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La Réception d'Ernest Renan àl'Académie française

G. Valbert

3e période, Paris, 1879

Exporté de Wikisource le 14 décembre 2021

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LA

RECEPTION DE M.

RENAN

A L'ACADEMIE FRANCAISE

Un grand homme d’état disait dernièrement queprononcer ou entendre des discours est une occupationsubalterne et un divertissement de deuxième classe. Faut-ilcroire que sous peu cette occupation et ce divertissementseront passés de mode ? Tout semble prouver qu’on lesgoûtera longtemps encore, en France du moins. La foule quise pressait le jeudi 3 avril sous la coupole trop étroite de

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l’institut en fait foi ; elle témoignait par son attentioncomme par son empressement que les fêtes de la parole sontdans notre pays un plaisir vraiment national et que, « si lesGrecs avaient les jeux olympiques, si les Espagnols ont lescombats de taureaux, la société française a les réceptionsacadémiques. » C’est sans doute une belle chose qu’uncombat de taureaux éclairé par le soleil de Madrid ou deSéville. Un tournoi d’éloquence, où les armes courtoisessont seules admises, offre aussi quelque intérêt, sans qu’ils’y passe rien qui puisse offenser les âmes et les yeuxsensibles. Le sang n’y coule point, les blessures qu’on s’yfait ne sont que des égratignures qui né tirent pas àconséquence ; le spectacle n’est attristé par aucune mortd’homme, ni de bête, et jamais on ne vit récipiendaire sortirdu Palais-Mazarin emporté sur un brancard. Oignez vilain,il vous poindra, dit le proverbe ; mais les vilains sontsévèrement exclus de la lice académique, et tout s’y termineen douceur, comme il convient à une assemblée d’élite, quitient école de bon ton, de bonnes manières et de beaulangage.

La réception du 3 avril ne ressemblait pas du reste àtoutes les réceptions académiques ; elle excitait un intérêttout particulier. Le public qui s’y était rendu était attiré non-seulement par la curiosité de voir et d’entendre un deshommes les plus distingués, les plus remarquables, les plusjustement renommés d’aujourd’hui, mais par le désird’assister à un événement, et en effet c’était un événementque l’auteur de la Vie de Jésus venant siéger parmi les

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quarante. On avait déclaré pendant longtemps que cela étaitimpossible, que jamais cela ne se ferait, ni ne se verrait,qu’on ne pouvait rêver pareille aventure sans supposer unerévolution inouïe dans les esprits, un concours étrange decirconstances, une conjonction d’étoiles que rien ne faisaitprévoir. — M. Renan, disaient les prophètes, est à la fois unsavant, un penseur, un artiste et un écrivain ; il joint àl’érudition la plus solide et la plus variée l’originalité etl’abondance de la pensée, une merveilleuse souplessed’esprit, la clarté lumineuse de l’expression, la grâce et lachaleur du style, une finesse d’analyse qui ne nuit jamais àla largeur de la touche. Malheureusement cet écrivainexquis et châtié s’est enrôlé parmi les audacieux, lesmécréans et les guerroyans ; il n’a pas craint de s’attaqueraux idées reçues, à la foi traditionnelle, il a brûlé ce qu’ilavait adoré, et ses hérésies ont froissé, contristé, révoltébeaucoup de croyans, qui le considèrent comme l’ennemide Dieu et des autels, comme un esprit égaré et dangereux ;il en est même quelques-uns qui, prenant les injures pourdes raisons, le rangent parmi « les malfaiteurs del’intelligence. » L’Académie serait à jamais compromise, sielle l’admettait dans son sein, et le premier devoir d’uneacadémie est de ne jamais se compromettre. — Les penséesdes hommes sont courtes, et les devins sont sujets à caution.Il n’y a qu’à laisser faire le temps, il arrange les procès etdérange les prophètes. Ce qui passait pour impossible estarrivé, M. Renan a pris place parmi les quarante ; nous l’enfélicitons, il faut en féliciter aussi l’Académie. Il est desscandales dont il est permis de xe réjouir et dont on peut

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dire : Félix culpa. Tant pis pour qui se scandalise ; commele disait Mme de Sévigné, « la piqûre n’est pas dansl’épine. »

M. Renan avait à traiter dans son discours de réceptionun beau sujet, vraiment digne de lui, qui cependant nelaissait pas de présenter quelques difficultés, non qu’il soitdifficile de louer Claude Bernard, on n’a pas à craindre dele louer trop ; mais c’était une entreprise malaisée que derendre compte dans un langage académique desexpériences, des découvertes et des théories de l’un desprinces de la science. Le public qui était venu chercher àl’Institut de la littérature et du plaisir eût éprouvé quelquemécompte si on l’avait entretenu pendant une heure de laglycogénie animale, du déterminisme physiologique, del’innervation vaso-motrice ou de l’évolution duprotoplasme. M. Renan s’est acquitté de sa tâche à lasatisfaction générale : il a su concilier l’agrément avec lerespect de son sujet et de la grande et austère mémoire àlaquelle il apportait son hommage. Il a résumé de lamanière la plus.intéresscnte la vie de Claude Bernard, c’est-à-dire l’histoire du cerveau, car Claude Bernard n’aspirajamais à en avoir une autre. Il a su captiver son auditoire enracontant avec un grand bonheur d’expression cettejeunesse laborieuse et tourmentée, les premiers tâtonnemensde ce génie qui cherchait sa voie, son plein épanouissement,ses efforts, ses inquiétudes et ses joies. Il a fait revivre cettenoble, imposante et sympathique figure, empreinte d’unesorte de majesté sereine, et qui a laissé à tous ceux qui ont

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ou le bonheur de l’approcher l’ineffaçable souvenir d’ungrand pontife de la science.

