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VERBA MANENT La revue d’études lexicales des classes préparatoires littéraires du lycée Cézanne (Aix-en-Provence) TOME 1, 2016 SOMMAIRE EDITO

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  • VERBA MANENT

    La revue d’études lexicales des classes préparatoires littéraires du lycée Cézanne (Aix-en-Provence)

    TOME 1, 2016

    SOMMAIRE

    EDITO

  • Ce premier numéro rassemble des articles rédigés par des élèves de la classe d’Hypokhâgne, en relation avec les cours de français et de culture antique. S’y croisent plusieurs approches du lexique et de ses usages littéraires. Dans tous les cas, il s’agit de prêter attention aux mots du texte, d’examiner comment ils jouent dans l’œuvre et, par cet angle de lecture, de tenter d’éclairer les enjeux et les tensions qui font le sens. L’enquête peut être menée à partir d’une opposition signifiante, comme le proposent Marianne d’Antuono et Margaux Foulon (« boue » et « fange » dans Splendeurs et Misères des Courtisanes), Ikram Koudoussi et Elena Palmero (« mille-pattes » et « scutigère », dans La Jalousie de Robbe-Grillet) ou encore Fayrouz Keras et Jade Coz (γαῖα et χθών, dans la Théogonie d’Hésiode). De manière un peu différente, c’est aussi une opposition structurante que dégagent Djelila Beaulieu et Esther Cascaldo (dis- et cum- au début des Métamorphoses d’Ovide), montrant comment les éléments morphologiques participent au tissage du poème. Cette approche rejoint en partie celle d’Orane Ait-Youcef et de Laura Usseglio (les adjectifs formés à partir du préfixe in- et du suffixe –able dans La Princesse de Clèves), qui mettent en évidence un réseau lexical qui oriente l’œuvre jusqu’à son point d’aboutissement (« inimitable » est le mot de la fin). Pour Emma Delacroix et Margaux Queyras (le « blanc » dans Un Roi sans divertissement de Giono), le lexique est l’occasion d’une approche thématique : leur contribution tente de donner une cohérence aux différents emplois d’un adjectif qui prolifère dans le roman et lui donne sa couleur. D’autres études s’intéressent plutôt à des problèmes de traduction, qui révèlent les contours sémantiques de termes à partir desquels peuvent se définir les enjeux du texte. C’est le cas de la contribution de Manon Mathieu et de Valentin Mugnaini (« torquere » dans les Lettres à Lucilius), qui indique une piste pour saisir l’originalité du stoïcisme de Sénèque. C’est aussi le cas de Léa Belhomme, Alix Bermont et Coraline Godelle (« uultus » dans les Métamorphoses d’Ovide), qui explorent la plasticité sémantique d’un terme qui condense l’instabilité du monde vertigineux figuré dans le poème. Enfin, c’est un autre problème de traduction qu’envisagent Morgan Froment et Joseph Scarpellini (les noms de monstres dans la Théogonie d’Hésiode), explorant les frontières poreuses de ce que nous appelons nom « commun » et nom « propre ».

    Le comité de rédaction, Sylvain LEROY et Jean-Baptiste CAYLA

    Illustration de couverture : À gauche, Thot, le dieu-ibis, inventeur de l’écriture (papyrus de Leyde, Moyen Empire). À droite, envol d’un ibis sacré (Threskiornis aethiopicus).

    SOMMAIRE

  • SOMMAIRE

    Marianne D’ANTUONO et Margaux FOULON, « Boue » et « fange » dans Splendeurs et misères des courtisanes : synonymes ou antonymes ? ……………………………………………… p. 1-8

    Ikram KOUDOUSSI et Elena PALMERO « Mille-pattes » et « scutigère » ou l’échec de la métamorphose dans La Jalousie ? ………………………………………… p. 9-18

    Jade COZ et Fayrouz KERAS Les noms de la terre dans la Théogonie d’Hésiode ……………………………… p. 19-26

    Djelila BEAULIEU et Esther CASCALDO Les mots composés avec dis- et cum- dans les Métamorphoses d’Ovide (livres I et II) ……………………………………………… p. 27-36

    Orane AIT-YOUCEF et Laura USSEGLIO Les adjectifs en « -able » avec préfixe négatif dans La Princesse de Clèves : de l’hyperbole au sens propre …………………………… p. 37-46

    Emma DELACROIX et Margaux QUEYRAS Cinquante nuances de blanc dans Un Roi sans divertissement de Giono …………… p. 47-53

    Manon MATHIEU et Valentin MUGNAINI « Torquere » dans les Lettres à Lucilius de Sénèque …………………………… p. 54-59

    Léa BELHOMME, Alix BERMOND, Coraline GODELLE Le terme uultus dans les Métamorphoses d’Ovide (livre I et II) …………………… p. 60-63

    Morgan FROMENT et Joseph SCARPELLINI Les traductions des noms de monstres dans la Théogonie d’Hésiode ……………. p. 64-71

    EDITO

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    « Boue » et « fange » dans Splendeurs et misères des courtisanes :

    synonymes ou antonymes ?

    Marianne D’ANTUONO et Margaux FOULON

    L’analyse précise du lexique dans une œuvre a pour but la compréhension de détails qui pourraient avoir une incidence sur la signification et enrichir la lecture de l’œuvre en général. L’œuvre de Balzac, est complexe en raison de sa longueur premièrement, mais surtout en raison du génie de l'auteur, salué par Victor Hugo en 1850 comme « l’un des génies les plus puissants du monde. » Dans le style adopté, aucun détail, justement, n’est laissé au hasard. En effet, les œuvres de Balzac sont des compositions abouties : il existe entre ses différents romans des correspondances, des ponts entre les différentes intrigues, les personnages et les milieux sociaux, son projet étant de dresser un grand ensemble peignant son époque sous tous les angles dans La comédie Humaine1. Le génie stylistique de Balzac s’exprime également dans la structure interne de chaque roman à travers les dualismes qui peuvent y régner. Dans Splendeurs et Misères des courtisanes, par exemple, une des œuvres parmi les plus représentatives, le lecteur assiste à une confrontation entre, d’une part, le réalisme balzacien, précurseur de l’école réaliste, visible entre autre par des descriptions de la ville, des mœurs, de la société, et, d’autre part, le romantisme, courant littéraire pendant lequel Balzac exerce son art, incarné par des personnages exaltés et passionnés comme Esther, la figure romantique de l’œuvre. Afin de comprendre ce dualisme sous-jacent matérialisé dans le roman par le côtoiement du monde de la pègre parisienne et de la haute bourgeoisie,

    1 Ensemble de quatre-vingt-seize romans rédigés par Balzac entre 1830 et 1856.

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    voire de l'aristocratie, on pourrait procéder à une analyse précise des termes « boue » et « fange ». Si, aujourd’hui, l'emploi du mot « fange » paraît étonnant, ce n’était pas le cas en 1842 : la collocation de ces deux termes était même fréquente, comme en témoigne Eugène Sue dans son œuvre Les mystères de Paris1, lorsqu'il décrit ce monde de la pègre parisienne : « Le monde des courtisanes, des escrocs et des voleurs est un monde de la boue ou de la fange ». L’idée de cet ouvrage a été donné à Sue par son ami Prosper Goubaux, un auteur dramatique français, qui lui conseille de ne plus raconter seulement la bonne société mais le peuple, tel qu'il est, afin de connaître le monde, d'aller en profondeur et de ne plus se satisfaire de rester à la surface. Sue pose dans cette œuvre les piliers du roman social sans idéalisation et c'est en ce sens que pourrait se situer son influence sur l’œuvre de Balzac. Ensuite, si les définitions de ces deux termes semblent proches, c’est leurs emplois qui semblent les distinguer : instinctivement et au vu des différents écrits antérieurs, le terme « fange » apparaît comme très littéraire, noble et poétique, souvent employé dans des genres purs tels que la tragédie de Jean Racine par exemple (« Mais je n'ai plus trouvé qu'un horrible mélange / D'os et de chairs meurtris et traînés dans la fange »2 ), ou encore la poésie romantique de Victor Hugo dans Les Contemplations. On retrouve par exemple, dans cet ouvrage, douze occurrences du terme « fange » contre une seule du terme « boue », qui se trouve par ailleurs, en collocation presque direct avec le premier terme : « La pourpre est déshonneur, souvent la fange est lustre /La boue imméritée atteignant l’âme illustre »4. En revanche, le mot « boue » apparaît comme un terme plutôt populaire, plus adapté au roman par sa connotation moins poétique et plus réaliste, plus ancré dans la description que dans la symbolique comme dans La curée de Zola « Le chemin ou ces messieurs s'engagèrent était affreux. Il avait plu toute la nuit. Le sol détrempé devenait un fleuve de boue, entre les maisons écroulées, sur cette route tracée en pleines terres molles, ou les tombereaux de transport entraient jusqu'aux moyeux. » L’emploi de ces deux termes apparaît donc comme fondamental pour comprendre ces différents dualismes, réalisme et romantisme, bourgeoisie et pègre, car chaque mot s'apparente clairement à une des idées. La différence du niveau de langue de ces deux termes est donc porteuse de sens dans Splendeurs et misères des courtisanes. Les termes ne sont donc pas proprement équivalents, comme semblait le suggérer la description de Sue, mais que peut révéler une telle antinomie de sens ? La concurrence de ces deux mots permettrait-elle de nous faire entrevoir quelques spécificités du style de Balzac et de son esthétique ? Afin de mener à bien cette étude, nous étudierons les dix-sept occurrences du terme « boue » et des adjectifs qui en dérivent (« boueuse(s) » et

