

Aristote qursquoagrave travers ses actes et que lrsquoactiviteacute de lrsquointellect est deacutependante en sa source de

lrsquoactiviteacute des sens la conscience humaine est affecteacutee en son repli sur elle-mecircme par la

preacutesence du corps qui contrarie sa reacuteflexiviteacute et lrsquoempecircche drsquoecirctre radicale raquo21

Crsquoest ici qursquoon peut faire intervenir les amis pour tenter de tracer le lien qui les unit

agrave lrsquoactiviteacute cognitive Si on considegravere avec Aristote que les amis sont un autre soi-mecircme

qui plus est seacutepareacute (EE 1245a34-35) il est facile de voir agrave partir de cela que connaicirctre son

ami reviendra agrave se connaicirctre soi-mecircme De plus dans la mesure ougrave pour un individu la

connaissance de soi-mecircme ne peut se faire qursquoen se posant comme un objet exteacuterieur le fait

que lrsquoami soit justement une personne exteacuterieure agrave nous ou laquo seacutepareacutee raquo nrsquoimplique

aucunement que la connaissance qursquoon en acquiert est de moins bonne qualiteacute Degraves lors il

est aiseacute de conclure qursquoau fond il nrsquoy a pas de distinction forte entre la connaissance de soi

par lrsquointermeacutediaire drsquoun ami ou par lrsquointermeacutediaire de laquo soi-mecircme raquo comme objet de

perception Eacutevidemment comme lrsquoindique lrsquoEN laquo mieux vaut sans doute exercer cette

activiteacute [la θεωρία] avec des collaborateurs mais malgreacute tout crsquoest lui [le sage] qui se suffit

le plus agrave lui-mecircme raquo (EN 1177a34-b1) De cela il faut croire que lrsquoami nrsquoest pas

neacutecessaire agrave proprement parler pour lrsquoactiviteacute Effectivement lrsquoEE ne fait que montrer que

lrsquoami peut aussi ecirctre lrsquointermeacutediaire par lequel on passe pour se connaicirctre soi-mecircme mais

nrsquoest jamais preacutesenteacute comme un passage obligeacute ce qui permet drsquoune certaine maniegravere de

rendre compte de ce passage de lrsquoEN eacutetant donneacute qursquoun individu peut se connaicirctre lui-

mecircme sans avoir recours agrave ses amis

Lagrave ougrave nous voulons en venir avec cet argument est non pas de montrer que le sage

nrsquoest pas autosuffisant quant agrave son activiteacute mais bien de montrer que cette autosuffisance

21 Bodeacuteuumls 1975 p68

15

16

requiert tout de mecircme lrsquoapport drsquoune exteacuterioriteacute comme nous lrsquoavons soutenu dans

lrsquoargument preacuteceacutedent sauf que dans cet argument-ci crsquoest la connaissance de soi-mecircme qui

est en jeu En gardant agrave lrsquoesprit que lrsquoactiviteacute du premier moteur est de se connaicirctre lui-

mecircme et qursquoil le peut sans faire appel agrave quelque chose qui ne soit pas en lui on peut

conclure que lrsquoautarcie qursquoaurait le sage ne peut pas ecirctre du mecircme ordre parce que srsquoil peut

se connaicirctre lui-mecircme ce nrsquoest qursquoen eacutetant un objet exteacuterieur agrave lui-mecircme et la preuve de

cela est le fait qursquoon peut se connaicirctre soi-mecircme en regardant nos amis qui eux sont

exteacuterieurs agrave nous de maniegravere eacutevidente Ainsi on se rend compte que lrsquoautarcie du sage nrsquoest

pas radicale et rigoureuse comme lrsquoest celle du divin et que ce nrsquoest pas simplement une

question de degreacute qui les distingue mais bien drsquoessence Il ne faut cependant pas

comprendre cette diffeacuterence dessence comme si la pratique de la θεωρία par lhumain et par

le divin navait rien en commun et neacutetait quune appellation purement homonyme mais

bien comme le fait quune rupture est agrave loeuvre entre les deux pratiques et que lhumain ne

pourra jamais arriver agrave pratiquer la θεωρία de la mecircme maniegravere que le divin Une simple

diffeacuterence de degreacute sous entend agrave notre avis quil ny aurait pas de diffeacuterence radicale entre

les deux pratiques ce qui nest pas le cas comme nous lavons montreacute La diffeacuterence de

degreacute elle se voit en comparant les diffeacuterents humains notamment en ce qui a trait agrave leurs

activiteacutes certains parviennent mieux que dautres agrave pratiquer une activiteacute mais il nest

jamais exclu quavec beaucoup dentraicircnement chaque humain puisse arriver agrave des reacutesultats

semblables Ainsi on peut offrir une premiegravere deacutefinition de lrsquoautarcie humaine agrave savoir

qursquoelle est le fait de celui qui se suffit agrave lui-mecircme par lrsquointermeacutediaire de choses qui lui sont

exteacuterieures

13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme

Agrave ce point une question meacuterite drsquoecirctre souleveacutee la θεωρία est-elle loffice de

lrsquohomme Cette question est pertinente dans la mesure ougrave notre distinction entre lrsquoautarcie

divine et lrsquoautarcie humaine repose sur la distinction que nous avons faite entre lrsquoactiviteacute de

la θεωρία par le premier moteur et par le sage De plus la reacuteponse agrave cette question est

eacutevidemment utile pour voir comment on peut coordonner les diffeacuterentes activiteacutes humaines

au sein de la citeacute Si la pratique de la θεωρία savegravere ecirctre loffice de lhomme il est eacutevident

quil faudra absolument lui trouver une place de choix au sein de la citeacute afin de faire en

sorte que chaque citoyen puisse actualiser son essence Au contraire si cette pratique ne

constitue pas loffice ou la fonction de lhomme il serait beaucoup moins grave si on en

venait agrave conclure que la recherche de lautarcie divine nest pas compatible avec les activiteacutes

de la citeacute Comme nous tenterons de le montrer plus bas il nous semble que la pratique de

la philosophie est difficilement conciliable avec la maniegravere dont la citeacute est constitueacutee et ce

nest quindirectement quon peut reacuteintroduire cette pratique au sein de la citeacute Voilagrave

pourquoi il est pertinent pour nous de montrer que loffice de lhomme ne peut pas ecirctre la

recherche de lautarcie divine

Un passage est crucial pour la compreacutehension de ce qui est le propre de lrsquohomme

chez Aristote

laquo Dans ces conditions si nous posons que lrsquooffice [ἔργον] de lrsquohomme est une

certaine forme de vie (crsquoest-agrave-dire une activiteacute de lrsquoacircme et des actions

rationnelles [πράξεις μετὰ λόγου]) mais que srsquoil est homme vertueux ses

œuvres seront parfaites et belles degraves lors que chaque œuvre parfaitement

accomplie traduit la vertu qui lui est propre dans ces conditions donc le bien

17

18

humain devient un acte de lrsquoacircme qui traduit la vertu et srsquoil y a plusieurs vertus

lrsquoacte qui traduit la plus parfaite et la plus finale raquo (EN 1098a12-18)

Ce passage a eacutevidemment fait couler beaucoup drsquoencre et les commentateurs semblent

se partager en deux camps Drsquoun cocircteacute il y a ceux qui soutiennent que lrsquoexercice de cette

vertu qui serait la plus finale ne peut ecirctre que lrsquoexercice de la θεωρία et de lrsquoautre ceux qui

deacutefendent que cela doit comprendre toutes les vertus autant morales qursquointellectuelles22

Cependant deux arguments nous font croire que dans ce passage la θεωρία ne peut pas ecirctre

eacutevoqueacutee ce qui montrerait qursquoelle nrsquoest pas ou ne fait pas partie de ce qui est le propre de

lrsquohomme

Le premier argument vise le vocabulaire utiliseacute par Aristote Si lrsquooffice de lrsquohomme

est composeacute de πράξεις μετὰ λόγου comment le philosophe pourrait-il associer cet office

avec la θεωρία sachant que celle-ci nrsquoa aucune implication pratique (EN 1139a27-28) On

pourrait toutefois objecter agrave cela que lutilisation que fait ici Aristote du concept de πρᾶξις

na pas agrave ecirctre compris selon son usage technique cest-agrave-dire comme la mise en acte du

reacutesultat dune deacutecision (EN 1139a17-35) Cest en effet le sens que veut donner Bonitz agrave

cette occurrence de πρᾶξις en EN 1098a13 puisquil affirme dans son Index Aristotelicus

que πρᾶξις doit ici ecirctre pris comme un synonyme de ἐνέργεια Si lon considegravere que Bonitz

a raison de comprendre cet usage de πρᾶξις comme il le fait rien nempecircche en effet de

concevoir que ce dont parle Aristote dans le passage de EN 1098a12-18 peut sans

problegraveme ecirctre la pratique de la θεωρία puisque la θεωρία est bel et bien une forme de

ἐνέργεια (Pol 1325b16-26) Il faut toutefois souligner que cet usage de πρᾶξις est

extrecircmement rare dans le corpus aristoteacutelicien Bonitz ne relegraveve que trois occurrences ougrave

22 Pour un reacutesumeacute de ce deacutebat et une analyse originale voir Curzer 1990

Aristote en ferait un tel usage agrave savoir le passage qui nous inteacuteresse et EN 1094a5 ainsi

que Pol 1325a32 Regardons dun peu plus pregraves ces deux autres passages

laquo Neacuteanmoins une certaine diffeacuterence apparaicirct entre les fins Tantocirct en effet ce sont des actes [ἐνέργειαι] tantocirct des oeuvres [ἔργα] qui sen distinguent Or quand certaines fins sont distinctes des actions [παρὰ τὰς πράξεις] les oeuvres [τὰ ἔργα] sont alors un bien naturellement supeacuterieur aux actes [τῶν ἐνεργειῶν] raquo (EN 1094a3-6)

Ce quAristote soutient dans ce passage-ci cest que dans le cas ougrave la fin dune action

nest pas laction elle-mecircme le reacutesultat de laction est supeacuterieur agrave cette action Cela est tout agrave

fait normal si lon considegravere que dans un tel cas la fin de laction nest autre que son reacutesultat

et que degraves lors ce reacutesultat est neacutecessairement supeacuterieur agrave laction puisque celle-ci lui est

subordonneacutee Il faut maintenant se demander si le τὰς πράξεις de 1094a3-6 est synonyme

de ἐνέργεια Agrave notre avis ce serait plutocirct le contraire qui serait juste agrave savoir que dans ce

passage le sens de ἐνέργεια se rapprocherait de celui de πρᾶξις Remarquons dabord que le

Stagirite semble bien utiliser ἐνερέγεια et πρᾶξις sans faire de distinction quelconque entre

les deux concepts ce qui peut indiquer que lun des deux termes doit ecirctre consideacutereacute comme

le synonyme de lautre Il faut aussi savoir que pour Aristote une ἐνέργεια peut avoir sa fin

en elle-mecircme ou bien dans quelque chose dexteacuterieur (Meta 1050a23-b2) Dans le passage

de lEN qui nous inteacuteresse ici il ne fait aucun doute que les ἐνέργειαι dont parle le

philosophe sont agrave prendre dans le deuxiegraveme sens du fait quil les dit infeacuterieures aux ἔργα

quelles produisent Ainsi on voit que ἐνέργεια a ici un sens beaucoup plus proche de la

deacutefinition que donne par ailleurs Aristote de la πρᾶξις dans la mesure ougrave bien que celle-ci

se distingue de la ποίησις en ce quelle ne produit rien de concret qui soit exteacuterieur agrave laction

(EN 1140b6-7) elle est tout de mecircme tourneacutee vers laction (EN 1141b14-16) lui

19

20

permettant ainsi de produire malgreacute tout un ἔργον De plus Bonitz affirme dans son Index

que ἐνέργεια est souvent associeacutee voire synonyme de πρᾶξις ou de χρῆσις ce qui nous

laisse croire que notre hypothegravese nest pas du tout impossible Cela eacutetant dit nous ne

consideacuterons donc pas quil soit neacutecessaire de prendre le πρᾶξις de EN 1094a5 comme un

synonyme de ἐνέργεια

Voici le deuxiegraveme passage

laquo Dautre part louer linaction [τὸ ἀπρακτεῖν] plus que laction [τοῦ πράττειν] ce nest pas ecirctre dans le vrai car le bonheur est action [πρᾶξις] et de plus les actions des gens justes et tempeacuterants [αἱ τῶν δικαίων καὶ σωφρόνων πράξεις] ont pour aboutissement beaucoup de belles choses raquo (Pol 1325a31-33)

Dans ce passage la πρᾶξις est associeacutee agrave lhomme juste et agrave lhomme tempeacuterant ce

qui est tout agrave fait en accord avec le fait que la pratique de la vertu morale soit pour Aristote

une πρᾶξις De plus les lignes preacuteceacutedant ce passage traitent de la distinction entre celui qui

dirige des esclaves et celui qui dirige des hommes libres Le contexte est donc directement

relieacute agrave la pratique de lactiviteacute politique exemplification parfaite de la φρόνησις (EN

1141b23-24) Il ne semble y avoir pour ainsi dire rien qui ne nuise agrave la compreacutehension de

cette occurrence de πρᾶξις dans son sens technique courant chez Aristote et donc rien pour

nous forcer agrave la faire devenir un synonyme de ἐνέργεια Rien sauf le fait que le bonheur est

intimement en lien avec la πρᾶξις ce qui est eacutevidemment probleacutematique comme nous

voulons le montrer pour qui croit que le bonheur se doit decirctre uniquement deacutefini par

lexercice de la θεωρία Toutefois si on comprend ici quAristote parle du bonheur humain

qui se deacutefinit par la pratique de la vertu morale et de la φρόνησις (EN 1178a9-22) et non

pas du bonheur absolu qui est lapanage du divin il ny a absolument rien de probleacutematique

dans lutilisation de πρᾶξις

Aucune des occurrences de πρᾶξις dont Bonitz soutient quelles doivent prendre le

sens de ἐνέργεια ne nous semble donc leacutegitime dun tel traitement Il nous apparaicirct plutocirct

que Bonitz en voulant probablement conserver lactiviteacute theacuteoreacutetique comme bonheur

humain leur affecte une charge interpreacutetative trop importante qui nest pas reacuteellement

neacutecessaire dans le contexte immeacutediat de ces passages Cette interpreacutetation semble toutefois

pouvoir se fonder sur un passage particulier que mentionne Bonitz

laquo Mais si le bonheur est une activiteacute [ἐνέργεια] traduisant la vertu il est parfaitement rationnel quil traduise la vertu suprecircme [κατὰ τὴν κρατίστην] laquelle doit ecirctre vertu de ce quil y a de meilleur [τοῦ ἀρίστου] Alors que cela soit lintelligence ou autre chose (ce qui semble alors naturellement gouverner et diriger en ayant une ideacutee de ce qui est beau et divin) que cela soit quelque chose de divin en lui-mecircme ou ce quil y a de divin en nous cest son activiteacute [ἡ τούτου ἐνέργεια] lorsquelle exprime la vertu qui lui est propre qui doit constituer le bonheur acheveacute [ἡ τελεία εὐδαιμονία] raquo (EN 1177a12-17)

Le parallegravele entre ce passage et celui de EN 1098a12-18 est eacutevident Devant une

telle ressemblance Bonitz a probablement cru quAristote parlait du mecircme sujet et sest

donc permis de donner le sens de ἐνέργεια au πρᾶξις de EN 1098a13 puisquil avait un

exemple dun passage ayant un contexte similaire ougrave le Stagirite employait ἐνέργεια plutocirct

que πρᾶξις Si on y regarde dun peu plus pregraves on se rend compte que le contexte nest pas

exactement le mecircme Alors quen EN X 6 il est question du bonheur en lui-mecircme EN I 6

traite plutocirct du bonheur humain ce qui nous permet de croire que le vocabulaire utiliseacute est

sciemment choisi De fait tout juste apregraves le texte de EN X 6 Aristote affirme que cette

activiteacute suprecircme est plus lapanage des dieux que des humains et que si ceux-ci peuvent y

participer dans les mesures de leurs capaciteacutes ce nest que parce quils possegravedent aussi une

21

22

partie divine en eux Il nous semble donc tout agrave fait envisageable de conserver la

signification habituelle de πρᾶξις en EN 1098a13 ce qui nous permet de soutenir que la

pratique de la θεωρία nest effectivement pas loffice de lhomme

Largumentation que nous venons dexposer eacutetait principalement fondeacutee sur le fait

quAristote nemployait jamais directement le terme de πρᾶξις pour faire reacutefeacuterence agrave la

pratique de la θεωρία Cependant certains passages que nous avons releveacutes par la suite

semblent avoir eacutechappeacute agrave lattention de Bonitz Les voici

laquo Mais la vie active [τὸν πρακτικόν] nest pas neacutecessairement en relation avec autrui comme le pensent certains pas plus que concernent seules laction [πρακτικάς] les penseacutees qui ont en vue des reacutesultats pratiques mais bien plutocirct les consideacuterations et les speacuteculations autonomes et qui se prennent elles-mecircmes pour objets [τὰς αὐτοτελεῖς καὶ τὰς αὑτῶν ἕνεκεν θεωρίας καὶ διανοήσεις] raquo (Pol 1325b16-21)

laquo Mais la partie qui a la raison est meilleure Or elle se divise en deux selon notre maniegravere habituelle de diviser il y a dune part la raison pratique dautre part la raison theacuteorique Que ce soit donc neacutecessairement de cette maniegravere que se divise cette partie rationnelle cest eacutevident Nous dirons aussi que les actions de lacircme supportent une division analogue [καὶ τὰς πράξεις δrsquo ἀνάλογον ἐροῦμεν ἔχειν][hellip] raquo (Pol 1333a23-27)

Dans ces deux passages on voit que le mot πρᾶξις (ou un mot de la mecircme famille)

sert agrave deacutesigner agrave la fois les actes eacutemanant de la partie pratique de lacircme rationnelle et ceux

eacutemanant de sa partie speacuteculative Dans ces deux textes nous navons pas dautre choix que

daccorder que lutilisation de πρᾶξις ne peut pas prendre le sens technique auquel nous

avons tenteacute de le restreindre Ainsi il semble donc possible dans labsolu que certaines

occurrences de ce terme puissent ecirctre synonymes de ἐνέργεια Cependant le fait que cela

soit possible nimplique pas quil faille neacutecessairement lui donner ce sens dans le passage

qui nous inteacuteresse Nous croyons aussi avoir montreacute quil est pour le moins coheacuterent de

comprendre le πρᾶξις de EN1098a13 dans son sens technique sachant tregraves bien que cet

argument est beaucoup trop faible pour que notre interpreacutetation ne repose uniquement que

sur lui

Le deuxiegraveme argument visant agrave montrer que la pratique de la θεωρία ne constitue

pas loffice de lhomme traite de la perfection de lrsquoacte accompli et ne fait aucunement

intervenir largument preacuteceacutedent Dans le passage qui nous inteacuteresse Aristote soutient que

lrsquooffice de lrsquohomme doit ecirctre quelque chose qursquoil accomplit de maniegravere parfaite et que

cette perfection traduit la vertu qursquoil a en propre Quand on srsquoattarde un peu plus agrave ce

critegravere on se rend compte que le Stagirite ne cherche pas ici lrsquoactiviteacute qui serait la plus

parfaite en elle-mecircme (ce qui serait eacutevidemment la θεωρία) mais bien celle que lrsquohumain

est capable de reacutealiser parfaitement23 Or comme nous lrsquoavons vu il existe une diffeacuterence

majeure entre lrsquoexercice de la θεωρία par le divin et par lrsquohumain de sorte que nous

pouvons penser que lrsquohumain ne la reacutealise pas parfaitement Crsquoest aussi la conclusion agrave

laquelle arrive Bodeacuteuumls (1975 pp70-74) en montrant que la parfaite reacutealisation de la θεωρία

ne peut ecirctre que lrsquoœuvre du divin et que lrsquohomme ne peut qursquoy aspirer et ce de maniegravere

toujours vaine laquo le νοῦς qui deacutefinit pourtant lhomme24 nappartient pas agrave celui-ci en tant

quhomme cest-agrave-dire en tant que mortel[hellip] Aussi la conscience de lhomme au sens ougrave

nous lavons entendue nest-elle jamais quun approchant de la Vie de Dieu et le bonheur

une aspiration du mortel agrave limmortel raquo25 Finalement le fait qursquoAristote soutienne que le

divin accomplit mieux lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique que lrsquohomme (Meta Λ 1072b23-26 EN

23 laquo Parfait se dit ensuite de ce qui sous le rapport de lrsquoexcellence et du bien nrsquoest pas surpasseacute dans le genre envisageacute raquo (Met Δ 1021b14-15)24 Bien que nous ne soyons pas drsquoaccord avec cette identification de lrsquohomme au νοῦς cela nrsquoa que peu drsquoimportance dans lrsquoargumentation de Bodeacuteuumls et la conclusion qursquoil tire peut srsquoappliquer malgreacute tout Pour les raisons de ce deacutesaccord voir Curzer 1990 p42825 Bodeacuteuumls 1975 p74

23

24

1178b21-24) implique que lrsquohomme ne lrsquoaccomplit pas de maniegravere parfaite et donc que la

θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme selon le critegravere mecircme drsquoAristote

Un autre texte drsquoAristote est important pour montrer que lrsquohomme ne reacutealise pas

lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique de maniegravere parfaite et cette fois sans faire appel agrave notre infeacuterioriteacute agrave

lrsquoeacutegard de la diviniteacute Une bonne partie des Parties des animaux26 I 5 vise agrave montrer que

du fait qursquoil nous est difficile drsquoobserver les reacutealiteacutes eacuteternelles les connaissances que nous

en avons sont plutocirct reacuteduites (PA 644b25-30) ce qui revient agrave dire que nous ne pouvons

pas les connaicirctre de maniegravere parfaite Agrave lrsquoopposeacute les choses qui nous entourent

particuliegraverement les animaux sont lrsquoobjet drsquoun tregraves grand nombre drsquoobservations et pour

peu qursquoon srsquoen donne la peine il est assez aiseacute drsquoamasser des connaissances drsquoune

preacutecision satisfaisante agrave leur sujet (PA 644b25-35) laquo Mais les deux eacutetudes ont chacune leur

attrait Pour les ecirctres eacuteternels les pauvres connaissances que nous en atteignons nous

apportent cependant en raison de lrsquoexcellence de cette contemplation plus de joie que

toutes les choses qui nous entourent raquo (PA 644b30-35) Ainsi on voit que lrsquoexcellence de

lrsquoobjet est un critegravere aussi important pour justifier lrsquoeacutetude de cet objet que le degreacute de

preacutecision auquel on peut arriver Crsquoest cet argument qui est drsquoune certaine maniegravere mis de

lrsquoavant en EN X 6-8 pour justifier le fait que lrsquohomme doit se livrer agrave la θεωρία

Toujours dans le but de montrer que la θεωρία nrsquoest pas le propre de lrsquohomme il est

inteacuteressant drsquoajouter agrave notre analyse les reacutesultats de lrsquoeacutetude qursquoa faite Curzer sur ce qursquoil

appelle laquo The ergon argument raquo27 Le reacutesultat auquel il arrive tend agrave montrer que le

26Sauf avis contraire nous citons la traduction des Parties des animaux de Le Blond27 Curzer 1990 p426-432

traitement que fait Aristote de lrsquooffice de lrsquohomme en EN I 6 nrsquoest pas compatible avec

lrsquoanalyse qursquoil fait du parfait bonheur en EN X 6-8 ce qui lrsquoamegravene agrave conclure que laquo in

addition the difference between the I 7 and the X 6-8 criteria lends support to the thesis

that X 6-8 is a reconsideration rather than a mere continuation of book Is investigation of

happiness raquo (Curzer 1990 p432) Pour arriver agrave cette conclusion il distingue trois critegraveres

utiliseacutes par Aristote pour deacuteterminer ce qursquoest le bonheur en EN I 7 et les compare avec

ceux de EN X 6-8 Le premier critegravere est celui qui nous importe ici agrave savoir que le

bonheur est quelque chose de propre agrave lrsquohomme (Ibid p426) Curzer commence par

examiner les diffeacuterentes compreacutehensions preacutesentes chez les commentateurs drsquoAristote de ce

qursquoest lrsquoἔργον propre de lrsquohomme et montre pour chacune drsquoelles que ce critegravere nrsquoest jamais

utiliseacute par Aristote lorsque ce dernier parle de la θεωρία en EN X 6-828 Il fait tout drsquoabord

la diffeacuterence entre deux types de compreacutehension de ce qui est propre le premier disant que

laquo (F[unction]) X is peculiar to humans if and only if X is an activity which only humans

can do or which humans can do best raquo (Ibid) le second que laquo (C[haracteristic] A[ctivity])

X is peculiar to humans if and only if X is an activity which exercises essential human

abilities (whether or not humans are the only or the best exercisers of these abilities) raquo

(Ibid) Ensuite ces deux interpreacutetations peuvent ecirctre combineacutees avec des vues inclusives

ou intellectualistes de lrsquoἔργον Voici briegravevement les combinaisons releveacutees par Curzer

suivies de lrsquoexamen qursquoil en fait29

a) F dans un sens geacuteneacuteral incluant toutes les activiteacutes de la raison EN X 6-8 ne fait jamais la distinction entre activiteacutes rationnelles ou irrationnelles mais ne fait que parler de la meilleure activiteacute

28 laquo Thus on the general inclusivist and intellectualist versions of interpretations (F) and (CA) of the I 7 peculiarity criterion Aristotle never mentions or uses the peculiarity criterion in X 6-8 raquo (Curzer 1990 p428)29 Toute cette section sauf avis contraire fait reacutefeacuterence agrave Curzer 1990 pp426-428

25

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b) F dans un sens inclusif ougrave lrsquohomme peut faire abc et est le seul agrave faire c ou c) CA dans un sens inclusif

b) et c) impliquent tous deux que le bonheur est un composeacute de plusieurs activiteacutes dont au moins lrsquoactiviteacute pratique et lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique EN X 6-8 affirme que la θεωρία et lrsquoaction morale sont des bonheurs par eux-mecircmes

d) F dans un sens intellectualiste qui soutient que le propre de lrsquohomme est la θεωρία ce critegravere nrsquoest pas respecteacute en EN X 6-8 parce qursquoAristote y affirme que le divin exerce aussi cette activiteacute30

e) CA dans un sens intellectualiste provoqueacute par un changement dans la conception de la nature humaine entre EN I 6 et EN X 6-8 faisant passer lrsquohomme drsquoun ecirctre morceleacute agrave un ecirctre qui se deacutefinit uniquement par son νοῦς ce qui fait de la θεωρία lrsquoactiviteacute propre de lrsquoindividu

il est reacutefutable qursquoAristote opegravere un tel changement dans sa conception de la nature humaine et donc on ne peut pas srsquoautoriser agrave affirmer que lrsquoactiviteacute qui est le propre de lrsquohomme soit la θεωρία 31

Ainsi si lrsquoanalyse que fait Curzer est juste cela nous force agrave conclure comme nous

lrsquoavons fait que lrsquoactiviteacute de la θεωρία nrsquoest pas le propre de lrsquohomme et qursquoelle ne peut

donc pas ecirctre consideacutereacutee comme le bien de lrsquohumain en tant qursquohumain

Un autre passage est important pour cette question Aristote parlant de lrsquoexercice de

la θεωρία affirme que laquo pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain Ce nrsquoest pas

en effet en sa qualiteacute drsquohomme que quelqursquoun peut vivre ainsi mais comme deacutetenteur drsquoun

eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui raquo (EN 1177b25-30) Autrement dit lrsquohomme srsquoil nrsquoeacutetait

qursquohomme ne pourrait pas reacutealiser la θεωρία et crsquoest la partie divine qui est en lui qui le lui

permet De cette maniegravere il est difficile drsquoattacher cette activiteacute agrave ce qui est propre agrave

lrsquohomme sans associer ce qursquoest lrsquohomme uniquement agrave cette partie de lui-mecircme Or cette

association nous paraicirct impossible Aristote affirmant en EN X 8 endroit ougrave lrsquohomme

devrait ecirctre identifieacute par son νοῦς que laquo au contraire les choses exteacuterieures sont pour

30 Curzer discute lrsquoobjection qursquoon peut apporter agrave cette interpreacutetation et qui soutient que le fait que le divin partage la θεωρία avec lrsquohomme nrsquoempecircche pas celle-ci drsquoecirctre tout de mecircme le propre de lrsquohomme Nous renvoyons agrave son texte pour les deacutetails de son argumentation31 Encore une fois nous renvoyons au texte pour lrsquoargumentation preacutecise de Curzer

ainsi dire des obstacles du moins agrave sa meacuteditation Mais en tant qursquohomme et en tant qursquoil

partage la vie drsquoun assez grand nombre il choisit drsquoexeacutecuter les actes qui traduisent la

vertu raquo (EN 1178b4-8) Ce texte nous semble pouvoir ecirctre compris de deux faccedilons soit ce

nrsquoest pas en tant qursquohomme que lrsquohomme pratique la θεωρία soit il nrsquoy a pas seulement la

pratique de la θεωρία qui soit proprement humaine mais aussi la vertu morale En

combinant les deux passages que nous venons de citer il nous semble neacutecessaire de

conclure que bien que lrsquohomme possegravede en lui une partie divine ce que nous ne contestons

pas cette partie divine nrsquoest pas en mesure de le deacutefinir en propre justement ducirc agrave son

caractegravere divin et que ce serait plutocirct la vertu morale qui ferait de lrsquohomme ce qursquoil est en

tant que tel32 Deacutefinir en propre lrsquohomme comme eacutetant celui qui doit exercer la θεωρία

serait en fait contraindre lrsquohomme agrave toujours rester inacheveacute agrave ne jamais reacutealiser

pleinement sa nature ce qui est absurde dans le cadre de la penseacutee aristoteacutelicienne 33 Cela

32 Cest aussi ce que semble soutenir Platon dans un tregraves beau passage du Pheacutedon traitant de la transmigration des acircmes laquo -Mais reprit Socrate mecircme si on ne considegravere que ces gens-lagrave les plus heureux ceux qui sachemineront vers le lieu le meilleur ne sont-ils pas ceux qui auront cultiveacute la vertu publique et sociale celle quon appelle modeacuteration et aussi bien justice vertu qui naicirct de lhabitude et de lexercice sans que la philosophie et lintelligence y aient part -En quel sens ces gens-lagrave peuvent-ils bien ecirctre les plus heureux[ demanda Ceacutebegraves] -En ce quils ont toutes les chances de se reacuteintroduire dans une espegravece animale qui soit sociable et de moeurs douces abeilles si tu veux ou guecircpes ou fourmis ils peuvent mecircme sans changement reacuteinteacutegrer lespegravece humaine et de ce retour naicirctront des gens bien comme il faut -Probablement -Mais pour lespegravece des dieux si lon ne sest pas occupeacute agrave philosopher et si lon nest pas parfaitement pur au moment du deacutepart il nest pas permis darriver jusquagrave elle ce nest permis quagrave celui qui aime apprendre raquo (Platon Pheacutedon 82a-c trad Dixsaut nous soulignons) On voit donc que dans ce passage du Pheacutedon Platon affirme quune personne pratiquant les vertus morales pourra se reacuteincarner en humain De plus eacutetant donneacute que laquo chaque espegravece dacircme verra son lieu de destination deacutetermineacute par similitude avec son occupation ordinaire raquo (Pheacutedon 82a) il faut conclure de cela que ce qui est proprement humain est la pratique de telles vertus car lacircme de celui qui pratique la philosophie accegravedera au monde des dieux une fois seacutepareacutee de son corps Eacutevidemment cela va agrave lencontre dautres passages du Pheacutedon et dautres dialogues (Reacutepublique Alcibiade) ougrave Platon associe lhumain avec la meilleure partie de son acircme mais ce passage reste neacuteanmoins tregraves inteacuteressant pour notre propos33 On pourrait ici ajouter que la citeacute est aussi une chose naturelle qui natteint pratiquement jamais sa fin dans la mesure ougrave les citeacutes ont geacuteneacuteralement des constitutions deacutevieacutees et donc contre nature Lajout de cet exemple enlegraveverait beaucoup du caractegravere absurde de la position que nous avons preacutesenteacutee Cependant le fait que les citeacutes natteignent pas leur fin nest que contingent en ce sens que cela ne deacutepend que de la constitution mise en place et des gens qui la peuplent choses qui sont totalement en mesure de changer et non de caracteacuteristiques essentielles de la citeacute Dans le cas de lhomme le fait quil ne puisse pas pleinement reacutealiser son cocircteacute divin nest pas contingent mais est ancreacute dans sa nature corporelle La diffeacuterence entre la citeacute et le

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nrsquoempecircche toutefois pas lrsquoespegravece humaine de mettre de lrsquoavant un deacutesir drsquoassimilation agrave la

diviniteacute par lrsquoexercice dans la mesure de ses capaciteacutes de lrsquoactiviteacute la meilleure mais cela

ne peut pas constituer son essence propre car cette essence serait voueacutee agrave une part de

puissance pour lrsquoeacuteterniteacute Ainsi la θεωρία serait plutocirct le propre du divin34 Toutefois un

passage affirme explicitement le contraire agrave savoir que le propre de lhomme serait en fait

la θεωρία laquo On peut mecircme penser au demeurant que chaque individu sidentifie agrave elle [la

vie intellectuelle] si tant est quelle est la chose principale et la meilleure Il serait donc

deacuteplaceacute de ne pas choisir lexistence qui est la nocirctre mais celle dun autre raquo (EN 1178a1-8)

Dans ce texte Aristote affirme queacutetant donneacute que la pratique de la philosophie est la chose

la meilleure il est permis denvisager que lhomme sidentifie agrave cette activiteacute intellectuelle

Eacutevidemment il est aiseacute de voir lagrave une affirmation de ce quest le propre de lhomme nous

en convenons Toutefois parallegravelement agrave ce passage dautres textes affirment tout aussi

explicitement que lhomme est constitueacute par la φρόνησις (EN 1139a35-b5 1168b31-

1169a2 et surtout 1144a6-7) Il nous semble aussi significatif que le premier passage se

trouve au livre VI livre dans lequel Aristote traite des vertus intellectuelles et donc de la

σοφία Il semble donc y avoir une certaine tension entre deux conceptions du propre de

lhomme Par contre il nest peut-ecirctre pas neacutecessaire dy voir une reacuteelle contradiction On

pourrait plutocirct y comprendre deux degreacutes danalyse diffeacuterents agrave savoir une volonteacute de

deacutefinir lhomme en ce quil a de proprement humain (la φρόνησις) et en ce quil possegravede une

part divine (la θεωρία) Cela est dautant plus probable consideacuterant quAristote affirme

comme nous lavons deacutejagrave dit que laquo pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain

sage est au fond quil est possible pour la citeacute datteindre parfaitement sa fin alors quil est impossible au sage dy parvenir34 Crsquoest aussi la position deacutefendue par Keyt (1978 p146)

Ce nest pas en effet en sa qualiteacute dhomme que quelquun peut vivre ainsi mais comme

deacutetenteur dun eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui raquo (EN 1177b26-28) De plus le fait

quAristote accorde que la pratique de la vertu morale constitue une forme de bonheur agrave

part entiegravere bien que de maniegravere secondaire (EN 1178a8-10) montre que lexistence

humaine ne se reacuteduit pas agrave lexercice de la θεωρία et quelle peut ecirctre pleinement heureuse

sans activiteacute theacuteoreacutetique

14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme

Tentons maintenant de voir si la vertu morale et la sagaciteacute (φρόνησις) reacutepondent aux

critegraveres de lrsquoἔργον de lrsquohomme tels que releveacutes par Curzer En faisant cela nous serons

ameneacute agrave comprendre que cest en pratiquant de telles actions que lhumain peut devenir un

humain agrave part entiegravere Agrave partir de cela nous pourrons ensuite mieux expliquer agrave quoi

correspond ce que nous avons appeleacute lautarcie humaine Le premier critegravere que relegraveve

Curzer pour deacutefinir lrsquoἔργον de lrsquohomme est celui du caractegravere propre de lrsquoactiviteacute La vertu

morale et la sagaciteacute semblent satisfaire ce critegravere de la maniegravere la plus rigoureuse possible

en ce sens que parmi tous les vivants lrsquohumain est le seul agrave pouvoir exercer les vertus

morales (EN 1145a25-27) et cette vertu intellectuelle neacutecessitant la raison quest la

φρόνησις En effet les autres animaux et le divin nrsquoy participent pas ceux-lagrave par manque

de faculteacute (Pol 1254b20-25 EN III 4) celui-ci par trop grande perfection (EN 1178b10-

20) Malgreacute ces passages ougrave Aristote refuse explicitement daccorder la sagaciteacute aux

animaux nous ne sommes pas sans savoir quil existe dautres passages ougrave le Stagirite leur

confegravere malgreacute tout une certaine forme de φρόνησις (entres autres EN 1141b25-28 GA

753a11 HA 488b15) Sans vouloir traiter agrave fond cette question puisquici nen est pas le

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lieu propice nous nous en remettrons aux analyses quen a faites Labarriegravere Pour lui

laquo Aristote qualifie souvent les animaux ou du moins un certain nombre dentre eux de

phronimoi mais il ne deacutefinit jamais clairement ce quil signifie par lagrave raquo (Labarriegravere 2005

p122) Il entend aussi montrer que certaines des caracteacuteristiques de la φρόνησις humaine

sont partageacutees avec la φρόνησις que le Stagirite attribue aux animaux Ces caracteacuteristiques

sont laquo un certain rapport agrave lexpeacuterience et le caractegravere impeacuteratif (epitaktikecirc) raquo (Ibid p135)

Il nen reste pas moins que la φρόνησις accordeacutee aux animaux est diffeacuterente de celle

accordeacutee aux humains dans la mesure ougrave les animaux laquo quels quils soient sont priveacutes

dhupolecircpsis et de bouleusis Agrave strictement parler je lai deacutejagrave mentionneacute la phronecircsis

animale ne preacuteside agrave aucune praxis raquo (Ibid p132) Ce qui permet de rendre compte du fait

quAristote attribue malgreacute tout explicitement la φρόνησις agrave certains animaux vient du fait

que selon Labarriegravere Aristote naurait pas un concept de φρόνησις aussi rigoureux en

zoologie quen eacutethique (Ibid p124) et que ce nest que dun point de vue de psychologie

biologique et non pas de psychologie morale que la φρόνησις est susceptible decirctre

conceptualiseacutee selon divers degreacutes (Ibid p132) Il nous est donc toujours permis daffirmer

que la φρόνησις comprise dans sa relation agrave lactiviteacute morale et vertueuse est vraiment

propre agrave lhomme

Le deuxiegraveme critegravere est celui de lrsquoexcellence (Curzer 1990 p428) au sens ougrave

lrsquoactiviteacute en question peut ecirctre accomplie de maniegravere excellente comme dans lrsquoexemple

drsquoAristote ougrave il attribue le mecircme office au joueur de cithare et au bon joueur de cithare

sauf que lrsquooffice du bon joueur sera de bien jouer alors que celui du simple joueur sera

simplement drsquoen jouer (EN 1098a7-12) Dans le cas de la vertu morale combineacutee agrave la

φρόνησις on comprend que cette combinaison de chaque vertu particuliegravere avec la sagaciteacute

est exactement lrsquoexcellence dans le domaine qui est propre agrave la vertu morale en question

Prenons un exemple concret pour mieux comprendre ce que nous voulons dire en supposant

la situation ougrave un homme riche srsquoapprecircte agrave deacutepenser un gros montant drsquoargent Comme

dans le cas du cithariste lrsquooffice de lrsquohomme riche sera de deacutepenser cet argent alors que

lrsquooffice de lrsquohomme riche et vertueux sera de bien le deacutepenser Crsquoest ainsi qursquoentre en jeu

lrsquoanalyse que fait Aristote de la magnificence (EN IV 4-6) Lrsquohomme vertueux accomplira

lrsquoaction de deacutepenser sa richesse de maniegravere excellente alors que le riche ne fera que la

deacutepenser En effet le magnifique saura deacutepenser pour ce qursquoil convient (vertu morale fixant

le but) et avec les moyens approprieacutes (φρόνησις deacuteterminant les moyens) (EN 1139a30-

b5) et agira donc de faccedilon agrave accomplir de maniegravere excellente lrsquoaction qursquoil srsquoeacutetait proposeacute

drsquoaccomplir On pourrait eacutegalement faire le mecircme genre drsquoanalyse pour chacune des vertus

morales particuliegraveres LrsquoEE II 11 soutient aussi sensiblement la mecircme chose

lorsqursquoAristote y affirme qursquoune action est mauvaise si la fin est bonne mais pas les

moyens si la fin nrsquoest pas bonne mais que les moyens oui ou encore si agrave la fois la fin et les

moyens sont mauvais (EE 1227b19-23) On voit donc encore une fois que ce qui fait

lrsquoaction excellente crsquoest une combinaison de vertu morale et de φρόνησις Il y a un

parallegravele flagrant agrave cela dans Les Politiques ougrave Aristote dit exactement la mecircme chose (Pol

1331b25-40) Dans ce contexte politique la fin qui doit ecirctre viseacutee est la creacuteation drsquoune

constitution droite alors que les moyens pour y arriver sont des lois qui vont dans ce sens

Si toutefois la fin poseacutee par le leacutegislateur est mauvaise parce qursquoelle promeut un reacutegime

deacutevieacute les lois peuvent tout de mecircme ecirctre bonnes au sens ougrave elles peuvent ecirctre conformes agrave

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lrsquoesprit du reacutegime Ainsi des lois tyranniques seront de bonnes lois dans un reacutegime

tyrannique sans pour autant ecirctre de bonnes lois de maniegravere absolue Il faut cependant noter

que lrsquoindividu qui arrive agrave reacutealiser la fin qursquoil avait poseacutee nrsquoest pas neacutecessairement un

φρόνιμος En effet Aristote fait la distinction entre lrsquohomme habile et lrsquohomme sagace en

disant que lrsquohabile est celui qui a la capaciteacute de trouver les moyens pour arriver agrave sa fin peu

importe que sa fin soit bonne ou mauvaise alors que le sagace ne peut que viser une fin

bonne (EN 1144a23-b1) Cela recoupe aussi la distinction que fait Aristote entre

lrsquoexcellence du citoyen et celle de lrsquohomme de bien disant que le citoyen excellent agit de

maniegravere conforme agrave lrsquoesprit de la constitution dans laquelle il vit que celle-ci soit bonne ou

mauvaise alors que lrsquohomme bon agit selon le bien absolu peu importe srsquoil vit dans une

citeacute droite ou deacutevieacutee (Pol 1276b15-36) On voit donc que le critegravere de lrsquoexcellence

deacuteveloppeacute par Aristote en EN I 7 est conforme agrave lrsquoeacutetude qursquoil fait de la vertu morale et de

la φρόνησις et est preacutesent dans plusieurs de ses analyses

Passons maintenant au troisiegraveme critegravere releveacute par Curzer crsquoest-agrave-dire celui du

meilleur et du plus complet Pour le versant compleacutetude du critegravere il nous faut regarder

dans quelle mesure Aristote considegravere que lrsquoexercice de la vertu morale et de la φρόνησις

est possible pour lrsquohomme Avant cela il est peut-ecirctre pertinent de justifier la traduction de

τελειοτάτην (EN 1098a18) par laquo plus complegravete raquo et non par laquo plus finale raquo comme le fait

notamment Bodeacuteuumls car dans ce cas ce critegravere devrait ecirctre compris de maniegravere diffeacuterente et

permettrait de laisser la porte ouverte agrave lrsquointerpreacutetation voulant qursquoAristote fasse ici allusion

agrave la θεωρία Eacutevidemment hors contexte il est impossible de choisir lrsquoune ou lrsquoautre

traduction Dans une telle situation il est inteacuteressant drsquoaller consulter le texte correspondant

de lrsquoEE pour voir comment est traiteacutee la question

laquo Or le bonheur aussi eacutetait le meilleur le bonheur est donc lrsquoacte drsquoune acircme bonne (ψυχῆς ἀγαθῆς) Et puisque le bonheur eacutetait quelque chose de parfait (τέλεόν τι) et qursquoil y a une vie parfaite et une vie imparfaite et qursquoil en est de mecircme pour la vertu (car lrsquoune est totale lrsquoautre partielle) et que lrsquoacte des choses imparfaites est imparfait le bonheur devrait ecirctre un acte drsquoune vie parfaite (τελείας) conforme agrave une vertu parfaite (κατrsquo ἀρετὴν τελείαν) raquo (EE 1219a35-40)

Dans ce passage Deacutecarie traduit lrsquoadjectif τέλειος par laquo parfait raquo35 au sens de

complet drsquoacheveacute Cette traduction nous semble bonne pour deux raisons La premiegravere est

qursquoAristote fait reacutefeacuterence agrave la vertu laquo totale raquo et agrave la vertu laquo partielle raquo ce qui nous paraicirct

impliquer que τέλειος est aussi agrave prendre en ce sens La deuxiegraveme raison vient drsquoune

comparaison que fait Aristote un peu plus loin entre la vertu du corps et la vertu de lrsquoacircme

laquo Et de mecircme que la bonne condition physique se compose des vertus particuliegraveres de

mecircme en est-il en tant que fin (ᾗ τέλος) de la vertu de lrsquoacircme raquo (EE 1220a1-5) On voit

clairement dans ce passage que la vertu totale dont parlait le philosophe un peu plus haut

est un agreacutegat de toutes les vertus particuliegraveres et que la vertu nrsquoest reacuteellement acheveacutee que

lorsqursquoun individu est complegravetement vertueux Un autre passage paraicirct pertinent pour bien

comprendre la compleacutetude de la vertu En EN 1178a15-22 le philosophe exprime une

interrelation entre la sagaciteacute et la vertu morale affirmant que lrsquoune traduit lrsquoautre et vice

versa et en faisant cela il finit par conclure que ces vertus forment un composeacute On pourrait

donc interpreacuteter la compleacutetude de la vertu comme eacutetant lrsquoacte de ce composeacute et non pas

35 Il est tregraves important de noter pour eacuteviter la confusion que lrsquoutilisation ici de laquo parfait raquo ne renvoie pas au mecircme mot grec que laquo la vertu la plus parfaite (τὴν ἀρίστην)raquo (EN 1098a18) de la traduction de Bodeacuteuumls

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simplement de lrsquoune de ses parties En ce sens il est aussi pertinent de voir qursquoAristote

exclut lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique du composeacute (EN 1177b25-30)

Ceci eacutetant dit on peut donc comprendre le critegravere de la compleacutetude comme visant ce

qui est acheveacute ce qui est pleinement deacuteveloppeacute ou encore ce dont lrsquoessence entiegravere est

reacutealiseacutee Regardons si ce critegravere peut srsquoappliquer agrave lrsquohomme en ce qui concerne son

exercice de la vertu morale et de la φρόνησις Il semblerait que oui dans la mesure ougrave

Aristote affirme que laquo neacuteanmoins ce [le bonheur] peut ecirctre aussi un bien partageacute par

beaucoup puisqursquoil est accessible agrave tous ceux qui nrsquoont pas de handicap pour la vertu

moyennant un certain apprentissage et de lrsquoapplication raquo (EN 1099b18-20) Bien que

lrsquoacquisition drsquoun caractegravere vertueux soit difficile et rare (Pol 1301b40) Aristote nrsquoen parle

jamais comme quelque chose drsquoimpossible agrave atteindre De plus il accorde volontiers la

sagaciteacute agrave Peacutericlegraves et agrave ses semblables (EN 1140b8-11) ce qui montre qursquoil croyait cet eacutetat

atteignable et effectivement atteint par certains hommes

Pour ce qui est du critegravere de la perfection (ἄριστος) Curzer lrsquointerpregravete comme eacutetant

en fait une reprise du critegravere de lrsquoautosuffisance (Curzer 1990 p431) Dans un tel cas il

nous faut donc regarder dans quelle mesure le bonheur humain peut ecirctre deacuteclareacute

autosuffisant Que lrsquoon interpregravete cet ἄριστος de EN 1098a17 comme eacutetant eacutequivalent agrave

autarcique ou bien tout simplement comme meilleur comme le voudrait une traduction

plus litteacuterale lrsquoautosuffisance reste tout de mecircme un critegravere du bonheur et il faut donc que

lrsquoexercice de la vertu morale qui est consideacutereacute comme eacutetant un bonheur agrave part entiegravere par

Aristote bien que de maniegravere secondaire (EN 1178a8-10)36 soit une pratique

autosuffisante Dans un cas comme dans lrsquoautre le problegraveme se pose

Avant daller plus loin dans cette direction il faut savoir quil est possible

dinterpreacuteter cet adjectif de maniegravere agrave ce quil ne puisse deacutesigner que lactiviteacute la meilleure

en elle-mecircme cest-agrave-dire la θεωρία Cependant nous soutenons que lutilisation dἄριστος

dans ce passage ne peut pas renvoyer agrave lactiviteacute theacuteoreacutetique pour les raisons que voici

Commenccedilons par mettre les passages pertinents en parallegravele

laquo Dans ces conditions si nous posons que loffice [ἔργον] de lhomme est une certaine forme de vie (cest-agrave-dire une activiteacute de lacircme et des actions rationnelles) mais que sil est homme vertueux ses oeuvres seront parfaites et belles degraves lors que chaque oeuvre parfaitement accomplie traduit la vertu qui lui est propre dans ces conditions donc le bien humain devient un acte de lacircme qui traduit la vertu et sil y a plusieurs vertus lacte qui traduit la plus parfaite [ἀρίστη] et la plus finale raquo (EN 1098a12-18)

Le contexte de ce passage est tregraves clair et cest au bien proprement humain

quAristote sattarde et non pas au bien le plus excellent en lui-mecircme Sil advenait que le

bien humain diffegravere du plus excellent des biens on pourrait soutenir que lἄριστος de ce

passage doit renvoyer agrave la meilleure vertu strictement humaine Regardons maintenant un

autre passage ougrave Aristote semble affirmer pratiquement la mecircme chose

laquo Mais si le bonheur est une activiteacute traduisant la vertu il est parfaitement rationnel quil traduise la vertu suprecircme (κατὰ τὴν κρατίστην) laquelle doit ecirctre vertu de ce quil y a de meilleur (ἅυτη δrsquoἂν εἴη τοῦ ἀρίστου) raquo (EN 1177a12-13)

36Afin de mieux comprendre le caractegravere secondaire du bonheur procureacute par lactiviteacute politique il est inteacuteressant de sen remettre au texte Le bonheur parfait agrave titre secondaire de Bodeacuteuumls (2004) Il nous semble aussi fort pertinent dajouter agrave cette eacutetude de Bodeacuteuumls que le fait que lactiviteacute theacuteoreacutetique soit associeacutee au loisir implique que le traitement que fait Aristote du loisir sapplique tout aussi bien agrave cette activiteacute et que degraves lors on peut ecirctre tenteacute de lui faire jouer un rocircle politique -ce qui ne la rend donc plus uniquement rechercheacutee pour elle-mecircme- au sens ougrave elle permettrait de deacutevelopper la tempeacuterance Nous reviendrons en deacutetail sur ce sujet agrave la fin de notre preacutesent travail

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Agrave premiegravere vue on retrouve ici la mecircme position que dans le passage preacuteceacutedent

Toutefois le contexte y est diffeacuterent En effet Aristote ne cherche plus agrave identifier le

bonheur humain mais le bonheur en son sens pleinement acheveacute le bonheur parfait en lui-

mecircme indeacutependamment du fait quil puisse ecirctre atteint par lhomme ou non Comme on sy

attend lactiviteacute allant de pair avec ce bonheur acheveacute sera meacuteditative (EN 1177a17-18) Si

donc le bonheur doit ecirctre lactiviteacute traduisant la vertu de ce qui est le meilleur il nous faut

regarder si cela est applicable agrave lhomme et si oui on pourra dire que cest agrave cela que

renvoie lἄριστος de EN I 1098a18 Un texte de la Meacutetaphysique est tregraves pertinent pour

eacuteclairer cela

laquo Dabord donc si lIntelligence divine nest pas la penseacutee mais une simple puissance il est logique de supposer que la continuiteacute de la penseacutee est pour elle une fatigue En outre il est clair quil y aura quelque autre chose supeacuterieure agrave lIntelligence savoir ce qui est penseacute [τὸ νοουμένον] En effet le penser lacte de la penseacutee appartiendra aussi agrave celui qui pense le pire de sorte que si on doit eacuteviter cela (et on le doit car il y a des choses quil est meilleur de ne pas voir que de voir) lacte de la penseacutee ne peut pas ecirctre ce quil y a de meilleur [τὸ ἄριστον] raquo (Meta 1074b28-35)

En se fiant agrave ce texte il est clair que dans le cas de lhomme lacte de la penseacutee nest

pas ce quil y a de meilleur ce qui implique que lhomme ne participe pas agrave ce qui est le

meilleur en soi parce que pour lui la penseacutee est cause de fatigue (EN 1153a20) et donc une

puissance et que lhomme ne peut pas seulement penser agrave lobjet le meilleur comme en est

capable le premier moteur (Meta Λ 1072b25-30 1075a5-10) Cest aussi la conclusion agrave

laquelle en vient Aristote apregraves avoir donneacute les raisons pour lesquelles le bonheur

theacuteoreacutetique est le bonheur au sens propre

laquo Dans ces conditions voilagrave donc lactiviteacute qui devrait ecirctre le bonheur acheveacute de lhomme si elle a dureacute suffisamment longtemps pour faire une existence acheveacutee Rien dinacheveacute nentre en effet dans les composantes du bonheur Mais

pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain Ce nest pas en effet en sa qualiteacute dhomme que quelquun peut vivre ainsi mais comme deacutetenteur dun eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui [οὐ γὰρ ᾗ ἄνθρωπός ἐστιν οὕτω βιώσεται ἀλλrsquo ᾗ θεῖόν τι ἐν αὐτῷ ὑπάρχει] raquo (EN 1177b24-28)

En affirmant que la pratique de lactiviteacute theacuteoreacutetique relegraveve dune partie divine en

lui Aristote soutient du mecircme coup que le bonheur associeacute agrave lactiviteacute de cette partie est

aussi divin car ce nest que le divin qui peut reacutealiser la chose la meilleure telle que deacutecrite

dans le passage de la Meacutetaphysique que nous avons citeacute Cest aussi dire que dans labsolu

cest agrave cette activiteacute que devrait correspondre le bonheur humain mais eacutetant donneacute la

maniegravere dont lhumain est constitueacute il ne peut pas y arriver pleinement Si on soutient avec

Curzer (1990 p431) que lἄριστος de EN I 1098a18 nest quun rappel du critegravere de

lautosuffisance et quon reacuteussit agrave montrer quil existe un autre type dautarcie que lautarcie

divine dans la penseacutee aristoteacutelicienne nous serons en mesure de deacutefendre la position selon

laquelle le Stagirite naurait pas en tecircte la θεωρία en EN I 1098a12-18 Cest ce agrave quoi

nous allons maintenant nous attarder

15 Lrsquoautarcie humaine

Il nous semble clair que le concept drsquoautarcie divine que nous avons exposeacute plus

haut ne peut pas rendre compte de lrsquoactiviteacute des hommes37 parce que ce concept est

beaucoup trop rigoureux et ne fait appel qursquoagrave des eacuteleacutements internes pour assurer lrsquoautarcie

Il est donc neacutecessaire pour rendre compte de la penseacutee drsquoAristote de postuler que ce

37 Eacutevidemment il est indiscutable que crsquoest lrsquoautarcie divine que recherche le sage lorsqursquoil pratique la θεωρία mais ce type drsquoautarcie ne peut pas rendre compte du caractegravere propre de lrsquohomme On ne comprendrait pas non plus comment la citeacute pourrait ecirctre dite autarcique en vue du bien [αὔταρκες πρὸς το εὐ ζῆν] (Pol 1326b8-9) dans la mesure ougrave Aristote nrsquoaurait deacuteveloppeacute que cette seule conception de lrsquoautarcie

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dernier distingue diffeacuterents types drsquoautarcie et que lrsquoun de ces types srsquoapplique agrave lrsquohomme

Crsquoest ce que nous appelons lrsquoautarcie humaine Grossiegraverement cela peut ecirctre compris

comme le fait de ne manquer de rien quant au neacutecessaire pour accomplir tout ce qui est

proprement humain ce qui va de la nourriture agrave lrsquoexercice de la vertu morale Ce type

drsquoautarcie est drsquoabord introduit par Aristote agrave partir du constat que lrsquoindividu seul ne peut

pas reacutepondre agrave ses besoins (EN 1097b5-10 EE 1242a5-10 Pol 1252a25-30) Ainsi ce

nrsquoest qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune citeacute que lrsquohomme pourra combler ses besoins vitaux et comme

chacun le sait lrsquoautarcie est toujours associeacutee avec la deacutefinition de la citeacute (Pol 1252b25-30

1261b10-15 1275b15-25 1326b1-10) Crsquoest donc dire que la citeacute permet de vivre et qursquoil y

a une part drsquoautarcie mateacuterielle comprise dans lrsquoautarcie humaine38 Eacutevidemment ce nrsquoest

pas tout et Aristote srsquoempresse drsquoajouter que la citeacute laquo srsquoeacutetant donc constitueacutee pour permettre

de vivre elle permet une fois qursquoelle existe de mener une vie heureuse raquo (Pol 1252b30-

35) Cette question de la vie heureuse est traiteacutee dans les Eacutethiques et crsquoest au bonheur

humain qursquoil nous faut maintenant nous attarder pour comprendre comment ce nrsquoest qursquoagrave

lrsquointeacuterieur de la citeacute qursquoun tel bonheur est possible et du mecircme coup en quoi lrsquoautarcie

humaine vise la suffisance agrave lrsquoeacutegard de tous les besoins proprement humains et notamment

le bonheur qui est lui-mecircme affirmeacute comme autosuffisant (EN 1097b15)

Au deacutebut de lrsquoEN Aristote insiste sur le fait que ce qursquoil lui faut rechercher dans sa

quecircte de ce qursquoest le bonheur crsquoest lrsquoexcellence humaine crsquoest lrsquooffice de lrsquohomme (EN I

6) Par la suite affirmant que laquo le bonheur est une certaine activiteacute de lrsquoacircme exprimant la

vertu finale raquo (EN 1102a5-10) il ajoute que laquo la vertu agrave examiner est la vertu humaine

38 Il devient clair que lrsquoautarcie de la citeacute nrsquoest pas seulement une autarcie mateacuterielle agrave la lecture du passage suivant laquo [la citeacute] qui a trop [de monde] est bien autarcique pour les choses indispensables comme lrsquoest une peuplade mais non comme une citeacute raquo (Pol 1326b1-5)

eacutevidemment car crsquoest preacuteciseacutement le bien humain que nous cherchions et le bonheur

humain raquo (EN 1102a13-16) Dans un tel contexte il nrsquoest pas eacutetonnant qursquoAristote en EN

I 3 diffegravere lrsquoeacutetude de la θεωρία agrave plus tard car comme nous lrsquoavons vu cette activiteacute nrsquoest

pas le propre de lrsquohomme mais plutocirct de la diviniteacute Comme le note Bodeacuteuumls il est

inteacuteressant de consideacuterer que dans ce passage aucune reacuteserve critique ne srsquoapplique agrave cette

activiteacute39 bien qursquoelle ne soit pas examineacutee sur le champ par Aristote Ce ne serait donc pas

parce qursquoelle est critiquable qursquoAristote ne la considegravere pas ici comme il le fait pour le

mode de vie visant agrave acqueacuterir la richesse mais selon nous parce qursquoelle ne serait pas une

activiteacute de lrsquohumain en tant que tel40 Crsquoest donc le bonheur proprement humain qui

inteacuteresse Aristote dans la presque totaliteacute de lrsquoEN et le fait qursquoil examine les vertus morales

humaines dans la majeure partie de cet ouvrage ne ferait que confirmer cela41 Il nous reste

donc agrave nous demander en quoi consiste le type drsquoautarcie qursquoAristote met de lrsquoavant dans

son deacuteveloppement et agrave montrer qursquoil srsquoapplique agrave lrsquohomme en tant qursquohomme crsquoest-agrave-dire

en tant que son office est de reacutealiser la vertu morale et la sagaciteacute (EN 1144a6-7)

Un passage nous semble particuliegraverement important pour montrer le caractegravere

collectif et humain de cette autarcie laquo Toutefois lrsquoautosuffisance comme nous

lrsquoentendons nrsquoappartient pas agrave une personne seule qui vivrait une existence solitaire Au

contraire elle implique parents enfants eacutepouse et globalement les amis et concitoyens degraves

39 Bodeacuteuumls 2004 p58 n240 Nous ne disons pas ici que selon Aristote lrsquohomme devrait se contenter des activiteacutes qui lui sont propres et ne pas preacutetendre agrave imiter la diviniteacute Voir entre autre EN 1177b32-1178a5 ougrave Aristote explique cela ou encore Meta 982b25-983a10 ougrave Aristote reacutefute lrsquoopinion des poegravetes selon laquelle il ne faut pas rechercher la sagesse parce qursquoeacutetant lrsquoapanage des dieux ces derniers seraient jaloux si un humain lrsquoatteignait Ainsi Aristote ne soutient pas qursquoil ne faut pas rechercher un bonheur divin mais diffeacuterant cette description il tentera de deacutefinir ce qursquoest le bonheur humain41 Cela est drsquoautant plus vrai si on tient compte que pour Aristote il est absurde de dire que les dieux possegravedent les vertus morales (EN 1178b10-20) qui sont donc de ce fait propres aux hommes

39

40

lors que lrsquohomme est naturellement un ecirctre destineacute agrave la citeacute raquo (EN 1097b8-11) Ce texte

tisse un lien tregraves eacutetroit entre lrsquoautarcie et la nature politique de lrsquohomme consideacuteration

omnipreacutesente chez Aristote42 Si crsquoest dans la nature de lrsquohomme de srsquounir en citeacute et que

lrsquoautarcie telle que lrsquoentend Aristote dans ce passage provient de cette nature il faut donc

en conclure que le concept drsquoautarcie mis ici de lrsquoavant est neacutecessairement un concept

proprement humain et politique

Aristote continue ce dernier extrait ainsi laquo Quant agrave lrsquoautosuffisance que nous

posons elle est le caractegravere de la chose qui reacuteduite agrave elle seule rend lrsquoexistence digne

drsquoeacutelection et sans le moindre besoin Or ce caractegravere appartient au bonheur croyons-nous raquo

(EN 1097b14-16) Il nous faut donc veacuterifier si la citeacute est en mesure drsquoassurer cette pleine

compleacutetude des besoins humains afin que lrsquohumain reacutealise pleinement ce qursquoil est Dans

cette optique ce sont les besoins de lrsquohomme vertueux et sagace qursquoil nous faut examiner

puisqursquoil est lrsquoexemplification parfaite de lrsquohomme ayant pleinement deacuteveloppeacute son cocircteacute

humain Pour Aristote cette vie de vertu ne se suffit pas pleinement agrave elle-mecircme et elle a

besoin des biens exteacuterieurs afin de pouvoir ecirctre exerceacutee (EN 1099a30-b10) Ces biens sont

des biens qui ne pourraient pas exister sans la citeacute (richesse pouvoir politique) parce qursquoils

nous semblent neacutecessiter certaines institutions et une certaine division des tacircches43 Plus

speacutecifiquement certaines vertus particuliegraveres sont traiteacutees par Aristote comme si leur

exercice ou du moins leur plus bel accomplissement devait neacutecessairement avoir lieu au

sein de la citeacute Crsquoest notamment le cas du courage pour lequel Aristote affirme que son plus

bel exemple est celui de ne pas craindre la plus belle mort agrave savoir la mort au combat (EN

42 Voir entre autres Pol 1253a7-8 1278b19 EN 1169b18-19 EE 1242a22-2343 Aristote ajoute aussi des choses comme laquo une famille honorable de bons enfants la beauteacute raquo (EN 1099b2-3) mais ces choses eacutetant donneacutees par la fortune il nrsquoest pas pertinent drsquoen tenir compte ici

1115a30-35) Or pour qursquoil y ait une guerre il faut qursquoau moins deux citeacutes soient en conflit

ce qui requiert eacutevidemment lrsquoexistence des citeacutes et que lrsquohomme courageux fasse partie de

lrsquoune drsquoelles44 Un autre exemple est celui de la magnificence dont lrsquoobjet peut ecirctre le fait

de payer laquo pour armer une triegravere et organiser une ambassade sacreacutee raquo (EN 1122a24-25) ou

encore pour des objets honorables comme ceux qui concernent les dieux ou ceux qui sont

drsquointeacuterecirct public (EN 1122b18-25) Degraves lors on comprend que la citeacute permet aux vertueux

drsquoexercer leurs vertus mecircmes car sans citeacute pas de triegraveres drsquoambassades ou de culte des

dieux45 La citeacute est donc autosuffisante au sens ougrave elle offre aux hommes qui la composent

tout ce dont ils ont besoin pour exercer la vertu humaine

On pourrait cependant voir ces exemples drsquoune autre maniegravere crsquoest-agrave-dire que ces

exemplifications des vertus particuliegraveres ne seraient en fait que contingentes au fait que

lrsquohomme vive en citeacute et que degraves lors lrsquoexistence de la citeacute nrsquoest pas un preacutealable agrave

lrsquoexercice de la vertu On pourrait en effet consideacuterer que cette maniegravere de deacutefinir le

courage nrsquoest que culturelle et que le courage pourrait tout aussi bien ecirctre accordeacute par

exemple agrave un homme ne vivant pas dans une citeacute mais qui ferait face laquo avec courage raquo agrave

une maladie Bien que cette perspective soit drsquoune certaine maniegravere deacutefendable en dehors

drsquoun contexte aristoteacutelicien ce nrsquoest pas la position drsquoAristote Pour lui en effet laquo le juste

lui a besoin drsquoautres personnes envers qui ou avec lesquelles il puisse exercer la justice et

crsquoest pareil drsquoailleurs pour le tempeacuterant le courageux et chacun des autres raquo (EN 1177a30-

44 Nous admettons que cet argument est discutable dans la mesure ougrave des peuplades qui ne forment pas de citeacutes peuvent aussi faire la guerre et par le fait mecircme agir de maniegravere courageuse Cependant Aristote semble reacuteticent agrave accorder la capaciteacute agrave agir vertueusement aux barbares (EN1145a30-35 Pol 1329a20-27) et donc indirectement agrave ecirctre reacuteellement courageux45 On pourrait consideacuterer que le culte des dieux peut ecirctre quelque chose de personnel et qursquoen cela il nrsquoest nul besoin de la citeacute mais ce qursquoAristote a en vue dans ce passage crsquoest lrsquohonneur qui advient agrave celui qui paie au sein de la citeacute pour honorer les dieux

41

42

32) On voit ainsi le caractegravere eacuteminemment social de lrsquoexercice de la vertu morale chez

Aristote En plus de cela le fait qursquoAristote deacutefinisse la justice comme eacutetant lrsquoapplication

des autres vertus particuliegraveres relativement agrave autrui (EN 1129b30-1130a15) montre encore

la forte deacutependance du vertueux agrave lrsquoeacutegard de la citeacute drsquoautant plus qursquoil soutient que la

justice est la vertu finale (EN 1129b30) et dans sa totaliteacute (EN 1130a9)46

De plus on voit qursquoAristote associe ces activiteacutes avec la vie de tous les hommes

mecircme celle du sage lorsqursquoil affirme en parlant de ce dernier laquo Mais en tant qursquohomme et

en tant qursquoil partage la vie drsquoun assez grand nombre [ᾗ δrsquo ἄνθρωπός ἐστι καὶ πλείοσι συζῇ]

il choisit drsquoexeacutecuter les actes qui traduisent la vertu47 Il aura donc besoin de ces sortes

drsquoappuis pour vivre en homme (πρὸς τὸ ἀνθρωπεύεσθαι)48 raquo (EN 1178b5-10 nous

46 On peut aussi ajouter agrave cette analyse leacutetude de Bodeacuteuumls La nature politique de la sagaciteacute (2004) qui montre en quoi la φρόνησις trouve son accomplissement dans la politique pratique pour laquelle la citeacute est eacutevidemment essentielle Cela sert agrave prouver que les actions humaines ne peuvent encore une fois ecirctre complegravetes quagrave linteacuterieur de la citeacute47 Ce passage peut sembler en partie contradictoire avec EN 1169a32-34 et 1170a2-4 ougrave Aristote semble affirmer comme le comprend Bodeacuteuumls que laquo cela implique la possibiliteacute pour le philosophe qui est bon drsquoecirctre pleinement heureux sans ecirctre un homme drsquoaction srsquoil a des amis eacutegalement bons qui sont eux-mecircmes hommes drsquoaction raquo (Bodeacuteuumls 2004 n1 p484) Cela est drsquoautant plus probant si lrsquoon considegravere EN 1112b25-30 ougrave Aristote dit que ce que font nos amis peut drsquoune certaine maniegravere ecirctre consideacutereacute comme fait par nous-mecircmes ce qui est aussi coheacuterent avec la position aristoteacutelicienne que lrsquoami est un autre soi-mecircme (Bodeacuteuumls soutient cependant ailleurs que laquo car si lintelligence vaut au sage son bonheur (au sens premier) il ne peut pas lorsquil agit ne pas cultiver aussi lintelligence que reacuteclame la vertu sans se priver alors de son titre au bonheur (agrave titre second) raquo (2004 p192)) Neacuteanmoins le passage de EN IX 9 nrsquoaffirme pas que le sage puisse ne jamais avoir agrave agir vertueusement mais bien que lrsquoobservation drsquoune action vertueuse de la part drsquoun ami est autant agreacuteable qursquoune action vertueuse accomplie par lui-mecircme De plus la reacuteponse que donne Aristote agrave la question de savoir concernant la musique laquo pourquoi en effet faut-il lapprendre soi-mecircme et non pas en en eacutecoutant dautres jouir de plaisirs droits et ecirctre capable de porter des jugements corrects comme le font les Laconiens raquo (Pol 1339a42-b2) semble pouvoir eacuteclairer cette question En effet en soutenant que lenfant doit apprendre lui-mecircme agrave jouer (sans devenir un parfait virtuose ce qui lui serait nuisible) et non pas seulement ecirctre capable de juger des oeuvres et en fondant cela sur le fait que laquo cest une chose impossible ou difficile de devenir des juges valables de travaux auxquels on na pas pris part raquo (Pol 1340b23-25) nous pouvons deacuteduire de cela que pour ecirctre vertueux contempler des oeuvres vertueuses ne suffit pas il faut en faire Eacutevidemment Bodeacuteuumls ne soutient pas que lon puisse ecirctre vertueux simplement en regardant des gens vertueux agir mais simplement quon pourrait ecirctre pleinement heureux ainsi Le problegraveme est justement que pour pouvoir juger du caractegravere vertueux dune action accomplie il faut soi-mecircme ecirctre vertueux ce qui implique la pratique Mais indeacutependamment de tout cela ce qui est important dans le passage de EN 1178b5-10 est le fait que lrsquoexercice de la vertu morale soit eacutevoqueacutee dans le but drsquoexpliquer ce qursquoest vivre en homme ce qui nrsquoest pas affecteacute par lrsquointerpreacutetation que fait Bodeacuteuumls du passage de EN IX 948 Le Bailly note dans la deacutefinition de ce verbe que crsquoest par opposition agrave la diviniteacute

soulignons) Ce sont ces sortes drsquoappuis (argent puissance liberteacute) qui doivent donc ecirctre en

possession de lrsquoindividu afin que celui-ci puisse ecirctre dit autarcique Cette remarque de EN

X 8 est semblable agrave ce que disait Aristote en EN I 9 1099a31-33 ougrave il affirmait la

neacutecessiteacute des biens exteacuterieurs pour le bonheur humain Or tous ces biens exteacuterieurs sont

des biens que seule lrsquoappartenance agrave une citeacute peut procurer

16 La citeacute comprise par lrsquoanalogie du tout organique

Le problegraveme auquel nous faisons face en soutenant que la citeacute permet de reacutepondre

aux besoins de lrsquohomme vertueux et sagace ce qui le rendrait du mecircme coup autosuffisant

est le suivant jamais Aristote ne dit qursquoun tel homme est autarcique49 Agrave notre

connaissance Aristote nrsquoattribue lrsquoautarcie de maniegravere absolue qursquoaux dieux et agrave la citeacute

Ainsi si lon considegravere quAristote nattribue jamais le type dautarcie humaine agrave des

individus il serait difficile de soutenir quil la bel et bien eacutelaboreacutee dans son oeuvre

Cependant si on considegravere qursquoAristote conccediloit la citeacute comme un tout dont les parties sont

les individus de la mecircme maniegravere qursquoun corps vivant est composeacute des organes le problegraveme

est beaucoup moins grave voire absent En effet bien que dans un tel cas les parties ne

soient pas autosuffisantes en elles-mecircmes le fait qursquoelles soient neacutecessaires agrave

49 En EN 1125a11-12 Aristote attribue une certaine autarcie au magnanime Il est par contre plus que douteux qursquoil fasse reacutefeacuterence agrave autre chose qursquoagrave lrsquoautarcie mateacuterielle ou plus preacuteciseacutement au fait de ne manquer de rien vu le contexte de cet eacutenonceacute Crsquoest probablement ainsi que le comprend Bodeacuteuumls en traduisant par laquo indeacutependance raquo plutocirct que par laquo autosuffisance raquoEn EN 1160b3-4 Aristote dit aussi que laquo nest pas un roi en effet celui qui ne se suffit pas agrave lui-mecircme et nest pas supeacuterieur sur tous les plans du bien raquo Il affirme cela dans le but de montrer que nayant besoin de rien le roi naura dautres motivations que linteacuterecirct de ses sujets lors de ses deacutecisions Dans un tel cas il y aurait toutefois une certaine association entre lautosuffisance et lexcellence du caractegravere moral mais cela est beaucoup trop isoleacute et mal deacuteveloppeacute pour quon puisse accorder agrave ce passage une trop grande importance mais nous y reviendrons agrave la fin de notre travail De plus on pourrait dire que lautosuffisance confeacutereacutee au roi nest que mateacuterielle dans la mesure ougrave le philosophe prend la peine dajouter la supeacuterioriteacute sur tous les plans du bien comme si lobjet de lautosuffisance dont il eacutetait question ici neacutetait pas agrave proprement parler un bien

43

44

lrsquoautosuffisance du tout implique un lien suffisamment eacutetroit entre le tout et ses parties pour

qursquoon comprenne que les parties profitent elles aussi de lrsquoautosuffisance du tout Reste agrave

montrer qursquoAristote deacutecrit bien la citeacute par une analogie avec un tout organique50 ce qui

nous permettra de comprendre lautarcie humaine comme eacutetant lautarcie quAristote

attribue agrave la citeacute

Eacutevidemment cette question risquerait de nous occuper pendant trop longtemps pour

que nous tentions de la traiter de maniegravere exhaustive Crsquoest pourquoi nous nous

contenterons ici de deacutefendre le caractegravere organique de la citeacute par une reacutefutation drsquoun

commentateur soutenant la position inverse Lrsquoarticle qui nous inteacuteresse donc ici est celui

de Robert Mayhew intituleacute Part and Whole in Aristotles Political Philosophy Le premier

argument de Mayhew pour rejeter le caractegravere organique du tout que forme la citeacute est de

dire qursquoune substance ne peut pas avoir pour partie drsquoautres substances en se basant sur des

textes de la Meacutetaphysique (Meta 1039a3-4 1041a4-5)51 Autrement dit il soutient que

puisqursquoune substance ne peut pas ecirctre composeacutee de substances (1) et que lrsquohomme est une

substance (2) il deacutecoule de cela que lrsquohomme ne peut pas ecirctre une partie de la citeacute si on

conccediloit celle-ci comme une substance organique (3) Le problegraveme avec cet argument crsquoest

que la preacutemisse (1) ne tient pas compte de la suite du texte sur lequel elle se base et qui

influence lrsquointerpreacutetation qursquoon peut avoir de la preacutemisse (2) laquo Il est impossible qursquoune

substance provienne de substances qursquoelle contiendrait comme en enteacuteleacutechie car des ecirctres

qui sont ainsi deux en enteacuteleacutechie ne seront jamais un seul ecirctre en enteacuteleacutechie Mais si ces

50Un indice de cela se trouve en EN IX 8 laquo Or exactement comme une Citeacute est avant tout constitueacutee semble-t-il par son instance la plus souveraine ainsi que chaque autre organisme [σύστημα] de la mecircme faccedilon lecirctre humain lui aussi est constitueacute par ce quil y a en lui de plus souverain raquo (EN 1168b31-33 nous soulignons)51 Mayhew 1997 pp328-329

ecirctres sont deux en puissance ils pourront ecirctre un raquo (Meta 1039a3-7) Comme lrsquoexplique ce

texte pour qursquoune substance puisse ecirctre composeacutee de substances il faut que ces derniegraveres

ne soient pas en enteacuteleacutechie crsquoest-agrave-dire ne soit pas pleinement reacutealiseacutees avant de faire

partie du tout auquel elles appartiennent Pour que lrsquoargument de Mayhew soit juste il

faudrait donc que lrsquohomme soit pleinement reacutealiseacute avant mecircme de faire partie drsquoune citeacute

Or cette preacutemisse est plus que douteuse52 Sans faire ici une analyse complegravete du sujet

nous nous contenterons de faire appel aux passages ougrave Aristote soutient que lrsquohomme qui

nrsquoappartient pas par nature agrave une citeacute est soit une becircte soit un dieu (Pol 1252a1-5

1253a25-30) montrant ainsi que lrsquoessence de lrsquohomme ne peut srsquoaccomplir que dans le

cadre de la citeacute De plus si la vertu morale est lrsquoaccomplissement de lrsquohomme comme nous

lrsquoavons soutenu plus haut et que la vertu morale ne se pratique qursquoagrave lrsquointeacuterieur de la citeacute il

faut en conclure qursquoun homme ne peut pas ecirctre accompli avant de faire partie drsquoune citeacute

Crsquoest en cela que nous voyons que le premier argument de Mayhew eacutechoue agrave montrer que

le tout drsquoune citeacute nrsquoest pas un composeacute organique Cependant nous ne pouvons pas nous

contenter de cela car le fait drsquoaffirmer que lrsquohomme doit faire partie de la citeacute afin de

srsquoaccomplir ne dit rien de la maniegravere dont il doit en ecirctre une partie Il faut degraves lors se

pencher sur les autres arguments de Mayhew

Son deuxiegraveme argument consiste agrave dire qursquoen Pol 1261a16-22 ougrave Aristote critique

lrsquouniteacute de la citeacute platonicienne crsquoest du mecircme coup lrsquouniteacute organique de la citeacute qui est

rejeteacutee par le Stagirite53 Nous ne croyons pas que ce soit effectivement le cas Ce que

critique Aristote dans ce passage crsquoest laquo le fait pour une citeacute drsquoecirctre une le plus possible raquo

52 Mayhew lui-mecircme admet plus tard dans son texte que lrsquohomme ne peut ecirctre pleinement accompli qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune citeacute (Mayhew 1997 p338)53 Ibid p329

45

46

(Pol 1261a15-16) et pas neacutecessairement decirctre un composeacute organique De plus il associe

lrsquouniteacute de la citeacute platonicienne agrave une reacutegression du statut de citeacute agrave celui de famille et

drsquoindividu et crsquoest en cela que Mayhew comprend le rejet de lrsquouniteacute organique drsquoun

individu au niveau de la citeacute Nous ne croyons cependant pas que ce soit le mouvement de

la penseacutee drsquoAristote Lorsqursquoil effectue la reacuteduction de la citeacute platonicienne agrave lrsquoindividu

nous croyons plutocirct que loin de rejeter la conception organique il vise plutocirct agrave dire que la

citeacute platonicienne est conccedilue de maniegravere agrave ce qursquoelle ne soit associeacutee qursquoagrave une seule de ces

parties Crsquoest ici que Meta Δ 6 qui porte sur lrsquouniteacute nous est utile Dans ce chapitre

Aristote soutient que lrsquoune des conceptions qursquoon peut avoir de lrsquouniteacute est la suivante

laquo crsquoest quand le sujet ne diffegravere pas speacutecifiquement [κατὰ τὸ εἶδος] [hellip] On dit par

exemple drsquoune part que le vin est un et que lrsquoeau est une en tant qursquoindivisibles selon

lrsquoespegravece raquo (Meta 1016a20-25) Lrsquoeau est donc consideacutereacutee une par Aristote parce que toutes

ses parties sont identiques quant agrave lrsquoespegravece Ainsi en disant que la citeacute platonicienne est

reacuteduite agrave lrsquoeacutetat drsquoindividu54 crsquoest dire que ses parties ne sont que des individus identiques

selon lrsquoespegravece Or pour Aristote laquo une citeacute au contraire doit ecirctre une uniteacute composeacutee

drsquoeacuteleacutements diffeacuterant speacutecifiquement [εἴδει διαφέρει] raquo (Pol 1261a29-30) Crsquoest justement

lagrave une autre des deacutefinitions de lrsquouniteacute qursquoil donne en Meta Δ 6 agrave savoir lrsquouniteacute par

continuiteacute (Meta 1015b35-1016a17) et crsquoest ce genre drsquouniteacute que nous attribuons agrave la citeacute

et que nous croyons pouvoir aussi attribuer agrave un organisme vivant Eacutetant donneacute que

Mayhew rejette le fait que la citeacute puisse ecirctre continue dans un sens fort55 il importe de

regarder cette position plus en profondeur

54 Il est important de noter qursquoAristote ne dit pas que cette citeacute est retombeacutee agrave lrsquouniteacute drsquoun organisme vivant55 Mayhew 1997 330

Avant tout nous accordons que les parties de la citeacute ne peuvent pas ecirctre continues

du fait drsquoun contact physique Cela nous importe peu dans la mesure ougrave nous comprenons

lrsquouniteacute organique de la citeacute plutocirct comme une analogie que comme le fait que la citeacute serait

reacuteellement un ecirctre vivant au mecircme titre que nrsquoimporte quel animal Cependant le fait qursquoil

nrsquoy ait pas de continuiteacute physique nrsquoempecircche pas la citeacute drsquoecirctre malgreacute tout continue mecircme

si ce nrsquoest pas au sens le plus fort Pour Aristote peuvent ecirctre dits un par continuiteacute deux

morceaux de bois relieacutes par de la colle (Meta 1016a1-2) On voit donc que lrsquouniteacute par

continuiteacute nrsquoest pas neacutecessairement le fait drsquoune uniteacute entiegraverement naturelle56 De plus

Aristote affirme que la justice (EN 1132b33-35) et lrsquoamitieacute (EN 1155a22-25 Pol

1262b5-25) de faccedilon analogue agrave la colle au sens ougrave un eacuteleacutement tiers creacutee le lien de

continuiteacute retiennent les parties de la citeacute ensemble De la mecircme maniegravere les diffeacuterentes

composantes drsquoune chaussure ne forment pas une uniteacute si elles sont mises ensemble de

maniegravere deacutesordonneacutee alors qursquoelles en forment une lorsquelles sont assembleacutees dans la

forme de la chaussure (Meta 1016b10-20) Ce mecircme genre de consideacuteration est fait par

Aristote concernant la citeacute En effet il affirme que le simple fait que des individus soient

regroupeacutes dans un mecircme lieu nrsquoentraicircne pas lrsquoexistence drsquoune citeacute Il faut en plus de cela

une structure commune qui les unifie une constitution une forme (Pol 1328b15-20) On

pourrait aussi comprendre cela agrave partir du texte ougrave Aristote parle du fait que Babylone nrsquoest

pas une citeacute mecircme si elle met une foule de gens rassembleacutes agrave lrsquointeacuterieur de murailles parce

qursquoun jour ougrave elle eacutetait assieacutegeacutee une partie de la ville prit trois jours avant de srsquoapercevoir

du siegravege (Pol 1276a24-30)

56 Cela peut eacutevidemment ecirctre remis en question du fait qursquoen affirmant que lrsquouniteacute de la citeacute est artificielle il est difficile drsquoexpliquer le fait que la citeacute soit une chose naturelle Nous renvoyons agrave lrsquoanalyse de Miller (1989) sur la maniegravere de concilier ces deux positions

47

48

On peut mettre ce passage en lien avec un texte de La Reacutepublique57 de Platon

(Reacutepublique 462c-e) texte dans lequel Platon explique qursquoune citeacute doit ecirctre semblable agrave un

organisme qui lorsqursquoune de ses parties se blesse est entiegraverement affecteacute par cette blessure

Ce paralleacutelisme peut paraicirctre eacutetrange voire contradictoire dans la mesure ougrave Aristote est

supposeacute critiquer la conception que se fait Platon de lrsquouniteacute de la citeacute dans La Reacutepublique

On peut essayer de rendre compte de cela de quelques maniegraveres mais nous ne nous y

attarderons pas trop puisque cela deacutepasse le propos de notre preacutesent travail On pourrait

tout drsquoabord dire qursquoAristote fidegravele agrave sa meacutethode diaporeacutematique ne ferait ici que

conserver ce qursquoil y aurait de bon dans lrsquoanalyse platonicienne de lrsquouniteacute de la citeacute On

pourrait aussi dire que dans le passage drsquoAristote le mouvement de prise de conscience

part drsquoun eacutevegravenement affectant le tout et doit ecirctre perccedilu par chacune des parties alors que

chez Platon le mouvement est inverse en ce qursquoil part drsquoune affection drsquoune partie pour ecirctre

perccedilu par le tout La derniegravere maniegravere pour tenter drsquoeacuteviter de dire qursquoAristote se contredit

serait de soutenir que son passage fait plutocirct reacutefeacuterence au fait que Babylone nrsquoest pas une

citeacute du fait de sa trop grande eacutetendue et que certaines parties de la ville ne soient pas au

courant du siegravege ne serait qursquoune conseacutequence de cette trop grande eacutetendue ce qui dans le

contexte est aussi fort plausible

Mayhew poursuit son argumentation en soutenant que pour que le rapport

toutpartie de la citeacute forme une uniteacute organique il faudrait que les parties appartiennent au

tout Or puisque les citoyens sont des hommes libres et qursquoils nrsquoappartiennent agrave personne

57Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Reacutepublique de Leroux

cela est impossible58 Encore une fois nous croyons que Mayhew aurait raison si Aristote

affirmait que la citeacute est un organisme vivant au sens plein mais puisque nous croyons que

ce nrsquoest plutocirct qursquoune analogie il nous est permis de croire qursquoAristote pourrait peut-ecirctre

faire reacutefeacuterence ici agrave une conception moins rigoureuse de lrsquoappartenance qui rendrait agrave la

fois compte du fait que la citeacute laquo possegravede raquo les individus tout en permettant agrave ceux-ci de

demeurer des hommes libres Avant de nous expliquer plus en deacutetails il est important de

voir quAristote lui-mecircme affirme le contraire de ce que soutient Mayhew En effet laquo En

mecircme temps il ne faut pas penser quaucun des citoyens sappartiennent agrave lui-mecircme mais

que tous appartiennent agrave la citeacute [ἅμα δὲ οὐδὲ χρὴ νομίζειν αὐτὸν αὑτοῦ τινα εἶναι τῶν

πολιτῶν ἀλλὰ πάντας τῆς πόλεως] car chacun est une partie de la citeacute Mais le soin de

chaque partie a par nature en vue le soin du tout raquo (Pol 1337a27-30) Bien quil ny ait pas

dans ce passage de verbe signifiant proprement la possession la preacutesence du verbe ecirctre

suffit ce dernier pouvant aussi en grec avoir cet usage59 tout comme en franccedilais dailleurs

(cet objet est agrave moi) De plus le fait de voir que la citeacute possegravede les citoyens serait une autre

faccedilon dexpliquer comment cest agrave la citeacute que sapplique lautosuffisance humaine et non

directement aux individus De cette maniegravere eacutetant donneacute que la citeacute possegravede ce qui lui faut

pour bien vivre agrave savoir des citoyens pouvant pratiquer la vertu morale et la sagaciteacute on

comprend mieux pourquoi elle peut ecirctre dite autosuffisante

Voyons maintenant comment Aristote traite en elle-mecircme la question de la

possession afin de montrer que le passage que vous venons de soulever sinsegravere bel et bien

dans la penseacutee aristoteacutelicienne En Meta Δ 23 Aristote en examinant les diffeacuterents sens

58 Mayhew 1997 p33359Voir Smyth Greek grammar Harvard University Press 1920 (1956 1984) 1303 p315

49

50

du verbe ἔχειν en arrive agrave dire que laquo crsquoest ainsi que nous disons que le vase laquo contient raquo

[ἔχειν] le liquide la ville les hommes [τὴν πόλιν ἀνθρώπους] et le vaisseau les matelots

De mecircme le tout laquo renferme raquo [ἔχειν] les parties raquo (Meta 1023a15-18 nous soulignons)

On voit donc bien qursquoen un certain sens la citeacute possegravede ses parties Il est cependant vrai

que ce sens de possession peut sembler ecirctre assez faible et ne pas neacutecessairement impliquer

une relation organique entre le tout et ses parties ce que la suite de Meta Δ 23 nous

permet de faire En effet ce chapitre deacutecrit aussi la possession en disant que laquo ce qui

empecircche un ecirctre de se mouvoir ou drsquoagir selon sa tendance est dit aussi laquo retenir raquo [ἔχειν]

cet ecirctre [hellip] Crsquoest encore dans le mecircme sens que lrsquoon applique ce terme agrave ce qui reacuteunit les

objets sinon ils se seacutepareraient chacun suivant sa force propre raquo (Meta 1023a18-23) Cette

deacutefinition srsquoapplique tout agrave fait agrave la citeacute en ce que la citeacute de par ses lois empecircche les

citoyens drsquoagir selon leurs penchants naturels pour plutocirct tendre vers la vertu (Pol

1263b35-40 1266b29-32 1336b20-25 EN X 10 en entier particuliegraverement 1179b31-32)

Mayhew examine aussi Pol 1253a3-29 ougrave Aristote affirme que la citeacute est par nature

anteacuterieure agrave lrsquoindividu Il comprend de cette anteacuterioriteacute que bien qursquoil soit vrai que lrsquohomme

ne peut pas se reacutealiser en tant qursquohomme en dehors de la citeacute il nrsquoen est pas pour autant une

partie de la mecircme maniegravere qursquoune main est une partie du corps car laquo That one can live his

life fully only in the city does not mean that one must live a life wholly for the city raquo

(Mayhew 1997 p338) Cet argument est tregraves inteacuteressant et est au cœur du principal

problegraveme que nous voulions soulever dans ce travail agrave savoir la tension entre la recherche

de lrsquoautarcie humaine et de lrsquoautarcie divine au sein de la citeacute Autrement dit la question est

de savoir comment il est possible pour lrsquohomme compris comme une partie organique de la

citeacute de participer agrave autre chose qursquoagrave la reacutealisation de lrsquoautarcie de la citeacute ou plus

preacuteciseacutement de pratiquer la philosophie La question se pose en effet car comme nous

lrsquoavons vu le propre de lrsquohomme est la reacutealisation de la vertu humaine et de la sagaciteacute Or

ces activiteacutes ne sont pas les plus excellentes en elles-mecircmes et Aristote est tregraves clair agrave ce

sujet disant que notre condition de mortel ne doit en aucun cas nous soustraire agrave la

recherche de ce qui est le meilleur en soi crsquoest-agrave-dire la pratique de la θεωρία (EN

1177b32-1178a5) Dans la prochaine partie de notre travail nous tenterons de montrer en

quoi la coexistence de lrsquoautarcie humaine et de la recherche de lrsquoautarcie divine peut ecirctre

comprise comme difficilement conciliable dans le cadre de la citeacute En arrivant agrave montrer

quil est difficile pour un individu de pratiquer la philosophie en tant quactiviteacute pour la citeacute

tout en montrant quil est neacutecessaire de pratiquer ce type dactiviteacute nous serons en mesure

de voir que Mayhew semble avoir tort de ne pas reconnaicirctre la caractegravere organique de

luniteacute de la citeacute aristoteacutelicienne En effet cette possible conclusion nous amegravenerait agrave voir

que laffirmation de Mayhew voulant que laquo one can live his life fully only in the city does

not mean that one must live a life wholly for the city raquo (1997 p338) nest pas tout agrave fait

juste dans la mesure ougrave la neacutecessiteacute de vivre en citeacute implique que les activiteacutes qui y seront

pratiqueacutees devront avoir une quelconque utiliteacute pour elle Cest donc dire que la citeacute ne peut

exister que si les citoyens sont utiles les uns pour les autres et donc que les activiteacutes qui ne

sont pas pratiqueacutees en ce sens pour la citeacute ne pourront pas ecirctre encourageacutees Eacutevidemment

nous sommes conscients quAristote ne questionne jamais la leacutegitimiteacute de la pratique de la

philosophie et le troisiegraveme et dernier chapitre de notre travail tentera justement de faire

ressortir les raisons pour lesquelles la recherche dune certaine autarcie individuelle et

51

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divine a tout de mecircme sa place au sein des activiteacutes de la citeacute malgreacute le fait que cette

recherche ne participe pas au caractegravere utile essentiel agrave la perpeacutetuiteacute de la citeacute

2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine

Tout drsquoabord il faut drsquoembleacutee affirmer que lrsquoautarcie humaine doit ecirctre preacuteconiseacutee

puisqursquoelle est la condition de possibiliteacute de toutes les autres activiteacutes On peut voir cela

dans le fait que puisque lrsquohomme nrsquoest pas autosuffisant lorsqursquoon le considegravere de maniegravere

individuelle lrsquoappartenance agrave une citeacute qui lui permet du mecircme coup de subvenir agrave ses

besoins est une condition essentielle de la pratique de toutes les autres activiteacutes en ce sens

que la citeacute lui permet de vivre tout simplement La recherche de lrsquoautarcie divine mise en

branle par la pratique de la philosophie correspond quant agrave elle au bien vivre (dans lrsquoabsolu

et pas seulement drsquoun point de vue humain) qui est preacutesent dans la deacutefinition de la citeacute que

donne Aristote et nrsquoest possible qursquoune fois que les besoins mateacuteriels de lrsquoindividu sont

remplis (EN 1178b30-35) ce qui requiert lrsquoautarcie mateacuterielle de la citeacute elle-mecircme incluse

dans lrsquoautarcie humaine On peut aussi voir cela dans un passage des Topiques60

laquo Et encore ce qui provient du superflu [τὰ ἐκ περιουσίας] est meilleur que le neacutecessaire et parfois est aussi preacutefeacuterable car bien vivre est meilleur que vivre or bien vivre est du superflu tandis que vivre est lui-mecircme une neacutecessiteacute Parfois cependant les choses meilleures ne sont pas les plus deacutesirables et ce nest pas en effet parce quune chose est meilleure quelle est neacutecessairement aussi plus deacutesirable ainsi philosopher vaut mieux que senrichir mais ce nest pas lagrave une chose preacutefeacuterable pour celui qui manque du neacutecessaire Le superflu cest quand posseacutedant le neacutecessaire on travaille agrave sassurer quelque autre belle chose Rigoureusement parlant peut-ecirctre le neacutecessaire est-il preacutefeacuterable et le superflu meilleur raquo (Top 118a5-15)

21 Lamitieacute politique

Ceci eacutetant dit il faut maintenant consideacuterer les conditions qui permettent lrsquoexistence

drsquoune citeacute dans la penseacutee aristoteacutelicienne afin de voir comment le philosophe est ou non en

60Sauf avis contraire nous citons la traduction des Topiques de Tricot

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mesure de srsquoinseacuterer dans la vie de la citeacute de maniegravere agrave rendre possible sa continuiteacute dans le

temps car si la citeacute srsquoeffondre la possibiliteacute pour le sage de pratiquer la philosophie

srsquoeffondre avec elle Ainsi la pratique de la philosophie deacutepend de la stabiliteacute de la citeacute du

fait que la citeacute ne cesse pas drsquoexister Cette stabiliteacute rechercheacutee semble entre autres avoir

pour cause chez Aristote une certaine forme drsquoamitieacute (EN 1155a23-29 Pol 1262b8-9) Il

nous faut par contre ecirctre plus preacutecis agrave ce sujet eacutetant donneacute qursquoil existe plusieurs types

drsquoamitieacute dans la penseacutee aristoteacutelicienne Ce que nous recherchons crsquoest la forme drsquoamitieacute

qui peut relier tous les citoyens ensemble de maniegravere agrave procurer la stabiliteacute agrave la citeacute

Comme on peut srsquoen douter ce type drsquoamitieacute est ce qursquoAristote appelle lrsquoamitieacute politique

(πολιτικὴ φιλία) ou la concorde (ὁμόνοια) Cependant la concorde nrsquoest pas deacutecrite comme

eacutetant une forme drsquoamitieacute proprement dite (EN 1155a24-25) mais plutocirct une laquo attitude

amicale raquo (EN 1167a22) tout comme la bienveillance (EN 1166b30-31) La distinction

entre attitude amicale et amitieacute se fait principalement par le degreacute drsquoimplication de la

personne dans la relation Aristote explique en effet que la bienveillance est une attitude

amicale et non pas de lrsquoamitieacute parce qursquoon peut ecirctre bienveillant agrave lrsquoeacutegard de quelqursquoun

qursquoon ne connaicirct pas ou qui nrsquoa pas conscience de notre bienveillance (EN 1166b30-32) ce

qui serait essentiel pour parler drsquoamitieacute Ainsi on conccediloit qursquoune relation drsquoamitieacute est

beaucoup plus intime qursquoune attitude amicale nous permettant du mecircme coup de

comprendre comment la concorde pourrait srsquoappliquer agrave lrsquoensemble des citoyens car toute

la rigueur drsquoune relation drsquoamitieacute nrsquoa pas agrave ecirctre respecteacutee dans une telle relation Reste

maintenant agrave deacutefinir ce que le Stagirite entend par concorde pour deacuteterminer comment le

philosophe peut preacutetendre ou non agrave une telle relation

laquo On dit des Citeacutes que la concorde y regravegne lorsque touchant leurs inteacuterecircts les

concitoyens sont du mecircme avis prennent les mecircmes deacutecisions et exeacutecutent les reacutesolutions

communes raquo (EN 1167a26-28) Crsquoest pourquoi Aristote considegravere que lrsquoaccord sur

lrsquoexplication des pheacutenomegravenes ceacutelestes nrsquoentraicircne pas la concorde (EN 1167a25-26) Il est

ici important de voir que crsquoest lrsquointeacuterecirct qui est au centre de la deacutefinition de la concorde Il

faut aussi rappeler que les corps ceacutelestes font partie de lrsquoobjet de la philosophie puisqursquoils

sont du ressort de la physique qui est elle-mecircme deacutesigneacutee comme science theacuteoreacutetique et

comme philosophie seconde (Meta 1025b17-1026a31) On voit deacutejagrave comment la

philosophie ne peut pas porter les gens agrave la concorde De plus si la concorde est un accord

quant agrave lrsquointeacuterecirct il faut aussi voir que lrsquointeacuterecirct ou lrsquoutile est objet de deacutelibeacuteration comme

le montre la distinction que fait Aristote en Rheacutetorique61 I 3 entre les trois genres oratoires

que sont le deacutelibeacuteratif le judiciaire et lrsquoeacutepidictique Le philosophe y affirme en effet que la

fin laquo pour une deacutelibeacuteration crsquoest lrsquoutile ou le nuisible (car lorsqursquoon deacutelibegravere on donne ce

agrave quoi lrsquoon exhorte comme meilleur et ce dont on dissuade comme pire) et les autres

consideacuterations que lrsquoon invoque ndash le juste ou lrsquoinjuste le bien ou le mal ndash sont rapporteacutees agrave

cette fin raquo (Rheacutet 1358b22-27) Il ajoute aussi agrave cela que laquo sur tout ce qui est ou sera

neacutecessairement sur tout ce qui ne peut ecirctre ou se produire lagrave-dessus il nrsquoy aura pas

drsquoactiviteacute de conseil raquo (Rheacutet 1359a30-35 cf aussi EN 1112a21-26) Or crsquoest justement lagrave

le propre de la philosophie que drsquoeacutetudier les choses neacutecessaires (EN 1139a5-10) et dont la

veacuteriteacute est eacuteternelle (EN 1139b20-25) Voilagrave une autre maniegravere de montrer que la

philosophie ne traite pas de lrsquointeacuterecirct On peut aussi tirer de cela que la recherche de

lrsquoautarcie divine qui passe par la pratique de la philosophie nrsquoest pas en elle-mecircme un

61Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Rheacutetorique de Chiron

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objet de concorde et qursquoelle nrsquoaide donc pas agrave lier les citoyens drsquoune citeacute Cela nrsquoest

cependant pas suffisamment fort pour affirmer lrsquoincompatibiliteacute entre la recherche de

lrsquoautarcie humaine et de lrsquoautarcie divine parce qursquoau fond notre argument ne fait que dire

que la philosophie nrsquoentraicircne pas la concorde sans dire pour autant qursquoelle lrsquoempecircche

Cependant lrsquoanalyse que nous avons faite de la concorde nrsquoest pas complegravete et une

eacutetude plus approfondie montrera lrsquoincompatibiliteacute que nous avons supposeacutee Il faut drsquoabord

se demander agrave quel genre drsquoamitieacute parmi les trois deacutecrits par Aristote se rapproche la

concorde Eacutevidemment comme nous lrsquoavons dit un peu plus haut crsquoest agrave lrsquoamitieacute par

inteacuterecirct que se compare la concorde (EN 1167b2-4 EE 1242a6-7) En effet laquo lrsquoamitieacute

politique srsquoest constitueacutee en fonction de lrsquoutiliteacute et ce tout particuliegraverement crsquoest parce

que chacun ne se suffit pas agrave soi-mecircme que les hommes croit-on se sont rassembleacutes raquo (EE

1242a6-9) laquo Ainsi il est neacutecessaire tout drsquoabord que srsquounissent les ecirctres qui ne peuvent

exister lrsquoun sans lrsquoautre [] et ce par nature en vue de leur mutuelle sauvegarde raquo (Pol

1252a25-30) Crsquoest donc dire que mecircme le philosophe doit se conformer agrave cet impeacuteratif

eacutetant donneacute que sa nature drsquohomme lrsquoempecircche de se soustraire aux neacutecessiteacutes de la vie

comme nous lrsquoavons deacutejagrave dit Dans cette perspective il est primordial pour la personne qui

deacutesire pratiquer la philosophie drsquoecirctre capable de srsquoinseacuterer dans une telle association et le

moyen de le faire semble ecirctre la possibiliteacute de se lier drsquoamitieacute politique avec les autres

citoyens Il faut voir ici que pour Aristote lrsquoamitieacute politique nrsquoest pas la forme drsquoamitieacute

pleinement acheveacutee qui est lrsquoamitieacute selon la vertu Cela est tregraves important dans la mesure

ougrave une amitieacute acheveacutee ne permet pas de cultiver de nombreux amis (EN 1158a11-12) ce

que permet lrsquoamitieacute selon lrsquointeacuterecirct (EN 1158a16-18) 62

22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie

En ayant toujours agrave lrsquoesprit le deacutesir de stabiliteacute de la citeacute crsquoest aux conditions de la

mise en place et du maintien de lrsquoamitieacute par inteacuterecirct qursquoil nous faut maintenant nous

attaquer Comme nous allons le voir un philosophe uniquement en tant que philosophe ne

peut pas prendre part agrave une relation drsquoamitieacute politique pour trois raisons a) lrsquoinutiliteacute de la

philosophie b) lrsquoincommensurabiliteacute de la philosophie avec les autres activiteacutes ou avec

toute production c) lrsquoimpossibiliteacute de la philosophie dans son essence agrave faire partie drsquoun

eacutechange de type marchand Si nous avons raison de soutenir quun individu ne peut pas

passer sa vie agrave faire de la philosophie parce que cette activiteacute agrave elle seule ne lui permet pas

decirctre accepteacute dans la citeacute par les autres citoyens ce sera du mecircme coup expliquer en quoi

la recherche de lautarcie divine ne peut pas constituer lensemble de la vie dun homme

221 Linutiliteacute de la philosophie

Il faut voir que pour Aristote lrsquoamitieacute par inteacuterecirct contrairement agrave lrsquoamitieacute selon la

vertu se reacutealise entre des personnes diffeacuterentes Le but de cette association est de pallier un

manque en offrant quelque chose qursquoon a en excegraves (EN 1159b12-21) Par exemple le

tisserand fournit des vecirctements au cordonnier en eacutechange de sandales Dans ce genre de

relation il faut eacutevidemment pour qursquoil y ait relation que chacun y trouve son compte en

termes drsquoutiliteacute Il faut que chacun de par la relation puisse combler une neacutecessiteacute ou un

62 Une autre diffeacuterence entre lrsquoamitieacute politique et lrsquoamitieacute acheveacutee est le fait que pour Aristote une amitieacute veacuteritable se passe de justice (EN 1155a26-27) alors qursquoil affirme que laquo ce qui est le plus juste se trouve dans lrsquoamitieacute par utiliteacute vu que crsquoest lagrave ce qui constitue la justice politique raquo (EE 1242a11-12)

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besoin qursquoil nrsquoeacutetait pas en mesure de combler avant la relation En ce sens Aristote soutient

qursquoune telle amitieacute se dissout lorsque lrsquoun des individus nrsquoest plus satisfait par ce que

lrsquoautre lui procure (EN 1157a14-15 1159b11-12) Ainsi chacun des membres de la

communauteacute drsquointeacuterecircts doit fournir quelque chose drsquoutile de maniegravere agrave pouvoir continuer de

profiter de ce que les autres ont agrave offrir On voit ici apparaicirctre la notion de reacuteciprociteacute

essentielle agrave la compreacutehension de ce qursquoest lrsquoamitieacute pour Aristote peu importe le type

drsquoamitieacute dont on parle (EN 1156a5-10)63 Cela est drsquoautant plus important que crsquoest le

besoin dans la penseacutee aristoteacutelicienne qui assure la coheacutesion du tout (EN 1133a25-30)

Autrement dit crsquoest du fait que les individus ont besoin les uns des autres qursquoune certaine

coheacutesion peut srsquoeacutetablir dans le tout que forme la citeacute De cette maniegravere il est primordial

pour appartenir agrave ce tout que lrsquoactiviteacute ou la production drsquoun individu puisse reacutepondre agrave un

besoin des autres individus

Le cas de la philosophie est donc ici tregraves probleacutematique dans la mesure ougrave comme

chacun le sait la philosophie est complegravetement exteacuterieure agrave toute consideacuteration drsquoutiliteacute64

63 On pourrait ici objecter que la concorde ou lrsquoamitieacute politique ne sont pas reacuteellement de lrsquoamitieacute mais plutocirct des attitudes amicales comme nous lrsquoavons souleveacute plus haut et que de ce fait la reacuteciprociteacute effective nrsquoest pas primordiale Cela est vrai Toutefois il faut tout de mecircme comprendre qursquoun individu doit ecirctre en mesure de fournir quelque chose drsquoutile mecircme si dans les faits il ne le fait pas envers chaque individu du groupe64 Nous ne sommes pas sans savoir quun texte de lEE affirme que laquo certes rien nempecircche que par accident elles [les sciences theacuteoreacutetiques] ne nous soient utiles dans beaucoup de neacutecessiteacutes raquo (EE 1216b15-16) ce qui pourrait donner un certain caractegravere utile agrave la philosophie De plus comme le fait remarquer Bodeacuteuumls (1991 p61) cette consideacuteration est aussi preacutesente dans le De Sensu (436a19-61) ougrave Aristote explique que les naturalistes trouvent souvent des applications de leur deacutecouvertes dans le domaine de la meacutedecine ce qui leur confegravere une utiliteacute non neacutegligeable Toutefois toujours comme lexplique Bodeacuteuumls ce passage direct entre le theacuteorique et le pratique dans les sciences naturelles ne sapplique pas au lien qui semble unir la philosophie et la politique laquo Dans lordre naturel en effet se trouve une telle reacutegulariteacute des pheacutenomegravenes que le meacutedecin peut faire fond sur ce quaffirme le naturaliste pour soigner Il nen va pas de mecircme dans lordre humain ougrave la complexiteacute et la diversiteacute des pheacutenomegravenes font que la plupart des lois du bien absolu au lieu decirctre veacuterifiables le plus souvent comme celles de la santeacute sont le plus souvent prises en deacutefaut raquo (Bodeacuteuumls 1991 p61) Ainsi pour que la philosophie soit utile au niveau politique il ne faut pas se contenter decirctre philosophe mais il faut aussi posseacuteder la sagaciteacute qui permet au politique de connaicirctre le cas particulier sur lequel il doit agir ou leacutegifeacuterer Ce nest donc que par accident et lorsque combineacutes agrave la sagaciteacute que les reacutesultats de la philosophie peuvent saveacuterer utiles En elle-mecircme la philosophie demeure inutile et si elle est rechercheacutee ce nest que pour elle-mecircme Pour mieux comprendre le rapport qui est eacutetabli par Aristote entre la philosophie et la

En effet Aristote ne nomme pas la philosophie ou quoi que ce soit qui srsquoy rattache lorsqursquoil

eacutenumegravere les parties essentielles agrave la citeacute (Pol 1291a1-b1) Il ne mentionne pas non plus la

sagesse lorsqursquoil parle de ce qui rend la citeacute heureuse (Pol 1323b30-35) Pis encore la

philosophie ne fait pas partie des choses qursquoil considegravere comme neacutecessaires pour qursquoune

citeacute soit autarcique (Pol 1328b5-20) Ces consideacuterations proviennent bien sucircr toutes du fait

que de lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique laquo on nrsquoen tire en effet rien hors le beacuteneacutefice de meacutediter [παρὰ

τὸ θεωρῆσαι] tandis que des activiteacutes lieacutees agrave lrsquoaction [ἀπὸ δὲ τῶν πρακτικῶν] nous tirons

avantage tantocirct plus tantocirct moins en dehors de lrsquoaction [παρὰ τὴν πρᾶξιν] raquo (EN 1177b1-

5) Aristote va mecircme jusqursquoagrave dire que bien que des penseurs comme Anaxagore et Thalegraves

aient eacutetudieacute les choses les plus nobles qui soient cela ne les empecircche pas pour autant drsquoecirctre

ignorants quant agrave leur propre inteacuterecirct laquo Ils savent dit-on des choses exceptionnelles

stupeacutefiantes difficiles mais sans utiliteacute parce qursquoils ne cherchent pas les biens humains raquo

(EN 1141b2-9 cf aussi EN 1139a25-30 1143b15-20) Un autre signe de lrsquoinutiliteacute de la

philosophie et du fait qursquoelle ne peut permettre de reacutepondre agrave aucun besoin se trouve dans

le fait que le Stagirite affirme quelle est apparue tardivement dans lhistoire cest-agrave-dire

une fois que les arts utiles avaient deacutejagrave eacuteteacute deacuteveloppeacutes En effet laquo presque tous les arts qui

srsquoappliquent aux neacutecessiteacutes et ceux qui srsquointeacuteressent au bien-ecirctre et agrave lrsquoagreacutement de la vie

eacutetaient deacutejagrave connus quand on commenccedila agrave rechercher une discipline de ce genre raquo (Meta

Α 982b20-25) Crsquoest donc dire qursquoil a fallu que la citeacute soit deacutejagrave en mesure de reacutepondre aux

besoins des individus avant que la philosophie nait pu se deacutevelopper65

politique voir le chapitre II laquo Philosophie et politique raquo du livre Politique et philosophie chez Aristote65 Un argument similaire se retrouve dans le Protreptique ougrave Aristote pour montrer lrsquoinutiliteacute de la philosophie donne lrsquoexemple des Icircles des Bienheureux endroit dans lequel les individus nrsquoayant aucun besoin agrave combler pratiquent tout de mecircme la philosophie prouvant du mecircme coup que celle-ci ne vise pas agrave reacutepondre agrave un besoin puisqursquoon la pratique lorsque tous les besoins sont combleacutes (Aristote Invitation agrave la philosophie fr7 p19-20)

59

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Il ne faut cependant pas conclure de cela que toutes les activiteacutes intellectuelles

doivent recevoir le mecircme traitement que la philosophie Dans la mesure ougrave Aristote

distingue deux vertus intellectuelles diffeacuterentes soit la sagesse et la sagaciteacute rejeter lrsquoutiliteacute

de la sagesse ne megravene pas neacutecessairement agrave rejeter lrsquoutiliteacute de la sagaciteacute Au contraire laquo la

sagaciteacute pour sa part concerne les biens humains crsquoest-agrave-dire ceux qui font lrsquoobjet de

deacutelibeacuterations puisque lrsquohomme sagace a pour principale fonction disons-nous de bien

deacutelibeacuterer raquo (EN 1141b9-10) Le fait que la sagaciteacute soit en lien avec la capaciteacute de deacutelibeacuterer

montre de maniegravere claire son utiliteacute car comme nous lrsquoavons vu plus haut ce sont les

choses utiles ou nuisibles qui sont objets de deacutelibeacuterations

Un autre aspect important agrave souligner est le fait que lrsquoamitieacute par inteacuterecirct est une

amitieacute difficile agrave maintenir dans la mesure ougrave elle est une amitieacute plaintive (EN 1162b16-

20) crsquoest-agrave-dire qursquoelle est une amitieacute ougrave les partenaires ne sont jamais satisfaits et en

veulent toujours plus En prenant cela en compte il est drsquoautant plus facile drsquoadmettre que

la pratique de la philosophie ne sera jamais lrsquoobjet drsquoune telle amitieacute puisque si ceux qui

partagent une telle relation sont toujours agrave lrsquoaffucirct de leurs moindres inteacuterecircts ils auront tocirct

fait de deacuteceler que la philosophie ne leur procure aucune utiliteacute

222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie

Passons maintenant agrave la deuxiegraveme raison qui explique limpossibiliteacute de la

philosophie agrave prendre part agrave une relation damitieacute politique et de ce fait limpossibiliteacute de la

philosophie agrave avoir sa place au sein des activiteacutes de la citeacute Aristote affirme quune telle

relation est aussi une relation deacutegaliteacute ougrave les deux parties procurent une utiliteacute eacutegale (EE

1242b22) Cela ne signifie toutefois pas que ce qui est eacutechangeacute doit ecirctre qualitativement de

valeur ou dutiliteacute eacutegales mais que leacutegaliteacute agrave deacutefaut decirctre quantitative doit ecirctre corrigeacutee

par un facteur de proportionnaliteacute Cette proportionnaliteacute est ce qui permet agrave chacun de

recevoir une part eacutequitable cest elle qui donne confiance dans la relation laquo Cest en effet

parce quon retourne en proportion de ce quon reccediloit que la Citeacute se maintient raquo (EN

1132b33-34) On voit donc que cette proportionnaliteacute est aussi essentielle pour la stabiliteacute

de la citeacute Le fonctionnement de cette proportionnaliteacute est tregraves simple et est au fond un

rapport arithmeacutetique Pour reprendre lexemple dAristote laquo mettons un bacirctisseur A un

cordonnier B une maison C et une chaussure D il faut donc que le bacirctisseur reccediloive du

cordonnier son travail agrave lui et quil lui donne en retour le sien raquo (EN 1133a7-9) Dans cet

exemple il est clair que dans un rapport un pour un la maison aura une valeur

consideacuterablement plus eacuteleveacutee que la chaussure mais laquorien nempecircche en effet le travail de

lun des partenaires decirctre supeacuterieur agrave celui de lautre Il faut donc les rendre eacutegaux raquo (EN

1133a12-14) Il ne sagit que de sentendre sur le nombre de chaussures que vaut une

maison (EN 1133a21-26) et le tour est joueacute Mecircme si cela peut sembler plus facile agrave dire

quagrave faire le principe demeure accessible La question est maintenant de savoir quel est le

critegravere agrave appliquer pour ecirctre en mesure deacutetablir la proportion selon laquelle doit se faire un

eacutechange afin decirctre juste consideacuterant que les choses prenant part agrave des eacutechanges sont si

uniques les unes par rapport aux autres quelles sont incommensurables (EN 1133b18-20)

On pourrait effectivement proposer plusieurs critegraveres diffeacuterents comme par exemple le

nombre dheures travailleacutees afin de reacutealiser louvrage eacutechangeacute comme cest parfois le cas

aujourdhui Pour Aristote ce critegravere est le besoin (EN 1133a26-28) Il justifie cette

61

62

position en affirmant que cest le besoin qui force les gens agrave sassocier et que sans besoins

nul eacutechange naurait lieu (EN 1133b6-10) De cette maniegravere puisque le besoin est la raison

de leacutechange et de lassociation il se doit aussi decirctre leacutetalon de mesure sur lequel se basent

ces eacutechanges66 Encore une fois la possibiliteacute pour la philosophie de faire partie dun tel

eacutechange est plus que douteux si lon tient compte du caractegravere omnipreacutesent de la notion de

besoin dans le cadre de leacutechange ayant cours dans une relation damitieacute par inteacuterecirct

Par la suite Aristote introduit aussi un moyen terme par lequel peuvent aussi

seffectuer les eacutechanges la monnaie Cest donc principalement par le biais de largent

quon peut en venir agrave rendre leacutegaliteacute agrave des choses ineacutegales Eacutevidemment le simple troc peut

aussi arriver agrave eacutegaliser les diffeacuterences entre des produits ou des services mais largent

possegravede quelques avantages qui font quune fois inventeacutee elle a eacuteteacute preacuteconiseacutee Le premier

avantage qua largent par rapport au troc cest quil permet davoir une mesure commune

pour tout (EN 1164a1-4) Ensuite il est beaucoup plus pratique parce quil est facile agrave

transporter et quil permet autant dacheter que de vendre (Pol 1257a35-41)

Troisiegravemement il permet de diffeacuterer un eacutechange dans le cas ougrave lon naurait besoin de rien

au moment de leacutechange (EN 1133b10-13) Une fois lutilisation de largent instaureacutee il

semble quAristote considegravere que tout doit sy rapporter (EN 1164a1-3) laquo Crsquoest pourquoi

tout doit avoir un prix eacutetabli car crsquoest la condition pour qursquoil y ait toujours possibiliteacute

drsquoeacutechange et partant drsquoassociation La monnaie constitue donc une sorte drsquoeacutetalon qui rend

les choses commensurables et les met agrave eacutegaliteacute Sans eacutechange en effet il nrsquoy aurait pas

66Le fait quAristote mette de lavant le besoin dans leacutechange est une des raisons qui lui permettent de critiquer la chreacutematistique dans la mesure ougrave cette derniegravere substitue le but reacuteel de leacutechange soit lutile agrave laccumulation sans limite de monnaie (Pol I 9) Pour un exposeacute sur la conception aristoteacutelicienne de la monnaie et de son rapport agrave la chreacutematistique voir larticle de Meikle (1994)

drsquoassociation ni drsquoeacutechange sans eacutegalisation ni drsquoeacutegalisation sans mesure commune raquo (EN

1133b14-18) On voit donc ici que largent joue un rocircle central dans leacutechange et pour que

quelque chose puisse ecirctre eacutechangeacute il est neacutecessaire quon puisse lui attribuer une valeur

moneacutetaire Cette valeur est cependant deacutetermineacutee par le besoin qui reste malgreacute tout le

critegravere de proportionnaliteacute dans un eacutechange

Toujours dans le but de cerner ce quest lamitieacute selon linteacuterecirct Aristote fait une

distinction entre deux formes que peut prendre cette amitieacute en gardant agrave lesprit la neacutecessiteacute

de leacutegaliteacute dans leacutechange laquo Lrsquoamitieacute politique souhaite donc ecirctre fondeacutee sur lrsquoeacutegaliteacute Mais

il existe deux espegraveces drsquoamitieacute drsquoutiliteacute lrsquoune leacutegale lrsquoautre morale Lrsquoamitieacute politique

regarde lrsquoeacutegaliteacute et la chose comme chez les vendeurs et les acheteurs drsquoougrave le proverbe laquo

Un gage pour lrsquohomme ami raquo Donc quand elle se fonde sur une entente cette amitieacute est

politique et leacutegale mais lorsque les gens srsquoen remettent les uns aux autres lrsquoamitieacute

souhaite ecirctre morale et de lrsquoordre de la camaraderie raquo (EE 1242b31-37 cf aussi EN

1162b20-1163a1) Ce que constate Aristote dans ce passage cest quon peut faire confiance

soit agrave une sorte de contrat soit agrave la bonne foi de notre ami en ce qui a trait agrave la

proportionnaliteacute de leacutechange Cependant il ny a pour lui que lamitieacute leacutegale qui est

compatible avec lamitieacute par inteacuterecirct et donc avec lamitieacute politique67 alors que lamitieacute

morale est le fait de lamitieacute selon la vertu et le deacutesir de vouloir fonder une amitieacute par

inteacuterecirct sur une amitieacute morale na pour effet que de rendre la relation extrecircmement plus

67On peut deacuteduire de cela que lamitieacute politique est peut-ecirctre possible mecircme avec les esclaves En effet Aristote soutient quun maicirctre peut ecirctre ami de son esclave non pas en tant que celui-ci est un esclave mais en tant quil est un homme et quen tant que tel il a laquo la capaciteacute de srsquoengager comme lui sous la mecircme loi et la mecircme convention raquo (EN 1161b5-10)

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difficile agrave maintenir (EE 1242b36-1243b14) Au fond il faut que les termes de leacutechange

fassent partie dune entente avant que leacutechange ne soit effectueacute (EN 1133b1-5) De cette

maniegravere si tout le monde respecte lentente aucune discorde ne peut survenir entre des

amis agissant de la sorte car ils sont conscients des conditions de leacutechange et avaient le

choix de les accepter ou non Degraves lors lamitieacute leacutegale est la maniegravere de rendre lamitieacute

politique durable puisquelle preacutevient la discorde68 En plus de cela laquo la seacuteparation leacutegale

est une question drsquoargent (car crsquoest par ce dernier qursquoon mesure lrsquoeacutegaliteacute) tandis que la

seacuteparation morale est de greacute agrave greacute raquo (EE 1243a6-8) rajoutant encore au fait que lamitieacute par

inteacuterecirct se reacutealise par le moyen de largent

Il nous reste maintenant agrave regarder de quelle maniegravere la philosophie pourrait se

comparer avec les autres activiteacutes dans le but de pouvoir eacutetablir une proportion qui aurait

cours lors dun eacutechange Eacutevidemment comme nous lavons deacutejagrave affirmeacute nous ne croyons

pas que la philosophie puisse faire partie dun tel eacutechange de type marchand dans la penseacutee

aristoteacutelicienne Malgreacute tout il est important de faire lanalyse que nous nous proposons

justement pour montrer cette impossibiliteacute Comme nous invite agrave le faire Aristote laquo pour

ceux qui ne sont pas sur une ligne droite [et dont] crsquoest lrsquoanalogue qui est la mesure par

exemple si lrsquoun se plaint drsquoavoir donneacute de la sagesse69 et lrsquoautre de lrsquoargent il faut

68Le fait que lamitieacute selon la vertu soit une amitieacute morale ne lui enlegraveve cependant pas pour autant sa stabiliteacute car la stabiliteacute de ce type damitieacute nest pas fondeacutee sur leacutegaliteacute dun eacutechange mais plutocirct sur lintention [προαίρεσις] (EE 1243a31-b5) qui traduit le caractegravere de lindividu vertueux Cela est vrai dans la mesure ougrave Aristote considegravere que lobjet de la deacutecision [προαίρεσις] est le reacutesultat de la deacutelibeacuteration (EN 1113a9-13) que la sagaciteacute est la faculteacute de deacutelibeacuterer selon une fin deacutetermineacutee par un caractegravere vertueux ( EN 1178a15-22) et donc que la deacutelibeacuteration sagace traduit le caractegravere vertueux dune personne qui lui est deacutejagrave quelque chose de stable (EN 1156b11-12)69Le fait quAristote utilise la notion de sagesse [σοφία] dans ce passage peut apparaicirctre comme probleacutematique parce quil semble suggeacuterer que la σοφία est commensurable avec largent Cependant il nest pas clair dans le contexte quAristote veuille parler de la σοφία en son sens technique De plus dautres textes que nous discuterons dans la suite nous obligent agrave neacutegliger ce passage et agrave donner agrave cet emploi de σοφία un sens large sapprochant de celui de τέχνη Il existe aussi un texte dont le parallegravele est eacutevident et ougrave le philosophe affirmant que lamitieacute selon lutiliteacute seacutetablit entre des personnes diffeacuterentes donne lexemple dun individu qui

examiner ce qursquoest la sagesse par rapport agrave lrsquoargent ensuite ce qui a eacuteteacute donneacute pour

chacun raquo (EE 1243b25-40 nous soulignons)

Il faut tout dabord savoir quAristote soutient que lenseignement philosophique

nest pas commensurable agrave largent (EN 1164b1-6 EE 1243b20-23) cest-agrave-dire quon ne

peut pas lui donner de valeur moneacutetaire Sachant cela et ayant agrave lesprit que cest

principalement par le biais de largent quon parvient agrave fixer la proportion dun eacutechange il

est de mise de conclure quil serait difficile pour un philosophe si sa seule activiteacute est la

philosophie de prendre part agrave une relation damitieacute politique Cette incommensurabiliteacute agrave

largent se justifie de deux maniegraveres qui sont toutefois lieacutees La premiegravere est le fait que

leacutetalon de mesure servant agrave deacuteterminer la valeur moneacutetaire dun produit ou dune activiteacute

est comme nous lavons dit plus haut le besoin Eacutetant donneacute que la philosophie ne reacutepond agrave

aucun besoin il est donc impossible de lui donner une quelconque valeur La deuxiegraveme

raison se trouve dans la maniegravere dont Aristote deacutecrit un eacutechange agrave savoir quun individu X

qui produit A eacutechange avec un individu Y qui produit B Pour que leacutechange soit eacutegal et il

doit lecirctre dans une relation damitieacute politique il faut trouver le coefficient qui eacutegalisera les

produits A et B si ceux-ci ne sont pas deacutejagrave eacutegaux Le problegraveme qui se pose au philosophe

dans un tel modegravele cest quil ne produit rien (EN 1139a26-29) laquo La sagesse en effet ne

peut consideacuterer aucune des choses dont lhomme puisse tirer son bonheur puisquelle est

totalement eacutetrangegravere agrave la production de quoi que ce soit raquo (EN 1143b19-20) Ceci eacutetant dit

il faut consideacuterer que lindividu Z si on le considegravere uniquement en tant que philosophe na

nrsquoa pas appris [ἀμαθὴς] et dun savant qui est un connaisseur [εἰδότι] (EN 1159b12-14) En nous fondant sur la symeacutetrie entre σοφία et εἰδότι on peut affirmer que dans le texte de lEE Aristote a en tecircte celui qui possegravede une connaissance quelconque et non pas le sage qui pratique la philosophie De toute maniegravere ce qui est important est plus la meacutethodologie qui ressort du passage que la compatibiliteacute entre cette laquo sagesse raquo et largent

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rien agrave offrir ne produit aucun C qui puisse ecirctre lobjet dune eacutegalisation Le fait que la

philosophie soit eacutetrangegravere agrave toute production est bien entendu coheacuterent avec lessence que

lui donne Aristote agrave savoir de navoir aucune autre fin quelle-mecircme (EN 1177b18-21)

Ceci nous force donc encore une fois agrave conclure que la philosophie ne peut pas sinseacuterer

dans le type deacutechange requis par lamitieacute politique Ainsi puisque la reacuteciprociteacute au niveau

de lutiliteacute est impossible pour le philosophe lassociation sera aussi impossible (EN

1133b5) ce qui est plus que facirccheux parce que le philosophe du fait quil soit aussi

humain nest pas soustrait agrave la neacutecessiteacute et cest par lentremise de lassociation politique

que ses besoins peuvent ecirctre combleacutes

223 Lessence de la philosophie

Regardons maintenant comment la philosophie dans son essence mecircme se doit

decirctre exteacuterieure agrave tout eacutechange moneacutetaire Contrairement aux autres objets qui eux ont

deux usages agrave savoir leur usage propre et leur usage en terme de moyen deacutechange (Pol

1257a5-15) la philosophie ne peut avoir quun seul usage agrave savoir son usage propre Cela

est fondeacute sur le fait que la philosophie doit ecirctre rechercheacutee pour elle-mecircme sans avoir agrave

tenir compte de consideacuterations utilitaires qui de toute maniegravere lui sont eacutetrangegraveres Ainsi si

Aristote affirme que la chaussure est utiliseacutee en tant que chaussure dans les deux usages

quon peut en faire cest que lexistence de la chaussure est soumise agrave la neacutecessiteacute de se

chausser et que ce trait peut ecirctre utiliseacute soit pour se chausser soi-mecircme soit pour eacutechanger

en vue dobtenir de largent qui servira agrave combler dautres besoins Ce quon eacutechange ici

cest lutiliteacute de la chaussure Or puisque la philosophie ne procure aucune utiliteacute il est

donc impossible den faire deux usages dans lesquels elle serait preacutesente en tant quelle-

mecircme La chaussure peu importe lequel de ses deux usages on en fait demeure une

chaussure authentique ce qui ne peut pas ecirctre le cas pour la philosophie

Pour mieux comprendre cela il est pertinent de se reacutefeacuterer agrave lactiviteacute des sophistes et

agrave la description quen fait Aristote Pour lui la sophistique et la philosophie ont en commun

de traiter du mecircme genre de reacutealiteacute mais se distinguent du fait du mode de vie qui deacutecoule

de leur pratique respective (Meta Γ 2 1004b21-27) Autrement dit ce qui les distingue

cest la fin qui guide leur activiteacute Alors que le philosophe na pour fin que son activiteacute elle-

mecircme le sophiste lui a pour but le profit En effet laquo le sophiste est un homme qui gagne

de largent agrave laide de ce qui est en lapparence un savoir mais qui nen est pas un raquo (RS

165a20-25)70 et laquo ceux qui agissent de mecircme en vue de cette renommeacutee qui deacutebouche sur

des gains peacutecuniaires passent pour des sophistes raquo (RS 171b25-30) Ce que font donc les

sophistes cest modifier la fin de lactiviteacute philosophique afin den obtenir un profit

moneacutetaire Cependant cela a pour conseacutequence que le savoir quils transmettent nest quun

savoir apparent et donc que ce nest plus une pratique philosophique authentique Pour le

dire autrement le fait que le but de leur activiteacute ne soit plus la veacuteriteacute pour elle-mecircme mais

le gain deacuteforme la pratique de la philosophie en tant que telle et entraicircne une perte de la

rigueur qui doit ecirctre le fait de la philosophie en cherchant plutocirct agrave faire en sorte que

lactiviteacute paraisse attrayante pour des laquoacheteursraquo potentiels laquo Il est clair quil y a aussi

neacutecessiteacute pour [les sophistes] de paraicirctre faire oeuvre de savant plutocirct que de le faire sans

le paraicirctre [hellip] Il est donc indispensable pour ceux qui veulent jouer au sophiste de

rechercher le genre darguments dont il a eacuteteacute fait mention Cest en effet tout agrave leur

70Sauf avis contraire nous citons la traduction des Reacutefutations sophistiques de Dorion

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avantage une pareille capaciteacute les fera paraicirctre savants et il se trouve que cest lagrave

lambition quils nourrissent raquo (RS 165a24-32)

Ceci fait aussi partie dune critique plus geacuteneacuterale agrave lendroit du fait de poser le profit

comme finaliteacute Dans lexemple de la chaussure dont nous venons de parler mecircme dans son

usage comme moyen deacutechange la fin de cet eacutechange reste encore lutiliteacute et non pas le pur

profit et en ce sens cet usage de la chaussure nest pas probleacutematique dans la mesure ougrave

laquo cet eacutechange-lagrave nest ni contraire agrave la nature ni une espegravece de chreacutematistique il existait en

effet pour compleacuteter lautarcie naturelle raquo (Pol 1257a25-30) Aristote envisage par contre

un autre exemple comme le fait remarquer Meikle (1994 pp29-34) ougrave la fin de la

production dun produit nest pas lutiliteacute mais le profit cest lexemple des couteaux

Delphiques (Pol 1252b1-6) Dans ce passage et Meikle en est conscient (Meikle 1994

p33) Aristote ne relie pas explicitement la recherche du profit avec la perte de la

maximisation de lutiliteacute mais cette critique est latente eacutetant donneacute que dautres textes

tendent agrave nous le faire croire Prenons pour seul exemple Pol 1258b10-15 ougrave le Stagirite

soutient que certaines personnes font du gain moneacutetaire la fin du courage et de la meacutedecine

ce qui corrompt neacutecessairement ces activiteacutes de la mecircme maniegravere que la sophistique est

une pratique deacutevieacutee de la philosophie agrave un point tel quelle nest plus de la philosophie

Comme le souligne Meikle laquo Aristotle defines actions by their ends (EN III 11 15b22

Met E 1050a22-4) If two activities aim at different ends they are different however

similar they may appear raquo (Meikle 1994 p27) Ceci eacutetant dit il nous faut donc conclure

que le fait de vouloir faire de la philosophie lobjet dun eacutechange marchand trahit la nature

mecircme de la philosophie jusquagrave devoir lui refuser le nom de philosophie ce qui en ce sens

nous empecircche de comprendre lactiviteacute du philosophe comme pouvant prendre part agrave un

eacutechange de ce type et deacutecoulant de cela agrave une amitieacute politique

23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute

Nous sommes maintenant devant un problegraveme En effet si nous consideacuterons que la

description que nous venons de faire de lamitieacute politique est juste cela ne peut pas rendre

compte du fait que la citeacute est unie par ce type damitieacute Nous nous expliquons Depuis le

deacutebut nous avons insisteacute sur le fait que lamitieacute politique eacutetait une forme damitieacute par inteacuterecirct

et quelle se reacuteduisait agrave cela ne devant pas ecirctre confondue avec lamitieacute selon la vertu tel

quAristote laffirme lui-mecircme dans sa distinction entre amitieacute leacutegale et amitieacute morale dont

nous avons deacutejagrave parleacute Toutefois en prenant cela au seacuterieux il est difficile de comprendre

ce qui distingue ce type damitieacute dune simple association de marchands dautant plus que

le Stagirite affirme que lamitieacute selon linteacuterecirct est justement une amitieacute de marchands (EN

1158a21-22) De plus si lamitieacute politique se reacuteduit agrave une recherche de besoins mateacuteriels ou

dutiliteacute il est aussi difficile de voir comment on peut parler dautarcie humaine au niveau

de la citeacute car ce type dautarcie se doit de comprendre une composante morale qui nest pas

non plus le fait dun eacutechange marchand Degraves lors comment concilier cela avec la

conception de la citeacute qui deacutecoule de Pol III 9 Dans ce chapitre Aristote explique comme

le montre bien Cooper (1990 p229-230) que la communauteacute politique nest pas quune

simple association dinteacuterecircts mais quau-delagrave de linteacuterecirct particulier chaque membre de la

communauteacute a agrave coeur lexcellence du caractegravere moral de ses concitoyens (Pol 1280b1-5)

Cest dans cette exacte mesure que la conception de lamitieacute politique que nous avons

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deacuteveloppeacutee nest pas capable de rendre compte agrave elle seule de ce quest la citeacute En effet si

lamitieacute politique est ce qui unit la citeacute et que cette amitieacute ne prend en compte que linteacuterecirct

des particuliers on voit mal comment elle pourrait fonder le deacutesir de chacun de ses

membres de voir les autres membres cultiver lexcellence morale et donc que lautarcie

humaine puisse ecirctre complegravetement atteinte dans la citeacute

Ainsi si on extrapole ce qui est exposeacute en Pol III 9 il est neacutecessaire quune

certaine forme damitieacute selon la vertu soit preacutesente entre chacun des citoyens si on veut que

la citeacute soit plus quune association dinteacuterecircts personnels mateacuteriels Cest un peu vers cette

direction que penche Cooper en essayant de soutenir que lamitieacute politique implique dune

certaine maniegravere un souci des qualiteacutes morales des concitoyens vivant dans une citeacute

Toutefois cette position semble difficile agrave deacutefendre parce que lamitieacute selon la vertu ne peut

pas ecirctre partageacutee par beaucoup dindividus ce qui doit eacutevidemment ecirctre le cas pour une

amitieacute entre concitoyens (EN 1171a17-20) De plus jamais Aristote nassocie amitieacute

politique et amitieacute selon la vertu allant mecircme jusquagrave les dissocier (EE 1242b35-40) Cest

en cela quAnnas affirme dans son commentaire du texte de Cooper que laquo so while I agree

with Cooper that for Aristotle it is important that all citizens should be actively concerned

for the moral qualities of all their fellow-citizens I cannot find in Aristotle any attempt to

ground this on a special friendly concern that all citizens have for one another No such

general concern could be friendship which is a personal relation raquo (Annas 1990 p246)

Nous nous accordons avec Annas lorsquelle soutient quune reacuteelle relation damitieacute de

surcroicirct selon la vertu ne peut pas sappliquer agrave lensemble des citoyens entre eux Par

contre il nous semble erroneacute daffirmer quun laquo special friendly concern raquo ne peut pas ecirctre

partageacute par tous les citoyens Comme nous lavons souleveacute plus haut Aristote en plus des

genres damitieacute proprement dits identifie aussi des laquo attitudes amicales raquo comme la

bienveillance [εὔνοια] (EN 1166b30) et la concorde [ὁμόνοια] (EN 1167a22) qui sans ecirctre

de lamitieacute agrave proprement parler en sont en fait des formes atteacutenueacutees et qui peuvent ecirctre

partageacutees par un tregraves grand nombre de gens Il est donc pertinent deacutetudier la bienveillance

afin de voir le rocircle quelle peut ecirctre ameneacutee agrave jouer dans la citeacute ce qui nous permettra de

nous conformer agrave la deacutefinition de la citeacute offerte par Aristote en Pol III 9 et du mecircme coup

de rendre compte de la possibiliteacute de la recherche de lautarcie humaine par les citoyens

dune citeacute

Tout dabord Aristote affirme clairement que la bienveillance nest pas de lamitieacute au

sens propre laquo car on peut concevoir de la bienveillance mecircme envers des personnes qui

vous sont inconnues et qui nont pas conscience de notre sentiment mais de lamitieacute cest

impossible raquo (EN 1166b31-33) Une des diffeacuterences entre la bienveillance et lamitieacute est

donc le manque de reacuteciprociteacute Toutefois ce manque nest pas condamneacute agrave persister car la

bienveillance peut se transformer en amitieacute veacuteritable

laquo Cest pourquoi par extension on peut dire que cest une amitieacute faineacuteante mais qui avec le temps et lorsquelle arrive agrave entraicircner une freacutequentation assidue devient de lamitieacute veacuteritable Elle ne conduit pas agrave lamitieacute que motive lutiliteacute ni agrave celle que motive lagreacutement car la bienveillance na pas non plus pour base ces motifs-lagrave raquo (EN 1167a10-14)

On voit donc que la bienveillance est en fait en lien avec lamitieacute selon la vertu

comme Aristote laffirmera plus explicitement ailleurs (EE 1241a4-14) De plus cest sur

lautre en tant que tel que porte la bienveillance et non pas sur lautre en tant quil pourrait

nous ecirctre profitable (EN 1167a15-18) Gracircce agrave cela on peut voir quune telle relation

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deacutepasse la simple association marchande qui ne permet pas comme nous lavons dit de

former des citeacutes On peut aussi ajouter que les personnes bienveillantes laquo se bornent agrave

souhaiter du bien agrave ceux pour qui elles ont de la bienveillance mais sans vouloir le moins

du monde collaborer agrave leurs actions ni se tracasser agrave leur propos raquo (EN 1167a7-10) Ce

genre dattitude semble ecirctre encore plus pregraves de la reacutealiteacute que la maniegravere dont Cooper deacutecrit

le lien entre lamitieacute politique et linteacuterecirct pour les capaciteacutes morales de ses concitoyens car

il nous semble impossible et cest aussi la position dAristote de sinvestir personnellement

avec un grand nombre de personnes dans une relation fondeacutee sur le caractegravere

En supposant que la bienveillance est partageacutee par lensemble des citoyens on peut

donc comprendre que lassociation politique bien que mise en place en fonction de linteacuterecirct

de ses membres deacutepasse ce niveau en recherchant aussi lexcellence morale Cest

exactement le mecircme mouvement quAristote deacutecrit pour la citeacute en disant quune fois quelle

permet de vivre elle doit aussi permettre de bien vivre

La pertinence de la coexistence de la concorde et de la bienveillance au sein de la

citeacute que nous essayons de mettre ici de lavant est dautant plus fondeacutee si lon regarde ce qui

peut amener la bienveillance agrave naicirctre En effet pour Aristote laquo beaucoup ont en effet de la

bienveillance pour des gens quils nont jamais vus mais supposent ecirctre honnecirctes ou utiles

et la mecircme affection le cas eacutecheacuteant peut ecirctre eacuteprouveacutee par lune de ces personnes agrave leacutegard

de linteacuteresseacute raquo (EN 1155b34-1156a2) Ceci eacutetant dit il est clair que lami par inteacuterecirct quest

devenu le concitoyen par le biais de lamitieacute politique est sujet agrave faire naicirctre de la

bienveillance chez ses autres concitoyens En plus de cela Aristote considegravere aussi les amis

politiques comme eacutetant des gens honnecirctes (EN 1167b4-9) ce qui rend encore plus probable

une attitude de bienveillance entre ceux qui sont lieacutes damitieacute politique

Contrairement agrave Cooper pour qui lamitieacute politique impliquait en elle-mecircme le souci

de lexcellence du caractegravere de ses concitoyens nous soutenons plutocirct que lamitieacute politique

se reacuteduit bel et bien uniquement agrave une forme damitieacute par inteacuterecirct mais que cette amitieacute fait

naicirctre une autre attitude amicale agrave savoir la bienveillance qui elle permet de rendre compte

de la deacutefinition de la citeacute voulant que les citoyens ne soient pas seulement des membres

dune association marchande mais recherche aussi lexcellence du caractegravere de chacun On

peut par contre se demander pourquoi la bienveillance napparaicirct pas entre des individus de

citeacutes diffeacuterentes mais qui auraient des liens commerciaux entre elles ce qui ferait du mecircme

coup des citoyens dune autre citeacute dune certaine maniegravere des amis selon lutiliteacute Agrave cela

on peut reacutepondre que cest probablement lagrave que se distingue lamitieacute politique dune simple

amitieacute par inteacuterecirct cest-agrave-dire que lamitieacute politique serait une amitieacute par inteacuterecirct mais

preacuteciseacutement entre les membres dune mecircme citeacute entre des gens partageant des

magistratures et une constitution commune ce qui est lautre aspect faisant quAristote

affirme que les membres dune association commerciale ne forment pas une citeacute (Pol

1280a40-b1) Cela permettrait aussi deacuteclairer un peu la position de Annas qui soutient que

laquo Aristotle in talking of political foreign business etc φιλία is not talking about an

extended sense of φιλία but is rather locating where φιλία of the personnal kind can arise

Civic friendship is the kind of personal friendship that can occur between people who are

fellow-citizens just as foreign friendship is the kind that can occur between citizens of

different states raquo (Annas 1990 p247) La bienveillance et la concorde seraient donc les

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deux attitudes amicales neacutecessaires agrave la recherche dune autarcie humaine au sein de la citeacute

en ce quelles permettent de rendre la citeacute autosuffisante quant aux besoins mateacuteriels par la

concorde et autosuffisante quant au besoin dexcellence morale par la bienveillance

24 Lami philosophe

Cela eacutetant dit et malgreacute le fait que nous ayons montreacute quune relation damitieacute

politique est impossible pour un philosophe une chose reste toutefois indiscutable

Aristote traite bel et bien de la possibiliteacute dune relation damitieacute avec un philosophe

Comment nous faut-il donc comprendre cela agrave la lumiegravere de lanalyse que nous venons de

faire La premiegravere chose agrave consideacuterer est le fait quagrave lexception dune relation entre deux

sages une relation damitieacute impliquant un philosophe sera neacutecessairement une relation dans

lequel lun des deux partenaires sera supeacuterieur et ce sera bien sucircr le philosophe dans le cas

qui nous concerne Or laquo lrsquoamitieacute fondeacutee sur lrsquoeacutegaliteacute est drsquoautre part lrsquoamitieacute politique raquo

(EE 1242b22-23) Dans lamitieacute politique ce qui est eacutechangeacute doit ecirctre de mecircme nature

cest-agrave-dire doit ecirctre du domaine de lutile alors que dans une relation de supeacuterioriteacute la

reacuteciprociteacute proportionnelle na pas agrave ecirctre soumise agrave la mecircme cateacutegorie Il faut voir ici que la

proportionnaliteacute dont on parle nest pas la mecircme chose que nous avons deacutecrite plus haut

Dans le cadre dune relation damitieacute par inteacuterecirct la proportionnaliteacute vise agrave rendre les

deux parties de la relation eacutegales en eacutegalisant ce quelles partagent tandis que dans une

relation de supeacuterioriteacute cest lamour donneacute et reccedilu qui devra ecirctre proportionnel agrave

lexcellence ou agrave lutiliteacute des partenaires (EN 1158b20-30) Cest ainsi quun fils devra

aimer son pegravere davantage et lui confeacuterer plus dhonneur eacutetant donneacute quil est pour lui dune

utiliteacute quil ne pourra jamais eacutegaler (EN 1163b15-20) De plus certaines relations sont pour

Aristote dune telle ineacutegaliteacute quaucun honneur ne peut compenser lexcellence du

partenaire supeacuterieur (EN 1158b33-1159a1) Cest le cas pour laquo les plus sages raquo (EN

1159a2-3) Mecircme dans ces cas cependant la relation peut persister si agrave deacutefaut de pouvoir

reacuteellement rendre lhonneur ducirc la personne infeacuterieure fait son possible et adopte une

attitude convenable agrave leacutegard du supeacuterieur (EN1163b12-18)

Cela nous amegravene agrave eacutetudier un autre passage

laquo Or il semble bien que des deux cocircteacutes les preacutetentions soient correctes et que chacun doive retirer de lrsquoamitieacute une part plus grande que lrsquoautre mais pas une part de la mecircme chose Au contraire le supeacuterieur a droit agrave plus drsquohonneur et lrsquoindigent agrave plus de beacuteneacutefices La vertu en effet ainsi que la bienfaisance ont lrsquohonneur pour reacutecompense alors que lrsquoindigence a pour secours les beacuteneacutefices raquo (EN 1163b1-5)

Nous pensons voir ici un problegraveme Si on tente de faire entrer celui qui nest que

philosophe dans ce scheacutema on se rend compte bien rapidement quil est agrave la fois agrave identifier

avec le supeacuterieur du fait de lexcellence de son activiteacute mais aussi avec linfeacuterieur car son

activiteacute ne produisant rien il est neacutecessairement indigent Il faudrait donc quil reccediloive agrave la

fois lhonneur et les beacuteneacutefices devant reacutesulter dune association Dans un tel contexte il est

clair que se lier damitieacute avec une personne diffeacuterente de lui sera impossible pour celui qui

ne fait que philosopher ce qui lui est pourtant neacutecessaire vu lexistence de besoins agrave

combler

Comme nous le voyons il semble ecirctre difficile de concilier la pratique de la

philosophie avec la neacutecessiteacute de vivre en citeacute et de se lier damitieacute politique Il ne semble y

avoir que deux maniegraveres dy arriver Dans une note du passage de Pol 1334a16-17 de leur

eacutedition du texte des Politiques Susemihl et Hicks expliquent quune vie de loisir [πρὸς τὴν

75

76

σχολὴν καὶ διαγωγήν] laquo means the occupation of leisure worthy of a really free man such

as he attains when his political duties have been performed or such as he always possesses

provided he is pecuniarily independent and leads a life of true study or contemplation raquo

(p542) ce qui est en gros les deux maniegraveres qui nous apparaissent susceptibles de

sauvegarder la pratique de la philosophie agrave linteacuterieur de la citeacute

Commenccedilons par regarder la seconde voulant que pour philosopher il faut ecirctre

indeacutependant de fortune Dans une telle position le philosophe pourra reacutepondre agrave ses

besoins sans que son activiteacute nait agrave ecirctre utile Toutefois dans un cas semblable laquo les amis

de ce genre [ie par inteacuterecirct] par conseacutequent ne peuvent ecirctre du tout un besoin pour le

bienheureux puisquil est pourvu de la pleacutenitude des biens raquo (EN 1169b23-25) Cest donc

dire quun homme de ce genre aurait atteint en quelque sorte une forme dautosuffisance

mateacuterielle et que degraves lors il naurait plus besoin de personne pour vivre Cela ne lempecircche

toutefois pas davoir besoin damis mais ce nest que des amis qui lui sont semblables quil

recherchera et non pas des amis selon linteacuterecirct ou le plaisir (EN 1169b23-1170a12)

Comme nous lavons vu toutefois ce type damitieacute nest pas lamitieacute politique et ne permet

pas de tisser des liens avec les autres concitoyens de maniegravere agrave faire partie de la citeacute Or

laquo lhomme est un ecirctre fait pour la Citeacute et pour la vie en commun de par sa nature mecircme raquo

(EN 1169b18-19) Cette solution ne semble donc pas ecirctre optimale dans la mesure ougrave elle

exclut le philosophe des activiteacutes de la citeacute

On peut aussi ajouter que cette fortune se devra decirctre le fait dun heacuteritage eacutetant

donneacute que la philosophie nest pas en mesure si elle veut demeurer de la philosophie de

faire gagner de largent et de surcroicirct une somme consideacuterable Lanecdote sur Thalegraves de

Milet et les presses agrave olives est ici assez reacuteveacutelatrice sur le sujet Sans rappeler la petite

histoire notons que lanecdote a pour fin de montrer que cest volontairement que la

philosophie est inutile et ne procure aucun revenu car en puissance elle peut ecirctre porteuse

de grandes richesses (Pol 1259a6-9) Ainsi il est clair pour Aristote quun vrai philosophe

ne deviendra pas riche par la pratique de son activiteacute Il est donc impossible quen se

limitant agrave cela il puisse devenir indeacutependant de fortune ce qui rend lheacuteritage neacutecessaire

Lindeacutependance de fortune a aussi un autre deacutesavantage agrave savoir le manque de

stabiliteacute En effet peu importe la grandeur de la fortune agrave la disposition du philosophe

celle-ci ne pourra que diminuer dans le temps jusquagrave seacutepuiser complegravetement mecircme si cet

eacutepuisement narrive pas pendant la vie de celui qui la possegravede Il serait en effet surprenant

quAristote fonde lautosuffisance mateacuterielle du philosophe sur une fortune qui nest pas

elle-mecircme stable La seule maniegravere de la rendre stable serait de lutiliser en vue de

laccroicirctre Cependant Aristote critique le fait de se servir dargent pour acqueacuterir plus

dargent soutenant que cette forme de commerce est contre nature (Pol 1258a37-b9) Degraves

lors cela ne pourra pas non plus ecirctre envisageacute par le philosophe

Ce que nous tenterons de montrer dans la suite cest quil faut se tourner vers lautre

solution proposeacutee par Susemihl et Hicks si lon veut reacutesoudre la tension entre la recherche

de lautarcie divine et la recherche de lautarcie humaine et ainsi permettre la pratique de la

philosophie dans la citeacute Cette solution se reacutesume agrave deacutefendre la position selon laquelle la

philosophie ne doit faire partie que des loisirs dune personne et que lun des rocircles de la

politique doit ecirctre de favoriser le deacutegagement dun tel espace de loisir permettant la pratique

de la philosophie

77

78

3 Philosophie loisir et politique

Bien que la philosophie ne soit pas un meacutetier il faut tout de mecircme expliquer

pourquoi elle peut ecirctre pratiqueacutee dans la citeacute ce quAristote ne remet jamais en question

consideacuterant qulaquo ils [les meacutetier] seraient en effet supprimeacutes depuis longtemps si ce que le

producteur produit en quantiteacute et en qualiteacute neacutetait pas preacuteciseacutement ce dont le beacuteneacuteficiaire

eacuteprouve le besoin en quantiteacute et en qualiteacute raquo (EN 1133a13-14) Jusquagrave preacutesent en effet

nous navons fait que montrer que la philosophie est incompatible avec les activiteacutes de la

citeacute Il est maintenant temps dexpliquer comment la penseacutee aristoteacutelicienne est malgreacute tout

en mesure de permettre sa pratique et du mecircme coup la recherche de lautarcie divine

Comme nous venons de le mentionner il nous semble que cest dans la notion de loisir que

la philosophie peut devenir acceptable aux yeux de la citeacute et des concitoyens du philosophe

Toutefois cela implique que la vie de celui qui veut lexercer ne soit pas entiegraverement

deacutevoueacutee agrave cet exercice mais quil apporte aussi quelque chose dutile agrave la citeacute de maniegravere agrave

pouvoir en faire partie et se lier damitieacute politique avec ses concitoyens

31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile

Avant dexpliquer positivement comment la philosophie doit ecirctre comprise comme

devant ecirctre releacutegueacutee au statut de loisir eacutemanant dune vie comportant des activiteacutes utiles il

simpose de voir les critiques que fait Aristote de ces activiteacutes utiles et comment on peut les

surmonter En effet si on consideacuterait quAristote rejette de plein fouet la leacutegitimiteacute des

activiteacutes utiles dans la vie bonne ce que certains textes peuvent nous amener agrave deacutefendre il

serait difficile de soutenir comme nous le ferons que la philosophie doit ecirctre reacuteduite au

loisir car le loisir se deacutefinit par opposition au travail Il y a deux principales raisons qui font

quAristote est prudent agrave leacutegard de lexercice dactiviteacutes relieacutees aux neacutecessiteacutes le caractegravere

servile de telles activiteacutes et le fait quelles privent de loisir celui qui les pratique

311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires

Il faut tout dabord voir que la pratique des activiteacutes visant agrave combler les besoins est

souvent associeacutee aux activiteacutes des esclaves (Pol 1254b25-30 1325a25-30 1329a25-26)

Cela est principalement ducirc au fait que de telles activiteacutes ne requiegraverent pas la capaciteacute de

commander mais plutocirct celle dobeacuteir dougrave leur caractegravere servile [ἀνδραποδῶδες] (Pol

1277a33-36) Dans le mecircme sens cest aussi pourquoi Aristote soutient quune citeacute

desclaves ne peut pas exister laquo parce quils ne participent ni au bonheur ni agrave la vie guideacutee

par un choix reacutefleacutechi raquo (Pol 1280a30-35) Plus fondamentalement encore de telles

activiteacutes ne permettent pas de deacutevelopper la vertu En effet Aristote affirme que les

citoyens eacutevidemment vertueux qui composeront la constitution excellente laquo ne doivent

mener la vie ni dun artisan ni dun marchand car une telle vie est vile et contraire agrave la

vertu raquo (Pol 1328b40-41) bien que ces deux groupes soient par ailleurs neacutecessaires agrave

lexistence de la citeacute (Pol 1329a35-40) Ainsi si lappartenance agrave une citeacute requiert la

pratique dune activiteacute utile et vise agrave la fois la vie heureuse il est probleacutematique quune

pratique de ce genre soit contraire agrave la vertu dans la mesure ougrave le bonheur est justement

associeacute agrave la vertu Mais Aristote ne semble pas aussi cateacutegorique sur le caractegravere servile des

activiteacutes indispensables et plusieurs passages le montrent clairement

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Un premier signe de cela est le fait quAristote ne refuse pas systeacutematiquement

toutes les vertus aux classes se livrant agrave un travail visant agrave combler les besoins de la citeacute En

effet il considegravere que les paysans et les pacirctres du fait de leur mode de vie sont en mesure

de deacutevelopper la vertu guerriegravere (Pol 1319a20-25) et que seuls les autres sortes de masses

populaires agrave savoir les artisans les marchands et les hommes de peine sont eacutetrangers agrave

toute vertu (Pol 1319a25-30) Il va mecircme un peu plus loin en affirmant quil existe des

vertus comme le courage lendurance la justice et la tempeacuterance qui sexercent aussi dans

la besogne (Pol 1334a15-25)

Ensuite on peut voir quAristote nest pas tout agrave fait reacutefractaire agrave lexercice

dactiviteacutes utiles en ce quil en permet lintroduction dans leacuteducation des jeunes (Pol

1333a7-9) Le Stagirite semble effectivement croire quune telle pratique fait dune certaine

maniegravere partie de la formation du caractegravere des hommes libres si lon considegravere avec lui

quil faut dabord avoir eacuteteacute gouverneacute avant de gouverner soi-mecircme (Pol 1333a11-15)71 La

vertu eacutetant intimement lieacutee au caractegravere il nous est donc ici permis de voir que vertu et

travail utile ne sont pas si irreacuteconciliables De plus dans le mecircme passage (Pol 1333a9-

11) le philosophe soutient que ce nest pas en elles-mecircmes que ces activiteacutes ne sont pas

honorables mais que cest bien selon la fin quon leur attribue quelles le deviennent En

effet laquo il est certain que les tacircches accomplies par ce genre dexeacutecutants [les travailleurs

manuels] ni lhomme de bien ni lhomme politique ni le bon citoyen ne doivent apprendre

71laquo Car dabord puisquil faut prendre part agrave lexeacutecution pour juger pour cela ceux qui sont jeunes doivent recourir agrave lexeacutecution mais quand ils sont devenus plus vieux renoncer agrave cette exeacutecution capables quils sont de juger de ce qui est beau et den jouir droitement gracircce agrave leacutetude quils ont suivie dans leur jeunesse raquo (Pol 1340b35-40) Ce passage affirme toutefois que les activiteacutes utiles nont pas agrave ecirctre pratiqueacutees toute une vie mais seulement dans la jeunesse Cependant ce passage nous montre limportance de telles activiteacutes dans le deacuteveloppement moral et intellectuel dune personne ce qui met de lavant le fait que les activiteacutes utiles ne sont pas vicieuses en elles-mecircmes

agrave les accomplir sauf sils en ont besoin pour leur usage personnel car dans ce cas il ny a

pas de distinction entre le maicirctre et lesclave raquo (Pol 1277b1-10) Cette absence de

distinction maicirctreesclave dans le cas ougrave une personne reacutepond agrave ses propres besoins vient du

fait que bien que lactiviteacute puisse avoir lair servile en apparence cest lindividu lui-mecircme

qui se commande Ce qui donne sa serviliteacute aux activiteacutes utiles cest que leur exeacutecution est

soumise agrave lautoriteacute du despote du maicirctre desclave Dans leacuteventualiteacute ougrave le maicirctre

desclave reacutealise lui-mecircme lactiviteacute il demeure celui qui commande et nest subordonneacute agrave

personne dautre que lui-mecircme eacuteliminant du mecircme coup la distinction entre le maicirctre et

lesclave eacutetant donneacute que la personne qui commande se trouve ecirctre la mecircme que celle qui

dirige Cest donc dire que si laction a pour but de reacutepondre agrave un de ses propres besoins la

fin de la pratique dune activiteacute qui pourrait ecirctre critiquable dans un autre contexte ne lest

pas puisque la fin quelle poursuit est digne dun homme libre Nous discuterons plus en

deacutetail cela un peu plus loin

Un autre texte vient rendre cela encore plus explicite Aristote se demandant ce quil

faut enseigner pour devenir vertueux affirme qulaquo il nest pas douteux quil faut ecirctre instruit

dans ceux des arts utiles qui sont indispensables [τὰ ἀναγκαῖα δεῖ διδάσκεσθαι τῶν

χρησίμων]raquo (Pol 1337b4) Cependant il nuance sa position en faisant une distinction entre

les tacircches laquo qui conviennent agrave un homme libre et celles qui en sont indignes raquo (Pol

1337b5-6) sans toutefois eacutenumeacuterer les tacircches quils considegraverent faire partie de lune ou

lautre cateacutegorie Le critegravere pour discriminer ces tacircches est neacuteanmoins eacutenonceacute et se reacutesume agrave

savoir si la tacircche en question rend lindividu incapable de pratiquer la vertu que ce soit

celle du corps de lacircme ou de lintelligence et cela laquo car ils [les arts gouvernant ces tacircches]

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rendent la penseacutee besogneuse [ἄσχολον] et abjecte raquo (Pol 1337b14) Aristote preacutecise

davantage ce quil veut dire par la suite en montrant comme nous venons de le dire quau

fond ce nest pas tant lactiviteacute elle-mecircme qui est dommageable mais la fin agrave laquelle on la

soumet laquo si cest pour soi-mecircme ses amis ou en visant la vertu ce nest pas indigne dun

homme libre mais le faire pour dautres cela semblera souvent agir comme un homme de

peine et un esclave raquo (Pol 1337b19-21) Tout se passe comme si Aristote associait le fait

dagir pour dautres avec lesclavage ou avec la soumission aux besoins dun autre

individu72 Voilagrave ce quil affirme ailleurs en disant que laquo pour lusage on ne les distingue

guegravere laide physique en vue des tacircches indispensables nous vient des deux les esclaves et

les animaux domestiques raquo (Pol 1254b24-26) Cest peut-ecirctre cela qui explique

leacutelargissement de la critique du travail de lartisan agrave tout travail salarieacute en Pol 1337b10-15

et dans la mecircme veine le fait que le travail de lartisan rend la penseacutee besogneuse

[ἄσχολον] En soumettant son activiteacute aux besoins dautrui cest entreprendre une activiteacute

qui na plus de fin car les besoins dautrui sont beaucoup plus grands que ce dont un simple

particulier est en mesure de produire rendant ainsi impossible la preacutesence de loisir pour

celui dont le travail vise agrave combler ces besoins Au contraire si lhomme libre ne pratique

que les activiteacutes neacutecessaires parmi les choses utiles (laquo τὰ ἀναγκαῖα δεῖ διδάσκεσθαι τῶν

χρησίμων raquo Pol 1337b4) et que ces activiteacutes nont pour fin que de reacutepondre agrave ses propres

besoins et tout au plus agrave ceux de ses amis il est leacutegitime de penser que cette pratique aura

ineacutevitablement une limite ndash la satisfaction des besoins ndash et quune fois atteinte cette limite

permettra agrave cet homme de pratiquer son loisir Il est aussi important de voir que parmi les

72On peut comprendre en quoi cela correspond pour Aristote agrave lesclavage car reacutepondre aux besoins dautrui nest pas le fait de celui qui commande et la liberteacute est justement la possibiliteacute dexercer lautoriteacute

activiteacutes utiles ce nest que les neacutecessaires quAristote permet agrave lhomme libre de pratiquer

car le neacutecessaire se veut justement ecirctre la limite de la mecircme maniegravere quil eacutetait le critegravere de

proportionnaliteacute dans lamitieacute politique

Cela peut toutefois sembler aller agrave lencontre du principe de reacuteciprociteacute mis de

lavant dans la compreacutehension quAristote se fait de lamitieacute politique En effet comme nous

lavons expliqueacute il faut quau moins une partie des activiteacutes de chacun des membres de la

communauteacute politique vise agrave reacutepondre aux besoins des autres membres de la communauteacute

Dans cette mesure comment faut-il comprendre le fait quAristote limite la pratique des

activiteacutes utiles agrave la compleacutetion de ses propres besoins Il nous semble possible de rendre

ces deux ideacutees compatibles si lon comprend que ce sont les besoins de lindividu qui dictent

sa production et non les besoins dautrui Autrement dit le citoyen libre ayant une quantiteacute

de besoins X produit une quantiteacute A de pommes de terre sachant que leacutechange de cette

quantiteacute A lui procurera juste assez de ressources pour combler ses besoins X et il agira

ainsi mecircme si la personne avec qui il eacutechange avait besoin dune quantiteacute de pommes de

terre supeacuterieure agrave A Ce ne doit donc pas ecirctre uniquement le marcheacute qui dicte la production

bien quil faille que la chose produite reacuteponde agrave un besoin des concitoyens mais aussi les

besoins du producteur Compris de la sorte ce passage dAristote rend possible la

reacuteciprociteacute tout en conservant un but digne dun homme libre agrave la pratique dune activiteacute qui

autrement pourrait ecirctre servile Cela permet aussi de ne pas croire quAristote cherche ici agrave

faire de lhomme libre un homme replieacute sur lui-mecircme qui cherche agrave atteindre une autarcie

mateacuterielle de maniegravere solitaire ce que nous savons quil considegravere comme impossible73 et

73Reader propose une autre maniegravere de deacutefendre le fait que la pratique dune activiteacute visant agrave reacutepondre aux besoins nest pas servile en elle-mecircme Sa position est que laquo the proper Aristotelian conclusion is that far from being an inferior activity fit only for slaves meeting needs is the first part of Aristotles virtue raquo