Ce pontife vivait familièrement, avec son dieu, et il n’enétait pas jaloux, il le mettait à la portée de tout le monde ;dans l’occasion il en faisait les honneurs aux ignorans, auxprofanes, avec une bonté facile, une infatigablecomplaisance et un sourire engageant qui leur donnait enviede pénétrer dans le sanctuaire. Ses démonstrations n’étaientpas seulement convaincantes, elles étaient aimables, et iln’était pas rigoureusement nécessaire de les comprendrepour y prendre goût. On nous a raconté qu’un soir le comteRossi, alors député du canton de Genève à la diète suissechargée de réviser le pacte fédéral, était à demi couché surun sopha dans une attitude abandonnée ; autour de lui sepressait un essaim de jeunes et jolies femmes, que charmaitson étincelante causerie et qui buvaient ses paroles. Ils’interrompit au milieu d’un récit pour leur dire avec sadésinvolture italienne : « Je suis le miel et vous êtes lesmouches. » Les savantes et ingénieuses causeries de ClaudeBernard attiraient aussi les mouches ; mais il ne leur ajamais dit : « Je suis le miel. » Jamais homme supérieur nefut plus éloigné d’être unfat. Il possédait cette parfaitesimplicité qui est une qualité native, et qu’on ne réussit pasà se donner. Avoir le cœur simple et l’esprit aussicompliqué qu’un monde, si ce n’est pas le génie, cela yressemble beaucoup. C’était bien un homme de génie queClaude Bernard, il fallait en avoir pour faire une révolutiondans la science, pour appliquer avec une sûreté d’invention,

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avec une nouveauté de moyens vraiment étonnante laméthode expérimentale à l’étude de la vie. « On opposaittrop la nature inorganique à la nature organisée, a dit M.Renan. On se figurait que la vie résulte de forces à part, queles faits qui se passent dans l’être vivant sont assujettis àdes lois toutes particulières, qu’un principe secret, présideen chaque individu à la naissance, à la maladie, à la mort.Lavoisier et Laplace rompirent le charme et créèrent laphysique animale en prouvant que la respiration est unecombustion, source de la chaleur qui nous anime. Bichatsecoua le joug de l’ancien vitalisme, sans pourtant réussir às’en dégager complètement. Il restait un principemystérieux, en vertu duquel les phénomènes vitaux,contrairement aux lois des corps bruts, semblaient n’êtrepas identiques dans des circonstances’ identiques. Voilà ceque Magendie nia tout à fait, voilà ce que Claude Bernardréfuta par des expériences sans nombre. En s’ppliquant àproduire les faits même de la vie, en s’ingéniant à les gêner,à les contrarier, il réussit à les soumettre à des lois précises.La physiologie, ainsi conçue, devint la sœur de la physiqueet de la chimie. »

Il est heureux que le soin et l’honneur de louer dignementClaude Bernard aient été dévolus à M. Renan ; personne nepouvait se tirer mieux que lui de ce cas difficile et périlleux.Il n’est pas besoin d’avoir étudié à fond la physiologie pourfaire l’éloge d’un grand physiologiste ; il suffit de savoir cequ’est et ce que vaut la science, d’en connaître lesméthodes, de les avoir soi-même appliquées ; toutes les

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sciences se ressemblent, et il n’y a pas deux manières d’êtresavant. On demandait un jour à Virgile quels sont les seulsplaisirs qui n’inspirent jamais ni dégoût ni satiété. Ilrépondit, paraît-il, qu’on se lasse de tout, excepté decomprendre, præter intelligere. Ce mot de Virgile pourraitservir de devise à M. Renan comme à Claude Bernard ; ilsont l’un et l’autre employé leur vie à comprendre ou àtâcher de comprendre. L’un était un maître incomparabledans l’art de questionner la nature, qui répond presquetoujours à qui sait l’interroger. N’est-elle pas d’intelligenceavec le génie ? Il semble qu’elle tressaille à son approche,qu’elle le salue, qu’elle s’empresse au-devant de lui ; onpourrait croire que son aveugle inconscience sait gré àl’humaine raison de l’aider à s’expliquer avec elle-même,que ses ténèbres font fête à cette pensée divinement éclairéequi possède et lui révèle son secret. Ce n’est pas la nature,c’est l’histoire que M. Renan se plaît à interroger ; etl’histoire lui a souvent répondu, lui a dit beaucoup dechoses qu’elle n’avait encore dites à personne. Ajouterons-nous que la discrétion de Claude Bernard égalait sacuriosité, que lorsqu’il questionnait dans son laboratoire lamatière vivante, il s’abstenait consciencieusement de luidicter d’avance ses réponses ? Il n’a jamais suborné lestémoins ; quand ils se taisaient, il respectait leur silence. M.Renan peut-il se rendre la même justice ? a-t-il toujours étéaussi discret ? n’a-t-il jamais cédé aux entraînemens de sespartis pris ? Jnste ciel ! ce n’est pas un suborneur, mais c’estun grand, un irrésistible séducteur, et l’on soupçonne que,dans tel cas particulier, tel évangéliste n’a déposé en sa

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faveur qu’à la seule fin de lui être agréable. Quand les troissynoptiques, saint Matthieu, saint Marc et saint Luc,résistaient, il s’adressait à saint Jean, et il a gagné sonprocès.