    1 Les Mystères de Paris est un roman feuilleton d’Eugène Sue publié entre 1842 et 1843, peu avant Splendeurs et misères des courtisanes. Les mêmes thèmes y sont plus ou moins traités, en particulier l'aristocratie et le monde de la pègre parisienne. 2 Athalie, II, 5. 4 Dans le poème « Les Malheureux ».

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    « boueux »), ainsi que les cinq occurrences du terme « fange(s) ». Le terme « boue » et le terme « fange » ont des significations très proches. Là où « boue » désigne de la « terre, poussière détrempée dans les rues, les chemins », la fange désigne un genre particulier de boue, une « boue presque liquide et souillée », d'après les définitions données par le site internet du CNRTL3. Pourquoi ces deux termes sont-ils alors employés dans Splendeurs et misères des courtisanes ? Est-ce seulement pour marquer la différence entre cet état particulier que peut avoir la boue ? Il semblerait, en fait, que la différence entre ces deux termes ne réside pas dans leur valeur sémantique mais dans leur valeur symbolique. En effet, le mot boue, par ses sonorités et par sa banalité (c’est un mot très commun), semble davantage convenir à la basse société alors que le terme « fange », par ses sonorités plus douce et sa rareté semble convenir au monde de la bourgeoisie, voire de l’aristocratie. Ainsi, à travers cette distinction, Balzac semble vouloir distinguer les différents niveaux de société d’abord par le langage utilisé par les personnages. Ainsi, on remarque que parmi les occurrences des deux termes préalablement relevés, les personnes issues de catégories bourgeoises utilisent « fange ». Par exemple, Finot, lors de l'incipit, dit : « ce jolie rat a roulé dans la fange » à propos d'Esther, ce qui signifie justement qu’Esther vient de ces rues fangeuses où vit la pègre parisienne, courtisanes comprises. D'un autre côté, le terme boue est utilisé souvent par le narrateur, dans un souci de vraisemblance, lors des descriptions, pour décrire les rues parisiennes, « ces rues étroites, sombres et boueuses... », et « ces boueux sentiers », ou encore, pour décrire certains personnages issus de la pègre, comme Asie : « le cou rouge et ridé faisait horreur, et le fichu ne déguisait pas entièrement une peau tannée par le soleil, par la poussière et par la boue. La robe était comme une tapisserie. ». On voit par-là que l’occurrence boue implique la saleté mais, surtout, symboliquement, le dur labeur ainsi qu'une vie difficile.

    Lorsque le mot « boue » est employé par des personnages cela peut être pour créer un contraste par rapport à l’interlocuteur, comme lors des conversations entre Asie et le baron de Nucingen. « Le baron recommença la toilette nuptiale qu’il avait déjà faite ; mais, cette fois, la certitude du succès lui fit doubler la dose des pilules. À neuf heures, il trouva l'horrible femme au rendez-vous, et la prit dans sa voiture. U ? dit le baron. Où ? Fit Asie, rue de la Perle, au Marais, une adresse de circonstance, car ta perle est dans la boue, mais tu la laveras. ». On remarque ici le contraste entre le terme « boue », qui représente la réalité, le réel état et la condition d'Esther, et le terme « perle », qui représente Esther vue par le baron. La concurrence de ces deux termes, dans Splendeurs et misères des courtisanes, nous fait également entrevoir un aspect autre que celui de la présence du monde de la pègre et de celui de l’aristocratie. Ces deux termes sont également un indice des deux influences contradictoires de ce roman qui sont le romantisme, courant littéraire duquel il est le contemporain, et le

    3 CNRTL (Centre National de ressources textuelles et lexicales) - http://www.cnrtl.fr/

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    réalisme, dont il est le précurseur. En effet, comme dans le premier dualisme évoqué précédemment où l'on a vu que « boue » était un terme plutôt réservé à la pègre, et « fange » à l’aristocratie, on pourrait énoncer que la boue traduirait plutôt le réalisme et que la fange serait le reflet du romantisme. En effet, on voit mal les sonorités rudimentaires de « boue » s’accorder avec un quelconque élan lyrique incarné par Esther la figure romantique de l’œuvre ou bien encore Lucien, poète romantique qui essaye de publier son recueil Les Marguerites dans le livre précédent (Les Illusions perdues). De la même façon, les sonorités douces de « fange » ne semblent pouvoir cohabiter avec des personnages douteux comme Asie. Esther est le personnage qui représente cette ambivalence voulue par Balzac, celle qui a réussi à sortir de la boue en passant par la fange (et qui a donc tout appris) : « Aucune des puissances femelles que tu nommes n'a barboté dans la rue, dit Finot, et ce joli rat a roulé dans la fange. Comme la graine d'un lis dans son terreau, reprit Vernou, elle s'y est embellie, elle y a fleuri. De là vient sa supériorité. Ne faut-il pas avoir tout connu pour créer le rire et la joie qui tiennent à tout ? ». Nous citons à nouveau cet extrait de l’incipit, où l’on voit qu’Esther est un personnage populaire issu de la pègre, une courtisane, mais qui, par ses aspirations et ses actions, se transforme en héroïne tragique. Elle est cette double figure, à la fois figure charmante (l’enfant de la boue), et figure littéraire du mélodrame.

    Le personnage d'Esther est donc accompagné d'un discours stéréotypé, dont le terme « fange » fait partie : c’est la métaphore de cette facette divine et mélodramatique qu’elle tente d’adopter, reprenant des exemples extérieurs à elle-même. La collocation de ces deux termes fait également ressortir la dualité du personnage d’Esther : à la fois enfant de la boue (misère, rues à l’aspect ordurier, milieu de la prostitution) mais aussi figure à laquelle on attribue systématiquement le terme poétique et romantique de « fange ». La fange et le discours stéréotypé qui lui est associé sont la métaphore de la facette mélodramatique, et la boue est la vitalité, le charme envoûtant qui parvient même à faire fléchir Carlos Herrera, mais aussi cette connaissance profonde de l’humanité et de toutes les strates sociales, qui lui offre cette habileté à fleurir et à générer joie et rire. Ainsi, dans l’incipit du roman, Vernou avance que la condition d’Esther est une grande qualité, il parle même de « supériorité » par rapport aux autres femmes, qui lui permet d'outrepasser les différentes strates sociales : « Comme la graine d’un lys dans son terreau, reprit Vernou, elle s’y est embellie, elle y a fleuri. De là vient sa supériorité. Ne faut-il pas avoir tout connu pour créer le rire et la joie qui tiennent à tout ? » Quant au surnom de « rat » qui lui est attribué, il est en parfaite adéquation avec cette dualité puisqu'au XVIIe siècle, le terme « rat » désignait à la fois l’animal mais aussi, en argot, les « demoiselles entretenues »4 et, à l’Opéra, des petites élèves de la danse. Elle est donc à la fois créature souterraine qui évolue sur les sentiers boueux, les bas-fonds, mais aussi cette courtisane qui veut se réhabiliter par la religion, qui souhaite s’élever en héroïne