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permettre aussi une forme de division du travail qui malgreacute une certaine speacutecialisation

resterait une pratique noble

312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir

Maintenant quil est clair que sassurer des choses indispensables de son propre chef

nest pas servile en soi-mecircme et que rien nempecircche un homme libre de sadonner agrave ce type

dactiviteacutes dans la limite de ses besoins il reste un autre aspect de ces activiteacutes

freacutequemment rappeleacute par Aristote qui les rendrait incompatibles avec la pratique de la

philosophie En effet Aristote affirme souvent que de telles activiteacutes privent de loisir celui

qui sy adonne (Pol 1291b15-30 1305a19-20 1318b10-15 1328b41-1329a1) Eacutetant donneacute

que la pratique de la θεωρία est un loisir (EN 1177b22) il semble en deacutecouler quon ne

peut pas agrave la fois ecirctre par exemple paysan et philosophe Toutefois le rejet de tout loisir agrave

celui qui soccupe dagriculture ou de toute autre activiteacute utile nest peut-ecirctre pas aussi

cateacutegorique quon pourrait le penser agrave premiegravere vue et plusieurs textes nous le font penser

Avant de nous attarder agrave cette question il convient de clarifier ce quAristote entend

pas loisir (σχολή) car la conception que nous en avons aujourdhui nest pas tout agrave fait la

mecircme que la sienne dautant plus si lon parle du loisir pour un paysan En effet beaucoup

de nos contemporains comprennent le loisir comme un moment de repos neacutecessaire ducirc agrave un

travail peacutenible On na quagrave penser agrave la quantiteacute de gens qui vont passer leurs vacances au

soleil eacutetendus sur une plage pour sen convaincre Cependant lagrave nest pas la conception que

se fait Aristote du loisir Il associe plutocirct cette vision contemporaine agrave la notion de jeu

(παιδιά) et il affirme quelle fait partie du labeur dans la mesure ougrave cest le labeur quelle a

(Reader 2005 p113) Il semble accorder une certaine valeur morale intrinsegraveque au labeur ce qui ne semble pas ecirctre conforme agrave la penseacutee dAristote

pour fin laquo car celui qui peine a besoin de deacutetente et le jeu vise agrave la deacutetente [hellip] pour cette

raison il faut introduire les jeux dans leacuteducation en y ayant recours au moment opportun

cest-agrave-dire en sen servant agrave titre de remegravede raquo (Pol 1337b35-1338a1) Le fait de

comprendre le jeu comme un remegravede est bien la preuve de lexteacuterioriteacute de sa fin 74 Au

contraire la vie de loisir [τὸ σχολάζειν] est deacutefinie comme ayant laquo en elle-mecircme le plaisir

et le bonheur de la vie bienheureuse raquo (Pol 1338a1-3) Pour le dire autrement le fait

davoir du loisir est pour Aristote un eacutetat exempt de toute neacutecessiteacute un moment ougrave lon

choisit ce que lon veut faire non pas en fonction de lutiliteacute que cela nous apportera mais

en consideacuterant laction en elle-mecircme indeacutependamment des implications externes qui

pourraient en deacutecouler Cest un eacutetat quon atteint lorsque nos besoins sont combleacutes Cest ce

sens de loisir quil faut avoir en tecircte lorsque le Stagirite affirme que la vie du paysan est

priveacutee de loisir Ce nest donc pas quil na aucun moment pour se reposer car cela est en

fait inclus dans la conception du labeur mais plutocirct quil ne dispose daucun temps qui ne

soit pas soumis agrave des activiteacutes neacutecessaires agrave la compleacutetion de ses besoins De plus Aristote

rejette le fait que le jeu puisse aussi ecirctre lobjet dune vie de loisir car laquo stupide et par trop

pueacuteril raquo (EN 1176b32-33)

Mais il faut maintenant se demander ce qui fait que le paysan ne disposerait pas de

tels moments de loisir Sur ce point Aristote est tregraves clair laquo il est impossible davoir du

loisir quand on na pas de revenus suffisants raquo (Pol 1292b32-33) On voit donc que le loisir

est en lien avec les richesses dune personne et dans cette mesure lanalyse que fait Aristote

des diffeacuterents types de deacutemocratie est ici tregraves utile pour comprendre le rapport entre ces

deux facteurs chez les paysans Dans la meilleure forme de deacutemocratie celle ougrave la plupart

74Voir aussi EN 1176b35-1177a1

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des citoyens sont paysans ces derniers ne soccupent pas beaucoup des affaires publiques

laquo car du fait de la modiciteacute de son avoir cette masse populaire na pas de loisir raquo (Pol

1318b11-12) Ces gens manquent aussi du neacutecessaire et preacutefegraverent donc travailler au lieu de

participer agrave la vie politique laquo car la plupart de ces gens courent plutocirct apregraves le profit

quapregraves les honneurs raquo (Pol 1318b16-17) Cest bel et bien la pauvreteacute qui ne permet pas agrave

ces paysans davoir du loisir

Quand on compare cela avec la pire forme de deacutemocratie on perccediloit un portrait

totalement diffeacuterent

laquo Quatriegraveme espegravece de deacutemocratie celle qui est apparue chronologiquement la derniegravere dans les citeacutes Car du fait que les citeacutes sont devenues beaucoup plus importantes quagrave lorigine et plus riches de revenus tous y participent au pouvoir dans la constitution du fait de la supeacuterioriteacute de la multitude mais ils y prennent part comme citoyens parce quils peuvent mener une vie de loisir et que les gens modestes touchent une indemniteacute Et cest avant tout une masse de ce genre qui a du loisir car ces gens-lagrave ne sont pas gecircneacutes par leurs affaires priveacutees alors que les riches ont cette gecircne de sorte que ceux-ci souvent ne participent ni agrave lassembleacutee ni aux tribunaux De lagrave vient que cest la masse des gens modestes qui est souveraine dans la constitution et non pas les lois raquo (Pol 1293a1-10)

Dans un tel contexte ce sont les plus pauvres ceux qui ne travaillent pas qui ont le

plus de loisir eacutetant donneacute que la citeacute leur verse un salaire pour sieacuteger aux assembleacutees (Pol

1300a1-5) Il semble donc que plus la citeacute est riche plus elle a la capaciteacute de pallier agrave la

pauvreteacute de ses citoyens de maniegravere agrave leur permettre davoir une certaine part de loisir Par

contre ces indemniteacutes dont parle Aristote ne sont pas distribueacutees afin de donner du loisir

dans labsolu agrave ceux dont les revenus ne sont pas suffisants pour en avoir mais visent plutocirct

agrave leur deacutegager un espace afin quils puissent soccuper des affaires de la citeacute Mais cela

nempecircche pas pour autant quil soit possible que ces fonds soient utiliseacutes pour autre chose

Aristote vient en effet bien pregraves de ladmettre lorsquil affirme dans un passage ougrave il se

demande laquelle des deux vies meneacutees selon la vertu que sont la vie politique et la vie

philosophique est la plus digne decirctre choisie que laquo cela ne fait pas une petite diffeacuterence

suivant que lun ou lautre parti a raison car celui qui juge correctement ordonne

neacutecessairement tout au but qui est le meilleur et cela aussi bien chaque homme

individuellement que le corps politique collectivement raquo (Pol 1324a20-35) Cest donc dire

que si collectivement on en vient agrave croire que la philosophie est lactiviteacute la plus digne

decirctre poursuivie ou au moins aussi digne que la politique il sensuivra que la citeacute

sorganisera de maniegravere agrave permettre agrave tous de la pratiquer et le versement dindemniteacutes pour

les plus pauvres comme cest le cas pour les activiteacutes politiques est sans doute une solution

agrave envisager dautant plus quAristote soutient que laquo le bonheur personnel sans doute [ne va]

pas sans organisation domestique ni sans organisation politique raquo (EN 1142a5-10) Dans

les faits cela risque cependant fort peu de se produire et Aristote en est probablement

conscient De fait deux raisons sont assez eacutevidentes la premiegravere eacutetant que la philosophie

na peut-ecirctre pas si bonne presse et la deuxiegraveme que de toute faccedilon peu de gens ont les

capaciteacutes pour la pratiquer Nous ne voulons toutefois pas trop insister dans cette voie car

cela ne semble pas avoir eacuteteacute reacuteellement deacutefendue par le Stagirite et que de toute maniegravere

Aristote confegravere du loisir agrave ceux pratiquant une activiteacute utile malgreacute cette absence de

reacutemuneacuteration eacutetatique

En effet on se rend compte que quelques passages laissent sous-entendre cela

Comme nous lavons vu le loisir est eacutetroitement lieacute agrave lacquisition de richesses suffisantes

pour subvenir agrave ses besoins et ce dans une peacuteriode de temps assez courte pour permettre agrave

lindividu de se consacrer agrave autre chose quau labeur Toutefois il nous semble que lactiviteacute

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en elle-mecircme nest pas la seule chose agrave consideacuterer quand on analyse ce que rapporte cette

activiteacute En effet Aristote est en geacuteneacuteral tregraves soucieux des contingences historiques et

sociales75 lorsquil eacutetudie les choses humaines et ce domaine ne fait pas exception On peut

relever au moins deux critegraveres qui font que lactiviteacute du paysan par exemple sera suffisante

ou non pour lui procurer du loisir et ce sans mecircme faire appel aux indemniteacutes dont nous

avons parleacute plus haut

Le premier critegravere est celui de la taille de la citeacute et de son organisation territoriale

En Pol 1305a18-22 Aristote eacutetablit clairement une correacutelation entre le fait que le peuple

navait pas de loisir ducirc agrave son travail et que les citeacutes neacutetaient pas tregraves grandes De fait

Aristote soutient quune citeacute si elle souhaite ecirctre autarcique devra avoir une certaine taille

(Pol 1326b1-10) Cest donc dire que dans les limites de ce quon pourrait appeler la

capaciteacute politique provenant de lanalyse de Pol 1326b5-6 plus la citeacute est populeuse plus

grandes sont les chances que les paysans puissent jouir dun peu de loisir En plus de cela il

faut voir que les paysans de Pol 1305a18-22 vivent exclusivement agrave la campagne Aristote

pensent aussi agrave cette maniegravere de diviser les terres de la citeacute lorsquil propose dans la

description quil fait de la citeacute excellente en Pol VII que chaque citoyen possegravede un lot agrave la

campagne et un autre agrave la ville (Pol 1330a14-16) Bien que cette mesure ne vise pas

directement agrave donner du loisir aux citoyens mais bien agrave diminuer les tensions pouvant

exister entre ceux qui habitent pregraves des frontiegraveres ennemies et ceux qui en habitent loin il

nen demeure pas moins quil est probable que ceci ait des conseacutequences sur la maniegravere de

vivre des citoyens du fait que ceux qui habitent en ville ont geacuteneacuteralement plus de loisirs

que ceux habitant en campagne (Pol 1305a15-25) On peut aussi ajouter quen Pol

75Voir par exemple Pol 1325a7-14

1305a18-22 le Stagirite parle dun temps reacutevolu dune eacutepoque qui nest plus la sienne

comme pour dire quen son temps les citeacutes eacutetaient assez grandes pour offrir du loisir agrave tous

Lautre critegravere est celui de la qualiteacute du sol En plus decirctre propice agrave de multiples

cultures laquo il doit ecirctre tel par sa superficie et son importance que ceux qui lhabitent puissent

mener une vie de loisir comme des hommes libres mais qui soient en mecircme temps

tempeacuterants raquo (Pol 1326b28-32) Eacutevidemment il est trivial quil faut preacuteconiser un sol

fertile agrave un sol steacuterile mais le plus inteacuteressant dans ce passage cest quAristote naffirme

pas ici que plus le sol est fertile mieux la citeacute sen portera Il impose une limite agrave

lexcellence du sol en disant que ce dernier doit conserver la tempeacuterance des citoyens qui

loccupent ce qui signifie quun sol trop fertile aura tendance agrave faire tomber les citoyens

dans un extrecircme et ne pas les encourager agrave la vertu Autrement dit si le sol ne fournit que

ce que les individus ont besoin pour vivre76 cela leur permettra de pratiquer la tempeacuterance

et ils ne seront pas tenteacutes de subvertir la fin de leur production pour lorienter vers

lacquisition de richesses et non plus vers la compleacutetion des besoins Cela est tregraves

inteacuteressant si lon fait un parallegravele avec la description des paysans de la premiegravere forme de

deacutemocratie Dans la description quil en fait Aristote suggegravere que cette classe de citoyens

est plus attireacutee par le gain que par les honneurs (Pol 1318b16-17) Compris de cette

maniegravere puisque cest le gain qui motive leur activiteacute et que la richesse na pas de fin ces

paysans nauront bien entendu aucun loisir et la raison nen sera pas la pauvreteacute De fait

dans les lignes qui suivent immeacutediatement le philosophe deacuteclare que laquo certains dentre eux

76Il est tout de mecircme souhaitable de produire des surplus pour fins dexportations dans la mesure ougrave il est pratiquement impossible quune citeacute puisse fournir vraiment tout ce dont les citoyens ont besoin ce qui neacutecessite limportation et donc une monnaie deacutechange(Pol 1257a30-b1) Mais ces surplus doivent tout de mecircme ecirctre soumis agrave la neacutecessiteacute et ne pas devenir lobjet de la production

89

90

[les paysans] senrichissent-ils vite alors mecircme que les autres ne sont pas dans lindigence raquo

(Pol 1318b20-21) ce qui montre clairement que ce nest pas la pauvreteacute qui les empecircche

davoir du loisir mais bien leur deacutesir de richesses Le mecircme constat peut ecirctre dresseacute pour

les ouvriers car lorsquil discute de loligarchie le philosophe affirme que laquo dans les

oligarchies par contre il est impossible quun homme de peine soit citoyen parce que

laccegraves aux magistratures deacutepend dun cens eacuteleveacute mais un artisan le peut la plupart des

ouvriers en effet sont des gens riches raquo (Pol 1278a20-25) De plus en affirmant qulaquo outre

cela [paysans artisans marchands] il y a les manoeuvres [τὸ χερνητικὸν] cest-agrave-dire ceux

qui ont trop peu de biens pour pouvoir mener une vie de loisir raquo (Pol 1291b25-30) Aristote

laisse entendre que seule lactiviteacute des manoeuvres ne procure pas une reacutemuneacuteration

suffisante pour avoir une vie de loisir Il nest donc pas si certain que ce soit lactiviteacute utile

elle-mecircme outre celle des manoeuvres qui entrave la participation agrave une vie de loisir mais

plutocirct la fin quon postule agrave cette activiteacute

32 Vie totale et vie partielle

La question qui meacuterite maintenant decirctre poseacutee est de savoir comment il faut

comprendre cette cohabitation entre la pratique dune activiteacute utile visant agrave reacutepondre agrave nos

besoins et agrave ceux de nos concitoyens de maniegravere agrave participer agrave la vie de la citeacute et la pratique

de la philosophie Lorsquon utilise des expressions comme vie de loisir ou vie de labeur il

est facile dy voir quelque chose de global qui reacutesume lentiegravereteacute des activiteacutes que megravene un

individu au cours de sa vie Cependant cette compreacutehension nest pas adeacutequate en ce qui a

trait agrave la conception aristoteacutelicienne de la vie Pour mieux saisir cette notion de vie nous

nous en remettrons agrave lanalyse quen fait Heinaman dans la premiegravere partie de son texte

Eudaimonia and Self-Sufficiency in the Nicomachean Ethics Voilagrave comment il deacutecrit ce

que nous appelons la vie totale

laquo Aristotle believes that the total life of a human being consists in a variety of types of activity each of which is an instance of living in a certain way and each of which is the exercise of a certain type (or types) of capacity of soul So my total life according to Aristotle consists in perceiving growing digesting walking feeling emotions thinking etc Each of these activities is living in a certain way And Aristotle uses the word life to refer to these types of activities- the perceptual life the nutritive life etc raquo (Heinaman 1988 p32)

Il est tout agrave fait vrai quAristote considegravere chacune de ces activiteacutes comme eacutetant des

laquo vies raquo ou devrait-on dire des maniegraveres dentendre le fait de vivre car laquo nous preacutetendons

qursquoil y a vie lagrave ougrave se trouve ne serait-ce qursquoune seule quelconque des manifestations telles

que lrsquointelligence la sensation le mouvement local et le repos ou encore le mouvement

nutritif deacutepeacuterissement et croissance raquo (DA 413a20-26) Le Stagirite accorde la vie agrave une

chose (une plante un ecirctre humain le premier moteur etc) degraves que lune de ces maniegraveres

dentendre la vie est preacutesente en elle Il est aussi eacutevident quil est possible en prenant

lexemple de lecirctre humain de combiner plusieurs de ces formes de vies Cest donc

laddition de toutes ces formes particuliegraveres qui composent la vie totale dun individu et cest

agrave chacune de ces formes de vie prises individuellement que nous donnons la deacutenomination

de vie partielle

De fait certains passages laissent croire que la vie dune personne est diviseacutee ou du

moins peut lecirctre On na quagrave penser au texte de Pol 1256a40-b1 ougrave Aristote explique que

si le mode de vie dun individu nest pas suffisant pour lui procurer la nourriture dont il a

besoin il peut combiner son activiteacute avec dautres afin datteindre lautosuffisance Ainsi on

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comprend que la vie dun individu na pas agrave se limiter agrave une seule activiteacute mais peut si cest

neacutecessaire seacutetendre agrave plusieurs Cependant dans ce passage lautosuffisance en question

nest que mateacuterielle et la diversiteacute des activiteacutes reste deacutependante de lutiliteacute ce qui ne

permet eacutevidemment pas de faire le lien avec la philosophie Neacuteanmoins un autre passage

permet de mieux comprendre comment peut sorganiser une vie totale pour laisser autant

place aux activiteacutes utiles quagrave la pratique de la philosophie En effet laquo la vie aussi se

divise en loisir et labeur guerre et paix et parmi les actions les unes concernent ce qui est

indispensable et utile les autres ce qui est beau raquo (Pol 1333a30-35) Il nest donc pas

interdit de croire quAristote envisage reacuteellement une vie totale ougrave lindividu combinerait

diffeacuterentes vies partielles les unes utiles et visant agrave reacutepondre agrave ses besoins les autres libres

de contraintes et visant le beau

Cette distinction que fait Heinaman dans son texte lemmegravene aussi agrave faire ressortir

quatre questions diffeacuterentes que les tenants de linterpreacutetation large de la deacutefinition du

bonheur (cest-agrave-dire que le bonheur pour Aristote consiste en un agreacutegat de vertu morale et

de θεωρία) ont tendance agrave confondre laquo (1) What life is the highest kind of eudaimonia (2)

What life counts as eudaimonia (3) What components will make up the total life of the

happy man (4) What must a man have in order to be happy raquo (Heinaman 1988 p33)

Ainsi en distinguant vie totale et vie partielle cela permet de ne pas avoir la mecircme reacuteponse

pour les questions 1 et 3 et de lagrave admettre une part dactiviteacute utile dans la vie totale de celui

qui pratique la philosophie puisque la reacuteponse agrave la question 4 comprend aussi les biens

mateacuteriels neacutecessaires agrave la vie Bien que nous soyons daccord avec la critique que Heinaman

formule agrave lendroit de linterpreacutetation large du bonheur il nous semble en nous fondant sur

lanalyse que nous avons faite au chapitre 1 du preacutesent travail quune autre question aurait

meacuteriteacutee decirctre distingueacutee outre les quatre poseacutees par le commentateur agrave savoir celle qui

consiste agrave se demander quelle vie partielle constitue loffice de lhomme Comme nous

lavons vu nous ne croyons pas contrairement agrave Heinaman que la reacuteponse agrave cette question

soit la mecircme que celle agrave sa question 1 mais nous ne rencheacuterirons pas ici sur ce problegraveme

Une fois que lon considegravere que la philosophie na pas agrave constituer la vie totale pour

ecirctre pratiqueacutee ce qui de toute maniegravere est impossible il est leacutegitime de se demander si sa

pratique nest pas du mecircme coup diminueacutee en terme dexcellence puisquelle est combineacutee agrave

une activiteacute dont la noblesse est nettement moins appreacuteciable Autrement dit est-ce que la

dureacutee pendant laquelle quelquun pratique la philosophie influe sur la qualiteacute de cette

pratique ou sur le bonheur qui advient agrave celui qui la pratique Pour bien comprendre que ce

nest pas le cas il importe de se rappeler que la pratique de la θεωρία est une ἐνέργεια (Pol

1325b16-26) et que lanalyse que fait Aristote du plaisir en EN X 2-4 sy applique

parfaitement du fait quelle en procure de la maniegravere la plus excellente (EN 1177a22-26)

En parlant du plaisir le Stagirite affirme que laquo cest en effet une sorte de tout et agrave aucun

moment lon ne peut concevoir un plaisir qui devrait durer plus longtemps pour atteindre sa

forme acheveacutee raquo (EN 1174a17-19) laquo agrave chaque moment de sa dureacutee [il] est une chose dont

la forme est acheveacutee raquo (EN 1174b6-7) Pour arriver agrave cette conclusion Aristote semploie agrave

montrer que le plaisir nest pas un mouvement en faisant remarquer que tout mouvement

implique une certaine vitesse alors que laquo le plaisir en effet peut venir vite comme la

colegravere mais non ecirctre rapide mecircme relativement alors que la marche et la croissance le

peuvent ainsi que tous les mouvements semblables raquo (EN 1173a34-b2) Le mouvement

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doit aussi ecirctre compris comme ayant une fin exteacuterieure agrave lui-mecircme et que le terme de son

mouvement est la reacutealisation de cette fin Or le plaisir pouvant ecirctre rechercheacute pour lui-

mecircme (EN 1174a10) il est clair quil ne peut ecirctre mouvement Le dernier argument visant

agrave montrer que le plaisir nest pas un mouvement vise agrave dire que le mouvement doit ecirctre

quelque chose qui doit pouvoir se seacuteparer en partie ce qui est impossible pour le plaisir qui

forme une sorte de tout (EN 1174b9-14) Il soutient aussi que le plaisir ne peut pas ecirctre

geacuteneacuteration du fait quil ne peut pas provenir de laquo cela dont le chagrin est corruption raquo (EN

1173b6-7) Ce passage fait sans doute reacutefeacuterence agrave la doctrine aristoteacutelicienne voulant quun

terme commun soit lintermeacutediaire entre deux extrecircmes tout comme le vinaigre doit passer

par leau avant de devenir du vin (Meta 1044b20-1045a6) Ainsi en croyant que ce terme

nexiste pas dans le cas du plaisir et du chagrin Aristote en conclut que le plaisir ne peut

pas ecirctre une geacuteneacuteration Force est donc de constater que lactiviteacute du philosophe ne sera

aucunement deacutepreacutecieacutee du fait que la vie totale de celui qui la pratique soit partageacutee entre

cette activiteacute et dautres activiteacutes utiles moins nobles quelle

Toutefois en ayant en tecircte que le philosophe croit qulaquo elle [la nature] fait une

chose pour un seul usage car chaque instrument accomplira au mieux sa tacircche sil sert non

agrave plusieurs fonctions mais agrave une seule raquo (Pol 1252b5-10) comment peut-on croire

plausible quil permettra au philosophe de pratiquer une autre activiteacute que celle-lagrave La

question revient en fait agrave se demander si Aristote adopte la mecircme position que Platon dans

La Reacutepublique (369e-370e) quant agrave la speacutecialisation du travail agrave savoir que chacun de par

sa nature propre est destineacute agrave accomplir une seule tacircche particuliegravere au sein de la citeacute ce

qui nous empecirccherait de concevoir la vie totale dun homme comme une addition de ses

vies partielles Ce ne semble pas ecirctre le cas Si lon considegravere la description quAristote fait

de la sagesse et de la sagaciteacute en EN VI on se rend compte que laquo chacune des deux est

vertu dune partie diffeacuterente de lacircme raquo (EN 1143b14-17) Le fait que ces vertus soient ainsi

diffeacuterencieacutees impliquent quelles peuvent toutes deux ecirctre deacuteveloppeacutees sans que le

deacuteveloppement de lune entraicircne un deacutepeacuterissement de lautre et ce dans la mesure ougrave les

domaines de leur excellence respective ne sont pas en compeacutetition comme ceacutetait le cas

chez Platon pour qui les diffeacuterentes parties de lacircme sont en lutte perpeacutetuelle et que la

nature dune personne est dicteacutee par la partie qui domine (La Reacutepublique IV) De plus bien

que la sagesse ninterfegravere pas avec la pratique de la sagaciteacute et inversement il semble que

ces deux vertus soient lieacutees dune certaine maniegravere puisque laquo [la sagaciteacute] donne donc des

ordres en vue de la sagesse mais ne la pas agrave ses ordres raquo (EN 1145a8-9) Il semble donc

quil faille interpreacuteter ce passage comme signifiant non seulement que la sagesse et la

sagaciteacute ne sont pas en compeacutetition mais aussi que la sagesse a besoin de la sagaciteacute pour

advenir Nous y reviendrons plus loin et en deacutetails et nous en resterons lagrave pour linstant

Notons toutefois que cette absence de compeacutetition est tregraves importante eacutetant donneacute que pour

Platon cest la plus grande force dune des parties par rapport aux autres qui impose la

nature de lindividu en empecircchant les autres parties de se deacutevelopper agrave leur plein potentiel

et qui donne de ce fait sa fonction agrave lindividu Si les parties de lacircme ne luttent pas lune

avec lautre cela implique aussi que chacune delles peut en arriver agrave son excellence propre

sans pour autant reacuteprimer le deacuteveloppement de lexcellence des autres parties De cette

faccedilon rien nempecircche un homme decirctre excellent dans plusieurs domaines et decirctre agrave la fois

sagace et sage ou utile et sage

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Cela ne regravegle cependant peut-ecirctre pas la question parce que comme nous lavons dit

certaines activiteacutes utiles sont consideacutereacutees par Aristote comme eacutetant viles et ne permettant

pas de deacutevelopper la vertu Toutefois nous avons vu que la plupart de ces activiteacutes neacutetaient

telles que lorsque la fin quon leur posait eacutetait vicieuse En consideacuterant quune bonne

eacuteducation morale permettant agrave lindividu de poser la bonne fin ce qui est le rocircle de la vertu

morale est preacutealable agrave lapprentissage des tacircches utiles on peut sans heacutesiter soutenir quun

homme peut pratiquer ces activiteacutes sans craindre pour son excellence morale On pourrait

voir ici une sorte de peacutetition de principe si lon considegravere que la pratique dune activiteacute utile

peut pervertir lagent vertueux en deacuteviant sa fin En effet puisque les vertus morales ne sont

pas donneacutees naturellement mais proviennent du fait de lhabitude (EN 1103a19-26) des

actes contraires agrave la vertu comme un travail qui serait servile pourrait changer le caractegravere

de lhomme vertueux Cela revient agrave ramener la critique deacutejagrave souleveacutee par Aristote lui-

mecircme voulant que si la vertu sacquiert par la pratique habituelle dactiviteacutes vertueuses cela

implique quil faudrait deacutejagrave ecirctre vertueux pour le devenir (EN 1105a17-21) Pour transposer

cela au cas qui nous inteacuteresse ce serait dire que puisque lactiviteacute utile en elle-mecircme nest ni

vertueuse ni vicieuse il faut deacutejagrave savoir ce quest la maniegravere vertueuse de laccomplir avant

de deacutebuter afin de ne pas risquer de shabituer agrave une pratique fautive Eacutevidemment la

reacuteponse que donne le Stagirite agrave cette objection montre encore une fois agrave quel point la

pratique de la vertu est une pratique sociale en ce sens quagrave deacutefaut decirctre vertueux les

actions vertueuses tout comme tracer des lettres peuvent ecirctre le fait du laquo hasard ou gracircce

au soutien dautrui raquo (EN 1105a22-23) et quon ne devient vertueux que du moment ougrave lon

est capable de pratiquer ces actions par soi-mecircme De plus la pratique vertueuse se

distingue de la technique en ce que les produits de la technique sont parfaits en eux-mecircmes

et montrent lexcellence de leur producteur agrave eux seuls tandis que les oeuvres de la vertu

morale en plus de lexcellence des actes doivent aussi ecirctre lexpression dun eacutetat de

lindividu vertueux En effet laquo il doit savoir ce quil exeacutecute ensuite le deacutecider et ce

faisant vouloir les actes quil accomplit pour eux-mecircmes enfin troisiegravemement agir dans

une disposition ferme et ineacutebranlable raquo (EN 1105a30-35) Ce dernier critegravere permet aussi

de croire que lorsque quelquun est devenu vertueux il est tregraves difficile quil cesse de lecirctre

et quil nest plus risqueacute pour lui de pratiquer des activiteacutes utiles car la fin quil leur

attribuera naura dautres choix que decirctre bonne On peut aussi ajouter que le fait que

lapprentissage de la vertu se fasse sous la supervision dautrui et des lois protegravege les jeunes

dans la mesure du possible dinfluences neacutefastes Toutefois bien que la compatibiliteacute entre

la vertu morale et la sagaciteacute et la sagesse soit difficilement contestable peut-ecirctre nen est-il

malgreacute tout pas ainsi entre les capaciteacutes physiques et intellectuelles laquo car il ne faut pas

accabler en mecircme temps lesprit et le corps en effet chacun de ces deux exercices produit

naturellement leffet contraire dans lautre domaine le travail du corps est une entrave pour

le deacuteveloppement de lesprit le travail de lesprit pour le deacuteveloppement du corps raquo (Pol

1338b10) Ceci eacutetant dit on peut tout de mecircme voir que rien nempecircche le versant

intellectuel et le versant physique (qui sera plutocirct celui mis de lavant dans les activiteacutes

utiles) de se deacutevelopper de maniegravere parallegravele En effet le seul obstacle agrave ces

deacuteveloppements se pose dans le seul cas ougrave ils sont orchestreacutes en laquo mecircme temps raquo et pas

neacutecessairement dans labsolu Cela est dautant plus important quun corps sain est essentiel

pour pratiquer une activiteacute intellectuelle de maniegravere optimale

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Toujours dans le but de montrer quil est possible pour un homme de pratiquer

plusieurs activiteacutes et du mecircme coup quAristote ne souscrit pas agrave lideacutee platonicienne de la

speacutecialisation du travail il est important de voir que pour le Stagirite laquo il faut ecirctre capable

de travailler et de faire la guerre mais encore plus de vivre en paix et dans le loisir ecirctre

capable daccomplir les tacircches indispensables et utiles mais encore plus les belles actions raquo

(Pol 1333a41-b3) Dans la mecircme veine il expose sans critiquer cette position que la

plupart des gens croient qulaquo en ce qui concerne les autres capaciteacutes beaucoup pensent que

les mecircmes gens peuvent les cumuler par exemple les mecircmes peuvent porter les armes

ecirctres paysans ecirctre ouvriers mais aussi membres des instances deacutelibeacuterative et judiciaire raquo

(Pol 1291b1-5) Ainsi cela na rien agrave voir avec la conception platonicienne voulant que les

ouvriers les guerriers et les dirigeants soient des classes diffeacuterentes et non mixtes dautant

plus qulaquo il arrive souvent aux mecircmes de porter les armes et de cultiver la terre raquo (Pol

1291a30) Dans la penseacutee aristoteacutelicienne chaque individu semble avoir la responsabiliteacute

de devenir un homme complet De plus comme Aristote insegravere la politique et la

philosophie dans le temps du loisir (Pol 1255b35-40) il est clair que ce temps de loisir se

doit decirctre compleacuteteacute par des activiteacutes qui ne sont pas du loisir montrant agrave la fois que ces

diffeacuterents types dactiviteacutes ne sont pas fonciegraverement incompatibles

33 Eacuteducation loisir et limite du politique

laquo Quil faille dans une citeacute qui entend ecirctre bien gouverneacutee quon soit libeacutereacute des

tacircches indispensables cest chose admise raquo (Pol 1269a35) et nous nous sommes appliqueacutes

jusquagrave preacutesent agrave montrer que cet espace de loisir est possible au sein de la citeacute si les

individus pratiquent des activiteacutes indispensables ayant pour fin la reacuteponse agrave leurs besoins et

non pas le profit Tournons-nous maintenant vers un autre aspect tregraves important de la

conception du loisir dans la penseacutee aristoteacutelicienne agrave savoir quil se doit decirctre lobjet ou du

moins un objet privileacutegieacute de leacuteducation Il nous faut voir quAristote considegravere que cest la

tacircche de leacuteducation de rendre les citoyens sensibles agrave la neacutecessiteacute de pratiquer des loisirs

car ce nest pas parce que les loisirs sont possibles quils seront effectivement pratiqueacutes

dougrave limportance de leacuteducation

laquo Quil y ait donc une certaine eacuteducation dans laquelle il faut eacutelever les enfants non

pas parce quelle serait utile ou indispensable mais parce quelle est digne dun homme libre

et belle cest manifeste raquo (Pol 1338a30-35) Sans pour autant oublier que leacuteducation doit

aussi servir agrave lapprentissage de choses utiles (Pol 1333a40-b3) et que certaines vertus

sexercent dans la besogne (Pol 1334a15-20) Aristote reste tregraves clair quant au fait quune

part de leacuteducation doit enseigner des activiteacutes nayant quelles-mecircmes pour fin (Pol

1338a10-15) Cette caracteacuteristique est bien entendu le signe de leur noblesse et cette raison

est suffisante pour en faire la fin agrave rechercher Toutefois quand on considegravere la critique que

fait Aristote de la constitution spartiate (Pol II 9) on se rend compte que le loisir peut

jouer un rocircle quon peut presque consideacuterer comme politique et que si leacuteducation doit en

assurer lapprentissage ce nest pas simplement avec une vue deacutesinteacuteresseacutee En effet en

ayant uniquement mis laccent sur la vertu guerriegravere laquo ils [les Spartiates] couraient agrave leur

perte degraves quils avaient eacutetabli leur domination faute de savoir utiliser leur loisir [διὰ τὸ μὴ

ἐπίστασθαι σχολάζειν] eux qui navaient pratiqueacute aucun autre exercice plus important que

celui de la guerre raquo (Pol 1271b1-5 nous soulignons) Ainsi leur incapaciteacute agrave soccuper

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dans une situation ougrave il ny a pas de conflit leur eacutetait politiquement deacutesavantageux Dans

cette mecircme veine Aristote affirme que le fait

laquo que le leacutegislateur doive sefforcer de preacutefeacuterence darrecircter les mesures concernant la guerre et le reste de la leacutegislation en vue du loisir et de la paix les faits teacutemoignent en faveur de cette thegravese En effet la plupart des citeacutes de ce genre assurent leur salut par la guerre mais une fois quelles ont acquis la domination elles peacuterissent Comme lacier elles perdent leur trempe en temps de paix Le responsable cest le leacutegislateur qui ne leur a pas appris agrave mener une vie de loisir raquo (Pol 1334a2-10)

Aristote eacutetablit donc une correacutelation qui semble tregraves forte entre la stabiliteacute politique

et la capaciteacute agrave pratiquer les loisirs ce que lexemple historique de Sparte du point de vue

du Stagirite vise justement agrave montrer Cela laisserait-il sous-entendre que lexhortation agrave la

pratique dactiviteacutes nayant pour but quelles-mecircmes serait dune certaine maniegravere

instrumentaliseacutee au profit de la stabiliteacute politique Bien que cette position puisse peut-ecirctre

eacutemaner de la critique spartiate dautres passages expriment plutocirct linverse nous forccedilant agrave

comprendre autrement le rapport entre la pratique du loisir et la politique Agrave ce sujet il est

essentiel de tenir compte du passage suivant laquo Et pour autant elle [la sagaciteacute] na pas

autoriteacute sur la sagesse ni sur la meilleure partie de lacircme pas plus que la meacutedecine sur la

santeacute car elle na pas celle-ci agrave son service mais voit au contraire agrave son avegravenement Elle

donne donc des ordres en vue de la sagesse mais ne la pas agrave ses ordres raquo (EN 1145a5-10)

Dans ce passage on voit que la φρόνησις et la σοφία sont indeacutependantes quant agrave leur

pratique respective cest-agrave-dire quecirctre sage naide pas agrave ecirctre sagace ni inversement mais

que la φρόνησις doit avoir pour but la possibiliteacute de la pratique de la σοφία Autrement dit

cela implique quune personne moralement vertueuse veillera agrave se deacutegager un espace pour

faire de la philosophie Mais cette relation ne semble pas ecirctre unidirectionnelle car comme

le note Bodeacuteuumls laquo LEE (VIII 1-2) laisse comprendre que la sagesse objectif supeacuterieur de

lhomme pourrait ecirctre une norme permettant de fixer la mesure des biens exteacuterieurs

neacutecessaires agrave la vie Il reviendrait ainsi agrave la sagaciteacute de prendre en compte les exigences de

la sagesse pour deacuteterminer jusquougrave par exemple senrichir raquo (Bodeacuteuumls 2004 p343 n3)

En effet Aristote parle bien dune norme dune limite que la pratique de la θεωρία impose

aux activiteacutes utiles en ce que laquo ce mode de choix et dacquisition des biens naturels ndash biens

du corps richesses amis ou autres ndash qui favorisera au mieux la contemplation de la

diviniteacute ce mode dis-je est le meilleur et cette norme est la plus belle [οὗτος ὁ ὅρος

κάλλιστος] alors que celle qui par deacutefaut ou par excegraves empecircche de servir et de contempler

la diviniteacute est mauvaise raquo (EE 1249b16-19) Dans cette perspective ce nest pas le contenu

de la pratique de la σοφία mais le simple deacutesir de la pratiquer qui fixerait la limite au

politique Il faudrait donc comprendre cette relation comme une certaine interdeacutependance

au sens ougrave la pratique de la philosophie requiert la preacutesence dune volonteacute politique et que

lactiviteacute politique ne trouve sa limite et du mecircme coup son accomplissement que par

leacutetablissement dun espace de loisir pour pratiquer la philosophie

On pourrait bien sucircr affirmer que la φρόνησις na pas agrave ecirctre reacuteguleacutee par quelque

chose qui lui soit exteacuterieur Cependant comme la politique doit aussi ecirctre consideacutereacutee

comme une activiteacute utile il est important de voir quelle doit avoir une fin agrave lexteacuterieur

delle-mecircme (EN 1177b12-18) afin de limiter ses actions (EE 1249b10-25) de la mecircme

maniegravere que les autres activiteacutes utiles devaient avoir le besoin pour limite afin de ne pas

tomber dans la mauvaise chreacutematistique Cest ici quune partie de leacutetude de Lord

Education and culture in the political thought of Aristotle devient pertinente Apregraves avoir

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fait remarquer quune citeacute impose geacuteneacuteralement un reacutegime qui lui est favorable dans les

citeacutes quelle conquiert aux deacutepens des inteacuterecircts des conquis (Pol 1296a32-36) et que des

hommes sont precircts agrave infliger aux citoyens des autres citeacutes des choses quils noseraient

jamais faire subir agrave leurs concitoyens (Pol 1324b32-35) (Lord 1982 p191) il en conclut

que le laquo spiritedness raquo (θυμός) ou lardeur est la cause dun tel comportement Il poursuit

en soutenant que

laquo Aristotles awareness of the problematic character of spiritedness is I would suggest the deepest reason for his reluctance to recommend the practical or political life as the best way of life for the city To encourage the city to involve itself in the affairs of other cities with a view to the establishment of hegemonical rule is to give free rein to a passion or complex of passions which must eventually negate the very idea of hegemonical rule77 raquo (Lord 1982 p195)

Ce qui est agrave lenjeu ici cest que bien quil soit theacuteoriquement possible de gouverner

justement lhistoire montre pour Aristote que ce nest jamais le cas dans une citeacute pour

laquelle le meilleur mode de vie envisageacute en est un pratique ou politique Cela proviendrait

selon Lord du fait que laquo le goucirct du commandement et de la liberteacute vient chez tous les

hommes de cette faculteacute car le coeur [ὁ θυμός] est autoritaire et indomptable raquo (Pol

1328a6-7) Ainsi en voulant exercer sa liberteacute ce qui est tout agrave fait leacutegitime il serait

dangereux pour un homme de tomber dans le deacutesir du commandement illeacutegitime La

pratique de la politique est donc soumise agrave une tension interne dont il nous faut nous

meacutefier Cest de cette maniegravere que Lord justifie le fait quAristote neacutelegraveverait pas la politique

au rang de lactiviteacute par excellence pour la citeacute ou du moins serait heacutesitant En effet en

placcedilant lactiviteacute politique au sommet laquo the attractions of a policy of external rule will

77Ce que Lord appelle le laquo hegemonical rule raquo nest pas agrave confondre avec le gouvernement despotique dun maicirctre desclaves agrave leacutegard de ses esclaves ce quun sens contemporain du mot laisserait entendre Il est plutocirct agrave comprendre comme le gouvernement politique dhommes libres entre eux (Lord 1982 p190)

necessarily be greater than if this were not the case If a life of activity and rule is the best

life simply the perfection of that life will appear to be the exercise of laquo sovereignty over

all raquo (1324a31-41) raquo (Lord 1982 p197) Cest de cela quil faudrait comprendre

limportance quaccorde Aristote aux activiteacutes nayant quelles-mecircmes pour fin Comme

lexplique Mara

laquo Moreover for both Plato and Aristotle the most immediate practical consequence of recognizing the sublimity of philosophy would appear to be the endorsement of a certain kind of political moderation as exhibited for Aristotle by the peaceful city which is active only with regard to itself []The absolutely consummate praise of philosophy at the end of the Nicomachean Ethics in part serves to moderate the politically consummate praise of magnanimity expressed earlier (cf NE 1124 a 1-3) raquo (Mara 1987 p398)

En suivant Mara dans cette direction on voit que la pratique de la philosophie

entraicircnerait une certaine tempeacuterance neacutecessaire agrave la pratique droite de lactiviteacute politique

En ce sens Aristote explique aussi qulaquo il faut du courage et de lendurance pour le temps

de la besogne de la philosophie pour celui du loisir et de la tempeacuterance et de la justice pour

ces deux temps mais surtout pour ceux qui vivent en paix et dans le loisir raquo (Pol 1334a22-

25) Cest donc dire que le loisir ne peut pas ecirctre exclusivement consacreacute aux activiteacutes

politiques car la tendance de lhomme dans ce cas est decirctre pousseacute agrave la deacutemesure (Pol

1334a25-28) Degraves lors il nous semble juste de comprendre avec Mara et Lord que la

philosophie permet de deacutevelopper une certaine modeacuteration autant politique que mateacuterielle

dans la mesure ougrave en posant comme but ce genre dactiviteacute les citoyens ne chercheront pas

agrave acqueacuterir le plus de pouvoir possible autant individuellement au sein de la citeacute que

politiquement agrave leacutegard des autres citeacutes mais viseront plutocirct agrave se deacutegager un espace de loisir

maximal afin de pratiquer cette activiteacute Dougrave limportance dune eacuteducation aux loisirs

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Ainsi on pourrait comprendre la preacutesence dune activiteacute philosophique agrave linteacuterieur dune

citeacute comme eacutetant un signe de tempeacuterance78 Cette tempeacuterance provoqueacutee par lexercice de la

philosophie est probablement lieacute au fait que la θεωρία est consideacutereacutee comme une pratique

autarcique Comme nous lavons vu elle est lactiviteacute qui requiert agrave lindividu le moins de

ressources cest-agrave-dire rien de plus que les ressources neacutecessaires agrave la survie alors que ce

neacutetait pas le cas pour la pratique des vertus morales qui elles demandent un apport de biens

exteacuterieurs parfois tregraves important comme dans le cas de la magnificence Suivant cela il est

aiseacute de comprendre quen ayant pour but une activiteacute ne produisant rien dutile et ne

demandant en elle-mecircme aucun bien exteacuterieur un individu ou une citeacute de par lhabitude

dune telle pratique en viendront tempeacuterants Ainsi la recherche de lautarcie divine sans

ecirctre atteignable pourrait avoir des conseacutequences eacutethiques notables bien que cela soit tout agrave

fait exclu du contenu de cette pratique Toutefois par lhabitude davoir besoin de peu on

peut croire quun individu serait plus en mesure de se contenter du neacutecessaire

Il faut cependant se demander dans quelle mesure la philosophie est apte agrave jouer ce

rocircle consideacuterant que ce ne sont pas tous les citoyens qui ont les capaciteacutes intellectuelles

pour la pratiquer ou comme le note Lord en parlant de Pol1333a16-30 laquo [Aristotle]

suggests in other words that a capacity for theoretical reason or for the pursuit of science

or philosophy is not to be expected in every citizen of the best regime raquo (Lord 1982 p40)

Il serait ainsi fort surprenant que la pratique par quelques individus seulement de la

philosophie comprise comme lactiviteacute theacuteoreacutetique par excellence puisse avoir un effet

78Il y a un parallegravele agrave faire avec Reacutepublique 586a-b ougrave Platon explique que ceux qui ne font pas de philosophie ou qui nen ont pas le deacutesir se laissent par conseacutequent aller dans les plaisirs terrestres avec excegraves

important sur la tempeacuterance de la citeacute dans son ensemble79 Faut-il conclure de cela que la

philosophie ne pourrait pas jouer un rocircle politique comme nous avons essayeacute de le faire

ressortir Pas neacutecessairement si lon considegravere avec Lord que lutilisation que fait Aristote

du concept de laquo philosophie raquo en Pol 1334a22-25 nest pas agrave comprendre dans son sens

strict de pratique de la θεωρία Pour en arriver agrave cela Lord examine le contenu de

leacuteducation aristoteacutelicienne telle que deacutecrite en Pol VII-VIII Il commence par faire

remarquer queacutetant donneacute que la philosophie ne semble pas pouvoir ecirctre pratiqueacutee par tous

et que leacuteducation doit ecirctre une chose commune il en deacutecoule que la philosophie comprise

en son sens strict ne sera pas lobjet de cette eacuteducation commune (ibid p49-50) mais sera

renvoyeacutee agrave une eacuteducation dans la sphegravere priveacutee qui est mieux adapteacutee aux compeacutetences de

chacun (ibid p51) En ce sens laquo Chapter 1 [of Politics VIII] addresses the question of the

way of life which is best laquo so to speak for everyone raquo (1323a19-20) or for men generally raquo

(ibid p181) Comme il faut trouver une activiteacute pouvant agrave la fois ecirctre pratiqueacutee par la

grande majoriteacute des gens et navoir quelle-mecircme pour fin Aristote se tourne vers la

musique [μουσική]80

laquo mais agrave lorigine on la introduite [la musique] dans leacuteducation parce que la nature elle-mecircme exige nous lavons souvent dit que nous soyons capables non seulement daccomplir correctement notre labeur mais aussi de mener noblement une vie de loisir car cest le principe de tout reacutepeacutetons-le encore une fois Si en effet il faut les deux il vaut mieux choisir la vie de loisir que la vie laborieuse et il faut rechercher comme but ce quil convient de faire dans cette vie de loisir raquo (Pol 1337b29-35)

79De maniegravere comparable dans La Reacutepublique pour que la citeacute soit tempeacuterante il faut que chacune des classes le soit contrairement agrave la sagesse et au courage que la citeacute pourra se vanter de posseacuteder si seulement la classe correspondante lest Cest-agrave-dire que la citeacute sera sage dans son ensemble si les dirigeants le sont et courageuse si les auxiliaires le sont (La Reacutepublique 428e-429d)80Nous nous contenterons de traduire μουσική par musique sans chercher agrave savoir ce qui est reacuteellement compris dans sa deacutefinition comme probablement la poeacutesie car ici nest pas lendroit et que de toute faccedilon cela naurait pas vraiment dinfluence sur notre deacuteveloppement

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Si lon comprend la musique de cette maniegravere il est facile dy voir une tentative

dAristote de permettre une vie de loisir mecircme agrave ceux qui ne sont pas aptes agrave pratiquer la

θεωρία Cela est dautant plus vrai quAristote ne considegravere pas la musique comme une

chose indispensable ou mecircme utile (Pol 1338a10-25) et quelle peut dune certaine maniegravere

ecirctre aussi rechercheacutee pour elle-mecircme bien quelle puisse par ailleurs jouer un rocircle

peacutedagogique dans la formation agrave la vertu (Pol VIII 5-7) De plus accorder agrave la musique

une place dans le loisir des hommes libres est dautant plus pertinent tenant compte du fait

quelle plaicirct agrave tous peu importe lacircge ou le caractegravere (Pol 1339b41-1340a5) Il semble donc

que rien nempecircche deacutelargir la maniegravere de concevoir la philosophie dans les passages de

Pol ougrave Aristote traite de leacuteducation

laquo The best way of life for the city is not the speculative life simply but rather the closest approximation to that life which is possible on the level of politics What is required is an activity which provides the intrinsic satisfactions of philosophy without imposing the demands of philosophy or while being accessible to men of ordinary capacities What is required is a leisured activity which can be regarded by most men as the end or reward of political activity and hence as the genuine locus of public happiness The activity in question ndash the way of life characteristic of the best regime ndash is the leisured enjoyment of music and poetry raquo (Lord 1982 p198)

On pourrait toutefois objecter agrave cette interpreacutetation que la conception de la

philosophie que se fait le Stagirite dans les Eacutethiques et mecircme davantage dans la

Meacutetaphysique est rigoureusement opposeacutee agrave un tel affaiblissement et que la conception de

la philosophie de ces traiteacutes est aussi preacutesente dans Les Politiques Il nous apparaicirct

cependant que les contextes respectifs des diffeacuterents traiteacutes nous permettent de rendre

compte de cette diffeacuterence dans lutilisation du concept de laquo philosophie raquo Prenant pour

acquis que la viseacutee des Eacutethiques est de deacutecrire ce que serait un bonheur individuel parfait il

est eacutevident que la description que fait Aristote de la philosophie ne pourra pas avoir une

extension large dans la mesure ougrave ce qui est rechercheacute est la meilleure activiteacute et en cela il

importe peu voire pas du tout de savoir si cette activiteacute est praticable par une part de la

population aussi minime soit-elle Agrave lopposeacute le contexte de Pol VII 15 est plutocirct de

rechercher ce que serait le meilleur mode de vie pour la citeacute entiegravere En effet laquo il est

manifeste que la citeacute qui est appeleacutee agrave vivre heureuse et agrave ecirctre vertueuse doit avoir part agrave

ces vertus [ie philosophie tempeacuterance et justice] raquo (Pol 1334a34-36 nous soulignons) et

comme il est impossible agrave tous de pratiquer la philosophie telle que comprise dans les

Eacutethiques et dans la Meacutetaphysique il est peut-ecirctre preacutefeacuterable denvisager que le sens que

donne Aristote agrave cette occurrence nest pas ce sens restreint car laquo que donc neacutecessairement

une constitution excellente soit une organisation dans laquelle nimporte qui peut accomplir

des actions excellentes et mener une vie bienheureuse cest manifeste raquo (Pol 1324a23-25)

Il est aussi pertinent de voir que le Stagirite semble aussi accorder de limportance

aux capaciteacutes individuelles pour deacuteterminer la meilleure activiteacute agrave pratiquer dans les loisirs

laquo Dans chaque cas par conseacutequent lactiviteacute la plus parfaite est celle du sujet le mieux

disposeacute en preacutesence du meilleur des objets qui lui soient accessibles raquo (EN 1174b15-20)

Le fait quAristote ajoute laccessibiliteacute en tant que critegravere au meilleur objet montre bien que

ce qui est preacutefeacuterable de reacutealiser cest ce quil y a de meilleur parmi les choses qui sont agrave

notre porteacutee et non pas la chose la meilleure de maniegravere absolue Dans la mecircme veine il

pose comme critegravere agrave la reacutealisation parfaite dune activiteacute le plaisir qui doit en deacutecouler

(EN 1174b20-25) Degraves lors si quelquun nest pas en mesure de pratiquer la θεωρία il nen

retirera aucun plaisir et cessera par conseacutequent de la pratiquer Pour ajouter agrave cela

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laquo Cest dailleurs aussi ce que permet de voir le lien intime qui unit chacun des plaisirs agrave lactiviteacute quil parachegraveve car le plaisir qui lui est intimement lieacute permet daccroicirctre lactiviteacute En effet lon juge mieux de chaque sorte de choses et avec plus de rigueur lorsquon se livre agrave cette activiteacute avec plaisir Ainsi deviennent geacuteomegravetres ceux qui ont de la joie agrave pratiquer la geacuteomeacutetrie et leur intelligence saisit avec plus de profondeur chaque sorte de problegravemes raquo (EN 1175a30-b1)

En ayant cela en tecircte il nest pas surprenant que le Stagirite propose la musique

comme activiteacute plaisante visant au repos (Pol 1339b25-30) Limportant ici est de voir que

si Aristote veut substituer la musique au jeu pour le temps du repos cest que la musique est

un loisir noble et qui est plaisant pour tous81 Eacutetant plaisante il serait eacutetonnant que les gens

ne veuillent pas sy adonner et eacutetant noble elle est en mesure de jouer le vrai rocircle qua agrave

jouer le loisir dans la conception aristoteacutelicienne du composeacute eacutethico-politique Limportant

au niveau des activiteacutes pratiqueacutees agrave linteacuterieur de la citeacute nest pas que chacun reacutealise

lactiviteacute parfaite par excellence qui rendrait chaque homme un dieu mais bien que chaque

individu soit en mesure de pratiquer une activiteacute en vue delle-mecircme sans consideacuteration

dutiliteacute ce que reacutealiserait dans les faits la musique

De cela deacutecoule que sans oublier que sil en est capable lhomme doit tendre vers

ce qui est le meilleur mais que laquo ce qui pour chacun est absolument preacutefeacuterable cest ce quil

peut atteindre de plus eacuteleveacute raquo (Pol 1333a25-30) il nous est permis de conclure que la

musique est tout agrave fait capable de jouer le mecircme rocircle que la philosophie comprise au sens

restreint et que dans cette mesure une conception plus large de la philosophie peut linclure

En effet neacutetant pas productive de quelque chose dutile et ne requeacuterant que peu de

81Agrave strictement parler ce nest pas au loisir en tant que tel quAristote dans ce passage met de lavant la musique comme activiteacute agrave choisir mais bien au repos et comme nous lavons vu plus haut il est important de les distinguer Cependant ce passage concerne les travailleurs qui justement ne distinguent pas loisir et repos et dans cette mesure il est peut-ecirctre pertinent de commencer agrave introduire au sein mecircme du repos des activiteacutes pouvant convenir au loisir de maniegravere agrave les amener peu agrave peu par lhabitude agrave pratiquer des loisirs authentiques

ressources pour sa pratique elle devrait normalement inciter agrave la tempeacuterance Nous disons

normalement car contrairement agrave la pratique de la θεωρία la musique doit ecirctre soumise agrave

une sorte de controcircle parce que certains types dharmonies risquent de deacutevelopper des

caractegraveres non rechercheacutes chez ceux qui les pratiquent (Pol VIII 7) Pour ajouter agrave cette

restriction notons aussi qulaquo il est donc manifeste que lapprentissage de la musique ne doit

pas ecirctre un empecircchement aux activiteacutes ulteacuterieures ni avilir le corps et le rendre inapte aux

exercices militaires et civiques aussi bien ceux quon doit pratiquer immeacutediatement que

ceux quon apprendra plus tard raquo (Pol 1341a5-10) ce que cause la pratique excessive de la

musique laquo qui megravene aux compeacutetitions professionnelles [et] aux virtuositeacutes eacutetonnantes et

excessives qui envahissent aujourdhui les compeacutetitions raquo (Pol 1341a10-15) Ainsi on voit

que la philosophie demeure preacutefeacuterable agrave la pratique de la musique mais que outre les

reacuteserves que nous avons ameneacutees cette derniegravere a un rocircle tout agrave fait comparable agrave celui de

la philosophie avec lavantage notable decirctre appreacutecieacutee de presque tous

En tenant compte de lanalyse que nous venons de faire il importe de comprendre

que la philosophie prendra une acception eacutelargie ou restreinte tout deacutependant du contexte

Dans un contexte individuel comme celui des Eacutethiques la philosophie sera reacuteduite agrave la

pratique de la θεωρία qui est eacutevidemment lactiviteacute la meilleure alors que dans un contexte

politique ougrave il importe de deacuteterminer lactiviteacute qui sera la plus approprieacutee pour tous il

faudra comprendre la philosophie comme incluant en plus de la θεωρία une certaine part

de culture geacuteneacuterale dans les arts des Muses Cest donc dire que la philosophie au sens

propre et la musique feraient partie dune certaine maniegravere du mecircme genre de vie Degraves

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lors il est leacutegitime de se demander agrave quoi pense Aristote lorsquil se questionne agrave savoir si

cest

laquo la vie politique et active qui est agrave choisir ou plutocirct celle qui est affranchie de tous les soucis exteacuterieurs par exemple une vie contemplative qui seule aux dires de certains est celle du philosophe Car il ny a guegravere que ces deux genres de vie que ceux des hommes qui honorent le plus la vertu choisissent eacutevidemment aussi bien ceux du passeacute que ceux daujourdhui Deux vies je veux dire la vie politique et la vie philosophique raquo (Pol 1324a26-32)

En effet cette question est poseacutee apregraves avoir affirmeacute immeacutediatement avant quune

citeacute excellente en est une dans laquelle chacun des citoyens est en mesure de pratiquer des

activiteacutes excellentes Dans cette mesure il semble tout agrave fait leacutegitime de comprendre que

lutilisation que fait le Stagirite de laquo vie philosophique raquo dans ce passage est agrave comprendre

dans son sens large Un autre indice nous permet daller dans ce sens agrave savoir que lorsquil

semble associer une vie laquo affranchie de tous les soucis exteacuterieurs raquo avec la vie

contemplative du philosophe cette association puisquelle est introduite par laquo par

exemple raquo ne semble en fait quecirctre une instance particuliegravere de ce type de vie et non pas

leacutepuiser De plus cette reacuteduction nest que le fait des laquo dires de certains raquo et Aristote ne

semble pas lappuyer particuliegraverement

Consideacuterant que la musique fait partie du mecircme genre de vie que la philosophie et

que selon ce passage cette vie est laquo affranchie de tous les soucis exteacuterieurs raquo [πάντων τῶν

ἐκτὸς ἀπολελυμένος] il est tentant dy voir aussi lagrave une forme atteacutenueacutee de lautarcie divine

accessible non seulement aux sages mais aussi agrave lhomme de la rue Comme si Aristote

conscient que lactiviteacute quil preacutesente comme eacutetant la meilleure et devant reacuteguler les

activiteacutes utiles de celui qui lexerce neacutetait pas praticable par suffisamment de gens aurait

tenteacute de lui trouver un substitut qui bien que moins noble est tout de mecircme rechercheacute pour

lui-mecircme et de ce fait se qualifie pour faire partie de la vie philosophique On aurait alors

une sorte de simulacre humain de lautarcie divine Bien entendu il ne faut pas croire que la

pratique musicale est reacuteellement autarcique eacutetant donneacute que lactiviteacute mecircme requiert du

mateacuteriel pour son exercice ce que ne demande pas la θεωρία mais elle est ce qui sen

rapproche le plus en ce quelle est sa propre fin

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112

4 Conclusion

En guise de conclusion essayons de mieux comprendre le rapport qui doit ecirctre

eacutetabli entre la recherche de lautarcie humaine et la recherche de lautarcie divine Comme

nous lavons montreacute la recherche de lautarcie humaine est en fait la fonction propre de

lhomme et en ce sens tout homme doit y participer afin de reacutealiser son essence Cette

autarcie humaine correspond agrave ce qui fait en sorte quau sein de la citeacute les citoyens peuvent

non seulement vivre ce qui ne serait le fait que dune autarcie mateacuterielle mais aussi bien

vivre en combinant agrave la fois lautarcie mateacuterielle et la possibiliteacute de pratiquer la vertu

morale et la φρόνησις82 Parallegravelement agrave cela nous avons aussi fait ressortir que les activiteacutes

utiles ne sont pas neacutecessairement toutes agrave rejeter de la vie de lhomme vertueux En effet

dans les limites de ses besoins il est tout agrave fait convenable et mecircme souhaitable que

lhomme libre pratique ces activiteacutes

Par la suite nous avons montreacute que la philosophie neacutetait pas en mesure decirctre

consideacutereacutee en elle-mecircme comme une activiteacute pouvant ecirctre pratiqueacutee au sein de la citeacute dans

le but datteindre lautarcie humaine eacutetant donneacute que la citeacute se maintient de par lamitieacute

politique qui unit les citoyens entre eux et que la pratique philosophique ne peut pas mener

agrave un tel type damitieacute Cette impossibiliteacute vient principalement du fait quelle nest

aucunement utile et que lamitieacute politique se fonde sur lutiliteacute

Agrave partir de ce moment nous devions en conclure temporairement que la pratique de

la philosophie eacutetait incompatible avec les activiteacutes de la citeacute et quelle ne pourrait donc pas

82Voir agrave ce sujet la distinction que fait Mayhew entre πρὸς ζωὴν αὔταρκες (Pol 1328b17) ἐν τοῖς ἀναγκαίοις αὐτάρκης (Pol 1326b4) et ἀπλῶς αὐτάρκη (Pol 1328b18) et αὔταρκες πρὸς το εὐ ζῆν (Pol 1326b8-9) (Mayhew 1995 p490-491)

de ce fait ecirctre leacutegitimement pratiqueacutee agrave linteacuterieur de ses murs car elle nest pas directement

profitable aux autres citoyens Ainsi selon cette analyse mecircme si la pratique de la θεωρία

telle que deacutecrite en EN X 6-8 se reacuteveacutelait ecirctre le propre de lhomme ou du moins en faire

partie comme le veulent les interpreacutetations traditionnelles il nen demeurerait pas moins

que sa preacutesence au sein de la citeacute en serait douteuse Il est en effet difficile de voir comment

elle peut sinseacuterer dans une organisation devant reacutepondre aux besoins des individus alors

quelle-mecircme ne peut rien fournir qui participerait agrave cela Eacutevidemment on pourrait toujours

nous rappeler la distinction que fait Heinaman entre vie totale et vie partielle et soutenir

avec lui que la meilleure vie totale dun philosophe comprendra aussi dautres activiteacutes qui

elles seront utiles et lui permettront de faire partie de la citeacute ce qui permettrait du mecircme

coup de continuer agrave soutenir la position selon laquelle lactiviteacute contemplative est le propre

de lhomme

Toutefois bien que nous accordions la pertinence de la distinction entre vie totale et

vie partielle et que nous ne rejetions pas le fait que la vie contemplative soit la vie la plus

parfaite qui soit -mais seulement dans la mesure ougrave elle est pratiqueacutee par un dieu et non par

un homme- il nous semble que le deacuteveloppement sur le loisir que nous avons fait nous

empecircche de soutenir que la pratique de la θεωρία reacutealise loffice de lhomme En effet

quand on considegravere que la philosophie au sens strict nest pas la seule activiteacute acceptable

pour occuper noblement lespace de loisir creacuteeacute par les activiteacutes des citoyens au sein de la

citeacute il semble risqueacute de soutenir que cette activiteacute soit la seule agrave deacutefinir le propre de

lhomme Et cela dautant plus quAristote naccorde jamais agrave la musique un statut tel quil

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nous serait permis de comprendre quelle est une forme imparfaite de la reacutealisation de

lessence humaine

De plus le statut ambigu de la relation entre la politique et le loisir semble nous

rendre incapable de reacutepondre pour de bon et de maniegravere univoque agrave la question de loffice

de lhomme Bien que nous croyons quen derniegravere analyse cet office soit agrave chercher dans

lexercice des vertus morales et de la φρόνησις il apparaicirct que le loisir est en quelque sorte

la fin de cet exercice du moins tel quil est preacutesenteacute en Pol VII-VIII Toutefois il est

important de voir que dans un tel contexte cest bien le loisir qui est la fin et non pas la

philosophie (Pol VII 15) Le loisir nest donc pas compris comme devant ecirctre reacuteserveacute ou

deacutegageacute en vue de la philosophie mais plutocirct que la philosophie est la meilleure faccedilon de

passer son temps de loisir En effet laquo il faut [δεῖ] du courage et de lendurance pour le

temps de la besogne de la philosophie pour celui du loisir [φιλοσοφίας δὲ πρὸς τὴν

σχολήν] et de la tempeacuterance et de la justice pour ces deux temps raquo (Pol 1334a22-25 nous

soulignons) En plus de cela lutilisation du vocabulaire de la neacutecessiteacute (δεῖ) semble

indiquer que la philosophie dans ce contexte reacutepond agrave un besoin ce qui est aussi reacuteaffirmeacute

tout juste apregraves lorsquAristote explique que laquo ce sont ces gens-lagrave [ie ceux qui ont du

loisir] qui ont le plus besoin [μάλιστα γὰρ οὗτοι δεήσονται] de philosophie de tempeacuterance

et de justice dans la mesure ougrave ils megravenent plus que dautres une vie de loisir dans

labondance de tels biens raquo (Pol 1334a31-34) Ce qui semble devoir ecirctre tireacute de ce passage

cest que la philosophie reacutepond agrave un besoin et que ce besoin se fait plus ressentir chez ceux

qui ont du loisir que chez ceux qui nen ont pas notamment pour les peuples guerriers laquo car

la guerre contraint les gens agrave ecirctre justes et agrave vivre dans la tempeacuterance raquo (Pol 1334a25-26)

Ce besoin de philosophie -et donc dune certaine recherche de lautosuffisance divine-

deacutecoule alors du fait quaucune contrainte exteacuterieure ne vient forcer lindividu agrave ecirctre juste et

tempeacuterant Degraves lors en labsence de ce type de contrainte il faut que lindividu (et la citeacute)

se tourne vers la philosophie afin de demeurer tempeacuterant parce que laquo la jouissance dun

sort heureux et la vie de loisir en temps de paix poussent plutocirct [les gens] agrave la deacutemesure raquo

(Pol 1334a26-28)

Ceci nest pas non plus la seule maniegravere de comprendre le lien entre lautosuffisance

et le bon exercice dune activiteacute politique En effet traitant de la distinction entre les

reacutegimes droits et les reacutegimes deacutevieacutes et plus speacutecifiquement entre la royauteacute et la tyrannie

Aristote affirme en passant que laquo nest pas un roi en effet celui qui ne se suffit pas agrave lui-

mecircme et nest pas supeacuterieur sur tous les plans du bien or un homme de cette qualiteacute na

besoin de rien en plus donc les inteacuterecircts quil a en vue ne sont pas les siens agrave lui mais ceux

des sujets quil gouverne raquo (EN 1160b3-6) Ce passage est tregraves important car il y est dit

que ce qui permet au roi de rester un roi sans devenir un tyran cest le fait quil soit

autarcique Cette autarcie nous semble pouvoir ecirctre comprise comme eacutetant ce qui entraicircne

chez le roi la tempeacuterance neacutecessaire agrave ne pas rechercher son propre inteacuterecirct Cest ainsi

quapparaicirct encore une fois le rocircle important de lautosuffisance au niveau politique agrave

savoir quelle permet de favoriser un reacutegime droit et dans la mesure ougrave lacquisition de biens

mateacuteriels devant mener agrave une certaine autosuffisance mateacuterielle de lindividu a pour limite

la recherche du loisir cest peut-ecirctre par le deacutesir de la pratique dune certaine forme de

philosophie que le roi en question aura eacuteteacute ou sera capable de deacutevelopper la tempeacuterance

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requise pour la conduite dune constitution droite Il semble donc y avoir un lien assez fort

entre autarcie tempeacuterance et gouvernement politique droit

Malgreacute cela le rapport que le loisir entretient avec la pratique des vertus morales et

de la φρόνησις nous empecircche deacutevacuer totalement la pratique de la philosophie de ce qui

constitue lhomme En effet comme la philosophie est ce qui limite lactiviteacute politique et

lacquisition de richesses il faut voir en cela que sa pratique est la fin de lactiviteacute politique

comme le disait deacutejagrave EN VI 13 Ainsi on peut concevoir la pratique de la philosophie

comme le signe dune activiteacute politique reacuteussie et comme devant mener agrave la tempeacuterance

requise pour la stabiliteacute de la citeacute Autrement dit si les Spartiates avaient su faire de la

philosophie -ou pratiquer un quelconque loisir noble- leur citeacute sen serait beaucoup mieux

porteacutee et son prestige aurait pu durer mais dans la mesure ougrave une fois la guerre termineacutee

ses soldats ne sachant pas comment soccuper ils ont sombreacute dans la deacutemesure ce qui les a

conduits agrave leur perte Comprise ainsi la pratique philosophique peut dune certaine maniegravere

ecirctre interpreacuteteacutee comme le signe de la reacutealisation de lessence de lhomme si lon considegravere

que lhomme sans elle ne peut pas pratiquer une politique saine qui se limite agrave combler les

besoins de la citeacute Pour le dire en dautres mots lhomme na reacutealiseacute pleinement et pour de

bon son essence que lorsquil est en mesure de chercher agrave seacutelever au niveau de la diviniteacute

ou encore que ce nest quune fois tout agrave fait humain quil peut preacutetendre agrave devenir dieu

laquo Mais le bien a plusieurs aspects et lun est beauteacute lun deux est faisable alors que lautre

ne lest pas est faisable ce bien en vue de quoi on agit ne lest pas celui qui existe dans les

ecirctres immobiles raquo (EE 1218b5-10)

Bibliographie

Textes et traductions

ARISTOTE De lacircme traduction de Richard Bodeacuteuumls Eacuteditions Flammarion 1993

--- Eacutethique agrave Nicomaque traduction par Richard Bodeacuteuumls Eacuteditions Flammarion Paris 2004

--- Eacutethique agrave Eudegraveme traduction par Vianney Deacutecarie Eacuteditions Vrin et Les Presses de lUniversiteacute de Montreacuteal Paris 1978

--- Les grands livres deacutethique (la grande morale) traduction par Catherine Dalimier Eacuteditions Arleacutea 1992

--- Invitation agrave la philosophie (Protreptique) traduction par Jacques Follon Eacuteditions Mille et une nuits Paris 2000

--- Meacutetaphysique Tome 1 traduction par J Tricot Eacuteditions Vrin Paris 1933 (1991)

--- Meacutetaphysique Tome 2 traduction par J Tricot Eacuteditions Vrin Paris 1933 (2004)

--- Parties des animaux traduction par J-M Le Blond Eacuteditions Flammarion (Eacuteditions Aubier 1945) 1995 pour lintroduction

--- Petits traiteacutes dhistoire naturelle traduction par Pierre-Marie Morel Eacuteditions Flammarion 2000

--- Les Politiques traduction par Pierre Pellegrin Eacuteditions Flammarion Paris 1990

--- Les reacutefutations sophistiques traduction par Louis-Andreacute Dorion Eacuteditions VrinPresses de lrsquoUniversiteacute Laval 1995 --- The politics of Aristotle a revised text with introduction analysis and commentary by Franz Susemihl and RD Hicks vol1 London Macmillan 1894

--- Rheacutetorique preacutesentation et traduction par Pierre Chiron Eacuteditions Flammarion Paris 2007

--- Traiteacute du ciel traduction par Catherine Dalimier et Pierre Pellegrin Eacuteditions Flammarion 2004

--- Topiques traduction par J Tricot Eacuteditions Vrin Paris 2004

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PLATON La Reacutepublique traduction par Georges Leroux Eacuteditions Flammarion Paris 2002 (2e eacutedition 2004)

--- Pheacutedon traduction de Monique Dixsaut dans laquo Platon oeuvres complegravetes raquo Eacuteditions Flammarion Paris 2008

Eacutetudes

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119

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121

  • 0 Introduction
  • 1 Autarcie divine et autarcie humaine
    • 11 Autarcie divine
    • 12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage
    • 13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme
    • 14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme
    • 15 Lrsquoautarcie humaine
    • 16 La citeacute comprise par lrsquoanalogie du tout organique
      • 2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine
        • 21 Lamitieacute politique
        • 22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie
          • 221 Linutiliteacute de la philosophie
          • 222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie
          • 223 Lessence de la philosophie
            • 23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute
            • 24 Lami philosophe
              • 3 Philosophie loisir et politique
                • 31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile
                  • 311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires
                  • 312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir
                    • 32 Vie totale et vie partielle
                    • 33 Eacuteducation loisir et limite du politique
                      • 4 Conclusion
                      • Bibliographie
                        • Textes et traductions
                        • Eacutetudes
Page 4: La recherche de l’autosuffisance chez Aristote

Abstract

This dissertation tries to gain a better understanding of the concept of autarkeia

which is present in the writings of Aristotle Doing this we are also able to get a clearer

idea of the link between ethics and politics in the aristotelian thought In order to achieve

this we start by distinguishing two types of self-sufficiency the divine self-sufficiency and

the human self-sufficiency The divine self-sufficiency is to be understood as the fact of

being fully self-sufficient in the most rigorous way Strictly speaking it is only the divine

that can be granted of such a self-sufficiency On the other hand the human self-sufficiency

is the one effective in the aristotelian definition of the polis which is the self-sufficient

grouping of persons aiming at living and good living After that we show that the practice

of philosophy which is described as a self-sufficient activity in NE X is hardly possible as

an activity of the polis and cannot participate in bringing a polis to life This is founded in

the fact that for Aristotle it is the needs that keep people together united in a polis and

considering that it is difficult to see how philosophy could be part of this because it is

totally useless and searched for itself However we try to see how it would be possible to

conciliate the practice of philosophy with the necessity for a human to live in a polis

because Aristotle never speaks of it as being problematic The answer of this so-called

problem is to be found in the notion of leisure by relegating philosophy to this part of a

human life in order for it to be practiced It is also by associating philosophy and leisure

that we can draw the link between ethics and politics

Keywords Aristotle autarkeia self-sufficiency ethics politics leisure

Table des matiegraveres

0 Introduction 1

1 Autarcie divine et autarcie humaine 6

11 Autarcie divine 7

12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage 9

13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme17

14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme29

15 Lrsquoautarcie humaine 37

16 La citeacute comprise par lanalogie du tout organique43

2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine53

21 Lamitieacute politique 53

22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie 57

221 Linutiliteacute de la philosophie57

222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie60

223 Lessence de la philosophie 66

23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute69

24 Lami philosophe 74

3 Philosophie loisir et politique78

31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile 78

311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires79

312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir 84

32 Vie totale et vie partielle90

33 Eacuteducation loisir et limite du politique98

4 Conclusion112

Bibliographie 117

Textes et traductions 117

Eacutetudes 118

Agrave ma sœur Joannie

que jrsquoaurais aimeacute voir grandir

Remerciements

Je tiens tout drsquoabord agrave remercier mon directeur Louis-Andreacute Dorion pour toute

lrsquoaide qursquoil a pu mrsquoapporter et pour le deacutesir de rigueur intellectuelle qursquoil a su mrsquoinculquer

Je tiens aussi agrave remercier tous ceux et celles qui au cours de mon parcours acadeacutemique

mrsquoont entendu (peut-ecirctre trop) prononcer le nom drsquoAristote sans jamais tenter de reacutefreacutener

mes eacutelans enthousiastes Comment drsquoailleurs teacutemoigner ma reconnaissance envers mes

parents qui malgreacute qursquoils ignoraient presque totalement lrsquoobjet de mes recherches nrsquoen ont

pas pour autant cesseacute de mrsquoappuyer et de mrsquoencourager Pour tout cela je leur dis merci

sachant tregraves bien que je ne pourrai jamais leur rendre tout ce qursquoils mrsquoont donneacute

0 Introduction

Dans son roman La petite fille qui aimait trop les allumettes Gaeacutetan Soucy nous

plonge dans un univers quon ne saurait trop comment deacutecrire Il deacutepeint la vie dun fregravere et

dune sœur ayant eacuteteacute coupeacutes du monde par leur pegravere et qui agrave la mort de celui-ci doivent

tenter dinteragir par eux-mecircmes avec les habitants du village pregraves duquel ils habitent Eacutetant

donneacute que ce sont leurs premiers rapports seacuterieux avec une socieacuteteacute organiseacutee les relations

quils tentent deacutetablir sont plus que difficiles et le tout tourne au drame assez rapidement

On en vient mecircme agrave se demander si les deux enfants sont bel et bien des ecirctres humains

eacutetant donneacute leur incapaciteacute flagrante agrave entrer en contact avec la laquo civilisation raquo Ce roman

nous force entre autres agrave nous demander ce qui est neacutecessaire pour atteindre pleinement

notre humaniteacute Peut-on vraiment ecirctre humain en dehors dune socieacuteteacute donneacutee laquo Lhomme

est par nature un animal politique raquo (Pol 1253a2-3)1 disait deacutejagrave Aristote et laquo celui qui est

hors-citeacute naturellement bien sucircr et non par le hasard des circonstances est soit un ecirctre

deacutegradeacute soit un ecirctre surhumain raquo (Pol 1253a3-5) Ces consideacuterations provenant de

lAntiquiteacute ne sont donc pas sans trouver eacutecho mecircme agrave notre eacutepoque

La question qui est donc poseacutee vise agrave savoir ce dont on a besoin pour reacutealiser notre

humaniteacute et la maniegravere par laquelle on peut y arriver ou autrement dit comment pouvons-

nous combler nos besoins Peut-on le faire sans apport exteacuterieur comme avaient tenteacute de le

faire les personnages du roman ou avons-nous plutocirct besoin de nous allier agrave nos

congeacutenegraveres Cette question en est une qui a eacuteteacute deacutebattue pendant lAntiquiteacute et la notion qui

y est au centre agrave savoir celle du besoin est probablement lune de celles qui est le plus

1 Sauf avis contraire nous citons la traduction des Politiques de Pellegrin

2

difficile agrave comprendre pour un lecteur contemporain Lorsque quelquun aborde la

philosophie antique pour la premiegravere fois il est freacutequent quil ne sy retrouve pas tant la

charge conceptuelle des diffeacuterents concepts agrave lœuvre est diffeacuterente de ce agrave quoi nous

sommes habitueacutes Pourtant les mots utiliseacutes se retrouvent pratiquement tous dans notre

vocabulaire de maniegravere plus ou moins courante On na quagrave penser aux termes de vertus

de justice de bonheur ou dutiliteacute Il faut savoir se replonger dans lesprit de leacutepoque afin

decirctre en mesure de bien comprendre les textes et den faire ressortir toutes leurs richesses

Cest ainsi que le concept de neacutecessiteacute ou plutocirct de besoin semble ecirctre lun des concepts qui

donnent le plus de mal aux neacuteophytes Pour nous comme pour les Grecs un besoin est

quelque chose dont on ne saurait se passer Jusque lagrave il ne semble pas y avoir

dincompatibiliteacute notable entre la compreacutehension contemporaine du mot et celle veacutehiculeacutee

dans les textes des anciens philosophes Lagrave ougrave la penseacutee grecque se diffeacuterencie de la nocirctre

cest dans la rigueur de son concept de besoin Platon ou Aristote nauraient probablement

jamais oseacute dire quils avaient besoin du tout nouvel ordinateur ou dune nouvelle coupe de

cheveux Le vocabulaire de la neacutecessiteacute se limite aux choses qui ne peuvent ecirctre autrement

Si je veux vivre je nai dautre choix que de manger boire et dormir Cest agrave ce niveau que

se situe le besoin pour les philosophes grecs Cela ne veut pas dire que les excegraves neacutetaient

pas preacutesents dans lAntiquiteacute au contraire mais simplement que le fait de se suffire du

neacutecessaire eacutetait beaucoup plus mis de lavant que de nos jours Combien de philosophes

eacutetaient vus comme des ascegravetes vivant dans la pauvreteacute bien que ce ne fucirct eacutevidemment pas

le cas de tous Rappelons-nous seulement de lanecdote quAristote rapporte au sujet de

Thalegraves de Milet et qui relate les moqueries que subissait ce dernier ducirc au fait que la

philosophie ne lui apportait pas de richesses (Pol 1259a6-9)

Dans cette conception du besoin un autre concept est venu agrave prendre une large part

de lactiviteacute philosophique dans lAntiquiteacute bien quil ne soit pas tregraves eacutetudieacute par nos

contemporains Il sagit bien sucircr du concept dautosuffisance concept tregraves cher agrave toute la

tradition ancienne Se suffire agrave soi-mecircme ecirctre autarcique cela ne signifie pas ecirctre sans

besoins -car cela nest que le fait des dieux- mais plutocirct decirctre en mesure de les satisfaire

par soi-mecircme sans laide des autres Et cest lagrave que le deacutebat samorce est-il possible de se

suffire agrave soi-mecircme et mecircme dans la neacutegative cela vaut-il la peine dessayer Pour voir agrave

quel point les opinions divergent face agrave cette question on peut sen remettre aux deux

ceacutelegravebres disciples de Socrate agrave savoir Platon et Xeacutenophon Le premier est celui qui met en

scegravene un Socrate qui se moque dHippias se targuant de tout fabriquer lui-mecircme (Hippias

mineur 368b-e) alors que le deuxiegraveme est celui qui deacutecrit un Socrate dont le but ultime est

de sassimiler agrave la diviniteacute en se suffisant pleinement agrave lui-mecircme dun point de vue mateacuteriel

(Meacutemorables I 6) Il ny a pas agrave dire le fosseacute est immense Pour Platon il est tout

simplement impossible quun homme puisse se suffire agrave lui-mecircme alors que pour

Xeacutenophon il serait possible dy arriver par lexercice de lἐγκράτεια et de la καρτερία Degraves

lors ce sont deux maniegraveres complegravetement diffeacuterentes qui seront mises de lavant pour

assurer que les besoins des individus soient combleacutes Si on prend lexemple de La

Reacutepublique on voit que Platon quoi que puisse dailleurs en penser Aristote (Pol II 2)

vise agrave eacuteriger une citeacute dans laquelle lorganisation qui y serait preacutesente permettrait agrave tout un

chacun de voir ses besoins combleacutes et cela serait permis par une speacutecialisation du travail

3

4

augmentant lefficaciteacute dans lexercice de chacune des tacircches essentielles Au contraire

Xeacutenophon met plutocirct de lavant une certaine ascegravese personnelle visant agrave sapprocher de la

diviniteacute par le fait de limiter ses besoins le plus possible de maniegravere agrave ecirctre autarcique

individuellement (Meacutemorables I 6) Dun cocircteacute la neacutecessiteacute de reacutepondre agrave ses besoins ne se

fait uniquement que par le biais de la citeacute et de son organisation alors que de lautre elle est

prise en charge par une attitude individuelle qui ne fait pas appel agrave la citeacute mais vise une

autosuffisance mateacuterielle Lexposeacute que nous venons de faire de ces deux doctrines est

eacutevidemment assez caricatural mais on peut tout de mecircme y voir deux tendances majeures

en ce qui a trait agrave la question de latteinte de lautarcie et de la possibiliteacute de subvenir agrave nos

besoins

Cest sans doute dans un tel contexte qua ducirc eacutemerger la penseacutee dAristote Bien que

pour lui lautarcie mateacuterielle individuelle ne puisse pas ecirctre atteinte il faut savoir quil ne

laisse pas pour autant de cocircteacute limportance de reacutepondre agrave nos besoins physiques Toutefois

il ne prend jamais le parti de Xeacutenophon en disant quil faut restreindre nos besoins de

maniegravere agrave sassimiler au divin Pour lui comme ceacutetait deacutejagrave le cas pour Platon la diviniteacute ne

doit pas ecirctre comprise dun point de vue mateacuteriel et lautarcie qui lui est associeacutee ne sera

donc pas de cet ordre Pour Aristote comme nous le verrons en deacutetail dans le cadre de notre

travail lautarcie dont jouit la diviniteacute est une autarcie de type intellectuel Cest-agrave-dire

quen ce qui a trait agrave la pratique de lactiviteacute intellectuelle le divin se suffit entiegraverement agrave

lui-mecircme de la maniegravere la plus rigoureuse qui soit Mais si lautarcie divine nest que de

type intellectuel il est pertinent de se demander en quoi sa recherche peut nous aider agrave

reacutepondre agrave nos besoins de tous les jours Autrement dit comment les citoyens dune citeacute

peuvent-ils survivre si lautosuffisance qui est mise de lavant nest pas mateacuterielle

Il nous semble que le geacutenie dAristote reacuteside en partie dans la reacuteponse quil va

donner agrave cette question Cest par une sorte de fusion de leacutethique et de la politique quil en

viendra agrave mieux organiser la citeacute et la vie personnelle des diffeacuterents citoyens de telle sorte

que la recherche de lautarcie divine nentre plus en contradiction avec la neacutecessiteacute de

reacutepondre agrave nos besoins mateacuteriels Cest donc agrave cette question que nous tenterons de

reacutepondre dans le preacutesent travail comment Aristote fait-il pour parvenir agrave faire cohabiter

lautarcie intellectuelle individuelle avec lautarcie mateacuterielle collective Pour y arriver

nous commencerons par montrer que lautarcie se deacutefinit bel et bien de deux maniegraveres

diffeacuterentes dans la penseacutee aristoteacutelicienne Cette distinction nous amegravenera agrave voir que la

recherche de lautarcie divine par la pratique de la θεωρία peut sembler incompatible avec

les activiteacutes de la citeacute et quil peut de ce fait sembler impossible quelle puisse ecirctre promue

comme une activiteacute leacutegitime Par la suite cette conclusion temporaire nous forcera agrave

chercher une maniegravere de reacuteconcilier la pratique de la philosophie avec le cadre politique de

la citeacute aristoteacutelicienne et cest en faisant appel agrave leacutetude que fait Aristote du loisir que nous y

parviendrons

5

6

1 Autarcie divine et autarcie humaine

Dans lrsquoœuvre eacutethique et politique drsquoAristote on peut voir se profiler deux concepts

drsquoautarcie agrave savoir un concept drsquoautarcie collective et un concept drsquoautarcie individuelle2

Vaguement disons que lrsquoautarcie collective est celle que vise la citeacute (Pol 1252b25-30)

tandis que lrsquoautarcie individuelle serait plutocirct celle que possegravede le sage qui pratique la

θεωρία (EN X 6-8)3 Ce que nous voudrions montrer en deacutebutant est qursquoil est juste de

deacutefinir deux types drsquoautarcie mais qursquoau lieu de comprendre ces deux types selon

lrsquoopposition collectifindividuel il vaudrait mieux pour bien rendre compte de la penseacutee

drsquoAristote concevoir cette diffeacuterence agrave partir de lrsquoopposition entre lrsquohumain et le divin

Crsquoest ainsi que nous parlerons plutocirct drsquoautarcie humaine et drsquoautarcie divine4 en nous

basant sur un texte de la Grande Morale5 Bien entendu vu le statut particulier de ce texte

nous montrerons que cette distinction peut se deacuteduire drsquoautres ouvrages dont lrsquoauthenticiteacute

nrsquoest pas mise en doute et nous ne lui emprunterons que la terminologie Cette distinction

nous amegravenera agrave voir que la recherche de lautarcie ne doit pas toujours se comprendre de la

mecircme maniegravere et que leur recherche commune est peut-ecirctre incompatible En effet

lautarcie divine sera lobjet dune quecircte individuelle et aura donc une viseacutee eacutethique alors

que lautarcie humaine sera lobjet dune quecircte collective et aura donc une viseacutee politique

2 Voir notamment Brown agrave paraicirctre3 Sauf avis contraire nous citons la traduction de lEacutethique agrave Nicomaque de Bodeacuteuumls4 Cette distinction est aussi faite par Pierre Aubenque dans son Appendice 1 sur lrsquoamitieacute chez Aristote (dans La prudence chez Aristote 2004 pp179-183)5 laquo Notre examen ne porte pas sur lrsquoautarcie divine mais sur celle de lrsquohomme raquo MM 1213a8-10 Dans le passage qui entoure cette phrase lrsquoauteur de la Grande morale tente de montrer que mecircme si lrsquohomme sage imite le dieu et que le dieu se suffisant pleinement agrave lui-mecircme nrsquoa pas drsquoamis on ne peut pas conclure que lrsquohomme sage par conseacutequent nrsquoa pas drsquoamis non plus justement parce que lrsquoautarcie propre agrave chacun nrsquoest pas agrave comprendre de la mecircme maniegravere

Dans cette mesure nous devrons nous demander si la recherche individuelle se fait au

deacutetriment de la recherche collective et sil est possible de rechercher lautarcie divine dans

la cadre politique de la citeacute

11 Autarcie divine

Commenccedilons par deacutecrire ce que nous appelons lrsquoautarcie divine De prime abord

on pourrait penser que cette autarcie est celle deacutecrite au livre X de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque

lorsqursquoAristote parle de la θεωρία Comme nous le verrons cela nrsquoest pas tout agrave fait exact

En effet nous tenterons de montrer que lrsquohomme ne peut pas atteindre cette autarcie Cette

conception de lrsquoautarcie divine est en fait une tentative de deacutefinir lrsquoautarcie de la maniegravere la

plus rigoureuse possible Dans toute cette rigueur nous verrons que cette autarcie nrsquoest

eacutevidemment attribuable quau divin Pour y arriver il nous faut expliquer comment Aristote

conccediloit la vie du divin puis nous la comparerons avec la vie du sage pour bien en montrer

toute lrsquoincompatibiliteacute

Comme Aristote lrsquoaffirme lui-mecircme il faut drsquoabord consideacuterer que le divin est bel et

bien vivant (Meta Λ 1072b25-30)6 au mecircme titre que les humains Le fait drsquoecirctre en vie

neacutecessite aussi une activiteacute puisque crsquoest le fait drsquoecirctre animeacute drsquoune certaine maniegravere qui

permet drsquoattribuer la vie Ainsi Aristote soutient que laquo comme le fait de vivre srsquoentend de

plusieurs faccedilons nous preacutetendons qursquoil y a vie lagrave ougrave se trouve ne serait-ce qursquoune seule

quelconque des manifestations telles que lrsquointelligence la sensation le mouvement local et

le repos ou encore le mouvement nutritif deacutepeacuterissement et croissance raquo (DA 413a20-26)7

Il faudra donc que le philosophe attribue au moins lrsquoune de ces faculteacutes au premier moteur

6Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Meacutetaphysique de Tricot7Sauf avis contraire nous citons la traduction du Traiteacute de lacircme de Bodeacuteuumls

7

8

Eacutevidemment crsquoest lrsquoactiviteacute intellectuelle qui le caracteacuterise et aucune autre de ces

laquo manifestations raquo ne peut lui ecirctre attribueacutee On ne peut pas lui donner la vie nutritive

parce que cela impliquerait un changement dans la nature eacuteternelle du premier moteur ni le

mouvement local car le premier moteur se doit drsquoecirctre immobile pour des raisons de

physique qui ne valent pas la peine drsquoecirctre expliqueacutees ici8 ni la sensation car le premier

moteur est immateacuteriel et que la sensation ne peut pas se passer de corps (DA 403a5-10)

Preacutecisons maintenant en quoi consiste cette activiteacute du premier moteur laquo Sa vie

[διαγωγή]9 agrave lui reacutealise la plus haute perfection raquo (Meta Λ 1072b14) Aristote srsquoefforce

de deacutecrire cette perfection en Λ7 et Λ9 Il y affirme que cette activiteacute a pour objet ce qui

est le meilleur et qursquoelle srsquoexerce de maniegravere continue et eacuteternelle (Meta Λ 1072b25-30

1075a5-10) Par ailleurs laquo lrsquointelligence suprecircme se pense donc elle-mecircme puisqursquoelle est

ce qursquoil y a de plus excellent et sa penseacutee est la penseacutee de la penseacutee raquo (Meta Λ 1074b25-

35) De cela on peut faire ressortir quelques aspects aidant agrave caracteacuteriser lrsquoautarcie divine

En effet srsquoayant lui-mecircme pour objet drsquointellection on peut conclure qursquoil se suffit

parfaitement agrave lui-mecircme quant agrave lrsquoexercice de son activiteacute De plus cette activiteacute eacutetant

eacuteternelle et continue on voit que le premier moteur nrsquoa absolument pas besoin drsquoaucun

apport exteacuterieur pour vivre montrant ainsi une autarcie totale agrave tous les points de vue Il est

inengendreacute eacuteternel continuellement en acte et nrsquoa besoin que de lui-mecircme pour son

activiteacute Lrsquoautarcie qui se preacutesente agrave ce niveau est bien une autarcie qursquoon peut qualifier

drsquoindividuelle et ne peut srsquoappliquer qursquoau premier moteur On pourrait aussi se demander

dans quelle mesure les astres qui sont consideacutereacutes comme divins par Aristote (eg Meta Λ

8 Agrave ce sujet voir Physique VIII9 Ce mot est aussi employeacute par Aristote pour reacutefeacuterer aux genres de vie de lrsquohomme par exemple une vie de loisir [πρὸς τὴν ἐν τῇ διαγωγῇ σχολὴν] (Pol 1338a10)

1074b1-10) possegravedent aussi une telle autarcie10 Cependant comme notre but est de faire

un lien avec le sage et que crsquoest par lrsquoactiviteacute intellectuelle que ce lien peut ecirctre fait nous

laisserons la question de cocircteacute11 eacutetant donneacute que le premier moteur est lrsquoexemple drsquoune

activiteacute intellectuelle parfaite

12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage

Avant de comparer les activiteacutes du premier moteur et de lrsquohomme sage il est

important de voir que pour Aristote cet homme pris individuellement nrsquoest autarcique

dans la mesure ougrave il peut lrsquoecirctre que dans son rapport agrave lrsquoactiviteacute qui lui est propre agrave savoir

la θεωρία12 Aristote est tregraves clair agrave ce sujet affirmant qursquo laquo il faudra aussi le confort

exteacuterieur agrave celui qui est un homme Agrave elle seule en effet la nature humaine ne suffit pas

pour meacutediter Au contraire il faut encore avoir un corps sain disposer de nourriture et de

10 Contrairement agrave ce quon pourrait croire lorsquAristote affirme dans son Traiteacute du ciel que laquo les ecirctres de lagrave-bas [sont] [hellip] inalteacuterables et impassibles ils ont la meilleure et la plus autonome (ἀυταρκεστάτην) des vies raquo (279a20-22 trad DalimierPellegrin) il ne fait pas reacutefeacuterence aux astres mais bien aux laquo ecirctres qui sont disposeacutes au-dessus de la translation la plus exteacuterieure raquo (DC 279a20) Eacutetant donneacute quaucun corps nest en mesure de se trouver au-delagrave de cette limite (DC 278b25-279a18) il est clair que les astres qui ont une nature corporelle ne peuvent donc pas ecirctre deacutesigneacutes en 279a20-22 Dalimier et Pellegrin notent que trois hypothegraveses ont eacuteteacute avanceacutees depuis lAntiquiteacute quant agrave savoir agrave quoi le Stagirite fait reacutefeacuterence dans ce passage (2004 p422 n7) agrave savoir soit la sphegravere des fixes soit des reacutealiteacutes noeacutetiques ou encore le premier moteur Ces deux commentateurs croient cependant que lhypothegravese du premier moteur est difficile agrave soutenir ducirc agrave lutilisation du pluriel Toutefois en consideacuterant quAristote fait intervenir une multipliciteacute de moteurs dans sa Meacutetaphysique (1074a1-15) il nous semble plus que vraisemblable que ces moteurs soient ici ce qui est deacutesigneacute en 279a20 car dans la mesure ougrave ils sont laquo immobiles et sans eacutetendue raquo (Meta 1073a35-40) ils nont dautres choix que de se laquo situer raquo au-delagrave de la limite dont parle Aristote Cela permet aussi dexpliquer lutilisation du superlatif ἀυταρκεστάτην En effet si cet adjectif avait eacuteteacute rattacheacute aux astres on naurait pas compris comment ces astres auraient pu ecirctre plus autarciques que le premier moteur11 Il est cependant inteacuteressant de lire la note de Tricot en Λ 10 1075a20-25 laquo Dans la comparaison qui preacutecegravede les hommes libres soumis agrave une inflexible neacutecessiteacute sont les Corps ceacutelestes les esclaves et les animaux dont la plupart des actions sont peacuteneacutetreacutees de contingence sont les ecirctres sublunaires raquo (Tricot 2004 n1 p190)12 Il est important de voir que laquo θεωρία raquo est aussi le mot employeacute par Aristote pour deacutesigner lrsquoactiviteacute du premier moteur (Meta Λ 1072b23)

9

10

tous les autres moyens drsquoentretiens raquo (EN 1178b30-35)13 Ainsi en sa qualiteacute drsquohomme le

sage a besoin des mecircmes choses que tous les autres hommes et nrsquoest donc pas plus

autosuffisant qursquoeux en ce qui a trait agrave la vie courante14 ce qui est deacutejagrave une diffeacuterence

majeure avec le premier moteur qui nrsquoavait besoin drsquoaucun des biens exteacuterieurs pour vivre

Par contre laquo celui qui meacutedite (τῷ δὲ θεωροῦντι) en revanche ne requiert aucun appui de

ce genre du moins pour son activiteacute raquo (EN 1178b3-4 nous soulignons) On peut donc voir

que lrsquoautosuffisance ne srsquoapplique ici qursquoagrave lrsquoactiviteacute seule et si elle srsquoapplique agrave lrsquohomme

qui la pratique ce nrsquoest que dans la limite de cette pratique lhomme sage nest donc pas

pleinement autosuffisant

Regardons maintenant en quoi lrsquoexercice de la θεωρία est diffeacuterente entre lrsquohumain

et le divin La premiegravere diffeacuterence est le fait que le sage ne puisse exercer cette activiteacute que

dans un laps de temps restreint (Meta Λ 1072b14-15 1072b23-25 1075a5-10) alors que

comme nous lrsquoavons dit le premier moteur le fait de maniegravere eacuteternelle Cette diffeacuterence

provient du fait que lrsquohomme est composeacute de matiegravere et que cela implique neacutecessairement

une certaine puissance alors que le premier moteur nrsquoest qursquoacte (Meta Λ 1072b25-30)

Ou on peut dire plus simplement que lrsquohomme a aussi besoin de dormir et qursquoil nrsquoest pas en

acte agrave ce moment (EN 1176a30-b1) Il faut cependant noter que parmi toutes les activiteacutes

que puisse pratiquer lrsquohumain laquo crsquoest par ailleurs lrsquoactiviteacute la plus continue puisque nous

sommes capables de penser en continu plus que drsquoagir continucircment drsquoune quelconque

faccedilon raquo (EN 1177a21-25) Aristote nrsquoaffirme cependant pas ici que cette activiteacute srsquoexerce

13 On peut mecircme ajouter qursquoAristote dit que laquo lrsquoactiviteacute meacuteditative (τὸ θεωρεῖν) nuit parfois agrave la santeacute raquo (EN 1153a20)14 Aristote nuance cependant ces propos en affirmant en EN 1178a22-25 qursquo laquo on peut penser que mecircme le besoin des services exteacuterieurs est modeste dans le cas de la vertu intellectuelle ou certainement moindre que dans le cas de la vertu morale raquo

de maniegravere absolument continue mais seulement que crsquoest la plus continue des actions

qursquoon peut attribuer agrave lrsquohomme15 Malgreacute le fait que lon pourrait deacuteduire de cette plus

grande continuiteacute que cest lactiviteacute qui sapproche le plus de celle de la diviniteacute et quen

cela il ny a pas de nette distinction agrave faire entre lactiviteacute du divin et celui du philosophe il

faut toutefois convenir que la diffeacuterence entre la pratique de la θεωρία par le divin et par

lhumain persiste De plus cette diffeacuterence eacutetant due au statut corporel de lhumain cela

implique une impossibiliteacute radicale dune parfaite continuiteacute dans la pratique de lactiviteacute Il

y a donc une limite que lecirctre humain mecircme avec des anneacutees dexercice ne pourra jamais

franchir La diffeacuterence entre lrsquohumain et le divin sous ce rapport nous semble donc ecirctre

entiegraverement conserveacutee

La deuxiegraveme diffeacuterence qursquoon peut faire ressortir traite de la nature de lrsquoobjet de

lrsquoactiviteacute intellectuelle Pour le premier moteur cet objet en est un interne eacutetant donneacute qursquoil

est lui-mecircme lrsquoobjet de son activiteacute intellectuelle Dans le cas du sage par contre Aristote

affirme en plusieurs endroits que son objet est externe16 Cependant le cas du traiteacute De

lrsquoacircme peut sembler probleacutematique dans la mesure ougrave Aristote y affirme que laquo la sensation

en acte porte sur les objets particuliers alors que la science porte sur les objets universels

Or ces derniers reacutesident en quelque sorte dans lrsquoacircme elle-mecircme raquo (DA 417b20-25) Il

semble donc y avoir contradiction et cest pourquoi nous allons nous y attarder un peu

Tacircchons drsquoexpliquer ce qursquoAristote entend par intelligence dans le De Anima afin de

montrer que cette contradiction nrsquoest en fait qursquoapparente Il faut drsquoabord consideacuterer que

lrsquointellect humain comporte une certaine forme de puissance en ce sens qursquo laquo il doit donc y

15 Il est aussi inteacuteressant de noter que pour Aristote cette activiteacute est plus continue si elle est exerceacutee avec des amis (EN 1170a5-10) ce qui enlegraveve une certaine part drsquoautarcie agrave lrsquoactiviteacute du sage16 Voir entre autres Meta Λ 1075a5-10 EE 1545b15-20

11

12

avoir un principe indeacutetermineacute mais capable de recevoir la forme un principe tel en

puissance que celle-ci mais qui nrsquoest pas celle-ci raquo (DA 429b15-17) Aristote affirme cela

en se basant sur le fait qursquoil existe une certaine similariteacute entre la sensibiliteacute et lrsquointellection

Le raisonnement est le suivant si lrsquoacircme intellective doit ecirctre en mesure de srsquoaccaparer une

forme elle ne doit ecirctre que pure puissance car si elle ne lrsquoeacutetait pas ce qursquoelle serait

influencerait la forme qui est lrsquoobjet de lrsquoacte drsquointellection ce qui reacutesulterait en une

trahison de la forme et donc en un acte eacutechoueacute (DA 429a15-30) Comme le note

Bernardete17 ce raisonnement est sensiblement le mecircme que pour les autres organes ougrave

bien que ceux-ci soient corporels Aristote leur assigne une certaine laquo transparence raquo agrave

lrsquoeacutegard des eacuteleacutements dont ils doivent procurer la sensation de maniegravere agrave ce que la corporeacuteiteacute

des organes nrsquointerfegravere pas dans le processus de perception (Bernardete p614-615) Crsquoest

ainsi que le Stagirite peut se permettre de dire que lrsquointelligence de lrsquoacircme laquo nrsquoest

effectivement aucune des reacutealiteacutes avant de penser raquo (DA 429a23-25) et laquo que les formes

nrsquoy sont pas reacuteellement mais des formes potentiellement raquo (DA 429a28-29)

Degraves lors il faut rechercher ce qui permet agrave la forme de passer de la puissance agrave

lrsquoacte agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoacircme Poser la question crsquoest presque y reacutepondre dans la mesure ougrave

pour Aristote la forme en acte est neacutecessairement anteacuterieure agrave la forme potentielle dans

lrsquointellect (DA 431a1-5) Reste agrave expliquer le processus permettant agrave la forme en acte drsquoun

objet particulier drsquoactualiser la forme en puissance de cet objet dans lrsquointellect Crsquoest ce agrave

quoi Aristote srsquoapplique par la suite en faisant intervenir la repreacutesentation (φαντασία)

comme un intermeacutediaire entre la forme en acte et lrsquointellect (DA 431a14-432a10) Ainsi il

est clair que pour Aristote le processus intellectif a pour origine quelque chose qui lui est

17 Bernardete 1975

exteacuterieur car la forme en acte preacutealable agrave toute intellection est neacutecessairement agrave lrsquoexteacuterieur

du sujet connaissant eacutetant donneacute que lrsquoacircme intellective nrsquoest par elle-mecircme que pure

puissance Avec cela on peut aussi rendre compte du passage que nous avions souleveacute plus

haut voulant que les objets de lrsquointellection se situent agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoacircme en disant qursquoune

fois le processus drsquoassimilation de la forme accompli cette forme reste agrave lrsquointeacuterieur de

lrsquointellect et celui-ci peut srsquoen servir pour accomplir drsquoautres activiteacutes intellectuelles (DA

429b5-10) Comme lrsquoexplique Bodeacuteuumls laquo lrsquoactivation de la pure puissance intellective

srsquoopegravere lorsque la penseacutee devient les formes intelligibles qursquoelle reccediloit par lrsquoapprentissage

se creacutee alors une disposition permanente (reacutealisation premiegravere) qursquoon appelle science raquo18

Cependant le fait que la forme devienne interne agrave lrsquoacircme ne change rien au fait qursquoau

deacutepart lrsquoobjet de lrsquoactiviteacute intellectuelle qursquoest cette forme eacutetait exteacuterieur agrave lrsquoacircme comme

nous souhaitions le deacutemontrer

La derniegravere diffeacuterence que nous voulons soulever entre lrsquoactiviteacute du sage et du

premier moteur afin de mieux comprendre ce quest lautarcie divine relegraveve drsquoune analyse

que fait Aristote concernant la possibiliteacute de concilier autarcie et amitieacute19 dans lrsquoEacutethique agrave

Eudegraveme20 VII 12 Dans ce traiteacute Aristote aborde ce problegraveme dans une perspective en

partie diffeacuterente de celle de lrsquoEN dans la mesure ougrave le deacuteveloppement de cette derniegravere

traite principalement de lrsquoimportance de lrsquoamitieacute pour lrsquoexercice des vertus morales (EN

1169b29-1170a2) alors que lrsquoEE quant agrave elle propose une analyse absente de lrsquoautre

Eacutethique en ce qursquoelle aborde la connaissance et lrsquoactiviteacute intellectuelle et le rapport qursquoil y a

18 Bodeacuteuumls 1993 p224 n319 Il est important de noter que dans notre deacuteveloppement lorsque nous reacutefeacuterons agrave lrsquoamitieacute agrave moins drsquoavis contraire nous faisons eacutevidemment reacutefeacuterence agrave lrsquoamitieacute vertueuse et non pas agrave lrsquoamitieacute par utiliteacute ou par plaisir20Sauf avis contraire nous citons la traduction de lEacutethique agrave Eudegraveme de Deacutecarie

13

14

entre lrsquoami et lrsquoexercice de cette activiteacute Avant drsquoen arriver agrave ce rapport le Stagirite pose

drsquoentreacutee de jeu laquo ce qursquoest la vie en acte et comme fin manifestement elle consiste agrave

percevoir et agrave connaicirctre [hellip] Mais se percevoir (τὸ αὑτοῦ αἰσθάνεσθαι) et se connaicirctre (τὸ

αὑτὸν γνωρίζειν) sont ce qursquoil y a de plus deacutesirable pour chacunraquo (EE 1244b23-28 nous

soulignons) Un peu plus loin Aristote explique comment se passe cette connaissance de

soi et il est pertinent de citer ici le passage en entier

laquo aussi souhaiter se percevoir soi-mecircme crsquoest se souhaiter drsquoexister drsquoune

certaine maniegravere particuliegravere ndash puisqursquoalors nous ne sommes pas chacune de ces

choses par nous-mecircmes mais par participation agrave ces faculteacutes dans le percevoir et

le connaicirctre (car lorsqursquoon perccediloit on devient perccedilu de la maniegravere et du point de

vue dont on a anteacuterieurement perccedilu et en tant qursquoon perccediloit et qursquoon perccediloit cet

objet mecircme et on devient connu en connaissant) aussi crsquoest pour cette raison

qursquoon deacutesire toujours vivre parce qursquoon veut toujours connaicirctre crsquoest-agrave-dire

parce qursquoon deacutesire ecirctre soi-mecircme lrsquoobjet connu raquo (EE 1245a4-11)

Ce texte est tregraves dense mais il est assez aiseacute drsquoen faire ressortir lrsquoargumentation Ce

que le philosophe y affirme est que lrsquohomme ne peut pas ecirctre directement lui-mecircme lrsquoobjet

de sa connaissance (comme lrsquoest par ailleurs le premier moteur) mais que pour se

connaicirctre il doit se consideacuterer en tant qursquoobjet perccedilu Autrement dit lrsquoindividu nrsquoest pas un

objet privileacutegieacute de sa propre activiteacute intellectuelle mais doit ecirctre consideacutereacute de la mecircme

maniegravere que tous les objets exteacuterieurs Crsquoest en ce sens qursquoAristote soutient qursquoil faut que

lrsquohomme soit en acte afin qursquoil puisse se connaicirctre lui-mecircme car crsquoest dans lrsquoacte que la

forme drsquoune chose srsquoexprime Cela revient agrave dire que quelqursquoun ne se deacutefinit que lorsqursquoil

est en acte et que crsquoest cet acte qui peut ecirctre perccedilu par lrsquointelligence et ecirctre objet de

connaissance Bodeacuteuumls explique cela en disant que laquo puisque lrsquohomme ne se connaicirct pour

Aristote qursquoagrave travers ses actes et que lrsquoactiviteacute de lrsquointellect est deacutependante en sa source de

lrsquoactiviteacute des sens la conscience humaine est affecteacutee en son repli sur elle-mecircme par la

preacutesence du corps qui contrarie sa reacuteflexiviteacute et lrsquoempecircche drsquoecirctre radicale raquo21

Crsquoest ici qursquoon peut faire intervenir les amis pour tenter de tracer le lien qui les unit

agrave lrsquoactiviteacute cognitive Si on considegravere avec Aristote que les amis sont un autre soi-mecircme

qui plus est seacutepareacute (EE 1245a34-35) il est facile de voir agrave partir de cela que connaicirctre son

ami reviendra agrave se connaicirctre soi-mecircme De plus dans la mesure ougrave pour un individu la

connaissance de soi-mecircme ne peut se faire qursquoen se posant comme un objet exteacuterieur le fait

que lrsquoami soit justement une personne exteacuterieure agrave nous ou laquo seacutepareacutee raquo nrsquoimplique

aucunement que la connaissance qursquoon en acquiert est de moins bonne qualiteacute Degraves lors il

est aiseacute de conclure qursquoau fond il nrsquoy a pas de distinction forte entre la connaissance de soi

par lrsquointermeacutediaire drsquoun ami ou par lrsquointermeacutediaire de laquo soi-mecircme raquo comme objet de

perception Eacutevidemment comme lrsquoindique lrsquoEN laquo mieux vaut sans doute exercer cette

activiteacute [la θεωρία] avec des collaborateurs mais malgreacute tout crsquoest lui [le sage] qui se suffit

le plus agrave lui-mecircme raquo (EN 1177a34-b1) De cela il faut croire que lrsquoami nrsquoest pas

neacutecessaire agrave proprement parler pour lrsquoactiviteacute Effectivement lrsquoEE ne fait que montrer que

lrsquoami peut aussi ecirctre lrsquointermeacutediaire par lequel on passe pour se connaicirctre soi-mecircme mais

nrsquoest jamais preacutesenteacute comme un passage obligeacute ce qui permet drsquoune certaine maniegravere de

rendre compte de ce passage de lrsquoEN eacutetant donneacute qursquoun individu peut se connaicirctre lui-

mecircme sans avoir recours agrave ses amis

Lagrave ougrave nous voulons en venir avec cet argument est non pas de montrer que le sage

nrsquoest pas autosuffisant quant agrave son activiteacute mais bien de montrer que cette autosuffisance

21 Bodeacuteuumls 1975 p68

15

16

requiert tout de mecircme lrsquoapport drsquoune exteacuterioriteacute comme nous lrsquoavons soutenu dans

lrsquoargument preacuteceacutedent sauf que dans cet argument-ci crsquoest la connaissance de soi-mecircme qui

est en jeu En gardant agrave lrsquoesprit que lrsquoactiviteacute du premier moteur est de se connaicirctre lui-

mecircme et qursquoil le peut sans faire appel agrave quelque chose qui ne soit pas en lui on peut

conclure que lrsquoautarcie qursquoaurait le sage ne peut pas ecirctre du mecircme ordre parce que srsquoil peut

se connaicirctre lui-mecircme ce nrsquoest qursquoen eacutetant un objet exteacuterieur agrave lui-mecircme et la preuve de

cela est le fait qursquoon peut se connaicirctre soi-mecircme en regardant nos amis qui eux sont

exteacuterieurs agrave nous de maniegravere eacutevidente Ainsi on se rend compte que lrsquoautarcie du sage nrsquoest

pas radicale et rigoureuse comme lrsquoest celle du divin et que ce nrsquoest pas simplement une

question de degreacute qui les distingue mais bien drsquoessence Il ne faut cependant pas

comprendre cette diffeacuterence dessence comme si la pratique de la θεωρία par lhumain et par

le divin navait rien en commun et neacutetait quune appellation purement homonyme mais

bien comme le fait quune rupture est agrave loeuvre entre les deux pratiques et que lhumain ne

pourra jamais arriver agrave pratiquer la θεωρία de la mecircme maniegravere que le divin Une simple

diffeacuterence de degreacute sous entend agrave notre avis quil ny aurait pas de diffeacuterence radicale entre

les deux pratiques ce qui nest pas le cas comme nous lavons montreacute La diffeacuterence de

degreacute elle se voit en comparant les diffeacuterents humains notamment en ce qui a trait agrave leurs

activiteacutes certains parviennent mieux que dautres agrave pratiquer une activiteacute mais il nest

jamais exclu quavec beaucoup dentraicircnement chaque humain puisse arriver agrave des reacutesultats

semblables Ainsi on peut offrir une premiegravere deacutefinition de lrsquoautarcie humaine agrave savoir

qursquoelle est le fait de celui qui se suffit agrave lui-mecircme par lrsquointermeacutediaire de choses qui lui sont

exteacuterieures

13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme

Agrave ce point une question meacuterite drsquoecirctre souleveacutee la θεωρία est-elle loffice de

lrsquohomme Cette question est pertinente dans la mesure ougrave notre distinction entre lrsquoautarcie

divine et lrsquoautarcie humaine repose sur la distinction que nous avons faite entre lrsquoactiviteacute de

la θεωρία par le premier moteur et par le sage De plus la reacuteponse agrave cette question est

eacutevidemment utile pour voir comment on peut coordonner les diffeacuterentes activiteacutes humaines

au sein de la citeacute Si la pratique de la θεωρία savegravere ecirctre loffice de lhomme il est eacutevident

quil faudra absolument lui trouver une place de choix au sein de la citeacute afin de faire en

sorte que chaque citoyen puisse actualiser son essence Au contraire si cette pratique ne

constitue pas loffice ou la fonction de lhomme il serait beaucoup moins grave si on en

venait agrave conclure que la recherche de lautarcie divine nest pas compatible avec les activiteacutes

de la citeacute Comme nous tenterons de le montrer plus bas il nous semble que la pratique de

la philosophie est difficilement conciliable avec la maniegravere dont la citeacute est constitueacutee et ce

nest quindirectement quon peut reacuteintroduire cette pratique au sein de la citeacute Voilagrave

pourquoi il est pertinent pour nous de montrer que loffice de lhomme ne peut pas ecirctre la

recherche de lautarcie divine

Un passage est crucial pour la compreacutehension de ce qui est le propre de lrsquohomme

chez Aristote

laquo Dans ces conditions si nous posons que lrsquooffice [ἔργον] de lrsquohomme est une

certaine forme de vie (crsquoest-agrave-dire une activiteacute de lrsquoacircme et des actions

rationnelles [πράξεις μετὰ λόγου]) mais que srsquoil est homme vertueux ses

œuvres seront parfaites et belles degraves lors que chaque œuvre parfaitement

accomplie traduit la vertu qui lui est propre dans ces conditions donc le bien

17

18

humain devient un acte de lrsquoacircme qui traduit la vertu et srsquoil y a plusieurs vertus

lrsquoacte qui traduit la plus parfaite et la plus finale raquo (EN 1098a12-18)

Ce passage a eacutevidemment fait couler beaucoup drsquoencre et les commentateurs semblent

se partager en deux camps Drsquoun cocircteacute il y a ceux qui soutiennent que lrsquoexercice de cette

vertu qui serait la plus finale ne peut ecirctre que lrsquoexercice de la θεωρία et de lrsquoautre ceux qui

deacutefendent que cela doit comprendre toutes les vertus autant morales qursquointellectuelles22

Cependant deux arguments nous font croire que dans ce passage la θεωρία ne peut pas ecirctre

eacutevoqueacutee ce qui montrerait qursquoelle nrsquoest pas ou ne fait pas partie de ce qui est le propre de

lrsquohomme

Le premier argument vise le vocabulaire utiliseacute par Aristote Si lrsquooffice de lrsquohomme

est composeacute de πράξεις μετὰ λόγου comment le philosophe pourrait-il associer cet office

avec la θεωρία sachant que celle-ci nrsquoa aucune implication pratique (EN 1139a27-28) On

pourrait toutefois objecter agrave cela que lutilisation que fait ici Aristote du concept de πρᾶξις

na pas agrave ecirctre compris selon son usage technique cest-agrave-dire comme la mise en acte du

reacutesultat dune deacutecision (EN 1139a17-35) Cest en effet le sens que veut donner Bonitz agrave

cette occurrence de πρᾶξις en EN 1098a13 puisquil affirme dans son Index Aristotelicus

que πρᾶξις doit ici ecirctre pris comme un synonyme de ἐνέργεια Si lon considegravere que Bonitz

a raison de comprendre cet usage de πρᾶξις comme il le fait rien nempecircche en effet de

concevoir que ce dont parle Aristote dans le passage de EN 1098a12-18 peut sans

problegraveme ecirctre la pratique de la θεωρία puisque la θεωρία est bel et bien une forme de

ἐνέργεια (Pol 1325b16-26) Il faut toutefois souligner que cet usage de πρᾶξις est

extrecircmement rare dans le corpus aristoteacutelicien Bonitz ne relegraveve que trois occurrences ougrave

22 Pour un reacutesumeacute de ce deacutebat et une analyse originale voir Curzer 1990

Aristote en ferait un tel usage agrave savoir le passage qui nous inteacuteresse et EN 1094a5 ainsi

que Pol 1325a32 Regardons dun peu plus pregraves ces deux autres passages

laquo Neacuteanmoins une certaine diffeacuterence apparaicirct entre les fins Tantocirct en effet ce sont des actes [ἐνέργειαι] tantocirct des oeuvres [ἔργα] qui sen distinguent Or quand certaines fins sont distinctes des actions [παρὰ τὰς πράξεις] les oeuvres [τὰ ἔργα] sont alors un bien naturellement supeacuterieur aux actes [τῶν ἐνεργειῶν] raquo (EN 1094a3-6)

Ce quAristote soutient dans ce passage-ci cest que dans le cas ougrave la fin dune action

nest pas laction elle-mecircme le reacutesultat de laction est supeacuterieur agrave cette action Cela est tout agrave

fait normal si lon considegravere que dans un tel cas la fin de laction nest autre que son reacutesultat

et que degraves lors ce reacutesultat est neacutecessairement supeacuterieur agrave laction puisque celle-ci lui est

subordonneacutee Il faut maintenant se demander si le τὰς πράξεις de 1094a3-6 est synonyme

de ἐνέργεια Agrave notre avis ce serait plutocirct le contraire qui serait juste agrave savoir que dans ce

passage le sens de ἐνέργεια se rapprocherait de celui de πρᾶξις Remarquons dabord que le

Stagirite semble bien utiliser ἐνερέγεια et πρᾶξις sans faire de distinction quelconque entre

les deux concepts ce qui peut indiquer que lun des deux termes doit ecirctre consideacutereacute comme

le synonyme de lautre Il faut aussi savoir que pour Aristote une ἐνέργεια peut avoir sa fin

en elle-mecircme ou bien dans quelque chose dexteacuterieur (Meta 1050a23-b2) Dans le passage

de lEN qui nous inteacuteresse ici il ne fait aucun doute que les ἐνέργειαι dont parle le

philosophe sont agrave prendre dans le deuxiegraveme sens du fait quil les dit infeacuterieures aux ἔργα

quelles produisent Ainsi on voit que ἐνέργεια a ici un sens beaucoup plus proche de la

deacutefinition que donne par ailleurs Aristote de la πρᾶξις dans la mesure ougrave bien que celle-ci

se distingue de la ποίησις en ce quelle ne produit rien de concret qui soit exteacuterieur agrave laction

(EN 1140b6-7) elle est tout de mecircme tourneacutee vers laction (EN 1141b14-16) lui

19

20

permettant ainsi de produire malgreacute tout un ἔργον De plus Bonitz affirme dans son Index

que ἐνέργεια est souvent associeacutee voire synonyme de πρᾶξις ou de χρῆσις ce qui nous

laisse croire que notre hypothegravese nest pas du tout impossible Cela eacutetant dit nous ne

consideacuterons donc pas quil soit neacutecessaire de prendre le πρᾶξις de EN 1094a5 comme un

synonyme de ἐνέργεια

Voici le deuxiegraveme passage

laquo Dautre part louer linaction [τὸ ἀπρακτεῖν] plus que laction [τοῦ πράττειν] ce nest pas ecirctre dans le vrai car le bonheur est action [πρᾶξις] et de plus les actions des gens justes et tempeacuterants [αἱ τῶν δικαίων καὶ σωφρόνων πράξεις] ont pour aboutissement beaucoup de belles choses raquo (Pol 1325a31-33)

Dans ce passage la πρᾶξις est associeacutee agrave lhomme juste et agrave lhomme tempeacuterant ce

qui est tout agrave fait en accord avec le fait que la pratique de la vertu morale soit pour Aristote

une πρᾶξις De plus les lignes preacuteceacutedant ce passage traitent de la distinction entre celui qui

dirige des esclaves et celui qui dirige des hommes libres Le contexte est donc directement

relieacute agrave la pratique de lactiviteacute politique exemplification parfaite de la φρόνησις (EN

1141b23-24) Il ne semble y avoir pour ainsi dire rien qui ne nuise agrave la compreacutehension de

cette occurrence de πρᾶξις dans son sens technique courant chez Aristote et donc rien pour

nous forcer agrave la faire devenir un synonyme de ἐνέργεια Rien sauf le fait que le bonheur est

intimement en lien avec la πρᾶξις ce qui est eacutevidemment probleacutematique comme nous

voulons le montrer pour qui croit que le bonheur se doit decirctre uniquement deacutefini par

lexercice de la θεωρία Toutefois si on comprend ici quAristote parle du bonheur humain

qui se deacutefinit par la pratique de la vertu morale et de la φρόνησις (EN 1178a9-22) et non

pas du bonheur absolu qui est lapanage du divin il ny a absolument rien de probleacutematique

dans lutilisation de πρᾶξις

Aucune des occurrences de πρᾶξις dont Bonitz soutient quelles doivent prendre le

sens de ἐνέργεια ne nous semble donc leacutegitime dun tel traitement Il nous apparaicirct plutocirct

que Bonitz en voulant probablement conserver lactiviteacute theacuteoreacutetique comme bonheur

humain leur affecte une charge interpreacutetative trop importante qui nest pas reacuteellement

neacutecessaire dans le contexte immeacutediat de ces passages Cette interpreacutetation semble toutefois

pouvoir se fonder sur un passage particulier que mentionne Bonitz

laquo Mais si le bonheur est une activiteacute [ἐνέργεια] traduisant la vertu il est parfaitement rationnel quil traduise la vertu suprecircme [κατὰ τὴν κρατίστην] laquelle doit ecirctre vertu de ce quil y a de meilleur [τοῦ ἀρίστου] Alors que cela soit lintelligence ou autre chose (ce qui semble alors naturellement gouverner et diriger en ayant une ideacutee de ce qui est beau et divin) que cela soit quelque chose de divin en lui-mecircme ou ce quil y a de divin en nous cest son activiteacute [ἡ τούτου ἐνέργεια] lorsquelle exprime la vertu qui lui est propre qui doit constituer le bonheur acheveacute [ἡ τελεία εὐδαιμονία] raquo (EN 1177a12-17)

Le parallegravele entre ce passage et celui de EN 1098a12-18 est eacutevident Devant une

telle ressemblance Bonitz a probablement cru quAristote parlait du mecircme sujet et sest

donc permis de donner le sens de ἐνέργεια au πρᾶξις de EN 1098a13 puisquil avait un

exemple dun passage ayant un contexte similaire ougrave le Stagirite employait ἐνέργεια plutocirct

que πρᾶξις Si on y regarde dun peu plus pregraves on se rend compte que le contexte nest pas

exactement le mecircme Alors quen EN X 6 il est question du bonheur en lui-mecircme EN I 6

traite plutocirct du bonheur humain ce qui nous permet de croire que le vocabulaire utiliseacute est

sciemment choisi De fait tout juste apregraves le texte de EN X 6 Aristote affirme que cette

activiteacute suprecircme est plus lapanage des dieux que des humains et que si ceux-ci peuvent y

participer dans les mesures de leurs capaciteacutes ce nest que parce quils possegravedent aussi une

21

22

partie divine en eux Il nous semble donc tout agrave fait envisageable de conserver la

signification habituelle de πρᾶξις en EN 1098a13 ce qui nous permet de soutenir que la

pratique de la θεωρία nest effectivement pas loffice de lhomme

Largumentation que nous venons dexposer eacutetait principalement fondeacutee sur le fait

quAristote nemployait jamais directement le terme de πρᾶξις pour faire reacutefeacuterence agrave la

pratique de la θεωρία Cependant certains passages que nous avons releveacutes par la suite

semblent avoir eacutechappeacute agrave lattention de Bonitz Les voici

laquo Mais la vie active [τὸν πρακτικόν] nest pas neacutecessairement en relation avec autrui comme le pensent certains pas plus que concernent seules laction [πρακτικάς] les penseacutees qui ont en vue des reacutesultats pratiques mais bien plutocirct les consideacuterations et les speacuteculations autonomes et qui se prennent elles-mecircmes pour objets [τὰς αὐτοτελεῖς καὶ τὰς αὑτῶν ἕνεκεν θεωρίας καὶ διανοήσεις] raquo (Pol 1325b16-21)

laquo Mais la partie qui a la raison est meilleure Or elle se divise en deux selon notre maniegravere habituelle de diviser il y a dune part la raison pratique dautre part la raison theacuteorique Que ce soit donc neacutecessairement de cette maniegravere que se divise cette partie rationnelle cest eacutevident Nous dirons aussi que les actions de lacircme supportent une division analogue [καὶ τὰς πράξεις δrsquo ἀνάλογον ἐροῦμεν ἔχειν][hellip] raquo (Pol 1333a23-27)

Dans ces deux passages on voit que le mot πρᾶξις (ou un mot de la mecircme famille)

sert agrave deacutesigner agrave la fois les actes eacutemanant de la partie pratique de lacircme rationnelle et ceux

eacutemanant de sa partie speacuteculative Dans ces deux textes nous navons pas dautre choix que

daccorder que lutilisation de πρᾶξις ne peut pas prendre le sens technique auquel nous

avons tenteacute de le restreindre Ainsi il semble donc possible dans labsolu que certaines

occurrences de ce terme puissent ecirctre synonymes de ἐνέργεια Cependant le fait que cela

soit possible nimplique pas quil faille neacutecessairement lui donner ce sens dans le passage

qui nous inteacuteresse Nous croyons aussi avoir montreacute quil est pour le moins coheacuterent de

comprendre le πρᾶξις de EN1098a13 dans son sens technique sachant tregraves bien que cet

argument est beaucoup trop faible pour que notre interpreacutetation ne repose uniquement que

sur lui

Le deuxiegraveme argument visant agrave montrer que la pratique de la θεωρία ne constitue

pas loffice de lhomme traite de la perfection de lrsquoacte accompli et ne fait aucunement

intervenir largument preacuteceacutedent Dans le passage qui nous inteacuteresse Aristote soutient que

lrsquooffice de lrsquohomme doit ecirctre quelque chose qursquoil accomplit de maniegravere parfaite et que

cette perfection traduit la vertu qursquoil a en propre Quand on srsquoattarde un peu plus agrave ce

critegravere on se rend compte que le Stagirite ne cherche pas ici lrsquoactiviteacute qui serait la plus

parfaite en elle-mecircme (ce qui serait eacutevidemment la θεωρία) mais bien celle que lrsquohumain

est capable de reacutealiser parfaitement23 Or comme nous lrsquoavons vu il existe une diffeacuterence

majeure entre lrsquoexercice de la θεωρία par le divin et par lrsquohumain de sorte que nous

pouvons penser que lrsquohumain ne la reacutealise pas parfaitement Crsquoest aussi la conclusion agrave

laquelle arrive Bodeacuteuumls (1975 pp70-74) en montrant que la parfaite reacutealisation de la θεωρία

ne peut ecirctre que lrsquoœuvre du divin et que lrsquohomme ne peut qursquoy aspirer et ce de maniegravere

toujours vaine laquo le νοῦς qui deacutefinit pourtant lhomme24 nappartient pas agrave celui-ci en tant

quhomme cest-agrave-dire en tant que mortel[hellip] Aussi la conscience de lhomme au sens ougrave

nous lavons entendue nest-elle jamais quun approchant de la Vie de Dieu et le bonheur

une aspiration du mortel agrave limmortel raquo25 Finalement le fait qursquoAristote soutienne que le

divin accomplit mieux lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique que lrsquohomme (Meta Λ 1072b23-26 EN

23 laquo Parfait se dit ensuite de ce qui sous le rapport de lrsquoexcellence et du bien nrsquoest pas surpasseacute dans le genre envisageacute raquo (Met Δ 1021b14-15)24 Bien que nous ne soyons pas drsquoaccord avec cette identification de lrsquohomme au νοῦς cela nrsquoa que peu drsquoimportance dans lrsquoargumentation de Bodeacuteuumls et la conclusion qursquoil tire peut srsquoappliquer malgreacute tout Pour les raisons de ce deacutesaccord voir Curzer 1990 p42825 Bodeacuteuumls 1975 p74

23

24

1178b21-24) implique que lrsquohomme ne lrsquoaccomplit pas de maniegravere parfaite et donc que la

θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme selon le critegravere mecircme drsquoAristote

Un autre texte drsquoAristote est important pour montrer que lrsquohomme ne reacutealise pas

lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique de maniegravere parfaite et cette fois sans faire appel agrave notre infeacuterioriteacute agrave

lrsquoeacutegard de la diviniteacute Une bonne partie des Parties des animaux26 I 5 vise agrave montrer que

du fait qursquoil nous est difficile drsquoobserver les reacutealiteacutes eacuteternelles les connaissances que nous

en avons sont plutocirct reacuteduites (PA 644b25-30) ce qui revient agrave dire que nous ne pouvons

pas les connaicirctre de maniegravere parfaite Agrave lrsquoopposeacute les choses qui nous entourent

particuliegraverement les animaux sont lrsquoobjet drsquoun tregraves grand nombre drsquoobservations et pour

peu qursquoon srsquoen donne la peine il est assez aiseacute drsquoamasser des connaissances drsquoune

preacutecision satisfaisante agrave leur sujet (PA 644b25-35) laquo Mais les deux eacutetudes ont chacune leur

attrait Pour les ecirctres eacuteternels les pauvres connaissances que nous en atteignons nous

apportent cependant en raison de lrsquoexcellence de cette contemplation plus de joie que

toutes les choses qui nous entourent raquo (PA 644b30-35) Ainsi on voit que lrsquoexcellence de

lrsquoobjet est un critegravere aussi important pour justifier lrsquoeacutetude de cet objet que le degreacute de

preacutecision auquel on peut arriver Crsquoest cet argument qui est drsquoune certaine maniegravere mis de

lrsquoavant en EN X 6-8 pour justifier le fait que lrsquohomme doit se livrer agrave la θεωρία

Toujours dans le but de montrer que la θεωρία nrsquoest pas le propre de lrsquohomme il est

inteacuteressant drsquoajouter agrave notre analyse les reacutesultats de lrsquoeacutetude qursquoa faite Curzer sur ce qursquoil

appelle laquo The ergon argument raquo27 Le reacutesultat auquel il arrive tend agrave montrer que le

26Sauf avis contraire nous citons la traduction des Parties des animaux de Le Blond27 Curzer 1990 p426-432

traitement que fait Aristote de lrsquooffice de lrsquohomme en EN I 6 nrsquoest pas compatible avec

lrsquoanalyse qursquoil fait du parfait bonheur en EN X 6-8 ce qui lrsquoamegravene agrave conclure que laquo in

addition the difference between the I 7 and the X 6-8 criteria lends support to the thesis

that X 6-8 is a reconsideration rather than a mere continuation of book Is investigation of

happiness raquo (Curzer 1990 p432) Pour arriver agrave cette conclusion il distingue trois critegraveres

utiliseacutes par Aristote pour deacuteterminer ce qursquoest le bonheur en EN I 7 et les compare avec

ceux de EN X 6-8 Le premier critegravere est celui qui nous importe ici agrave savoir que le

bonheur est quelque chose de propre agrave lrsquohomme (Ibid p426) Curzer commence par

examiner les diffeacuterentes compreacutehensions preacutesentes chez les commentateurs drsquoAristote de ce

qursquoest lrsquoἔργον propre de lrsquohomme et montre pour chacune drsquoelles que ce critegravere nrsquoest jamais

utiliseacute par Aristote lorsque ce dernier parle de la θεωρία en EN X 6-828 Il fait tout drsquoabord

la diffeacuterence entre deux types de compreacutehension de ce qui est propre le premier disant que

laquo (F[unction]) X is peculiar to humans if and only if X is an activity which only humans

can do or which humans can do best raquo (Ibid) le second que laquo (C[haracteristic] A[ctivity])

X is peculiar to humans if and only if X is an activity which exercises essential human

abilities (whether or not humans are the only or the best exercisers of these abilities) raquo

(Ibid) Ensuite ces deux interpreacutetations peuvent ecirctre combineacutees avec des vues inclusives

ou intellectualistes de lrsquoἔργον Voici briegravevement les combinaisons releveacutees par Curzer

suivies de lrsquoexamen qursquoil en fait29

a) F dans un sens geacuteneacuteral incluant toutes les activiteacutes de la raison EN X 6-8 ne fait jamais la distinction entre activiteacutes rationnelles ou irrationnelles mais ne fait que parler de la meilleure activiteacute

28 laquo Thus on the general inclusivist and intellectualist versions of interpretations (F) and (CA) of the I 7 peculiarity criterion Aristotle never mentions or uses the peculiarity criterion in X 6-8 raquo (Curzer 1990 p428)29 Toute cette section sauf avis contraire fait reacutefeacuterence agrave Curzer 1990 pp426-428

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b) F dans un sens inclusif ougrave lrsquohomme peut faire abc et est le seul agrave faire c ou c) CA dans un sens inclusif

b) et c) impliquent tous deux que le bonheur est un composeacute de plusieurs activiteacutes dont au moins lrsquoactiviteacute pratique et lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique EN X 6-8 affirme que la θεωρία et lrsquoaction morale sont des bonheurs par eux-mecircmes

d) F dans un sens intellectualiste qui soutient que le propre de lrsquohomme est la θεωρία ce critegravere nrsquoest pas respecteacute en EN X 6-8 parce qursquoAristote y affirme que le divin exerce aussi cette activiteacute30

e) CA dans un sens intellectualiste provoqueacute par un changement dans la conception de la nature humaine entre EN I 6 et EN X 6-8 faisant passer lrsquohomme drsquoun ecirctre morceleacute agrave un ecirctre qui se deacutefinit uniquement par son νοῦς ce qui fait de la θεωρία lrsquoactiviteacute propre de lrsquoindividu

il est reacutefutable qursquoAristote opegravere un tel changement dans sa conception de la nature humaine et donc on ne peut pas srsquoautoriser agrave affirmer que lrsquoactiviteacute qui est le propre de lrsquohomme soit la θεωρία 31

Ainsi si lrsquoanalyse que fait Curzer est juste cela nous force agrave conclure comme nous

lrsquoavons fait que lrsquoactiviteacute de la θεωρία nrsquoest pas le propre de lrsquohomme et qursquoelle ne peut

donc pas ecirctre consideacutereacutee comme le bien de lrsquohumain en tant qursquohumain

Un autre passage est important pour cette question Aristote parlant de lrsquoexercice de

la θεωρία affirme que laquo pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain Ce nrsquoest pas

en effet en sa qualiteacute drsquohomme que quelqursquoun peut vivre ainsi mais comme deacutetenteur drsquoun

eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui raquo (EN 1177b25-30) Autrement dit lrsquohomme srsquoil nrsquoeacutetait

qursquohomme ne pourrait pas reacutealiser la θεωρία et crsquoest la partie divine qui est en lui qui le lui

permet De cette maniegravere il est difficile drsquoattacher cette activiteacute agrave ce qui est propre agrave

lrsquohomme sans associer ce qursquoest lrsquohomme uniquement agrave cette partie de lui-mecircme Or cette

association nous paraicirct impossible Aristote affirmant en EN X 8 endroit ougrave lrsquohomme

devrait ecirctre identifieacute par son νοῦς que laquo au contraire les choses exteacuterieures sont pour

30 Curzer discute lrsquoobjection qursquoon peut apporter agrave cette interpreacutetation et qui soutient que le fait que le divin partage la θεωρία avec lrsquohomme nrsquoempecircche pas celle-ci drsquoecirctre tout de mecircme le propre de lrsquohomme Nous renvoyons agrave son texte pour les deacutetails de son argumentation31 Encore une fois nous renvoyons au texte pour lrsquoargumentation preacutecise de Curzer

ainsi dire des obstacles du moins agrave sa meacuteditation Mais en tant qursquohomme et en tant qursquoil

partage la vie drsquoun assez grand nombre il choisit drsquoexeacutecuter les actes qui traduisent la

vertu raquo (EN 1178b4-8) Ce texte nous semble pouvoir ecirctre compris de deux faccedilons soit ce

nrsquoest pas en tant qursquohomme que lrsquohomme pratique la θεωρία soit il nrsquoy a pas seulement la

pratique de la θεωρία qui soit proprement humaine mais aussi la vertu morale En

combinant les deux passages que nous venons de citer il nous semble neacutecessaire de

conclure que bien que lrsquohomme possegravede en lui une partie divine ce que nous ne contestons

pas cette partie divine nrsquoest pas en mesure de le deacutefinir en propre justement ducirc agrave son

caractegravere divin et que ce serait plutocirct la vertu morale qui ferait de lrsquohomme ce qursquoil est en

tant que tel32 Deacutefinir en propre lrsquohomme comme eacutetant celui qui doit exercer la θεωρία

serait en fait contraindre lrsquohomme agrave toujours rester inacheveacute agrave ne jamais reacutealiser

pleinement sa nature ce qui est absurde dans le cadre de la penseacutee aristoteacutelicienne 33 Cela

32 Cest aussi ce que semble soutenir Platon dans un tregraves beau passage du Pheacutedon traitant de la transmigration des acircmes laquo -Mais reprit Socrate mecircme si on ne considegravere que ces gens-lagrave les plus heureux ceux qui sachemineront vers le lieu le meilleur ne sont-ils pas ceux qui auront cultiveacute la vertu publique et sociale celle quon appelle modeacuteration et aussi bien justice vertu qui naicirct de lhabitude et de lexercice sans que la philosophie et lintelligence y aient part -En quel sens ces gens-lagrave peuvent-ils bien ecirctre les plus heureux[ demanda Ceacutebegraves] -En ce quils ont toutes les chances de se reacuteintroduire dans une espegravece animale qui soit sociable et de moeurs douces abeilles si tu veux ou guecircpes ou fourmis ils peuvent mecircme sans changement reacuteinteacutegrer lespegravece humaine et de ce retour naicirctront des gens bien comme il faut -Probablement -Mais pour lespegravece des dieux si lon ne sest pas occupeacute agrave philosopher et si lon nest pas parfaitement pur au moment du deacutepart il nest pas permis darriver jusquagrave elle ce nest permis quagrave celui qui aime apprendre raquo (Platon Pheacutedon 82a-c trad Dixsaut nous soulignons) On voit donc que dans ce passage du Pheacutedon Platon affirme quune personne pratiquant les vertus morales pourra se reacuteincarner en humain De plus eacutetant donneacute que laquo chaque espegravece dacircme verra son lieu de destination deacutetermineacute par similitude avec son occupation ordinaire raquo (Pheacutedon 82a) il faut conclure de cela que ce qui est proprement humain est la pratique de telles vertus car lacircme de celui qui pratique la philosophie accegravedera au monde des dieux une fois seacutepareacutee de son corps Eacutevidemment cela va agrave lencontre dautres passages du Pheacutedon et dautres dialogues (Reacutepublique Alcibiade) ougrave Platon associe lhumain avec la meilleure partie de son acircme mais ce passage reste neacuteanmoins tregraves inteacuteressant pour notre propos33 On pourrait ici ajouter que la citeacute est aussi une chose naturelle qui natteint pratiquement jamais sa fin dans la mesure ougrave les citeacutes ont geacuteneacuteralement des constitutions deacutevieacutees et donc contre nature Lajout de cet exemple enlegraveverait beaucoup du caractegravere absurde de la position que nous avons preacutesenteacutee Cependant le fait que les citeacutes natteignent pas leur fin nest que contingent en ce sens que cela ne deacutepend que de la constitution mise en place et des gens qui la peuplent choses qui sont totalement en mesure de changer et non de caracteacuteristiques essentielles de la citeacute Dans le cas de lhomme le fait quil ne puisse pas pleinement reacutealiser son cocircteacute divin nest pas contingent mais est ancreacute dans sa nature corporelle La diffeacuterence entre la citeacute et le

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nrsquoempecircche toutefois pas lrsquoespegravece humaine de mettre de lrsquoavant un deacutesir drsquoassimilation agrave la

diviniteacute par lrsquoexercice dans la mesure de ses capaciteacutes de lrsquoactiviteacute la meilleure mais cela

ne peut pas constituer son essence propre car cette essence serait voueacutee agrave une part de

puissance pour lrsquoeacuteterniteacute Ainsi la θεωρία serait plutocirct le propre du divin34 Toutefois un

passage affirme explicitement le contraire agrave savoir que le propre de lhomme serait en fait

la θεωρία laquo On peut mecircme penser au demeurant que chaque individu sidentifie agrave elle [la

vie intellectuelle] si tant est quelle est la chose principale et la meilleure Il serait donc

deacuteplaceacute de ne pas choisir lexistence qui est la nocirctre mais celle dun autre raquo (EN 1178a1-8)

Dans ce texte Aristote affirme queacutetant donneacute que la pratique de la philosophie est la chose

la meilleure il est permis denvisager que lhomme sidentifie agrave cette activiteacute intellectuelle

Eacutevidemment il est aiseacute de voir lagrave une affirmation de ce quest le propre de lhomme nous

en convenons Toutefois parallegravelement agrave ce passage dautres textes affirment tout aussi

explicitement que lhomme est constitueacute par la φρόνησις (EN 1139a35-b5 1168b31-

1169a2 et surtout 1144a6-7) Il nous semble aussi significatif que le premier passage se

trouve au livre VI livre dans lequel Aristote traite des vertus intellectuelles et donc de la

σοφία Il semble donc y avoir une certaine tension entre deux conceptions du propre de

lhomme Par contre il nest peut-ecirctre pas neacutecessaire dy voir une reacuteelle contradiction On

pourrait plutocirct y comprendre deux degreacutes danalyse diffeacuterents agrave savoir une volonteacute de

deacutefinir lhomme en ce quil a de proprement humain (la φρόνησις) et en ce quil possegravede une

part divine (la θεωρία) Cela est dautant plus probable consideacuterant quAristote affirme

comme nous lavons deacutejagrave dit que laquo pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain

sage est au fond quil est possible pour la citeacute datteindre parfaitement sa fin alors quil est impossible au sage dy parvenir34 Crsquoest aussi la position deacutefendue par Keyt (1978 p146)

Ce nest pas en effet en sa qualiteacute dhomme que quelquun peut vivre ainsi mais comme

deacutetenteur dun eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui raquo (EN 1177b26-28) De plus le fait

quAristote accorde que la pratique de la vertu morale constitue une forme de bonheur agrave

part entiegravere bien que de maniegravere secondaire (EN 1178a8-10) montre que lexistence

humaine ne se reacuteduit pas agrave lexercice de la θεωρία et quelle peut ecirctre pleinement heureuse

sans activiteacute theacuteoreacutetique

14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme

Tentons maintenant de voir si la vertu morale et la sagaciteacute (φρόνησις) reacutepondent aux

critegraveres de lrsquoἔργον de lrsquohomme tels que releveacutes par Curzer En faisant cela nous serons

ameneacute agrave comprendre que cest en pratiquant de telles actions que lhumain peut devenir un

humain agrave part entiegravere Agrave partir de cela nous pourrons ensuite mieux expliquer agrave quoi

correspond ce que nous avons appeleacute lautarcie humaine Le premier critegravere que relegraveve

Curzer pour deacutefinir lrsquoἔργον de lrsquohomme est celui du caractegravere propre de lrsquoactiviteacute La vertu

morale et la sagaciteacute semblent satisfaire ce critegravere de la maniegravere la plus rigoureuse possible

en ce sens que parmi tous les vivants lrsquohumain est le seul agrave pouvoir exercer les vertus

morales (EN 1145a25-27) et cette vertu intellectuelle neacutecessitant la raison quest la

φρόνησις En effet les autres animaux et le divin nrsquoy participent pas ceux-lagrave par manque

de faculteacute (Pol 1254b20-25 EN III 4) celui-ci par trop grande perfection (EN 1178b10-

20) Malgreacute ces passages ougrave Aristote refuse explicitement daccorder la sagaciteacute aux

animaux nous ne sommes pas sans savoir quil existe dautres passages ougrave le Stagirite leur

confegravere malgreacute tout une certaine forme de φρόνησις (entres autres EN 1141b25-28 GA

753a11 HA 488b15) Sans vouloir traiter agrave fond cette question puisquici nen est pas le

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30

lieu propice nous nous en remettrons aux analyses quen a faites Labarriegravere Pour lui

laquo Aristote qualifie souvent les animaux ou du moins un certain nombre dentre eux de

phronimoi mais il ne deacutefinit jamais clairement ce quil signifie par lagrave raquo (Labarriegravere 2005

p122) Il entend aussi montrer que certaines des caracteacuteristiques de la φρόνησις humaine

sont partageacutees avec la φρόνησις que le Stagirite attribue aux animaux Ces caracteacuteristiques

sont laquo un certain rapport agrave lexpeacuterience et le caractegravere impeacuteratif (epitaktikecirc) raquo (Ibid p135)

Il nen reste pas moins que la φρόνησις accordeacutee aux animaux est diffeacuterente de celle

accordeacutee aux humains dans la mesure ougrave les animaux laquo quels quils soient sont priveacutes

dhupolecircpsis et de bouleusis Agrave strictement parler je lai deacutejagrave mentionneacute la phronecircsis

animale ne preacuteside agrave aucune praxis raquo (Ibid p132) Ce qui permet de rendre compte du fait

quAristote attribue malgreacute tout explicitement la φρόνησις agrave certains animaux vient du fait

que selon Labarriegravere Aristote naurait pas un concept de φρόνησις aussi rigoureux en

zoologie quen eacutethique (Ibid p124) et que ce nest que dun point de vue de psychologie

biologique et non pas de psychologie morale que la φρόνησις est susceptible decirctre

conceptualiseacutee selon divers degreacutes (Ibid p132) Il nous est donc toujours permis daffirmer

que la φρόνησις comprise dans sa relation agrave lactiviteacute morale et vertueuse est vraiment

propre agrave lhomme

Le deuxiegraveme critegravere est celui de lrsquoexcellence (Curzer 1990 p428) au sens ougrave

lrsquoactiviteacute en question peut ecirctre accomplie de maniegravere excellente comme dans lrsquoexemple

drsquoAristote ougrave il attribue le mecircme office au joueur de cithare et au bon joueur de cithare

sauf que lrsquooffice du bon joueur sera de bien jouer alors que celui du simple joueur sera

simplement drsquoen jouer (EN 1098a7-12) Dans le cas de la vertu morale combineacutee agrave la

φρόνησις on comprend que cette combinaison de chaque vertu particuliegravere avec la sagaciteacute

est exactement lrsquoexcellence dans le domaine qui est propre agrave la vertu morale en question

Prenons un exemple concret pour mieux comprendre ce que nous voulons dire en supposant

la situation ougrave un homme riche srsquoapprecircte agrave deacutepenser un gros montant drsquoargent Comme

dans le cas du cithariste lrsquooffice de lrsquohomme riche sera de deacutepenser cet argent alors que

lrsquooffice de lrsquohomme riche et vertueux sera de bien le deacutepenser Crsquoest ainsi qursquoentre en jeu

lrsquoanalyse que fait Aristote de la magnificence (EN IV 4-6) Lrsquohomme vertueux accomplira

lrsquoaction de deacutepenser sa richesse de maniegravere excellente alors que le riche ne fera que la

deacutepenser En effet le magnifique saura deacutepenser pour ce qursquoil convient (vertu morale fixant

le but) et avec les moyens approprieacutes (φρόνησις deacuteterminant les moyens) (EN 1139a30-

b5) et agira donc de faccedilon agrave accomplir de maniegravere excellente lrsquoaction qursquoil srsquoeacutetait proposeacute

drsquoaccomplir On pourrait eacutegalement faire le mecircme genre drsquoanalyse pour chacune des vertus

morales particuliegraveres LrsquoEE II 11 soutient aussi sensiblement la mecircme chose

lorsqursquoAristote y affirme qursquoune action est mauvaise si la fin est bonne mais pas les

moyens si la fin nrsquoest pas bonne mais que les moyens oui ou encore si agrave la fois la fin et les

moyens sont mauvais (EE 1227b19-23) On voit donc encore une fois que ce qui fait

lrsquoaction excellente crsquoest une combinaison de vertu morale et de φρόνησις Il y a un

parallegravele flagrant agrave cela dans Les Politiques ougrave Aristote dit exactement la mecircme chose (Pol

1331b25-40) Dans ce contexte politique la fin qui doit ecirctre viseacutee est la creacuteation drsquoune

constitution droite alors que les moyens pour y arriver sont des lois qui vont dans ce sens

Si toutefois la fin poseacutee par le leacutegislateur est mauvaise parce qursquoelle promeut un reacutegime

deacutevieacute les lois peuvent tout de mecircme ecirctre bonnes au sens ougrave elles peuvent ecirctre conformes agrave

31

32

lrsquoesprit du reacutegime Ainsi des lois tyranniques seront de bonnes lois dans un reacutegime

tyrannique sans pour autant ecirctre de bonnes lois de maniegravere absolue Il faut cependant noter

que lrsquoindividu qui arrive agrave reacutealiser la fin qursquoil avait poseacutee nrsquoest pas neacutecessairement un

φρόνιμος En effet Aristote fait la distinction entre lrsquohomme habile et lrsquohomme sagace en

disant que lrsquohabile est celui qui a la capaciteacute de trouver les moyens pour arriver agrave sa fin peu

importe que sa fin soit bonne ou mauvaise alors que le sagace ne peut que viser une fin

bonne (EN 1144a23-b1) Cela recoupe aussi la distinction que fait Aristote entre

lrsquoexcellence du citoyen et celle de lrsquohomme de bien disant que le citoyen excellent agit de

maniegravere conforme agrave lrsquoesprit de la constitution dans laquelle il vit que celle-ci soit bonne ou

mauvaise alors que lrsquohomme bon agit selon le bien absolu peu importe srsquoil vit dans une

citeacute droite ou deacutevieacutee (Pol 1276b15-36) On voit donc que le critegravere de lrsquoexcellence

deacuteveloppeacute par Aristote en EN I 7 est conforme agrave lrsquoeacutetude qursquoil fait de la vertu morale et de

la φρόνησις et est preacutesent dans plusieurs de ses analyses

Passons maintenant au troisiegraveme critegravere releveacute par Curzer crsquoest-agrave-dire celui du

meilleur et du plus complet Pour le versant compleacutetude du critegravere il nous faut regarder

dans quelle mesure Aristote considegravere que lrsquoexercice de la vertu morale et de la φρόνησις

est possible pour lrsquohomme Avant cela il est peut-ecirctre pertinent de justifier la traduction de

τελειοτάτην (EN 1098a18) par laquo plus complegravete raquo et non par laquo plus finale raquo comme le fait

notamment Bodeacuteuumls car dans ce cas ce critegravere devrait ecirctre compris de maniegravere diffeacuterente et

permettrait de laisser la porte ouverte agrave lrsquointerpreacutetation voulant qursquoAristote fasse ici allusion

agrave la θεωρία Eacutevidemment hors contexte il est impossible de choisir lrsquoune ou lrsquoautre

traduction Dans une telle situation il est inteacuteressant drsquoaller consulter le texte correspondant

de lrsquoEE pour voir comment est traiteacutee la question

laquo Or le bonheur aussi eacutetait le meilleur le bonheur est donc lrsquoacte drsquoune acircme bonne (ψυχῆς ἀγαθῆς) Et puisque le bonheur eacutetait quelque chose de parfait (τέλεόν τι) et qursquoil y a une vie parfaite et une vie imparfaite et qursquoil en est de mecircme pour la vertu (car lrsquoune est totale lrsquoautre partielle) et que lrsquoacte des choses imparfaites est imparfait le bonheur devrait ecirctre un acte drsquoune vie parfaite (τελείας) conforme agrave une vertu parfaite (κατrsquo ἀρετὴν τελείαν) raquo (EE 1219a35-40)

Dans ce passage Deacutecarie traduit lrsquoadjectif τέλειος par laquo parfait raquo35 au sens de

complet drsquoacheveacute Cette traduction nous semble bonne pour deux raisons La premiegravere est

qursquoAristote fait reacutefeacuterence agrave la vertu laquo totale raquo et agrave la vertu laquo partielle raquo ce qui nous paraicirct

impliquer que τέλειος est aussi agrave prendre en ce sens La deuxiegraveme raison vient drsquoune

comparaison que fait Aristote un peu plus loin entre la vertu du corps et la vertu de lrsquoacircme

laquo Et de mecircme que la bonne condition physique se compose des vertus particuliegraveres de

mecircme en est-il en tant que fin (ᾗ τέλος) de la vertu de lrsquoacircme raquo (EE 1220a1-5) On voit

clairement dans ce passage que la vertu totale dont parlait le philosophe un peu plus haut

est un agreacutegat de toutes les vertus particuliegraveres et que la vertu nrsquoest reacuteellement acheveacutee que

lorsqursquoun individu est complegravetement vertueux Un autre passage paraicirct pertinent pour bien

comprendre la compleacutetude de la vertu En EN 1178a15-22 le philosophe exprime une

interrelation entre la sagaciteacute et la vertu morale affirmant que lrsquoune traduit lrsquoautre et vice

versa et en faisant cela il finit par conclure que ces vertus forment un composeacute On pourrait

donc interpreacuteter la compleacutetude de la vertu comme eacutetant lrsquoacte de ce composeacute et non pas

35 Il est tregraves important de noter pour eacuteviter la confusion que lrsquoutilisation ici de laquo parfait raquo ne renvoie pas au mecircme mot grec que laquo la vertu la plus parfaite (τὴν ἀρίστην)raquo (EN 1098a18) de la traduction de Bodeacuteuumls

33

34

simplement de lrsquoune de ses parties En ce sens il est aussi pertinent de voir qursquoAristote

exclut lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique du composeacute (EN 1177b25-30)

Ceci eacutetant dit on peut donc comprendre le critegravere de la compleacutetude comme visant ce

qui est acheveacute ce qui est pleinement deacuteveloppeacute ou encore ce dont lrsquoessence entiegravere est

reacutealiseacutee Regardons si ce critegravere peut srsquoappliquer agrave lrsquohomme en ce qui concerne son

exercice de la vertu morale et de la φρόνησις Il semblerait que oui dans la mesure ougrave

Aristote affirme que laquo neacuteanmoins ce [le bonheur] peut ecirctre aussi un bien partageacute par

beaucoup puisqursquoil est accessible agrave tous ceux qui nrsquoont pas de handicap pour la vertu

moyennant un certain apprentissage et de lrsquoapplication raquo (EN 1099b18-20) Bien que

lrsquoacquisition drsquoun caractegravere vertueux soit difficile et rare (Pol 1301b40) Aristote nrsquoen parle

jamais comme quelque chose drsquoimpossible agrave atteindre De plus il accorde volontiers la

sagaciteacute agrave Peacutericlegraves et agrave ses semblables (EN 1140b8-11) ce qui montre qursquoil croyait cet eacutetat

atteignable et effectivement atteint par certains hommes

Pour ce qui est du critegravere de la perfection (ἄριστος) Curzer lrsquointerpregravete comme eacutetant

en fait une reprise du critegravere de lrsquoautosuffisance (Curzer 1990 p431) Dans un tel cas il

nous faut donc regarder dans quelle mesure le bonheur humain peut ecirctre deacuteclareacute

autosuffisant Que lrsquoon interpregravete cet ἄριστος de EN 1098a17 comme eacutetant eacutequivalent agrave

autarcique ou bien tout simplement comme meilleur comme le voudrait une traduction

plus litteacuterale lrsquoautosuffisance reste tout de mecircme un critegravere du bonheur et il faut donc que

lrsquoexercice de la vertu morale qui est consideacutereacute comme eacutetant un bonheur agrave part entiegravere par

Aristote bien que de maniegravere secondaire (EN 1178a8-10)36 soit une pratique

autosuffisante Dans un cas comme dans lrsquoautre le problegraveme se pose

Avant daller plus loin dans cette direction il faut savoir quil est possible

dinterpreacuteter cet adjectif de maniegravere agrave ce quil ne puisse deacutesigner que lactiviteacute la meilleure

en elle-mecircme cest-agrave-dire la θεωρία Cependant nous soutenons que lutilisation dἄριστος

dans ce passage ne peut pas renvoyer agrave lactiviteacute theacuteoreacutetique pour les raisons que voici

Commenccedilons par mettre les passages pertinents en parallegravele

laquo Dans ces conditions si nous posons que loffice [ἔργον] de lhomme est une certaine forme de vie (cest-agrave-dire une activiteacute de lacircme et des actions rationnelles) mais que sil est homme vertueux ses oeuvres seront parfaites et belles degraves lors que chaque oeuvre parfaitement accomplie traduit la vertu qui lui est propre dans ces conditions donc le bien humain devient un acte de lacircme qui traduit la vertu et sil y a plusieurs vertus lacte qui traduit la plus parfaite [ἀρίστη] et la plus finale raquo (EN 1098a12-18)

Le contexte de ce passage est tregraves clair et cest au bien proprement humain

quAristote sattarde et non pas au bien le plus excellent en lui-mecircme Sil advenait que le

bien humain diffegravere du plus excellent des biens on pourrait soutenir que lἄριστος de ce

passage doit renvoyer agrave la meilleure vertu strictement humaine Regardons maintenant un

autre passage ougrave Aristote semble affirmer pratiquement la mecircme chose

laquo Mais si le bonheur est une activiteacute traduisant la vertu il est parfaitement rationnel quil traduise la vertu suprecircme (κατὰ τὴν κρατίστην) laquelle doit ecirctre vertu de ce quil y a de meilleur (ἅυτη δrsquoἂν εἴη τοῦ ἀρίστου) raquo (EN 1177a12-13)

36Afin de mieux comprendre le caractegravere secondaire du bonheur procureacute par lactiviteacute politique il est inteacuteressant de sen remettre au texte Le bonheur parfait agrave titre secondaire de Bodeacuteuumls (2004) Il nous semble aussi fort pertinent dajouter agrave cette eacutetude de Bodeacuteuumls que le fait que lactiviteacute theacuteoreacutetique soit associeacutee au loisir implique que le traitement que fait Aristote du loisir sapplique tout aussi bien agrave cette activiteacute et que degraves lors on peut ecirctre tenteacute de lui faire jouer un rocircle politique -ce qui ne la rend donc plus uniquement rechercheacutee pour elle-mecircme- au sens ougrave elle permettrait de deacutevelopper la tempeacuterance Nous reviendrons en deacutetail sur ce sujet agrave la fin de notre preacutesent travail

35

36

Agrave premiegravere vue on retrouve ici la mecircme position que dans le passage preacuteceacutedent

Toutefois le contexte y est diffeacuterent En effet Aristote ne cherche plus agrave identifier le

bonheur humain mais le bonheur en son sens pleinement acheveacute le bonheur parfait en lui-

mecircme indeacutependamment du fait quil puisse ecirctre atteint par lhomme ou non Comme on sy

attend lactiviteacute allant de pair avec ce bonheur acheveacute sera meacuteditative (EN 1177a17-18) Si

donc le bonheur doit ecirctre lactiviteacute traduisant la vertu de ce qui est le meilleur il nous faut

regarder si cela est applicable agrave lhomme et si oui on pourra dire que cest agrave cela que

renvoie lἄριστος de EN I 1098a18 Un texte de la Meacutetaphysique est tregraves pertinent pour

eacuteclairer cela

laquo Dabord donc si lIntelligence divine nest pas la penseacutee mais une simple puissance il est logique de supposer que la continuiteacute de la penseacutee est pour elle une fatigue En outre il est clair quil y aura quelque autre chose supeacuterieure agrave lIntelligence savoir ce qui est penseacute [τὸ νοουμένον] En effet le penser lacte de la penseacutee appartiendra aussi agrave celui qui pense le pire de sorte que si on doit eacuteviter cela (et on le doit car il y a des choses quil est meilleur de ne pas voir que de voir) lacte de la penseacutee ne peut pas ecirctre ce quil y a de meilleur [τὸ ἄριστον] raquo (Meta 1074b28-35)

En se fiant agrave ce texte il est clair que dans le cas de lhomme lacte de la penseacutee nest

pas ce quil y a de meilleur ce qui implique que lhomme ne participe pas agrave ce qui est le

meilleur en soi parce que pour lui la penseacutee est cause de fatigue (EN 1153a20) et donc une

puissance et que lhomme ne peut pas seulement penser agrave lobjet le meilleur comme en est

capable le premier moteur (Meta Λ 1072b25-30 1075a5-10) Cest aussi la conclusion agrave

laquelle en vient Aristote apregraves avoir donneacute les raisons pour lesquelles le bonheur

theacuteoreacutetique est le bonheur au sens propre

laquo Dans ces conditions voilagrave donc lactiviteacute qui devrait ecirctre le bonheur acheveacute de lhomme si elle a dureacute suffisamment longtemps pour faire une existence acheveacutee Rien dinacheveacute nentre en effet dans les composantes du bonheur Mais

pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain Ce nest pas en effet en sa qualiteacute dhomme que quelquun peut vivre ainsi mais comme deacutetenteur dun eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui [οὐ γὰρ ᾗ ἄνθρωπός ἐστιν οὕτω βιώσεται ἀλλrsquo ᾗ θεῖόν τι ἐν αὐτῷ ὑπάρχει] raquo (EN 1177b24-28)

En affirmant que la pratique de lactiviteacute theacuteoreacutetique relegraveve dune partie divine en

lui Aristote soutient du mecircme coup que le bonheur associeacute agrave lactiviteacute de cette partie est

aussi divin car ce nest que le divin qui peut reacutealiser la chose la meilleure telle que deacutecrite

dans le passage de la Meacutetaphysique que nous avons citeacute Cest aussi dire que dans labsolu

cest agrave cette activiteacute que devrait correspondre le bonheur humain mais eacutetant donneacute la

maniegravere dont lhumain est constitueacute il ne peut pas y arriver pleinement Si on soutient avec

Curzer (1990 p431) que lἄριστος de EN I 1098a18 nest quun rappel du critegravere de

lautosuffisance et quon reacuteussit agrave montrer quil existe un autre type dautarcie que lautarcie

divine dans la penseacutee aristoteacutelicienne nous serons en mesure de deacutefendre la position selon

laquelle le Stagirite naurait pas en tecircte la θεωρία en EN I 1098a12-18 Cest ce agrave quoi

nous allons maintenant nous attarder

15 Lrsquoautarcie humaine

Il nous semble clair que le concept drsquoautarcie divine que nous avons exposeacute plus

haut ne peut pas rendre compte de lrsquoactiviteacute des hommes37 parce que ce concept est

beaucoup trop rigoureux et ne fait appel qursquoagrave des eacuteleacutements internes pour assurer lrsquoautarcie

Il est donc neacutecessaire pour rendre compte de la penseacutee drsquoAristote de postuler que ce

37 Eacutevidemment il est indiscutable que crsquoest lrsquoautarcie divine que recherche le sage lorsqursquoil pratique la θεωρία mais ce type drsquoautarcie ne peut pas rendre compte du caractegravere propre de lrsquohomme On ne comprendrait pas non plus comment la citeacute pourrait ecirctre dite autarcique en vue du bien [αὔταρκες πρὸς το εὐ ζῆν] (Pol 1326b8-9) dans la mesure ougrave Aristote nrsquoaurait deacuteveloppeacute que cette seule conception de lrsquoautarcie

37

38

dernier distingue diffeacuterents types drsquoautarcie et que lrsquoun de ces types srsquoapplique agrave lrsquohomme

Crsquoest ce que nous appelons lrsquoautarcie humaine Grossiegraverement cela peut ecirctre compris

comme le fait de ne manquer de rien quant au neacutecessaire pour accomplir tout ce qui est

proprement humain ce qui va de la nourriture agrave lrsquoexercice de la vertu morale Ce type

drsquoautarcie est drsquoabord introduit par Aristote agrave partir du constat que lrsquoindividu seul ne peut

pas reacutepondre agrave ses besoins (EN 1097b5-10 EE 1242a5-10 Pol 1252a25-30) Ainsi ce

nrsquoest qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune citeacute que lrsquohomme pourra combler ses besoins vitaux et comme

chacun le sait lrsquoautarcie est toujours associeacutee avec la deacutefinition de la citeacute (Pol 1252b25-30