La vraie science est une austérité, un sacrifice, la vraiescience est une vertu, et personne ne fut plus vertueusementsavant que Claude Bernard. Il n’a jamais confondu lessuppositions avec les faits, ce qui peut se savoir avec lesopinions douteuses, établies sur des probabilités ; il s’esttoujours refusé les douceurs que procure à ceux qui lepratiquent avec talent l’art de conjecturer et de spéculer, etcet art est après tout l’un des grands plaisirs de la vie. « Ledéterminisme, a-t-il écrit, fixe les conditions desphénomènes ; il permet d’en prévoir l’apparition et de laprovoquer lorsqu’ils sont à notre portée. Il ne nous rend pascompte de la nature, il nous en rend maîtres. Ledéterminisme est la seule philosophie scientifique possible.Il nous interdit à la vérité la recherche du pourquoi, mais cepourquoi est illusoire… Comme ces religieux qui mortifientleur corps par des privations, nous sommes réduits, pourperfectionner notre esprit, à le mortifier par la privation decertaines questions et par l’aveu de notre impuissance. Quesi après cela nous le laissons se bercer au vent de l’inconnuet dans les sublimités de l’ignorance, nous aurons au moinsfait la part de ce qui est la science et de ce qui ne l’est pas. »M. Renan a remarqué à ce propos que les héros de l’esprithumain sont ceux qui savent ainsi ignorer pour que l’avenirsache, mais il a ajouté que tous n’ont pas ce courage et qu’il

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est difficile de s’abstenir dans des questions où c’est denous qu’il s’agit. « Vérité ou chimère, a-t-il dit, le rêve del’infini nous attirera toujours ; il est des sujets où l’on aimemieux déraisonner que de se taire. » M. Renan parlait pourlui. Quoiqu’il ne croie pas à la philosophie, il aime àphilosopher ; quoiqu’il estime que la métaphysique est unrêve, il se plaît à rêver. Bien différent en ceci de l’hommedont il célébrait la gloire sévère, il y a en lui un poète et unmystique, à qui la terre ne suffit pas. L’infini le hante, etquand sa raison, désespérant d’atteindre la vision quil’obsède, s’arrête au bord de l’abîme, il s’élance sur lesailes de la foi, du désir et de l’espérance dans cet éternelpar-delà que Hegel appelait a une nuit où tous les chats sontgris. » Aussi M. Renan a-t-il composé dans ses loisirs desdialogues philosophiques qu’on lit avec un plaisir extrême,quitte à dire à l’auteur, en refermant le volume : Et puisvous vous réveillâtes ! — Mais à quoi bon le lui dire ? Ilsavait bien qu’il rêvait.

Ce n’est pas seulement quand il s’amuse à philosopherque M. Renan est poète ; il l’est aussi jusque dans cesrecherches de haute et sagace critique qui ont fondé sonéclatante renommée. Il l’est même dans certains cas avecexcès, il a succombé parfois à l’envie de compléter par sesimaginations des documens dont l’insuffisance l’affligeait.« A l’admiration très vive qu’inspire votre talent, lui disaitl’autre jour M. Mézières en le recevant au nom del’Académie, se mêle un peu d’inquiétude. On se demandedans quels mémoires inédits, connus de vous seul, vous

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puisez tant de détails jusqu’ici inaperçus. » Avec une malicequi n’avait rien de méchant, M. Mézières a profité de cetteoccasion pour demander à l’éminent récipiendaire commentil avait appris que non-seulement le nez de saint Paul étaitlong, comme on peut l’inférer des Actes de Thécla, maisque son teint était blême, de qui il tenait que saint Luc avaiteu du goût pour les officiers romains et particulièrementpour les centurions. Savoir ne suffit pas à M. Renan ;comme tous les poètes, il veut voir. Il a vu saint Paul, il a vusaint Luc, et grâce à lui nous croyons les avoir vus, nousaussi. Il en résulte que ses livres ont un charme infini, quine tient pas seulement aux grâces qu’une plume d’or y asemées. Bien des gens, qui se feraient brûler plutôt que d’enconvenir, se sont enivrés, grisés de la Vie de Jésus. Onconnaît le mot de cette femme qui, après en avoir lu deuxpages, ne lâcha plus le volume, le dévora en quelquesheures comme le plus séduisant, le plus dramatique, le pluscapiteux de tous les romans. Quand elle fut au bout, ellepoussa un profond soupir et s’écria : « Ce qui m’ennuie,c’est que cela ne finit pas par un mariage. »

Henri Heine, parlant d’un écrivain allemand fort célèbrenaguère, un peu délaissé aujourd’hui, lui reprochait d’avoirtour à tour l’esprit très chimérique ou trop raisonnable, et ildisait qu’en fabriquant Ludwig Tieck la nature avait mariédans le même homme un honnête bon sens fort bourgeoisavec une imagination aristocratique, princière etchevaleresque, qui avait le goût des aventures. Il ajoutaitque cette union n’était pas heureuse, qu’il était affligeant de