    4 Définition du Littré - http://www.littre.org/definition/rat.2

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    tragique, en héroïne de la fange, qui incarne le romantisme et non une héroïne de la boue. Ainsi, le terme « boue » révèle la réalité de sa condition alors que « fange » est plus représentatif de l'idéal qu’elle souhaite atteindre : la fange est un idéal dans la mesure où le terme connote souvent l’idée d’un mouvement, d’une ascension possible. Quand cette notion de mouvement et de possible ascension est évoquée avec le terme boue, c’est pour évoquer un possible retour à un état initial. Ainsi, Carlos Herrera parle en ces termes d’Asie et d’Europe : « Eh ! parbleu, répondit cet homme, je ne les ai pas cherchées au pied des trônes ! Ça sort de la boue et ça a peur d’y rentrer... Menacez-les de monsieur l’abbé quand elles ne vous satisferont pas, et vous les verrez tremblant comme des souris à qui l’on parle d’un chat. »

    Toutes les connotations positives semblent donc être attribuées au terme « fange », qui est même utilisé dans le domaine de la religion et du sacré. Ainsi, lorsque Carlos Herrera, vient à Esther afin de la purifier, de la rendre digne de ce Lucien qui se trouve en pleine ascension sociale dans la perspective de sa probable future union avec Clothilde, il prononce les paroles suivantes : « Sachez-le, ma fille : une personne aimée de Lucien a des droits à leur respect, comme un vrai chrétien adore la fange où, par hasard, rayonne la lumière divine. » Dans ce passage, une figure pure et respectable, celle du « vrai chrétien », voue un véritable culte à la fange. L’emploi du champ sémantique de la religion, de la piété, de la pureté qui enrobe, encercle, le mot fange, l’élève en tant qu’entité appréciable et le réhabilite. Le terme est complément d’objet direct du verbe « adorer » (du latin adorare), qui a une connotation extrêmement forte, puissante, proche d’« idolâtrer »). On vénère donc cette fange divinisée, qui recèle en elle la pureté derrière son « masque », derrière cette figure boueuse, « où » l’on surprend « le sens caché ». En effet, la proposition relative introduite par « où » vient « corriger » la laideur de la fange. Esther est sans doute une courtisane, son corps a été souillé, roulé dans la fange, mais en son âme « rayonne la lumière divine ». Il s’agit d’une idée d’élévation de l’âme par rapport au corps. La fange n’est qu’une souillure, une couche d’impuretés superficielle et dénuée de profondeur : elle recouvre le beau et la bonté. C’est une idée d’élévation très romantique, très lyrique, que de trouver le beau au sein de la fange. Cette idée fait écho au drame romantique Marion Delorme de Victor Hugo, dans lequel le personnage éponyme, une courtisane, comme Esther, cherche la purification à travers un amour pur. Hugo, lorsque qu’il conte son entrevue avec Charles X en 1829, après la première interdiction de la pièce, parle en ces mots de Marion : « D’un pauvre ange tombé/ Dont l’amour refaisait l’âme avec son haleine/De Marion, lavée ainsi que Madeleine ». On retrouve cette même idée de « laver » la surface afin d’y déceler la pureté en l’âme, d’y retrouver la part angélique. Or, ce n’est pas la beauté du romantisme ou du divin qui émane de la « boue », mais une toute autre force, qui peut être identifiée à un élément fructueux, florissant, qui donne naissance à des individus, tels Esther, animés d’un élan vital unique, réservé à ceux et celles qui, comme elle, « ont pénétré toutes

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    les profondeurs sociales »5. Le terme « terreau » employé par Vernou, issu du même niveau linguistique que boue, prend la place du mot « fange » (prononcé dans la phrase précédente). Il est associé à une métaphore filée d’une graine grandissante, florissante, source de notions positives (joie, rire). Le terreau est un milieu en apparence rebutant, extérieurement déplaisant, un terme dont les sonorités peuvent être peu plaisantes, mais il représente une source de vitalité assimilée aux bas-fonds, aux rues de Paris telles que la rue de Langlade dépeinte dans le chapitre deux6. En effet, on retrouve à travers cette description la même idée : Esther, car elle a fleuri au sein de ce terreau crée le rire et la joie, au même titre que les « rues boueuses » de Langlade, « à l’aspect ordurier », desquelles émanent rire (« Certaines portes entrebâillées se mettent à rire aux éclats ») et ritournelle, courte mélodie qui évoque légèreté et jovialité : « Des ritournelles sortent d’entre les pavés. Le bruit n’est pas vague, il signifie quelque chose : quand il est rauque, c’est une voix ; mais s’il ressemble à un chant, il n’a plus rien d’humain, il approche du sifflement ». Balzac emploie bien le terme « aspect

    ordurier » (« Peut-e ̂tre est-ce un bonheur pour le monde parisien que de laisser à ces ruelles leur aspect ordurier »), pour qualifier la couche, l’enveloppe boueuse, crasseuse, la strate qui couvre en fait un monde fantastique, dans lequel « certaines portes entrebâillées se mettent à rire », un monde vigoureux et formateur. Les « sentiers boueux », ce terreau mouvant, qui appelle les sens du lecteur, qui l’envoûte par « ses ritournelles » qui « sortent d’entre les pavés », sont figurés comme des êtres animés qui portent en eux une ardeur digne de celle d'Esther.

    Balzac semble dévaloriser le terme « fange » au profit du mot « boue », en s’appropriant ce dernier et en le travaillant avec finesse afin qu’il réponde à une certaine esthétique. En effet, « fange » est employé majoritairement (dans trois occurrences sur cinq) sous sa forme métaphorique fixe « se rouler dans la fange » évoquant ainsi une image stéréotypée, sans variation, qui fait écho aux élans lyriques du Romantisme. Il s’agit d’une expression figée ni propre à l’œuvre, ni unique, alors qu’au contraire, « la boue » offre à Balzac la possibilité de développer une forme d’originalité stylistique. Par exemple, les difficultés d’Esther à accepter le monde du couvent contre celui de la débauche sont soulignées par ces « rues boueuses de Paris qu’elle avait abjurées », qui semblent la « rappeler », tel un être humain qui l’inciterait à « côtoyer » les « boueux sentiers avec délice »7.

    Balzac, le précurseur du réalisme, s’aventure même au sein d’une dimension plus fantastique à travers la « boue » (« les sentiers boueux ») en

    5 Citation issue de l'incipit « Cette science des grands auteurs et des grands acteurs appartient à ceux qui ont pénétré toutes les profondeurs sociales. À dix-huit ans, cette fille a déjà connu la plus haute opulence, la plus basse misère, les hommes à tous les étages. » (phrase prononcée par Lousteau en réponse à Vernou). 6 Chapitre intitulé Paysage parisien : « La rue Langlade, de même que les rues adjacentes, dépare le Palais-Royal et la rue de Rivoli », éd. Houssiaux, 1855, p. 43 (http://beq.ebooksgratuits.com/balzac/Balzac-50.pdf). 7 « Ces boueux sentiers, combien de fois les millionnaires amoureux les ont-ils côtoyés et avec quelles délices ! », éd. Houssiaux, 1855, p. 304.

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    http://beq.ebooksgratuits.com/balzac/Balzac-50.pdfhttp://beq.ebooksgratuits.com/balzac/Balzac-50.pdf

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    construisant des images, par exemple un « flot de boue humain » : « Au moment où Esther ouvrit sa porte et se montra, mal enveloppée de sa robe de chambre, les pieds nus dans ses pantoufles, ses cheveux en désordre, belle à faire damner l’ange Raphaël, la porte du salon vomit un flot de boue humaine qui roula, sur dix pattes, vers cette céleste fille, posée comme un ange dans un tableau de religion flamand. » Il construit, façonne des images très puissantes, très visuelles à partir de ce terme, en contraste avec la pauvreté et la banalité de l’image évoquée par l’expression figée associée à la fange. En effet, Balzac fait vivre, se mouvoir la boue, qui s'affirme et se distingue par sa vitalité. Il met en scène des paysages boueux mouvants, au moyen de personnifications et d'évocations originales et travaillées, écrasant, diminuant ainsi d’autant plus le terme de « fange », stagnant et figé dans des expressions stéréotypées, d’ailleurs moins fréquent (cinq occurrences contre seize pour la boue).