1261b10-15 1275b15-25 1326b1-10) Crsquoest donc dire que la citeacute permet de vivre et qursquoil y

a une part drsquoautarcie mateacuterielle comprise dans lrsquoautarcie humaine38 Eacutevidemment ce nrsquoest

pas tout et Aristote srsquoempresse drsquoajouter que la citeacute laquo srsquoeacutetant donc constitueacutee pour permettre

de vivre elle permet une fois qursquoelle existe de mener une vie heureuse raquo (Pol 1252b30-

35) Cette question de la vie heureuse est traiteacutee dans les Eacutethiques et crsquoest au bonheur

humain qursquoil nous faut maintenant nous attarder pour comprendre comment ce nrsquoest qursquoagrave

lrsquointeacuterieur de la citeacute qursquoun tel bonheur est possible et du mecircme coup en quoi lrsquoautarcie

humaine vise la suffisance agrave lrsquoeacutegard de tous les besoins proprement humains et notamment

le bonheur qui est lui-mecircme affirmeacute comme autosuffisant (EN 1097b15)

Au deacutebut de lrsquoEN Aristote insiste sur le fait que ce qursquoil lui faut rechercher dans sa

quecircte de ce qursquoest le bonheur crsquoest lrsquoexcellence humaine crsquoest lrsquooffice de lrsquohomme (EN I

6) Par la suite affirmant que laquo le bonheur est une certaine activiteacute de lrsquoacircme exprimant la

vertu finale raquo (EN 1102a5-10) il ajoute que laquo la vertu agrave examiner est la vertu humaine

38 Il devient clair que lrsquoautarcie de la citeacute nrsquoest pas seulement une autarcie mateacuterielle agrave la lecture du passage suivant laquo [la citeacute] qui a trop [de monde] est bien autarcique pour les choses indispensables comme lrsquoest une peuplade mais non comme une citeacute raquo (Pol 1326b1-5)

eacutevidemment car crsquoest preacuteciseacutement le bien humain que nous cherchions et le bonheur

humain raquo (EN 1102a13-16) Dans un tel contexte il nrsquoest pas eacutetonnant qursquoAristote en EN

I 3 diffegravere lrsquoeacutetude de la θεωρία agrave plus tard car comme nous lrsquoavons vu cette activiteacute nrsquoest

pas le propre de lrsquohomme mais plutocirct de la diviniteacute Comme le note Bodeacuteuumls il est

inteacuteressant de consideacuterer que dans ce passage aucune reacuteserve critique ne srsquoapplique agrave cette

activiteacute39 bien qursquoelle ne soit pas examineacutee sur le champ par Aristote Ce ne serait donc pas

parce qursquoelle est critiquable qursquoAristote ne la considegravere pas ici comme il le fait pour le

mode de vie visant agrave acqueacuterir la richesse mais selon nous parce qursquoelle ne serait pas une

activiteacute de lrsquohumain en tant que tel40 Crsquoest donc le bonheur proprement humain qui

inteacuteresse Aristote dans la presque totaliteacute de lrsquoEN et le fait qursquoil examine les vertus morales

humaines dans la majeure partie de cet ouvrage ne ferait que confirmer cela41 Il nous reste

donc agrave nous demander en quoi consiste le type drsquoautarcie qursquoAristote met de lrsquoavant dans

son deacuteveloppement et agrave montrer qursquoil srsquoapplique agrave lrsquohomme en tant qursquohomme crsquoest-agrave-dire

en tant que son office est de reacutealiser la vertu morale et la sagaciteacute (EN 1144a6-7)

Un passage nous semble particuliegraverement important pour montrer le caractegravere

collectif et humain de cette autarcie laquo Toutefois lrsquoautosuffisance comme nous

lrsquoentendons nrsquoappartient pas agrave une personne seule qui vivrait une existence solitaire Au

contraire elle implique parents enfants eacutepouse et globalement les amis et concitoyens degraves

39 Bodeacuteuumls 2004 p58 n240 Nous ne disons pas ici que selon Aristote lrsquohomme devrait se contenter des activiteacutes qui lui sont propres et ne pas preacutetendre agrave imiter la diviniteacute Voir entre autre EN 1177b32-1178a5 ougrave Aristote explique cela ou encore Meta 982b25-983a10 ougrave Aristote reacutefute lrsquoopinion des poegravetes selon laquelle il ne faut pas rechercher la sagesse parce qursquoeacutetant lrsquoapanage des dieux ces derniers seraient jaloux si un humain lrsquoatteignait Ainsi Aristote ne soutient pas qursquoil ne faut pas rechercher un bonheur divin mais diffeacuterant cette description il tentera de deacutefinir ce qursquoest le bonheur humain41 Cela est drsquoautant plus vrai si on tient compte que pour Aristote il est absurde de dire que les dieux possegravedent les vertus morales (EN 1178b10-20) qui sont donc de ce fait propres aux hommes

39

40

lors que lrsquohomme est naturellement un ecirctre destineacute agrave la citeacute raquo (EN 1097b8-11) Ce texte

tisse un lien tregraves eacutetroit entre lrsquoautarcie et la nature politique de lrsquohomme consideacuteration

omnipreacutesente chez Aristote42 Si crsquoest dans la nature de lrsquohomme de srsquounir en citeacute et que

lrsquoautarcie telle que lrsquoentend Aristote dans ce passage provient de cette nature il faut donc

en conclure que le concept drsquoautarcie mis ici de lrsquoavant est neacutecessairement un concept

proprement humain et politique

Aristote continue ce dernier extrait ainsi laquo Quant agrave lrsquoautosuffisance que nous

posons elle est le caractegravere de la chose qui reacuteduite agrave elle seule rend lrsquoexistence digne

drsquoeacutelection et sans le moindre besoin Or ce caractegravere appartient au bonheur croyons-nous raquo

(EN 1097b14-16) Il nous faut donc veacuterifier si la citeacute est en mesure drsquoassurer cette pleine

compleacutetude des besoins humains afin que lrsquohumain reacutealise pleinement ce qursquoil est Dans

cette optique ce sont les besoins de lrsquohomme vertueux et sagace qursquoil nous faut examiner

puisqursquoil est lrsquoexemplification parfaite de lrsquohomme ayant pleinement deacuteveloppeacute son cocircteacute

humain Pour Aristote cette vie de vertu ne se suffit pas pleinement agrave elle-mecircme et elle a

besoin des biens exteacuterieurs afin de pouvoir ecirctre exerceacutee (EN 1099a30-b10) Ces biens sont

des biens qui ne pourraient pas exister sans la citeacute (richesse pouvoir politique) parce qursquoils

nous semblent neacutecessiter certaines institutions et une certaine division des tacircches43 Plus

speacutecifiquement certaines vertus particuliegraveres sont traiteacutees par Aristote comme si leur

exercice ou du moins leur plus bel accomplissement devait neacutecessairement avoir lieu au

sein de la citeacute Crsquoest notamment le cas du courage pour lequel Aristote affirme que son plus

bel exemple est celui de ne pas craindre la plus belle mort agrave savoir la mort au combat (EN

42 Voir entre autres Pol 1253a7-8 1278b19 EN 1169b18-19 EE 1242a22-2343 Aristote ajoute aussi des choses comme laquo une famille honorable de bons enfants la beauteacute raquo (EN 1099b2-3) mais ces choses eacutetant donneacutees par la fortune il nrsquoest pas pertinent drsquoen tenir compte ici

1115a30-35) Or pour qursquoil y ait une guerre il faut qursquoau moins deux citeacutes soient en conflit

ce qui requiert eacutevidemment lrsquoexistence des citeacutes et que lrsquohomme courageux fasse partie de

lrsquoune drsquoelles44 Un autre exemple est celui de la magnificence dont lrsquoobjet peut ecirctre le fait

de payer laquo pour armer une triegravere et organiser une ambassade sacreacutee raquo (EN 1122a24-25) ou

encore pour des objets honorables comme ceux qui concernent les dieux ou ceux qui sont

drsquointeacuterecirct public (EN 1122b18-25) Degraves lors on comprend que la citeacute permet aux vertueux

drsquoexercer leurs vertus mecircmes car sans citeacute pas de triegraveres drsquoambassades ou de culte des

dieux45 La citeacute est donc autosuffisante au sens ougrave elle offre aux hommes qui la composent

tout ce dont ils ont besoin pour exercer la vertu humaine

On pourrait cependant voir ces exemples drsquoune autre maniegravere crsquoest-agrave-dire que ces

exemplifications des vertus particuliegraveres ne seraient en fait que contingentes au fait que

lrsquohomme vive en citeacute et que degraves lors lrsquoexistence de la citeacute nrsquoest pas un preacutealable agrave

lrsquoexercice de la vertu On pourrait en effet consideacuterer que cette maniegravere de deacutefinir le

courage nrsquoest que culturelle et que le courage pourrait tout aussi bien ecirctre accordeacute par

exemple agrave un homme ne vivant pas dans une citeacute mais qui ferait face laquo avec courage raquo agrave

une maladie Bien que cette perspective soit drsquoune certaine maniegravere deacutefendable en dehors

drsquoun contexte aristoteacutelicien ce nrsquoest pas la position drsquoAristote Pour lui en effet laquo le juste

lui a besoin drsquoautres personnes envers qui ou avec lesquelles il puisse exercer la justice et

crsquoest pareil drsquoailleurs pour le tempeacuterant le courageux et chacun des autres raquo (EN 1177a30-

44 Nous admettons que cet argument est discutable dans la mesure ougrave des peuplades qui ne forment pas de citeacutes peuvent aussi faire la guerre et par le fait mecircme agir de maniegravere courageuse Cependant Aristote semble reacuteticent agrave accorder la capaciteacute agrave agir vertueusement aux barbares (EN1145a30-35 Pol 1329a20-27) et donc indirectement agrave ecirctre reacuteellement courageux45 On pourrait consideacuterer que le culte des dieux peut ecirctre quelque chose de personnel et qursquoen cela il nrsquoest nul besoin de la citeacute mais ce qursquoAristote a en vue dans ce passage crsquoest lrsquohonneur qui advient agrave celui qui paie au sein de la citeacute pour honorer les dieux

41

42

32) On voit ainsi le caractegravere eacuteminemment social de lrsquoexercice de la vertu morale chez

Aristote En plus de cela le fait qursquoAristote deacutefinisse la justice comme eacutetant lrsquoapplication

des autres vertus particuliegraveres relativement agrave autrui (EN 1129b30-1130a15) montre encore

la forte deacutependance du vertueux agrave lrsquoeacutegard de la citeacute drsquoautant plus qursquoil soutient que la

justice est la vertu finale (EN 1129b30) et dans sa totaliteacute (EN 1130a9)46

De plus on voit qursquoAristote associe ces activiteacutes avec la vie de tous les hommes

mecircme celle du sage lorsqursquoil affirme en parlant de ce dernier laquo Mais en tant qursquohomme et

en tant qursquoil partage la vie drsquoun assez grand nombre [ᾗ δrsquo ἄνθρωπός ἐστι καὶ πλείοσι συζῇ]

il choisit drsquoexeacutecuter les actes qui traduisent la vertu47 Il aura donc besoin de ces sortes

drsquoappuis pour vivre en homme (πρὸς τὸ ἀνθρωπεύεσθαι)48 raquo (EN 1178b5-10 nous

46 On peut aussi ajouter agrave cette analyse leacutetude de Bodeacuteuumls La nature politique de la sagaciteacute (2004) qui montre en quoi la φρόνησις trouve son accomplissement dans la politique pratique pour laquelle la citeacute est eacutevidemment essentielle Cela sert agrave prouver que les actions humaines ne peuvent encore une fois ecirctre complegravetes quagrave linteacuterieur de la citeacute47 Ce passage peut sembler en partie contradictoire avec EN 1169a32-34 et 1170a2-4 ougrave Aristote semble affirmer comme le comprend Bodeacuteuumls que laquo cela implique la possibiliteacute pour le philosophe qui est bon drsquoecirctre pleinement heureux sans ecirctre un homme drsquoaction srsquoil a des amis eacutegalement bons qui sont eux-mecircmes hommes drsquoaction raquo (Bodeacuteuumls 2004 n1 p484) Cela est drsquoautant plus probant si lrsquoon considegravere EN 1112b25-30 ougrave Aristote dit que ce que font nos amis peut drsquoune certaine maniegravere ecirctre consideacutereacute comme fait par nous-mecircmes ce qui est aussi coheacuterent avec la position aristoteacutelicienne que lrsquoami est un autre soi-mecircme (Bodeacuteuumls soutient cependant ailleurs que laquo car si lintelligence vaut au sage son bonheur (au sens premier) il ne peut pas lorsquil agit ne pas cultiver aussi lintelligence que reacuteclame la vertu sans se priver alors de son titre au bonheur (agrave titre second) raquo (2004 p192)) Neacuteanmoins le passage de EN IX 9 nrsquoaffirme pas que le sage puisse ne jamais avoir agrave agir vertueusement mais bien que lrsquoobservation drsquoune action vertueuse de la part drsquoun ami est autant agreacuteable qursquoune action vertueuse accomplie par lui-mecircme De plus la reacuteponse que donne Aristote agrave la question de savoir concernant la musique laquo pourquoi en effet faut-il lapprendre soi-mecircme et non pas en en eacutecoutant dautres jouir de plaisirs droits et ecirctre capable de porter des jugements corrects comme le font les Laconiens raquo (Pol 1339a42-b2) semble pouvoir eacuteclairer cette question En effet en soutenant que lenfant doit apprendre lui-mecircme agrave jouer (sans devenir un parfait virtuose ce qui lui serait nuisible) et non pas seulement ecirctre capable de juger des oeuvres et en fondant cela sur le fait que laquo cest une chose impossible ou difficile de devenir des juges valables de travaux auxquels on na pas pris part raquo (Pol 1340b23-25) nous pouvons deacuteduire de cela que pour ecirctre vertueux contempler des oeuvres vertueuses ne suffit pas il faut en faire Eacutevidemment Bodeacuteuumls ne soutient pas que lon puisse ecirctre vertueux simplement en regardant des gens vertueux agir mais simplement quon pourrait ecirctre pleinement heureux ainsi Le problegraveme est justement que pour pouvoir juger du caractegravere vertueux dune action accomplie il faut soi-mecircme ecirctre vertueux ce qui implique la pratique Mais indeacutependamment de tout cela ce qui est important dans le passage de EN 1178b5-10 est le fait que lrsquoexercice de la vertu morale soit eacutevoqueacutee dans le but drsquoexpliquer ce qursquoest vivre en homme ce qui nrsquoest pas affecteacute par lrsquointerpreacutetation que fait Bodeacuteuumls du passage de EN IX 948 Le Bailly note dans la deacutefinition de ce verbe que crsquoest par opposition agrave la diviniteacute

soulignons) Ce sont ces sortes drsquoappuis (argent puissance liberteacute) qui doivent donc ecirctre en

possession de lrsquoindividu afin que celui-ci puisse ecirctre dit autarcique Cette remarque de EN

X 8 est semblable agrave ce que disait Aristote en EN I 9 1099a31-33 ougrave il affirmait la

neacutecessiteacute des biens exteacuterieurs pour le bonheur humain Or tous ces biens exteacuterieurs sont

des biens que seule lrsquoappartenance agrave une citeacute peut procurer

16 La citeacute comprise par lrsquoanalogie du tout organique

Le problegraveme auquel nous faisons face en soutenant que la citeacute permet de reacutepondre

aux besoins de lrsquohomme vertueux et sagace ce qui le rendrait du mecircme coup autosuffisant

est le suivant jamais Aristote ne dit qursquoun tel homme est autarcique49 Agrave notre

connaissance Aristote nrsquoattribue lrsquoautarcie de maniegravere absolue qursquoaux dieux et agrave la citeacute

Ainsi si lon considegravere quAristote nattribue jamais le type dautarcie humaine agrave des

individus il serait difficile de soutenir quil la bel et bien eacutelaboreacutee dans son oeuvre

Cependant si on considegravere qursquoAristote conccediloit la citeacute comme un tout dont les parties sont

les individus de la mecircme maniegravere qursquoun corps vivant est composeacute des organes le problegraveme

est beaucoup moins grave voire absent En effet bien que dans un tel cas les parties ne

soient pas autosuffisantes en elles-mecircmes le fait qursquoelles soient neacutecessaires agrave

49 En EN 1125a11-12 Aristote attribue une certaine autarcie au magnanime Il est par contre plus que douteux qursquoil fasse reacutefeacuterence agrave autre chose qursquoagrave lrsquoautarcie mateacuterielle ou plus preacuteciseacutement au fait de ne manquer de rien vu le contexte de cet eacutenonceacute Crsquoest probablement ainsi que le comprend Bodeacuteuumls en traduisant par laquo indeacutependance raquo plutocirct que par laquo autosuffisance raquoEn EN 1160b3-4 Aristote dit aussi que laquo nest pas un roi en effet celui qui ne se suffit pas agrave lui-mecircme et nest pas supeacuterieur sur tous les plans du bien raquo Il affirme cela dans le but de montrer que nayant besoin de rien le roi naura dautres motivations que linteacuterecirct de ses sujets lors de ses deacutecisions Dans un tel cas il y aurait toutefois une certaine association entre lautosuffisance et lexcellence du caractegravere moral mais cela est beaucoup trop isoleacute et mal deacuteveloppeacute pour quon puisse accorder agrave ce passage une trop grande importance mais nous y reviendrons agrave la fin de notre travail De plus on pourrait dire que lautosuffisance confeacutereacutee au roi nest que mateacuterielle dans la mesure ougrave le philosophe prend la peine dajouter la supeacuterioriteacute sur tous les plans du bien comme si lobjet de lautosuffisance dont il eacutetait question ici neacutetait pas agrave proprement parler un bien

43

44

lrsquoautosuffisance du tout implique un lien suffisamment eacutetroit entre le tout et ses parties pour

qursquoon comprenne que les parties profitent elles aussi de lrsquoautosuffisance du tout Reste agrave

montrer qursquoAristote deacutecrit bien la citeacute par une analogie avec un tout organique50 ce qui

nous permettra de comprendre lautarcie humaine comme eacutetant lautarcie quAristote

attribue agrave la citeacute

Eacutevidemment cette question risquerait de nous occuper pendant trop longtemps pour

que nous tentions de la traiter de maniegravere exhaustive Crsquoest pourquoi nous nous

contenterons ici de deacutefendre le caractegravere organique de la citeacute par une reacutefutation drsquoun

commentateur soutenant la position inverse Lrsquoarticle qui nous inteacuteresse donc ici est celui

de Robert Mayhew intituleacute Part and Whole in Aristotles Political Philosophy Le premier

argument de Mayhew pour rejeter le caractegravere organique du tout que forme la citeacute est de

dire qursquoune substance ne peut pas avoir pour partie drsquoautres substances en se basant sur des

textes de la Meacutetaphysique (Meta 1039a3-4 1041a4-5)51 Autrement dit il soutient que

puisqursquoune substance ne peut pas ecirctre composeacutee de substances (1) et que lrsquohomme est une

substance (2) il deacutecoule de cela que lrsquohomme ne peut pas ecirctre une partie de la citeacute si on

conccediloit celle-ci comme une substance organique (3) Le problegraveme avec cet argument crsquoest

que la preacutemisse (1) ne tient pas compte de la suite du texte sur lequel elle se base et qui

influence lrsquointerpreacutetation qursquoon peut avoir de la preacutemisse (2) laquo Il est impossible qursquoune

substance provienne de substances qursquoelle contiendrait comme en enteacuteleacutechie car des ecirctres

qui sont ainsi deux en enteacuteleacutechie ne seront jamais un seul ecirctre en enteacuteleacutechie Mais si ces

50Un indice de cela se trouve en EN IX 8 laquo Or exactement comme une Citeacute est avant tout constitueacutee semble-t-il par son instance la plus souveraine ainsi que chaque autre organisme [σύστημα] de la mecircme faccedilon lecirctre humain lui aussi est constitueacute par ce quil y a en lui de plus souverain raquo (EN 1168b31-33 nous soulignons)51 Mayhew 1997 pp328-329

ecirctres sont deux en puissance ils pourront ecirctre un raquo (Meta 1039a3-7) Comme lrsquoexplique ce

texte pour qursquoune substance puisse ecirctre composeacutee de substances il faut que ces derniegraveres

ne soient pas en enteacuteleacutechie crsquoest-agrave-dire ne soit pas pleinement reacutealiseacutees avant de faire

partie du tout auquel elles appartiennent Pour que lrsquoargument de Mayhew soit juste il

faudrait donc que lrsquohomme soit pleinement reacutealiseacute avant mecircme de faire partie drsquoune citeacute

Or cette preacutemisse est plus que douteuse52 Sans faire ici une analyse complegravete du sujet

nous nous contenterons de faire appel aux passages ougrave Aristote soutient que lrsquohomme qui

nrsquoappartient pas par nature agrave une citeacute est soit une becircte soit un dieu (Pol 1252a1-5

1253a25-30) montrant ainsi que lrsquoessence de lrsquohomme ne peut srsquoaccomplir que dans le

cadre de la citeacute De plus si la vertu morale est lrsquoaccomplissement de lrsquohomme comme nous

lrsquoavons soutenu plus haut et que la vertu morale ne se pratique qursquoagrave lrsquointeacuterieur de la citeacute il

faut en conclure qursquoun homme ne peut pas ecirctre accompli avant de faire partie drsquoune citeacute

Crsquoest en cela que nous voyons que le premier argument de Mayhew eacutechoue agrave montrer que

le tout drsquoune citeacute nrsquoest pas un composeacute organique Cependant nous ne pouvons pas nous

contenter de cela car le fait drsquoaffirmer que lrsquohomme doit faire partie de la citeacute afin de

srsquoaccomplir ne dit rien de la maniegravere dont il doit en ecirctre une partie Il faut degraves lors se

pencher sur les autres arguments de Mayhew

Son deuxiegraveme argument consiste agrave dire qursquoen Pol 1261a16-22 ougrave Aristote critique

lrsquouniteacute de la citeacute platonicienne crsquoest du mecircme coup lrsquouniteacute organique de la citeacute qui est

rejeteacutee par le Stagirite53 Nous ne croyons pas que ce soit effectivement le cas Ce que

critique Aristote dans ce passage crsquoest laquo le fait pour une citeacute drsquoecirctre une le plus possible raquo

52 Mayhew lui-mecircme admet plus tard dans son texte que lrsquohomme ne peut ecirctre pleinement accompli qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune citeacute (Mayhew 1997 p338)53 Ibid p329

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(Pol 1261a15-16) et pas neacutecessairement decirctre un composeacute organique De plus il associe

lrsquouniteacute de la citeacute platonicienne agrave une reacutegression du statut de citeacute agrave celui de famille et

drsquoindividu et crsquoest en cela que Mayhew comprend le rejet de lrsquouniteacute organique drsquoun

individu au niveau de la citeacute Nous ne croyons cependant pas que ce soit le mouvement de

la penseacutee drsquoAristote Lorsqursquoil effectue la reacuteduction de la citeacute platonicienne agrave lrsquoindividu

nous croyons plutocirct que loin de rejeter la conception organique il vise plutocirct agrave dire que la

citeacute platonicienne est conccedilue de maniegravere agrave ce qursquoelle ne soit associeacutee qursquoagrave une seule de ces

parties Crsquoest ici que Meta Δ 6 qui porte sur lrsquouniteacute nous est utile Dans ce chapitre

Aristote soutient que lrsquoune des conceptions qursquoon peut avoir de lrsquouniteacute est la suivante

laquo crsquoest quand le sujet ne diffegravere pas speacutecifiquement [κατὰ τὸ εἶδος] [hellip] On dit par

exemple drsquoune part que le vin est un et que lrsquoeau est une en tant qursquoindivisibles selon

lrsquoespegravece raquo (Meta 1016a20-25) Lrsquoeau est donc consideacutereacutee une par Aristote parce que toutes

ses parties sont identiques quant agrave lrsquoespegravece Ainsi en disant que la citeacute platonicienne est

reacuteduite agrave lrsquoeacutetat drsquoindividu54 crsquoest dire que ses parties ne sont que des individus identiques

selon lrsquoespegravece Or pour Aristote laquo une citeacute au contraire doit ecirctre une uniteacute composeacutee

drsquoeacuteleacutements diffeacuterant speacutecifiquement [εἴδει διαφέρει] raquo (Pol 1261a29-30) Crsquoest justement

lagrave une autre des deacutefinitions de lrsquouniteacute qursquoil donne en Meta Δ 6 agrave savoir lrsquouniteacute par

continuiteacute (Meta 1015b35-1016a17) et crsquoest ce genre drsquouniteacute que nous attribuons agrave la citeacute

et que nous croyons pouvoir aussi attribuer agrave un organisme vivant Eacutetant donneacute que

Mayhew rejette le fait que la citeacute puisse ecirctre continue dans un sens fort55 il importe de

regarder cette position plus en profondeur

54 Il est important de noter qursquoAristote ne dit pas que cette citeacute est retombeacutee agrave lrsquouniteacute drsquoun organisme vivant55 Mayhew 1997 330

Avant tout nous accordons que les parties de la citeacute ne peuvent pas ecirctre continues

du fait drsquoun contact physique Cela nous importe peu dans la mesure ougrave nous comprenons

lrsquouniteacute organique de la citeacute plutocirct comme une analogie que comme le fait que la citeacute serait

reacuteellement un ecirctre vivant au mecircme titre que nrsquoimporte quel animal Cependant le fait qursquoil

nrsquoy ait pas de continuiteacute physique nrsquoempecircche pas la citeacute drsquoecirctre malgreacute tout continue mecircme

si ce nrsquoest pas au sens le plus fort Pour Aristote peuvent ecirctre dits un par continuiteacute deux

morceaux de bois relieacutes par de la colle (Meta 1016a1-2) On voit donc que lrsquouniteacute par

continuiteacute nrsquoest pas neacutecessairement le fait drsquoune uniteacute entiegraverement naturelle56 De plus

Aristote affirme que la justice (EN 1132b33-35) et lrsquoamitieacute (EN 1155a22-25 Pol

1262b5-25) de faccedilon analogue agrave la colle au sens ougrave un eacuteleacutement tiers creacutee le lien de

continuiteacute retiennent les parties de la citeacute ensemble De la mecircme maniegravere les diffeacuterentes

composantes drsquoune chaussure ne forment pas une uniteacute si elles sont mises ensemble de

maniegravere deacutesordonneacutee alors qursquoelles en forment une lorsquelles sont assembleacutees dans la

forme de la chaussure (Meta 1016b10-20) Ce mecircme genre de consideacuteration est fait par

Aristote concernant la citeacute En effet il affirme que le simple fait que des individus soient

regroupeacutes dans un mecircme lieu nrsquoentraicircne pas lrsquoexistence drsquoune citeacute Il faut en plus de cela

une structure commune qui les unifie une constitution une forme (Pol 1328b15-20) On

pourrait aussi comprendre cela agrave partir du texte ougrave Aristote parle du fait que Babylone nrsquoest

pas une citeacute mecircme si elle met une foule de gens rassembleacutes agrave lrsquointeacuterieur de murailles parce

qursquoun jour ougrave elle eacutetait assieacutegeacutee une partie de la ville prit trois jours avant de srsquoapercevoir

du siegravege (Pol 1276a24-30)

56 Cela peut eacutevidemment ecirctre remis en question du fait qursquoen affirmant que lrsquouniteacute de la citeacute est artificielle il est difficile drsquoexpliquer le fait que la citeacute soit une chose naturelle Nous renvoyons agrave lrsquoanalyse de Miller (1989) sur la maniegravere de concilier ces deux positions

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On peut mettre ce passage en lien avec un texte de La Reacutepublique57 de Platon

(Reacutepublique 462c-e) texte dans lequel Platon explique qursquoune citeacute doit ecirctre semblable agrave un

organisme qui lorsqursquoune de ses parties se blesse est entiegraverement affecteacute par cette blessure

Ce paralleacutelisme peut paraicirctre eacutetrange voire contradictoire dans la mesure ougrave Aristote est

supposeacute critiquer la conception que se fait Platon de lrsquouniteacute de la citeacute dans La Reacutepublique

On peut essayer de rendre compte de cela de quelques maniegraveres mais nous ne nous y

attarderons pas trop puisque cela deacutepasse le propos de notre preacutesent travail On pourrait

tout drsquoabord dire qursquoAristote fidegravele agrave sa meacutethode diaporeacutematique ne ferait ici que

conserver ce qursquoil y aurait de bon dans lrsquoanalyse platonicienne de lrsquouniteacute de la citeacute On

pourrait aussi dire que dans le passage drsquoAristote le mouvement de prise de conscience

part drsquoun eacutevegravenement affectant le tout et doit ecirctre perccedilu par chacune des parties alors que

chez Platon le mouvement est inverse en ce qursquoil part drsquoune affection drsquoune partie pour ecirctre

perccedilu par le tout La derniegravere maniegravere pour tenter drsquoeacuteviter de dire qursquoAristote se contredit

serait de soutenir que son passage fait plutocirct reacutefeacuterence au fait que Babylone nrsquoest pas une

citeacute du fait de sa trop grande eacutetendue et que certaines parties de la ville ne soient pas au

courant du siegravege ne serait qursquoune conseacutequence de cette trop grande eacutetendue ce qui dans le

contexte est aussi fort plausible

Mayhew poursuit son argumentation en soutenant que pour que le rapport

toutpartie de la citeacute forme une uniteacute organique il faudrait que les parties appartiennent au

tout Or puisque les citoyens sont des hommes libres et qursquoils nrsquoappartiennent agrave personne

57Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Reacutepublique de Leroux

cela est impossible58 Encore une fois nous croyons que Mayhew aurait raison si Aristote

affirmait que la citeacute est un organisme vivant au sens plein mais puisque nous croyons que

ce nrsquoest plutocirct qursquoune analogie il nous est permis de croire qursquoAristote pourrait peut-ecirctre

faire reacutefeacuterence ici agrave une conception moins rigoureuse de lrsquoappartenance qui rendrait agrave la

fois compte du fait que la citeacute laquo possegravede raquo les individus tout en permettant agrave ceux-ci de

demeurer des hommes libres Avant de nous expliquer plus en deacutetails il est important de

voir quAristote lui-mecircme affirme le contraire de ce que soutient Mayhew En effet laquo En

mecircme temps il ne faut pas penser quaucun des citoyens sappartiennent agrave lui-mecircme mais

que tous appartiennent agrave la citeacute [ἅμα δὲ οὐδὲ χρὴ νομίζειν αὐτὸν αὑτοῦ τινα εἶναι τῶν

πολιτῶν ἀλλὰ πάντας τῆς πόλεως] car chacun est une partie de la citeacute Mais le soin de

chaque partie a par nature en vue le soin du tout raquo (Pol 1337a27-30) Bien quil ny ait pas

dans ce passage de verbe signifiant proprement la possession la preacutesence du verbe ecirctre

suffit ce dernier pouvant aussi en grec avoir cet usage59 tout comme en franccedilais dailleurs

(cet objet est agrave moi) De plus le fait de voir que la citeacute possegravede les citoyens serait une autre

faccedilon dexpliquer comment cest agrave la citeacute que sapplique lautosuffisance humaine et non

directement aux individus De cette maniegravere eacutetant donneacute que la citeacute possegravede ce qui lui faut

pour bien vivre agrave savoir des citoyens pouvant pratiquer la vertu morale et la sagaciteacute on

comprend mieux pourquoi elle peut ecirctre dite autosuffisante

Voyons maintenant comment Aristote traite en elle-mecircme la question de la

possession afin de montrer que le passage que vous venons de soulever sinsegravere bel et bien

dans la penseacutee aristoteacutelicienne En Meta Δ 23 Aristote en examinant les diffeacuterents sens

58 Mayhew 1997 p33359Voir Smyth Greek grammar Harvard University Press 1920 (1956 1984) 1303 p315

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du verbe ἔχειν en arrive agrave dire que laquo crsquoest ainsi que nous disons que le vase laquo contient raquo

[ἔχειν] le liquide la ville les hommes [τὴν πόλιν ἀνθρώπους] et le vaisseau les matelots

De mecircme le tout laquo renferme raquo [ἔχειν] les parties raquo (Meta 1023a15-18 nous soulignons)

On voit donc bien qursquoen un certain sens la citeacute possegravede ses parties Il est cependant vrai

que ce sens de possession peut sembler ecirctre assez faible et ne pas neacutecessairement impliquer

une relation organique entre le tout et ses parties ce que la suite de Meta Δ 23 nous

permet de faire En effet ce chapitre deacutecrit aussi la possession en disant que laquo ce qui

empecircche un ecirctre de se mouvoir ou drsquoagir selon sa tendance est dit aussi laquo retenir raquo [ἔχειν]

cet ecirctre [hellip] Crsquoest encore dans le mecircme sens que lrsquoon applique ce terme agrave ce qui reacuteunit les

objets sinon ils se seacutepareraient chacun suivant sa force propre raquo (Meta 1023a18-23) Cette

deacutefinition srsquoapplique tout agrave fait agrave la citeacute en ce que la citeacute de par ses lois empecircche les

citoyens drsquoagir selon leurs penchants naturels pour plutocirct tendre vers la vertu (Pol

1263b35-40 1266b29-32 1336b20-25 EN X 10 en entier particuliegraverement 1179b31-32)

Mayhew examine aussi Pol 1253a3-29 ougrave Aristote affirme que la citeacute est par nature

anteacuterieure agrave lrsquoindividu Il comprend de cette anteacuterioriteacute que bien qursquoil soit vrai que lrsquohomme

ne peut pas se reacutealiser en tant qursquohomme en dehors de la citeacute il nrsquoen est pas pour autant une

partie de la mecircme maniegravere qursquoune main est une partie du corps car laquo That one can live his

life fully only in the city does not mean that one must live a life wholly for the city raquo

(Mayhew 1997 p338) Cet argument est tregraves inteacuteressant et est au cœur du principal

problegraveme que nous voulions soulever dans ce travail agrave savoir la tension entre la recherche

de lrsquoautarcie humaine et de lrsquoautarcie divine au sein de la citeacute Autrement dit la question est

de savoir comment il est possible pour lrsquohomme compris comme une partie organique de la

citeacute de participer agrave autre chose qursquoagrave la reacutealisation de lrsquoautarcie de la citeacute ou plus

preacuteciseacutement de pratiquer la philosophie La question se pose en effet car comme nous

lrsquoavons vu le propre de lrsquohomme est la reacutealisation de la vertu humaine et de la sagaciteacute Or

ces activiteacutes ne sont pas les plus excellentes en elles-mecircmes et Aristote est tregraves clair agrave ce

sujet disant que notre condition de mortel ne doit en aucun cas nous soustraire agrave la

recherche de ce qui est le meilleur en soi crsquoest-agrave-dire la pratique de la θεωρία (EN

1177b32-1178a5) Dans la prochaine partie de notre travail nous tenterons de montrer en

quoi la coexistence de lrsquoautarcie humaine et de la recherche de lrsquoautarcie divine peut ecirctre

comprise comme difficilement conciliable dans le cadre de la citeacute En arrivant agrave montrer

quil est difficile pour un individu de pratiquer la philosophie en tant quactiviteacute pour la citeacute

tout en montrant quil est neacutecessaire de pratiquer ce type dactiviteacute nous serons en mesure

de voir que Mayhew semble avoir tort de ne pas reconnaicirctre la caractegravere organique de

luniteacute de la citeacute aristoteacutelicienne En effet cette possible conclusion nous amegravenerait agrave voir

que laffirmation de Mayhew voulant que laquo one can live his life fully only in the city does

not mean that one must live a life wholly for the city raquo (1997 p338) nest pas tout agrave fait

juste dans la mesure ougrave la neacutecessiteacute de vivre en citeacute implique que les activiteacutes qui y seront

pratiqueacutees devront avoir une quelconque utiliteacute pour elle Cest donc dire que la citeacute ne peut

exister que si les citoyens sont utiles les uns pour les autres et donc que les activiteacutes qui ne

sont pas pratiqueacutees en ce sens pour la citeacute ne pourront pas ecirctre encourageacutees Eacutevidemment

nous sommes conscients quAristote ne questionne jamais la leacutegitimiteacute de la pratique de la

philosophie et le troisiegraveme et dernier chapitre de notre travail tentera justement de faire

ressortir les raisons pour lesquelles la recherche dune certaine autarcie individuelle et

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divine a tout de mecircme sa place au sein des activiteacutes de la citeacute malgreacute le fait que cette

recherche ne participe pas au caractegravere utile essentiel agrave la perpeacutetuiteacute de la citeacute

2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine

Tout drsquoabord il faut drsquoembleacutee affirmer que lrsquoautarcie humaine doit ecirctre preacuteconiseacutee

puisqursquoelle est la condition de possibiliteacute de toutes les autres activiteacutes On peut voir cela

dans le fait que puisque lrsquohomme nrsquoest pas autosuffisant lorsqursquoon le considegravere de maniegravere

individuelle lrsquoappartenance agrave une citeacute qui lui permet du mecircme coup de subvenir agrave ses

besoins est une condition essentielle de la pratique de toutes les autres activiteacutes en ce sens

que la citeacute lui permet de vivre tout simplement La recherche de lrsquoautarcie divine mise en

branle par la pratique de la philosophie correspond quant agrave elle au bien vivre (dans lrsquoabsolu

et pas seulement drsquoun point de vue humain) qui est preacutesent dans la deacutefinition de la citeacute que

donne Aristote et nrsquoest possible qursquoune fois que les besoins mateacuteriels de lrsquoindividu sont

remplis (EN 1178b30-35) ce qui requiert lrsquoautarcie mateacuterielle de la citeacute elle-mecircme incluse

dans lrsquoautarcie humaine On peut aussi voir cela dans un passage des Topiques60

laquo Et encore ce qui provient du superflu [τὰ ἐκ περιουσίας] est meilleur que le neacutecessaire et parfois est aussi preacutefeacuterable car bien vivre est meilleur que vivre or bien vivre est du superflu tandis que vivre est lui-mecircme une neacutecessiteacute Parfois cependant les choses meilleures ne sont pas les plus deacutesirables et ce nest pas en effet parce quune chose est meilleure quelle est neacutecessairement aussi plus deacutesirable ainsi philosopher vaut mieux que senrichir mais ce nest pas lagrave une chose preacutefeacuterable pour celui qui manque du neacutecessaire Le superflu cest quand posseacutedant le neacutecessaire on travaille agrave sassurer quelque autre belle chose Rigoureusement parlant peut-ecirctre le neacutecessaire est-il preacutefeacuterable et le superflu meilleur raquo (Top 118a5-15)

21 Lamitieacute politique

Ceci eacutetant dit il faut maintenant consideacuterer les conditions qui permettent lrsquoexistence

drsquoune citeacute dans la penseacutee aristoteacutelicienne afin de voir comment le philosophe est ou non en

60Sauf avis contraire nous citons la traduction des Topiques de Tricot

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mesure de srsquoinseacuterer dans la vie de la citeacute de maniegravere agrave rendre possible sa continuiteacute dans le

temps car si la citeacute srsquoeffondre la possibiliteacute pour le sage de pratiquer la philosophie

srsquoeffondre avec elle Ainsi la pratique de la philosophie deacutepend de la stabiliteacute de la citeacute du

fait que la citeacute ne cesse pas drsquoexister Cette stabiliteacute rechercheacutee semble entre autres avoir

pour cause chez Aristote une certaine forme drsquoamitieacute (EN 1155a23-29 Pol 1262b8-9) Il

nous faut par contre ecirctre plus preacutecis agrave ce sujet eacutetant donneacute qursquoil existe plusieurs types

drsquoamitieacute dans la penseacutee aristoteacutelicienne Ce que nous recherchons crsquoest la forme drsquoamitieacute

qui peut relier tous les citoyens ensemble de maniegravere agrave procurer la stabiliteacute agrave la citeacute

Comme on peut srsquoen douter ce type drsquoamitieacute est ce qursquoAristote appelle lrsquoamitieacute politique

(πολιτικὴ φιλία) ou la concorde (ὁμόνοια) Cependant la concorde nrsquoest pas deacutecrite comme

eacutetant une forme drsquoamitieacute proprement dite (EN 1155a24-25) mais plutocirct une laquo attitude

amicale raquo (EN 1167a22) tout comme la bienveillance (EN 1166b30-31) La distinction

entre attitude amicale et amitieacute se fait principalement par le degreacute drsquoimplication de la

personne dans la relation Aristote explique en effet que la bienveillance est une attitude

amicale et non pas de lrsquoamitieacute parce qursquoon peut ecirctre bienveillant agrave lrsquoeacutegard de quelqursquoun

qursquoon ne connaicirct pas ou qui nrsquoa pas conscience de notre bienveillance (EN 1166b30-32) ce

qui serait essentiel pour parler drsquoamitieacute Ainsi on conccediloit qursquoune relation drsquoamitieacute est

beaucoup plus intime qursquoune attitude amicale nous permettant du mecircme coup de

comprendre comment la concorde pourrait srsquoappliquer agrave lrsquoensemble des citoyens car toute

la rigueur drsquoune relation drsquoamitieacute nrsquoa pas agrave ecirctre respecteacutee dans une telle relation Reste

maintenant agrave deacutefinir ce que le Stagirite entend par concorde pour deacuteterminer comment le

philosophe peut preacutetendre ou non agrave une telle relation

laquo On dit des Citeacutes que la concorde y regravegne lorsque touchant leurs inteacuterecircts les

concitoyens sont du mecircme avis prennent les mecircmes deacutecisions et exeacutecutent les reacutesolutions

communes raquo (EN 1167a26-28) Crsquoest pourquoi Aristote considegravere que lrsquoaccord sur

lrsquoexplication des pheacutenomegravenes ceacutelestes nrsquoentraicircne pas la concorde (EN 1167a25-26) Il est

ici important de voir que crsquoest lrsquointeacuterecirct qui est au centre de la deacutefinition de la concorde Il

faut aussi rappeler que les corps ceacutelestes font partie de lrsquoobjet de la philosophie puisqursquoils

sont du ressort de la physique qui est elle-mecircme deacutesigneacutee comme science theacuteoreacutetique et

comme philosophie seconde (Meta 1025b17-1026a31) On voit deacutejagrave comment la

philosophie ne peut pas porter les gens agrave la concorde De plus si la concorde est un accord

quant agrave lrsquointeacuterecirct il faut aussi voir que lrsquointeacuterecirct ou lrsquoutile est objet de deacutelibeacuteration comme

le montre la distinction que fait Aristote en Rheacutetorique61 I 3 entre les trois genres oratoires

que sont le deacutelibeacuteratif le judiciaire et lrsquoeacutepidictique Le philosophe y affirme en effet que la

fin laquo pour une deacutelibeacuteration crsquoest lrsquoutile ou le nuisible (car lorsqursquoon deacutelibegravere on donne ce

agrave quoi lrsquoon exhorte comme meilleur et ce dont on dissuade comme pire) et les autres

consideacuterations que lrsquoon invoque ndash le juste ou lrsquoinjuste le bien ou le mal ndash sont rapporteacutees agrave

cette fin raquo (Rheacutet 1358b22-27) Il ajoute aussi agrave cela que laquo sur tout ce qui est ou sera

neacutecessairement sur tout ce qui ne peut ecirctre ou se produire lagrave-dessus il nrsquoy aura pas

drsquoactiviteacute de conseil raquo (Rheacutet 1359a30-35 cf aussi EN 1112a21-26) Or crsquoest justement lagrave

le propre de la philosophie que drsquoeacutetudier les choses neacutecessaires (EN 1139a5-10) et dont la

veacuteriteacute est eacuteternelle (EN 1139b20-25) Voilagrave une autre maniegravere de montrer que la

philosophie ne traite pas de lrsquointeacuterecirct On peut aussi tirer de cela que la recherche de

lrsquoautarcie divine qui passe par la pratique de la philosophie nrsquoest pas en elle-mecircme un

61Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Rheacutetorique de Chiron

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objet de concorde et qursquoelle nrsquoaide donc pas agrave lier les citoyens drsquoune citeacute Cela nrsquoest

cependant pas suffisamment fort pour affirmer lrsquoincompatibiliteacute entre la recherche de

lrsquoautarcie humaine et de lrsquoautarcie divine parce qursquoau fond notre argument ne fait que dire

que la philosophie nrsquoentraicircne pas la concorde sans dire pour autant qursquoelle lrsquoempecircche

Cependant lrsquoanalyse que nous avons faite de la concorde nrsquoest pas complegravete et une

eacutetude plus approfondie montrera lrsquoincompatibiliteacute que nous avons supposeacutee Il faut drsquoabord

se demander agrave quel genre drsquoamitieacute parmi les trois deacutecrits par Aristote se rapproche la

concorde Eacutevidemment comme nous lrsquoavons dit un peu plus haut crsquoest agrave lrsquoamitieacute par

inteacuterecirct que se compare la concorde (EN 1167b2-4 EE 1242a6-7) En effet laquo lrsquoamitieacute

politique srsquoest constitueacutee en fonction de lrsquoutiliteacute et ce tout particuliegraverement crsquoest parce

que chacun ne se suffit pas agrave soi-mecircme que les hommes croit-on se sont rassembleacutes raquo (EE

1242a6-9) laquo Ainsi il est neacutecessaire tout drsquoabord que srsquounissent les ecirctres qui ne peuvent

exister lrsquoun sans lrsquoautre [] et ce par nature en vue de leur mutuelle sauvegarde raquo (Pol

1252a25-30) Crsquoest donc dire que mecircme le philosophe doit se conformer agrave cet impeacuteratif

eacutetant donneacute que sa nature drsquohomme lrsquoempecircche de se soustraire aux neacutecessiteacutes de la vie

comme nous lrsquoavons deacutejagrave dit Dans cette perspective il est primordial pour la personne qui

deacutesire pratiquer la philosophie drsquoecirctre capable de srsquoinseacuterer dans une telle association et le

moyen de le faire semble ecirctre la possibiliteacute de se lier drsquoamitieacute politique avec les autres

citoyens Il faut voir ici que pour Aristote lrsquoamitieacute politique nrsquoest pas la forme drsquoamitieacute

pleinement acheveacutee qui est lrsquoamitieacute selon la vertu Cela est tregraves important dans la mesure

ougrave une amitieacute acheveacutee ne permet pas de cultiver de nombreux amis (EN 1158a11-12) ce

que permet lrsquoamitieacute selon lrsquointeacuterecirct (EN 1158a16-18) 62

22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie

En ayant toujours agrave lrsquoesprit le deacutesir de stabiliteacute de la citeacute crsquoest aux conditions de la

mise en place et du maintien de lrsquoamitieacute par inteacuterecirct qursquoil nous faut maintenant nous

attaquer Comme nous allons le voir un philosophe uniquement en tant que philosophe ne

peut pas prendre part agrave une relation drsquoamitieacute politique pour trois raisons a) lrsquoinutiliteacute de la

philosophie b) lrsquoincommensurabiliteacute de la philosophie avec les autres activiteacutes ou avec

toute production c) lrsquoimpossibiliteacute de la philosophie dans son essence agrave faire partie drsquoun

eacutechange de type marchand Si nous avons raison de soutenir quun individu ne peut pas

passer sa vie agrave faire de la philosophie parce que cette activiteacute agrave elle seule ne lui permet pas

decirctre accepteacute dans la citeacute par les autres citoyens ce sera du mecircme coup expliquer en quoi

la recherche de lautarcie divine ne peut pas constituer lensemble de la vie dun homme

221 Linutiliteacute de la philosophie

Il faut voir que pour Aristote lrsquoamitieacute par inteacuterecirct contrairement agrave lrsquoamitieacute selon la

vertu se reacutealise entre des personnes diffeacuterentes Le but de cette association est de pallier un

manque en offrant quelque chose qursquoon a en excegraves (EN 1159b12-21) Par exemple le

tisserand fournit des vecirctements au cordonnier en eacutechange de sandales Dans ce genre de

relation il faut eacutevidemment pour qursquoil y ait relation que chacun y trouve son compte en

termes drsquoutiliteacute Il faut que chacun de par la relation puisse combler une neacutecessiteacute ou un

62 Une autre diffeacuterence entre lrsquoamitieacute politique et lrsquoamitieacute acheveacutee est le fait que pour Aristote une amitieacute veacuteritable se passe de justice (EN 1155a26-27) alors qursquoil affirme que laquo ce qui est le plus juste se trouve dans lrsquoamitieacute par utiliteacute vu que crsquoest lagrave ce qui constitue la justice politique raquo (EE 1242a11-12)

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besoin qursquoil nrsquoeacutetait pas en mesure de combler avant la relation En ce sens Aristote soutient

qursquoune telle amitieacute se dissout lorsque lrsquoun des individus nrsquoest plus satisfait par ce que

lrsquoautre lui procure (EN 1157a14-15 1159b11-12) Ainsi chacun des membres de la

communauteacute drsquointeacuterecircts doit fournir quelque chose drsquoutile de maniegravere agrave pouvoir continuer de

profiter de ce que les autres ont agrave offrir On voit ici apparaicirctre la notion de reacuteciprociteacute

essentielle agrave la compreacutehension de ce qursquoest lrsquoamitieacute pour Aristote peu importe le type

drsquoamitieacute dont on parle (EN 1156a5-10)63 Cela est drsquoautant plus important que crsquoest le

besoin dans la penseacutee aristoteacutelicienne qui assure la coheacutesion du tout (EN 1133a25-30)

Autrement dit crsquoest du fait que les individus ont besoin les uns des autres qursquoune certaine

coheacutesion peut srsquoeacutetablir dans le tout que forme la citeacute De cette maniegravere il est primordial

pour appartenir agrave ce tout que lrsquoactiviteacute ou la production drsquoun individu puisse reacutepondre agrave un

besoin des autres individus

Le cas de la philosophie est donc ici tregraves probleacutematique dans la mesure ougrave comme

chacun le sait la philosophie est complegravetement exteacuterieure agrave toute consideacuteration drsquoutiliteacute64

63 On pourrait ici objecter que la concorde ou lrsquoamitieacute politique ne sont pas reacuteellement de lrsquoamitieacute mais plutocirct des attitudes amicales comme nous lrsquoavons souleveacute plus haut et que de ce fait la reacuteciprociteacute effective nrsquoest pas primordiale Cela est vrai Toutefois il faut tout de mecircme comprendre qursquoun individu doit ecirctre en mesure de fournir quelque chose drsquoutile mecircme si dans les faits il ne le fait pas envers chaque individu du groupe64 Nous ne sommes pas sans savoir quun texte de lEE affirme que laquo certes rien nempecircche que par accident elles [les sciences theacuteoreacutetiques] ne nous soient utiles dans beaucoup de neacutecessiteacutes raquo (EE 1216b15-16) ce qui pourrait donner un certain caractegravere utile agrave la philosophie De plus comme le fait remarquer Bodeacuteuumls (1991 p61) cette consideacuteration est aussi preacutesente dans le De Sensu (436a19-61) ougrave Aristote explique que les naturalistes trouvent souvent des applications de leur deacutecouvertes dans le domaine de la meacutedecine ce qui leur confegravere une utiliteacute non neacutegligeable Toutefois toujours comme lexplique Bodeacuteuumls ce passage direct entre le theacuteorique et le pratique dans les sciences naturelles ne sapplique pas au lien qui semble unir la philosophie et la politique laquo Dans lordre naturel en effet se trouve une telle reacutegulariteacute des pheacutenomegravenes que le meacutedecin peut faire fond sur ce quaffirme le naturaliste pour soigner Il nen va pas de mecircme dans lordre humain ougrave la complexiteacute et la diversiteacute des pheacutenomegravenes font que la plupart des lois du bien absolu au lieu decirctre veacuterifiables le plus souvent comme celles de la santeacute sont le plus souvent prises en deacutefaut raquo (Bodeacuteuumls 1991 p61) Ainsi pour que la philosophie soit utile au niveau politique il ne faut pas se contenter decirctre philosophe mais il faut aussi posseacuteder la sagaciteacute qui permet au politique de connaicirctre le cas particulier sur lequel il doit agir ou leacutegifeacuterer Ce nest donc que par accident et lorsque combineacutes agrave la sagaciteacute que les reacutesultats de la philosophie peuvent saveacuterer utiles En elle-mecircme la philosophie demeure inutile et si elle est rechercheacutee ce nest que pour elle-mecircme Pour mieux comprendre le rapport qui est eacutetabli par Aristote entre la philosophie et la

En effet Aristote ne nomme pas la philosophie ou quoi que ce soit qui srsquoy rattache lorsqursquoil

eacutenumegravere les parties essentielles agrave la citeacute (Pol 1291a1-b1) Il ne mentionne pas non plus la

sagesse lorsqursquoil parle de ce qui rend la citeacute heureuse (Pol 1323b30-35) Pis encore la

philosophie ne fait pas partie des choses qursquoil considegravere comme neacutecessaires pour qursquoune

citeacute soit autarcique (Pol 1328b5-20) Ces consideacuterations proviennent bien sucircr toutes du fait

que de lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique laquo on nrsquoen tire en effet rien hors le beacuteneacutefice de meacutediter [παρὰ

τὸ θεωρῆσαι] tandis que des activiteacutes lieacutees agrave lrsquoaction [ἀπὸ δὲ τῶν πρακτικῶν] nous tirons

avantage tantocirct plus tantocirct moins en dehors de lrsquoaction [παρὰ τὴν πρᾶξιν] raquo (EN 1177b1-

5) Aristote va mecircme jusqursquoagrave dire que bien que des penseurs comme Anaxagore et Thalegraves

aient eacutetudieacute les choses les plus nobles qui soient cela ne les empecircche pas pour autant drsquoecirctre

ignorants quant agrave leur propre inteacuterecirct laquo Ils savent dit-on des choses exceptionnelles

stupeacutefiantes difficiles mais sans utiliteacute parce qursquoils ne cherchent pas les biens humains raquo

(EN 1141b2-9 cf aussi EN 1139a25-30 1143b15-20) Un autre signe de lrsquoinutiliteacute de la

philosophie et du fait qursquoelle ne peut permettre de reacutepondre agrave aucun besoin se trouve dans

le fait que le Stagirite affirme quelle est apparue tardivement dans lhistoire cest-agrave-dire

une fois que les arts utiles avaient deacutejagrave eacuteteacute deacuteveloppeacutes En effet laquo presque tous les arts qui

srsquoappliquent aux neacutecessiteacutes et ceux qui srsquointeacuteressent au bien-ecirctre et agrave lrsquoagreacutement de la vie

eacutetaient deacutejagrave connus quand on commenccedila agrave rechercher une discipline de ce genre raquo (Meta

Α 982b20-25) Crsquoest donc dire qursquoil a fallu que la citeacute soit deacutejagrave en mesure de reacutepondre aux

besoins des individus avant que la philosophie nait pu se deacutevelopper65

politique voir le chapitre II laquo Philosophie et politique raquo du livre Politique et philosophie chez Aristote65 Un argument similaire se retrouve dans le Protreptique ougrave Aristote pour montrer lrsquoinutiliteacute de la philosophie donne lrsquoexemple des Icircles des Bienheureux endroit dans lequel les individus nrsquoayant aucun besoin agrave combler pratiquent tout de mecircme la philosophie prouvant du mecircme coup que celle-ci ne vise pas agrave reacutepondre agrave un besoin puisqursquoon la pratique lorsque tous les besoins sont combleacutes (Aristote Invitation agrave la philosophie fr7 p19-20)

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60

Il ne faut cependant pas conclure de cela que toutes les activiteacutes intellectuelles

doivent recevoir le mecircme traitement que la philosophie Dans la mesure ougrave Aristote

distingue deux vertus intellectuelles diffeacuterentes soit la sagesse et la sagaciteacute rejeter lrsquoutiliteacute

de la sagesse ne megravene pas neacutecessairement agrave rejeter lrsquoutiliteacute de la sagaciteacute Au contraire laquo la

sagaciteacute pour sa part concerne les biens humains crsquoest-agrave-dire ceux qui font lrsquoobjet de

deacutelibeacuterations puisque lrsquohomme sagace a pour principale fonction disons-nous de bien

deacutelibeacuterer raquo (EN 1141b9-10) Le fait que la sagaciteacute soit en lien avec la capaciteacute de deacutelibeacuterer

montre de maniegravere claire son utiliteacute car comme nous lrsquoavons vu plus haut ce sont les

choses utiles ou nuisibles qui sont objets de deacutelibeacuterations

Un autre aspect important agrave souligner est le fait que lrsquoamitieacute par inteacuterecirct est une

amitieacute difficile agrave maintenir dans la mesure ougrave elle est une amitieacute plaintive (EN 1162b16-

20) crsquoest-agrave-dire qursquoelle est une amitieacute ougrave les partenaires ne sont jamais satisfaits et en

veulent toujours plus En prenant cela en compte il est drsquoautant plus facile drsquoadmettre que

la pratique de la philosophie ne sera jamais lrsquoobjet drsquoune telle amitieacute puisque si ceux qui

partagent une telle relation sont toujours agrave lrsquoaffucirct de leurs moindres inteacuterecircts ils auront tocirct

fait de deacuteceler que la philosophie ne leur procure aucune utiliteacute

222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie

Passons maintenant agrave la deuxiegraveme raison qui explique limpossibiliteacute de la

philosophie agrave prendre part agrave une relation damitieacute politique et de ce fait limpossibiliteacute de la

philosophie agrave avoir sa place au sein des activiteacutes de la citeacute Aristote affirme quune telle

relation est aussi une relation deacutegaliteacute ougrave les deux parties procurent une utiliteacute eacutegale (EE

1242b22) Cela ne signifie toutefois pas que ce qui est eacutechangeacute doit ecirctre qualitativement de

valeur ou dutiliteacute eacutegales mais que leacutegaliteacute agrave deacutefaut decirctre quantitative doit ecirctre corrigeacutee

par un facteur de proportionnaliteacute Cette proportionnaliteacute est ce qui permet agrave chacun de

recevoir une part eacutequitable cest elle qui donne confiance dans la relation laquo Cest en effet

parce quon retourne en proportion de ce quon reccediloit que la Citeacute se maintient raquo (EN

1132b33-34) On voit donc que cette proportionnaliteacute est aussi essentielle pour la stabiliteacute

de la citeacute Le fonctionnement de cette proportionnaliteacute est tregraves simple et est au fond un

rapport arithmeacutetique Pour reprendre lexemple dAristote laquo mettons un bacirctisseur A un

cordonnier B une maison C et une chaussure D il faut donc que le bacirctisseur reccediloive du

cordonnier son travail agrave lui et quil lui donne en retour le sien raquo (EN 1133a7-9) Dans cet

exemple il est clair que dans un rapport un pour un la maison aura une valeur

consideacuterablement plus eacuteleveacutee que la chaussure mais laquorien nempecircche en effet le travail de

lun des partenaires decirctre supeacuterieur agrave celui de lautre Il faut donc les rendre eacutegaux raquo (EN

1133a12-14) Il ne sagit que de sentendre sur le nombre de chaussures que vaut une

maison (EN 1133a21-26) et le tour est joueacute Mecircme si cela peut sembler plus facile agrave dire

quagrave faire le principe demeure accessible La question est maintenant de savoir quel est le

critegravere agrave appliquer pour ecirctre en mesure deacutetablir la proportion selon laquelle doit se faire un

eacutechange afin decirctre juste consideacuterant que les choses prenant part agrave des eacutechanges sont si

uniques les unes par rapport aux autres quelles sont incommensurables (EN 1133b18-20)

On pourrait effectivement proposer plusieurs critegraveres diffeacuterents comme par exemple le

nombre dheures travailleacutees afin de reacutealiser louvrage eacutechangeacute comme cest parfois le cas

aujourdhui Pour Aristote ce critegravere est le besoin (EN 1133a26-28) Il justifie cette

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position en affirmant que cest le besoin qui force les gens agrave sassocier et que sans besoins

nul eacutechange naurait lieu (EN 1133b6-10) De cette maniegravere puisque le besoin est la raison

de leacutechange et de lassociation il se doit aussi decirctre leacutetalon de mesure sur lequel se basent

ces eacutechanges66 Encore une fois la possibiliteacute pour la philosophie de faire partie dun tel

eacutechange est plus que douteux si lon tient compte du caractegravere omnipreacutesent de la notion de

besoin dans le cadre de leacutechange ayant cours dans une relation damitieacute par inteacuterecirct

Par la suite Aristote introduit aussi un moyen terme par lequel peuvent aussi

seffectuer les eacutechanges la monnaie Cest donc principalement par le biais de largent

quon peut en venir agrave rendre leacutegaliteacute agrave des choses ineacutegales Eacutevidemment le simple troc peut

aussi arriver agrave eacutegaliser les diffeacuterences entre des produits ou des services mais largent

possegravede quelques avantages qui font quune fois inventeacutee elle a eacuteteacute preacuteconiseacutee Le premier

avantage qua largent par rapport au troc cest quil permet davoir une mesure commune

pour tout (EN 1164a1-4) Ensuite il est beaucoup plus pratique parce quil est facile agrave

transporter et quil permet autant dacheter que de vendre (Pol 1257a35-41)

Troisiegravemement il permet de diffeacuterer un eacutechange dans le cas ougrave lon naurait besoin de rien

au moment de leacutechange (EN 1133b10-13) Une fois lutilisation de largent instaureacutee il

semble quAristote considegravere que tout doit sy rapporter (EN 1164a1-3) laquo Crsquoest pourquoi

tout doit avoir un prix eacutetabli car crsquoest la condition pour qursquoil y ait toujours possibiliteacute

drsquoeacutechange et partant drsquoassociation La monnaie constitue donc une sorte drsquoeacutetalon qui rend

les choses commensurables et les met agrave eacutegaliteacute Sans eacutechange en effet il nrsquoy aurait pas

66Le fait quAristote mette de lavant le besoin dans leacutechange est une des raisons qui lui permettent de critiquer la chreacutematistique dans la mesure ougrave cette derniegravere substitue le but reacuteel de leacutechange soit lutile agrave laccumulation sans limite de monnaie (Pol I 9) Pour un exposeacute sur la conception aristoteacutelicienne de la monnaie et de son rapport agrave la chreacutematistique voir larticle de Meikle (1994)

drsquoassociation ni drsquoeacutechange sans eacutegalisation ni drsquoeacutegalisation sans mesure commune raquo (EN

1133b14-18) On voit donc ici que largent joue un rocircle central dans leacutechange et pour que

quelque chose puisse ecirctre eacutechangeacute il est neacutecessaire quon puisse lui attribuer une valeur

moneacutetaire Cette valeur est cependant deacutetermineacutee par le besoin qui reste malgreacute tout le

critegravere de proportionnaliteacute dans un eacutechange

Toujours dans le but de cerner ce quest lamitieacute selon linteacuterecirct Aristote fait une

distinction entre deux formes que peut prendre cette amitieacute en gardant agrave lesprit la neacutecessiteacute

de leacutegaliteacute dans leacutechange laquo Lrsquoamitieacute politique souhaite donc ecirctre fondeacutee sur lrsquoeacutegaliteacute Mais

il existe deux espegraveces drsquoamitieacute drsquoutiliteacute lrsquoune leacutegale lrsquoautre morale Lrsquoamitieacute politique

regarde lrsquoeacutegaliteacute et la chose comme chez les vendeurs et les acheteurs drsquoougrave le proverbe laquo

Un gage pour lrsquohomme ami raquo Donc quand elle se fonde sur une entente cette amitieacute est

politique et leacutegale mais lorsque les gens srsquoen remettent les uns aux autres lrsquoamitieacute

souhaite ecirctre morale et de lrsquoordre de la camaraderie raquo (EE 1242b31-37 cf aussi EN

1162b20-1163a1) Ce que constate Aristote dans ce passage cest quon peut faire confiance

soit agrave une sorte de contrat soit agrave la bonne foi de notre ami en ce qui a trait agrave la

proportionnaliteacute de leacutechange Cependant il ny a pour lui que lamitieacute leacutegale qui est

compatible avec lamitieacute par inteacuterecirct et donc avec lamitieacute politique67 alors que lamitieacute

morale est le fait de lamitieacute selon la vertu et le deacutesir de vouloir fonder une amitieacute par

inteacuterecirct sur une amitieacute morale na pour effet que de rendre la relation extrecircmement plus

67On peut deacuteduire de cela que lamitieacute politique est peut-ecirctre possible mecircme avec les esclaves En effet Aristote soutient quun maicirctre peut ecirctre ami de son esclave non pas en tant que celui-ci est un esclave mais en tant quil est un homme et quen tant que tel il a laquo la capaciteacute de srsquoengager comme lui sous la mecircme loi et la mecircme convention raquo (EN 1161b5-10)

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difficile agrave maintenir (EE 1242b36-1243b14) Au fond il faut que les termes de leacutechange

fassent partie dune entente avant que leacutechange ne soit effectueacute (EN 1133b1-5) De cette

maniegravere si tout le monde respecte lentente aucune discorde ne peut survenir entre des

amis agissant de la sorte car ils sont conscients des conditions de leacutechange et avaient le

choix de les accepter ou non Degraves lors lamitieacute leacutegale est la maniegravere de rendre lamitieacute

politique durable puisquelle preacutevient la discorde68 En plus de cela laquo la seacuteparation leacutegale

est une question drsquoargent (car crsquoest par ce dernier qursquoon mesure lrsquoeacutegaliteacute) tandis que la

seacuteparation morale est de greacute agrave greacute raquo (EE 1243a6-8) rajoutant encore au fait que lamitieacute par

inteacuterecirct se reacutealise par le moyen de largent

Il nous reste maintenant agrave regarder de quelle maniegravere la philosophie pourrait se

comparer avec les autres activiteacutes dans le but de pouvoir eacutetablir une proportion qui aurait

cours lors dun eacutechange Eacutevidemment comme nous lavons deacutejagrave affirmeacute nous ne croyons

pas que la philosophie puisse faire partie dun tel eacutechange de type marchand dans la penseacutee

aristoteacutelicienne Malgreacute tout il est important de faire lanalyse que nous nous proposons

justement pour montrer cette impossibiliteacute Comme nous invite agrave le faire Aristote laquo pour

ceux qui ne sont pas sur une ligne droite [et dont] crsquoest lrsquoanalogue qui est la mesure par

exemple si lrsquoun se plaint drsquoavoir donneacute de la sagesse69 et lrsquoautre de lrsquoargent il faut

68Le fait que lamitieacute selon la vertu soit une amitieacute morale ne lui enlegraveve cependant pas pour autant sa stabiliteacute car la stabiliteacute de ce type damitieacute nest pas fondeacutee sur leacutegaliteacute dun eacutechange mais plutocirct sur lintention [προαίρεσις] (EE 1243a31-b5) qui traduit le caractegravere de lindividu vertueux Cela est vrai dans la mesure ougrave Aristote considegravere que lobjet de la deacutecision [προαίρεσις] est le reacutesultat de la deacutelibeacuteration (EN 1113a9-13) que la sagaciteacute est la faculteacute de deacutelibeacuterer selon une fin deacutetermineacutee par un caractegravere vertueux ( EN 1178a15-22) et donc que la deacutelibeacuteration sagace traduit le caractegravere vertueux dune personne qui lui est deacutejagrave quelque chose de stable (EN 1156b11-12)69Le fait quAristote utilise la notion de sagesse [σοφία] dans ce passage peut apparaicirctre comme probleacutematique parce quil semble suggeacuterer que la σοφία est commensurable avec largent Cependant il nest pas clair dans le contexte quAristote veuille parler de la σοφία en son sens technique De plus dautres textes que nous discuterons dans la suite nous obligent agrave neacutegliger ce passage et agrave donner agrave cet emploi de σοφία un sens large sapprochant de celui de τέχνη Il existe aussi un texte dont le parallegravele est eacutevident et ougrave le philosophe affirmant que lamitieacute selon lutiliteacute seacutetablit entre des personnes diffeacuterentes donne lexemple dun individu qui

examiner ce qursquoest la sagesse par rapport agrave lrsquoargent ensuite ce qui a eacuteteacute donneacute pour

chacun raquo (EE 1243b25-40 nous soulignons)

Il faut tout dabord savoir quAristote soutient que lenseignement philosophique

nest pas commensurable agrave largent (EN 1164b1-6 EE 1243b20-23) cest-agrave-dire quon ne

peut pas lui donner de valeur moneacutetaire Sachant cela et ayant agrave lesprit que cest

principalement par le biais de largent quon parvient agrave fixer la proportion dun eacutechange il

est de mise de conclure quil serait difficile pour un philosophe si sa seule activiteacute est la

philosophie de prendre part agrave une relation damitieacute politique Cette incommensurabiliteacute agrave

largent se justifie de deux maniegraveres qui sont toutefois lieacutees La premiegravere est le fait que

leacutetalon de mesure servant agrave deacuteterminer la valeur moneacutetaire dun produit ou dune activiteacute

est comme nous lavons dit plus haut le besoin Eacutetant donneacute que la philosophie ne reacutepond agrave

aucun besoin il est donc impossible de lui donner une quelconque valeur La deuxiegraveme

raison se trouve dans la maniegravere dont Aristote deacutecrit un eacutechange agrave savoir quun individu X

qui produit A eacutechange avec un individu Y qui produit B Pour que leacutechange soit eacutegal et il

doit lecirctre dans une relation damitieacute politique il faut trouver le coefficient qui eacutegalisera les

produits A et B si ceux-ci ne sont pas deacutejagrave eacutegaux Le problegraveme qui se pose au philosophe

dans un tel modegravele cest quil ne produit rien (EN 1139a26-29) laquo La sagesse en effet ne

peut consideacuterer aucune des choses dont lhomme puisse tirer son bonheur puisquelle est

totalement eacutetrangegravere agrave la production de quoi que ce soit raquo (EN 1143b19-20) Ceci eacutetant dit

il faut consideacuterer que lindividu Z si on le considegravere uniquement en tant que philosophe na

nrsquoa pas appris [ἀμαθὴς] et dun savant qui est un connaisseur [εἰδότι] (EN 1159b12-14) En nous fondant sur la symeacutetrie entre σοφία et εἰδότι on peut affirmer que dans le texte de lEE Aristote a en tecircte celui qui possegravede une connaissance quelconque et non pas le sage qui pratique la philosophie De toute maniegravere ce qui est important est plus la meacutethodologie qui ressort du passage que la compatibiliteacute entre cette laquo sagesse raquo et largent

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rien agrave offrir ne produit aucun C qui puisse ecirctre lobjet dune eacutegalisation Le fait que la

philosophie soit eacutetrangegravere agrave toute production est bien entendu coheacuterent avec lessence que

lui donne Aristote agrave savoir de navoir aucune autre fin quelle-mecircme (EN 1177b18-21)

Ceci nous force donc encore une fois agrave conclure que la philosophie ne peut pas sinseacuterer

dans le type deacutechange requis par lamitieacute politique Ainsi puisque la reacuteciprociteacute au niveau

de lutiliteacute est impossible pour le philosophe lassociation sera aussi impossible (EN

1133b5) ce qui est plus que facirccheux parce que le philosophe du fait quil soit aussi

humain nest pas soustrait agrave la neacutecessiteacute et cest par lentremise de lassociation politique

que ses besoins peuvent ecirctre combleacutes

223 Lessence de la philosophie

Regardons maintenant comment la philosophie dans son essence mecircme se doit

decirctre exteacuterieure agrave tout eacutechange moneacutetaire Contrairement aux autres objets qui eux ont

deux usages agrave savoir leur usage propre et leur usage en terme de moyen deacutechange (Pol

1257a5-15) la philosophie ne peut avoir quun seul usage agrave savoir son usage propre Cela

est fondeacute sur le fait que la philosophie doit ecirctre rechercheacutee pour elle-mecircme sans avoir agrave

tenir compte de consideacuterations utilitaires qui de toute maniegravere lui sont eacutetrangegraveres Ainsi si

Aristote affirme que la chaussure est utiliseacutee en tant que chaussure dans les deux usages

quon peut en faire cest que lexistence de la chaussure est soumise agrave la neacutecessiteacute de se

chausser et que ce trait peut ecirctre utiliseacute soit pour se chausser soi-mecircme soit pour eacutechanger

en vue dobtenir de largent qui servira agrave combler dautres besoins Ce quon eacutechange ici

cest lutiliteacute de la chaussure Or puisque la philosophie ne procure aucune utiliteacute il est

donc impossible den faire deux usages dans lesquels elle serait preacutesente en tant quelle-

mecircme La chaussure peu importe lequel de ses deux usages on en fait demeure une

chaussure authentique ce qui ne peut pas ecirctre le cas pour la philosophie

Pour mieux comprendre cela il est pertinent de se reacutefeacuterer agrave lactiviteacute des sophistes et

agrave la description quen fait Aristote Pour lui la sophistique et la philosophie ont en commun

de traiter du mecircme genre de reacutealiteacute mais se distinguent du fait du mode de vie qui deacutecoule

de leur pratique respective (Meta Γ 2 1004b21-27) Autrement dit ce qui les distingue

cest la fin qui guide leur activiteacute Alors que le philosophe na pour fin que son activiteacute elle-

mecircme le sophiste lui a pour but le profit En effet laquo le sophiste est un homme qui gagne

de largent agrave laide de ce qui est en lapparence un savoir mais qui nen est pas un raquo (RS

165a20-25)70 et laquo ceux qui agissent de mecircme en vue de cette renommeacutee qui deacutebouche sur

des gains peacutecuniaires passent pour des sophistes raquo (RS 171b25-30) Ce que font donc les

sophistes cest modifier la fin de lactiviteacute philosophique afin den obtenir un profit

moneacutetaire Cependant cela a pour conseacutequence que le savoir quils transmettent nest quun

savoir apparent et donc que ce nest plus une pratique philosophique authentique Pour le

dire autrement le fait que le but de leur activiteacute ne soit plus la veacuteriteacute pour elle-mecircme mais

le gain deacuteforme la pratique de la philosophie en tant que telle et entraicircne une perte de la

rigueur qui doit ecirctre le fait de la philosophie en cherchant plutocirct agrave faire en sorte que

lactiviteacute paraisse attrayante pour des laquoacheteursraquo potentiels laquo Il est clair quil y a aussi

neacutecessiteacute pour [les sophistes] de paraicirctre faire oeuvre de savant plutocirct que de le faire sans

le paraicirctre [hellip] Il est donc indispensable pour ceux qui veulent jouer au sophiste de

rechercher le genre darguments dont il a eacuteteacute fait mention Cest en effet tout agrave leur

70Sauf avis contraire nous citons la traduction des Reacutefutations sophistiques de Dorion

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avantage une pareille capaciteacute les fera paraicirctre savants et il se trouve que cest lagrave

lambition quils nourrissent raquo (RS 165a24-32)

Ceci fait aussi partie dune critique plus geacuteneacuterale agrave lendroit du fait de poser le profit

comme finaliteacute Dans lexemple de la chaussure dont nous venons de parler mecircme dans son

usage comme moyen deacutechange la fin de cet eacutechange reste encore lutiliteacute et non pas le pur

profit et en ce sens cet usage de la chaussure nest pas probleacutematique dans la mesure ougrave

laquo cet eacutechange-lagrave nest ni contraire agrave la nature ni une espegravece de chreacutematistique il existait en

effet pour compleacuteter lautarcie naturelle raquo (Pol 1257a25-30) Aristote envisage par contre

un autre exemple comme le fait remarquer Meikle (1994 pp29-34) ougrave la fin de la

production dun produit nest pas lutiliteacute mais le profit cest lexemple des couteaux

Delphiques (Pol 1252b1-6) Dans ce passage et Meikle en est conscient (Meikle 1994

p33) Aristote ne relie pas explicitement la recherche du profit avec la perte de la

maximisation de lutiliteacute mais cette critique est latente eacutetant donneacute que dautres textes

tendent agrave nous le faire croire Prenons pour seul exemple Pol 1258b10-15 ougrave le Stagirite

soutient que certaines personnes font du gain moneacutetaire la fin du courage et de la meacutedecine

ce qui corrompt neacutecessairement ces activiteacutes de la mecircme maniegravere que la sophistique est

une pratique deacutevieacutee de la philosophie agrave un point tel quelle nest plus de la philosophie

Comme le souligne Meikle laquo Aristotle defines actions by their ends (EN III 11 15b22

Met E 1050a22-4) If two activities aim at different ends they are different however

similar they may appear raquo (Meikle 1994 p27) Ceci eacutetant dit il nous faut donc conclure

que le fait de vouloir faire de la philosophie lobjet dun eacutechange marchand trahit la nature

mecircme de la philosophie jusquagrave devoir lui refuser le nom de philosophie ce qui en ce sens

nous empecircche de comprendre lactiviteacute du philosophe comme pouvant prendre part agrave un

eacutechange de ce type et deacutecoulant de cela agrave une amitieacute politique

23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute

Nous sommes maintenant devant un problegraveme En effet si nous consideacuterons que la

description que nous venons de faire de lamitieacute politique est juste cela ne peut pas rendre

compte du fait que la citeacute est unie par ce type damitieacute Nous nous expliquons Depuis le

deacutebut nous avons insisteacute sur le fait que lamitieacute politique eacutetait une forme damitieacute par inteacuterecirct

et quelle se reacuteduisait agrave cela ne devant pas ecirctre confondue avec lamitieacute selon la vertu tel

quAristote laffirme lui-mecircme dans sa distinction entre amitieacute leacutegale et amitieacute morale dont

nous avons deacutejagrave parleacute Toutefois en prenant cela au seacuterieux il est difficile de comprendre

ce qui distingue ce type damitieacute dune simple association de marchands dautant plus que

le Stagirite affirme que lamitieacute selon linteacuterecirct est justement une amitieacute de marchands (EN

1158a21-22) De plus si lamitieacute politique se reacuteduit agrave une recherche de besoins mateacuteriels ou

dutiliteacute il est aussi difficile de voir comment on peut parler dautarcie humaine au niveau

de la citeacute car ce type dautarcie se doit de comprendre une composante morale qui nest pas

non plus le fait dun eacutechange marchand Degraves lors comment concilier cela avec la

conception de la citeacute qui deacutecoule de Pol III 9 Dans ce chapitre Aristote explique comme

le montre bien Cooper (1990 p229-230) que la communauteacute politique nest pas quune

simple association dinteacuterecircts mais quau-delagrave de linteacuterecirct particulier chaque membre de la

communauteacute a agrave coeur lexcellence du caractegravere moral de ses concitoyens (Pol 1280b1-5)

Cest dans cette exacte mesure que la conception de lamitieacute politique que nous avons

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deacuteveloppeacutee nest pas capable de rendre compte agrave elle seule de ce quest la citeacute En effet si

lamitieacute politique est ce qui unit la citeacute et que cette amitieacute ne prend en compte que linteacuterecirct

des particuliers on voit mal comment elle pourrait fonder le deacutesir de chacun de ses

membres de voir les autres membres cultiver lexcellence morale et donc que lautarcie

humaine puisse ecirctre complegravetement atteinte dans la citeacute

Ainsi si on extrapole ce qui est exposeacute en Pol III 9 il est neacutecessaire quune

certaine forme damitieacute selon la vertu soit preacutesente entre chacun des citoyens si on veut que

la citeacute soit plus quune association dinteacuterecircts personnels mateacuteriels Cest un peu vers cette

direction que penche Cooper en essayant de soutenir que lamitieacute politique implique dune

certaine maniegravere un souci des qualiteacutes morales des concitoyens vivant dans une citeacute

Toutefois cette position semble difficile agrave deacutefendre parce que lamitieacute selon la vertu ne peut

pas ecirctre partageacutee par beaucoup dindividus ce qui doit eacutevidemment ecirctre le cas pour une

amitieacute entre concitoyens (EN 1171a17-20) De plus jamais Aristote nassocie amitieacute

politique et amitieacute selon la vertu allant mecircme jusquagrave les dissocier (EE 1242b35-40) Cest

en cela quAnnas affirme dans son commentaire du texte de Cooper que laquo so while I agree

with Cooper that for Aristotle it is important that all citizens should be actively concerned

for the moral qualities of all their fellow-citizens I cannot find in Aristotle any attempt to

ground this on a special friendly concern that all citizens have for one another No such

general concern could be friendship which is a personal relation raquo (Annas 1990 p246)

Nous nous accordons avec Annas lorsquelle soutient quune reacuteelle relation damitieacute de

surcroicirct selon la vertu ne peut pas sappliquer agrave lensemble des citoyens entre eux Par

contre il nous semble erroneacute daffirmer quun laquo special friendly concern raquo ne peut pas ecirctre

partageacute par tous les citoyens Comme nous lavons souleveacute plus haut Aristote en plus des

genres damitieacute proprement dits identifie aussi des laquo attitudes amicales raquo comme la

bienveillance [εὔνοια] (EN 1166b30) et la concorde [ὁμόνοια] (EN 1167a22) qui sans ecirctre

de lamitieacute agrave proprement parler en sont en fait des formes atteacutenueacutees et qui peuvent ecirctre

partageacutees par un tregraves grand nombre de gens Il est donc pertinent deacutetudier la bienveillance

afin de voir le rocircle quelle peut ecirctre ameneacutee agrave jouer dans la citeacute ce qui nous permettra de

nous conformer agrave la deacutefinition de la citeacute offerte par Aristote en Pol III 9 et du mecircme coup

de rendre compte de la possibiliteacute de la recherche de lautarcie humaine par les citoyens

dune citeacute

Tout dabord Aristote affirme clairement que la bienveillance nest pas de lamitieacute au

sens propre laquo car on peut concevoir de la bienveillance mecircme envers des personnes qui

vous sont inconnues et qui nont pas conscience de notre sentiment mais de lamitieacute cest

impossible raquo (EN 1166b31-33) Une des diffeacuterences entre la bienveillance et lamitieacute est

donc le manque de reacuteciprociteacute Toutefois ce manque nest pas condamneacute agrave persister car la

bienveillance peut se transformer en amitieacute veacuteritable

laquo Cest pourquoi par extension on peut dire que cest une amitieacute faineacuteante mais qui avec le temps et lorsquelle arrive agrave entraicircner une freacutequentation assidue devient de lamitieacute veacuteritable Elle ne conduit pas agrave lamitieacute que motive lutiliteacute ni agrave celle que motive lagreacutement car la bienveillance na pas non plus pour base ces motifs-lagrave raquo (EN 1167a10-14)

On voit donc que la bienveillance est en fait en lien avec lamitieacute selon la vertu

comme Aristote laffirmera plus explicitement ailleurs (EE 1241a4-14) De plus cest sur

lautre en tant que tel que porte la bienveillance et non pas sur lautre en tant quil pourrait

nous ecirctre profitable (EN 1167a15-18) Gracircce agrave cela on peut voir quune telle relation

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deacutepasse la simple association marchande qui ne permet pas comme nous lavons dit de

former des citeacutes On peut aussi ajouter que les personnes bienveillantes laquo se bornent agrave

souhaiter du bien agrave ceux pour qui elles ont de la bienveillance mais sans vouloir le moins

du monde collaborer agrave leurs actions ni se tracasser agrave leur propos raquo (EN 1167a7-10) Ce

genre dattitude semble ecirctre encore plus pregraves de la reacutealiteacute que la maniegravere dont Cooper deacutecrit

le lien entre lamitieacute politique et linteacuterecirct pour les capaciteacutes morales de ses concitoyens car

il nous semble impossible et cest aussi la position dAristote de sinvestir personnellement

avec un grand nombre de personnes dans une relation fondeacutee sur le caractegravere

En supposant que la bienveillance est partageacutee par lensemble des citoyens on peut

donc comprendre que lassociation politique bien que mise en place en fonction de linteacuterecirct

de ses membres deacutepasse ce niveau en recherchant aussi lexcellence morale Cest

exactement le mecircme mouvement quAristote deacutecrit pour la citeacute en disant quune fois quelle

permet de vivre elle doit aussi permettre de bien vivre

La pertinence de la coexistence de la concorde et de la bienveillance au sein de la

citeacute que nous essayons de mettre ici de lavant est dautant plus fondeacutee si lon regarde ce qui

peut amener la bienveillance agrave naicirctre En effet pour Aristote laquo beaucoup ont en effet de la

bienveillance pour des gens quils nont jamais vus mais supposent ecirctre honnecirctes ou utiles

et la mecircme affection le cas eacutecheacuteant peut ecirctre eacuteprouveacutee par lune de ces personnes agrave leacutegard

de linteacuteresseacute raquo (EN 1155b34-1156a2) Ceci eacutetant dit il est clair que lami par inteacuterecirct quest

devenu le concitoyen par le biais de lamitieacute politique est sujet agrave faire naicirctre de la

bienveillance chez ses autres concitoyens En plus de cela Aristote considegravere aussi les amis

politiques comme eacutetant des gens honnecirctes (EN 1167b4-9) ce qui rend encore plus probable

une attitude de bienveillance entre ceux qui sont lieacutes damitieacute politique

Contrairement agrave Cooper pour qui lamitieacute politique impliquait en elle-mecircme le souci

de lexcellence du caractegravere de ses concitoyens nous soutenons plutocirct que lamitieacute politique

se reacuteduit bel et bien uniquement agrave une forme damitieacute par inteacuterecirct mais que cette amitieacute fait

naicirctre une autre attitude amicale agrave savoir la bienveillance qui elle permet de rendre compte

de la deacutefinition de la citeacute voulant que les citoyens ne soient pas seulement des membres

dune association marchande mais recherche aussi lexcellence du caractegravere de chacun On

peut par contre se demander pourquoi la bienveillance napparaicirct pas entre des individus de

citeacutes diffeacuterentes mais qui auraient des liens commerciaux entre elles ce qui ferait du mecircme

coup des citoyens dune autre citeacute dune certaine maniegravere des amis selon lutiliteacute Agrave cela

on peut reacutepondre que cest probablement lagrave que se distingue lamitieacute politique dune simple

amitieacute par inteacuterecirct cest-agrave-dire que lamitieacute politique serait une amitieacute par inteacuterecirct mais

preacuteciseacutement entre les membres dune mecircme citeacute entre des gens partageant des

magistratures et une constitution commune ce qui est lautre aspect faisant quAristote

affirme que les membres dune association commerciale ne forment pas une citeacute (Pol

1280a40-b1) Cela permettrait aussi deacuteclairer un peu la position de Annas qui soutient que

laquo Aristotle in talking of political foreign business etc φιλία is not talking about an

extended sense of φιλία but is rather locating where φιλία of the personnal kind can arise

Civic friendship is the kind of personal friendship that can occur between people who are

fellow-citizens just as foreign friendship is the kind that can occur between citizens of

different states raquo (Annas 1990 p247) La bienveillance et la concorde seraient donc les

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deux attitudes amicales neacutecessaires agrave la recherche dune autarcie humaine au sein de la citeacute

en ce quelles permettent de rendre la citeacute autosuffisante quant aux besoins mateacuteriels par la

concorde et autosuffisante quant au besoin dexcellence morale par la bienveillance

24 Lami philosophe

Cela eacutetant dit et malgreacute le fait que nous ayons montreacute quune relation damitieacute

politique est impossible pour un philosophe une chose reste toutefois indiscutable

Aristote traite bel et bien de la possibiliteacute dune relation damitieacute avec un philosophe

Comment nous faut-il donc comprendre cela agrave la lumiegravere de lanalyse que nous venons de

faire La premiegravere chose agrave consideacuterer est le fait quagrave lexception dune relation entre deux

sages une relation damitieacute impliquant un philosophe sera neacutecessairement une relation dans

lequel lun des deux partenaires sera supeacuterieur et ce sera bien sucircr le philosophe dans le cas

qui nous concerne Or laquo lrsquoamitieacute fondeacutee sur lrsquoeacutegaliteacute est drsquoautre part lrsquoamitieacute politique raquo

(EE 1242b22-23) Dans lamitieacute politique ce qui est eacutechangeacute doit ecirctre de mecircme nature

cest-agrave-dire doit ecirctre du domaine de lutile alors que dans une relation de supeacuterioriteacute la

reacuteciprociteacute proportionnelle na pas agrave ecirctre soumise agrave la mecircme cateacutegorie Il faut voir ici que la

proportionnaliteacute dont on parle nest pas la mecircme chose que nous avons deacutecrite plus haut

Dans le cadre dune relation damitieacute par inteacuterecirct la proportionnaliteacute vise agrave rendre les

deux parties de la relation eacutegales en eacutegalisant ce quelles partagent tandis que dans une

relation de supeacuterioriteacute cest lamour donneacute et reccedilu qui devra ecirctre proportionnel agrave

lexcellence ou agrave lutiliteacute des partenaires (EN 1158b20-30) Cest ainsi quun fils devra

aimer son pegravere davantage et lui confeacuterer plus dhonneur eacutetant donneacute quil est pour lui dune

utiliteacute quil ne pourra jamais eacutegaler (EN 1163b15-20) De plus certaines relations sont pour

Aristote dune telle ineacutegaliteacute quaucun honneur ne peut compenser lexcellence du

partenaire supeacuterieur (EN 1158b33-1159a1) Cest le cas pour laquo les plus sages raquo (EN

1159a2-3) Mecircme dans ces cas cependant la relation peut persister si agrave deacutefaut de pouvoir

reacuteellement rendre lhonneur ducirc la personne infeacuterieure fait son possible et adopte une

attitude convenable agrave leacutegard du supeacuterieur (EN1163b12-18)

Cela nous amegravene agrave eacutetudier un autre passage

laquo Or il semble bien que des deux cocircteacutes les preacutetentions soient correctes et que chacun doive retirer de lrsquoamitieacute une part plus grande que lrsquoautre mais pas une part de la mecircme chose Au contraire le supeacuterieur a droit agrave plus drsquohonneur et lrsquoindigent agrave plus de beacuteneacutefices La vertu en effet ainsi que la bienfaisance ont lrsquohonneur pour reacutecompense alors que lrsquoindigence a pour secours les beacuteneacutefices raquo (EN 1163b1-5)

Nous pensons voir ici un problegraveme Si on tente de faire entrer celui qui nest que

philosophe dans ce scheacutema on se rend compte bien rapidement quil est agrave la fois agrave identifier

avec le supeacuterieur du fait de lexcellence de son activiteacute mais aussi avec linfeacuterieur car son

activiteacute ne produisant rien il est neacutecessairement indigent Il faudrait donc quil reccediloive agrave la

fois lhonneur et les beacuteneacutefices devant reacutesulter dune association Dans un tel contexte il est

clair que se lier damitieacute avec une personne diffeacuterente de lui sera impossible pour celui qui

ne fait que philosopher ce qui lui est pourtant neacutecessaire vu lexistence de besoins agrave

combler

Comme nous le voyons il semble ecirctre difficile de concilier la pratique de la

philosophie avec la neacutecessiteacute de vivre en citeacute et de se lier damitieacute politique Il ne semble y

avoir que deux maniegraveres dy arriver Dans une note du passage de Pol 1334a16-17 de leur

eacutedition du texte des Politiques Susemihl et Hicks expliquent quune vie de loisir [πρὸς τὴν

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σχολὴν καὶ διαγωγήν] laquo means the occupation of leisure worthy of a really free man such

as he attains when his political duties have been performed or such as he always possesses

provided he is pecuniarily independent and leads a life of true study or contemplation raquo

(p542) ce qui est en gros les deux maniegraveres qui nous apparaissent susceptibles de

sauvegarder la pratique de la philosophie agrave linteacuterieur de la citeacute

Commenccedilons par regarder la seconde voulant que pour philosopher il faut ecirctre

indeacutependant de fortune Dans une telle position le philosophe pourra reacutepondre agrave ses

besoins sans que son activiteacute nait agrave ecirctre utile Toutefois dans un cas semblable laquo les amis

de ce genre [ie par inteacuterecirct] par conseacutequent ne peuvent ecirctre du tout un besoin pour le

bienheureux puisquil est pourvu de la pleacutenitude des biens raquo (EN 1169b23-25) Cest donc

dire quun homme de ce genre aurait atteint en quelque sorte une forme dautosuffisance

mateacuterielle et que degraves lors il naurait plus besoin de personne pour vivre Cela ne lempecircche

toutefois pas davoir besoin damis mais ce nest que des amis qui lui sont semblables quil

recherchera et non pas des amis selon linteacuterecirct ou le plaisir (EN 1169b23-1170a12)

Comme nous lavons vu toutefois ce type damitieacute nest pas lamitieacute politique et ne permet

pas de tisser des liens avec les autres concitoyens de maniegravere agrave faire partie de la citeacute Or

laquo lhomme est un ecirctre fait pour la Citeacute et pour la vie en commun de par sa nature mecircme raquo

(EN 1169b18-19) Cette solution ne semble donc pas ecirctre optimale dans la mesure ougrave elle

exclut le philosophe des activiteacutes de la citeacute

On peut aussi ajouter que cette fortune se devra decirctre le fait dun heacuteritage eacutetant

donneacute que la philosophie nest pas en mesure si elle veut demeurer de la philosophie de

faire gagner de largent et de surcroicirct une somme consideacuterable Lanecdote sur Thalegraves de

Milet et les presses agrave olives est ici assez reacuteveacutelatrice sur le sujet Sans rappeler la petite

histoire notons que lanecdote a pour fin de montrer que cest volontairement que la

philosophie est inutile et ne procure aucun revenu car en puissance elle peut ecirctre porteuse

de grandes richesses (Pol 1259a6-9) Ainsi il est clair pour Aristote quun vrai philosophe

ne deviendra pas riche par la pratique de son activiteacute Il est donc impossible quen se

limitant agrave cela il puisse devenir indeacutependant de fortune ce qui rend lheacuteritage neacutecessaire

Lindeacutependance de fortune a aussi un autre deacutesavantage agrave savoir le manque de

stabiliteacute En effet peu importe la grandeur de la fortune agrave la disposition du philosophe

celle-ci ne pourra que diminuer dans le temps jusquagrave seacutepuiser complegravetement mecircme si cet

eacutepuisement narrive pas pendant la vie de celui qui la possegravede Il serait en effet surprenant

quAristote fonde lautosuffisance mateacuterielle du philosophe sur une fortune qui nest pas

elle-mecircme stable La seule maniegravere de la rendre stable serait de lutiliser en vue de

laccroicirctre Cependant Aristote critique le fait de se servir dargent pour acqueacuterir plus

dargent soutenant que cette forme de commerce est contre nature (Pol 1258a37-b9) Degraves

lors cela ne pourra pas non plus ecirctre envisageacute par le philosophe

Ce que nous tenterons de montrer dans la suite cest quil faut se tourner vers lautre

solution proposeacutee par Susemihl et Hicks si lon veut reacutesoudre la tension entre la recherche

de lautarcie divine et la recherche de lautarcie humaine et ainsi permettre la pratique de la

philosophie dans la citeacute Cette solution se reacutesume agrave deacutefendre la position selon laquelle la

philosophie ne doit faire partie que des loisirs dune personne et que lun des rocircles de la

politique doit ecirctre de favoriser le deacutegagement dun tel espace de loisir permettant la pratique

de la philosophie

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3 Philosophie loisir et politique

Bien que la philosophie ne soit pas un meacutetier il faut tout de mecircme expliquer

pourquoi elle peut ecirctre pratiqueacutee dans la citeacute ce quAristote ne remet jamais en question

consideacuterant qulaquo ils [les meacutetier] seraient en effet supprimeacutes depuis longtemps si ce que le

producteur produit en quantiteacute et en qualiteacute neacutetait pas preacuteciseacutement ce dont le beacuteneacuteficiaire

eacuteprouve le besoin en quantiteacute et en qualiteacute raquo (EN 1133a13-14) Jusquagrave preacutesent en effet

nous navons fait que montrer que la philosophie est incompatible avec les activiteacutes de la

citeacute Il est maintenant temps dexpliquer comment la penseacutee aristoteacutelicienne est malgreacute tout

en mesure de permettre sa pratique et du mecircme coup la recherche de lautarcie divine

Comme nous venons de le mentionner il nous semble que cest dans la notion de loisir que

la philosophie peut devenir acceptable aux yeux de la citeacute et des concitoyens du philosophe

Toutefois cela implique que la vie de celui qui veut lexercer ne soit pas entiegraverement

deacutevoueacutee agrave cet exercice mais quil apporte aussi quelque chose dutile agrave la citeacute de maniegravere agrave

pouvoir en faire partie et se lier damitieacute politique avec ses concitoyens

31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile

Avant dexpliquer positivement comment la philosophie doit ecirctre comprise comme

devant ecirctre releacutegueacutee au statut de loisir eacutemanant dune vie comportant des activiteacutes utiles il

simpose de voir les critiques que fait Aristote de ces activiteacutes utiles et comment on peut les

surmonter En effet si on consideacuterait quAristote rejette de plein fouet la leacutegitimiteacute des

activiteacutes utiles dans la vie bonne ce que certains textes peuvent nous amener agrave deacutefendre il

serait difficile de soutenir comme nous le ferons que la philosophie doit ecirctre reacuteduite au

loisir car le loisir se deacutefinit par opposition au travail Il y a deux principales raisons qui font

quAristote est prudent agrave leacutegard de lexercice dactiviteacutes relieacutees aux neacutecessiteacutes le caractegravere

servile de telles activiteacutes et le fait quelles privent de loisir celui qui les pratique

311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires

Il faut tout dabord voir que la pratique des activiteacutes visant agrave combler les besoins est

souvent associeacutee aux activiteacutes des esclaves (Pol 1254b25-30 1325a25-30 1329a25-26)

Cela est principalement ducirc au fait que de telles activiteacutes ne requiegraverent pas la capaciteacute de

commander mais plutocirct celle dobeacuteir dougrave leur caractegravere servile [ἀνδραποδῶδες] (Pol

1277a33-36) Dans le mecircme sens cest aussi pourquoi Aristote soutient quune citeacute

desclaves ne peut pas exister laquo parce quils ne participent ni au bonheur ni agrave la vie guideacutee

par un choix reacutefleacutechi raquo (Pol 1280a30-35) Plus fondamentalement encore de telles

activiteacutes ne permettent pas de deacutevelopper la vertu En effet Aristote affirme que les

citoyens eacutevidemment vertueux qui composeront la constitution excellente laquo ne doivent

mener la vie ni dun artisan ni dun marchand car une telle vie est vile et contraire agrave la

vertu raquo (Pol 1328b40-41) bien que ces deux groupes soient par ailleurs neacutecessaires agrave

lexistence de la citeacute (Pol 1329a35-40) Ainsi si lappartenance agrave une citeacute requiert la

pratique dune activiteacute utile et vise agrave la fois la vie heureuse il est probleacutematique quune

pratique de ce genre soit contraire agrave la vertu dans la mesure ougrave le bonheur est justement

associeacute agrave la vertu Mais Aristote ne semble pas aussi cateacutegorique sur le caractegravere servile des

activiteacutes indispensables et plusieurs passages le montrent clairement

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Un premier signe de cela est le fait quAristote ne refuse pas systeacutematiquement

toutes les vertus aux classes se livrant agrave un travail visant agrave combler les besoins de la citeacute En

effet il considegravere que les paysans et les pacirctres du fait de leur mode de vie sont en mesure

de deacutevelopper la vertu guerriegravere (Pol 1319a20-25) et que seuls les autres sortes de masses

populaires agrave savoir les artisans les marchands et les hommes de peine sont eacutetrangers agrave

toute vertu (Pol 1319a25-30) Il va mecircme un peu plus loin en affirmant quil existe des

vertus comme le courage lendurance la justice et la tempeacuterance qui sexercent aussi dans

la besogne (Pol 1334a15-25)

Ensuite on peut voir quAristote nest pas tout agrave fait reacutefractaire agrave lexercice

dactiviteacutes utiles en ce quil en permet lintroduction dans leacuteducation des jeunes (Pol

1333a7-9) Le Stagirite semble effectivement croire quune telle pratique fait dune certaine

maniegravere partie de la formation du caractegravere des hommes libres si lon considegravere avec lui

quil faut dabord avoir eacuteteacute gouverneacute avant de gouverner soi-mecircme (Pol 1333a11-15)71 La

vertu eacutetant intimement lieacutee au caractegravere il nous est donc ici permis de voir que vertu et

travail utile ne sont pas si irreacuteconciliables De plus dans le mecircme passage (Pol 1333a9-

11) le philosophe soutient que ce nest pas en elles-mecircmes que ces activiteacutes ne sont pas

honorables mais que cest bien selon la fin quon leur attribue quelles le deviennent En

effet laquo il est certain que les tacircches accomplies par ce genre dexeacutecutants [les travailleurs

manuels] ni lhomme de bien ni lhomme politique ni le bon citoyen ne doivent apprendre

71laquo Car dabord puisquil faut prendre part agrave lexeacutecution pour juger pour cela ceux qui sont jeunes doivent recourir agrave lexeacutecution mais quand ils sont devenus plus vieux renoncer agrave cette exeacutecution capables quils sont de juger de ce qui est beau et den jouir droitement gracircce agrave leacutetude quils ont suivie dans leur jeunesse raquo (Pol 1340b35-40) Ce passage affirme toutefois que les activiteacutes utiles nont pas agrave ecirctre pratiqueacutees toute une vie mais seulement dans la jeunesse Cependant ce passage nous montre limportance de telles activiteacutes dans le deacuteveloppement moral et intellectuel dune personne ce qui met de lavant le fait que les activiteacutes utiles ne sont pas vicieuses en elles-mecircmes

agrave les accomplir sauf sils en ont besoin pour leur usage personnel car dans ce cas il ny a

pas de distinction entre le maicirctre et lesclave raquo (Pol 1277b1-10) Cette absence de

distinction maicirctreesclave dans le cas ougrave une personne reacutepond agrave ses propres besoins vient du

fait que bien que lactiviteacute puisse avoir lair servile en apparence cest lindividu lui-mecircme

qui se commande Ce qui donne sa serviliteacute aux activiteacutes utiles cest que leur exeacutecution est

soumise agrave lautoriteacute du despote du maicirctre desclave Dans leacuteventualiteacute ougrave le maicirctre

desclave reacutealise lui-mecircme lactiviteacute il demeure celui qui commande et nest subordonneacute agrave

personne dautre que lui-mecircme eacuteliminant du mecircme coup la distinction entre le maicirctre et

lesclave eacutetant donneacute que la personne qui commande se trouve ecirctre la mecircme que celle qui

dirige Cest donc dire que si laction a pour but de reacutepondre agrave un de ses propres besoins la

fin de la pratique dune activiteacute qui pourrait ecirctre critiquable dans un autre contexte ne lest

pas puisque la fin quelle poursuit est digne dun homme libre Nous discuterons plus en

deacutetail cela un peu plus loin

Un autre texte vient rendre cela encore plus explicite Aristote se demandant ce quil

faut enseigner pour devenir vertueux affirme qulaquo il nest pas douteux quil faut ecirctre instruit

dans ceux des arts utiles qui sont indispensables [τὰ ἀναγκαῖα δεῖ διδάσκεσθαι τῶν

χρησίμων]raquo (Pol 1337b4) Cependant il nuance sa position en faisant une distinction entre

les tacircches laquo qui conviennent agrave un homme libre et celles qui en sont indignes raquo (Pol

1337b5-6) sans toutefois eacutenumeacuterer les tacircches quils considegraverent faire partie de lune ou

lautre cateacutegorie Le critegravere pour discriminer ces tacircches est neacuteanmoins eacutenonceacute et se reacutesume agrave

savoir si la tacircche en question rend lindividu incapable de pratiquer la vertu que ce soit

celle du corps de lacircme ou de lintelligence et cela laquo car ils [les arts gouvernant ces tacircches]

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rendent la penseacutee besogneuse [ἄσχολον] et abjecte raquo (Pol 1337b14) Aristote preacutecise

davantage ce quil veut dire par la suite en montrant comme nous venons de le dire quau

fond ce nest pas tant lactiviteacute elle-mecircme qui est dommageable mais la fin agrave laquelle on la

soumet laquo si cest pour soi-mecircme ses amis ou en visant la vertu ce nest pas indigne dun

homme libre mais le faire pour dautres cela semblera souvent agir comme un homme de

peine et un esclave raquo (Pol 1337b19-21) Tout se passe comme si Aristote associait le fait

dagir pour dautres avec lesclavage ou avec la soumission aux besoins dun autre

individu72 Voilagrave ce quil affirme ailleurs en disant que laquo pour lusage on ne les distingue

guegravere laide physique en vue des tacircches indispensables nous vient des deux les esclaves et

les animaux domestiques raquo (Pol 1254b24-26) Cest peut-ecirctre cela qui explique

leacutelargissement de la critique du travail de lartisan agrave tout travail salarieacute en Pol 1337b10-15

et dans la mecircme veine le fait que le travail de lartisan rend la penseacutee besogneuse

[ἄσχολον] En soumettant son activiteacute aux besoins dautrui cest entreprendre une activiteacute

qui na plus de fin car les besoins dautrui sont beaucoup plus grands que ce dont un simple

particulier est en mesure de produire rendant ainsi impossible la preacutesence de loisir pour

celui dont le travail vise agrave combler ces besoins Au contraire si lhomme libre ne pratique

que les activiteacutes neacutecessaires parmi les choses utiles (laquo τὰ ἀναγκαῖα δεῖ διδάσκεσθαι τῶν

χρησίμων raquo Pol 1337b4) et que ces activiteacutes nont pour fin que de reacutepondre agrave ses propres

besoins et tout au plus agrave ceux de ses amis il est leacutegitime de penser que cette pratique aura

ineacutevitablement une limite ndash la satisfaction des besoins ndash et quune fois atteinte cette limite

permettra agrave cet homme de pratiquer son loisir Il est aussi important de voir que parmi les

72On peut comprendre en quoi cela correspond pour Aristote agrave lesclavage car reacutepondre aux besoins dautrui nest pas le fait de celui qui commande et la liberteacute est justement la possibiliteacute dexercer lautoriteacute

activiteacutes utiles ce nest que les neacutecessaires quAristote permet agrave lhomme libre de pratiquer

car le neacutecessaire se veut justement ecirctre la limite de la mecircme maniegravere quil eacutetait le critegravere de

proportionnaliteacute dans lamitieacute politique

Cela peut toutefois sembler aller agrave lencontre du principe de reacuteciprociteacute mis de

lavant dans la compreacutehension quAristote se fait de lamitieacute politique En effet comme nous

lavons expliqueacute il faut quau moins une partie des activiteacutes de chacun des membres de la

communauteacute politique vise agrave reacutepondre aux besoins des autres membres de la communauteacute

Dans cette mesure comment faut-il comprendre le fait quAristote limite la pratique des

activiteacutes utiles agrave la compleacutetion de ses propres besoins Il nous semble possible de rendre

ces deux ideacutees compatibles si lon comprend que ce sont les besoins de lindividu qui dictent

sa production et non les besoins dautrui Autrement dit le citoyen libre ayant une quantiteacute

de besoins X produit une quantiteacute A de pommes de terre sachant que leacutechange de cette

quantiteacute A lui procurera juste assez de ressources pour combler ses besoins X et il agira

ainsi mecircme si la personne avec qui il eacutechange avait besoin dune quantiteacute de pommes de

terre supeacuterieure agrave A Ce ne doit donc pas ecirctre uniquement le marcheacute qui dicte la production

bien quil faille que la chose produite reacuteponde agrave un besoin des concitoyens mais aussi les

besoins du producteur Compris de la sorte ce passage dAristote rend possible la

reacuteciprociteacute tout en conservant un but digne dun homme libre agrave la pratique dune activiteacute qui

autrement pourrait ecirctre servile Cela permet aussi de ne pas croire quAristote cherche ici agrave

faire de lhomme libre un homme replieacute sur lui-mecircme qui cherche agrave atteindre une autarcie

mateacuterielle de maniegravere solitaire ce que nous savons quil considegravere comme impossible73 et

73Reader propose une autre maniegravere de deacutefendre le fait que la pratique dune activiteacute visant agrave reacutepondre aux besoins nest pas servile en elle-mecircme Sa position est que laquo the proper Aristotelian conclusion is that far from being an inferior activity fit only for slaves meeting needs is the first part of Aristotles virtue raquo

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permettre aussi une forme de division du travail qui malgreacute une certaine speacutecialisation

resterait une pratique noble

312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir

Maintenant quil est clair que sassurer des choses indispensables de son propre chef

nest pas servile en soi-mecircme et que rien nempecircche un homme libre de sadonner agrave ce type

dactiviteacutes dans la limite de ses besoins il reste un autre aspect de ces activiteacutes

freacutequemment rappeleacute par Aristote qui les rendrait incompatibles avec la pratique de la

philosophie En effet Aristote affirme souvent que de telles activiteacutes privent de loisir celui

qui sy adonne (Pol 1291b15-30 1305a19-20 1318b10-15 1328b41-1329a1) Eacutetant donneacute

que la pratique de la θεωρία est un loisir (EN 1177b22) il semble en deacutecouler quon ne

peut pas agrave la fois ecirctre par exemple paysan et philosophe Toutefois le rejet de tout loisir agrave

celui qui soccupe dagriculture ou de toute autre activiteacute utile nest peut-ecirctre pas aussi

cateacutegorique quon pourrait le penser agrave premiegravere vue et plusieurs textes nous le font penser

Avant de nous attarder agrave cette question il convient de clarifier ce quAristote entend

pas loisir (σχολή) car la conception que nous en avons aujourdhui nest pas tout agrave fait la

mecircme que la sienne dautant plus si lon parle du loisir pour un paysan En effet beaucoup

de nos contemporains comprennent le loisir comme un moment de repos neacutecessaire ducirc agrave un

travail peacutenible On na quagrave penser agrave la quantiteacute de gens qui vont passer leurs vacances au

soleil eacutetendus sur une plage pour sen convaincre Cependant lagrave nest pas la conception que

se fait Aristote du loisir Il associe plutocirct cette vision contemporaine agrave la notion de jeu

(παιδιά) et il affirme quelle fait partie du labeur dans la mesure ougrave cest le labeur quelle a

(Reader 2005 p113) Il semble accorder une certaine valeur morale intrinsegraveque au labeur ce qui ne semble pas ecirctre conforme agrave la penseacutee dAristote

pour fin laquo car celui qui peine a besoin de deacutetente et le jeu vise agrave la deacutetente [hellip] pour cette

raison il faut introduire les jeux dans leacuteducation en y ayant recours au moment opportun

cest-agrave-dire en sen servant agrave titre de remegravede raquo (Pol 1337b35-1338a1) Le fait de

comprendre le jeu comme un remegravede est bien la preuve de lexteacuterioriteacute de sa fin 74 Au

contraire la vie de loisir [τὸ σχολάζειν] est deacutefinie comme ayant laquo en elle-mecircme le plaisir

et le bonheur de la vie bienheureuse raquo (Pol 1338a1-3) Pour le dire autrement le fait

davoir du loisir est pour Aristote un eacutetat exempt de toute neacutecessiteacute un moment ougrave lon

choisit ce que lon veut faire non pas en fonction de lutiliteacute que cela nous apportera mais

en consideacuterant laction en elle-mecircme indeacutependamment des implications externes qui

pourraient en deacutecouler Cest un eacutetat quon atteint lorsque nos besoins sont combleacutes Cest ce

sens de loisir quil faut avoir en tecircte lorsque le Stagirite affirme que la vie du paysan est

priveacutee de loisir Ce nest donc pas quil na aucun moment pour se reposer car cela est en

fait inclus dans la conception du labeur mais plutocirct quil ne dispose daucun temps qui ne

soit pas soumis agrave des activiteacutes neacutecessaires agrave la compleacutetion de ses besoins De plus Aristote

rejette le fait que le jeu puisse aussi ecirctre lobjet dune vie de loisir car laquo stupide et par trop

pueacuteril raquo (EN 1176b32-33)

Mais il faut maintenant se demander ce qui fait que le paysan ne disposerait pas de

tels moments de loisir Sur ce point Aristote est tregraves clair laquo il est impossible davoir du

loisir quand on na pas de revenus suffisants raquo (Pol 1292b32-33) On voit donc que le loisir

est en lien avec les richesses dune personne et dans cette mesure lanalyse que fait Aristote

des diffeacuterents types de deacutemocratie est ici tregraves utile pour comprendre le rapport entre ces

deux facteurs chez les paysans Dans la meilleure forme de deacutemocratie celle ougrave la plupart

74Voir aussi EN 1176b35-1177a1

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des citoyens sont paysans ces derniers ne soccupent pas beaucoup des affaires publiques

laquo car du fait de la modiciteacute de son avoir cette masse populaire na pas de loisir raquo (Pol

1318b11-12) Ces gens manquent aussi du neacutecessaire et preacutefegraverent donc travailler au lieu de

participer agrave la vie politique laquo car la plupart de ces gens courent plutocirct apregraves le profit

quapregraves les honneurs raquo (Pol 1318b16-17) Cest bel et bien la pauvreteacute qui ne permet pas agrave

ces paysans davoir du loisir

Quand on compare cela avec la pire forme de deacutemocratie on perccediloit un portrait

totalement diffeacuterent

laquo Quatriegraveme espegravece de deacutemocratie celle qui est apparue chronologiquement la derniegravere dans les citeacutes Car du fait que les citeacutes sont devenues beaucoup plus importantes quagrave lorigine et plus riches de revenus tous y participent au pouvoir dans la constitution du fait de la supeacuterioriteacute de la multitude mais ils y prennent part comme citoyens parce quils peuvent mener une vie de loisir et que les gens modestes touchent une indemniteacute Et cest avant tout une masse de ce genre qui a du loisir car ces gens-lagrave ne sont pas gecircneacutes par leurs affaires priveacutees alors que les riches ont cette gecircne de sorte que ceux-ci souvent ne participent ni agrave lassembleacutee ni aux tribunaux De lagrave vient que cest la masse des gens modestes qui est souveraine dans la constitution et non pas les lois raquo (Pol 1293a1-10)

Dans un tel contexte ce sont les plus pauvres ceux qui ne travaillent pas qui ont le

plus de loisir eacutetant donneacute que la citeacute leur verse un salaire pour sieacuteger aux assembleacutees (Pol

1300a1-5) Il semble donc que plus la citeacute est riche plus elle a la capaciteacute de pallier agrave la

pauvreteacute de ses citoyens de maniegravere agrave leur permettre davoir une certaine part de loisir Par

contre ces indemniteacutes dont parle Aristote ne sont pas distribueacutees afin de donner du loisir

dans labsolu agrave ceux dont les revenus ne sont pas suffisants pour en avoir mais visent plutocirct

agrave leur deacutegager un espace afin quils puissent soccuper des affaires de la citeacute Mais cela

nempecircche pas pour autant quil soit possible que ces fonds soient utiliseacutes pour autre chose

Aristote vient en effet bien pregraves de ladmettre lorsquil affirme dans un passage ougrave il se

demande laquelle des deux vies meneacutees selon la vertu que sont la vie politique et la vie

philosophique est la plus digne decirctre choisie que laquo cela ne fait pas une petite diffeacuterence

suivant que lun ou lautre parti a raison car celui qui juge correctement ordonne

neacutecessairement tout au but qui est le meilleur et cela aussi bien chaque homme

individuellement que le corps politique collectivement raquo (Pol 1324a20-35) Cest donc dire

que si collectivement on en vient agrave croire que la philosophie est lactiviteacute la plus digne

decirctre poursuivie ou au moins aussi digne que la politique il sensuivra que la citeacute

sorganisera de maniegravere agrave permettre agrave tous de la pratiquer et le versement dindemniteacutes pour

les plus pauvres comme cest le cas pour les activiteacutes politiques est sans doute une solution

agrave envisager dautant plus quAristote soutient que laquo le bonheur personnel sans doute [ne va]

pas sans organisation domestique ni sans organisation politique raquo (EN 1142a5-10) Dans

les faits cela risque cependant fort peu de se produire et Aristote en est probablement

conscient De fait deux raisons sont assez eacutevidentes la premiegravere eacutetant que la philosophie

na peut-ecirctre pas si bonne presse et la deuxiegraveme que de toute faccedilon peu de gens ont les

capaciteacutes pour la pratiquer Nous ne voulons toutefois pas trop insister dans cette voie car

cela ne semble pas avoir eacuteteacute reacuteellement deacutefendue par le Stagirite et que de toute maniegravere

Aristote confegravere du loisir agrave ceux pratiquant une activiteacute utile malgreacute cette absence de

reacutemuneacuteration eacutetatique

En effet on se rend compte que quelques passages laissent sous-entendre cela

Comme nous lavons vu le loisir est eacutetroitement lieacute agrave lacquisition de richesses suffisantes

pour subvenir agrave ses besoins et ce dans une peacuteriode de temps assez courte pour permettre agrave

lindividu de se consacrer agrave autre chose quau labeur Toutefois il nous semble que lactiviteacute

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en elle-mecircme nest pas la seule chose agrave consideacuterer quand on analyse ce que rapporte cette

activiteacute En effet Aristote est en geacuteneacuteral tregraves soucieux des contingences historiques et

sociales75 lorsquil eacutetudie les choses humaines et ce domaine ne fait pas exception On peut

relever au moins deux critegraveres qui font que lactiviteacute du paysan par exemple sera suffisante

ou non pour lui procurer du loisir et ce sans mecircme faire appel aux indemniteacutes dont nous

avons parleacute plus haut

Le premier critegravere est celui de la taille de la citeacute et de son organisation territoriale

En Pol 1305a18-22 Aristote eacutetablit clairement une correacutelation entre le fait que le peuple

navait pas de loisir ducirc agrave son travail et que les citeacutes neacutetaient pas tregraves grandes De fait

Aristote soutient quune citeacute si elle souhaite ecirctre autarcique devra avoir une certaine taille

(Pol 1326b1-10) Cest donc dire que dans les limites de ce quon pourrait appeler la

capaciteacute politique provenant de lanalyse de Pol 1326b5-6 plus la citeacute est populeuse plus

grandes sont les chances que les paysans puissent jouir dun peu de loisir En plus de cela il

faut voir que les paysans de Pol 1305a18-22 vivent exclusivement agrave la campagne Aristote

pensent aussi agrave cette maniegravere de diviser les terres de la citeacute lorsquil propose dans la

description quil fait de la citeacute excellente en Pol VII que chaque citoyen possegravede un lot agrave la

campagne et un autre agrave la ville (Pol 1330a14-16) Bien que cette mesure ne vise pas

directement agrave donner du loisir aux citoyens mais bien agrave diminuer les tensions pouvant

exister entre ceux qui habitent pregraves des frontiegraveres ennemies et ceux qui en habitent loin il

nen demeure pas moins quil est probable que ceci ait des conseacutequences sur la maniegravere de

vivre des citoyens du fait que ceux qui habitent en ville ont geacuteneacuteralement plus de loisirs

que ceux habitant en campagne (Pol 1305a15-25) On peut aussi ajouter quen Pol

75Voir par exemple Pol 1325a7-14

1305a18-22 le Stagirite parle dun temps reacutevolu dune eacutepoque qui nest plus la sienne

comme pour dire quen son temps les citeacutes eacutetaient assez grandes pour offrir du loisir agrave tous

Lautre critegravere est celui de la qualiteacute du sol En plus decirctre propice agrave de multiples

cultures laquo il doit ecirctre tel par sa superficie et son importance que ceux qui lhabitent puissent

mener une vie de loisir comme des hommes libres mais qui soient en mecircme temps

tempeacuterants raquo (Pol 1326b28-32) Eacutevidemment il est trivial quil faut preacuteconiser un sol

fertile agrave un sol steacuterile mais le plus inteacuteressant dans ce passage cest quAristote naffirme

pas ici que plus le sol est fertile mieux la citeacute sen portera Il impose une limite agrave

lexcellence du sol en disant que ce dernier doit conserver la tempeacuterance des citoyens qui

loccupent ce qui signifie quun sol trop fertile aura tendance agrave faire tomber les citoyens

dans un extrecircme et ne pas les encourager agrave la vertu Autrement dit si le sol ne fournit que

ce que les individus ont besoin pour vivre76 cela leur permettra de pratiquer la tempeacuterance

et ils ne seront pas tenteacutes de subvertir la fin de leur production pour lorienter vers

lacquisition de richesses et non plus vers la compleacutetion des besoins Cela est tregraves

inteacuteressant si lon fait un parallegravele avec la description des paysans de la premiegravere forme de

deacutemocratie Dans la description quil en fait Aristote suggegravere que cette classe de citoyens

est plus attireacutee par le gain que par les honneurs (Pol 1318b16-17) Compris de cette

maniegravere puisque cest le gain qui motive leur activiteacute et que la richesse na pas de fin ces

paysans nauront bien entendu aucun loisir et la raison nen sera pas la pauvreteacute De fait

dans les lignes qui suivent immeacutediatement le philosophe deacuteclare que laquo certains dentre eux

76Il est tout de mecircme souhaitable de produire des surplus pour fins dexportations dans la mesure ougrave il est pratiquement impossible quune citeacute puisse fournir vraiment tout ce dont les citoyens ont besoin ce qui neacutecessite limportation et donc une monnaie deacutechange(Pol 1257a30-b1) Mais ces surplus doivent tout de mecircme ecirctre soumis agrave la neacutecessiteacute et ne pas devenir lobjet de la production

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[les paysans] senrichissent-ils vite alors mecircme que les autres ne sont pas dans lindigence raquo

(Pol 1318b20-21) ce qui montre clairement que ce nest pas la pauvreteacute qui les empecircche

davoir du loisir mais bien leur deacutesir de richesses Le mecircme constat peut ecirctre dresseacute pour

les ouvriers car lorsquil discute de loligarchie le philosophe affirme que laquo dans les

oligarchies par contre il est impossible quun homme de peine soit citoyen parce que

laccegraves aux magistratures deacutepend dun cens eacuteleveacute mais un artisan le peut la plupart des

ouvriers en effet sont des gens riches raquo (Pol 1278a20-25) De plus en affirmant qulaquo outre

cela [paysans artisans marchands] il y a les manoeuvres [τὸ χερνητικὸν] cest-agrave-dire ceux

qui ont trop peu de biens pour pouvoir mener une vie de loisir raquo (Pol 1291b25-30) Aristote

laisse entendre que seule lactiviteacute des manoeuvres ne procure pas une reacutemuneacuteration

suffisante pour avoir une vie de loisir Il nest donc pas si certain que ce soit lactiviteacute utile

elle-mecircme outre celle des manoeuvres qui entrave la participation agrave une vie de loisir mais

plutocirct la fin quon postule agrave cette activiteacute

32 Vie totale et vie partielle

La question qui meacuterite maintenant decirctre poseacutee est de savoir comment il faut

comprendre cette cohabitation entre la pratique dune activiteacute utile visant agrave reacutepondre agrave nos

besoins et agrave ceux de nos concitoyens de maniegravere agrave participer agrave la vie de la citeacute et la pratique

de la philosophie Lorsquon utilise des expressions comme vie de loisir ou vie de labeur il

est facile dy voir quelque chose de global qui reacutesume lentiegravereteacute des activiteacutes que megravene un

individu au cours de sa vie Cependant cette compreacutehension nest pas adeacutequate en ce qui a

trait agrave la conception aristoteacutelicienne de la vie Pour mieux saisir cette notion de vie nous

nous en remettrons agrave lanalyse quen fait Heinaman dans la premiegravere partie de son texte

Eudaimonia and Self-Sufficiency in the Nicomachean Ethics Voilagrave comment il deacutecrit ce

que nous appelons la vie totale

laquo Aristotle believes that the total life of a human being consists in a variety of types of activity each of which is an instance of living in a certain way and each of which is the exercise of a certain type (or types) of capacity of soul So my total life according to Aristotle consists in perceiving growing digesting walking feeling emotions thinking etc Each of these activities is living in a certain way And Aristotle uses the word life to refer to these types of activities- the perceptual life the nutritive life etc raquo (Heinaman 1988 p32)

Il est tout agrave fait vrai quAristote considegravere chacune de ces activiteacutes comme eacutetant des

laquo vies raquo ou devrait-on dire des maniegraveres dentendre le fait de vivre car laquo nous preacutetendons

qursquoil y a vie lagrave ougrave se trouve ne serait-ce qursquoune seule quelconque des manifestations telles

que lrsquointelligence la sensation le mouvement local et le repos ou encore le mouvement

nutritif deacutepeacuterissement et croissance raquo (DA 413a20-26) Le Stagirite accorde la vie agrave une

chose (une plante un ecirctre humain le premier moteur etc) degraves que lune de ces maniegraveres

dentendre la vie est preacutesente en elle Il est aussi eacutevident quil est possible en prenant

lexemple de lecirctre humain de combiner plusieurs de ces formes de vies Cest donc

laddition de toutes ces formes particuliegraveres qui composent la vie totale dun individu et cest

agrave chacune de ces formes de vie prises individuellement que nous donnons la deacutenomination

de vie partielle

De fait certains passages laissent croire que la vie dune personne est diviseacutee ou du

moins peut lecirctre On na quagrave penser au texte de Pol 1256a40-b1 ougrave Aristote explique que

si le mode de vie dun individu nest pas suffisant pour lui procurer la nourriture dont il a

besoin il peut combiner son activiteacute avec dautres afin datteindre lautosuffisance Ainsi on

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comprend que la vie dun individu na pas agrave se limiter agrave une seule activiteacute mais peut si cest

neacutecessaire seacutetendre agrave plusieurs Cependant dans ce passage lautosuffisance en question

nest que mateacuterielle et la diversiteacute des activiteacutes reste deacutependante de lutiliteacute ce qui ne

permet eacutevidemment pas de faire le lien avec la philosophie Neacuteanmoins un autre passage

permet de mieux comprendre comment peut sorganiser une vie totale pour laisser autant

place aux activiteacutes utiles quagrave la pratique de la philosophie En effet laquo la vie aussi se

divise en loisir et labeur guerre et paix et parmi les actions les unes concernent ce qui est

indispensable et utile les autres ce qui est beau raquo (Pol 1333a30-35) Il nest donc pas

interdit de croire quAristote envisage reacuteellement une vie totale ougrave lindividu combinerait

diffeacuterentes vies partielles les unes utiles et visant agrave reacutepondre agrave ses besoins les autres libres

de contraintes et visant le beau

Cette distinction que fait Heinaman dans son texte lemmegravene aussi agrave faire ressortir

quatre questions diffeacuterentes que les tenants de linterpreacutetation large de la deacutefinition du

bonheur (cest-agrave-dire que le bonheur pour Aristote consiste en un agreacutegat de vertu morale et

de θεωρία) ont tendance agrave confondre laquo (1) What life is the highest kind of eudaimonia (2)

What life counts as eudaimonia (3) What components will make up the total life of the

happy man (4) What must a man have in order to be happy raquo (Heinaman 1988 p33)

Ainsi en distinguant vie totale et vie partielle cela permet de ne pas avoir la mecircme reacuteponse

pour les questions 1 et 3 et de lagrave admettre une part dactiviteacute utile dans la vie totale de celui

qui pratique la philosophie puisque la reacuteponse agrave la question 4 comprend aussi les biens

mateacuteriels neacutecessaires agrave la vie Bien que nous soyons daccord avec la critique que Heinaman

formule agrave lendroit de linterpreacutetation large du bonheur il nous semble en nous fondant sur

lanalyse que nous avons faite au chapitre 1 du preacutesent travail quune autre question aurait

meacuteriteacutee decirctre distingueacutee outre les quatre poseacutees par le commentateur agrave savoir celle qui

consiste agrave se demander quelle vie partielle constitue loffice de lhomme Comme nous

lavons vu nous ne croyons pas contrairement agrave Heinaman que la reacuteponse agrave cette question

soit la mecircme que celle agrave sa question 1 mais nous ne rencheacuterirons pas ici sur ce problegraveme

Une fois que lon considegravere que la philosophie na pas agrave constituer la vie totale pour

ecirctre pratiqueacutee ce qui de toute maniegravere est impossible il est leacutegitime de se demander si sa

pratique nest pas du mecircme coup diminueacutee en terme dexcellence puisquelle est combineacutee agrave

une activiteacute dont la noblesse est nettement moins appreacuteciable Autrement dit est-ce que la

dureacutee pendant laquelle quelquun pratique la philosophie influe sur la qualiteacute de cette

pratique ou sur le bonheur qui advient agrave celui qui la pratique Pour bien comprendre que ce

nest pas le cas il importe de se rappeler que la pratique de la θεωρία est une ἐνέργεια (Pol

1325b16-26) et que lanalyse que fait Aristote du plaisir en EN X 2-4 sy applique

parfaitement du fait quelle en procure de la maniegravere la plus excellente (EN 1177a22-26)

En parlant du plaisir le Stagirite affirme que laquo cest en effet une sorte de tout et agrave aucun

moment lon ne peut concevoir un plaisir qui devrait durer plus longtemps pour atteindre sa

forme acheveacutee raquo (EN 1174a17-19) laquo agrave chaque moment de sa dureacutee [il] est une chose dont

la forme est acheveacutee raquo (EN 1174b6-7) Pour arriver agrave cette conclusion Aristote semploie agrave

montrer que le plaisir nest pas un mouvement en faisant remarquer que tout mouvement

implique une certaine vitesse alors que laquo le plaisir en effet peut venir vite comme la

colegravere mais non ecirctre rapide mecircme relativement alors que la marche et la croissance le

peuvent ainsi que tous les mouvements semblables raquo (EN 1173a34-b2) Le mouvement

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doit aussi ecirctre compris comme ayant une fin exteacuterieure agrave lui-mecircme et que le terme de son

mouvement est la reacutealisation de cette fin Or le plaisir pouvant ecirctre rechercheacute pour lui-

mecircme (EN 1174a10) il est clair quil ne peut ecirctre mouvement Le dernier argument visant

agrave montrer que le plaisir nest pas un mouvement vise agrave dire que le mouvement doit ecirctre

quelque chose qui doit pouvoir se seacuteparer en partie ce qui est impossible pour le plaisir qui

forme une sorte de tout (EN 1174b9-14) Il soutient aussi que le plaisir ne peut pas ecirctre

geacuteneacuteration du fait quil ne peut pas provenir de laquo cela dont le chagrin est corruption raquo (EN

1173b6-7) Ce passage fait sans doute reacutefeacuterence agrave la doctrine aristoteacutelicienne voulant quun

terme commun soit lintermeacutediaire entre deux extrecircmes tout comme le vinaigre doit passer

par leau avant de devenir du vin (Meta 1044b20-1045a6) Ainsi en croyant que ce terme

nexiste pas dans le cas du plaisir et du chagrin Aristote en conclut que le plaisir ne peut

pas ecirctre une geacuteneacuteration Force est donc de constater que lactiviteacute du philosophe ne sera

aucunement deacutepreacutecieacutee du fait que la vie totale de celui qui la pratique soit partageacutee entre

cette activiteacute et dautres activiteacutes utiles moins nobles quelle

Toutefois en ayant en tecircte que le philosophe croit qulaquo elle [la nature] fait une

chose pour un seul usage car chaque instrument accomplira au mieux sa tacircche sil sert non

agrave plusieurs fonctions mais agrave une seule raquo (Pol 1252b5-10) comment peut-on croire

plausible quil permettra au philosophe de pratiquer une autre activiteacute que celle-lagrave La

question revient en fait agrave se demander si Aristote adopte la mecircme position que Platon dans

La Reacutepublique (369e-370e) quant agrave la speacutecialisation du travail agrave savoir que chacun de par

sa nature propre est destineacute agrave accomplir une seule tacircche particuliegravere au sein de la citeacute ce

qui nous empecirccherait de concevoir la vie totale dun homme comme une addition de ses

vies partielles Ce ne semble pas ecirctre le cas Si lon considegravere la description quAristote fait

de la sagesse et de la sagaciteacute en EN VI on se rend compte que laquo chacune des deux est

vertu dune partie diffeacuterente de lacircme raquo (EN 1143b14-17) Le fait que ces vertus soient ainsi

diffeacuterencieacutees impliquent quelles peuvent toutes deux ecirctre deacuteveloppeacutees sans que le

deacuteveloppement de lune entraicircne un deacutepeacuterissement de lautre et ce dans la mesure ougrave les

domaines de leur excellence respective ne sont pas en compeacutetition comme ceacutetait le cas

chez Platon pour qui les diffeacuterentes parties de lacircme sont en lutte perpeacutetuelle et que la

nature dune personne est dicteacutee par la partie qui domine (La Reacutepublique IV) De plus bien

que la sagesse ninterfegravere pas avec la pratique de la sagaciteacute et inversement il semble que

ces deux vertus soient lieacutees dune certaine maniegravere puisque laquo [la sagaciteacute] donne donc des

ordres en vue de la sagesse mais ne la pas agrave ses ordres raquo (EN 1145a8-9) Il semble donc

quil faille interpreacuteter ce passage comme signifiant non seulement que la sagesse et la

sagaciteacute ne sont pas en compeacutetition mais aussi que la sagesse a besoin de la sagaciteacute pour

advenir Nous y reviendrons plus loin et en deacutetails et nous en resterons lagrave pour linstant

Notons toutefois que cette absence de compeacutetition est tregraves importante eacutetant donneacute que pour

Platon cest la plus grande force dune des parties par rapport aux autres qui impose la

nature de lindividu en empecircchant les autres parties de se deacutevelopper agrave leur plein potentiel

et qui donne de ce fait sa fonction agrave lindividu Si les parties de lacircme ne luttent pas lune

avec lautre cela implique aussi que chacune delles peut en arriver agrave son excellence propre

sans pour autant reacuteprimer le deacuteveloppement de lexcellence des autres parties De cette

faccedilon rien nempecircche un homme decirctre excellent dans plusieurs domaines et decirctre agrave la fois

sagace et sage ou utile et sage

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Cela ne regravegle cependant peut-ecirctre pas la question parce que comme nous lavons dit

certaines activiteacutes utiles sont consideacutereacutees par Aristote comme eacutetant viles et ne permettant

pas de deacutevelopper la vertu Toutefois nous avons vu que la plupart de ces activiteacutes neacutetaient

telles que lorsque la fin quon leur posait eacutetait vicieuse En consideacuterant quune bonne

eacuteducation morale permettant agrave lindividu de poser la bonne fin ce qui est le rocircle de la vertu

morale est preacutealable agrave lapprentissage des tacircches utiles on peut sans heacutesiter soutenir quun

homme peut pratiquer ces activiteacutes sans craindre pour son excellence morale On pourrait

voir ici une sorte de peacutetition de principe si lon considegravere que la pratique dune activiteacute utile

peut pervertir lagent vertueux en deacuteviant sa fin En effet puisque les vertus morales ne sont

pas donneacutees naturellement mais proviennent du fait de lhabitude (EN 1103a19-26) des

actes contraires agrave la vertu comme un travail qui serait servile pourrait changer le caractegravere

de lhomme vertueux Cela revient agrave ramener la critique deacutejagrave souleveacutee par Aristote lui-

mecircme voulant que si la vertu sacquiert par la pratique habituelle dactiviteacutes vertueuses cela

implique quil faudrait deacutejagrave ecirctre vertueux pour le devenir (EN 1105a17-21) Pour transposer

cela au cas qui nous inteacuteresse ce serait dire que puisque lactiviteacute utile en elle-mecircme nest ni

vertueuse ni vicieuse il faut deacutejagrave savoir ce quest la maniegravere vertueuse de laccomplir avant

de deacutebuter afin de ne pas risquer de shabituer agrave une pratique fautive Eacutevidemment la

reacuteponse que donne le Stagirite agrave cette objection montre encore une fois agrave quel point la

pratique de la vertu est une pratique sociale en ce sens quagrave deacutefaut decirctre vertueux les

actions vertueuses tout comme tracer des lettres peuvent ecirctre le fait du laquo hasard ou gracircce

au soutien dautrui raquo (EN 1105a22-23) et quon ne devient vertueux que du moment ougrave lon

est capable de pratiquer ces actions par soi-mecircme De plus la pratique vertueuse se

distingue de la technique en ce que les produits de la technique sont parfaits en eux-mecircmes

et montrent lexcellence de leur producteur agrave eux seuls tandis que les oeuvres de la vertu

morale en plus de lexcellence des actes doivent aussi ecirctre lexpression dun eacutetat de

lindividu vertueux En effet laquo il doit savoir ce quil exeacutecute ensuite le deacutecider et ce

faisant vouloir les actes quil accomplit pour eux-mecircmes enfin troisiegravemement agir dans

une disposition ferme et ineacutebranlable raquo (EN 1105a30-35) Ce dernier critegravere permet aussi

de croire que lorsque quelquun est devenu vertueux il est tregraves difficile quil cesse de lecirctre

et quil nest plus risqueacute pour lui de pratiquer des activiteacutes utiles car la fin quil leur

attribuera naura dautres choix que decirctre bonne On peut aussi ajouter que le fait que

lapprentissage de la vertu se fasse sous la supervision dautrui et des lois protegravege les jeunes

dans la mesure du possible dinfluences neacutefastes Toutefois bien que la compatibiliteacute entre

la vertu morale et la sagaciteacute et la sagesse soit difficilement contestable peut-ecirctre nen est-il

malgreacute tout pas ainsi entre les capaciteacutes physiques et intellectuelles laquo car il ne faut pas

accabler en mecircme temps lesprit et le corps en effet chacun de ces deux exercices produit

naturellement leffet contraire dans lautre domaine le travail du corps est une entrave pour

le deacuteveloppement de lesprit le travail de lesprit pour le deacuteveloppement du corps raquo (Pol

1338b10) Ceci eacutetant dit on peut tout de mecircme voir que rien nempecircche le versant

intellectuel et le versant physique (qui sera plutocirct celui mis de lavant dans les activiteacutes

utiles) de se deacutevelopper de maniegravere parallegravele En effet le seul obstacle agrave ces

deacuteveloppements se pose dans le seul cas ougrave ils sont orchestreacutes en laquo mecircme temps raquo et pas

neacutecessairement dans labsolu Cela est dautant plus important quun corps sain est essentiel

pour pratiquer une activiteacute intellectuelle de maniegravere optimale

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Toujours dans le but de montrer quil est possible pour un homme de pratiquer

plusieurs activiteacutes et du mecircme coup quAristote ne souscrit pas agrave lideacutee platonicienne de la

speacutecialisation du travail il est important de voir que pour le Stagirite laquo il faut ecirctre capable

de travailler et de faire la guerre mais encore plus de vivre en paix et dans le loisir ecirctre

capable daccomplir les tacircches indispensables et utiles mais encore plus les belles actions raquo

(Pol 1333a41-b3) Dans la mecircme veine il expose sans critiquer cette position que la

plupart des gens croient qulaquo en ce qui concerne les autres capaciteacutes beaucoup pensent que

les mecircmes gens peuvent les cumuler par exemple les mecircmes peuvent porter les armes

ecirctres paysans ecirctre ouvriers mais aussi membres des instances deacutelibeacuterative et judiciaire raquo

(Pol 1291b1-5) Ainsi cela na rien agrave voir avec la conception platonicienne voulant que les

ouvriers les guerriers et les dirigeants soient des classes diffeacuterentes et non mixtes dautant

plus qulaquo il arrive souvent aux mecircmes de porter les armes et de cultiver la terre raquo (Pol

1291a30) Dans la penseacutee aristoteacutelicienne chaque individu semble avoir la responsabiliteacute

de devenir un homme complet De plus comme Aristote insegravere la politique et la

philosophie dans le temps du loisir (Pol 1255b35-40) il est clair que ce temps de loisir se

doit decirctre compleacuteteacute par des activiteacutes qui ne sont pas du loisir montrant agrave la fois que ces

diffeacuterents types dactiviteacutes ne sont pas fonciegraverement incompatibles

33 Eacuteducation loisir et limite du politique

laquo Quil faille dans une citeacute qui entend ecirctre bien gouverneacutee quon soit libeacutereacute des

tacircches indispensables cest chose admise raquo (Pol 1269a35) et nous nous sommes appliqueacutes

jusquagrave preacutesent agrave montrer que cet espace de loisir est possible au sein de la citeacute si les

individus pratiquent des activiteacutes indispensables ayant pour fin la reacuteponse agrave leurs besoins et

non pas le profit Tournons-nous maintenant vers un autre aspect tregraves important de la

conception du loisir dans la penseacutee aristoteacutelicienne agrave savoir quil se doit decirctre lobjet ou du

moins un objet privileacutegieacute de leacuteducation Il nous faut voir quAristote considegravere que cest la

tacircche de leacuteducation de rendre les citoyens sensibles agrave la neacutecessiteacute de pratiquer des loisirs

car ce nest pas parce que les loisirs sont possibles quils seront effectivement pratiqueacutes

dougrave limportance de leacuteducation

laquo Quil y ait donc une certaine eacuteducation dans laquelle il faut eacutelever les enfants non

pas parce quelle serait utile ou indispensable mais parce quelle est digne dun homme libre

et belle cest manifeste raquo (Pol 1338a30-35) Sans pour autant oublier que leacuteducation doit

aussi servir agrave lapprentissage de choses utiles (Pol 1333a40-b3) et que certaines vertus

sexercent dans la besogne (Pol 1334a15-20) Aristote reste tregraves clair quant au fait quune

part de leacuteducation doit enseigner des activiteacutes nayant quelles-mecircmes pour fin (Pol

1338a10-15) Cette caracteacuteristique est bien entendu le signe de leur noblesse et cette raison

est suffisante pour en faire la fin agrave rechercher Toutefois quand on considegravere la critique que

fait Aristote de la constitution spartiate (Pol II 9) on se rend compte que le loisir peut

jouer un rocircle quon peut presque consideacuterer comme politique et que si leacuteducation doit en

assurer lapprentissage ce nest pas simplement avec une vue deacutesinteacuteresseacutee En effet en

ayant uniquement mis laccent sur la vertu guerriegravere laquo ils [les Spartiates] couraient agrave leur

perte degraves quils avaient eacutetabli leur domination faute de savoir utiliser leur loisir [διὰ τὸ μὴ

ἐπίστασθαι σχολάζειν] eux qui navaient pratiqueacute aucun autre exercice plus important que

celui de la guerre raquo (Pol 1271b1-5 nous soulignons) Ainsi leur incapaciteacute agrave soccuper

99

100

dans une situation ougrave il ny a pas de conflit leur eacutetait politiquement deacutesavantageux Dans

cette mecircme veine Aristote affirme que le fait

laquo que le leacutegislateur doive sefforcer de preacutefeacuterence darrecircter les mesures concernant la guerre et le reste de la leacutegislation en vue du loisir et de la paix les faits teacutemoignent en faveur de cette thegravese En effet la plupart des citeacutes de ce genre assurent leur salut par la guerre mais une fois quelles ont acquis la domination elles peacuterissent Comme lacier elles perdent leur trempe en temps de paix Le responsable cest le leacutegislateur qui ne leur a pas appris agrave mener une vie de loisir raquo (Pol 1334a2-10)

Aristote eacutetablit donc une correacutelation qui semble tregraves forte entre la stabiliteacute politique

et la capaciteacute agrave pratiquer les loisirs ce que lexemple historique de Sparte du point de vue

du Stagirite vise justement agrave montrer Cela laisserait-il sous-entendre que lexhortation agrave la

pratique dactiviteacutes nayant pour but quelles-mecircmes serait dune certaine maniegravere

instrumentaliseacutee au profit de la stabiliteacute politique Bien que cette position puisse peut-ecirctre

eacutemaner de la critique spartiate dautres passages expriment plutocirct linverse nous forccedilant agrave

comprendre autrement le rapport entre la pratique du loisir et la politique Agrave ce sujet il est

essentiel de tenir compte du passage suivant laquo Et pour autant elle [la sagaciteacute] na pas

autoriteacute sur la sagesse ni sur la meilleure partie de lacircme pas plus que la meacutedecine sur la

santeacute car elle na pas celle-ci agrave son service mais voit au contraire agrave son avegravenement Elle

donne donc des ordres en vue de la sagesse mais ne la pas agrave ses ordres raquo (EN 1145a5-10)

Dans ce passage on voit que la φρόνησις et la σοφία sont indeacutependantes quant agrave leur

pratique respective cest-agrave-dire quecirctre sage naide pas agrave ecirctre sagace ni inversement mais

que la φρόνησις doit avoir pour but la possibiliteacute de la pratique de la σοφία Autrement dit

cela implique quune personne moralement vertueuse veillera agrave se deacutegager un espace pour

faire de la philosophie Mais cette relation ne semble pas ecirctre unidirectionnelle car comme

le note Bodeacuteuumls laquo LEE (VIII 1-2) laisse comprendre que la sagesse objectif supeacuterieur de

lhomme pourrait ecirctre une norme permettant de fixer la mesure des biens exteacuterieurs

neacutecessaires agrave la vie Il reviendrait ainsi agrave la sagaciteacute de prendre en compte les exigences de

la sagesse pour deacuteterminer jusquougrave par exemple senrichir raquo (Bodeacuteuumls 2004 p343 n3)

En effet Aristote parle bien dune norme dune limite que la pratique de la θεωρία impose

aux activiteacutes utiles en ce que laquo ce mode de choix et dacquisition des biens naturels ndash biens

du corps richesses amis ou autres ndash qui favorisera au mieux la contemplation de la

diviniteacute ce mode dis-je est le meilleur et cette norme est la plus belle [οὗτος ὁ ὅρος

κάλλιστος] alors que celle qui par deacutefaut ou par excegraves empecircche de servir et de contempler

la diviniteacute est mauvaise raquo (EE 1249b16-19) Dans cette perspective ce nest pas le contenu

de la pratique de la σοφία mais le simple deacutesir de la pratiquer qui fixerait la limite au

politique Il faudrait donc comprendre cette relation comme une certaine interdeacutependance

au sens ougrave la pratique de la philosophie requiert la preacutesence dune volonteacute politique et que

lactiviteacute politique ne trouve sa limite et du mecircme coup son accomplissement que par

leacutetablissement dun espace de loisir pour pratiquer la philosophie

On pourrait bien sucircr affirmer que la φρόνησις na pas agrave ecirctre reacuteguleacutee par quelque

chose qui lui soit exteacuterieur Cependant comme la politique doit aussi ecirctre consideacutereacutee

comme une activiteacute utile il est important de voir quelle doit avoir une fin agrave lexteacuterieur

delle-mecircme (EN 1177b12-18) afin de limiter ses actions (EE 1249b10-25) de la mecircme

maniegravere que les autres activiteacutes utiles devaient avoir le besoin pour limite afin de ne pas

tomber dans la mauvaise chreacutematistique Cest ici quune partie de leacutetude de Lord

Education and culture in the political thought of Aristotle devient pertinente Apregraves avoir

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fait remarquer quune citeacute impose geacuteneacuteralement un reacutegime qui lui est favorable dans les

citeacutes quelle conquiert aux deacutepens des inteacuterecircts des conquis (Pol 1296a32-36) et que des

hommes sont precircts agrave infliger aux citoyens des autres citeacutes des choses quils noseraient

jamais faire subir agrave leurs concitoyens (Pol 1324b32-35) (Lord 1982 p191) il en conclut

que le laquo spiritedness raquo (θυμός) ou lardeur est la cause dun tel comportement Il poursuit

en soutenant que

laquo Aristotles awareness of the problematic character of spiritedness is I would suggest the deepest reason for his reluctance to recommend the practical or political life as the best way of life for the city To encourage the city to involve itself in the affairs of other cities with a view to the establishment of hegemonical rule is to give free rein to a passion or complex of passions which must eventually negate the very idea of hegemonical rule77 raquo (Lord 1982 p195)

Ce qui est agrave lenjeu ici cest que bien quil soit theacuteoriquement possible de gouverner

justement lhistoire montre pour Aristote que ce nest jamais le cas dans une citeacute pour

laquelle le meilleur mode de vie envisageacute en est un pratique ou politique Cela proviendrait

selon Lord du fait que laquo le goucirct du commandement et de la liberteacute vient chez tous les

hommes de cette faculteacute car le coeur [ὁ θυμός] est autoritaire et indomptable raquo (Pol

1328a6-7) Ainsi en voulant exercer sa liberteacute ce qui est tout agrave fait leacutegitime il serait

dangereux pour un homme de tomber dans le deacutesir du commandement illeacutegitime La

pratique de la politique est donc soumise agrave une tension interne dont il nous faut nous

meacutefier Cest de cette maniegravere que Lord justifie le fait quAristote neacutelegraveverait pas la politique

au rang de lactiviteacute par excellence pour la citeacute ou du moins serait heacutesitant En effet en

placcedilant lactiviteacute politique au sommet laquo the attractions of a policy of external rule will

77Ce que Lord appelle le laquo hegemonical rule raquo nest pas agrave confondre avec le gouvernement despotique dun maicirctre desclaves agrave leacutegard de ses esclaves ce quun sens contemporain du mot laisserait entendre Il est plutocirct agrave comprendre comme le gouvernement politique dhommes libres entre eux (Lord 1982 p190)

necessarily be greater than if this were not the case If a life of activity and rule is the best

life simply the perfection of that life will appear to be the exercise of laquo sovereignty over

all raquo (1324a31-41) raquo (Lord 1982 p197) Cest de cela quil faudrait comprendre

limportance quaccorde Aristote aux activiteacutes nayant quelles-mecircmes pour fin Comme

lexplique Mara

laquo Moreover for both Plato and Aristotle the most immediate practical consequence of recognizing the sublimity of philosophy would appear to be the endorsement of a certain kind of political moderation as exhibited for Aristotle by the peaceful city which is active only with regard to itself []The absolutely consummate praise of philosophy at the end of the Nicomachean Ethics in part serves to moderate the politically consummate praise of magnanimity expressed earlier (cf NE 1124 a 1-3) raquo (Mara 1987 p398)

En suivant Mara dans cette direction on voit que la pratique de la philosophie

entraicircnerait une certaine tempeacuterance neacutecessaire agrave la pratique droite de lactiviteacute politique

En ce sens Aristote explique aussi qulaquo il faut du courage et de lendurance pour le temps

de la besogne de la philosophie pour celui du loisir et de la tempeacuterance et de la justice pour

ces deux temps mais surtout pour ceux qui vivent en paix et dans le loisir raquo (Pol 1334a22-

25) Cest donc dire que le loisir ne peut pas ecirctre exclusivement consacreacute aux activiteacutes

politiques car la tendance de lhomme dans ce cas est decirctre pousseacute agrave la deacutemesure (Pol

1334a25-28) Degraves lors il nous semble juste de comprendre avec Mara et Lord que la

philosophie permet de deacutevelopper une certaine modeacuteration autant politique que mateacuterielle

dans la mesure ougrave en posant comme but ce genre dactiviteacute les citoyens ne chercheront pas

agrave acqueacuterir le plus de pouvoir possible autant individuellement au sein de la citeacute que

politiquement agrave leacutegard des autres citeacutes mais viseront plutocirct agrave se deacutegager un espace de loisir

maximal afin de pratiquer cette activiteacute Dougrave limportance dune eacuteducation aux loisirs

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Ainsi on pourrait comprendre la preacutesence dune activiteacute philosophique agrave linteacuterieur dune

citeacute comme eacutetant un signe de tempeacuterance78 Cette tempeacuterance provoqueacutee par lexercice de la

philosophie est probablement lieacute au fait que la θεωρία est consideacutereacutee comme une pratique

autarcique Comme nous lavons vu elle est lactiviteacute qui requiert agrave lindividu le moins de

ressources cest-agrave-dire rien de plus que les ressources neacutecessaires agrave la survie alors que ce

neacutetait pas le cas pour la pratique des vertus morales qui elles demandent un apport de biens

exteacuterieurs parfois tregraves important comme dans le cas de la magnificence Suivant cela il est

aiseacute de comprendre quen ayant pour but une activiteacute ne produisant rien dutile et ne

demandant en elle-mecircme aucun bien exteacuterieur un individu ou une citeacute de par lhabitude

dune telle pratique en viendront tempeacuterants Ainsi la recherche de lautarcie divine sans

ecirctre atteignable pourrait avoir des conseacutequences eacutethiques notables bien que cela soit tout agrave

fait exclu du contenu de cette pratique Toutefois par lhabitude davoir besoin de peu on

peut croire quun individu serait plus en mesure de se contenter du neacutecessaire

Il faut cependant se demander dans quelle mesure la philosophie est apte agrave jouer ce

rocircle consideacuterant que ce ne sont pas tous les citoyens qui ont les capaciteacutes intellectuelles

pour la pratiquer ou comme le note Lord en parlant de Pol1333a16-30 laquo [Aristotle]

suggests in other words that a capacity for theoretical reason or for the pursuit of science

or philosophy is not to be expected in every citizen of the best regime raquo (Lord 1982 p40)

Il serait ainsi fort surprenant que la pratique par quelques individus seulement de la

philosophie comprise comme lactiviteacute theacuteoreacutetique par excellence puisse avoir un effet

78Il y a un parallegravele agrave faire avec Reacutepublique 586a-b ougrave Platon explique que ceux qui ne font pas de philosophie ou qui nen ont pas le deacutesir se laissent par conseacutequent aller dans les plaisirs terrestres avec excegraves

important sur la tempeacuterance de la citeacute dans son ensemble79 Faut-il conclure de cela que la

philosophie ne pourrait pas jouer un rocircle politique comme nous avons essayeacute de le faire

ressortir Pas neacutecessairement si lon considegravere avec Lord que lutilisation que fait Aristote

du concept de laquo philosophie raquo en Pol 1334a22-25 nest pas agrave comprendre dans son sens

strict de pratique de la θεωρία Pour en arriver agrave cela Lord examine le contenu de

leacuteducation aristoteacutelicienne telle que deacutecrite en Pol VII-VIII Il commence par faire

remarquer queacutetant donneacute que la philosophie ne semble pas pouvoir ecirctre pratiqueacutee par tous

et que leacuteducation doit ecirctre une chose commune il en deacutecoule que la philosophie comprise

en son sens strict ne sera pas lobjet de cette eacuteducation commune (ibid p49-50) mais sera

renvoyeacutee agrave une eacuteducation dans la sphegravere priveacutee qui est mieux adapteacutee aux compeacutetences de

chacun (ibid p51) En ce sens laquo Chapter 1 [of Politics VIII] addresses the question of the

way of life which is best laquo so to speak for everyone raquo (1323a19-20) or for men generally raquo

(ibid p181) Comme il faut trouver une activiteacute pouvant agrave la fois ecirctre pratiqueacutee par la

grande majoriteacute des gens et navoir quelle-mecircme pour fin Aristote se tourne vers la

musique [μουσική]80

laquo mais agrave lorigine on la introduite [la musique] dans leacuteducation parce que la nature elle-mecircme exige nous lavons souvent dit que nous soyons capables non seulement daccomplir correctement notre labeur mais aussi de mener noblement une vie de loisir car cest le principe de tout reacutepeacutetons-le encore une fois Si en effet il faut les deux il vaut mieux choisir la vie de loisir que la vie laborieuse et il faut rechercher comme but ce quil convient de faire dans cette vie de loisir raquo (Pol 1337b29-35)

79De maniegravere comparable dans La Reacutepublique pour que la citeacute soit tempeacuterante il faut que chacune des classes le soit contrairement agrave la sagesse et au courage que la citeacute pourra se vanter de posseacuteder si seulement la classe correspondante lest Cest-agrave-dire que la citeacute sera sage dans son ensemble si les dirigeants le sont et courageuse si les auxiliaires le sont (La Reacutepublique 428e-429d)80Nous nous contenterons de traduire μουσική par musique sans chercher agrave savoir ce qui est reacuteellement compris dans sa deacutefinition comme probablement la poeacutesie car ici nest pas lendroit et que de toute faccedilon cela naurait pas vraiment dinfluence sur notre deacuteveloppement

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Si lon comprend la musique de cette maniegravere il est facile dy voir une tentative

dAristote de permettre une vie de loisir mecircme agrave ceux qui ne sont pas aptes agrave pratiquer la

θεωρία Cela est dautant plus vrai quAristote ne considegravere pas la musique comme une

chose indispensable ou mecircme utile (Pol 1338a10-25) et quelle peut dune certaine maniegravere

ecirctre aussi rechercheacutee pour elle-mecircme bien quelle puisse par ailleurs jouer un rocircle

peacutedagogique dans la formation agrave la vertu (Pol VIII 5-7) De plus accorder agrave la musique

une place dans le loisir des hommes libres est dautant plus pertinent tenant compte du fait

quelle plaicirct agrave tous peu importe lacircge ou le caractegravere (Pol 1339b41-1340a5) Il semble donc

que rien nempecircche deacutelargir la maniegravere de concevoir la philosophie dans les passages de

Pol ougrave Aristote traite de leacuteducation

laquo The best way of life for the city is not the speculative life simply but rather the closest approximation to that life which is possible on the level of politics What is required is an activity which provides the intrinsic satisfactions of philosophy without imposing the demands of philosophy or while being accessible to men of ordinary capacities What is required is a leisured activity which can be regarded by most men as the end or reward of political activity and hence as the genuine locus of public happiness The activity in question ndash the way of life characteristic of the best regime ndash is the leisured enjoyment of music and poetry raquo (Lord 1982 p198)

On pourrait toutefois objecter agrave cette interpreacutetation que la conception de la

philosophie que se fait le Stagirite dans les Eacutethiques et mecircme davantage dans la

Meacutetaphysique est rigoureusement opposeacutee agrave un tel affaiblissement et que la conception de

la philosophie de ces traiteacutes est aussi preacutesente dans Les Politiques Il nous apparaicirct

cependant que les contextes respectifs des diffeacuterents traiteacutes nous permettent de rendre

compte de cette diffeacuterence dans lutilisation du concept de laquo philosophie raquo Prenant pour

acquis que la viseacutee des Eacutethiques est de deacutecrire ce que serait un bonheur individuel parfait il

est eacutevident que la description que fait Aristote de la philosophie ne pourra pas avoir une

extension large dans la mesure ougrave ce qui est rechercheacute est la meilleure activiteacute et en cela il

importe peu voire pas du tout de savoir si cette activiteacute est praticable par une part de la

population aussi minime soit-elle Agrave lopposeacute le contexte de Pol VII 15 est plutocirct de

rechercher ce que serait le meilleur mode de vie pour la citeacute entiegravere En effet laquo il est

manifeste que la citeacute qui est appeleacutee agrave vivre heureuse et agrave ecirctre vertueuse doit avoir part agrave

ces vertus [ie philosophie tempeacuterance et justice] raquo (Pol 1334a34-36 nous soulignons) et

comme il est impossible agrave tous de pratiquer la philosophie telle que comprise dans les

Eacutethiques et dans la Meacutetaphysique il est peut-ecirctre preacutefeacuterable denvisager que le sens que

donne Aristote agrave cette occurrence nest pas ce sens restreint car laquo que donc neacutecessairement

une constitution excellente soit une organisation dans laquelle nimporte qui peut accomplir

des actions excellentes et mener une vie bienheureuse cest manifeste raquo (Pol 1324a23-25)

Il est aussi pertinent de voir que le Stagirite semble aussi accorder de limportance

aux capaciteacutes individuelles pour deacuteterminer la meilleure activiteacute agrave pratiquer dans les loisirs

laquo Dans chaque cas par conseacutequent lactiviteacute la plus parfaite est celle du sujet le mieux

disposeacute en preacutesence du meilleur des objets qui lui soient accessibles raquo (EN 1174b15-20)

Le fait quAristote ajoute laccessibiliteacute en tant que critegravere au meilleur objet montre bien que

ce qui est preacutefeacuterable de reacutealiser cest ce quil y a de meilleur parmi les choses qui sont agrave

notre porteacutee et non pas la chose la meilleure de maniegravere absolue Dans la mecircme veine il

pose comme critegravere agrave la reacutealisation parfaite dune activiteacute le plaisir qui doit en deacutecouler

(EN 1174b20-25) Degraves lors si quelquun nest pas en mesure de pratiquer la θεωρία il nen

retirera aucun plaisir et cessera par conseacutequent de la pratiquer Pour ajouter agrave cela

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laquo Cest dailleurs aussi ce que permet de voir le lien intime qui unit chacun des plaisirs agrave lactiviteacute quil parachegraveve car le plaisir qui lui est intimement lieacute permet daccroicirctre lactiviteacute En effet lon juge mieux de chaque sorte de choses et avec plus de rigueur lorsquon se livre agrave cette activiteacute avec plaisir Ainsi deviennent geacuteomegravetres ceux qui ont de la joie agrave pratiquer la geacuteomeacutetrie et leur intelligence saisit avec plus de profondeur chaque sorte de problegravemes raquo (EN 1175a30-b1)

En ayant cela en tecircte il nest pas surprenant que le Stagirite propose la musique

comme activiteacute plaisante visant au repos (Pol 1339b25-30) Limportant ici est de voir que

si Aristote veut substituer la musique au jeu pour le temps du repos cest que la musique est

un loisir noble et qui est plaisant pour tous81 Eacutetant plaisante il serait eacutetonnant que les gens

ne veuillent pas sy adonner et eacutetant noble elle est en mesure de jouer le vrai rocircle qua agrave

jouer le loisir dans la conception aristoteacutelicienne du composeacute eacutethico-politique Limportant

au niveau des activiteacutes pratiqueacutees agrave linteacuterieur de la citeacute nest pas que chacun reacutealise

lactiviteacute parfaite par excellence qui rendrait chaque homme un dieu mais bien que chaque

individu soit en mesure de pratiquer une activiteacute en vue delle-mecircme sans consideacuteration

dutiliteacute ce que reacutealiserait dans les faits la musique

De cela deacutecoule que sans oublier que sil en est capable lhomme doit tendre vers

ce qui est le meilleur mais que laquo ce qui pour chacun est absolument preacutefeacuterable cest ce quil

peut atteindre de plus eacuteleveacute raquo (Pol 1333a25-30) il nous est permis de conclure que la

musique est tout agrave fait capable de jouer le mecircme rocircle que la philosophie comprise au sens

restreint et que dans cette mesure une conception plus large de la philosophie peut linclure

En effet neacutetant pas productive de quelque chose dutile et ne requeacuterant que peu de

81Agrave strictement parler ce nest pas au loisir en tant que tel quAristote dans ce passage met de lavant la musique comme activiteacute agrave choisir mais bien au repos et comme nous lavons vu plus haut il est important de les distinguer Cependant ce passage concerne les travailleurs qui justement ne distinguent pas loisir et repos et dans cette mesure il est peut-ecirctre pertinent de commencer agrave introduire au sein mecircme du repos des activiteacutes pouvant convenir au loisir de maniegravere agrave les amener peu agrave peu par lhabitude agrave pratiquer des loisirs authentiques

ressources pour sa pratique elle devrait normalement inciter agrave la tempeacuterance Nous disons

normalement car contrairement agrave la pratique de la θεωρία la musique doit ecirctre soumise agrave

une sorte de controcircle parce que certains types dharmonies risquent de deacutevelopper des

caractegraveres non rechercheacutes chez ceux qui les pratiquent (Pol VIII 7) Pour ajouter agrave cette

restriction notons aussi qulaquo il est donc manifeste que lapprentissage de la musique ne doit

pas ecirctre un empecircchement aux activiteacutes ulteacuterieures ni avilir le corps et le rendre inapte aux

exercices militaires et civiques aussi bien ceux quon doit pratiquer immeacutediatement que

ceux quon apprendra plus tard raquo (Pol 1341a5-10) ce que cause la pratique excessive de la

musique laquo qui megravene aux compeacutetitions professionnelles [et] aux virtuositeacutes eacutetonnantes et

excessives qui envahissent aujourdhui les compeacutetitions raquo (Pol 1341a10-15) Ainsi on voit

que la philosophie demeure preacutefeacuterable agrave la pratique de la musique mais que outre les

reacuteserves que nous avons ameneacutees cette derniegravere a un rocircle tout agrave fait comparable agrave celui de

la philosophie avec lavantage notable decirctre appreacutecieacutee de presque tous

En tenant compte de lanalyse que nous venons de faire il importe de comprendre

que la philosophie prendra une acception eacutelargie ou restreinte tout deacutependant du contexte

Dans un contexte individuel comme celui des Eacutethiques la philosophie sera reacuteduite agrave la

pratique de la θεωρία qui est eacutevidemment lactiviteacute la meilleure alors que dans un contexte

politique ougrave il importe de deacuteterminer lactiviteacute qui sera la plus approprieacutee pour tous il

faudra comprendre la philosophie comme incluant en plus de la θεωρία une certaine part

de culture geacuteneacuterale dans les arts des Muses Cest donc dire que la philosophie au sens

propre et la musique feraient partie dune certaine maniegravere du mecircme genre de vie Degraves

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lors il est leacutegitime de se demander agrave quoi pense Aristote lorsquil se questionne agrave savoir si

cest

laquo la vie politique et active qui est agrave choisir ou plutocirct celle qui est affranchie de tous les soucis exteacuterieurs par exemple une vie contemplative qui seule aux dires de certains est celle du philosophe Car il ny a guegravere que ces deux genres de vie que ceux des hommes qui honorent le plus la vertu choisissent eacutevidemment aussi bien ceux du passeacute que ceux daujourdhui Deux vies je veux dire la vie politique et la vie philosophique raquo (Pol 1324a26-32)