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voir une châtelaine obligée de servir le plus philistin desépoux dans son ménage et dans sa boutique, mais queparfois la nuit, quand l’honnête homme dormait à poingsfermés, la noble dame quittait furtivement son lit de misèreconjugale, qu’elle montait son blanc palefroi et couraitchasser joyeusement dans la forêt enchantée duromantisme. Il n’en est pas de M. Renan comme de Tieck ;son bon sens et son imagination n’ont jamais fait mauvaisménage, n’ont jamais eu à se plaindre l’un de l’autre. Il lesemploie sans effort aux mêmes occupations, romantiquesou bourgeoises, qui leur conviennent également à tous lesdeux. Sa critique ne gêne point sa poésie, sa poésie vientsouvent en aide à sa critique. Il peut se faire à la rigueur quele teint de saint Paul n’ait pas été blême, qu’il y ait eu dufroid entre saint Luc et les centurions, et que l’imaginationde M. Renan l’ait quelquefois égaré. Mais combien desecrets ne l’a-t-elle pas aidé à pénétrer ! Combien de joursne lui a-t-elle pas ouverts sur l’histoire et sur le monde ! Decombien de trouvailles ne lui est-il pas redevable ! LesRomains le savaient, les poètes sont des devins ou desvoyans ; ils entretiennent de sourdes intelligences avec lesdestinées, ils causent avec l’invisible, ils lisent courammentdans l’âme des bêtes, des hommes, des peuples et des dieux.La nature et l’histoire ne nous montrent que des surfaces, lepoète a la science infuse des dessous. Que sera-ce d’unpoète savant, passé maître dans l’étude des languessémitiques et capable de déchiffrer des inscriptionsphéniciennes ?

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Ce qui fait l’intérêt et le prix du discours de réception deM. Renan, c’est qu’il s’y est mis et en quelque sorterépandu tout entier. On y retrouve sa poésie, ses aspirationsmystiques ; on y retrouve surtout son scepticisme, qui est lefond de l’homme. Nous attestons ici les mânes de Gorgias,de Protagoras, de Prodicus, d’Euthydème, que M. Renan estde leur famille et qu’il est plus grand qu’eux tous. Cemystique est profondément sceptique, son sourire le ditassez. Quand il rêve, il ne prend qu’à moitié ses visions ausérieux ; aussi en a-t-il de rechange, dont il s’éprend ou sedéprend au gré de son humeur. Laïs ne le possède point,c’est bien lui qui possède Laïs. Le vrai rêveur n’a qu’unechimère, immuable comme son destin, qui est son seulamour et dont il est l’esclave ou la proie. « Les vérités de laconscience, disait M. Renan à l’Académie, qui n’a pointsourcillé, sont des phares à feux changeans. A certainesheures, ces vérités paraissent évidentes ; puis on s’étonnequ’on ait pu y croire. Ce sont choses que l’on aperçoitfurtivement, et qu’on ne peut plus revoir telles qu’on lesavait entrevues. Vingt fois l’humanité les a niées etaffirmées ; vingt fois l’humanité les niera et les affirmeraencore. » Il avait écrit jadis que la vérité est une nuance etque cette nuance est souvent insaisissable. Tous lesprincipes ont leurs corollaires, et M. Renan est tropclairvoyant pour ne pas s’en douter. Il sait que lesdistinctions subtiles sont plus propres à assouplir les espritsqu’à fortifier les caractères. Il a plus d’une fois renduhommage à ces temps de foi naïve, où les hommes étaienttout d’une pièce comme leurs principes et se tenaient prêts à

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mourir pour ce qu’ils croyaient. Qu’y faire ? Nous vivonsdans un âge d’universelle discussion, et les volontés s’enressentent. Dès le siècle dernier, le grand chirurgien Sïdracprétendait qu’un revenu assuré de deux shillings par joursuffisait à un Anglais pour vivre libre, pour penser et pourdire tout ce qu’il pensait de la Compagnie des Indes, duparlement, des colonies, du roi, de l’être en général, del’homme et de Dieu, ce qui était un grand amusement. Ilfaut se résigner à son sort et en subir les conséquences.Nous avons lu dans un roman dont le titre nous échappequ’il n’y a pas moyen de se fanatiser pour une nuance, quedepuis que le monde est monde, on n’est jamais mort quepour de grosses couleurs ; pour un blanc de neige ou pourun rouge écarlate, que les martyrs ont eu rarement l’espritsubtil, que pour être un héros, il faut se mettre la tête dansun sac, et que par malheurs dans ce siècle de critique et delumières, tous les sacs sont devenus transparens.

Nous nous imaginons à tort ou à raison que parmi tousles grands personnages de l’histoire il n’en est aucun quiinspire moins de sympathie à M. Renan que ce républicainaustère et fort têtu qu’on appelle Caton l’ancien ou Caton lecenseur. Nous nous imaginons que, si Caton l’ancienrevenait au monde et faisait la connaissance de M. Renan, ilaurait pour lui les mêmes sentiment qu’il professait àl’égard de l’académicien Carnéade, qui était venu apprendreà la jeunesse romaine à examiner en toute question le pouret le contre ; nous inclinons à croire que, s’il avait étéintroduit l’autre jour au Palais-Mazarin, son poil roux se