    Le fait que Balzac ait préféré attribuer une place privilégiée et importante au terme boue plutôt qu’à sa version lyrique et embellie semble relever d’une volonté de mettre à distance, d’échapper au Romantisme exacerbé qui réhabilite même les pires notions. Il ne cherche pas à embellir, à couvrir de fioritures la déchéance, à trouver du beau dans l’immondice, mais plutôt à montrer visuellement que les bas-fonds, les sentiers boueux portent en eux la vraie poésie et la vraie vie. La vraie poésie « c’est grand, c’est beau dans son genre. C’est la plante vénéneuse aux riches couleurs qui fascine les enfants dans les bois. C’est la poésie du mal »8, symbolisée et maîtrisée dans le roman par Vautrin, qualifié de poète. En effet, c'est bien à cette vraie poésie de Vautrin, qui émane de la « boue », que l’on attribue le qualificatif de « beau », de « grand », alors que la poésie romantique de « l’auteur des Marguerites », Lucien, est désacralisée et tournée en ridicule. Par exemple, le nom stéréotypé, peu original et léger attribué au recueil « Les Marguerites », ainsi que la double signification de la remarque dépréciative de Vautrin adressée à Lucien « Encore des sonnets ! »9

    (« sonnets » signifiant à la fois sornettes, niaiseries, et la forme adorée des romantiques) marquent la volonté de Balzac de se détacher du Romantisme pour glorifier cette vraie « Poésie du mal » inextricablement liée aux « sentiers boueux ». De plus, c’est en creusant cette boue qu’on apprend et que l’on peut ensuite s’épanouir et fleurir. Les références romantiques et lyriques, les images de la pureté, employées dans leur forme figée sont nombreuses mais anéanties par une « boue » ET par une « poésie du mal », qui émane de celle-ci. Dans le Chapitre « Une première nuit »10, Esther est présentée en figure de la piété, et célébrée par un langage très poétique et pieux : elle est « belle à faire damner l’ange Raphaël », « céleste », « comme un ange ». Ces expressions mélioratives et hiératiques sont sabrées par la puissance évocatrice d’une image mettant en mouvement un « flot de boue humaine », « vomi(e) par la porte du salon » qui « roule sur dix pattes » vers

    8 Splendeurs et Misères des courtisanes, p. 791. 9 Op. cit., p. 12 : « Encore des sonnets ! dit le faux pre ̂tre. » 10 Op. cit., p. 328-329 : « Au moment où Esther ouvrit sa porte et se montra, mal enveloppée de sa robe de

    chambre, les pieds nus dans ses pantoufles, ses cheveux en désordre, belle à faire damner l’ange Raphae ̈l, la porte du salon vomit un flot de boue humaine qui roula, sur dix pattes, vers cette céleste fille, posée comme un ange dans un tableau de religion flamand ».

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    cette céleste jeune fille. La boue apparaît puissante et destructrice, signant la mort du Romantisme ; ce n’est pas cette poésie lyrique qui intéresse Balzac, mais bien une poésie qui émane de la pègre, des bas-fonds, des sentiers boueux. Balzac fait en réalité de la poésie avec du laid, avec le mot boue, par nature façonnable, qui regorge d’un plus grand potentiel artistique et de modulations plus nombreuses que fange, tout comme Baudelaire, qui introduit du laid, du vulgaire dans son recueil Les Fleurs du mal, et qui glorifie également cette « poésie du mal », en ne faisant apparaître que quatre fois le mot « fange » contre dix fois pour le mot « boue », et qui clôt d’ailleurs le recueil ainsi : « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or »11.

    11 Épilogue de la seconde édition des Fleurs du mal de Baudelaire.

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    « Mille-pattes » et « scutigère », ou l’échec de la métamorphose dans La Jalousie ?

    Ikram KOUDOUSSI et Elena PALMERO

    « La fonction de l’art n’est jamais d'illustrer une vérité ou même une interrogation connue à l’avance, mais de mettre au monde des interrogations (et aussi peut être, à terme, des réponses) qui ne se connaissent pas encore elles-mêmes. » Ces paroles sont celles de Robbe-Grillet, dans Pour un nouveau roman, livre dans lequel il explique les principes d'écriture qu’il s’est efforcé de suivre et sa conception de ce que devrait être un roman, son utilité, sa visée, son essence. Robbe-Grillet est donc considéré comme le chef de file de ce que l’on nomme « le Nouveau Roman », mouvement littéraire caractérisé par un refus du vraisemblable et l’abandon des éléments traditionnels romanesques.

    Cette rébellion semble illustrer à la perfection les œuvres de Robbe-Grillet et, plus particulièrement, La Jalousie, son deuxième roman, paru la même année que Pour un nouveau roman. La Jalousie relate plusieurs scènes du quotidien dans une maison, perçues par les yeux d’un narrateur jaloux, pensant que sa femme, dénommée A., le trompe. En réalité, ce n’est pas le scénario auquel on doit accorder de l’importance, mais à l’incroyable écriture de Robbe-Grillet et à son sens du détail. De nombreux éléments, descriptions d'objets ou de scènes entre les personnages, se répètent et ressurgissent comme un leitmotiv, participant à créer une atmosphère de tension, due également à un rythme de plus en plus saccadé.

    Parmi ces détails, lors d’une première lecture, on repère la présence persistante des mots « scutigère » et « mille-pattes ». Le mille-pattes est en fait le mot courant pour désigner la famille des myriapodes, animaux à multiples pattes. La scutigère, du latin scutum, « bouclier », et gerere, « porter », est un

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    représentant de cette espèce, donc une sorte de mille-pattes. Les deux termes se retrouvent quasiment systématiquement côte à côte pour désigner un même insecte. On remarque néanmoins que « scutigère » (répété neuf fois) est moins utilisé que mille-pattes (répété dix-sept fois). De plus, on trouve déjà le mille-pattes à partir de la page 21, tandis que la scutigère apparaît assez tardivement, seulement à la page 48.

    L’écrasement de cet arthropode est un acte fondamental dans La Jalousie, acte qui peut susciter de multiples interprétations, ce que connote d’ailleurs la dimension plurielle des « mille-pattes ». Le mot « scutigère », pour sa part, renferme en lui-même cet écrasement par ses sonorités et sa prononciation saccadée. Au premier abord, on pourrait différencier ces deux termes par l’usage rare du terme féminin « scutigère », appartenant à un strict vocabulaire scientifique, très loin de l’exotisme et de l’usage courant, populaire, du terme masculin « mille-pattes ». Dans le roman, on trouve tantôt l’un, puis l’autre. Pour quelles raisons ? Pourquoi utiliser deux termes ? La variation des termes dans les scènes répétitives de l’écrasement n’est-t-il qu'une simple alternance, un choix esthétique de l'auteur ? Ou bien cette concurrence lexicale permettrait-elle une individualisation des apparitions myriapodiques ? C’est ce que nous nous proposons d’étudier. La présence du myriapode dans l’œuvre

    Avant de s’intéresser aux deux termes et à leur signification, peut-être serait-il important de rappeler le contexte dans lequel nous les trouvons. Le contexte ici est capital, car les deux termes sont toujours évoqués dans une même scène. Il est possible de trouver le terme « mille-pattes » seul mais lorsque le terme « scutigère » apparaît, il est précédé de « mille-pattes », sauf à deux exceptions12. De fait, il s’agit toujours de la même scène :

    À l’extérieur de la maison, A. aperçoit l’insecte sur le mur blanc et, terrorisée, crie. Frank se lève pour écraser la bête en question.