En effet cette question est poseacutee apregraves avoir affirmeacute immeacutediatement avant quune

citeacute excellente en est une dans laquelle chacun des citoyens est en mesure de pratiquer des

activiteacutes excellentes Dans cette mesure il semble tout agrave fait leacutegitime de comprendre que

lutilisation que fait le Stagirite de laquo vie philosophique raquo dans ce passage est agrave comprendre

dans son sens large Un autre indice nous permet daller dans ce sens agrave savoir que lorsquil

semble associer une vie laquo affranchie de tous les soucis exteacuterieurs raquo avec la vie

contemplative du philosophe cette association puisquelle est introduite par laquo par

exemple raquo ne semble en fait quecirctre une instance particuliegravere de ce type de vie et non pas

leacutepuiser De plus cette reacuteduction nest que le fait des laquo dires de certains raquo et Aristote ne

semble pas lappuyer particuliegraverement

Consideacuterant que la musique fait partie du mecircme genre de vie que la philosophie et

que selon ce passage cette vie est laquo affranchie de tous les soucis exteacuterieurs raquo [πάντων τῶν

ἐκτὸς ἀπολελυμένος] il est tentant dy voir aussi lagrave une forme atteacutenueacutee de lautarcie divine

accessible non seulement aux sages mais aussi agrave lhomme de la rue Comme si Aristote

conscient que lactiviteacute quil preacutesente comme eacutetant la meilleure et devant reacuteguler les

activiteacutes utiles de celui qui lexerce neacutetait pas praticable par suffisamment de gens aurait

tenteacute de lui trouver un substitut qui bien que moins noble est tout de mecircme rechercheacute pour

lui-mecircme et de ce fait se qualifie pour faire partie de la vie philosophique On aurait alors

une sorte de simulacre humain de lautarcie divine Bien entendu il ne faut pas croire que la

pratique musicale est reacuteellement autarcique eacutetant donneacute que lactiviteacute mecircme requiert du

mateacuteriel pour son exercice ce que ne demande pas la θεωρία mais elle est ce qui sen

rapproche le plus en ce quelle est sa propre fin

111

112

4 Conclusion

En guise de conclusion essayons de mieux comprendre le rapport qui doit ecirctre

eacutetabli entre la recherche de lautarcie humaine et la recherche de lautarcie divine Comme

nous lavons montreacute la recherche de lautarcie humaine est en fait la fonction propre de

lhomme et en ce sens tout homme doit y participer afin de reacutealiser son essence Cette

autarcie humaine correspond agrave ce qui fait en sorte quau sein de la citeacute les citoyens peuvent

non seulement vivre ce qui ne serait le fait que dune autarcie mateacuterielle mais aussi bien

vivre en combinant agrave la fois lautarcie mateacuterielle et la possibiliteacute de pratiquer la vertu

morale et la φρόνησις82 Parallegravelement agrave cela nous avons aussi fait ressortir que les activiteacutes

utiles ne sont pas neacutecessairement toutes agrave rejeter de la vie de lhomme vertueux En effet

dans les limites de ses besoins il est tout agrave fait convenable et mecircme souhaitable que

lhomme libre pratique ces activiteacutes

Par la suite nous avons montreacute que la philosophie neacutetait pas en mesure decirctre

consideacutereacutee en elle-mecircme comme une activiteacute pouvant ecirctre pratiqueacutee au sein de la citeacute dans

le but datteindre lautarcie humaine eacutetant donneacute que la citeacute se maintient de par lamitieacute

politique qui unit les citoyens entre eux et que la pratique philosophique ne peut pas mener

agrave un tel type damitieacute Cette impossibiliteacute vient principalement du fait quelle nest

aucunement utile et que lamitieacute politique se fonde sur lutiliteacute

Agrave partir de ce moment nous devions en conclure temporairement que la pratique de

la philosophie eacutetait incompatible avec les activiteacutes de la citeacute et quelle ne pourrait donc pas

82Voir agrave ce sujet la distinction que fait Mayhew entre πρὸς ζωὴν αὔταρκες (Pol 1328b17) ἐν τοῖς ἀναγκαίοις αὐτάρκης (Pol 1326b4) et ἀπλῶς αὐτάρκη (Pol 1328b18) et αὔταρκες πρὸς το εὐ ζῆν (Pol 1326b8-9) (Mayhew 1995 p490-491)

de ce fait ecirctre leacutegitimement pratiqueacutee agrave linteacuterieur de ses murs car elle nest pas directement

profitable aux autres citoyens Ainsi selon cette analyse mecircme si la pratique de la θεωρία

telle que deacutecrite en EN X 6-8 se reacuteveacutelait ecirctre le propre de lhomme ou du moins en faire

partie comme le veulent les interpreacutetations traditionnelles il nen demeurerait pas moins

que sa preacutesence au sein de la citeacute en serait douteuse Il est en effet difficile de voir comment

elle peut sinseacuterer dans une organisation devant reacutepondre aux besoins des individus alors

quelle-mecircme ne peut rien fournir qui participerait agrave cela Eacutevidemment on pourrait toujours

nous rappeler la distinction que fait Heinaman entre vie totale et vie partielle et soutenir

avec lui que la meilleure vie totale dun philosophe comprendra aussi dautres activiteacutes qui

elles seront utiles et lui permettront de faire partie de la citeacute ce qui permettrait du mecircme

coup de continuer agrave soutenir la position selon laquelle lactiviteacute contemplative est le propre

de lhomme

Toutefois bien que nous accordions la pertinence de la distinction entre vie totale et

vie partielle et que nous ne rejetions pas le fait que la vie contemplative soit la vie la plus

parfaite qui soit -mais seulement dans la mesure ougrave elle est pratiqueacutee par un dieu et non par

un homme- il nous semble que le deacuteveloppement sur le loisir que nous avons fait nous

empecircche de soutenir que la pratique de la θεωρία reacutealise loffice de lhomme En effet

quand on considegravere que la philosophie au sens strict nest pas la seule activiteacute acceptable

pour occuper noblement lespace de loisir creacuteeacute par les activiteacutes des citoyens au sein de la

citeacute il semble risqueacute de soutenir que cette activiteacute soit la seule agrave deacutefinir le propre de

lhomme Et cela dautant plus quAristote naccorde jamais agrave la musique un statut tel quil

113

114

nous serait permis de comprendre quelle est une forme imparfaite de la reacutealisation de

lessence humaine

De plus le statut ambigu de la relation entre la politique et le loisir semble nous

rendre incapable de reacutepondre pour de bon et de maniegravere univoque agrave la question de loffice

de lhomme Bien que nous croyons quen derniegravere analyse cet office soit agrave chercher dans

lexercice des vertus morales et de la φρόνησις il apparaicirct que le loisir est en quelque sorte

la fin de cet exercice du moins tel quil est preacutesenteacute en Pol VII-VIII Toutefois il est

important de voir que dans un tel contexte cest bien le loisir qui est la fin et non pas la

philosophie (Pol VII 15) Le loisir nest donc pas compris comme devant ecirctre reacuteserveacute ou

deacutegageacute en vue de la philosophie mais plutocirct que la philosophie est la meilleure faccedilon de

passer son temps de loisir En effet laquo il faut [δεῖ] du courage et de lendurance pour le

temps de la besogne de la philosophie pour celui du loisir [φιλοσοφίας δὲ πρὸς τὴν

σχολήν] et de la tempeacuterance et de la justice pour ces deux temps raquo (Pol 1334a22-25 nous

soulignons) En plus de cela lutilisation du vocabulaire de la neacutecessiteacute (δεῖ) semble

indiquer que la philosophie dans ce contexte reacutepond agrave un besoin ce qui est aussi reacuteaffirmeacute

tout juste apregraves lorsquAristote explique que laquo ce sont ces gens-lagrave [ie ceux qui ont du

loisir] qui ont le plus besoin [μάλιστα γὰρ οὗτοι δεήσονται] de philosophie de tempeacuterance

et de justice dans la mesure ougrave ils megravenent plus que dautres une vie de loisir dans

labondance de tels biens raquo (Pol 1334a31-34) Ce qui semble devoir ecirctre tireacute de ce passage

cest que la philosophie reacutepond agrave un besoin et que ce besoin se fait plus ressentir chez ceux

qui ont du loisir que chez ceux qui nen ont pas notamment pour les peuples guerriers laquo car

la guerre contraint les gens agrave ecirctre justes et agrave vivre dans la tempeacuterance raquo (Pol 1334a25-26)

Ce besoin de philosophie -et donc dune certaine recherche de lautosuffisance divine-

deacutecoule alors du fait quaucune contrainte exteacuterieure ne vient forcer lindividu agrave ecirctre juste et

tempeacuterant Degraves lors en labsence de ce type de contrainte il faut que lindividu (et la citeacute)

se tourne vers la philosophie afin de demeurer tempeacuterant parce que laquo la jouissance dun

sort heureux et la vie de loisir en temps de paix poussent plutocirct [les gens] agrave la deacutemesure raquo

(Pol 1334a26-28)

Ceci nest pas non plus la seule maniegravere de comprendre le lien entre lautosuffisance

et le bon exercice dune activiteacute politique En effet traitant de la distinction entre les

reacutegimes droits et les reacutegimes deacutevieacutes et plus speacutecifiquement entre la royauteacute et la tyrannie

Aristote affirme en passant que laquo nest pas un roi en effet celui qui ne se suffit pas agrave lui-

mecircme et nest pas supeacuterieur sur tous les plans du bien or un homme de cette qualiteacute na

besoin de rien en plus donc les inteacuterecircts quil a en vue ne sont pas les siens agrave lui mais ceux

des sujets quil gouverne raquo (EN 1160b3-6) Ce passage est tregraves important car il y est dit

que ce qui permet au roi de rester un roi sans devenir un tyran cest le fait quil soit

autarcique Cette autarcie nous semble pouvoir ecirctre comprise comme eacutetant ce qui entraicircne

chez le roi la tempeacuterance neacutecessaire agrave ne pas rechercher son propre inteacuterecirct Cest ainsi

quapparaicirct encore une fois le rocircle important de lautosuffisance au niveau politique agrave

savoir quelle permet de favoriser un reacutegime droit et dans la mesure ougrave lacquisition de biens

mateacuteriels devant mener agrave une certaine autosuffisance mateacuterielle de lindividu a pour limite

la recherche du loisir cest peut-ecirctre par le deacutesir de la pratique dune certaine forme de

philosophie que le roi en question aura eacuteteacute ou sera capable de deacutevelopper la tempeacuterance

115

116

requise pour la conduite dune constitution droite Il semble donc y avoir un lien assez fort

entre autarcie tempeacuterance et gouvernement politique droit

Malgreacute cela le rapport que le loisir entretient avec la pratique des vertus morales et

de la φρόνησις nous empecircche deacutevacuer totalement la pratique de la philosophie de ce qui

constitue lhomme En effet comme la philosophie est ce qui limite lactiviteacute politique et

lacquisition de richesses il faut voir en cela que sa pratique est la fin de lactiviteacute politique

comme le disait deacutejagrave EN VI 13 Ainsi on peut concevoir la pratique de la philosophie

comme le signe dune activiteacute politique reacuteussie et comme devant mener agrave la tempeacuterance

requise pour la stabiliteacute de la citeacute Autrement dit si les Spartiates avaient su faire de la

philosophie -ou pratiquer un quelconque loisir noble- leur citeacute sen serait beaucoup mieux

porteacutee et son prestige aurait pu durer mais dans la mesure ougrave une fois la guerre termineacutee

ses soldats ne sachant pas comment soccuper ils ont sombreacute dans la deacutemesure ce qui les a

conduits agrave leur perte Comprise ainsi la pratique philosophique peut dune certaine maniegravere

ecirctre interpreacuteteacutee comme le signe de la reacutealisation de lessence de lhomme si lon considegravere

que lhomme sans elle ne peut pas pratiquer une politique saine qui se limite agrave combler les

besoins de la citeacute Pour le dire en dautres mots lhomme na reacutealiseacute pleinement et pour de

bon son essence que lorsquil est en mesure de chercher agrave seacutelever au niveau de la diviniteacute

ou encore que ce nest quune fois tout agrave fait humain quil peut preacutetendre agrave devenir dieu

laquo Mais le bien a plusieurs aspects et lun est beauteacute lun deux est faisable alors que lautre

ne lest pas est faisable ce bien en vue de quoi on agit ne lest pas celui qui existe dans les

ecirctres immobiles raquo (EE 1218b5-10)

Bibliographie

Textes et traductions

ARISTOTE De lacircme traduction de Richard Bodeacuteuumls Eacuteditions Flammarion 1993

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--- Les grands livres deacutethique (la grande morale) traduction par Catherine Dalimier Eacuteditions Arleacutea 1992

--- Invitation agrave la philosophie (Protreptique) traduction par Jacques Follon Eacuteditions Mille et une nuits Paris 2000

--- Meacutetaphysique Tome 1 traduction par J Tricot Eacuteditions Vrin Paris 1933 (1991)

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--- Petits traiteacutes dhistoire naturelle traduction par Pierre-Marie Morel Eacuteditions Flammarion 2000

--- Les Politiques traduction par Pierre Pellegrin Eacuteditions Flammarion Paris 1990

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--- Rheacutetorique preacutesentation et traduction par Pierre Chiron Eacuteditions Flammarion Paris 2007

--- Traiteacute du ciel traduction par Catherine Dalimier et Pierre Pellegrin Eacuteditions Flammarion 2004

--- Topiques traduction par J Tricot Eacuteditions Vrin Paris 2004

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PLATON La Reacutepublique traduction par Georges Leroux Eacuteditions Flammarion Paris 2002 (2e eacutedition 2004)

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--- laquo Le bonheur parfait agrave titre secondaire raquo La veacuteritable politique et ses vertus selon Aristote Eacuteditions Peeters Louvain-la-Neuve Paris Dudley (MA) 2004 chapitre X pp181-193BOSANQUET B laquo The Place of Leisure in Life raquo International Journal of Ethics Vol 21 No 2 (Jan 1911) pp 153-165

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--- laquo Aristotles Ambiguous Account of the Best Life raquo Polity Vol 25 No 2 (Winter 1992) pp 197-21

121

  • 0 Introduction
  • 1 Autarcie divine et autarcie humaine
    • 11 Autarcie divine
    • 12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage
    • 13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme
    • 14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme
    • 15 Lrsquoautarcie humaine
    • 16 La citeacute comprise par lrsquoanalogie du tout organique
      • 2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine
        • 21 Lamitieacute politique
        • 22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie
          • 221 Linutiliteacute de la philosophie
          • 222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie
          • 223 Lessence de la philosophie
            • 23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute
            • 24 Lami philosophe
              • 3 Philosophie loisir et politique
                • 31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile
                  • 311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires
                  • 312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir
                    • 32 Vie totale et vie partielle
                    • 33 Eacuteducation loisir et limite du politique
                      • 4 Conclusion
                      • Bibliographie
                        • Textes et traductions
                        • Eacutetudes
Page 5: La recherche de l’autosuffisance chez Aristote

Table des matiegraveres

0 Introduction 1

1 Autarcie divine et autarcie humaine 6

11 Autarcie divine 7

12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage 9

13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme17

14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme29

15 Lrsquoautarcie humaine 37

16 La citeacute comprise par lanalogie du tout organique43

2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine53

21 Lamitieacute politique 53

22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie 57

221 Linutiliteacute de la philosophie57

222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie60

223 Lessence de la philosophie 66

23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute69

24 Lami philosophe 74

3 Philosophie loisir et politique78

31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile 78

311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires79

312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir 84

32 Vie totale et vie partielle90

33 Eacuteducation loisir et limite du politique98

4 Conclusion112

Bibliographie 117

Textes et traductions 117

Eacutetudes 118

Agrave ma sœur Joannie

que jrsquoaurais aimeacute voir grandir

Remerciements

Je tiens tout drsquoabord agrave remercier mon directeur Louis-Andreacute Dorion pour toute

lrsquoaide qursquoil a pu mrsquoapporter et pour le deacutesir de rigueur intellectuelle qursquoil a su mrsquoinculquer

Je tiens aussi agrave remercier tous ceux et celles qui au cours de mon parcours acadeacutemique

mrsquoont entendu (peut-ecirctre trop) prononcer le nom drsquoAristote sans jamais tenter de reacutefreacutener

mes eacutelans enthousiastes Comment drsquoailleurs teacutemoigner ma reconnaissance envers mes

parents qui malgreacute qursquoils ignoraient presque totalement lrsquoobjet de mes recherches nrsquoen ont

pas pour autant cesseacute de mrsquoappuyer et de mrsquoencourager Pour tout cela je leur dis merci

sachant tregraves bien que je ne pourrai jamais leur rendre tout ce qursquoils mrsquoont donneacute

0 Introduction

Dans son roman La petite fille qui aimait trop les allumettes Gaeacutetan Soucy nous

plonge dans un univers quon ne saurait trop comment deacutecrire Il deacutepeint la vie dun fregravere et

dune sœur ayant eacuteteacute coupeacutes du monde par leur pegravere et qui agrave la mort de celui-ci doivent

tenter dinteragir par eux-mecircmes avec les habitants du village pregraves duquel ils habitent Eacutetant

donneacute que ce sont leurs premiers rapports seacuterieux avec une socieacuteteacute organiseacutee les relations

quils tentent deacutetablir sont plus que difficiles et le tout tourne au drame assez rapidement

On en vient mecircme agrave se demander si les deux enfants sont bel et bien des ecirctres humains

eacutetant donneacute leur incapaciteacute flagrante agrave entrer en contact avec la laquo civilisation raquo Ce roman

nous force entre autres agrave nous demander ce qui est neacutecessaire pour atteindre pleinement

notre humaniteacute Peut-on vraiment ecirctre humain en dehors dune socieacuteteacute donneacutee laquo Lhomme

est par nature un animal politique raquo (Pol 1253a2-3)1 disait deacutejagrave Aristote et laquo celui qui est

hors-citeacute naturellement bien sucircr et non par le hasard des circonstances est soit un ecirctre

deacutegradeacute soit un ecirctre surhumain raquo (Pol 1253a3-5) Ces consideacuterations provenant de

lAntiquiteacute ne sont donc pas sans trouver eacutecho mecircme agrave notre eacutepoque

La question qui est donc poseacutee vise agrave savoir ce dont on a besoin pour reacutealiser notre

humaniteacute et la maniegravere par laquelle on peut y arriver ou autrement dit comment pouvons-

nous combler nos besoins Peut-on le faire sans apport exteacuterieur comme avaient tenteacute de le

faire les personnages du roman ou avons-nous plutocirct besoin de nous allier agrave nos

congeacutenegraveres Cette question en est une qui a eacuteteacute deacutebattue pendant lAntiquiteacute et la notion qui

y est au centre agrave savoir celle du besoin est probablement lune de celles qui est le plus

1 Sauf avis contraire nous citons la traduction des Politiques de Pellegrin

2

difficile agrave comprendre pour un lecteur contemporain Lorsque quelquun aborde la

philosophie antique pour la premiegravere fois il est freacutequent quil ne sy retrouve pas tant la

charge conceptuelle des diffeacuterents concepts agrave lœuvre est diffeacuterente de ce agrave quoi nous

sommes habitueacutes Pourtant les mots utiliseacutes se retrouvent pratiquement tous dans notre

vocabulaire de maniegravere plus ou moins courante On na quagrave penser aux termes de vertus

de justice de bonheur ou dutiliteacute Il faut savoir se replonger dans lesprit de leacutepoque afin

decirctre en mesure de bien comprendre les textes et den faire ressortir toutes leurs richesses

Cest ainsi que le concept de neacutecessiteacute ou plutocirct de besoin semble ecirctre lun des concepts qui

donnent le plus de mal aux neacuteophytes Pour nous comme pour les Grecs un besoin est

quelque chose dont on ne saurait se passer Jusque lagrave il ne semble pas y avoir

dincompatibiliteacute notable entre la compreacutehension contemporaine du mot et celle veacutehiculeacutee

dans les textes des anciens philosophes Lagrave ougrave la penseacutee grecque se diffeacuterencie de la nocirctre

cest dans la rigueur de son concept de besoin Platon ou Aristote nauraient probablement

jamais oseacute dire quils avaient besoin du tout nouvel ordinateur ou dune nouvelle coupe de

cheveux Le vocabulaire de la neacutecessiteacute se limite aux choses qui ne peuvent ecirctre autrement

Si je veux vivre je nai dautre choix que de manger boire et dormir Cest agrave ce niveau que

se situe le besoin pour les philosophes grecs Cela ne veut pas dire que les excegraves neacutetaient

pas preacutesents dans lAntiquiteacute au contraire mais simplement que le fait de se suffire du

neacutecessaire eacutetait beaucoup plus mis de lavant que de nos jours Combien de philosophes

eacutetaient vus comme des ascegravetes vivant dans la pauvreteacute bien que ce ne fucirct eacutevidemment pas

le cas de tous Rappelons-nous seulement de lanecdote quAristote rapporte au sujet de

Thalegraves de Milet et qui relate les moqueries que subissait ce dernier ducirc au fait que la

philosophie ne lui apportait pas de richesses (Pol 1259a6-9)

Dans cette conception du besoin un autre concept est venu agrave prendre une large part

de lactiviteacute philosophique dans lAntiquiteacute bien quil ne soit pas tregraves eacutetudieacute par nos

contemporains Il sagit bien sucircr du concept dautosuffisance concept tregraves cher agrave toute la

tradition ancienne Se suffire agrave soi-mecircme ecirctre autarcique cela ne signifie pas ecirctre sans

besoins -car cela nest que le fait des dieux- mais plutocirct decirctre en mesure de les satisfaire

par soi-mecircme sans laide des autres Et cest lagrave que le deacutebat samorce est-il possible de se

suffire agrave soi-mecircme et mecircme dans la neacutegative cela vaut-il la peine dessayer Pour voir agrave

quel point les opinions divergent face agrave cette question on peut sen remettre aux deux

ceacutelegravebres disciples de Socrate agrave savoir Platon et Xeacutenophon Le premier est celui qui met en

scegravene un Socrate qui se moque dHippias se targuant de tout fabriquer lui-mecircme (Hippias

mineur 368b-e) alors que le deuxiegraveme est celui qui deacutecrit un Socrate dont le but ultime est

de sassimiler agrave la diviniteacute en se suffisant pleinement agrave lui-mecircme dun point de vue mateacuteriel

(Meacutemorables I 6) Il ny a pas agrave dire le fosseacute est immense Pour Platon il est tout

simplement impossible quun homme puisse se suffire agrave lui-mecircme alors que pour

Xeacutenophon il serait possible dy arriver par lexercice de lἐγκράτεια et de la καρτερία Degraves

lors ce sont deux maniegraveres complegravetement diffeacuterentes qui seront mises de lavant pour

assurer que les besoins des individus soient combleacutes Si on prend lexemple de La

Reacutepublique on voit que Platon quoi que puisse dailleurs en penser Aristote (Pol II 2)

vise agrave eacuteriger une citeacute dans laquelle lorganisation qui y serait preacutesente permettrait agrave tout un

chacun de voir ses besoins combleacutes et cela serait permis par une speacutecialisation du travail

3

4

augmentant lefficaciteacute dans lexercice de chacune des tacircches essentielles Au contraire

Xeacutenophon met plutocirct de lavant une certaine ascegravese personnelle visant agrave sapprocher de la

diviniteacute par le fait de limiter ses besoins le plus possible de maniegravere agrave ecirctre autarcique

individuellement (Meacutemorables I 6) Dun cocircteacute la neacutecessiteacute de reacutepondre agrave ses besoins ne se

fait uniquement que par le biais de la citeacute et de son organisation alors que de lautre elle est

prise en charge par une attitude individuelle qui ne fait pas appel agrave la citeacute mais vise une

autosuffisance mateacuterielle Lexposeacute que nous venons de faire de ces deux doctrines est

eacutevidemment assez caricatural mais on peut tout de mecircme y voir deux tendances majeures

en ce qui a trait agrave la question de latteinte de lautarcie et de la possibiliteacute de subvenir agrave nos

besoins

Cest sans doute dans un tel contexte qua ducirc eacutemerger la penseacutee dAristote Bien que

pour lui lautarcie mateacuterielle individuelle ne puisse pas ecirctre atteinte il faut savoir quil ne

laisse pas pour autant de cocircteacute limportance de reacutepondre agrave nos besoins physiques Toutefois

il ne prend jamais le parti de Xeacutenophon en disant quil faut restreindre nos besoins de

maniegravere agrave sassimiler au divin Pour lui comme ceacutetait deacutejagrave le cas pour Platon la diviniteacute ne

doit pas ecirctre comprise dun point de vue mateacuteriel et lautarcie qui lui est associeacutee ne sera

donc pas de cet ordre Pour Aristote comme nous le verrons en deacutetail dans le cadre de notre

travail lautarcie dont jouit la diviniteacute est une autarcie de type intellectuel Cest-agrave-dire

quen ce qui a trait agrave la pratique de lactiviteacute intellectuelle le divin se suffit entiegraverement agrave

lui-mecircme de la maniegravere la plus rigoureuse qui soit Mais si lautarcie divine nest que de

type intellectuel il est pertinent de se demander en quoi sa recherche peut nous aider agrave

reacutepondre agrave nos besoins de tous les jours Autrement dit comment les citoyens dune citeacute

peuvent-ils survivre si lautosuffisance qui est mise de lavant nest pas mateacuterielle

Il nous semble que le geacutenie dAristote reacuteside en partie dans la reacuteponse quil va

donner agrave cette question Cest par une sorte de fusion de leacutethique et de la politique quil en

viendra agrave mieux organiser la citeacute et la vie personnelle des diffeacuterents citoyens de telle sorte

que la recherche de lautarcie divine nentre plus en contradiction avec la neacutecessiteacute de

reacutepondre agrave nos besoins mateacuteriels Cest donc agrave cette question que nous tenterons de

reacutepondre dans le preacutesent travail comment Aristote fait-il pour parvenir agrave faire cohabiter

lautarcie intellectuelle individuelle avec lautarcie mateacuterielle collective Pour y arriver

nous commencerons par montrer que lautarcie se deacutefinit bel et bien de deux maniegraveres

diffeacuterentes dans la penseacutee aristoteacutelicienne Cette distinction nous amegravenera agrave voir que la

recherche de lautarcie divine par la pratique de la θεωρία peut sembler incompatible avec

les activiteacutes de la citeacute et quil peut de ce fait sembler impossible quelle puisse ecirctre promue

comme une activiteacute leacutegitime Par la suite cette conclusion temporaire nous forcera agrave

chercher une maniegravere de reacuteconcilier la pratique de la philosophie avec le cadre politique de

la citeacute aristoteacutelicienne et cest en faisant appel agrave leacutetude que fait Aristote du loisir que nous y

parviendrons

5

6

1 Autarcie divine et autarcie humaine

Dans lrsquoœuvre eacutethique et politique drsquoAristote on peut voir se profiler deux concepts

drsquoautarcie agrave savoir un concept drsquoautarcie collective et un concept drsquoautarcie individuelle2

Vaguement disons que lrsquoautarcie collective est celle que vise la citeacute (Pol 1252b25-30)

tandis que lrsquoautarcie individuelle serait plutocirct celle que possegravede le sage qui pratique la

θεωρία (EN X 6-8)3 Ce que nous voudrions montrer en deacutebutant est qursquoil est juste de

deacutefinir deux types drsquoautarcie mais qursquoau lieu de comprendre ces deux types selon

lrsquoopposition collectifindividuel il vaudrait mieux pour bien rendre compte de la penseacutee

drsquoAristote concevoir cette diffeacuterence agrave partir de lrsquoopposition entre lrsquohumain et le divin

Crsquoest ainsi que nous parlerons plutocirct drsquoautarcie humaine et drsquoautarcie divine4 en nous

basant sur un texte de la Grande Morale5 Bien entendu vu le statut particulier de ce texte

nous montrerons que cette distinction peut se deacuteduire drsquoautres ouvrages dont lrsquoauthenticiteacute

nrsquoest pas mise en doute et nous ne lui emprunterons que la terminologie Cette distinction

nous amegravenera agrave voir que la recherche de lautarcie ne doit pas toujours se comprendre de la

mecircme maniegravere et que leur recherche commune est peut-ecirctre incompatible En effet

lautarcie divine sera lobjet dune quecircte individuelle et aura donc une viseacutee eacutethique alors

que lautarcie humaine sera lobjet dune quecircte collective et aura donc une viseacutee politique

2 Voir notamment Brown agrave paraicirctre3 Sauf avis contraire nous citons la traduction de lEacutethique agrave Nicomaque de Bodeacuteuumls4 Cette distinction est aussi faite par Pierre Aubenque dans son Appendice 1 sur lrsquoamitieacute chez Aristote (dans La prudence chez Aristote 2004 pp179-183)5 laquo Notre examen ne porte pas sur lrsquoautarcie divine mais sur celle de lrsquohomme raquo MM 1213a8-10 Dans le passage qui entoure cette phrase lrsquoauteur de la Grande morale tente de montrer que mecircme si lrsquohomme sage imite le dieu et que le dieu se suffisant pleinement agrave lui-mecircme nrsquoa pas drsquoamis on ne peut pas conclure que lrsquohomme sage par conseacutequent nrsquoa pas drsquoamis non plus justement parce que lrsquoautarcie propre agrave chacun nrsquoest pas agrave comprendre de la mecircme maniegravere

Dans cette mesure nous devrons nous demander si la recherche individuelle se fait au

deacutetriment de la recherche collective et sil est possible de rechercher lautarcie divine dans

la cadre politique de la citeacute

11 Autarcie divine

Commenccedilons par deacutecrire ce que nous appelons lrsquoautarcie divine De prime abord

on pourrait penser que cette autarcie est celle deacutecrite au livre X de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque

lorsqursquoAristote parle de la θεωρία Comme nous le verrons cela nrsquoest pas tout agrave fait exact

En effet nous tenterons de montrer que lrsquohomme ne peut pas atteindre cette autarcie Cette

conception de lrsquoautarcie divine est en fait une tentative de deacutefinir lrsquoautarcie de la maniegravere la

plus rigoureuse possible Dans toute cette rigueur nous verrons que cette autarcie nrsquoest

eacutevidemment attribuable quau divin Pour y arriver il nous faut expliquer comment Aristote

conccediloit la vie du divin puis nous la comparerons avec la vie du sage pour bien en montrer

toute lrsquoincompatibiliteacute

Comme Aristote lrsquoaffirme lui-mecircme il faut drsquoabord consideacuterer que le divin est bel et

bien vivant (Meta Λ 1072b25-30)6 au mecircme titre que les humains Le fait drsquoecirctre en vie

neacutecessite aussi une activiteacute puisque crsquoest le fait drsquoecirctre animeacute drsquoune certaine maniegravere qui

permet drsquoattribuer la vie Ainsi Aristote soutient que laquo comme le fait de vivre srsquoentend de

plusieurs faccedilons nous preacutetendons qursquoil y a vie lagrave ougrave se trouve ne serait-ce qursquoune seule

quelconque des manifestations telles que lrsquointelligence la sensation le mouvement local et

le repos ou encore le mouvement nutritif deacutepeacuterissement et croissance raquo (DA 413a20-26)7

Il faudra donc que le philosophe attribue au moins lrsquoune de ces faculteacutes au premier moteur

6Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Meacutetaphysique de Tricot7Sauf avis contraire nous citons la traduction du Traiteacute de lacircme de Bodeacuteuumls

7

8

Eacutevidemment crsquoest lrsquoactiviteacute intellectuelle qui le caracteacuterise et aucune autre de ces

laquo manifestations raquo ne peut lui ecirctre attribueacutee On ne peut pas lui donner la vie nutritive

parce que cela impliquerait un changement dans la nature eacuteternelle du premier moteur ni le

mouvement local car le premier moteur se doit drsquoecirctre immobile pour des raisons de

physique qui ne valent pas la peine drsquoecirctre expliqueacutees ici8 ni la sensation car le premier

moteur est immateacuteriel et que la sensation ne peut pas se passer de corps (DA 403a5-10)

Preacutecisons maintenant en quoi consiste cette activiteacute du premier moteur laquo Sa vie

[διαγωγή]9 agrave lui reacutealise la plus haute perfection raquo (Meta Λ 1072b14) Aristote srsquoefforce

de deacutecrire cette perfection en Λ7 et Λ9 Il y affirme que cette activiteacute a pour objet ce qui

est le meilleur et qursquoelle srsquoexerce de maniegravere continue et eacuteternelle (Meta Λ 1072b25-30

1075a5-10) Par ailleurs laquo lrsquointelligence suprecircme se pense donc elle-mecircme puisqursquoelle est

ce qursquoil y a de plus excellent et sa penseacutee est la penseacutee de la penseacutee raquo (Meta Λ 1074b25-

35) De cela on peut faire ressortir quelques aspects aidant agrave caracteacuteriser lrsquoautarcie divine

En effet srsquoayant lui-mecircme pour objet drsquointellection on peut conclure qursquoil se suffit

parfaitement agrave lui-mecircme quant agrave lrsquoexercice de son activiteacute De plus cette activiteacute eacutetant

eacuteternelle et continue on voit que le premier moteur nrsquoa absolument pas besoin drsquoaucun

apport exteacuterieur pour vivre montrant ainsi une autarcie totale agrave tous les points de vue Il est

inengendreacute eacuteternel continuellement en acte et nrsquoa besoin que de lui-mecircme pour son

activiteacute Lrsquoautarcie qui se preacutesente agrave ce niveau est bien une autarcie qursquoon peut qualifier

drsquoindividuelle et ne peut srsquoappliquer qursquoau premier moteur On pourrait aussi se demander

dans quelle mesure les astres qui sont consideacutereacutes comme divins par Aristote (eg Meta Λ

8 Agrave ce sujet voir Physique VIII9 Ce mot est aussi employeacute par Aristote pour reacutefeacuterer aux genres de vie de lrsquohomme par exemple une vie de loisir [πρὸς τὴν ἐν τῇ διαγωγῇ σχολὴν] (Pol 1338a10)

1074b1-10) possegravedent aussi une telle autarcie10 Cependant comme notre but est de faire

un lien avec le sage et que crsquoest par lrsquoactiviteacute intellectuelle que ce lien peut ecirctre fait nous

laisserons la question de cocircteacute11 eacutetant donneacute que le premier moteur est lrsquoexemple drsquoune

activiteacute intellectuelle parfaite

12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage

Avant de comparer les activiteacutes du premier moteur et de lrsquohomme sage il est

important de voir que pour Aristote cet homme pris individuellement nrsquoest autarcique

dans la mesure ougrave il peut lrsquoecirctre que dans son rapport agrave lrsquoactiviteacute qui lui est propre agrave savoir

la θεωρία12 Aristote est tregraves clair agrave ce sujet affirmant qursquo laquo il faudra aussi le confort

exteacuterieur agrave celui qui est un homme Agrave elle seule en effet la nature humaine ne suffit pas

pour meacutediter Au contraire il faut encore avoir un corps sain disposer de nourriture et de

10 Contrairement agrave ce quon pourrait croire lorsquAristote affirme dans son Traiteacute du ciel que laquo les ecirctres de lagrave-bas [sont] [hellip] inalteacuterables et impassibles ils ont la meilleure et la plus autonome (ἀυταρκεστάτην) des vies raquo (279a20-22 trad DalimierPellegrin) il ne fait pas reacutefeacuterence aux astres mais bien aux laquo ecirctres qui sont disposeacutes au-dessus de la translation la plus exteacuterieure raquo (DC 279a20) Eacutetant donneacute quaucun corps nest en mesure de se trouver au-delagrave de cette limite (DC 278b25-279a18) il est clair que les astres qui ont une nature corporelle ne peuvent donc pas ecirctre deacutesigneacutes en 279a20-22 Dalimier et Pellegrin notent que trois hypothegraveses ont eacuteteacute avanceacutees depuis lAntiquiteacute quant agrave savoir agrave quoi le Stagirite fait reacutefeacuterence dans ce passage (2004 p422 n7) agrave savoir soit la sphegravere des fixes soit des reacutealiteacutes noeacutetiques ou encore le premier moteur Ces deux commentateurs croient cependant que lhypothegravese du premier moteur est difficile agrave soutenir ducirc agrave lutilisation du pluriel Toutefois en consideacuterant quAristote fait intervenir une multipliciteacute de moteurs dans sa Meacutetaphysique (1074a1-15) il nous semble plus que vraisemblable que ces moteurs soient ici ce qui est deacutesigneacute en 279a20 car dans la mesure ougrave ils sont laquo immobiles et sans eacutetendue raquo (Meta 1073a35-40) ils nont dautres choix que de se laquo situer raquo au-delagrave de la limite dont parle Aristote Cela permet aussi dexpliquer lutilisation du superlatif ἀυταρκεστάτην En effet si cet adjectif avait eacuteteacute rattacheacute aux astres on naurait pas compris comment ces astres auraient pu ecirctre plus autarciques que le premier moteur11 Il est cependant inteacuteressant de lire la note de Tricot en Λ 10 1075a20-25 laquo Dans la comparaison qui preacutecegravede les hommes libres soumis agrave une inflexible neacutecessiteacute sont les Corps ceacutelestes les esclaves et les animaux dont la plupart des actions sont peacuteneacutetreacutees de contingence sont les ecirctres sublunaires raquo (Tricot 2004 n1 p190)12 Il est important de voir que laquo θεωρία raquo est aussi le mot employeacute par Aristote pour deacutesigner lrsquoactiviteacute du premier moteur (Meta Λ 1072b23)

9

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tous les autres moyens drsquoentretiens raquo (EN 1178b30-35)13 Ainsi en sa qualiteacute drsquohomme le

sage a besoin des mecircmes choses que tous les autres hommes et nrsquoest donc pas plus

autosuffisant qursquoeux en ce qui a trait agrave la vie courante14 ce qui est deacutejagrave une diffeacuterence

majeure avec le premier moteur qui nrsquoavait besoin drsquoaucun des biens exteacuterieurs pour vivre

Par contre laquo celui qui meacutedite (τῷ δὲ θεωροῦντι) en revanche ne requiert aucun appui de

ce genre du moins pour son activiteacute raquo (EN 1178b3-4 nous soulignons) On peut donc voir

que lrsquoautosuffisance ne srsquoapplique ici qursquoagrave lrsquoactiviteacute seule et si elle srsquoapplique agrave lrsquohomme

qui la pratique ce nrsquoest que dans la limite de cette pratique lhomme sage nest donc pas

pleinement autosuffisant

Regardons maintenant en quoi lrsquoexercice de la θεωρία est diffeacuterente entre lrsquohumain

et le divin La premiegravere diffeacuterence est le fait que le sage ne puisse exercer cette activiteacute que

dans un laps de temps restreint (Meta Λ 1072b14-15 1072b23-25 1075a5-10) alors que

comme nous lrsquoavons dit le premier moteur le fait de maniegravere eacuteternelle Cette diffeacuterence

provient du fait que lrsquohomme est composeacute de matiegravere et que cela implique neacutecessairement

une certaine puissance alors que le premier moteur nrsquoest qursquoacte (Meta Λ 1072b25-30)

Ou on peut dire plus simplement que lrsquohomme a aussi besoin de dormir et qursquoil nrsquoest pas en

acte agrave ce moment (EN 1176a30-b1) Il faut cependant noter que parmi toutes les activiteacutes

que puisse pratiquer lrsquohumain laquo crsquoest par ailleurs lrsquoactiviteacute la plus continue puisque nous

sommes capables de penser en continu plus que drsquoagir continucircment drsquoune quelconque

faccedilon raquo (EN 1177a21-25) Aristote nrsquoaffirme cependant pas ici que cette activiteacute srsquoexerce

13 On peut mecircme ajouter qursquoAristote dit que laquo lrsquoactiviteacute meacuteditative (τὸ θεωρεῖν) nuit parfois agrave la santeacute raquo (EN 1153a20)14 Aristote nuance cependant ces propos en affirmant en EN 1178a22-25 qursquo laquo on peut penser que mecircme le besoin des services exteacuterieurs est modeste dans le cas de la vertu intellectuelle ou certainement moindre que dans le cas de la vertu morale raquo

de maniegravere absolument continue mais seulement que crsquoest la plus continue des actions

qursquoon peut attribuer agrave lrsquohomme15 Malgreacute le fait que lon pourrait deacuteduire de cette plus

grande continuiteacute que cest lactiviteacute qui sapproche le plus de celle de la diviniteacute et quen

cela il ny a pas de nette distinction agrave faire entre lactiviteacute du divin et celui du philosophe il

faut toutefois convenir que la diffeacuterence entre la pratique de la θεωρία par le divin et par

lhumain persiste De plus cette diffeacuterence eacutetant due au statut corporel de lhumain cela

implique une impossibiliteacute radicale dune parfaite continuiteacute dans la pratique de lactiviteacute Il

y a donc une limite que lecirctre humain mecircme avec des anneacutees dexercice ne pourra jamais

franchir La diffeacuterence entre lrsquohumain et le divin sous ce rapport nous semble donc ecirctre

entiegraverement conserveacutee

La deuxiegraveme diffeacuterence qursquoon peut faire ressortir traite de la nature de lrsquoobjet de

lrsquoactiviteacute intellectuelle Pour le premier moteur cet objet en est un interne eacutetant donneacute qursquoil

est lui-mecircme lrsquoobjet de son activiteacute intellectuelle Dans le cas du sage par contre Aristote

affirme en plusieurs endroits que son objet est externe16 Cependant le cas du traiteacute De

lrsquoacircme peut sembler probleacutematique dans la mesure ougrave Aristote y affirme que laquo la sensation

en acte porte sur les objets particuliers alors que la science porte sur les objets universels

Or ces derniers reacutesident en quelque sorte dans lrsquoacircme elle-mecircme raquo (DA 417b20-25) Il

semble donc y avoir contradiction et cest pourquoi nous allons nous y attarder un peu

Tacircchons drsquoexpliquer ce qursquoAristote entend par intelligence dans le De Anima afin de

montrer que cette contradiction nrsquoest en fait qursquoapparente Il faut drsquoabord consideacuterer que

lrsquointellect humain comporte une certaine forme de puissance en ce sens qursquo laquo il doit donc y

15 Il est aussi inteacuteressant de noter que pour Aristote cette activiteacute est plus continue si elle est exerceacutee avec des amis (EN 1170a5-10) ce qui enlegraveve une certaine part drsquoautarcie agrave lrsquoactiviteacute du sage16 Voir entre autres Meta Λ 1075a5-10 EE 1545b15-20

11

12

avoir un principe indeacutetermineacute mais capable de recevoir la forme un principe tel en

puissance que celle-ci mais qui nrsquoest pas celle-ci raquo (DA 429b15-17) Aristote affirme cela

en se basant sur le fait qursquoil existe une certaine similariteacute entre la sensibiliteacute et lrsquointellection

Le raisonnement est le suivant si lrsquoacircme intellective doit ecirctre en mesure de srsquoaccaparer une

forme elle ne doit ecirctre que pure puissance car si elle ne lrsquoeacutetait pas ce qursquoelle serait

influencerait la forme qui est lrsquoobjet de lrsquoacte drsquointellection ce qui reacutesulterait en une

trahison de la forme et donc en un acte eacutechoueacute (DA 429a15-30) Comme le note

Bernardete17 ce raisonnement est sensiblement le mecircme que pour les autres organes ougrave

bien que ceux-ci soient corporels Aristote leur assigne une certaine laquo transparence raquo agrave

lrsquoeacutegard des eacuteleacutements dont ils doivent procurer la sensation de maniegravere agrave ce que la corporeacuteiteacute

des organes nrsquointerfegravere pas dans le processus de perception (Bernardete p614-615) Crsquoest

ainsi que le Stagirite peut se permettre de dire que lrsquointelligence de lrsquoacircme laquo nrsquoest

effectivement aucune des reacutealiteacutes avant de penser raquo (DA 429a23-25) et laquo que les formes

nrsquoy sont pas reacuteellement mais des formes potentiellement raquo (DA 429a28-29)

Degraves lors il faut rechercher ce qui permet agrave la forme de passer de la puissance agrave

lrsquoacte agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoacircme Poser la question crsquoest presque y reacutepondre dans la mesure ougrave

pour Aristote la forme en acte est neacutecessairement anteacuterieure agrave la forme potentielle dans

lrsquointellect (DA 431a1-5) Reste agrave expliquer le processus permettant agrave la forme en acte drsquoun

objet particulier drsquoactualiser la forme en puissance de cet objet dans lrsquointellect Crsquoest ce agrave

quoi Aristote srsquoapplique par la suite en faisant intervenir la repreacutesentation (φαντασία)

comme un intermeacutediaire entre la forme en acte et lrsquointellect (DA 431a14-432a10) Ainsi il

est clair que pour Aristote le processus intellectif a pour origine quelque chose qui lui est

17 Bernardete 1975

exteacuterieur car la forme en acte preacutealable agrave toute intellection est neacutecessairement agrave lrsquoexteacuterieur

du sujet connaissant eacutetant donneacute que lrsquoacircme intellective nrsquoest par elle-mecircme que pure

puissance Avec cela on peut aussi rendre compte du passage que nous avions souleveacute plus

haut voulant que les objets de lrsquointellection se situent agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoacircme en disant qursquoune

fois le processus drsquoassimilation de la forme accompli cette forme reste agrave lrsquointeacuterieur de

lrsquointellect et celui-ci peut srsquoen servir pour accomplir drsquoautres activiteacutes intellectuelles (DA

429b5-10) Comme lrsquoexplique Bodeacuteuumls laquo lrsquoactivation de la pure puissance intellective

srsquoopegravere lorsque la penseacutee devient les formes intelligibles qursquoelle reccediloit par lrsquoapprentissage

se creacutee alors une disposition permanente (reacutealisation premiegravere) qursquoon appelle science raquo18

Cependant le fait que la forme devienne interne agrave lrsquoacircme ne change rien au fait qursquoau

deacutepart lrsquoobjet de lrsquoactiviteacute intellectuelle qursquoest cette forme eacutetait exteacuterieur agrave lrsquoacircme comme

nous souhaitions le deacutemontrer

La derniegravere diffeacuterence que nous voulons soulever entre lrsquoactiviteacute du sage et du

premier moteur afin de mieux comprendre ce quest lautarcie divine relegraveve drsquoune analyse

que fait Aristote concernant la possibiliteacute de concilier autarcie et amitieacute19 dans lrsquoEacutethique agrave

Eudegraveme20 VII 12 Dans ce traiteacute Aristote aborde ce problegraveme dans une perspective en

partie diffeacuterente de celle de lrsquoEN dans la mesure ougrave le deacuteveloppement de cette derniegravere

traite principalement de lrsquoimportance de lrsquoamitieacute pour lrsquoexercice des vertus morales (EN

1169b29-1170a2) alors que lrsquoEE quant agrave elle propose une analyse absente de lrsquoautre

Eacutethique en ce qursquoelle aborde la connaissance et lrsquoactiviteacute intellectuelle et le rapport qursquoil y a

18 Bodeacuteuumls 1993 p224 n319 Il est important de noter que dans notre deacuteveloppement lorsque nous reacutefeacuterons agrave lrsquoamitieacute agrave moins drsquoavis contraire nous faisons eacutevidemment reacutefeacuterence agrave lrsquoamitieacute vertueuse et non pas agrave lrsquoamitieacute par utiliteacute ou par plaisir20Sauf avis contraire nous citons la traduction de lEacutethique agrave Eudegraveme de Deacutecarie

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entre lrsquoami et lrsquoexercice de cette activiteacute Avant drsquoen arriver agrave ce rapport le Stagirite pose

drsquoentreacutee de jeu laquo ce qursquoest la vie en acte et comme fin manifestement elle consiste agrave

percevoir et agrave connaicirctre [hellip] Mais se percevoir (τὸ αὑτοῦ αἰσθάνεσθαι) et se connaicirctre (τὸ

αὑτὸν γνωρίζειν) sont ce qursquoil y a de plus deacutesirable pour chacunraquo (EE 1244b23-28 nous

soulignons) Un peu plus loin Aristote explique comment se passe cette connaissance de

soi et il est pertinent de citer ici le passage en entier

laquo aussi souhaiter se percevoir soi-mecircme crsquoest se souhaiter drsquoexister drsquoune

certaine maniegravere particuliegravere ndash puisqursquoalors nous ne sommes pas chacune de ces

choses par nous-mecircmes mais par participation agrave ces faculteacutes dans le percevoir et

le connaicirctre (car lorsqursquoon perccediloit on devient perccedilu de la maniegravere et du point de

vue dont on a anteacuterieurement perccedilu et en tant qursquoon perccediloit et qursquoon perccediloit cet

objet mecircme et on devient connu en connaissant) aussi crsquoest pour cette raison

qursquoon deacutesire toujours vivre parce qursquoon veut toujours connaicirctre crsquoest-agrave-dire

parce qursquoon deacutesire ecirctre soi-mecircme lrsquoobjet connu raquo (EE 1245a4-11)

Ce texte est tregraves dense mais il est assez aiseacute drsquoen faire ressortir lrsquoargumentation Ce

que le philosophe y affirme est que lrsquohomme ne peut pas ecirctre directement lui-mecircme lrsquoobjet

de sa connaissance (comme lrsquoest par ailleurs le premier moteur) mais que pour se

connaicirctre il doit se consideacuterer en tant qursquoobjet perccedilu Autrement dit lrsquoindividu nrsquoest pas un

objet privileacutegieacute de sa propre activiteacute intellectuelle mais doit ecirctre consideacutereacute de la mecircme

maniegravere que tous les objets exteacuterieurs Crsquoest en ce sens qursquoAristote soutient qursquoil faut que

lrsquohomme soit en acte afin qursquoil puisse se connaicirctre lui-mecircme car crsquoest dans lrsquoacte que la

forme drsquoune chose srsquoexprime Cela revient agrave dire que quelqursquoun ne se deacutefinit que lorsqursquoil

est en acte et que crsquoest cet acte qui peut ecirctre perccedilu par lrsquointelligence et ecirctre objet de

connaissance Bodeacuteuumls explique cela en disant que laquo puisque lrsquohomme ne se connaicirct pour

Aristote qursquoagrave travers ses actes et que lrsquoactiviteacute de lrsquointellect est deacutependante en sa source de

lrsquoactiviteacute des sens la conscience humaine est affecteacutee en son repli sur elle-mecircme par la

preacutesence du corps qui contrarie sa reacuteflexiviteacute et lrsquoempecircche drsquoecirctre radicale raquo21

Crsquoest ici qursquoon peut faire intervenir les amis pour tenter de tracer le lien qui les unit

agrave lrsquoactiviteacute cognitive Si on considegravere avec Aristote que les amis sont un autre soi-mecircme

qui plus est seacutepareacute (EE 1245a34-35) il est facile de voir agrave partir de cela que connaicirctre son

ami reviendra agrave se connaicirctre soi-mecircme De plus dans la mesure ougrave pour un individu la

connaissance de soi-mecircme ne peut se faire qursquoen se posant comme un objet exteacuterieur le fait

que lrsquoami soit justement une personne exteacuterieure agrave nous ou laquo seacutepareacutee raquo nrsquoimplique

aucunement que la connaissance qursquoon en acquiert est de moins bonne qualiteacute Degraves lors il

est aiseacute de conclure qursquoau fond il nrsquoy a pas de distinction forte entre la connaissance de soi

par lrsquointermeacutediaire drsquoun ami ou par lrsquointermeacutediaire de laquo soi-mecircme raquo comme objet de

perception Eacutevidemment comme lrsquoindique lrsquoEN laquo mieux vaut sans doute exercer cette

activiteacute [la θεωρία] avec des collaborateurs mais malgreacute tout crsquoest lui [le sage] qui se suffit

le plus agrave lui-mecircme raquo (EN 1177a34-b1) De cela il faut croire que lrsquoami nrsquoest pas

neacutecessaire agrave proprement parler pour lrsquoactiviteacute Effectivement lrsquoEE ne fait que montrer que

lrsquoami peut aussi ecirctre lrsquointermeacutediaire par lequel on passe pour se connaicirctre soi-mecircme mais

nrsquoest jamais preacutesenteacute comme un passage obligeacute ce qui permet drsquoune certaine maniegravere de

rendre compte de ce passage de lrsquoEN eacutetant donneacute qursquoun individu peut se connaicirctre lui-

mecircme sans avoir recours agrave ses amis

Lagrave ougrave nous voulons en venir avec cet argument est non pas de montrer que le sage

nrsquoest pas autosuffisant quant agrave son activiteacute mais bien de montrer que cette autosuffisance

21 Bodeacuteuumls 1975 p68

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requiert tout de mecircme lrsquoapport drsquoune exteacuterioriteacute comme nous lrsquoavons soutenu dans

lrsquoargument preacuteceacutedent sauf que dans cet argument-ci crsquoest la connaissance de soi-mecircme qui

est en jeu En gardant agrave lrsquoesprit que lrsquoactiviteacute du premier moteur est de se connaicirctre lui-

mecircme et qursquoil le peut sans faire appel agrave quelque chose qui ne soit pas en lui on peut

conclure que lrsquoautarcie qursquoaurait le sage ne peut pas ecirctre du mecircme ordre parce que srsquoil peut

se connaicirctre lui-mecircme ce nrsquoest qursquoen eacutetant un objet exteacuterieur agrave lui-mecircme et la preuve de

cela est le fait qursquoon peut se connaicirctre soi-mecircme en regardant nos amis qui eux sont

exteacuterieurs agrave nous de maniegravere eacutevidente Ainsi on se rend compte que lrsquoautarcie du sage nrsquoest

pas radicale et rigoureuse comme lrsquoest celle du divin et que ce nrsquoest pas simplement une

question de degreacute qui les distingue mais bien drsquoessence Il ne faut cependant pas

comprendre cette diffeacuterence dessence comme si la pratique de la θεωρία par lhumain et par

le divin navait rien en commun et neacutetait quune appellation purement homonyme mais

bien comme le fait quune rupture est agrave loeuvre entre les deux pratiques et que lhumain ne

pourra jamais arriver agrave pratiquer la θεωρία de la mecircme maniegravere que le divin Une simple

diffeacuterence de degreacute sous entend agrave notre avis quil ny aurait pas de diffeacuterence radicale entre

les deux pratiques ce qui nest pas le cas comme nous lavons montreacute La diffeacuterence de

degreacute elle se voit en comparant les diffeacuterents humains notamment en ce qui a trait agrave leurs

activiteacutes certains parviennent mieux que dautres agrave pratiquer une activiteacute mais il nest

jamais exclu quavec beaucoup dentraicircnement chaque humain puisse arriver agrave des reacutesultats

semblables Ainsi on peut offrir une premiegravere deacutefinition de lrsquoautarcie humaine agrave savoir

qursquoelle est le fait de celui qui se suffit agrave lui-mecircme par lrsquointermeacutediaire de choses qui lui sont

exteacuterieures

13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme

Agrave ce point une question meacuterite drsquoecirctre souleveacutee la θεωρία est-elle loffice de

lrsquohomme Cette question est pertinente dans la mesure ougrave notre distinction entre lrsquoautarcie

divine et lrsquoautarcie humaine repose sur la distinction que nous avons faite entre lrsquoactiviteacute de

la θεωρία par le premier moteur et par le sage De plus la reacuteponse agrave cette question est

eacutevidemment utile pour voir comment on peut coordonner les diffeacuterentes activiteacutes humaines

au sein de la citeacute Si la pratique de la θεωρία savegravere ecirctre loffice de lhomme il est eacutevident

quil faudra absolument lui trouver une place de choix au sein de la citeacute afin de faire en

sorte que chaque citoyen puisse actualiser son essence Au contraire si cette pratique ne

constitue pas loffice ou la fonction de lhomme il serait beaucoup moins grave si on en

venait agrave conclure que la recherche de lautarcie divine nest pas compatible avec les activiteacutes

de la citeacute Comme nous tenterons de le montrer plus bas il nous semble que la pratique de

la philosophie est difficilement conciliable avec la maniegravere dont la citeacute est constitueacutee et ce

nest quindirectement quon peut reacuteintroduire cette pratique au sein de la citeacute Voilagrave

pourquoi il est pertinent pour nous de montrer que loffice de lhomme ne peut pas ecirctre la

recherche de lautarcie divine

Un passage est crucial pour la compreacutehension de ce qui est le propre de lrsquohomme

chez Aristote

laquo Dans ces conditions si nous posons que lrsquooffice [ἔργον] de lrsquohomme est une

certaine forme de vie (crsquoest-agrave-dire une activiteacute de lrsquoacircme et des actions

rationnelles [πράξεις μετὰ λόγου]) mais que srsquoil est homme vertueux ses

œuvres seront parfaites et belles degraves lors que chaque œuvre parfaitement

accomplie traduit la vertu qui lui est propre dans ces conditions donc le bien

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18

humain devient un acte de lrsquoacircme qui traduit la vertu et srsquoil y a plusieurs vertus

lrsquoacte qui traduit la plus parfaite et la plus finale raquo (EN 1098a12-18)

Ce passage a eacutevidemment fait couler beaucoup drsquoencre et les commentateurs semblent

se partager en deux camps Drsquoun cocircteacute il y a ceux qui soutiennent que lrsquoexercice de cette

vertu qui serait la plus finale ne peut ecirctre que lrsquoexercice de la θεωρία et de lrsquoautre ceux qui

deacutefendent que cela doit comprendre toutes les vertus autant morales qursquointellectuelles22

Cependant deux arguments nous font croire que dans ce passage la θεωρία ne peut pas ecirctre

eacutevoqueacutee ce qui montrerait qursquoelle nrsquoest pas ou ne fait pas partie de ce qui est le propre de

lrsquohomme

Le premier argument vise le vocabulaire utiliseacute par Aristote Si lrsquooffice de lrsquohomme

est composeacute de πράξεις μετὰ λόγου comment le philosophe pourrait-il associer cet office

avec la θεωρία sachant que celle-ci nrsquoa aucune implication pratique (EN 1139a27-28) On

pourrait toutefois objecter agrave cela que lutilisation que fait ici Aristote du concept de πρᾶξις

na pas agrave ecirctre compris selon son usage technique cest-agrave-dire comme la mise en acte du

reacutesultat dune deacutecision (EN 1139a17-35) Cest en effet le sens que veut donner Bonitz agrave

cette occurrence de πρᾶξις en EN 1098a13 puisquil affirme dans son Index Aristotelicus

que πρᾶξις doit ici ecirctre pris comme un synonyme de ἐνέργεια Si lon considegravere que Bonitz

a raison de comprendre cet usage de πρᾶξις comme il le fait rien nempecircche en effet de

concevoir que ce dont parle Aristote dans le passage de EN 1098a12-18 peut sans

problegraveme ecirctre la pratique de la θεωρία puisque la θεωρία est bel et bien une forme de

ἐνέργεια (Pol 1325b16-26) Il faut toutefois souligner que cet usage de πρᾶξις est

extrecircmement rare dans le corpus aristoteacutelicien Bonitz ne relegraveve que trois occurrences ougrave

22 Pour un reacutesumeacute de ce deacutebat et une analyse originale voir Curzer 1990

Aristote en ferait un tel usage agrave savoir le passage qui nous inteacuteresse et EN 1094a5 ainsi

que Pol 1325a32 Regardons dun peu plus pregraves ces deux autres passages

laquo Neacuteanmoins une certaine diffeacuterence apparaicirct entre les fins Tantocirct en effet ce sont des actes [ἐνέργειαι] tantocirct des oeuvres [ἔργα] qui sen distinguent Or quand certaines fins sont distinctes des actions [παρὰ τὰς πράξεις] les oeuvres [τὰ ἔργα] sont alors un bien naturellement supeacuterieur aux actes [τῶν ἐνεργειῶν] raquo (EN 1094a3-6)

Ce quAristote soutient dans ce passage-ci cest que dans le cas ougrave la fin dune action

nest pas laction elle-mecircme le reacutesultat de laction est supeacuterieur agrave cette action Cela est tout agrave

fait normal si lon considegravere que dans un tel cas la fin de laction nest autre que son reacutesultat

et que degraves lors ce reacutesultat est neacutecessairement supeacuterieur agrave laction puisque celle-ci lui est

subordonneacutee Il faut maintenant se demander si le τὰς πράξεις de 1094a3-6 est synonyme

de ἐνέργεια Agrave notre avis ce serait plutocirct le contraire qui serait juste agrave savoir que dans ce

passage le sens de ἐνέργεια se rapprocherait de celui de πρᾶξις Remarquons dabord que le

Stagirite semble bien utiliser ἐνερέγεια et πρᾶξις sans faire de distinction quelconque entre

les deux concepts ce qui peut indiquer que lun des deux termes doit ecirctre consideacutereacute comme

le synonyme de lautre Il faut aussi savoir que pour Aristote une ἐνέργεια peut avoir sa fin

en elle-mecircme ou bien dans quelque chose dexteacuterieur (Meta 1050a23-b2) Dans le passage

de lEN qui nous inteacuteresse ici il ne fait aucun doute que les ἐνέργειαι dont parle le

philosophe sont agrave prendre dans le deuxiegraveme sens du fait quil les dit infeacuterieures aux ἔργα

quelles produisent Ainsi on voit que ἐνέργεια a ici un sens beaucoup plus proche de la

deacutefinition que donne par ailleurs Aristote de la πρᾶξις dans la mesure ougrave bien que celle-ci

se distingue de la ποίησις en ce quelle ne produit rien de concret qui soit exteacuterieur agrave laction

(EN 1140b6-7) elle est tout de mecircme tourneacutee vers laction (EN 1141b14-16) lui

19

20

permettant ainsi de produire malgreacute tout un ἔργον De plus Bonitz affirme dans son Index

que ἐνέργεια est souvent associeacutee voire synonyme de πρᾶξις ou de χρῆσις ce qui nous

laisse croire que notre hypothegravese nest pas du tout impossible Cela eacutetant dit nous ne

consideacuterons donc pas quil soit neacutecessaire de prendre le πρᾶξις de EN 1094a5 comme un

synonyme de ἐνέργεια

Voici le deuxiegraveme passage

laquo Dautre part louer linaction [τὸ ἀπρακτεῖν] plus que laction [τοῦ πράττειν] ce nest pas ecirctre dans le vrai car le bonheur est action [πρᾶξις] et de plus les actions des gens justes et tempeacuterants [αἱ τῶν δικαίων καὶ σωφρόνων πράξεις] ont pour aboutissement beaucoup de belles choses raquo (Pol 1325a31-33)

Dans ce passage la πρᾶξις est associeacutee agrave lhomme juste et agrave lhomme tempeacuterant ce

qui est tout agrave fait en accord avec le fait que la pratique de la vertu morale soit pour Aristote

une πρᾶξις De plus les lignes preacuteceacutedant ce passage traitent de la distinction entre celui qui

dirige des esclaves et celui qui dirige des hommes libres Le contexte est donc directement

relieacute agrave la pratique de lactiviteacute politique exemplification parfaite de la φρόνησις (EN

1141b23-24) Il ne semble y avoir pour ainsi dire rien qui ne nuise agrave la compreacutehension de

cette occurrence de πρᾶξις dans son sens technique courant chez Aristote et donc rien pour

nous forcer agrave la faire devenir un synonyme de ἐνέργεια Rien sauf le fait que le bonheur est

intimement en lien avec la πρᾶξις ce qui est eacutevidemment probleacutematique comme nous

voulons le montrer pour qui croit que le bonheur se doit decirctre uniquement deacutefini par

lexercice de la θεωρία Toutefois si on comprend ici quAristote parle du bonheur humain

qui se deacutefinit par la pratique de la vertu morale et de la φρόνησις (EN 1178a9-22) et non

pas du bonheur absolu qui est lapanage du divin il ny a absolument rien de probleacutematique

dans lutilisation de πρᾶξις

Aucune des occurrences de πρᾶξις dont Bonitz soutient quelles doivent prendre le

sens de ἐνέργεια ne nous semble donc leacutegitime dun tel traitement Il nous apparaicirct plutocirct

que Bonitz en voulant probablement conserver lactiviteacute theacuteoreacutetique comme bonheur

humain leur affecte une charge interpreacutetative trop importante qui nest pas reacuteellement

neacutecessaire dans le contexte immeacutediat de ces passages Cette interpreacutetation semble toutefois

pouvoir se fonder sur un passage particulier que mentionne Bonitz

laquo Mais si le bonheur est une activiteacute [ἐνέργεια] traduisant la vertu il est parfaitement rationnel quil traduise la vertu suprecircme [κατὰ τὴν κρατίστην] laquelle doit ecirctre vertu de ce quil y a de meilleur [τοῦ ἀρίστου] Alors que cela soit lintelligence ou autre chose (ce qui semble alors naturellement gouverner et diriger en ayant une ideacutee de ce qui est beau et divin) que cela soit quelque chose de divin en lui-mecircme ou ce quil y a de divin en nous cest son activiteacute [ἡ τούτου ἐνέργεια] lorsquelle exprime la vertu qui lui est propre qui doit constituer le bonheur acheveacute [ἡ τελεία εὐδαιμονία] raquo (EN 1177a12-17)

Le parallegravele entre ce passage et celui de EN 1098a12-18 est eacutevident Devant une

telle ressemblance Bonitz a probablement cru quAristote parlait du mecircme sujet et sest

donc permis de donner le sens de ἐνέργεια au πρᾶξις de EN 1098a13 puisquil avait un

exemple dun passage ayant un contexte similaire ougrave le Stagirite employait ἐνέργεια plutocirct

que πρᾶξις Si on y regarde dun peu plus pregraves on se rend compte que le contexte nest pas

exactement le mecircme Alors quen EN X 6 il est question du bonheur en lui-mecircme EN I 6

traite plutocirct du bonheur humain ce qui nous permet de croire que le vocabulaire utiliseacute est

sciemment choisi De fait tout juste apregraves le texte de EN X 6 Aristote affirme que cette

activiteacute suprecircme est plus lapanage des dieux que des humains et que si ceux-ci peuvent y

participer dans les mesures de leurs capaciteacutes ce nest que parce quils possegravedent aussi une

21

22

partie divine en eux Il nous semble donc tout agrave fait envisageable de conserver la

signification habituelle de πρᾶξις en EN 1098a13 ce qui nous permet de soutenir que la

pratique de la θεωρία nest effectivement pas loffice de lhomme

Largumentation que nous venons dexposer eacutetait principalement fondeacutee sur le fait

quAristote nemployait jamais directement le terme de πρᾶξις pour faire reacutefeacuterence agrave la

pratique de la θεωρία Cependant certains passages que nous avons releveacutes par la suite

semblent avoir eacutechappeacute agrave lattention de Bonitz Les voici

laquo Mais la vie active [τὸν πρακτικόν] nest pas neacutecessairement en relation avec autrui comme le pensent certains pas plus que concernent seules laction [πρακτικάς] les penseacutees qui ont en vue des reacutesultats pratiques mais bien plutocirct les consideacuterations et les speacuteculations autonomes et qui se prennent elles-mecircmes pour objets [τὰς αὐτοτελεῖς καὶ τὰς αὑτῶν ἕνεκεν θεωρίας καὶ διανοήσεις] raquo (Pol 1325b16-21)

laquo Mais la partie qui a la raison est meilleure Or elle se divise en deux selon notre maniegravere habituelle de diviser il y a dune part la raison pratique dautre part la raison theacuteorique Que ce soit donc neacutecessairement de cette maniegravere que se divise cette partie rationnelle cest eacutevident Nous dirons aussi que les actions de lacircme supportent une division analogue [καὶ τὰς πράξεις δrsquo ἀνάλογον ἐροῦμεν ἔχειν][hellip] raquo (Pol 1333a23-27)

Dans ces deux passages on voit que le mot πρᾶξις (ou un mot de la mecircme famille)

sert agrave deacutesigner agrave la fois les actes eacutemanant de la partie pratique de lacircme rationnelle et ceux

eacutemanant de sa partie speacuteculative Dans ces deux textes nous navons pas dautre choix que

daccorder que lutilisation de πρᾶξις ne peut pas prendre le sens technique auquel nous

avons tenteacute de le restreindre Ainsi il semble donc possible dans labsolu que certaines

occurrences de ce terme puissent ecirctre synonymes de ἐνέργεια Cependant le fait que cela

soit possible nimplique pas quil faille neacutecessairement lui donner ce sens dans le passage

qui nous inteacuteresse Nous croyons aussi avoir montreacute quil est pour le moins coheacuterent de

comprendre le πρᾶξις de EN1098a13 dans son sens technique sachant tregraves bien que cet

argument est beaucoup trop faible pour que notre interpreacutetation ne repose uniquement que

sur lui

Le deuxiegraveme argument visant agrave montrer que la pratique de la θεωρία ne constitue

pas loffice de lhomme traite de la perfection de lrsquoacte accompli et ne fait aucunement

intervenir largument preacuteceacutedent Dans le passage qui nous inteacuteresse Aristote soutient que

lrsquooffice de lrsquohomme doit ecirctre quelque chose qursquoil accomplit de maniegravere parfaite et que

cette perfection traduit la vertu qursquoil a en propre Quand on srsquoattarde un peu plus agrave ce

critegravere on se rend compte que le Stagirite ne cherche pas ici lrsquoactiviteacute qui serait la plus

parfaite en elle-mecircme (ce qui serait eacutevidemment la θεωρία) mais bien celle que lrsquohumain

est capable de reacutealiser parfaitement23 Or comme nous lrsquoavons vu il existe une diffeacuterence

majeure entre lrsquoexercice de la θεωρία par le divin et par lrsquohumain de sorte que nous

pouvons penser que lrsquohumain ne la reacutealise pas parfaitement Crsquoest aussi la conclusion agrave

laquelle arrive Bodeacuteuumls (1975 pp70-74) en montrant que la parfaite reacutealisation de la θεωρία

ne peut ecirctre que lrsquoœuvre du divin et que lrsquohomme ne peut qursquoy aspirer et ce de maniegravere

toujours vaine laquo le νοῦς qui deacutefinit pourtant lhomme24 nappartient pas agrave celui-ci en tant

quhomme cest-agrave-dire en tant que mortel[hellip] Aussi la conscience de lhomme au sens ougrave

nous lavons entendue nest-elle jamais quun approchant de la Vie de Dieu et le bonheur

une aspiration du mortel agrave limmortel raquo25 Finalement le fait qursquoAristote soutienne que le

divin accomplit mieux lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique que lrsquohomme (Meta Λ 1072b23-26 EN

23 laquo Parfait se dit ensuite de ce qui sous le rapport de lrsquoexcellence et du bien nrsquoest pas surpasseacute dans le genre envisageacute raquo (Met Δ 1021b14-15)24 Bien que nous ne soyons pas drsquoaccord avec cette identification de lrsquohomme au νοῦς cela nrsquoa que peu drsquoimportance dans lrsquoargumentation de Bodeacuteuumls et la conclusion qursquoil tire peut srsquoappliquer malgreacute tout Pour les raisons de ce deacutesaccord voir Curzer 1990 p42825 Bodeacuteuumls 1975 p74

23

24

1178b21-24) implique que lrsquohomme ne lrsquoaccomplit pas de maniegravere parfaite et donc que la

θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme selon le critegravere mecircme drsquoAristote

Un autre texte drsquoAristote est important pour montrer que lrsquohomme ne reacutealise pas

lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique de maniegravere parfaite et cette fois sans faire appel agrave notre infeacuterioriteacute agrave

lrsquoeacutegard de la diviniteacute Une bonne partie des Parties des animaux26 I 5 vise agrave montrer que

du fait qursquoil nous est difficile drsquoobserver les reacutealiteacutes eacuteternelles les connaissances que nous

en avons sont plutocirct reacuteduites (PA 644b25-30) ce qui revient agrave dire que nous ne pouvons

pas les connaicirctre de maniegravere parfaite Agrave lrsquoopposeacute les choses qui nous entourent

particuliegraverement les animaux sont lrsquoobjet drsquoun tregraves grand nombre drsquoobservations et pour

peu qursquoon srsquoen donne la peine il est assez aiseacute drsquoamasser des connaissances drsquoune

preacutecision satisfaisante agrave leur sujet (PA 644b25-35) laquo Mais les deux eacutetudes ont chacune leur

attrait Pour les ecirctres eacuteternels les pauvres connaissances que nous en atteignons nous

apportent cependant en raison de lrsquoexcellence de cette contemplation plus de joie que

toutes les choses qui nous entourent raquo (PA 644b30-35) Ainsi on voit que lrsquoexcellence de

lrsquoobjet est un critegravere aussi important pour justifier lrsquoeacutetude de cet objet que le degreacute de

preacutecision auquel on peut arriver Crsquoest cet argument qui est drsquoune certaine maniegravere mis de

lrsquoavant en EN X 6-8 pour justifier le fait que lrsquohomme doit se livrer agrave la θεωρία

Toujours dans le but de montrer que la θεωρία nrsquoest pas le propre de lrsquohomme il est

inteacuteressant drsquoajouter agrave notre analyse les reacutesultats de lrsquoeacutetude qursquoa faite Curzer sur ce qursquoil

appelle laquo The ergon argument raquo27 Le reacutesultat auquel il arrive tend agrave montrer que le

26Sauf avis contraire nous citons la traduction des Parties des animaux de Le Blond27 Curzer 1990 p426-432

traitement que fait Aristote de lrsquooffice de lrsquohomme en EN I 6 nrsquoest pas compatible avec

lrsquoanalyse qursquoil fait du parfait bonheur en EN X 6-8 ce qui lrsquoamegravene agrave conclure que laquo in

addition the difference between the I 7 and the X 6-8 criteria lends support to the thesis

that X 6-8 is a reconsideration rather than a mere continuation of book Is investigation of

happiness raquo (Curzer 1990 p432) Pour arriver agrave cette conclusion il distingue trois critegraveres

utiliseacutes par Aristote pour deacuteterminer ce qursquoest le bonheur en EN I 7 et les compare avec

ceux de EN X 6-8 Le premier critegravere est celui qui nous importe ici agrave savoir que le

bonheur est quelque chose de propre agrave lrsquohomme (Ibid p426) Curzer commence par

examiner les diffeacuterentes compreacutehensions preacutesentes chez les commentateurs drsquoAristote de ce

qursquoest lrsquoἔργον propre de lrsquohomme et montre pour chacune drsquoelles que ce critegravere nrsquoest jamais

utiliseacute par Aristote lorsque ce dernier parle de la θεωρία en EN X 6-828 Il fait tout drsquoabord

la diffeacuterence entre deux types de compreacutehension de ce qui est propre le premier disant que

laquo (F[unction]) X is peculiar to humans if and only if X is an activity which only humans

can do or which humans can do best raquo (Ibid) le second que laquo (C[haracteristic] A[ctivity])

X is peculiar to humans if and only if X is an activity which exercises essential human

abilities (whether or not humans are the only or the best exercisers of these abilities) raquo

(Ibid) Ensuite ces deux interpreacutetations peuvent ecirctre combineacutees avec des vues inclusives

ou intellectualistes de lrsquoἔργον Voici briegravevement les combinaisons releveacutees par Curzer

suivies de lrsquoexamen qursquoil en fait29

a) F dans un sens geacuteneacuteral incluant toutes les activiteacutes de la raison EN X 6-8 ne fait jamais la distinction entre activiteacutes rationnelles ou irrationnelles mais ne fait que parler de la meilleure activiteacute

28 laquo Thus on the general inclusivist and intellectualist versions of interpretations (F) and (CA) of the I 7 peculiarity criterion Aristotle never mentions or uses the peculiarity criterion in X 6-8 raquo (Curzer 1990 p428)29 Toute cette section sauf avis contraire fait reacutefeacuterence agrave Curzer 1990 pp426-428

25

26

b) F dans un sens inclusif ougrave lrsquohomme peut faire abc et est le seul agrave faire c ou c) CA dans un sens inclusif

b) et c) impliquent tous deux que le bonheur est un composeacute de plusieurs activiteacutes dont au moins lrsquoactiviteacute pratique et lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique EN X 6-8 affirme que la θεωρία et lrsquoaction morale sont des bonheurs par eux-mecircmes

d) F dans un sens intellectualiste qui soutient que le propre de lrsquohomme est la θεωρία ce critegravere nrsquoest pas respecteacute en EN X 6-8 parce qursquoAristote y affirme que le divin exerce aussi cette activiteacute30

e) CA dans un sens intellectualiste provoqueacute par un changement dans la conception de la nature humaine entre EN I 6 et EN X 6-8 faisant passer lrsquohomme drsquoun ecirctre morceleacute agrave un ecirctre qui se deacutefinit uniquement par son νοῦς ce qui fait de la θεωρία lrsquoactiviteacute propre de lrsquoindividu

il est reacutefutable qursquoAristote opegravere un tel changement dans sa conception de la nature humaine et donc on ne peut pas srsquoautoriser agrave affirmer que lrsquoactiviteacute qui est le propre de lrsquohomme soit la θεωρία 31

Ainsi si lrsquoanalyse que fait Curzer est juste cela nous force agrave conclure comme nous

lrsquoavons fait que lrsquoactiviteacute de la θεωρία nrsquoest pas le propre de lrsquohomme et qursquoelle ne peut

donc pas ecirctre consideacutereacutee comme le bien de lrsquohumain en tant qursquohumain

Un autre passage est important pour cette question Aristote parlant de lrsquoexercice de

la θεωρία affirme que laquo pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain Ce nrsquoest pas

en effet en sa qualiteacute drsquohomme que quelqursquoun peut vivre ainsi mais comme deacutetenteur drsquoun

eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui raquo (EN 1177b25-30) Autrement dit lrsquohomme srsquoil nrsquoeacutetait

qursquohomme ne pourrait pas reacutealiser la θεωρία et crsquoest la partie divine qui est en lui qui le lui

permet De cette maniegravere il est difficile drsquoattacher cette activiteacute agrave ce qui est propre agrave

lrsquohomme sans associer ce qursquoest lrsquohomme uniquement agrave cette partie de lui-mecircme Or cette

association nous paraicirct impossible Aristote affirmant en EN X 8 endroit ougrave lrsquohomme

devrait ecirctre identifieacute par son νοῦς que laquo au contraire les choses exteacuterieures sont pour

30 Curzer discute lrsquoobjection qursquoon peut apporter agrave cette interpreacutetation et qui soutient que le fait que le divin partage la θεωρία avec lrsquohomme nrsquoempecircche pas celle-ci drsquoecirctre tout de mecircme le propre de lrsquohomme Nous renvoyons agrave son texte pour les deacutetails de son argumentation31 Encore une fois nous renvoyons au texte pour lrsquoargumentation preacutecise de Curzer

ainsi dire des obstacles du moins agrave sa meacuteditation Mais en tant qursquohomme et en tant qursquoil

partage la vie drsquoun assez grand nombre il choisit drsquoexeacutecuter les actes qui traduisent la

vertu raquo (EN 1178b4-8) Ce texte nous semble pouvoir ecirctre compris de deux faccedilons soit ce

nrsquoest pas en tant qursquohomme que lrsquohomme pratique la θεωρία soit il nrsquoy a pas seulement la

pratique de la θεωρία qui soit proprement humaine mais aussi la vertu morale En

combinant les deux passages que nous venons de citer il nous semble neacutecessaire de

conclure que bien que lrsquohomme possegravede en lui une partie divine ce que nous ne contestons

pas cette partie divine nrsquoest pas en mesure de le deacutefinir en propre justement ducirc agrave son

caractegravere divin et que ce serait plutocirct la vertu morale qui ferait de lrsquohomme ce qursquoil est en

tant que tel32 Deacutefinir en propre lrsquohomme comme eacutetant celui qui doit exercer la θεωρία

serait en fait contraindre lrsquohomme agrave toujours rester inacheveacute agrave ne jamais reacutealiser

pleinement sa nature ce qui est absurde dans le cadre de la penseacutee aristoteacutelicienne 33 Cela

32 Cest aussi ce que semble soutenir Platon dans un tregraves beau passage du Pheacutedon traitant de la transmigration des acircmes laquo -Mais reprit Socrate mecircme si on ne considegravere que ces gens-lagrave les plus heureux ceux qui sachemineront vers le lieu le meilleur ne sont-ils pas ceux qui auront cultiveacute la vertu publique et sociale celle quon appelle modeacuteration et aussi bien justice vertu qui naicirct de lhabitude et de lexercice sans que la philosophie et lintelligence y aient part -En quel sens ces gens-lagrave peuvent-ils bien ecirctre les plus heureux[ demanda Ceacutebegraves] -En ce quils ont toutes les chances de se reacuteintroduire dans une espegravece animale qui soit sociable et de moeurs douces abeilles si tu veux ou guecircpes ou fourmis ils peuvent mecircme sans changement reacuteinteacutegrer lespegravece humaine et de ce retour naicirctront des gens bien comme il faut -Probablement -Mais pour lespegravece des dieux si lon ne sest pas occupeacute agrave philosopher et si lon nest pas parfaitement pur au moment du deacutepart il nest pas permis darriver jusquagrave elle ce nest permis quagrave celui qui aime apprendre raquo (Platon Pheacutedon 82a-c trad Dixsaut nous soulignons) On voit donc que dans ce passage du Pheacutedon Platon affirme quune personne pratiquant les vertus morales pourra se reacuteincarner en humain De plus eacutetant donneacute que laquo chaque espegravece dacircme verra son lieu de destination deacutetermineacute par similitude avec son occupation ordinaire raquo (Pheacutedon 82a) il faut conclure de cela que ce qui est proprement humain est la pratique de telles vertus car lacircme de celui qui pratique la philosophie accegravedera au monde des dieux une fois seacutepareacutee de son corps Eacutevidemment cela va agrave lencontre dautres passages du Pheacutedon et dautres dialogues (Reacutepublique Alcibiade) ougrave Platon associe lhumain avec la meilleure partie de son acircme mais ce passage reste neacuteanmoins tregraves inteacuteressant pour notre propos33 On pourrait ici ajouter que la citeacute est aussi une chose naturelle qui natteint pratiquement jamais sa fin dans la mesure ougrave les citeacutes ont geacuteneacuteralement des constitutions deacutevieacutees et donc contre nature Lajout de cet exemple enlegraveverait beaucoup du caractegravere absurde de la position que nous avons preacutesenteacutee Cependant le fait que les citeacutes natteignent pas leur fin nest que contingent en ce sens que cela ne deacutepend que de la constitution mise en place et des gens qui la peuplent choses qui sont totalement en mesure de changer et non de caracteacuteristiques essentielles de la citeacute Dans le cas de lhomme le fait quil ne puisse pas pleinement reacutealiser son cocircteacute divin nest pas contingent mais est ancreacute dans sa nature corporelle La diffeacuterence entre la citeacute et le

27

28

nrsquoempecircche toutefois pas lrsquoespegravece humaine de mettre de lrsquoavant un deacutesir drsquoassimilation agrave la

diviniteacute par lrsquoexercice dans la mesure de ses capaciteacutes de lrsquoactiviteacute la meilleure mais cela

ne peut pas constituer son essence propre car cette essence serait voueacutee agrave une part de

puissance pour lrsquoeacuteterniteacute Ainsi la θεωρία serait plutocirct le propre du divin34 Toutefois un

passage affirme explicitement le contraire agrave savoir que le propre de lhomme serait en fait

la θεωρία laquo On peut mecircme penser au demeurant que chaque individu sidentifie agrave elle [la

vie intellectuelle] si tant est quelle est la chose principale et la meilleure Il serait donc

deacuteplaceacute de ne pas choisir lexistence qui est la nocirctre mais celle dun autre raquo (EN 1178a1-8)

Dans ce texte Aristote affirme queacutetant donneacute que la pratique de la philosophie est la chose

la meilleure il est permis denvisager que lhomme sidentifie agrave cette activiteacute intellectuelle

Eacutevidemment il est aiseacute de voir lagrave une affirmation de ce quest le propre de lhomme nous

en convenons Toutefois parallegravelement agrave ce passage dautres textes affirment tout aussi

explicitement que lhomme est constitueacute par la φρόνησις (EN 1139a35-b5 1168b31-

1169a2 et surtout 1144a6-7) Il nous semble aussi significatif que le premier passage se

trouve au livre VI livre dans lequel Aristote traite des vertus intellectuelles et donc de la

σοφία Il semble donc y avoir une certaine tension entre deux conceptions du propre de

lhomme Par contre il nest peut-ecirctre pas neacutecessaire dy voir une reacuteelle contradiction On

pourrait plutocirct y comprendre deux degreacutes danalyse diffeacuterents agrave savoir une volonteacute de

deacutefinir lhomme en ce quil a de proprement humain (la φρόνησις) et en ce quil possegravede une

part divine (la θεωρία) Cela est dautant plus probable consideacuterant quAristote affirme

comme nous lavons deacutejagrave dit que laquo pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain

sage est au fond quil est possible pour la citeacute datteindre parfaitement sa fin alors quil est impossible au sage dy parvenir34 Crsquoest aussi la position deacutefendue par Keyt (1978 p146)

Ce nest pas en effet en sa qualiteacute dhomme que quelquun peut vivre ainsi mais comme

deacutetenteur dun eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui raquo (EN 1177b26-28) De plus le fait

quAristote accorde que la pratique de la vertu morale constitue une forme de bonheur agrave

part entiegravere bien que de maniegravere secondaire (EN 1178a8-10) montre que lexistence

humaine ne se reacuteduit pas agrave lexercice de la θεωρία et quelle peut ecirctre pleinement heureuse

sans activiteacute theacuteoreacutetique

14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme

Tentons maintenant de voir si la vertu morale et la sagaciteacute (φρόνησις) reacutepondent aux

critegraveres de lrsquoἔργον de lrsquohomme tels que releveacutes par Curzer En faisant cela nous serons

ameneacute agrave comprendre que cest en pratiquant de telles actions que lhumain peut devenir un

humain agrave part entiegravere Agrave partir de cela nous pourrons ensuite mieux expliquer agrave quoi

correspond ce que nous avons appeleacute lautarcie humaine Le premier critegravere que relegraveve

Curzer pour deacutefinir lrsquoἔργον de lrsquohomme est celui du caractegravere propre de lrsquoactiviteacute La vertu

morale et la sagaciteacute semblent satisfaire ce critegravere de la maniegravere la plus rigoureuse possible

en ce sens que parmi tous les vivants lrsquohumain est le seul agrave pouvoir exercer les vertus

morales (EN 1145a25-27) et cette vertu intellectuelle neacutecessitant la raison quest la

φρόνησις En effet les autres animaux et le divin nrsquoy participent pas ceux-lagrave par manque

de faculteacute (Pol 1254b20-25 EN III 4) celui-ci par trop grande perfection (EN 1178b10-

20) Malgreacute ces passages ougrave Aristote refuse explicitement daccorder la sagaciteacute aux

animaux nous ne sommes pas sans savoir quil existe dautres passages ougrave le Stagirite leur

confegravere malgreacute tout une certaine forme de φρόνησις (entres autres EN 1141b25-28 GA

753a11 HA 488b15) Sans vouloir traiter agrave fond cette question puisquici nen est pas le

29

30

lieu propice nous nous en remettrons aux analyses quen a faites Labarriegravere Pour lui

laquo Aristote qualifie souvent les animaux ou du moins un certain nombre dentre eux de

phronimoi mais il ne deacutefinit jamais clairement ce quil signifie par lagrave raquo (Labarriegravere 2005

p122) Il entend aussi montrer que certaines des caracteacuteristiques de la φρόνησις humaine

sont partageacutees avec la φρόνησις que le Stagirite attribue aux animaux Ces caracteacuteristiques

sont laquo un certain rapport agrave lexpeacuterience et le caractegravere impeacuteratif (epitaktikecirc) raquo (Ibid p135)

Il nen reste pas moins que la φρόνησις accordeacutee aux animaux est diffeacuterente de celle

accordeacutee aux humains dans la mesure ougrave les animaux laquo quels quils soient sont priveacutes

dhupolecircpsis et de bouleusis Agrave strictement parler je lai deacutejagrave mentionneacute la phronecircsis

animale ne preacuteside agrave aucune praxis raquo (Ibid p132) Ce qui permet de rendre compte du fait

quAristote attribue malgreacute tout explicitement la φρόνησις agrave certains animaux vient du fait

que selon Labarriegravere Aristote naurait pas un concept de φρόνησις aussi rigoureux en

zoologie quen eacutethique (Ibid p124) et que ce nest que dun point de vue de psychologie

biologique et non pas de psychologie morale que la φρόνησις est susceptible decirctre

conceptualiseacutee selon divers degreacutes (Ibid p132) Il nous est donc toujours permis daffirmer

que la φρόνησις comprise dans sa relation agrave lactiviteacute morale et vertueuse est vraiment

propre agrave lhomme

Le deuxiegraveme critegravere est celui de lrsquoexcellence (Curzer 1990 p428) au sens ougrave

lrsquoactiviteacute en question peut ecirctre accomplie de maniegravere excellente comme dans lrsquoexemple

drsquoAristote ougrave il attribue le mecircme office au joueur de cithare et au bon joueur de cithare

sauf que lrsquooffice du bon joueur sera de bien jouer alors que celui du simple joueur sera

simplement drsquoen jouer (EN 1098a7-12) Dans le cas de la vertu morale combineacutee agrave la

φρόνησις on comprend que cette combinaison de chaque vertu particuliegravere avec la sagaciteacute

est exactement lrsquoexcellence dans le domaine qui est propre agrave la vertu morale en question

Prenons un exemple concret pour mieux comprendre ce que nous voulons dire en supposant

la situation ougrave un homme riche srsquoapprecircte agrave deacutepenser un gros montant drsquoargent Comme

dans le cas du cithariste lrsquooffice de lrsquohomme riche sera de deacutepenser cet argent alors que

lrsquooffice de lrsquohomme riche et vertueux sera de bien le deacutepenser Crsquoest ainsi qursquoentre en jeu

lrsquoanalyse que fait Aristote de la magnificence (EN IV 4-6) Lrsquohomme vertueux accomplira

lrsquoaction de deacutepenser sa richesse de maniegravere excellente alors que le riche ne fera que la

deacutepenser En effet le magnifique saura deacutepenser pour ce qursquoil convient (vertu morale fixant

le but) et avec les moyens approprieacutes (φρόνησις deacuteterminant les moyens) (EN 1139a30-

b5) et agira donc de faccedilon agrave accomplir de maniegravere excellente lrsquoaction qursquoil srsquoeacutetait proposeacute

drsquoaccomplir On pourrait eacutegalement faire le mecircme genre drsquoanalyse pour chacune des vertus

morales particuliegraveres LrsquoEE II 11 soutient aussi sensiblement la mecircme chose

lorsqursquoAristote y affirme qursquoune action est mauvaise si la fin est bonne mais pas les

moyens si la fin nrsquoest pas bonne mais que les moyens oui ou encore si agrave la fois la fin et les

moyens sont mauvais (EE 1227b19-23) On voit donc encore une fois que ce qui fait

lrsquoaction excellente crsquoest une combinaison de vertu morale et de φρόνησις Il y a un

parallegravele flagrant agrave cela dans Les Politiques ougrave Aristote dit exactement la mecircme chose (Pol

1331b25-40) Dans ce contexte politique la fin qui doit ecirctre viseacutee est la creacuteation drsquoune

constitution droite alors que les moyens pour y arriver sont des lois qui vont dans ce sens

Si toutefois la fin poseacutee par le leacutegislateur est mauvaise parce qursquoelle promeut un reacutegime

deacutevieacute les lois peuvent tout de mecircme ecirctre bonnes au sens ougrave elles peuvent ecirctre conformes agrave

31

32

lrsquoesprit du reacutegime Ainsi des lois tyranniques seront de bonnes lois dans un reacutegime

tyrannique sans pour autant ecirctre de bonnes lois de maniegravere absolue Il faut cependant noter

que lrsquoindividu qui arrive agrave reacutealiser la fin qursquoil avait poseacutee nrsquoest pas neacutecessairement un

φρόνιμος En effet Aristote fait la distinction entre lrsquohomme habile et lrsquohomme sagace en

disant que lrsquohabile est celui qui a la capaciteacute de trouver les moyens pour arriver agrave sa fin peu

importe que sa fin soit bonne ou mauvaise alors que le sagace ne peut que viser une fin

bonne (EN 1144a23-b1) Cela recoupe aussi la distinction que fait Aristote entre

lrsquoexcellence du citoyen et celle de lrsquohomme de bien disant que le citoyen excellent agit de

maniegravere conforme agrave lrsquoesprit de la constitution dans laquelle il vit que celle-ci soit bonne ou

mauvaise alors que lrsquohomme bon agit selon le bien absolu peu importe srsquoil vit dans une

citeacute droite ou deacutevieacutee (Pol 1276b15-36) On voit donc que le critegravere de lrsquoexcellence

deacuteveloppeacute par Aristote en EN I 7 est conforme agrave lrsquoeacutetude qursquoil fait de la vertu morale et de

la φρόνησις et est preacutesent dans plusieurs de ses analyses

Passons maintenant au troisiegraveme critegravere releveacute par Curzer crsquoest-agrave-dire celui du

meilleur et du plus complet Pour le versant compleacutetude du critegravere il nous faut regarder

dans quelle mesure Aristote considegravere que lrsquoexercice de la vertu morale et de la φρόνησις

est possible pour lrsquohomme Avant cela il est peut-ecirctre pertinent de justifier la traduction de

τελειοτάτην (EN 1098a18) par laquo plus complegravete raquo et non par laquo plus finale raquo comme le fait

notamment Bodeacuteuumls car dans ce cas ce critegravere devrait ecirctre compris de maniegravere diffeacuterente et

permettrait de laisser la porte ouverte agrave lrsquointerpreacutetation voulant qursquoAristote fasse ici allusion

agrave la θεωρία Eacutevidemment hors contexte il est impossible de choisir lrsquoune ou lrsquoautre

traduction Dans une telle situation il est inteacuteressant drsquoaller consulter le texte correspondant

de lrsquoEE pour voir comment est traiteacutee la question

laquo Or le bonheur aussi eacutetait le meilleur le bonheur est donc lrsquoacte drsquoune acircme bonne (ψυχῆς ἀγαθῆς) Et puisque le bonheur eacutetait quelque chose de parfait (τέλεόν τι) et qursquoil y a une vie parfaite et une vie imparfaite et qursquoil en est de mecircme pour la vertu (car lrsquoune est totale lrsquoautre partielle) et que lrsquoacte des choses imparfaites est imparfait le bonheur devrait ecirctre un acte drsquoune vie parfaite (τελείας) conforme agrave une vertu parfaite (κατrsquo ἀρετὴν τελείαν) raquo (EE 1219a35-40)

Dans ce passage Deacutecarie traduit lrsquoadjectif τέλειος par laquo parfait raquo35 au sens de

complet drsquoacheveacute Cette traduction nous semble bonne pour deux raisons La premiegravere est

qursquoAristote fait reacutefeacuterence agrave la vertu laquo totale raquo et agrave la vertu laquo partielle raquo ce qui nous paraicirct

impliquer que τέλειος est aussi agrave prendre en ce sens La deuxiegraveme raison vient drsquoune

comparaison que fait Aristote un peu plus loin entre la vertu du corps et la vertu de lrsquoacircme

laquo Et de mecircme que la bonne condition physique se compose des vertus particuliegraveres de

mecircme en est-il en tant que fin (ᾗ τέλος) de la vertu de lrsquoacircme raquo (EE 1220a1-5) On voit

clairement dans ce passage que la vertu totale dont parlait le philosophe un peu plus haut

est un agreacutegat de toutes les vertus particuliegraveres et que la vertu nrsquoest reacuteellement acheveacutee que

lorsqursquoun individu est complegravetement vertueux Un autre passage paraicirct pertinent pour bien

comprendre la compleacutetude de la vertu En EN 1178a15-22 le philosophe exprime une

interrelation entre la sagaciteacute et la vertu morale affirmant que lrsquoune traduit lrsquoautre et vice

versa et en faisant cela il finit par conclure que ces vertus forment un composeacute On pourrait

donc interpreacuteter la compleacutetude de la vertu comme eacutetant lrsquoacte de ce composeacute et non pas

35 Il est tregraves important de noter pour eacuteviter la confusion que lrsquoutilisation ici de laquo parfait raquo ne renvoie pas au mecircme mot grec que laquo la vertu la plus parfaite (τὴν ἀρίστην)raquo (EN 1098a18) de la traduction de Bodeacuteuumls

33

34

simplement de lrsquoune de ses parties En ce sens il est aussi pertinent de voir qursquoAristote

exclut lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique du composeacute (EN 1177b25-30)

Ceci eacutetant dit on peut donc comprendre le critegravere de la compleacutetude comme visant ce

qui est acheveacute ce qui est pleinement deacuteveloppeacute ou encore ce dont lrsquoessence entiegravere est

reacutealiseacutee Regardons si ce critegravere peut srsquoappliquer agrave lrsquohomme en ce qui concerne son

exercice de la vertu morale et de la φρόνησις Il semblerait que oui dans la mesure ougrave

Aristote affirme que laquo neacuteanmoins ce [le bonheur] peut ecirctre aussi un bien partageacute par

beaucoup puisqursquoil est accessible agrave tous ceux qui nrsquoont pas de handicap pour la vertu

moyennant un certain apprentissage et de lrsquoapplication raquo (EN 1099b18-20) Bien que

lrsquoacquisition drsquoun caractegravere vertueux soit difficile et rare (Pol 1301b40) Aristote nrsquoen parle

jamais comme quelque chose drsquoimpossible agrave atteindre De plus il accorde volontiers la

sagaciteacute agrave Peacutericlegraves et agrave ses semblables (EN 1140b8-11) ce qui montre qursquoil croyait cet eacutetat

atteignable et effectivement atteint par certains hommes

Pour ce qui est du critegravere de la perfection (ἄριστος) Curzer lrsquointerpregravete comme eacutetant

en fait une reprise du critegravere de lrsquoautosuffisance (Curzer 1990 p431) Dans un tel cas il

nous faut donc regarder dans quelle mesure le bonheur humain peut ecirctre deacuteclareacute

autosuffisant Que lrsquoon interpregravete cet ἄριστος de EN 1098a17 comme eacutetant eacutequivalent agrave

autarcique ou bien tout simplement comme meilleur comme le voudrait une traduction

plus litteacuterale lrsquoautosuffisance reste tout de mecircme un critegravere du bonheur et il faut donc que

lrsquoexercice de la vertu morale qui est consideacutereacute comme eacutetant un bonheur agrave part entiegravere par

Aristote bien que de maniegravere secondaire (EN 1178a8-10)36 soit une pratique

autosuffisante Dans un cas comme dans lrsquoautre le problegraveme se pose

Avant daller plus loin dans cette direction il faut savoir quil est possible

dinterpreacuteter cet adjectif de maniegravere agrave ce quil ne puisse deacutesigner que lactiviteacute la meilleure

en elle-mecircme cest-agrave-dire la θεωρία Cependant nous soutenons que lutilisation dἄριστος

dans ce passage ne peut pas renvoyer agrave lactiviteacute theacuteoreacutetique pour les raisons que voici

Commenccedilons par mettre les passages pertinents en parallegravele

laquo Dans ces conditions si nous posons que loffice [ἔργον] de lhomme est une certaine forme de vie (cest-agrave-dire une activiteacute de lacircme et des actions rationnelles) mais que sil est homme vertueux ses oeuvres seront parfaites et belles degraves lors que chaque oeuvre parfaitement accomplie traduit la vertu qui lui est propre dans ces conditions donc le bien humain devient un acte de lacircme qui traduit la vertu et sil y a plusieurs vertus lacte qui traduit la plus parfaite [ἀρίστη] et la plus finale raquo (EN 1098a12-18)

Le contexte de ce passage est tregraves clair et cest au bien proprement humain

quAristote sattarde et non pas au bien le plus excellent en lui-mecircme Sil advenait que le

bien humain diffegravere du plus excellent des biens on pourrait soutenir que lἄριστος de ce

passage doit renvoyer agrave la meilleure vertu strictement humaine Regardons maintenant un

autre passage ougrave Aristote semble affirmer pratiquement la mecircme chose

laquo Mais si le bonheur est une activiteacute traduisant la vertu il est parfaitement rationnel quil traduise la vertu suprecircme (κατὰ τὴν κρατίστην) laquelle doit ecirctre vertu de ce quil y a de meilleur (ἅυτη δrsquoἂν εἴη τοῦ ἀρίστου) raquo (EN 1177a12-13)

36Afin de mieux comprendre le caractegravere secondaire du bonheur procureacute par lactiviteacute politique il est inteacuteressant de sen remettre au texte Le bonheur parfait agrave titre secondaire de Bodeacuteuumls (2004) Il nous semble aussi fort pertinent dajouter agrave cette eacutetude de Bodeacuteuumls que le fait que lactiviteacute theacuteoreacutetique soit associeacutee au loisir implique que le traitement que fait Aristote du loisir sapplique tout aussi bien agrave cette activiteacute et que degraves lors on peut ecirctre tenteacute de lui faire jouer un rocircle politique -ce qui ne la rend donc plus uniquement rechercheacutee pour elle-mecircme- au sens ougrave elle permettrait de deacutevelopper la tempeacuterance Nous reviendrons en deacutetail sur ce sujet agrave la fin de notre preacutesent travail

35

36

Agrave premiegravere vue on retrouve ici la mecircme position que dans le passage preacuteceacutedent

Toutefois le contexte y est diffeacuterent En effet Aristote ne cherche plus agrave identifier le

bonheur humain mais le bonheur en son sens pleinement acheveacute le bonheur parfait en lui-

mecircme indeacutependamment du fait quil puisse ecirctre atteint par lhomme ou non Comme on sy

attend lactiviteacute allant de pair avec ce bonheur acheveacute sera meacuteditative (EN 1177a17-18) Si

donc le bonheur doit ecirctre lactiviteacute traduisant la vertu de ce qui est le meilleur il nous faut

regarder si cela est applicable agrave lhomme et si oui on pourra dire que cest agrave cela que

renvoie lἄριστος de EN I 1098a18 Un texte de la Meacutetaphysique est tregraves pertinent pour

eacuteclairer cela

laquo Dabord donc si lIntelligence divine nest pas la penseacutee mais une simple puissance il est logique de supposer que la continuiteacute de la penseacutee est pour elle une fatigue En outre il est clair quil y aura quelque autre chose supeacuterieure agrave lIntelligence savoir ce qui est penseacute [τὸ νοουμένον] En effet le penser lacte de la penseacutee appartiendra aussi agrave celui qui pense le pire de sorte que si on doit eacuteviter cela (et on le doit car il y a des choses quil est meilleur de ne pas voir que de voir) lacte de la penseacutee ne peut pas ecirctre ce quil y a de meilleur [τὸ ἄριστον] raquo (Meta 1074b28-35)

En se fiant agrave ce texte il est clair que dans le cas de lhomme lacte de la penseacutee nest

pas ce quil y a de meilleur ce qui implique que lhomme ne participe pas agrave ce qui est le

meilleur en soi parce que pour lui la penseacutee est cause de fatigue (EN 1153a20) et donc une

puissance et que lhomme ne peut pas seulement penser agrave lobjet le meilleur comme en est

capable le premier moteur (Meta Λ 1072b25-30 1075a5-10) Cest aussi la conclusion agrave

laquelle en vient Aristote apregraves avoir donneacute les raisons pour lesquelles le bonheur

theacuteoreacutetique est le bonheur au sens propre

laquo Dans ces conditions voilagrave donc lactiviteacute qui devrait ecirctre le bonheur acheveacute de lhomme si elle a dureacute suffisamment longtemps pour faire une existence acheveacutee Rien dinacheveacute nentre en effet dans les composantes du bonheur Mais

pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain Ce nest pas en effet en sa qualiteacute dhomme que quelquun peut vivre ainsi mais comme deacutetenteur dun eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui [οὐ γὰρ ᾗ ἄνθρωπός ἐστιν οὕτω βιώσεται ἀλλrsquo ᾗ θεῖόν τι ἐν αὐτῷ ὑπάρχει] raquo (EN 1177b24-28)

En affirmant que la pratique de lactiviteacute theacuteoreacutetique relegraveve dune partie divine en

lui Aristote soutient du mecircme coup que le bonheur associeacute agrave lactiviteacute de cette partie est

aussi divin car ce nest que le divin qui peut reacutealiser la chose la meilleure telle que deacutecrite

dans le passage de la Meacutetaphysique que nous avons citeacute Cest aussi dire que dans labsolu

cest agrave cette activiteacute que devrait correspondre le bonheur humain mais eacutetant donneacute la

maniegravere dont lhumain est constitueacute il ne peut pas y arriver pleinement Si on soutient avec

Curzer (1990 p431) que lἄριστος de EN I 1098a18 nest quun rappel du critegravere de

lautosuffisance et quon reacuteussit agrave montrer quil existe un autre type dautarcie que lautarcie

divine dans la penseacutee aristoteacutelicienne nous serons en mesure de deacutefendre la position selon

laquelle le Stagirite naurait pas en tecircte la θεωρία en EN I 1098a12-18 Cest ce agrave quoi

nous allons maintenant nous attarder

15 Lrsquoautarcie humaine

Il nous semble clair que le concept drsquoautarcie divine que nous avons exposeacute plus

haut ne peut pas rendre compte de lrsquoactiviteacute des hommes37 parce que ce concept est

beaucoup trop rigoureux et ne fait appel qursquoagrave des eacuteleacutements internes pour assurer lrsquoautarcie

Il est donc neacutecessaire pour rendre compte de la penseacutee drsquoAristote de postuler que ce

37 Eacutevidemment il est indiscutable que crsquoest lrsquoautarcie divine que recherche le sage lorsqursquoil pratique la θεωρία mais ce type drsquoautarcie ne peut pas rendre compte du caractegravere propre de lrsquohomme On ne comprendrait pas non plus comment la citeacute pourrait ecirctre dite autarcique en vue du bien [αὔταρκες πρὸς το εὐ ζῆν] (Pol 1326b8-9) dans la mesure ougrave Aristote nrsquoaurait deacuteveloppeacute que cette seule conception de lrsquoautarcie

37

38

dernier distingue diffeacuterents types drsquoautarcie et que lrsquoun de ces types srsquoapplique agrave lrsquohomme

Crsquoest ce que nous appelons lrsquoautarcie humaine Grossiegraverement cela peut ecirctre compris

comme le fait de ne manquer de rien quant au neacutecessaire pour accomplir tout ce qui est

proprement humain ce qui va de la nourriture agrave lrsquoexercice de la vertu morale Ce type

drsquoautarcie est drsquoabord introduit par Aristote agrave partir du constat que lrsquoindividu seul ne peut

pas reacutepondre agrave ses besoins (EN 1097b5-10 EE 1242a5-10 Pol 1252a25-30) Ainsi ce

nrsquoest qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune citeacute que lrsquohomme pourra combler ses besoins vitaux et comme

chacun le sait lrsquoautarcie est toujours associeacutee avec la deacutefinition de la citeacute (Pol 1252b25-30

1261b10-15 1275b15-25 1326b1-10) Crsquoest donc dire que la citeacute permet de vivre et qursquoil y

a une part drsquoautarcie mateacuterielle comprise dans lrsquoautarcie humaine38 Eacutevidemment ce nrsquoest

pas tout et Aristote srsquoempresse drsquoajouter que la citeacute laquo srsquoeacutetant donc constitueacutee pour permettre

de vivre elle permet une fois qursquoelle existe de mener une vie heureuse raquo (Pol 1252b30-

35) Cette question de la vie heureuse est traiteacutee dans les Eacutethiques et crsquoest au bonheur

humain qursquoil nous faut maintenant nous attarder pour comprendre comment ce nrsquoest qursquoagrave

lrsquointeacuterieur de la citeacute qursquoun tel bonheur est possible et du mecircme coup en quoi lrsquoautarcie

humaine vise la suffisance agrave lrsquoeacutegard de tous les besoins proprement humains et notamment

le bonheur qui est lui-mecircme affirmeacute comme autosuffisant (EN 1097b15)

Au deacutebut de lrsquoEN Aristote insiste sur le fait que ce qursquoil lui faut rechercher dans sa

quecircte de ce qursquoest le bonheur crsquoest lrsquoexcellence humaine crsquoest lrsquooffice de lrsquohomme (EN I

6) Par la suite affirmant que laquo le bonheur est une certaine activiteacute de lrsquoacircme exprimant la

vertu finale raquo (EN 1102a5-10) il ajoute que laquo la vertu agrave examiner est la vertu humaine

38 Il devient clair que lrsquoautarcie de la citeacute nrsquoest pas seulement une autarcie mateacuterielle agrave la lecture du passage suivant laquo [la citeacute] qui a trop [de monde] est bien autarcique pour les choses indispensables comme lrsquoest une peuplade mais non comme une citeacute raquo (Pol 1326b1-5)

eacutevidemment car crsquoest preacuteciseacutement le bien humain que nous cherchions et le bonheur

humain raquo (EN 1102a13-16) Dans un tel contexte il nrsquoest pas eacutetonnant qursquoAristote en EN

I 3 diffegravere lrsquoeacutetude de la θεωρία agrave plus tard car comme nous lrsquoavons vu cette activiteacute nrsquoest

pas le propre de lrsquohomme mais plutocirct de la diviniteacute Comme le note Bodeacuteuumls il est

inteacuteressant de consideacuterer que dans ce passage aucune reacuteserve critique ne srsquoapplique agrave cette

activiteacute39 bien qursquoelle ne soit pas examineacutee sur le champ par Aristote Ce ne serait donc pas

parce qursquoelle est critiquable qursquoAristote ne la considegravere pas ici comme il le fait pour le

mode de vie visant agrave acqueacuterir la richesse mais selon nous parce qursquoelle ne serait pas une

activiteacute de lrsquohumain en tant que tel40 Crsquoest donc le bonheur proprement humain qui

inteacuteresse Aristote dans la presque totaliteacute de lrsquoEN et le fait qursquoil examine les vertus morales

humaines dans la majeure partie de cet ouvrage ne ferait que confirmer cela41 Il nous reste

donc agrave nous demander en quoi consiste le type drsquoautarcie qursquoAristote met de lrsquoavant dans

son deacuteveloppement et agrave montrer qursquoil srsquoapplique agrave lrsquohomme en tant qursquohomme crsquoest-agrave-dire

en tant que son office est de reacutealiser la vertu morale et la sagaciteacute (EN 1144a6-7)

Un passage nous semble particuliegraverement important pour montrer le caractegravere

collectif et humain de cette autarcie laquo Toutefois lrsquoautosuffisance comme nous

lrsquoentendons nrsquoappartient pas agrave une personne seule qui vivrait une existence solitaire Au

contraire elle implique parents enfants eacutepouse et globalement les amis et concitoyens degraves

39 Bodeacuteuumls 2004 p58 n240 Nous ne disons pas ici que selon Aristote lrsquohomme devrait se contenter des activiteacutes qui lui sont propres et ne pas preacutetendre agrave imiter la diviniteacute Voir entre autre EN 1177b32-1178a5 ougrave Aristote explique cela ou encore Meta 982b25-983a10 ougrave Aristote reacutefute lrsquoopinion des poegravetes selon laquelle il ne faut pas rechercher la sagesse parce qursquoeacutetant lrsquoapanage des dieux ces derniers seraient jaloux si un humain lrsquoatteignait Ainsi Aristote ne soutient pas qursquoil ne faut pas rechercher un bonheur divin mais diffeacuterant cette description il tentera de deacutefinir ce qursquoest le bonheur humain41 Cela est drsquoautant plus vrai si on tient compte que pour Aristote il est absurde de dire que les dieux possegravedent les vertus morales (EN 1178b10-20) qui sont donc de ce fait propres aux hommes

39

40

lors que lrsquohomme est naturellement un ecirctre destineacute agrave la citeacute raquo (EN 1097b8-11) Ce texte

tisse un lien tregraves eacutetroit entre lrsquoautarcie et la nature politique de lrsquohomme consideacuteration

omnipreacutesente chez Aristote42 Si crsquoest dans la nature de lrsquohomme de srsquounir en citeacute et que

lrsquoautarcie telle que lrsquoentend Aristote dans ce passage provient de cette nature il faut donc

en conclure que le concept drsquoautarcie mis ici de lrsquoavant est neacutecessairement un concept

proprement humain et politique

Aristote continue ce dernier extrait ainsi laquo Quant agrave lrsquoautosuffisance que nous

posons elle est le caractegravere de la chose qui reacuteduite agrave elle seule rend lrsquoexistence digne

drsquoeacutelection et sans le moindre besoin Or ce caractegravere appartient au bonheur croyons-nous raquo

(EN 1097b14-16) Il nous faut donc veacuterifier si la citeacute est en mesure drsquoassurer cette pleine

compleacutetude des besoins humains afin que lrsquohumain reacutealise pleinement ce qursquoil est Dans

cette optique ce sont les besoins de lrsquohomme vertueux et sagace qursquoil nous faut examiner

puisqursquoil est lrsquoexemplification parfaite de lrsquohomme ayant pleinement deacuteveloppeacute son cocircteacute

humain Pour Aristote cette vie de vertu ne se suffit pas pleinement agrave elle-mecircme et elle a

besoin des biens exteacuterieurs afin de pouvoir ecirctre exerceacutee (EN 1099a30-b10) Ces biens sont

des biens qui ne pourraient pas exister sans la citeacute (richesse pouvoir politique) parce qursquoils

nous semblent neacutecessiter certaines institutions et une certaine division des tacircches43 Plus

speacutecifiquement certaines vertus particuliegraveres sont traiteacutees par Aristote comme si leur

exercice ou du moins leur plus bel accomplissement devait neacutecessairement avoir lieu au

sein de la citeacute Crsquoest notamment le cas du courage pour lequel Aristote affirme que son plus

bel exemple est celui de ne pas craindre la plus belle mort agrave savoir la mort au combat (EN

42 Voir entre autres Pol 1253a7-8 1278b19 EN 1169b18-19 EE 1242a22-2343 Aristote ajoute aussi des choses comme laquo une famille honorable de bons enfants la beauteacute raquo (EN 1099b2-3) mais ces choses eacutetant donneacutees par la fortune il nrsquoest pas pertinent drsquoen tenir compte ici

1115a30-35) Or pour qursquoil y ait une guerre il faut qursquoau moins deux citeacutes soient en conflit

ce qui requiert eacutevidemment lrsquoexistence des citeacutes et que lrsquohomme courageux fasse partie de

lrsquoune drsquoelles44 Un autre exemple est celui de la magnificence dont lrsquoobjet peut ecirctre le fait

de payer laquo pour armer une triegravere et organiser une ambassade sacreacutee raquo (EN 1122a24-25) ou

encore pour des objets honorables comme ceux qui concernent les dieux ou ceux qui sont

drsquointeacuterecirct public (EN 1122b18-25) Degraves lors on comprend que la citeacute permet aux vertueux

drsquoexercer leurs vertus mecircmes car sans citeacute pas de triegraveres drsquoambassades ou de culte des

dieux45 La citeacute est donc autosuffisante au sens ougrave elle offre aux hommes qui la composent

tout ce dont ils ont besoin pour exercer la vertu humaine

On pourrait cependant voir ces exemples drsquoune autre maniegravere crsquoest-agrave-dire que ces

exemplifications des vertus particuliegraveres ne seraient en fait que contingentes au fait que

lrsquohomme vive en citeacute et que degraves lors lrsquoexistence de la citeacute nrsquoest pas un preacutealable agrave

lrsquoexercice de la vertu On pourrait en effet consideacuterer que cette maniegravere de deacutefinir le

courage nrsquoest que culturelle et que le courage pourrait tout aussi bien ecirctre accordeacute par

exemple agrave un homme ne vivant pas dans une citeacute mais qui ferait face laquo avec courage raquo agrave

une maladie Bien que cette perspective soit drsquoune certaine maniegravere deacutefendable en dehors

drsquoun contexte aristoteacutelicien ce nrsquoest pas la position drsquoAristote Pour lui en effet laquo le juste

lui a besoin drsquoautres personnes envers qui ou avec lesquelles il puisse exercer la justice et

crsquoest pareil drsquoailleurs pour le tempeacuterant le courageux et chacun des autres raquo (EN 1177a30-

44 Nous admettons que cet argument est discutable dans la mesure ougrave des peuplades qui ne forment pas de citeacutes peuvent aussi faire la guerre et par le fait mecircme agir de maniegravere courageuse Cependant Aristote semble reacuteticent agrave accorder la capaciteacute agrave agir vertueusement aux barbares (EN1145a30-35 Pol 1329a20-27) et donc indirectement agrave ecirctre reacuteellement courageux45 On pourrait consideacuterer que le culte des dieux peut ecirctre quelque chose de personnel et qursquoen cela il nrsquoest nul besoin de la citeacute mais ce qursquoAristote a en vue dans ce passage crsquoest lrsquohonneur qui advient agrave celui qui paie au sein de la citeacute pour honorer les dieux

41

42

32) On voit ainsi le caractegravere eacuteminemment social de lrsquoexercice de la vertu morale chez

Aristote En plus de cela le fait qursquoAristote deacutefinisse la justice comme eacutetant lrsquoapplication

des autres vertus particuliegraveres relativement agrave autrui (EN 1129b30-1130a15) montre encore

la forte deacutependance du vertueux agrave lrsquoeacutegard de la citeacute drsquoautant plus qursquoil soutient que la

justice est la vertu finale (EN 1129b30) et dans sa totaliteacute (EN 1130a9)46

De plus on voit qursquoAristote associe ces activiteacutes avec la vie de tous les hommes

mecircme celle du sage lorsqursquoil affirme en parlant de ce dernier laquo Mais en tant qursquohomme et

en tant qursquoil partage la vie drsquoun assez grand nombre [ᾗ δrsquo ἄνθρωπός ἐστι καὶ πλείοσι συζῇ]

il choisit drsquoexeacutecuter les actes qui traduisent la vertu47 Il aura donc besoin de ces sortes

drsquoappuis pour vivre en homme (πρὸς τὸ ἀνθρωπεύεσθαι)48 raquo (EN 1178b5-10 nous

46 On peut aussi ajouter agrave cette analyse leacutetude de Bodeacuteuumls La nature politique de la sagaciteacute (2004) qui montre en quoi la φρόνησις trouve son accomplissement dans la politique pratique pour laquelle la citeacute est eacutevidemment essentielle Cela sert agrave prouver que les actions humaines ne peuvent encore une fois ecirctre complegravetes quagrave linteacuterieur de la citeacute47 Ce passage peut sembler en partie contradictoire avec EN 1169a32-34 et 1170a2-4 ougrave Aristote semble affirmer comme le comprend Bodeacuteuumls que laquo cela implique la possibiliteacute pour le philosophe qui est bon drsquoecirctre pleinement heureux sans ecirctre un homme drsquoaction srsquoil a des amis eacutegalement bons qui sont eux-mecircmes hommes drsquoaction raquo (Bodeacuteuumls 2004 n1 p484) Cela est drsquoautant plus probant si lrsquoon considegravere EN 1112b25-30 ougrave Aristote dit que ce que font nos amis peut drsquoune certaine maniegravere ecirctre consideacutereacute comme fait par nous-mecircmes ce qui est aussi coheacuterent avec la position aristoteacutelicienne que lrsquoami est un autre soi-mecircme (Bodeacuteuumls soutient cependant ailleurs que laquo car si lintelligence vaut au sage son bonheur (au sens premier) il ne peut pas lorsquil agit ne pas cultiver aussi lintelligence que reacuteclame la vertu sans se priver alors de son titre au bonheur (agrave titre second) raquo (2004 p192)) Neacuteanmoins le passage de EN IX 9 nrsquoaffirme pas que le sage puisse ne jamais avoir agrave agir vertueusement mais bien que lrsquoobservation drsquoune action vertueuse de la part drsquoun ami est autant agreacuteable qursquoune action vertueuse accomplie par lui-mecircme De plus la reacuteponse que donne Aristote agrave la question de savoir concernant la musique laquo pourquoi en effet faut-il lapprendre soi-mecircme et non pas en en eacutecoutant dautres jouir de plaisirs droits et ecirctre capable de porter des jugements corrects comme le font les Laconiens raquo (Pol 1339a42-b2) semble pouvoir eacuteclairer cette question En effet en soutenant que lenfant doit apprendre lui-mecircme agrave jouer (sans devenir un parfait virtuose ce qui lui serait nuisible) et non pas seulement ecirctre capable de juger des oeuvres et en fondant cela sur le fait que laquo cest une chose impossible ou difficile de devenir des juges valables de travaux auxquels on na pas pris part raquo (Pol 1340b23-25) nous pouvons deacuteduire de cela que pour ecirctre vertueux contempler des oeuvres vertueuses ne suffit pas il faut en faire Eacutevidemment Bodeacuteuumls ne soutient pas que lon puisse ecirctre vertueux simplement en regardant des gens vertueux agir mais simplement quon pourrait ecirctre pleinement heureux ainsi Le problegraveme est justement que pour pouvoir juger du caractegravere vertueux dune action accomplie il faut soi-mecircme ecirctre vertueux ce qui implique la pratique Mais indeacutependamment de tout cela ce qui est important dans le passage de EN 1178b5-10 est le fait que lrsquoexercice de la vertu morale soit eacutevoqueacutee dans le but drsquoexpliquer ce qursquoest vivre en homme ce qui nrsquoest pas affecteacute par lrsquointerpreacutetation que fait Bodeacuteuumls du passage de EN IX 948 Le Bailly note dans la deacutefinition de ce verbe que crsquoest par opposition agrave la diviniteacute

soulignons) Ce sont ces sortes drsquoappuis (argent puissance liberteacute) qui doivent donc ecirctre en

possession de lrsquoindividu afin que celui-ci puisse ecirctre dit autarcique Cette remarque de EN

X 8 est semblable agrave ce que disait Aristote en EN I 9 1099a31-33 ougrave il affirmait la

neacutecessiteacute des biens exteacuterieurs pour le bonheur humain Or tous ces biens exteacuterieurs sont

des biens que seule lrsquoappartenance agrave une citeacute peut procurer

16 La citeacute comprise par lrsquoanalogie du tout organique

Le problegraveme auquel nous faisons face en soutenant que la citeacute permet de reacutepondre

aux besoins de lrsquohomme vertueux et sagace ce qui le rendrait du mecircme coup autosuffisant

est le suivant jamais Aristote ne dit qursquoun tel homme est autarcique49 Agrave notre

connaissance Aristote nrsquoattribue lrsquoautarcie de maniegravere absolue qursquoaux dieux et agrave la citeacute

Ainsi si lon considegravere quAristote nattribue jamais le type dautarcie humaine agrave des

individus il serait difficile de soutenir quil la bel et bien eacutelaboreacutee dans son oeuvre

Cependant si on considegravere qursquoAristote conccediloit la citeacute comme un tout dont les parties sont

les individus de la mecircme maniegravere qursquoun corps vivant est composeacute des organes le problegraveme

est beaucoup moins grave voire absent En effet bien que dans un tel cas les parties ne

soient pas autosuffisantes en elles-mecircmes le fait qursquoelles soient neacutecessaires agrave

49 En EN 1125a11-12 Aristote attribue une certaine autarcie au magnanime Il est par contre plus que douteux qursquoil fasse reacutefeacuterence agrave autre chose qursquoagrave lrsquoautarcie mateacuterielle ou plus preacuteciseacutement au fait de ne manquer de rien vu le contexte de cet eacutenonceacute Crsquoest probablement ainsi que le comprend Bodeacuteuumls en traduisant par laquo indeacutependance raquo plutocirct que par laquo autosuffisance raquoEn EN 1160b3-4 Aristote dit aussi que laquo nest pas un roi en effet celui qui ne se suffit pas agrave lui-mecircme et nest pas supeacuterieur sur tous les plans du bien raquo Il affirme cela dans le but de montrer que nayant besoin de rien le roi naura dautres motivations que linteacuterecirct de ses sujets lors de ses deacutecisions Dans un tel cas il y aurait toutefois une certaine association entre lautosuffisance et lexcellence du caractegravere moral mais cela est beaucoup trop isoleacute et mal deacuteveloppeacute pour quon puisse accorder agrave ce passage une trop grande importance mais nous y reviendrons agrave la fin de notre travail De plus on pourrait dire que lautosuffisance confeacutereacutee au roi nest que mateacuterielle dans la mesure ougrave le philosophe prend la peine dajouter la supeacuterioriteacute sur tous les plans du bien comme si lobjet de lautosuffisance dont il eacutetait question ici neacutetait pas agrave proprement parler un bien

43

44

lrsquoautosuffisance du tout implique un lien suffisamment eacutetroit entre le tout et ses parties pour

qursquoon comprenne que les parties profitent elles aussi de lrsquoautosuffisance du tout Reste agrave

montrer qursquoAristote deacutecrit bien la citeacute par une analogie avec un tout organique50 ce qui

nous permettra de comprendre lautarcie humaine comme eacutetant lautarcie quAristote

attribue agrave la citeacute

Eacutevidemment cette question risquerait de nous occuper pendant trop longtemps pour

que nous tentions de la traiter de maniegravere exhaustive Crsquoest pourquoi nous nous

contenterons ici de deacutefendre le caractegravere organique de la citeacute par une reacutefutation drsquoun

commentateur soutenant la position inverse Lrsquoarticle qui nous inteacuteresse donc ici est celui

de Robert Mayhew intituleacute Part and Whole in Aristotles Political Philosophy Le premier

argument de Mayhew pour rejeter le caractegravere organique du tout que forme la citeacute est de

dire qursquoune substance ne peut pas avoir pour partie drsquoautres substances en se basant sur des

textes de la Meacutetaphysique (Meta 1039a3-4 1041a4-5)51 Autrement dit il soutient que

puisqursquoune substance ne peut pas ecirctre composeacutee de substances (1) et que lrsquohomme est une

substance (2) il deacutecoule de cela que lrsquohomme ne peut pas ecirctre une partie de la citeacute si on

conccediloit celle-ci comme une substance organique (3) Le problegraveme avec cet argument crsquoest

que la preacutemisse (1) ne tient pas compte de la suite du texte sur lequel elle se base et qui

influence lrsquointerpreacutetation qursquoon peut avoir de la preacutemisse (2) laquo Il est impossible qursquoune

substance provienne de substances qursquoelle contiendrait comme en enteacuteleacutechie car des ecirctres

qui sont ainsi deux en enteacuteleacutechie ne seront jamais un seul ecirctre en enteacuteleacutechie Mais si ces

50Un indice de cela se trouve en EN IX 8 laquo Or exactement comme une Citeacute est avant tout constitueacutee semble-t-il par son instance la plus souveraine ainsi que chaque autre organisme [σύστημα] de la mecircme faccedilon lecirctre humain lui aussi est constitueacute par ce quil y a en lui de plus souverain raquo (EN 1168b31-33 nous soulignons)51 Mayhew 1997 pp328-329

ecirctres sont deux en puissance ils pourront ecirctre un raquo (Meta 1039a3-7) Comme lrsquoexplique ce

texte pour qursquoune substance puisse ecirctre composeacutee de substances il faut que ces derniegraveres

ne soient pas en enteacuteleacutechie crsquoest-agrave-dire ne soit pas pleinement reacutealiseacutees avant de faire

partie du tout auquel elles appartiennent Pour que lrsquoargument de Mayhew soit juste il

faudrait donc que lrsquohomme soit pleinement reacutealiseacute avant mecircme de faire partie drsquoune citeacute

Or cette preacutemisse est plus que douteuse52 Sans faire ici une analyse complegravete du sujet

nous nous contenterons de faire appel aux passages ougrave Aristote soutient que lrsquohomme qui

nrsquoappartient pas par nature agrave une citeacute est soit une becircte soit un dieu (Pol 1252a1-5

1253a25-30) montrant ainsi que lrsquoessence de lrsquohomme ne peut srsquoaccomplir que dans le

cadre de la citeacute De plus si la vertu morale est lrsquoaccomplissement de lrsquohomme comme nous

lrsquoavons soutenu plus haut et que la vertu morale ne se pratique qursquoagrave lrsquointeacuterieur de la citeacute il

faut en conclure qursquoun homme ne peut pas ecirctre accompli avant de faire partie drsquoune citeacute

Crsquoest en cela que nous voyons que le premier argument de Mayhew eacutechoue agrave montrer que

le tout drsquoune citeacute nrsquoest pas un composeacute organique Cependant nous ne pouvons pas nous

contenter de cela car le fait drsquoaffirmer que lrsquohomme doit faire partie de la citeacute afin de

srsquoaccomplir ne dit rien de la maniegravere dont il doit en ecirctre une partie Il faut degraves lors se

pencher sur les autres arguments de Mayhew

Son deuxiegraveme argument consiste agrave dire qursquoen Pol 1261a16-22 ougrave Aristote critique

lrsquouniteacute de la citeacute platonicienne crsquoest du mecircme coup lrsquouniteacute organique de la citeacute qui est

rejeteacutee par le Stagirite53 Nous ne croyons pas que ce soit effectivement le cas Ce que

critique Aristote dans ce passage crsquoest laquo le fait pour une citeacute drsquoecirctre une le plus possible raquo

52 Mayhew lui-mecircme admet plus tard dans son texte que lrsquohomme ne peut ecirctre pleinement accompli qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune citeacute (Mayhew 1997 p338)53 Ibid p329

45

46

(Pol 1261a15-16) et pas neacutecessairement decirctre un composeacute organique De plus il associe

lrsquouniteacute de la citeacute platonicienne agrave une reacutegression du statut de citeacute agrave celui de famille et

drsquoindividu et crsquoest en cela que Mayhew comprend le rejet de lrsquouniteacute organique drsquoun

individu au niveau de la citeacute Nous ne croyons cependant pas que ce soit le mouvement de

la penseacutee drsquoAristote Lorsqursquoil effectue la reacuteduction de la citeacute platonicienne agrave lrsquoindividu

nous croyons plutocirct que loin de rejeter la conception organique il vise plutocirct agrave dire que la

citeacute platonicienne est conccedilue de maniegravere agrave ce qursquoelle ne soit associeacutee qursquoagrave une seule de ces

parties Crsquoest ici que Meta Δ 6 qui porte sur lrsquouniteacute nous est utile Dans ce chapitre

Aristote soutient que lrsquoune des conceptions qursquoon peut avoir de lrsquouniteacute est la suivante

laquo crsquoest quand le sujet ne diffegravere pas speacutecifiquement [κατὰ τὸ εἶδος] [hellip] On dit par

exemple drsquoune part que le vin est un et que lrsquoeau est une en tant qursquoindivisibles selon

lrsquoespegravece raquo (Meta 1016a20-25) Lrsquoeau est donc consideacutereacutee une par Aristote parce que toutes

ses parties sont identiques quant agrave lrsquoespegravece Ainsi en disant que la citeacute platonicienne est

reacuteduite agrave lrsquoeacutetat drsquoindividu54 crsquoest dire que ses parties ne sont que des individus identiques

selon lrsquoespegravece Or pour Aristote laquo une citeacute au contraire doit ecirctre une uniteacute composeacutee

drsquoeacuteleacutements diffeacuterant speacutecifiquement [εἴδει διαφέρει] raquo (Pol 1261a29-30) Crsquoest justement

lagrave une autre des deacutefinitions de lrsquouniteacute qursquoil donne en Meta Δ 6 agrave savoir lrsquouniteacute par

continuiteacute (Meta 1015b35-1016a17) et crsquoest ce genre drsquouniteacute que nous attribuons agrave la citeacute

et que nous croyons pouvoir aussi attribuer agrave un organisme vivant Eacutetant donneacute que

Mayhew rejette le fait que la citeacute puisse ecirctre continue dans un sens fort55 il importe de

regarder cette position plus en profondeur

54 Il est important de noter qursquoAristote ne dit pas que cette citeacute est retombeacutee agrave lrsquouniteacute drsquoun organisme vivant55 Mayhew 1997 330

Avant tout nous accordons que les parties de la citeacute ne peuvent pas ecirctre continues

du fait drsquoun contact physique Cela nous importe peu dans la mesure ougrave nous comprenons

lrsquouniteacute organique de la citeacute plutocirct comme une analogie que comme le fait que la citeacute serait

reacuteellement un ecirctre vivant au mecircme titre que nrsquoimporte quel animal Cependant le fait qursquoil

nrsquoy ait pas de continuiteacute physique nrsquoempecircche pas la citeacute drsquoecirctre malgreacute tout continue mecircme

si ce nrsquoest pas au sens le plus fort Pour Aristote peuvent ecirctre dits un par continuiteacute deux

morceaux de bois relieacutes par de la colle (Meta 1016a1-2) On voit donc que lrsquouniteacute par

continuiteacute nrsquoest pas neacutecessairement le fait drsquoune uniteacute entiegraverement naturelle56 De plus

Aristote affirme que la justice (EN 1132b33-35) et lrsquoamitieacute (EN 1155a22-25 Pol

1262b5-25) de faccedilon analogue agrave la colle au sens ougrave un eacuteleacutement tiers creacutee le lien de

continuiteacute retiennent les parties de la citeacute ensemble De la mecircme maniegravere les diffeacuterentes

composantes drsquoune chaussure ne forment pas une uniteacute si elles sont mises ensemble de

maniegravere deacutesordonneacutee alors qursquoelles en forment une lorsquelles sont assembleacutees dans la

forme de la chaussure (Meta 1016b10-20) Ce mecircme genre de consideacuteration est fait par

Aristote concernant la citeacute En effet il affirme que le simple fait que des individus soient

regroupeacutes dans un mecircme lieu nrsquoentraicircne pas lrsquoexistence drsquoune citeacute Il faut en plus de cela

une structure commune qui les unifie une constitution une forme (Pol 1328b15-20) On

pourrait aussi comprendre cela agrave partir du texte ougrave Aristote parle du fait que Babylone nrsquoest

pas une citeacute mecircme si elle met une foule de gens rassembleacutes agrave lrsquointeacuterieur de murailles parce

qursquoun jour ougrave elle eacutetait assieacutegeacutee une partie de la ville prit trois jours avant de srsquoapercevoir

du siegravege (Pol 1276a24-30)

56 Cela peut eacutevidemment ecirctre remis en question du fait qursquoen affirmant que lrsquouniteacute de la citeacute est artificielle il est difficile drsquoexpliquer le fait que la citeacute soit une chose naturelle Nous renvoyons agrave lrsquoanalyse de Miller (1989) sur la maniegravere de concilier ces deux positions

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On peut mettre ce passage en lien avec un texte de La Reacutepublique57 de Platon

(Reacutepublique 462c-e) texte dans lequel Platon explique qursquoune citeacute doit ecirctre semblable agrave un

organisme qui lorsqursquoune de ses parties se blesse est entiegraverement affecteacute par cette blessure

Ce paralleacutelisme peut paraicirctre eacutetrange voire contradictoire dans la mesure ougrave Aristote est

supposeacute critiquer la conception que se fait Platon de lrsquouniteacute de la citeacute dans La Reacutepublique

On peut essayer de rendre compte de cela de quelques maniegraveres mais nous ne nous y

attarderons pas trop puisque cela deacutepasse le propos de notre preacutesent travail On pourrait

tout drsquoabord dire qursquoAristote fidegravele agrave sa meacutethode diaporeacutematique ne ferait ici que

conserver ce qursquoil y aurait de bon dans lrsquoanalyse platonicienne de lrsquouniteacute de la citeacute On

pourrait aussi dire que dans le passage drsquoAristote le mouvement de prise de conscience

part drsquoun eacutevegravenement affectant le tout et doit ecirctre perccedilu par chacune des parties alors que

chez Platon le mouvement est inverse en ce qursquoil part drsquoune affection drsquoune partie pour ecirctre

perccedilu par le tout La derniegravere maniegravere pour tenter drsquoeacuteviter de dire qursquoAristote se contredit

serait de soutenir que son passage fait plutocirct reacutefeacuterence au fait que Babylone nrsquoest pas une

citeacute du fait de sa trop grande eacutetendue et que certaines parties de la ville ne soient pas au

courant du siegravege ne serait qursquoune conseacutequence de cette trop grande eacutetendue ce qui dans le

contexte est aussi fort plausible

Mayhew poursuit son argumentation en soutenant que pour que le rapport

toutpartie de la citeacute forme une uniteacute organique il faudrait que les parties appartiennent au

tout Or puisque les citoyens sont des hommes libres et qursquoils nrsquoappartiennent agrave personne

57Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Reacutepublique de Leroux

cela est impossible58 Encore une fois nous croyons que Mayhew aurait raison si Aristote

affirmait que la citeacute est un organisme vivant au sens plein mais puisque nous croyons que

ce nrsquoest plutocirct qursquoune analogie il nous est permis de croire qursquoAristote pourrait peut-ecirctre

faire reacutefeacuterence ici agrave une conception moins rigoureuse de lrsquoappartenance qui rendrait agrave la

fois compte du fait que la citeacute laquo possegravede raquo les individus tout en permettant agrave ceux-ci de

demeurer des hommes libres Avant de nous expliquer plus en deacutetails il est important de

voir quAristote lui-mecircme affirme le contraire de ce que soutient Mayhew En effet laquo En

mecircme temps il ne faut pas penser quaucun des citoyens sappartiennent agrave lui-mecircme mais

que tous appartiennent agrave la citeacute [ἅμα δὲ οὐδὲ χρὴ νομίζειν αὐτὸν αὑτοῦ τινα εἶναι τῶν

πολιτῶν ἀλλὰ πάντας τῆς πόλεως] car chacun est une partie de la citeacute Mais le soin de

chaque partie a par nature en vue le soin du tout raquo (Pol 1337a27-30) Bien quil ny ait pas

dans ce passage de verbe signifiant proprement la possession la preacutesence du verbe ecirctre

suffit ce dernier pouvant aussi en grec avoir cet usage59 tout comme en franccedilais dailleurs

(cet objet est agrave moi) De plus le fait de voir que la citeacute possegravede les citoyens serait une autre

faccedilon dexpliquer comment cest agrave la citeacute que sapplique lautosuffisance humaine et non

directement aux individus De cette maniegravere eacutetant donneacute que la citeacute possegravede ce qui lui faut

pour bien vivre agrave savoir des citoyens pouvant pratiquer la vertu morale et la sagaciteacute on

comprend mieux pourquoi elle peut ecirctre dite autosuffisante

Voyons maintenant comment Aristote traite en elle-mecircme la question de la

possession afin de montrer que le passage que vous venons de soulever sinsegravere bel et bien

dans la penseacutee aristoteacutelicienne En Meta Δ 23 Aristote en examinant les diffeacuterents sens

58 Mayhew 1997 p33359Voir Smyth Greek grammar Harvard University Press 1920 (1956 1984) 1303 p315

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du verbe ἔχειν en arrive agrave dire que laquo crsquoest ainsi que nous disons que le vase laquo contient raquo

[ἔχειν] le liquide la ville les hommes [τὴν πόλιν ἀνθρώπους] et le vaisseau les matelots

De mecircme le tout laquo renferme raquo [ἔχειν] les parties raquo (Meta 1023a15-18 nous soulignons)

On voit donc bien qursquoen un certain sens la citeacute possegravede ses parties Il est cependant vrai

que ce sens de possession peut sembler ecirctre assez faible et ne pas neacutecessairement impliquer

une relation organique entre le tout et ses parties ce que la suite de Meta Δ 23 nous

permet de faire En effet ce chapitre deacutecrit aussi la possession en disant que laquo ce qui

empecircche un ecirctre de se mouvoir ou drsquoagir selon sa tendance est dit aussi laquo retenir raquo [ἔχειν]

cet ecirctre [hellip] Crsquoest encore dans le mecircme sens que lrsquoon applique ce terme agrave ce qui reacuteunit les

objets sinon ils se seacutepareraient chacun suivant sa force propre raquo (Meta 1023a18-23) Cette

deacutefinition srsquoapplique tout agrave fait agrave la citeacute en ce que la citeacute de par ses lois empecircche les

citoyens drsquoagir selon leurs penchants naturels pour plutocirct tendre vers la vertu (Pol

1263b35-40 1266b29-32 1336b20-25 EN X 10 en entier particuliegraverement 1179b31-32)

Mayhew examine aussi Pol 1253a3-29 ougrave Aristote affirme que la citeacute est par nature

anteacuterieure agrave lrsquoindividu Il comprend de cette anteacuterioriteacute que bien qursquoil soit vrai que lrsquohomme

ne peut pas se reacutealiser en tant qursquohomme en dehors de la citeacute il nrsquoen est pas pour autant une

partie de la mecircme maniegravere qursquoune main est une partie du corps car laquo That one can live his

life fully only in the city does not mean that one must live a life wholly for the city raquo

(Mayhew 1997 p338) Cet argument est tregraves inteacuteressant et est au cœur du principal

problegraveme que nous voulions soulever dans ce travail agrave savoir la tension entre la recherche

de lrsquoautarcie humaine et de lrsquoautarcie divine au sein de la citeacute Autrement dit la question est

de savoir comment il est possible pour lrsquohomme compris comme une partie organique de la

citeacute de participer agrave autre chose qursquoagrave la reacutealisation de lrsquoautarcie de la citeacute ou plus

preacuteciseacutement de pratiquer la philosophie La question se pose en effet car comme nous

lrsquoavons vu le propre de lrsquohomme est la reacutealisation de la vertu humaine et de la sagaciteacute Or

ces activiteacutes ne sont pas les plus excellentes en elles-mecircmes et Aristote est tregraves clair agrave ce

sujet disant que notre condition de mortel ne doit en aucun cas nous soustraire agrave la

recherche de ce qui est le meilleur en soi crsquoest-agrave-dire la pratique de la θεωρία (EN

1177b32-1178a5) Dans la prochaine partie de notre travail nous tenterons de montrer en

quoi la coexistence de lrsquoautarcie humaine et de la recherche de lrsquoautarcie divine peut ecirctre

comprise comme difficilement conciliable dans le cadre de la citeacute En arrivant agrave montrer

quil est difficile pour un individu de pratiquer la philosophie en tant quactiviteacute pour la citeacute

tout en montrant quil est neacutecessaire de pratiquer ce type dactiviteacute nous serons en mesure

de voir que Mayhew semble avoir tort de ne pas reconnaicirctre la caractegravere organique de

luniteacute de la citeacute aristoteacutelicienne En effet cette possible conclusion nous amegravenerait agrave voir

que laffirmation de Mayhew voulant que laquo one can live his life fully only in the city does

not mean that one must live a life wholly for the city raquo (1997 p338) nest pas tout agrave fait

juste dans la mesure ougrave la neacutecessiteacute de vivre en citeacute implique que les activiteacutes qui y seront

pratiqueacutees devront avoir une quelconque utiliteacute pour elle Cest donc dire que la citeacute ne peut

exister que si les citoyens sont utiles les uns pour les autres et donc que les activiteacutes qui ne

sont pas pratiqueacutees en ce sens pour la citeacute ne pourront pas ecirctre encourageacutees Eacutevidemment

nous sommes conscients quAristote ne questionne jamais la leacutegitimiteacute de la pratique de la

philosophie et le troisiegraveme et dernier chapitre de notre travail tentera justement de faire

ressortir les raisons pour lesquelles la recherche dune certaine autarcie individuelle et

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divine a tout de mecircme sa place au sein des activiteacutes de la citeacute malgreacute le fait que cette

recherche ne participe pas au caractegravere utile essentiel agrave la perpeacutetuiteacute de la citeacute

2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine

Tout drsquoabord il faut drsquoembleacutee affirmer que lrsquoautarcie humaine doit ecirctre preacuteconiseacutee

puisqursquoelle est la condition de possibiliteacute de toutes les autres activiteacutes On peut voir cela

dans le fait que puisque lrsquohomme nrsquoest pas autosuffisant lorsqursquoon le considegravere de maniegravere

individuelle lrsquoappartenance agrave une citeacute qui lui permet du mecircme coup de subvenir agrave ses

besoins est une condition essentielle de la pratique de toutes les autres activiteacutes en ce sens

que la citeacute lui permet de vivre tout simplement La recherche de lrsquoautarcie divine mise en

branle par la pratique de la philosophie correspond quant agrave elle au bien vivre (dans lrsquoabsolu

et pas seulement drsquoun point de vue humain) qui est preacutesent dans la deacutefinition de la citeacute que

donne Aristote et nrsquoest possible qursquoune fois que les besoins mateacuteriels de lrsquoindividu sont

remplis (EN 1178b30-35) ce qui requiert lrsquoautarcie mateacuterielle de la citeacute elle-mecircme incluse

dans lrsquoautarcie humaine On peut aussi voir cela dans un passage des Topiques60

laquo Et encore ce qui provient du superflu [τὰ ἐκ περιουσίας] est meilleur que le neacutecessaire et parfois est aussi preacutefeacuterable car bien vivre est meilleur que vivre or bien vivre est du superflu tandis que vivre est lui-mecircme une neacutecessiteacute Parfois cependant les choses meilleures ne sont pas les plus deacutesirables et ce nest pas en effet parce quune chose est meilleure quelle est neacutecessairement aussi plus deacutesirable ainsi philosopher vaut mieux que senrichir mais ce nest pas lagrave une chose preacutefeacuterable pour celui qui manque du neacutecessaire Le superflu cest quand posseacutedant le neacutecessaire on travaille agrave sassurer quelque autre belle chose Rigoureusement parlant peut-ecirctre le neacutecessaire est-il preacutefeacuterable et le superflu meilleur raquo (Top 118a5-15)

21 Lamitieacute politique

Ceci eacutetant dit il faut maintenant consideacuterer les conditions qui permettent lrsquoexistence

drsquoune citeacute dans la penseacutee aristoteacutelicienne afin de voir comment le philosophe est ou non en

60Sauf avis contraire nous citons la traduction des Topiques de Tricot

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mesure de srsquoinseacuterer dans la vie de la citeacute de maniegravere agrave rendre possible sa continuiteacute dans le

temps car si la citeacute srsquoeffondre la possibiliteacute pour le sage de pratiquer la philosophie

srsquoeffondre avec elle Ainsi la pratique de la philosophie deacutepend de la stabiliteacute de la citeacute du

fait que la citeacute ne cesse pas drsquoexister Cette stabiliteacute rechercheacutee semble entre autres avoir

pour cause chez Aristote une certaine forme drsquoamitieacute (EN 1155a23-29 Pol 1262b8-9) Il

nous faut par contre ecirctre plus preacutecis agrave ce sujet eacutetant donneacute qursquoil existe plusieurs types

drsquoamitieacute dans la penseacutee aristoteacutelicienne Ce que nous recherchons crsquoest la forme drsquoamitieacute

qui peut relier tous les citoyens ensemble de maniegravere agrave procurer la stabiliteacute agrave la citeacute

Comme on peut srsquoen douter ce type drsquoamitieacute est ce qursquoAristote appelle lrsquoamitieacute politique

(πολιτικὴ φιλία) ou la concorde (ὁμόνοια) Cependant la concorde nrsquoest pas deacutecrite comme

eacutetant une forme drsquoamitieacute proprement dite (EN 1155a24-25) mais plutocirct une laquo attitude

amicale raquo (EN 1167a22) tout comme la bienveillance (EN 1166b30-31) La distinction

entre attitude amicale et amitieacute se fait principalement par le degreacute drsquoimplication de la

personne dans la relation Aristote explique en effet que la bienveillance est une attitude

amicale et non pas de lrsquoamitieacute parce qursquoon peut ecirctre bienveillant agrave lrsquoeacutegard de quelqursquoun

qursquoon ne connaicirct pas ou qui nrsquoa pas conscience de notre bienveillance (EN 1166b30-32) ce

qui serait essentiel pour parler drsquoamitieacute Ainsi on conccediloit qursquoune relation drsquoamitieacute est

beaucoup plus intime qursquoune attitude amicale nous permettant du mecircme coup de

comprendre comment la concorde pourrait srsquoappliquer agrave lrsquoensemble des citoyens car toute

la rigueur drsquoune relation drsquoamitieacute nrsquoa pas agrave ecirctre respecteacutee dans une telle relation Reste

maintenant agrave deacutefinir ce que le Stagirite entend par concorde pour deacuteterminer comment le

philosophe peut preacutetendre ou non agrave une telle relation

laquo On dit des Citeacutes que la concorde y regravegne lorsque touchant leurs inteacuterecircts les

concitoyens sont du mecircme avis prennent les mecircmes deacutecisions et exeacutecutent les reacutesolutions

communes raquo (EN 1167a26-28) Crsquoest pourquoi Aristote considegravere que lrsquoaccord sur

lrsquoexplication des pheacutenomegravenes ceacutelestes nrsquoentraicircne pas la concorde (EN 1167a25-26) Il est

ici important de voir que crsquoest lrsquointeacuterecirct qui est au centre de la deacutefinition de la concorde Il

faut aussi rappeler que les corps ceacutelestes font partie de lrsquoobjet de la philosophie puisqursquoils

sont du ressort de la physique qui est elle-mecircme deacutesigneacutee comme science theacuteoreacutetique et

comme philosophie seconde (Meta 1025b17-1026a31) On voit deacutejagrave comment la

philosophie ne peut pas porter les gens agrave la concorde De plus si la concorde est un accord

quant agrave lrsquointeacuterecirct il faut aussi voir que lrsquointeacuterecirct ou lrsquoutile est objet de deacutelibeacuteration comme

le montre la distinction que fait Aristote en Rheacutetorique61 I 3 entre les trois genres oratoires

que sont le deacutelibeacuteratif le judiciaire et lrsquoeacutepidictique Le philosophe y affirme en effet que la

fin laquo pour une deacutelibeacuteration crsquoest lrsquoutile ou le nuisible (car lorsqursquoon deacutelibegravere on donne ce

agrave quoi lrsquoon exhorte comme meilleur et ce dont on dissuade comme pire) et les autres

consideacuterations que lrsquoon invoque ndash le juste ou lrsquoinjuste le bien ou le mal ndash sont rapporteacutees agrave

cette fin raquo (Rheacutet 1358b22-27) Il ajoute aussi agrave cela que laquo sur tout ce qui est ou sera

neacutecessairement sur tout ce qui ne peut ecirctre ou se produire lagrave-dessus il nrsquoy aura pas

drsquoactiviteacute de conseil raquo (Rheacutet 1359a30-35 cf aussi EN 1112a21-26) Or crsquoest justement lagrave

le propre de la philosophie que drsquoeacutetudier les choses neacutecessaires (EN 1139a5-10) et dont la

veacuteriteacute est eacuteternelle (EN 1139b20-25) Voilagrave une autre maniegravere de montrer que la

philosophie ne traite pas de lrsquointeacuterecirct On peut aussi tirer de cela que la recherche de

lrsquoautarcie divine qui passe par la pratique de la philosophie nrsquoest pas en elle-mecircme un

61Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Rheacutetorique de Chiron

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objet de concorde et qursquoelle nrsquoaide donc pas agrave lier les citoyens drsquoune citeacute Cela nrsquoest

cependant pas suffisamment fort pour affirmer lrsquoincompatibiliteacute entre la recherche de

lrsquoautarcie humaine et de lrsquoautarcie divine parce qursquoau fond notre argument ne fait que dire

que la philosophie nrsquoentraicircne pas la concorde sans dire pour autant qursquoelle lrsquoempecircche

Cependant lrsquoanalyse que nous avons faite de la concorde nrsquoest pas complegravete et une

eacutetude plus approfondie montrera lrsquoincompatibiliteacute que nous avons supposeacutee Il faut drsquoabord

se demander agrave quel genre drsquoamitieacute parmi les trois deacutecrits par Aristote se rapproche la

concorde Eacutevidemment comme nous lrsquoavons dit un peu plus haut crsquoest agrave lrsquoamitieacute par

inteacuterecirct que se compare la concorde (EN 1167b2-4 EE 1242a6-7) En effet laquo lrsquoamitieacute

politique srsquoest constitueacutee en fonction de lrsquoutiliteacute et ce tout particuliegraverement crsquoest parce

que chacun ne se suffit pas agrave soi-mecircme que les hommes croit-on se sont rassembleacutes raquo (EE

1242a6-9) laquo Ainsi il est neacutecessaire tout drsquoabord que srsquounissent les ecirctres qui ne peuvent

exister lrsquoun sans lrsquoautre [] et ce par nature en vue de leur mutuelle sauvegarde raquo (Pol

1252a25-30) Crsquoest donc dire que mecircme le philosophe doit se conformer agrave cet impeacuteratif

eacutetant donneacute que sa nature drsquohomme lrsquoempecircche de se soustraire aux neacutecessiteacutes de la vie

comme nous lrsquoavons deacutejagrave dit Dans cette perspective il est primordial pour la personne qui

deacutesire pratiquer la philosophie drsquoecirctre capable de srsquoinseacuterer dans une telle association et le

moyen de le faire semble ecirctre la possibiliteacute de se lier drsquoamitieacute politique avec les autres

citoyens Il faut voir ici que pour Aristote lrsquoamitieacute politique nrsquoest pas la forme drsquoamitieacute

pleinement acheveacutee qui est lrsquoamitieacute selon la vertu Cela est tregraves important dans la mesure

ougrave une amitieacute acheveacutee ne permet pas de cultiver de nombreux amis (EN 1158a11-12) ce

que permet lrsquoamitieacute selon lrsquointeacuterecirct (EN 1158a16-18) 62

22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie

En ayant toujours agrave lrsquoesprit le deacutesir de stabiliteacute de la citeacute crsquoest aux conditions de la

mise en place et du maintien de lrsquoamitieacute par inteacuterecirct qursquoil nous faut maintenant nous

attaquer Comme nous allons le voir un philosophe uniquement en tant que philosophe ne

peut pas prendre part agrave une relation drsquoamitieacute politique pour trois raisons a) lrsquoinutiliteacute de la

philosophie b) lrsquoincommensurabiliteacute de la philosophie avec les autres activiteacutes ou avec

toute production c) lrsquoimpossibiliteacute de la philosophie dans son essence agrave faire partie drsquoun

eacutechange de type marchand Si nous avons raison de soutenir quun individu ne peut pas

passer sa vie agrave faire de la philosophie parce que cette activiteacute agrave elle seule ne lui permet pas

decirctre accepteacute dans la citeacute par les autres citoyens ce sera du mecircme coup expliquer en quoi

la recherche de lautarcie divine ne peut pas constituer lensemble de la vie dun homme

221 Linutiliteacute de la philosophie

Il faut voir que pour Aristote lrsquoamitieacute par inteacuterecirct contrairement agrave lrsquoamitieacute selon la

vertu se reacutealise entre des personnes diffeacuterentes Le but de cette association est de pallier un

manque en offrant quelque chose qursquoon a en excegraves (EN 1159b12-21) Par exemple le

tisserand fournit des vecirctements au cordonnier en eacutechange de sandales Dans ce genre de

relation il faut eacutevidemment pour qursquoil y ait relation que chacun y trouve son compte en

termes drsquoutiliteacute Il faut que chacun de par la relation puisse combler une neacutecessiteacute ou un

62 Une autre diffeacuterence entre lrsquoamitieacute politique et lrsquoamitieacute acheveacutee est le fait que pour Aristote une amitieacute veacuteritable se passe de justice (EN 1155a26-27) alors qursquoil affirme que laquo ce qui est le plus juste se trouve dans lrsquoamitieacute par utiliteacute vu que crsquoest lagrave ce qui constitue la justice politique raquo (EE 1242a11-12)

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besoin qursquoil nrsquoeacutetait pas en mesure de combler avant la relation En ce sens Aristote soutient

qursquoune telle amitieacute se dissout lorsque lrsquoun des individus nrsquoest plus satisfait par ce que

lrsquoautre lui procure (EN 1157a14-15 1159b11-12) Ainsi chacun des membres de la

communauteacute drsquointeacuterecircts doit fournir quelque chose drsquoutile de maniegravere agrave pouvoir continuer de

profiter de ce que les autres ont agrave offrir On voit ici apparaicirctre la notion de reacuteciprociteacute

essentielle agrave la compreacutehension de ce qursquoest lrsquoamitieacute pour Aristote peu importe le type

drsquoamitieacute dont on parle (EN 1156a5-10)63 Cela est drsquoautant plus important que crsquoest le

besoin dans la penseacutee aristoteacutelicienne qui assure la coheacutesion du tout (EN 1133a25-30)

Autrement dit crsquoest du fait que les individus ont besoin les uns des autres qursquoune certaine

coheacutesion peut srsquoeacutetablir dans le tout que forme la citeacute De cette maniegravere il est primordial

pour appartenir agrave ce tout que lrsquoactiviteacute ou la production drsquoun individu puisse reacutepondre agrave un

besoin des autres individus

Le cas de la philosophie est donc ici tregraves probleacutematique dans la mesure ougrave comme

chacun le sait la philosophie est complegravetement exteacuterieure agrave toute consideacuteration drsquoutiliteacute64

63 On pourrait ici objecter que la concorde ou lrsquoamitieacute politique ne sont pas reacuteellement de lrsquoamitieacute mais plutocirct des attitudes amicales comme nous lrsquoavons souleveacute plus haut et que de ce fait la reacuteciprociteacute effective nrsquoest pas primordiale Cela est vrai Toutefois il faut tout de mecircme comprendre qursquoun individu doit ecirctre en mesure de fournir quelque chose drsquoutile mecircme si dans les faits il ne le fait pas envers chaque individu du groupe64 Nous ne sommes pas sans savoir quun texte de lEE affirme que laquo certes rien nempecircche que par accident elles [les sciences theacuteoreacutetiques] ne nous soient utiles dans beaucoup de neacutecessiteacutes raquo (EE 1216b15-16) ce qui pourrait donner un certain caractegravere utile agrave la philosophie De plus comme le fait remarquer Bodeacuteuumls (1991 p61) cette consideacuteration est aussi preacutesente dans le De Sensu (436a19-61) ougrave Aristote explique que les naturalistes trouvent souvent des applications de leur deacutecouvertes dans le domaine de la meacutedecine ce qui leur confegravere une utiliteacute non neacutegligeable Toutefois toujours comme lexplique Bodeacuteuumls ce passage direct entre le theacuteorique et le pratique dans les sciences naturelles ne sapplique pas au lien qui semble unir la philosophie et la politique laquo Dans lordre naturel en effet se trouve une telle reacutegulariteacute des pheacutenomegravenes que le meacutedecin peut faire fond sur ce quaffirme le naturaliste pour soigner Il nen va pas de mecircme dans lordre humain ougrave la complexiteacute et la diversiteacute des pheacutenomegravenes font que la plupart des lois du bien absolu au lieu decirctre veacuterifiables le plus souvent comme celles de la santeacute sont le plus souvent prises en deacutefaut raquo (Bodeacuteuumls 1991 p61) Ainsi pour que la philosophie soit utile au niveau politique il ne faut pas se contenter decirctre philosophe mais il faut aussi posseacuteder la sagaciteacute qui permet au politique de connaicirctre le cas particulier sur lequel il doit agir ou leacutegifeacuterer Ce nest donc que par accident et lorsque combineacutes agrave la sagaciteacute que les reacutesultats de la philosophie peuvent saveacuterer utiles En elle-mecircme la philosophie demeure inutile et si elle est rechercheacutee ce nest que pour elle-mecircme Pour mieux comprendre le rapport qui est eacutetabli par Aristote entre la philosophie et la

En effet Aristote ne nomme pas la philosophie ou quoi que ce soit qui srsquoy rattache lorsqursquoil

eacutenumegravere les parties essentielles agrave la citeacute (Pol 1291a1-b1) Il ne mentionne pas non plus la

sagesse lorsqursquoil parle de ce qui rend la citeacute heureuse (Pol 1323b30-35) Pis encore la

philosophie ne fait pas partie des choses qursquoil considegravere comme neacutecessaires pour qursquoune

citeacute soit autarcique (Pol 1328b5-20) Ces consideacuterations proviennent bien sucircr toutes du fait

que de lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique laquo on nrsquoen tire en effet rien hors le beacuteneacutefice de meacutediter [παρὰ

τὸ θεωρῆσαι] tandis que des activiteacutes lieacutees agrave lrsquoaction [ἀπὸ δὲ τῶν πρακτικῶν] nous tirons

avantage tantocirct plus tantocirct moins en dehors de lrsquoaction [παρὰ τὴν πρᾶξιν] raquo (EN 1177b1-

5) Aristote va mecircme jusqursquoagrave dire que bien que des penseurs comme Anaxagore et Thalegraves

aient eacutetudieacute les choses les plus nobles qui soient cela ne les empecircche pas pour autant drsquoecirctre

ignorants quant agrave leur propre inteacuterecirct laquo Ils savent dit-on des choses exceptionnelles

stupeacutefiantes difficiles mais sans utiliteacute parce qursquoils ne cherchent pas les biens humains raquo

(EN 1141b2-9 cf aussi EN 1139a25-30 1143b15-20) Un autre signe de lrsquoinutiliteacute de la

philosophie et du fait qursquoelle ne peut permettre de reacutepondre agrave aucun besoin se trouve dans

le fait que le Stagirite affirme quelle est apparue tardivement dans lhistoire cest-agrave-dire

une fois que les arts utiles avaient deacutejagrave eacuteteacute deacuteveloppeacutes En effet laquo presque tous les arts qui

srsquoappliquent aux neacutecessiteacutes et ceux qui srsquointeacuteressent au bien-ecirctre et agrave lrsquoagreacutement de la vie

eacutetaient deacutejagrave connus quand on commenccedila agrave rechercher une discipline de ce genre raquo (Meta

Α 982b20-25) Crsquoest donc dire qursquoil a fallu que la citeacute soit deacutejagrave en mesure de reacutepondre aux

besoins des individus avant que la philosophie nait pu se deacutevelopper65

politique voir le chapitre II laquo Philosophie et politique raquo du livre Politique et philosophie chez Aristote65 Un argument similaire se retrouve dans le Protreptique ougrave Aristote pour montrer lrsquoinutiliteacute de la philosophie donne lrsquoexemple des Icircles des Bienheureux endroit dans lequel les individus nrsquoayant aucun besoin agrave combler pratiquent tout de mecircme la philosophie prouvant du mecircme coup que celle-ci ne vise pas agrave reacutepondre agrave un besoin puisqursquoon la pratique lorsque tous les besoins sont combleacutes (Aristote Invitation agrave la philosophie fr7 p19-20)

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Il ne faut cependant pas conclure de cela que toutes les activiteacutes intellectuelles

doivent recevoir le mecircme traitement que la philosophie Dans la mesure ougrave Aristote

distingue deux vertus intellectuelles diffeacuterentes soit la sagesse et la sagaciteacute rejeter lrsquoutiliteacute

de la sagesse ne megravene pas neacutecessairement agrave rejeter lrsquoutiliteacute de la sagaciteacute Au contraire laquo la

sagaciteacute pour sa part concerne les biens humains crsquoest-agrave-dire ceux qui font lrsquoobjet de

deacutelibeacuterations puisque lrsquohomme sagace a pour principale fonction disons-nous de bien

deacutelibeacuterer raquo (EN 1141b9-10) Le fait que la sagaciteacute soit en lien avec la capaciteacute de deacutelibeacuterer

montre de maniegravere claire son utiliteacute car comme nous lrsquoavons vu plus haut ce sont les

choses utiles ou nuisibles qui sont objets de deacutelibeacuterations

Un autre aspect important agrave souligner est le fait que lrsquoamitieacute par inteacuterecirct est une

amitieacute difficile agrave maintenir dans la mesure ougrave elle est une amitieacute plaintive (EN 1162b16-

20) crsquoest-agrave-dire qursquoelle est une amitieacute ougrave les partenaires ne sont jamais satisfaits et en

veulent toujours plus En prenant cela en compte il est drsquoautant plus facile drsquoadmettre que

la pratique de la philosophie ne sera jamais lrsquoobjet drsquoune telle amitieacute puisque si ceux qui

partagent une telle relation sont toujours agrave lrsquoaffucirct de leurs moindres inteacuterecircts ils auront tocirct

fait de deacuteceler que la philosophie ne leur procure aucune utiliteacute

222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie

Passons maintenant agrave la deuxiegraveme raison qui explique limpossibiliteacute de la

philosophie agrave prendre part agrave une relation damitieacute politique et de ce fait limpossibiliteacute de la

philosophie agrave avoir sa place au sein des activiteacutes de la citeacute Aristote affirme quune telle

relation est aussi une relation deacutegaliteacute ougrave les deux parties procurent une utiliteacute eacutegale (EE

1242b22) Cela ne signifie toutefois pas que ce qui est eacutechangeacute doit ecirctre qualitativement de

valeur ou dutiliteacute eacutegales mais que leacutegaliteacute agrave deacutefaut decirctre quantitative doit ecirctre corrigeacutee

par un facteur de proportionnaliteacute Cette proportionnaliteacute est ce qui permet agrave chacun de

recevoir une part eacutequitable cest elle qui donne confiance dans la relation laquo Cest en effet

parce quon retourne en proportion de ce quon reccediloit que la Citeacute se maintient raquo (EN

1132b33-34) On voit donc que cette proportionnaliteacute est aussi essentielle pour la stabiliteacute

de la citeacute Le fonctionnement de cette proportionnaliteacute est tregraves simple et est au fond un

rapport arithmeacutetique Pour reprendre lexemple dAristote laquo mettons un bacirctisseur A un

cordonnier B une maison C et une chaussure D il faut donc que le bacirctisseur reccediloive du

cordonnier son travail agrave lui et quil lui donne en retour le sien raquo (EN 1133a7-9) Dans cet

exemple il est clair que dans un rapport un pour un la maison aura une valeur

consideacuterablement plus eacuteleveacutee que la chaussure mais laquorien nempecircche en effet le travail de

lun des partenaires decirctre supeacuterieur agrave celui de lautre Il faut donc les rendre eacutegaux raquo (EN