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serait dressé sur sa tête, que son œil bleu aurait jeté deterribles éclairs, qu’il aurait maudit le discours et foudroyél’orateur. M. Renan doit aimer médiocrement ce plébéienqui avait l’esprit aussi simple que l’étaient ses mœurs, cequi ne l’empêchait pas d’en avoir beaucoup, ce col raide ;cette tête de fer qui considérait la philosophie comme unluxe passible des peines édictées par les lois somptuaires,attendu que tous les genres de luxe mettent les républiquesen danger. Il doit avoir peu de goût pour ce rude paysan quiprofessait que l’homme de bien, c’est le laboureur habiledont les outils sont toujours luisans, pour ce rigide censeurqui regardait les moindres licences de la parole et de lapensée comme des attentats publics, comme des crimescontre l’état, pour ce sublime maniaque qui déclarait qu’ilfallait désespérer d’une ville où un petit pot de poissonsvenus du Pont se payait 400 drachmes, et qui estimait que lechou est le roi des alimens, que ce légume, mangé cuit oucru, possède des propriétés merveilleuses, qu’il guérit toutesles maladies, qu’il est la vraie panacée, la joie des estomacsbien faits et le plus bel ornement des jardins. Caton faisaitplus de cas d’un chou pommé que d’un philosophe et d’unmédecin réunis ; Caton avait une sainte horreur pour lessceptiques, pour les tours de souplesse, pour les languessubtiles et pour les esprits nuancés ; Caton détestait lesfaiseurs de distinctions, auxquels on peut dire ce queSocrate disait à Ménon : « Je te demandais une abeille, tum’en fournis un essaim. » Caton tenait pour constant que lasagesse humaine et divine était contenue tout entière dansles douze tables, qu’il n’y avait rien à en retrancher, rien à y

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ajouter ; Caton avait hâte de renvoyer en Grèce ce Carnéadeet ses confrères, « qui étaient capables de persuader tout cequ’ils voulaient ; » Caton considérait Socrate lui-mêmecomme un pernicieux bavard, « qui avait entrepris derenverser les coutumes reçues et d’entraîner les citoyensdans des opinions contraires aux lois. »

Caton n’est plus de ce monde, personne ne l’a rencontréle 3 avril au Palais-Mazarin, et nous pouvons affirmer qu’iln’y était pas. Ce n’est plus lui qui proteste aujourd’huicontre le scepticisme et les sceptiques ; ce sont les croyans,ce sont aussi les mondains, et à vrai dire les mondains sontmoins respectables que Caton. Le monde n’est pas austère,il n’est vertueux que par intermittence ; le salut de larépublique et de la morale le touche peu. Mais le monde estparesseux, et il en veut aux sceptiques de le troubler dansson indolente quiétude, en remettant en question une foulede choses qu’il croit depuis longtemps sans s’être jamaisdemandé pourquoi il y croyait. C’est un grand mal que laparesse, et c’est un grand bien que les paresseux soientdérangés ». Bénis soient ceux qui leur sont incommodes !Et que grâce soit faite aux sceptiques, pourvu qu’ils soientdésintéressés et consciencieux. Quand ils n’auraient pasd’autre utilité que d’obliger les croyans à se rendre comptede leur foi, ils rendraient service au genre humain ; mais ilsont encore un autre titre à sa reconnaissance. Ilsreprésentent ici-bas cette divine inquiétude de l’esprit dontrien n’émousse l’aiguillon et qui se plaît dans son tourment.

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Ils ont eux aussi leur mission ; ils sont chargés de remuerles eaux qui dorment, et ils les empêchent de croupir.

Il y a des sceptiques d’un tempérament aduste, d’unesprit morose et d’un caractère noir, des sceptiquesinsociables, hérissés et farouches. M. Renan n’a rien decommun avec ces gens-là. Il est essentiellementbienveillant, son scepticisme est la bienveillance même.Jamais polémiste ne fut si plein de douceur, d’aménité,d’esprit de conciliation, n’eut plus de ménagemens avec sesadversaires, ne mêla tant de procédés à ses procédures. Onprétend que le bourreau chargé de décapiter Charles Ier, roid’Angleterre, s’agenouilla devant lui pour s’excuser de laliberté qu’il allait prendre. On raconte aussi que certainetribu de sauvages n’est pas bien sûre que les ours ne soientpas des dieux, mais que d’autre part elle est très friande deleur chair ; il en résulte qu’avant de tuer un ours, cessauvages lui demandent humblement son absolution et luidisent : « Si tu es Dieu, tu sais tout, et tu te souviendras quece n’est pas moi, que c’est mon couteau qui t’a tué. »L’auteur de la Vie de Jésus en use de même ; il ne s’estjamais attaqué à une seule superstition, à une seule légende,sans l’avoir remerciée des services qu’elle a pu rendre jadisau genre humain et sans lui avoir demandé pardon duchagrin qu’il allait lui faire. Quelqu’un disait : « M. Renan ajeté plus d’un dieu par la fenêtre ; mais il avait eu soin aupréalable d’étendre un matelas dans la rue pour qu’ils ne sefissent pas de mal en tombant. » Cela est vrai, M. Renan atoujours été plein d’égards pour les dieux qu’il combattait

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ou qu’il détrônait. S’il ne tenait qu’à lui, ils auraient leursinvalides, il leur assurerait une pension de retraite pour lesrécompenser de tout le bien qu’ils firent autrefois, et on l’avu, assis au chevet de ces augustes malades, panser d’unemain légère et miséricordieuse les blessures qu’il avait puleur faire. Il y a une sœur grise dans ce redoutablesceptique.