    Les termes sont donc répétés dans le cadre de cette action, ou bien encore pour évoquer la tache qu’a laissée cette même bête. Il y a donc répétition de ces termes, non pas dans plusieurs contextes différents ou plusieurs scènes différentes, mais véritablement dans la répétition d’une action unique tout au long du roman. Cet effet répétitif provoque donc un effet d’insistance évident à partir d’une scène qui, au premier abord, paraîtrait anodine. Ainsi, d’autres termes sont systématiquement utilisés associés au myriapode, comme « tache », « mur » et « écrasé ». Notons que ce dernier adjectif épithète apparaît toujours avec le mille-pattes. Il est toujours question de ces même situations : « en direction du mur nu, ou une tache noirâtre marque l'emplacement du mille-pattes écrasé 13 » ; « porte encore la trace du mille-pattes écrasé 14». Ces images précises induisent une idée de fatalité à partir

    12 La Jalousie, p. 102 et 115. 13 Op. cit., p. 21. 14 Op. cit., p. 39.

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    de ce qui arrive indéfiniment au mille-pattes. L’insistance et la répétition de la scène semblent nécessaires : elles rythment le récit et lui donne tout son sens.

    La question centrale se pose après avoir étudié la place du myriapode dans le roman : Pourquoi utiliser deux termes pour désigner un seul et même animal ? Quand le faible est masculin

    La première évocation de l’insecte se trouve à la page 21. Dans le paragraphe dans lequel il apparaît, est décrite très minutieusement la position de A jusqu’à ce qu’elle voie le mille-pattes. Sont décrits l’axe de la table, le regard droit, la direction du mur nu et enfin l’emplacement du mille-pattes écrasé. Le narrateur a donc choisi de parler dans un premier temps de « mille-pattes » probablement pour la bonne compréhension du lecteur. Or, en sachant ce qu’il en suit, on distingue déjà une espèce d’opposition ou de contradiction des langages entre la précision voulue pour décrire la position de A, qui regarde l’animal, et la dénomination commune du myriapode15. L'extrait suivant est similaire : la présence du mille-pattes est associée à la description minutieuse de la scène en arrière-plan (ici la disposition de la table). On trouve finalement le mot « scutigère » dans la première scène d’écrasement de l’insecte par Frank : « sur la peinture claire de la cloison, en face de A, une scutigère de taille moyenne est apparue […] 16». Cette phrase est ensuite suivie d’une description de la trajectoire de la scutigère, puis d’une description de son corps et, surtout, de ses antennes, qui bougent. Le lecteur a donc accès au nom savant du mille-pattes ou, plutôt, le plus approprié, étant donné que le mille-pattes n’est qu’une appellation pour une large catégorie d’arthropodes. Le lecteur a surtout accès à une véritable description de ce qui était auparavant une chose répugnante qui se trouvait sur le mur. On peut donc y voir deux facettes de l’animal évoqué : une simple et inexacte, une autre précise et plus juste. Cet extrait mène donc à établir deux différences distinctes entre « scutigère » et « mille-pattes » à partir de leur manière d’être utilisé dans le roman. Dans le passage précédemment évoqué (p. 48), répété à la page 76, c’est A. qui hurle « un mille-pattes ! » afin que Frank aille l’écraser, et c’est juste après que le narrateur parle de « scutigère ». On peut y voir une certaine intervention du narrateur, un « je-néant » qui, en dépit d’une focalisation interne rigoureuse, ne peut s’empêcher de rappeler au lecteur que le terme utilisé par A. n’est pas exact, qu’il ne s'agit pas d’une bestiole mais d’une scutigère, et qui rappelle à la fin du passage (et avec une certaine ironie) que ce ne sont donc pas les mille-pattes que A. déteste mais « qu’elle ne réussit pas à se distraire de sa contemplation, ni à sourire de la plaisanterie concernant son aversion pour les scutigères ». La principale distinction entre les deux para-synonymes serait donc d’une part un mot vague, utilisé par les autres, pour décrire ce qui est perçu par les autres, et d’autre part

    15 Op. cit., p. 21. 16 Op. cit., p. 48.

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    un terme précis, scientifique qui refléterait la propre vision du narrateur. En effet, le « mille-pattes » est souvent utilisé avec le terme « écrasé » (six fois sur dix-sept répétitions), on parle de mille-pattes quand on parle de tache laissé sur le mur, ou de mille patte écrasé par Franck, tandis que scutigère est utilisé pour décrire longuement l’insecte, ses caractéristiques, son corps, sa mobilité. D’ailleurs, on parle dans ce cas-là de « bête » pour donner de l’ampleur au sujet, lui donner une véritable visibilité : « À son extrémité postérieure, le développement considérable des pattes […] fait reconnaître sans ambiguïté la scutigère, dite mille-pattes araignée […] à cause d'une croyance indigène concernant la rapidité d’action de sa piqûre, prétendue mortelle ». Le complément du nom collé à mille-pattes donne tout de suite une certaine importance, une force à ce qu’on présumait être un mille-pattes. L’image d’une bête avec un peu plus d’ampleur s’impose ainsi au lecteur en plus d’un mille pattes capable de tuer par sa piqûre. Connotations et sonorités

    En outre, en s’attardant aux connotations des termes, ce qui a été dit précédemment peut être confirmé. Le mille-pattes, par cette appellation plutôt ludique, renvoie à une idée assez frivole, assez enfantine, d’une bestiole qu’on surnomme « mille-pattes » car il possède de nombreuses pattes. Ainsi, dans le roman, le mille-pattes est seulement l’animal qui se déplace très vite, qui se retrouve sur le mur pour être vu et pour, enfin, être écrasé. La scutigère a une appellation plus grave, plus sérieuse, plus difficile à prononcer par ses consonnes occlusives et fricatives sonores, qui produisent un son désagréable à l’oreille. Le lecteur pourrait imaginer l’écrasement de l'insecte par la prononciation du mot, aussi désagréable que peut être le bruit, le grésillement qu’émet la scutigère. De plus, « scutigère » est aussi une appellation rare par les syllabes qui donnent un aspect unique au terme, comme s’il s’agissait d’un nom propre, une appellation donc moins accessible que le terme « mille-pattes », terme commun. Pour cette raison, l’on pourrait supposer que « scutigère » est le terme dont se sert le narrateur, et « mille-pattes » l’appellation populaire, le terme dont se servent les autres. D’une certaine manière, on pourrait supposer que le narrateur s’approprie, s’identifie à la scutigère. Dans ce cas, nous pouvons voir dans la scutigère/mille-pattes un animal symbolique.

    L’interprétation symbolique de la scutigère / mille-pattes

    Ainsi – c’est une des lectures possibles de la Jalousie –, la scutigère ou

    mille-pattes pourrait être la représentation métaphorique du narrateur. Franck, qui écrase le mille-pattes, serait donc le même Franck amant de la femme du narrateur. Le fait d’être écrasé par l’amant de sa femme après la demande de celle-ci est une image assez forte qui questionne donc la place que se donne le narrateur et celle qu’il donne à Franck et la possible rivalité entre les deux. Tout d’abord, étudions la manière dont Franck se présente. Le narrateur est