1133a12-14) Il ne sagit que de sentendre sur le nombre de chaussures que vaut une

maison (EN 1133a21-26) et le tour est joueacute Mecircme si cela peut sembler plus facile agrave dire

quagrave faire le principe demeure accessible La question est maintenant de savoir quel est le

critegravere agrave appliquer pour ecirctre en mesure deacutetablir la proportion selon laquelle doit se faire un

eacutechange afin decirctre juste consideacuterant que les choses prenant part agrave des eacutechanges sont si

uniques les unes par rapport aux autres quelles sont incommensurables (EN 1133b18-20)

On pourrait effectivement proposer plusieurs critegraveres diffeacuterents comme par exemple le

nombre dheures travailleacutees afin de reacutealiser louvrage eacutechangeacute comme cest parfois le cas

aujourdhui Pour Aristote ce critegravere est le besoin (EN 1133a26-28) Il justifie cette

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position en affirmant que cest le besoin qui force les gens agrave sassocier et que sans besoins

nul eacutechange naurait lieu (EN 1133b6-10) De cette maniegravere puisque le besoin est la raison

de leacutechange et de lassociation il se doit aussi decirctre leacutetalon de mesure sur lequel se basent

ces eacutechanges66 Encore une fois la possibiliteacute pour la philosophie de faire partie dun tel

eacutechange est plus que douteux si lon tient compte du caractegravere omnipreacutesent de la notion de

besoin dans le cadre de leacutechange ayant cours dans une relation damitieacute par inteacuterecirct

Par la suite Aristote introduit aussi un moyen terme par lequel peuvent aussi

seffectuer les eacutechanges la monnaie Cest donc principalement par le biais de largent

quon peut en venir agrave rendre leacutegaliteacute agrave des choses ineacutegales Eacutevidemment le simple troc peut

aussi arriver agrave eacutegaliser les diffeacuterences entre des produits ou des services mais largent

possegravede quelques avantages qui font quune fois inventeacutee elle a eacuteteacute preacuteconiseacutee Le premier

avantage qua largent par rapport au troc cest quil permet davoir une mesure commune

pour tout (EN 1164a1-4) Ensuite il est beaucoup plus pratique parce quil est facile agrave

transporter et quil permet autant dacheter que de vendre (Pol 1257a35-41)

Troisiegravemement il permet de diffeacuterer un eacutechange dans le cas ougrave lon naurait besoin de rien

au moment de leacutechange (EN 1133b10-13) Une fois lutilisation de largent instaureacutee il

semble quAristote considegravere que tout doit sy rapporter (EN 1164a1-3) laquo Crsquoest pourquoi

tout doit avoir un prix eacutetabli car crsquoest la condition pour qursquoil y ait toujours possibiliteacute

drsquoeacutechange et partant drsquoassociation La monnaie constitue donc une sorte drsquoeacutetalon qui rend

les choses commensurables et les met agrave eacutegaliteacute Sans eacutechange en effet il nrsquoy aurait pas

66Le fait quAristote mette de lavant le besoin dans leacutechange est une des raisons qui lui permettent de critiquer la chreacutematistique dans la mesure ougrave cette derniegravere substitue le but reacuteel de leacutechange soit lutile agrave laccumulation sans limite de monnaie (Pol I 9) Pour un exposeacute sur la conception aristoteacutelicienne de la monnaie et de son rapport agrave la chreacutematistique voir larticle de Meikle (1994)

drsquoassociation ni drsquoeacutechange sans eacutegalisation ni drsquoeacutegalisation sans mesure commune raquo (EN

1133b14-18) On voit donc ici que largent joue un rocircle central dans leacutechange et pour que

quelque chose puisse ecirctre eacutechangeacute il est neacutecessaire quon puisse lui attribuer une valeur

moneacutetaire Cette valeur est cependant deacutetermineacutee par le besoin qui reste malgreacute tout le

critegravere de proportionnaliteacute dans un eacutechange

Toujours dans le but de cerner ce quest lamitieacute selon linteacuterecirct Aristote fait une

distinction entre deux formes que peut prendre cette amitieacute en gardant agrave lesprit la neacutecessiteacute

de leacutegaliteacute dans leacutechange laquo Lrsquoamitieacute politique souhaite donc ecirctre fondeacutee sur lrsquoeacutegaliteacute Mais

il existe deux espegraveces drsquoamitieacute drsquoutiliteacute lrsquoune leacutegale lrsquoautre morale Lrsquoamitieacute politique

regarde lrsquoeacutegaliteacute et la chose comme chez les vendeurs et les acheteurs drsquoougrave le proverbe laquo

Un gage pour lrsquohomme ami raquo Donc quand elle se fonde sur une entente cette amitieacute est

politique et leacutegale mais lorsque les gens srsquoen remettent les uns aux autres lrsquoamitieacute

souhaite ecirctre morale et de lrsquoordre de la camaraderie raquo (EE 1242b31-37 cf aussi EN

1162b20-1163a1) Ce que constate Aristote dans ce passage cest quon peut faire confiance

soit agrave une sorte de contrat soit agrave la bonne foi de notre ami en ce qui a trait agrave la

proportionnaliteacute de leacutechange Cependant il ny a pour lui que lamitieacute leacutegale qui est

compatible avec lamitieacute par inteacuterecirct et donc avec lamitieacute politique67 alors que lamitieacute

morale est le fait de lamitieacute selon la vertu et le deacutesir de vouloir fonder une amitieacute par

inteacuterecirct sur une amitieacute morale na pour effet que de rendre la relation extrecircmement plus

67On peut deacuteduire de cela que lamitieacute politique est peut-ecirctre possible mecircme avec les esclaves En effet Aristote soutient quun maicirctre peut ecirctre ami de son esclave non pas en tant que celui-ci est un esclave mais en tant quil est un homme et quen tant que tel il a laquo la capaciteacute de srsquoengager comme lui sous la mecircme loi et la mecircme convention raquo (EN 1161b5-10)

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difficile agrave maintenir (EE 1242b36-1243b14) Au fond il faut que les termes de leacutechange

fassent partie dune entente avant que leacutechange ne soit effectueacute (EN 1133b1-5) De cette

maniegravere si tout le monde respecte lentente aucune discorde ne peut survenir entre des

amis agissant de la sorte car ils sont conscients des conditions de leacutechange et avaient le

choix de les accepter ou non Degraves lors lamitieacute leacutegale est la maniegravere de rendre lamitieacute

politique durable puisquelle preacutevient la discorde68 En plus de cela laquo la seacuteparation leacutegale

est une question drsquoargent (car crsquoest par ce dernier qursquoon mesure lrsquoeacutegaliteacute) tandis que la

seacuteparation morale est de greacute agrave greacute raquo (EE 1243a6-8) rajoutant encore au fait que lamitieacute par

inteacuterecirct se reacutealise par le moyen de largent

Il nous reste maintenant agrave regarder de quelle maniegravere la philosophie pourrait se

comparer avec les autres activiteacutes dans le but de pouvoir eacutetablir une proportion qui aurait

cours lors dun eacutechange Eacutevidemment comme nous lavons deacutejagrave affirmeacute nous ne croyons

pas que la philosophie puisse faire partie dun tel eacutechange de type marchand dans la penseacutee

aristoteacutelicienne Malgreacute tout il est important de faire lanalyse que nous nous proposons

justement pour montrer cette impossibiliteacute Comme nous invite agrave le faire Aristote laquo pour

ceux qui ne sont pas sur une ligne droite [et dont] crsquoest lrsquoanalogue qui est la mesure par

exemple si lrsquoun se plaint drsquoavoir donneacute de la sagesse69 et lrsquoautre de lrsquoargent il faut

68Le fait que lamitieacute selon la vertu soit une amitieacute morale ne lui enlegraveve cependant pas pour autant sa stabiliteacute car la stabiliteacute de ce type damitieacute nest pas fondeacutee sur leacutegaliteacute dun eacutechange mais plutocirct sur lintention [προαίρεσις] (EE 1243a31-b5) qui traduit le caractegravere de lindividu vertueux Cela est vrai dans la mesure ougrave Aristote considegravere que lobjet de la deacutecision [προαίρεσις] est le reacutesultat de la deacutelibeacuteration (EN 1113a9-13) que la sagaciteacute est la faculteacute de deacutelibeacuterer selon une fin deacutetermineacutee par un caractegravere vertueux ( EN 1178a15-22) et donc que la deacutelibeacuteration sagace traduit le caractegravere vertueux dune personne qui lui est deacutejagrave quelque chose de stable (EN 1156b11-12)69Le fait quAristote utilise la notion de sagesse [σοφία] dans ce passage peut apparaicirctre comme probleacutematique parce quil semble suggeacuterer que la σοφία est commensurable avec largent Cependant il nest pas clair dans le contexte quAristote veuille parler de la σοφία en son sens technique De plus dautres textes que nous discuterons dans la suite nous obligent agrave neacutegliger ce passage et agrave donner agrave cet emploi de σοφία un sens large sapprochant de celui de τέχνη Il existe aussi un texte dont le parallegravele est eacutevident et ougrave le philosophe affirmant que lamitieacute selon lutiliteacute seacutetablit entre des personnes diffeacuterentes donne lexemple dun individu qui

examiner ce qursquoest la sagesse par rapport agrave lrsquoargent ensuite ce qui a eacuteteacute donneacute pour

chacun raquo (EE 1243b25-40 nous soulignons)

Il faut tout dabord savoir quAristote soutient que lenseignement philosophique

nest pas commensurable agrave largent (EN 1164b1-6 EE 1243b20-23) cest-agrave-dire quon ne

peut pas lui donner de valeur moneacutetaire Sachant cela et ayant agrave lesprit que cest

principalement par le biais de largent quon parvient agrave fixer la proportion dun eacutechange il

est de mise de conclure quil serait difficile pour un philosophe si sa seule activiteacute est la

philosophie de prendre part agrave une relation damitieacute politique Cette incommensurabiliteacute agrave

largent se justifie de deux maniegraveres qui sont toutefois lieacutees La premiegravere est le fait que

leacutetalon de mesure servant agrave deacuteterminer la valeur moneacutetaire dun produit ou dune activiteacute

est comme nous lavons dit plus haut le besoin Eacutetant donneacute que la philosophie ne reacutepond agrave

aucun besoin il est donc impossible de lui donner une quelconque valeur La deuxiegraveme

raison se trouve dans la maniegravere dont Aristote deacutecrit un eacutechange agrave savoir quun individu X

qui produit A eacutechange avec un individu Y qui produit B Pour que leacutechange soit eacutegal et il

doit lecirctre dans une relation damitieacute politique il faut trouver le coefficient qui eacutegalisera les

produits A et B si ceux-ci ne sont pas deacutejagrave eacutegaux Le problegraveme qui se pose au philosophe

dans un tel modegravele cest quil ne produit rien (EN 1139a26-29) laquo La sagesse en effet ne

peut consideacuterer aucune des choses dont lhomme puisse tirer son bonheur puisquelle est

totalement eacutetrangegravere agrave la production de quoi que ce soit raquo (EN 1143b19-20) Ceci eacutetant dit

il faut consideacuterer que lindividu Z si on le considegravere uniquement en tant que philosophe na

nrsquoa pas appris [ἀμαθὴς] et dun savant qui est un connaisseur [εἰδότι] (EN 1159b12-14) En nous fondant sur la symeacutetrie entre σοφία et εἰδότι on peut affirmer que dans le texte de lEE Aristote a en tecircte celui qui possegravede une connaissance quelconque et non pas le sage qui pratique la philosophie De toute maniegravere ce qui est important est plus la meacutethodologie qui ressort du passage que la compatibiliteacute entre cette laquo sagesse raquo et largent

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rien agrave offrir ne produit aucun C qui puisse ecirctre lobjet dune eacutegalisation Le fait que la

philosophie soit eacutetrangegravere agrave toute production est bien entendu coheacuterent avec lessence que

lui donne Aristote agrave savoir de navoir aucune autre fin quelle-mecircme (EN 1177b18-21)

Ceci nous force donc encore une fois agrave conclure que la philosophie ne peut pas sinseacuterer

dans le type deacutechange requis par lamitieacute politique Ainsi puisque la reacuteciprociteacute au niveau

de lutiliteacute est impossible pour le philosophe lassociation sera aussi impossible (EN

1133b5) ce qui est plus que facirccheux parce que le philosophe du fait quil soit aussi

humain nest pas soustrait agrave la neacutecessiteacute et cest par lentremise de lassociation politique

que ses besoins peuvent ecirctre combleacutes

223 Lessence de la philosophie

Regardons maintenant comment la philosophie dans son essence mecircme se doit

decirctre exteacuterieure agrave tout eacutechange moneacutetaire Contrairement aux autres objets qui eux ont

deux usages agrave savoir leur usage propre et leur usage en terme de moyen deacutechange (Pol

1257a5-15) la philosophie ne peut avoir quun seul usage agrave savoir son usage propre Cela

est fondeacute sur le fait que la philosophie doit ecirctre rechercheacutee pour elle-mecircme sans avoir agrave

tenir compte de consideacuterations utilitaires qui de toute maniegravere lui sont eacutetrangegraveres Ainsi si

Aristote affirme que la chaussure est utiliseacutee en tant que chaussure dans les deux usages

quon peut en faire cest que lexistence de la chaussure est soumise agrave la neacutecessiteacute de se

chausser et que ce trait peut ecirctre utiliseacute soit pour se chausser soi-mecircme soit pour eacutechanger

en vue dobtenir de largent qui servira agrave combler dautres besoins Ce quon eacutechange ici

cest lutiliteacute de la chaussure Or puisque la philosophie ne procure aucune utiliteacute il est

donc impossible den faire deux usages dans lesquels elle serait preacutesente en tant quelle-

mecircme La chaussure peu importe lequel de ses deux usages on en fait demeure une

chaussure authentique ce qui ne peut pas ecirctre le cas pour la philosophie

Pour mieux comprendre cela il est pertinent de se reacutefeacuterer agrave lactiviteacute des sophistes et

agrave la description quen fait Aristote Pour lui la sophistique et la philosophie ont en commun

de traiter du mecircme genre de reacutealiteacute mais se distinguent du fait du mode de vie qui deacutecoule

de leur pratique respective (Meta Γ 2 1004b21-27) Autrement dit ce qui les distingue

cest la fin qui guide leur activiteacute Alors que le philosophe na pour fin que son activiteacute elle-

mecircme le sophiste lui a pour but le profit En effet laquo le sophiste est un homme qui gagne

de largent agrave laide de ce qui est en lapparence un savoir mais qui nen est pas un raquo (RS

165a20-25)70 et laquo ceux qui agissent de mecircme en vue de cette renommeacutee qui deacutebouche sur

des gains peacutecuniaires passent pour des sophistes raquo (RS 171b25-30) Ce que font donc les

sophistes cest modifier la fin de lactiviteacute philosophique afin den obtenir un profit

moneacutetaire Cependant cela a pour conseacutequence que le savoir quils transmettent nest quun

savoir apparent et donc que ce nest plus une pratique philosophique authentique Pour le

dire autrement le fait que le but de leur activiteacute ne soit plus la veacuteriteacute pour elle-mecircme mais

le gain deacuteforme la pratique de la philosophie en tant que telle et entraicircne une perte de la

rigueur qui doit ecirctre le fait de la philosophie en cherchant plutocirct agrave faire en sorte que

lactiviteacute paraisse attrayante pour des laquoacheteursraquo potentiels laquo Il est clair quil y a aussi

neacutecessiteacute pour [les sophistes] de paraicirctre faire oeuvre de savant plutocirct que de le faire sans

le paraicirctre [hellip] Il est donc indispensable pour ceux qui veulent jouer au sophiste de

rechercher le genre darguments dont il a eacuteteacute fait mention Cest en effet tout agrave leur

70Sauf avis contraire nous citons la traduction des Reacutefutations sophistiques de Dorion

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avantage une pareille capaciteacute les fera paraicirctre savants et il se trouve que cest lagrave

lambition quils nourrissent raquo (RS 165a24-32)

Ceci fait aussi partie dune critique plus geacuteneacuterale agrave lendroit du fait de poser le profit

comme finaliteacute Dans lexemple de la chaussure dont nous venons de parler mecircme dans son

usage comme moyen deacutechange la fin de cet eacutechange reste encore lutiliteacute et non pas le pur

profit et en ce sens cet usage de la chaussure nest pas probleacutematique dans la mesure ougrave

laquo cet eacutechange-lagrave nest ni contraire agrave la nature ni une espegravece de chreacutematistique il existait en

effet pour compleacuteter lautarcie naturelle raquo (Pol 1257a25-30) Aristote envisage par contre

un autre exemple comme le fait remarquer Meikle (1994 pp29-34) ougrave la fin de la

production dun produit nest pas lutiliteacute mais le profit cest lexemple des couteaux

Delphiques (Pol 1252b1-6) Dans ce passage et Meikle en est conscient (Meikle 1994

p33) Aristote ne relie pas explicitement la recherche du profit avec la perte de la

maximisation de lutiliteacute mais cette critique est latente eacutetant donneacute que dautres textes

tendent agrave nous le faire croire Prenons pour seul exemple Pol 1258b10-15 ougrave le Stagirite

soutient que certaines personnes font du gain moneacutetaire la fin du courage et de la meacutedecine

ce qui corrompt neacutecessairement ces activiteacutes de la mecircme maniegravere que la sophistique est

une pratique deacutevieacutee de la philosophie agrave un point tel quelle nest plus de la philosophie

Comme le souligne Meikle laquo Aristotle defines actions by their ends (EN III 11 15b22

Met E 1050a22-4) If two activities aim at different ends they are different however

similar they may appear raquo (Meikle 1994 p27) Ceci eacutetant dit il nous faut donc conclure

que le fait de vouloir faire de la philosophie lobjet dun eacutechange marchand trahit la nature

mecircme de la philosophie jusquagrave devoir lui refuser le nom de philosophie ce qui en ce sens

nous empecircche de comprendre lactiviteacute du philosophe comme pouvant prendre part agrave un

eacutechange de ce type et deacutecoulant de cela agrave une amitieacute politique

23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute

Nous sommes maintenant devant un problegraveme En effet si nous consideacuterons que la

description que nous venons de faire de lamitieacute politique est juste cela ne peut pas rendre

compte du fait que la citeacute est unie par ce type damitieacute Nous nous expliquons Depuis le

deacutebut nous avons insisteacute sur le fait que lamitieacute politique eacutetait une forme damitieacute par inteacuterecirct

et quelle se reacuteduisait agrave cela ne devant pas ecirctre confondue avec lamitieacute selon la vertu tel

quAristote laffirme lui-mecircme dans sa distinction entre amitieacute leacutegale et amitieacute morale dont

nous avons deacutejagrave parleacute Toutefois en prenant cela au seacuterieux il est difficile de comprendre

ce qui distingue ce type damitieacute dune simple association de marchands dautant plus que

le Stagirite affirme que lamitieacute selon linteacuterecirct est justement une amitieacute de marchands (EN

1158a21-22) De plus si lamitieacute politique se reacuteduit agrave une recherche de besoins mateacuteriels ou

dutiliteacute il est aussi difficile de voir comment on peut parler dautarcie humaine au niveau

de la citeacute car ce type dautarcie se doit de comprendre une composante morale qui nest pas

non plus le fait dun eacutechange marchand Degraves lors comment concilier cela avec la

conception de la citeacute qui deacutecoule de Pol III 9 Dans ce chapitre Aristote explique comme

le montre bien Cooper (1990 p229-230) que la communauteacute politique nest pas quune

simple association dinteacuterecircts mais quau-delagrave de linteacuterecirct particulier chaque membre de la

communauteacute a agrave coeur lexcellence du caractegravere moral de ses concitoyens (Pol 1280b1-5)

Cest dans cette exacte mesure que la conception de lamitieacute politique que nous avons

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70

deacuteveloppeacutee nest pas capable de rendre compte agrave elle seule de ce quest la citeacute En effet si

lamitieacute politique est ce qui unit la citeacute et que cette amitieacute ne prend en compte que linteacuterecirct

des particuliers on voit mal comment elle pourrait fonder le deacutesir de chacun de ses

membres de voir les autres membres cultiver lexcellence morale et donc que lautarcie

humaine puisse ecirctre complegravetement atteinte dans la citeacute

Ainsi si on extrapole ce qui est exposeacute en Pol III 9 il est neacutecessaire quune

certaine forme damitieacute selon la vertu soit preacutesente entre chacun des citoyens si on veut que

la citeacute soit plus quune association dinteacuterecircts personnels mateacuteriels Cest un peu vers cette

direction que penche Cooper en essayant de soutenir que lamitieacute politique implique dune

certaine maniegravere un souci des qualiteacutes morales des concitoyens vivant dans une citeacute

Toutefois cette position semble difficile agrave deacutefendre parce que lamitieacute selon la vertu ne peut

pas ecirctre partageacutee par beaucoup dindividus ce qui doit eacutevidemment ecirctre le cas pour une

amitieacute entre concitoyens (EN 1171a17-20) De plus jamais Aristote nassocie amitieacute

politique et amitieacute selon la vertu allant mecircme jusquagrave les dissocier (EE 1242b35-40) Cest

en cela quAnnas affirme dans son commentaire du texte de Cooper que laquo so while I agree

with Cooper that for Aristotle it is important that all citizens should be actively concerned

for the moral qualities of all their fellow-citizens I cannot find in Aristotle any attempt to

ground this on a special friendly concern that all citizens have for one another No such

general concern could be friendship which is a personal relation raquo (Annas 1990 p246)

Nous nous accordons avec Annas lorsquelle soutient quune reacuteelle relation damitieacute de

surcroicirct selon la vertu ne peut pas sappliquer agrave lensemble des citoyens entre eux Par

contre il nous semble erroneacute daffirmer quun laquo special friendly concern raquo ne peut pas ecirctre

partageacute par tous les citoyens Comme nous lavons souleveacute plus haut Aristote en plus des

genres damitieacute proprement dits identifie aussi des laquo attitudes amicales raquo comme la

bienveillance [εὔνοια] (EN 1166b30) et la concorde [ὁμόνοια] (EN 1167a22) qui sans ecirctre

de lamitieacute agrave proprement parler en sont en fait des formes atteacutenueacutees et qui peuvent ecirctre

partageacutees par un tregraves grand nombre de gens Il est donc pertinent deacutetudier la bienveillance

afin de voir le rocircle quelle peut ecirctre ameneacutee agrave jouer dans la citeacute ce qui nous permettra de

nous conformer agrave la deacutefinition de la citeacute offerte par Aristote en Pol III 9 et du mecircme coup

de rendre compte de la possibiliteacute de la recherche de lautarcie humaine par les citoyens

dune citeacute

Tout dabord Aristote affirme clairement que la bienveillance nest pas de lamitieacute au

sens propre laquo car on peut concevoir de la bienveillance mecircme envers des personnes qui

vous sont inconnues et qui nont pas conscience de notre sentiment mais de lamitieacute cest

impossible raquo (EN 1166b31-33) Une des diffeacuterences entre la bienveillance et lamitieacute est

donc le manque de reacuteciprociteacute Toutefois ce manque nest pas condamneacute agrave persister car la

bienveillance peut se transformer en amitieacute veacuteritable

laquo Cest pourquoi par extension on peut dire que cest une amitieacute faineacuteante mais qui avec le temps et lorsquelle arrive agrave entraicircner une freacutequentation assidue devient de lamitieacute veacuteritable Elle ne conduit pas agrave lamitieacute que motive lutiliteacute ni agrave celle que motive lagreacutement car la bienveillance na pas non plus pour base ces motifs-lagrave raquo (EN 1167a10-14)

On voit donc que la bienveillance est en fait en lien avec lamitieacute selon la vertu

comme Aristote laffirmera plus explicitement ailleurs (EE 1241a4-14) De plus cest sur

lautre en tant que tel que porte la bienveillance et non pas sur lautre en tant quil pourrait

nous ecirctre profitable (EN 1167a15-18) Gracircce agrave cela on peut voir quune telle relation

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deacutepasse la simple association marchande qui ne permet pas comme nous lavons dit de

former des citeacutes On peut aussi ajouter que les personnes bienveillantes laquo se bornent agrave

souhaiter du bien agrave ceux pour qui elles ont de la bienveillance mais sans vouloir le moins

du monde collaborer agrave leurs actions ni se tracasser agrave leur propos raquo (EN 1167a7-10) Ce

genre dattitude semble ecirctre encore plus pregraves de la reacutealiteacute que la maniegravere dont Cooper deacutecrit

le lien entre lamitieacute politique et linteacuterecirct pour les capaciteacutes morales de ses concitoyens car

il nous semble impossible et cest aussi la position dAristote de sinvestir personnellement

avec un grand nombre de personnes dans une relation fondeacutee sur le caractegravere

En supposant que la bienveillance est partageacutee par lensemble des citoyens on peut

donc comprendre que lassociation politique bien que mise en place en fonction de linteacuterecirct

de ses membres deacutepasse ce niveau en recherchant aussi lexcellence morale Cest

exactement le mecircme mouvement quAristote deacutecrit pour la citeacute en disant quune fois quelle

permet de vivre elle doit aussi permettre de bien vivre

La pertinence de la coexistence de la concorde et de la bienveillance au sein de la

citeacute que nous essayons de mettre ici de lavant est dautant plus fondeacutee si lon regarde ce qui

peut amener la bienveillance agrave naicirctre En effet pour Aristote laquo beaucoup ont en effet de la

bienveillance pour des gens quils nont jamais vus mais supposent ecirctre honnecirctes ou utiles

et la mecircme affection le cas eacutecheacuteant peut ecirctre eacuteprouveacutee par lune de ces personnes agrave leacutegard

de linteacuteresseacute raquo (EN 1155b34-1156a2) Ceci eacutetant dit il est clair que lami par inteacuterecirct quest

devenu le concitoyen par le biais de lamitieacute politique est sujet agrave faire naicirctre de la

bienveillance chez ses autres concitoyens En plus de cela Aristote considegravere aussi les amis

politiques comme eacutetant des gens honnecirctes (EN 1167b4-9) ce qui rend encore plus probable

une attitude de bienveillance entre ceux qui sont lieacutes damitieacute politique

Contrairement agrave Cooper pour qui lamitieacute politique impliquait en elle-mecircme le souci

de lexcellence du caractegravere de ses concitoyens nous soutenons plutocirct que lamitieacute politique

se reacuteduit bel et bien uniquement agrave une forme damitieacute par inteacuterecirct mais que cette amitieacute fait

naicirctre une autre attitude amicale agrave savoir la bienveillance qui elle permet de rendre compte

de la deacutefinition de la citeacute voulant que les citoyens ne soient pas seulement des membres

dune association marchande mais recherche aussi lexcellence du caractegravere de chacun On

peut par contre se demander pourquoi la bienveillance napparaicirct pas entre des individus de

citeacutes diffeacuterentes mais qui auraient des liens commerciaux entre elles ce qui ferait du mecircme

coup des citoyens dune autre citeacute dune certaine maniegravere des amis selon lutiliteacute Agrave cela

on peut reacutepondre que cest probablement lagrave que se distingue lamitieacute politique dune simple

amitieacute par inteacuterecirct cest-agrave-dire que lamitieacute politique serait une amitieacute par inteacuterecirct mais

preacuteciseacutement entre les membres dune mecircme citeacute entre des gens partageant des

magistratures et une constitution commune ce qui est lautre aspect faisant quAristote

affirme que les membres dune association commerciale ne forment pas une citeacute (Pol

1280a40-b1) Cela permettrait aussi deacuteclairer un peu la position de Annas qui soutient que

laquo Aristotle in talking of political foreign business etc φιλία is not talking about an

extended sense of φιλία but is rather locating where φιλία of the personnal kind can arise

Civic friendship is the kind of personal friendship that can occur between people who are

fellow-citizens just as foreign friendship is the kind that can occur between citizens of

different states raquo (Annas 1990 p247) La bienveillance et la concorde seraient donc les

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deux attitudes amicales neacutecessaires agrave la recherche dune autarcie humaine au sein de la citeacute

en ce quelles permettent de rendre la citeacute autosuffisante quant aux besoins mateacuteriels par la

concorde et autosuffisante quant au besoin dexcellence morale par la bienveillance

24 Lami philosophe

Cela eacutetant dit et malgreacute le fait que nous ayons montreacute quune relation damitieacute

politique est impossible pour un philosophe une chose reste toutefois indiscutable

Aristote traite bel et bien de la possibiliteacute dune relation damitieacute avec un philosophe

Comment nous faut-il donc comprendre cela agrave la lumiegravere de lanalyse que nous venons de

faire La premiegravere chose agrave consideacuterer est le fait quagrave lexception dune relation entre deux

sages une relation damitieacute impliquant un philosophe sera neacutecessairement une relation dans

lequel lun des deux partenaires sera supeacuterieur et ce sera bien sucircr le philosophe dans le cas

qui nous concerne Or laquo lrsquoamitieacute fondeacutee sur lrsquoeacutegaliteacute est drsquoautre part lrsquoamitieacute politique raquo

(EE 1242b22-23) Dans lamitieacute politique ce qui est eacutechangeacute doit ecirctre de mecircme nature

cest-agrave-dire doit ecirctre du domaine de lutile alors que dans une relation de supeacuterioriteacute la

reacuteciprociteacute proportionnelle na pas agrave ecirctre soumise agrave la mecircme cateacutegorie Il faut voir ici que la

proportionnaliteacute dont on parle nest pas la mecircme chose que nous avons deacutecrite plus haut

Dans le cadre dune relation damitieacute par inteacuterecirct la proportionnaliteacute vise agrave rendre les

deux parties de la relation eacutegales en eacutegalisant ce quelles partagent tandis que dans une

relation de supeacuterioriteacute cest lamour donneacute et reccedilu qui devra ecirctre proportionnel agrave

lexcellence ou agrave lutiliteacute des partenaires (EN 1158b20-30) Cest ainsi quun fils devra

aimer son pegravere davantage et lui confeacuterer plus dhonneur eacutetant donneacute quil est pour lui dune

utiliteacute quil ne pourra jamais eacutegaler (EN 1163b15-20) De plus certaines relations sont pour

Aristote dune telle ineacutegaliteacute quaucun honneur ne peut compenser lexcellence du

partenaire supeacuterieur (EN 1158b33-1159a1) Cest le cas pour laquo les plus sages raquo (EN

1159a2-3) Mecircme dans ces cas cependant la relation peut persister si agrave deacutefaut de pouvoir

reacuteellement rendre lhonneur ducirc la personne infeacuterieure fait son possible et adopte une

attitude convenable agrave leacutegard du supeacuterieur (EN1163b12-18)

Cela nous amegravene agrave eacutetudier un autre passage

laquo Or il semble bien que des deux cocircteacutes les preacutetentions soient correctes et que chacun doive retirer de lrsquoamitieacute une part plus grande que lrsquoautre mais pas une part de la mecircme chose Au contraire le supeacuterieur a droit agrave plus drsquohonneur et lrsquoindigent agrave plus de beacuteneacutefices La vertu en effet ainsi que la bienfaisance ont lrsquohonneur pour reacutecompense alors que lrsquoindigence a pour secours les beacuteneacutefices raquo (EN 1163b1-5)

Nous pensons voir ici un problegraveme Si on tente de faire entrer celui qui nest que

philosophe dans ce scheacutema on se rend compte bien rapidement quil est agrave la fois agrave identifier

avec le supeacuterieur du fait de lexcellence de son activiteacute mais aussi avec linfeacuterieur car son

activiteacute ne produisant rien il est neacutecessairement indigent Il faudrait donc quil reccediloive agrave la

fois lhonneur et les beacuteneacutefices devant reacutesulter dune association Dans un tel contexte il est

clair que se lier damitieacute avec une personne diffeacuterente de lui sera impossible pour celui qui

ne fait que philosopher ce qui lui est pourtant neacutecessaire vu lexistence de besoins agrave

combler

Comme nous le voyons il semble ecirctre difficile de concilier la pratique de la

philosophie avec la neacutecessiteacute de vivre en citeacute et de se lier damitieacute politique Il ne semble y

avoir que deux maniegraveres dy arriver Dans une note du passage de Pol 1334a16-17 de leur

eacutedition du texte des Politiques Susemihl et Hicks expliquent quune vie de loisir [πρὸς τὴν

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σχολὴν καὶ διαγωγήν] laquo means the occupation of leisure worthy of a really free man such

as he attains when his political duties have been performed or such as he always possesses

provided he is pecuniarily independent and leads a life of true study or contemplation raquo

(p542) ce qui est en gros les deux maniegraveres qui nous apparaissent susceptibles de

sauvegarder la pratique de la philosophie agrave linteacuterieur de la citeacute

Commenccedilons par regarder la seconde voulant que pour philosopher il faut ecirctre

indeacutependant de fortune Dans une telle position le philosophe pourra reacutepondre agrave ses

besoins sans que son activiteacute nait agrave ecirctre utile Toutefois dans un cas semblable laquo les amis

de ce genre [ie par inteacuterecirct] par conseacutequent ne peuvent ecirctre du tout un besoin pour le

bienheureux puisquil est pourvu de la pleacutenitude des biens raquo (EN 1169b23-25) Cest donc

dire quun homme de ce genre aurait atteint en quelque sorte une forme dautosuffisance

mateacuterielle et que degraves lors il naurait plus besoin de personne pour vivre Cela ne lempecircche

toutefois pas davoir besoin damis mais ce nest que des amis qui lui sont semblables quil

recherchera et non pas des amis selon linteacuterecirct ou le plaisir (EN 1169b23-1170a12)

Comme nous lavons vu toutefois ce type damitieacute nest pas lamitieacute politique et ne permet

pas de tisser des liens avec les autres concitoyens de maniegravere agrave faire partie de la citeacute Or

laquo lhomme est un ecirctre fait pour la Citeacute et pour la vie en commun de par sa nature mecircme raquo

(EN 1169b18-19) Cette solution ne semble donc pas ecirctre optimale dans la mesure ougrave elle

exclut le philosophe des activiteacutes de la citeacute

On peut aussi ajouter que cette fortune se devra decirctre le fait dun heacuteritage eacutetant

donneacute que la philosophie nest pas en mesure si elle veut demeurer de la philosophie de

faire gagner de largent et de surcroicirct une somme consideacuterable Lanecdote sur Thalegraves de

Milet et les presses agrave olives est ici assez reacuteveacutelatrice sur le sujet Sans rappeler la petite

histoire notons que lanecdote a pour fin de montrer que cest volontairement que la

philosophie est inutile et ne procure aucun revenu car en puissance elle peut ecirctre porteuse

de grandes richesses (Pol 1259a6-9) Ainsi il est clair pour Aristote quun vrai philosophe

ne deviendra pas riche par la pratique de son activiteacute Il est donc impossible quen se

limitant agrave cela il puisse devenir indeacutependant de fortune ce qui rend lheacuteritage neacutecessaire

Lindeacutependance de fortune a aussi un autre deacutesavantage agrave savoir le manque de

stabiliteacute En effet peu importe la grandeur de la fortune agrave la disposition du philosophe

celle-ci ne pourra que diminuer dans le temps jusquagrave seacutepuiser complegravetement mecircme si cet

eacutepuisement narrive pas pendant la vie de celui qui la possegravede Il serait en effet surprenant

quAristote fonde lautosuffisance mateacuterielle du philosophe sur une fortune qui nest pas

elle-mecircme stable La seule maniegravere de la rendre stable serait de lutiliser en vue de

laccroicirctre Cependant Aristote critique le fait de se servir dargent pour acqueacuterir plus

dargent soutenant que cette forme de commerce est contre nature (Pol 1258a37-b9) Degraves

lors cela ne pourra pas non plus ecirctre envisageacute par le philosophe

Ce que nous tenterons de montrer dans la suite cest quil faut se tourner vers lautre

solution proposeacutee par Susemihl et Hicks si lon veut reacutesoudre la tension entre la recherche

de lautarcie divine et la recherche de lautarcie humaine et ainsi permettre la pratique de la

philosophie dans la citeacute Cette solution se reacutesume agrave deacutefendre la position selon laquelle la

philosophie ne doit faire partie que des loisirs dune personne et que lun des rocircles de la

politique doit ecirctre de favoriser le deacutegagement dun tel espace de loisir permettant la pratique

de la philosophie

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3 Philosophie loisir et politique

Bien que la philosophie ne soit pas un meacutetier il faut tout de mecircme expliquer

pourquoi elle peut ecirctre pratiqueacutee dans la citeacute ce quAristote ne remet jamais en question

consideacuterant qulaquo ils [les meacutetier] seraient en effet supprimeacutes depuis longtemps si ce que le

producteur produit en quantiteacute et en qualiteacute neacutetait pas preacuteciseacutement ce dont le beacuteneacuteficiaire

eacuteprouve le besoin en quantiteacute et en qualiteacute raquo (EN 1133a13-14) Jusquagrave preacutesent en effet

nous navons fait que montrer que la philosophie est incompatible avec les activiteacutes de la

citeacute Il est maintenant temps dexpliquer comment la penseacutee aristoteacutelicienne est malgreacute tout

en mesure de permettre sa pratique et du mecircme coup la recherche de lautarcie divine

Comme nous venons de le mentionner il nous semble que cest dans la notion de loisir que

la philosophie peut devenir acceptable aux yeux de la citeacute et des concitoyens du philosophe

Toutefois cela implique que la vie de celui qui veut lexercer ne soit pas entiegraverement

deacutevoueacutee agrave cet exercice mais quil apporte aussi quelque chose dutile agrave la citeacute de maniegravere agrave

pouvoir en faire partie et se lier damitieacute politique avec ses concitoyens

31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile

Avant dexpliquer positivement comment la philosophie doit ecirctre comprise comme

devant ecirctre releacutegueacutee au statut de loisir eacutemanant dune vie comportant des activiteacutes utiles il

simpose de voir les critiques que fait Aristote de ces activiteacutes utiles et comment on peut les

surmonter En effet si on consideacuterait quAristote rejette de plein fouet la leacutegitimiteacute des

activiteacutes utiles dans la vie bonne ce que certains textes peuvent nous amener agrave deacutefendre il

serait difficile de soutenir comme nous le ferons que la philosophie doit ecirctre reacuteduite au

loisir car le loisir se deacutefinit par opposition au travail Il y a deux principales raisons qui font

quAristote est prudent agrave leacutegard de lexercice dactiviteacutes relieacutees aux neacutecessiteacutes le caractegravere

servile de telles activiteacutes et le fait quelles privent de loisir celui qui les pratique

311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires

Il faut tout dabord voir que la pratique des activiteacutes visant agrave combler les besoins est

souvent associeacutee aux activiteacutes des esclaves (Pol 1254b25-30 1325a25-30 1329a25-26)

Cela est principalement ducirc au fait que de telles activiteacutes ne requiegraverent pas la capaciteacute de

commander mais plutocirct celle dobeacuteir dougrave leur caractegravere servile [ἀνδραποδῶδες] (Pol

1277a33-36) Dans le mecircme sens cest aussi pourquoi Aristote soutient quune citeacute

desclaves ne peut pas exister laquo parce quils ne participent ni au bonheur ni agrave la vie guideacutee

par un choix reacutefleacutechi raquo (Pol 1280a30-35) Plus fondamentalement encore de telles

activiteacutes ne permettent pas de deacutevelopper la vertu En effet Aristote affirme que les

citoyens eacutevidemment vertueux qui composeront la constitution excellente laquo ne doivent

mener la vie ni dun artisan ni dun marchand car une telle vie est vile et contraire agrave la

vertu raquo (Pol 1328b40-41) bien que ces deux groupes soient par ailleurs neacutecessaires agrave

lexistence de la citeacute (Pol 1329a35-40) Ainsi si lappartenance agrave une citeacute requiert la

pratique dune activiteacute utile et vise agrave la fois la vie heureuse il est probleacutematique quune

pratique de ce genre soit contraire agrave la vertu dans la mesure ougrave le bonheur est justement

associeacute agrave la vertu Mais Aristote ne semble pas aussi cateacutegorique sur le caractegravere servile des

activiteacutes indispensables et plusieurs passages le montrent clairement

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Un premier signe de cela est le fait quAristote ne refuse pas systeacutematiquement

toutes les vertus aux classes se livrant agrave un travail visant agrave combler les besoins de la citeacute En

effet il considegravere que les paysans et les pacirctres du fait de leur mode de vie sont en mesure

de deacutevelopper la vertu guerriegravere (Pol 1319a20-25) et que seuls les autres sortes de masses

populaires agrave savoir les artisans les marchands et les hommes de peine sont eacutetrangers agrave

toute vertu (Pol 1319a25-30) Il va mecircme un peu plus loin en affirmant quil existe des

vertus comme le courage lendurance la justice et la tempeacuterance qui sexercent aussi dans

la besogne (Pol 1334a15-25)

Ensuite on peut voir quAristote nest pas tout agrave fait reacutefractaire agrave lexercice

dactiviteacutes utiles en ce quil en permet lintroduction dans leacuteducation des jeunes (Pol

1333a7-9) Le Stagirite semble effectivement croire quune telle pratique fait dune certaine

maniegravere partie de la formation du caractegravere des hommes libres si lon considegravere avec lui

quil faut dabord avoir eacuteteacute gouverneacute avant de gouverner soi-mecircme (Pol 1333a11-15)71 La

vertu eacutetant intimement lieacutee au caractegravere il nous est donc ici permis de voir que vertu et

travail utile ne sont pas si irreacuteconciliables De plus dans le mecircme passage (Pol 1333a9-

11) le philosophe soutient que ce nest pas en elles-mecircmes que ces activiteacutes ne sont pas

honorables mais que cest bien selon la fin quon leur attribue quelles le deviennent En

effet laquo il est certain que les tacircches accomplies par ce genre dexeacutecutants [les travailleurs

manuels] ni lhomme de bien ni lhomme politique ni le bon citoyen ne doivent apprendre

71laquo Car dabord puisquil faut prendre part agrave lexeacutecution pour juger pour cela ceux qui sont jeunes doivent recourir agrave lexeacutecution mais quand ils sont devenus plus vieux renoncer agrave cette exeacutecution capables quils sont de juger de ce qui est beau et den jouir droitement gracircce agrave leacutetude quils ont suivie dans leur jeunesse raquo (Pol 1340b35-40) Ce passage affirme toutefois que les activiteacutes utiles nont pas agrave ecirctre pratiqueacutees toute une vie mais seulement dans la jeunesse Cependant ce passage nous montre limportance de telles activiteacutes dans le deacuteveloppement moral et intellectuel dune personne ce qui met de lavant le fait que les activiteacutes utiles ne sont pas vicieuses en elles-mecircmes

agrave les accomplir sauf sils en ont besoin pour leur usage personnel car dans ce cas il ny a

pas de distinction entre le maicirctre et lesclave raquo (Pol 1277b1-10) Cette absence de

distinction maicirctreesclave dans le cas ougrave une personne reacutepond agrave ses propres besoins vient du

fait que bien que lactiviteacute puisse avoir lair servile en apparence cest lindividu lui-mecircme

qui se commande Ce qui donne sa serviliteacute aux activiteacutes utiles cest que leur exeacutecution est

soumise agrave lautoriteacute du despote du maicirctre desclave Dans leacuteventualiteacute ougrave le maicirctre

desclave reacutealise lui-mecircme lactiviteacute il demeure celui qui commande et nest subordonneacute agrave

personne dautre que lui-mecircme eacuteliminant du mecircme coup la distinction entre le maicirctre et

lesclave eacutetant donneacute que la personne qui commande se trouve ecirctre la mecircme que celle qui

dirige Cest donc dire que si laction a pour but de reacutepondre agrave un de ses propres besoins la

fin de la pratique dune activiteacute qui pourrait ecirctre critiquable dans un autre contexte ne lest

pas puisque la fin quelle poursuit est digne dun homme libre Nous discuterons plus en

deacutetail cela un peu plus loin

Un autre texte vient rendre cela encore plus explicite Aristote se demandant ce quil

faut enseigner pour devenir vertueux affirme qulaquo il nest pas douteux quil faut ecirctre instruit

dans ceux des arts utiles qui sont indispensables [τὰ ἀναγκαῖα δεῖ διδάσκεσθαι τῶν

χρησίμων]raquo (Pol 1337b4) Cependant il nuance sa position en faisant une distinction entre

les tacircches laquo qui conviennent agrave un homme libre et celles qui en sont indignes raquo (Pol

1337b5-6) sans toutefois eacutenumeacuterer les tacircches quils considegraverent faire partie de lune ou

lautre cateacutegorie Le critegravere pour discriminer ces tacircches est neacuteanmoins eacutenonceacute et se reacutesume agrave

savoir si la tacircche en question rend lindividu incapable de pratiquer la vertu que ce soit

celle du corps de lacircme ou de lintelligence et cela laquo car ils [les arts gouvernant ces tacircches]

81

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rendent la penseacutee besogneuse [ἄσχολον] et abjecte raquo (Pol 1337b14) Aristote preacutecise

davantage ce quil veut dire par la suite en montrant comme nous venons de le dire quau

fond ce nest pas tant lactiviteacute elle-mecircme qui est dommageable mais la fin agrave laquelle on la

soumet laquo si cest pour soi-mecircme ses amis ou en visant la vertu ce nest pas indigne dun

homme libre mais le faire pour dautres cela semblera souvent agir comme un homme de

peine et un esclave raquo (Pol 1337b19-21) Tout se passe comme si Aristote associait le fait

dagir pour dautres avec lesclavage ou avec la soumission aux besoins dun autre

individu72 Voilagrave ce quil affirme ailleurs en disant que laquo pour lusage on ne les distingue

guegravere laide physique en vue des tacircches indispensables nous vient des deux les esclaves et

les animaux domestiques raquo (Pol 1254b24-26) Cest peut-ecirctre cela qui explique

leacutelargissement de la critique du travail de lartisan agrave tout travail salarieacute en Pol 1337b10-15

et dans la mecircme veine le fait que le travail de lartisan rend la penseacutee besogneuse

[ἄσχολον] En soumettant son activiteacute aux besoins dautrui cest entreprendre une activiteacute

qui na plus de fin car les besoins dautrui sont beaucoup plus grands que ce dont un simple

particulier est en mesure de produire rendant ainsi impossible la preacutesence de loisir pour

celui dont le travail vise agrave combler ces besoins Au contraire si lhomme libre ne pratique

que les activiteacutes neacutecessaires parmi les choses utiles (laquo τὰ ἀναγκαῖα δεῖ διδάσκεσθαι τῶν

χρησίμων raquo Pol 1337b4) et que ces activiteacutes nont pour fin que de reacutepondre agrave ses propres

besoins et tout au plus agrave ceux de ses amis il est leacutegitime de penser que cette pratique aura

ineacutevitablement une limite ndash la satisfaction des besoins ndash et quune fois atteinte cette limite

permettra agrave cet homme de pratiquer son loisir Il est aussi important de voir que parmi les

72On peut comprendre en quoi cela correspond pour Aristote agrave lesclavage car reacutepondre aux besoins dautrui nest pas le fait de celui qui commande et la liberteacute est justement la possibiliteacute dexercer lautoriteacute

activiteacutes utiles ce nest que les neacutecessaires quAristote permet agrave lhomme libre de pratiquer

car le neacutecessaire se veut justement ecirctre la limite de la mecircme maniegravere quil eacutetait le critegravere de

proportionnaliteacute dans lamitieacute politique

Cela peut toutefois sembler aller agrave lencontre du principe de reacuteciprociteacute mis de

lavant dans la compreacutehension quAristote se fait de lamitieacute politique En effet comme nous

lavons expliqueacute il faut quau moins une partie des activiteacutes de chacun des membres de la

communauteacute politique vise agrave reacutepondre aux besoins des autres membres de la communauteacute

Dans cette mesure comment faut-il comprendre le fait quAristote limite la pratique des

activiteacutes utiles agrave la compleacutetion de ses propres besoins Il nous semble possible de rendre

ces deux ideacutees compatibles si lon comprend que ce sont les besoins de lindividu qui dictent

sa production et non les besoins dautrui Autrement dit le citoyen libre ayant une quantiteacute

de besoins X produit une quantiteacute A de pommes de terre sachant que leacutechange de cette

quantiteacute A lui procurera juste assez de ressources pour combler ses besoins X et il agira

ainsi mecircme si la personne avec qui il eacutechange avait besoin dune quantiteacute de pommes de

terre supeacuterieure agrave A Ce ne doit donc pas ecirctre uniquement le marcheacute qui dicte la production

bien quil faille que la chose produite reacuteponde agrave un besoin des concitoyens mais aussi les

besoins du producteur Compris de la sorte ce passage dAristote rend possible la

reacuteciprociteacute tout en conservant un but digne dun homme libre agrave la pratique dune activiteacute qui

autrement pourrait ecirctre servile Cela permet aussi de ne pas croire quAristote cherche ici agrave

faire de lhomme libre un homme replieacute sur lui-mecircme qui cherche agrave atteindre une autarcie

mateacuterielle de maniegravere solitaire ce que nous savons quil considegravere comme impossible73 et

73Reader propose une autre maniegravere de deacutefendre le fait que la pratique dune activiteacute visant agrave reacutepondre aux besoins nest pas servile en elle-mecircme Sa position est que laquo the proper Aristotelian conclusion is that far from being an inferior activity fit only for slaves meeting needs is the first part of Aristotles virtue raquo

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permettre aussi une forme de division du travail qui malgreacute une certaine speacutecialisation

resterait une pratique noble

312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir

Maintenant quil est clair que sassurer des choses indispensables de son propre chef

nest pas servile en soi-mecircme et que rien nempecircche un homme libre de sadonner agrave ce type

dactiviteacutes dans la limite de ses besoins il reste un autre aspect de ces activiteacutes

freacutequemment rappeleacute par Aristote qui les rendrait incompatibles avec la pratique de la

philosophie En effet Aristote affirme souvent que de telles activiteacutes privent de loisir celui

qui sy adonne (Pol 1291b15-30 1305a19-20 1318b10-15 1328b41-1329a1) Eacutetant donneacute

que la pratique de la θεωρία est un loisir (EN 1177b22) il semble en deacutecouler quon ne

peut pas agrave la fois ecirctre par exemple paysan et philosophe Toutefois le rejet de tout loisir agrave

celui qui soccupe dagriculture ou de toute autre activiteacute utile nest peut-ecirctre pas aussi

cateacutegorique quon pourrait le penser agrave premiegravere vue et plusieurs textes nous le font penser

Avant de nous attarder agrave cette question il convient de clarifier ce quAristote entend

pas loisir (σχολή) car la conception que nous en avons aujourdhui nest pas tout agrave fait la

mecircme que la sienne dautant plus si lon parle du loisir pour un paysan En effet beaucoup

de nos contemporains comprennent le loisir comme un moment de repos neacutecessaire ducirc agrave un

travail peacutenible On na quagrave penser agrave la quantiteacute de gens qui vont passer leurs vacances au

soleil eacutetendus sur une plage pour sen convaincre Cependant lagrave nest pas la conception que

se fait Aristote du loisir Il associe plutocirct cette vision contemporaine agrave la notion de jeu

(παιδιά) et il affirme quelle fait partie du labeur dans la mesure ougrave cest le labeur quelle a

(Reader 2005 p113) Il semble accorder une certaine valeur morale intrinsegraveque au labeur ce qui ne semble pas ecirctre conforme agrave la penseacutee dAristote

pour fin laquo car celui qui peine a besoin de deacutetente et le jeu vise agrave la deacutetente [hellip] pour cette

raison il faut introduire les jeux dans leacuteducation en y ayant recours au moment opportun

cest-agrave-dire en sen servant agrave titre de remegravede raquo (Pol 1337b35-1338a1) Le fait de

comprendre le jeu comme un remegravede est bien la preuve de lexteacuterioriteacute de sa fin 74 Au

contraire la vie de loisir [τὸ σχολάζειν] est deacutefinie comme ayant laquo en elle-mecircme le plaisir

et le bonheur de la vie bienheureuse raquo (Pol 1338a1-3) Pour le dire autrement le fait

davoir du loisir est pour Aristote un eacutetat exempt de toute neacutecessiteacute un moment ougrave lon

choisit ce que lon veut faire non pas en fonction de lutiliteacute que cela nous apportera mais

en consideacuterant laction en elle-mecircme indeacutependamment des implications externes qui

pourraient en deacutecouler Cest un eacutetat quon atteint lorsque nos besoins sont combleacutes Cest ce

sens de loisir quil faut avoir en tecircte lorsque le Stagirite affirme que la vie du paysan est

priveacutee de loisir Ce nest donc pas quil na aucun moment pour se reposer car cela est en

fait inclus dans la conception du labeur mais plutocirct quil ne dispose daucun temps qui ne

soit pas soumis agrave des activiteacutes neacutecessaires agrave la compleacutetion de ses besoins De plus Aristote

rejette le fait que le jeu puisse aussi ecirctre lobjet dune vie de loisir car laquo stupide et par trop

pueacuteril raquo (EN 1176b32-33)

Mais il faut maintenant se demander ce qui fait que le paysan ne disposerait pas de

tels moments de loisir Sur ce point Aristote est tregraves clair laquo il est impossible davoir du

loisir quand on na pas de revenus suffisants raquo (Pol 1292b32-33) On voit donc que le loisir

est en lien avec les richesses dune personne et dans cette mesure lanalyse que fait Aristote

des diffeacuterents types de deacutemocratie est ici tregraves utile pour comprendre le rapport entre ces

deux facteurs chez les paysans Dans la meilleure forme de deacutemocratie celle ougrave la plupart

74Voir aussi EN 1176b35-1177a1

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des citoyens sont paysans ces derniers ne soccupent pas beaucoup des affaires publiques

laquo car du fait de la modiciteacute de son avoir cette masse populaire na pas de loisir raquo (Pol

1318b11-12) Ces gens manquent aussi du neacutecessaire et preacutefegraverent donc travailler au lieu de

participer agrave la vie politique laquo car la plupart de ces gens courent plutocirct apregraves le profit

quapregraves les honneurs raquo (Pol 1318b16-17) Cest bel et bien la pauvreteacute qui ne permet pas agrave

ces paysans davoir du loisir

Quand on compare cela avec la pire forme de deacutemocratie on perccediloit un portrait

totalement diffeacuterent

laquo Quatriegraveme espegravece de deacutemocratie celle qui est apparue chronologiquement la derniegravere dans les citeacutes Car du fait que les citeacutes sont devenues beaucoup plus importantes quagrave lorigine et plus riches de revenus tous y participent au pouvoir dans la constitution du fait de la supeacuterioriteacute de la multitude mais ils y prennent part comme citoyens parce quils peuvent mener une vie de loisir et que les gens modestes touchent une indemniteacute Et cest avant tout une masse de ce genre qui a du loisir car ces gens-lagrave ne sont pas gecircneacutes par leurs affaires priveacutees alors que les riches ont cette gecircne de sorte que ceux-ci souvent ne participent ni agrave lassembleacutee ni aux tribunaux De lagrave vient que cest la masse des gens modestes qui est souveraine dans la constitution et non pas les lois raquo (Pol 1293a1-10)

Dans un tel contexte ce sont les plus pauvres ceux qui ne travaillent pas qui ont le

plus de loisir eacutetant donneacute que la citeacute leur verse un salaire pour sieacuteger aux assembleacutees (Pol

1300a1-5) Il semble donc que plus la citeacute est riche plus elle a la capaciteacute de pallier agrave la

pauvreteacute de ses citoyens de maniegravere agrave leur permettre davoir une certaine part de loisir Par

contre ces indemniteacutes dont parle Aristote ne sont pas distribueacutees afin de donner du loisir

dans labsolu agrave ceux dont les revenus ne sont pas suffisants pour en avoir mais visent plutocirct

agrave leur deacutegager un espace afin quils puissent soccuper des affaires de la citeacute Mais cela

nempecircche pas pour autant quil soit possible que ces fonds soient utiliseacutes pour autre chose

Aristote vient en effet bien pregraves de ladmettre lorsquil affirme dans un passage ougrave il se

demande laquelle des deux vies meneacutees selon la vertu que sont la vie politique et la vie

philosophique est la plus digne decirctre choisie que laquo cela ne fait pas une petite diffeacuterence

suivant que lun ou lautre parti a raison car celui qui juge correctement ordonne

neacutecessairement tout au but qui est le meilleur et cela aussi bien chaque homme

individuellement que le corps politique collectivement raquo (Pol 1324a20-35) Cest donc dire

que si collectivement on en vient agrave croire que la philosophie est lactiviteacute la plus digne

decirctre poursuivie ou au moins aussi digne que la politique il sensuivra que la citeacute

sorganisera de maniegravere agrave permettre agrave tous de la pratiquer et le versement dindemniteacutes pour

les plus pauvres comme cest le cas pour les activiteacutes politiques est sans doute une solution

agrave envisager dautant plus quAristote soutient que laquo le bonheur personnel sans doute [ne va]

pas sans organisation domestique ni sans organisation politique raquo (EN 1142a5-10) Dans

les faits cela risque cependant fort peu de se produire et Aristote en est probablement

conscient De fait deux raisons sont assez eacutevidentes la premiegravere eacutetant que la philosophie

na peut-ecirctre pas si bonne presse et la deuxiegraveme que de toute faccedilon peu de gens ont les

capaciteacutes pour la pratiquer Nous ne voulons toutefois pas trop insister dans cette voie car

cela ne semble pas avoir eacuteteacute reacuteellement deacutefendue par le Stagirite et que de toute maniegravere

Aristote confegravere du loisir agrave ceux pratiquant une activiteacute utile malgreacute cette absence de

reacutemuneacuteration eacutetatique

En effet on se rend compte que quelques passages laissent sous-entendre cela

Comme nous lavons vu le loisir est eacutetroitement lieacute agrave lacquisition de richesses suffisantes

pour subvenir agrave ses besoins et ce dans une peacuteriode de temps assez courte pour permettre agrave

lindividu de se consacrer agrave autre chose quau labeur Toutefois il nous semble que lactiviteacute

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en elle-mecircme nest pas la seule chose agrave consideacuterer quand on analyse ce que rapporte cette

activiteacute En effet Aristote est en geacuteneacuteral tregraves soucieux des contingences historiques et

sociales75 lorsquil eacutetudie les choses humaines et ce domaine ne fait pas exception On peut

relever au moins deux critegraveres qui font que lactiviteacute du paysan par exemple sera suffisante

ou non pour lui procurer du loisir et ce sans mecircme faire appel aux indemniteacutes dont nous

avons parleacute plus haut

Le premier critegravere est celui de la taille de la citeacute et de son organisation territoriale

En Pol 1305a18-22 Aristote eacutetablit clairement une correacutelation entre le fait que le peuple

navait pas de loisir ducirc agrave son travail et que les citeacutes neacutetaient pas tregraves grandes De fait

Aristote soutient quune citeacute si elle souhaite ecirctre autarcique devra avoir une certaine taille

(Pol 1326b1-10) Cest donc dire que dans les limites de ce quon pourrait appeler la

capaciteacute politique provenant de lanalyse de Pol 1326b5-6 plus la citeacute est populeuse plus

grandes sont les chances que les paysans puissent jouir dun peu de loisir En plus de cela il

faut voir que les paysans de Pol 1305a18-22 vivent exclusivement agrave la campagne Aristote

pensent aussi agrave cette maniegravere de diviser les terres de la citeacute lorsquil propose dans la

description quil fait de la citeacute excellente en Pol VII que chaque citoyen possegravede un lot agrave la

campagne et un autre agrave la ville (Pol 1330a14-16) Bien que cette mesure ne vise pas

directement agrave donner du loisir aux citoyens mais bien agrave diminuer les tensions pouvant

exister entre ceux qui habitent pregraves des frontiegraveres ennemies et ceux qui en habitent loin il

nen demeure pas moins quil est probable que ceci ait des conseacutequences sur la maniegravere de

vivre des citoyens du fait que ceux qui habitent en ville ont geacuteneacuteralement plus de loisirs

que ceux habitant en campagne (Pol 1305a15-25) On peut aussi ajouter quen Pol

75Voir par exemple Pol 1325a7-14

1305a18-22 le Stagirite parle dun temps reacutevolu dune eacutepoque qui nest plus la sienne

comme pour dire quen son temps les citeacutes eacutetaient assez grandes pour offrir du loisir agrave tous

Lautre critegravere est celui de la qualiteacute du sol En plus decirctre propice agrave de multiples

cultures laquo il doit ecirctre tel par sa superficie et son importance que ceux qui lhabitent puissent

mener une vie de loisir comme des hommes libres mais qui soient en mecircme temps

tempeacuterants raquo (Pol 1326b28-32) Eacutevidemment il est trivial quil faut preacuteconiser un sol

fertile agrave un sol steacuterile mais le plus inteacuteressant dans ce passage cest quAristote naffirme

pas ici que plus le sol est fertile mieux la citeacute sen portera Il impose une limite agrave

lexcellence du sol en disant que ce dernier doit conserver la tempeacuterance des citoyens qui

loccupent ce qui signifie quun sol trop fertile aura tendance agrave faire tomber les citoyens

dans un extrecircme et ne pas les encourager agrave la vertu Autrement dit si le sol ne fournit que

ce que les individus ont besoin pour vivre76 cela leur permettra de pratiquer la tempeacuterance

et ils ne seront pas tenteacutes de subvertir la fin de leur production pour lorienter vers

lacquisition de richesses et non plus vers la compleacutetion des besoins Cela est tregraves

inteacuteressant si lon fait un parallegravele avec la description des paysans de la premiegravere forme de

deacutemocratie Dans la description quil en fait Aristote suggegravere que cette classe de citoyens

est plus attireacutee par le gain que par les honneurs (Pol 1318b16-17) Compris de cette

maniegravere puisque cest le gain qui motive leur activiteacute et que la richesse na pas de fin ces

paysans nauront bien entendu aucun loisir et la raison nen sera pas la pauvreteacute De fait

dans les lignes qui suivent immeacutediatement le philosophe deacuteclare que laquo certains dentre eux

76Il est tout de mecircme souhaitable de produire des surplus pour fins dexportations dans la mesure ougrave il est pratiquement impossible quune citeacute puisse fournir vraiment tout ce dont les citoyens ont besoin ce qui neacutecessite limportation et donc une monnaie deacutechange(Pol 1257a30-b1) Mais ces surplus doivent tout de mecircme ecirctre soumis agrave la neacutecessiteacute et ne pas devenir lobjet de la production

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[les paysans] senrichissent-ils vite alors mecircme que les autres ne sont pas dans lindigence raquo

(Pol 1318b20-21) ce qui montre clairement que ce nest pas la pauvreteacute qui les empecircche

davoir du loisir mais bien leur deacutesir de richesses Le mecircme constat peut ecirctre dresseacute pour

les ouvriers car lorsquil discute de loligarchie le philosophe affirme que laquo dans les

oligarchies par contre il est impossible quun homme de peine soit citoyen parce que

laccegraves aux magistratures deacutepend dun cens eacuteleveacute mais un artisan le peut la plupart des

ouvriers en effet sont des gens riches raquo (Pol 1278a20-25) De plus en affirmant qulaquo outre

cela [paysans artisans marchands] il y a les manoeuvres [τὸ χερνητικὸν] cest-agrave-dire ceux

qui ont trop peu de biens pour pouvoir mener une vie de loisir raquo (Pol 1291b25-30) Aristote

laisse entendre que seule lactiviteacute des manoeuvres ne procure pas une reacutemuneacuteration

suffisante pour avoir une vie de loisir Il nest donc pas si certain que ce soit lactiviteacute utile

elle-mecircme outre celle des manoeuvres qui entrave la participation agrave une vie de loisir mais

plutocirct la fin quon postule agrave cette activiteacute

32 Vie totale et vie partielle

La question qui meacuterite maintenant decirctre poseacutee est de savoir comment il faut

comprendre cette cohabitation entre la pratique dune activiteacute utile visant agrave reacutepondre agrave nos

besoins et agrave ceux de nos concitoyens de maniegravere agrave participer agrave la vie de la citeacute et la pratique

de la philosophie Lorsquon utilise des expressions comme vie de loisir ou vie de labeur il

est facile dy voir quelque chose de global qui reacutesume lentiegravereteacute des activiteacutes que megravene un

individu au cours de sa vie Cependant cette compreacutehension nest pas adeacutequate en ce qui a

trait agrave la conception aristoteacutelicienne de la vie Pour mieux saisir cette notion de vie nous

nous en remettrons agrave lanalyse quen fait Heinaman dans la premiegravere partie de son texte

Eudaimonia and Self-Sufficiency in the Nicomachean Ethics Voilagrave comment il deacutecrit ce

que nous appelons la vie totale

laquo Aristotle believes that the total life of a human being consists in a variety of types of activity each of which is an instance of living in a certain way and each of which is the exercise of a certain type (or types) of capacity of soul So my total life according to Aristotle consists in perceiving growing digesting walking feeling emotions thinking etc Each of these activities is living in a certain way And Aristotle uses the word life to refer to these types of activities- the perceptual life the nutritive life etc raquo (Heinaman 1988 p32)

Il est tout agrave fait vrai quAristote considegravere chacune de ces activiteacutes comme eacutetant des

laquo vies raquo ou devrait-on dire des maniegraveres dentendre le fait de vivre car laquo nous preacutetendons

qursquoil y a vie lagrave ougrave se trouve ne serait-ce qursquoune seule quelconque des manifestations telles

que lrsquointelligence la sensation le mouvement local et le repos ou encore le mouvement

nutritif deacutepeacuterissement et croissance raquo (DA 413a20-26) Le Stagirite accorde la vie agrave une

chose (une plante un ecirctre humain le premier moteur etc) degraves que lune de ces maniegraveres

dentendre la vie est preacutesente en elle Il est aussi eacutevident quil est possible en prenant

lexemple de lecirctre humain de combiner plusieurs de ces formes de vies Cest donc

laddition de toutes ces formes particuliegraveres qui composent la vie totale dun individu et cest

agrave chacune de ces formes de vie prises individuellement que nous donnons la deacutenomination

de vie partielle

De fait certains passages laissent croire que la vie dune personne est diviseacutee ou du

moins peut lecirctre On na quagrave penser au texte de Pol 1256a40-b1 ougrave Aristote explique que

si le mode de vie dun individu nest pas suffisant pour lui procurer la nourriture dont il a

besoin il peut combiner son activiteacute avec dautres afin datteindre lautosuffisance Ainsi on

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comprend que la vie dun individu na pas agrave se limiter agrave une seule activiteacute mais peut si cest

neacutecessaire seacutetendre agrave plusieurs Cependant dans ce passage lautosuffisance en question

nest que mateacuterielle et la diversiteacute des activiteacutes reste deacutependante de lutiliteacute ce qui ne

permet eacutevidemment pas de faire le lien avec la philosophie Neacuteanmoins un autre passage

permet de mieux comprendre comment peut sorganiser une vie totale pour laisser autant

place aux activiteacutes utiles quagrave la pratique de la philosophie En effet laquo la vie aussi se

divise en loisir et labeur guerre et paix et parmi les actions les unes concernent ce qui est

indispensable et utile les autres ce qui est beau raquo (Pol 1333a30-35) Il nest donc pas

interdit de croire quAristote envisage reacuteellement une vie totale ougrave lindividu combinerait

diffeacuterentes vies partielles les unes utiles et visant agrave reacutepondre agrave ses besoins les autres libres

de contraintes et visant le beau

Cette distinction que fait Heinaman dans son texte lemmegravene aussi agrave faire ressortir

quatre questions diffeacuterentes que les tenants de linterpreacutetation large de la deacutefinition du

bonheur (cest-agrave-dire que le bonheur pour Aristote consiste en un agreacutegat de vertu morale et

de θεωρία) ont tendance agrave confondre laquo (1) What life is the highest kind of eudaimonia (2)

What life counts as eudaimonia (3) What components will make up the total life of the

happy man (4) What must a man have in order to be happy raquo (Heinaman 1988 p33)

Ainsi en distinguant vie totale et vie partielle cela permet de ne pas avoir la mecircme reacuteponse

pour les questions 1 et 3 et de lagrave admettre une part dactiviteacute utile dans la vie totale de celui

qui pratique la philosophie puisque la reacuteponse agrave la question 4 comprend aussi les biens

mateacuteriels neacutecessaires agrave la vie Bien que nous soyons daccord avec la critique que Heinaman

formule agrave lendroit de linterpreacutetation large du bonheur il nous semble en nous fondant sur

lanalyse que nous avons faite au chapitre 1 du preacutesent travail quune autre question aurait

meacuteriteacutee decirctre distingueacutee outre les quatre poseacutees par le commentateur agrave savoir celle qui

consiste agrave se demander quelle vie partielle constitue loffice de lhomme Comme nous

lavons vu nous ne croyons pas contrairement agrave Heinaman que la reacuteponse agrave cette question

soit la mecircme que celle agrave sa question 1 mais nous ne rencheacuterirons pas ici sur ce problegraveme

Une fois que lon considegravere que la philosophie na pas agrave constituer la vie totale pour

ecirctre pratiqueacutee ce qui de toute maniegravere est impossible il est leacutegitime de se demander si sa

pratique nest pas du mecircme coup diminueacutee en terme dexcellence puisquelle est combineacutee agrave

une activiteacute dont la noblesse est nettement moins appreacuteciable Autrement dit est-ce que la

dureacutee pendant laquelle quelquun pratique la philosophie influe sur la qualiteacute de cette

pratique ou sur le bonheur qui advient agrave celui qui la pratique Pour bien comprendre que ce

nest pas le cas il importe de se rappeler que la pratique de la θεωρία est une ἐνέργεια (Pol

1325b16-26) et que lanalyse que fait Aristote du plaisir en EN X 2-4 sy applique

parfaitement du fait quelle en procure de la maniegravere la plus excellente (EN 1177a22-26)

En parlant du plaisir le Stagirite affirme que laquo cest en effet une sorte de tout et agrave aucun

moment lon ne peut concevoir un plaisir qui devrait durer plus longtemps pour atteindre sa

forme acheveacutee raquo (EN 1174a17-19) laquo agrave chaque moment de sa dureacutee [il] est une chose dont

la forme est acheveacutee raquo (EN 1174b6-7) Pour arriver agrave cette conclusion Aristote semploie agrave

montrer que le plaisir nest pas un mouvement en faisant remarquer que tout mouvement

implique une certaine vitesse alors que laquo le plaisir en effet peut venir vite comme la

colegravere mais non ecirctre rapide mecircme relativement alors que la marche et la croissance le

peuvent ainsi que tous les mouvements semblables raquo (EN 1173a34-b2) Le mouvement

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doit aussi ecirctre compris comme ayant une fin exteacuterieure agrave lui-mecircme et que le terme de son

mouvement est la reacutealisation de cette fin Or le plaisir pouvant ecirctre rechercheacute pour lui-

mecircme (EN 1174a10) il est clair quil ne peut ecirctre mouvement Le dernier argument visant

agrave montrer que le plaisir nest pas un mouvement vise agrave dire que le mouvement doit ecirctre

quelque chose qui doit pouvoir se seacuteparer en partie ce qui est impossible pour le plaisir qui

forme une sorte de tout (EN 1174b9-14) Il soutient aussi que le plaisir ne peut pas ecirctre

geacuteneacuteration du fait quil ne peut pas provenir de laquo cela dont le chagrin est corruption raquo (EN

1173b6-7) Ce passage fait sans doute reacutefeacuterence agrave la doctrine aristoteacutelicienne voulant quun

terme commun soit lintermeacutediaire entre deux extrecircmes tout comme le vinaigre doit passer

par leau avant de devenir du vin (Meta 1044b20-1045a6) Ainsi en croyant que ce terme

nexiste pas dans le cas du plaisir et du chagrin Aristote en conclut que le plaisir ne peut

pas ecirctre une geacuteneacuteration Force est donc de constater que lactiviteacute du philosophe ne sera

aucunement deacutepreacutecieacutee du fait que la vie totale de celui qui la pratique soit partageacutee entre

cette activiteacute et dautres activiteacutes utiles moins nobles quelle

Toutefois en ayant en tecircte que le philosophe croit qulaquo elle [la nature] fait une

chose pour un seul usage car chaque instrument accomplira au mieux sa tacircche sil sert non

agrave plusieurs fonctions mais agrave une seule raquo (Pol 1252b5-10) comment peut-on croire

plausible quil permettra au philosophe de pratiquer une autre activiteacute que celle-lagrave La

question revient en fait agrave se demander si Aristote adopte la mecircme position que Platon dans

La Reacutepublique (369e-370e) quant agrave la speacutecialisation du travail agrave savoir que chacun de par

sa nature propre est destineacute agrave accomplir une seule tacircche particuliegravere au sein de la citeacute ce

qui nous empecirccherait de concevoir la vie totale dun homme comme une addition de ses

vies partielles Ce ne semble pas ecirctre le cas Si lon considegravere la description quAristote fait

de la sagesse et de la sagaciteacute en EN VI on se rend compte que laquo chacune des deux est

vertu dune partie diffeacuterente de lacircme raquo (EN 1143b14-17) Le fait que ces vertus soient ainsi

diffeacuterencieacutees impliquent quelles peuvent toutes deux ecirctre deacuteveloppeacutees sans que le

deacuteveloppement de lune entraicircne un deacutepeacuterissement de lautre et ce dans la mesure ougrave les

domaines de leur excellence respective ne sont pas en compeacutetition comme ceacutetait le cas

chez Platon pour qui les diffeacuterentes parties de lacircme sont en lutte perpeacutetuelle et que la

nature dune personne est dicteacutee par la partie qui domine (La Reacutepublique IV) De plus bien

que la sagesse ninterfegravere pas avec la pratique de la sagaciteacute et inversement il semble que

ces deux vertus soient lieacutees dune certaine maniegravere puisque laquo [la sagaciteacute] donne donc des

ordres en vue de la sagesse mais ne la pas agrave ses ordres raquo (EN 1145a8-9) Il semble donc

quil faille interpreacuteter ce passage comme signifiant non seulement que la sagesse et la

sagaciteacute ne sont pas en compeacutetition mais aussi que la sagesse a besoin de la sagaciteacute pour

advenir Nous y reviendrons plus loin et en deacutetails et nous en resterons lagrave pour linstant

Notons toutefois que cette absence de compeacutetition est tregraves importante eacutetant donneacute que pour

Platon cest la plus grande force dune des parties par rapport aux autres qui impose la

nature de lindividu en empecircchant les autres parties de se deacutevelopper agrave leur plein potentiel

et qui donne de ce fait sa fonction agrave lindividu Si les parties de lacircme ne luttent pas lune

avec lautre cela implique aussi que chacune delles peut en arriver agrave son excellence propre

sans pour autant reacuteprimer le deacuteveloppement de lexcellence des autres parties De cette

faccedilon rien nempecircche un homme decirctre excellent dans plusieurs domaines et decirctre agrave la fois

sagace et sage ou utile et sage

95

96

Cela ne regravegle cependant peut-ecirctre pas la question parce que comme nous lavons dit

certaines activiteacutes utiles sont consideacutereacutees par Aristote comme eacutetant viles et ne permettant

pas de deacutevelopper la vertu Toutefois nous avons vu que la plupart de ces activiteacutes neacutetaient

telles que lorsque la fin quon leur posait eacutetait vicieuse En consideacuterant quune bonne

eacuteducation morale permettant agrave lindividu de poser la bonne fin ce qui est le rocircle de la vertu

morale est preacutealable agrave lapprentissage des tacircches utiles on peut sans heacutesiter soutenir quun

homme peut pratiquer ces activiteacutes sans craindre pour son excellence morale On pourrait

voir ici une sorte de peacutetition de principe si lon considegravere que la pratique dune activiteacute utile

peut pervertir lagent vertueux en deacuteviant sa fin En effet puisque les vertus morales ne sont

pas donneacutees naturellement mais proviennent du fait de lhabitude (EN 1103a19-26) des

actes contraires agrave la vertu comme un travail qui serait servile pourrait changer le caractegravere

de lhomme vertueux Cela revient agrave ramener la critique deacutejagrave souleveacutee par Aristote lui-

mecircme voulant que si la vertu sacquiert par la pratique habituelle dactiviteacutes vertueuses cela

implique quil faudrait deacutejagrave ecirctre vertueux pour le devenir (EN 1105a17-21) Pour transposer

cela au cas qui nous inteacuteresse ce serait dire que puisque lactiviteacute utile en elle-mecircme nest ni

vertueuse ni vicieuse il faut deacutejagrave savoir ce quest la maniegravere vertueuse de laccomplir avant

de deacutebuter afin de ne pas risquer de shabituer agrave une pratique fautive Eacutevidemment la

reacuteponse que donne le Stagirite agrave cette objection montre encore une fois agrave quel point la

pratique de la vertu est une pratique sociale en ce sens quagrave deacutefaut decirctre vertueux les

actions vertueuses tout comme tracer des lettres peuvent ecirctre le fait du laquo hasard ou gracircce

au soutien dautrui raquo (EN 1105a22-23) et quon ne devient vertueux que du moment ougrave lon

est capable de pratiquer ces actions par soi-mecircme De plus la pratique vertueuse se

distingue de la technique en ce que les produits de la technique sont parfaits en eux-mecircmes

et montrent lexcellence de leur producteur agrave eux seuls tandis que les oeuvres de la vertu

morale en plus de lexcellence des actes doivent aussi ecirctre lexpression dun eacutetat de

lindividu vertueux En effet laquo il doit savoir ce quil exeacutecute ensuite le deacutecider et ce

faisant vouloir les actes quil accomplit pour eux-mecircmes enfin troisiegravemement agir dans

une disposition ferme et ineacutebranlable raquo (EN 1105a30-35) Ce dernier critegravere permet aussi

de croire que lorsque quelquun est devenu vertueux il est tregraves difficile quil cesse de lecirctre

et quil nest plus risqueacute pour lui de pratiquer des activiteacutes utiles car la fin quil leur

attribuera naura dautres choix que decirctre bonne On peut aussi ajouter que le fait que

lapprentissage de la vertu se fasse sous la supervision dautrui et des lois protegravege les jeunes

dans la mesure du possible dinfluences neacutefastes Toutefois bien que la compatibiliteacute entre

la vertu morale et la sagaciteacute et la sagesse soit difficilement contestable peut-ecirctre nen est-il

malgreacute tout pas ainsi entre les capaciteacutes physiques et intellectuelles laquo car il ne faut pas

accabler en mecircme temps lesprit et le corps en effet chacun de ces deux exercices produit

naturellement leffet contraire dans lautre domaine le travail du corps est une entrave pour

le deacuteveloppement de lesprit le travail de lesprit pour le deacuteveloppement du corps raquo (Pol

1338b10) Ceci eacutetant dit on peut tout de mecircme voir que rien nempecircche le versant

intellectuel et le versant physique (qui sera plutocirct celui mis de lavant dans les activiteacutes

utiles) de se deacutevelopper de maniegravere parallegravele En effet le seul obstacle agrave ces

deacuteveloppements se pose dans le seul cas ougrave ils sont orchestreacutes en laquo mecircme temps raquo et pas

neacutecessairement dans labsolu Cela est dautant plus important quun corps sain est essentiel

pour pratiquer une activiteacute intellectuelle de maniegravere optimale

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Toujours dans le but de montrer quil est possible pour un homme de pratiquer

plusieurs activiteacutes et du mecircme coup quAristote ne souscrit pas agrave lideacutee platonicienne de la

speacutecialisation du travail il est important de voir que pour le Stagirite laquo il faut ecirctre capable

de travailler et de faire la guerre mais encore plus de vivre en paix et dans le loisir ecirctre

capable daccomplir les tacircches indispensables et utiles mais encore plus les belles actions raquo

(Pol 1333a41-b3) Dans la mecircme veine il expose sans critiquer cette position que la

plupart des gens croient qulaquo en ce qui concerne les autres capaciteacutes beaucoup pensent que

les mecircmes gens peuvent les cumuler par exemple les mecircmes peuvent porter les armes

ecirctres paysans ecirctre ouvriers mais aussi membres des instances deacutelibeacuterative et judiciaire raquo

(Pol 1291b1-5) Ainsi cela na rien agrave voir avec la conception platonicienne voulant que les

ouvriers les guerriers et les dirigeants soient des classes diffeacuterentes et non mixtes dautant

plus qulaquo il arrive souvent aux mecircmes de porter les armes et de cultiver la terre raquo (Pol

1291a30) Dans la penseacutee aristoteacutelicienne chaque individu semble avoir la responsabiliteacute

de devenir un homme complet De plus comme Aristote insegravere la politique et la

philosophie dans le temps du loisir (Pol 1255b35-40) il est clair que ce temps de loisir se

doit decirctre compleacuteteacute par des activiteacutes qui ne sont pas du loisir montrant agrave la fois que ces

diffeacuterents types dactiviteacutes ne sont pas fonciegraverement incompatibles

33 Eacuteducation loisir et limite du politique

laquo Quil faille dans une citeacute qui entend ecirctre bien gouverneacutee quon soit libeacutereacute des

tacircches indispensables cest chose admise raquo (Pol 1269a35) et nous nous sommes appliqueacutes

jusquagrave preacutesent agrave montrer que cet espace de loisir est possible au sein de la citeacute si les

individus pratiquent des activiteacutes indispensables ayant pour fin la reacuteponse agrave leurs besoins et

non pas le profit Tournons-nous maintenant vers un autre aspect tregraves important de la

conception du loisir dans la penseacutee aristoteacutelicienne agrave savoir quil se doit decirctre lobjet ou du

moins un objet privileacutegieacute de leacuteducation Il nous faut voir quAristote considegravere que cest la

tacircche de leacuteducation de rendre les citoyens sensibles agrave la neacutecessiteacute de pratiquer des loisirs

car ce nest pas parce que les loisirs sont possibles quils seront effectivement pratiqueacutes

dougrave limportance de leacuteducation

laquo Quil y ait donc une certaine eacuteducation dans laquelle il faut eacutelever les enfants non

pas parce quelle serait utile ou indispensable mais parce quelle est digne dun homme libre

et belle cest manifeste raquo (Pol 1338a30-35) Sans pour autant oublier que leacuteducation doit

aussi servir agrave lapprentissage de choses utiles (Pol 1333a40-b3) et que certaines vertus

sexercent dans la besogne (Pol 1334a15-20) Aristote reste tregraves clair quant au fait quune

part de leacuteducation doit enseigner des activiteacutes nayant quelles-mecircmes pour fin (Pol

1338a10-15) Cette caracteacuteristique est bien entendu le signe de leur noblesse et cette raison

est suffisante pour en faire la fin agrave rechercher Toutefois quand on considegravere la critique que

fait Aristote de la constitution spartiate (Pol II 9) on se rend compte que le loisir peut

jouer un rocircle quon peut presque consideacuterer comme politique et que si leacuteducation doit en

assurer lapprentissage ce nest pas simplement avec une vue deacutesinteacuteresseacutee En effet en

ayant uniquement mis laccent sur la vertu guerriegravere laquo ils [les Spartiates] couraient agrave leur

perte degraves quils avaient eacutetabli leur domination faute de savoir utiliser leur loisir [διὰ τὸ μὴ

ἐπίστασθαι σχολάζειν] eux qui navaient pratiqueacute aucun autre exercice plus important que

celui de la guerre raquo (Pol 1271b1-5 nous soulignons) Ainsi leur incapaciteacute agrave soccuper

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dans une situation ougrave il ny a pas de conflit leur eacutetait politiquement deacutesavantageux Dans

cette mecircme veine Aristote affirme que le fait

laquo que le leacutegislateur doive sefforcer de preacutefeacuterence darrecircter les mesures concernant la guerre et le reste de la leacutegislation en vue du loisir et de la paix les faits teacutemoignent en faveur de cette thegravese En effet la plupart des citeacutes de ce genre assurent leur salut par la guerre mais une fois quelles ont acquis la domination elles peacuterissent Comme lacier elles perdent leur trempe en temps de paix Le responsable cest le leacutegislateur qui ne leur a pas appris agrave mener une vie de loisir raquo (Pol 1334a2-10)

Aristote eacutetablit donc une correacutelation qui semble tregraves forte entre la stabiliteacute politique

et la capaciteacute agrave pratiquer les loisirs ce que lexemple historique de Sparte du point de vue

du Stagirite vise justement agrave montrer Cela laisserait-il sous-entendre que lexhortation agrave la

pratique dactiviteacutes nayant pour but quelles-mecircmes serait dune certaine maniegravere

instrumentaliseacutee au profit de la stabiliteacute politique Bien que cette position puisse peut-ecirctre

eacutemaner de la critique spartiate dautres passages expriment plutocirct linverse nous forccedilant agrave

comprendre autrement le rapport entre la pratique du loisir et la politique Agrave ce sujet il est

essentiel de tenir compte du passage suivant laquo Et pour autant elle [la sagaciteacute] na pas

autoriteacute sur la sagesse ni sur la meilleure partie de lacircme pas plus que la meacutedecine sur la

santeacute car elle na pas celle-ci agrave son service mais voit au contraire agrave son avegravenement Elle

donne donc des ordres en vue de la sagesse mais ne la pas agrave ses ordres raquo (EN 1145a5-10)

Dans ce passage on voit que la φρόνησις et la σοφία sont indeacutependantes quant agrave leur

pratique respective cest-agrave-dire quecirctre sage naide pas agrave ecirctre sagace ni inversement mais

que la φρόνησις doit avoir pour but la possibiliteacute de la pratique de la σοφία Autrement dit

cela implique quune personne moralement vertueuse veillera agrave se deacutegager un espace pour

faire de la philosophie Mais cette relation ne semble pas ecirctre unidirectionnelle car comme

le note Bodeacuteuumls laquo LEE (VIII 1-2) laisse comprendre que la sagesse objectif supeacuterieur de

lhomme pourrait ecirctre une norme permettant de fixer la mesure des biens exteacuterieurs

neacutecessaires agrave la vie Il reviendrait ainsi agrave la sagaciteacute de prendre en compte les exigences de

la sagesse pour deacuteterminer jusquougrave par exemple senrichir raquo (Bodeacuteuumls 2004 p343 n3)

En effet Aristote parle bien dune norme dune limite que la pratique de la θεωρία impose

aux activiteacutes utiles en ce que laquo ce mode de choix et dacquisition des biens naturels ndash biens

du corps richesses amis ou autres ndash qui favorisera au mieux la contemplation de la

diviniteacute ce mode dis-je est le meilleur et cette norme est la plus belle [οὗτος ὁ ὅρος

κάλλιστος] alors que celle qui par deacutefaut ou par excegraves empecircche de servir et de contempler

la diviniteacute est mauvaise raquo (EE 1249b16-19) Dans cette perspective ce nest pas le contenu

de la pratique de la σοφία mais le simple deacutesir de la pratiquer qui fixerait la limite au

politique Il faudrait donc comprendre cette relation comme une certaine interdeacutependance

au sens ougrave la pratique de la philosophie requiert la preacutesence dune volonteacute politique et que

lactiviteacute politique ne trouve sa limite et du mecircme coup son accomplissement que par

leacutetablissement dun espace de loisir pour pratiquer la philosophie

On pourrait bien sucircr affirmer que la φρόνησις na pas agrave ecirctre reacuteguleacutee par quelque

chose qui lui soit exteacuterieur Cependant comme la politique doit aussi ecirctre consideacutereacutee

comme une activiteacute utile il est important de voir quelle doit avoir une fin agrave lexteacuterieur

delle-mecircme (EN 1177b12-18) afin de limiter ses actions (EE 1249b10-25) de la mecircme

maniegravere que les autres activiteacutes utiles devaient avoir le besoin pour limite afin de ne pas

tomber dans la mauvaise chreacutematistique Cest ici quune partie de leacutetude de Lord

Education and culture in the political thought of Aristotle devient pertinente Apregraves avoir

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fait remarquer quune citeacute impose geacuteneacuteralement un reacutegime qui lui est favorable dans les

citeacutes quelle conquiert aux deacutepens des inteacuterecircts des conquis (Pol 1296a32-36) et que des

hommes sont precircts agrave infliger aux citoyens des autres citeacutes des choses quils noseraient

jamais faire subir agrave leurs concitoyens (Pol 1324b32-35) (Lord 1982 p191) il en conclut

que le laquo spiritedness raquo (θυμός) ou lardeur est la cause dun tel comportement Il poursuit

en soutenant que

laquo Aristotles awareness of the problematic character of spiritedness is I would suggest the deepest reason for his reluctance to recommend the practical or political life as the best way of life for the city To encourage the city to involve itself in the affairs of other cities with a view to the establishment of hegemonical rule is to give free rein to a passion or complex of passions which must eventually negate the very idea of hegemonical rule77 raquo (Lord 1982 p195)

Ce qui est agrave lenjeu ici cest que bien quil soit theacuteoriquement possible de gouverner

justement lhistoire montre pour Aristote que ce nest jamais le cas dans une citeacute pour

laquelle le meilleur mode de vie envisageacute en est un pratique ou politique Cela proviendrait

selon Lord du fait que laquo le goucirct du commandement et de la liberteacute vient chez tous les

hommes de cette faculteacute car le coeur [ὁ θυμός] est autoritaire et indomptable raquo (Pol

1328a6-7) Ainsi en voulant exercer sa liberteacute ce qui est tout agrave fait leacutegitime il serait

dangereux pour un homme de tomber dans le deacutesir du commandement illeacutegitime La

pratique de la politique est donc soumise agrave une tension interne dont il nous faut nous

meacutefier Cest de cette maniegravere que Lord justifie le fait quAristote neacutelegraveverait pas la politique

au rang de lactiviteacute par excellence pour la citeacute ou du moins serait heacutesitant En effet en

placcedilant lactiviteacute politique au sommet laquo the attractions of a policy of external rule will

77Ce que Lord appelle le laquo hegemonical rule raquo nest pas agrave confondre avec le gouvernement despotique dun maicirctre desclaves agrave leacutegard de ses esclaves ce quun sens contemporain du mot laisserait entendre Il est plutocirct agrave comprendre comme le gouvernement politique dhommes libres entre eux (Lord 1982 p190)

necessarily be greater than if this were not the case If a life of activity and rule is the best

life simply the perfection of that life will appear to be the exercise of laquo sovereignty over

all raquo (1324a31-41) raquo (Lord 1982 p197) Cest de cela quil faudrait comprendre

limportance quaccorde Aristote aux activiteacutes nayant quelles-mecircmes pour fin Comme

lexplique Mara

laquo Moreover for both Plato and Aristotle the most immediate practical consequence of recognizing the sublimity of philosophy would appear to be the endorsement of a certain kind of political moderation as exhibited for Aristotle by the peaceful city which is active only with regard to itself []The absolutely consummate praise of philosophy at the end of the Nicomachean Ethics in part serves to moderate the politically consummate praise of magnanimity expressed earlier (cf NE 1124 a 1-3) raquo (Mara 1987 p398)

En suivant Mara dans cette direction on voit que la pratique de la philosophie

entraicircnerait une certaine tempeacuterance neacutecessaire agrave la pratique droite de lactiviteacute politique

En ce sens Aristote explique aussi qulaquo il faut du courage et de lendurance pour le temps

de la besogne de la philosophie pour celui du loisir et de la tempeacuterance et de la justice pour

ces deux temps mais surtout pour ceux qui vivent en paix et dans le loisir raquo (Pol 1334a22-

25) Cest donc dire que le loisir ne peut pas ecirctre exclusivement consacreacute aux activiteacutes

politiques car la tendance de lhomme dans ce cas est decirctre pousseacute agrave la deacutemesure (Pol

1334a25-28) Degraves lors il nous semble juste de comprendre avec Mara et Lord que la

philosophie permet de deacutevelopper une certaine modeacuteration autant politique que mateacuterielle

dans la mesure ougrave en posant comme but ce genre dactiviteacute les citoyens ne chercheront pas

agrave acqueacuterir le plus de pouvoir possible autant individuellement au sein de la citeacute que

politiquement agrave leacutegard des autres citeacutes mais viseront plutocirct agrave se deacutegager un espace de loisir

maximal afin de pratiquer cette activiteacute Dougrave limportance dune eacuteducation aux loisirs

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Ainsi on pourrait comprendre la preacutesence dune activiteacute philosophique agrave linteacuterieur dune

citeacute comme eacutetant un signe de tempeacuterance78 Cette tempeacuterance provoqueacutee par lexercice de la

philosophie est probablement lieacute au fait que la θεωρία est consideacutereacutee comme une pratique

autarcique Comme nous lavons vu elle est lactiviteacute qui requiert agrave lindividu le moins de

ressources cest-agrave-dire rien de plus que les ressources neacutecessaires agrave la survie alors que ce

neacutetait pas le cas pour la pratique des vertus morales qui elles demandent un apport de biens

exteacuterieurs parfois tregraves important comme dans le cas de la magnificence Suivant cela il est

aiseacute de comprendre quen ayant pour but une activiteacute ne produisant rien dutile et ne

demandant en elle-mecircme aucun bien exteacuterieur un individu ou une citeacute de par lhabitude

dune telle pratique en viendront tempeacuterants Ainsi la recherche de lautarcie divine sans

ecirctre atteignable pourrait avoir des conseacutequences eacutethiques notables bien que cela soit tout agrave

fait exclu du contenu de cette pratique Toutefois par lhabitude davoir besoin de peu on

peut croire quun individu serait plus en mesure de se contenter du neacutecessaire

Il faut cependant se demander dans quelle mesure la philosophie est apte agrave jouer ce

rocircle consideacuterant que ce ne sont pas tous les citoyens qui ont les capaciteacutes intellectuelles

pour la pratiquer ou comme le note Lord en parlant de Pol1333a16-30 laquo [Aristotle]

suggests in other words that a capacity for theoretical reason or for the pursuit of science

or philosophy is not to be expected in every citizen of the best regime raquo (Lord 1982 p40)

Il serait ainsi fort surprenant que la pratique par quelques individus seulement de la

philosophie comprise comme lactiviteacute theacuteoreacutetique par excellence puisse avoir un effet

78Il y a un parallegravele agrave faire avec Reacutepublique 586a-b ougrave Platon explique que ceux qui ne font pas de philosophie ou qui nen ont pas le deacutesir se laissent par conseacutequent aller dans les plaisirs terrestres avec excegraves

important sur la tempeacuterance de la citeacute dans son ensemble79 Faut-il conclure de cela que la

philosophie ne pourrait pas jouer un rocircle politique comme nous avons essayeacute de le faire

ressortir Pas neacutecessairement si lon considegravere avec Lord que lutilisation que fait Aristote

du concept de laquo philosophie raquo en Pol 1334a22-25 nest pas agrave comprendre dans son sens

strict de pratique de la θεωρία Pour en arriver agrave cela Lord examine le contenu de

leacuteducation aristoteacutelicienne telle que deacutecrite en Pol VII-VIII Il commence par faire

remarquer queacutetant donneacute que la philosophie ne semble pas pouvoir ecirctre pratiqueacutee par tous

et que leacuteducation doit ecirctre une chose commune il en deacutecoule que la philosophie comprise

en son sens strict ne sera pas lobjet de cette eacuteducation commune (ibid p49-50) mais sera

renvoyeacutee agrave une eacuteducation dans la sphegravere priveacutee qui est mieux adapteacutee aux compeacutetences de

chacun (ibid p51) En ce sens laquo Chapter 1 [of Politics VIII] addresses the question of the

way of life which is best laquo so to speak for everyone raquo (1323a19-20) or for men generally raquo

(ibid p181) Comme il faut trouver une activiteacute pouvant agrave la fois ecirctre pratiqueacutee par la

grande majoriteacute des gens et navoir quelle-mecircme pour fin Aristote se tourne vers la

musique [μουσική]80

laquo mais agrave lorigine on la introduite [la musique] dans leacuteducation parce que la nature elle-mecircme exige nous lavons souvent dit que nous soyons capables non seulement daccomplir correctement notre labeur mais aussi de mener noblement une vie de loisir car cest le principe de tout reacutepeacutetons-le encore une fois Si en effet il faut les deux il vaut mieux choisir la vie de loisir que la vie laborieuse et il faut rechercher comme but ce quil convient de faire dans cette vie de loisir raquo (Pol 1337b29-35)

79De maniegravere comparable dans La Reacutepublique pour que la citeacute soit tempeacuterante il faut que chacune des classes le soit contrairement agrave la sagesse et au courage que la citeacute pourra se vanter de posseacuteder si seulement la classe correspondante lest Cest-agrave-dire que la citeacute sera sage dans son ensemble si les dirigeants le sont et courageuse si les auxiliaires le sont (La Reacutepublique 428e-429d)80Nous nous contenterons de traduire μουσική par musique sans chercher agrave savoir ce qui est reacuteellement compris dans sa deacutefinition comme probablement la poeacutesie car ici nest pas lendroit et que de toute faccedilon cela naurait pas vraiment dinfluence sur notre deacuteveloppement

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Si lon comprend la musique de cette maniegravere il est facile dy voir une tentative

dAristote de permettre une vie de loisir mecircme agrave ceux qui ne sont pas aptes agrave pratiquer la

θεωρία Cela est dautant plus vrai quAristote ne considegravere pas la musique comme une

chose indispensable ou mecircme utile (Pol 1338a10-25) et quelle peut dune certaine maniegravere

ecirctre aussi rechercheacutee pour elle-mecircme bien quelle puisse par ailleurs jouer un rocircle

peacutedagogique dans la formation agrave la vertu (Pol VIII 5-7) De plus accorder agrave la musique

une place dans le loisir des hommes libres est dautant plus pertinent tenant compte du fait

quelle plaicirct agrave tous peu importe lacircge ou le caractegravere (Pol 1339b41-1340a5) Il semble donc

que rien nempecircche deacutelargir la maniegravere de concevoir la philosophie dans les passages de

Pol ougrave Aristote traite de leacuteducation

laquo The best way of life for the city is not the speculative life simply but rather the closest approximation to that life which is possible on the level of politics What is required is an activity which provides the intrinsic satisfactions of philosophy without imposing the demands of philosophy or while being accessible to men of ordinary capacities What is required is a leisured activity which can be regarded by most men as the end or reward of political activity and hence as the genuine locus of public happiness The activity in question ndash the way of life characteristic of the best regime ndash is the leisured enjoyment of music and poetry raquo (Lord 1982 p198)

On pourrait toutefois objecter agrave cette interpreacutetation que la conception de la

philosophie que se fait le Stagirite dans les Eacutethiques et mecircme davantage dans la

Meacutetaphysique est rigoureusement opposeacutee agrave un tel affaiblissement et que la conception de

la philosophie de ces traiteacutes est aussi preacutesente dans Les Politiques Il nous apparaicirct

cependant que les contextes respectifs des diffeacuterents traiteacutes nous permettent de rendre

compte de cette diffeacuterence dans lutilisation du concept de laquo philosophie raquo Prenant pour

acquis que la viseacutee des Eacutethiques est de deacutecrire ce que serait un bonheur individuel parfait il

est eacutevident que la description que fait Aristote de la philosophie ne pourra pas avoir une

extension large dans la mesure ougrave ce qui est rechercheacute est la meilleure activiteacute et en cela il

importe peu voire pas du tout de savoir si cette activiteacute est praticable par une part de la

population aussi minime soit-elle Agrave lopposeacute le contexte de Pol VII 15 est plutocirct de

rechercher ce que serait le meilleur mode de vie pour la citeacute entiegravere En effet laquo il est

manifeste que la citeacute qui est appeleacutee agrave vivre heureuse et agrave ecirctre vertueuse doit avoir part agrave

ces vertus [ie philosophie tempeacuterance et justice] raquo (Pol 1334a34-36 nous soulignons) et

comme il est impossible agrave tous de pratiquer la philosophie telle que comprise dans les

Eacutethiques et dans la Meacutetaphysique il est peut-ecirctre preacutefeacuterable denvisager que le sens que

donne Aristote agrave cette occurrence nest pas ce sens restreint car laquo que donc neacutecessairement

une constitution excellente soit une organisation dans laquelle nimporte qui peut accomplir

des actions excellentes et mener une vie bienheureuse cest manifeste raquo (Pol 1324a23-25)

Il est aussi pertinent de voir que le Stagirite semble aussi accorder de limportance

aux capaciteacutes individuelles pour deacuteterminer la meilleure activiteacute agrave pratiquer dans les loisirs

laquo Dans chaque cas par conseacutequent lactiviteacute la plus parfaite est celle du sujet le mieux

disposeacute en preacutesence du meilleur des objets qui lui soient accessibles raquo (EN 1174b15-20)

Le fait quAristote ajoute laccessibiliteacute en tant que critegravere au meilleur objet montre bien que

ce qui est preacutefeacuterable de reacutealiser cest ce quil y a de meilleur parmi les choses qui sont agrave

notre porteacutee et non pas la chose la meilleure de maniegravere absolue Dans la mecircme veine il

pose comme critegravere agrave la reacutealisation parfaite dune activiteacute le plaisir qui doit en deacutecouler

(EN 1174b20-25) Degraves lors si quelquun nest pas en mesure de pratiquer la θεωρία il nen

retirera aucun plaisir et cessera par conseacutequent de la pratiquer Pour ajouter agrave cela

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laquo Cest dailleurs aussi ce que permet de voir le lien intime qui unit chacun des plaisirs agrave lactiviteacute quil parachegraveve car le plaisir qui lui est intimement lieacute permet daccroicirctre lactiviteacute En effet lon juge mieux de chaque sorte de choses et avec plus de rigueur lorsquon se livre agrave cette activiteacute avec plaisir Ainsi deviennent geacuteomegravetres ceux qui ont de la joie agrave pratiquer la geacuteomeacutetrie et leur intelligence saisit avec plus de profondeur chaque sorte de problegravemes raquo (EN 1175a30-b1)

En ayant cela en tecircte il nest pas surprenant que le Stagirite propose la musique

comme activiteacute plaisante visant au repos (Pol 1339b25-30) Limportant ici est de voir que

si Aristote veut substituer la musique au jeu pour le temps du repos cest que la musique est

un loisir noble et qui est plaisant pour tous81 Eacutetant plaisante il serait eacutetonnant que les gens

ne veuillent pas sy adonner et eacutetant noble elle est en mesure de jouer le vrai rocircle qua agrave

jouer le loisir dans la conception aristoteacutelicienne du composeacute eacutethico-politique Limportant

au niveau des activiteacutes pratiqueacutees agrave linteacuterieur de la citeacute nest pas que chacun reacutealise

lactiviteacute parfaite par excellence qui rendrait chaque homme un dieu mais bien que chaque

individu soit en mesure de pratiquer une activiteacute en vue delle-mecircme sans consideacuteration

dutiliteacute ce que reacutealiserait dans les faits la musique

De cela deacutecoule que sans oublier que sil en est capable lhomme doit tendre vers

ce qui est le meilleur mais que laquo ce qui pour chacun est absolument preacutefeacuterable cest ce quil

peut atteindre de plus eacuteleveacute raquo (Pol 1333a25-30) il nous est permis de conclure que la

musique est tout agrave fait capable de jouer le mecircme rocircle que la philosophie comprise au sens

restreint et que dans cette mesure une conception plus large de la philosophie peut linclure

En effet neacutetant pas productive de quelque chose dutile et ne requeacuterant que peu de

81Agrave strictement parler ce nest pas au loisir en tant que tel quAristote dans ce passage met de lavant la musique comme activiteacute agrave choisir mais bien au repos et comme nous lavons vu plus haut il est important de les distinguer Cependant ce passage concerne les travailleurs qui justement ne distinguent pas loisir et repos et dans cette mesure il est peut-ecirctre pertinent de commencer agrave introduire au sein mecircme du repos des activiteacutes pouvant convenir au loisir de maniegravere agrave les amener peu agrave peu par lhabitude agrave pratiquer des loisirs authentiques

ressources pour sa pratique elle devrait normalement inciter agrave la tempeacuterance Nous disons

normalement car contrairement agrave la pratique de la θεωρία la musique doit ecirctre soumise agrave

une sorte de controcircle parce que certains types dharmonies risquent de deacutevelopper des

caractegraveres non rechercheacutes chez ceux qui les pratiquent (Pol VIII 7) Pour ajouter agrave cette

restriction notons aussi qulaquo il est donc manifeste que lapprentissage de la musique ne doit

pas ecirctre un empecircchement aux activiteacutes ulteacuterieures ni avilir le corps et le rendre inapte aux

exercices militaires et civiques aussi bien ceux quon doit pratiquer immeacutediatement que

ceux quon apprendra plus tard raquo (Pol 1341a5-10) ce que cause la pratique excessive de la

musique laquo qui megravene aux compeacutetitions professionnelles [et] aux virtuositeacutes eacutetonnantes et

excessives qui envahissent aujourdhui les compeacutetitions raquo (Pol 1341a10-15) Ainsi on voit

que la philosophie demeure preacutefeacuterable agrave la pratique de la musique mais que outre les

reacuteserves que nous avons ameneacutees cette derniegravere a un rocircle tout agrave fait comparable agrave celui de

la philosophie avec lavantage notable decirctre appreacutecieacutee de presque tous

En tenant compte de lanalyse que nous venons de faire il importe de comprendre

que la philosophie prendra une acception eacutelargie ou restreinte tout deacutependant du contexte

Dans un contexte individuel comme celui des Eacutethiques la philosophie sera reacuteduite agrave la

pratique de la θεωρία qui est eacutevidemment lactiviteacute la meilleure alors que dans un contexte

politique ougrave il importe de deacuteterminer lactiviteacute qui sera la plus approprieacutee pour tous il

faudra comprendre la philosophie comme incluant en plus de la θεωρία une certaine part

de culture geacuteneacuterale dans les arts des Muses Cest donc dire que la philosophie au sens

propre et la musique feraient partie dune certaine maniegravere du mecircme genre de vie Degraves

109

110

lors il est leacutegitime de se demander agrave quoi pense Aristote lorsquil se questionne agrave savoir si

cest

laquo la vie politique et active qui est agrave choisir ou plutocirct celle qui est affranchie de tous les soucis exteacuterieurs par exemple une vie contemplative qui seule aux dires de certains est celle du philosophe Car il ny a guegravere que ces deux genres de vie que ceux des hommes qui honorent le plus la vertu choisissent eacutevidemment aussi bien ceux du passeacute que ceux daujourdhui Deux vies je veux dire la vie politique et la vie philosophique raquo (Pol 1324a26-32)

En effet cette question est poseacutee apregraves avoir affirmeacute immeacutediatement avant quune

citeacute excellente en est une dans laquelle chacun des citoyens est en mesure de pratiquer des

activiteacutes excellentes Dans cette mesure il semble tout agrave fait leacutegitime de comprendre que

lutilisation que fait le Stagirite de laquo vie philosophique raquo dans ce passage est agrave comprendre

dans son sens large Un autre indice nous permet daller dans ce sens agrave savoir que lorsquil

semble associer une vie laquo affranchie de tous les soucis exteacuterieurs raquo avec la vie

contemplative du philosophe cette association puisquelle est introduite par laquo par

exemple raquo ne semble en fait quecirctre une instance particuliegravere de ce type de vie et non pas

leacutepuiser De plus cette reacuteduction nest que le fait des laquo dires de certains raquo et Aristote ne

semble pas lappuyer particuliegraverement

Consideacuterant que la musique fait partie du mecircme genre de vie que la philosophie et

que selon ce passage cette vie est laquo affranchie de tous les soucis exteacuterieurs raquo [πάντων τῶν

ἐκτὸς ἀπολελυμένος] il est tentant dy voir aussi lagrave une forme atteacutenueacutee de lautarcie divine

accessible non seulement aux sages mais aussi agrave lhomme de la rue Comme si Aristote

conscient que lactiviteacute quil preacutesente comme eacutetant la meilleure et devant reacuteguler les

activiteacutes utiles de celui qui lexerce neacutetait pas praticable par suffisamment de gens aurait

tenteacute de lui trouver un substitut qui bien que moins noble est tout de mecircme rechercheacute pour

lui-mecircme et de ce fait se qualifie pour faire partie de la vie philosophique On aurait alors

une sorte de simulacre humain de lautarcie divine Bien entendu il ne faut pas croire que la

pratique musicale est reacuteellement autarcique eacutetant donneacute que lactiviteacute mecircme requiert du

mateacuteriel pour son exercice ce que ne demande pas la θεωρία mais elle est ce qui sen

rapproche le plus en ce quelle est sa propre fin

111

112

4 Conclusion

En guise de conclusion essayons de mieux comprendre le rapport qui doit ecirctre

eacutetabli entre la recherche de lautarcie humaine et la recherche de lautarcie divine Comme

nous lavons montreacute la recherche de lautarcie humaine est en fait la fonction propre de

lhomme et en ce sens tout homme doit y participer afin de reacutealiser son essence Cette

autarcie humaine correspond agrave ce qui fait en sorte quau sein de la citeacute les citoyens peuvent

non seulement vivre ce qui ne serait le fait que dune autarcie mateacuterielle mais aussi bien

vivre en combinant agrave la fois lautarcie mateacuterielle et la possibiliteacute de pratiquer la vertu

morale et la φρόνησις82 Parallegravelement agrave cela nous avons aussi fait ressortir que les activiteacutes

utiles ne sont pas neacutecessairement toutes agrave rejeter de la vie de lhomme vertueux En effet

dans les limites de ses besoins il est tout agrave fait convenable et mecircme souhaitable que

lhomme libre pratique ces activiteacutes

Par la suite nous avons montreacute que la philosophie neacutetait pas en mesure decirctre

consideacutereacutee en elle-mecircme comme une activiteacute pouvant ecirctre pratiqueacutee au sein de la citeacute dans

le but datteindre lautarcie humaine eacutetant donneacute que la citeacute se maintient de par lamitieacute

politique qui unit les citoyens entre eux et que la pratique philosophique ne peut pas mener

agrave un tel type damitieacute Cette impossibiliteacute vient principalement du fait quelle nest

aucunement utile et que lamitieacute politique se fonde sur lutiliteacute

Agrave partir de ce moment nous devions en conclure temporairement que la pratique de

la philosophie eacutetait incompatible avec les activiteacutes de la citeacute et quelle ne pourrait donc pas

82Voir agrave ce sujet la distinction que fait Mayhew entre πρὸς ζωὴν αὔταρκες (Pol 1328b17) ἐν τοῖς ἀναγκαίοις αὐτάρκης (Pol 1326b4) et ἀπλῶς αὐτάρκη (Pol 1328b18) et αὔταρκες πρὸς το εὐ ζῆν (Pol 1326b8-9) (Mayhew 1995 p490-491)

de ce fait ecirctre leacutegitimement pratiqueacutee agrave linteacuterieur de ses murs car elle nest pas directement

profitable aux autres citoyens Ainsi selon cette analyse mecircme si la pratique de la θεωρία

telle que deacutecrite en EN X 6-8 se reacuteveacutelait ecirctre le propre de lhomme ou du moins en faire

partie comme le veulent les interpreacutetations traditionnelles il nen demeurerait pas moins

que sa preacutesence au sein de la citeacute en serait douteuse Il est en effet difficile de voir comment

elle peut sinseacuterer dans une organisation devant reacutepondre aux besoins des individus alors

quelle-mecircme ne peut rien fournir qui participerait agrave cela Eacutevidemment on pourrait toujours

nous rappeler la distinction que fait Heinaman entre vie totale et vie partielle et soutenir

avec lui que la meilleure vie totale dun philosophe comprendra aussi dautres activiteacutes qui

elles seront utiles et lui permettront de faire partie de la citeacute ce qui permettrait du mecircme

coup de continuer agrave soutenir la position selon laquelle lactiviteacute contemplative est le propre

de lhomme

Toutefois bien que nous accordions la pertinence de la distinction entre vie totale et

vie partielle et que nous ne rejetions pas le fait que la vie contemplative soit la vie la plus

parfaite qui soit -mais seulement dans la mesure ougrave elle est pratiqueacutee par un dieu et non par

un homme- il nous semble que le deacuteveloppement sur le loisir que nous avons fait nous

empecircche de soutenir que la pratique de la θεωρία reacutealise loffice de lhomme En effet

quand on considegravere que la philosophie au sens strict nest pas la seule activiteacute acceptable

pour occuper noblement lespace de loisir creacuteeacute par les activiteacutes des citoyens au sein de la

citeacute il semble risqueacute de soutenir que cette activiteacute soit la seule agrave deacutefinir le propre de

lhomme Et cela dautant plus quAristote naccorde jamais agrave la musique un statut tel quil

113

114

nous serait permis de comprendre quelle est une forme imparfaite de la reacutealisation de

lessence humaine

De plus le statut ambigu de la relation entre la politique et le loisir semble nous

rendre incapable de reacutepondre pour de bon et de maniegravere univoque agrave la question de loffice

de lhomme Bien que nous croyons quen derniegravere analyse cet office soit agrave chercher dans

lexercice des vertus morales et de la φρόνησις il apparaicirct que le loisir est en quelque sorte

la fin de cet exercice du moins tel quil est preacutesenteacute en Pol VII-VIII Toutefois il est

important de voir que dans un tel contexte cest bien le loisir qui est la fin et non pas la

philosophie (Pol VII 15) Le loisir nest donc pas compris comme devant ecirctre reacuteserveacute ou

deacutegageacute en vue de la philosophie mais plutocirct que la philosophie est la meilleure faccedilon de

passer son temps de loisir En effet laquo il faut [δεῖ] du courage et de lendurance pour le

temps de la besogne de la philosophie pour celui du loisir [φιλοσοφίας δὲ πρὸς τὴν

σχολήν] et de la tempeacuterance et de la justice pour ces deux temps raquo (Pol 1334a22-25 nous

soulignons) En plus de cela lutilisation du vocabulaire de la neacutecessiteacute (δεῖ) semble

indiquer que la philosophie dans ce contexte reacutepond agrave un besoin ce qui est aussi reacuteaffirmeacute

tout juste apregraves lorsquAristote explique que laquo ce sont ces gens-lagrave [ie ceux qui ont du

loisir] qui ont le plus besoin [μάλιστα γὰρ οὗτοι δεήσονται] de philosophie de tempeacuterance

et de justice dans la mesure ougrave ils megravenent plus que dautres une vie de loisir dans

labondance de tels biens raquo (Pol 1334a31-34) Ce qui semble devoir ecirctre tireacute de ce passage

cest que la philosophie reacutepond agrave un besoin et que ce besoin se fait plus ressentir chez ceux

qui ont du loisir que chez ceux qui nen ont pas notamment pour les peuples guerriers laquo car

la guerre contraint les gens agrave ecirctre justes et agrave vivre dans la tempeacuterance raquo (Pol 1334a25-26)

Ce besoin de philosophie -et donc dune certaine recherche de lautosuffisance divine-

deacutecoule alors du fait quaucune contrainte exteacuterieure ne vient forcer lindividu agrave ecirctre juste et

tempeacuterant Degraves lors en labsence de ce type de contrainte il faut que lindividu (et la citeacute)

se tourne vers la philosophie afin de demeurer tempeacuterant parce que laquo la jouissance dun

sort heureux et la vie de loisir en temps de paix poussent plutocirct [les gens] agrave la deacutemesure raquo

(Pol 1334a26-28)

Ceci nest pas non plus la seule maniegravere de comprendre le lien entre lautosuffisance

et le bon exercice dune activiteacute politique En effet traitant de la distinction entre les

reacutegimes droits et les reacutegimes deacutevieacutes et plus speacutecifiquement entre la royauteacute et la tyrannie

Aristote affirme en passant que laquo nest pas un roi en effet celui qui ne se suffit pas agrave lui-

mecircme et nest pas supeacuterieur sur tous les plans du bien or un homme de cette qualiteacute na

besoin de rien en plus donc les inteacuterecircts quil a en vue ne sont pas les siens agrave lui mais ceux

des sujets quil gouverne raquo (EN 1160b3-6) Ce passage est tregraves important car il y est dit

que ce qui permet au roi de rester un roi sans devenir un tyran cest le fait quil soit

autarcique Cette autarcie nous semble pouvoir ecirctre comprise comme eacutetant ce qui entraicircne

chez le roi la tempeacuterance neacutecessaire agrave ne pas rechercher son propre inteacuterecirct Cest ainsi

quapparaicirct encore une fois le rocircle important de lautosuffisance au niveau politique agrave

savoir quelle permet de favoriser un reacutegime droit et dans la mesure ougrave lacquisition de biens

mateacuteriels devant mener agrave une certaine autosuffisance mateacuterielle de lindividu a pour limite

la recherche du loisir cest peut-ecirctre par le deacutesir de la pratique dune certaine forme de

philosophie que le roi en question aura eacuteteacute ou sera capable de deacutevelopper la tempeacuterance

115

116

requise pour la conduite dune constitution droite Il semble donc y avoir un lien assez fort

entre autarcie tempeacuterance et gouvernement politique droit

Malgreacute cela le rapport que le loisir entretient avec la pratique des vertus morales et

de la φρόνησις nous empecircche deacutevacuer totalement la pratique de la philosophie de ce qui

constitue lhomme En effet comme la philosophie est ce qui limite lactiviteacute politique et

lacquisition de richesses il faut voir en cela que sa pratique est la fin de lactiviteacute politique

comme le disait deacutejagrave EN VI 13 Ainsi on peut concevoir la pratique de la philosophie

comme le signe dune activiteacute politique reacuteussie et comme devant mener agrave la tempeacuterance

requise pour la stabiliteacute de la citeacute Autrement dit si les Spartiates avaient su faire de la

philosophie -ou pratiquer un quelconque loisir noble- leur citeacute sen serait beaucoup mieux

porteacutee et son prestige aurait pu durer mais dans la mesure ougrave une fois la guerre termineacutee

ses soldats ne sachant pas comment soccuper ils ont sombreacute dans la deacutemesure ce qui les a

conduits agrave leur perte Comprise ainsi la pratique philosophique peut dune certaine maniegravere

ecirctre interpreacuteteacutee comme le signe de la reacutealisation de lessence de lhomme si lon considegravere

que lhomme sans elle ne peut pas pratiquer une politique saine qui se limite agrave combler les

besoins de la citeacute Pour le dire en dautres mots lhomme na reacutealiseacute pleinement et pour de

bon son essence que lorsquil est en mesure de chercher agrave seacutelever au niveau de la diviniteacute

ou encore que ce nest quune fois tout agrave fait humain quil peut preacutetendre agrave devenir dieu

laquo Mais le bien a plusieurs aspects et lun est beauteacute lun deux est faisable alors que lautre

ne lest pas est faisable ce bien en vue de quoi on agit ne lest pas celui qui existe dans les

ecirctres immobiles raquo (EE 1218b5-10)

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--- laquo Aristotles Ambiguous Account of the Best Life raquo Polity Vol 25 No 2 (Winter 1992) pp 197-21

121

  • 0 Introduction
  • 1 Autarcie divine et autarcie humaine
    • 11 Autarcie divine
    • 12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage
    • 13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme
    • 14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme
    • 15 Lrsquoautarcie humaine
    • 16 La citeacute comprise par lrsquoanalogie du tout organique
      • 2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine
        • 21 Lamitieacute politique
        • 22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie
          • 221 Linutiliteacute de la philosophie
          • 222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie
          • 223 Lessence de la philosophie
            • 23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute
            • 24 Lami philosophe
              • 3 Philosophie loisir et politique
                • 31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile
                  • 311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires
                  • 312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir
                    • 32 Vie totale et vie partielle
                    • 33 Eacuteducation loisir et limite du politique
                      • 4 Conclusion
                      • Bibliographie
                        • Textes et traductions
                        • Eacutetudes
Page 6: La recherche de l’autosuffisance chez Aristote

Agrave ma sœur Joannie

que jrsquoaurais aimeacute voir grandir

Remerciements

Je tiens tout drsquoabord agrave remercier mon directeur Louis-Andreacute Dorion pour toute

lrsquoaide qursquoil a pu mrsquoapporter et pour le deacutesir de rigueur intellectuelle qursquoil a su mrsquoinculquer

Je tiens aussi agrave remercier tous ceux et celles qui au cours de mon parcours acadeacutemique

mrsquoont entendu (peut-ecirctre trop) prononcer le nom drsquoAristote sans jamais tenter de reacutefreacutener

mes eacutelans enthousiastes Comment drsquoailleurs teacutemoigner ma reconnaissance envers mes

parents qui malgreacute qursquoils ignoraient presque totalement lrsquoobjet de mes recherches nrsquoen ont

pas pour autant cesseacute de mrsquoappuyer et de mrsquoencourager Pour tout cela je leur dis merci

sachant tregraves bien que je ne pourrai jamais leur rendre tout ce qursquoils mrsquoont donneacute

0 Introduction

Dans son roman La petite fille qui aimait trop les allumettes Gaeacutetan Soucy nous

plonge dans un univers quon ne saurait trop comment deacutecrire Il deacutepeint la vie dun fregravere et

dune sœur ayant eacuteteacute coupeacutes du monde par leur pegravere et qui agrave la mort de celui-ci doivent

tenter dinteragir par eux-mecircmes avec les habitants du village pregraves duquel ils habitent Eacutetant

donneacute que ce sont leurs premiers rapports seacuterieux avec une socieacuteteacute organiseacutee les relations

quils tentent deacutetablir sont plus que difficiles et le tout tourne au drame assez rapidement

On en vient mecircme agrave se demander si les deux enfants sont bel et bien des ecirctres humains

eacutetant donneacute leur incapaciteacute flagrante agrave entrer en contact avec la laquo civilisation raquo Ce roman

nous force entre autres agrave nous demander ce qui est neacutecessaire pour atteindre pleinement

notre humaniteacute Peut-on vraiment ecirctre humain en dehors dune socieacuteteacute donneacutee laquo Lhomme

est par nature un animal politique raquo (Pol 1253a2-3)1 disait deacutejagrave Aristote et laquo celui qui est

hors-citeacute naturellement bien sucircr et non par le hasard des circonstances est soit un ecirctre

deacutegradeacute soit un ecirctre surhumain raquo (Pol 1253a3-5) Ces consideacuterations provenant de

lAntiquiteacute ne sont donc pas sans trouver eacutecho mecircme agrave notre eacutepoque

La question qui est donc poseacutee vise agrave savoir ce dont on a besoin pour reacutealiser notre

humaniteacute et la maniegravere par laquelle on peut y arriver ou autrement dit comment pouvons-

nous combler nos besoins Peut-on le faire sans apport exteacuterieur comme avaient tenteacute de le

faire les personnages du roman ou avons-nous plutocirct besoin de nous allier agrave nos

congeacutenegraveres Cette question en est une qui a eacuteteacute deacutebattue pendant lAntiquiteacute et la notion qui

y est au centre agrave savoir celle du besoin est probablement lune de celles qui est le plus

1 Sauf avis contraire nous citons la traduction des Politiques de Pellegrin

2

difficile agrave comprendre pour un lecteur contemporain Lorsque quelquun aborde la

philosophie antique pour la premiegravere fois il est freacutequent quil ne sy retrouve pas tant la

charge conceptuelle des diffeacuterents concepts agrave lœuvre est diffeacuterente de ce agrave quoi nous

sommes habitueacutes Pourtant les mots utiliseacutes se retrouvent pratiquement tous dans notre

vocabulaire de maniegravere plus ou moins courante On na quagrave penser aux termes de vertus

de justice de bonheur ou dutiliteacute Il faut savoir se replonger dans lesprit de leacutepoque afin

decirctre en mesure de bien comprendre les textes et den faire ressortir toutes leurs richesses

Cest ainsi que le concept de neacutecessiteacute ou plutocirct de besoin semble ecirctre lun des concepts qui

donnent le plus de mal aux neacuteophytes Pour nous comme pour les Grecs un besoin est

quelque chose dont on ne saurait se passer Jusque lagrave il ne semble pas y avoir

dincompatibiliteacute notable entre la compreacutehension contemporaine du mot et celle veacutehiculeacutee

dans les textes des anciens philosophes Lagrave ougrave la penseacutee grecque se diffeacuterencie de la nocirctre

cest dans la rigueur de son concept de besoin Platon ou Aristote nauraient probablement

jamais oseacute dire quils avaient besoin du tout nouvel ordinateur ou dune nouvelle coupe de

cheveux Le vocabulaire de la neacutecessiteacute se limite aux choses qui ne peuvent ecirctre autrement

Si je veux vivre je nai dautre choix que de manger boire et dormir Cest agrave ce niveau que

se situe le besoin pour les philosophes grecs Cela ne veut pas dire que les excegraves neacutetaient

pas preacutesents dans lAntiquiteacute au contraire mais simplement que le fait de se suffire du

neacutecessaire eacutetait beaucoup plus mis de lavant que de nos jours Combien de philosophes

eacutetaient vus comme des ascegravetes vivant dans la pauvreteacute bien que ce ne fucirct eacutevidemment pas

le cas de tous Rappelons-nous seulement de lanecdote quAristote rapporte au sujet de

Thalegraves de Milet et qui relate les moqueries que subissait ce dernier ducirc au fait que la

philosophie ne lui apportait pas de richesses (Pol 1259a6-9)

Dans cette conception du besoin un autre concept est venu agrave prendre une large part

de lactiviteacute philosophique dans lAntiquiteacute bien quil ne soit pas tregraves eacutetudieacute par nos

contemporains Il sagit bien sucircr du concept dautosuffisance concept tregraves cher agrave toute la

tradition ancienne Se suffire agrave soi-mecircme ecirctre autarcique cela ne signifie pas ecirctre sans

besoins -car cela nest que le fait des dieux- mais plutocirct decirctre en mesure de les satisfaire

par soi-mecircme sans laide des autres Et cest lagrave que le deacutebat samorce est-il possible de se

suffire agrave soi-mecircme et mecircme dans la neacutegative cela vaut-il la peine dessayer Pour voir agrave

quel point les opinions divergent face agrave cette question on peut sen remettre aux deux

ceacutelegravebres disciples de Socrate agrave savoir Platon et Xeacutenophon Le premier est celui qui met en

scegravene un Socrate qui se moque dHippias se targuant de tout fabriquer lui-mecircme (Hippias

mineur 368b-e) alors que le deuxiegraveme est celui qui deacutecrit un Socrate dont le but ultime est

de sassimiler agrave la diviniteacute en se suffisant pleinement agrave lui-mecircme dun point de vue mateacuteriel

(Meacutemorables I 6) Il ny a pas agrave dire le fosseacute est immense Pour Platon il est tout

simplement impossible quun homme puisse se suffire agrave lui-mecircme alors que pour

Xeacutenophon il serait possible dy arriver par lexercice de lἐγκράτεια et de la καρτερία Degraves

lors ce sont deux maniegraveres complegravetement diffeacuterentes qui seront mises de lavant pour

assurer que les besoins des individus soient combleacutes Si on prend lexemple de La

Reacutepublique on voit que Platon quoi que puisse dailleurs en penser Aristote (Pol II 2)

vise agrave eacuteriger une citeacute dans laquelle lorganisation qui y serait preacutesente permettrait agrave tout un

chacun de voir ses besoins combleacutes et cela serait permis par une speacutecialisation du travail

3

4

augmentant lefficaciteacute dans lexercice de chacune des tacircches essentielles Au contraire

Xeacutenophon met plutocirct de lavant une certaine ascegravese personnelle visant agrave sapprocher de la

diviniteacute par le fait de limiter ses besoins le plus possible de maniegravere agrave ecirctre autarcique

individuellement (Meacutemorables I 6) Dun cocircteacute la neacutecessiteacute de reacutepondre agrave ses besoins ne se

fait uniquement que par le biais de la citeacute et de son organisation alors que de lautre elle est

prise en charge par une attitude individuelle qui ne fait pas appel agrave la citeacute mais vise une

autosuffisance mateacuterielle Lexposeacute que nous venons de faire de ces deux doctrines est

eacutevidemment assez caricatural mais on peut tout de mecircme y voir deux tendances majeures

en ce qui a trait agrave la question de latteinte de lautarcie et de la possibiliteacute de subvenir agrave nos

besoins

Cest sans doute dans un tel contexte qua ducirc eacutemerger la penseacutee dAristote Bien que

pour lui lautarcie mateacuterielle individuelle ne puisse pas ecirctre atteinte il faut savoir quil ne

laisse pas pour autant de cocircteacute limportance de reacutepondre agrave nos besoins physiques Toutefois

il ne prend jamais le parti de Xeacutenophon en disant quil faut restreindre nos besoins de

maniegravere agrave sassimiler au divin Pour lui comme ceacutetait deacutejagrave le cas pour Platon la diviniteacute ne

doit pas ecirctre comprise dun point de vue mateacuteriel et lautarcie qui lui est associeacutee ne sera

donc pas de cet ordre Pour Aristote comme nous le verrons en deacutetail dans le cadre de notre

travail lautarcie dont jouit la diviniteacute est une autarcie de type intellectuel Cest-agrave-dire

quen ce qui a trait agrave la pratique de lactiviteacute intellectuelle le divin se suffit entiegraverement agrave

lui-mecircme de la maniegravere la plus rigoureuse qui soit Mais si lautarcie divine nest que de

type intellectuel il est pertinent de se demander en quoi sa recherche peut nous aider agrave

reacutepondre agrave nos besoins de tous les jours Autrement dit comment les citoyens dune citeacute

peuvent-ils survivre si lautosuffisance qui est mise de lavant nest pas mateacuterielle

Il nous semble que le geacutenie dAristote reacuteside en partie dans la reacuteponse quil va

donner agrave cette question Cest par une sorte de fusion de leacutethique et de la politique quil en

viendra agrave mieux organiser la citeacute et la vie personnelle des diffeacuterents citoyens de telle sorte

que la recherche de lautarcie divine nentre plus en contradiction avec la neacutecessiteacute de

reacutepondre agrave nos besoins mateacuteriels Cest donc agrave cette question que nous tenterons de

reacutepondre dans le preacutesent travail comment Aristote fait-il pour parvenir agrave faire cohabiter

lautarcie intellectuelle individuelle avec lautarcie mateacuterielle collective Pour y arriver

nous commencerons par montrer que lautarcie se deacutefinit bel et bien de deux maniegraveres

diffeacuterentes dans la penseacutee aristoteacutelicienne Cette distinction nous amegravenera agrave voir que la

recherche de lautarcie divine par la pratique de la θεωρία peut sembler incompatible avec

les activiteacutes de la citeacute et quil peut de ce fait sembler impossible quelle puisse ecirctre promue

comme une activiteacute leacutegitime Par la suite cette conclusion temporaire nous forcera agrave

chercher une maniegravere de reacuteconcilier la pratique de la philosophie avec le cadre politique de

la citeacute aristoteacutelicienne et cest en faisant appel agrave leacutetude que fait Aristote du loisir que nous y

parviendrons

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6

1 Autarcie divine et autarcie humaine

Dans lrsquoœuvre eacutethique et politique drsquoAristote on peut voir se profiler deux concepts

drsquoautarcie agrave savoir un concept drsquoautarcie collective et un concept drsquoautarcie individuelle2

Vaguement disons que lrsquoautarcie collective est celle que vise la citeacute (Pol 1252b25-30)

tandis que lrsquoautarcie individuelle serait plutocirct celle que possegravede le sage qui pratique la

θεωρία (EN X 6-8)3 Ce que nous voudrions montrer en deacutebutant est qursquoil est juste de

deacutefinir deux types drsquoautarcie mais qursquoau lieu de comprendre ces deux types selon

lrsquoopposition collectifindividuel il vaudrait mieux pour bien rendre compte de la penseacutee

drsquoAristote concevoir cette diffeacuterence agrave partir de lrsquoopposition entre lrsquohumain et le divin

Crsquoest ainsi que nous parlerons plutocirct drsquoautarcie humaine et drsquoautarcie divine4 en nous

basant sur un texte de la Grande Morale5 Bien entendu vu le statut particulier de ce texte

nous montrerons que cette distinction peut se deacuteduire drsquoautres ouvrages dont lrsquoauthenticiteacute

nrsquoest pas mise en doute et nous ne lui emprunterons que la terminologie Cette distinction

nous amegravenera agrave voir que la recherche de lautarcie ne doit pas toujours se comprendre de la

mecircme maniegravere et que leur recherche commune est peut-ecirctre incompatible En effet

lautarcie divine sera lobjet dune quecircte individuelle et aura donc une viseacutee eacutethique alors

que lautarcie humaine sera lobjet dune quecircte collective et aura donc une viseacutee politique

2 Voir notamment Brown agrave paraicirctre3 Sauf avis contraire nous citons la traduction de lEacutethique agrave Nicomaque de Bodeacuteuumls4 Cette distinction est aussi faite par Pierre Aubenque dans son Appendice 1 sur lrsquoamitieacute chez Aristote (dans La prudence chez Aristote 2004 pp179-183)5 laquo Notre examen ne porte pas sur lrsquoautarcie divine mais sur celle de lrsquohomme raquo MM 1213a8-10 Dans le passage qui entoure cette phrase lrsquoauteur de la Grande morale tente de montrer que mecircme si lrsquohomme sage imite le dieu et que le dieu se suffisant pleinement agrave lui-mecircme nrsquoa pas drsquoamis on ne peut pas conclure que lrsquohomme sage par conseacutequent nrsquoa pas drsquoamis non plus justement parce que lrsquoautarcie propre agrave chacun nrsquoest pas agrave comprendre de la mecircme maniegravere

Dans cette mesure nous devrons nous demander si la recherche individuelle se fait au

deacutetriment de la recherche collective et sil est possible de rechercher lautarcie divine dans

la cadre politique de la citeacute

11 Autarcie divine

Commenccedilons par deacutecrire ce que nous appelons lrsquoautarcie divine De prime abord

on pourrait penser que cette autarcie est celle deacutecrite au livre X de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque

lorsqursquoAristote parle de la θεωρία Comme nous le verrons cela nrsquoest pas tout agrave fait exact

En effet nous tenterons de montrer que lrsquohomme ne peut pas atteindre cette autarcie Cette

conception de lrsquoautarcie divine est en fait une tentative de deacutefinir lrsquoautarcie de la maniegravere la

plus rigoureuse possible Dans toute cette rigueur nous verrons que cette autarcie nrsquoest

eacutevidemment attribuable quau divin Pour y arriver il nous faut expliquer comment Aristote

conccediloit la vie du divin puis nous la comparerons avec la vie du sage pour bien en montrer

toute lrsquoincompatibiliteacute

Comme Aristote lrsquoaffirme lui-mecircme il faut drsquoabord consideacuterer que le divin est bel et

bien vivant (Meta Λ 1072b25-30)6 au mecircme titre que les humains Le fait drsquoecirctre en vie

neacutecessite aussi une activiteacute puisque crsquoest le fait drsquoecirctre animeacute drsquoune certaine maniegravere qui

permet drsquoattribuer la vie Ainsi Aristote soutient que laquo comme le fait de vivre srsquoentend de

plusieurs faccedilons nous preacutetendons qursquoil y a vie lagrave ougrave se trouve ne serait-ce qursquoune seule

quelconque des manifestations telles que lrsquointelligence la sensation le mouvement local et

le repos ou encore le mouvement nutritif deacutepeacuterissement et croissance raquo (DA 413a20-26)7

Il faudra donc que le philosophe attribue au moins lrsquoune de ces faculteacutes au premier moteur

6Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Meacutetaphysique de Tricot7Sauf avis contraire nous citons la traduction du Traiteacute de lacircme de Bodeacuteuumls

7

8

Eacutevidemment crsquoest lrsquoactiviteacute intellectuelle qui le caracteacuterise et aucune autre de ces

laquo manifestations raquo ne peut lui ecirctre attribueacutee On ne peut pas lui donner la vie nutritive

parce que cela impliquerait un changement dans la nature eacuteternelle du premier moteur ni le

mouvement local car le premier moteur se doit drsquoecirctre immobile pour des raisons de

physique qui ne valent pas la peine drsquoecirctre expliqueacutees ici8 ni la sensation car le premier

moteur est immateacuteriel et que la sensation ne peut pas se passer de corps (DA 403a5-10)

Preacutecisons maintenant en quoi consiste cette activiteacute du premier moteur laquo Sa vie

[διαγωγή]9 agrave lui reacutealise la plus haute perfection raquo (Meta Λ 1072b14) Aristote srsquoefforce

de deacutecrire cette perfection en Λ7 et Λ9 Il y affirme que cette activiteacute a pour objet ce qui

est le meilleur et qursquoelle srsquoexerce de maniegravere continue et eacuteternelle (Meta Λ 1072b25-30

1075a5-10) Par ailleurs laquo lrsquointelligence suprecircme se pense donc elle-mecircme puisqursquoelle est

ce qursquoil y a de plus excellent et sa penseacutee est la penseacutee de la penseacutee raquo (Meta Λ 1074b25-

35) De cela on peut faire ressortir quelques aspects aidant agrave caracteacuteriser lrsquoautarcie divine

En effet srsquoayant lui-mecircme pour objet drsquointellection on peut conclure qursquoil se suffit

parfaitement agrave lui-mecircme quant agrave lrsquoexercice de son activiteacute De plus cette activiteacute eacutetant

eacuteternelle et continue on voit que le premier moteur nrsquoa absolument pas besoin drsquoaucun

apport exteacuterieur pour vivre montrant ainsi une autarcie totale agrave tous les points de vue Il est

inengendreacute eacuteternel continuellement en acte et nrsquoa besoin que de lui-mecircme pour son

activiteacute Lrsquoautarcie qui se preacutesente agrave ce niveau est bien une autarcie qursquoon peut qualifier

drsquoindividuelle et ne peut srsquoappliquer qursquoau premier moteur On pourrait aussi se demander

dans quelle mesure les astres qui sont consideacutereacutes comme divins par Aristote (eg Meta Λ

8 Agrave ce sujet voir Physique VIII9 Ce mot est aussi employeacute par Aristote pour reacutefeacuterer aux genres de vie de lrsquohomme par exemple une vie de loisir [πρὸς τὴν ἐν τῇ διαγωγῇ σχολὴν] (Pol 1338a10)

1074b1-10) possegravedent aussi une telle autarcie10 Cependant comme notre but est de faire

un lien avec le sage et que crsquoest par lrsquoactiviteacute intellectuelle que ce lien peut ecirctre fait nous

laisserons la question de cocircteacute11 eacutetant donneacute que le premier moteur est lrsquoexemple drsquoune

activiteacute intellectuelle parfaite

12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage

Avant de comparer les activiteacutes du premier moteur et de lrsquohomme sage il est

important de voir que pour Aristote cet homme pris individuellement nrsquoest autarcique

dans la mesure ougrave il peut lrsquoecirctre que dans son rapport agrave lrsquoactiviteacute qui lui est propre agrave savoir

la θεωρία12 Aristote est tregraves clair agrave ce sujet affirmant qursquo laquo il faudra aussi le confort

exteacuterieur agrave celui qui est un homme Agrave elle seule en effet la nature humaine ne suffit pas

pour meacutediter Au contraire il faut encore avoir un corps sain disposer de nourriture et de

10 Contrairement agrave ce quon pourrait croire lorsquAristote affirme dans son Traiteacute du ciel que laquo les ecirctres de lagrave-bas [sont] [hellip] inalteacuterables et impassibles ils ont la meilleure et la plus autonome (ἀυταρκεστάτην) des vies raquo (279a20-22 trad DalimierPellegrin) il ne fait pas reacutefeacuterence aux astres mais bien aux laquo ecirctres qui sont disposeacutes au-dessus de la translation la plus exteacuterieure raquo (DC 279a20) Eacutetant donneacute quaucun corps nest en mesure de se trouver au-delagrave de cette limite (DC 278b25-279a18) il est clair que les astres qui ont une nature corporelle ne peuvent donc pas ecirctre deacutesigneacutes en 279a20-22 Dalimier et Pellegrin notent que trois hypothegraveses ont eacuteteacute avanceacutees depuis lAntiquiteacute quant agrave savoir agrave quoi le Stagirite fait reacutefeacuterence dans ce passage (2004 p422 n7) agrave savoir soit la sphegravere des fixes soit des reacutealiteacutes noeacutetiques ou encore le premier moteur Ces deux commentateurs croient cependant que lhypothegravese du premier moteur est difficile agrave soutenir ducirc agrave lutilisation du pluriel Toutefois en consideacuterant quAristote fait intervenir une multipliciteacute de moteurs dans sa Meacutetaphysique (1074a1-15) il nous semble plus que vraisemblable que ces moteurs soient ici ce qui est deacutesigneacute en 279a20 car dans la mesure ougrave ils sont laquo immobiles et sans eacutetendue raquo (Meta 1073a35-40) ils nont dautres choix que de se laquo situer raquo au-delagrave de la limite dont parle Aristote Cela permet aussi dexpliquer lutilisation du superlatif ἀυταρκεστάτην En effet si cet adjectif avait eacuteteacute rattacheacute aux astres on naurait pas compris comment ces astres auraient pu ecirctre plus autarciques que le premier moteur11 Il est cependant inteacuteressant de lire la note de Tricot en Λ 10 1075a20-25 laquo Dans la comparaison qui preacutecegravede les hommes libres soumis agrave une inflexible neacutecessiteacute sont les Corps ceacutelestes les esclaves et les animaux dont la plupart des actions sont peacuteneacutetreacutees de contingence sont les ecirctres sublunaires raquo (Tricot 2004 n1 p190)12 Il est important de voir que laquo θεωρία raquo est aussi le mot employeacute par Aristote pour deacutesigner lrsquoactiviteacute du premier moteur (Meta Λ 1072b23)

9

10

tous les autres moyens drsquoentretiens raquo (EN 1178b30-35)13 Ainsi en sa qualiteacute drsquohomme le

sage a besoin des mecircmes choses que tous les autres hommes et nrsquoest donc pas plus

autosuffisant qursquoeux en ce qui a trait agrave la vie courante14 ce qui est deacutejagrave une diffeacuterence

majeure avec le premier moteur qui nrsquoavait besoin drsquoaucun des biens exteacuterieurs pour vivre

Par contre laquo celui qui meacutedite (τῷ δὲ θεωροῦντι) en revanche ne requiert aucun appui de

ce genre du moins pour son activiteacute raquo (EN 1178b3-4 nous soulignons) On peut donc voir

que lrsquoautosuffisance ne srsquoapplique ici qursquoagrave lrsquoactiviteacute seule et si elle srsquoapplique agrave lrsquohomme

qui la pratique ce nrsquoest que dans la limite de cette pratique lhomme sage nest donc pas

pleinement autosuffisant

Regardons maintenant en quoi lrsquoexercice de la θεωρία est diffeacuterente entre lrsquohumain

et le divin La premiegravere diffeacuterence est le fait que le sage ne puisse exercer cette activiteacute que

dans un laps de temps restreint (Meta Λ 1072b14-15 1072b23-25 1075a5-10) alors que

comme nous lrsquoavons dit le premier moteur le fait de maniegravere eacuteternelle Cette diffeacuterence

provient du fait que lrsquohomme est composeacute de matiegravere et que cela implique neacutecessairement

une certaine puissance alors que le premier moteur nrsquoest qursquoacte (Meta Λ 1072b25-30)

Ou on peut dire plus simplement que lrsquohomme a aussi besoin de dormir et qursquoil nrsquoest pas en

acte agrave ce moment (EN 1176a30-b1) Il faut cependant noter que parmi toutes les activiteacutes

que puisse pratiquer lrsquohumain laquo crsquoest par ailleurs lrsquoactiviteacute la plus continue puisque nous

sommes capables de penser en continu plus que drsquoagir continucircment drsquoune quelconque

faccedilon raquo (EN 1177a21-25) Aristote nrsquoaffirme cependant pas ici que cette activiteacute srsquoexerce

13 On peut mecircme ajouter qursquoAristote dit que laquo lrsquoactiviteacute meacuteditative (τὸ θεωρεῖν) nuit parfois agrave la santeacute raquo (EN 1153a20)14 Aristote nuance cependant ces propos en affirmant en EN 1178a22-25 qursquo laquo on peut penser que mecircme le besoin des services exteacuterieurs est modeste dans le cas de la vertu intellectuelle ou certainement moindre que dans le cas de la vertu morale raquo

de maniegravere absolument continue mais seulement que crsquoest la plus continue des actions

qursquoon peut attribuer agrave lrsquohomme15 Malgreacute le fait que lon pourrait deacuteduire de cette plus

grande continuiteacute que cest lactiviteacute qui sapproche le plus de celle de la diviniteacute et quen

cela il ny a pas de nette distinction agrave faire entre lactiviteacute du divin et celui du philosophe il

faut toutefois convenir que la diffeacuterence entre la pratique de la θεωρία par le divin et par

lhumain persiste De plus cette diffeacuterence eacutetant due au statut corporel de lhumain cela

implique une impossibiliteacute radicale dune parfaite continuiteacute dans la pratique de lactiviteacute Il

y a donc une limite que lecirctre humain mecircme avec des anneacutees dexercice ne pourra jamais

franchir La diffeacuterence entre lrsquohumain et le divin sous ce rapport nous semble donc ecirctre

entiegraverement conserveacutee

La deuxiegraveme diffeacuterence qursquoon peut faire ressortir traite de la nature de lrsquoobjet de

lrsquoactiviteacute intellectuelle Pour le premier moteur cet objet en est un interne eacutetant donneacute qursquoil

est lui-mecircme lrsquoobjet de son activiteacute intellectuelle Dans le cas du sage par contre Aristote

affirme en plusieurs endroits que son objet est externe16 Cependant le cas du traiteacute De

lrsquoacircme peut sembler probleacutematique dans la mesure ougrave Aristote y affirme que laquo la sensation

en acte porte sur les objets particuliers alors que la science porte sur les objets universels

Or ces derniers reacutesident en quelque sorte dans lrsquoacircme elle-mecircme raquo (DA 417b20-25) Il

semble donc y avoir contradiction et cest pourquoi nous allons nous y attarder un peu

Tacircchons drsquoexpliquer ce qursquoAristote entend par intelligence dans le De Anima afin de

montrer que cette contradiction nrsquoest en fait qursquoapparente Il faut drsquoabord consideacuterer que

lrsquointellect humain comporte une certaine forme de puissance en ce sens qursquo laquo il doit donc y

15 Il est aussi inteacuteressant de noter que pour Aristote cette activiteacute est plus continue si elle est exerceacutee avec des amis (EN 1170a5-10) ce qui enlegraveve une certaine part drsquoautarcie agrave lrsquoactiviteacute du sage16 Voir entre autres Meta Λ 1075a5-10 EE 1545b15-20

11

12

avoir un principe indeacutetermineacute mais capable de recevoir la forme un principe tel en

puissance que celle-ci mais qui nrsquoest pas celle-ci raquo (DA 429b15-17) Aristote affirme cela

en se basant sur le fait qursquoil existe une certaine similariteacute entre la sensibiliteacute et lrsquointellection

Le raisonnement est le suivant si lrsquoacircme intellective doit ecirctre en mesure de srsquoaccaparer une

forme elle ne doit ecirctre que pure puissance car si elle ne lrsquoeacutetait pas ce qursquoelle serait

influencerait la forme qui est lrsquoobjet de lrsquoacte drsquointellection ce qui reacutesulterait en une

trahison de la forme et donc en un acte eacutechoueacute (DA 429a15-30) Comme le note

Bernardete17 ce raisonnement est sensiblement le mecircme que pour les autres organes ougrave

bien que ceux-ci soient corporels Aristote leur assigne une certaine laquo transparence raquo agrave

lrsquoeacutegard des eacuteleacutements dont ils doivent procurer la sensation de maniegravere agrave ce que la corporeacuteiteacute

des organes nrsquointerfegravere pas dans le processus de perception (Bernardete p614-615) Crsquoest

ainsi que le Stagirite peut se permettre de dire que lrsquointelligence de lrsquoacircme laquo nrsquoest

effectivement aucune des reacutealiteacutes avant de penser raquo (DA 429a23-25) et laquo que les formes

nrsquoy sont pas reacuteellement mais des formes potentiellement raquo (DA 429a28-29)

Degraves lors il faut rechercher ce qui permet agrave la forme de passer de la puissance agrave

lrsquoacte agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoacircme Poser la question crsquoest presque y reacutepondre dans la mesure ougrave

pour Aristote la forme en acte est neacutecessairement anteacuterieure agrave la forme potentielle dans

lrsquointellect (DA 431a1-5) Reste agrave expliquer le processus permettant agrave la forme en acte drsquoun

objet particulier drsquoactualiser la forme en puissance de cet objet dans lrsquointellect Crsquoest ce agrave

quoi Aristote srsquoapplique par la suite en faisant intervenir la repreacutesentation (φαντασία)

comme un intermeacutediaire entre la forme en acte et lrsquointellect (DA 431a14-432a10) Ainsi il

est clair que pour Aristote le processus intellectif a pour origine quelque chose qui lui est

17 Bernardete 1975

exteacuterieur car la forme en acte preacutealable agrave toute intellection est neacutecessairement agrave lrsquoexteacuterieur

du sujet connaissant eacutetant donneacute que lrsquoacircme intellective nrsquoest par elle-mecircme que pure

puissance Avec cela on peut aussi rendre compte du passage que nous avions souleveacute plus

haut voulant que les objets de lrsquointellection se situent agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoacircme en disant qursquoune

fois le processus drsquoassimilation de la forme accompli cette forme reste agrave lrsquointeacuterieur de

lrsquointellect et celui-ci peut srsquoen servir pour accomplir drsquoautres activiteacutes intellectuelles (DA

429b5-10) Comme lrsquoexplique Bodeacuteuumls laquo lrsquoactivation de la pure puissance intellective

srsquoopegravere lorsque la penseacutee devient les formes intelligibles qursquoelle reccediloit par lrsquoapprentissage

se creacutee alors une disposition permanente (reacutealisation premiegravere) qursquoon appelle science raquo18

Cependant le fait que la forme devienne interne agrave lrsquoacircme ne change rien au fait qursquoau

deacutepart lrsquoobjet de lrsquoactiviteacute intellectuelle qursquoest cette forme eacutetait exteacuterieur agrave lrsquoacircme comme

nous souhaitions le deacutemontrer

La derniegravere diffeacuterence que nous voulons soulever entre lrsquoactiviteacute du sage et du

premier moteur afin de mieux comprendre ce quest lautarcie divine relegraveve drsquoune analyse

que fait Aristote concernant la possibiliteacute de concilier autarcie et amitieacute19 dans lrsquoEacutethique agrave

Eudegraveme20 VII 12 Dans ce traiteacute Aristote aborde ce problegraveme dans une perspective en

partie diffeacuterente de celle de lrsquoEN dans la mesure ougrave le deacuteveloppement de cette derniegravere

traite principalement de lrsquoimportance de lrsquoamitieacute pour lrsquoexercice des vertus morales (EN

1169b29-1170a2) alors que lrsquoEE quant agrave elle propose une analyse absente de lrsquoautre

Eacutethique en ce qursquoelle aborde la connaissance et lrsquoactiviteacute intellectuelle et le rapport qursquoil y a

18 Bodeacuteuumls 1993 p224 n319 Il est important de noter que dans notre deacuteveloppement lorsque nous reacutefeacuterons agrave lrsquoamitieacute agrave moins drsquoavis contraire nous faisons eacutevidemment reacutefeacuterence agrave lrsquoamitieacute vertueuse et non pas agrave lrsquoamitieacute par utiliteacute ou par plaisir20Sauf avis contraire nous citons la traduction de lEacutethique agrave Eudegraveme de Deacutecarie

13

14

entre lrsquoami et lrsquoexercice de cette activiteacute Avant drsquoen arriver agrave ce rapport le Stagirite pose

drsquoentreacutee de jeu laquo ce qursquoest la vie en acte et comme fin manifestement elle consiste agrave

percevoir et agrave connaicirctre [hellip] Mais se percevoir (τὸ αὑτοῦ αἰσθάνεσθαι) et se connaicirctre (τὸ

αὑτὸν γνωρίζειν) sont ce qursquoil y a de plus deacutesirable pour chacunraquo (EE 1244b23-28 nous

soulignons) Un peu plus loin Aristote explique comment se passe cette connaissance de

soi et il est pertinent de citer ici le passage en entier

laquo aussi souhaiter se percevoir soi-mecircme crsquoest se souhaiter drsquoexister drsquoune

certaine maniegravere particuliegravere ndash puisqursquoalors nous ne sommes pas chacune de ces

choses par nous-mecircmes mais par participation agrave ces faculteacutes dans le percevoir et

le connaicirctre (car lorsqursquoon perccediloit on devient perccedilu de la maniegravere et du point de

vue dont on a anteacuterieurement perccedilu et en tant qursquoon perccediloit et qursquoon perccediloit cet

objet mecircme et on devient connu en connaissant) aussi crsquoest pour cette raison

qursquoon deacutesire toujours vivre parce qursquoon veut toujours connaicirctre crsquoest-agrave-dire

parce qursquoon deacutesire ecirctre soi-mecircme lrsquoobjet connu raquo (EE 1245a4-11)

Ce texte est tregraves dense mais il est assez aiseacute drsquoen faire ressortir lrsquoargumentation Ce

que le philosophe y affirme est que lrsquohomme ne peut pas ecirctre directement lui-mecircme lrsquoobjet

de sa connaissance (comme lrsquoest par ailleurs le premier moteur) mais que pour se

connaicirctre il doit se consideacuterer en tant qursquoobjet perccedilu Autrement dit lrsquoindividu nrsquoest pas un

objet privileacutegieacute de sa propre activiteacute intellectuelle mais doit ecirctre consideacutereacute de la mecircme

maniegravere que tous les objets exteacuterieurs Crsquoest en ce sens qursquoAristote soutient qursquoil faut que

lrsquohomme soit en acte afin qursquoil puisse se connaicirctre lui-mecircme car crsquoest dans lrsquoacte que la

forme drsquoune chose srsquoexprime Cela revient agrave dire que quelqursquoun ne se deacutefinit que lorsqursquoil

est en acte et que crsquoest cet acte qui peut ecirctre perccedilu par lrsquointelligence et ecirctre objet de

connaissance Bodeacuteuumls explique cela en disant que laquo puisque lrsquohomme ne se connaicirct pour

Aristote qursquoagrave travers ses actes et que lrsquoactiviteacute de lrsquointellect est deacutependante en sa source de

lrsquoactiviteacute des sens la conscience humaine est affecteacutee en son repli sur elle-mecircme par la

preacutesence du corps qui contrarie sa reacuteflexiviteacute et lrsquoempecircche drsquoecirctre radicale raquo21

Crsquoest ici qursquoon peut faire intervenir les amis pour tenter de tracer le lien qui les unit

agrave lrsquoactiviteacute cognitive Si on considegravere avec Aristote que les amis sont un autre soi-mecircme

qui plus est seacutepareacute (EE 1245a34-35) il est facile de voir agrave partir de cela que connaicirctre son

ami reviendra agrave se connaicirctre soi-mecircme De plus dans la mesure ougrave pour un individu la

connaissance de soi-mecircme ne peut se faire qursquoen se posant comme un objet exteacuterieur le fait

que lrsquoami soit justement une personne exteacuterieure agrave nous ou laquo seacutepareacutee raquo nrsquoimplique

aucunement que la connaissance qursquoon en acquiert est de moins bonne qualiteacute Degraves lors il

est aiseacute de conclure qursquoau fond il nrsquoy a pas de distinction forte entre la connaissance de soi

par lrsquointermeacutediaire drsquoun ami ou par lrsquointermeacutediaire de laquo soi-mecircme raquo comme objet de

perception Eacutevidemment comme lrsquoindique lrsquoEN laquo mieux vaut sans doute exercer cette

activiteacute [la θεωρία] avec des collaborateurs mais malgreacute tout crsquoest lui [le sage] qui se suffit

le plus agrave lui-mecircme raquo (EN 1177a34-b1) De cela il faut croire que lrsquoami nrsquoest pas

neacutecessaire agrave proprement parler pour lrsquoactiviteacute Effectivement lrsquoEE ne fait que montrer que

lrsquoami peut aussi ecirctre lrsquointermeacutediaire par lequel on passe pour se connaicirctre soi-mecircme mais

nrsquoest jamais preacutesenteacute comme un passage obligeacute ce qui permet drsquoune certaine maniegravere de

rendre compte de ce passage de lrsquoEN eacutetant donneacute qursquoun individu peut se connaicirctre lui-

mecircme sans avoir recours agrave ses amis

Lagrave ougrave nous voulons en venir avec cet argument est non pas de montrer que le sage

nrsquoest pas autosuffisant quant agrave son activiteacute mais bien de montrer que cette autosuffisance

21 Bodeacuteuumls 1975 p68

15

16

requiert tout de mecircme lrsquoapport drsquoune exteacuterioriteacute comme nous lrsquoavons soutenu dans

lrsquoargument preacuteceacutedent sauf que dans cet argument-ci crsquoest la connaissance de soi-mecircme qui

est en jeu En gardant agrave lrsquoesprit que lrsquoactiviteacute du premier moteur est de se connaicirctre lui-

mecircme et qursquoil le peut sans faire appel agrave quelque chose qui ne soit pas en lui on peut

conclure que lrsquoautarcie qursquoaurait le sage ne peut pas ecirctre du mecircme ordre parce que srsquoil peut

se connaicirctre lui-mecircme ce nrsquoest qursquoen eacutetant un objet exteacuterieur agrave lui-mecircme et la preuve de

cela est le fait qursquoon peut se connaicirctre soi-mecircme en regardant nos amis qui eux sont

exteacuterieurs agrave nous de maniegravere eacutevidente Ainsi on se rend compte que lrsquoautarcie du sage nrsquoest

pas radicale et rigoureuse comme lrsquoest celle du divin et que ce nrsquoest pas simplement une

question de degreacute qui les distingue mais bien drsquoessence Il ne faut cependant pas

comprendre cette diffeacuterence dessence comme si la pratique de la θεωρία par lhumain et par

le divin navait rien en commun et neacutetait quune appellation purement homonyme mais

bien comme le fait quune rupture est agrave loeuvre entre les deux pratiques et que lhumain ne

pourra jamais arriver agrave pratiquer la θεωρία de la mecircme maniegravere que le divin Une simple

diffeacuterence de degreacute sous entend agrave notre avis quil ny aurait pas de diffeacuterence radicale entre

les deux pratiques ce qui nest pas le cas comme nous lavons montreacute La diffeacuterence de

degreacute elle se voit en comparant les diffeacuterents humains notamment en ce qui a trait agrave leurs

activiteacutes certains parviennent mieux que dautres agrave pratiquer une activiteacute mais il nest

jamais exclu quavec beaucoup dentraicircnement chaque humain puisse arriver agrave des reacutesultats

semblables Ainsi on peut offrir une premiegravere deacutefinition de lrsquoautarcie humaine agrave savoir

qursquoelle est le fait de celui qui se suffit agrave lui-mecircme par lrsquointermeacutediaire de choses qui lui sont

exteacuterieures

13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme

Agrave ce point une question meacuterite drsquoecirctre souleveacutee la θεωρία est-elle loffice de

lrsquohomme Cette question est pertinente dans la mesure ougrave notre distinction entre lrsquoautarcie

divine et lrsquoautarcie humaine repose sur la distinction que nous avons faite entre lrsquoactiviteacute de

la θεωρία par le premier moteur et par le sage De plus la reacuteponse agrave cette question est

eacutevidemment utile pour voir comment on peut coordonner les diffeacuterentes activiteacutes humaines

au sein de la citeacute Si la pratique de la θεωρία savegravere ecirctre loffice de lhomme il est eacutevident

quil faudra absolument lui trouver une place de choix au sein de la citeacute afin de faire en

sorte que chaque citoyen puisse actualiser son essence Au contraire si cette pratique ne

constitue pas loffice ou la fonction de lhomme il serait beaucoup moins grave si on en

venait agrave conclure que la recherche de lautarcie divine nest pas compatible avec les activiteacutes

de la citeacute Comme nous tenterons de le montrer plus bas il nous semble que la pratique de

la philosophie est difficilement conciliable avec la maniegravere dont la citeacute est constitueacutee et ce

nest quindirectement quon peut reacuteintroduire cette pratique au sein de la citeacute Voilagrave

pourquoi il est pertinent pour nous de montrer que loffice de lhomme ne peut pas ecirctre la

recherche de lautarcie divine

Un passage est crucial pour la compreacutehension de ce qui est le propre de lrsquohomme

chez Aristote

laquo Dans ces conditions si nous posons que lrsquooffice [ἔργον] de lrsquohomme est une

certaine forme de vie (crsquoest-agrave-dire une activiteacute de lrsquoacircme et des actions

rationnelles [πράξεις μετὰ λόγου]) mais que srsquoil est homme vertueux ses

œuvres seront parfaites et belles degraves lors que chaque œuvre parfaitement

accomplie traduit la vertu qui lui est propre dans ces conditions donc le bien

17

18

humain devient un acte de lrsquoacircme qui traduit la vertu et srsquoil y a plusieurs vertus

lrsquoacte qui traduit la plus parfaite et la plus finale raquo (EN 1098a12-18)

Ce passage a eacutevidemment fait couler beaucoup drsquoencre et les commentateurs semblent

se partager en deux camps Drsquoun cocircteacute il y a ceux qui soutiennent que lrsquoexercice de cette

vertu qui serait la plus finale ne peut ecirctre que lrsquoexercice de la θεωρία et de lrsquoautre ceux qui

deacutefendent que cela doit comprendre toutes les vertus autant morales qursquointellectuelles22

Cependant deux arguments nous font croire que dans ce passage la θεωρία ne peut pas ecirctre

eacutevoqueacutee ce qui montrerait qursquoelle nrsquoest pas ou ne fait pas partie de ce qui est le propre de

lrsquohomme

Le premier argument vise le vocabulaire utiliseacute par Aristote Si lrsquooffice de lrsquohomme

est composeacute de πράξεις μετὰ λόγου comment le philosophe pourrait-il associer cet office

avec la θεωρία sachant que celle-ci nrsquoa aucune implication pratique (EN 1139a27-28) On

pourrait toutefois objecter agrave cela que lutilisation que fait ici Aristote du concept de πρᾶξις

na pas agrave ecirctre compris selon son usage technique cest-agrave-dire comme la mise en acte du

reacutesultat dune deacutecision (EN 1139a17-35) Cest en effet le sens que veut donner Bonitz agrave

cette occurrence de πρᾶξις en EN 1098a13 puisquil affirme dans son Index Aristotelicus

que πρᾶξις doit ici ecirctre pris comme un synonyme de ἐνέργεια Si lon considegravere que Bonitz

a raison de comprendre cet usage de πρᾶξις comme il le fait rien nempecircche en effet de

concevoir que ce dont parle Aristote dans le passage de EN 1098a12-18 peut sans

problegraveme ecirctre la pratique de la θεωρία puisque la θεωρία est bel et bien une forme de

ἐνέργεια (Pol 1325b16-26) Il faut toutefois souligner que cet usage de πρᾶξις est

extrecircmement rare dans le corpus aristoteacutelicien Bonitz ne relegraveve que trois occurrences ougrave

22 Pour un reacutesumeacute de ce deacutebat et une analyse originale voir Curzer 1990

Aristote en ferait un tel usage agrave savoir le passage qui nous inteacuteresse et EN 1094a5 ainsi

que Pol 1325a32 Regardons dun peu plus pregraves ces deux autres passages

laquo Neacuteanmoins une certaine diffeacuterence apparaicirct entre les fins Tantocirct en effet ce sont des actes [ἐνέργειαι] tantocirct des oeuvres [ἔργα] qui sen distinguent Or quand certaines fins sont distinctes des actions [παρὰ τὰς πράξεις] les oeuvres [τὰ ἔργα] sont alors un bien naturellement supeacuterieur aux actes [τῶν ἐνεργειῶν] raquo (EN 1094a3-6)

Ce quAristote soutient dans ce passage-ci cest que dans le cas ougrave la fin dune action

nest pas laction elle-mecircme le reacutesultat de laction est supeacuterieur agrave cette action Cela est tout agrave

fait normal si lon considegravere que dans un tel cas la fin de laction nest autre que son reacutesultat

et que degraves lors ce reacutesultat est neacutecessairement supeacuterieur agrave laction puisque celle-ci lui est

subordonneacutee Il faut maintenant se demander si le τὰς πράξεις de 1094a3-6 est synonyme

de ἐνέργεια Agrave notre avis ce serait plutocirct le contraire qui serait juste agrave savoir que dans ce

passage le sens de ἐνέργεια se rapprocherait de celui de πρᾶξις Remarquons dabord que le

Stagirite semble bien utiliser ἐνερέγεια et πρᾶξις sans faire de distinction quelconque entre

les deux concepts ce qui peut indiquer que lun des deux termes doit ecirctre consideacutereacute comme

le synonyme de lautre Il faut aussi savoir que pour Aristote une ἐνέργεια peut avoir sa fin

en elle-mecircme ou bien dans quelque chose dexteacuterieur (Meta 1050a23-b2) Dans le passage

de lEN qui nous inteacuteresse ici il ne fait aucun doute que les ἐνέργειαι dont parle le

philosophe sont agrave prendre dans le deuxiegraveme sens du fait quil les dit infeacuterieures aux ἔργα

quelles produisent Ainsi on voit que ἐνέργεια a ici un sens beaucoup plus proche de la

deacutefinition que donne par ailleurs Aristote de la πρᾶξις dans la mesure ougrave bien que celle-ci

se distingue de la ποίησις en ce quelle ne produit rien de concret qui soit exteacuterieur agrave laction

(EN 1140b6-7) elle est tout de mecircme tourneacutee vers laction (EN 1141b14-16) lui