Il est une chose que le vieux Caton, s’il nous est permisde parler encore de lui, détestait encore plus que lesmédecins et les philosophes, c’étaient les femmes ; aussiportait-il gravée dans son cœur la loi Oppia, qui leurinterdisait de s’habiller de pourpre et de se promener envoiture dans les rues de Rome. Il prétendait qu’il étaithonteux à un homme d’être amoureux, par la raison que al’âme d’un homme amoureux habite dans un corpsétranger. » Il expulsa du sénat Manilius pour avoir donné enplein jour un baiser à son épouse légitime devant sa fille :« La mienne, disait-il, ne m’a jamais embrassé que par ungrand tonnerre, et je ne dois cette faveur qu’à la hauteintervention de Jupiter tonnant. » Il aimait à répéter dans savieillesse qu’il ne s’était jamais repenti que de trois choses,à savoir d’être resté toute une journée sans rien faire, des’être rendu par eau dans un endroit où il pouvait aller parterre, et d’avoir confié son secret à une femme. Nous nesavons si M. Renan est allé par eau dans un endroit où ilpouvait aller par terre, mais sûrement il ne s’est jamaisrepenti d’avoir dit son secret à une femme. — « Nos liensne datent pas d’hier, lui a dit le directeur de l’Académie

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dans un délicat et touchant passage de sa réplique. Je vousvois encore dans un petit pavillon de la rue du Val-de-Grâce, où l’affection maternelle d’une sœur, capable de tousles dévoûmens, vous avait ménagé un asile à une heuredécisive de votre jeunesse. Je crois répondre à vos penséesles plus chères comme à mes propres souvenirs enrapportant une part d’honneur dans ces commencemensaustères de votre vie à la noble femme qui vous assura laliberté du travail, qui, tout en se réservant le soin et la prosedu ménage, s’associa par la plus délicate et la plus discrètedes collaborations à l’infinie variété de vos recherches, et fitpénétrer peut-être dans la grâce et dans l’harmonie de votrestyle quelque chose d’elle-même. » Rien ne pouvait êtreplus doux pour M. Renan que cette évocation d’unemémoire qui lui est si chère et qui lui a inspiré quelques-unes des pages les plus belles, les plus exquises, les plusémues qu’il ait jamais écrites. Il y a eu dans tous les tempsune femme à qui M. Renan aimait à dire son secret, et sansdoute cette femme lui disait le sien ; voilà pourquoi il y adans son sang un peu « du lait de l’humaine tendresse, » etdans son style je ne sais quelle fleur de grâce, quel parfumtout particulier, un peu d’odor di femmina.

Il est bienveillant non-seulement pour l’erreur, mais pourl’homme qui se trompe, et il est même indulgent pour lestrompeurs. Aussi n’a-t-il jamais été en révolte contre lemonde, alors que le monde lui criait anathème ; il l’a laissécrier, sûr qu’il était de désarmer ses colères, et sans qu’il eûtbesoin de l’aller chercher, il l’a vu venir à lui. Il l’a gagné, il

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l’a séduit, et il se plaît beaucoup dans sa société ; on aime lemonde, et pour le plaisir qu’on y trouve et plus encore pourcelui qu’on y apporte. — « Que les satiriques, écrivaitSpinosa, se raillent autant qu’il leur plaira de toutes leschoses humaines, que les théologiens les maudissent, queles mélancoliques vantent à leur aise une, vie négligée etagreste, qu’ils méprisent les hommes et admirent lesbrutes ; nous sentirons toujours le besoin défaire partied’une société de secours mutuels, sans compter qu’il estplus digne de nous d’étudier les hommes que les faits etgestes des bêtes. » M. Renan est sur ce point de l’avis et del’humeur de Spinosa, dont il a parlé naguère avec uneadmirable éloquence. Nous le soupçonnons même d’aimerle monde beaucoup plus que ne faisait l’auteur de l’Éthique.Dans son discours de réception, il a loué dans les meilleurstermes ce qu’il appelle la civilité, le charme mondain, et il areproché à un pays voisin « sa science pédantesque en sasolitude, sa littérature sans gaîté, sa politique maussade, sesgentilshommes sans politesse, ses grands généraux sansmots sonores. » Nous craignons en vérité qu’il n’en ait tropdit et qu’il n’ait voulu se punir d’avoir autrefois trop aimé,trop vanté l’Allemagne. Dieu ! que de mal nous ont fait lesmots sonores, et qu’utiles et recommandantes sont lesgénéraux qui savent se taire ! Il ne faut pas diminuer sonennemi ; en lui rendant justice, on se rend service à soi-même.

Il y a des sceptiques tourmentés et sombres, qui, commePascal, voient un abîme béant à leurs côtés ou, comme