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    clairement fasciné par lui, il en est obsédé. Le nom du rival est sans cesse répété. On décrit ce qu’il porte, ce qu'il fait, sa posture, et même son éloquence. C’est parce que Franck se présente comme l’image même de la virilité que le narrateur en est tant obsédé, et c’est à travers le mille-pattes qu’il va l’approcher : après que A. crie, répugnée par le mille-pattes, Frank se lève pour écraser l’animal. Cette même scène est reproduite deux fois, avec toujours les mêmes termes pour la décrire : Frank saisit une serviette, écrase l’insecte une première fois sur le mur, avec sa main, une deuxième fois par terre par le pied. Ce double écrasement pourrait signifier une forme de virilité de la part de Frank, qui incarne l’homme fort contrôlant la situation, acte néanmoins inutile vu la petitesse de l’animal. Cependant, en prenant le point de vue du narrateur, cette scène est importante car il se fait symboliquement écraser avec acharnement et à deux reprises par l’amant, le rival. De plus, on note la dégradation de l’animal tout au long du passage : on parle de « mille-pattes », puis de « scutigère », mais on finit par évoquer un « quelque chose » écrasé sous le puissant pied de Frank17. Ce qui est également remarquable, c’est la manière de décrire Frank à ce moment précis : on s’attarde sur sa main et sur la pression qu’elle exerce : « les cinq doigts écartés se sont refermés sur eux-mêmes, en appuyant avec tant de force qu’ils ont entraîné la toile avec eux18 ». En s’imaginant le mouvement de la main, on pourrait s’imaginer presque un insecte, une araignée à pattes gigantesques, qui écraserait le narrateur. Ainsi, une relation dominant/dominé s’établit : Frank est puissant, Frank est fort, il a le monopole sur ce qui l’entoure, il se sent à son aise dans la maison de A, il a toute l’attention de celle-ci, au détriment d’un narrateur invisible qui se sent minimisé à côté de lui. Ce sentiment provoque un certain agacement de la part du narrateur que l’on peut distinguer à travers une simple répétition de son nom : « Frank, encore là », « Frank raconte son histoire […] avec une énergie et un entrain démesurés ». L’autre procédé du narrateur consiste à décrire les gestes avec une très grande précision, analysant chaque mouvement, ce qui pourrait traduire l’exaspération du mari. L’extrait du dîner répond à cette idée : Frank y est décrit mangeant avec un appétit vorace : « son appétit considérable est rendu plus spectaculaire encore par les mouvements nombreux et très accusés qu’il met en jeu ». La cadence de cet extrait est plus rapide et rythmée, marquant une certaine violence et excitation dans les gestes de Frank. Il pose une chose pour en reprendre une autre rapidement, mastique avec violence : « les déformations rythmées de tous les muscles du visage ». Juste après cet extrait, le mille-pattes est encore écrasé par Frank avec la même virulence que lorsqu’il mangeait, avec la même rapidité d’action : « Frank qui se dresse, prend sa serviette, s’approche du mur , écrase le mille-pattes sur le mur, écarte la serviette, écrase le mille-pattes sur le sol ». Il y a ici un jeu de répétition de termes croisés, un chiasme rythmé qui va crescendo, qui mime une action de plus en plus violente. En réponse à cette violente virilité incarnée par Frank, on

    17 Op. cit., p.76-77. 18 Op. cit., p. 88.

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    pourrait voir, de la part du narrateur, deux réactions possibles : d'une part, il insiste sur l’écrasement du mille-pattes et surtout sur la marque laissée, la fameuse tache, d’autre part, le narrateur montre l’indifférence que suscite cette marque laissée sur ce mur blanc et éclairé, aux yeux de tous (surtout de Frank et A), qui ne cherchent même pas à la dissimuler : « la trace du mille-pattes écrasé est encore parfaitement visible. Rien n’a dû être tenté pour éclaircir la tache, de peur d’abîmer la peinture mate, probablement ». C’est donc évidemment une métaphore de l’infidélité de A. presque exhibée aux yeux du narrateur. Pour souligner la différence des emplois des termes « mille-pattes » de « scutigère » l’importance accordée à ce dernier, on remarque que mille-pattes est très souvent (neuf fois sur dix-sept) complément du nom « reste », « trace », ou « emplacement » : le mille-pattes est condamné à être associé au reste, à la trace. Le « mille-pattes » pourrait n’être qu’un complément qui n’attend qu’à être effacé. À l’opposé, « scutigère » est en majorité complément d’objet direct, souvent lié à un verbe de perception (par exemple, « elle aperçoit »). La « scutigère » est indispensable, elle est importante : la phrase n’aurait aucun sens sans elle. Néanmoins, on perçoit une certaine rupture dans la deuxième partie du roman. On trouve ainsi un « mille-pattes » complément d’objet direct à la page 89 et un « mille-pattes » sujet à la page 101 : « le mille-pattes est là ». Cette rupture peut correspondre à la volonté de donner de l'importance au mille-pattes, c’est-à-dire, sur un plan symbolique, de rivaliser avec Franck. L’obsession du narrateur et la confrontation « mille-pattes » / « scutigère »

    Le narrateur est littéralement obsédé par la présence de Franck. On le voit à la page 114, lorsqu’une tache de sauce remarquée sur la nappe blanche de la table marque la présence de Franck lorsqu’il y mangeait avec appétit. Cette tache vient de la bouche de Franck, il en est l’auteur, une tache sinueuse et allongée qui montre que Franck a laissé son passage dans la maison. Elle n’a pas été nettoyée, peut-être volontairement ? Elle y est ancrée profondément tout comme la tache du mille-pattes sur le mur, la tache d’huile laissée par le camion de Franck, la tache violette près de la fenêtre… Ainsi, chaque tache de la maison va devenir un symbole de l’envahissement de Franck dans la maison du narrateur et de la liaison entre A. et Franck. La tache du mille-pattes est aussi le souvenir douloureux de l’échec de l’affirmation du narrateur et de l’adultère supposé de A. Le narrateur va donc à plusieurs reprises tenter de gommer la tache avec une lame de rasoir par exemple, ainsi que les autres taches comme la tache du mille-pattes, la tache d'huile, la tache rouge foncé au-dessous de la fenêtre de A., la tache de peinture sur la balustrade que A. veut faire repeindre, ou encore la tache que fait l'image rétinienne de A., projetée sur la maison et le ciel par le narrateur, qui a observé trop longtemps la jeune femme à la lumière brillante de la lampe à essence.

    Enfin, le narrateur essaie de proposer une autre destinée au mille-pattes

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    et s’efforce de ne pas garder la place du dominé, du faible mais du possible rival. En raison d’un même objet de désir (A.) partagé par Frank et le narrateur, tous deux deviennent alors rivaux ; c’est pour cela que le narrateur va alors donner de l'importance, non pas aux mille-pattes, mais à la scutigère, rendre l’insecte, ou plutôt, la bête de taille à rivaliser avec Franck : il va essayer d’imiter Frank pour obtenir l’objet désiré, en suivant la théorie du désir mimétique de Girard. Dans Mensonge romantique et vérité romanesque, Girard avance la théorie du « désir triangulaire », illustrée par un sujet, un objet et un médiateur, où le sujet désire d’être l’autre en possédant l’objet que l’autre possède. L’objet devient désirable par le fait que le sujet peut s’identifier au médiateur et qu’il a les mêmes raisons et la même légitimité à vouloir l’objet. Le schéma de Girard pourrait ainsi s’appliquer à la situation de Franck, A. et le narrateur : « Obstacles et mépris ne font donc jamais que redoubler le désir, parce qu’ils confirment la supériorité du médiateur » 19. De ce fait, comme nous l’avons dit, la scutigère va être décrite comme une véritable bête dangereuse, imposante, qui émet un bruit perturbant, « un grésillement à l'aide des appendices buccaux » 20. On trouve le même effet produit par les consonnes fricatives que peut entendre le lecteur en prononçant « scutigère ». C’est donc un bruit perturbant certes, mais qui impose sa présence aux personnages. L’extrait où est évoqué le crabe de terre dans l’assiette blanche21 (cette même assiette, décrite longuement lorsque Franck mange) est tout aussi intéressant que ce déploiement de cinq paires de pattes faisant référence aux cinq longs doigts écartés de Franck lorsqu’il écrase la bête. Le crabe de terre serait-il une représentation, une substitution de Franck ? Cette hypothèse mérite d’être creusée, dès lors qu’est évoquée une comparaison avec la scutigère. En effet, le narrateur précise que la scutigère peut émettre le même bruit que le crabe, mais il tient néanmoins à souligner que le crabe possède des appendices buccaux plus petits que la scutigère : « Tout autour de la bouche, des appendices nombreux, de taille plus faible, sont également semblables entre eux deux à deux. L’animal s’en sert pour produire une sorte de grésillement, perceptible de tout près, analogue à celui qu’émet dans certains cas la scutigère. »22

    L’écrasement du mille-pattes : l’évocation d’une relation physique entre A. et Franck

    On peut voir le « mille-pattes » de deux façons : comme un témoin de l’adultère entre A. et Franck et comme une substitution du narrateur. Le mille-pattes voit les relations physiques, le rapprochement de A. et de Franck car il est sur le mur, devant l’œil de A.23, alors que le narrateur est systématiquement

    19 René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque. 20 La Jalousie, p. 130 et p.115. 21 Op. cit., p. 115. 22 Op. cit., p. 115. 23 « Sur la peinture claire de la cloison, en face de A., une scutigère de taille moyenne est

    apparue... »