19

20

permettant ainsi de produire malgreacute tout un ἔργον De plus Bonitz affirme dans son Index

que ἐνέργεια est souvent associeacutee voire synonyme de πρᾶξις ou de χρῆσις ce qui nous

laisse croire que notre hypothegravese nest pas du tout impossible Cela eacutetant dit nous ne

consideacuterons donc pas quil soit neacutecessaire de prendre le πρᾶξις de EN 1094a5 comme un

synonyme de ἐνέργεια

Voici le deuxiegraveme passage

laquo Dautre part louer linaction [τὸ ἀπρακτεῖν] plus que laction [τοῦ πράττειν] ce nest pas ecirctre dans le vrai car le bonheur est action [πρᾶξις] et de plus les actions des gens justes et tempeacuterants [αἱ τῶν δικαίων καὶ σωφρόνων πράξεις] ont pour aboutissement beaucoup de belles choses raquo (Pol 1325a31-33)

Dans ce passage la πρᾶξις est associeacutee agrave lhomme juste et agrave lhomme tempeacuterant ce

qui est tout agrave fait en accord avec le fait que la pratique de la vertu morale soit pour Aristote

une πρᾶξις De plus les lignes preacuteceacutedant ce passage traitent de la distinction entre celui qui

dirige des esclaves et celui qui dirige des hommes libres Le contexte est donc directement

relieacute agrave la pratique de lactiviteacute politique exemplification parfaite de la φρόνησις (EN

1141b23-24) Il ne semble y avoir pour ainsi dire rien qui ne nuise agrave la compreacutehension de

cette occurrence de πρᾶξις dans son sens technique courant chez Aristote et donc rien pour

nous forcer agrave la faire devenir un synonyme de ἐνέργεια Rien sauf le fait que le bonheur est

intimement en lien avec la πρᾶξις ce qui est eacutevidemment probleacutematique comme nous

voulons le montrer pour qui croit que le bonheur se doit decirctre uniquement deacutefini par

lexercice de la θεωρία Toutefois si on comprend ici quAristote parle du bonheur humain

qui se deacutefinit par la pratique de la vertu morale et de la φρόνησις (EN 1178a9-22) et non

pas du bonheur absolu qui est lapanage du divin il ny a absolument rien de probleacutematique

dans lutilisation de πρᾶξις

Aucune des occurrences de πρᾶξις dont Bonitz soutient quelles doivent prendre le

sens de ἐνέργεια ne nous semble donc leacutegitime dun tel traitement Il nous apparaicirct plutocirct

que Bonitz en voulant probablement conserver lactiviteacute theacuteoreacutetique comme bonheur

humain leur affecte une charge interpreacutetative trop importante qui nest pas reacuteellement

neacutecessaire dans le contexte immeacutediat de ces passages Cette interpreacutetation semble toutefois

pouvoir se fonder sur un passage particulier que mentionne Bonitz

laquo Mais si le bonheur est une activiteacute [ἐνέργεια] traduisant la vertu il est parfaitement rationnel quil traduise la vertu suprecircme [κατὰ τὴν κρατίστην] laquelle doit ecirctre vertu de ce quil y a de meilleur [τοῦ ἀρίστου] Alors que cela soit lintelligence ou autre chose (ce qui semble alors naturellement gouverner et diriger en ayant une ideacutee de ce qui est beau et divin) que cela soit quelque chose de divin en lui-mecircme ou ce quil y a de divin en nous cest son activiteacute [ἡ τούτου ἐνέργεια] lorsquelle exprime la vertu qui lui est propre qui doit constituer le bonheur acheveacute [ἡ τελεία εὐδαιμονία] raquo (EN 1177a12-17)

Le parallegravele entre ce passage et celui de EN 1098a12-18 est eacutevident Devant une

telle ressemblance Bonitz a probablement cru quAristote parlait du mecircme sujet et sest

donc permis de donner le sens de ἐνέργεια au πρᾶξις de EN 1098a13 puisquil avait un

exemple dun passage ayant un contexte similaire ougrave le Stagirite employait ἐνέργεια plutocirct

que πρᾶξις Si on y regarde dun peu plus pregraves on se rend compte que le contexte nest pas

exactement le mecircme Alors quen EN X 6 il est question du bonheur en lui-mecircme EN I 6

traite plutocirct du bonheur humain ce qui nous permet de croire que le vocabulaire utiliseacute est

sciemment choisi De fait tout juste apregraves le texte de EN X 6 Aristote affirme que cette

activiteacute suprecircme est plus lapanage des dieux que des humains et que si ceux-ci peuvent y

participer dans les mesures de leurs capaciteacutes ce nest que parce quils possegravedent aussi une

21

22

partie divine en eux Il nous semble donc tout agrave fait envisageable de conserver la

signification habituelle de πρᾶξις en EN 1098a13 ce qui nous permet de soutenir que la

pratique de la θεωρία nest effectivement pas loffice de lhomme

Largumentation que nous venons dexposer eacutetait principalement fondeacutee sur le fait

quAristote nemployait jamais directement le terme de πρᾶξις pour faire reacutefeacuterence agrave la

pratique de la θεωρία Cependant certains passages que nous avons releveacutes par la suite

semblent avoir eacutechappeacute agrave lattention de Bonitz Les voici

laquo Mais la vie active [τὸν πρακτικόν] nest pas neacutecessairement en relation avec autrui comme le pensent certains pas plus que concernent seules laction [πρακτικάς] les penseacutees qui ont en vue des reacutesultats pratiques mais bien plutocirct les consideacuterations et les speacuteculations autonomes et qui se prennent elles-mecircmes pour objets [τὰς αὐτοτελεῖς καὶ τὰς αὑτῶν ἕνεκεν θεωρίας καὶ διανοήσεις] raquo (Pol 1325b16-21)

laquo Mais la partie qui a la raison est meilleure Or elle se divise en deux selon notre maniegravere habituelle de diviser il y a dune part la raison pratique dautre part la raison theacuteorique Que ce soit donc neacutecessairement de cette maniegravere que se divise cette partie rationnelle cest eacutevident Nous dirons aussi que les actions de lacircme supportent une division analogue [καὶ τὰς πράξεις δrsquo ἀνάλογον ἐροῦμεν ἔχειν][hellip] raquo (Pol 1333a23-27)

Dans ces deux passages on voit que le mot πρᾶξις (ou un mot de la mecircme famille)

sert agrave deacutesigner agrave la fois les actes eacutemanant de la partie pratique de lacircme rationnelle et ceux

eacutemanant de sa partie speacuteculative Dans ces deux textes nous navons pas dautre choix que

daccorder que lutilisation de πρᾶξις ne peut pas prendre le sens technique auquel nous

avons tenteacute de le restreindre Ainsi il semble donc possible dans labsolu que certaines

occurrences de ce terme puissent ecirctre synonymes de ἐνέργεια Cependant le fait que cela

soit possible nimplique pas quil faille neacutecessairement lui donner ce sens dans le passage

qui nous inteacuteresse Nous croyons aussi avoir montreacute quil est pour le moins coheacuterent de

comprendre le πρᾶξις de EN1098a13 dans son sens technique sachant tregraves bien que cet

argument est beaucoup trop faible pour que notre interpreacutetation ne repose uniquement que

sur lui

Le deuxiegraveme argument visant agrave montrer que la pratique de la θεωρία ne constitue

pas loffice de lhomme traite de la perfection de lrsquoacte accompli et ne fait aucunement

intervenir largument preacuteceacutedent Dans le passage qui nous inteacuteresse Aristote soutient que

lrsquooffice de lrsquohomme doit ecirctre quelque chose qursquoil accomplit de maniegravere parfaite et que

cette perfection traduit la vertu qursquoil a en propre Quand on srsquoattarde un peu plus agrave ce

critegravere on se rend compte que le Stagirite ne cherche pas ici lrsquoactiviteacute qui serait la plus

parfaite en elle-mecircme (ce qui serait eacutevidemment la θεωρία) mais bien celle que lrsquohumain

est capable de reacutealiser parfaitement23 Or comme nous lrsquoavons vu il existe une diffeacuterence

majeure entre lrsquoexercice de la θεωρία par le divin et par lrsquohumain de sorte que nous

pouvons penser que lrsquohumain ne la reacutealise pas parfaitement Crsquoest aussi la conclusion agrave

laquelle arrive Bodeacuteuumls (1975 pp70-74) en montrant que la parfaite reacutealisation de la θεωρία

ne peut ecirctre que lrsquoœuvre du divin et que lrsquohomme ne peut qursquoy aspirer et ce de maniegravere

toujours vaine laquo le νοῦς qui deacutefinit pourtant lhomme24 nappartient pas agrave celui-ci en tant

quhomme cest-agrave-dire en tant que mortel[hellip] Aussi la conscience de lhomme au sens ougrave

nous lavons entendue nest-elle jamais quun approchant de la Vie de Dieu et le bonheur

une aspiration du mortel agrave limmortel raquo25 Finalement le fait qursquoAristote soutienne que le

divin accomplit mieux lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique que lrsquohomme (Meta Λ 1072b23-26 EN

23 laquo Parfait se dit ensuite de ce qui sous le rapport de lrsquoexcellence et du bien nrsquoest pas surpasseacute dans le genre envisageacute raquo (Met Δ 1021b14-15)24 Bien que nous ne soyons pas drsquoaccord avec cette identification de lrsquohomme au νοῦς cela nrsquoa que peu drsquoimportance dans lrsquoargumentation de Bodeacuteuumls et la conclusion qursquoil tire peut srsquoappliquer malgreacute tout Pour les raisons de ce deacutesaccord voir Curzer 1990 p42825 Bodeacuteuumls 1975 p74

23

24

1178b21-24) implique que lrsquohomme ne lrsquoaccomplit pas de maniegravere parfaite et donc que la

θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme selon le critegravere mecircme drsquoAristote

Un autre texte drsquoAristote est important pour montrer que lrsquohomme ne reacutealise pas

lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique de maniegravere parfaite et cette fois sans faire appel agrave notre infeacuterioriteacute agrave

lrsquoeacutegard de la diviniteacute Une bonne partie des Parties des animaux26 I 5 vise agrave montrer que

du fait qursquoil nous est difficile drsquoobserver les reacutealiteacutes eacuteternelles les connaissances que nous

en avons sont plutocirct reacuteduites (PA 644b25-30) ce qui revient agrave dire que nous ne pouvons

pas les connaicirctre de maniegravere parfaite Agrave lrsquoopposeacute les choses qui nous entourent

particuliegraverement les animaux sont lrsquoobjet drsquoun tregraves grand nombre drsquoobservations et pour

peu qursquoon srsquoen donne la peine il est assez aiseacute drsquoamasser des connaissances drsquoune

preacutecision satisfaisante agrave leur sujet (PA 644b25-35) laquo Mais les deux eacutetudes ont chacune leur

attrait Pour les ecirctres eacuteternels les pauvres connaissances que nous en atteignons nous

apportent cependant en raison de lrsquoexcellence de cette contemplation plus de joie que

toutes les choses qui nous entourent raquo (PA 644b30-35) Ainsi on voit que lrsquoexcellence de

lrsquoobjet est un critegravere aussi important pour justifier lrsquoeacutetude de cet objet que le degreacute de

preacutecision auquel on peut arriver Crsquoest cet argument qui est drsquoune certaine maniegravere mis de

lrsquoavant en EN X 6-8 pour justifier le fait que lrsquohomme doit se livrer agrave la θεωρία

Toujours dans le but de montrer que la θεωρία nrsquoest pas le propre de lrsquohomme il est

inteacuteressant drsquoajouter agrave notre analyse les reacutesultats de lrsquoeacutetude qursquoa faite Curzer sur ce qursquoil

appelle laquo The ergon argument raquo27 Le reacutesultat auquel il arrive tend agrave montrer que le

26Sauf avis contraire nous citons la traduction des Parties des animaux de Le Blond27 Curzer 1990 p426-432

traitement que fait Aristote de lrsquooffice de lrsquohomme en EN I 6 nrsquoest pas compatible avec

lrsquoanalyse qursquoil fait du parfait bonheur en EN X 6-8 ce qui lrsquoamegravene agrave conclure que laquo in

addition the difference between the I 7 and the X 6-8 criteria lends support to the thesis

that X 6-8 is a reconsideration rather than a mere continuation of book Is investigation of

happiness raquo (Curzer 1990 p432) Pour arriver agrave cette conclusion il distingue trois critegraveres

utiliseacutes par Aristote pour deacuteterminer ce qursquoest le bonheur en EN I 7 et les compare avec

ceux de EN X 6-8 Le premier critegravere est celui qui nous importe ici agrave savoir que le

bonheur est quelque chose de propre agrave lrsquohomme (Ibid p426) Curzer commence par

examiner les diffeacuterentes compreacutehensions preacutesentes chez les commentateurs drsquoAristote de ce

qursquoest lrsquoἔργον propre de lrsquohomme et montre pour chacune drsquoelles que ce critegravere nrsquoest jamais

utiliseacute par Aristote lorsque ce dernier parle de la θεωρία en EN X 6-828 Il fait tout drsquoabord

la diffeacuterence entre deux types de compreacutehension de ce qui est propre le premier disant que

laquo (F[unction]) X is peculiar to humans if and only if X is an activity which only humans

can do or which humans can do best raquo (Ibid) le second que laquo (C[haracteristic] A[ctivity])

X is peculiar to humans if and only if X is an activity which exercises essential human

abilities (whether or not humans are the only or the best exercisers of these abilities) raquo

(Ibid) Ensuite ces deux interpreacutetations peuvent ecirctre combineacutees avec des vues inclusives

ou intellectualistes de lrsquoἔργον Voici briegravevement les combinaisons releveacutees par Curzer

suivies de lrsquoexamen qursquoil en fait29

a) F dans un sens geacuteneacuteral incluant toutes les activiteacutes de la raison EN X 6-8 ne fait jamais la distinction entre activiteacutes rationnelles ou irrationnelles mais ne fait que parler de la meilleure activiteacute

28 laquo Thus on the general inclusivist and intellectualist versions of interpretations (F) and (CA) of the I 7 peculiarity criterion Aristotle never mentions or uses the peculiarity criterion in X 6-8 raquo (Curzer 1990 p428)29 Toute cette section sauf avis contraire fait reacutefeacuterence agrave Curzer 1990 pp426-428

25

26

b) F dans un sens inclusif ougrave lrsquohomme peut faire abc et est le seul agrave faire c ou c) CA dans un sens inclusif

b) et c) impliquent tous deux que le bonheur est un composeacute de plusieurs activiteacutes dont au moins lrsquoactiviteacute pratique et lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique EN X 6-8 affirme que la θεωρία et lrsquoaction morale sont des bonheurs par eux-mecircmes

d) F dans un sens intellectualiste qui soutient que le propre de lrsquohomme est la θεωρία ce critegravere nrsquoest pas respecteacute en EN X 6-8 parce qursquoAristote y affirme que le divin exerce aussi cette activiteacute30

e) CA dans un sens intellectualiste provoqueacute par un changement dans la conception de la nature humaine entre EN I 6 et EN X 6-8 faisant passer lrsquohomme drsquoun ecirctre morceleacute agrave un ecirctre qui se deacutefinit uniquement par son νοῦς ce qui fait de la θεωρία lrsquoactiviteacute propre de lrsquoindividu

il est reacutefutable qursquoAristote opegravere un tel changement dans sa conception de la nature humaine et donc on ne peut pas srsquoautoriser agrave affirmer que lrsquoactiviteacute qui est le propre de lrsquohomme soit la θεωρία 31

Ainsi si lrsquoanalyse que fait Curzer est juste cela nous force agrave conclure comme nous

lrsquoavons fait que lrsquoactiviteacute de la θεωρία nrsquoest pas le propre de lrsquohomme et qursquoelle ne peut

donc pas ecirctre consideacutereacutee comme le bien de lrsquohumain en tant qursquohumain

Un autre passage est important pour cette question Aristote parlant de lrsquoexercice de

la θεωρία affirme que laquo pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain Ce nrsquoest pas

en effet en sa qualiteacute drsquohomme que quelqursquoun peut vivre ainsi mais comme deacutetenteur drsquoun

eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui raquo (EN 1177b25-30) Autrement dit lrsquohomme srsquoil nrsquoeacutetait

qursquohomme ne pourrait pas reacutealiser la θεωρία et crsquoest la partie divine qui est en lui qui le lui

permet De cette maniegravere il est difficile drsquoattacher cette activiteacute agrave ce qui est propre agrave

lrsquohomme sans associer ce qursquoest lrsquohomme uniquement agrave cette partie de lui-mecircme Or cette

association nous paraicirct impossible Aristote affirmant en EN X 8 endroit ougrave lrsquohomme

devrait ecirctre identifieacute par son νοῦς que laquo au contraire les choses exteacuterieures sont pour

30 Curzer discute lrsquoobjection qursquoon peut apporter agrave cette interpreacutetation et qui soutient que le fait que le divin partage la θεωρία avec lrsquohomme nrsquoempecircche pas celle-ci drsquoecirctre tout de mecircme le propre de lrsquohomme Nous renvoyons agrave son texte pour les deacutetails de son argumentation31 Encore une fois nous renvoyons au texte pour lrsquoargumentation preacutecise de Curzer

ainsi dire des obstacles du moins agrave sa meacuteditation Mais en tant qursquohomme et en tant qursquoil

partage la vie drsquoun assez grand nombre il choisit drsquoexeacutecuter les actes qui traduisent la

vertu raquo (EN 1178b4-8) Ce texte nous semble pouvoir ecirctre compris de deux faccedilons soit ce

nrsquoest pas en tant qursquohomme que lrsquohomme pratique la θεωρία soit il nrsquoy a pas seulement la

pratique de la θεωρία qui soit proprement humaine mais aussi la vertu morale En

combinant les deux passages que nous venons de citer il nous semble neacutecessaire de

conclure que bien que lrsquohomme possegravede en lui une partie divine ce que nous ne contestons

pas cette partie divine nrsquoest pas en mesure de le deacutefinir en propre justement ducirc agrave son

caractegravere divin et que ce serait plutocirct la vertu morale qui ferait de lrsquohomme ce qursquoil est en

tant que tel32 Deacutefinir en propre lrsquohomme comme eacutetant celui qui doit exercer la θεωρία

serait en fait contraindre lrsquohomme agrave toujours rester inacheveacute agrave ne jamais reacutealiser

pleinement sa nature ce qui est absurde dans le cadre de la penseacutee aristoteacutelicienne 33 Cela

32 Cest aussi ce que semble soutenir Platon dans un tregraves beau passage du Pheacutedon traitant de la transmigration des acircmes laquo -Mais reprit Socrate mecircme si on ne considegravere que ces gens-lagrave les plus heureux ceux qui sachemineront vers le lieu le meilleur ne sont-ils pas ceux qui auront cultiveacute la vertu publique et sociale celle quon appelle modeacuteration et aussi bien justice vertu qui naicirct de lhabitude et de lexercice sans que la philosophie et lintelligence y aient part -En quel sens ces gens-lagrave peuvent-ils bien ecirctre les plus heureux[ demanda Ceacutebegraves] -En ce quils ont toutes les chances de se reacuteintroduire dans une espegravece animale qui soit sociable et de moeurs douces abeilles si tu veux ou guecircpes ou fourmis ils peuvent mecircme sans changement reacuteinteacutegrer lespegravece humaine et de ce retour naicirctront des gens bien comme il faut -Probablement -Mais pour lespegravece des dieux si lon ne sest pas occupeacute agrave philosopher et si lon nest pas parfaitement pur au moment du deacutepart il nest pas permis darriver jusquagrave elle ce nest permis quagrave celui qui aime apprendre raquo (Platon Pheacutedon 82a-c trad Dixsaut nous soulignons) On voit donc que dans ce passage du Pheacutedon Platon affirme quune personne pratiquant les vertus morales pourra se reacuteincarner en humain De plus eacutetant donneacute que laquo chaque espegravece dacircme verra son lieu de destination deacutetermineacute par similitude avec son occupation ordinaire raquo (Pheacutedon 82a) il faut conclure de cela que ce qui est proprement humain est la pratique de telles vertus car lacircme de celui qui pratique la philosophie accegravedera au monde des dieux une fois seacutepareacutee de son corps Eacutevidemment cela va agrave lencontre dautres passages du Pheacutedon et dautres dialogues (Reacutepublique Alcibiade) ougrave Platon associe lhumain avec la meilleure partie de son acircme mais ce passage reste neacuteanmoins tregraves inteacuteressant pour notre propos33 On pourrait ici ajouter que la citeacute est aussi une chose naturelle qui natteint pratiquement jamais sa fin dans la mesure ougrave les citeacutes ont geacuteneacuteralement des constitutions deacutevieacutees et donc contre nature Lajout de cet exemple enlegraveverait beaucoup du caractegravere absurde de la position que nous avons preacutesenteacutee Cependant le fait que les citeacutes natteignent pas leur fin nest que contingent en ce sens que cela ne deacutepend que de la constitution mise en place et des gens qui la peuplent choses qui sont totalement en mesure de changer et non de caracteacuteristiques essentielles de la citeacute Dans le cas de lhomme le fait quil ne puisse pas pleinement reacutealiser son cocircteacute divin nest pas contingent mais est ancreacute dans sa nature corporelle La diffeacuterence entre la citeacute et le

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nrsquoempecircche toutefois pas lrsquoespegravece humaine de mettre de lrsquoavant un deacutesir drsquoassimilation agrave la

diviniteacute par lrsquoexercice dans la mesure de ses capaciteacutes de lrsquoactiviteacute la meilleure mais cela

ne peut pas constituer son essence propre car cette essence serait voueacutee agrave une part de

puissance pour lrsquoeacuteterniteacute Ainsi la θεωρία serait plutocirct le propre du divin34 Toutefois un

passage affirme explicitement le contraire agrave savoir que le propre de lhomme serait en fait

la θεωρία laquo On peut mecircme penser au demeurant que chaque individu sidentifie agrave elle [la

vie intellectuelle] si tant est quelle est la chose principale et la meilleure Il serait donc

deacuteplaceacute de ne pas choisir lexistence qui est la nocirctre mais celle dun autre raquo (EN 1178a1-8)

Dans ce texte Aristote affirme queacutetant donneacute que la pratique de la philosophie est la chose

la meilleure il est permis denvisager que lhomme sidentifie agrave cette activiteacute intellectuelle

Eacutevidemment il est aiseacute de voir lagrave une affirmation de ce quest le propre de lhomme nous

en convenons Toutefois parallegravelement agrave ce passage dautres textes affirment tout aussi

explicitement que lhomme est constitueacute par la φρόνησις (EN 1139a35-b5 1168b31-

1169a2 et surtout 1144a6-7) Il nous semble aussi significatif que le premier passage se

trouve au livre VI livre dans lequel Aristote traite des vertus intellectuelles et donc de la

σοφία Il semble donc y avoir une certaine tension entre deux conceptions du propre de

lhomme Par contre il nest peut-ecirctre pas neacutecessaire dy voir une reacuteelle contradiction On

pourrait plutocirct y comprendre deux degreacutes danalyse diffeacuterents agrave savoir une volonteacute de

deacutefinir lhomme en ce quil a de proprement humain (la φρόνησις) et en ce quil possegravede une

part divine (la θεωρία) Cela est dautant plus probable consideacuterant quAristote affirme

comme nous lavons deacutejagrave dit que laquo pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain

sage est au fond quil est possible pour la citeacute datteindre parfaitement sa fin alors quil est impossible au sage dy parvenir34 Crsquoest aussi la position deacutefendue par Keyt (1978 p146)

Ce nest pas en effet en sa qualiteacute dhomme que quelquun peut vivre ainsi mais comme

deacutetenteur dun eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui raquo (EN 1177b26-28) De plus le fait

quAristote accorde que la pratique de la vertu morale constitue une forme de bonheur agrave

part entiegravere bien que de maniegravere secondaire (EN 1178a8-10) montre que lexistence

humaine ne se reacuteduit pas agrave lexercice de la θεωρία et quelle peut ecirctre pleinement heureuse

sans activiteacute theacuteoreacutetique

14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme

Tentons maintenant de voir si la vertu morale et la sagaciteacute (φρόνησις) reacutepondent aux

critegraveres de lrsquoἔργον de lrsquohomme tels que releveacutes par Curzer En faisant cela nous serons

ameneacute agrave comprendre que cest en pratiquant de telles actions que lhumain peut devenir un

humain agrave part entiegravere Agrave partir de cela nous pourrons ensuite mieux expliquer agrave quoi

correspond ce que nous avons appeleacute lautarcie humaine Le premier critegravere que relegraveve

Curzer pour deacutefinir lrsquoἔργον de lrsquohomme est celui du caractegravere propre de lrsquoactiviteacute La vertu

morale et la sagaciteacute semblent satisfaire ce critegravere de la maniegravere la plus rigoureuse possible

en ce sens que parmi tous les vivants lrsquohumain est le seul agrave pouvoir exercer les vertus

morales (EN 1145a25-27) et cette vertu intellectuelle neacutecessitant la raison quest la

φρόνησις En effet les autres animaux et le divin nrsquoy participent pas ceux-lagrave par manque

de faculteacute (Pol 1254b20-25 EN III 4) celui-ci par trop grande perfection (EN 1178b10-

20) Malgreacute ces passages ougrave Aristote refuse explicitement daccorder la sagaciteacute aux

animaux nous ne sommes pas sans savoir quil existe dautres passages ougrave le Stagirite leur

confegravere malgreacute tout une certaine forme de φρόνησις (entres autres EN 1141b25-28 GA

753a11 HA 488b15) Sans vouloir traiter agrave fond cette question puisquici nen est pas le

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30

lieu propice nous nous en remettrons aux analyses quen a faites Labarriegravere Pour lui

laquo Aristote qualifie souvent les animaux ou du moins un certain nombre dentre eux de

phronimoi mais il ne deacutefinit jamais clairement ce quil signifie par lagrave raquo (Labarriegravere 2005

p122) Il entend aussi montrer que certaines des caracteacuteristiques de la φρόνησις humaine

sont partageacutees avec la φρόνησις que le Stagirite attribue aux animaux Ces caracteacuteristiques

sont laquo un certain rapport agrave lexpeacuterience et le caractegravere impeacuteratif (epitaktikecirc) raquo (Ibid p135)

Il nen reste pas moins que la φρόνησις accordeacutee aux animaux est diffeacuterente de celle

accordeacutee aux humains dans la mesure ougrave les animaux laquo quels quils soient sont priveacutes

dhupolecircpsis et de bouleusis Agrave strictement parler je lai deacutejagrave mentionneacute la phronecircsis

animale ne preacuteside agrave aucune praxis raquo (Ibid p132) Ce qui permet de rendre compte du fait

quAristote attribue malgreacute tout explicitement la φρόνησις agrave certains animaux vient du fait

que selon Labarriegravere Aristote naurait pas un concept de φρόνησις aussi rigoureux en

zoologie quen eacutethique (Ibid p124) et que ce nest que dun point de vue de psychologie

biologique et non pas de psychologie morale que la φρόνησις est susceptible decirctre

conceptualiseacutee selon divers degreacutes (Ibid p132) Il nous est donc toujours permis daffirmer

que la φρόνησις comprise dans sa relation agrave lactiviteacute morale et vertueuse est vraiment

propre agrave lhomme

Le deuxiegraveme critegravere est celui de lrsquoexcellence (Curzer 1990 p428) au sens ougrave

lrsquoactiviteacute en question peut ecirctre accomplie de maniegravere excellente comme dans lrsquoexemple

drsquoAristote ougrave il attribue le mecircme office au joueur de cithare et au bon joueur de cithare

sauf que lrsquooffice du bon joueur sera de bien jouer alors que celui du simple joueur sera

simplement drsquoen jouer (EN 1098a7-12) Dans le cas de la vertu morale combineacutee agrave la

φρόνησις on comprend que cette combinaison de chaque vertu particuliegravere avec la sagaciteacute

est exactement lrsquoexcellence dans le domaine qui est propre agrave la vertu morale en question

Prenons un exemple concret pour mieux comprendre ce que nous voulons dire en supposant

la situation ougrave un homme riche srsquoapprecircte agrave deacutepenser un gros montant drsquoargent Comme

dans le cas du cithariste lrsquooffice de lrsquohomme riche sera de deacutepenser cet argent alors que

lrsquooffice de lrsquohomme riche et vertueux sera de bien le deacutepenser Crsquoest ainsi qursquoentre en jeu

lrsquoanalyse que fait Aristote de la magnificence (EN IV 4-6) Lrsquohomme vertueux accomplira

lrsquoaction de deacutepenser sa richesse de maniegravere excellente alors que le riche ne fera que la

deacutepenser En effet le magnifique saura deacutepenser pour ce qursquoil convient (vertu morale fixant

le but) et avec les moyens approprieacutes (φρόνησις deacuteterminant les moyens) (EN 1139a30-

b5) et agira donc de faccedilon agrave accomplir de maniegravere excellente lrsquoaction qursquoil srsquoeacutetait proposeacute

drsquoaccomplir On pourrait eacutegalement faire le mecircme genre drsquoanalyse pour chacune des vertus

morales particuliegraveres LrsquoEE II 11 soutient aussi sensiblement la mecircme chose

lorsqursquoAristote y affirme qursquoune action est mauvaise si la fin est bonne mais pas les

moyens si la fin nrsquoest pas bonne mais que les moyens oui ou encore si agrave la fois la fin et les

moyens sont mauvais (EE 1227b19-23) On voit donc encore une fois que ce qui fait

lrsquoaction excellente crsquoest une combinaison de vertu morale et de φρόνησις Il y a un

parallegravele flagrant agrave cela dans Les Politiques ougrave Aristote dit exactement la mecircme chose (Pol

1331b25-40) Dans ce contexte politique la fin qui doit ecirctre viseacutee est la creacuteation drsquoune

constitution droite alors que les moyens pour y arriver sont des lois qui vont dans ce sens

Si toutefois la fin poseacutee par le leacutegislateur est mauvaise parce qursquoelle promeut un reacutegime

deacutevieacute les lois peuvent tout de mecircme ecirctre bonnes au sens ougrave elles peuvent ecirctre conformes agrave

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32

lrsquoesprit du reacutegime Ainsi des lois tyranniques seront de bonnes lois dans un reacutegime

tyrannique sans pour autant ecirctre de bonnes lois de maniegravere absolue Il faut cependant noter

que lrsquoindividu qui arrive agrave reacutealiser la fin qursquoil avait poseacutee nrsquoest pas neacutecessairement un

φρόνιμος En effet Aristote fait la distinction entre lrsquohomme habile et lrsquohomme sagace en

disant que lrsquohabile est celui qui a la capaciteacute de trouver les moyens pour arriver agrave sa fin peu

importe que sa fin soit bonne ou mauvaise alors que le sagace ne peut que viser une fin

bonne (EN 1144a23-b1) Cela recoupe aussi la distinction que fait Aristote entre

lrsquoexcellence du citoyen et celle de lrsquohomme de bien disant que le citoyen excellent agit de

maniegravere conforme agrave lrsquoesprit de la constitution dans laquelle il vit que celle-ci soit bonne ou

mauvaise alors que lrsquohomme bon agit selon le bien absolu peu importe srsquoil vit dans une

citeacute droite ou deacutevieacutee (Pol 1276b15-36) On voit donc que le critegravere de lrsquoexcellence

deacuteveloppeacute par Aristote en EN I 7 est conforme agrave lrsquoeacutetude qursquoil fait de la vertu morale et de

la φρόνησις et est preacutesent dans plusieurs de ses analyses

Passons maintenant au troisiegraveme critegravere releveacute par Curzer crsquoest-agrave-dire celui du

meilleur et du plus complet Pour le versant compleacutetude du critegravere il nous faut regarder

dans quelle mesure Aristote considegravere que lrsquoexercice de la vertu morale et de la φρόνησις

est possible pour lrsquohomme Avant cela il est peut-ecirctre pertinent de justifier la traduction de

τελειοτάτην (EN 1098a18) par laquo plus complegravete raquo et non par laquo plus finale raquo comme le fait

notamment Bodeacuteuumls car dans ce cas ce critegravere devrait ecirctre compris de maniegravere diffeacuterente et

permettrait de laisser la porte ouverte agrave lrsquointerpreacutetation voulant qursquoAristote fasse ici allusion

agrave la θεωρία Eacutevidemment hors contexte il est impossible de choisir lrsquoune ou lrsquoautre

traduction Dans une telle situation il est inteacuteressant drsquoaller consulter le texte correspondant

de lrsquoEE pour voir comment est traiteacutee la question

laquo Or le bonheur aussi eacutetait le meilleur le bonheur est donc lrsquoacte drsquoune acircme bonne (ψυχῆς ἀγαθῆς) Et puisque le bonheur eacutetait quelque chose de parfait (τέλεόν τι) et qursquoil y a une vie parfaite et une vie imparfaite et qursquoil en est de mecircme pour la vertu (car lrsquoune est totale lrsquoautre partielle) et que lrsquoacte des choses imparfaites est imparfait le bonheur devrait ecirctre un acte drsquoune vie parfaite (τελείας) conforme agrave une vertu parfaite (κατrsquo ἀρετὴν τελείαν) raquo (EE 1219a35-40)

Dans ce passage Deacutecarie traduit lrsquoadjectif τέλειος par laquo parfait raquo35 au sens de

complet drsquoacheveacute Cette traduction nous semble bonne pour deux raisons La premiegravere est

qursquoAristote fait reacutefeacuterence agrave la vertu laquo totale raquo et agrave la vertu laquo partielle raquo ce qui nous paraicirct

impliquer que τέλειος est aussi agrave prendre en ce sens La deuxiegraveme raison vient drsquoune

comparaison que fait Aristote un peu plus loin entre la vertu du corps et la vertu de lrsquoacircme

laquo Et de mecircme que la bonne condition physique se compose des vertus particuliegraveres de

mecircme en est-il en tant que fin (ᾗ τέλος) de la vertu de lrsquoacircme raquo (EE 1220a1-5) On voit

clairement dans ce passage que la vertu totale dont parlait le philosophe un peu plus haut

est un agreacutegat de toutes les vertus particuliegraveres et que la vertu nrsquoest reacuteellement acheveacutee que

lorsqursquoun individu est complegravetement vertueux Un autre passage paraicirct pertinent pour bien

comprendre la compleacutetude de la vertu En EN 1178a15-22 le philosophe exprime une

interrelation entre la sagaciteacute et la vertu morale affirmant que lrsquoune traduit lrsquoautre et vice

versa et en faisant cela il finit par conclure que ces vertus forment un composeacute On pourrait

donc interpreacuteter la compleacutetude de la vertu comme eacutetant lrsquoacte de ce composeacute et non pas

35 Il est tregraves important de noter pour eacuteviter la confusion que lrsquoutilisation ici de laquo parfait raquo ne renvoie pas au mecircme mot grec que laquo la vertu la plus parfaite (τὴν ἀρίστην)raquo (EN 1098a18) de la traduction de Bodeacuteuumls

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simplement de lrsquoune de ses parties En ce sens il est aussi pertinent de voir qursquoAristote

exclut lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique du composeacute (EN 1177b25-30)

Ceci eacutetant dit on peut donc comprendre le critegravere de la compleacutetude comme visant ce

qui est acheveacute ce qui est pleinement deacuteveloppeacute ou encore ce dont lrsquoessence entiegravere est

reacutealiseacutee Regardons si ce critegravere peut srsquoappliquer agrave lrsquohomme en ce qui concerne son

exercice de la vertu morale et de la φρόνησις Il semblerait que oui dans la mesure ougrave

Aristote affirme que laquo neacuteanmoins ce [le bonheur] peut ecirctre aussi un bien partageacute par

beaucoup puisqursquoil est accessible agrave tous ceux qui nrsquoont pas de handicap pour la vertu

moyennant un certain apprentissage et de lrsquoapplication raquo (EN 1099b18-20) Bien que

lrsquoacquisition drsquoun caractegravere vertueux soit difficile et rare (Pol 1301b40) Aristote nrsquoen parle

jamais comme quelque chose drsquoimpossible agrave atteindre De plus il accorde volontiers la

sagaciteacute agrave Peacutericlegraves et agrave ses semblables (EN 1140b8-11) ce qui montre qursquoil croyait cet eacutetat

atteignable et effectivement atteint par certains hommes

Pour ce qui est du critegravere de la perfection (ἄριστος) Curzer lrsquointerpregravete comme eacutetant

en fait une reprise du critegravere de lrsquoautosuffisance (Curzer 1990 p431) Dans un tel cas il

nous faut donc regarder dans quelle mesure le bonheur humain peut ecirctre deacuteclareacute

autosuffisant Que lrsquoon interpregravete cet ἄριστος de EN 1098a17 comme eacutetant eacutequivalent agrave

autarcique ou bien tout simplement comme meilleur comme le voudrait une traduction

plus litteacuterale lrsquoautosuffisance reste tout de mecircme un critegravere du bonheur et il faut donc que

lrsquoexercice de la vertu morale qui est consideacutereacute comme eacutetant un bonheur agrave part entiegravere par

Aristote bien que de maniegravere secondaire (EN 1178a8-10)36 soit une pratique

autosuffisante Dans un cas comme dans lrsquoautre le problegraveme se pose

Avant daller plus loin dans cette direction il faut savoir quil est possible

dinterpreacuteter cet adjectif de maniegravere agrave ce quil ne puisse deacutesigner que lactiviteacute la meilleure

en elle-mecircme cest-agrave-dire la θεωρία Cependant nous soutenons que lutilisation dἄριστος

dans ce passage ne peut pas renvoyer agrave lactiviteacute theacuteoreacutetique pour les raisons que voici

Commenccedilons par mettre les passages pertinents en parallegravele

laquo Dans ces conditions si nous posons que loffice [ἔργον] de lhomme est une certaine forme de vie (cest-agrave-dire une activiteacute de lacircme et des actions rationnelles) mais que sil est homme vertueux ses oeuvres seront parfaites et belles degraves lors que chaque oeuvre parfaitement accomplie traduit la vertu qui lui est propre dans ces conditions donc le bien humain devient un acte de lacircme qui traduit la vertu et sil y a plusieurs vertus lacte qui traduit la plus parfaite [ἀρίστη] et la plus finale raquo (EN 1098a12-18)

Le contexte de ce passage est tregraves clair et cest au bien proprement humain

quAristote sattarde et non pas au bien le plus excellent en lui-mecircme Sil advenait que le

bien humain diffegravere du plus excellent des biens on pourrait soutenir que lἄριστος de ce

passage doit renvoyer agrave la meilleure vertu strictement humaine Regardons maintenant un

autre passage ougrave Aristote semble affirmer pratiquement la mecircme chose

laquo Mais si le bonheur est une activiteacute traduisant la vertu il est parfaitement rationnel quil traduise la vertu suprecircme (κατὰ τὴν κρατίστην) laquelle doit ecirctre vertu de ce quil y a de meilleur (ἅυτη δrsquoἂν εἴη τοῦ ἀρίστου) raquo (EN 1177a12-13)

36Afin de mieux comprendre le caractegravere secondaire du bonheur procureacute par lactiviteacute politique il est inteacuteressant de sen remettre au texte Le bonheur parfait agrave titre secondaire de Bodeacuteuumls (2004) Il nous semble aussi fort pertinent dajouter agrave cette eacutetude de Bodeacuteuumls que le fait que lactiviteacute theacuteoreacutetique soit associeacutee au loisir implique que le traitement que fait Aristote du loisir sapplique tout aussi bien agrave cette activiteacute et que degraves lors on peut ecirctre tenteacute de lui faire jouer un rocircle politique -ce qui ne la rend donc plus uniquement rechercheacutee pour elle-mecircme- au sens ougrave elle permettrait de deacutevelopper la tempeacuterance Nous reviendrons en deacutetail sur ce sujet agrave la fin de notre preacutesent travail

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Agrave premiegravere vue on retrouve ici la mecircme position que dans le passage preacuteceacutedent

Toutefois le contexte y est diffeacuterent En effet Aristote ne cherche plus agrave identifier le

bonheur humain mais le bonheur en son sens pleinement acheveacute le bonheur parfait en lui-

mecircme indeacutependamment du fait quil puisse ecirctre atteint par lhomme ou non Comme on sy

attend lactiviteacute allant de pair avec ce bonheur acheveacute sera meacuteditative (EN 1177a17-18) Si

donc le bonheur doit ecirctre lactiviteacute traduisant la vertu de ce qui est le meilleur il nous faut

regarder si cela est applicable agrave lhomme et si oui on pourra dire que cest agrave cela que

renvoie lἄριστος de EN I 1098a18 Un texte de la Meacutetaphysique est tregraves pertinent pour

eacuteclairer cela

laquo Dabord donc si lIntelligence divine nest pas la penseacutee mais une simple puissance il est logique de supposer que la continuiteacute de la penseacutee est pour elle une fatigue En outre il est clair quil y aura quelque autre chose supeacuterieure agrave lIntelligence savoir ce qui est penseacute [τὸ νοουμένον] En effet le penser lacte de la penseacutee appartiendra aussi agrave celui qui pense le pire de sorte que si on doit eacuteviter cela (et on le doit car il y a des choses quil est meilleur de ne pas voir que de voir) lacte de la penseacutee ne peut pas ecirctre ce quil y a de meilleur [τὸ ἄριστον] raquo (Meta 1074b28-35)

En se fiant agrave ce texte il est clair que dans le cas de lhomme lacte de la penseacutee nest

pas ce quil y a de meilleur ce qui implique que lhomme ne participe pas agrave ce qui est le

meilleur en soi parce que pour lui la penseacutee est cause de fatigue (EN 1153a20) et donc une

puissance et que lhomme ne peut pas seulement penser agrave lobjet le meilleur comme en est

capable le premier moteur (Meta Λ 1072b25-30 1075a5-10) Cest aussi la conclusion agrave

laquelle en vient Aristote apregraves avoir donneacute les raisons pour lesquelles le bonheur

theacuteoreacutetique est le bonheur au sens propre

laquo Dans ces conditions voilagrave donc lactiviteacute qui devrait ecirctre le bonheur acheveacute de lhomme si elle a dureacute suffisamment longtemps pour faire une existence acheveacutee Rien dinacheveacute nentre en effet dans les composantes du bonheur Mais

pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain Ce nest pas en effet en sa qualiteacute dhomme que quelquun peut vivre ainsi mais comme deacutetenteur dun eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui [οὐ γὰρ ᾗ ἄνθρωπός ἐστιν οὕτω βιώσεται ἀλλrsquo ᾗ θεῖόν τι ἐν αὐτῷ ὑπάρχει] raquo (EN 1177b24-28)

En affirmant que la pratique de lactiviteacute theacuteoreacutetique relegraveve dune partie divine en

lui Aristote soutient du mecircme coup que le bonheur associeacute agrave lactiviteacute de cette partie est

aussi divin car ce nest que le divin qui peut reacutealiser la chose la meilleure telle que deacutecrite

dans le passage de la Meacutetaphysique que nous avons citeacute Cest aussi dire que dans labsolu

cest agrave cette activiteacute que devrait correspondre le bonheur humain mais eacutetant donneacute la

maniegravere dont lhumain est constitueacute il ne peut pas y arriver pleinement Si on soutient avec

Curzer (1990 p431) que lἄριστος de EN I 1098a18 nest quun rappel du critegravere de

lautosuffisance et quon reacuteussit agrave montrer quil existe un autre type dautarcie que lautarcie

divine dans la penseacutee aristoteacutelicienne nous serons en mesure de deacutefendre la position selon

laquelle le Stagirite naurait pas en tecircte la θεωρία en EN I 1098a12-18 Cest ce agrave quoi

nous allons maintenant nous attarder

15 Lrsquoautarcie humaine

Il nous semble clair que le concept drsquoautarcie divine que nous avons exposeacute plus

haut ne peut pas rendre compte de lrsquoactiviteacute des hommes37 parce que ce concept est

beaucoup trop rigoureux et ne fait appel qursquoagrave des eacuteleacutements internes pour assurer lrsquoautarcie

Il est donc neacutecessaire pour rendre compte de la penseacutee drsquoAristote de postuler que ce

37 Eacutevidemment il est indiscutable que crsquoest lrsquoautarcie divine que recherche le sage lorsqursquoil pratique la θεωρία mais ce type drsquoautarcie ne peut pas rendre compte du caractegravere propre de lrsquohomme On ne comprendrait pas non plus comment la citeacute pourrait ecirctre dite autarcique en vue du bien [αὔταρκες πρὸς το εὐ ζῆν] (Pol 1326b8-9) dans la mesure ougrave Aristote nrsquoaurait deacuteveloppeacute que cette seule conception de lrsquoautarcie

37

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dernier distingue diffeacuterents types drsquoautarcie et que lrsquoun de ces types srsquoapplique agrave lrsquohomme

Crsquoest ce que nous appelons lrsquoautarcie humaine Grossiegraverement cela peut ecirctre compris

comme le fait de ne manquer de rien quant au neacutecessaire pour accomplir tout ce qui est

proprement humain ce qui va de la nourriture agrave lrsquoexercice de la vertu morale Ce type

drsquoautarcie est drsquoabord introduit par Aristote agrave partir du constat que lrsquoindividu seul ne peut

pas reacutepondre agrave ses besoins (EN 1097b5-10 EE 1242a5-10 Pol 1252a25-30) Ainsi ce

nrsquoest qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune citeacute que lrsquohomme pourra combler ses besoins vitaux et comme

chacun le sait lrsquoautarcie est toujours associeacutee avec la deacutefinition de la citeacute (Pol 1252b25-30

1261b10-15 1275b15-25 1326b1-10) Crsquoest donc dire que la citeacute permet de vivre et qursquoil y

a une part drsquoautarcie mateacuterielle comprise dans lrsquoautarcie humaine38 Eacutevidemment ce nrsquoest

pas tout et Aristote srsquoempresse drsquoajouter que la citeacute laquo srsquoeacutetant donc constitueacutee pour permettre

de vivre elle permet une fois qursquoelle existe de mener une vie heureuse raquo (Pol 1252b30-

35) Cette question de la vie heureuse est traiteacutee dans les Eacutethiques et crsquoest au bonheur

humain qursquoil nous faut maintenant nous attarder pour comprendre comment ce nrsquoest qursquoagrave

lrsquointeacuterieur de la citeacute qursquoun tel bonheur est possible et du mecircme coup en quoi lrsquoautarcie

humaine vise la suffisance agrave lrsquoeacutegard de tous les besoins proprement humains et notamment

le bonheur qui est lui-mecircme affirmeacute comme autosuffisant (EN 1097b15)

Au deacutebut de lrsquoEN Aristote insiste sur le fait que ce qursquoil lui faut rechercher dans sa

quecircte de ce qursquoest le bonheur crsquoest lrsquoexcellence humaine crsquoest lrsquooffice de lrsquohomme (EN I

6) Par la suite affirmant que laquo le bonheur est une certaine activiteacute de lrsquoacircme exprimant la

vertu finale raquo (EN 1102a5-10) il ajoute que laquo la vertu agrave examiner est la vertu humaine

38 Il devient clair que lrsquoautarcie de la citeacute nrsquoest pas seulement une autarcie mateacuterielle agrave la lecture du passage suivant laquo [la citeacute] qui a trop [de monde] est bien autarcique pour les choses indispensables comme lrsquoest une peuplade mais non comme une citeacute raquo (Pol 1326b1-5)

eacutevidemment car crsquoest preacuteciseacutement le bien humain que nous cherchions et le bonheur

humain raquo (EN 1102a13-16) Dans un tel contexte il nrsquoest pas eacutetonnant qursquoAristote en EN

I 3 diffegravere lrsquoeacutetude de la θεωρία agrave plus tard car comme nous lrsquoavons vu cette activiteacute nrsquoest

pas le propre de lrsquohomme mais plutocirct de la diviniteacute Comme le note Bodeacuteuumls il est

inteacuteressant de consideacuterer que dans ce passage aucune reacuteserve critique ne srsquoapplique agrave cette

activiteacute39 bien qursquoelle ne soit pas examineacutee sur le champ par Aristote Ce ne serait donc pas

parce qursquoelle est critiquable qursquoAristote ne la considegravere pas ici comme il le fait pour le

mode de vie visant agrave acqueacuterir la richesse mais selon nous parce qursquoelle ne serait pas une

activiteacute de lrsquohumain en tant que tel40 Crsquoest donc le bonheur proprement humain qui

inteacuteresse Aristote dans la presque totaliteacute de lrsquoEN et le fait qursquoil examine les vertus morales

humaines dans la majeure partie de cet ouvrage ne ferait que confirmer cela41 Il nous reste

donc agrave nous demander en quoi consiste le type drsquoautarcie qursquoAristote met de lrsquoavant dans

son deacuteveloppement et agrave montrer qursquoil srsquoapplique agrave lrsquohomme en tant qursquohomme crsquoest-agrave-dire

en tant que son office est de reacutealiser la vertu morale et la sagaciteacute (EN 1144a6-7)

Un passage nous semble particuliegraverement important pour montrer le caractegravere

collectif et humain de cette autarcie laquo Toutefois lrsquoautosuffisance comme nous

lrsquoentendons nrsquoappartient pas agrave une personne seule qui vivrait une existence solitaire Au

contraire elle implique parents enfants eacutepouse et globalement les amis et concitoyens degraves

39 Bodeacuteuumls 2004 p58 n240 Nous ne disons pas ici que selon Aristote lrsquohomme devrait se contenter des activiteacutes qui lui sont propres et ne pas preacutetendre agrave imiter la diviniteacute Voir entre autre EN 1177b32-1178a5 ougrave Aristote explique cela ou encore Meta 982b25-983a10 ougrave Aristote reacutefute lrsquoopinion des poegravetes selon laquelle il ne faut pas rechercher la sagesse parce qursquoeacutetant lrsquoapanage des dieux ces derniers seraient jaloux si un humain lrsquoatteignait Ainsi Aristote ne soutient pas qursquoil ne faut pas rechercher un bonheur divin mais diffeacuterant cette description il tentera de deacutefinir ce qursquoest le bonheur humain41 Cela est drsquoautant plus vrai si on tient compte que pour Aristote il est absurde de dire que les dieux possegravedent les vertus morales (EN 1178b10-20) qui sont donc de ce fait propres aux hommes

39

40

lors que lrsquohomme est naturellement un ecirctre destineacute agrave la citeacute raquo (EN 1097b8-11) Ce texte

tisse un lien tregraves eacutetroit entre lrsquoautarcie et la nature politique de lrsquohomme consideacuteration

omnipreacutesente chez Aristote42 Si crsquoest dans la nature de lrsquohomme de srsquounir en citeacute et que

lrsquoautarcie telle que lrsquoentend Aristote dans ce passage provient de cette nature il faut donc

en conclure que le concept drsquoautarcie mis ici de lrsquoavant est neacutecessairement un concept

proprement humain et politique

Aristote continue ce dernier extrait ainsi laquo Quant agrave lrsquoautosuffisance que nous

posons elle est le caractegravere de la chose qui reacuteduite agrave elle seule rend lrsquoexistence digne

drsquoeacutelection et sans le moindre besoin Or ce caractegravere appartient au bonheur croyons-nous raquo

(EN 1097b14-16) Il nous faut donc veacuterifier si la citeacute est en mesure drsquoassurer cette pleine

compleacutetude des besoins humains afin que lrsquohumain reacutealise pleinement ce qursquoil est Dans

cette optique ce sont les besoins de lrsquohomme vertueux et sagace qursquoil nous faut examiner

puisqursquoil est lrsquoexemplification parfaite de lrsquohomme ayant pleinement deacuteveloppeacute son cocircteacute

humain Pour Aristote cette vie de vertu ne se suffit pas pleinement agrave elle-mecircme et elle a

besoin des biens exteacuterieurs afin de pouvoir ecirctre exerceacutee (EN 1099a30-b10) Ces biens sont

des biens qui ne pourraient pas exister sans la citeacute (richesse pouvoir politique) parce qursquoils

nous semblent neacutecessiter certaines institutions et une certaine division des tacircches43 Plus

speacutecifiquement certaines vertus particuliegraveres sont traiteacutees par Aristote comme si leur

exercice ou du moins leur plus bel accomplissement devait neacutecessairement avoir lieu au

sein de la citeacute Crsquoest notamment le cas du courage pour lequel Aristote affirme que son plus

bel exemple est celui de ne pas craindre la plus belle mort agrave savoir la mort au combat (EN

42 Voir entre autres Pol 1253a7-8 1278b19 EN 1169b18-19 EE 1242a22-2343 Aristote ajoute aussi des choses comme laquo une famille honorable de bons enfants la beauteacute raquo (EN 1099b2-3) mais ces choses eacutetant donneacutees par la fortune il nrsquoest pas pertinent drsquoen tenir compte ici

1115a30-35) Or pour qursquoil y ait une guerre il faut qursquoau moins deux citeacutes soient en conflit

ce qui requiert eacutevidemment lrsquoexistence des citeacutes et que lrsquohomme courageux fasse partie de

lrsquoune drsquoelles44 Un autre exemple est celui de la magnificence dont lrsquoobjet peut ecirctre le fait

de payer laquo pour armer une triegravere et organiser une ambassade sacreacutee raquo (EN 1122a24-25) ou

encore pour des objets honorables comme ceux qui concernent les dieux ou ceux qui sont

drsquointeacuterecirct public (EN 1122b18-25) Degraves lors on comprend que la citeacute permet aux vertueux

drsquoexercer leurs vertus mecircmes car sans citeacute pas de triegraveres drsquoambassades ou de culte des

dieux45 La citeacute est donc autosuffisante au sens ougrave elle offre aux hommes qui la composent

tout ce dont ils ont besoin pour exercer la vertu humaine

On pourrait cependant voir ces exemples drsquoune autre maniegravere crsquoest-agrave-dire que ces

exemplifications des vertus particuliegraveres ne seraient en fait que contingentes au fait que

lrsquohomme vive en citeacute et que degraves lors lrsquoexistence de la citeacute nrsquoest pas un preacutealable agrave

lrsquoexercice de la vertu On pourrait en effet consideacuterer que cette maniegravere de deacutefinir le

courage nrsquoest que culturelle et que le courage pourrait tout aussi bien ecirctre accordeacute par

exemple agrave un homme ne vivant pas dans une citeacute mais qui ferait face laquo avec courage raquo agrave

une maladie Bien que cette perspective soit drsquoune certaine maniegravere deacutefendable en dehors

drsquoun contexte aristoteacutelicien ce nrsquoest pas la position drsquoAristote Pour lui en effet laquo le juste

lui a besoin drsquoautres personnes envers qui ou avec lesquelles il puisse exercer la justice et

crsquoest pareil drsquoailleurs pour le tempeacuterant le courageux et chacun des autres raquo (EN 1177a30-

44 Nous admettons que cet argument est discutable dans la mesure ougrave des peuplades qui ne forment pas de citeacutes peuvent aussi faire la guerre et par le fait mecircme agir de maniegravere courageuse Cependant Aristote semble reacuteticent agrave accorder la capaciteacute agrave agir vertueusement aux barbares (EN1145a30-35 Pol 1329a20-27) et donc indirectement agrave ecirctre reacuteellement courageux45 On pourrait consideacuterer que le culte des dieux peut ecirctre quelque chose de personnel et qursquoen cela il nrsquoest nul besoin de la citeacute mais ce qursquoAristote a en vue dans ce passage crsquoest lrsquohonneur qui advient agrave celui qui paie au sein de la citeacute pour honorer les dieux

41

42

32) On voit ainsi le caractegravere eacuteminemment social de lrsquoexercice de la vertu morale chez

Aristote En plus de cela le fait qursquoAristote deacutefinisse la justice comme eacutetant lrsquoapplication

des autres vertus particuliegraveres relativement agrave autrui (EN 1129b30-1130a15) montre encore

la forte deacutependance du vertueux agrave lrsquoeacutegard de la citeacute drsquoautant plus qursquoil soutient que la

justice est la vertu finale (EN 1129b30) et dans sa totaliteacute (EN 1130a9)46

De plus on voit qursquoAristote associe ces activiteacutes avec la vie de tous les hommes

mecircme celle du sage lorsqursquoil affirme en parlant de ce dernier laquo Mais en tant qursquohomme et

en tant qursquoil partage la vie drsquoun assez grand nombre [ᾗ δrsquo ἄνθρωπός ἐστι καὶ πλείοσι συζῇ]

il choisit drsquoexeacutecuter les actes qui traduisent la vertu47 Il aura donc besoin de ces sortes

drsquoappuis pour vivre en homme (πρὸς τὸ ἀνθρωπεύεσθαι)48 raquo (EN 1178b5-10 nous

46 On peut aussi ajouter agrave cette analyse leacutetude de Bodeacuteuumls La nature politique de la sagaciteacute (2004) qui montre en quoi la φρόνησις trouve son accomplissement dans la politique pratique pour laquelle la citeacute est eacutevidemment essentielle Cela sert agrave prouver que les actions humaines ne peuvent encore une fois ecirctre complegravetes quagrave linteacuterieur de la citeacute47 Ce passage peut sembler en partie contradictoire avec EN 1169a32-34 et 1170a2-4 ougrave Aristote semble affirmer comme le comprend Bodeacuteuumls que laquo cela implique la possibiliteacute pour le philosophe qui est bon drsquoecirctre pleinement heureux sans ecirctre un homme drsquoaction srsquoil a des amis eacutegalement bons qui sont eux-mecircmes hommes drsquoaction raquo (Bodeacuteuumls 2004 n1 p484) Cela est drsquoautant plus probant si lrsquoon considegravere EN 1112b25-30 ougrave Aristote dit que ce que font nos amis peut drsquoune certaine maniegravere ecirctre consideacutereacute comme fait par nous-mecircmes ce qui est aussi coheacuterent avec la position aristoteacutelicienne que lrsquoami est un autre soi-mecircme (Bodeacuteuumls soutient cependant ailleurs que laquo car si lintelligence vaut au sage son bonheur (au sens premier) il ne peut pas lorsquil agit ne pas cultiver aussi lintelligence que reacuteclame la vertu sans se priver alors de son titre au bonheur (agrave titre second) raquo (2004 p192)) Neacuteanmoins le passage de EN IX 9 nrsquoaffirme pas que le sage puisse ne jamais avoir agrave agir vertueusement mais bien que lrsquoobservation drsquoune action vertueuse de la part drsquoun ami est autant agreacuteable qursquoune action vertueuse accomplie par lui-mecircme De plus la reacuteponse que donne Aristote agrave la question de savoir concernant la musique laquo pourquoi en effet faut-il lapprendre soi-mecircme et non pas en en eacutecoutant dautres jouir de plaisirs droits et ecirctre capable de porter des jugements corrects comme le font les Laconiens raquo (Pol 1339a42-b2) semble pouvoir eacuteclairer cette question En effet en soutenant que lenfant doit apprendre lui-mecircme agrave jouer (sans devenir un parfait virtuose ce qui lui serait nuisible) et non pas seulement ecirctre capable de juger des oeuvres et en fondant cela sur le fait que laquo cest une chose impossible ou difficile de devenir des juges valables de travaux auxquels on na pas pris part raquo (Pol 1340b23-25) nous pouvons deacuteduire de cela que pour ecirctre vertueux contempler des oeuvres vertueuses ne suffit pas il faut en faire Eacutevidemment Bodeacuteuumls ne soutient pas que lon puisse ecirctre vertueux simplement en regardant des gens vertueux agir mais simplement quon pourrait ecirctre pleinement heureux ainsi Le problegraveme est justement que pour pouvoir juger du caractegravere vertueux dune action accomplie il faut soi-mecircme ecirctre vertueux ce qui implique la pratique Mais indeacutependamment de tout cela ce qui est important dans le passage de EN 1178b5-10 est le fait que lrsquoexercice de la vertu morale soit eacutevoqueacutee dans le but drsquoexpliquer ce qursquoest vivre en homme ce qui nrsquoest pas affecteacute par lrsquointerpreacutetation que fait Bodeacuteuumls du passage de EN IX 948 Le Bailly note dans la deacutefinition de ce verbe que crsquoest par opposition agrave la diviniteacute

soulignons) Ce sont ces sortes drsquoappuis (argent puissance liberteacute) qui doivent donc ecirctre en

possession de lrsquoindividu afin que celui-ci puisse ecirctre dit autarcique Cette remarque de EN

X 8 est semblable agrave ce que disait Aristote en EN I 9 1099a31-33 ougrave il affirmait la

neacutecessiteacute des biens exteacuterieurs pour le bonheur humain Or tous ces biens exteacuterieurs sont

des biens que seule lrsquoappartenance agrave une citeacute peut procurer

16 La citeacute comprise par lrsquoanalogie du tout organique

Le problegraveme auquel nous faisons face en soutenant que la citeacute permet de reacutepondre

aux besoins de lrsquohomme vertueux et sagace ce qui le rendrait du mecircme coup autosuffisant

est le suivant jamais Aristote ne dit qursquoun tel homme est autarcique49 Agrave notre

connaissance Aristote nrsquoattribue lrsquoautarcie de maniegravere absolue qursquoaux dieux et agrave la citeacute

Ainsi si lon considegravere quAristote nattribue jamais le type dautarcie humaine agrave des

individus il serait difficile de soutenir quil la bel et bien eacutelaboreacutee dans son oeuvre

Cependant si on considegravere qursquoAristote conccediloit la citeacute comme un tout dont les parties sont

les individus de la mecircme maniegravere qursquoun corps vivant est composeacute des organes le problegraveme

est beaucoup moins grave voire absent En effet bien que dans un tel cas les parties ne

soient pas autosuffisantes en elles-mecircmes le fait qursquoelles soient neacutecessaires agrave

49 En EN 1125a11-12 Aristote attribue une certaine autarcie au magnanime Il est par contre plus que douteux qursquoil fasse reacutefeacuterence agrave autre chose qursquoagrave lrsquoautarcie mateacuterielle ou plus preacuteciseacutement au fait de ne manquer de rien vu le contexte de cet eacutenonceacute Crsquoest probablement ainsi que le comprend Bodeacuteuumls en traduisant par laquo indeacutependance raquo plutocirct que par laquo autosuffisance raquoEn EN 1160b3-4 Aristote dit aussi que laquo nest pas un roi en effet celui qui ne se suffit pas agrave lui-mecircme et nest pas supeacuterieur sur tous les plans du bien raquo Il affirme cela dans le but de montrer que nayant besoin de rien le roi naura dautres motivations que linteacuterecirct de ses sujets lors de ses deacutecisions Dans un tel cas il y aurait toutefois une certaine association entre lautosuffisance et lexcellence du caractegravere moral mais cela est beaucoup trop isoleacute et mal deacuteveloppeacute pour quon puisse accorder agrave ce passage une trop grande importance mais nous y reviendrons agrave la fin de notre travail De plus on pourrait dire que lautosuffisance confeacutereacutee au roi nest que mateacuterielle dans la mesure ougrave le philosophe prend la peine dajouter la supeacuterioriteacute sur tous les plans du bien comme si lobjet de lautosuffisance dont il eacutetait question ici neacutetait pas agrave proprement parler un bien

43

44

lrsquoautosuffisance du tout implique un lien suffisamment eacutetroit entre le tout et ses parties pour

qursquoon comprenne que les parties profitent elles aussi de lrsquoautosuffisance du tout Reste agrave

montrer qursquoAristote deacutecrit bien la citeacute par une analogie avec un tout organique50 ce qui

nous permettra de comprendre lautarcie humaine comme eacutetant lautarcie quAristote

attribue agrave la citeacute

Eacutevidemment cette question risquerait de nous occuper pendant trop longtemps pour

que nous tentions de la traiter de maniegravere exhaustive Crsquoest pourquoi nous nous

contenterons ici de deacutefendre le caractegravere organique de la citeacute par une reacutefutation drsquoun

commentateur soutenant la position inverse Lrsquoarticle qui nous inteacuteresse donc ici est celui

de Robert Mayhew intituleacute Part and Whole in Aristotles Political Philosophy Le premier

argument de Mayhew pour rejeter le caractegravere organique du tout que forme la citeacute est de

dire qursquoune substance ne peut pas avoir pour partie drsquoautres substances en se basant sur des

textes de la Meacutetaphysique (Meta 1039a3-4 1041a4-5)51 Autrement dit il soutient que

puisqursquoune substance ne peut pas ecirctre composeacutee de substances (1) et que lrsquohomme est une

substance (2) il deacutecoule de cela que lrsquohomme ne peut pas ecirctre une partie de la citeacute si on

conccediloit celle-ci comme une substance organique (3) Le problegraveme avec cet argument crsquoest

que la preacutemisse (1) ne tient pas compte de la suite du texte sur lequel elle se base et qui

influence lrsquointerpreacutetation qursquoon peut avoir de la preacutemisse (2) laquo Il est impossible qursquoune

substance provienne de substances qursquoelle contiendrait comme en enteacuteleacutechie car des ecirctres

qui sont ainsi deux en enteacuteleacutechie ne seront jamais un seul ecirctre en enteacuteleacutechie Mais si ces

50Un indice de cela se trouve en EN IX 8 laquo Or exactement comme une Citeacute est avant tout constitueacutee semble-t-il par son instance la plus souveraine ainsi que chaque autre organisme [σύστημα] de la mecircme faccedilon lecirctre humain lui aussi est constitueacute par ce quil y a en lui de plus souverain raquo (EN 1168b31-33 nous soulignons)51 Mayhew 1997 pp328-329

ecirctres sont deux en puissance ils pourront ecirctre un raquo (Meta 1039a3-7) Comme lrsquoexplique ce

texte pour qursquoune substance puisse ecirctre composeacutee de substances il faut que ces derniegraveres

ne soient pas en enteacuteleacutechie crsquoest-agrave-dire ne soit pas pleinement reacutealiseacutees avant de faire

partie du tout auquel elles appartiennent Pour que lrsquoargument de Mayhew soit juste il

faudrait donc que lrsquohomme soit pleinement reacutealiseacute avant mecircme de faire partie drsquoune citeacute

Or cette preacutemisse est plus que douteuse52 Sans faire ici une analyse complegravete du sujet

nous nous contenterons de faire appel aux passages ougrave Aristote soutient que lrsquohomme qui

nrsquoappartient pas par nature agrave une citeacute est soit une becircte soit un dieu (Pol 1252a1-5

1253a25-30) montrant ainsi que lrsquoessence de lrsquohomme ne peut srsquoaccomplir que dans le

cadre de la citeacute De plus si la vertu morale est lrsquoaccomplissement de lrsquohomme comme nous

lrsquoavons soutenu plus haut et que la vertu morale ne se pratique qursquoagrave lrsquointeacuterieur de la citeacute il

faut en conclure qursquoun homme ne peut pas ecirctre accompli avant de faire partie drsquoune citeacute

Crsquoest en cela que nous voyons que le premier argument de Mayhew eacutechoue agrave montrer que

le tout drsquoune citeacute nrsquoest pas un composeacute organique Cependant nous ne pouvons pas nous

contenter de cela car le fait drsquoaffirmer que lrsquohomme doit faire partie de la citeacute afin de

srsquoaccomplir ne dit rien de la maniegravere dont il doit en ecirctre une partie Il faut degraves lors se

pencher sur les autres arguments de Mayhew

Son deuxiegraveme argument consiste agrave dire qursquoen Pol 1261a16-22 ougrave Aristote critique

lrsquouniteacute de la citeacute platonicienne crsquoest du mecircme coup lrsquouniteacute organique de la citeacute qui est

rejeteacutee par le Stagirite53 Nous ne croyons pas que ce soit effectivement le cas Ce que

critique Aristote dans ce passage crsquoest laquo le fait pour une citeacute drsquoecirctre une le plus possible raquo

52 Mayhew lui-mecircme admet plus tard dans son texte que lrsquohomme ne peut ecirctre pleinement accompli qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune citeacute (Mayhew 1997 p338)53 Ibid p329

45

46

(Pol 1261a15-16) et pas neacutecessairement decirctre un composeacute organique De plus il associe

lrsquouniteacute de la citeacute platonicienne agrave une reacutegression du statut de citeacute agrave celui de famille et

drsquoindividu et crsquoest en cela que Mayhew comprend le rejet de lrsquouniteacute organique drsquoun

individu au niveau de la citeacute Nous ne croyons cependant pas que ce soit le mouvement de

la penseacutee drsquoAristote Lorsqursquoil effectue la reacuteduction de la citeacute platonicienne agrave lrsquoindividu

nous croyons plutocirct que loin de rejeter la conception organique il vise plutocirct agrave dire que la

citeacute platonicienne est conccedilue de maniegravere agrave ce qursquoelle ne soit associeacutee qursquoagrave une seule de ces

parties Crsquoest ici que Meta Δ 6 qui porte sur lrsquouniteacute nous est utile Dans ce chapitre

Aristote soutient que lrsquoune des conceptions qursquoon peut avoir de lrsquouniteacute est la suivante

laquo crsquoest quand le sujet ne diffegravere pas speacutecifiquement [κατὰ τὸ εἶδος] [hellip] On dit par

exemple drsquoune part que le vin est un et que lrsquoeau est une en tant qursquoindivisibles selon

lrsquoespegravece raquo (Meta 1016a20-25) Lrsquoeau est donc consideacutereacutee une par Aristote parce que toutes

ses parties sont identiques quant agrave lrsquoespegravece Ainsi en disant que la citeacute platonicienne est

reacuteduite agrave lrsquoeacutetat drsquoindividu54 crsquoest dire que ses parties ne sont que des individus identiques

selon lrsquoespegravece Or pour Aristote laquo une citeacute au contraire doit ecirctre une uniteacute composeacutee

drsquoeacuteleacutements diffeacuterant speacutecifiquement [εἴδει διαφέρει] raquo (Pol 1261a29-30) Crsquoest justement

lagrave une autre des deacutefinitions de lrsquouniteacute qursquoil donne en Meta Δ 6 agrave savoir lrsquouniteacute par

continuiteacute (Meta 1015b35-1016a17) et crsquoest ce genre drsquouniteacute que nous attribuons agrave la citeacute

et que nous croyons pouvoir aussi attribuer agrave un organisme vivant Eacutetant donneacute que

Mayhew rejette le fait que la citeacute puisse ecirctre continue dans un sens fort55 il importe de

regarder cette position plus en profondeur

54 Il est important de noter qursquoAristote ne dit pas que cette citeacute est retombeacutee agrave lrsquouniteacute drsquoun organisme vivant55 Mayhew 1997 330

Avant tout nous accordons que les parties de la citeacute ne peuvent pas ecirctre continues

du fait drsquoun contact physique Cela nous importe peu dans la mesure ougrave nous comprenons

lrsquouniteacute organique de la citeacute plutocirct comme une analogie que comme le fait que la citeacute serait

reacuteellement un ecirctre vivant au mecircme titre que nrsquoimporte quel animal Cependant le fait qursquoil

nrsquoy ait pas de continuiteacute physique nrsquoempecircche pas la citeacute drsquoecirctre malgreacute tout continue mecircme

si ce nrsquoest pas au sens le plus fort Pour Aristote peuvent ecirctre dits un par continuiteacute deux

morceaux de bois relieacutes par de la colle (Meta 1016a1-2) On voit donc que lrsquouniteacute par

continuiteacute nrsquoest pas neacutecessairement le fait drsquoune uniteacute entiegraverement naturelle56 De plus

Aristote affirme que la justice (EN 1132b33-35) et lrsquoamitieacute (EN 1155a22-25 Pol

1262b5-25) de faccedilon analogue agrave la colle au sens ougrave un eacuteleacutement tiers creacutee le lien de

continuiteacute retiennent les parties de la citeacute ensemble De la mecircme maniegravere les diffeacuterentes

composantes drsquoune chaussure ne forment pas une uniteacute si elles sont mises ensemble de

maniegravere deacutesordonneacutee alors qursquoelles en forment une lorsquelles sont assembleacutees dans la

forme de la chaussure (Meta 1016b10-20) Ce mecircme genre de consideacuteration est fait par

Aristote concernant la citeacute En effet il affirme que le simple fait que des individus soient

regroupeacutes dans un mecircme lieu nrsquoentraicircne pas lrsquoexistence drsquoune citeacute Il faut en plus de cela

une structure commune qui les unifie une constitution une forme (Pol 1328b15-20) On

pourrait aussi comprendre cela agrave partir du texte ougrave Aristote parle du fait que Babylone nrsquoest

pas une citeacute mecircme si elle met une foule de gens rassembleacutes agrave lrsquointeacuterieur de murailles parce

qursquoun jour ougrave elle eacutetait assieacutegeacutee une partie de la ville prit trois jours avant de srsquoapercevoir

du siegravege (Pol 1276a24-30)

56 Cela peut eacutevidemment ecirctre remis en question du fait qursquoen affirmant que lrsquouniteacute de la citeacute est artificielle il est difficile drsquoexpliquer le fait que la citeacute soit une chose naturelle Nous renvoyons agrave lrsquoanalyse de Miller (1989) sur la maniegravere de concilier ces deux positions

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On peut mettre ce passage en lien avec un texte de La Reacutepublique57 de Platon

(Reacutepublique 462c-e) texte dans lequel Platon explique qursquoune citeacute doit ecirctre semblable agrave un

organisme qui lorsqursquoune de ses parties se blesse est entiegraverement affecteacute par cette blessure

Ce paralleacutelisme peut paraicirctre eacutetrange voire contradictoire dans la mesure ougrave Aristote est

supposeacute critiquer la conception que se fait Platon de lrsquouniteacute de la citeacute dans La Reacutepublique

On peut essayer de rendre compte de cela de quelques maniegraveres mais nous ne nous y

attarderons pas trop puisque cela deacutepasse le propos de notre preacutesent travail On pourrait

tout drsquoabord dire qursquoAristote fidegravele agrave sa meacutethode diaporeacutematique ne ferait ici que

conserver ce qursquoil y aurait de bon dans lrsquoanalyse platonicienne de lrsquouniteacute de la citeacute On

pourrait aussi dire que dans le passage drsquoAristote le mouvement de prise de conscience

part drsquoun eacutevegravenement affectant le tout et doit ecirctre perccedilu par chacune des parties alors que

chez Platon le mouvement est inverse en ce qursquoil part drsquoune affection drsquoune partie pour ecirctre

perccedilu par le tout La derniegravere maniegravere pour tenter drsquoeacuteviter de dire qursquoAristote se contredit

serait de soutenir que son passage fait plutocirct reacutefeacuterence au fait que Babylone nrsquoest pas une

citeacute du fait de sa trop grande eacutetendue et que certaines parties de la ville ne soient pas au

courant du siegravege ne serait qursquoune conseacutequence de cette trop grande eacutetendue ce qui dans le

contexte est aussi fort plausible

Mayhew poursuit son argumentation en soutenant que pour que le rapport

toutpartie de la citeacute forme une uniteacute organique il faudrait que les parties appartiennent au

tout Or puisque les citoyens sont des hommes libres et qursquoils nrsquoappartiennent agrave personne

57Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Reacutepublique de Leroux

cela est impossible58 Encore une fois nous croyons que Mayhew aurait raison si Aristote

affirmait que la citeacute est un organisme vivant au sens plein mais puisque nous croyons que

ce nrsquoest plutocirct qursquoune analogie il nous est permis de croire qursquoAristote pourrait peut-ecirctre

faire reacutefeacuterence ici agrave une conception moins rigoureuse de lrsquoappartenance qui rendrait agrave la

fois compte du fait que la citeacute laquo possegravede raquo les individus tout en permettant agrave ceux-ci de

demeurer des hommes libres Avant de nous expliquer plus en deacutetails il est important de

voir quAristote lui-mecircme affirme le contraire de ce que soutient Mayhew En effet laquo En

mecircme temps il ne faut pas penser quaucun des citoyens sappartiennent agrave lui-mecircme mais

que tous appartiennent agrave la citeacute [ἅμα δὲ οὐδὲ χρὴ νομίζειν αὐτὸν αὑτοῦ τινα εἶναι τῶν

πολιτῶν ἀλλὰ πάντας τῆς πόλεως] car chacun est une partie de la citeacute Mais le soin de

chaque partie a par nature en vue le soin du tout raquo (Pol 1337a27-30) Bien quil ny ait pas

dans ce passage de verbe signifiant proprement la possession la preacutesence du verbe ecirctre

suffit ce dernier pouvant aussi en grec avoir cet usage59 tout comme en franccedilais dailleurs

(cet objet est agrave moi) De plus le fait de voir que la citeacute possegravede les citoyens serait une autre

faccedilon dexpliquer comment cest agrave la citeacute que sapplique lautosuffisance humaine et non

directement aux individus De cette maniegravere eacutetant donneacute que la citeacute possegravede ce qui lui faut

pour bien vivre agrave savoir des citoyens pouvant pratiquer la vertu morale et la sagaciteacute on

comprend mieux pourquoi elle peut ecirctre dite autosuffisante

Voyons maintenant comment Aristote traite en elle-mecircme la question de la

possession afin de montrer que le passage que vous venons de soulever sinsegravere bel et bien

dans la penseacutee aristoteacutelicienne En Meta Δ 23 Aristote en examinant les diffeacuterents sens

58 Mayhew 1997 p33359Voir Smyth Greek grammar Harvard University Press 1920 (1956 1984) 1303 p315

49

50

du verbe ἔχειν en arrive agrave dire que laquo crsquoest ainsi que nous disons que le vase laquo contient raquo

[ἔχειν] le liquide la ville les hommes [τὴν πόλιν ἀνθρώπους] et le vaisseau les matelots

De mecircme le tout laquo renferme raquo [ἔχειν] les parties raquo (Meta 1023a15-18 nous soulignons)

On voit donc bien qursquoen un certain sens la citeacute possegravede ses parties Il est cependant vrai

que ce sens de possession peut sembler ecirctre assez faible et ne pas neacutecessairement impliquer

une relation organique entre le tout et ses parties ce que la suite de Meta Δ 23 nous

permet de faire En effet ce chapitre deacutecrit aussi la possession en disant que laquo ce qui

empecircche un ecirctre de se mouvoir ou drsquoagir selon sa tendance est dit aussi laquo retenir raquo [ἔχειν]

cet ecirctre [hellip] Crsquoest encore dans le mecircme sens que lrsquoon applique ce terme agrave ce qui reacuteunit les

objets sinon ils se seacutepareraient chacun suivant sa force propre raquo (Meta 1023a18-23) Cette

deacutefinition srsquoapplique tout agrave fait agrave la citeacute en ce que la citeacute de par ses lois empecircche les

citoyens drsquoagir selon leurs penchants naturels pour plutocirct tendre vers la vertu (Pol

1263b35-40 1266b29-32 1336b20-25 EN X 10 en entier particuliegraverement 1179b31-32)

Mayhew examine aussi Pol 1253a3-29 ougrave Aristote affirme que la citeacute est par nature

anteacuterieure agrave lrsquoindividu Il comprend de cette anteacuterioriteacute que bien qursquoil soit vrai que lrsquohomme

ne peut pas se reacutealiser en tant qursquohomme en dehors de la citeacute il nrsquoen est pas pour autant une

partie de la mecircme maniegravere qursquoune main est une partie du corps car laquo That one can live his

life fully only in the city does not mean that one must live a life wholly for the city raquo

(Mayhew 1997 p338) Cet argument est tregraves inteacuteressant et est au cœur du principal

problegraveme que nous voulions soulever dans ce travail agrave savoir la tension entre la recherche

de lrsquoautarcie humaine et de lrsquoautarcie divine au sein de la citeacute Autrement dit la question est

de savoir comment il est possible pour lrsquohomme compris comme une partie organique de la

citeacute de participer agrave autre chose qursquoagrave la reacutealisation de lrsquoautarcie de la citeacute ou plus

preacuteciseacutement de pratiquer la philosophie La question se pose en effet car comme nous

lrsquoavons vu le propre de lrsquohomme est la reacutealisation de la vertu humaine et de la sagaciteacute Or

ces activiteacutes ne sont pas les plus excellentes en elles-mecircmes et Aristote est tregraves clair agrave ce

sujet disant que notre condition de mortel ne doit en aucun cas nous soustraire agrave la

recherche de ce qui est le meilleur en soi crsquoest-agrave-dire la pratique de la θεωρία (EN

1177b32-1178a5) Dans la prochaine partie de notre travail nous tenterons de montrer en

quoi la coexistence de lrsquoautarcie humaine et de la recherche de lrsquoautarcie divine peut ecirctre

comprise comme difficilement conciliable dans le cadre de la citeacute En arrivant agrave montrer

quil est difficile pour un individu de pratiquer la philosophie en tant quactiviteacute pour la citeacute

tout en montrant quil est neacutecessaire de pratiquer ce type dactiviteacute nous serons en mesure

de voir que Mayhew semble avoir tort de ne pas reconnaicirctre la caractegravere organique de

luniteacute de la citeacute aristoteacutelicienne En effet cette possible conclusion nous amegravenerait agrave voir

que laffirmation de Mayhew voulant que laquo one can live his life fully only in the city does

not mean that one must live a life wholly for the city raquo (1997 p338) nest pas tout agrave fait

juste dans la mesure ougrave la neacutecessiteacute de vivre en citeacute implique que les activiteacutes qui y seront

pratiqueacutees devront avoir une quelconque utiliteacute pour elle Cest donc dire que la citeacute ne peut

exister que si les citoyens sont utiles les uns pour les autres et donc que les activiteacutes qui ne

sont pas pratiqueacutees en ce sens pour la citeacute ne pourront pas ecirctre encourageacutees Eacutevidemment

nous sommes conscients quAristote ne questionne jamais la leacutegitimiteacute de la pratique de la

philosophie et le troisiegraveme et dernier chapitre de notre travail tentera justement de faire

ressortir les raisons pour lesquelles la recherche dune certaine autarcie individuelle et

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divine a tout de mecircme sa place au sein des activiteacutes de la citeacute malgreacute le fait que cette

recherche ne participe pas au caractegravere utile essentiel agrave la perpeacutetuiteacute de la citeacute

2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine

Tout drsquoabord il faut drsquoembleacutee affirmer que lrsquoautarcie humaine doit ecirctre preacuteconiseacutee

puisqursquoelle est la condition de possibiliteacute de toutes les autres activiteacutes On peut voir cela

dans le fait que puisque lrsquohomme nrsquoest pas autosuffisant lorsqursquoon le considegravere de maniegravere

individuelle lrsquoappartenance agrave une citeacute qui lui permet du mecircme coup de subvenir agrave ses

besoins est une condition essentielle de la pratique de toutes les autres activiteacutes en ce sens

que la citeacute lui permet de vivre tout simplement La recherche de lrsquoautarcie divine mise en

branle par la pratique de la philosophie correspond quant agrave elle au bien vivre (dans lrsquoabsolu

et pas seulement drsquoun point de vue humain) qui est preacutesent dans la deacutefinition de la citeacute que

donne Aristote et nrsquoest possible qursquoune fois que les besoins mateacuteriels de lrsquoindividu sont

remplis (EN 1178b30-35) ce qui requiert lrsquoautarcie mateacuterielle de la citeacute elle-mecircme incluse

dans lrsquoautarcie humaine On peut aussi voir cela dans un passage des Topiques60

laquo Et encore ce qui provient du superflu [τὰ ἐκ περιουσίας] est meilleur que le neacutecessaire et parfois est aussi preacutefeacuterable car bien vivre est meilleur que vivre or bien vivre est du superflu tandis que vivre est lui-mecircme une neacutecessiteacute Parfois cependant les choses meilleures ne sont pas les plus deacutesirables et ce nest pas en effet parce quune chose est meilleure quelle est neacutecessairement aussi plus deacutesirable ainsi philosopher vaut mieux que senrichir mais ce nest pas lagrave une chose preacutefeacuterable pour celui qui manque du neacutecessaire Le superflu cest quand posseacutedant le neacutecessaire on travaille agrave sassurer quelque autre belle chose Rigoureusement parlant peut-ecirctre le neacutecessaire est-il preacutefeacuterable et le superflu meilleur raquo (Top 118a5-15)

21 Lamitieacute politique

Ceci eacutetant dit il faut maintenant consideacuterer les conditions qui permettent lrsquoexistence

drsquoune citeacute dans la penseacutee aristoteacutelicienne afin de voir comment le philosophe est ou non en

60Sauf avis contraire nous citons la traduction des Topiques de Tricot

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mesure de srsquoinseacuterer dans la vie de la citeacute de maniegravere agrave rendre possible sa continuiteacute dans le

temps car si la citeacute srsquoeffondre la possibiliteacute pour le sage de pratiquer la philosophie

srsquoeffondre avec elle Ainsi la pratique de la philosophie deacutepend de la stabiliteacute de la citeacute du

fait que la citeacute ne cesse pas drsquoexister Cette stabiliteacute rechercheacutee semble entre autres avoir

pour cause chez Aristote une certaine forme drsquoamitieacute (EN 1155a23-29 Pol 1262b8-9) Il

nous faut par contre ecirctre plus preacutecis agrave ce sujet eacutetant donneacute qursquoil existe plusieurs types

drsquoamitieacute dans la penseacutee aristoteacutelicienne Ce que nous recherchons crsquoest la forme drsquoamitieacute

qui peut relier tous les citoyens ensemble de maniegravere agrave procurer la stabiliteacute agrave la citeacute

Comme on peut srsquoen douter ce type drsquoamitieacute est ce qursquoAristote appelle lrsquoamitieacute politique

(πολιτικὴ φιλία) ou la concorde (ὁμόνοια) Cependant la concorde nrsquoest pas deacutecrite comme

eacutetant une forme drsquoamitieacute proprement dite (EN 1155a24-25) mais plutocirct une laquo attitude

amicale raquo (EN 1167a22) tout comme la bienveillance (EN 1166b30-31) La distinction

entre attitude amicale et amitieacute se fait principalement par le degreacute drsquoimplication de la

personne dans la relation Aristote explique en effet que la bienveillance est une attitude

amicale et non pas de lrsquoamitieacute parce qursquoon peut ecirctre bienveillant agrave lrsquoeacutegard de quelqursquoun

qursquoon ne connaicirct pas ou qui nrsquoa pas conscience de notre bienveillance (EN 1166b30-32) ce

qui serait essentiel pour parler drsquoamitieacute Ainsi on conccediloit qursquoune relation drsquoamitieacute est

beaucoup plus intime qursquoune attitude amicale nous permettant du mecircme coup de

comprendre comment la concorde pourrait srsquoappliquer agrave lrsquoensemble des citoyens car toute

la rigueur drsquoune relation drsquoamitieacute nrsquoa pas agrave ecirctre respecteacutee dans une telle relation Reste

maintenant agrave deacutefinir ce que le Stagirite entend par concorde pour deacuteterminer comment le

philosophe peut preacutetendre ou non agrave une telle relation

laquo On dit des Citeacutes que la concorde y regravegne lorsque touchant leurs inteacuterecircts les

concitoyens sont du mecircme avis prennent les mecircmes deacutecisions et exeacutecutent les reacutesolutions

communes raquo (EN 1167a26-28) Crsquoest pourquoi Aristote considegravere que lrsquoaccord sur

lrsquoexplication des pheacutenomegravenes ceacutelestes nrsquoentraicircne pas la concorde (EN 1167a25-26) Il est

ici important de voir que crsquoest lrsquointeacuterecirct qui est au centre de la deacutefinition de la concorde Il

faut aussi rappeler que les corps ceacutelestes font partie de lrsquoobjet de la philosophie puisqursquoils

sont du ressort de la physique qui est elle-mecircme deacutesigneacutee comme science theacuteoreacutetique et

comme philosophie seconde (Meta 1025b17-1026a31) On voit deacutejagrave comment la

philosophie ne peut pas porter les gens agrave la concorde De plus si la concorde est un accord

quant agrave lrsquointeacuterecirct il faut aussi voir que lrsquointeacuterecirct ou lrsquoutile est objet de deacutelibeacuteration comme

le montre la distinction que fait Aristote en Rheacutetorique61 I 3 entre les trois genres oratoires

que sont le deacutelibeacuteratif le judiciaire et lrsquoeacutepidictique Le philosophe y affirme en effet que la

fin laquo pour une deacutelibeacuteration crsquoest lrsquoutile ou le nuisible (car lorsqursquoon deacutelibegravere on donne ce

agrave quoi lrsquoon exhorte comme meilleur et ce dont on dissuade comme pire) et les autres

consideacuterations que lrsquoon invoque ndash le juste ou lrsquoinjuste le bien ou le mal ndash sont rapporteacutees agrave

cette fin raquo (Rheacutet 1358b22-27) Il ajoute aussi agrave cela que laquo sur tout ce qui est ou sera

neacutecessairement sur tout ce qui ne peut ecirctre ou se produire lagrave-dessus il nrsquoy aura pas

drsquoactiviteacute de conseil raquo (Rheacutet 1359a30-35 cf aussi EN 1112a21-26) Or crsquoest justement lagrave

le propre de la philosophie que drsquoeacutetudier les choses neacutecessaires (EN 1139a5-10) et dont la

veacuteriteacute est eacuteternelle (EN 1139b20-25) Voilagrave une autre maniegravere de montrer que la

philosophie ne traite pas de lrsquointeacuterecirct On peut aussi tirer de cela que la recherche de

lrsquoautarcie divine qui passe par la pratique de la philosophie nrsquoest pas en elle-mecircme un

61Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Rheacutetorique de Chiron

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objet de concorde et qursquoelle nrsquoaide donc pas agrave lier les citoyens drsquoune citeacute Cela nrsquoest

cependant pas suffisamment fort pour affirmer lrsquoincompatibiliteacute entre la recherche de

lrsquoautarcie humaine et de lrsquoautarcie divine parce qursquoau fond notre argument ne fait que dire

que la philosophie nrsquoentraicircne pas la concorde sans dire pour autant qursquoelle lrsquoempecircche

Cependant lrsquoanalyse que nous avons faite de la concorde nrsquoest pas complegravete et une

eacutetude plus approfondie montrera lrsquoincompatibiliteacute que nous avons supposeacutee Il faut drsquoabord

se demander agrave quel genre drsquoamitieacute parmi les trois deacutecrits par Aristote se rapproche la

concorde Eacutevidemment comme nous lrsquoavons dit un peu plus haut crsquoest agrave lrsquoamitieacute par

inteacuterecirct que se compare la concorde (EN 1167b2-4 EE 1242a6-7) En effet laquo lrsquoamitieacute

politique srsquoest constitueacutee en fonction de lrsquoutiliteacute et ce tout particuliegraverement crsquoest parce

que chacun ne se suffit pas agrave soi-mecircme que les hommes croit-on se sont rassembleacutes raquo (EE

1242a6-9) laquo Ainsi il est neacutecessaire tout drsquoabord que srsquounissent les ecirctres qui ne peuvent

exister lrsquoun sans lrsquoautre [] et ce par nature en vue de leur mutuelle sauvegarde raquo (Pol

1252a25-30) Crsquoest donc dire que mecircme le philosophe doit se conformer agrave cet impeacuteratif

eacutetant donneacute que sa nature drsquohomme lrsquoempecircche de se soustraire aux neacutecessiteacutes de la vie

comme nous lrsquoavons deacutejagrave dit Dans cette perspective il est primordial pour la personne qui

deacutesire pratiquer la philosophie drsquoecirctre capable de srsquoinseacuterer dans une telle association et le

moyen de le faire semble ecirctre la possibiliteacute de se lier drsquoamitieacute politique avec les autres

citoyens Il faut voir ici que pour Aristote lrsquoamitieacute politique nrsquoest pas la forme drsquoamitieacute

pleinement acheveacutee qui est lrsquoamitieacute selon la vertu Cela est tregraves important dans la mesure

ougrave une amitieacute acheveacutee ne permet pas de cultiver de nombreux amis (EN 1158a11-12) ce

que permet lrsquoamitieacute selon lrsquointeacuterecirct (EN 1158a16-18) 62

22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie

En ayant toujours agrave lrsquoesprit le deacutesir de stabiliteacute de la citeacute crsquoest aux conditions de la

mise en place et du maintien de lrsquoamitieacute par inteacuterecirct qursquoil nous faut maintenant nous

attaquer Comme nous allons le voir un philosophe uniquement en tant que philosophe ne

peut pas prendre part agrave une relation drsquoamitieacute politique pour trois raisons a) lrsquoinutiliteacute de la

philosophie b) lrsquoincommensurabiliteacute de la philosophie avec les autres activiteacutes ou avec

toute production c) lrsquoimpossibiliteacute de la philosophie dans son essence agrave faire partie drsquoun

eacutechange de type marchand Si nous avons raison de soutenir quun individu ne peut pas

passer sa vie agrave faire de la philosophie parce que cette activiteacute agrave elle seule ne lui permet pas

decirctre accepteacute dans la citeacute par les autres citoyens ce sera du mecircme coup expliquer en quoi

la recherche de lautarcie divine ne peut pas constituer lensemble de la vie dun homme

221 Linutiliteacute de la philosophie

Il faut voir que pour Aristote lrsquoamitieacute par inteacuterecirct contrairement agrave lrsquoamitieacute selon la

vertu se reacutealise entre des personnes diffeacuterentes Le but de cette association est de pallier un

manque en offrant quelque chose qursquoon a en excegraves (EN 1159b12-21) Par exemple le

tisserand fournit des vecirctements au cordonnier en eacutechange de sandales Dans ce genre de

relation il faut eacutevidemment pour qursquoil y ait relation que chacun y trouve son compte en

termes drsquoutiliteacute Il faut que chacun de par la relation puisse combler une neacutecessiteacute ou un

62 Une autre diffeacuterence entre lrsquoamitieacute politique et lrsquoamitieacute acheveacutee est le fait que pour Aristote une amitieacute veacuteritable se passe de justice (EN 1155a26-27) alors qursquoil affirme que laquo ce qui est le plus juste se trouve dans lrsquoamitieacute par utiliteacute vu que crsquoest lagrave ce qui constitue la justice politique raquo (EE 1242a11-12)

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besoin qursquoil nrsquoeacutetait pas en mesure de combler avant la relation En ce sens Aristote soutient

qursquoune telle amitieacute se dissout lorsque lrsquoun des individus nrsquoest plus satisfait par ce que

lrsquoautre lui procure (EN 1157a14-15 1159b11-12) Ainsi chacun des membres de la

communauteacute drsquointeacuterecircts doit fournir quelque chose drsquoutile de maniegravere agrave pouvoir continuer de

profiter de ce que les autres ont agrave offrir On voit ici apparaicirctre la notion de reacuteciprociteacute

essentielle agrave la compreacutehension de ce qursquoest lrsquoamitieacute pour Aristote peu importe le type

drsquoamitieacute dont on parle (EN 1156a5-10)63 Cela est drsquoautant plus important que crsquoest le

besoin dans la penseacutee aristoteacutelicienne qui assure la coheacutesion du tout (EN 1133a25-30)

Autrement dit crsquoest du fait que les individus ont besoin les uns des autres qursquoune certaine

coheacutesion peut srsquoeacutetablir dans le tout que forme la citeacute De cette maniegravere il est primordial

pour appartenir agrave ce tout que lrsquoactiviteacute ou la production drsquoun individu puisse reacutepondre agrave un

besoin des autres individus

Le cas de la philosophie est donc ici tregraves probleacutematique dans la mesure ougrave comme

chacun le sait la philosophie est complegravetement exteacuterieure agrave toute consideacuteration drsquoutiliteacute64

63 On pourrait ici objecter que la concorde ou lrsquoamitieacute politique ne sont pas reacuteellement de lrsquoamitieacute mais plutocirct des attitudes amicales comme nous lrsquoavons souleveacute plus haut et que de ce fait la reacuteciprociteacute effective nrsquoest pas primordiale Cela est vrai Toutefois il faut tout de mecircme comprendre qursquoun individu doit ecirctre en mesure de fournir quelque chose drsquoutile mecircme si dans les faits il ne le fait pas envers chaque individu du groupe64 Nous ne sommes pas sans savoir quun texte de lEE affirme que laquo certes rien nempecircche que par accident elles [les sciences theacuteoreacutetiques] ne nous soient utiles dans beaucoup de neacutecessiteacutes raquo (EE 1216b15-16) ce qui pourrait donner un certain caractegravere utile agrave la philosophie De plus comme le fait remarquer Bodeacuteuumls (1991 p61) cette consideacuteration est aussi preacutesente dans le De Sensu (436a19-61) ougrave Aristote explique que les naturalistes trouvent souvent des applications de leur deacutecouvertes dans le domaine de la meacutedecine ce qui leur confegravere une utiliteacute non neacutegligeable Toutefois toujours comme lexplique Bodeacuteuumls ce passage direct entre le theacuteorique et le pratique dans les sciences naturelles ne sapplique pas au lien qui semble unir la philosophie et la politique laquo Dans lordre naturel en effet se trouve une telle reacutegulariteacute des pheacutenomegravenes que le meacutedecin peut faire fond sur ce quaffirme le naturaliste pour soigner Il nen va pas de mecircme dans lordre humain ougrave la complexiteacute et la diversiteacute des pheacutenomegravenes font que la plupart des lois du bien absolu au lieu decirctre veacuterifiables le plus souvent comme celles de la santeacute sont le plus souvent prises en deacutefaut raquo (Bodeacuteuumls 1991 p61) Ainsi pour que la philosophie soit utile au niveau politique il ne faut pas se contenter decirctre philosophe mais il faut aussi posseacuteder la sagaciteacute qui permet au politique de connaicirctre le cas particulier sur lequel il doit agir ou leacutegifeacuterer Ce nest donc que par accident et lorsque combineacutes agrave la sagaciteacute que les reacutesultats de la philosophie peuvent saveacuterer utiles En elle-mecircme la philosophie demeure inutile et si elle est rechercheacutee ce nest que pour elle-mecircme Pour mieux comprendre le rapport qui est eacutetabli par Aristote entre la philosophie et la

En effet Aristote ne nomme pas la philosophie ou quoi que ce soit qui srsquoy rattache lorsqursquoil

eacutenumegravere les parties essentielles agrave la citeacute (Pol 1291a1-b1) Il ne mentionne pas non plus la

sagesse lorsqursquoil parle de ce qui rend la citeacute heureuse (Pol 1323b30-35) Pis encore la

philosophie ne fait pas partie des choses qursquoil considegravere comme neacutecessaires pour qursquoune

citeacute soit autarcique (Pol 1328b5-20) Ces consideacuterations proviennent bien sucircr toutes du fait

que de lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique laquo on nrsquoen tire en effet rien hors le beacuteneacutefice de meacutediter [παρὰ

τὸ θεωρῆσαι] tandis que des activiteacutes lieacutees agrave lrsquoaction [ἀπὸ δὲ τῶν πρακτικῶν] nous tirons

avantage tantocirct plus tantocirct moins en dehors de lrsquoaction [παρὰ τὴν πρᾶξιν] raquo (EN 1177b1-

5) Aristote va mecircme jusqursquoagrave dire que bien que des penseurs comme Anaxagore et Thalegraves

aient eacutetudieacute les choses les plus nobles qui soient cela ne les empecircche pas pour autant drsquoecirctre

ignorants quant agrave leur propre inteacuterecirct laquo Ils savent dit-on des choses exceptionnelles

stupeacutefiantes difficiles mais sans utiliteacute parce qursquoils ne cherchent pas les biens humains raquo

(EN 1141b2-9 cf aussi EN 1139a25-30 1143b15-20) Un autre signe de lrsquoinutiliteacute de la

philosophie et du fait qursquoelle ne peut permettre de reacutepondre agrave aucun besoin se trouve dans

le fait que le Stagirite affirme quelle est apparue tardivement dans lhistoire cest-agrave-dire

une fois que les arts utiles avaient deacutejagrave eacuteteacute deacuteveloppeacutes En effet laquo presque tous les arts qui

srsquoappliquent aux neacutecessiteacutes et ceux qui srsquointeacuteressent au bien-ecirctre et agrave lrsquoagreacutement de la vie

eacutetaient deacutejagrave connus quand on commenccedila agrave rechercher une discipline de ce genre raquo (Meta

Α 982b20-25) Crsquoest donc dire qursquoil a fallu que la citeacute soit deacutejagrave en mesure de reacutepondre aux

besoins des individus avant que la philosophie nait pu se deacutevelopper65

politique voir le chapitre II laquo Philosophie et politique raquo du livre Politique et philosophie chez Aristote65 Un argument similaire se retrouve dans le Protreptique ougrave Aristote pour montrer lrsquoinutiliteacute de la philosophie donne lrsquoexemple des Icircles des Bienheureux endroit dans lequel les individus nrsquoayant aucun besoin agrave combler pratiquent tout de mecircme la philosophie prouvant du mecircme coup que celle-ci ne vise pas agrave reacutepondre agrave un besoin puisqursquoon la pratique lorsque tous les besoins sont combleacutes (Aristote Invitation agrave la philosophie fr7 p19-20)

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Il ne faut cependant pas conclure de cela que toutes les activiteacutes intellectuelles

doivent recevoir le mecircme traitement que la philosophie Dans la mesure ougrave Aristote

distingue deux vertus intellectuelles diffeacuterentes soit la sagesse et la sagaciteacute rejeter lrsquoutiliteacute

de la sagesse ne megravene pas neacutecessairement agrave rejeter lrsquoutiliteacute de la sagaciteacute Au contraire laquo la

sagaciteacute pour sa part concerne les biens humains crsquoest-agrave-dire ceux qui font lrsquoobjet de

deacutelibeacuterations puisque lrsquohomme sagace a pour principale fonction disons-nous de bien

deacutelibeacuterer raquo (EN 1141b9-10) Le fait que la sagaciteacute soit en lien avec la capaciteacute de deacutelibeacuterer

montre de maniegravere claire son utiliteacute car comme nous lrsquoavons vu plus haut ce sont les

choses utiles ou nuisibles qui sont objets de deacutelibeacuterations

Un autre aspect important agrave souligner est le fait que lrsquoamitieacute par inteacuterecirct est une

amitieacute difficile agrave maintenir dans la mesure ougrave elle est une amitieacute plaintive (EN 1162b16-

20) crsquoest-agrave-dire qursquoelle est une amitieacute ougrave les partenaires ne sont jamais satisfaits et en

veulent toujours plus En prenant cela en compte il est drsquoautant plus facile drsquoadmettre que

la pratique de la philosophie ne sera jamais lrsquoobjet drsquoune telle amitieacute puisque si ceux qui

partagent une telle relation sont toujours agrave lrsquoaffucirct de leurs moindres inteacuterecircts ils auront tocirct

fait de deacuteceler que la philosophie ne leur procure aucune utiliteacute

222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie

Passons maintenant agrave la deuxiegraveme raison qui explique limpossibiliteacute de la

philosophie agrave prendre part agrave une relation damitieacute politique et de ce fait limpossibiliteacute de la

philosophie agrave avoir sa place au sein des activiteacutes de la citeacute Aristote affirme quune telle

relation est aussi une relation deacutegaliteacute ougrave les deux parties procurent une utiliteacute eacutegale (EE

1242b22) Cela ne signifie toutefois pas que ce qui est eacutechangeacute doit ecirctre qualitativement de

valeur ou dutiliteacute eacutegales mais que leacutegaliteacute agrave deacutefaut decirctre quantitative doit ecirctre corrigeacutee

par un facteur de proportionnaliteacute Cette proportionnaliteacute est ce qui permet agrave chacun de

recevoir une part eacutequitable cest elle qui donne confiance dans la relation laquo Cest en effet

parce quon retourne en proportion de ce quon reccediloit que la Citeacute se maintient raquo (EN

1132b33-34) On voit donc que cette proportionnaliteacute est aussi essentielle pour la stabiliteacute

de la citeacute Le fonctionnement de cette proportionnaliteacute est tregraves simple et est au fond un

rapport arithmeacutetique Pour reprendre lexemple dAristote laquo mettons un bacirctisseur A un

cordonnier B une maison C et une chaussure D il faut donc que le bacirctisseur reccediloive du

cordonnier son travail agrave lui et quil lui donne en retour le sien raquo (EN 1133a7-9) Dans cet

exemple il est clair que dans un rapport un pour un la maison aura une valeur

consideacuterablement plus eacuteleveacutee que la chaussure mais laquorien nempecircche en effet le travail de

lun des partenaires decirctre supeacuterieur agrave celui de lautre Il faut donc les rendre eacutegaux raquo (EN

1133a12-14) Il ne sagit que de sentendre sur le nombre de chaussures que vaut une

maison (EN 1133a21-26) et le tour est joueacute Mecircme si cela peut sembler plus facile agrave dire

quagrave faire le principe demeure accessible La question est maintenant de savoir quel est le

critegravere agrave appliquer pour ecirctre en mesure deacutetablir la proportion selon laquelle doit se faire un

eacutechange afin decirctre juste consideacuterant que les choses prenant part agrave des eacutechanges sont si

uniques les unes par rapport aux autres quelles sont incommensurables (EN 1133b18-20)

On pourrait effectivement proposer plusieurs critegraveres diffeacuterents comme par exemple le

nombre dheures travailleacutees afin de reacutealiser louvrage eacutechangeacute comme cest parfois le cas

aujourdhui Pour Aristote ce critegravere est le besoin (EN 1133a26-28) Il justifie cette

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position en affirmant que cest le besoin qui force les gens agrave sassocier et que sans besoins

nul eacutechange naurait lieu (EN 1133b6-10) De cette maniegravere puisque le besoin est la raison

de leacutechange et de lassociation il se doit aussi decirctre leacutetalon de mesure sur lequel se basent

ces eacutechanges66 Encore une fois la possibiliteacute pour la philosophie de faire partie dun tel

eacutechange est plus que douteux si lon tient compte du caractegravere omnipreacutesent de la notion de

besoin dans le cadre de leacutechange ayant cours dans une relation damitieacute par inteacuterecirct

Par la suite Aristote introduit aussi un moyen terme par lequel peuvent aussi

seffectuer les eacutechanges la monnaie Cest donc principalement par le biais de largent

quon peut en venir agrave rendre leacutegaliteacute agrave des choses ineacutegales Eacutevidemment le simple troc peut

aussi arriver agrave eacutegaliser les diffeacuterences entre des produits ou des services mais largent

possegravede quelques avantages qui font quune fois inventeacutee elle a eacuteteacute preacuteconiseacutee Le premier

avantage qua largent par rapport au troc cest quil permet davoir une mesure commune

pour tout (EN 1164a1-4) Ensuite il est beaucoup plus pratique parce quil est facile agrave

transporter et quil permet autant dacheter que de vendre (Pol 1257a35-41)

Troisiegravemement il permet de diffeacuterer un eacutechange dans le cas ougrave lon naurait besoin de rien

au moment de leacutechange (EN 1133b10-13) Une fois lutilisation de largent instaureacutee il

semble quAristote considegravere que tout doit sy rapporter (EN 1164a1-3) laquo Crsquoest pourquoi

tout doit avoir un prix eacutetabli car crsquoest la condition pour qursquoil y ait toujours possibiliteacute

drsquoeacutechange et partant drsquoassociation La monnaie constitue donc une sorte drsquoeacutetalon qui rend

les choses commensurables et les met agrave eacutegaliteacute Sans eacutechange en effet il nrsquoy aurait pas

66Le fait quAristote mette de lavant le besoin dans leacutechange est une des raisons qui lui permettent de critiquer la chreacutematistique dans la mesure ougrave cette derniegravere substitue le but reacuteel de leacutechange soit lutile agrave laccumulation sans limite de monnaie (Pol I 9) Pour un exposeacute sur la conception aristoteacutelicienne de la monnaie et de son rapport agrave la chreacutematistique voir larticle de Meikle (1994)

drsquoassociation ni drsquoeacutechange sans eacutegalisation ni drsquoeacutegalisation sans mesure commune raquo (EN

1133b14-18) On voit donc ici que largent joue un rocircle central dans leacutechange et pour que

quelque chose puisse ecirctre eacutechangeacute il est neacutecessaire quon puisse lui attribuer une valeur

moneacutetaire Cette valeur est cependant deacutetermineacutee par le besoin qui reste malgreacute tout le

critegravere de proportionnaliteacute dans un eacutechange

Toujours dans le but de cerner ce quest lamitieacute selon linteacuterecirct Aristote fait une

distinction entre deux formes que peut prendre cette amitieacute en gardant agrave lesprit la neacutecessiteacute

de leacutegaliteacute dans leacutechange laquo Lrsquoamitieacute politique souhaite donc ecirctre fondeacutee sur lrsquoeacutegaliteacute Mais

il existe deux espegraveces drsquoamitieacute drsquoutiliteacute lrsquoune leacutegale lrsquoautre morale Lrsquoamitieacute politique

regarde lrsquoeacutegaliteacute et la chose comme chez les vendeurs et les acheteurs drsquoougrave le proverbe laquo

Un gage pour lrsquohomme ami raquo Donc quand elle se fonde sur une entente cette amitieacute est

politique et leacutegale mais lorsque les gens srsquoen remettent les uns aux autres lrsquoamitieacute

souhaite ecirctre morale et de lrsquoordre de la camaraderie raquo (EE 1242b31-37 cf aussi EN

1162b20-1163a1) Ce que constate Aristote dans ce passage cest quon peut faire confiance

soit agrave une sorte de contrat soit agrave la bonne foi de notre ami en ce qui a trait agrave la

proportionnaliteacute de leacutechange Cependant il ny a pour lui que lamitieacute leacutegale qui est

compatible avec lamitieacute par inteacuterecirct et donc avec lamitieacute politique67 alors que lamitieacute

morale est le fait de lamitieacute selon la vertu et le deacutesir de vouloir fonder une amitieacute par

inteacuterecirct sur une amitieacute morale na pour effet que de rendre la relation extrecircmement plus

67On peut deacuteduire de cela que lamitieacute politique est peut-ecirctre possible mecircme avec les esclaves En effet Aristote soutient quun maicirctre peut ecirctre ami de son esclave non pas en tant que celui-ci est un esclave mais en tant quil est un homme et quen tant que tel il a laquo la capaciteacute de srsquoengager comme lui sous la mecircme loi et la mecircme convention raquo (EN 1161b5-10)

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64

difficile agrave maintenir (EE 1242b36-1243b14) Au fond il faut que les termes de leacutechange

fassent partie dune entente avant que leacutechange ne soit effectueacute (EN 1133b1-5) De cette

maniegravere si tout le monde respecte lentente aucune discorde ne peut survenir entre des

amis agissant de la sorte car ils sont conscients des conditions de leacutechange et avaient le

choix de les accepter ou non Degraves lors lamitieacute leacutegale est la maniegravere de rendre lamitieacute

politique durable puisquelle preacutevient la discorde68 En plus de cela laquo la seacuteparation leacutegale

est une question drsquoargent (car crsquoest par ce dernier qursquoon mesure lrsquoeacutegaliteacute) tandis que la

seacuteparation morale est de greacute agrave greacute raquo (EE 1243a6-8) rajoutant encore au fait que lamitieacute par

inteacuterecirct se reacutealise par le moyen de largent

Il nous reste maintenant agrave regarder de quelle maniegravere la philosophie pourrait se

comparer avec les autres activiteacutes dans le but de pouvoir eacutetablir une proportion qui aurait

cours lors dun eacutechange Eacutevidemment comme nous lavons deacutejagrave affirmeacute nous ne croyons

pas que la philosophie puisse faire partie dun tel eacutechange de type marchand dans la penseacutee

aristoteacutelicienne Malgreacute tout il est important de faire lanalyse que nous nous proposons

justement pour montrer cette impossibiliteacute Comme nous invite agrave le faire Aristote laquo pour

ceux qui ne sont pas sur une ligne droite [et dont] crsquoest lrsquoanalogue qui est la mesure par

exemple si lrsquoun se plaint drsquoavoir donneacute de la sagesse69 et lrsquoautre de lrsquoargent il faut

68Le fait que lamitieacute selon la vertu soit une amitieacute morale ne lui enlegraveve cependant pas pour autant sa stabiliteacute car la stabiliteacute de ce type damitieacute nest pas fondeacutee sur leacutegaliteacute dun eacutechange mais plutocirct sur lintention [προαίρεσις] (EE 1243a31-b5) qui traduit le caractegravere de lindividu vertueux Cela est vrai dans la mesure ougrave Aristote considegravere que lobjet de la deacutecision [προαίρεσις] est le reacutesultat de la deacutelibeacuteration (EN 1113a9-13) que la sagaciteacute est la faculteacute de deacutelibeacuterer selon une fin deacutetermineacutee par un caractegravere vertueux ( EN 1178a15-22) et donc que la deacutelibeacuteration sagace traduit le caractegravere vertueux dune personne qui lui est deacutejagrave quelque chose de stable (EN 1156b11-12)69Le fait quAristote utilise la notion de sagesse [σοφία] dans ce passage peut apparaicirctre comme probleacutematique parce quil semble suggeacuterer que la σοφία est commensurable avec largent Cependant il nest pas clair dans le contexte quAristote veuille parler de la σοφία en son sens technique De plus dautres textes que nous discuterons dans la suite nous obligent agrave neacutegliger ce passage et agrave donner agrave cet emploi de σοφία un sens large sapprochant de celui de τέχνη Il existe aussi un texte dont le parallegravele est eacutevident et ougrave le philosophe affirmant que lamitieacute selon lutiliteacute seacutetablit entre des personnes diffeacuterentes donne lexemple dun individu qui

examiner ce qursquoest la sagesse par rapport agrave lrsquoargent ensuite ce qui a eacuteteacute donneacute pour

chacun raquo (EE 1243b25-40 nous soulignons)

Il faut tout dabord savoir quAristote soutient que lenseignement philosophique

nest pas commensurable agrave largent (EN 1164b1-6 EE 1243b20-23) cest-agrave-dire quon ne

peut pas lui donner de valeur moneacutetaire Sachant cela et ayant agrave lesprit que cest

principalement par le biais de largent quon parvient agrave fixer la proportion dun eacutechange il

est de mise de conclure quil serait difficile pour un philosophe si sa seule activiteacute est la

philosophie de prendre part agrave une relation damitieacute politique Cette incommensurabiliteacute agrave

largent se justifie de deux maniegraveres qui sont toutefois lieacutees La premiegravere est le fait que

leacutetalon de mesure servant agrave deacuteterminer la valeur moneacutetaire dun produit ou dune activiteacute

est comme nous lavons dit plus haut le besoin Eacutetant donneacute que la philosophie ne reacutepond agrave

aucun besoin il est donc impossible de lui donner une quelconque valeur La deuxiegraveme

raison se trouve dans la maniegravere dont Aristote deacutecrit un eacutechange agrave savoir quun individu X

qui produit A eacutechange avec un individu Y qui produit B Pour que leacutechange soit eacutegal et il

doit lecirctre dans une relation damitieacute politique il faut trouver le coefficient qui eacutegalisera les

produits A et B si ceux-ci ne sont pas deacutejagrave eacutegaux Le problegraveme qui se pose au philosophe

dans un tel modegravele cest quil ne produit rien (EN 1139a26-29) laquo La sagesse en effet ne

peut consideacuterer aucune des choses dont lhomme puisse tirer son bonheur puisquelle est

totalement eacutetrangegravere agrave la production de quoi que ce soit raquo (EN 1143b19-20) Ceci eacutetant dit

il faut consideacuterer que lindividu Z si on le considegravere uniquement en tant que philosophe na

nrsquoa pas appris [ἀμαθὴς] et dun savant qui est un connaisseur [εἰδότι] (EN 1159b12-14) En nous fondant sur la symeacutetrie entre σοφία et εἰδότι on peut affirmer que dans le texte de lEE Aristote a en tecircte celui qui possegravede une connaissance quelconque et non pas le sage qui pratique la philosophie De toute maniegravere ce qui est important est plus la meacutethodologie qui ressort du passage que la compatibiliteacute entre cette laquo sagesse raquo et largent

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rien agrave offrir ne produit aucun C qui puisse ecirctre lobjet dune eacutegalisation Le fait que la

philosophie soit eacutetrangegravere agrave toute production est bien entendu coheacuterent avec lessence que

lui donne Aristote agrave savoir de navoir aucune autre fin quelle-mecircme (EN 1177b18-21)

Ceci nous force donc encore une fois agrave conclure que la philosophie ne peut pas sinseacuterer

dans le type deacutechange requis par lamitieacute politique Ainsi puisque la reacuteciprociteacute au niveau

de lutiliteacute est impossible pour le philosophe lassociation sera aussi impossible (EN

1133b5) ce qui est plus que facirccheux parce que le philosophe du fait quil soit aussi

humain nest pas soustrait agrave la neacutecessiteacute et cest par lentremise de lassociation politique

que ses besoins peuvent ecirctre combleacutes

223 Lessence de la philosophie

Regardons maintenant comment la philosophie dans son essence mecircme se doit

decirctre exteacuterieure agrave tout eacutechange moneacutetaire Contrairement aux autres objets qui eux ont

deux usages agrave savoir leur usage propre et leur usage en terme de moyen deacutechange (Pol

1257a5-15) la philosophie ne peut avoir quun seul usage agrave savoir son usage propre Cela

est fondeacute sur le fait que la philosophie doit ecirctre rechercheacutee pour elle-mecircme sans avoir agrave

tenir compte de consideacuterations utilitaires qui de toute maniegravere lui sont eacutetrangegraveres Ainsi si

Aristote affirme que la chaussure est utiliseacutee en tant que chaussure dans les deux usages

quon peut en faire cest que lexistence de la chaussure est soumise agrave la neacutecessiteacute de se

chausser et que ce trait peut ecirctre utiliseacute soit pour se chausser soi-mecircme soit pour eacutechanger

en vue dobtenir de largent qui servira agrave combler dautres besoins Ce quon eacutechange ici

cest lutiliteacute de la chaussure Or puisque la philosophie ne procure aucune utiliteacute il est

donc impossible den faire deux usages dans lesquels elle serait preacutesente en tant quelle-

mecircme La chaussure peu importe lequel de ses deux usages on en fait demeure une

chaussure authentique ce qui ne peut pas ecirctre le cas pour la philosophie

Pour mieux comprendre cela il est pertinent de se reacutefeacuterer agrave lactiviteacute des sophistes et

agrave la description quen fait Aristote Pour lui la sophistique et la philosophie ont en commun

de traiter du mecircme genre de reacutealiteacute mais se distinguent du fait du mode de vie qui deacutecoule

de leur pratique respective (Meta Γ 2 1004b21-27) Autrement dit ce qui les distingue

cest la fin qui guide leur activiteacute Alors que le philosophe na pour fin que son activiteacute elle-

mecircme le sophiste lui a pour but le profit En effet laquo le sophiste est un homme qui gagne

de largent agrave laide de ce qui est en lapparence un savoir mais qui nen est pas un raquo (RS

165a20-25)70 et laquo ceux qui agissent de mecircme en vue de cette renommeacutee qui deacutebouche sur

des gains peacutecuniaires passent pour des sophistes raquo (RS 171b25-30) Ce que font donc les

sophistes cest modifier la fin de lactiviteacute philosophique afin den obtenir un profit

moneacutetaire Cependant cela a pour conseacutequence que le savoir quils transmettent nest quun

savoir apparent et donc que ce nest plus une pratique philosophique authentique Pour le

dire autrement le fait que le but de leur activiteacute ne soit plus la veacuteriteacute pour elle-mecircme mais

le gain deacuteforme la pratique de la philosophie en tant que telle et entraicircne une perte de la

rigueur qui doit ecirctre le fait de la philosophie en cherchant plutocirct agrave faire en sorte que

lactiviteacute paraisse attrayante pour des laquoacheteursraquo potentiels laquo Il est clair quil y a aussi

neacutecessiteacute pour [les sophistes] de paraicirctre faire oeuvre de savant plutocirct que de le faire sans

le paraicirctre [hellip] Il est donc indispensable pour ceux qui veulent jouer au sophiste de

rechercher le genre darguments dont il a eacuteteacute fait mention Cest en effet tout agrave leur

70Sauf avis contraire nous citons la traduction des Reacutefutations sophistiques de Dorion

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avantage une pareille capaciteacute les fera paraicirctre savants et il se trouve que cest lagrave

lambition quils nourrissent raquo (RS 165a24-32)

Ceci fait aussi partie dune critique plus geacuteneacuterale agrave lendroit du fait de poser le profit

comme finaliteacute Dans lexemple de la chaussure dont nous venons de parler mecircme dans son

usage comme moyen deacutechange la fin de cet eacutechange reste encore lutiliteacute et non pas le pur

profit et en ce sens cet usage de la chaussure nest pas probleacutematique dans la mesure ougrave

laquo cet eacutechange-lagrave nest ni contraire agrave la nature ni une espegravece de chreacutematistique il existait en

effet pour compleacuteter lautarcie naturelle raquo (Pol 1257a25-30) Aristote envisage par contre

un autre exemple comme le fait remarquer Meikle (1994 pp29-34) ougrave la fin de la

production dun produit nest pas lutiliteacute mais le profit cest lexemple des couteaux

Delphiques (Pol 1252b1-6) Dans ce passage et Meikle en est conscient (Meikle 1994

p33) Aristote ne relie pas explicitement la recherche du profit avec la perte de la

maximisation de lutiliteacute mais cette critique est latente eacutetant donneacute que dautres textes

tendent agrave nous le faire croire Prenons pour seul exemple Pol 1258b10-15 ougrave le Stagirite

soutient que certaines personnes font du gain moneacutetaire la fin du courage et de la meacutedecine

ce qui corrompt neacutecessairement ces activiteacutes de la mecircme maniegravere que la sophistique est

une pratique deacutevieacutee de la philosophie agrave un point tel quelle nest plus de la philosophie

Comme le souligne Meikle laquo Aristotle defines actions by their ends (EN III 11 15b22

Met E 1050a22-4) If two activities aim at different ends they are different however

similar they may appear raquo (Meikle 1994 p27) Ceci eacutetant dit il nous faut donc conclure

que le fait de vouloir faire de la philosophie lobjet dun eacutechange marchand trahit la nature

mecircme de la philosophie jusquagrave devoir lui refuser le nom de philosophie ce qui en ce sens

nous empecircche de comprendre lactiviteacute du philosophe comme pouvant prendre part agrave un

eacutechange de ce type et deacutecoulant de cela agrave une amitieacute politique

23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute

Nous sommes maintenant devant un problegraveme En effet si nous consideacuterons que la

description que nous venons de faire de lamitieacute politique est juste cela ne peut pas rendre

compte du fait que la citeacute est unie par ce type damitieacute Nous nous expliquons Depuis le

deacutebut nous avons insisteacute sur le fait que lamitieacute politique eacutetait une forme damitieacute par inteacuterecirct

et quelle se reacuteduisait agrave cela ne devant pas ecirctre confondue avec lamitieacute selon la vertu tel

quAristote laffirme lui-mecircme dans sa distinction entre amitieacute leacutegale et amitieacute morale dont

nous avons deacutejagrave parleacute Toutefois en prenant cela au seacuterieux il est difficile de comprendre

ce qui distingue ce type damitieacute dune simple association de marchands dautant plus que

le Stagirite affirme que lamitieacute selon linteacuterecirct est justement une amitieacute de marchands (EN

1158a21-22) De plus si lamitieacute politique se reacuteduit agrave une recherche de besoins mateacuteriels ou

dutiliteacute il est aussi difficile de voir comment on peut parler dautarcie humaine au niveau

de la citeacute car ce type dautarcie se doit de comprendre une composante morale qui nest pas

non plus le fait dun eacutechange marchand Degraves lors comment concilier cela avec la

conception de la citeacute qui deacutecoule de Pol III 9 Dans ce chapitre Aristote explique comme

le montre bien Cooper (1990 p229-230) que la communauteacute politique nest pas quune

simple association dinteacuterecircts mais quau-delagrave de linteacuterecirct particulier chaque membre de la

communauteacute a agrave coeur lexcellence du caractegravere moral de ses concitoyens (Pol 1280b1-5)

Cest dans cette exacte mesure que la conception de lamitieacute politique que nous avons

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deacuteveloppeacutee nest pas capable de rendre compte agrave elle seule de ce quest la citeacute En effet si

lamitieacute politique est ce qui unit la citeacute et que cette amitieacute ne prend en compte que linteacuterecirct

des particuliers on voit mal comment elle pourrait fonder le deacutesir de chacun de ses

membres de voir les autres membres cultiver lexcellence morale et donc que lautarcie

humaine puisse ecirctre complegravetement atteinte dans la citeacute

Ainsi si on extrapole ce qui est exposeacute en Pol III 9 il est neacutecessaire quune

certaine forme damitieacute selon la vertu soit preacutesente entre chacun des citoyens si on veut que

la citeacute soit plus quune association dinteacuterecircts personnels mateacuteriels Cest un peu vers cette

direction que penche Cooper en essayant de soutenir que lamitieacute politique implique dune

certaine maniegravere un souci des qualiteacutes morales des concitoyens vivant dans une citeacute

Toutefois cette position semble difficile agrave deacutefendre parce que lamitieacute selon la vertu ne peut

pas ecirctre partageacutee par beaucoup dindividus ce qui doit eacutevidemment ecirctre le cas pour une

amitieacute entre concitoyens (EN 1171a17-20) De plus jamais Aristote nassocie amitieacute

politique et amitieacute selon la vertu allant mecircme jusquagrave les dissocier (EE 1242b35-40) Cest

en cela quAnnas affirme dans son commentaire du texte de Cooper que laquo so while I agree

with Cooper that for Aristotle it is important that all citizens should be actively concerned

for the moral qualities of all their fellow-citizens I cannot find in Aristotle any attempt to

ground this on a special friendly concern that all citizens have for one another No such

general concern could be friendship which is a personal relation raquo (Annas 1990 p246)

Nous nous accordons avec Annas lorsquelle soutient quune reacuteelle relation damitieacute de

surcroicirct selon la vertu ne peut pas sappliquer agrave lensemble des citoyens entre eux Par

contre il nous semble erroneacute daffirmer quun laquo special friendly concern raquo ne peut pas ecirctre

partageacute par tous les citoyens Comme nous lavons souleveacute plus haut Aristote en plus des

genres damitieacute proprement dits identifie aussi des laquo attitudes amicales raquo comme la

bienveillance [εὔνοια] (EN 1166b30) et la concorde [ὁμόνοια] (EN 1167a22) qui sans ecirctre

de lamitieacute agrave proprement parler en sont en fait des formes atteacutenueacutees et qui peuvent ecirctre

partageacutees par un tregraves grand nombre de gens Il est donc pertinent deacutetudier la bienveillance

afin de voir le rocircle quelle peut ecirctre ameneacutee agrave jouer dans la citeacute ce qui nous permettra de

nous conformer agrave la deacutefinition de la citeacute offerte par Aristote en Pol III 9 et du mecircme coup

de rendre compte de la possibiliteacute de la recherche de lautarcie humaine par les citoyens

dune citeacute

Tout dabord Aristote affirme clairement que la bienveillance nest pas de lamitieacute au

sens propre laquo car on peut concevoir de la bienveillance mecircme envers des personnes qui

vous sont inconnues et qui nont pas conscience de notre sentiment mais de lamitieacute cest

impossible raquo (EN 1166b31-33) Une des diffeacuterences entre la bienveillance et lamitieacute est

donc le manque de reacuteciprociteacute Toutefois ce manque nest pas condamneacute agrave persister car la

bienveillance peut se transformer en amitieacute veacuteritable

laquo Cest pourquoi par extension on peut dire que cest une amitieacute faineacuteante mais qui avec le temps et lorsquelle arrive agrave entraicircner une freacutequentation assidue devient de lamitieacute veacuteritable Elle ne conduit pas agrave lamitieacute que motive lutiliteacute ni agrave celle que motive lagreacutement car la bienveillance na pas non plus pour base ces motifs-lagrave raquo (EN 1167a10-14)

On voit donc que la bienveillance est en fait en lien avec lamitieacute selon la vertu

comme Aristote laffirmera plus explicitement ailleurs (EE 1241a4-14) De plus cest sur

lautre en tant que tel que porte la bienveillance et non pas sur lautre en tant quil pourrait

nous ecirctre profitable (EN 1167a15-18) Gracircce agrave cela on peut voir quune telle relation

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deacutepasse la simple association marchande qui ne permet pas comme nous lavons dit de

former des citeacutes On peut aussi ajouter que les personnes bienveillantes laquo se bornent agrave

souhaiter du bien agrave ceux pour qui elles ont de la bienveillance mais sans vouloir le moins

du monde collaborer agrave leurs actions ni se tracasser agrave leur propos raquo (EN 1167a7-10) Ce

genre dattitude semble ecirctre encore plus pregraves de la reacutealiteacute que la maniegravere dont Cooper deacutecrit

le lien entre lamitieacute politique et linteacuterecirct pour les capaciteacutes morales de ses concitoyens car

il nous semble impossible et cest aussi la position dAristote de sinvestir personnellement

avec un grand nombre de personnes dans une relation fondeacutee sur le caractegravere

En supposant que la bienveillance est partageacutee par lensemble des citoyens on peut

donc comprendre que lassociation politique bien que mise en place en fonction de linteacuterecirct

de ses membres deacutepasse ce niveau en recherchant aussi lexcellence morale Cest

exactement le mecircme mouvement quAristote deacutecrit pour la citeacute en disant quune fois quelle

permet de vivre elle doit aussi permettre de bien vivre

La pertinence de la coexistence de la concorde et de la bienveillance au sein de la

citeacute que nous essayons de mettre ici de lavant est dautant plus fondeacutee si lon regarde ce qui

peut amener la bienveillance agrave naicirctre En effet pour Aristote laquo beaucoup ont en effet de la

bienveillance pour des gens quils nont jamais vus mais supposent ecirctre honnecirctes ou utiles

et la mecircme affection le cas eacutecheacuteant peut ecirctre eacuteprouveacutee par lune de ces personnes agrave leacutegard

de linteacuteresseacute raquo (EN 1155b34-1156a2) Ceci eacutetant dit il est clair que lami par inteacuterecirct quest

devenu le concitoyen par le biais de lamitieacute politique est sujet agrave faire naicirctre de la

bienveillance chez ses autres concitoyens En plus de cela Aristote considegravere aussi les amis

politiques comme eacutetant des gens honnecirctes (EN 1167b4-9) ce qui rend encore plus probable

une attitude de bienveillance entre ceux qui sont lieacutes damitieacute politique

Contrairement agrave Cooper pour qui lamitieacute politique impliquait en elle-mecircme le souci

de lexcellence du caractegravere de ses concitoyens nous soutenons plutocirct que lamitieacute politique

se reacuteduit bel et bien uniquement agrave une forme damitieacute par inteacuterecirct mais que cette amitieacute fait

naicirctre une autre attitude amicale agrave savoir la bienveillance qui elle permet de rendre compte

de la deacutefinition de la citeacute voulant que les citoyens ne soient pas seulement des membres

dune association marchande mais recherche aussi lexcellence du caractegravere de chacun On

peut par contre se demander pourquoi la bienveillance napparaicirct pas entre des individus de

citeacutes diffeacuterentes mais qui auraient des liens commerciaux entre elles ce qui ferait du mecircme

coup des citoyens dune autre citeacute dune certaine maniegravere des amis selon lutiliteacute Agrave cela

on peut reacutepondre que cest probablement lagrave que se distingue lamitieacute politique dune simple

amitieacute par inteacuterecirct cest-agrave-dire que lamitieacute politique serait une amitieacute par inteacuterecirct mais

preacuteciseacutement entre les membres dune mecircme citeacute entre des gens partageant des

magistratures et une constitution commune ce qui est lautre aspect faisant quAristote

affirme que les membres dune association commerciale ne forment pas une citeacute (Pol

1280a40-b1) Cela permettrait aussi deacuteclairer un peu la position de Annas qui soutient que

laquo Aristotle in talking of political foreign business etc φιλία is not talking about an

extended sense of φιλία but is rather locating where φιλία of the personnal kind can arise

Civic friendship is the kind of personal friendship that can occur between people who are

fellow-citizens just as foreign friendship is the kind that can occur between citizens of

different states raquo (Annas 1990 p247) La bienveillance et la concorde seraient donc les

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deux attitudes amicales neacutecessaires agrave la recherche dune autarcie humaine au sein de la citeacute

en ce quelles permettent de rendre la citeacute autosuffisante quant aux besoins mateacuteriels par la

concorde et autosuffisante quant au besoin dexcellence morale par la bienveillance

24 Lami philosophe

Cela eacutetant dit et malgreacute le fait que nous ayons montreacute quune relation damitieacute

politique est impossible pour un philosophe une chose reste toutefois indiscutable

Aristote traite bel et bien de la possibiliteacute dune relation damitieacute avec un philosophe

Comment nous faut-il donc comprendre cela agrave la lumiegravere de lanalyse que nous venons de

faire La premiegravere chose agrave consideacuterer est le fait quagrave lexception dune relation entre deux

sages une relation damitieacute impliquant un philosophe sera neacutecessairement une relation dans

lequel lun des deux partenaires sera supeacuterieur et ce sera bien sucircr le philosophe dans le cas

qui nous concerne Or laquo lrsquoamitieacute fondeacutee sur lrsquoeacutegaliteacute est drsquoautre part lrsquoamitieacute politique raquo

(EE 1242b22-23) Dans lamitieacute politique ce qui est eacutechangeacute doit ecirctre de mecircme nature

cest-agrave-dire doit ecirctre du domaine de lutile alors que dans une relation de supeacuterioriteacute la

reacuteciprociteacute proportionnelle na pas agrave ecirctre soumise agrave la mecircme cateacutegorie Il faut voir ici que la

proportionnaliteacute dont on parle nest pas la mecircme chose que nous avons deacutecrite plus haut

Dans le cadre dune relation damitieacute par inteacuterecirct la proportionnaliteacute vise agrave rendre les

deux parties de la relation eacutegales en eacutegalisant ce quelles partagent tandis que dans une

relation de supeacuterioriteacute cest lamour donneacute et reccedilu qui devra ecirctre proportionnel agrave

lexcellence ou agrave lutiliteacute des partenaires (EN 1158b20-30) Cest ainsi quun fils devra

aimer son pegravere davantage et lui confeacuterer plus dhonneur eacutetant donneacute quil est pour lui dune

utiliteacute quil ne pourra jamais eacutegaler (EN 1163b15-20) De plus certaines relations sont pour

Aristote dune telle ineacutegaliteacute quaucun honneur ne peut compenser lexcellence du

partenaire supeacuterieur (EN 1158b33-1159a1) Cest le cas pour laquo les plus sages raquo (EN

1159a2-3) Mecircme dans ces cas cependant la relation peut persister si agrave deacutefaut de pouvoir

reacuteellement rendre lhonneur ducirc la personne infeacuterieure fait son possible et adopte une

attitude convenable agrave leacutegard du supeacuterieur (EN1163b12-18)

Cela nous amegravene agrave eacutetudier un autre passage

laquo Or il semble bien que des deux cocircteacutes les preacutetentions soient correctes et que chacun doive retirer de lrsquoamitieacute une part plus grande que lrsquoautre mais pas une part de la mecircme chose Au contraire le supeacuterieur a droit agrave plus drsquohonneur et lrsquoindigent agrave plus de beacuteneacutefices La vertu en effet ainsi que la bienfaisance ont lrsquohonneur pour reacutecompense alors que lrsquoindigence a pour secours les beacuteneacutefices raquo (EN 1163b1-5)

Nous pensons voir ici un problegraveme Si on tente de faire entrer celui qui nest que

philosophe dans ce scheacutema on se rend compte bien rapidement quil est agrave la fois agrave identifier

avec le supeacuterieur du fait de lexcellence de son activiteacute mais aussi avec linfeacuterieur car son

activiteacute ne produisant rien il est neacutecessairement indigent Il faudrait donc quil reccediloive agrave la

fois lhonneur et les beacuteneacutefices devant reacutesulter dune association Dans un tel contexte il est

clair que se lier damitieacute avec une personne diffeacuterente de lui sera impossible pour celui qui

ne fait que philosopher ce qui lui est pourtant neacutecessaire vu lexistence de besoins agrave

combler

Comme nous le voyons il semble ecirctre difficile de concilier la pratique de la

philosophie avec la neacutecessiteacute de vivre en citeacute et de se lier damitieacute politique Il ne semble y

avoir que deux maniegraveres dy arriver Dans une note du passage de Pol 1334a16-17 de leur

eacutedition du texte des Politiques Susemihl et Hicks expliquent quune vie de loisir [πρὸς τὴν

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σχολὴν καὶ διαγωγήν] laquo means the occupation of leisure worthy of a really free man such

as he attains when his political duties have been performed or such as he always possesses

provided he is pecuniarily independent and leads a life of true study or contemplation raquo

(p542) ce qui est en gros les deux maniegraveres qui nous apparaissent susceptibles de

sauvegarder la pratique de la philosophie agrave linteacuterieur de la citeacute

Commenccedilons par regarder la seconde voulant que pour philosopher il faut ecirctre

indeacutependant de fortune Dans une telle position le philosophe pourra reacutepondre agrave ses

besoins sans que son activiteacute nait agrave ecirctre utile Toutefois dans un cas semblable laquo les amis

de ce genre [ie par inteacuterecirct] par conseacutequent ne peuvent ecirctre du tout un besoin pour le

bienheureux puisquil est pourvu de la pleacutenitude des biens raquo (EN 1169b23-25) Cest donc

dire quun homme de ce genre aurait atteint en quelque sorte une forme dautosuffisance

mateacuterielle et que degraves lors il naurait plus besoin de personne pour vivre Cela ne lempecircche

toutefois pas davoir besoin damis mais ce nest que des amis qui lui sont semblables quil

recherchera et non pas des amis selon linteacuterecirct ou le plaisir (EN 1169b23-1170a12)

Comme nous lavons vu toutefois ce type damitieacute nest pas lamitieacute politique et ne permet

pas de tisser des liens avec les autres concitoyens de maniegravere agrave faire partie de la citeacute Or

laquo lhomme est un ecirctre fait pour la Citeacute et pour la vie en commun de par sa nature mecircme raquo

(EN 1169b18-19) Cette solution ne semble donc pas ecirctre optimale dans la mesure ougrave elle

exclut le philosophe des activiteacutes de la citeacute

On peut aussi ajouter que cette fortune se devra decirctre le fait dun heacuteritage eacutetant

donneacute que la philosophie nest pas en mesure si elle veut demeurer de la philosophie de

faire gagner de largent et de surcroicirct une somme consideacuterable Lanecdote sur Thalegraves de

Milet et les presses agrave olives est ici assez reacuteveacutelatrice sur le sujet Sans rappeler la petite

histoire notons que lanecdote a pour fin de montrer que cest volontairement que la

philosophie est inutile et ne procure aucun revenu car en puissance elle peut ecirctre porteuse

de grandes richesses (Pol 1259a6-9) Ainsi il est clair pour Aristote quun vrai philosophe

ne deviendra pas riche par la pratique de son activiteacute Il est donc impossible quen se

limitant agrave cela il puisse devenir indeacutependant de fortune ce qui rend lheacuteritage neacutecessaire

Lindeacutependance de fortune a aussi un autre deacutesavantage agrave savoir le manque de

stabiliteacute En effet peu importe la grandeur de la fortune agrave la disposition du philosophe

celle-ci ne pourra que diminuer dans le temps jusquagrave seacutepuiser complegravetement mecircme si cet

eacutepuisement narrive pas pendant la vie de celui qui la possegravede Il serait en effet surprenant

quAristote fonde lautosuffisance mateacuterielle du philosophe sur une fortune qui nest pas

elle-mecircme stable La seule maniegravere de la rendre stable serait de lutiliser en vue de

laccroicirctre Cependant Aristote critique le fait de se servir dargent pour acqueacuterir plus

dargent soutenant que cette forme de commerce est contre nature (Pol 1258a37-b9) Degraves

lors cela ne pourra pas non plus ecirctre envisageacute par le philosophe

Ce que nous tenterons de montrer dans la suite cest quil faut se tourner vers lautre

solution proposeacutee par Susemihl et Hicks si lon veut reacutesoudre la tension entre la recherche

de lautarcie divine et la recherche de lautarcie humaine et ainsi permettre la pratique de la

philosophie dans la citeacute Cette solution se reacutesume agrave deacutefendre la position selon laquelle la

philosophie ne doit faire partie que des loisirs dune personne et que lun des rocircles de la

politique doit ecirctre de favoriser le deacutegagement dun tel espace de loisir permettant la pratique

de la philosophie

77

78

3 Philosophie loisir et politique

Bien que la philosophie ne soit pas un meacutetier il faut tout de mecircme expliquer

pourquoi elle peut ecirctre pratiqueacutee dans la citeacute ce quAristote ne remet jamais en question

consideacuterant qulaquo ils [les meacutetier] seraient en effet supprimeacutes depuis longtemps si ce que le

producteur produit en quantiteacute et en qualiteacute neacutetait pas preacuteciseacutement ce dont le beacuteneacuteficiaire

eacuteprouve le besoin en quantiteacute et en qualiteacute raquo (EN 1133a13-14) Jusquagrave preacutesent en effet

nous navons fait que montrer que la philosophie est incompatible avec les activiteacutes de la

citeacute Il est maintenant temps dexpliquer comment la penseacutee aristoteacutelicienne est malgreacute tout

en mesure de permettre sa pratique et du mecircme coup la recherche de lautarcie divine

Comme nous venons de le mentionner il nous semble que cest dans la notion de loisir que

la philosophie peut devenir acceptable aux yeux de la citeacute et des concitoyens du philosophe

Toutefois cela implique que la vie de celui qui veut lexercer ne soit pas entiegraverement

deacutevoueacutee agrave cet exercice mais quil apporte aussi quelque chose dutile agrave la citeacute de maniegravere agrave

pouvoir en faire partie et se lier damitieacute politique avec ses concitoyens

31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile

Avant dexpliquer positivement comment la philosophie doit ecirctre comprise comme

devant ecirctre releacutegueacutee au statut de loisir eacutemanant dune vie comportant des activiteacutes utiles il

simpose de voir les critiques que fait Aristote de ces activiteacutes utiles et comment on peut les

surmonter En effet si on consideacuterait quAristote rejette de plein fouet la leacutegitimiteacute des

activiteacutes utiles dans la vie bonne ce que certains textes peuvent nous amener agrave deacutefendre il

serait difficile de soutenir comme nous le ferons que la philosophie doit ecirctre reacuteduite au

loisir car le loisir se deacutefinit par opposition au travail Il y a deux principales raisons qui font

quAristote est prudent agrave leacutegard de lexercice dactiviteacutes relieacutees aux neacutecessiteacutes le caractegravere

servile de telles activiteacutes et le fait quelles privent de loisir celui qui les pratique

311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires

Il faut tout dabord voir que la pratique des activiteacutes visant agrave combler les besoins est

souvent associeacutee aux activiteacutes des esclaves (Pol 1254b25-30 1325a25-30 1329a25-26)

Cela est principalement ducirc au fait que de telles activiteacutes ne requiegraverent pas la capaciteacute de

commander mais plutocirct celle dobeacuteir dougrave leur caractegravere servile [ἀνδραποδῶδες] (Pol

1277a33-36) Dans le mecircme sens cest aussi pourquoi Aristote soutient quune citeacute

desclaves ne peut pas exister laquo parce quils ne participent ni au bonheur ni agrave la vie guideacutee

par un choix reacutefleacutechi raquo (Pol 1280a30-35) Plus fondamentalement encore de telles

activiteacutes ne permettent pas de deacutevelopper la vertu En effet Aristote affirme que les

citoyens eacutevidemment vertueux qui composeront la constitution excellente laquo ne doivent

mener la vie ni dun artisan ni dun marchand car une telle vie est vile et contraire agrave la

vertu raquo (Pol 1328b40-41) bien que ces deux groupes soient par ailleurs neacutecessaires agrave

lexistence de la citeacute (Pol 1329a35-40) Ainsi si lappartenance agrave une citeacute requiert la

pratique dune activiteacute utile et vise agrave la fois la vie heureuse il est probleacutematique quune

pratique de ce genre soit contraire agrave la vertu dans la mesure ougrave le bonheur est justement

associeacute agrave la vertu Mais Aristote ne semble pas aussi cateacutegorique sur le caractegravere servile des

activiteacutes indispensables et plusieurs passages le montrent clairement

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Un premier signe de cela est le fait quAristote ne refuse pas systeacutematiquement

toutes les vertus aux classes se livrant agrave un travail visant agrave combler les besoins de la citeacute En

effet il considegravere que les paysans et les pacirctres du fait de leur mode de vie sont en mesure

de deacutevelopper la vertu guerriegravere (Pol 1319a20-25) et que seuls les autres sortes de masses

populaires agrave savoir les artisans les marchands et les hommes de peine sont eacutetrangers agrave

toute vertu (Pol 1319a25-30) Il va mecircme un peu plus loin en affirmant quil existe des

vertus comme le courage lendurance la justice et la tempeacuterance qui sexercent aussi dans

la besogne (Pol 1334a15-25)

Ensuite on peut voir quAristote nest pas tout agrave fait reacutefractaire agrave lexercice

dactiviteacutes utiles en ce quil en permet lintroduction dans leacuteducation des jeunes (Pol

1333a7-9) Le Stagirite semble effectivement croire quune telle pratique fait dune certaine

maniegravere partie de la formation du caractegravere des hommes libres si lon considegravere avec lui

quil faut dabord avoir eacuteteacute gouverneacute avant de gouverner soi-mecircme (Pol 1333a11-15)71 La

vertu eacutetant intimement lieacutee au caractegravere il nous est donc ici permis de voir que vertu et

travail utile ne sont pas si irreacuteconciliables De plus dans le mecircme passage (Pol 1333a9-

11) le philosophe soutient que ce nest pas en elles-mecircmes que ces activiteacutes ne sont pas

honorables mais que cest bien selon la fin quon leur attribue quelles le deviennent En

effet laquo il est certain que les tacircches accomplies par ce genre dexeacutecutants [les travailleurs

manuels] ni lhomme de bien ni lhomme politique ni le bon citoyen ne doivent apprendre

71laquo Car dabord puisquil faut prendre part agrave lexeacutecution pour juger pour cela ceux qui sont jeunes doivent recourir agrave lexeacutecution mais quand ils sont devenus plus vieux renoncer agrave cette exeacutecution capables quils sont de juger de ce qui est beau et den jouir droitement gracircce agrave leacutetude quils ont suivie dans leur jeunesse raquo (Pol 1340b35-40) Ce passage affirme toutefois que les activiteacutes utiles nont pas agrave ecirctre pratiqueacutees toute une vie mais seulement dans la jeunesse Cependant ce passage nous montre limportance de telles activiteacutes dans le deacuteveloppement moral et intellectuel dune personne ce qui met de lavant le fait que les activiteacutes utiles ne sont pas vicieuses en elles-mecircmes

agrave les accomplir sauf sils en ont besoin pour leur usage personnel car dans ce cas il ny a

pas de distinction entre le maicirctre et lesclave raquo (Pol 1277b1-10) Cette absence de

distinction maicirctreesclave dans le cas ougrave une personne reacutepond agrave ses propres besoins vient du

fait que bien que lactiviteacute puisse avoir lair servile en apparence cest lindividu lui-mecircme

qui se commande Ce qui donne sa serviliteacute aux activiteacutes utiles cest que leur exeacutecution est

soumise agrave lautoriteacute du despote du maicirctre desclave Dans leacuteventualiteacute ougrave le maicirctre

desclave reacutealise lui-mecircme lactiviteacute il demeure celui qui commande et nest subordonneacute agrave

personne dautre que lui-mecircme eacuteliminant du mecircme coup la distinction entre le maicirctre et

lesclave eacutetant donneacute que la personne qui commande se trouve ecirctre la mecircme que celle qui

dirige Cest donc dire que si laction a pour but de reacutepondre agrave un de ses propres besoins la

fin de la pratique dune activiteacute qui pourrait ecirctre critiquable dans un autre contexte ne lest

pas puisque la fin quelle poursuit est digne dun homme libre Nous discuterons plus en

deacutetail cela un peu plus loin

Un autre texte vient rendre cela encore plus explicite Aristote se demandant ce quil

faut enseigner pour devenir vertueux affirme qulaquo il nest pas douteux quil faut ecirctre instruit

dans ceux des arts utiles qui sont indispensables [τὰ ἀναγκαῖα δεῖ διδάσκεσθαι τῶν

χρησίμων]raquo (Pol 1337b4) Cependant il nuance sa position en faisant une distinction entre

les tacircches laquo qui conviennent agrave un homme libre et celles qui en sont indignes raquo (Pol

1337b5-6) sans toutefois eacutenumeacuterer les tacircches quils considegraverent faire partie de lune ou

lautre cateacutegorie Le critegravere pour discriminer ces tacircches est neacuteanmoins eacutenonceacute et se reacutesume agrave

savoir si la tacircche en question rend lindividu incapable de pratiquer la vertu que ce soit

celle du corps de lacircme ou de lintelligence et cela laquo car ils [les arts gouvernant ces tacircches]

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rendent la penseacutee besogneuse [ἄσχολον] et abjecte raquo (Pol 1337b14) Aristote preacutecise

davantage ce quil veut dire par la suite en montrant comme nous venons de le dire quau

fond ce nest pas tant lactiviteacute elle-mecircme qui est dommageable mais la fin agrave laquelle on la

soumet laquo si cest pour soi-mecircme ses amis ou en visant la vertu ce nest pas indigne dun

homme libre mais le faire pour dautres cela semblera souvent agir comme un homme de

peine et un esclave raquo (Pol 1337b19-21) Tout se passe comme si Aristote associait le fait

dagir pour dautres avec lesclavage ou avec la soumission aux besoins dun autre

individu72 Voilagrave ce quil affirme ailleurs en disant que laquo pour lusage on ne les distingue

guegravere laide physique en vue des tacircches indispensables nous vient des deux les esclaves et

les animaux domestiques raquo (Pol 1254b24-26) Cest peut-ecirctre cela qui explique

leacutelargissement de la critique du travail de lartisan agrave tout travail salarieacute en Pol 1337b10-15

et dans la mecircme veine le fait que le travail de lartisan rend la penseacutee besogneuse

[ἄσχολον] En soumettant son activiteacute aux besoins dautrui cest entreprendre une activiteacute

qui na plus de fin car les besoins dautrui sont beaucoup plus grands que ce dont un simple

particulier est en mesure de produire rendant ainsi impossible la preacutesence de loisir pour

celui dont le travail vise agrave combler ces besoins Au contraire si lhomme libre ne pratique

que les activiteacutes neacutecessaires parmi les choses utiles (laquo τὰ ἀναγκαῖα δεῖ διδάσκεσθαι τῶν

χρησίμων raquo Pol 1337b4) et que ces activiteacutes nont pour fin que de reacutepondre agrave ses propres

besoins et tout au plus agrave ceux de ses amis il est leacutegitime de penser que cette pratique aura

ineacutevitablement une limite ndash la satisfaction des besoins ndash et quune fois atteinte cette limite

permettra agrave cet homme de pratiquer son loisir Il est aussi important de voir que parmi les

72On peut comprendre en quoi cela correspond pour Aristote agrave lesclavage car reacutepondre aux besoins dautrui nest pas le fait de celui qui commande et la liberteacute est justement la possibiliteacute dexercer lautoriteacute

activiteacutes utiles ce nest que les neacutecessaires quAristote permet agrave lhomme libre de pratiquer

car le neacutecessaire se veut justement ecirctre la limite de la mecircme maniegravere quil eacutetait le critegravere de

proportionnaliteacute dans lamitieacute politique

Cela peut toutefois sembler aller agrave lencontre du principe de reacuteciprociteacute mis de

lavant dans la compreacutehension quAristote se fait de lamitieacute politique En effet comme nous

lavons expliqueacute il faut quau moins une partie des activiteacutes de chacun des membres de la

communauteacute politique vise agrave reacutepondre aux besoins des autres membres de la communauteacute

Dans cette mesure comment faut-il comprendre le fait quAristote limite la pratique des

activiteacutes utiles agrave la compleacutetion de ses propres besoins Il nous semble possible de rendre

ces deux ideacutees compatibles si lon comprend que ce sont les besoins de lindividu qui dictent

sa production et non les besoins dautrui Autrement dit le citoyen libre ayant une quantiteacute

de besoins X produit une quantiteacute A de pommes de terre sachant que leacutechange de cette

quantiteacute A lui procurera juste assez de ressources pour combler ses besoins X et il agira

ainsi mecircme si la personne avec qui il eacutechange avait besoin dune quantiteacute de pommes de

terre supeacuterieure agrave A Ce ne doit donc pas ecirctre uniquement le marcheacute qui dicte la production

bien quil faille que la chose produite reacuteponde agrave un besoin des concitoyens mais aussi les

besoins du producteur Compris de la sorte ce passage dAristote rend possible la

reacuteciprociteacute tout en conservant un but digne dun homme libre agrave la pratique dune activiteacute qui

autrement pourrait ecirctre servile Cela permet aussi de ne pas croire quAristote cherche ici agrave

faire de lhomme libre un homme replieacute sur lui-mecircme qui cherche agrave atteindre une autarcie

mateacuterielle de maniegravere solitaire ce que nous savons quil considegravere comme impossible73 et

73Reader propose une autre maniegravere de deacutefendre le fait que la pratique dune activiteacute visant agrave reacutepondre aux besoins nest pas servile en elle-mecircme Sa position est que laquo the proper Aristotelian conclusion is that far from being an inferior activity fit only for slaves meeting needs is the first part of Aristotles virtue raquo

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permettre aussi une forme de division du travail qui malgreacute une certaine speacutecialisation

resterait une pratique noble

312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir

Maintenant quil est clair que sassurer des choses indispensables de son propre chef

nest pas servile en soi-mecircme et que rien nempecircche un homme libre de sadonner agrave ce type

dactiviteacutes dans la limite de ses besoins il reste un autre aspect de ces activiteacutes

freacutequemment rappeleacute par Aristote qui les rendrait incompatibles avec la pratique de la

philosophie En effet Aristote affirme souvent que de telles activiteacutes privent de loisir celui

qui sy adonne (Pol 1291b15-30 1305a19-20 1318b10-15 1328b41-1329a1) Eacutetant donneacute

que la pratique de la θεωρία est un loisir (EN 1177b22) il semble en deacutecouler quon ne

peut pas agrave la fois ecirctre par exemple paysan et philosophe Toutefois le rejet de tout loisir agrave

celui qui soccupe dagriculture ou de toute autre activiteacute utile nest peut-ecirctre pas aussi

cateacutegorique quon pourrait le penser agrave premiegravere vue et plusieurs textes nous le font penser

Avant de nous attarder agrave cette question il convient de clarifier ce quAristote entend

pas loisir (σχολή) car la conception que nous en avons aujourdhui nest pas tout agrave fait la

mecircme que la sienne dautant plus si lon parle du loisir pour un paysan En effet beaucoup

de nos contemporains comprennent le loisir comme un moment de repos neacutecessaire ducirc agrave un

travail peacutenible On na quagrave penser agrave la quantiteacute de gens qui vont passer leurs vacances au

soleil eacutetendus sur une plage pour sen convaincre Cependant lagrave nest pas la conception que

se fait Aristote du loisir Il associe plutocirct cette vision contemporaine agrave la notion de jeu

(παιδιά) et il affirme quelle fait partie du labeur dans la mesure ougrave cest le labeur quelle a

(Reader 2005 p113) Il semble accorder une certaine valeur morale intrinsegraveque au labeur ce qui ne semble pas ecirctre conforme agrave la penseacutee dAristote

pour fin laquo car celui qui peine a besoin de deacutetente et le jeu vise agrave la deacutetente [hellip] pour cette

raison il faut introduire les jeux dans leacuteducation en y ayant recours au moment opportun

cest-agrave-dire en sen servant agrave titre de remegravede raquo (Pol 1337b35-1338a1) Le fait de

comprendre le jeu comme un remegravede est bien la preuve de lexteacuterioriteacute de sa fin 74 Au

contraire la vie de loisir [τὸ σχολάζειν] est deacutefinie comme ayant laquo en elle-mecircme le plaisir

et le bonheur de la vie bienheureuse raquo (Pol 1338a1-3) Pour le dire autrement le fait

davoir du loisir est pour Aristote un eacutetat exempt de toute neacutecessiteacute un moment ougrave lon

choisit ce que lon veut faire non pas en fonction de lutiliteacute que cela nous apportera mais

en consideacuterant laction en elle-mecircme indeacutependamment des implications externes qui

pourraient en deacutecouler Cest un eacutetat quon atteint lorsque nos besoins sont combleacutes Cest ce

sens de loisir quil faut avoir en tecircte lorsque le Stagirite affirme que la vie du paysan est

priveacutee de loisir Ce nest donc pas quil na aucun moment pour se reposer car cela est en

fait inclus dans la conception du labeur mais plutocirct quil ne dispose daucun temps qui ne

soit pas soumis agrave des activiteacutes neacutecessaires agrave la compleacutetion de ses besoins De plus Aristote

rejette le fait que le jeu puisse aussi ecirctre lobjet dune vie de loisir car laquo stupide et par trop

pueacuteril raquo (EN 1176b32-33)

Mais il faut maintenant se demander ce qui fait que le paysan ne disposerait pas de

tels moments de loisir Sur ce point Aristote est tregraves clair laquo il est impossible davoir du

loisir quand on na pas de revenus suffisants raquo (Pol 1292b32-33) On voit donc que le loisir

est en lien avec les richesses dune personne et dans cette mesure lanalyse que fait Aristote

des diffeacuterents types de deacutemocratie est ici tregraves utile pour comprendre le rapport entre ces

deux facteurs chez les paysans Dans la meilleure forme de deacutemocratie celle ougrave la plupart

74Voir aussi EN 1176b35-1177a1

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des citoyens sont paysans ces derniers ne soccupent pas beaucoup des affaires publiques

laquo car du fait de la modiciteacute de son avoir cette masse populaire na pas de loisir raquo (Pol

1318b11-12) Ces gens manquent aussi du neacutecessaire et preacutefegraverent donc travailler au lieu de

participer agrave la vie politique laquo car la plupart de ces gens courent plutocirct apregraves le profit

quapregraves les honneurs raquo (Pol 1318b16-17) Cest bel et bien la pauvreteacute qui ne permet pas agrave

ces paysans davoir du loisir

Quand on compare cela avec la pire forme de deacutemocratie on perccediloit un portrait

totalement diffeacuterent

laquo Quatriegraveme espegravece de deacutemocratie celle qui est apparue chronologiquement la derniegravere dans les citeacutes Car du fait que les citeacutes sont devenues beaucoup plus importantes quagrave lorigine et plus riches de revenus tous y participent au pouvoir dans la constitution du fait de la supeacuterioriteacute de la multitude mais ils y prennent part comme citoyens parce quils peuvent mener une vie de loisir et que les gens modestes touchent une indemniteacute Et cest avant tout une masse de ce genre qui a du loisir car ces gens-lagrave ne sont pas gecircneacutes par leurs affaires priveacutees alors que les riches ont cette gecircne de sorte que ceux-ci souvent ne participent ni agrave lassembleacutee ni aux tribunaux De lagrave vient que cest la masse des gens modestes qui est souveraine dans la constitution et non pas les lois raquo (Pol 1293a1-10)

Dans un tel contexte ce sont les plus pauvres ceux qui ne travaillent pas qui ont le

plus de loisir eacutetant donneacute que la citeacute leur verse un salaire pour sieacuteger aux assembleacutees (Pol

1300a1-5) Il semble donc que plus la citeacute est riche plus elle a la capaciteacute de pallier agrave la

pauvreteacute de ses citoyens de maniegravere agrave leur permettre davoir une certaine part de loisir Par

contre ces indemniteacutes dont parle Aristote ne sont pas distribueacutees afin de donner du loisir

dans labsolu agrave ceux dont les revenus ne sont pas suffisants pour en avoir mais visent plutocirct

agrave leur deacutegager un espace afin quils puissent soccuper des affaires de la citeacute Mais cela

nempecircche pas pour autant quil soit possible que ces fonds soient utiliseacutes pour autre chose

Aristote vient en effet bien pregraves de ladmettre lorsquil affirme dans un passage ougrave il se

demande laquelle des deux vies meneacutees selon la vertu que sont la vie politique et la vie

philosophique est la plus digne decirctre choisie que laquo cela ne fait pas une petite diffeacuterence

suivant que lun ou lautre parti a raison car celui qui juge correctement ordonne

neacutecessairement tout au but qui est le meilleur et cela aussi bien chaque homme

individuellement que le corps politique collectivement raquo (Pol 1324a20-35) Cest donc dire

que si collectivement on en vient agrave croire que la philosophie est lactiviteacute la plus digne

decirctre poursuivie ou au moins aussi digne que la politique il sensuivra que la citeacute

sorganisera de maniegravere agrave permettre agrave tous de la pratiquer et le versement dindemniteacutes pour

les plus pauvres comme cest le cas pour les activiteacutes politiques est sans doute une solution

agrave envisager dautant plus quAristote soutient que laquo le bonheur personnel sans doute [ne va]

pas sans organisation domestique ni sans organisation politique raquo (EN 1142a5-10) Dans

les faits cela risque cependant fort peu de se produire et Aristote en est probablement

conscient De fait deux raisons sont assez eacutevidentes la premiegravere eacutetant que la philosophie

na peut-ecirctre pas si bonne presse et la deuxiegraveme que de toute faccedilon peu de gens ont les

capaciteacutes pour la pratiquer Nous ne voulons toutefois pas trop insister dans cette voie car

cela ne semble pas avoir eacuteteacute reacuteellement deacutefendue par le Stagirite et que de toute maniegravere

Aristote confegravere du loisir agrave ceux pratiquant une activiteacute utile malgreacute cette absence de

reacutemuneacuteration eacutetatique

En effet on se rend compte que quelques passages laissent sous-entendre cela

Comme nous lavons vu le loisir est eacutetroitement lieacute agrave lacquisition de richesses suffisantes

pour subvenir agrave ses besoins et ce dans une peacuteriode de temps assez courte pour permettre agrave

lindividu de se consacrer agrave autre chose quau labeur Toutefois il nous semble que lactiviteacute

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en elle-mecircme nest pas la seule chose agrave consideacuterer quand on analyse ce que rapporte cette

activiteacute En effet Aristote est en geacuteneacuteral tregraves soucieux des contingences historiques et

sociales75 lorsquil eacutetudie les choses humaines et ce domaine ne fait pas exception On peut

relever au moins deux critegraveres qui font que lactiviteacute du paysan par exemple sera suffisante

ou non pour lui procurer du loisir et ce sans mecircme faire appel aux indemniteacutes dont nous

avons parleacute plus haut

Le premier critegravere est celui de la taille de la citeacute et de son organisation territoriale

En Pol 1305a18-22 Aristote eacutetablit clairement une correacutelation entre le fait que le peuple

navait pas de loisir ducirc agrave son travail et que les citeacutes neacutetaient pas tregraves grandes De fait

Aristote soutient quune citeacute si elle souhaite ecirctre autarcique devra avoir une certaine taille

(Pol 1326b1-10) Cest donc dire que dans les limites de ce quon pourrait appeler la

capaciteacute politique provenant de lanalyse de Pol 1326b5-6 plus la citeacute est populeuse plus

grandes sont les chances que les paysans puissent jouir dun peu de loisir En plus de cela il

faut voir que les paysans de Pol 1305a18-22 vivent exclusivement agrave la campagne Aristote

pensent aussi agrave cette maniegravere de diviser les terres de la citeacute lorsquil propose dans la

description quil fait de la citeacute excellente en Pol VII que chaque citoyen possegravede un lot agrave la

campagne et un autre agrave la ville (Pol 1330a14-16) Bien que cette mesure ne vise pas

directement agrave donner du loisir aux citoyens mais bien agrave diminuer les tensions pouvant

exister entre ceux qui habitent pregraves des frontiegraveres ennemies et ceux qui en habitent loin il

nen demeure pas moins quil est probable que ceci ait des conseacutequences sur la maniegravere de

vivre des citoyens du fait que ceux qui habitent en ville ont geacuteneacuteralement plus de loisirs

que ceux habitant en campagne (Pol 1305a15-25) On peut aussi ajouter quen Pol

75Voir par exemple Pol 1325a7-14

1305a18-22 le Stagirite parle dun temps reacutevolu dune eacutepoque qui nest plus la sienne

comme pour dire quen son temps les citeacutes eacutetaient assez grandes pour offrir du loisir agrave tous

Lautre critegravere est celui de la qualiteacute du sol En plus decirctre propice agrave de multiples

cultures laquo il doit ecirctre tel par sa superficie et son importance que ceux qui lhabitent puissent

mener une vie de loisir comme des hommes libres mais qui soient en mecircme temps

tempeacuterants raquo (Pol 1326b28-32) Eacutevidemment il est trivial quil faut preacuteconiser un sol

fertile agrave un sol steacuterile mais le plus inteacuteressant dans ce passage cest quAristote naffirme

pas ici que plus le sol est fertile mieux la citeacute sen portera Il impose une limite agrave

lexcellence du sol en disant que ce dernier doit conserver la tempeacuterance des citoyens qui

loccupent ce qui signifie quun sol trop fertile aura tendance agrave faire tomber les citoyens

dans un extrecircme et ne pas les encourager agrave la vertu Autrement dit si le sol ne fournit que

ce que les individus ont besoin pour vivre76 cela leur permettra de pratiquer la tempeacuterance

et ils ne seront pas tenteacutes de subvertir la fin de leur production pour lorienter vers

lacquisition de richesses et non plus vers la compleacutetion des besoins Cela est tregraves

inteacuteressant si lon fait un parallegravele avec la description des paysans de la premiegravere forme de

deacutemocratie Dans la description quil en fait Aristote suggegravere que cette classe de citoyens

est plus attireacutee par le gain que par les honneurs (Pol 1318b16-17) Compris de cette

maniegravere puisque cest le gain qui motive leur activiteacute et que la richesse na pas de fin ces

paysans nauront bien entendu aucun loisir et la raison nen sera pas la pauvreteacute De fait

dans les lignes qui suivent immeacutediatement le philosophe deacuteclare que laquo certains dentre eux