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Lucrèce, n’attendent pas pour quitter la vie que la vie lesquitte. Le scepticisme de l’homme éminent qui a traduit Jobet le Cantique des cantiques est non-seulement bienveillant,mais optimiste, Il a passé sa vie à tout examiner et sa raison,toujours attentive, a toujours été contente. Il y a en luicomme une volonté. déterminée d’être heureux ; quel est lebonheur ici-bas où il n’entre un peu de parti pris ? S’ilrespecte les illusions des autres, il n’est point tenté de lesleur envier ; il ne s’en prive pas, il s’en passe. Il a tenu àdéclarer à l’Académie que les illusions ne sont pointnécessaires au bonheur, qu’on avait tort de reprocher à lascience sévère et rigoureuse d’enlaidir ou de diminuerl’univers, que le ciel, tel qu’on le voit par les lunettes del’astronomie moderne, lui paraît bien supérieur à cette voûtesolide, portée sur des piliers, constellée de clous d’or, dontles siècles naïfs se contentèrent, qu’il ne regrettait pasbeaucoup les petits génies qui autrefois dirigeaient lesplanètes dans leur orbite, que la gravitation s’acquittebeaucoup mieux de cette besogne, et que, si à la vérité il apar momens quelques mélancoliques souvenirs pour lesneuf chœurs d’anges et pour cette mer cristalline qui sedéroulait aux pieds de l’Éternel, il se console en songeantque l’infini où notre œil plonge est un infini réel, mille foisplus sublime que tous les cercles d’azur des paradisd’Angelico da Fiesole. « Un homme d’état illustre, a-t-ilajouté, dont la mort a produit un si grand vide dans votrecompagnie, laissait rarement passer une belle nuit sans jeterun regard sur cet océan sans limites : C’est là ma messe,disait-il. » Quand la nuit est belle, quand là lune est dans

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son plein, tel mécréant, possédé du démon de la critique,s’attendrit, s’exalte et dit sa messe ou la chante ; c’est sondémon lui-même qui la lui sert, habillé en diacre et tonsurépour la circonstance.

Ce ne sont pas seulement le ciel et les étoiles qui plaisentà M. Renan, il voit d’un œil satisfait ou bénévole tout ce quise passe dans notre pauvre monde sublunaire, sur notreglobule terraqué, et les révolutions politiques ne lui ontjamais causé de bien vives douleurs ; sa philosophienaturelle ou acquise lui apprend à voir le côté consolant detoute chose. Il n’est pas éloigné de croire que nous vivonsdans un âge de décadence ; mais il estime que les âges dedécadence ont leurs avantages, que dans une société quidécline les esprits sont plus libres, les opinions plustolérantes, les mœurs plus douces, que le bonheur y est plusfacile, plus abondant, et selon lui (qu’en eussent penséCaton et son œil bleu ?) ce sont là des mérites, presque desvertus, qui rachètent beaucoup de vices, beaucoup defaiblesses. Il dirait volontiers comme certain comte russequ’il en est des nations comme du gibier, que dans leurjeunesse elles ont la coriacité de la barbarie, qu’ellesn’acquièrent tout leur fumet qu’en se faisandant un peu, quec’était le secret de Byzance, et que somme toute Byzance afait beaucoup d’heureux. Il prend son parti du présent et nes’inquiète pas outre mesure de l’avenir, quoique le Vent quisouffle sur nous ne conspire point avec ses désirs avoués ousecrets. Il a son idéal, il voudrait voir la société gouvernéepar les sages, par les savans, il soupire après le règne

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bienfaisant du mandarin, et la démocratie n’a rien qui leséduise, qui l’enchante, qui flatte ses appétits raffinés, ladélicatesse de ses instincts et son esprit nuance. Ladémocratie fait tout à la grosse, elle n’a de goût que pour lesgros ouvrages, les gros principes, les gros plaisirs etquelquefois les gros mots ; si M. Renan aime le grand, ilabhorre le gros. Cela ne l’empêche pas de supporterCaliban, tout en lui disant des vérités un peu dures. Calibann’aime pas beaucoup les bibliothèques, mais il aime encoremoins l’inquisition et le grand inquisiteur, et M. Renan luien sait gré.

En sa qualité d’optimiste, il ne pouvait manquer de voiren beau la docte compagnie qui vient de lui offrir unfauteuil ; il lui a adressé de chauds complimens, qui ontparu excessifs aux esprits chagrins. Il a pris à témoin l’âprefondateur de l’unité française, le cardinal de Richelieu, quel’Académie avait été la plus durable de ses créations, et ils’est écrié : « Ceux qui parlent bien, ceux qui pensent bien,ceux qui sentent bien, tout ce qui a de l’éclat, tout ce quiproduit de la lumière et de la chaleur, tout cela vousappartient… M’en faut-il d’autres preuves que ce, que jevois en venant aujourd’hui occuper le siège où votreindulgence a bien voulu m’appeler ? Quelle variété jetrouve en cette enceinte ! quels hommes, quels caractères,quels cœurs ! » Il nous semblait entendre Socrate parlantavec enthousiasme à ses juges du bonheur qu’il allait goûteren conversant dans les champs Élysées avec Orphée,Hésiode, Homère, Palamède, Ajax, fils de Télamon. « Mon

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plus grand plaisir, leur disait-il, sera d’examiner et desonder les habitans de ce séjour, et de distinguer ceux quisont sages d’avec ceux qui croient l’être et ne le sont pas. Aquel prix, ô juges, ne voudrait-on pas approcher l’illustre roiqui conduisit devant Troie une si grande armée, ou Ulysse,Sisyphe, et tant d’autres avec lesquels ce serait une félicitéinexprimable de s’entretenir et de vivre en les sondant et lesexaminant. » L’enthousiasme de M. Renan égalait celui deSocrate ; mais il est probable que son ironie comme celle dufils de Sophronisque se réservait le bénéfice d’inventaire.