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    dans l’ombre et ne peut pas bien distinguer A. et Franck côte à côte. C’est pour cela que l’on peut percevoir dans l’écrasement du mille-pattes l’image possible du rapprochement physique entre A. et Franck. Le narrateur décrit A., mais dès qu’elle le regarde, il ne l’affronte pas et renvoie sa pensée vers une autre image. On peut même s’imaginer le mouvement de tête de celui-ci : « Les boucles noires de ses cheveux se déplacent d'un mouvement souple, sur les épaules et le dos, lorsqu’elle tourne la tête. L’épaisse barre d'appui de la balustrade n'a presque plus de peinture sur le dessus. Le gris du bois apparaît [...] »24. Au contraire, le mille-pattes, lui, reste fixe. Il défie A., reste dans son champ de vision. Il faut l’écraser pour qu’il disparaisse, même si, une fois qu’il est écrasé, la tache reste : « Elle venait de ramener la tête dans l’axe de la table et regardait droit devant soi, en direction du mur nu, où une tâche noirâtre marque l’emplacement du mille-pattes écrasé la semaine dernière, au début du mois, le mois précédent peut-être, ou plus tard. » A. semble vouloir le voir disparaître comme pour camoufler ou dissimuler un acte interdit ou une honte, qui pourrait être l’adultère. D’ailleurs, l’écrasement du mille-pattes semble exciter A. : « A. semble respirer un peu plus vite. » Cette observation de A... est une hypothèse émise par le narrateur : « ou bien c’est une illusion. Sa main gauche se ferme progressivement sur son couteau. » En effet, cette observation est encore une hypothèse sans certitude puisqu’elle est constatée avant le paroxysme de la jalousie du narrateur. On retrouvera cette main crispée quand le narrateur imagine A. et Franck à l’hôtel, celui-ci écrasant une scutigère et rejoignant A. dans le lit, où sa main « aux phalanges effilées s'est crispée sur le drap blanc. » Plusieurs hypothèses s'offrent donc à nous : soit le mille-pattes est l’objet de la peur de A., et le fait que Franck l’écrase et non le narrateur montre le renfermement de celui-ci et l’affirmation de Franck comme le mâle protecteur et dominant (ainsi le mille-pattes serait finalement le symbole du narrateur), soit une sorte de décharge d’agressivité sexuelle comme le suggère Bruce Morrissette25 : « Rien ne permet de supposer que Franck décharge dans cet acte une agressivité sexuelle, si ce n’est le fait même que c’est lui, et non le mari […] qui joue le rôle mâle du protecteur écrasant la bête dont s’effraie la femme ». En accord avec cette interprétation on peut voir le mari comme substitution du mille-pattes, le mari trompé qui aurait un bouclier – scutum- trop fragile contre Franck. Celui-ci d’ailleurs pourrait être symbolisé par un autre animal évoqué par le narrateur, beaucoup plus imposant que la scutigère et qui collerait avec le physique de Franck : le crabe de terre : « une crabe de terre déploie ses cinq paires de pattes aux jointures très apparentes, solides bien réglées, emboîtées avec justesse. Tout autour de la bouche, des appendices nombreux, de taille plus faible, sont également semblables entre eux deux à deux. L’animal s’en sert pour produire une sorte de grésillement […] analogue à celui qu’émet dans certains cas la scutigère. »26 Donc, c’est une espèce semblable à la scutigère mais plus forte et

    24 Op. cit., p. 53. 25 Les romans de Robbe-Grillet, 1963. 26 Op. cit., p. 115.

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    plus imposante, comme Franck face au narrateur (bien qu’on ne sache rien de lui) : « Il [Franck] n’a ni veste, ni cravate, et le col de sa chemise est largement déboutonné ; mais c’est une chemise irréprochable, en tissu fin de belle qualité. » Le narrateur subit donc un complexe d’infériorité, qui se caractérise par les différentes manières de nommer le myriapode. Le mot « scutigère » donne une certaine légitimité, un poids, que la désignation « mille-pattes » ne rend pas, bien trop commune. Ainsi, avant chaque écrasement, il y va y avoir de la part du narrateur un processus de « légitimation » du mille-pattes qui va en fait échouer. La scutigère va devenir une bête qui connote une grandeur de l’animal, presque une peur, notamment avec les différents surnoms comme « mille-pattes-araignée » qui suscite presque une réaction phobique. Pourtant, la bête et les « longues » antennes, « les mâchoires », « le grand développement des pattes » finissent toujours écrasés. Ainsi, son allure menaçante et son bouclier ne suffisent pas à vaincre Franck : « Franck sans dire un mot, se relève, prend sa serviette ; il la roule en bouchon, tout en s’approchant à pas feutrés, écrase la bête contre le mur. Puis, avec le pied, il écrase la bête sur le plancher de la chambre. » (c’est nous qui soulignons). Toute la violence de la mort de la scutigère par Franck est contenue dans le verbe « écraser » employé à deux reprises. Dans l’écrasement, on entend le bruit de la scutigère contre le mur et sur le plancher de la chambre mais aussi la brosse de A. : « Il est possible, en approchant l’oreille, de percevoir le grésillement léger qu’elles [les mâchoires de la scutigère] produisent. Le bruit est celui du peigne dans la longue chevelure de A. » 27. Dans ce même souci de légitimation de la scutigère, celle-ci va devenir bestiole lorsque Franck s’approche et devient enfin « quelque chose » : « La bestiole est immobile au milieu du panneau, bien visible sur la peinture claire malgré la douceur de l'éclairage. Franck […] se met debout, sans un bruit. A. ne bouge pas plus que la scutigère. […] Franck écarte la serviette du mur et, avec son pied, achève d’écraser quelque chose sur le carrelage. » (c’est nous qui soulignons). Voyant cette légitimation impossible, le narrateur va lui-même réduire la scutigère et donc finalement s’auto-réduire : « la scutigère, dite « mille-pattes-araignée » ou encore « mille-pattes-minute » à cause d’une croyance indigène concernant la rapidité de sa piqûre prétendue mortelle. Cette espèce est en réalité peu venimeuse ; elle l’est beaucoup moins, en tout cas, que de nombreuses scolopendres fréquentes dans la région. » « Mille-pattes », masculin / « scutigère », féminin En fait, le mille-pattes est le symbole même de l’adultère soupçonné par le narrateur, notamment par le grésillement, le bruit du mille-pattes qui s’écrase contre la paroi. Le narrateur va comparer dans une succession d'images le bruit de la scutigère (il emploie le mot féminin) au moment de son agonie avec le bruit de la brosse qui crépite sur les cheveux de A. et le bruit de l’incendie

    27 Op. cit., p. 130.

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    mortel imaginé par le narrateur dans le paroxysme de sa jalousie : « Il est possible en approchant l’oreille, de percevoir le grésillement léger qu’elles [scutigères] produisent. Le bruit est celui du peigne dans la longue chevelure […] Toute la brousse en est illuminée, dans le crépitement de l’incendie qui se propage. C’est le bruit que fait le mille-pattes, de nouveau immobile sur le mur, en plein milieu du panneau. » Le nom féminin est associé à la chevelure de A. On peut donc supposer que la scutigère renvoie à de multiples reprises à l’image de A. : « Franck […] se met debout, sans un bruit. A. ne bouge pas plus que la scrutigère. » Dans ce passage, A. est comparée à la scutigère. Le mille-pattes est rarement décrit, seul le physique de la scutigère est décrit par le narrateur tout comme celui de A. : « Le grand développement des pattes, à la partie postérieure du corps, fait reconnaître sans risque d’erreur la scutigère » puis, à la page suivante, il y a une description des « pattes » de A. : « La main aux phalanges effilées s'est crispée sur le drap blanc. Les cinq doigts écartés se sont refermés sur eux-mêmes... ». Voilà pourquoi la mort de la scutigère évoquée plus haut est aussi violente : la scutigère renvoie à l'image de A., qui meurt dans l'accident de voiture imaginé (ou fantasmé) par le narrateur28.