76Il est tout de mecircme souhaitable de produire des surplus pour fins dexportations dans la mesure ougrave il est pratiquement impossible quune citeacute puisse fournir vraiment tout ce dont les citoyens ont besoin ce qui neacutecessite limportation et donc une monnaie deacutechange(Pol 1257a30-b1) Mais ces surplus doivent tout de mecircme ecirctre soumis agrave la neacutecessiteacute et ne pas devenir lobjet de la production

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[les paysans] senrichissent-ils vite alors mecircme que les autres ne sont pas dans lindigence raquo

(Pol 1318b20-21) ce qui montre clairement que ce nest pas la pauvreteacute qui les empecircche

davoir du loisir mais bien leur deacutesir de richesses Le mecircme constat peut ecirctre dresseacute pour

les ouvriers car lorsquil discute de loligarchie le philosophe affirme que laquo dans les

oligarchies par contre il est impossible quun homme de peine soit citoyen parce que

laccegraves aux magistratures deacutepend dun cens eacuteleveacute mais un artisan le peut la plupart des

ouvriers en effet sont des gens riches raquo (Pol 1278a20-25) De plus en affirmant qulaquo outre

cela [paysans artisans marchands] il y a les manoeuvres [τὸ χερνητικὸν] cest-agrave-dire ceux

qui ont trop peu de biens pour pouvoir mener une vie de loisir raquo (Pol 1291b25-30) Aristote

laisse entendre que seule lactiviteacute des manoeuvres ne procure pas une reacutemuneacuteration

suffisante pour avoir une vie de loisir Il nest donc pas si certain que ce soit lactiviteacute utile

elle-mecircme outre celle des manoeuvres qui entrave la participation agrave une vie de loisir mais

plutocirct la fin quon postule agrave cette activiteacute

32 Vie totale et vie partielle

La question qui meacuterite maintenant decirctre poseacutee est de savoir comment il faut

comprendre cette cohabitation entre la pratique dune activiteacute utile visant agrave reacutepondre agrave nos

besoins et agrave ceux de nos concitoyens de maniegravere agrave participer agrave la vie de la citeacute et la pratique

de la philosophie Lorsquon utilise des expressions comme vie de loisir ou vie de labeur il

est facile dy voir quelque chose de global qui reacutesume lentiegravereteacute des activiteacutes que megravene un

individu au cours de sa vie Cependant cette compreacutehension nest pas adeacutequate en ce qui a

trait agrave la conception aristoteacutelicienne de la vie Pour mieux saisir cette notion de vie nous

nous en remettrons agrave lanalyse quen fait Heinaman dans la premiegravere partie de son texte

Eudaimonia and Self-Sufficiency in the Nicomachean Ethics Voilagrave comment il deacutecrit ce

que nous appelons la vie totale

laquo Aristotle believes that the total life of a human being consists in a variety of types of activity each of which is an instance of living in a certain way and each of which is the exercise of a certain type (or types) of capacity of soul So my total life according to Aristotle consists in perceiving growing digesting walking feeling emotions thinking etc Each of these activities is living in a certain way And Aristotle uses the word life to refer to these types of activities- the perceptual life the nutritive life etc raquo (Heinaman 1988 p32)

Il est tout agrave fait vrai quAristote considegravere chacune de ces activiteacutes comme eacutetant des

laquo vies raquo ou devrait-on dire des maniegraveres dentendre le fait de vivre car laquo nous preacutetendons

qursquoil y a vie lagrave ougrave se trouve ne serait-ce qursquoune seule quelconque des manifestations telles

que lrsquointelligence la sensation le mouvement local et le repos ou encore le mouvement

nutritif deacutepeacuterissement et croissance raquo (DA 413a20-26) Le Stagirite accorde la vie agrave une

chose (une plante un ecirctre humain le premier moteur etc) degraves que lune de ces maniegraveres

dentendre la vie est preacutesente en elle Il est aussi eacutevident quil est possible en prenant

lexemple de lecirctre humain de combiner plusieurs de ces formes de vies Cest donc

laddition de toutes ces formes particuliegraveres qui composent la vie totale dun individu et cest

agrave chacune de ces formes de vie prises individuellement que nous donnons la deacutenomination

de vie partielle

De fait certains passages laissent croire que la vie dune personne est diviseacutee ou du

moins peut lecirctre On na quagrave penser au texte de Pol 1256a40-b1 ougrave Aristote explique que

si le mode de vie dun individu nest pas suffisant pour lui procurer la nourriture dont il a

besoin il peut combiner son activiteacute avec dautres afin datteindre lautosuffisance Ainsi on

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comprend que la vie dun individu na pas agrave se limiter agrave une seule activiteacute mais peut si cest

neacutecessaire seacutetendre agrave plusieurs Cependant dans ce passage lautosuffisance en question

nest que mateacuterielle et la diversiteacute des activiteacutes reste deacutependante de lutiliteacute ce qui ne

permet eacutevidemment pas de faire le lien avec la philosophie Neacuteanmoins un autre passage

permet de mieux comprendre comment peut sorganiser une vie totale pour laisser autant

place aux activiteacutes utiles quagrave la pratique de la philosophie En effet laquo la vie aussi se

divise en loisir et labeur guerre et paix et parmi les actions les unes concernent ce qui est

indispensable et utile les autres ce qui est beau raquo (Pol 1333a30-35) Il nest donc pas

interdit de croire quAristote envisage reacuteellement une vie totale ougrave lindividu combinerait

diffeacuterentes vies partielles les unes utiles et visant agrave reacutepondre agrave ses besoins les autres libres

de contraintes et visant le beau

Cette distinction que fait Heinaman dans son texte lemmegravene aussi agrave faire ressortir

quatre questions diffeacuterentes que les tenants de linterpreacutetation large de la deacutefinition du

bonheur (cest-agrave-dire que le bonheur pour Aristote consiste en un agreacutegat de vertu morale et

de θεωρία) ont tendance agrave confondre laquo (1) What life is the highest kind of eudaimonia (2)

What life counts as eudaimonia (3) What components will make up the total life of the

happy man (4) What must a man have in order to be happy raquo (Heinaman 1988 p33)

Ainsi en distinguant vie totale et vie partielle cela permet de ne pas avoir la mecircme reacuteponse

pour les questions 1 et 3 et de lagrave admettre une part dactiviteacute utile dans la vie totale de celui

qui pratique la philosophie puisque la reacuteponse agrave la question 4 comprend aussi les biens

mateacuteriels neacutecessaires agrave la vie Bien que nous soyons daccord avec la critique que Heinaman

formule agrave lendroit de linterpreacutetation large du bonheur il nous semble en nous fondant sur

lanalyse que nous avons faite au chapitre 1 du preacutesent travail quune autre question aurait

meacuteriteacutee decirctre distingueacutee outre les quatre poseacutees par le commentateur agrave savoir celle qui

consiste agrave se demander quelle vie partielle constitue loffice de lhomme Comme nous

lavons vu nous ne croyons pas contrairement agrave Heinaman que la reacuteponse agrave cette question

soit la mecircme que celle agrave sa question 1 mais nous ne rencheacuterirons pas ici sur ce problegraveme

Une fois que lon considegravere que la philosophie na pas agrave constituer la vie totale pour

ecirctre pratiqueacutee ce qui de toute maniegravere est impossible il est leacutegitime de se demander si sa

pratique nest pas du mecircme coup diminueacutee en terme dexcellence puisquelle est combineacutee agrave

une activiteacute dont la noblesse est nettement moins appreacuteciable Autrement dit est-ce que la

dureacutee pendant laquelle quelquun pratique la philosophie influe sur la qualiteacute de cette

pratique ou sur le bonheur qui advient agrave celui qui la pratique Pour bien comprendre que ce

nest pas le cas il importe de se rappeler que la pratique de la θεωρία est une ἐνέργεια (Pol

1325b16-26) et que lanalyse que fait Aristote du plaisir en EN X 2-4 sy applique

parfaitement du fait quelle en procure de la maniegravere la plus excellente (EN 1177a22-26)

En parlant du plaisir le Stagirite affirme que laquo cest en effet une sorte de tout et agrave aucun

moment lon ne peut concevoir un plaisir qui devrait durer plus longtemps pour atteindre sa

forme acheveacutee raquo (EN 1174a17-19) laquo agrave chaque moment de sa dureacutee [il] est une chose dont

la forme est acheveacutee raquo (EN 1174b6-7) Pour arriver agrave cette conclusion Aristote semploie agrave

montrer que le plaisir nest pas un mouvement en faisant remarquer que tout mouvement

implique une certaine vitesse alors que laquo le plaisir en effet peut venir vite comme la

colegravere mais non ecirctre rapide mecircme relativement alors que la marche et la croissance le

peuvent ainsi que tous les mouvements semblables raquo (EN 1173a34-b2) Le mouvement

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doit aussi ecirctre compris comme ayant une fin exteacuterieure agrave lui-mecircme et que le terme de son

mouvement est la reacutealisation de cette fin Or le plaisir pouvant ecirctre rechercheacute pour lui-

mecircme (EN 1174a10) il est clair quil ne peut ecirctre mouvement Le dernier argument visant

agrave montrer que le plaisir nest pas un mouvement vise agrave dire que le mouvement doit ecirctre

quelque chose qui doit pouvoir se seacuteparer en partie ce qui est impossible pour le plaisir qui

forme une sorte de tout (EN 1174b9-14) Il soutient aussi que le plaisir ne peut pas ecirctre

geacuteneacuteration du fait quil ne peut pas provenir de laquo cela dont le chagrin est corruption raquo (EN

1173b6-7) Ce passage fait sans doute reacutefeacuterence agrave la doctrine aristoteacutelicienne voulant quun

terme commun soit lintermeacutediaire entre deux extrecircmes tout comme le vinaigre doit passer

par leau avant de devenir du vin (Meta 1044b20-1045a6) Ainsi en croyant que ce terme

nexiste pas dans le cas du plaisir et du chagrin Aristote en conclut que le plaisir ne peut

pas ecirctre une geacuteneacuteration Force est donc de constater que lactiviteacute du philosophe ne sera

aucunement deacutepreacutecieacutee du fait que la vie totale de celui qui la pratique soit partageacutee entre

cette activiteacute et dautres activiteacutes utiles moins nobles quelle

Toutefois en ayant en tecircte que le philosophe croit qulaquo elle [la nature] fait une

chose pour un seul usage car chaque instrument accomplira au mieux sa tacircche sil sert non

agrave plusieurs fonctions mais agrave une seule raquo (Pol 1252b5-10) comment peut-on croire

plausible quil permettra au philosophe de pratiquer une autre activiteacute que celle-lagrave La

question revient en fait agrave se demander si Aristote adopte la mecircme position que Platon dans

La Reacutepublique (369e-370e) quant agrave la speacutecialisation du travail agrave savoir que chacun de par

sa nature propre est destineacute agrave accomplir une seule tacircche particuliegravere au sein de la citeacute ce

qui nous empecirccherait de concevoir la vie totale dun homme comme une addition de ses

vies partielles Ce ne semble pas ecirctre le cas Si lon considegravere la description quAristote fait

de la sagesse et de la sagaciteacute en EN VI on se rend compte que laquo chacune des deux est

vertu dune partie diffeacuterente de lacircme raquo (EN 1143b14-17) Le fait que ces vertus soient ainsi

diffeacuterencieacutees impliquent quelles peuvent toutes deux ecirctre deacuteveloppeacutees sans que le

deacuteveloppement de lune entraicircne un deacutepeacuterissement de lautre et ce dans la mesure ougrave les

domaines de leur excellence respective ne sont pas en compeacutetition comme ceacutetait le cas

chez Platon pour qui les diffeacuterentes parties de lacircme sont en lutte perpeacutetuelle et que la

nature dune personne est dicteacutee par la partie qui domine (La Reacutepublique IV) De plus bien

que la sagesse ninterfegravere pas avec la pratique de la sagaciteacute et inversement il semble que

ces deux vertus soient lieacutees dune certaine maniegravere puisque laquo [la sagaciteacute] donne donc des

ordres en vue de la sagesse mais ne la pas agrave ses ordres raquo (EN 1145a8-9) Il semble donc

quil faille interpreacuteter ce passage comme signifiant non seulement que la sagesse et la

sagaciteacute ne sont pas en compeacutetition mais aussi que la sagesse a besoin de la sagaciteacute pour

advenir Nous y reviendrons plus loin et en deacutetails et nous en resterons lagrave pour linstant

Notons toutefois que cette absence de compeacutetition est tregraves importante eacutetant donneacute que pour

Platon cest la plus grande force dune des parties par rapport aux autres qui impose la

nature de lindividu en empecircchant les autres parties de se deacutevelopper agrave leur plein potentiel

et qui donne de ce fait sa fonction agrave lindividu Si les parties de lacircme ne luttent pas lune

avec lautre cela implique aussi que chacune delles peut en arriver agrave son excellence propre

sans pour autant reacuteprimer le deacuteveloppement de lexcellence des autres parties De cette

faccedilon rien nempecircche un homme decirctre excellent dans plusieurs domaines et decirctre agrave la fois

sagace et sage ou utile et sage

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Cela ne regravegle cependant peut-ecirctre pas la question parce que comme nous lavons dit

certaines activiteacutes utiles sont consideacutereacutees par Aristote comme eacutetant viles et ne permettant

pas de deacutevelopper la vertu Toutefois nous avons vu que la plupart de ces activiteacutes neacutetaient

telles que lorsque la fin quon leur posait eacutetait vicieuse En consideacuterant quune bonne

eacuteducation morale permettant agrave lindividu de poser la bonne fin ce qui est le rocircle de la vertu

morale est preacutealable agrave lapprentissage des tacircches utiles on peut sans heacutesiter soutenir quun

homme peut pratiquer ces activiteacutes sans craindre pour son excellence morale On pourrait

voir ici une sorte de peacutetition de principe si lon considegravere que la pratique dune activiteacute utile

peut pervertir lagent vertueux en deacuteviant sa fin En effet puisque les vertus morales ne sont

pas donneacutees naturellement mais proviennent du fait de lhabitude (EN 1103a19-26) des

actes contraires agrave la vertu comme un travail qui serait servile pourrait changer le caractegravere

de lhomme vertueux Cela revient agrave ramener la critique deacutejagrave souleveacutee par Aristote lui-

mecircme voulant que si la vertu sacquiert par la pratique habituelle dactiviteacutes vertueuses cela

implique quil faudrait deacutejagrave ecirctre vertueux pour le devenir (EN 1105a17-21) Pour transposer

cela au cas qui nous inteacuteresse ce serait dire que puisque lactiviteacute utile en elle-mecircme nest ni

vertueuse ni vicieuse il faut deacutejagrave savoir ce quest la maniegravere vertueuse de laccomplir avant

de deacutebuter afin de ne pas risquer de shabituer agrave une pratique fautive Eacutevidemment la

reacuteponse que donne le Stagirite agrave cette objection montre encore une fois agrave quel point la

pratique de la vertu est une pratique sociale en ce sens quagrave deacutefaut decirctre vertueux les

actions vertueuses tout comme tracer des lettres peuvent ecirctre le fait du laquo hasard ou gracircce

au soutien dautrui raquo (EN 1105a22-23) et quon ne devient vertueux que du moment ougrave lon

est capable de pratiquer ces actions par soi-mecircme De plus la pratique vertueuse se

distingue de la technique en ce que les produits de la technique sont parfaits en eux-mecircmes

et montrent lexcellence de leur producteur agrave eux seuls tandis que les oeuvres de la vertu

morale en plus de lexcellence des actes doivent aussi ecirctre lexpression dun eacutetat de

lindividu vertueux En effet laquo il doit savoir ce quil exeacutecute ensuite le deacutecider et ce

faisant vouloir les actes quil accomplit pour eux-mecircmes enfin troisiegravemement agir dans

une disposition ferme et ineacutebranlable raquo (EN 1105a30-35) Ce dernier critegravere permet aussi

de croire que lorsque quelquun est devenu vertueux il est tregraves difficile quil cesse de lecirctre

et quil nest plus risqueacute pour lui de pratiquer des activiteacutes utiles car la fin quil leur

attribuera naura dautres choix que decirctre bonne On peut aussi ajouter que le fait que

lapprentissage de la vertu se fasse sous la supervision dautrui et des lois protegravege les jeunes

dans la mesure du possible dinfluences neacutefastes Toutefois bien que la compatibiliteacute entre

la vertu morale et la sagaciteacute et la sagesse soit difficilement contestable peut-ecirctre nen est-il

malgreacute tout pas ainsi entre les capaciteacutes physiques et intellectuelles laquo car il ne faut pas

accabler en mecircme temps lesprit et le corps en effet chacun de ces deux exercices produit

naturellement leffet contraire dans lautre domaine le travail du corps est une entrave pour

le deacuteveloppement de lesprit le travail de lesprit pour le deacuteveloppement du corps raquo (Pol

1338b10) Ceci eacutetant dit on peut tout de mecircme voir que rien nempecircche le versant

intellectuel et le versant physique (qui sera plutocirct celui mis de lavant dans les activiteacutes

utiles) de se deacutevelopper de maniegravere parallegravele En effet le seul obstacle agrave ces

deacuteveloppements se pose dans le seul cas ougrave ils sont orchestreacutes en laquo mecircme temps raquo et pas

neacutecessairement dans labsolu Cela est dautant plus important quun corps sain est essentiel

pour pratiquer une activiteacute intellectuelle de maniegravere optimale

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Toujours dans le but de montrer quil est possible pour un homme de pratiquer

plusieurs activiteacutes et du mecircme coup quAristote ne souscrit pas agrave lideacutee platonicienne de la

speacutecialisation du travail il est important de voir que pour le Stagirite laquo il faut ecirctre capable

de travailler et de faire la guerre mais encore plus de vivre en paix et dans le loisir ecirctre

capable daccomplir les tacircches indispensables et utiles mais encore plus les belles actions raquo

(Pol 1333a41-b3) Dans la mecircme veine il expose sans critiquer cette position que la

plupart des gens croient qulaquo en ce qui concerne les autres capaciteacutes beaucoup pensent que

les mecircmes gens peuvent les cumuler par exemple les mecircmes peuvent porter les armes

ecirctres paysans ecirctre ouvriers mais aussi membres des instances deacutelibeacuterative et judiciaire raquo

(Pol 1291b1-5) Ainsi cela na rien agrave voir avec la conception platonicienne voulant que les

ouvriers les guerriers et les dirigeants soient des classes diffeacuterentes et non mixtes dautant

plus qulaquo il arrive souvent aux mecircmes de porter les armes et de cultiver la terre raquo (Pol

1291a30) Dans la penseacutee aristoteacutelicienne chaque individu semble avoir la responsabiliteacute

de devenir un homme complet De plus comme Aristote insegravere la politique et la

philosophie dans le temps du loisir (Pol 1255b35-40) il est clair que ce temps de loisir se

doit decirctre compleacuteteacute par des activiteacutes qui ne sont pas du loisir montrant agrave la fois que ces

diffeacuterents types dactiviteacutes ne sont pas fonciegraverement incompatibles

33 Eacuteducation loisir et limite du politique

laquo Quil faille dans une citeacute qui entend ecirctre bien gouverneacutee quon soit libeacutereacute des

tacircches indispensables cest chose admise raquo (Pol 1269a35) et nous nous sommes appliqueacutes

jusquagrave preacutesent agrave montrer que cet espace de loisir est possible au sein de la citeacute si les

individus pratiquent des activiteacutes indispensables ayant pour fin la reacuteponse agrave leurs besoins et

non pas le profit Tournons-nous maintenant vers un autre aspect tregraves important de la

conception du loisir dans la penseacutee aristoteacutelicienne agrave savoir quil se doit decirctre lobjet ou du

moins un objet privileacutegieacute de leacuteducation Il nous faut voir quAristote considegravere que cest la

tacircche de leacuteducation de rendre les citoyens sensibles agrave la neacutecessiteacute de pratiquer des loisirs

car ce nest pas parce que les loisirs sont possibles quils seront effectivement pratiqueacutes

dougrave limportance de leacuteducation

laquo Quil y ait donc une certaine eacuteducation dans laquelle il faut eacutelever les enfants non

pas parce quelle serait utile ou indispensable mais parce quelle est digne dun homme libre

et belle cest manifeste raquo (Pol 1338a30-35) Sans pour autant oublier que leacuteducation doit

aussi servir agrave lapprentissage de choses utiles (Pol 1333a40-b3) et que certaines vertus

sexercent dans la besogne (Pol 1334a15-20) Aristote reste tregraves clair quant au fait quune

part de leacuteducation doit enseigner des activiteacutes nayant quelles-mecircmes pour fin (Pol

1338a10-15) Cette caracteacuteristique est bien entendu le signe de leur noblesse et cette raison

est suffisante pour en faire la fin agrave rechercher Toutefois quand on considegravere la critique que

fait Aristote de la constitution spartiate (Pol II 9) on se rend compte que le loisir peut

jouer un rocircle quon peut presque consideacuterer comme politique et que si leacuteducation doit en

assurer lapprentissage ce nest pas simplement avec une vue deacutesinteacuteresseacutee En effet en

ayant uniquement mis laccent sur la vertu guerriegravere laquo ils [les Spartiates] couraient agrave leur

perte degraves quils avaient eacutetabli leur domination faute de savoir utiliser leur loisir [διὰ τὸ μὴ

ἐπίστασθαι σχολάζειν] eux qui navaient pratiqueacute aucun autre exercice plus important que

celui de la guerre raquo (Pol 1271b1-5 nous soulignons) Ainsi leur incapaciteacute agrave soccuper

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dans une situation ougrave il ny a pas de conflit leur eacutetait politiquement deacutesavantageux Dans

cette mecircme veine Aristote affirme que le fait

laquo que le leacutegislateur doive sefforcer de preacutefeacuterence darrecircter les mesures concernant la guerre et le reste de la leacutegislation en vue du loisir et de la paix les faits teacutemoignent en faveur de cette thegravese En effet la plupart des citeacutes de ce genre assurent leur salut par la guerre mais une fois quelles ont acquis la domination elles peacuterissent Comme lacier elles perdent leur trempe en temps de paix Le responsable cest le leacutegislateur qui ne leur a pas appris agrave mener une vie de loisir raquo (Pol 1334a2-10)

Aristote eacutetablit donc une correacutelation qui semble tregraves forte entre la stabiliteacute politique

et la capaciteacute agrave pratiquer les loisirs ce que lexemple historique de Sparte du point de vue

du Stagirite vise justement agrave montrer Cela laisserait-il sous-entendre que lexhortation agrave la

pratique dactiviteacutes nayant pour but quelles-mecircmes serait dune certaine maniegravere

instrumentaliseacutee au profit de la stabiliteacute politique Bien que cette position puisse peut-ecirctre

eacutemaner de la critique spartiate dautres passages expriment plutocirct linverse nous forccedilant agrave

comprendre autrement le rapport entre la pratique du loisir et la politique Agrave ce sujet il est

essentiel de tenir compte du passage suivant laquo Et pour autant elle [la sagaciteacute] na pas

autoriteacute sur la sagesse ni sur la meilleure partie de lacircme pas plus que la meacutedecine sur la

santeacute car elle na pas celle-ci agrave son service mais voit au contraire agrave son avegravenement Elle

donne donc des ordres en vue de la sagesse mais ne la pas agrave ses ordres raquo (EN 1145a5-10)

Dans ce passage on voit que la φρόνησις et la σοφία sont indeacutependantes quant agrave leur

pratique respective cest-agrave-dire quecirctre sage naide pas agrave ecirctre sagace ni inversement mais

que la φρόνησις doit avoir pour but la possibiliteacute de la pratique de la σοφία Autrement dit

cela implique quune personne moralement vertueuse veillera agrave se deacutegager un espace pour

faire de la philosophie Mais cette relation ne semble pas ecirctre unidirectionnelle car comme

le note Bodeacuteuumls laquo LEE (VIII 1-2) laisse comprendre que la sagesse objectif supeacuterieur de

lhomme pourrait ecirctre une norme permettant de fixer la mesure des biens exteacuterieurs

neacutecessaires agrave la vie Il reviendrait ainsi agrave la sagaciteacute de prendre en compte les exigences de

la sagesse pour deacuteterminer jusquougrave par exemple senrichir raquo (Bodeacuteuumls 2004 p343 n3)

En effet Aristote parle bien dune norme dune limite que la pratique de la θεωρία impose

aux activiteacutes utiles en ce que laquo ce mode de choix et dacquisition des biens naturels ndash biens

du corps richesses amis ou autres ndash qui favorisera au mieux la contemplation de la

diviniteacute ce mode dis-je est le meilleur et cette norme est la plus belle [οὗτος ὁ ὅρος

κάλλιστος] alors que celle qui par deacutefaut ou par excegraves empecircche de servir et de contempler

la diviniteacute est mauvaise raquo (EE 1249b16-19) Dans cette perspective ce nest pas le contenu

de la pratique de la σοφία mais le simple deacutesir de la pratiquer qui fixerait la limite au

politique Il faudrait donc comprendre cette relation comme une certaine interdeacutependance

au sens ougrave la pratique de la philosophie requiert la preacutesence dune volonteacute politique et que

lactiviteacute politique ne trouve sa limite et du mecircme coup son accomplissement que par

leacutetablissement dun espace de loisir pour pratiquer la philosophie

On pourrait bien sucircr affirmer que la φρόνησις na pas agrave ecirctre reacuteguleacutee par quelque

chose qui lui soit exteacuterieur Cependant comme la politique doit aussi ecirctre consideacutereacutee

comme une activiteacute utile il est important de voir quelle doit avoir une fin agrave lexteacuterieur

delle-mecircme (EN 1177b12-18) afin de limiter ses actions (EE 1249b10-25) de la mecircme

maniegravere que les autres activiteacutes utiles devaient avoir le besoin pour limite afin de ne pas

tomber dans la mauvaise chreacutematistique Cest ici quune partie de leacutetude de Lord

Education and culture in the political thought of Aristotle devient pertinente Apregraves avoir

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fait remarquer quune citeacute impose geacuteneacuteralement un reacutegime qui lui est favorable dans les

citeacutes quelle conquiert aux deacutepens des inteacuterecircts des conquis (Pol 1296a32-36) et que des

hommes sont precircts agrave infliger aux citoyens des autres citeacutes des choses quils noseraient

jamais faire subir agrave leurs concitoyens (Pol 1324b32-35) (Lord 1982 p191) il en conclut

que le laquo spiritedness raquo (θυμός) ou lardeur est la cause dun tel comportement Il poursuit

en soutenant que

laquo Aristotles awareness of the problematic character of spiritedness is I would suggest the deepest reason for his reluctance to recommend the practical or political life as the best way of life for the city To encourage the city to involve itself in the affairs of other cities with a view to the establishment of hegemonical rule is to give free rein to a passion or complex of passions which must eventually negate the very idea of hegemonical rule77 raquo (Lord 1982 p195)

Ce qui est agrave lenjeu ici cest que bien quil soit theacuteoriquement possible de gouverner

justement lhistoire montre pour Aristote que ce nest jamais le cas dans une citeacute pour

laquelle le meilleur mode de vie envisageacute en est un pratique ou politique Cela proviendrait

selon Lord du fait que laquo le goucirct du commandement et de la liberteacute vient chez tous les

hommes de cette faculteacute car le coeur [ὁ θυμός] est autoritaire et indomptable raquo (Pol

1328a6-7) Ainsi en voulant exercer sa liberteacute ce qui est tout agrave fait leacutegitime il serait

dangereux pour un homme de tomber dans le deacutesir du commandement illeacutegitime La

pratique de la politique est donc soumise agrave une tension interne dont il nous faut nous

meacutefier Cest de cette maniegravere que Lord justifie le fait quAristote neacutelegraveverait pas la politique

au rang de lactiviteacute par excellence pour la citeacute ou du moins serait heacutesitant En effet en

placcedilant lactiviteacute politique au sommet laquo the attractions of a policy of external rule will

77Ce que Lord appelle le laquo hegemonical rule raquo nest pas agrave confondre avec le gouvernement despotique dun maicirctre desclaves agrave leacutegard de ses esclaves ce quun sens contemporain du mot laisserait entendre Il est plutocirct agrave comprendre comme le gouvernement politique dhommes libres entre eux (Lord 1982 p190)

necessarily be greater than if this were not the case If a life of activity and rule is the best

life simply the perfection of that life will appear to be the exercise of laquo sovereignty over

all raquo (1324a31-41) raquo (Lord 1982 p197) Cest de cela quil faudrait comprendre

limportance quaccorde Aristote aux activiteacutes nayant quelles-mecircmes pour fin Comme

lexplique Mara

laquo Moreover for both Plato and Aristotle the most immediate practical consequence of recognizing the sublimity of philosophy would appear to be the endorsement of a certain kind of political moderation as exhibited for Aristotle by the peaceful city which is active only with regard to itself []The absolutely consummate praise of philosophy at the end of the Nicomachean Ethics in part serves to moderate the politically consummate praise of magnanimity expressed earlier (cf NE 1124 a 1-3) raquo (Mara 1987 p398)

En suivant Mara dans cette direction on voit que la pratique de la philosophie

entraicircnerait une certaine tempeacuterance neacutecessaire agrave la pratique droite de lactiviteacute politique

En ce sens Aristote explique aussi qulaquo il faut du courage et de lendurance pour le temps

de la besogne de la philosophie pour celui du loisir et de la tempeacuterance et de la justice pour

ces deux temps mais surtout pour ceux qui vivent en paix et dans le loisir raquo (Pol 1334a22-

25) Cest donc dire que le loisir ne peut pas ecirctre exclusivement consacreacute aux activiteacutes

politiques car la tendance de lhomme dans ce cas est decirctre pousseacute agrave la deacutemesure (Pol

1334a25-28) Degraves lors il nous semble juste de comprendre avec Mara et Lord que la

philosophie permet de deacutevelopper une certaine modeacuteration autant politique que mateacuterielle

dans la mesure ougrave en posant comme but ce genre dactiviteacute les citoyens ne chercheront pas

agrave acqueacuterir le plus de pouvoir possible autant individuellement au sein de la citeacute que

politiquement agrave leacutegard des autres citeacutes mais viseront plutocirct agrave se deacutegager un espace de loisir

maximal afin de pratiquer cette activiteacute Dougrave limportance dune eacuteducation aux loisirs

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Ainsi on pourrait comprendre la preacutesence dune activiteacute philosophique agrave linteacuterieur dune

citeacute comme eacutetant un signe de tempeacuterance78 Cette tempeacuterance provoqueacutee par lexercice de la

philosophie est probablement lieacute au fait que la θεωρία est consideacutereacutee comme une pratique

autarcique Comme nous lavons vu elle est lactiviteacute qui requiert agrave lindividu le moins de

ressources cest-agrave-dire rien de plus que les ressources neacutecessaires agrave la survie alors que ce

neacutetait pas le cas pour la pratique des vertus morales qui elles demandent un apport de biens

exteacuterieurs parfois tregraves important comme dans le cas de la magnificence Suivant cela il est

aiseacute de comprendre quen ayant pour but une activiteacute ne produisant rien dutile et ne

demandant en elle-mecircme aucun bien exteacuterieur un individu ou une citeacute de par lhabitude

dune telle pratique en viendront tempeacuterants Ainsi la recherche de lautarcie divine sans

ecirctre atteignable pourrait avoir des conseacutequences eacutethiques notables bien que cela soit tout agrave

fait exclu du contenu de cette pratique Toutefois par lhabitude davoir besoin de peu on

peut croire quun individu serait plus en mesure de se contenter du neacutecessaire

Il faut cependant se demander dans quelle mesure la philosophie est apte agrave jouer ce

rocircle consideacuterant que ce ne sont pas tous les citoyens qui ont les capaciteacutes intellectuelles

pour la pratiquer ou comme le note Lord en parlant de Pol1333a16-30 laquo [Aristotle]

suggests in other words that a capacity for theoretical reason or for the pursuit of science

or philosophy is not to be expected in every citizen of the best regime raquo (Lord 1982 p40)

Il serait ainsi fort surprenant que la pratique par quelques individus seulement de la

philosophie comprise comme lactiviteacute theacuteoreacutetique par excellence puisse avoir un effet

78Il y a un parallegravele agrave faire avec Reacutepublique 586a-b ougrave Platon explique que ceux qui ne font pas de philosophie ou qui nen ont pas le deacutesir se laissent par conseacutequent aller dans les plaisirs terrestres avec excegraves

important sur la tempeacuterance de la citeacute dans son ensemble79 Faut-il conclure de cela que la

philosophie ne pourrait pas jouer un rocircle politique comme nous avons essayeacute de le faire

ressortir Pas neacutecessairement si lon considegravere avec Lord que lutilisation que fait Aristote

du concept de laquo philosophie raquo en Pol 1334a22-25 nest pas agrave comprendre dans son sens

strict de pratique de la θεωρία Pour en arriver agrave cela Lord examine le contenu de

leacuteducation aristoteacutelicienne telle que deacutecrite en Pol VII-VIII Il commence par faire

remarquer queacutetant donneacute que la philosophie ne semble pas pouvoir ecirctre pratiqueacutee par tous

et que leacuteducation doit ecirctre une chose commune il en deacutecoule que la philosophie comprise

en son sens strict ne sera pas lobjet de cette eacuteducation commune (ibid p49-50) mais sera

renvoyeacutee agrave une eacuteducation dans la sphegravere priveacutee qui est mieux adapteacutee aux compeacutetences de

chacun (ibid p51) En ce sens laquo Chapter 1 [of Politics VIII] addresses the question of the

way of life which is best laquo so to speak for everyone raquo (1323a19-20) or for men generally raquo

(ibid p181) Comme il faut trouver une activiteacute pouvant agrave la fois ecirctre pratiqueacutee par la

grande majoriteacute des gens et navoir quelle-mecircme pour fin Aristote se tourne vers la

musique [μουσική]80

laquo mais agrave lorigine on la introduite [la musique] dans leacuteducation parce que la nature elle-mecircme exige nous lavons souvent dit que nous soyons capables non seulement daccomplir correctement notre labeur mais aussi de mener noblement une vie de loisir car cest le principe de tout reacutepeacutetons-le encore une fois Si en effet il faut les deux il vaut mieux choisir la vie de loisir que la vie laborieuse et il faut rechercher comme but ce quil convient de faire dans cette vie de loisir raquo (Pol 1337b29-35)

79De maniegravere comparable dans La Reacutepublique pour que la citeacute soit tempeacuterante il faut que chacune des classes le soit contrairement agrave la sagesse et au courage que la citeacute pourra se vanter de posseacuteder si seulement la classe correspondante lest Cest-agrave-dire que la citeacute sera sage dans son ensemble si les dirigeants le sont et courageuse si les auxiliaires le sont (La Reacutepublique 428e-429d)80Nous nous contenterons de traduire μουσική par musique sans chercher agrave savoir ce qui est reacuteellement compris dans sa deacutefinition comme probablement la poeacutesie car ici nest pas lendroit et que de toute faccedilon cela naurait pas vraiment dinfluence sur notre deacuteveloppement

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106

Si lon comprend la musique de cette maniegravere il est facile dy voir une tentative

dAristote de permettre une vie de loisir mecircme agrave ceux qui ne sont pas aptes agrave pratiquer la

θεωρία Cela est dautant plus vrai quAristote ne considegravere pas la musique comme une

chose indispensable ou mecircme utile (Pol 1338a10-25) et quelle peut dune certaine maniegravere

ecirctre aussi rechercheacutee pour elle-mecircme bien quelle puisse par ailleurs jouer un rocircle

peacutedagogique dans la formation agrave la vertu (Pol VIII 5-7) De plus accorder agrave la musique

une place dans le loisir des hommes libres est dautant plus pertinent tenant compte du fait

quelle plaicirct agrave tous peu importe lacircge ou le caractegravere (Pol 1339b41-1340a5) Il semble donc

que rien nempecircche deacutelargir la maniegravere de concevoir la philosophie dans les passages de

Pol ougrave Aristote traite de leacuteducation

laquo The best way of life for the city is not the speculative life simply but rather the closest approximation to that life which is possible on the level of politics What is required is an activity which provides the intrinsic satisfactions of philosophy without imposing the demands of philosophy or while being accessible to men of ordinary capacities What is required is a leisured activity which can be regarded by most men as the end or reward of political activity and hence as the genuine locus of public happiness The activity in question ndash the way of life characteristic of the best regime ndash is the leisured enjoyment of music and poetry raquo (Lord 1982 p198)

On pourrait toutefois objecter agrave cette interpreacutetation que la conception de la

philosophie que se fait le Stagirite dans les Eacutethiques et mecircme davantage dans la

Meacutetaphysique est rigoureusement opposeacutee agrave un tel affaiblissement et que la conception de

la philosophie de ces traiteacutes est aussi preacutesente dans Les Politiques Il nous apparaicirct

cependant que les contextes respectifs des diffeacuterents traiteacutes nous permettent de rendre

compte de cette diffeacuterence dans lutilisation du concept de laquo philosophie raquo Prenant pour

acquis que la viseacutee des Eacutethiques est de deacutecrire ce que serait un bonheur individuel parfait il

est eacutevident que la description que fait Aristote de la philosophie ne pourra pas avoir une

extension large dans la mesure ougrave ce qui est rechercheacute est la meilleure activiteacute et en cela il

importe peu voire pas du tout de savoir si cette activiteacute est praticable par une part de la

population aussi minime soit-elle Agrave lopposeacute le contexte de Pol VII 15 est plutocirct de

rechercher ce que serait le meilleur mode de vie pour la citeacute entiegravere En effet laquo il est

manifeste que la citeacute qui est appeleacutee agrave vivre heureuse et agrave ecirctre vertueuse doit avoir part agrave

ces vertus [ie philosophie tempeacuterance et justice] raquo (Pol 1334a34-36 nous soulignons) et

comme il est impossible agrave tous de pratiquer la philosophie telle que comprise dans les

Eacutethiques et dans la Meacutetaphysique il est peut-ecirctre preacutefeacuterable denvisager que le sens que

donne Aristote agrave cette occurrence nest pas ce sens restreint car laquo que donc neacutecessairement

une constitution excellente soit une organisation dans laquelle nimporte qui peut accomplir

des actions excellentes et mener une vie bienheureuse cest manifeste raquo (Pol 1324a23-25)

Il est aussi pertinent de voir que le Stagirite semble aussi accorder de limportance

aux capaciteacutes individuelles pour deacuteterminer la meilleure activiteacute agrave pratiquer dans les loisirs

laquo Dans chaque cas par conseacutequent lactiviteacute la plus parfaite est celle du sujet le mieux

disposeacute en preacutesence du meilleur des objets qui lui soient accessibles raquo (EN 1174b15-20)

Le fait quAristote ajoute laccessibiliteacute en tant que critegravere au meilleur objet montre bien que

ce qui est preacutefeacuterable de reacutealiser cest ce quil y a de meilleur parmi les choses qui sont agrave

notre porteacutee et non pas la chose la meilleure de maniegravere absolue Dans la mecircme veine il

pose comme critegravere agrave la reacutealisation parfaite dune activiteacute le plaisir qui doit en deacutecouler

(EN 1174b20-25) Degraves lors si quelquun nest pas en mesure de pratiquer la θεωρία il nen

retirera aucun plaisir et cessera par conseacutequent de la pratiquer Pour ajouter agrave cela

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laquo Cest dailleurs aussi ce que permet de voir le lien intime qui unit chacun des plaisirs agrave lactiviteacute quil parachegraveve car le plaisir qui lui est intimement lieacute permet daccroicirctre lactiviteacute En effet lon juge mieux de chaque sorte de choses et avec plus de rigueur lorsquon se livre agrave cette activiteacute avec plaisir Ainsi deviennent geacuteomegravetres ceux qui ont de la joie agrave pratiquer la geacuteomeacutetrie et leur intelligence saisit avec plus de profondeur chaque sorte de problegravemes raquo (EN 1175a30-b1)

En ayant cela en tecircte il nest pas surprenant que le Stagirite propose la musique

comme activiteacute plaisante visant au repos (Pol 1339b25-30) Limportant ici est de voir que

si Aristote veut substituer la musique au jeu pour le temps du repos cest que la musique est

un loisir noble et qui est plaisant pour tous81 Eacutetant plaisante il serait eacutetonnant que les gens

ne veuillent pas sy adonner et eacutetant noble elle est en mesure de jouer le vrai rocircle qua agrave

jouer le loisir dans la conception aristoteacutelicienne du composeacute eacutethico-politique Limportant

au niveau des activiteacutes pratiqueacutees agrave linteacuterieur de la citeacute nest pas que chacun reacutealise

lactiviteacute parfaite par excellence qui rendrait chaque homme un dieu mais bien que chaque

individu soit en mesure de pratiquer une activiteacute en vue delle-mecircme sans consideacuteration

dutiliteacute ce que reacutealiserait dans les faits la musique

De cela deacutecoule que sans oublier que sil en est capable lhomme doit tendre vers

ce qui est le meilleur mais que laquo ce qui pour chacun est absolument preacutefeacuterable cest ce quil

peut atteindre de plus eacuteleveacute raquo (Pol 1333a25-30) il nous est permis de conclure que la

musique est tout agrave fait capable de jouer le mecircme rocircle que la philosophie comprise au sens

restreint et que dans cette mesure une conception plus large de la philosophie peut linclure

En effet neacutetant pas productive de quelque chose dutile et ne requeacuterant que peu de

81Agrave strictement parler ce nest pas au loisir en tant que tel quAristote dans ce passage met de lavant la musique comme activiteacute agrave choisir mais bien au repos et comme nous lavons vu plus haut il est important de les distinguer Cependant ce passage concerne les travailleurs qui justement ne distinguent pas loisir et repos et dans cette mesure il est peut-ecirctre pertinent de commencer agrave introduire au sein mecircme du repos des activiteacutes pouvant convenir au loisir de maniegravere agrave les amener peu agrave peu par lhabitude agrave pratiquer des loisirs authentiques

ressources pour sa pratique elle devrait normalement inciter agrave la tempeacuterance Nous disons

normalement car contrairement agrave la pratique de la θεωρία la musique doit ecirctre soumise agrave

une sorte de controcircle parce que certains types dharmonies risquent de deacutevelopper des

caractegraveres non rechercheacutes chez ceux qui les pratiquent (Pol VIII 7) Pour ajouter agrave cette

restriction notons aussi qulaquo il est donc manifeste que lapprentissage de la musique ne doit

pas ecirctre un empecircchement aux activiteacutes ulteacuterieures ni avilir le corps et le rendre inapte aux

exercices militaires et civiques aussi bien ceux quon doit pratiquer immeacutediatement que

ceux quon apprendra plus tard raquo (Pol 1341a5-10) ce que cause la pratique excessive de la

musique laquo qui megravene aux compeacutetitions professionnelles [et] aux virtuositeacutes eacutetonnantes et

excessives qui envahissent aujourdhui les compeacutetitions raquo (Pol 1341a10-15) Ainsi on voit

que la philosophie demeure preacutefeacuterable agrave la pratique de la musique mais que outre les

reacuteserves que nous avons ameneacutees cette derniegravere a un rocircle tout agrave fait comparable agrave celui de

la philosophie avec lavantage notable decirctre appreacutecieacutee de presque tous

En tenant compte de lanalyse que nous venons de faire il importe de comprendre

que la philosophie prendra une acception eacutelargie ou restreinte tout deacutependant du contexte

Dans un contexte individuel comme celui des Eacutethiques la philosophie sera reacuteduite agrave la

pratique de la θεωρία qui est eacutevidemment lactiviteacute la meilleure alors que dans un contexte

politique ougrave il importe de deacuteterminer lactiviteacute qui sera la plus approprieacutee pour tous il

faudra comprendre la philosophie comme incluant en plus de la θεωρία une certaine part

de culture geacuteneacuterale dans les arts des Muses Cest donc dire que la philosophie au sens

propre et la musique feraient partie dune certaine maniegravere du mecircme genre de vie Degraves

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lors il est leacutegitime de se demander agrave quoi pense Aristote lorsquil se questionne agrave savoir si

cest

laquo la vie politique et active qui est agrave choisir ou plutocirct celle qui est affranchie de tous les soucis exteacuterieurs par exemple une vie contemplative qui seule aux dires de certains est celle du philosophe Car il ny a guegravere que ces deux genres de vie que ceux des hommes qui honorent le plus la vertu choisissent eacutevidemment aussi bien ceux du passeacute que ceux daujourdhui Deux vies je veux dire la vie politique et la vie philosophique raquo (Pol 1324a26-32)

En effet cette question est poseacutee apregraves avoir affirmeacute immeacutediatement avant quune

citeacute excellente en est une dans laquelle chacun des citoyens est en mesure de pratiquer des

activiteacutes excellentes Dans cette mesure il semble tout agrave fait leacutegitime de comprendre que

lutilisation que fait le Stagirite de laquo vie philosophique raquo dans ce passage est agrave comprendre

dans son sens large Un autre indice nous permet daller dans ce sens agrave savoir que lorsquil

semble associer une vie laquo affranchie de tous les soucis exteacuterieurs raquo avec la vie

contemplative du philosophe cette association puisquelle est introduite par laquo par

exemple raquo ne semble en fait quecirctre une instance particuliegravere de ce type de vie et non pas

leacutepuiser De plus cette reacuteduction nest que le fait des laquo dires de certains raquo et Aristote ne

semble pas lappuyer particuliegraverement

Consideacuterant que la musique fait partie du mecircme genre de vie que la philosophie et

que selon ce passage cette vie est laquo affranchie de tous les soucis exteacuterieurs raquo [πάντων τῶν

ἐκτὸς ἀπολελυμένος] il est tentant dy voir aussi lagrave une forme atteacutenueacutee de lautarcie divine

accessible non seulement aux sages mais aussi agrave lhomme de la rue Comme si Aristote

conscient que lactiviteacute quil preacutesente comme eacutetant la meilleure et devant reacuteguler les

activiteacutes utiles de celui qui lexerce neacutetait pas praticable par suffisamment de gens aurait

tenteacute de lui trouver un substitut qui bien que moins noble est tout de mecircme rechercheacute pour

lui-mecircme et de ce fait se qualifie pour faire partie de la vie philosophique On aurait alors

une sorte de simulacre humain de lautarcie divine Bien entendu il ne faut pas croire que la

pratique musicale est reacuteellement autarcique eacutetant donneacute que lactiviteacute mecircme requiert du

mateacuteriel pour son exercice ce que ne demande pas la θεωρία mais elle est ce qui sen

rapproche le plus en ce quelle est sa propre fin

111

112

4 Conclusion

En guise de conclusion essayons de mieux comprendre le rapport qui doit ecirctre

eacutetabli entre la recherche de lautarcie humaine et la recherche de lautarcie divine Comme

nous lavons montreacute la recherche de lautarcie humaine est en fait la fonction propre de

lhomme et en ce sens tout homme doit y participer afin de reacutealiser son essence Cette

autarcie humaine correspond agrave ce qui fait en sorte quau sein de la citeacute les citoyens peuvent

non seulement vivre ce qui ne serait le fait que dune autarcie mateacuterielle mais aussi bien

vivre en combinant agrave la fois lautarcie mateacuterielle et la possibiliteacute de pratiquer la vertu

morale et la φρόνησις82 Parallegravelement agrave cela nous avons aussi fait ressortir que les activiteacutes

utiles ne sont pas neacutecessairement toutes agrave rejeter de la vie de lhomme vertueux En effet

dans les limites de ses besoins il est tout agrave fait convenable et mecircme souhaitable que

lhomme libre pratique ces activiteacutes

Par la suite nous avons montreacute que la philosophie neacutetait pas en mesure decirctre

consideacutereacutee en elle-mecircme comme une activiteacute pouvant ecirctre pratiqueacutee au sein de la citeacute dans

le but datteindre lautarcie humaine eacutetant donneacute que la citeacute se maintient de par lamitieacute

politique qui unit les citoyens entre eux et que la pratique philosophique ne peut pas mener

agrave un tel type damitieacute Cette impossibiliteacute vient principalement du fait quelle nest

aucunement utile et que lamitieacute politique se fonde sur lutiliteacute

Agrave partir de ce moment nous devions en conclure temporairement que la pratique de

la philosophie eacutetait incompatible avec les activiteacutes de la citeacute et quelle ne pourrait donc pas

82Voir agrave ce sujet la distinction que fait Mayhew entre πρὸς ζωὴν αὔταρκες (Pol 1328b17) ἐν τοῖς ἀναγκαίοις αὐτάρκης (Pol 1326b4) et ἀπλῶς αὐτάρκη (Pol 1328b18) et αὔταρκες πρὸς το εὐ ζῆν (Pol 1326b8-9) (Mayhew 1995 p490-491)

de ce fait ecirctre leacutegitimement pratiqueacutee agrave linteacuterieur de ses murs car elle nest pas directement

profitable aux autres citoyens Ainsi selon cette analyse mecircme si la pratique de la θεωρία

telle que deacutecrite en EN X 6-8 se reacuteveacutelait ecirctre le propre de lhomme ou du moins en faire

partie comme le veulent les interpreacutetations traditionnelles il nen demeurerait pas moins

que sa preacutesence au sein de la citeacute en serait douteuse Il est en effet difficile de voir comment

elle peut sinseacuterer dans une organisation devant reacutepondre aux besoins des individus alors

quelle-mecircme ne peut rien fournir qui participerait agrave cela Eacutevidemment on pourrait toujours

nous rappeler la distinction que fait Heinaman entre vie totale et vie partielle et soutenir

avec lui que la meilleure vie totale dun philosophe comprendra aussi dautres activiteacutes qui

elles seront utiles et lui permettront de faire partie de la citeacute ce qui permettrait du mecircme

coup de continuer agrave soutenir la position selon laquelle lactiviteacute contemplative est le propre

de lhomme

Toutefois bien que nous accordions la pertinence de la distinction entre vie totale et

vie partielle et que nous ne rejetions pas le fait que la vie contemplative soit la vie la plus

parfaite qui soit -mais seulement dans la mesure ougrave elle est pratiqueacutee par un dieu et non par

un homme- il nous semble que le deacuteveloppement sur le loisir que nous avons fait nous

empecircche de soutenir que la pratique de la θεωρία reacutealise loffice de lhomme En effet

quand on considegravere que la philosophie au sens strict nest pas la seule activiteacute acceptable

pour occuper noblement lespace de loisir creacuteeacute par les activiteacutes des citoyens au sein de la

citeacute il semble risqueacute de soutenir que cette activiteacute soit la seule agrave deacutefinir le propre de

lhomme Et cela dautant plus quAristote naccorde jamais agrave la musique un statut tel quil

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nous serait permis de comprendre quelle est une forme imparfaite de la reacutealisation de

lessence humaine

De plus le statut ambigu de la relation entre la politique et le loisir semble nous

rendre incapable de reacutepondre pour de bon et de maniegravere univoque agrave la question de loffice

de lhomme Bien que nous croyons quen derniegravere analyse cet office soit agrave chercher dans

lexercice des vertus morales et de la φρόνησις il apparaicirct que le loisir est en quelque sorte

la fin de cet exercice du moins tel quil est preacutesenteacute en Pol VII-VIII Toutefois il est

important de voir que dans un tel contexte cest bien le loisir qui est la fin et non pas la

philosophie (Pol VII 15) Le loisir nest donc pas compris comme devant ecirctre reacuteserveacute ou

deacutegageacute en vue de la philosophie mais plutocirct que la philosophie est la meilleure faccedilon de

passer son temps de loisir En effet laquo il faut [δεῖ] du courage et de lendurance pour le

temps de la besogne de la philosophie pour celui du loisir [φιλοσοφίας δὲ πρὸς τὴν

σχολήν] et de la tempeacuterance et de la justice pour ces deux temps raquo (Pol 1334a22-25 nous

soulignons) En plus de cela lutilisation du vocabulaire de la neacutecessiteacute (δεῖ) semble

indiquer que la philosophie dans ce contexte reacutepond agrave un besoin ce qui est aussi reacuteaffirmeacute

tout juste apregraves lorsquAristote explique que laquo ce sont ces gens-lagrave [ie ceux qui ont du

loisir] qui ont le plus besoin [μάλιστα γὰρ οὗτοι δεήσονται] de philosophie de tempeacuterance

et de justice dans la mesure ougrave ils megravenent plus que dautres une vie de loisir dans

labondance de tels biens raquo (Pol 1334a31-34) Ce qui semble devoir ecirctre tireacute de ce passage

cest que la philosophie reacutepond agrave un besoin et que ce besoin se fait plus ressentir chez ceux

qui ont du loisir que chez ceux qui nen ont pas notamment pour les peuples guerriers laquo car

la guerre contraint les gens agrave ecirctre justes et agrave vivre dans la tempeacuterance raquo (Pol 1334a25-26)

Ce besoin de philosophie -et donc dune certaine recherche de lautosuffisance divine-

deacutecoule alors du fait quaucune contrainte exteacuterieure ne vient forcer lindividu agrave ecirctre juste et

tempeacuterant Degraves lors en labsence de ce type de contrainte il faut que lindividu (et la citeacute)

se tourne vers la philosophie afin de demeurer tempeacuterant parce que laquo la jouissance dun

sort heureux et la vie de loisir en temps de paix poussent plutocirct [les gens] agrave la deacutemesure raquo

(Pol 1334a26-28)

Ceci nest pas non plus la seule maniegravere de comprendre le lien entre lautosuffisance

et le bon exercice dune activiteacute politique En effet traitant de la distinction entre les

reacutegimes droits et les reacutegimes deacutevieacutes et plus speacutecifiquement entre la royauteacute et la tyrannie

Aristote affirme en passant que laquo nest pas un roi en effet celui qui ne se suffit pas agrave lui-

mecircme et nest pas supeacuterieur sur tous les plans du bien or un homme de cette qualiteacute na

besoin de rien en plus donc les inteacuterecircts quil a en vue ne sont pas les siens agrave lui mais ceux

des sujets quil gouverne raquo (EN 1160b3-6) Ce passage est tregraves important car il y est dit

que ce qui permet au roi de rester un roi sans devenir un tyran cest le fait quil soit

autarcique Cette autarcie nous semble pouvoir ecirctre comprise comme eacutetant ce qui entraicircne

chez le roi la tempeacuterance neacutecessaire agrave ne pas rechercher son propre inteacuterecirct Cest ainsi

quapparaicirct encore une fois le rocircle important de lautosuffisance au niveau politique agrave

savoir quelle permet de favoriser un reacutegime droit et dans la mesure ougrave lacquisition de biens

mateacuteriels devant mener agrave une certaine autosuffisance mateacuterielle de lindividu a pour limite

la recherche du loisir cest peut-ecirctre par le deacutesir de la pratique dune certaine forme de

philosophie que le roi en question aura eacuteteacute ou sera capable de deacutevelopper la tempeacuterance

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requise pour la conduite dune constitution droite Il semble donc y avoir un lien assez fort

entre autarcie tempeacuterance et gouvernement politique droit

Malgreacute cela le rapport que le loisir entretient avec la pratique des vertus morales et

de la φρόνησις nous empecircche deacutevacuer totalement la pratique de la philosophie de ce qui

constitue lhomme En effet comme la philosophie est ce qui limite lactiviteacute politique et

lacquisition de richesses il faut voir en cela que sa pratique est la fin de lactiviteacute politique

comme le disait deacutejagrave EN VI 13 Ainsi on peut concevoir la pratique de la philosophie

comme le signe dune activiteacute politique reacuteussie et comme devant mener agrave la tempeacuterance

requise pour la stabiliteacute de la citeacute Autrement dit si les Spartiates avaient su faire de la

philosophie -ou pratiquer un quelconque loisir noble- leur citeacute sen serait beaucoup mieux

porteacutee et son prestige aurait pu durer mais dans la mesure ougrave une fois la guerre termineacutee

ses soldats ne sachant pas comment soccuper ils ont sombreacute dans la deacutemesure ce qui les a

conduits agrave leur perte Comprise ainsi la pratique philosophique peut dune certaine maniegravere

ecirctre interpreacuteteacutee comme le signe de la reacutealisation de lessence de lhomme si lon considegravere

que lhomme sans elle ne peut pas pratiquer une politique saine qui se limite agrave combler les

besoins de la citeacute Pour le dire en dautres mots lhomme na reacutealiseacute pleinement et pour de

bon son essence que lorsquil est en mesure de chercher agrave seacutelever au niveau de la diviniteacute

ou encore que ce nest quune fois tout agrave fait humain quil peut preacutetendre agrave devenir dieu

laquo Mais le bien a plusieurs aspects et lun est beauteacute lun deux est faisable alors que lautre

ne lest pas est faisable ce bien en vue de quoi on agit ne lest pas celui qui existe dans les

ecirctres immobiles raquo (EE 1218b5-10)

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MEIKLE Scott laquo Aristotle and the Political Economy of the Polis raquo The Journal of Hellenic Studies Vol 99 (1979) pp 57-73

--- laquo Aristotle on Money raquo Phronesis Vol 39 No 1 (1994) pp 26-44

--- laquo Aristotle on Business raquo The Classical Quarterly New Series Vol 46 No 1 (1996) pp 138-151

MILLER Fred D Jr laquo Aristotles Political Naturalism raquo Apeiron 224 (1989Dec) pp195-218

READER Soran laquo Aristotle on Necessities and Needs raquo Royal Institute of Philosophy Supplement Vol 80 No57 (2005) pp113-136

SCHWARZENBACH Sibyl A laquo On Civic Friendship raquo Ethics Vol 107 No 1 (Oct 1996) pp 97-128

TESSITORE Aristide laquo Making the City Safe For Philosophy Nicomachean Ethics Book 10 raquo The American Political Science Review Vol 84 No 4 (Dec 1990) pp 1251-1262

--- laquo Aristotles Ambiguous Account of the Best Life raquo Polity Vol 25 No 2 (Winter 1992) pp 197-21

121

  • 0 Introduction
  • 1 Autarcie divine et autarcie humaine
    • 11 Autarcie divine
    • 12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage
    • 13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme
    • 14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme
    • 15 Lrsquoautarcie humaine
    • 16 La citeacute comprise par lrsquoanalogie du tout organique
      • 2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine
        • 21 Lamitieacute politique
        • 22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie
          • 221 Linutiliteacute de la philosophie
          • 222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie
          • 223 Lessence de la philosophie
            • 23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute
            • 24 Lami philosophe
              • 3 Philosophie loisir et politique
                • 31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile
                  • 311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires
                  • 312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir
                    • 32 Vie totale et vie partielle
                    • 33 Eacuteducation loisir et limite du politique
                      • 4 Conclusion
                      • Bibliographie
                        • Textes et traductions
                        • Eacutetudes
Page 7: La recherche de l’autosuffisance chez Aristote

Remerciements

Je tiens tout drsquoabord agrave remercier mon directeur Louis-Andreacute Dorion pour toute

lrsquoaide qursquoil a pu mrsquoapporter et pour le deacutesir de rigueur intellectuelle qursquoil a su mrsquoinculquer

Je tiens aussi agrave remercier tous ceux et celles qui au cours de mon parcours acadeacutemique

mrsquoont entendu (peut-ecirctre trop) prononcer le nom drsquoAristote sans jamais tenter de reacutefreacutener

mes eacutelans enthousiastes Comment drsquoailleurs teacutemoigner ma reconnaissance envers mes

parents qui malgreacute qursquoils ignoraient presque totalement lrsquoobjet de mes recherches nrsquoen ont

pas pour autant cesseacute de mrsquoappuyer et de mrsquoencourager Pour tout cela je leur dis merci

sachant tregraves bien que je ne pourrai jamais leur rendre tout ce qursquoils mrsquoont donneacute

0 Introduction

Dans son roman La petite fille qui aimait trop les allumettes Gaeacutetan Soucy nous

plonge dans un univers quon ne saurait trop comment deacutecrire Il deacutepeint la vie dun fregravere et

dune sœur ayant eacuteteacute coupeacutes du monde par leur pegravere et qui agrave la mort de celui-ci doivent

tenter dinteragir par eux-mecircmes avec les habitants du village pregraves duquel ils habitent Eacutetant

donneacute que ce sont leurs premiers rapports seacuterieux avec une socieacuteteacute organiseacutee les relations

quils tentent deacutetablir sont plus que difficiles et le tout tourne au drame assez rapidement

On en vient mecircme agrave se demander si les deux enfants sont bel et bien des ecirctres humains

eacutetant donneacute leur incapaciteacute flagrante agrave entrer en contact avec la laquo civilisation raquo Ce roman

nous force entre autres agrave nous demander ce qui est neacutecessaire pour atteindre pleinement

notre humaniteacute Peut-on vraiment ecirctre humain en dehors dune socieacuteteacute donneacutee laquo Lhomme

est par nature un animal politique raquo (Pol 1253a2-3)1 disait deacutejagrave Aristote et laquo celui qui est

hors-citeacute naturellement bien sucircr et non par le hasard des circonstances est soit un ecirctre

deacutegradeacute soit un ecirctre surhumain raquo (Pol 1253a3-5) Ces consideacuterations provenant de

lAntiquiteacute ne sont donc pas sans trouver eacutecho mecircme agrave notre eacutepoque

La question qui est donc poseacutee vise agrave savoir ce dont on a besoin pour reacutealiser notre

humaniteacute et la maniegravere par laquelle on peut y arriver ou autrement dit comment pouvons-

nous combler nos besoins Peut-on le faire sans apport exteacuterieur comme avaient tenteacute de le

faire les personnages du roman ou avons-nous plutocirct besoin de nous allier agrave nos

congeacutenegraveres Cette question en est une qui a eacuteteacute deacutebattue pendant lAntiquiteacute et la notion qui

y est au centre agrave savoir celle du besoin est probablement lune de celles qui est le plus

1 Sauf avis contraire nous citons la traduction des Politiques de Pellegrin

2

difficile agrave comprendre pour un lecteur contemporain Lorsque quelquun aborde la

philosophie antique pour la premiegravere fois il est freacutequent quil ne sy retrouve pas tant la

charge conceptuelle des diffeacuterents concepts agrave lœuvre est diffeacuterente de ce agrave quoi nous

sommes habitueacutes Pourtant les mots utiliseacutes se retrouvent pratiquement tous dans notre

vocabulaire de maniegravere plus ou moins courante On na quagrave penser aux termes de vertus

de justice de bonheur ou dutiliteacute Il faut savoir se replonger dans lesprit de leacutepoque afin

decirctre en mesure de bien comprendre les textes et den faire ressortir toutes leurs richesses

Cest ainsi que le concept de neacutecessiteacute ou plutocirct de besoin semble ecirctre lun des concepts qui

donnent le plus de mal aux neacuteophytes Pour nous comme pour les Grecs un besoin est

quelque chose dont on ne saurait se passer Jusque lagrave il ne semble pas y avoir

dincompatibiliteacute notable entre la compreacutehension contemporaine du mot et celle veacutehiculeacutee

dans les textes des anciens philosophes Lagrave ougrave la penseacutee grecque se diffeacuterencie de la nocirctre

cest dans la rigueur de son concept de besoin Platon ou Aristote nauraient probablement

jamais oseacute dire quils avaient besoin du tout nouvel ordinateur ou dune nouvelle coupe de

cheveux Le vocabulaire de la neacutecessiteacute se limite aux choses qui ne peuvent ecirctre autrement

Si je veux vivre je nai dautre choix que de manger boire et dormir Cest agrave ce niveau que

se situe le besoin pour les philosophes grecs Cela ne veut pas dire que les excegraves neacutetaient

pas preacutesents dans lAntiquiteacute au contraire mais simplement que le fait de se suffire du

neacutecessaire eacutetait beaucoup plus mis de lavant que de nos jours Combien de philosophes

eacutetaient vus comme des ascegravetes vivant dans la pauvreteacute bien que ce ne fucirct eacutevidemment pas

le cas de tous Rappelons-nous seulement de lanecdote quAristote rapporte au sujet de

Thalegraves de Milet et qui relate les moqueries que subissait ce dernier ducirc au fait que la

philosophie ne lui apportait pas de richesses (Pol 1259a6-9)

Dans cette conception du besoin un autre concept est venu agrave prendre une large part

de lactiviteacute philosophique dans lAntiquiteacute bien quil ne soit pas tregraves eacutetudieacute par nos

contemporains Il sagit bien sucircr du concept dautosuffisance concept tregraves cher agrave toute la

tradition ancienne Se suffire agrave soi-mecircme ecirctre autarcique cela ne signifie pas ecirctre sans

besoins -car cela nest que le fait des dieux- mais plutocirct decirctre en mesure de les satisfaire

par soi-mecircme sans laide des autres Et cest lagrave que le deacutebat samorce est-il possible de se

suffire agrave soi-mecircme et mecircme dans la neacutegative cela vaut-il la peine dessayer Pour voir agrave

quel point les opinions divergent face agrave cette question on peut sen remettre aux deux

ceacutelegravebres disciples de Socrate agrave savoir Platon et Xeacutenophon Le premier est celui qui met en

scegravene un Socrate qui se moque dHippias se targuant de tout fabriquer lui-mecircme (Hippias

mineur 368b-e) alors que le deuxiegraveme est celui qui deacutecrit un Socrate dont le but ultime est

de sassimiler agrave la diviniteacute en se suffisant pleinement agrave lui-mecircme dun point de vue mateacuteriel

(Meacutemorables I 6) Il ny a pas agrave dire le fosseacute est immense Pour Platon il est tout

simplement impossible quun homme puisse se suffire agrave lui-mecircme alors que pour

Xeacutenophon il serait possible dy arriver par lexercice de lἐγκράτεια et de la καρτερία Degraves

lors ce sont deux maniegraveres complegravetement diffeacuterentes qui seront mises de lavant pour

assurer que les besoins des individus soient combleacutes Si on prend lexemple de La

Reacutepublique on voit que Platon quoi que puisse dailleurs en penser Aristote (Pol II 2)

vise agrave eacuteriger une citeacute dans laquelle lorganisation qui y serait preacutesente permettrait agrave tout un

chacun de voir ses besoins combleacutes et cela serait permis par une speacutecialisation du travail

3

4

augmentant lefficaciteacute dans lexercice de chacune des tacircches essentielles Au contraire

Xeacutenophon met plutocirct de lavant une certaine ascegravese personnelle visant agrave sapprocher de la

diviniteacute par le fait de limiter ses besoins le plus possible de maniegravere agrave ecirctre autarcique

individuellement (Meacutemorables I 6) Dun cocircteacute la neacutecessiteacute de reacutepondre agrave ses besoins ne se

fait uniquement que par le biais de la citeacute et de son organisation alors que de lautre elle est

prise en charge par une attitude individuelle qui ne fait pas appel agrave la citeacute mais vise une

autosuffisance mateacuterielle Lexposeacute que nous venons de faire de ces deux doctrines est

eacutevidemment assez caricatural mais on peut tout de mecircme y voir deux tendances majeures

en ce qui a trait agrave la question de latteinte de lautarcie et de la possibiliteacute de subvenir agrave nos

besoins

Cest sans doute dans un tel contexte qua ducirc eacutemerger la penseacutee dAristote Bien que

pour lui lautarcie mateacuterielle individuelle ne puisse pas ecirctre atteinte il faut savoir quil ne

laisse pas pour autant de cocircteacute limportance de reacutepondre agrave nos besoins physiques Toutefois

il ne prend jamais le parti de Xeacutenophon en disant quil faut restreindre nos besoins de

maniegravere agrave sassimiler au divin Pour lui comme ceacutetait deacutejagrave le cas pour Platon la diviniteacute ne

doit pas ecirctre comprise dun point de vue mateacuteriel et lautarcie qui lui est associeacutee ne sera

donc pas de cet ordre Pour Aristote comme nous le verrons en deacutetail dans le cadre de notre

travail lautarcie dont jouit la diviniteacute est une autarcie de type intellectuel Cest-agrave-dire

quen ce qui a trait agrave la pratique de lactiviteacute intellectuelle le divin se suffit entiegraverement agrave

lui-mecircme de la maniegravere la plus rigoureuse qui soit Mais si lautarcie divine nest que de

type intellectuel il est pertinent de se demander en quoi sa recherche peut nous aider agrave

reacutepondre agrave nos besoins de tous les jours Autrement dit comment les citoyens dune citeacute

peuvent-ils survivre si lautosuffisance qui est mise de lavant nest pas mateacuterielle

Il nous semble que le geacutenie dAristote reacuteside en partie dans la reacuteponse quil va

donner agrave cette question Cest par une sorte de fusion de leacutethique et de la politique quil en

viendra agrave mieux organiser la citeacute et la vie personnelle des diffeacuterents citoyens de telle sorte

que la recherche de lautarcie divine nentre plus en contradiction avec la neacutecessiteacute de

reacutepondre agrave nos besoins mateacuteriels Cest donc agrave cette question que nous tenterons de

reacutepondre dans le preacutesent travail comment Aristote fait-il pour parvenir agrave faire cohabiter

lautarcie intellectuelle individuelle avec lautarcie mateacuterielle collective Pour y arriver

nous commencerons par montrer que lautarcie se deacutefinit bel et bien de deux maniegraveres

diffeacuterentes dans la penseacutee aristoteacutelicienne Cette distinction nous amegravenera agrave voir que la

recherche de lautarcie divine par la pratique de la θεωρία peut sembler incompatible avec

les activiteacutes de la citeacute et quil peut de ce fait sembler impossible quelle puisse ecirctre promue

comme une activiteacute leacutegitime Par la suite cette conclusion temporaire nous forcera agrave

chercher une maniegravere de reacuteconcilier la pratique de la philosophie avec le cadre politique de

la citeacute aristoteacutelicienne et cest en faisant appel agrave leacutetude que fait Aristote du loisir que nous y

parviendrons

5

6

1 Autarcie divine et autarcie humaine

Dans lrsquoœuvre eacutethique et politique drsquoAristote on peut voir se profiler deux concepts

drsquoautarcie agrave savoir un concept drsquoautarcie collective et un concept drsquoautarcie individuelle2

Vaguement disons que lrsquoautarcie collective est celle que vise la citeacute (Pol 1252b25-30)

tandis que lrsquoautarcie individuelle serait plutocirct celle que possegravede le sage qui pratique la

θεωρία (EN X 6-8)3 Ce que nous voudrions montrer en deacutebutant est qursquoil est juste de

deacutefinir deux types drsquoautarcie mais qursquoau lieu de comprendre ces deux types selon

lrsquoopposition collectifindividuel il vaudrait mieux pour bien rendre compte de la penseacutee

drsquoAristote concevoir cette diffeacuterence agrave partir de lrsquoopposition entre lrsquohumain et le divin

Crsquoest ainsi que nous parlerons plutocirct drsquoautarcie humaine et drsquoautarcie divine4 en nous

basant sur un texte de la Grande Morale5 Bien entendu vu le statut particulier de ce texte

nous montrerons que cette distinction peut se deacuteduire drsquoautres ouvrages dont lrsquoauthenticiteacute

nrsquoest pas mise en doute et nous ne lui emprunterons que la terminologie Cette distinction

nous amegravenera agrave voir que la recherche de lautarcie ne doit pas toujours se comprendre de la

mecircme maniegravere et que leur recherche commune est peut-ecirctre incompatible En effet

lautarcie divine sera lobjet dune quecircte individuelle et aura donc une viseacutee eacutethique alors

que lautarcie humaine sera lobjet dune quecircte collective et aura donc une viseacutee politique

2 Voir notamment Brown agrave paraicirctre3 Sauf avis contraire nous citons la traduction de lEacutethique agrave Nicomaque de Bodeacuteuumls4 Cette distinction est aussi faite par Pierre Aubenque dans son Appendice 1 sur lrsquoamitieacute chez Aristote (dans La prudence chez Aristote 2004 pp179-183)5 laquo Notre examen ne porte pas sur lrsquoautarcie divine mais sur celle de lrsquohomme raquo MM 1213a8-10 Dans le passage qui entoure cette phrase lrsquoauteur de la Grande morale tente de montrer que mecircme si lrsquohomme sage imite le dieu et que le dieu se suffisant pleinement agrave lui-mecircme nrsquoa pas drsquoamis on ne peut pas conclure que lrsquohomme sage par conseacutequent nrsquoa pas drsquoamis non plus justement parce que lrsquoautarcie propre agrave chacun nrsquoest pas agrave comprendre de la mecircme maniegravere

Dans cette mesure nous devrons nous demander si la recherche individuelle se fait au

deacutetriment de la recherche collective et sil est possible de rechercher lautarcie divine dans

la cadre politique de la citeacute

11 Autarcie divine

Commenccedilons par deacutecrire ce que nous appelons lrsquoautarcie divine De prime abord

on pourrait penser que cette autarcie est celle deacutecrite au livre X de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque

lorsqursquoAristote parle de la θεωρία Comme nous le verrons cela nrsquoest pas tout agrave fait exact

En effet nous tenterons de montrer que lrsquohomme ne peut pas atteindre cette autarcie Cette

conception de lrsquoautarcie divine est en fait une tentative de deacutefinir lrsquoautarcie de la maniegravere la

plus rigoureuse possible Dans toute cette rigueur nous verrons que cette autarcie nrsquoest

eacutevidemment attribuable quau divin Pour y arriver il nous faut expliquer comment Aristote

conccediloit la vie du divin puis nous la comparerons avec la vie du sage pour bien en montrer

toute lrsquoincompatibiliteacute

Comme Aristote lrsquoaffirme lui-mecircme il faut drsquoabord consideacuterer que le divin est bel et

bien vivant (Meta Λ 1072b25-30)6 au mecircme titre que les humains Le fait drsquoecirctre en vie

neacutecessite aussi une activiteacute puisque crsquoest le fait drsquoecirctre animeacute drsquoune certaine maniegravere qui

permet drsquoattribuer la vie Ainsi Aristote soutient que laquo comme le fait de vivre srsquoentend de

plusieurs faccedilons nous preacutetendons qursquoil y a vie lagrave ougrave se trouve ne serait-ce qursquoune seule

quelconque des manifestations telles que lrsquointelligence la sensation le mouvement local et

le repos ou encore le mouvement nutritif deacutepeacuterissement et croissance raquo (DA 413a20-26)7

Il faudra donc que le philosophe attribue au moins lrsquoune de ces faculteacutes au premier moteur

6Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Meacutetaphysique de Tricot7Sauf avis contraire nous citons la traduction du Traiteacute de lacircme de Bodeacuteuumls

7

8

Eacutevidemment crsquoest lrsquoactiviteacute intellectuelle qui le caracteacuterise et aucune autre de ces

laquo manifestations raquo ne peut lui ecirctre attribueacutee On ne peut pas lui donner la vie nutritive

parce que cela impliquerait un changement dans la nature eacuteternelle du premier moteur ni le

mouvement local car le premier moteur se doit drsquoecirctre immobile pour des raisons de

physique qui ne valent pas la peine drsquoecirctre expliqueacutees ici8 ni la sensation car le premier

moteur est immateacuteriel et que la sensation ne peut pas se passer de corps (DA 403a5-10)

Preacutecisons maintenant en quoi consiste cette activiteacute du premier moteur laquo Sa vie

[διαγωγή]9 agrave lui reacutealise la plus haute perfection raquo (Meta Λ 1072b14) Aristote srsquoefforce

de deacutecrire cette perfection en Λ7 et Λ9 Il y affirme que cette activiteacute a pour objet ce qui

est le meilleur et qursquoelle srsquoexerce de maniegravere continue et eacuteternelle (Meta Λ 1072b25-30

1075a5-10) Par ailleurs laquo lrsquointelligence suprecircme se pense donc elle-mecircme puisqursquoelle est

ce qursquoil y a de plus excellent et sa penseacutee est la penseacutee de la penseacutee raquo (Meta Λ 1074b25-

35) De cela on peut faire ressortir quelques aspects aidant agrave caracteacuteriser lrsquoautarcie divine

En effet srsquoayant lui-mecircme pour objet drsquointellection on peut conclure qursquoil se suffit

parfaitement agrave lui-mecircme quant agrave lrsquoexercice de son activiteacute De plus cette activiteacute eacutetant

eacuteternelle et continue on voit que le premier moteur nrsquoa absolument pas besoin drsquoaucun

apport exteacuterieur pour vivre montrant ainsi une autarcie totale agrave tous les points de vue Il est

inengendreacute eacuteternel continuellement en acte et nrsquoa besoin que de lui-mecircme pour son

activiteacute Lrsquoautarcie qui se preacutesente agrave ce niveau est bien une autarcie qursquoon peut qualifier

drsquoindividuelle et ne peut srsquoappliquer qursquoau premier moteur On pourrait aussi se demander

dans quelle mesure les astres qui sont consideacutereacutes comme divins par Aristote (eg Meta Λ

8 Agrave ce sujet voir Physique VIII9 Ce mot est aussi employeacute par Aristote pour reacutefeacuterer aux genres de vie de lrsquohomme par exemple une vie de loisir [πρὸς τὴν ἐν τῇ διαγωγῇ σχολὴν] (Pol 1338a10)

1074b1-10) possegravedent aussi une telle autarcie10 Cependant comme notre but est de faire

un lien avec le sage et que crsquoest par lrsquoactiviteacute intellectuelle que ce lien peut ecirctre fait nous

laisserons la question de cocircteacute11 eacutetant donneacute que le premier moteur est lrsquoexemple drsquoune

activiteacute intellectuelle parfaite

12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage

Avant de comparer les activiteacutes du premier moteur et de lrsquohomme sage il est

important de voir que pour Aristote cet homme pris individuellement nrsquoest autarcique

dans la mesure ougrave il peut lrsquoecirctre que dans son rapport agrave lrsquoactiviteacute qui lui est propre agrave savoir

la θεωρία12 Aristote est tregraves clair agrave ce sujet affirmant qursquo laquo il faudra aussi le confort

exteacuterieur agrave celui qui est un homme Agrave elle seule en effet la nature humaine ne suffit pas

pour meacutediter Au contraire il faut encore avoir un corps sain disposer de nourriture et de

10 Contrairement agrave ce quon pourrait croire lorsquAristote affirme dans son Traiteacute du ciel que laquo les ecirctres de lagrave-bas [sont] [hellip] inalteacuterables et impassibles ils ont la meilleure et la plus autonome (ἀυταρκεστάτην) des vies raquo (279a20-22 trad DalimierPellegrin) il ne fait pas reacutefeacuterence aux astres mais bien aux laquo ecirctres qui sont disposeacutes au-dessus de la translation la plus exteacuterieure raquo (DC 279a20) Eacutetant donneacute quaucun corps nest en mesure de se trouver au-delagrave de cette limite (DC 278b25-279a18) il est clair que les astres qui ont une nature corporelle ne peuvent donc pas ecirctre deacutesigneacutes en 279a20-22 Dalimier et Pellegrin notent que trois hypothegraveses ont eacuteteacute avanceacutees depuis lAntiquiteacute quant agrave savoir agrave quoi le Stagirite fait reacutefeacuterence dans ce passage (2004 p422 n7) agrave savoir soit la sphegravere des fixes soit des reacutealiteacutes noeacutetiques ou encore le premier moteur Ces deux commentateurs croient cependant que lhypothegravese du premier moteur est difficile agrave soutenir ducirc agrave lutilisation du pluriel Toutefois en consideacuterant quAristote fait intervenir une multipliciteacute de moteurs dans sa Meacutetaphysique (1074a1-15) il nous semble plus que vraisemblable que ces moteurs soient ici ce qui est deacutesigneacute en 279a20 car dans la mesure ougrave ils sont laquo immobiles et sans eacutetendue raquo (Meta 1073a35-40) ils nont dautres choix que de se laquo situer raquo au-delagrave de la limite dont parle Aristote Cela permet aussi dexpliquer lutilisation du superlatif ἀυταρκεστάτην En effet si cet adjectif avait eacuteteacute rattacheacute aux astres on naurait pas compris comment ces astres auraient pu ecirctre plus autarciques que le premier moteur11 Il est cependant inteacuteressant de lire la note de Tricot en Λ 10 1075a20-25 laquo Dans la comparaison qui preacutecegravede les hommes libres soumis agrave une inflexible neacutecessiteacute sont les Corps ceacutelestes les esclaves et les animaux dont la plupart des actions sont peacuteneacutetreacutees de contingence sont les ecirctres sublunaires raquo (Tricot 2004 n1 p190)12 Il est important de voir que laquo θεωρία raquo est aussi le mot employeacute par Aristote pour deacutesigner lrsquoactiviteacute du premier moteur (Meta Λ 1072b23)

9

10

tous les autres moyens drsquoentretiens raquo (EN 1178b30-35)13 Ainsi en sa qualiteacute drsquohomme le

sage a besoin des mecircmes choses que tous les autres hommes et nrsquoest donc pas plus

autosuffisant qursquoeux en ce qui a trait agrave la vie courante14 ce qui est deacutejagrave une diffeacuterence

majeure avec le premier moteur qui nrsquoavait besoin drsquoaucun des biens exteacuterieurs pour vivre

Par contre laquo celui qui meacutedite (τῷ δὲ θεωροῦντι) en revanche ne requiert aucun appui de

ce genre du moins pour son activiteacute raquo (EN 1178b3-4 nous soulignons) On peut donc voir

que lrsquoautosuffisance ne srsquoapplique ici qursquoagrave lrsquoactiviteacute seule et si elle srsquoapplique agrave lrsquohomme

qui la pratique ce nrsquoest que dans la limite de cette pratique lhomme sage nest donc pas

pleinement autosuffisant

Regardons maintenant en quoi lrsquoexercice de la θεωρία est diffeacuterente entre lrsquohumain

et le divin La premiegravere diffeacuterence est le fait que le sage ne puisse exercer cette activiteacute que

dans un laps de temps restreint (Meta Λ 1072b14-15 1072b23-25 1075a5-10) alors que

comme nous lrsquoavons dit le premier moteur le fait de maniegravere eacuteternelle Cette diffeacuterence

provient du fait que lrsquohomme est composeacute de matiegravere et que cela implique neacutecessairement

une certaine puissance alors que le premier moteur nrsquoest qursquoacte (Meta Λ 1072b25-30)

Ou on peut dire plus simplement que lrsquohomme a aussi besoin de dormir et qursquoil nrsquoest pas en

acte agrave ce moment (EN 1176a30-b1) Il faut cependant noter que parmi toutes les activiteacutes

que puisse pratiquer lrsquohumain laquo crsquoest par ailleurs lrsquoactiviteacute la plus continue puisque nous

sommes capables de penser en continu plus que drsquoagir continucircment drsquoune quelconque

faccedilon raquo (EN 1177a21-25) Aristote nrsquoaffirme cependant pas ici que cette activiteacute srsquoexerce

13 On peut mecircme ajouter qursquoAristote dit que laquo lrsquoactiviteacute meacuteditative (τὸ θεωρεῖν) nuit parfois agrave la santeacute raquo (EN 1153a20)14 Aristote nuance cependant ces propos en affirmant en EN 1178a22-25 qursquo laquo on peut penser que mecircme le besoin des services exteacuterieurs est modeste dans le cas de la vertu intellectuelle ou certainement moindre que dans le cas de la vertu morale raquo

de maniegravere absolument continue mais seulement que crsquoest la plus continue des actions

qursquoon peut attribuer agrave lrsquohomme15 Malgreacute le fait que lon pourrait deacuteduire de cette plus

grande continuiteacute que cest lactiviteacute qui sapproche le plus de celle de la diviniteacute et quen

cela il ny a pas de nette distinction agrave faire entre lactiviteacute du divin et celui du philosophe il

faut toutefois convenir que la diffeacuterence entre la pratique de la θεωρία par le divin et par

lhumain persiste De plus cette diffeacuterence eacutetant due au statut corporel de lhumain cela

implique une impossibiliteacute radicale dune parfaite continuiteacute dans la pratique de lactiviteacute Il

y a donc une limite que lecirctre humain mecircme avec des anneacutees dexercice ne pourra jamais

franchir La diffeacuterence entre lrsquohumain et le divin sous ce rapport nous semble donc ecirctre

entiegraverement conserveacutee

La deuxiegraveme diffeacuterence qursquoon peut faire ressortir traite de la nature de lrsquoobjet de

lrsquoactiviteacute intellectuelle Pour le premier moteur cet objet en est un interne eacutetant donneacute qursquoil

est lui-mecircme lrsquoobjet de son activiteacute intellectuelle Dans le cas du sage par contre Aristote

affirme en plusieurs endroits que son objet est externe16 Cependant le cas du traiteacute De

lrsquoacircme peut sembler probleacutematique dans la mesure ougrave Aristote y affirme que laquo la sensation

en acte porte sur les objets particuliers alors que la science porte sur les objets universels

Or ces derniers reacutesident en quelque sorte dans lrsquoacircme elle-mecircme raquo (DA 417b20-25) Il

semble donc y avoir contradiction et cest pourquoi nous allons nous y attarder un peu

Tacircchons drsquoexpliquer ce qursquoAristote entend par intelligence dans le De Anima afin de

montrer que cette contradiction nrsquoest en fait qursquoapparente Il faut drsquoabord consideacuterer que

lrsquointellect humain comporte une certaine forme de puissance en ce sens qursquo laquo il doit donc y

15 Il est aussi inteacuteressant de noter que pour Aristote cette activiteacute est plus continue si elle est exerceacutee avec des amis (EN 1170a5-10) ce qui enlegraveve une certaine part drsquoautarcie agrave lrsquoactiviteacute du sage16 Voir entre autres Meta Λ 1075a5-10 EE 1545b15-20

11

12

avoir un principe indeacutetermineacute mais capable de recevoir la forme un principe tel en

puissance que celle-ci mais qui nrsquoest pas celle-ci raquo (DA 429b15-17) Aristote affirme cela

en se basant sur le fait qursquoil existe une certaine similariteacute entre la sensibiliteacute et lrsquointellection

Le raisonnement est le suivant si lrsquoacircme intellective doit ecirctre en mesure de srsquoaccaparer une

forme elle ne doit ecirctre que pure puissance car si elle ne lrsquoeacutetait pas ce qursquoelle serait

influencerait la forme qui est lrsquoobjet de lrsquoacte drsquointellection ce qui reacutesulterait en une

trahison de la forme et donc en un acte eacutechoueacute (DA 429a15-30) Comme le note

Bernardete17 ce raisonnement est sensiblement le mecircme que pour les autres organes ougrave

bien que ceux-ci soient corporels Aristote leur assigne une certaine laquo transparence raquo agrave

lrsquoeacutegard des eacuteleacutements dont ils doivent procurer la sensation de maniegravere agrave ce que la corporeacuteiteacute

des organes nrsquointerfegravere pas dans le processus de perception (Bernardete p614-615) Crsquoest

ainsi que le Stagirite peut se permettre de dire que lrsquointelligence de lrsquoacircme laquo nrsquoest

effectivement aucune des reacutealiteacutes avant de penser raquo (DA 429a23-25) et laquo que les formes

nrsquoy sont pas reacuteellement mais des formes potentiellement raquo (DA 429a28-29)

Degraves lors il faut rechercher ce qui permet agrave la forme de passer de la puissance agrave

lrsquoacte agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoacircme Poser la question crsquoest presque y reacutepondre dans la mesure ougrave

pour Aristote la forme en acte est neacutecessairement anteacuterieure agrave la forme potentielle dans

lrsquointellect (DA 431a1-5) Reste agrave expliquer le processus permettant agrave la forme en acte drsquoun

objet particulier drsquoactualiser la forme en puissance de cet objet dans lrsquointellect Crsquoest ce agrave

quoi Aristote srsquoapplique par la suite en faisant intervenir la repreacutesentation (φαντασία)

comme un intermeacutediaire entre la forme en acte et lrsquointellect (DA 431a14-432a10) Ainsi il

est clair que pour Aristote le processus intellectif a pour origine quelque chose qui lui est

17 Bernardete 1975

exteacuterieur car la forme en acte preacutealable agrave toute intellection est neacutecessairement agrave lrsquoexteacuterieur

du sujet connaissant eacutetant donneacute que lrsquoacircme intellective nrsquoest par elle-mecircme que pure

puissance Avec cela on peut aussi rendre compte du passage que nous avions souleveacute plus

haut voulant que les objets de lrsquointellection se situent agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoacircme en disant qursquoune

fois le processus drsquoassimilation de la forme accompli cette forme reste agrave lrsquointeacuterieur de

lrsquointellect et celui-ci peut srsquoen servir pour accomplir drsquoautres activiteacutes intellectuelles (DA

429b5-10) Comme lrsquoexplique Bodeacuteuumls laquo lrsquoactivation de la pure puissance intellective

srsquoopegravere lorsque la penseacutee devient les formes intelligibles qursquoelle reccediloit par lrsquoapprentissage

se creacutee alors une disposition permanente (reacutealisation premiegravere) qursquoon appelle science raquo18

Cependant le fait que la forme devienne interne agrave lrsquoacircme ne change rien au fait qursquoau

deacutepart lrsquoobjet de lrsquoactiviteacute intellectuelle qursquoest cette forme eacutetait exteacuterieur agrave lrsquoacircme comme

nous souhaitions le deacutemontrer

La derniegravere diffeacuterence que nous voulons soulever entre lrsquoactiviteacute du sage et du

premier moteur afin de mieux comprendre ce quest lautarcie divine relegraveve drsquoune analyse

que fait Aristote concernant la possibiliteacute de concilier autarcie et amitieacute19 dans lrsquoEacutethique agrave

Eudegraveme20 VII 12 Dans ce traiteacute Aristote aborde ce problegraveme dans une perspective en

partie diffeacuterente de celle de lrsquoEN dans la mesure ougrave le deacuteveloppement de cette derniegravere

traite principalement de lrsquoimportance de lrsquoamitieacute pour lrsquoexercice des vertus morales (EN

1169b29-1170a2) alors que lrsquoEE quant agrave elle propose une analyse absente de lrsquoautre

Eacutethique en ce qursquoelle aborde la connaissance et lrsquoactiviteacute intellectuelle et le rapport qursquoil y a

18 Bodeacuteuumls 1993 p224 n319 Il est important de noter que dans notre deacuteveloppement lorsque nous reacutefeacuterons agrave lrsquoamitieacute agrave moins drsquoavis contraire nous faisons eacutevidemment reacutefeacuterence agrave lrsquoamitieacute vertueuse et non pas agrave lrsquoamitieacute par utiliteacute ou par plaisir20Sauf avis contraire nous citons la traduction de lEacutethique agrave Eudegraveme de Deacutecarie

13

14

entre lrsquoami et lrsquoexercice de cette activiteacute Avant drsquoen arriver agrave ce rapport le Stagirite pose

drsquoentreacutee de jeu laquo ce qursquoest la vie en acte et comme fin manifestement elle consiste agrave

percevoir et agrave connaicirctre [hellip] Mais se percevoir (τὸ αὑτοῦ αἰσθάνεσθαι) et se connaicirctre (τὸ

αὑτὸν γνωρίζειν) sont ce qursquoil y a de plus deacutesirable pour chacunraquo (EE 1244b23-28 nous

soulignons) Un peu plus loin Aristote explique comment se passe cette connaissance de

soi et il est pertinent de citer ici le passage en entier

laquo aussi souhaiter se percevoir soi-mecircme crsquoest se souhaiter drsquoexister drsquoune

certaine maniegravere particuliegravere ndash puisqursquoalors nous ne sommes pas chacune de ces

choses par nous-mecircmes mais par participation agrave ces faculteacutes dans le percevoir et

le connaicirctre (car lorsqursquoon perccediloit on devient perccedilu de la maniegravere et du point de

vue dont on a anteacuterieurement perccedilu et en tant qursquoon perccediloit et qursquoon perccediloit cet

objet mecircme et on devient connu en connaissant) aussi crsquoest pour cette raison

qursquoon deacutesire toujours vivre parce qursquoon veut toujours connaicirctre crsquoest-agrave-dire

parce qursquoon deacutesire ecirctre soi-mecircme lrsquoobjet connu raquo (EE 1245a4-11)

Ce texte est tregraves dense mais il est assez aiseacute drsquoen faire ressortir lrsquoargumentation Ce

que le philosophe y affirme est que lrsquohomme ne peut pas ecirctre directement lui-mecircme lrsquoobjet

de sa connaissance (comme lrsquoest par ailleurs le premier moteur) mais que pour se

connaicirctre il doit se consideacuterer en tant qursquoobjet perccedilu Autrement dit lrsquoindividu nrsquoest pas un

objet privileacutegieacute de sa propre activiteacute intellectuelle mais doit ecirctre consideacutereacute de la mecircme

maniegravere que tous les objets exteacuterieurs Crsquoest en ce sens qursquoAristote soutient qursquoil faut que

lrsquohomme soit en acte afin qursquoil puisse se connaicirctre lui-mecircme car crsquoest dans lrsquoacte que la

forme drsquoune chose srsquoexprime Cela revient agrave dire que quelqursquoun ne se deacutefinit que lorsqursquoil

est en acte et que crsquoest cet acte qui peut ecirctre perccedilu par lrsquointelligence et ecirctre objet de

connaissance Bodeacuteuumls explique cela en disant que laquo puisque lrsquohomme ne se connaicirct pour

Aristote qursquoagrave travers ses actes et que lrsquoactiviteacute de lrsquointellect est deacutependante en sa source de

lrsquoactiviteacute des sens la conscience humaine est affecteacutee en son repli sur elle-mecircme par la

preacutesence du corps qui contrarie sa reacuteflexiviteacute et lrsquoempecircche drsquoecirctre radicale raquo21

Crsquoest ici qursquoon peut faire intervenir les amis pour tenter de tracer le lien qui les unit

agrave lrsquoactiviteacute cognitive Si on considegravere avec Aristote que les amis sont un autre soi-mecircme

qui plus est seacutepareacute (EE 1245a34-35) il est facile de voir agrave partir de cela que connaicirctre son

ami reviendra agrave se connaicirctre soi-mecircme De plus dans la mesure ougrave pour un individu la

connaissance de soi-mecircme ne peut se faire qursquoen se posant comme un objet exteacuterieur le fait

que lrsquoami soit justement une personne exteacuterieure agrave nous ou laquo seacutepareacutee raquo nrsquoimplique

aucunement que la connaissance qursquoon en acquiert est de moins bonne qualiteacute Degraves lors il

est aiseacute de conclure qursquoau fond il nrsquoy a pas de distinction forte entre la connaissance de soi

par lrsquointermeacutediaire drsquoun ami ou par lrsquointermeacutediaire de laquo soi-mecircme raquo comme objet de

perception Eacutevidemment comme lrsquoindique lrsquoEN laquo mieux vaut sans doute exercer cette

activiteacute [la θεωρία] avec des collaborateurs mais malgreacute tout crsquoest lui [le sage] qui se suffit

le plus agrave lui-mecircme raquo (EN 1177a34-b1) De cela il faut croire que lrsquoami nrsquoest pas

neacutecessaire agrave proprement parler pour lrsquoactiviteacute Effectivement lrsquoEE ne fait que montrer que

lrsquoami peut aussi ecirctre lrsquointermeacutediaire par lequel on passe pour se connaicirctre soi-mecircme mais

nrsquoest jamais preacutesenteacute comme un passage obligeacute ce qui permet drsquoune certaine maniegravere de

rendre compte de ce passage de lrsquoEN eacutetant donneacute qursquoun individu peut se connaicirctre lui-

mecircme sans avoir recours agrave ses amis

Lagrave ougrave nous voulons en venir avec cet argument est non pas de montrer que le sage

nrsquoest pas autosuffisant quant agrave son activiteacute mais bien de montrer que cette autosuffisance

21 Bodeacuteuumls 1975 p68

15

16

requiert tout de mecircme lrsquoapport drsquoune exteacuterioriteacute comme nous lrsquoavons soutenu dans

lrsquoargument preacuteceacutedent sauf que dans cet argument-ci crsquoest la connaissance de soi-mecircme qui

est en jeu En gardant agrave lrsquoesprit que lrsquoactiviteacute du premier moteur est de se connaicirctre lui-

mecircme et qursquoil le peut sans faire appel agrave quelque chose qui ne soit pas en lui on peut

conclure que lrsquoautarcie qursquoaurait le sage ne peut pas ecirctre du mecircme ordre parce que srsquoil peut

se connaicirctre lui-mecircme ce nrsquoest qursquoen eacutetant un objet exteacuterieur agrave lui-mecircme et la preuve de

cela est le fait qursquoon peut se connaicirctre soi-mecircme en regardant nos amis qui eux sont

exteacuterieurs agrave nous de maniegravere eacutevidente Ainsi on se rend compte que lrsquoautarcie du sage nrsquoest

pas radicale et rigoureuse comme lrsquoest celle du divin et que ce nrsquoest pas simplement une

question de degreacute qui les distingue mais bien drsquoessence Il ne faut cependant pas

comprendre cette diffeacuterence dessence comme si la pratique de la θεωρία par lhumain et par

le divin navait rien en commun et neacutetait quune appellation purement homonyme mais

bien comme le fait quune rupture est agrave loeuvre entre les deux pratiques et que lhumain ne

pourra jamais arriver agrave pratiquer la θεωρία de la mecircme maniegravere que le divin Une simple

diffeacuterence de degreacute sous entend agrave notre avis quil ny aurait pas de diffeacuterence radicale entre

les deux pratiques ce qui nest pas le cas comme nous lavons montreacute La diffeacuterence de

degreacute elle se voit en comparant les diffeacuterents humains notamment en ce qui a trait agrave leurs

activiteacutes certains parviennent mieux que dautres agrave pratiquer une activiteacute mais il nest

jamais exclu quavec beaucoup dentraicircnement chaque humain puisse arriver agrave des reacutesultats

semblables Ainsi on peut offrir une premiegravere deacutefinition de lrsquoautarcie humaine agrave savoir

qursquoelle est le fait de celui qui se suffit agrave lui-mecircme par lrsquointermeacutediaire de choses qui lui sont

exteacuterieures

13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme

Agrave ce point une question meacuterite drsquoecirctre souleveacutee la θεωρία est-elle loffice de

lrsquohomme Cette question est pertinente dans la mesure ougrave notre distinction entre lrsquoautarcie

divine et lrsquoautarcie humaine repose sur la distinction que nous avons faite entre lrsquoactiviteacute de

la θεωρία par le premier moteur et par le sage De plus la reacuteponse agrave cette question est

eacutevidemment utile pour voir comment on peut coordonner les diffeacuterentes activiteacutes humaines

au sein de la citeacute Si la pratique de la θεωρία savegravere ecirctre loffice de lhomme il est eacutevident

quil faudra absolument lui trouver une place de choix au sein de la citeacute afin de faire en

sorte que chaque citoyen puisse actualiser son essence Au contraire si cette pratique ne

constitue pas loffice ou la fonction de lhomme il serait beaucoup moins grave si on en

venait agrave conclure que la recherche de lautarcie divine nest pas compatible avec les activiteacutes

de la citeacute Comme nous tenterons de le montrer plus bas il nous semble que la pratique de

la philosophie est difficilement conciliable avec la maniegravere dont la citeacute est constitueacutee et ce

nest quindirectement quon peut reacuteintroduire cette pratique au sein de la citeacute Voilagrave

pourquoi il est pertinent pour nous de montrer que loffice de lhomme ne peut pas ecirctre la

recherche de lautarcie divine

Un passage est crucial pour la compreacutehension de ce qui est le propre de lrsquohomme

chez Aristote

laquo Dans ces conditions si nous posons que lrsquooffice [ἔργον] de lrsquohomme est une

certaine forme de vie (crsquoest-agrave-dire une activiteacute de lrsquoacircme et des actions

rationnelles [πράξεις μετὰ λόγου]) mais que srsquoil est homme vertueux ses

œuvres seront parfaites et belles degraves lors que chaque œuvre parfaitement

accomplie traduit la vertu qui lui est propre dans ces conditions donc le bien

17

18

humain devient un acte de lrsquoacircme qui traduit la vertu et srsquoil y a plusieurs vertus

lrsquoacte qui traduit la plus parfaite et la plus finale raquo (EN 1098a12-18)

Ce passage a eacutevidemment fait couler beaucoup drsquoencre et les commentateurs semblent

se partager en deux camps Drsquoun cocircteacute il y a ceux qui soutiennent que lrsquoexercice de cette

vertu qui serait la plus finale ne peut ecirctre que lrsquoexercice de la θεωρία et de lrsquoautre ceux qui

deacutefendent que cela doit comprendre toutes les vertus autant morales qursquointellectuelles22

Cependant deux arguments nous font croire que dans ce passage la θεωρία ne peut pas ecirctre

eacutevoqueacutee ce qui montrerait qursquoelle nrsquoest pas ou ne fait pas partie de ce qui est le propre de

lrsquohomme

Le premier argument vise le vocabulaire utiliseacute par Aristote Si lrsquooffice de lrsquohomme

est composeacute de πράξεις μετὰ λόγου comment le philosophe pourrait-il associer cet office

avec la θεωρία sachant que celle-ci nrsquoa aucune implication pratique (EN 1139a27-28) On

pourrait toutefois objecter agrave cela que lutilisation que fait ici Aristote du concept de πρᾶξις

na pas agrave ecirctre compris selon son usage technique cest-agrave-dire comme la mise en acte du

reacutesultat dune deacutecision (EN 1139a17-35) Cest en effet le sens que veut donner Bonitz agrave

cette occurrence de πρᾶξις en EN 1098a13 puisquil affirme dans son Index Aristotelicus

que πρᾶξις doit ici ecirctre pris comme un synonyme de ἐνέργεια Si lon considegravere que Bonitz

a raison de comprendre cet usage de πρᾶξις comme il le fait rien nempecircche en effet de

concevoir que ce dont parle Aristote dans le passage de EN 1098a12-18 peut sans

problegraveme ecirctre la pratique de la θεωρία puisque la θεωρία est bel et bien une forme de

ἐνέργεια (Pol 1325b16-26) Il faut toutefois souligner que cet usage de πρᾶξις est

extrecircmement rare dans le corpus aristoteacutelicien Bonitz ne relegraveve que trois occurrences ougrave

22 Pour un reacutesumeacute de ce deacutebat et une analyse originale voir Curzer 1990

Aristote en ferait un tel usage agrave savoir le passage qui nous inteacuteresse et EN 1094a5 ainsi

que Pol 1325a32 Regardons dun peu plus pregraves ces deux autres passages

laquo Neacuteanmoins une certaine diffeacuterence apparaicirct entre les fins Tantocirct en effet ce sont des actes [ἐνέργειαι] tantocirct des oeuvres [ἔργα] qui sen distinguent Or quand certaines fins sont distinctes des actions [παρὰ τὰς πράξεις] les oeuvres [τὰ ἔργα] sont alors un bien naturellement supeacuterieur aux actes [τῶν ἐνεργειῶν] raquo (EN 1094a3-6)

Ce quAristote soutient dans ce passage-ci cest que dans le cas ougrave la fin dune action

nest pas laction elle-mecircme le reacutesultat de laction est supeacuterieur agrave cette action Cela est tout agrave

fait normal si lon considegravere que dans un tel cas la fin de laction nest autre que son reacutesultat

et que degraves lors ce reacutesultat est neacutecessairement supeacuterieur agrave laction puisque celle-ci lui est

subordonneacutee Il faut maintenant se demander si le τὰς πράξεις de 1094a3-6 est synonyme

de ἐνέργεια Agrave notre avis ce serait plutocirct le contraire qui serait juste agrave savoir que dans ce

passage le sens de ἐνέργεια se rapprocherait de celui de πρᾶξις Remarquons dabord que le

Stagirite semble bien utiliser ἐνερέγεια et πρᾶξις sans faire de distinction quelconque entre

les deux concepts ce qui peut indiquer que lun des deux termes doit ecirctre consideacutereacute comme

le synonyme de lautre Il faut aussi savoir que pour Aristote une ἐνέργεια peut avoir sa fin

en elle-mecircme ou bien dans quelque chose dexteacuterieur (Meta 1050a23-b2) Dans le passage

de lEN qui nous inteacuteresse ici il ne fait aucun doute que les ἐνέργειαι dont parle le

philosophe sont agrave prendre dans le deuxiegraveme sens du fait quil les dit infeacuterieures aux ἔργα

quelles produisent Ainsi on voit que ἐνέργεια a ici un sens beaucoup plus proche de la

deacutefinition que donne par ailleurs Aristote de la πρᾶξις dans la mesure ougrave bien que celle-ci

se distingue de la ποίησις en ce quelle ne produit rien de concret qui soit exteacuterieur agrave laction

(EN 1140b6-7) elle est tout de mecircme tourneacutee vers laction (EN 1141b14-16) lui

19

20

permettant ainsi de produire malgreacute tout un ἔργον De plus Bonitz affirme dans son Index

que ἐνέργεια est souvent associeacutee voire synonyme de πρᾶξις ou de χρῆσις ce qui nous

laisse croire que notre hypothegravese nest pas du tout impossible Cela eacutetant dit nous ne

consideacuterons donc pas quil soit neacutecessaire de prendre le πρᾶξις de EN 1094a5 comme un

synonyme de ἐνέργεια

Voici le deuxiegraveme passage

laquo Dautre part louer linaction [τὸ ἀπρακτεῖν] plus que laction [τοῦ πράττειν] ce nest pas ecirctre dans le vrai car le bonheur est action [πρᾶξις] et de plus les actions des gens justes et tempeacuterants [αἱ τῶν δικαίων καὶ σωφρόνων πράξεις] ont pour aboutissement beaucoup de belles choses raquo (Pol 1325a31-33)

Dans ce passage la πρᾶξις est associeacutee agrave lhomme juste et agrave lhomme tempeacuterant ce

qui est tout agrave fait en accord avec le fait que la pratique de la vertu morale soit pour Aristote

une πρᾶξις De plus les lignes preacuteceacutedant ce passage traitent de la distinction entre celui qui

dirige des esclaves et celui qui dirige des hommes libres Le contexte est donc directement

relieacute agrave la pratique de lactiviteacute politique exemplification parfaite de la φρόνησις (EN

1141b23-24) Il ne semble y avoir pour ainsi dire rien qui ne nuise agrave la compreacutehension de

cette occurrence de πρᾶξις dans son sens technique courant chez Aristote et donc rien pour

nous forcer agrave la faire devenir un synonyme de ἐνέργεια Rien sauf le fait que le bonheur est

intimement en lien avec la πρᾶξις ce qui est eacutevidemment probleacutematique comme nous

voulons le montrer pour qui croit que le bonheur se doit decirctre uniquement deacutefini par

lexercice de la θεωρία Toutefois si on comprend ici quAristote parle du bonheur humain

qui se deacutefinit par la pratique de la vertu morale et de la φρόνησις (EN 1178a9-22) et non

pas du bonheur absolu qui est lapanage du divin il ny a absolument rien de probleacutematique

dans lutilisation de πρᾶξις

Aucune des occurrences de πρᾶξις dont Bonitz soutient quelles doivent prendre le

sens de ἐνέργεια ne nous semble donc leacutegitime dun tel traitement Il nous apparaicirct plutocirct

que Bonitz en voulant probablement conserver lactiviteacute theacuteoreacutetique comme bonheur

humain leur affecte une charge interpreacutetative trop importante qui nest pas reacuteellement

neacutecessaire dans le contexte immeacutediat de ces passages Cette interpreacutetation semble toutefois

pouvoir se fonder sur un passage particulier que mentionne Bonitz

laquo Mais si le bonheur est une activiteacute [ἐνέργεια] traduisant la vertu il est parfaitement rationnel quil traduise la vertu suprecircme [κατὰ τὴν κρατίστην] laquelle doit ecirctre vertu de ce quil y a de meilleur [τοῦ ἀρίστου] Alors que cela soit lintelligence ou autre chose (ce qui semble alors naturellement gouverner et diriger en ayant une ideacutee de ce qui est beau et divin) que cela soit quelque chose de divin en lui-mecircme ou ce quil y a de divin en nous cest son activiteacute [ἡ τούτου ἐνέργεια] lorsquelle exprime la vertu qui lui est propre qui doit constituer le bonheur acheveacute [ἡ τελεία εὐδαιμονία] raquo (EN 1177a12-17)

Le parallegravele entre ce passage et celui de EN 1098a12-18 est eacutevident Devant une

telle ressemblance Bonitz a probablement cru quAristote parlait du mecircme sujet et sest

donc permis de donner le sens de ἐνέργεια au πρᾶξις de EN 1098a13 puisquil avait un

exemple dun passage ayant un contexte similaire ougrave le Stagirite employait ἐνέργεια plutocirct

que πρᾶξις Si on y regarde dun peu plus pregraves on se rend compte que le contexte nest pas

exactement le mecircme Alors quen EN X 6 il est question du bonheur en lui-mecircme EN I 6

traite plutocirct du bonheur humain ce qui nous permet de croire que le vocabulaire utiliseacute est

sciemment choisi De fait tout juste apregraves le texte de EN X 6 Aristote affirme que cette

activiteacute suprecircme est plus lapanage des dieux que des humains et que si ceux-ci peuvent y

participer dans les mesures de leurs capaciteacutes ce nest que parce quils possegravedent aussi une

21

22

partie divine en eux Il nous semble donc tout agrave fait envisageable de conserver la

signification habituelle de πρᾶξις en EN 1098a13 ce qui nous permet de soutenir que la

pratique de la θεωρία nest effectivement pas loffice de lhomme

Largumentation que nous venons dexposer eacutetait principalement fondeacutee sur le fait

quAristote nemployait jamais directement le terme de πρᾶξις pour faire reacutefeacuterence agrave la

pratique de la θεωρία Cependant certains passages que nous avons releveacutes par la suite

semblent avoir eacutechappeacute agrave lattention de Bonitz Les voici

laquo Mais la vie active [τὸν πρακτικόν] nest pas neacutecessairement en relation avec autrui comme le pensent certains pas plus que concernent seules laction [πρακτικάς] les penseacutees qui ont en vue des reacutesultats pratiques mais bien plutocirct les consideacuterations et les speacuteculations autonomes et qui se prennent elles-mecircmes pour objets [τὰς αὐτοτελεῖς καὶ τὰς αὑτῶν ἕνεκεν θεωρίας καὶ διανοήσεις] raquo (Pol 1325b16-21)

laquo Mais la partie qui a la raison est meilleure Or elle se divise en deux selon notre maniegravere habituelle de diviser il y a dune part la raison pratique dautre part la raison theacuteorique Que ce soit donc neacutecessairement de cette maniegravere que se divise cette partie rationnelle cest eacutevident Nous dirons aussi que les actions de lacircme supportent une division analogue [καὶ τὰς πράξεις δrsquo ἀνάλογον ἐροῦμεν ἔχειν][hellip] raquo (Pol 1333a23-27)

Dans ces deux passages on voit que le mot πρᾶξις (ou un mot de la mecircme famille)

sert agrave deacutesigner agrave la fois les actes eacutemanant de la partie pratique de lacircme rationnelle et ceux

eacutemanant de sa partie speacuteculative Dans ces deux textes nous navons pas dautre choix que

daccorder que lutilisation de πρᾶξις ne peut pas prendre le sens technique auquel nous

avons tenteacute de le restreindre Ainsi il semble donc possible dans labsolu que certaines

occurrences de ce terme puissent ecirctre synonymes de ἐνέργεια Cependant le fait que cela

soit possible nimplique pas quil faille neacutecessairement lui donner ce sens dans le passage

qui nous inteacuteresse Nous croyons aussi avoir montreacute quil est pour le moins coheacuterent de

comprendre le πρᾶξις de EN1098a13 dans son sens technique sachant tregraves bien que cet

argument est beaucoup trop faible pour que notre interpreacutetation ne repose uniquement que

sur lui

Le deuxiegraveme argument visant agrave montrer que la pratique de la θεωρία ne constitue

pas loffice de lhomme traite de la perfection de lrsquoacte accompli et ne fait aucunement

intervenir largument preacuteceacutedent Dans le passage qui nous inteacuteresse Aristote soutient que

lrsquooffice de lrsquohomme doit ecirctre quelque chose qursquoil accomplit de maniegravere parfaite et que

cette perfection traduit la vertu qursquoil a en propre Quand on srsquoattarde un peu plus agrave ce

critegravere on se rend compte que le Stagirite ne cherche pas ici lrsquoactiviteacute qui serait la plus

parfaite en elle-mecircme (ce qui serait eacutevidemment la θεωρία) mais bien celle que lrsquohumain

est capable de reacutealiser parfaitement23 Or comme nous lrsquoavons vu il existe une diffeacuterence

majeure entre lrsquoexercice de la θεωρία par le divin et par lrsquohumain de sorte que nous

pouvons penser que lrsquohumain ne la reacutealise pas parfaitement Crsquoest aussi la conclusion agrave

laquelle arrive Bodeacuteuumls (1975 pp70-74) en montrant que la parfaite reacutealisation de la θεωρία

ne peut ecirctre que lrsquoœuvre du divin et que lrsquohomme ne peut qursquoy aspirer et ce de maniegravere

toujours vaine laquo le νοῦς qui deacutefinit pourtant lhomme24 nappartient pas agrave celui-ci en tant

quhomme cest-agrave-dire en tant que mortel[hellip] Aussi la conscience de lhomme au sens ougrave

nous lavons entendue nest-elle jamais quun approchant de la Vie de Dieu et le bonheur

une aspiration du mortel agrave limmortel raquo25 Finalement le fait qursquoAristote soutienne que le

divin accomplit mieux lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique que lrsquohomme (Meta Λ 1072b23-26 EN

23 laquo Parfait se dit ensuite de ce qui sous le rapport de lrsquoexcellence et du bien nrsquoest pas surpasseacute dans le genre envisageacute raquo (Met Δ 1021b14-15)24 Bien que nous ne soyons pas drsquoaccord avec cette identification de lrsquohomme au νοῦς cela nrsquoa que peu drsquoimportance dans lrsquoargumentation de Bodeacuteuumls et la conclusion qursquoil tire peut srsquoappliquer malgreacute tout Pour les raisons de ce deacutesaccord voir Curzer 1990 p42825 Bodeacuteuumls 1975 p74

23

24

1178b21-24) implique que lrsquohomme ne lrsquoaccomplit pas de maniegravere parfaite et donc que la

θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme selon le critegravere mecircme drsquoAristote

Un autre texte drsquoAristote est important pour montrer que lrsquohomme ne reacutealise pas

lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique de maniegravere parfaite et cette fois sans faire appel agrave notre infeacuterioriteacute agrave

lrsquoeacutegard de la diviniteacute Une bonne partie des Parties des animaux26 I 5 vise agrave montrer que

du fait qursquoil nous est difficile drsquoobserver les reacutealiteacutes eacuteternelles les connaissances que nous

en avons sont plutocirct reacuteduites (PA 644b25-30) ce qui revient agrave dire que nous ne pouvons

pas les connaicirctre de maniegravere parfaite Agrave lrsquoopposeacute les choses qui nous entourent

particuliegraverement les animaux sont lrsquoobjet drsquoun tregraves grand nombre drsquoobservations et pour

peu qursquoon srsquoen donne la peine il est assez aiseacute drsquoamasser des connaissances drsquoune

preacutecision satisfaisante agrave leur sujet (PA 644b25-35) laquo Mais les deux eacutetudes ont chacune leur

attrait Pour les ecirctres eacuteternels les pauvres connaissances que nous en atteignons nous

apportent cependant en raison de lrsquoexcellence de cette contemplation plus de joie que

toutes les choses qui nous entourent raquo (PA 644b30-35) Ainsi on voit que lrsquoexcellence de

lrsquoobjet est un critegravere aussi important pour justifier lrsquoeacutetude de cet objet que le degreacute de

preacutecision auquel on peut arriver Crsquoest cet argument qui est drsquoune certaine maniegravere mis de

lrsquoavant en EN X 6-8 pour justifier le fait que lrsquohomme doit se livrer agrave la θεωρία

Toujours dans le but de montrer que la θεωρία nrsquoest pas le propre de lrsquohomme il est

inteacuteressant drsquoajouter agrave notre analyse les reacutesultats de lrsquoeacutetude qursquoa faite Curzer sur ce qursquoil

appelle laquo The ergon argument raquo27 Le reacutesultat auquel il arrive tend agrave montrer que le

26Sauf avis contraire nous citons la traduction des Parties des animaux de Le Blond27 Curzer 1990 p426-432

traitement que fait Aristote de lrsquooffice de lrsquohomme en EN I 6 nrsquoest pas compatible avec

lrsquoanalyse qursquoil fait du parfait bonheur en EN X 6-8 ce qui lrsquoamegravene agrave conclure que laquo in

addition the difference between the I 7 and the X 6-8 criteria lends support to the thesis

that X 6-8 is a reconsideration rather than a mere continuation of book Is investigation of

happiness raquo (Curzer 1990 p432) Pour arriver agrave cette conclusion il distingue trois critegraveres

utiliseacutes par Aristote pour deacuteterminer ce qursquoest le bonheur en EN I 7 et les compare avec

ceux de EN X 6-8 Le premier critegravere est celui qui nous importe ici agrave savoir que le

bonheur est quelque chose de propre agrave lrsquohomme (Ibid p426) Curzer commence par

examiner les diffeacuterentes compreacutehensions preacutesentes chez les commentateurs drsquoAristote de ce

qursquoest lrsquoἔργον propre de lrsquohomme et montre pour chacune drsquoelles que ce critegravere nrsquoest jamais

utiliseacute par Aristote lorsque ce dernier parle de la θεωρία en EN X 6-828 Il fait tout drsquoabord

la diffeacuterence entre deux types de compreacutehension de ce qui est propre le premier disant que

laquo (F[unction]) X is peculiar to humans if and only if X is an activity which only humans

can do or which humans can do best raquo (Ibid) le second que laquo (C[haracteristic] A[ctivity])

X is peculiar to humans if and only if X is an activity which exercises essential human

abilities (whether or not humans are the only or the best exercisers of these abilities) raquo

(Ibid) Ensuite ces deux interpreacutetations peuvent ecirctre combineacutees avec des vues inclusives

ou intellectualistes de lrsquoἔργον Voici briegravevement les combinaisons releveacutees par Curzer

suivies de lrsquoexamen qursquoil en fait29

a) F dans un sens geacuteneacuteral incluant toutes les activiteacutes de la raison EN X 6-8 ne fait jamais la distinction entre activiteacutes rationnelles ou irrationnelles mais ne fait que parler de la meilleure activiteacute

28 laquo Thus on the general inclusivist and intellectualist versions of interpretations (F) and (CA) of the I 7 peculiarity criterion Aristotle never mentions or uses the peculiarity criterion in X 6-8 raquo (Curzer 1990 p428)29 Toute cette section sauf avis contraire fait reacutefeacuterence agrave Curzer 1990 pp426-428

25

26

b) F dans un sens inclusif ougrave lrsquohomme peut faire abc et est le seul agrave faire c ou c) CA dans un sens inclusif

b) et c) impliquent tous deux que le bonheur est un composeacute de plusieurs activiteacutes dont au moins lrsquoactiviteacute pratique et lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique EN X 6-8 affirme que la θεωρία et lrsquoaction morale sont des bonheurs par eux-mecircmes

d) F dans un sens intellectualiste qui soutient que le propre de lrsquohomme est la θεωρία ce critegravere nrsquoest pas respecteacute en EN X 6-8 parce qursquoAristote y affirme que le divin exerce aussi cette activiteacute30

e) CA dans un sens intellectualiste provoqueacute par un changement dans la conception de la nature humaine entre EN I 6 et EN X 6-8 faisant passer lrsquohomme drsquoun ecirctre morceleacute agrave un ecirctre qui se deacutefinit uniquement par son νοῦς ce qui fait de la θεωρία lrsquoactiviteacute propre de lrsquoindividu

il est reacutefutable qursquoAristote opegravere un tel changement dans sa conception de la nature humaine et donc on ne peut pas srsquoautoriser agrave affirmer que lrsquoactiviteacute qui est le propre de lrsquohomme soit la θεωρία 31

Ainsi si lrsquoanalyse que fait Curzer est juste cela nous force agrave conclure comme nous

lrsquoavons fait que lrsquoactiviteacute de la θεωρία nrsquoest pas le propre de lrsquohomme et qursquoelle ne peut

donc pas ecirctre consideacutereacutee comme le bien de lrsquohumain en tant qursquohumain

Un autre passage est important pour cette question Aristote parlant de lrsquoexercice de

la θεωρία affirme que laquo pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain Ce nrsquoest pas

en effet en sa qualiteacute drsquohomme que quelqursquoun peut vivre ainsi mais comme deacutetenteur drsquoun

eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui raquo (EN 1177b25-30) Autrement dit lrsquohomme srsquoil nrsquoeacutetait

qursquohomme ne pourrait pas reacutealiser la θεωρία et crsquoest la partie divine qui est en lui qui le lui

permet De cette maniegravere il est difficile drsquoattacher cette activiteacute agrave ce qui est propre agrave

lrsquohomme sans associer ce qursquoest lrsquohomme uniquement agrave cette partie de lui-mecircme Or cette

association nous paraicirct impossible Aristote affirmant en EN X 8 endroit ougrave lrsquohomme

devrait ecirctre identifieacute par son νοῦς que laquo au contraire les choses exteacuterieures sont pour

30 Curzer discute lrsquoobjection qursquoon peut apporter agrave cette interpreacutetation et qui soutient que le fait que le divin partage la θεωρία avec lrsquohomme nrsquoempecircche pas celle-ci drsquoecirctre tout de mecircme le propre de lrsquohomme Nous renvoyons agrave son texte pour les deacutetails de son argumentation31 Encore une fois nous renvoyons au texte pour lrsquoargumentation preacutecise de Curzer

ainsi dire des obstacles du moins agrave sa meacuteditation Mais en tant qursquohomme et en tant qursquoil

partage la vie drsquoun assez grand nombre il choisit drsquoexeacutecuter les actes qui traduisent la

vertu raquo (EN 1178b4-8) Ce texte nous semble pouvoir ecirctre compris de deux faccedilons soit ce

nrsquoest pas en tant qursquohomme que lrsquohomme pratique la θεωρία soit il nrsquoy a pas seulement la

pratique de la θεωρία qui soit proprement humaine mais aussi la vertu morale En

combinant les deux passages que nous venons de citer il nous semble neacutecessaire de

conclure que bien que lrsquohomme possegravede en lui une partie divine ce que nous ne contestons

pas cette partie divine nrsquoest pas en mesure de le deacutefinir en propre justement ducirc agrave son

caractegravere divin et que ce serait plutocirct la vertu morale qui ferait de lrsquohomme ce qursquoil est en

tant que tel32 Deacutefinir en propre lrsquohomme comme eacutetant celui qui doit exercer la θεωρία

serait en fait contraindre lrsquohomme agrave toujours rester inacheveacute agrave ne jamais reacutealiser

pleinement sa nature ce qui est absurde dans le cadre de la penseacutee aristoteacutelicienne 33 Cela

32 Cest aussi ce que semble soutenir Platon dans un tregraves beau passage du Pheacutedon traitant de la transmigration des acircmes laquo -Mais reprit Socrate mecircme si on ne considegravere que ces gens-lagrave les plus heureux ceux qui sachemineront vers le lieu le meilleur ne sont-ils pas ceux qui auront cultiveacute la vertu publique et sociale celle quon appelle modeacuteration et aussi bien justice vertu qui naicirct de lhabitude et de lexercice sans que la philosophie et lintelligence y aient part -En quel sens ces gens-lagrave peuvent-ils bien ecirctre les plus heureux[ demanda Ceacutebegraves] -En ce quils ont toutes les chances de se reacuteintroduire dans une espegravece animale qui soit sociable et de moeurs douces abeilles si tu veux ou guecircpes ou fourmis ils peuvent mecircme sans changement reacuteinteacutegrer lespegravece humaine et de ce retour naicirctront des gens bien comme il faut -Probablement -Mais pour lespegravece des dieux si lon ne sest pas occupeacute agrave philosopher et si lon nest pas parfaitement pur au moment du deacutepart il nest pas permis darriver jusquagrave elle ce nest permis quagrave celui qui aime apprendre raquo (Platon Pheacutedon 82a-c trad Dixsaut nous soulignons) On voit donc que dans ce passage du Pheacutedon Platon affirme quune personne pratiquant les vertus morales pourra se reacuteincarner en humain De plus eacutetant donneacute que laquo chaque espegravece dacircme verra son lieu de destination deacutetermineacute par similitude avec son occupation ordinaire raquo (Pheacutedon 82a) il faut conclure de cela que ce qui est proprement humain est la pratique de telles vertus car lacircme de celui qui pratique la philosophie accegravedera au monde des dieux une fois seacutepareacutee de son corps Eacutevidemment cela va agrave lencontre dautres passages du Pheacutedon et dautres dialogues (Reacutepublique Alcibiade) ougrave Platon associe lhumain avec la meilleure partie de son acircme mais ce passage reste neacuteanmoins tregraves inteacuteressant pour notre propos33 On pourrait ici ajouter que la citeacute est aussi une chose naturelle qui natteint pratiquement jamais sa fin dans la mesure ougrave les citeacutes ont geacuteneacuteralement des constitutions deacutevieacutees et donc contre nature Lajout de cet exemple enlegraveverait beaucoup du caractegravere absurde de la position que nous avons preacutesenteacutee Cependant le fait que les citeacutes natteignent pas leur fin nest que contingent en ce sens que cela ne deacutepend que de la constitution mise en place et des gens qui la peuplent choses qui sont totalement en mesure de changer et non de caracteacuteristiques essentielles de la citeacute Dans le cas de lhomme le fait quil ne puisse pas pleinement reacutealiser son cocircteacute divin nest pas contingent mais est ancreacute dans sa nature corporelle La diffeacuterence entre la citeacute et le

27

28

nrsquoempecircche toutefois pas lrsquoespegravece humaine de mettre de lrsquoavant un deacutesir drsquoassimilation agrave la

diviniteacute par lrsquoexercice dans la mesure de ses capaciteacutes de lrsquoactiviteacute la meilleure mais cela

ne peut pas constituer son essence propre car cette essence serait voueacutee agrave une part de

puissance pour lrsquoeacuteterniteacute Ainsi la θεωρία serait plutocirct le propre du divin34 Toutefois un

passage affirme explicitement le contraire agrave savoir que le propre de lhomme serait en fait

la θεωρία laquo On peut mecircme penser au demeurant que chaque individu sidentifie agrave elle [la

vie intellectuelle] si tant est quelle est la chose principale et la meilleure Il serait donc

deacuteplaceacute de ne pas choisir lexistence qui est la nocirctre mais celle dun autre raquo (EN 1178a1-8)

Dans ce texte Aristote affirme queacutetant donneacute que la pratique de la philosophie est la chose

la meilleure il est permis denvisager que lhomme sidentifie agrave cette activiteacute intellectuelle

Eacutevidemment il est aiseacute de voir lagrave une affirmation de ce quest le propre de lhomme nous

en convenons Toutefois parallegravelement agrave ce passage dautres textes affirment tout aussi

explicitement que lhomme est constitueacute par la φρόνησις (EN 1139a35-b5 1168b31-

1169a2 et surtout 1144a6-7) Il nous semble aussi significatif que le premier passage se

trouve au livre VI livre dans lequel Aristote traite des vertus intellectuelles et donc de la

σοφία Il semble donc y avoir une certaine tension entre deux conceptions du propre de

lhomme Par contre il nest peut-ecirctre pas neacutecessaire dy voir une reacuteelle contradiction On

pourrait plutocirct y comprendre deux degreacutes danalyse diffeacuterents agrave savoir une volonteacute de

deacutefinir lhomme en ce quil a de proprement humain (la φρόνησις) et en ce quil possegravede une

part divine (la θεωρία) Cela est dautant plus probable consideacuterant quAristote affirme

comme nous lavons deacutejagrave dit que laquo pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain

sage est au fond quil est possible pour la citeacute datteindre parfaitement sa fin alors quil est impossible au sage dy parvenir34 Crsquoest aussi la position deacutefendue par Keyt (1978 p146)

Ce nest pas en effet en sa qualiteacute dhomme que quelquun peut vivre ainsi mais comme

deacutetenteur dun eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui raquo (EN 1177b26-28) De plus le fait

quAristote accorde que la pratique de la vertu morale constitue une forme de bonheur agrave

part entiegravere bien que de maniegravere secondaire (EN 1178a8-10) montre que lexistence

humaine ne se reacuteduit pas agrave lexercice de la θεωρία et quelle peut ecirctre pleinement heureuse

sans activiteacute theacuteoreacutetique

14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme

Tentons maintenant de voir si la vertu morale et la sagaciteacute (φρόνησις) reacutepondent aux

critegraveres de lrsquoἔργον de lrsquohomme tels que releveacutes par Curzer En faisant cela nous serons

ameneacute agrave comprendre que cest en pratiquant de telles actions que lhumain peut devenir un

humain agrave part entiegravere Agrave partir de cela nous pourrons ensuite mieux expliquer agrave quoi

correspond ce que nous avons appeleacute lautarcie humaine Le premier critegravere que relegraveve

Curzer pour deacutefinir lrsquoἔργον de lrsquohomme est celui du caractegravere propre de lrsquoactiviteacute La vertu

morale et la sagaciteacute semblent satisfaire ce critegravere de la maniegravere la plus rigoureuse possible

en ce sens que parmi tous les vivants lrsquohumain est le seul agrave pouvoir exercer les vertus

morales (EN 1145a25-27) et cette vertu intellectuelle neacutecessitant la raison quest la

φρόνησις En effet les autres animaux et le divin nrsquoy participent pas ceux-lagrave par manque

de faculteacute (Pol 1254b20-25 EN III 4) celui-ci par trop grande perfection (EN 1178b10-

20) Malgreacute ces passages ougrave Aristote refuse explicitement daccorder la sagaciteacute aux

animaux nous ne sommes pas sans savoir quil existe dautres passages ougrave le Stagirite leur

confegravere malgreacute tout une certaine forme de φρόνησις (entres autres EN 1141b25-28 GA

753a11 HA 488b15) Sans vouloir traiter agrave fond cette question puisquici nen est pas le

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30

lieu propice nous nous en remettrons aux analyses quen a faites Labarriegravere Pour lui

laquo Aristote qualifie souvent les animaux ou du moins un certain nombre dentre eux de

phronimoi mais il ne deacutefinit jamais clairement ce quil signifie par lagrave raquo (Labarriegravere 2005

p122) Il entend aussi montrer que certaines des caracteacuteristiques de la φρόνησις humaine

sont partageacutees avec la φρόνησις que le Stagirite attribue aux animaux Ces caracteacuteristiques

sont laquo un certain rapport agrave lexpeacuterience et le caractegravere impeacuteratif (epitaktikecirc) raquo (Ibid p135)

Il nen reste pas moins que la φρόνησις accordeacutee aux animaux est diffeacuterente de celle

accordeacutee aux humains dans la mesure ougrave les animaux laquo quels quils soient sont priveacutes

dhupolecircpsis et de bouleusis Agrave strictement parler je lai deacutejagrave mentionneacute la phronecircsis

animale ne preacuteside agrave aucune praxis raquo (Ibid p132) Ce qui permet de rendre compte du fait

quAristote attribue malgreacute tout explicitement la φρόνησις agrave certains animaux vient du fait

que selon Labarriegravere Aristote naurait pas un concept de φρόνησις aussi rigoureux en

zoologie quen eacutethique (Ibid p124) et que ce nest que dun point de vue de psychologie

biologique et non pas de psychologie morale que la φρόνησις est susceptible decirctre

conceptualiseacutee selon divers degreacutes (Ibid p132) Il nous est donc toujours permis daffirmer

que la φρόνησις comprise dans sa relation agrave lactiviteacute morale et vertueuse est vraiment

propre agrave lhomme

Le deuxiegraveme critegravere est celui de lrsquoexcellence (Curzer 1990 p428) au sens ougrave

lrsquoactiviteacute en question peut ecirctre accomplie de maniegravere excellente comme dans lrsquoexemple

drsquoAristote ougrave il attribue le mecircme office au joueur de cithare et au bon joueur de cithare

sauf que lrsquooffice du bon joueur sera de bien jouer alors que celui du simple joueur sera

simplement drsquoen jouer (EN 1098a7-12) Dans le cas de la vertu morale combineacutee agrave la

φρόνησις on comprend que cette combinaison de chaque vertu particuliegravere avec la sagaciteacute

est exactement lrsquoexcellence dans le domaine qui est propre agrave la vertu morale en question

Prenons un exemple concret pour mieux comprendre ce que nous voulons dire en supposant

la situation ougrave un homme riche srsquoapprecircte agrave deacutepenser un gros montant drsquoargent Comme

dans le cas du cithariste lrsquooffice de lrsquohomme riche sera de deacutepenser cet argent alors que

lrsquooffice de lrsquohomme riche et vertueux sera de bien le deacutepenser Crsquoest ainsi qursquoentre en jeu

lrsquoanalyse que fait Aristote de la magnificence (EN IV 4-6) Lrsquohomme vertueux accomplira

lrsquoaction de deacutepenser sa richesse de maniegravere excellente alors que le riche ne fera que la

deacutepenser En effet le magnifique saura deacutepenser pour ce qursquoil convient (vertu morale fixant

le but) et avec les moyens approprieacutes (φρόνησις deacuteterminant les moyens) (EN 1139a30-

b5) et agira donc de faccedilon agrave accomplir de maniegravere excellente lrsquoaction qursquoil srsquoeacutetait proposeacute

drsquoaccomplir On pourrait eacutegalement faire le mecircme genre drsquoanalyse pour chacune des vertus

morales particuliegraveres LrsquoEE II 11 soutient aussi sensiblement la mecircme chose

lorsqursquoAristote y affirme qursquoune action est mauvaise si la fin est bonne mais pas les

moyens si la fin nrsquoest pas bonne mais que les moyens oui ou encore si agrave la fois la fin et les

moyens sont mauvais (EE 1227b19-23) On voit donc encore une fois que ce qui fait

lrsquoaction excellente crsquoest une combinaison de vertu morale et de φρόνησις Il y a un

parallegravele flagrant agrave cela dans Les Politiques ougrave Aristote dit exactement la mecircme chose (Pol

1331b25-40) Dans ce contexte politique la fin qui doit ecirctre viseacutee est la creacuteation drsquoune

constitution droite alors que les moyens pour y arriver sont des lois qui vont dans ce sens

Si toutefois la fin poseacutee par le leacutegislateur est mauvaise parce qursquoelle promeut un reacutegime

deacutevieacute les lois peuvent tout de mecircme ecirctre bonnes au sens ougrave elles peuvent ecirctre conformes agrave

31

32

lrsquoesprit du reacutegime Ainsi des lois tyranniques seront de bonnes lois dans un reacutegime

tyrannique sans pour autant ecirctre de bonnes lois de maniegravere absolue Il faut cependant noter

que lrsquoindividu qui arrive agrave reacutealiser la fin qursquoil avait poseacutee nrsquoest pas neacutecessairement un

φρόνιμος En effet Aristote fait la distinction entre lrsquohomme habile et lrsquohomme sagace en

disant que lrsquohabile est celui qui a la capaciteacute de trouver les moyens pour arriver agrave sa fin peu

importe que sa fin soit bonne ou mauvaise alors que le sagace ne peut que viser une fin

bonne (EN 1144a23-b1) Cela recoupe aussi la distinction que fait Aristote entre

lrsquoexcellence du citoyen et celle de lrsquohomme de bien disant que le citoyen excellent agit de

maniegravere conforme agrave lrsquoesprit de la constitution dans laquelle il vit que celle-ci soit bonne ou

mauvaise alors que lrsquohomme bon agit selon le bien absolu peu importe srsquoil vit dans une

citeacute droite ou deacutevieacutee (Pol 1276b15-36) On voit donc que le critegravere de lrsquoexcellence

deacuteveloppeacute par Aristote en EN I 7 est conforme agrave lrsquoeacutetude qursquoil fait de la vertu morale et de

la φρόνησις et est preacutesent dans plusieurs de ses analyses

Passons maintenant au troisiegraveme critegravere releveacute par Curzer crsquoest-agrave-dire celui du

meilleur et du plus complet Pour le versant compleacutetude du critegravere il nous faut regarder

dans quelle mesure Aristote considegravere que lrsquoexercice de la vertu morale et de la φρόνησις

est possible pour lrsquohomme Avant cela il est peut-ecirctre pertinent de justifier la traduction de

τελειοτάτην (EN 1098a18) par laquo plus complegravete raquo et non par laquo plus finale raquo comme le fait

notamment Bodeacuteuumls car dans ce cas ce critegravere devrait ecirctre compris de maniegravere diffeacuterente et

permettrait de laisser la porte ouverte agrave lrsquointerpreacutetation voulant qursquoAristote fasse ici allusion

agrave la θεωρία Eacutevidemment hors contexte il est impossible de choisir lrsquoune ou lrsquoautre

traduction Dans une telle situation il est inteacuteressant drsquoaller consulter le texte correspondant

de lrsquoEE pour voir comment est traiteacutee la question

laquo Or le bonheur aussi eacutetait le meilleur le bonheur est donc lrsquoacte drsquoune acircme bonne (ψυχῆς ἀγαθῆς) Et puisque le bonheur eacutetait quelque chose de parfait (τέλεόν τι) et qursquoil y a une vie parfaite et une vie imparfaite et qursquoil en est de mecircme pour la vertu (car lrsquoune est totale lrsquoautre partielle) et que lrsquoacte des choses imparfaites est imparfait le bonheur devrait ecirctre un acte drsquoune vie parfaite (τελείας) conforme agrave une vertu parfaite (κατrsquo ἀρετὴν τελείαν) raquo (EE 1219a35-40)

Dans ce passage Deacutecarie traduit lrsquoadjectif τέλειος par laquo parfait raquo35 au sens de

complet drsquoacheveacute Cette traduction nous semble bonne pour deux raisons La premiegravere est

qursquoAristote fait reacutefeacuterence agrave la vertu laquo totale raquo et agrave la vertu laquo partielle raquo ce qui nous paraicirct

impliquer que τέλειος est aussi agrave prendre en ce sens La deuxiegraveme raison vient drsquoune

comparaison que fait Aristote un peu plus loin entre la vertu du corps et la vertu de lrsquoacircme

laquo Et de mecircme que la bonne condition physique se compose des vertus particuliegraveres de

mecircme en est-il en tant que fin (ᾗ τέλος) de la vertu de lrsquoacircme raquo (EE 1220a1-5) On voit

clairement dans ce passage que la vertu totale dont parlait le philosophe un peu plus haut

est un agreacutegat de toutes les vertus particuliegraveres et que la vertu nrsquoest reacuteellement acheveacutee que

lorsqursquoun individu est complegravetement vertueux Un autre passage paraicirct pertinent pour bien

comprendre la compleacutetude de la vertu En EN 1178a15-22 le philosophe exprime une

interrelation entre la sagaciteacute et la vertu morale affirmant que lrsquoune traduit lrsquoautre et vice

versa et en faisant cela il finit par conclure que ces vertus forment un composeacute On pourrait

donc interpreacuteter la compleacutetude de la vertu comme eacutetant lrsquoacte de ce composeacute et non pas

35 Il est tregraves important de noter pour eacuteviter la confusion que lrsquoutilisation ici de laquo parfait raquo ne renvoie pas au mecircme mot grec que laquo la vertu la plus parfaite (τὴν ἀρίστην)raquo (EN 1098a18) de la traduction de Bodeacuteuumls

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34

simplement de lrsquoune de ses parties En ce sens il est aussi pertinent de voir qursquoAristote

exclut lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique du composeacute (EN 1177b25-30)

Ceci eacutetant dit on peut donc comprendre le critegravere de la compleacutetude comme visant ce

qui est acheveacute ce qui est pleinement deacuteveloppeacute ou encore ce dont lrsquoessence entiegravere est

reacutealiseacutee Regardons si ce critegravere peut srsquoappliquer agrave lrsquohomme en ce qui concerne son

exercice de la vertu morale et de la φρόνησις Il semblerait que oui dans la mesure ougrave

Aristote affirme que laquo neacuteanmoins ce [le bonheur] peut ecirctre aussi un bien partageacute par

beaucoup puisqursquoil est accessible agrave tous ceux qui nrsquoont pas de handicap pour la vertu

moyennant un certain apprentissage et de lrsquoapplication raquo (EN 1099b18-20) Bien que

lrsquoacquisition drsquoun caractegravere vertueux soit difficile et rare (Pol 1301b40) Aristote nrsquoen parle

jamais comme quelque chose drsquoimpossible agrave atteindre De plus il accorde volontiers la

sagaciteacute agrave Peacutericlegraves et agrave ses semblables (EN 1140b8-11) ce qui montre qursquoil croyait cet eacutetat

atteignable et effectivement atteint par certains hommes

Pour ce qui est du critegravere de la perfection (ἄριστος) Curzer lrsquointerpregravete comme eacutetant

en fait une reprise du critegravere de lrsquoautosuffisance (Curzer 1990 p431) Dans un tel cas il

nous faut donc regarder dans quelle mesure le bonheur humain peut ecirctre deacuteclareacute

autosuffisant Que lrsquoon interpregravete cet ἄριστος de EN 1098a17 comme eacutetant eacutequivalent agrave

autarcique ou bien tout simplement comme meilleur comme le voudrait une traduction

plus litteacuterale lrsquoautosuffisance reste tout de mecircme un critegravere du bonheur et il faut donc que

lrsquoexercice de la vertu morale qui est consideacutereacute comme eacutetant un bonheur agrave part entiegravere par

Aristote bien que de maniegravere secondaire (EN 1178a8-10)36 soit une pratique

autosuffisante Dans un cas comme dans lrsquoautre le problegraveme se pose

Avant daller plus loin dans cette direction il faut savoir quil est possible

dinterpreacuteter cet adjectif de maniegravere agrave ce quil ne puisse deacutesigner que lactiviteacute la meilleure

en elle-mecircme cest-agrave-dire la θεωρία Cependant nous soutenons que lutilisation dἄριστος

dans ce passage ne peut pas renvoyer agrave lactiviteacute theacuteoreacutetique pour les raisons que voici

Commenccedilons par mettre les passages pertinents en parallegravele

laquo Dans ces conditions si nous posons que loffice [ἔργον] de lhomme est une certaine forme de vie (cest-agrave-dire une activiteacute de lacircme et des actions rationnelles) mais que sil est homme vertueux ses oeuvres seront parfaites et belles degraves lors que chaque oeuvre parfaitement accomplie traduit la vertu qui lui est propre dans ces conditions donc le bien humain devient un acte de lacircme qui traduit la vertu et sil y a plusieurs vertus lacte qui traduit la plus parfaite [ἀρίστη] et la plus finale raquo (EN 1098a12-18)

Le contexte de ce passage est tregraves clair et cest au bien proprement humain

quAristote sattarde et non pas au bien le plus excellent en lui-mecircme Sil advenait que le

bien humain diffegravere du plus excellent des biens on pourrait soutenir que lἄριστος de ce

passage doit renvoyer agrave la meilleure vertu strictement humaine Regardons maintenant un

autre passage ougrave Aristote semble affirmer pratiquement la mecircme chose

laquo Mais si le bonheur est une activiteacute traduisant la vertu il est parfaitement rationnel quil traduise la vertu suprecircme (κατὰ τὴν κρατίστην) laquelle doit ecirctre vertu de ce quil y a de meilleur (ἅυτη δrsquoἂν εἴη τοῦ ἀρίστου) raquo (EN 1177a12-13)

36Afin de mieux comprendre le caractegravere secondaire du bonheur procureacute par lactiviteacute politique il est inteacuteressant de sen remettre au texte Le bonheur parfait agrave titre secondaire de Bodeacuteuumls (2004) Il nous semble aussi fort pertinent dajouter agrave cette eacutetude de Bodeacuteuumls que le fait que lactiviteacute theacuteoreacutetique soit associeacutee au loisir implique que le traitement que fait Aristote du loisir sapplique tout aussi bien agrave cette activiteacute et que degraves lors on peut ecirctre tenteacute de lui faire jouer un rocircle politique -ce qui ne la rend donc plus uniquement rechercheacutee pour elle-mecircme- au sens ougrave elle permettrait de deacutevelopper la tempeacuterance Nous reviendrons en deacutetail sur ce sujet agrave la fin de notre preacutesent travail

35

36

Agrave premiegravere vue on retrouve ici la mecircme position que dans le passage preacuteceacutedent

Toutefois le contexte y est diffeacuterent En effet Aristote ne cherche plus agrave identifier le

bonheur humain mais le bonheur en son sens pleinement acheveacute le bonheur parfait en lui-

mecircme indeacutependamment du fait quil puisse ecirctre atteint par lhomme ou non Comme on sy

attend lactiviteacute allant de pair avec ce bonheur acheveacute sera meacuteditative (EN 1177a17-18) Si

donc le bonheur doit ecirctre lactiviteacute traduisant la vertu de ce qui est le meilleur il nous faut

regarder si cela est applicable agrave lhomme et si oui on pourra dire que cest agrave cela que

renvoie lἄριστος de EN I 1098a18 Un texte de la Meacutetaphysique est tregraves pertinent pour

eacuteclairer cela

laquo Dabord donc si lIntelligence divine nest pas la penseacutee mais une simple puissance il est logique de supposer que la continuiteacute de la penseacutee est pour elle une fatigue En outre il est clair quil y aura quelque autre chose supeacuterieure agrave lIntelligence savoir ce qui est penseacute [τὸ νοουμένον] En effet le penser lacte de la penseacutee appartiendra aussi agrave celui qui pense le pire de sorte que si on doit eacuteviter cela (et on le doit car il y a des choses quil est meilleur de ne pas voir que de voir) lacte de la penseacutee ne peut pas ecirctre ce quil y a de meilleur [τὸ ἄριστον] raquo (Meta 1074b28-35)

En se fiant agrave ce texte il est clair que dans le cas de lhomme lacte de la penseacutee nest

pas ce quil y a de meilleur ce qui implique que lhomme ne participe pas agrave ce qui est le

meilleur en soi parce que pour lui la penseacutee est cause de fatigue (EN 1153a20) et donc une

puissance et que lhomme ne peut pas seulement penser agrave lobjet le meilleur comme en est

capable le premier moteur (Meta Λ 1072b25-30 1075a5-10) Cest aussi la conclusion agrave

laquelle en vient Aristote apregraves avoir donneacute les raisons pour lesquelles le bonheur

theacuteoreacutetique est le bonheur au sens propre

laquo Dans ces conditions voilagrave donc lactiviteacute qui devrait ecirctre le bonheur acheveacute de lhomme si elle a dureacute suffisamment longtemps pour faire une existence acheveacutee Rien dinacheveacute nentre en effet dans les composantes du bonheur Mais

pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain Ce nest pas en effet en sa qualiteacute dhomme que quelquun peut vivre ainsi mais comme deacutetenteur dun eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui [οὐ γὰρ ᾗ ἄνθρωπός ἐστιν οὕτω βιώσεται ἀλλrsquo ᾗ θεῖόν τι ἐν αὐτῷ ὑπάρχει] raquo (EN 1177b24-28)

En affirmant que la pratique de lactiviteacute theacuteoreacutetique relegraveve dune partie divine en

lui Aristote soutient du mecircme coup que le bonheur associeacute agrave lactiviteacute de cette partie est

aussi divin car ce nest que le divin qui peut reacutealiser la chose la meilleure telle que deacutecrite

dans le passage de la Meacutetaphysique que nous avons citeacute Cest aussi dire que dans labsolu

cest agrave cette activiteacute que devrait correspondre le bonheur humain mais eacutetant donneacute la

maniegravere dont lhumain est constitueacute il ne peut pas y arriver pleinement Si on soutient avec

Curzer (1990 p431) que lἄριστος de EN I 1098a18 nest quun rappel du critegravere de

lautosuffisance et quon reacuteussit agrave montrer quil existe un autre type dautarcie que lautarcie

divine dans la penseacutee aristoteacutelicienne nous serons en mesure de deacutefendre la position selon

laquelle le Stagirite naurait pas en tecircte la θεωρία en EN I 1098a12-18 Cest ce agrave quoi

nous allons maintenant nous attarder

15 Lrsquoautarcie humaine

Il nous semble clair que le concept drsquoautarcie divine que nous avons exposeacute plus

haut ne peut pas rendre compte de lrsquoactiviteacute des hommes37 parce que ce concept est

beaucoup trop rigoureux et ne fait appel qursquoagrave des eacuteleacutements internes pour assurer lrsquoautarcie

Il est donc neacutecessaire pour rendre compte de la penseacutee drsquoAristote de postuler que ce

37 Eacutevidemment il est indiscutable que crsquoest lrsquoautarcie divine que recherche le sage lorsqursquoil pratique la θεωρία mais ce type drsquoautarcie ne peut pas rendre compte du caractegravere propre de lrsquohomme On ne comprendrait pas non plus comment la citeacute pourrait ecirctre dite autarcique en vue du bien [αὔταρκες πρὸς το εὐ ζῆν] (Pol 1326b8-9) dans la mesure ougrave Aristote nrsquoaurait deacuteveloppeacute que cette seule conception de lrsquoautarcie

37

38

dernier distingue diffeacuterents types drsquoautarcie et que lrsquoun de ces types srsquoapplique agrave lrsquohomme

Crsquoest ce que nous appelons lrsquoautarcie humaine Grossiegraverement cela peut ecirctre compris

comme le fait de ne manquer de rien quant au neacutecessaire pour accomplir tout ce qui est

proprement humain ce qui va de la nourriture agrave lrsquoexercice de la vertu morale Ce type

drsquoautarcie est drsquoabord introduit par Aristote agrave partir du constat que lrsquoindividu seul ne peut

pas reacutepondre agrave ses besoins (EN 1097b5-10 EE 1242a5-10 Pol 1252a25-30) Ainsi ce

nrsquoest qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune citeacute que lrsquohomme pourra combler ses besoins vitaux et comme

chacun le sait lrsquoautarcie est toujours associeacutee avec la deacutefinition de la citeacute (Pol 1252b25-30

1261b10-15 1275b15-25 1326b1-10) Crsquoest donc dire que la citeacute permet de vivre et qursquoil y

a une part drsquoautarcie mateacuterielle comprise dans lrsquoautarcie humaine38 Eacutevidemment ce nrsquoest

pas tout et Aristote srsquoempresse drsquoajouter que la citeacute laquo srsquoeacutetant donc constitueacutee pour permettre

de vivre elle permet une fois qursquoelle existe de mener une vie heureuse raquo (Pol 1252b30-

35) Cette question de la vie heureuse est traiteacutee dans les Eacutethiques et crsquoest au bonheur

humain qursquoil nous faut maintenant nous attarder pour comprendre comment ce nrsquoest qursquoagrave

lrsquointeacuterieur de la citeacute qursquoun tel bonheur est possible et du mecircme coup en quoi lrsquoautarcie

humaine vise la suffisance agrave lrsquoeacutegard de tous les besoins proprement humains et notamment

le bonheur qui est lui-mecircme affirmeacute comme autosuffisant (EN 1097b15)

Au deacutebut de lrsquoEN Aristote insiste sur le fait que ce qursquoil lui faut rechercher dans sa

quecircte de ce qursquoest le bonheur crsquoest lrsquoexcellence humaine crsquoest lrsquooffice de lrsquohomme (EN I

6) Par la suite affirmant que laquo le bonheur est une certaine activiteacute de lrsquoacircme exprimant la

vertu finale raquo (EN 1102a5-10) il ajoute que laquo la vertu agrave examiner est la vertu humaine

38 Il devient clair que lrsquoautarcie de la citeacute nrsquoest pas seulement une autarcie mateacuterielle agrave la lecture du passage suivant laquo [la citeacute] qui a trop [de monde] est bien autarcique pour les choses indispensables comme lrsquoest une peuplade mais non comme une citeacute raquo (Pol 1326b1-5)

eacutevidemment car crsquoest preacuteciseacutement le bien humain que nous cherchions et le bonheur

humain raquo (EN 1102a13-16) Dans un tel contexte il nrsquoest pas eacutetonnant qursquoAristote en EN

I 3 diffegravere lrsquoeacutetude de la θεωρία agrave plus tard car comme nous lrsquoavons vu cette activiteacute nrsquoest

pas le propre de lrsquohomme mais plutocirct de la diviniteacute Comme le note Bodeacuteuumls il est

inteacuteressant de consideacuterer que dans ce passage aucune reacuteserve critique ne srsquoapplique agrave cette

activiteacute39 bien qursquoelle ne soit pas examineacutee sur le champ par Aristote Ce ne serait donc pas

parce qursquoelle est critiquable qursquoAristote ne la considegravere pas ici comme il le fait pour le

mode de vie visant agrave acqueacuterir la richesse mais selon nous parce qursquoelle ne serait pas une

activiteacute de lrsquohumain en tant que tel40 Crsquoest donc le bonheur proprement humain qui

inteacuteresse Aristote dans la presque totaliteacute de lrsquoEN et le fait qursquoil examine les vertus morales

humaines dans la majeure partie de cet ouvrage ne ferait que confirmer cela41 Il nous reste

donc agrave nous demander en quoi consiste le type drsquoautarcie qursquoAristote met de lrsquoavant dans

son deacuteveloppement et agrave montrer qursquoil srsquoapplique agrave lrsquohomme en tant qursquohomme crsquoest-agrave-dire

en tant que son office est de reacutealiser la vertu morale et la sagaciteacute (EN 1144a6-7)

Un passage nous semble particuliegraverement important pour montrer le caractegravere

collectif et humain de cette autarcie laquo Toutefois lrsquoautosuffisance comme nous

lrsquoentendons nrsquoappartient pas agrave une personne seule qui vivrait une existence solitaire Au

contraire elle implique parents enfants eacutepouse et globalement les amis et concitoyens degraves

39 Bodeacuteuumls 2004 p58 n240 Nous ne disons pas ici que selon Aristote lrsquohomme devrait se contenter des activiteacutes qui lui sont propres et ne pas preacutetendre agrave imiter la diviniteacute Voir entre autre EN 1177b32-1178a5 ougrave Aristote explique cela ou encore Meta 982b25-983a10 ougrave Aristote reacutefute lrsquoopinion des poegravetes selon laquelle il ne faut pas rechercher la sagesse parce qursquoeacutetant lrsquoapanage des dieux ces derniers seraient jaloux si un humain lrsquoatteignait Ainsi Aristote ne soutient pas qursquoil ne faut pas rechercher un bonheur divin mais diffeacuterant cette description il tentera de deacutefinir ce qursquoest le bonheur humain41 Cela est drsquoautant plus vrai si on tient compte que pour Aristote il est absurde de dire que les dieux possegravedent les vertus morales (EN 1178b10-20) qui sont donc de ce fait propres aux hommes

39

40

lors que lrsquohomme est naturellement un ecirctre destineacute agrave la citeacute raquo (EN 1097b8-11) Ce texte

tisse un lien tregraves eacutetroit entre lrsquoautarcie et la nature politique de lrsquohomme consideacuteration

omnipreacutesente chez Aristote42 Si crsquoest dans la nature de lrsquohomme de srsquounir en citeacute et que

lrsquoautarcie telle que lrsquoentend Aristote dans ce passage provient de cette nature il faut donc

en conclure que le concept drsquoautarcie mis ici de lrsquoavant est neacutecessairement un concept

proprement humain et politique

Aristote continue ce dernier extrait ainsi laquo Quant agrave lrsquoautosuffisance que nous

posons elle est le caractegravere de la chose qui reacuteduite agrave elle seule rend lrsquoexistence digne

drsquoeacutelection et sans le moindre besoin Or ce caractegravere appartient au bonheur croyons-nous raquo

(EN 1097b14-16) Il nous faut donc veacuterifier si la citeacute est en mesure drsquoassurer cette pleine

compleacutetude des besoins humains afin que lrsquohumain reacutealise pleinement ce qursquoil est Dans

cette optique ce sont les besoins de lrsquohomme vertueux et sagace qursquoil nous faut examiner

puisqursquoil est lrsquoexemplification parfaite de lrsquohomme ayant pleinement deacuteveloppeacute son cocircteacute

humain Pour Aristote cette vie de vertu ne se suffit pas pleinement agrave elle-mecircme et elle a

besoin des biens exteacuterieurs afin de pouvoir ecirctre exerceacutee (EN 1099a30-b10) Ces biens sont

des biens qui ne pourraient pas exister sans la citeacute (richesse pouvoir politique) parce qursquoils

nous semblent neacutecessiter certaines institutions et une certaine division des tacircches43 Plus

speacutecifiquement certaines vertus particuliegraveres sont traiteacutees par Aristote comme si leur

exercice ou du moins leur plus bel accomplissement devait neacutecessairement avoir lieu au

sein de la citeacute Crsquoest notamment le cas du courage pour lequel Aristote affirme que son plus

bel exemple est celui de ne pas craindre la plus belle mort agrave savoir la mort au combat (EN

42 Voir entre autres Pol 1253a7-8 1278b19 EN 1169b18-19 EE 1242a22-2343 Aristote ajoute aussi des choses comme laquo une famille honorable de bons enfants la beauteacute raquo (EN 1099b2-3) mais ces choses eacutetant donneacutees par la fortune il nrsquoest pas pertinent drsquoen tenir compte ici

1115a30-35) Or pour qursquoil y ait une guerre il faut qursquoau moins deux citeacutes soient en conflit

ce qui requiert eacutevidemment lrsquoexistence des citeacutes et que lrsquohomme courageux fasse partie de

lrsquoune drsquoelles44 Un autre exemple est celui de la magnificence dont lrsquoobjet peut ecirctre le fait

de payer laquo pour armer une triegravere et organiser une ambassade sacreacutee raquo (EN 1122a24-25) ou

encore pour des objets honorables comme ceux qui concernent les dieux ou ceux qui sont

drsquointeacuterecirct public (EN 1122b18-25) Degraves lors on comprend que la citeacute permet aux vertueux

drsquoexercer leurs vertus mecircmes car sans citeacute pas de triegraveres drsquoambassades ou de culte des

dieux45 La citeacute est donc autosuffisante au sens ougrave elle offre aux hommes qui la composent

tout ce dont ils ont besoin pour exercer la vertu humaine

On pourrait cependant voir ces exemples drsquoune autre maniegravere crsquoest-agrave-dire que ces

exemplifications des vertus particuliegraveres ne seraient en fait que contingentes au fait que

lrsquohomme vive en citeacute et que degraves lors lrsquoexistence de la citeacute nrsquoest pas un preacutealable agrave

lrsquoexercice de la vertu On pourrait en effet consideacuterer que cette maniegravere de deacutefinir le

courage nrsquoest que culturelle et que le courage pourrait tout aussi bien ecirctre accordeacute par

exemple agrave un homme ne vivant pas dans une citeacute mais qui ferait face laquo avec courage raquo agrave

une maladie Bien que cette perspective soit drsquoune certaine maniegravere deacutefendable en dehors

drsquoun contexte aristoteacutelicien ce nrsquoest pas la position drsquoAristote Pour lui en effet laquo le juste

lui a besoin drsquoautres personnes envers qui ou avec lesquelles il puisse exercer la justice et

crsquoest pareil drsquoailleurs pour le tempeacuterant le courageux et chacun des autres raquo (EN 1177a30-

44 Nous admettons que cet argument est discutable dans la mesure ougrave des peuplades qui ne forment pas de citeacutes peuvent aussi faire la guerre et par le fait mecircme agir de maniegravere courageuse Cependant Aristote semble reacuteticent agrave accorder la capaciteacute agrave agir vertueusement aux barbares (EN1145a30-35 Pol 1329a20-27) et donc indirectement agrave ecirctre reacuteellement courageux45 On pourrait consideacuterer que le culte des dieux peut ecirctre quelque chose de personnel et qursquoen cela il nrsquoest nul besoin de la citeacute mais ce qursquoAristote a en vue dans ce passage crsquoest lrsquohonneur qui advient agrave celui qui paie au sein de la citeacute pour honorer les dieux

41

42

32) On voit ainsi le caractegravere eacuteminemment social de lrsquoexercice de la vertu morale chez

Aristote En plus de cela le fait qursquoAristote deacutefinisse la justice comme eacutetant lrsquoapplication

des autres vertus particuliegraveres relativement agrave autrui (EN 1129b30-1130a15) montre encore

la forte deacutependance du vertueux agrave lrsquoeacutegard de la citeacute drsquoautant plus qursquoil soutient que la

justice est la vertu finale (EN 1129b30) et dans sa totaliteacute (EN 1130a9)46

De plus on voit qursquoAristote associe ces activiteacutes avec la vie de tous les hommes

mecircme celle du sage lorsqursquoil affirme en parlant de ce dernier laquo Mais en tant qursquohomme et

en tant qursquoil partage la vie drsquoun assez grand nombre [ᾗ δrsquo ἄνθρωπός ἐστι καὶ πλείοσι συζῇ]

il choisit drsquoexeacutecuter les actes qui traduisent la vertu47 Il aura donc besoin de ces sortes

drsquoappuis pour vivre en homme (πρὸς τὸ ἀνθρωπεύεσθαι)48 raquo (EN 1178b5-10 nous

46 On peut aussi ajouter agrave cette analyse leacutetude de Bodeacuteuumls La nature politique de la sagaciteacute (2004) qui montre en quoi la φρόνησις trouve son accomplissement dans la politique pratique pour laquelle la citeacute est eacutevidemment essentielle Cela sert agrave prouver que les actions humaines ne peuvent encore une fois ecirctre complegravetes quagrave linteacuterieur de la citeacute47 Ce passage peut sembler en partie contradictoire avec EN 1169a32-34 et 1170a2-4 ougrave Aristote semble affirmer comme le comprend Bodeacuteuumls que laquo cela implique la possibiliteacute pour le philosophe qui est bon drsquoecirctre pleinement heureux sans ecirctre un homme drsquoaction srsquoil a des amis eacutegalement bons qui sont eux-mecircmes hommes drsquoaction raquo (Bodeacuteuumls 2004 n1 p484) Cela est drsquoautant plus probant si lrsquoon considegravere EN 1112b25-30 ougrave Aristote dit que ce que font nos amis peut drsquoune certaine maniegravere ecirctre consideacutereacute comme fait par nous-mecircmes ce qui est aussi coheacuterent avec la position aristoteacutelicienne que lrsquoami est un autre soi-mecircme (Bodeacuteuumls soutient cependant ailleurs que laquo car si lintelligence vaut au sage son bonheur (au sens premier) il ne peut pas lorsquil agit ne pas cultiver aussi lintelligence que reacuteclame la vertu sans se priver alors de son titre au bonheur (agrave titre second) raquo (2004 p192)) Neacuteanmoins le passage de EN IX 9 nrsquoaffirme pas que le sage puisse ne jamais avoir agrave agir vertueusement mais bien que lrsquoobservation drsquoune action vertueuse de la part drsquoun ami est autant agreacuteable qursquoune action vertueuse accomplie par lui-mecircme De plus la reacuteponse que donne Aristote agrave la question de savoir concernant la musique laquo pourquoi en effet faut-il lapprendre soi-mecircme et non pas en en eacutecoutant dautres jouir de plaisirs droits et ecirctre capable de porter des jugements corrects comme le font les Laconiens raquo (Pol 1339a42-b2) semble pouvoir eacuteclairer cette question En effet en soutenant que lenfant doit apprendre lui-mecircme agrave jouer (sans devenir un parfait virtuose ce qui lui serait nuisible) et non pas seulement ecirctre capable de juger des oeuvres et en fondant cela sur le fait que laquo cest une chose impossible ou difficile de devenir des juges valables de travaux auxquels on na pas pris part raquo (Pol 1340b23-25) nous pouvons deacuteduire de cela que pour ecirctre vertueux contempler des oeuvres vertueuses ne suffit pas il faut en faire Eacutevidemment Bodeacuteuumls ne soutient pas que lon puisse ecirctre vertueux simplement en regardant des gens vertueux agir mais simplement quon pourrait ecirctre pleinement heureux ainsi Le problegraveme est justement que pour pouvoir juger du caractegravere vertueux dune action accomplie il faut soi-mecircme ecirctre vertueux ce qui implique la pratique Mais indeacutependamment de tout cela ce qui est important dans le passage de EN 1178b5-10 est le fait que lrsquoexercice de la vertu morale soit eacutevoqueacutee dans le but drsquoexpliquer ce qursquoest vivre en homme ce qui nrsquoest pas affecteacute par lrsquointerpreacutetation que fait Bodeacuteuumls du passage de EN IX 948 Le Bailly note dans la deacutefinition de ce verbe que crsquoest par opposition agrave la diviniteacute

soulignons) Ce sont ces sortes drsquoappuis (argent puissance liberteacute) qui doivent donc ecirctre en

possession de lrsquoindividu afin que celui-ci puisse ecirctre dit autarcique Cette remarque de EN