Il a témoigné aussi de son optimisme, lorsqu’il a affirméque la paix habite les hauteurs et comparé l’Académie « àun olympe où s’éteignent toutes les luttes, où s’opèrenttoutes les réconciliations. » M. Mézières lui a donné àentendre dans sa réponse que l’Académie, en l’admettantdans son sein, n’avait point entendu passer un contrat avecla libre pensée, qu’elle avait fait seulement acte detolérance, qu’on l’avait choisi non pour ses opinions, maispour sa prose, où se révèle un maître dans l’art d’écrire. M.Mézières avait un rôle difficile ; il a su le tenir : sondiscours est un modèle de discussion courtoise, de bon tonet de convenance. On sentait qu’il était heureux et fierd’avoir à souhaiter la bienvenue à un homme supérieur,dont la gloire ne laisse pas d’être en scandale à beaucoup depetites gens, ce qui est, dit-on, la perfection de la gloire. Ilressemblait aussi à un cornac qui présente à son public unanimal rare et de grand prix, mais inquiétant, et qui, aprèsavoir détaillé toutes ses qualités solides ou charmantes,

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ajoute : « Défiez-vous pourtant, il a des capricesdangereux ; je l’admire beaucoup, mais ce n’est pas moi quil’ai fait et je ne réponds de rien. » En répliquant à cepenseur qui est un poète, à ce poète qui est un mystique, àce mystique qui est profondément sceptique, à ce sceptiquequi est un optimiste, à cet optimiste qui est bienveillant pourles hommes comme pour les choses, M. Mézières n’a pasvoulu jouter d’éloquence avec lui, et quoique M. Renanparût l’y convier, il a refusé de l’accompagner dans son volhardi à travers les espaces. Il ne s’est prononcé quediscrètement sur les questions qu’avait soulevées lerécipiendaire ; il n’a pas soufflé mot des neuf chœurs desanges et de la mer cristalline, il s’est contenté d’avoir de laréserve, du tact, du bon sens et un peu de malice. Nouspensions, en l’écoutant, que les chameliers de l’AsieMineure ne voyagent pas assis sur leurs chameaux, quelqueaffection qu’ils aient pour eux. En hommes prudens, ilsaiment à se tenir plus près de terre, et ils s’installent sur unpetit âne bien sellé, bien bridé, bien harnaché, qui marche,en tête de la caravane. Les ânes, sans compter qu’ils ont lepied sûr, qu’ils savent choisir leurs pas, ont cet avantagequ’on monte plus facilement sur leur dos, qu’on enredescend plus facilement aussi et sans danger. Penser àl’Orient et à ses chameliers pendant une séance del’Académie française, c’est un cas bizarre qui ne s’expliqueque par l’éblouissement que peuvent causer à des yeuxprofanes des uniformes brodés de palmes vertes. On n’estpas toujours maître de ses rêves.

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A qui n’est-il pas arrivé de rencontrer, à la veille d’uneréception académique ou de la répétition générale d’unecomédie nouvelle, quelqu’un de ces indiscrets, nés malins,qui se prétendent informés de tout, qui savent non-seulement ce que les gens ont dit, mais ce qu’ils diront, quiconnaissent d’avance et les pièces et les discours, et qui sefont fort de vous les raconter ? L’un de ces indiscrets nousassurait que M. Renan, qui lui avait fait toutes sesconfidences, assaisonnerait sa péroraison de certainsaphorismes, de certaines propositions exorbitantes, qu’il luiattribuait fort gratuitement. M. Renan n’a eu garde de dire,comme on lui en prêtait l’intention, que la mesure de lavérité est le degré de talent de celui qui l’exprime ; il n’apas dit non plus qu’il se félicitait d’être arrivé à l’âge oùl’on ne fait plus de sottises, mais où on les comprend toutes.Il a seulement avancé que « le talent qu’inspire une doctrineest à beaucoup d’égards la mesure de sa vérité, » et que« l’âge le plus charmant, le plus propre à la sereine gaîté,est celui où l’on commence à voir, après une jeunesselaborieuse, que tout est vain, mais aussi qu’une foule dechoses vaines sont dignes d’être longuement savourées. »L’Académie aurait pu lui répondre avec le poète :

Après des travaux austères,Dans vos doux délassemens,Vous célébrez les chimères.Elles nous sont nécessaires.Nous sommes de vieux enfans ;Nos erreurs sont nos lisières,

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Et les vanités légèresNous bercent en cheveux blancs.

M. Mézières l’a pris sur un ton plus grave : « Tout serait-il vanité, a-t-il dit, comme vous venez de nous le faireentendre, excepté l’art de traduire en un beau langage lesfantaisies de l’imagination et le don de conquérir lagloire ? » Là-dessus, il en a appelé de M. Renan à M. Renanlui-même, et lui a représenté qu’en mainte rencontre il avaitrevendiqué les droits de la conscience humaine, louél’homme de bien qui ne se laisse détourner de son devoirpar aucun sophisme, célébré la beauté de la vertu qui, tentéepar le prestige du génie, lui résiste au nom d’un principesupérieur. Cette fois, Caton eût applaudi. C’est ainsi que M.Mézières a relevé, censuré doucement certaines hérésies durécipiendaire. M. Renan est l’homme du monde quisupporte le mieux la contradiction ; personne ne la prend enmeilleure part, ne lui fait meilleur visage ; sa bonne grâcetriomphe de tout. Il en userait volontiers comme ce roid’Angleterre qui disait à l’un de ses courtisans : « Tâchezde me contredire de temps à autre, afin que nous soyonsdeux. » On était deux au Palais-Mazarin dans cette séancedu 3 avril, qui fait grand honneur à l’Académie française.

G. VALBERT.

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