X 8 est semblable agrave ce que disait Aristote en EN I 9 1099a31-33 ougrave il affirmait la

neacutecessiteacute des biens exteacuterieurs pour le bonheur humain Or tous ces biens exteacuterieurs sont

des biens que seule lrsquoappartenance agrave une citeacute peut procurer

16 La citeacute comprise par lrsquoanalogie du tout organique

Le problegraveme auquel nous faisons face en soutenant que la citeacute permet de reacutepondre

aux besoins de lrsquohomme vertueux et sagace ce qui le rendrait du mecircme coup autosuffisant

est le suivant jamais Aristote ne dit qursquoun tel homme est autarcique49 Agrave notre

connaissance Aristote nrsquoattribue lrsquoautarcie de maniegravere absolue qursquoaux dieux et agrave la citeacute

Ainsi si lon considegravere quAristote nattribue jamais le type dautarcie humaine agrave des

individus il serait difficile de soutenir quil la bel et bien eacutelaboreacutee dans son oeuvre

Cependant si on considegravere qursquoAristote conccediloit la citeacute comme un tout dont les parties sont

les individus de la mecircme maniegravere qursquoun corps vivant est composeacute des organes le problegraveme

est beaucoup moins grave voire absent En effet bien que dans un tel cas les parties ne

soient pas autosuffisantes en elles-mecircmes le fait qursquoelles soient neacutecessaires agrave

49 En EN 1125a11-12 Aristote attribue une certaine autarcie au magnanime Il est par contre plus que douteux qursquoil fasse reacutefeacuterence agrave autre chose qursquoagrave lrsquoautarcie mateacuterielle ou plus preacuteciseacutement au fait de ne manquer de rien vu le contexte de cet eacutenonceacute Crsquoest probablement ainsi que le comprend Bodeacuteuumls en traduisant par laquo indeacutependance raquo plutocirct que par laquo autosuffisance raquoEn EN 1160b3-4 Aristote dit aussi que laquo nest pas un roi en effet celui qui ne se suffit pas agrave lui-mecircme et nest pas supeacuterieur sur tous les plans du bien raquo Il affirme cela dans le but de montrer que nayant besoin de rien le roi naura dautres motivations que linteacuterecirct de ses sujets lors de ses deacutecisions Dans un tel cas il y aurait toutefois une certaine association entre lautosuffisance et lexcellence du caractegravere moral mais cela est beaucoup trop isoleacute et mal deacuteveloppeacute pour quon puisse accorder agrave ce passage une trop grande importance mais nous y reviendrons agrave la fin de notre travail De plus on pourrait dire que lautosuffisance confeacutereacutee au roi nest que mateacuterielle dans la mesure ougrave le philosophe prend la peine dajouter la supeacuterioriteacute sur tous les plans du bien comme si lobjet de lautosuffisance dont il eacutetait question ici neacutetait pas agrave proprement parler un bien

43

44

lrsquoautosuffisance du tout implique un lien suffisamment eacutetroit entre le tout et ses parties pour

qursquoon comprenne que les parties profitent elles aussi de lrsquoautosuffisance du tout Reste agrave

montrer qursquoAristote deacutecrit bien la citeacute par une analogie avec un tout organique50 ce qui

nous permettra de comprendre lautarcie humaine comme eacutetant lautarcie quAristote

attribue agrave la citeacute

Eacutevidemment cette question risquerait de nous occuper pendant trop longtemps pour

que nous tentions de la traiter de maniegravere exhaustive Crsquoest pourquoi nous nous

contenterons ici de deacutefendre le caractegravere organique de la citeacute par une reacutefutation drsquoun

commentateur soutenant la position inverse Lrsquoarticle qui nous inteacuteresse donc ici est celui

de Robert Mayhew intituleacute Part and Whole in Aristotles Political Philosophy Le premier

argument de Mayhew pour rejeter le caractegravere organique du tout que forme la citeacute est de

dire qursquoune substance ne peut pas avoir pour partie drsquoautres substances en se basant sur des

textes de la Meacutetaphysique (Meta 1039a3-4 1041a4-5)51 Autrement dit il soutient que

puisqursquoune substance ne peut pas ecirctre composeacutee de substances (1) et que lrsquohomme est une

substance (2) il deacutecoule de cela que lrsquohomme ne peut pas ecirctre une partie de la citeacute si on

conccediloit celle-ci comme une substance organique (3) Le problegraveme avec cet argument crsquoest

que la preacutemisse (1) ne tient pas compte de la suite du texte sur lequel elle se base et qui

influence lrsquointerpreacutetation qursquoon peut avoir de la preacutemisse (2) laquo Il est impossible qursquoune

substance provienne de substances qursquoelle contiendrait comme en enteacuteleacutechie car des ecirctres

qui sont ainsi deux en enteacuteleacutechie ne seront jamais un seul ecirctre en enteacuteleacutechie Mais si ces

50Un indice de cela se trouve en EN IX 8 laquo Or exactement comme une Citeacute est avant tout constitueacutee semble-t-il par son instance la plus souveraine ainsi que chaque autre organisme [σύστημα] de la mecircme faccedilon lecirctre humain lui aussi est constitueacute par ce quil y a en lui de plus souverain raquo (EN 1168b31-33 nous soulignons)51 Mayhew 1997 pp328-329

ecirctres sont deux en puissance ils pourront ecirctre un raquo (Meta 1039a3-7) Comme lrsquoexplique ce

texte pour qursquoune substance puisse ecirctre composeacutee de substances il faut que ces derniegraveres

ne soient pas en enteacuteleacutechie crsquoest-agrave-dire ne soit pas pleinement reacutealiseacutees avant de faire

partie du tout auquel elles appartiennent Pour que lrsquoargument de Mayhew soit juste il

faudrait donc que lrsquohomme soit pleinement reacutealiseacute avant mecircme de faire partie drsquoune citeacute

Or cette preacutemisse est plus que douteuse52 Sans faire ici une analyse complegravete du sujet

nous nous contenterons de faire appel aux passages ougrave Aristote soutient que lrsquohomme qui

nrsquoappartient pas par nature agrave une citeacute est soit une becircte soit un dieu (Pol 1252a1-5

1253a25-30) montrant ainsi que lrsquoessence de lrsquohomme ne peut srsquoaccomplir que dans le

cadre de la citeacute De plus si la vertu morale est lrsquoaccomplissement de lrsquohomme comme nous

lrsquoavons soutenu plus haut et que la vertu morale ne se pratique qursquoagrave lrsquointeacuterieur de la citeacute il

faut en conclure qursquoun homme ne peut pas ecirctre accompli avant de faire partie drsquoune citeacute

Crsquoest en cela que nous voyons que le premier argument de Mayhew eacutechoue agrave montrer que

le tout drsquoune citeacute nrsquoest pas un composeacute organique Cependant nous ne pouvons pas nous

contenter de cela car le fait drsquoaffirmer que lrsquohomme doit faire partie de la citeacute afin de

srsquoaccomplir ne dit rien de la maniegravere dont il doit en ecirctre une partie Il faut degraves lors se

pencher sur les autres arguments de Mayhew

Son deuxiegraveme argument consiste agrave dire qursquoen Pol 1261a16-22 ougrave Aristote critique

lrsquouniteacute de la citeacute platonicienne crsquoest du mecircme coup lrsquouniteacute organique de la citeacute qui est

rejeteacutee par le Stagirite53 Nous ne croyons pas que ce soit effectivement le cas Ce que

critique Aristote dans ce passage crsquoest laquo le fait pour une citeacute drsquoecirctre une le plus possible raquo

52 Mayhew lui-mecircme admet plus tard dans son texte que lrsquohomme ne peut ecirctre pleinement accompli qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune citeacute (Mayhew 1997 p338)53 Ibid p329

45

46

(Pol 1261a15-16) et pas neacutecessairement decirctre un composeacute organique De plus il associe

lrsquouniteacute de la citeacute platonicienne agrave une reacutegression du statut de citeacute agrave celui de famille et

drsquoindividu et crsquoest en cela que Mayhew comprend le rejet de lrsquouniteacute organique drsquoun

individu au niveau de la citeacute Nous ne croyons cependant pas que ce soit le mouvement de

la penseacutee drsquoAristote Lorsqursquoil effectue la reacuteduction de la citeacute platonicienne agrave lrsquoindividu

nous croyons plutocirct que loin de rejeter la conception organique il vise plutocirct agrave dire que la

citeacute platonicienne est conccedilue de maniegravere agrave ce qursquoelle ne soit associeacutee qursquoagrave une seule de ces

parties Crsquoest ici que Meta Δ 6 qui porte sur lrsquouniteacute nous est utile Dans ce chapitre

Aristote soutient que lrsquoune des conceptions qursquoon peut avoir de lrsquouniteacute est la suivante

laquo crsquoest quand le sujet ne diffegravere pas speacutecifiquement [κατὰ τὸ εἶδος] [hellip] On dit par

exemple drsquoune part que le vin est un et que lrsquoeau est une en tant qursquoindivisibles selon

lrsquoespegravece raquo (Meta 1016a20-25) Lrsquoeau est donc consideacutereacutee une par Aristote parce que toutes

ses parties sont identiques quant agrave lrsquoespegravece Ainsi en disant que la citeacute platonicienne est

reacuteduite agrave lrsquoeacutetat drsquoindividu54 crsquoest dire que ses parties ne sont que des individus identiques

selon lrsquoespegravece Or pour Aristote laquo une citeacute au contraire doit ecirctre une uniteacute composeacutee

drsquoeacuteleacutements diffeacuterant speacutecifiquement [εἴδει διαφέρει] raquo (Pol 1261a29-30) Crsquoest justement

lagrave une autre des deacutefinitions de lrsquouniteacute qursquoil donne en Meta Δ 6 agrave savoir lrsquouniteacute par

continuiteacute (Meta 1015b35-1016a17) et crsquoest ce genre drsquouniteacute que nous attribuons agrave la citeacute

et que nous croyons pouvoir aussi attribuer agrave un organisme vivant Eacutetant donneacute que

Mayhew rejette le fait que la citeacute puisse ecirctre continue dans un sens fort55 il importe de

regarder cette position plus en profondeur

54 Il est important de noter qursquoAristote ne dit pas que cette citeacute est retombeacutee agrave lrsquouniteacute drsquoun organisme vivant55 Mayhew 1997 330

Avant tout nous accordons que les parties de la citeacute ne peuvent pas ecirctre continues

du fait drsquoun contact physique Cela nous importe peu dans la mesure ougrave nous comprenons

lrsquouniteacute organique de la citeacute plutocirct comme une analogie que comme le fait que la citeacute serait

reacuteellement un ecirctre vivant au mecircme titre que nrsquoimporte quel animal Cependant le fait qursquoil

nrsquoy ait pas de continuiteacute physique nrsquoempecircche pas la citeacute drsquoecirctre malgreacute tout continue mecircme

si ce nrsquoest pas au sens le plus fort Pour Aristote peuvent ecirctre dits un par continuiteacute deux

morceaux de bois relieacutes par de la colle (Meta 1016a1-2) On voit donc que lrsquouniteacute par

continuiteacute nrsquoest pas neacutecessairement le fait drsquoune uniteacute entiegraverement naturelle56 De plus

Aristote affirme que la justice (EN 1132b33-35) et lrsquoamitieacute (EN 1155a22-25 Pol

1262b5-25) de faccedilon analogue agrave la colle au sens ougrave un eacuteleacutement tiers creacutee le lien de

continuiteacute retiennent les parties de la citeacute ensemble De la mecircme maniegravere les diffeacuterentes

composantes drsquoune chaussure ne forment pas une uniteacute si elles sont mises ensemble de

maniegravere deacutesordonneacutee alors qursquoelles en forment une lorsquelles sont assembleacutees dans la

forme de la chaussure (Meta 1016b10-20) Ce mecircme genre de consideacuteration est fait par

Aristote concernant la citeacute En effet il affirme que le simple fait que des individus soient

regroupeacutes dans un mecircme lieu nrsquoentraicircne pas lrsquoexistence drsquoune citeacute Il faut en plus de cela

une structure commune qui les unifie une constitution une forme (Pol 1328b15-20) On

pourrait aussi comprendre cela agrave partir du texte ougrave Aristote parle du fait que Babylone nrsquoest

pas une citeacute mecircme si elle met une foule de gens rassembleacutes agrave lrsquointeacuterieur de murailles parce

qursquoun jour ougrave elle eacutetait assieacutegeacutee une partie de la ville prit trois jours avant de srsquoapercevoir

du siegravege (Pol 1276a24-30)

56 Cela peut eacutevidemment ecirctre remis en question du fait qursquoen affirmant que lrsquouniteacute de la citeacute est artificielle il est difficile drsquoexpliquer le fait que la citeacute soit une chose naturelle Nous renvoyons agrave lrsquoanalyse de Miller (1989) sur la maniegravere de concilier ces deux positions

47

48

On peut mettre ce passage en lien avec un texte de La Reacutepublique57 de Platon

(Reacutepublique 462c-e) texte dans lequel Platon explique qursquoune citeacute doit ecirctre semblable agrave un

organisme qui lorsqursquoune de ses parties se blesse est entiegraverement affecteacute par cette blessure

Ce paralleacutelisme peut paraicirctre eacutetrange voire contradictoire dans la mesure ougrave Aristote est

supposeacute critiquer la conception que se fait Platon de lrsquouniteacute de la citeacute dans La Reacutepublique

On peut essayer de rendre compte de cela de quelques maniegraveres mais nous ne nous y

attarderons pas trop puisque cela deacutepasse le propos de notre preacutesent travail On pourrait

tout drsquoabord dire qursquoAristote fidegravele agrave sa meacutethode diaporeacutematique ne ferait ici que

conserver ce qursquoil y aurait de bon dans lrsquoanalyse platonicienne de lrsquouniteacute de la citeacute On

pourrait aussi dire que dans le passage drsquoAristote le mouvement de prise de conscience

part drsquoun eacutevegravenement affectant le tout et doit ecirctre perccedilu par chacune des parties alors que

chez Platon le mouvement est inverse en ce qursquoil part drsquoune affection drsquoune partie pour ecirctre

perccedilu par le tout La derniegravere maniegravere pour tenter drsquoeacuteviter de dire qursquoAristote se contredit

serait de soutenir que son passage fait plutocirct reacutefeacuterence au fait que Babylone nrsquoest pas une

citeacute du fait de sa trop grande eacutetendue et que certaines parties de la ville ne soient pas au

courant du siegravege ne serait qursquoune conseacutequence de cette trop grande eacutetendue ce qui dans le

contexte est aussi fort plausible

Mayhew poursuit son argumentation en soutenant que pour que le rapport

toutpartie de la citeacute forme une uniteacute organique il faudrait que les parties appartiennent au

tout Or puisque les citoyens sont des hommes libres et qursquoils nrsquoappartiennent agrave personne

57Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Reacutepublique de Leroux

cela est impossible58 Encore une fois nous croyons que Mayhew aurait raison si Aristote

affirmait que la citeacute est un organisme vivant au sens plein mais puisque nous croyons que

ce nrsquoest plutocirct qursquoune analogie il nous est permis de croire qursquoAristote pourrait peut-ecirctre

faire reacutefeacuterence ici agrave une conception moins rigoureuse de lrsquoappartenance qui rendrait agrave la

fois compte du fait que la citeacute laquo possegravede raquo les individus tout en permettant agrave ceux-ci de

demeurer des hommes libres Avant de nous expliquer plus en deacutetails il est important de

voir quAristote lui-mecircme affirme le contraire de ce que soutient Mayhew En effet laquo En

mecircme temps il ne faut pas penser quaucun des citoyens sappartiennent agrave lui-mecircme mais

que tous appartiennent agrave la citeacute [ἅμα δὲ οὐδὲ χρὴ νομίζειν αὐτὸν αὑτοῦ τινα εἶναι τῶν

πολιτῶν ἀλλὰ πάντας τῆς πόλεως] car chacun est une partie de la citeacute Mais le soin de

chaque partie a par nature en vue le soin du tout raquo (Pol 1337a27-30) Bien quil ny ait pas

dans ce passage de verbe signifiant proprement la possession la preacutesence du verbe ecirctre

suffit ce dernier pouvant aussi en grec avoir cet usage59 tout comme en franccedilais dailleurs

(cet objet est agrave moi) De plus le fait de voir que la citeacute possegravede les citoyens serait une autre

faccedilon dexpliquer comment cest agrave la citeacute que sapplique lautosuffisance humaine et non

directement aux individus De cette maniegravere eacutetant donneacute que la citeacute possegravede ce qui lui faut

pour bien vivre agrave savoir des citoyens pouvant pratiquer la vertu morale et la sagaciteacute on

comprend mieux pourquoi elle peut ecirctre dite autosuffisante

Voyons maintenant comment Aristote traite en elle-mecircme la question de la

possession afin de montrer que le passage que vous venons de soulever sinsegravere bel et bien

dans la penseacutee aristoteacutelicienne En Meta Δ 23 Aristote en examinant les diffeacuterents sens

58 Mayhew 1997 p33359Voir Smyth Greek grammar Harvard University Press 1920 (1956 1984) 1303 p315

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du verbe ἔχειν en arrive agrave dire que laquo crsquoest ainsi que nous disons que le vase laquo contient raquo

[ἔχειν] le liquide la ville les hommes [τὴν πόλιν ἀνθρώπους] et le vaisseau les matelots

De mecircme le tout laquo renferme raquo [ἔχειν] les parties raquo (Meta 1023a15-18 nous soulignons)

On voit donc bien qursquoen un certain sens la citeacute possegravede ses parties Il est cependant vrai

que ce sens de possession peut sembler ecirctre assez faible et ne pas neacutecessairement impliquer

une relation organique entre le tout et ses parties ce que la suite de Meta Δ 23 nous

permet de faire En effet ce chapitre deacutecrit aussi la possession en disant que laquo ce qui

empecircche un ecirctre de se mouvoir ou drsquoagir selon sa tendance est dit aussi laquo retenir raquo [ἔχειν]

cet ecirctre [hellip] Crsquoest encore dans le mecircme sens que lrsquoon applique ce terme agrave ce qui reacuteunit les

objets sinon ils se seacutepareraient chacun suivant sa force propre raquo (Meta 1023a18-23) Cette

deacutefinition srsquoapplique tout agrave fait agrave la citeacute en ce que la citeacute de par ses lois empecircche les

citoyens drsquoagir selon leurs penchants naturels pour plutocirct tendre vers la vertu (Pol

1263b35-40 1266b29-32 1336b20-25 EN X 10 en entier particuliegraverement 1179b31-32)

Mayhew examine aussi Pol 1253a3-29 ougrave Aristote affirme que la citeacute est par nature

anteacuterieure agrave lrsquoindividu Il comprend de cette anteacuterioriteacute que bien qursquoil soit vrai que lrsquohomme

ne peut pas se reacutealiser en tant qursquohomme en dehors de la citeacute il nrsquoen est pas pour autant une

partie de la mecircme maniegravere qursquoune main est une partie du corps car laquo That one can live his

life fully only in the city does not mean that one must live a life wholly for the city raquo

(Mayhew 1997 p338) Cet argument est tregraves inteacuteressant et est au cœur du principal

problegraveme que nous voulions soulever dans ce travail agrave savoir la tension entre la recherche

de lrsquoautarcie humaine et de lrsquoautarcie divine au sein de la citeacute Autrement dit la question est

de savoir comment il est possible pour lrsquohomme compris comme une partie organique de la

citeacute de participer agrave autre chose qursquoagrave la reacutealisation de lrsquoautarcie de la citeacute ou plus

preacuteciseacutement de pratiquer la philosophie La question se pose en effet car comme nous

lrsquoavons vu le propre de lrsquohomme est la reacutealisation de la vertu humaine et de la sagaciteacute Or

ces activiteacutes ne sont pas les plus excellentes en elles-mecircmes et Aristote est tregraves clair agrave ce

sujet disant que notre condition de mortel ne doit en aucun cas nous soustraire agrave la

recherche de ce qui est le meilleur en soi crsquoest-agrave-dire la pratique de la θεωρία (EN

1177b32-1178a5) Dans la prochaine partie de notre travail nous tenterons de montrer en

quoi la coexistence de lrsquoautarcie humaine et de la recherche de lrsquoautarcie divine peut ecirctre

comprise comme difficilement conciliable dans le cadre de la citeacute En arrivant agrave montrer

quil est difficile pour un individu de pratiquer la philosophie en tant quactiviteacute pour la citeacute

tout en montrant quil est neacutecessaire de pratiquer ce type dactiviteacute nous serons en mesure

de voir que Mayhew semble avoir tort de ne pas reconnaicirctre la caractegravere organique de

luniteacute de la citeacute aristoteacutelicienne En effet cette possible conclusion nous amegravenerait agrave voir

que laffirmation de Mayhew voulant que laquo one can live his life fully only in the city does

not mean that one must live a life wholly for the city raquo (1997 p338) nest pas tout agrave fait

juste dans la mesure ougrave la neacutecessiteacute de vivre en citeacute implique que les activiteacutes qui y seront

pratiqueacutees devront avoir une quelconque utiliteacute pour elle Cest donc dire que la citeacute ne peut

exister que si les citoyens sont utiles les uns pour les autres et donc que les activiteacutes qui ne

sont pas pratiqueacutees en ce sens pour la citeacute ne pourront pas ecirctre encourageacutees Eacutevidemment

nous sommes conscients quAristote ne questionne jamais la leacutegitimiteacute de la pratique de la

philosophie et le troisiegraveme et dernier chapitre de notre travail tentera justement de faire

ressortir les raisons pour lesquelles la recherche dune certaine autarcie individuelle et

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divine a tout de mecircme sa place au sein des activiteacutes de la citeacute malgreacute le fait que cette

recherche ne participe pas au caractegravere utile essentiel agrave la perpeacutetuiteacute de la citeacute

2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine

Tout drsquoabord il faut drsquoembleacutee affirmer que lrsquoautarcie humaine doit ecirctre preacuteconiseacutee

puisqursquoelle est la condition de possibiliteacute de toutes les autres activiteacutes On peut voir cela

dans le fait que puisque lrsquohomme nrsquoest pas autosuffisant lorsqursquoon le considegravere de maniegravere

individuelle lrsquoappartenance agrave une citeacute qui lui permet du mecircme coup de subvenir agrave ses

besoins est une condition essentielle de la pratique de toutes les autres activiteacutes en ce sens

que la citeacute lui permet de vivre tout simplement La recherche de lrsquoautarcie divine mise en

branle par la pratique de la philosophie correspond quant agrave elle au bien vivre (dans lrsquoabsolu

et pas seulement drsquoun point de vue humain) qui est preacutesent dans la deacutefinition de la citeacute que

donne Aristote et nrsquoest possible qursquoune fois que les besoins mateacuteriels de lrsquoindividu sont

remplis (EN 1178b30-35) ce qui requiert lrsquoautarcie mateacuterielle de la citeacute elle-mecircme incluse

dans lrsquoautarcie humaine On peut aussi voir cela dans un passage des Topiques60

laquo Et encore ce qui provient du superflu [τὰ ἐκ περιουσίας] est meilleur que le neacutecessaire et parfois est aussi preacutefeacuterable car bien vivre est meilleur que vivre or bien vivre est du superflu tandis que vivre est lui-mecircme une neacutecessiteacute Parfois cependant les choses meilleures ne sont pas les plus deacutesirables et ce nest pas en effet parce quune chose est meilleure quelle est neacutecessairement aussi plus deacutesirable ainsi philosopher vaut mieux que senrichir mais ce nest pas lagrave une chose preacutefeacuterable pour celui qui manque du neacutecessaire Le superflu cest quand posseacutedant le neacutecessaire on travaille agrave sassurer quelque autre belle chose Rigoureusement parlant peut-ecirctre le neacutecessaire est-il preacutefeacuterable et le superflu meilleur raquo (Top 118a5-15)

21 Lamitieacute politique

Ceci eacutetant dit il faut maintenant consideacuterer les conditions qui permettent lrsquoexistence

drsquoune citeacute dans la penseacutee aristoteacutelicienne afin de voir comment le philosophe est ou non en

60Sauf avis contraire nous citons la traduction des Topiques de Tricot

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mesure de srsquoinseacuterer dans la vie de la citeacute de maniegravere agrave rendre possible sa continuiteacute dans le

temps car si la citeacute srsquoeffondre la possibiliteacute pour le sage de pratiquer la philosophie

srsquoeffondre avec elle Ainsi la pratique de la philosophie deacutepend de la stabiliteacute de la citeacute du

fait que la citeacute ne cesse pas drsquoexister Cette stabiliteacute rechercheacutee semble entre autres avoir

pour cause chez Aristote une certaine forme drsquoamitieacute (EN 1155a23-29 Pol 1262b8-9) Il

nous faut par contre ecirctre plus preacutecis agrave ce sujet eacutetant donneacute qursquoil existe plusieurs types

drsquoamitieacute dans la penseacutee aristoteacutelicienne Ce que nous recherchons crsquoest la forme drsquoamitieacute

qui peut relier tous les citoyens ensemble de maniegravere agrave procurer la stabiliteacute agrave la citeacute

Comme on peut srsquoen douter ce type drsquoamitieacute est ce qursquoAristote appelle lrsquoamitieacute politique

(πολιτικὴ φιλία) ou la concorde (ὁμόνοια) Cependant la concorde nrsquoest pas deacutecrite comme

eacutetant une forme drsquoamitieacute proprement dite (EN 1155a24-25) mais plutocirct une laquo attitude

amicale raquo (EN 1167a22) tout comme la bienveillance (EN 1166b30-31) La distinction

entre attitude amicale et amitieacute se fait principalement par le degreacute drsquoimplication de la

personne dans la relation Aristote explique en effet que la bienveillance est une attitude

amicale et non pas de lrsquoamitieacute parce qursquoon peut ecirctre bienveillant agrave lrsquoeacutegard de quelqursquoun

qursquoon ne connaicirct pas ou qui nrsquoa pas conscience de notre bienveillance (EN 1166b30-32) ce

qui serait essentiel pour parler drsquoamitieacute Ainsi on conccediloit qursquoune relation drsquoamitieacute est

beaucoup plus intime qursquoune attitude amicale nous permettant du mecircme coup de

comprendre comment la concorde pourrait srsquoappliquer agrave lrsquoensemble des citoyens car toute

la rigueur drsquoune relation drsquoamitieacute nrsquoa pas agrave ecirctre respecteacutee dans une telle relation Reste

maintenant agrave deacutefinir ce que le Stagirite entend par concorde pour deacuteterminer comment le

philosophe peut preacutetendre ou non agrave une telle relation

laquo On dit des Citeacutes que la concorde y regravegne lorsque touchant leurs inteacuterecircts les

concitoyens sont du mecircme avis prennent les mecircmes deacutecisions et exeacutecutent les reacutesolutions

communes raquo (EN 1167a26-28) Crsquoest pourquoi Aristote considegravere que lrsquoaccord sur

lrsquoexplication des pheacutenomegravenes ceacutelestes nrsquoentraicircne pas la concorde (EN 1167a25-26) Il est

ici important de voir que crsquoest lrsquointeacuterecirct qui est au centre de la deacutefinition de la concorde Il

faut aussi rappeler que les corps ceacutelestes font partie de lrsquoobjet de la philosophie puisqursquoils

sont du ressort de la physique qui est elle-mecircme deacutesigneacutee comme science theacuteoreacutetique et

comme philosophie seconde (Meta 1025b17-1026a31) On voit deacutejagrave comment la

philosophie ne peut pas porter les gens agrave la concorde De plus si la concorde est un accord

quant agrave lrsquointeacuterecirct il faut aussi voir que lrsquointeacuterecirct ou lrsquoutile est objet de deacutelibeacuteration comme

le montre la distinction que fait Aristote en Rheacutetorique61 I 3 entre les trois genres oratoires

que sont le deacutelibeacuteratif le judiciaire et lrsquoeacutepidictique Le philosophe y affirme en effet que la

fin laquo pour une deacutelibeacuteration crsquoest lrsquoutile ou le nuisible (car lorsqursquoon deacutelibegravere on donne ce

agrave quoi lrsquoon exhorte comme meilleur et ce dont on dissuade comme pire) et les autres

consideacuterations que lrsquoon invoque ndash le juste ou lrsquoinjuste le bien ou le mal ndash sont rapporteacutees agrave

cette fin raquo (Rheacutet 1358b22-27) Il ajoute aussi agrave cela que laquo sur tout ce qui est ou sera

neacutecessairement sur tout ce qui ne peut ecirctre ou se produire lagrave-dessus il nrsquoy aura pas

drsquoactiviteacute de conseil raquo (Rheacutet 1359a30-35 cf aussi EN 1112a21-26) Or crsquoest justement lagrave

le propre de la philosophie que drsquoeacutetudier les choses neacutecessaires (EN 1139a5-10) et dont la

veacuteriteacute est eacuteternelle (EN 1139b20-25) Voilagrave une autre maniegravere de montrer que la

philosophie ne traite pas de lrsquointeacuterecirct On peut aussi tirer de cela que la recherche de

lrsquoautarcie divine qui passe par la pratique de la philosophie nrsquoest pas en elle-mecircme un

61Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Rheacutetorique de Chiron

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objet de concorde et qursquoelle nrsquoaide donc pas agrave lier les citoyens drsquoune citeacute Cela nrsquoest

cependant pas suffisamment fort pour affirmer lrsquoincompatibiliteacute entre la recherche de

lrsquoautarcie humaine et de lrsquoautarcie divine parce qursquoau fond notre argument ne fait que dire

que la philosophie nrsquoentraicircne pas la concorde sans dire pour autant qursquoelle lrsquoempecircche

Cependant lrsquoanalyse que nous avons faite de la concorde nrsquoest pas complegravete et une

eacutetude plus approfondie montrera lrsquoincompatibiliteacute que nous avons supposeacutee Il faut drsquoabord

se demander agrave quel genre drsquoamitieacute parmi les trois deacutecrits par Aristote se rapproche la

concorde Eacutevidemment comme nous lrsquoavons dit un peu plus haut crsquoest agrave lrsquoamitieacute par

inteacuterecirct que se compare la concorde (EN 1167b2-4 EE 1242a6-7) En effet laquo lrsquoamitieacute

politique srsquoest constitueacutee en fonction de lrsquoutiliteacute et ce tout particuliegraverement crsquoest parce

que chacun ne se suffit pas agrave soi-mecircme que les hommes croit-on se sont rassembleacutes raquo (EE

1242a6-9) laquo Ainsi il est neacutecessaire tout drsquoabord que srsquounissent les ecirctres qui ne peuvent

exister lrsquoun sans lrsquoautre [] et ce par nature en vue de leur mutuelle sauvegarde raquo (Pol

1252a25-30) Crsquoest donc dire que mecircme le philosophe doit se conformer agrave cet impeacuteratif

eacutetant donneacute que sa nature drsquohomme lrsquoempecircche de se soustraire aux neacutecessiteacutes de la vie

comme nous lrsquoavons deacutejagrave dit Dans cette perspective il est primordial pour la personne qui

deacutesire pratiquer la philosophie drsquoecirctre capable de srsquoinseacuterer dans une telle association et le

moyen de le faire semble ecirctre la possibiliteacute de se lier drsquoamitieacute politique avec les autres

citoyens Il faut voir ici que pour Aristote lrsquoamitieacute politique nrsquoest pas la forme drsquoamitieacute

pleinement acheveacutee qui est lrsquoamitieacute selon la vertu Cela est tregraves important dans la mesure

ougrave une amitieacute acheveacutee ne permet pas de cultiver de nombreux amis (EN 1158a11-12) ce

que permet lrsquoamitieacute selon lrsquointeacuterecirct (EN 1158a16-18) 62

22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie

En ayant toujours agrave lrsquoesprit le deacutesir de stabiliteacute de la citeacute crsquoest aux conditions de la

mise en place et du maintien de lrsquoamitieacute par inteacuterecirct qursquoil nous faut maintenant nous

attaquer Comme nous allons le voir un philosophe uniquement en tant que philosophe ne

peut pas prendre part agrave une relation drsquoamitieacute politique pour trois raisons a) lrsquoinutiliteacute de la

philosophie b) lrsquoincommensurabiliteacute de la philosophie avec les autres activiteacutes ou avec

toute production c) lrsquoimpossibiliteacute de la philosophie dans son essence agrave faire partie drsquoun

eacutechange de type marchand Si nous avons raison de soutenir quun individu ne peut pas

passer sa vie agrave faire de la philosophie parce que cette activiteacute agrave elle seule ne lui permet pas

decirctre accepteacute dans la citeacute par les autres citoyens ce sera du mecircme coup expliquer en quoi

la recherche de lautarcie divine ne peut pas constituer lensemble de la vie dun homme

221 Linutiliteacute de la philosophie

Il faut voir que pour Aristote lrsquoamitieacute par inteacuterecirct contrairement agrave lrsquoamitieacute selon la

vertu se reacutealise entre des personnes diffeacuterentes Le but de cette association est de pallier un

manque en offrant quelque chose qursquoon a en excegraves (EN 1159b12-21) Par exemple le

tisserand fournit des vecirctements au cordonnier en eacutechange de sandales Dans ce genre de

relation il faut eacutevidemment pour qursquoil y ait relation que chacun y trouve son compte en

termes drsquoutiliteacute Il faut que chacun de par la relation puisse combler une neacutecessiteacute ou un

62 Une autre diffeacuterence entre lrsquoamitieacute politique et lrsquoamitieacute acheveacutee est le fait que pour Aristote une amitieacute veacuteritable se passe de justice (EN 1155a26-27) alors qursquoil affirme que laquo ce qui est le plus juste se trouve dans lrsquoamitieacute par utiliteacute vu que crsquoest lagrave ce qui constitue la justice politique raquo (EE 1242a11-12)

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besoin qursquoil nrsquoeacutetait pas en mesure de combler avant la relation En ce sens Aristote soutient

qursquoune telle amitieacute se dissout lorsque lrsquoun des individus nrsquoest plus satisfait par ce que

lrsquoautre lui procure (EN 1157a14-15 1159b11-12) Ainsi chacun des membres de la

communauteacute drsquointeacuterecircts doit fournir quelque chose drsquoutile de maniegravere agrave pouvoir continuer de

profiter de ce que les autres ont agrave offrir On voit ici apparaicirctre la notion de reacuteciprociteacute

essentielle agrave la compreacutehension de ce qursquoest lrsquoamitieacute pour Aristote peu importe le type

drsquoamitieacute dont on parle (EN 1156a5-10)63 Cela est drsquoautant plus important que crsquoest le

besoin dans la penseacutee aristoteacutelicienne qui assure la coheacutesion du tout (EN 1133a25-30)

Autrement dit crsquoest du fait que les individus ont besoin les uns des autres qursquoune certaine

coheacutesion peut srsquoeacutetablir dans le tout que forme la citeacute De cette maniegravere il est primordial

pour appartenir agrave ce tout que lrsquoactiviteacute ou la production drsquoun individu puisse reacutepondre agrave un

besoin des autres individus

Le cas de la philosophie est donc ici tregraves probleacutematique dans la mesure ougrave comme

chacun le sait la philosophie est complegravetement exteacuterieure agrave toute consideacuteration drsquoutiliteacute64

63 On pourrait ici objecter que la concorde ou lrsquoamitieacute politique ne sont pas reacuteellement de lrsquoamitieacute mais plutocirct des attitudes amicales comme nous lrsquoavons souleveacute plus haut et que de ce fait la reacuteciprociteacute effective nrsquoest pas primordiale Cela est vrai Toutefois il faut tout de mecircme comprendre qursquoun individu doit ecirctre en mesure de fournir quelque chose drsquoutile mecircme si dans les faits il ne le fait pas envers chaque individu du groupe64 Nous ne sommes pas sans savoir quun texte de lEE affirme que laquo certes rien nempecircche que par accident elles [les sciences theacuteoreacutetiques] ne nous soient utiles dans beaucoup de neacutecessiteacutes raquo (EE 1216b15-16) ce qui pourrait donner un certain caractegravere utile agrave la philosophie De plus comme le fait remarquer Bodeacuteuumls (1991 p61) cette consideacuteration est aussi preacutesente dans le De Sensu (436a19-61) ougrave Aristote explique que les naturalistes trouvent souvent des applications de leur deacutecouvertes dans le domaine de la meacutedecine ce qui leur confegravere une utiliteacute non neacutegligeable Toutefois toujours comme lexplique Bodeacuteuumls ce passage direct entre le theacuteorique et le pratique dans les sciences naturelles ne sapplique pas au lien qui semble unir la philosophie et la politique laquo Dans lordre naturel en effet se trouve une telle reacutegulariteacute des pheacutenomegravenes que le meacutedecin peut faire fond sur ce quaffirme le naturaliste pour soigner Il nen va pas de mecircme dans lordre humain ougrave la complexiteacute et la diversiteacute des pheacutenomegravenes font que la plupart des lois du bien absolu au lieu decirctre veacuterifiables le plus souvent comme celles de la santeacute sont le plus souvent prises en deacutefaut raquo (Bodeacuteuumls 1991 p61) Ainsi pour que la philosophie soit utile au niveau politique il ne faut pas se contenter decirctre philosophe mais il faut aussi posseacuteder la sagaciteacute qui permet au politique de connaicirctre le cas particulier sur lequel il doit agir ou leacutegifeacuterer Ce nest donc que par accident et lorsque combineacutes agrave la sagaciteacute que les reacutesultats de la philosophie peuvent saveacuterer utiles En elle-mecircme la philosophie demeure inutile et si elle est rechercheacutee ce nest que pour elle-mecircme Pour mieux comprendre le rapport qui est eacutetabli par Aristote entre la philosophie et la

En effet Aristote ne nomme pas la philosophie ou quoi que ce soit qui srsquoy rattache lorsqursquoil

eacutenumegravere les parties essentielles agrave la citeacute (Pol 1291a1-b1) Il ne mentionne pas non plus la

sagesse lorsqursquoil parle de ce qui rend la citeacute heureuse (Pol 1323b30-35) Pis encore la

philosophie ne fait pas partie des choses qursquoil considegravere comme neacutecessaires pour qursquoune

citeacute soit autarcique (Pol 1328b5-20) Ces consideacuterations proviennent bien sucircr toutes du fait

que de lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique laquo on nrsquoen tire en effet rien hors le beacuteneacutefice de meacutediter [παρὰ

τὸ θεωρῆσαι] tandis que des activiteacutes lieacutees agrave lrsquoaction [ἀπὸ δὲ τῶν πρακτικῶν] nous tirons

avantage tantocirct plus tantocirct moins en dehors de lrsquoaction [παρὰ τὴν πρᾶξιν] raquo (EN 1177b1-

5) Aristote va mecircme jusqursquoagrave dire que bien que des penseurs comme Anaxagore et Thalegraves

aient eacutetudieacute les choses les plus nobles qui soient cela ne les empecircche pas pour autant drsquoecirctre

ignorants quant agrave leur propre inteacuterecirct laquo Ils savent dit-on des choses exceptionnelles

stupeacutefiantes difficiles mais sans utiliteacute parce qursquoils ne cherchent pas les biens humains raquo

(EN 1141b2-9 cf aussi EN 1139a25-30 1143b15-20) Un autre signe de lrsquoinutiliteacute de la

philosophie et du fait qursquoelle ne peut permettre de reacutepondre agrave aucun besoin se trouve dans

le fait que le Stagirite affirme quelle est apparue tardivement dans lhistoire cest-agrave-dire

une fois que les arts utiles avaient deacutejagrave eacuteteacute deacuteveloppeacutes En effet laquo presque tous les arts qui

srsquoappliquent aux neacutecessiteacutes et ceux qui srsquointeacuteressent au bien-ecirctre et agrave lrsquoagreacutement de la vie

eacutetaient deacutejagrave connus quand on commenccedila agrave rechercher une discipline de ce genre raquo (Meta

Α 982b20-25) Crsquoest donc dire qursquoil a fallu que la citeacute soit deacutejagrave en mesure de reacutepondre aux

besoins des individus avant que la philosophie nait pu se deacutevelopper65

politique voir le chapitre II laquo Philosophie et politique raquo du livre Politique et philosophie chez Aristote65 Un argument similaire se retrouve dans le Protreptique ougrave Aristote pour montrer lrsquoinutiliteacute de la philosophie donne lrsquoexemple des Icircles des Bienheureux endroit dans lequel les individus nrsquoayant aucun besoin agrave combler pratiquent tout de mecircme la philosophie prouvant du mecircme coup que celle-ci ne vise pas agrave reacutepondre agrave un besoin puisqursquoon la pratique lorsque tous les besoins sont combleacutes (Aristote Invitation agrave la philosophie fr7 p19-20)

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Il ne faut cependant pas conclure de cela que toutes les activiteacutes intellectuelles

doivent recevoir le mecircme traitement que la philosophie Dans la mesure ougrave Aristote

distingue deux vertus intellectuelles diffeacuterentes soit la sagesse et la sagaciteacute rejeter lrsquoutiliteacute

de la sagesse ne megravene pas neacutecessairement agrave rejeter lrsquoutiliteacute de la sagaciteacute Au contraire laquo la

sagaciteacute pour sa part concerne les biens humains crsquoest-agrave-dire ceux qui font lrsquoobjet de

deacutelibeacuterations puisque lrsquohomme sagace a pour principale fonction disons-nous de bien

deacutelibeacuterer raquo (EN 1141b9-10) Le fait que la sagaciteacute soit en lien avec la capaciteacute de deacutelibeacuterer

montre de maniegravere claire son utiliteacute car comme nous lrsquoavons vu plus haut ce sont les

choses utiles ou nuisibles qui sont objets de deacutelibeacuterations

Un autre aspect important agrave souligner est le fait que lrsquoamitieacute par inteacuterecirct est une

amitieacute difficile agrave maintenir dans la mesure ougrave elle est une amitieacute plaintive (EN 1162b16-

20) crsquoest-agrave-dire qursquoelle est une amitieacute ougrave les partenaires ne sont jamais satisfaits et en

veulent toujours plus En prenant cela en compte il est drsquoautant plus facile drsquoadmettre que

la pratique de la philosophie ne sera jamais lrsquoobjet drsquoune telle amitieacute puisque si ceux qui

partagent une telle relation sont toujours agrave lrsquoaffucirct de leurs moindres inteacuterecircts ils auront tocirct

fait de deacuteceler que la philosophie ne leur procure aucune utiliteacute

222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie

Passons maintenant agrave la deuxiegraveme raison qui explique limpossibiliteacute de la

philosophie agrave prendre part agrave une relation damitieacute politique et de ce fait limpossibiliteacute de la

philosophie agrave avoir sa place au sein des activiteacutes de la citeacute Aristote affirme quune telle

relation est aussi une relation deacutegaliteacute ougrave les deux parties procurent une utiliteacute eacutegale (EE

1242b22) Cela ne signifie toutefois pas que ce qui est eacutechangeacute doit ecirctre qualitativement de

valeur ou dutiliteacute eacutegales mais que leacutegaliteacute agrave deacutefaut decirctre quantitative doit ecirctre corrigeacutee

par un facteur de proportionnaliteacute Cette proportionnaliteacute est ce qui permet agrave chacun de

recevoir une part eacutequitable cest elle qui donne confiance dans la relation laquo Cest en effet

parce quon retourne en proportion de ce quon reccediloit que la Citeacute se maintient raquo (EN

1132b33-34) On voit donc que cette proportionnaliteacute est aussi essentielle pour la stabiliteacute

de la citeacute Le fonctionnement de cette proportionnaliteacute est tregraves simple et est au fond un

rapport arithmeacutetique Pour reprendre lexemple dAristote laquo mettons un bacirctisseur A un

cordonnier B une maison C et une chaussure D il faut donc que le bacirctisseur reccediloive du

cordonnier son travail agrave lui et quil lui donne en retour le sien raquo (EN 1133a7-9) Dans cet

exemple il est clair que dans un rapport un pour un la maison aura une valeur

consideacuterablement plus eacuteleveacutee que la chaussure mais laquorien nempecircche en effet le travail de

lun des partenaires decirctre supeacuterieur agrave celui de lautre Il faut donc les rendre eacutegaux raquo (EN

1133a12-14) Il ne sagit que de sentendre sur le nombre de chaussures que vaut une

maison (EN 1133a21-26) et le tour est joueacute Mecircme si cela peut sembler plus facile agrave dire

quagrave faire le principe demeure accessible La question est maintenant de savoir quel est le

critegravere agrave appliquer pour ecirctre en mesure deacutetablir la proportion selon laquelle doit se faire un

eacutechange afin decirctre juste consideacuterant que les choses prenant part agrave des eacutechanges sont si

uniques les unes par rapport aux autres quelles sont incommensurables (EN 1133b18-20)

On pourrait effectivement proposer plusieurs critegraveres diffeacuterents comme par exemple le

nombre dheures travailleacutees afin de reacutealiser louvrage eacutechangeacute comme cest parfois le cas

aujourdhui Pour Aristote ce critegravere est le besoin (EN 1133a26-28) Il justifie cette

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position en affirmant que cest le besoin qui force les gens agrave sassocier et que sans besoins

nul eacutechange naurait lieu (EN 1133b6-10) De cette maniegravere puisque le besoin est la raison

de leacutechange et de lassociation il se doit aussi decirctre leacutetalon de mesure sur lequel se basent

ces eacutechanges66 Encore une fois la possibiliteacute pour la philosophie de faire partie dun tel

eacutechange est plus que douteux si lon tient compte du caractegravere omnipreacutesent de la notion de

besoin dans le cadre de leacutechange ayant cours dans une relation damitieacute par inteacuterecirct

Par la suite Aristote introduit aussi un moyen terme par lequel peuvent aussi

seffectuer les eacutechanges la monnaie Cest donc principalement par le biais de largent

quon peut en venir agrave rendre leacutegaliteacute agrave des choses ineacutegales Eacutevidemment le simple troc peut

aussi arriver agrave eacutegaliser les diffeacuterences entre des produits ou des services mais largent

possegravede quelques avantages qui font quune fois inventeacutee elle a eacuteteacute preacuteconiseacutee Le premier

avantage qua largent par rapport au troc cest quil permet davoir une mesure commune

pour tout (EN 1164a1-4) Ensuite il est beaucoup plus pratique parce quil est facile agrave

transporter et quil permet autant dacheter que de vendre (Pol 1257a35-41)

Troisiegravemement il permet de diffeacuterer un eacutechange dans le cas ougrave lon naurait besoin de rien

au moment de leacutechange (EN 1133b10-13) Une fois lutilisation de largent instaureacutee il

semble quAristote considegravere que tout doit sy rapporter (EN 1164a1-3) laquo Crsquoest pourquoi

tout doit avoir un prix eacutetabli car crsquoest la condition pour qursquoil y ait toujours possibiliteacute

drsquoeacutechange et partant drsquoassociation La monnaie constitue donc une sorte drsquoeacutetalon qui rend

les choses commensurables et les met agrave eacutegaliteacute Sans eacutechange en effet il nrsquoy aurait pas

66Le fait quAristote mette de lavant le besoin dans leacutechange est une des raisons qui lui permettent de critiquer la chreacutematistique dans la mesure ougrave cette derniegravere substitue le but reacuteel de leacutechange soit lutile agrave laccumulation sans limite de monnaie (Pol I 9) Pour un exposeacute sur la conception aristoteacutelicienne de la monnaie et de son rapport agrave la chreacutematistique voir larticle de Meikle (1994)

drsquoassociation ni drsquoeacutechange sans eacutegalisation ni drsquoeacutegalisation sans mesure commune raquo (EN

1133b14-18) On voit donc ici que largent joue un rocircle central dans leacutechange et pour que

quelque chose puisse ecirctre eacutechangeacute il est neacutecessaire quon puisse lui attribuer une valeur

moneacutetaire Cette valeur est cependant deacutetermineacutee par le besoin qui reste malgreacute tout le

critegravere de proportionnaliteacute dans un eacutechange

Toujours dans le but de cerner ce quest lamitieacute selon linteacuterecirct Aristote fait une

distinction entre deux formes que peut prendre cette amitieacute en gardant agrave lesprit la neacutecessiteacute

de leacutegaliteacute dans leacutechange laquo Lrsquoamitieacute politique souhaite donc ecirctre fondeacutee sur lrsquoeacutegaliteacute Mais

il existe deux espegraveces drsquoamitieacute drsquoutiliteacute lrsquoune leacutegale lrsquoautre morale Lrsquoamitieacute politique

regarde lrsquoeacutegaliteacute et la chose comme chez les vendeurs et les acheteurs drsquoougrave le proverbe laquo

Un gage pour lrsquohomme ami raquo Donc quand elle se fonde sur une entente cette amitieacute est

politique et leacutegale mais lorsque les gens srsquoen remettent les uns aux autres lrsquoamitieacute

souhaite ecirctre morale et de lrsquoordre de la camaraderie raquo (EE 1242b31-37 cf aussi EN

1162b20-1163a1) Ce que constate Aristote dans ce passage cest quon peut faire confiance

soit agrave une sorte de contrat soit agrave la bonne foi de notre ami en ce qui a trait agrave la

proportionnaliteacute de leacutechange Cependant il ny a pour lui que lamitieacute leacutegale qui est

compatible avec lamitieacute par inteacuterecirct et donc avec lamitieacute politique67 alors que lamitieacute

morale est le fait de lamitieacute selon la vertu et le deacutesir de vouloir fonder une amitieacute par

inteacuterecirct sur une amitieacute morale na pour effet que de rendre la relation extrecircmement plus

67On peut deacuteduire de cela que lamitieacute politique est peut-ecirctre possible mecircme avec les esclaves En effet Aristote soutient quun maicirctre peut ecirctre ami de son esclave non pas en tant que celui-ci est un esclave mais en tant quil est un homme et quen tant que tel il a laquo la capaciteacute de srsquoengager comme lui sous la mecircme loi et la mecircme convention raquo (EN 1161b5-10)

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difficile agrave maintenir (EE 1242b36-1243b14) Au fond il faut que les termes de leacutechange

fassent partie dune entente avant que leacutechange ne soit effectueacute (EN 1133b1-5) De cette

maniegravere si tout le monde respecte lentente aucune discorde ne peut survenir entre des

amis agissant de la sorte car ils sont conscients des conditions de leacutechange et avaient le

choix de les accepter ou non Degraves lors lamitieacute leacutegale est la maniegravere de rendre lamitieacute

politique durable puisquelle preacutevient la discorde68 En plus de cela laquo la seacuteparation leacutegale

est une question drsquoargent (car crsquoest par ce dernier qursquoon mesure lrsquoeacutegaliteacute) tandis que la

seacuteparation morale est de greacute agrave greacute raquo (EE 1243a6-8) rajoutant encore au fait que lamitieacute par

inteacuterecirct se reacutealise par le moyen de largent

Il nous reste maintenant agrave regarder de quelle maniegravere la philosophie pourrait se

comparer avec les autres activiteacutes dans le but de pouvoir eacutetablir une proportion qui aurait

cours lors dun eacutechange Eacutevidemment comme nous lavons deacutejagrave affirmeacute nous ne croyons

pas que la philosophie puisse faire partie dun tel eacutechange de type marchand dans la penseacutee

aristoteacutelicienne Malgreacute tout il est important de faire lanalyse que nous nous proposons

justement pour montrer cette impossibiliteacute Comme nous invite agrave le faire Aristote laquo pour

ceux qui ne sont pas sur une ligne droite [et dont] crsquoest lrsquoanalogue qui est la mesure par

exemple si lrsquoun se plaint drsquoavoir donneacute de la sagesse69 et lrsquoautre de lrsquoargent il faut

68Le fait que lamitieacute selon la vertu soit une amitieacute morale ne lui enlegraveve cependant pas pour autant sa stabiliteacute car la stabiliteacute de ce type damitieacute nest pas fondeacutee sur leacutegaliteacute dun eacutechange mais plutocirct sur lintention [προαίρεσις] (EE 1243a31-b5) qui traduit le caractegravere de lindividu vertueux Cela est vrai dans la mesure ougrave Aristote considegravere que lobjet de la deacutecision [προαίρεσις] est le reacutesultat de la deacutelibeacuteration (EN 1113a9-13) que la sagaciteacute est la faculteacute de deacutelibeacuterer selon une fin deacutetermineacutee par un caractegravere vertueux ( EN 1178a15-22) et donc que la deacutelibeacuteration sagace traduit le caractegravere vertueux dune personne qui lui est deacutejagrave quelque chose de stable (EN 1156b11-12)69Le fait quAristote utilise la notion de sagesse [σοφία] dans ce passage peut apparaicirctre comme probleacutematique parce quil semble suggeacuterer que la σοφία est commensurable avec largent Cependant il nest pas clair dans le contexte quAristote veuille parler de la σοφία en son sens technique De plus dautres textes que nous discuterons dans la suite nous obligent agrave neacutegliger ce passage et agrave donner agrave cet emploi de σοφία un sens large sapprochant de celui de τέχνη Il existe aussi un texte dont le parallegravele est eacutevident et ougrave le philosophe affirmant que lamitieacute selon lutiliteacute seacutetablit entre des personnes diffeacuterentes donne lexemple dun individu qui

examiner ce qursquoest la sagesse par rapport agrave lrsquoargent ensuite ce qui a eacuteteacute donneacute pour

chacun raquo (EE 1243b25-40 nous soulignons)

Il faut tout dabord savoir quAristote soutient que lenseignement philosophique

nest pas commensurable agrave largent (EN 1164b1-6 EE 1243b20-23) cest-agrave-dire quon ne

peut pas lui donner de valeur moneacutetaire Sachant cela et ayant agrave lesprit que cest

principalement par le biais de largent quon parvient agrave fixer la proportion dun eacutechange il

est de mise de conclure quil serait difficile pour un philosophe si sa seule activiteacute est la

philosophie de prendre part agrave une relation damitieacute politique Cette incommensurabiliteacute agrave

largent se justifie de deux maniegraveres qui sont toutefois lieacutees La premiegravere est le fait que

leacutetalon de mesure servant agrave deacuteterminer la valeur moneacutetaire dun produit ou dune activiteacute

est comme nous lavons dit plus haut le besoin Eacutetant donneacute que la philosophie ne reacutepond agrave

aucun besoin il est donc impossible de lui donner une quelconque valeur La deuxiegraveme

raison se trouve dans la maniegravere dont Aristote deacutecrit un eacutechange agrave savoir quun individu X

qui produit A eacutechange avec un individu Y qui produit B Pour que leacutechange soit eacutegal et il

doit lecirctre dans une relation damitieacute politique il faut trouver le coefficient qui eacutegalisera les

produits A et B si ceux-ci ne sont pas deacutejagrave eacutegaux Le problegraveme qui se pose au philosophe

dans un tel modegravele cest quil ne produit rien (EN 1139a26-29) laquo La sagesse en effet ne

peut consideacuterer aucune des choses dont lhomme puisse tirer son bonheur puisquelle est

totalement eacutetrangegravere agrave la production de quoi que ce soit raquo (EN 1143b19-20) Ceci eacutetant dit

il faut consideacuterer que lindividu Z si on le considegravere uniquement en tant que philosophe na

nrsquoa pas appris [ἀμαθὴς] et dun savant qui est un connaisseur [εἰδότι] (EN 1159b12-14) En nous fondant sur la symeacutetrie entre σοφία et εἰδότι on peut affirmer que dans le texte de lEE Aristote a en tecircte celui qui possegravede une connaissance quelconque et non pas le sage qui pratique la philosophie De toute maniegravere ce qui est important est plus la meacutethodologie qui ressort du passage que la compatibiliteacute entre cette laquo sagesse raquo et largent

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rien agrave offrir ne produit aucun C qui puisse ecirctre lobjet dune eacutegalisation Le fait que la

philosophie soit eacutetrangegravere agrave toute production est bien entendu coheacuterent avec lessence que

lui donne Aristote agrave savoir de navoir aucune autre fin quelle-mecircme (EN 1177b18-21)

Ceci nous force donc encore une fois agrave conclure que la philosophie ne peut pas sinseacuterer

dans le type deacutechange requis par lamitieacute politique Ainsi puisque la reacuteciprociteacute au niveau

de lutiliteacute est impossible pour le philosophe lassociation sera aussi impossible (EN

1133b5) ce qui est plus que facirccheux parce que le philosophe du fait quil soit aussi

humain nest pas soustrait agrave la neacutecessiteacute et cest par lentremise de lassociation politique

que ses besoins peuvent ecirctre combleacutes

223 Lessence de la philosophie

Regardons maintenant comment la philosophie dans son essence mecircme se doit

decirctre exteacuterieure agrave tout eacutechange moneacutetaire Contrairement aux autres objets qui eux ont

deux usages agrave savoir leur usage propre et leur usage en terme de moyen deacutechange (Pol

1257a5-15) la philosophie ne peut avoir quun seul usage agrave savoir son usage propre Cela

est fondeacute sur le fait que la philosophie doit ecirctre rechercheacutee pour elle-mecircme sans avoir agrave

tenir compte de consideacuterations utilitaires qui de toute maniegravere lui sont eacutetrangegraveres Ainsi si

Aristote affirme que la chaussure est utiliseacutee en tant que chaussure dans les deux usages

quon peut en faire cest que lexistence de la chaussure est soumise agrave la neacutecessiteacute de se

chausser et que ce trait peut ecirctre utiliseacute soit pour se chausser soi-mecircme soit pour eacutechanger

en vue dobtenir de largent qui servira agrave combler dautres besoins Ce quon eacutechange ici

cest lutiliteacute de la chaussure Or puisque la philosophie ne procure aucune utiliteacute il est

donc impossible den faire deux usages dans lesquels elle serait preacutesente en tant quelle-

mecircme La chaussure peu importe lequel de ses deux usages on en fait demeure une

chaussure authentique ce qui ne peut pas ecirctre le cas pour la philosophie

Pour mieux comprendre cela il est pertinent de se reacutefeacuterer agrave lactiviteacute des sophistes et

agrave la description quen fait Aristote Pour lui la sophistique et la philosophie ont en commun

de traiter du mecircme genre de reacutealiteacute mais se distinguent du fait du mode de vie qui deacutecoule

de leur pratique respective (Meta Γ 2 1004b21-27) Autrement dit ce qui les distingue

cest la fin qui guide leur activiteacute Alors que le philosophe na pour fin que son activiteacute elle-

mecircme le sophiste lui a pour but le profit En effet laquo le sophiste est un homme qui gagne

de largent agrave laide de ce qui est en lapparence un savoir mais qui nen est pas un raquo (RS

165a20-25)70 et laquo ceux qui agissent de mecircme en vue de cette renommeacutee qui deacutebouche sur

des gains peacutecuniaires passent pour des sophistes raquo (RS 171b25-30) Ce que font donc les

sophistes cest modifier la fin de lactiviteacute philosophique afin den obtenir un profit

moneacutetaire Cependant cela a pour conseacutequence que le savoir quils transmettent nest quun

savoir apparent et donc que ce nest plus une pratique philosophique authentique Pour le

dire autrement le fait que le but de leur activiteacute ne soit plus la veacuteriteacute pour elle-mecircme mais

le gain deacuteforme la pratique de la philosophie en tant que telle et entraicircne une perte de la

rigueur qui doit ecirctre le fait de la philosophie en cherchant plutocirct agrave faire en sorte que

lactiviteacute paraisse attrayante pour des laquoacheteursraquo potentiels laquo Il est clair quil y a aussi

neacutecessiteacute pour [les sophistes] de paraicirctre faire oeuvre de savant plutocirct que de le faire sans

le paraicirctre [hellip] Il est donc indispensable pour ceux qui veulent jouer au sophiste de

rechercher le genre darguments dont il a eacuteteacute fait mention Cest en effet tout agrave leur

70Sauf avis contraire nous citons la traduction des Reacutefutations sophistiques de Dorion

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avantage une pareille capaciteacute les fera paraicirctre savants et il se trouve que cest lagrave

lambition quils nourrissent raquo (RS 165a24-32)

Ceci fait aussi partie dune critique plus geacuteneacuterale agrave lendroit du fait de poser le profit

comme finaliteacute Dans lexemple de la chaussure dont nous venons de parler mecircme dans son

usage comme moyen deacutechange la fin de cet eacutechange reste encore lutiliteacute et non pas le pur

profit et en ce sens cet usage de la chaussure nest pas probleacutematique dans la mesure ougrave

laquo cet eacutechange-lagrave nest ni contraire agrave la nature ni une espegravece de chreacutematistique il existait en

effet pour compleacuteter lautarcie naturelle raquo (Pol 1257a25-30) Aristote envisage par contre

un autre exemple comme le fait remarquer Meikle (1994 pp29-34) ougrave la fin de la

production dun produit nest pas lutiliteacute mais le profit cest lexemple des couteaux

Delphiques (Pol 1252b1-6) Dans ce passage et Meikle en est conscient (Meikle 1994

p33) Aristote ne relie pas explicitement la recherche du profit avec la perte de la

maximisation de lutiliteacute mais cette critique est latente eacutetant donneacute que dautres textes

tendent agrave nous le faire croire Prenons pour seul exemple Pol 1258b10-15 ougrave le Stagirite

soutient que certaines personnes font du gain moneacutetaire la fin du courage et de la meacutedecine

ce qui corrompt neacutecessairement ces activiteacutes de la mecircme maniegravere que la sophistique est

une pratique deacutevieacutee de la philosophie agrave un point tel quelle nest plus de la philosophie

Comme le souligne Meikle laquo Aristotle defines actions by their ends (EN III 11 15b22

Met E 1050a22-4) If two activities aim at different ends they are different however

similar they may appear raquo (Meikle 1994 p27) Ceci eacutetant dit il nous faut donc conclure

que le fait de vouloir faire de la philosophie lobjet dun eacutechange marchand trahit la nature

mecircme de la philosophie jusquagrave devoir lui refuser le nom de philosophie ce qui en ce sens

nous empecircche de comprendre lactiviteacute du philosophe comme pouvant prendre part agrave un

eacutechange de ce type et deacutecoulant de cela agrave une amitieacute politique

23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute

Nous sommes maintenant devant un problegraveme En effet si nous consideacuterons que la

description que nous venons de faire de lamitieacute politique est juste cela ne peut pas rendre

compte du fait que la citeacute est unie par ce type damitieacute Nous nous expliquons Depuis le

deacutebut nous avons insisteacute sur le fait que lamitieacute politique eacutetait une forme damitieacute par inteacuterecirct

et quelle se reacuteduisait agrave cela ne devant pas ecirctre confondue avec lamitieacute selon la vertu tel

quAristote laffirme lui-mecircme dans sa distinction entre amitieacute leacutegale et amitieacute morale dont

nous avons deacutejagrave parleacute Toutefois en prenant cela au seacuterieux il est difficile de comprendre

ce qui distingue ce type damitieacute dune simple association de marchands dautant plus que

le Stagirite affirme que lamitieacute selon linteacuterecirct est justement une amitieacute de marchands (EN

1158a21-22) De plus si lamitieacute politique se reacuteduit agrave une recherche de besoins mateacuteriels ou

dutiliteacute il est aussi difficile de voir comment on peut parler dautarcie humaine au niveau

de la citeacute car ce type dautarcie se doit de comprendre une composante morale qui nest pas

non plus le fait dun eacutechange marchand Degraves lors comment concilier cela avec la

conception de la citeacute qui deacutecoule de Pol III 9 Dans ce chapitre Aristote explique comme

le montre bien Cooper (1990 p229-230) que la communauteacute politique nest pas quune

simple association dinteacuterecircts mais quau-delagrave de linteacuterecirct particulier chaque membre de la

communauteacute a agrave coeur lexcellence du caractegravere moral de ses concitoyens (Pol 1280b1-5)

Cest dans cette exacte mesure que la conception de lamitieacute politique que nous avons

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deacuteveloppeacutee nest pas capable de rendre compte agrave elle seule de ce quest la citeacute En effet si

lamitieacute politique est ce qui unit la citeacute et que cette amitieacute ne prend en compte que linteacuterecirct

des particuliers on voit mal comment elle pourrait fonder le deacutesir de chacun de ses

membres de voir les autres membres cultiver lexcellence morale et donc que lautarcie

humaine puisse ecirctre complegravetement atteinte dans la citeacute

Ainsi si on extrapole ce qui est exposeacute en Pol III 9 il est neacutecessaire quune

certaine forme damitieacute selon la vertu soit preacutesente entre chacun des citoyens si on veut que

la citeacute soit plus quune association dinteacuterecircts personnels mateacuteriels Cest un peu vers cette

direction que penche Cooper en essayant de soutenir que lamitieacute politique implique dune

certaine maniegravere un souci des qualiteacutes morales des concitoyens vivant dans une citeacute

Toutefois cette position semble difficile agrave deacutefendre parce que lamitieacute selon la vertu ne peut

pas ecirctre partageacutee par beaucoup dindividus ce qui doit eacutevidemment ecirctre le cas pour une

amitieacute entre concitoyens (EN 1171a17-20) De plus jamais Aristote nassocie amitieacute

politique et amitieacute selon la vertu allant mecircme jusquagrave les dissocier (EE 1242b35-40) Cest

en cela quAnnas affirme dans son commentaire du texte de Cooper que laquo so while I agree

with Cooper that for Aristotle it is important that all citizens should be actively concerned

for the moral qualities of all their fellow-citizens I cannot find in Aristotle any attempt to

ground this on a special friendly concern that all citizens have for one another No such

general concern could be friendship which is a personal relation raquo (Annas 1990 p246)

Nous nous accordons avec Annas lorsquelle soutient quune reacuteelle relation damitieacute de

surcroicirct selon la vertu ne peut pas sappliquer agrave lensemble des citoyens entre eux Par

contre il nous semble erroneacute daffirmer quun laquo special friendly concern raquo ne peut pas ecirctre

partageacute par tous les citoyens Comme nous lavons souleveacute plus haut Aristote en plus des

genres damitieacute proprement dits identifie aussi des laquo attitudes amicales raquo comme la

bienveillance [εὔνοια] (EN 1166b30) et la concorde [ὁμόνοια] (EN 1167a22) qui sans ecirctre

de lamitieacute agrave proprement parler en sont en fait des formes atteacutenueacutees et qui peuvent ecirctre

partageacutees par un tregraves grand nombre de gens Il est donc pertinent deacutetudier la bienveillance

afin de voir le rocircle quelle peut ecirctre ameneacutee agrave jouer dans la citeacute ce qui nous permettra de

nous conformer agrave la deacutefinition de la citeacute offerte par Aristote en Pol III 9 et du mecircme coup

de rendre compte de la possibiliteacute de la recherche de lautarcie humaine par les citoyens

dune citeacute

Tout dabord Aristote affirme clairement que la bienveillance nest pas de lamitieacute au

sens propre laquo car on peut concevoir de la bienveillance mecircme envers des personnes qui

vous sont inconnues et qui nont pas conscience de notre sentiment mais de lamitieacute cest

impossible raquo (EN 1166b31-33) Une des diffeacuterences entre la bienveillance et lamitieacute est

donc le manque de reacuteciprociteacute Toutefois ce manque nest pas condamneacute agrave persister car la

bienveillance peut se transformer en amitieacute veacuteritable

laquo Cest pourquoi par extension on peut dire que cest une amitieacute faineacuteante mais qui avec le temps et lorsquelle arrive agrave entraicircner une freacutequentation assidue devient de lamitieacute veacuteritable Elle ne conduit pas agrave lamitieacute que motive lutiliteacute ni agrave celle que motive lagreacutement car la bienveillance na pas non plus pour base ces motifs-lagrave raquo (EN 1167a10-14)

On voit donc que la bienveillance est en fait en lien avec lamitieacute selon la vertu

comme Aristote laffirmera plus explicitement ailleurs (EE 1241a4-14) De plus cest sur

lautre en tant que tel que porte la bienveillance et non pas sur lautre en tant quil pourrait

nous ecirctre profitable (EN 1167a15-18) Gracircce agrave cela on peut voir quune telle relation

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deacutepasse la simple association marchande qui ne permet pas comme nous lavons dit de

former des citeacutes On peut aussi ajouter que les personnes bienveillantes laquo se bornent agrave

souhaiter du bien agrave ceux pour qui elles ont de la bienveillance mais sans vouloir le moins

du monde collaborer agrave leurs actions ni se tracasser agrave leur propos raquo (EN 1167a7-10) Ce

genre dattitude semble ecirctre encore plus pregraves de la reacutealiteacute que la maniegravere dont Cooper deacutecrit

le lien entre lamitieacute politique et linteacuterecirct pour les capaciteacutes morales de ses concitoyens car

il nous semble impossible et cest aussi la position dAristote de sinvestir personnellement

avec un grand nombre de personnes dans une relation fondeacutee sur le caractegravere

En supposant que la bienveillance est partageacutee par lensemble des citoyens on peut

donc comprendre que lassociation politique bien que mise en place en fonction de linteacuterecirct

de ses membres deacutepasse ce niveau en recherchant aussi lexcellence morale Cest

exactement le mecircme mouvement quAristote deacutecrit pour la citeacute en disant quune fois quelle

permet de vivre elle doit aussi permettre de bien vivre

La pertinence de la coexistence de la concorde et de la bienveillance au sein de la

citeacute que nous essayons de mettre ici de lavant est dautant plus fondeacutee si lon regarde ce qui

peut amener la bienveillance agrave naicirctre En effet pour Aristote laquo beaucoup ont en effet de la

bienveillance pour des gens quils nont jamais vus mais supposent ecirctre honnecirctes ou utiles

et la mecircme affection le cas eacutecheacuteant peut ecirctre eacuteprouveacutee par lune de ces personnes agrave leacutegard

de linteacuteresseacute raquo (EN 1155b34-1156a2) Ceci eacutetant dit il est clair que lami par inteacuterecirct quest

devenu le concitoyen par le biais de lamitieacute politique est sujet agrave faire naicirctre de la

bienveillance chez ses autres concitoyens En plus de cela Aristote considegravere aussi les amis

politiques comme eacutetant des gens honnecirctes (EN 1167b4-9) ce qui rend encore plus probable

une attitude de bienveillance entre ceux qui sont lieacutes damitieacute politique

Contrairement agrave Cooper pour qui lamitieacute politique impliquait en elle-mecircme le souci

de lexcellence du caractegravere de ses concitoyens nous soutenons plutocirct que lamitieacute politique

se reacuteduit bel et bien uniquement agrave une forme damitieacute par inteacuterecirct mais que cette amitieacute fait

naicirctre une autre attitude amicale agrave savoir la bienveillance qui elle permet de rendre compte

de la deacutefinition de la citeacute voulant que les citoyens ne soient pas seulement des membres

dune association marchande mais recherche aussi lexcellence du caractegravere de chacun On

peut par contre se demander pourquoi la bienveillance napparaicirct pas entre des individus de

citeacutes diffeacuterentes mais qui auraient des liens commerciaux entre elles ce qui ferait du mecircme

coup des citoyens dune autre citeacute dune certaine maniegravere des amis selon lutiliteacute Agrave cela

on peut reacutepondre que cest probablement lagrave que se distingue lamitieacute politique dune simple

amitieacute par inteacuterecirct cest-agrave-dire que lamitieacute politique serait une amitieacute par inteacuterecirct mais

preacuteciseacutement entre les membres dune mecircme citeacute entre des gens partageant des

magistratures et une constitution commune ce qui est lautre aspect faisant quAristote

affirme que les membres dune association commerciale ne forment pas une citeacute (Pol

1280a40-b1) Cela permettrait aussi deacuteclairer un peu la position de Annas qui soutient que

laquo Aristotle in talking of political foreign business etc φιλία is not talking about an

extended sense of φιλία but is rather locating where φιλία of the personnal kind can arise

Civic friendship is the kind of personal friendship that can occur between people who are

fellow-citizens just as foreign friendship is the kind that can occur between citizens of

different states raquo (Annas 1990 p247) La bienveillance et la concorde seraient donc les

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deux attitudes amicales neacutecessaires agrave la recherche dune autarcie humaine au sein de la citeacute

en ce quelles permettent de rendre la citeacute autosuffisante quant aux besoins mateacuteriels par la

concorde et autosuffisante quant au besoin dexcellence morale par la bienveillance

24 Lami philosophe

Cela eacutetant dit et malgreacute le fait que nous ayons montreacute quune relation damitieacute

politique est impossible pour un philosophe une chose reste toutefois indiscutable

Aristote traite bel et bien de la possibiliteacute dune relation damitieacute avec un philosophe

Comment nous faut-il donc comprendre cela agrave la lumiegravere de lanalyse que nous venons de

faire La premiegravere chose agrave consideacuterer est le fait quagrave lexception dune relation entre deux

sages une relation damitieacute impliquant un philosophe sera neacutecessairement une relation dans

lequel lun des deux partenaires sera supeacuterieur et ce sera bien sucircr le philosophe dans le cas

qui nous concerne Or laquo lrsquoamitieacute fondeacutee sur lrsquoeacutegaliteacute est drsquoautre part lrsquoamitieacute politique raquo

(EE 1242b22-23) Dans lamitieacute politique ce qui est eacutechangeacute doit ecirctre de mecircme nature

cest-agrave-dire doit ecirctre du domaine de lutile alors que dans une relation de supeacuterioriteacute la

reacuteciprociteacute proportionnelle na pas agrave ecirctre soumise agrave la mecircme cateacutegorie Il faut voir ici que la

proportionnaliteacute dont on parle nest pas la mecircme chose que nous avons deacutecrite plus haut

Dans le cadre dune relation damitieacute par inteacuterecirct la proportionnaliteacute vise agrave rendre les

deux parties de la relation eacutegales en eacutegalisant ce quelles partagent tandis que dans une

relation de supeacuterioriteacute cest lamour donneacute et reccedilu qui devra ecirctre proportionnel agrave

lexcellence ou agrave lutiliteacute des partenaires (EN 1158b20-30) Cest ainsi quun fils devra

aimer son pegravere davantage et lui confeacuterer plus dhonneur eacutetant donneacute quil est pour lui dune

utiliteacute quil ne pourra jamais eacutegaler (EN 1163b15-20) De plus certaines relations sont pour

Aristote dune telle ineacutegaliteacute quaucun honneur ne peut compenser lexcellence du

partenaire supeacuterieur (EN 1158b33-1159a1) Cest le cas pour laquo les plus sages raquo (EN

1159a2-3) Mecircme dans ces cas cependant la relation peut persister si agrave deacutefaut de pouvoir

reacuteellement rendre lhonneur ducirc la personne infeacuterieure fait son possible et adopte une

attitude convenable agrave leacutegard du supeacuterieur (EN1163b12-18)

Cela nous amegravene agrave eacutetudier un autre passage

laquo Or il semble bien que des deux cocircteacutes les preacutetentions soient correctes et que chacun doive retirer de lrsquoamitieacute une part plus grande que lrsquoautre mais pas une part de la mecircme chose Au contraire le supeacuterieur a droit agrave plus drsquohonneur et lrsquoindigent agrave plus de beacuteneacutefices La vertu en effet ainsi que la bienfaisance ont lrsquohonneur pour reacutecompense alors que lrsquoindigence a pour secours les beacuteneacutefices raquo (EN 1163b1-5)

Nous pensons voir ici un problegraveme Si on tente de faire entrer celui qui nest que

philosophe dans ce scheacutema on se rend compte bien rapidement quil est agrave la fois agrave identifier

avec le supeacuterieur du fait de lexcellence de son activiteacute mais aussi avec linfeacuterieur car son

activiteacute ne produisant rien il est neacutecessairement indigent Il faudrait donc quil reccediloive agrave la

fois lhonneur et les beacuteneacutefices devant reacutesulter dune association Dans un tel contexte il est

clair que se lier damitieacute avec une personne diffeacuterente de lui sera impossible pour celui qui

ne fait que philosopher ce qui lui est pourtant neacutecessaire vu lexistence de besoins agrave

combler

Comme nous le voyons il semble ecirctre difficile de concilier la pratique de la

philosophie avec la neacutecessiteacute de vivre en citeacute et de se lier damitieacute politique Il ne semble y

avoir que deux maniegraveres dy arriver Dans une note du passage de Pol 1334a16-17 de leur

eacutedition du texte des Politiques Susemihl et Hicks expliquent quune vie de loisir [πρὸς τὴν

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σχολὴν καὶ διαγωγήν] laquo means the occupation of leisure worthy of a really free man such

as he attains when his political duties have been performed or such as he always possesses

provided he is pecuniarily independent and leads a life of true study or contemplation raquo

(p542) ce qui est en gros les deux maniegraveres qui nous apparaissent susceptibles de

sauvegarder la pratique de la philosophie agrave linteacuterieur de la citeacute

Commenccedilons par regarder la seconde voulant que pour philosopher il faut ecirctre

indeacutependant de fortune Dans une telle position le philosophe pourra reacutepondre agrave ses

besoins sans que son activiteacute nait agrave ecirctre utile Toutefois dans un cas semblable laquo les amis

de ce genre [ie par inteacuterecirct] par conseacutequent ne peuvent ecirctre du tout un besoin pour le

bienheureux puisquil est pourvu de la pleacutenitude des biens raquo (EN 1169b23-25) Cest donc

dire quun homme de ce genre aurait atteint en quelque sorte une forme dautosuffisance

mateacuterielle et que degraves lors il naurait plus besoin de personne pour vivre Cela ne lempecircche

toutefois pas davoir besoin damis mais ce nest que des amis qui lui sont semblables quil

recherchera et non pas des amis selon linteacuterecirct ou le plaisir (EN 1169b23-1170a12)

Comme nous lavons vu toutefois ce type damitieacute nest pas lamitieacute politique et ne permet

pas de tisser des liens avec les autres concitoyens de maniegravere agrave faire partie de la citeacute Or

laquo lhomme est un ecirctre fait pour la Citeacute et pour la vie en commun de par sa nature mecircme raquo

(EN 1169b18-19) Cette solution ne semble donc pas ecirctre optimale dans la mesure ougrave elle

exclut le philosophe des activiteacutes de la citeacute

On peut aussi ajouter que cette fortune se devra decirctre le fait dun heacuteritage eacutetant

donneacute que la philosophie nest pas en mesure si elle veut demeurer de la philosophie de

faire gagner de largent et de surcroicirct une somme consideacuterable Lanecdote sur Thalegraves de

Milet et les presses agrave olives est ici assez reacuteveacutelatrice sur le sujet Sans rappeler la petite

histoire notons que lanecdote a pour fin de montrer que cest volontairement que la

philosophie est inutile et ne procure aucun revenu car en puissance elle peut ecirctre porteuse

de grandes richesses (Pol 1259a6-9) Ainsi il est clair pour Aristote quun vrai philosophe

ne deviendra pas riche par la pratique de son activiteacute Il est donc impossible quen se

limitant agrave cela il puisse devenir indeacutependant de fortune ce qui rend lheacuteritage neacutecessaire

Lindeacutependance de fortune a aussi un autre deacutesavantage agrave savoir le manque de

stabiliteacute En effet peu importe la grandeur de la fortune agrave la disposition du philosophe

celle-ci ne pourra que diminuer dans le temps jusquagrave seacutepuiser complegravetement mecircme si cet

eacutepuisement narrive pas pendant la vie de celui qui la possegravede Il serait en effet surprenant

quAristote fonde lautosuffisance mateacuterielle du philosophe sur une fortune qui nest pas

elle-mecircme stable La seule maniegravere de la rendre stable serait de lutiliser en vue de

laccroicirctre Cependant Aristote critique le fait de se servir dargent pour acqueacuterir plus

dargent soutenant que cette forme de commerce est contre nature (Pol 1258a37-b9) Degraves

lors cela ne pourra pas non plus ecirctre envisageacute par le philosophe

Ce que nous tenterons de montrer dans la suite cest quil faut se tourner vers lautre

solution proposeacutee par Susemihl et Hicks si lon veut reacutesoudre la tension entre la recherche

de lautarcie divine et la recherche de lautarcie humaine et ainsi permettre la pratique de la

philosophie dans la citeacute Cette solution se reacutesume agrave deacutefendre la position selon laquelle la

philosophie ne doit faire partie que des loisirs dune personne et que lun des rocircles de la

politique doit ecirctre de favoriser le deacutegagement dun tel espace de loisir permettant la pratique

de la philosophie

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3 Philosophie loisir et politique

Bien que la philosophie ne soit pas un meacutetier il faut tout de mecircme expliquer

pourquoi elle peut ecirctre pratiqueacutee dans la citeacute ce quAristote ne remet jamais en question

consideacuterant qulaquo ils [les meacutetier] seraient en effet supprimeacutes depuis longtemps si ce que le

producteur produit en quantiteacute et en qualiteacute neacutetait pas preacuteciseacutement ce dont le beacuteneacuteficiaire

eacuteprouve le besoin en quantiteacute et en qualiteacute raquo (EN 1133a13-14) Jusquagrave preacutesent en effet

nous navons fait que montrer que la philosophie est incompatible avec les activiteacutes de la

citeacute Il est maintenant temps dexpliquer comment la penseacutee aristoteacutelicienne est malgreacute tout

en mesure de permettre sa pratique et du mecircme coup la recherche de lautarcie divine

Comme nous venons de le mentionner il nous semble que cest dans la notion de loisir que

la philosophie peut devenir acceptable aux yeux de la citeacute et des concitoyens du philosophe

Toutefois cela implique que la vie de celui qui veut lexercer ne soit pas entiegraverement

deacutevoueacutee agrave cet exercice mais quil apporte aussi quelque chose dutile agrave la citeacute de maniegravere agrave

pouvoir en faire partie et se lier damitieacute politique avec ses concitoyens

31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile

Avant dexpliquer positivement comment la philosophie doit ecirctre comprise comme

devant ecirctre releacutegueacutee au statut de loisir eacutemanant dune vie comportant des activiteacutes utiles il

simpose de voir les critiques que fait Aristote de ces activiteacutes utiles et comment on peut les

surmonter En effet si on consideacuterait quAristote rejette de plein fouet la leacutegitimiteacute des

activiteacutes utiles dans la vie bonne ce que certains textes peuvent nous amener agrave deacutefendre il

serait difficile de soutenir comme nous le ferons que la philosophie doit ecirctre reacuteduite au

loisir car le loisir se deacutefinit par opposition au travail Il y a deux principales raisons qui font

quAristote est prudent agrave leacutegard de lexercice dactiviteacutes relieacutees aux neacutecessiteacutes le caractegravere

servile de telles activiteacutes et le fait quelles privent de loisir celui qui les pratique

311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires

Il faut tout dabord voir que la pratique des activiteacutes visant agrave combler les besoins est

souvent associeacutee aux activiteacutes des esclaves (Pol 1254b25-30 1325a25-30 1329a25-26)

Cela est principalement ducirc au fait que de telles activiteacutes ne requiegraverent pas la capaciteacute de

commander mais plutocirct celle dobeacuteir dougrave leur caractegravere servile [ἀνδραποδῶδες] (Pol

1277a33-36) Dans le mecircme sens cest aussi pourquoi Aristote soutient quune citeacute

desclaves ne peut pas exister laquo parce quils ne participent ni au bonheur ni agrave la vie guideacutee

par un choix reacutefleacutechi raquo (Pol 1280a30-35) Plus fondamentalement encore de telles

activiteacutes ne permettent pas de deacutevelopper la vertu En effet Aristote affirme que les

citoyens eacutevidemment vertueux qui composeront la constitution excellente laquo ne doivent

mener la vie ni dun artisan ni dun marchand car une telle vie est vile et contraire agrave la

vertu raquo (Pol 1328b40-41) bien que ces deux groupes soient par ailleurs neacutecessaires agrave

lexistence de la citeacute (Pol 1329a35-40) Ainsi si lappartenance agrave une citeacute requiert la

pratique dune activiteacute utile et vise agrave la fois la vie heureuse il est probleacutematique quune

pratique de ce genre soit contraire agrave la vertu dans la mesure ougrave le bonheur est justement

associeacute agrave la vertu Mais Aristote ne semble pas aussi cateacutegorique sur le caractegravere servile des

activiteacutes indispensables et plusieurs passages le montrent clairement

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Un premier signe de cela est le fait quAristote ne refuse pas systeacutematiquement

toutes les vertus aux classes se livrant agrave un travail visant agrave combler les besoins de la citeacute En

effet il considegravere que les paysans et les pacirctres du fait de leur mode de vie sont en mesure

de deacutevelopper la vertu guerriegravere (Pol 1319a20-25) et que seuls les autres sortes de masses

populaires agrave savoir les artisans les marchands et les hommes de peine sont eacutetrangers agrave

toute vertu (Pol 1319a25-30) Il va mecircme un peu plus loin en affirmant quil existe des

vertus comme le courage lendurance la justice et la tempeacuterance qui sexercent aussi dans

la besogne (Pol 1334a15-25)

Ensuite on peut voir quAristote nest pas tout agrave fait reacutefractaire agrave lexercice

dactiviteacutes utiles en ce quil en permet lintroduction dans leacuteducation des jeunes (Pol

1333a7-9) Le Stagirite semble effectivement croire quune telle pratique fait dune certaine

maniegravere partie de la formation du caractegravere des hommes libres si lon considegravere avec lui

quil faut dabord avoir eacuteteacute gouverneacute avant de gouverner soi-mecircme (Pol 1333a11-15)71 La

vertu eacutetant intimement lieacutee au caractegravere il nous est donc ici permis de voir que vertu et

travail utile ne sont pas si irreacuteconciliables De plus dans le mecircme passage (Pol 1333a9-

11) le philosophe soutient que ce nest pas en elles-mecircmes que ces activiteacutes ne sont pas

honorables mais que cest bien selon la fin quon leur attribue quelles le deviennent En

effet laquo il est certain que les tacircches accomplies par ce genre dexeacutecutants [les travailleurs

manuels] ni lhomme de bien ni lhomme politique ni le bon citoyen ne doivent apprendre

71laquo Car dabord puisquil faut prendre part agrave lexeacutecution pour juger pour cela ceux qui sont jeunes doivent recourir agrave lexeacutecution mais quand ils sont devenus plus vieux renoncer agrave cette exeacutecution capables quils sont de juger de ce qui est beau et den jouir droitement gracircce agrave leacutetude quils ont suivie dans leur jeunesse raquo (Pol 1340b35-40) Ce passage affirme toutefois que les activiteacutes utiles nont pas agrave ecirctre pratiqueacutees toute une vie mais seulement dans la jeunesse Cependant ce passage nous montre limportance de telles activiteacutes dans le deacuteveloppement moral et intellectuel dune personne ce qui met de lavant le fait que les activiteacutes utiles ne sont pas vicieuses en elles-mecircmes

agrave les accomplir sauf sils en ont besoin pour leur usage personnel car dans ce cas il ny a

pas de distinction entre le maicirctre et lesclave raquo (Pol 1277b1-10) Cette absence de

distinction maicirctreesclave dans le cas ougrave une personne reacutepond agrave ses propres besoins vient du

fait que bien que lactiviteacute puisse avoir lair servile en apparence cest lindividu lui-mecircme

qui se commande Ce qui donne sa serviliteacute aux activiteacutes utiles cest que leur exeacutecution est

soumise agrave lautoriteacute du despote du maicirctre desclave Dans leacuteventualiteacute ougrave le maicirctre

desclave reacutealise lui-mecircme lactiviteacute il demeure celui qui commande et nest subordonneacute agrave

personne dautre que lui-mecircme eacuteliminant du mecircme coup la distinction entre le maicirctre et

lesclave eacutetant donneacute que la personne qui commande se trouve ecirctre la mecircme que celle qui

dirige Cest donc dire que si laction a pour but de reacutepondre agrave un de ses propres besoins la

fin de la pratique dune activiteacute qui pourrait ecirctre critiquable dans un autre contexte ne lest

pas puisque la fin quelle poursuit est digne dun homme libre Nous discuterons plus en

deacutetail cela un peu plus loin

Un autre texte vient rendre cela encore plus explicite Aristote se demandant ce quil

faut enseigner pour devenir vertueux affirme qulaquo il nest pas douteux quil faut ecirctre instruit

dans ceux des arts utiles qui sont indispensables [τὰ ἀναγκαῖα δεῖ διδάσκεσθαι τῶν

χρησίμων]raquo (Pol 1337b4) Cependant il nuance sa position en faisant une distinction entre

les tacircches laquo qui conviennent agrave un homme libre et celles qui en sont indignes raquo (Pol

1337b5-6) sans toutefois eacutenumeacuterer les tacircches quils considegraverent faire partie de lune ou

lautre cateacutegorie Le critegravere pour discriminer ces tacircches est neacuteanmoins eacutenonceacute et se reacutesume agrave

savoir si la tacircche en question rend lindividu incapable de pratiquer la vertu que ce soit

celle du corps de lacircme ou de lintelligence et cela laquo car ils [les arts gouvernant ces tacircches]

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rendent la penseacutee besogneuse [ἄσχολον] et abjecte raquo (Pol 1337b14) Aristote preacutecise

davantage ce quil veut dire par la suite en montrant comme nous venons de le dire quau

fond ce nest pas tant lactiviteacute elle-mecircme qui est dommageable mais la fin agrave laquelle on la

soumet laquo si cest pour soi-mecircme ses amis ou en visant la vertu ce nest pas indigne dun

homme libre mais le faire pour dautres cela semblera souvent agir comme un homme de

peine et un esclave raquo (Pol 1337b19-21) Tout se passe comme si Aristote associait le fait

dagir pour dautres avec lesclavage ou avec la soumission aux besoins dun autre

individu72 Voilagrave ce quil affirme ailleurs en disant que laquo pour lusage on ne les distingue

guegravere laide physique en vue des tacircches indispensables nous vient des deux les esclaves et

les animaux domestiques raquo (Pol 1254b24-26) Cest peut-ecirctre cela qui explique

leacutelargissement de la critique du travail de lartisan agrave tout travail salarieacute en Pol 1337b10-15

et dans la mecircme veine le fait que le travail de lartisan rend la penseacutee besogneuse

[ἄσχολον] En soumettant son activiteacute aux besoins dautrui cest entreprendre une activiteacute

qui na plus de fin car les besoins dautrui sont beaucoup plus grands que ce dont un simple

particulier est en mesure de produire rendant ainsi impossible la preacutesence de loisir pour

celui dont le travail vise agrave combler ces besoins Au contraire si lhomme libre ne pratique

que les activiteacutes neacutecessaires parmi les choses utiles (laquo τὰ ἀναγκαῖα δεῖ διδάσκεσθαι τῶν

χρησίμων raquo Pol 1337b4) et que ces activiteacutes nont pour fin que de reacutepondre agrave ses propres

besoins et tout au plus agrave ceux de ses amis il est leacutegitime de penser que cette pratique aura

ineacutevitablement une limite ndash la satisfaction des besoins ndash et quune fois atteinte cette limite

permettra agrave cet homme de pratiquer son loisir Il est aussi important de voir que parmi les

72On peut comprendre en quoi cela correspond pour Aristote agrave lesclavage car reacutepondre aux besoins dautrui nest pas le fait de celui qui commande et la liberteacute est justement la possibiliteacute dexercer lautoriteacute

activiteacutes utiles ce nest que les neacutecessaires quAristote permet agrave lhomme libre de pratiquer

car le neacutecessaire se veut justement ecirctre la limite de la mecircme maniegravere quil eacutetait le critegravere de

proportionnaliteacute dans lamitieacute politique

Cela peut toutefois sembler aller agrave lencontre du principe de reacuteciprociteacute mis de

lavant dans la compreacutehension quAristote se fait de lamitieacute politique En effet comme nous

lavons expliqueacute il faut quau moins une partie des activiteacutes de chacun des membres de la

communauteacute politique vise agrave reacutepondre aux besoins des autres membres de la communauteacute

Dans cette mesure comment faut-il comprendre le fait quAristote limite la pratique des

activiteacutes utiles agrave la compleacutetion de ses propres besoins Il nous semble possible de rendre

ces deux ideacutees compatibles si lon comprend que ce sont les besoins de lindividu qui dictent

sa production et non les besoins dautrui Autrement dit le citoyen libre ayant une quantiteacute

de besoins X produit une quantiteacute A de pommes de terre sachant que leacutechange de cette

quantiteacute A lui procurera juste assez de ressources pour combler ses besoins X et il agira

ainsi mecircme si la personne avec qui il eacutechange avait besoin dune quantiteacute de pommes de

terre supeacuterieure agrave A Ce ne doit donc pas ecirctre uniquement le marcheacute qui dicte la production

bien quil faille que la chose produite reacuteponde agrave un besoin des concitoyens mais aussi les

besoins du producteur Compris de la sorte ce passage dAristote rend possible la

reacuteciprociteacute tout en conservant un but digne dun homme libre agrave la pratique dune activiteacute qui

autrement pourrait ecirctre servile Cela permet aussi de ne pas croire quAristote cherche ici agrave

faire de lhomme libre un homme replieacute sur lui-mecircme qui cherche agrave atteindre une autarcie

mateacuterielle de maniegravere solitaire ce que nous savons quil considegravere comme impossible73 et

73Reader propose une autre maniegravere de deacutefendre le fait que la pratique dune activiteacute visant agrave reacutepondre aux besoins nest pas servile en elle-mecircme Sa position est que laquo the proper Aristotelian conclusion is that far from being an inferior activity fit only for slaves meeting needs is the first part of Aristotles virtue raquo

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permettre aussi une forme de division du travail qui malgreacute une certaine speacutecialisation

resterait une pratique noble

312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir

Maintenant quil est clair que sassurer des choses indispensables de son propre chef

nest pas servile en soi-mecircme et que rien nempecircche un homme libre de sadonner agrave ce type

dactiviteacutes dans la limite de ses besoins il reste un autre aspect de ces activiteacutes

freacutequemment rappeleacute par Aristote qui les rendrait incompatibles avec la pratique de la

philosophie En effet Aristote affirme souvent que de telles activiteacutes privent de loisir celui

qui sy adonne (Pol 1291b15-30 1305a19-20 1318b10-15 1328b41-1329a1) Eacutetant donneacute

que la pratique de la θεωρία est un loisir (EN 1177b22) il semble en deacutecouler quon ne

peut pas agrave la fois ecirctre par exemple paysan et philosophe Toutefois le rejet de tout loisir agrave

celui qui soccupe dagriculture ou de toute autre activiteacute utile nest peut-ecirctre pas aussi

cateacutegorique quon pourrait le penser agrave premiegravere vue et plusieurs textes nous le font penser

Avant de nous attarder agrave cette question il convient de clarifier ce quAristote entend

pas loisir (σχολή) car la conception que nous en avons aujourdhui nest pas tout agrave fait la

mecircme que la sienne dautant plus si lon parle du loisir pour un paysan En effet beaucoup

de nos contemporains comprennent le loisir comme un moment de repos neacutecessaire ducirc agrave un

travail peacutenible On na quagrave penser agrave la quantiteacute de gens qui vont passer leurs vacances au

soleil eacutetendus sur une plage pour sen convaincre Cependant lagrave nest pas la conception que

se fait Aristote du loisir Il associe plutocirct cette vision contemporaine agrave la notion de jeu

(παιδιά) et il affirme quelle fait partie du labeur dans la mesure ougrave cest le labeur quelle a

(Reader 2005 p113) Il semble accorder une certaine valeur morale intrinsegraveque au labeur ce qui ne semble pas ecirctre conforme agrave la penseacutee dAristote

pour fin laquo car celui qui peine a besoin de deacutetente et le jeu vise agrave la deacutetente [hellip] pour cette

raison il faut introduire les jeux dans leacuteducation en y ayant recours au moment opportun

cest-agrave-dire en sen servant agrave titre de remegravede raquo (Pol 1337b35-1338a1) Le fait de

comprendre le jeu comme un remegravede est bien la preuve de lexteacuterioriteacute de sa fin 74 Au

contraire la vie de loisir [τὸ σχολάζειν] est deacutefinie comme ayant laquo en elle-mecircme le plaisir

et le bonheur de la vie bienheureuse raquo (Pol 1338a1-3) Pour le dire autrement le fait

davoir du loisir est pour Aristote un eacutetat exempt de toute neacutecessiteacute un moment ougrave lon

choisit ce que lon veut faire non pas en fonction de lutiliteacute que cela nous apportera mais

en consideacuterant laction en elle-mecircme indeacutependamment des implications externes qui

pourraient en deacutecouler Cest un eacutetat quon atteint lorsque nos besoins sont combleacutes Cest ce

sens de loisir quil faut avoir en tecircte lorsque le Stagirite affirme que la vie du paysan est

priveacutee de loisir Ce nest donc pas quil na aucun moment pour se reposer car cela est en

fait inclus dans la conception du labeur mais plutocirct quil ne dispose daucun temps qui ne

soit pas soumis agrave des activiteacutes neacutecessaires agrave la compleacutetion de ses besoins De plus Aristote

rejette le fait que le jeu puisse aussi ecirctre lobjet dune vie de loisir car laquo stupide et par trop

pueacuteril raquo (EN 1176b32-33)

Mais il faut maintenant se demander ce qui fait que le paysan ne disposerait pas de

tels moments de loisir Sur ce point Aristote est tregraves clair laquo il est impossible davoir du

loisir quand on na pas de revenus suffisants raquo (Pol 1292b32-33) On voit donc que le loisir

est en lien avec les richesses dune personne et dans cette mesure lanalyse que fait Aristote

des diffeacuterents types de deacutemocratie est ici tregraves utile pour comprendre le rapport entre ces

deux facteurs chez les paysans Dans la meilleure forme de deacutemocratie celle ougrave la plupart

74Voir aussi EN 1176b35-1177a1

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des citoyens sont paysans ces derniers ne soccupent pas beaucoup des affaires publiques

laquo car du fait de la modiciteacute de son avoir cette masse populaire na pas de loisir raquo (Pol

1318b11-12) Ces gens manquent aussi du neacutecessaire et preacutefegraverent donc travailler au lieu de

participer agrave la vie politique laquo car la plupart de ces gens courent plutocirct apregraves le profit

quapregraves les honneurs raquo (Pol 1318b16-17) Cest bel et bien la pauvreteacute qui ne permet pas agrave

ces paysans davoir du loisir

Quand on compare cela avec la pire forme de deacutemocratie on perccediloit un portrait

totalement diffeacuterent

laquo Quatriegraveme espegravece de deacutemocratie celle qui est apparue chronologiquement la derniegravere dans les citeacutes Car du fait que les citeacutes sont devenues beaucoup plus importantes quagrave lorigine et plus riches de revenus tous y participent au pouvoir dans la constitution du fait de la supeacuterioriteacute de la multitude mais ils y prennent part comme citoyens parce quils peuvent mener une vie de loisir et que les gens modestes touchent une indemniteacute Et cest avant tout une masse de ce genre qui a du loisir car ces gens-lagrave ne sont pas gecircneacutes par leurs affaires priveacutees alors que les riches ont cette gecircne de sorte que ceux-ci souvent ne participent ni agrave lassembleacutee ni aux tribunaux De lagrave vient que cest la masse des gens modestes qui est souveraine dans la constitution et non pas les lois raquo (Pol 1293a1-10)

Dans un tel contexte ce sont les plus pauvres ceux qui ne travaillent pas qui ont le

plus de loisir eacutetant donneacute que la citeacute leur verse un salaire pour sieacuteger aux assembleacutees (Pol

1300a1-5) Il semble donc que plus la citeacute est riche plus elle a la capaciteacute de pallier agrave la

pauvreteacute de ses citoyens de maniegravere agrave leur permettre davoir une certaine part de loisir Par

contre ces indemniteacutes dont parle Aristote ne sont pas distribueacutees afin de donner du loisir

dans labsolu agrave ceux dont les revenus ne sont pas suffisants pour en avoir mais visent plutocirct

agrave leur deacutegager un espace afin quils puissent soccuper des affaires de la citeacute Mais cela

nempecircche pas pour autant quil soit possible que ces fonds soient utiliseacutes pour autre chose

Aristote vient en effet bien pregraves de ladmettre lorsquil affirme dans un passage ougrave il se

demande laquelle des deux vies meneacutees selon la vertu que sont la vie politique et la vie

philosophique est la plus digne decirctre choisie que laquo cela ne fait pas une petite diffeacuterence

suivant que lun ou lautre parti a raison car celui qui juge correctement ordonne

neacutecessairement tout au but qui est le meilleur et cela aussi bien chaque homme

individuellement que le corps politique collectivement raquo (Pol 1324a20-35) Cest donc dire

que si collectivement on en vient agrave croire que la philosophie est lactiviteacute la plus digne

decirctre poursuivie ou au moins aussi digne que la politique il sensuivra que la citeacute

sorganisera de maniegravere agrave permettre agrave tous de la pratiquer et le versement dindemniteacutes pour

les plus pauvres comme cest le cas pour les activiteacutes politiques est sans doute une solution

agrave envisager dautant plus quAristote soutient que laquo le bonheur personnel sans doute [ne va]

pas sans organisation domestique ni sans organisation politique raquo (EN 1142a5-10) Dans

les faits cela risque cependant fort peu de se produire et Aristote en est probablement

conscient De fait deux raisons sont assez eacutevidentes la premiegravere eacutetant que la philosophie

na peut-ecirctre pas si bonne presse et la deuxiegraveme que de toute faccedilon peu de gens ont les

capaciteacutes pour la pratiquer Nous ne voulons toutefois pas trop insister dans cette voie car

cela ne semble pas avoir eacuteteacute reacuteellement deacutefendue par le Stagirite et que de toute maniegravere

Aristote confegravere du loisir agrave ceux pratiquant une activiteacute utile malgreacute cette absence de

reacutemuneacuteration eacutetatique

En effet on se rend compte que quelques passages laissent sous-entendre cela

Comme nous lavons vu le loisir est eacutetroitement lieacute agrave lacquisition de richesses suffisantes

pour subvenir agrave ses besoins et ce dans une peacuteriode de temps assez courte pour permettre agrave

lindividu de se consacrer agrave autre chose quau labeur Toutefois il nous semble que lactiviteacute

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en elle-mecircme nest pas la seule chose agrave consideacuterer quand on analyse ce que rapporte cette

activiteacute En effet Aristote est en geacuteneacuteral tregraves soucieux des contingences historiques et

sociales75 lorsquil eacutetudie les choses humaines et ce domaine ne fait pas exception On peut

relever au moins deux critegraveres qui font que lactiviteacute du paysan par exemple sera suffisante

ou non pour lui procurer du loisir et ce sans mecircme faire appel aux indemniteacutes dont nous

avons parleacute plus haut

Le premier critegravere est celui de la taille de la citeacute et de son organisation territoriale

En Pol 1305a18-22 Aristote eacutetablit clairement une correacutelation entre le fait que le peuple

navait pas de loisir ducirc agrave son travail et que les citeacutes neacutetaient pas tregraves grandes De fait

Aristote soutient quune citeacute si elle souhaite ecirctre autarcique devra avoir une certaine taille

(Pol 1326b1-10) Cest donc dire que dans les limites de ce quon pourrait appeler la

capaciteacute politique provenant de lanalyse de Pol 1326b5-6 plus la citeacute est populeuse plus

grandes sont les chances que les paysans puissent jouir dun peu de loisir En plus de cela il

faut voir que les paysans de Pol 1305a18-22 vivent exclusivement agrave la campagne Aristote

pensent aussi agrave cette maniegravere de diviser les terres de la citeacute lorsquil propose dans la

description quil fait de la citeacute excellente en Pol VII que chaque citoyen possegravede un lot agrave la

campagne et un autre agrave la ville (Pol 1330a14-16) Bien que cette mesure ne vise pas

directement agrave donner du loisir aux citoyens mais bien agrave diminuer les tensions pouvant

exister entre ceux qui habitent pregraves des frontiegraveres ennemies et ceux qui en habitent loin il

nen demeure pas moins quil est probable que ceci ait des conseacutequences sur la maniegravere de

vivre des citoyens du fait que ceux qui habitent en ville ont geacuteneacuteralement plus de loisirs

que ceux habitant en campagne (Pol 1305a15-25) On peut aussi ajouter quen Pol

75Voir par exemple Pol 1325a7-14

1305a18-22 le Stagirite parle dun temps reacutevolu dune eacutepoque qui nest plus la sienne

comme pour dire quen son temps les citeacutes eacutetaient assez grandes pour offrir du loisir agrave tous

Lautre critegravere est celui de la qualiteacute du sol En plus decirctre propice agrave de multiples

cultures laquo il doit ecirctre tel par sa superficie et son importance que ceux qui lhabitent puissent

mener une vie de loisir comme des hommes libres mais qui soient en mecircme temps

tempeacuterants raquo (Pol 1326b28-32) Eacutevidemment il est trivial quil faut preacuteconiser un sol

fertile agrave un sol steacuterile mais le plus inteacuteressant dans ce passage cest quAristote naffirme

pas ici que plus le sol est fertile mieux la citeacute sen portera Il impose une limite agrave

lexcellence du sol en disant que ce dernier doit conserver la tempeacuterance des citoyens qui

loccupent ce qui signifie quun sol trop fertile aura tendance agrave faire tomber les citoyens

dans un extrecircme et ne pas les encourager agrave la vertu Autrement dit si le sol ne fournit que

ce que les individus ont besoin pour vivre76 cela leur permettra de pratiquer la tempeacuterance

et ils ne seront pas tenteacutes de subvertir la fin de leur production pour lorienter vers

lacquisition de richesses et non plus vers la compleacutetion des besoins Cela est tregraves

inteacuteressant si lon fait un parallegravele avec la description des paysans de la premiegravere forme de

deacutemocratie Dans la description quil en fait Aristote suggegravere que cette classe de citoyens

est plus attireacutee par le gain que par les honneurs (Pol 1318b16-17) Compris de cette

maniegravere puisque cest le gain qui motive leur activiteacute et que la richesse na pas de fin ces

paysans nauront bien entendu aucun loisir et la raison nen sera pas la pauvreteacute De fait

dans les lignes qui suivent immeacutediatement le philosophe deacuteclare que laquo certains dentre eux

76Il est tout de mecircme souhaitable de produire des surplus pour fins dexportations dans la mesure ougrave il est pratiquement impossible quune citeacute puisse fournir vraiment tout ce dont les citoyens ont besoin ce qui neacutecessite limportation et donc une monnaie deacutechange(Pol 1257a30-b1) Mais ces surplus doivent tout de mecircme ecirctre soumis agrave la neacutecessiteacute et ne pas devenir lobjet de la production

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[les paysans] senrichissent-ils vite alors mecircme que les autres ne sont pas dans lindigence raquo

(Pol 1318b20-21) ce qui montre clairement que ce nest pas la pauvreteacute qui les empecircche

davoir du loisir mais bien leur deacutesir de richesses Le mecircme constat peut ecirctre dresseacute pour

les ouvriers car lorsquil discute de loligarchie le philosophe affirme que laquo dans les

oligarchies par contre il est impossible quun homme de peine soit citoyen parce que

laccegraves aux magistratures deacutepend dun cens eacuteleveacute mais un artisan le peut la plupart des

ouvriers en effet sont des gens riches raquo (Pol 1278a20-25) De plus en affirmant qulaquo outre

cela [paysans artisans marchands] il y a les manoeuvres [τὸ χερνητικὸν] cest-agrave-dire ceux

qui ont trop peu de biens pour pouvoir mener une vie de loisir raquo (Pol 1291b25-30) Aristote

laisse entendre que seule lactiviteacute des manoeuvres ne procure pas une reacutemuneacuteration

suffisante pour avoir une vie de loisir Il nest donc pas si certain que ce soit lactiviteacute utile

elle-mecircme outre celle des manoeuvres qui entrave la participation agrave une vie de loisir mais

plutocirct la fin quon postule agrave cette activiteacute

32 Vie totale et vie partielle

La question qui meacuterite maintenant decirctre poseacutee est de savoir comment il faut

comprendre cette cohabitation entre la pratique dune activiteacute utile visant agrave reacutepondre agrave nos

besoins et agrave ceux de nos concitoyens de maniegravere agrave participer agrave la vie de la citeacute et la pratique

de la philosophie Lorsquon utilise des expressions comme vie de loisir ou vie de labeur il

est facile dy voir quelque chose de global qui reacutesume lentiegravereteacute des activiteacutes que megravene un

individu au cours de sa vie Cependant cette compreacutehension nest pas adeacutequate en ce qui a

trait agrave la conception aristoteacutelicienne de la vie Pour mieux saisir cette notion de vie nous

nous en remettrons agrave lanalyse quen fait Heinaman dans la premiegravere partie de son texte

Eudaimonia and Self-Sufficiency in the Nicomachean Ethics Voilagrave comment il deacutecrit ce

que nous appelons la vie totale

laquo Aristotle believes that the total life of a human being consists in a variety of types of activity each of which is an instance of living in a certain way and each of which is the exercise of a certain type (or types) of capacity of soul So my total life according to Aristotle consists in perceiving growing digesting walking feeling emotions thinking etc Each of these activities is living in a certain way And Aristotle uses the word life to refer to these types of activities- the perceptual life the nutritive life etc raquo (Heinaman 1988 p32)

Il est tout agrave fait vrai quAristote considegravere chacune de ces activiteacutes comme eacutetant des

laquo vies raquo ou devrait-on dire des maniegraveres dentendre le fait de vivre car laquo nous preacutetendons

qursquoil y a vie lagrave ougrave se trouve ne serait-ce qursquoune seule quelconque des manifestations telles

que lrsquointelligence la sensation le mouvement local et le repos ou encore le mouvement

nutritif deacutepeacuterissement et croissance raquo (DA 413a20-26) Le Stagirite accorde la vie agrave une

chose (une plante un ecirctre humain le premier moteur etc) degraves que lune de ces maniegraveres

dentendre la vie est preacutesente en elle Il est aussi eacutevident quil est possible en prenant

lexemple de lecirctre humain de combiner plusieurs de ces formes de vies Cest donc

laddition de toutes ces formes particuliegraveres qui composent la vie totale dun individu et cest

agrave chacune de ces formes de vie prises individuellement que nous donnons la deacutenomination

de vie partielle

De fait certains passages laissent croire que la vie dune personne est diviseacutee ou du

moins peut lecirctre On na quagrave penser au texte de Pol 1256a40-b1 ougrave Aristote explique que

si le mode de vie dun individu nest pas suffisant pour lui procurer la nourriture dont il a

besoin il peut combiner son activiteacute avec dautres afin datteindre lautosuffisance Ainsi on

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comprend que la vie dun individu na pas agrave se limiter agrave une seule activiteacute mais peut si cest

neacutecessaire seacutetendre agrave plusieurs Cependant dans ce passage lautosuffisance en question

nest que mateacuterielle et la diversiteacute des activiteacutes reste deacutependante de lutiliteacute ce qui ne

permet eacutevidemment pas de faire le lien avec la philosophie Neacuteanmoins un autre passage

permet de mieux comprendre comment peut sorganiser une vie totale pour laisser autant

place aux activiteacutes utiles quagrave la pratique de la philosophie En effet laquo la vie aussi se

divise en loisir et labeur guerre et paix et parmi les actions les unes concernent ce qui est

indispensable et utile les autres ce qui est beau raquo (Pol 1333a30-35) Il nest donc pas

interdit de croire quAristote envisage reacuteellement une vie totale ougrave lindividu combinerait

diffeacuterentes vies partielles les unes utiles et visant agrave reacutepondre agrave ses besoins les autres libres

de contraintes et visant le beau

Cette distinction que fait Heinaman dans son texte lemmegravene aussi agrave faire ressortir

quatre questions diffeacuterentes que les tenants de linterpreacutetation large de la deacutefinition du

bonheur (cest-agrave-dire que le bonheur pour Aristote consiste en un agreacutegat de vertu morale et

de θεωρία) ont tendance agrave confondre laquo (1) What life is the highest kind of eudaimonia (2)

What life counts as eudaimonia (3) What components will make up the total life of the

happy man (4) What must a man have in order to be happy raquo (Heinaman 1988 p33)

Ainsi en distinguant vie totale et vie partielle cela permet de ne pas avoir la mecircme reacuteponse

pour les questions 1 et 3 et de lagrave admettre une part dactiviteacute utile dans la vie totale de celui

qui pratique la philosophie puisque la reacuteponse agrave la question 4 comprend aussi les biens

mateacuteriels neacutecessaires agrave la vie Bien que nous soyons daccord avec la critique que Heinaman

formule agrave lendroit de linterpreacutetation large du bonheur il nous semble en nous fondant sur

lanalyse que nous avons faite au chapitre 1 du preacutesent travail quune autre question aurait

meacuteriteacutee decirctre distingueacutee outre les quatre poseacutees par le commentateur agrave savoir celle qui

consiste agrave se demander quelle vie partielle constitue loffice de lhomme Comme nous

lavons vu nous ne croyons pas contrairement agrave Heinaman que la reacuteponse agrave cette question

soit la mecircme que celle agrave sa question 1 mais nous ne rencheacuterirons pas ici sur ce problegraveme

Une fois que lon considegravere que la philosophie na pas agrave constituer la vie totale pour

ecirctre pratiqueacutee ce qui de toute maniegravere est impossible il est leacutegitime de se demander si sa

pratique nest pas du mecircme coup diminueacutee en terme dexcellence puisquelle est combineacutee agrave

une activiteacute dont la noblesse est nettement moins appreacuteciable Autrement dit est-ce que la

dureacutee pendant laquelle quelquun pratique la philosophie influe sur la qualiteacute de cette

pratique ou sur le bonheur qui advient agrave celui qui la pratique Pour bien comprendre que ce

nest pas le cas il importe de se rappeler que la pratique de la θεωρία est une ἐνέργεια (Pol

1325b16-26) et que lanalyse que fait Aristote du plaisir en EN X 2-4 sy applique

parfaitement du fait quelle en procure de la maniegravere la plus excellente (EN 1177a22-26)

En parlant du plaisir le Stagirite affirme que laquo cest en effet une sorte de tout et agrave aucun

moment lon ne peut concevoir un plaisir qui devrait durer plus longtemps pour atteindre sa

forme acheveacutee raquo (EN 1174a17-19) laquo agrave chaque moment de sa dureacutee [il] est une chose dont

la forme est acheveacutee raquo (EN 1174b6-7) Pour arriver agrave cette conclusion Aristote semploie agrave

montrer que le plaisir nest pas un mouvement en faisant remarquer que tout mouvement

implique une certaine vitesse alors que laquo le plaisir en effet peut venir vite comme la

colegravere mais non ecirctre rapide mecircme relativement alors que la marche et la croissance le

peuvent ainsi que tous les mouvements semblables raquo (EN 1173a34-b2) Le mouvement

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doit aussi ecirctre compris comme ayant une fin exteacuterieure agrave lui-mecircme et que le terme de son

mouvement est la reacutealisation de cette fin Or le plaisir pouvant ecirctre rechercheacute pour lui-

mecircme (EN 1174a10) il est clair quil ne peut ecirctre mouvement Le dernier argument visant

agrave montrer que le plaisir nest pas un mouvement vise agrave dire que le mouvement doit ecirctre

quelque chose qui doit pouvoir se seacuteparer en partie ce qui est impossible pour le plaisir qui

forme une sorte de tout (EN 1174b9-14) Il soutient aussi que le plaisir ne peut pas ecirctre

geacuteneacuteration du fait quil ne peut pas provenir de laquo cela dont le chagrin est corruption raquo (EN

1173b6-7) Ce passage fait sans doute reacutefeacuterence agrave la doctrine aristoteacutelicienne voulant quun

terme commun soit lintermeacutediaire entre deux extrecircmes tout comme le vinaigre doit passer

par leau avant de devenir du vin (Meta 1044b20-1045a6) Ainsi en croyant que ce terme

nexiste pas dans le cas du plaisir et du chagrin Aristote en conclut que le plaisir ne peut

pas ecirctre une geacuteneacuteration Force est donc de constater que lactiviteacute du philosophe ne sera

aucunement deacutepreacutecieacutee du fait que la vie totale de celui qui la pratique soit partageacutee entre

cette activiteacute et dautres activiteacutes utiles moins nobles quelle

Toutefois en ayant en tecircte que le philosophe croit qulaquo elle [la nature] fait une

chose pour un seul usage car chaque instrument accomplira au mieux sa tacircche sil sert non

agrave plusieurs fonctions mais agrave une seule raquo (Pol 1252b5-10) comment peut-on croire

plausible quil permettra au philosophe de pratiquer une autre activiteacute que celle-lagrave La

question revient en fait agrave se demander si Aristote adopte la mecircme position que Platon dans

La Reacutepublique (369e-370e) quant agrave la speacutecialisation du travail agrave savoir que chacun de par

sa nature propre est destineacute agrave accomplir une seule tacircche particuliegravere au sein de la citeacute ce

qui nous empecirccherait de concevoir la vie totale dun homme comme une addition de ses

vies partielles Ce ne semble pas ecirctre le cas Si lon considegravere la description quAristote fait

de la sagesse et de la sagaciteacute en EN VI on se rend compte que laquo chacune des deux est

vertu dune partie diffeacuterente de lacircme raquo (EN 1143b14-17) Le fait que ces vertus soient ainsi

diffeacuterencieacutees impliquent quelles peuvent toutes deux ecirctre deacuteveloppeacutees sans que le

deacuteveloppement de lune entraicircne un deacutepeacuterissement de lautre et ce dans la mesure ougrave les

domaines de leur excellence respective ne sont pas en compeacutetition comme ceacutetait le cas

chez Platon pour qui les diffeacuterentes parties de lacircme sont en lutte perpeacutetuelle et que la

nature dune personne est dicteacutee par la partie qui domine (La Reacutepublique IV) De plus bien

que la sagesse ninterfegravere pas avec la pratique de la sagaciteacute et inversement il semble que

ces deux vertus soient lieacutees dune certaine maniegravere puisque laquo [la sagaciteacute] donne donc des

ordres en vue de la sagesse mais ne la pas agrave ses ordres raquo (EN 1145a8-9) Il semble donc

quil faille interpreacuteter ce passage comme signifiant non seulement que la sagesse et la

sagaciteacute ne sont pas en compeacutetition mais aussi que la sagesse a besoin de la sagaciteacute pour

advenir Nous y reviendrons plus loin et en deacutetails et nous en resterons lagrave pour linstant

Notons toutefois que cette absence de compeacutetition est tregraves importante eacutetant donneacute que pour

Platon cest la plus grande force dune des parties par rapport aux autres qui impose la

nature de lindividu en empecircchant les autres parties de se deacutevelopper agrave leur plein potentiel

et qui donne de ce fait sa fonction agrave lindividu Si les parties de lacircme ne luttent pas lune

avec lautre cela implique aussi que chacune delles peut en arriver agrave son excellence propre

sans pour autant reacuteprimer le deacuteveloppement de lexcellence des autres parties De cette

faccedilon rien nempecircche un homme decirctre excellent dans plusieurs domaines et decirctre agrave la fois

sagace et sage ou utile et sage

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Cela ne regravegle cependant peut-ecirctre pas la question parce que comme nous lavons dit

certaines activiteacutes utiles sont consideacutereacutees par Aristote comme eacutetant viles et ne permettant

pas de deacutevelopper la vertu Toutefois nous avons vu que la plupart de ces activiteacutes neacutetaient

telles que lorsque la fin quon leur posait eacutetait vicieuse En consideacuterant quune bonne

eacuteducation morale permettant agrave lindividu de poser la bonne fin ce qui est le rocircle de la vertu

morale est preacutealable agrave lapprentissage des tacircches utiles on peut sans heacutesiter soutenir quun

homme peut pratiquer ces activiteacutes sans craindre pour son excellence morale On pourrait

voir ici une sorte de peacutetition de principe si lon considegravere que la pratique dune activiteacute utile

peut pervertir lagent vertueux en deacuteviant sa fin En effet puisque les vertus morales ne sont

pas donneacutees naturellement mais proviennent du fait de lhabitude (EN 1103a19-26) des

actes contraires agrave la vertu comme un travail qui serait servile pourrait changer le caractegravere

de lhomme vertueux Cela revient agrave ramener la critique deacutejagrave souleveacutee par Aristote lui-

mecircme voulant que si la vertu sacquiert par la pratique habituelle dactiviteacutes vertueuses cela

implique quil faudrait deacutejagrave ecirctre vertueux pour le devenir (EN 1105a17-21) Pour transposer

cela au cas qui nous inteacuteresse ce serait dire que puisque lactiviteacute utile en elle-mecircme nest ni

vertueuse ni vicieuse il faut deacutejagrave savoir ce quest la maniegravere vertueuse de laccomplir avant

de deacutebuter afin de ne pas risquer de shabituer agrave une pratique fautive Eacutevidemment la

reacuteponse que donne le Stagirite agrave cette objection montre encore une fois agrave quel point la

pratique de la vertu est une pratique sociale en ce sens quagrave deacutefaut decirctre vertueux les

actions vertueuses tout comme tracer des lettres peuvent ecirctre le fait du laquo hasard ou gracircce

au soutien dautrui raquo (EN 1105a22-23) et quon ne devient vertueux que du moment ougrave lon

est capable de pratiquer ces actions par soi-mecircme De plus la pratique vertueuse se

distingue de la technique en ce que les produits de la technique sont parfaits en eux-mecircmes

et montrent lexcellence de leur producteur agrave eux seuls tandis que les oeuvres de la vertu

morale en plus de lexcellence des actes doivent aussi ecirctre lexpression dun eacutetat de

lindividu vertueux En effet laquo il doit savoir ce quil exeacutecute ensuite le deacutecider et ce

faisant vouloir les actes quil accomplit pour eux-mecircmes enfin troisiegravemement agir dans

une disposition ferme et ineacutebranlable raquo (EN 1105a30-35) Ce dernier critegravere permet aussi

de croire que lorsque quelquun est devenu vertueux il est tregraves difficile quil cesse de lecirctre

et quil nest plus risqueacute pour lui de pratiquer des activiteacutes utiles car la fin quil leur

attribuera naura dautres choix que decirctre bonne On peut aussi ajouter que le fait que

lapprentissage de la vertu se fasse sous la supervision dautrui et des lois protegravege les jeunes

dans la mesure du possible dinfluences neacutefastes Toutefois bien que la compatibiliteacute entre

la vertu morale et la sagaciteacute et la sagesse soit difficilement contestable peut-ecirctre nen est-il

malgreacute tout pas ainsi entre les capaciteacutes physiques et intellectuelles laquo car il ne faut pas

accabler en mecircme temps lesprit et le corps en effet chacun de ces deux exercices produit

naturellement leffet contraire dans lautre domaine le travail du corps est une entrave pour

le deacuteveloppement de lesprit le travail de lesprit pour le deacuteveloppement du corps raquo (Pol

1338b10) Ceci eacutetant dit on peut tout de mecircme voir que rien nempecircche le versant

intellectuel et le versant physique (qui sera plutocirct celui mis de lavant dans les activiteacutes

utiles) de se deacutevelopper de maniegravere parallegravele En effet le seul obstacle agrave ces

deacuteveloppements se pose dans le seul cas ougrave ils sont orchestreacutes en laquo mecircme temps raquo et pas

neacutecessairement dans labsolu Cela est dautant plus important quun corps sain est essentiel

pour pratiquer une activiteacute intellectuelle de maniegravere optimale

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Toujours dans le but de montrer quil est possible pour un homme de pratiquer

plusieurs activiteacutes et du mecircme coup quAristote ne souscrit pas agrave lideacutee platonicienne de la

speacutecialisation du travail il est important de voir que pour le Stagirite laquo il faut ecirctre capable

de travailler et de faire la guerre mais encore plus de vivre en paix et dans le loisir ecirctre

capable daccomplir les tacircches indispensables et utiles mais encore plus les belles actions raquo

(Pol 1333a41-b3) Dans la mecircme veine il expose sans critiquer cette position que la

plupart des gens croient qulaquo en ce qui concerne les autres capaciteacutes beaucoup pensent que

les mecircmes gens peuvent les cumuler par exemple les mecircmes peuvent porter les armes

ecirctres paysans ecirctre ouvriers mais aussi membres des instances deacutelibeacuterative et judiciaire raquo

(Pol 1291b1-5) Ainsi cela na rien agrave voir avec la conception platonicienne voulant que les

ouvriers les guerriers et les dirigeants soient des classes diffeacuterentes et non mixtes dautant

plus qulaquo il arrive souvent aux mecircmes de porter les armes et de cultiver la terre raquo (Pol

1291a30) Dans la penseacutee aristoteacutelicienne chaque individu semble avoir la responsabiliteacute

de devenir un homme complet De plus comme Aristote insegravere la politique et la

philosophie dans le temps du loisir (Pol 1255b35-40) il est clair que ce temps de loisir se

doit decirctre compleacuteteacute par des activiteacutes qui ne sont pas du loisir montrant agrave la fois que ces

diffeacuterents types dactiviteacutes ne sont pas fonciegraverement incompatibles

33 Eacuteducation loisir et limite du politique

laquo Quil faille dans une citeacute qui entend ecirctre bien gouverneacutee quon soit libeacutereacute des

tacircches indispensables cest chose admise raquo (Pol 1269a35) et nous nous sommes appliqueacutes

jusquagrave preacutesent agrave montrer que cet espace de loisir est possible au sein de la citeacute si les

individus pratiquent des activiteacutes indispensables ayant pour fin la reacuteponse agrave leurs besoins et

non pas le profit Tournons-nous maintenant vers un autre aspect tregraves important de la

conception du loisir dans la penseacutee aristoteacutelicienne agrave savoir quil se doit decirctre lobjet ou du

moins un objet privileacutegieacute de leacuteducation Il nous faut voir quAristote considegravere que cest la

tacircche de leacuteducation de rendre les citoyens sensibles agrave la neacutecessiteacute de pratiquer des loisirs

car ce nest pas parce que les loisirs sont possibles quils seront effectivement pratiqueacutes

dougrave limportance de leacuteducation

laquo Quil y ait donc une certaine eacuteducation dans laquelle il faut eacutelever les enfants non

pas parce quelle serait utile ou indispensable mais parce quelle est digne dun homme libre

et belle cest manifeste raquo (Pol 1338a30-35) Sans pour autant oublier que leacuteducation doit

aussi servir agrave lapprentissage de choses utiles (Pol 1333a40-b3) et que certaines vertus

sexercent dans la besogne (Pol 1334a15-20) Aristote reste tregraves clair quant au fait quune

part de leacuteducation doit enseigner des activiteacutes nayant quelles-mecircmes pour fin (Pol

1338a10-15) Cette caracteacuteristique est bien entendu le signe de leur noblesse et cette raison

est suffisante pour en faire la fin agrave rechercher Toutefois quand on considegravere la critique que

fait Aristote de la constitution spartiate (Pol II 9) on se rend compte que le loisir peut

jouer un rocircle quon peut presque consideacuterer comme politique et que si leacuteducation doit en

assurer lapprentissage ce nest pas simplement avec une vue deacutesinteacuteresseacutee En effet en

ayant uniquement mis laccent sur la vertu guerriegravere laquo ils [les Spartiates] couraient agrave leur

perte degraves quils avaient eacutetabli leur domination faute de savoir utiliser leur loisir [διὰ τὸ μὴ

ἐπίστασθαι σχολάζειν] eux qui navaient pratiqueacute aucun autre exercice plus important que

celui de la guerre raquo (Pol 1271b1-5 nous soulignons) Ainsi leur incapaciteacute agrave soccuper

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dans une situation ougrave il ny a pas de conflit leur eacutetait politiquement deacutesavantageux Dans

cette mecircme veine Aristote affirme que le fait

laquo que le leacutegislateur doive sefforcer de preacutefeacuterence darrecircter les mesures concernant la guerre et le reste de la leacutegislation en vue du loisir et de la paix les faits teacutemoignent en faveur de cette thegravese En effet la plupart des citeacutes de ce genre assurent leur salut par la guerre mais une fois quelles ont acquis la domination elles peacuterissent Comme lacier elles perdent leur trempe en temps de paix Le responsable cest le leacutegislateur qui ne leur a pas appris agrave mener une vie de loisir raquo (Pol 1334a2-10)

Aristote eacutetablit donc une correacutelation qui semble tregraves forte entre la stabiliteacute politique

et la capaciteacute agrave pratiquer les loisirs ce que lexemple historique de Sparte du point de vue

du Stagirite vise justement agrave montrer Cela laisserait-il sous-entendre que lexhortation agrave la

pratique dactiviteacutes nayant pour but quelles-mecircmes serait dune certaine maniegravere

instrumentaliseacutee au profit de la stabiliteacute politique Bien que cette position puisse peut-ecirctre

eacutemaner de la critique spartiate dautres passages expriment plutocirct linverse nous forccedilant agrave

comprendre autrement le rapport entre la pratique du loisir et la politique Agrave ce sujet il est

essentiel de tenir compte du passage suivant laquo Et pour autant elle [la sagaciteacute] na pas

autoriteacute sur la sagesse ni sur la meilleure partie de lacircme pas plus que la meacutedecine sur la

santeacute car elle na pas celle-ci agrave son service mais voit au contraire agrave son avegravenement Elle

donne donc des ordres en vue de la sagesse mais ne la pas agrave ses ordres raquo (EN 1145a5-10)

Dans ce passage on voit que la φρόνησις et la σοφία sont indeacutependantes quant agrave leur

pratique respective cest-agrave-dire quecirctre sage naide pas agrave ecirctre sagace ni inversement mais

que la φρόνησις doit avoir pour but la possibiliteacute de la pratique de la σοφία Autrement dit

cela implique quune personne moralement vertueuse veillera agrave se deacutegager un espace pour

faire de la philosophie Mais cette relation ne semble pas ecirctre unidirectionnelle car comme

le note Bodeacuteuumls laquo LEE (VIII 1-2) laisse comprendre que la sagesse objectif supeacuterieur de

lhomme pourrait ecirctre une norme permettant de fixer la mesure des biens exteacuterieurs

neacutecessaires agrave la vie Il reviendrait ainsi agrave la sagaciteacute de prendre en compte les exigences de

la sagesse pour deacuteterminer jusquougrave par exemple senrichir raquo (Bodeacuteuumls 2004 p343 n3)

En effet Aristote parle bien dune norme dune limite que la pratique de la θεωρία impose

aux activiteacutes utiles en ce que laquo ce mode de choix et dacquisition des biens naturels ndash biens

du corps richesses amis ou autres ndash qui favorisera au mieux la contemplation de la

diviniteacute ce mode dis-je est le meilleur et cette norme est la plus belle [οὗτος ὁ ὅρος

κάλλιστος] alors que celle qui par deacutefaut ou par excegraves empecircche de servir et de contempler

la diviniteacute est mauvaise raquo (EE 1249b16-19) Dans cette perspective ce nest pas le contenu

de la pratique de la σοφία mais le simple deacutesir de la pratiquer qui fixerait la limite au

politique Il faudrait donc comprendre cette relation comme une certaine interdeacutependance

au sens ougrave la pratique de la philosophie requiert la preacutesence dune volonteacute politique et que

lactiviteacute politique ne trouve sa limite et du mecircme coup son accomplissement que par

leacutetablissement dun espace de loisir pour pratiquer la philosophie

On pourrait bien sucircr affirmer que la φρόνησις na pas agrave ecirctre reacuteguleacutee par quelque

chose qui lui soit exteacuterieur Cependant comme la politique doit aussi ecirctre consideacutereacutee

comme une activiteacute utile il est important de voir quelle doit avoir une fin agrave lexteacuterieur

delle-mecircme (EN 1177b12-18) afin de limiter ses actions (EE 1249b10-25) de la mecircme

maniegravere que les autres activiteacutes utiles devaient avoir le besoin pour limite afin de ne pas

tomber dans la mauvaise chreacutematistique Cest ici quune partie de leacutetude de Lord

Education and culture in the political thought of Aristotle devient pertinente Apregraves avoir

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102

fait remarquer quune citeacute impose geacuteneacuteralement un reacutegime qui lui est favorable dans les

citeacutes quelle conquiert aux deacutepens des inteacuterecircts des conquis (Pol 1296a32-36) et que des

hommes sont precircts agrave infliger aux citoyens des autres citeacutes des choses quils noseraient

jamais faire subir agrave leurs concitoyens (Pol 1324b32-35) (Lord 1982 p191) il en conclut

que le laquo spiritedness raquo (θυμός) ou lardeur est la cause dun tel comportement Il poursuit

en soutenant que

laquo Aristotles awareness of the problematic character of spiritedness is I would suggest the deepest reason for his reluctance to recommend the practical or political life as the best way of life for the city To encourage the city to involve itself in the affairs of other cities with a view to the establishment of hegemonical rule is to give free rein to a passion or complex of passions which must eventually negate the very idea of hegemonical rule77 raquo (Lord 1982 p195)

Ce qui est agrave lenjeu ici cest que bien quil soit theacuteoriquement possible de gouverner

justement lhistoire montre pour Aristote que ce nest jamais le cas dans une citeacute pour

laquelle le meilleur mode de vie envisageacute en est un pratique ou politique Cela proviendrait

selon Lord du fait que laquo le goucirct du commandement et de la liberteacute vient chez tous les

hommes de cette faculteacute car le coeur [ὁ θυμός] est autoritaire et indomptable raquo (Pol

1328a6-7) Ainsi en voulant exercer sa liberteacute ce qui est tout agrave fait leacutegitime il serait

dangereux pour un homme de tomber dans le deacutesir du commandement illeacutegitime La

pratique de la politique est donc soumise agrave une tension interne dont il nous faut nous

meacutefier Cest de cette maniegravere que Lord justifie le fait quAristote neacutelegraveverait pas la politique

au rang de lactiviteacute par excellence pour la citeacute ou du moins serait heacutesitant En effet en

placcedilant lactiviteacute politique au sommet laquo the attractions of a policy of external rule will

77Ce que Lord appelle le laquo hegemonical rule raquo nest pas agrave confondre avec le gouvernement despotique dun maicirctre desclaves agrave leacutegard de ses esclaves ce quun sens contemporain du mot laisserait entendre Il est plutocirct agrave comprendre comme le gouvernement politique dhommes libres entre eux (Lord 1982 p190)

necessarily be greater than if this were not the case If a life of activity and rule is the best

life simply the perfection of that life will appear to be the exercise of laquo sovereignty over

all raquo (1324a31-41) raquo (Lord 1982 p197) Cest de cela quil faudrait comprendre

limportance quaccorde Aristote aux activiteacutes nayant quelles-mecircmes pour fin Comme

lexplique Mara

laquo Moreover for both Plato and Aristotle the most immediate practical consequence of recognizing the sublimity of philosophy would appear to be the endorsement of a certain kind of political moderation as exhibited for Aristotle by the peaceful city which is active only with regard to itself []The absolutely consummate praise of philosophy at the end of the Nicomachean Ethics in part serves to moderate the politically consummate praise of magnanimity expressed earlier (cf NE 1124 a 1-3) raquo (Mara 1987 p398)

En suivant Mara dans cette direction on voit que la pratique de la philosophie

entraicircnerait une certaine tempeacuterance neacutecessaire agrave la pratique droite de lactiviteacute politique

En ce sens Aristote explique aussi qulaquo il faut du courage et de lendurance pour le temps

de la besogne de la philosophie pour celui du loisir et de la tempeacuterance et de la justice pour

ces deux temps mais surtout pour ceux qui vivent en paix et dans le loisir raquo (Pol 1334a22-

25) Cest donc dire que le loisir ne peut pas ecirctre exclusivement consacreacute aux activiteacutes

politiques car la tendance de lhomme dans ce cas est decirctre pousseacute agrave la deacutemesure (Pol

1334a25-28) Degraves lors il nous semble juste de comprendre avec Mara et Lord que la

philosophie permet de deacutevelopper une certaine modeacuteration autant politique que mateacuterielle

dans la mesure ougrave en posant comme but ce genre dactiviteacute les citoyens ne chercheront pas

agrave acqueacuterir le plus de pouvoir possible autant individuellement au sein de la citeacute que

politiquement agrave leacutegard des autres citeacutes mais viseront plutocirct agrave se deacutegager un espace de loisir

maximal afin de pratiquer cette activiteacute Dougrave limportance dune eacuteducation aux loisirs

103

104

Ainsi on pourrait comprendre la preacutesence dune activiteacute philosophique agrave linteacuterieur dune

citeacute comme eacutetant un signe de tempeacuterance78 Cette tempeacuterance provoqueacutee par lexercice de la

philosophie est probablement lieacute au fait que la θεωρία est consideacutereacutee comme une pratique

autarcique Comme nous lavons vu elle est lactiviteacute qui requiert agrave lindividu le moins de

ressources cest-agrave-dire rien de plus que les ressources neacutecessaires agrave la survie alors que ce

neacutetait pas le cas pour la pratique des vertus morales qui elles demandent un apport de biens

exteacuterieurs parfois tregraves important comme dans le cas de la magnificence Suivant cela il est

aiseacute de comprendre quen ayant pour but une activiteacute ne produisant rien dutile et ne

demandant en elle-mecircme aucun bien exteacuterieur un individu ou une citeacute de par lhabitude

dune telle pratique en viendront tempeacuterants Ainsi la recherche de lautarcie divine sans

ecirctre atteignable pourrait avoir des conseacutequences eacutethiques notables bien que cela soit tout agrave

fait exclu du contenu de cette pratique Toutefois par lhabitude davoir besoin de peu on

peut croire quun individu serait plus en mesure de se contenter du neacutecessaire

Il faut cependant se demander dans quelle mesure la philosophie est apte agrave jouer ce

rocircle consideacuterant que ce ne sont pas tous les citoyens qui ont les capaciteacutes intellectuelles

pour la pratiquer ou comme le note Lord en parlant de Pol1333a16-30 laquo [Aristotle]

suggests in other words that a capacity for theoretical reason or for the pursuit of science

or philosophy is not to be expected in every citizen of the best regime raquo (Lord 1982 p40)

Il serait ainsi fort surprenant que la pratique par quelques individus seulement de la

philosophie comprise comme lactiviteacute theacuteoreacutetique par excellence puisse avoir un effet

78Il y a un parallegravele agrave faire avec Reacutepublique 586a-b ougrave Platon explique que ceux qui ne font pas de philosophie ou qui nen ont pas le deacutesir se laissent par conseacutequent aller dans les plaisirs terrestres avec excegraves

important sur la tempeacuterance de la citeacute dans son ensemble79 Faut-il conclure de cela que la

philosophie ne pourrait pas jouer un rocircle politique comme nous avons essayeacute de le faire

ressortir Pas neacutecessairement si lon considegravere avec Lord que lutilisation que fait Aristote

du concept de laquo philosophie raquo en Pol 1334a22-25 nest pas agrave comprendre dans son sens

strict de pratique de la θεωρία Pour en arriver agrave cela Lord examine le contenu de

leacuteducation aristoteacutelicienne telle que deacutecrite en Pol VII-VIII Il commence par faire

remarquer queacutetant donneacute que la philosophie ne semble pas pouvoir ecirctre pratiqueacutee par tous

et que leacuteducation doit ecirctre une chose commune il en deacutecoule que la philosophie comprise

en son sens strict ne sera pas lobjet de cette eacuteducation commune (ibid p49-50) mais sera

renvoyeacutee agrave une eacuteducation dans la sphegravere priveacutee qui est mieux adapteacutee aux compeacutetences de

chacun (ibid p51) En ce sens laquo Chapter 1 [of Politics VIII] addresses the question of the

way of life which is best laquo so to speak for everyone raquo (1323a19-20) or for men generally raquo

(ibid p181) Comme il faut trouver une activiteacute pouvant agrave la fois ecirctre pratiqueacutee par la

grande majoriteacute des gens et navoir quelle-mecircme pour fin Aristote se tourne vers la

musique [μουσική]80

laquo mais agrave lorigine on la introduite [la musique] dans leacuteducation parce que la nature elle-mecircme exige nous lavons souvent dit que nous soyons capables non seulement daccomplir correctement notre labeur mais aussi de mener noblement une vie de loisir car cest le principe de tout reacutepeacutetons-le encore une fois Si en effet il faut les deux il vaut mieux choisir la vie de loisir que la vie laborieuse et il faut rechercher comme but ce quil convient de faire dans cette vie de loisir raquo (Pol 1337b29-35)

79De maniegravere comparable dans La Reacutepublique pour que la citeacute soit tempeacuterante il faut que chacune des classes le soit contrairement agrave la sagesse et au courage que la citeacute pourra se vanter de posseacuteder si seulement la classe correspondante lest Cest-agrave-dire que la citeacute sera sage dans son ensemble si les dirigeants le sont et courageuse si les auxiliaires le sont (La Reacutepublique 428e-429d)80Nous nous contenterons de traduire μουσική par musique sans chercher agrave savoir ce qui est reacuteellement compris dans sa deacutefinition comme probablement la poeacutesie car ici nest pas lendroit et que de toute faccedilon cela naurait pas vraiment dinfluence sur notre deacuteveloppement

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Si lon comprend la musique de cette maniegravere il est facile dy voir une tentative

dAristote de permettre une vie de loisir mecircme agrave ceux qui ne sont pas aptes agrave pratiquer la

θεωρία Cela est dautant plus vrai quAristote ne considegravere pas la musique comme une

chose indispensable ou mecircme utile (Pol 1338a10-25) et quelle peut dune certaine maniegravere

ecirctre aussi rechercheacutee pour elle-mecircme bien quelle puisse par ailleurs jouer un rocircle

peacutedagogique dans la formation agrave la vertu (Pol VIII 5-7) De plus accorder agrave la musique

une place dans le loisir des hommes libres est dautant plus pertinent tenant compte du fait

quelle plaicirct agrave tous peu importe lacircge ou le caractegravere (Pol 1339b41-1340a5) Il semble donc

que rien nempecircche deacutelargir la maniegravere de concevoir la philosophie dans les passages de

Pol ougrave Aristote traite de leacuteducation

laquo The best way of life for the city is not the speculative life simply but rather the closest approximation to that life which is possible on the level of politics What is required is an activity which provides the intrinsic satisfactions of philosophy without imposing the demands of philosophy or while being accessible to men of ordinary capacities What is required is a leisured activity which can be regarded by most men as the end or reward of political activity and hence as the genuine locus of public happiness The activity in question ndash the way of life characteristic of the best regime ndash is the leisured enjoyment of music and poetry raquo (Lord 1982 p198)

On pourrait toutefois objecter agrave cette interpreacutetation que la conception de la

philosophie que se fait le Stagirite dans les Eacutethiques et mecircme davantage dans la

Meacutetaphysique est rigoureusement opposeacutee agrave un tel affaiblissement et que la conception de

la philosophie de ces traiteacutes est aussi preacutesente dans Les Politiques Il nous apparaicirct

cependant que les contextes respectifs des diffeacuterents traiteacutes nous permettent de rendre

compte de cette diffeacuterence dans lutilisation du concept de laquo philosophie raquo Prenant pour

acquis que la viseacutee des Eacutethiques est de deacutecrire ce que serait un bonheur individuel parfait il

est eacutevident que la description que fait Aristote de la philosophie ne pourra pas avoir une

extension large dans la mesure ougrave ce qui est rechercheacute est la meilleure activiteacute et en cela il

importe peu voire pas du tout de savoir si cette activiteacute est praticable par une part de la

population aussi minime soit-elle Agrave lopposeacute le contexte de Pol VII 15 est plutocirct de

rechercher ce que serait le meilleur mode de vie pour la citeacute entiegravere En effet laquo il est

manifeste que la citeacute qui est appeleacutee agrave vivre heureuse et agrave ecirctre vertueuse doit avoir part agrave

ces vertus [ie philosophie tempeacuterance et justice] raquo (Pol 1334a34-36 nous soulignons) et

comme il est impossible agrave tous de pratiquer la philosophie telle que comprise dans les

Eacutethiques et dans la Meacutetaphysique il est peut-ecirctre preacutefeacuterable denvisager que le sens que

donne Aristote agrave cette occurrence nest pas ce sens restreint car laquo que donc neacutecessairement

une constitution excellente soit une organisation dans laquelle nimporte qui peut accomplir

des actions excellentes et mener une vie bienheureuse cest manifeste raquo (Pol 1324a23-25)

Il est aussi pertinent de voir que le Stagirite semble aussi accorder de limportance

aux capaciteacutes individuelles pour deacuteterminer la meilleure activiteacute agrave pratiquer dans les loisirs

laquo Dans chaque cas par conseacutequent lactiviteacute la plus parfaite est celle du sujet le mieux

disposeacute en preacutesence du meilleur des objets qui lui soient accessibles raquo (EN 1174b15-20)

Le fait quAristote ajoute laccessibiliteacute en tant que critegravere au meilleur objet montre bien que

ce qui est preacutefeacuterable de reacutealiser cest ce quil y a de meilleur parmi les choses qui sont agrave

notre porteacutee et non pas la chose la meilleure de maniegravere absolue Dans la mecircme veine il

pose comme critegravere agrave la reacutealisation parfaite dune activiteacute le plaisir qui doit en deacutecouler

(EN 1174b20-25) Degraves lors si quelquun nest pas en mesure de pratiquer la θεωρία il nen

retirera aucun plaisir et cessera par conseacutequent de la pratiquer Pour ajouter agrave cela

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laquo Cest dailleurs aussi ce que permet de voir le lien intime qui unit chacun des plaisirs agrave lactiviteacute quil parachegraveve car le plaisir qui lui est intimement lieacute permet daccroicirctre lactiviteacute En effet lon juge mieux de chaque sorte de choses et avec plus de rigueur lorsquon se livre agrave cette activiteacute avec plaisir Ainsi deviennent geacuteomegravetres ceux qui ont de la joie agrave pratiquer la geacuteomeacutetrie et leur intelligence saisit avec plus de profondeur chaque sorte de problegravemes raquo (EN 1175a30-b1)

En ayant cela en tecircte il nest pas surprenant que le Stagirite propose la musique

comme activiteacute plaisante visant au repos (Pol 1339b25-30) Limportant ici est de voir que

si Aristote veut substituer la musique au jeu pour le temps du repos cest que la musique est

un loisir noble et qui est plaisant pour tous81 Eacutetant plaisante il serait eacutetonnant que les gens

ne veuillent pas sy adonner et eacutetant noble elle est en mesure de jouer le vrai rocircle qua agrave

jouer le loisir dans la conception aristoteacutelicienne du composeacute eacutethico-politique Limportant

au niveau des activiteacutes pratiqueacutees agrave linteacuterieur de la citeacute nest pas que chacun reacutealise

lactiviteacute parfaite par excellence qui rendrait chaque homme un dieu mais bien que chaque

individu soit en mesure de pratiquer une activiteacute en vue delle-mecircme sans consideacuteration

dutiliteacute ce que reacutealiserait dans les faits la musique

De cela deacutecoule que sans oublier que sil en est capable lhomme doit tendre vers

ce qui est le meilleur mais que laquo ce qui pour chacun est absolument preacutefeacuterable cest ce quil

peut atteindre de plus eacuteleveacute raquo (Pol 1333a25-30) il nous est permis de conclure que la

musique est tout agrave fait capable de jouer le mecircme rocircle que la philosophie comprise au sens

restreint et que dans cette mesure une conception plus large de la philosophie peut linclure

En effet neacutetant pas productive de quelque chose dutile et ne requeacuterant que peu de

81Agrave strictement parler ce nest pas au loisir en tant que tel quAristote dans ce passage met de lavant la musique comme activiteacute agrave choisir mais bien au repos et comme nous lavons vu plus haut il est important de les distinguer Cependant ce passage concerne les travailleurs qui justement ne distinguent pas loisir et repos et dans cette mesure il est peut-ecirctre pertinent de commencer agrave introduire au sein mecircme du repos des activiteacutes pouvant convenir au loisir de maniegravere agrave les amener peu agrave peu par lhabitude agrave pratiquer des loisirs authentiques

ressources pour sa pratique elle devrait normalement inciter agrave la tempeacuterance Nous disons

normalement car contrairement agrave la pratique de la θεωρία la musique doit ecirctre soumise agrave

une sorte de controcircle parce que certains types dharmonies risquent de deacutevelopper des

caractegraveres non rechercheacutes chez ceux qui les pratiquent (Pol VIII 7) Pour ajouter agrave cette

restriction notons aussi qulaquo il est donc manifeste que lapprentissage de la musique ne doit

pas ecirctre un empecircchement aux activiteacutes ulteacuterieures ni avilir le corps et le rendre inapte aux

exercices militaires et civiques aussi bien ceux quon doit pratiquer immeacutediatement que

ceux quon apprendra plus tard raquo (Pol 1341a5-10) ce que cause la pratique excessive de la

musique laquo qui megravene aux compeacutetitions professionnelles [et] aux virtuositeacutes eacutetonnantes et

excessives qui envahissent aujourdhui les compeacutetitions raquo (Pol 1341a10-15) Ainsi on voit

que la philosophie demeure preacutefeacuterable agrave la pratique de la musique mais que outre les

reacuteserves que nous avons ameneacutees cette derniegravere a un rocircle tout agrave fait comparable agrave celui de

la philosophie avec lavantage notable decirctre appreacutecieacutee de presque tous

En tenant compte de lanalyse que nous venons de faire il importe de comprendre

que la philosophie prendra une acception eacutelargie ou restreinte tout deacutependant du contexte

Dans un contexte individuel comme celui des Eacutethiques la philosophie sera reacuteduite agrave la

pratique de la θεωρία qui est eacutevidemment lactiviteacute la meilleure alors que dans un contexte

politique ougrave il importe de deacuteterminer lactiviteacute qui sera la plus approprieacutee pour tous il

faudra comprendre la philosophie comme incluant en plus de la θεωρία une certaine part

de culture geacuteneacuterale dans les arts des Muses Cest donc dire que la philosophie au sens

propre et la musique feraient partie dune certaine maniegravere du mecircme genre de vie Degraves

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lors il est leacutegitime de se demander agrave quoi pense Aristote lorsquil se questionne agrave savoir si

cest

laquo la vie politique et active qui est agrave choisir ou plutocirct celle qui est affranchie de tous les soucis exteacuterieurs par exemple une vie contemplative qui seule aux dires de certains est celle du philosophe Car il ny a guegravere que ces deux genres de vie que ceux des hommes qui honorent le plus la vertu choisissent eacutevidemment aussi bien ceux du passeacute que ceux daujourdhui Deux vies je veux dire la vie politique et la vie philosophique raquo (Pol 1324a26-32)

En effet cette question est poseacutee apregraves avoir affirmeacute immeacutediatement avant quune

citeacute excellente en est une dans laquelle chacun des citoyens est en mesure de pratiquer des

activiteacutes excellentes Dans cette mesure il semble tout agrave fait leacutegitime de comprendre que

lutilisation que fait le Stagirite de laquo vie philosophique raquo dans ce passage est agrave comprendre

dans son sens large Un autre indice nous permet daller dans ce sens agrave savoir que lorsquil

semble associer une vie laquo affranchie de tous les soucis exteacuterieurs raquo avec la vie

contemplative du philosophe cette association puisquelle est introduite par laquo par

exemple raquo ne semble en fait quecirctre une instance particuliegravere de ce type de vie et non pas

leacutepuiser De plus cette reacuteduction nest que le fait des laquo dires de certains raquo et Aristote ne

semble pas lappuyer particuliegraverement

Consideacuterant que la musique fait partie du mecircme genre de vie que la philosophie et

que selon ce passage cette vie est laquo affranchie de tous les soucis exteacuterieurs raquo [πάντων τῶν

ἐκτὸς ἀπολελυμένος] il est tentant dy voir aussi lagrave une forme atteacutenueacutee de lautarcie divine

accessible non seulement aux sages mais aussi agrave lhomme de la rue Comme si Aristote

conscient que lactiviteacute quil preacutesente comme eacutetant la meilleure et devant reacuteguler les

activiteacutes utiles de celui qui lexerce neacutetait pas praticable par suffisamment de gens aurait

tenteacute de lui trouver un substitut qui bien que moins noble est tout de mecircme rechercheacute pour

lui-mecircme et de ce fait se qualifie pour faire partie de la vie philosophique On aurait alors

une sorte de simulacre humain de lautarcie divine Bien entendu il ne faut pas croire que la

pratique musicale est reacuteellement autarcique eacutetant donneacute que lactiviteacute mecircme requiert du

mateacuteriel pour son exercice ce que ne demande pas la θεωρία mais elle est ce qui sen

rapproche le plus en ce quelle est sa propre fin

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112

4 Conclusion

En guise de conclusion essayons de mieux comprendre le rapport qui doit ecirctre

eacutetabli entre la recherche de lautarcie humaine et la recherche de lautarcie divine Comme

nous lavons montreacute la recherche de lautarcie humaine est en fait la fonction propre de

lhomme et en ce sens tout homme doit y participer afin de reacutealiser son essence Cette

autarcie humaine correspond agrave ce qui fait en sorte quau sein de la citeacute les citoyens peuvent

non seulement vivre ce qui ne serait le fait que dune autarcie mateacuterielle mais aussi bien

vivre en combinant agrave la fois lautarcie mateacuterielle et la possibiliteacute de pratiquer la vertu

morale et la φρόνησις82 Parallegravelement agrave cela nous avons aussi fait ressortir que les activiteacutes

utiles ne sont pas neacutecessairement toutes agrave rejeter de la vie de lhomme vertueux En effet

dans les limites de ses besoins il est tout agrave fait convenable et mecircme souhaitable que

lhomme libre pratique ces activiteacutes

Par la suite nous avons montreacute que la philosophie neacutetait pas en mesure decirctre

consideacutereacutee en elle-mecircme comme une activiteacute pouvant ecirctre pratiqueacutee au sein de la citeacute dans

le but datteindre lautarcie humaine eacutetant donneacute que la citeacute se maintient de par lamitieacute

politique qui unit les citoyens entre eux et que la pratique philosophique ne peut pas mener

agrave un tel type damitieacute Cette impossibiliteacute vient principalement du fait quelle nest

aucunement utile et que lamitieacute politique se fonde sur lutiliteacute

Agrave partir de ce moment nous devions en conclure temporairement que la pratique de

la philosophie eacutetait incompatible avec les activiteacutes de la citeacute et quelle ne pourrait donc pas

82Voir agrave ce sujet la distinction que fait Mayhew entre πρὸς ζωὴν αὔταρκες (Pol 1328b17) ἐν τοῖς ἀναγκαίοις αὐτάρκης (Pol 1326b4) et ἀπλῶς αὐτάρκη (Pol 1328b18) et αὔταρκες πρὸς το εὐ ζῆν (Pol 1326b8-9) (Mayhew 1995 p490-491)

de ce fait ecirctre leacutegitimement pratiqueacutee agrave linteacuterieur de ses murs car elle nest pas directement

profitable aux autres citoyens Ainsi selon cette analyse mecircme si la pratique de la θεωρία

telle que deacutecrite en EN X 6-8 se reacuteveacutelait ecirctre le propre de lhomme ou du moins en faire

partie comme le veulent les interpreacutetations traditionnelles il nen demeurerait pas moins

que sa preacutesence au sein de la citeacute en serait douteuse Il est en effet difficile de voir comment

elle peut sinseacuterer dans une organisation devant reacutepondre aux besoins des individus alors

quelle-mecircme ne peut rien fournir qui participerait agrave cela Eacutevidemment on pourrait toujours

nous rappeler la distinction que fait Heinaman entre vie totale et vie partielle et soutenir

avec lui que la meilleure vie totale dun philosophe comprendra aussi dautres activiteacutes qui

elles seront utiles et lui permettront de faire partie de la citeacute ce qui permettrait du mecircme

coup de continuer agrave soutenir la position selon laquelle lactiviteacute contemplative est le propre

de lhomme

Toutefois bien que nous accordions la pertinence de la distinction entre vie totale et

vie partielle et que nous ne rejetions pas le fait que la vie contemplative soit la vie la plus

parfaite qui soit -mais seulement dans la mesure ougrave elle est pratiqueacutee par un dieu et non par

un homme- il nous semble que le deacuteveloppement sur le loisir que nous avons fait nous

empecircche de soutenir que la pratique de la θεωρία reacutealise loffice de lhomme En effet

quand on considegravere que la philosophie au sens strict nest pas la seule activiteacute acceptable

pour occuper noblement lespace de loisir creacuteeacute par les activiteacutes des citoyens au sein de la

citeacute il semble risqueacute de soutenir que cette activiteacute soit la seule agrave deacutefinir le propre de

lhomme Et cela dautant plus quAristote naccorde jamais agrave la musique un statut tel quil

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nous serait permis de comprendre quelle est une forme imparfaite de la reacutealisation de

lessence humaine

De plus le statut ambigu de la relation entre la politique et le loisir semble nous

rendre incapable de reacutepondre pour de bon et de maniegravere univoque agrave la question de loffice

de lhomme Bien que nous croyons quen derniegravere analyse cet office soit agrave chercher dans

lexercice des vertus morales et de la φρόνησις il apparaicirct que le loisir est en quelque sorte

la fin de cet exercice du moins tel quil est preacutesenteacute en Pol VII-VIII Toutefois il est

important de voir que dans un tel contexte cest bien le loisir qui est la fin et non pas la

philosophie (Pol VII 15) Le loisir nest donc pas compris comme devant ecirctre reacuteserveacute ou

deacutegageacute en vue de la philosophie mais plutocirct que la philosophie est la meilleure faccedilon de

passer son temps de loisir En effet laquo il faut [δεῖ] du courage et de lendurance pour le

temps de la besogne de la philosophie pour celui du loisir [φιλοσοφίας δὲ πρὸς τὴν

σχολήν] et de la tempeacuterance et de la justice pour ces deux temps raquo (Pol 1334a22-25 nous

soulignons) En plus de cela lutilisation du vocabulaire de la neacutecessiteacute (δεῖ) semble

indiquer que la philosophie dans ce contexte reacutepond agrave un besoin ce qui est aussi reacuteaffirmeacute

tout juste apregraves lorsquAristote explique que laquo ce sont ces gens-lagrave [ie ceux qui ont du

loisir] qui ont le plus besoin [μάλιστα γὰρ οὗτοι δεήσονται] de philosophie de tempeacuterance

et de justice dans la mesure ougrave ils megravenent plus que dautres une vie de loisir dans

labondance de tels biens raquo (Pol 1334a31-34) Ce qui semble devoir ecirctre tireacute de ce passage

cest que la philosophie reacutepond agrave un besoin et que ce besoin se fait plus ressentir chez ceux

qui ont du loisir que chez ceux qui nen ont pas notamment pour les peuples guerriers laquo car

la guerre contraint les gens agrave ecirctre justes et agrave vivre dans la tempeacuterance raquo (Pol 1334a25-26)

Ce besoin de philosophie -et donc dune certaine recherche de lautosuffisance divine-

deacutecoule alors du fait quaucune contrainte exteacuterieure ne vient forcer lindividu agrave ecirctre juste et

tempeacuterant Degraves lors en labsence de ce type de contrainte il faut que lindividu (et la citeacute)

se tourne vers la philosophie afin de demeurer tempeacuterant parce que laquo la jouissance dun

sort heureux et la vie de loisir en temps de paix poussent plutocirct [les gens] agrave la deacutemesure raquo

(Pol 1334a26-28)

Ceci nest pas non plus la seule maniegravere de comprendre le lien entre lautosuffisance

et le bon exercice dune activiteacute politique En effet traitant de la distinction entre les

reacutegimes droits et les reacutegimes deacutevieacutes et plus speacutecifiquement entre la royauteacute et la tyrannie

Aristote affirme en passant que laquo nest pas un roi en effet celui qui ne se suffit pas agrave lui-

mecircme et nest pas supeacuterieur sur tous les plans du bien or un homme de cette qualiteacute na

besoin de rien en plus donc les inteacuterecircts quil a en vue ne sont pas les siens agrave lui mais ceux

des sujets quil gouverne raquo (EN 1160b3-6) Ce passage est tregraves important car il y est dit

que ce qui permet au roi de rester un roi sans devenir un tyran cest le fait quil soit

autarcique Cette autarcie nous semble pouvoir ecirctre comprise comme eacutetant ce qui entraicircne

chez le roi la tempeacuterance neacutecessaire agrave ne pas rechercher son propre inteacuterecirct Cest ainsi

quapparaicirct encore une fois le rocircle important de lautosuffisance au niveau politique agrave

savoir quelle permet de favoriser un reacutegime droit et dans la mesure ougrave lacquisition de biens

mateacuteriels devant mener agrave une certaine autosuffisance mateacuterielle de lindividu a pour limite

la recherche du loisir cest peut-ecirctre par le deacutesir de la pratique dune certaine forme de

philosophie que le roi en question aura eacuteteacute ou sera capable de deacutevelopper la tempeacuterance

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requise pour la conduite dune constitution droite Il semble donc y avoir un lien assez fort

entre autarcie tempeacuterance et gouvernement politique droit

Malgreacute cela le rapport que le loisir entretient avec la pratique des vertus morales et

de la φρόνησις nous empecircche deacutevacuer totalement la pratique de la philosophie de ce qui

constitue lhomme En effet comme la philosophie est ce qui limite lactiviteacute politique et

lacquisition de richesses il faut voir en cela que sa pratique est la fin de lactiviteacute politique

comme le disait deacutejagrave EN VI 13 Ainsi on peut concevoir la pratique de la philosophie

comme le signe dune activiteacute politique reacuteussie et comme devant mener agrave la tempeacuterance

requise pour la stabiliteacute de la citeacute Autrement dit si les Spartiates avaient su faire de la

philosophie -ou pratiquer un quelconque loisir noble- leur citeacute sen serait beaucoup mieux

porteacutee et son prestige aurait pu durer mais dans la mesure ougrave une fois la guerre termineacutee

ses soldats ne sachant pas comment soccuper ils ont sombreacute dans la deacutemesure ce qui les a

conduits agrave leur perte Comprise ainsi la pratique philosophique peut dune certaine maniegravere

ecirctre interpreacuteteacutee comme le signe de la reacutealisation de lessence de lhomme si lon considegravere

que lhomme sans elle ne peut pas pratiquer une politique saine qui se limite agrave combler les

besoins de la citeacute Pour le dire en dautres mots lhomme na reacutealiseacute pleinement et pour de

bon son essence que lorsquil est en mesure de chercher agrave seacutelever au niveau de la diviniteacute

ou encore que ce nest quune fois tout agrave fait humain quil peut preacutetendre agrave devenir dieu

laquo Mais le bien a plusieurs aspects et lun est beauteacute lun deux est faisable alors que lautre

ne lest pas est faisable ce bien en vue de quoi on agit ne lest pas celui qui existe dans les

ecirctres immobiles raquo (EE 1218b5-10)

Bibliographie

Textes et traductions

ARISTOTE De lacircme traduction de Richard Bodeacuteuumls Eacuteditions Flammarion 1993

--- Eacutethique agrave Nicomaque traduction par Richard Bodeacuteuumls Eacuteditions Flammarion Paris 2004

--- Eacutethique agrave Eudegraveme traduction par Vianney Deacutecarie Eacuteditions Vrin et Les Presses de lUniversiteacute de Montreacuteal Paris 1978

--- Les grands livres deacutethique (la grande morale) traduction par Catherine Dalimier Eacuteditions Arleacutea 1992

--- Invitation agrave la philosophie (Protreptique) traduction par Jacques Follon Eacuteditions Mille et une nuits Paris 2000

--- Meacutetaphysique Tome 1 traduction par J Tricot Eacuteditions Vrin Paris 1933 (1991)

--- Meacutetaphysique Tome 2 traduction par J Tricot Eacuteditions Vrin Paris 1933 (2004)

--- Parties des animaux traduction par J-M Le Blond Eacuteditions Flammarion (Eacuteditions Aubier 1945) 1995 pour lintroduction

--- Petits traiteacutes dhistoire naturelle traduction par Pierre-Marie Morel Eacuteditions Flammarion 2000

--- Les Politiques traduction par Pierre Pellegrin Eacuteditions Flammarion Paris 1990

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--- Rheacutetorique preacutesentation et traduction par Pierre Chiron Eacuteditions Flammarion Paris 2007

--- Traiteacute du ciel traduction par Catherine Dalimier et Pierre Pellegrin Eacuteditions Flammarion 2004

--- Topiques traduction par J Tricot Eacuteditions Vrin Paris 2004

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PLATON La Reacutepublique traduction par Georges Leroux Eacuteditions Flammarion Paris 2002 (2e eacutedition 2004)

--- Pheacutedon traduction de Monique Dixsaut dans laquo Platon oeuvres complegravetes raquo Eacuteditions Flammarion Paris 2008

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--- laquo La nature politique de la sagaciteacute raquo La veacuteritable politique et ses vertus selon Aristote Eacuteditions Peeters Louvain-la-Neuve Paris Dudley (MA) 2004 chapitre IV pp65-78

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  • 0 Introduction
  • 1 Autarcie divine et autarcie humaine
    • 11 Autarcie divine
    • 12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage
    • 13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme
    • 14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme
    • 15 Lrsquoautarcie humaine
    • 16 La citeacute comprise par lrsquoanalogie du tout organique
      • 2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine
        • 21 Lamitieacute politique
        • 22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie
          • 221 Linutiliteacute de la philosophie
          • 222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie
          • 223 Lessence de la philosophie
            • 23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute
            • 24 Lami philosophe
              • 3 Philosophie loisir et politique
                • 31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile
                  • 311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires
                  • 312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir
                    • 32 Vie totale et vie partielle
                    • 33 Eacuteducation loisir et limite du politique
                      • 4 Conclusion
                      • Bibliographie
                        • Textes et traductions
                        • Eacutetudes
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