    Finalement, les termes « scutigère » et « mille-pattes » n’apparaissent que neuf et dix-sept fois dans le roman. Ce qui fait leur importance, c’est la répétition de ces deux termes à des endroits stratégiques du récit, ce qui conduit à une interprétation symbolique des diverses apparitions, qui participent à la construction du roman et lui donne tout son sens, ou plutôt les sens à l’œuvre. Nous proposions d’étudier les deux termes, en y voyant deux possibles incarnations du narrateur. Notre travail de recherche lexicale, aboutissant à des interprétations symboliques, témoigne du fait que la Jalousie n’est pas un roman que l’on lit passivement, comme l’affirme Robbe-Grillet lui-même29. La Jalousie est un livre à relire une fois qu’on l’a lu. C’est un piège pour tous les lecteurs qui perçoivent quelques détails significatifs dans un fatras de répétitions qui paraissent incohérentes. Tout comme le dit l’expression « on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve », on ne relit pas deux fois de la même manière la Jalousie. Ce roman de la quête est finalement un jeu dans lequel le lecteur finit par se laisser piéger volontiers, comme s’il était entré dans un grand labyrinthe.

    28« Toute la brousse en est illuminée, dans le crépitement de l'incendie qui se propage. »

    (p. 131). 29 A. Robbe-Grillet, Vidéo INA 19 juin 1957.

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    Les noms de la terre dans la Théogonie d’Hésiode

    Jade COZ et Fayrouz KERAS

    La Théogonie d’Hésiode (VIIIe ou VIIe s. av. J.-C.) est un poème mythologique en 1022 hexamètres30. Il s’agit d’un des textes fondateurs de la culture grecque, où l’auteur raconte la naissance des dieux et tente de faire un classement rationnel d’une multitude de divinités en retraçant leur arbre généalogique. Le texte est structuré de façon à reconstituer la construction progressive du monde, autrement dit du Cosmos, à travers notamment la succession des générations divines, leurs guerres et leurs unions ; mais c'est surtout la structure du texte elle-même qui montre ce passage du désordre et de la violence vers l'ordre établi par Zeus, où règnent justice et paix.

    Le poème débute avec un prélude (vers 1-115), continue avec une « cosmogonie » (vers 116-153), puis retrace de nombreux épisodes, dont la passation de pouvoir d’Ouranos à Cronos, puis de Cronos à Zeus. Ouranos est le fils et l'époux de la mère de Cronos et de la grand-mère de Zeus, Gaia, qui, lors des moments de passations de pouvoirs, a toujours joué un rôle. « Gaia est la Terre, conçue comme l'élément primordial d'où sortirent les races divines »31 : elle est la première image féminine qui apparaît, occupant une place centrale dans l’œuvre. Elle naquit juste après Chaos et, seule dans un premier

    30 Pour cette étude, nous avons utilisé le texte établi et traduit par Paul Mazon, aux éditions des Belles Lettres. 31 Pierre Grimal, Dictionnaire de la Mythologie Grecque et Romaine.

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    temps, engendra Ouranos, les « hautes Montagnes » et Pontos. Puis, des embrassements d'Ouranos elle engendra (en grande partie) « toute la race sacrée des Immortels toujours vivants » (v. 21). Ainsi, dans un premier temps, Gaia est figurée comme la mère des Dieux, racine d'une généalogie riche mais complexe, comme l'origine qui fait avancer les choses et qui est partout.

    Mais, dans le poème, ce que que symbolise Gaia n'est pas toujours associé au nom de Gaia. Ou plutôt, tout en étant partout, Gaia n’apparaît pas toujours dans le texte sous la même forme. En effet, la terre n’est pas seulement désignée par Γαῖα ou Γῆ32, mais aussi par γαῖα ou γῆ (sans majuscule dans l’édition de Mazon) ou par le terme χθών. À chaque fois, la forme utilisée marque une nuance, et non des moindres, car même si tous ces mots renvoient à une seule et même notion, s’il y a plusieurs mots, c'est bien parce que les nuances ont un sens. Ces nuances peuvent être soulignées par le contexte : les mots qui désignent la terre peuvent en effet être accompagnés d'épithètes, d'adjectifs, de prépositions ou de verbes d'action, qui orientent le sens. Ainsi, lorsque nous avons fait le relevé des termes se rapportant à la terre (c'est-à-dire aussi bien les termes Γαῖα/Γῆ, γαῖα/γῆ, χθών, que les épithètes, les adjectifs, les prépositions ou les verbes d'action qui les précèdent ou les suivent), au cours de notre étude du texte d'Hésiode, il nous a semblé qu'au fur et à mesure que le récit progressait, la terre changeait de position et de rôle. De fait, au début, la terre est clairement perçue comme la divinité mère personnifiée et comme celle qui crée en quelque sorte le destin de la lignée divine -cela ne fait aucun doute-, mais au fur et à mesure que l'on avance dans le texte, on note une sorte de « dépersonnification » progressive de la terre, qui passe du statut de divinité mère à celui de sol, de plancher, d'assise sûre pour tout être vivant, le fondement d’un espace habitable. Au fil de la progression du texte, ce ne sont pas les mêmes mots qui sont utilisés pour désigner la terre, ou plutôt ce ne sont pas les mêmes combinaisons de mots. Par conséquent, nous nous sommes interrogées dans un premier temps sur les raisons de ce glissement, puis nous nous sommes surtout demandées comment ce changement de position de Gaia s'était-il effectué et, à la suite de notre relevé, nous émettrons l’hypothèse que si le poème effectue le passage de l’origine du monde au plancher du monde, c’est grâce à ces termes qui désignent la terre et dont l’emploi ou les agencements sont différents. Nous verrons que ces relevés nous indiquent plusieurs choses, en particulier la polysémie du mot γαῖα/γῆ et la différence fondamentale qu'il existe entre γαῖα/γῆ et χθών : χθών semble n'avoir que le sens de terre comme lieu, alors que les sens de γαῖα/γῆ semblent être plus nombreux et plus larges. Ainsi, nous nous efforcerons de voir à quels endroits du texte la terre est une divinité primordiale et à quels endroits du texte, elle est un lieu.

    32 Ici, nous ne ferons pas la distinction entre ces deux formes, qui renvoient presque à la même idée, et dont le choix dépend principalement de raisons métriques. Cf. Le Grand Bailly : s.v. γαῖα, ας (ἡ) « ion. et poét. c. γῆ ».

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    *

    * * Relevés :

    (nous avons parcouru tout le texte grec pour faire ces relevés : des erreurs peuvent subsister) Tableau A.1 : nombre d’occurrences de γῆ, ῆς (ἡ)/γαῖα, ας (ἡ)

    Nominatif Accusatif Génitif Datif

    Avec majuscule : 25 10 2 11 2

    Avec minuscule : 36 9 9 17 1

    Total : 61 19 11 28 3

    Tableau A.2 : Numéros des vers où l’on trouve des emplois de γῆ /γαῖα

    Majuscule Minuscule

    Nominatif v.45 ; v.117 ; v. 126 ; v.159 ; v.173 ; v.184 // v.479 ; v.505 // v.702 ; v.821 (p. 6, 14, 18, 20, 52, 54, 74, 86 )

    v.69 ; v.108 // v.679 ; v.693 // v.839 ; v.843 ; v.858 ; v.861 ; v.807 ( p. 8, 12, 72, 74, 86, 88, 90 )

    Accusatif

    v.20 ; v.470 ( p. 4, 50 )

    v.186 // v.336 ; v. 365 // v.723 ; v.753 ; v.762 ; v.790 ; v.878 ; v.972 (p. 20, 38, 40, 76, 80, 82, 90, 102 )

    Génitif v.106 ; v.147 ; v.154 ; v.158 // v.421 ; v.463 ; v.494 // v.626 ; v.644 // v.884 ; v.891 (p. 12, 18, 46, 50, 54, 68, 70, 92 )

    v. 300 ; v.334 ; v.413 ; v.483 ; v.518 ; v.571 ; v.622 ; v.720 ( x2 ) ; v.721 ; v.723b ; v.725 ; v.728 ; v. 731; v.736 ; v.807 ; v.841 (p. 34, 36, 46, 52, 56, 62, 68, 76, 78, 84, 86 )

    Datif

    v.176 ; v.238 (p. 20, 28) v.427 (. 46)

    Tableau B.1 : nombre d’occurrences de χθών, χθονός ( ἡ )

    Tableau B.2: Numéros des vers où l’on trouve des emplois de χθών

    Nominatif Accusatif Génitif Datif

    Total : 17 3 4 5 5

    À ces occurrences, s’ajoutent 2 occurrence du mots χθόνιος, α ou ος, oν (v.697 et v.766 )

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    Chez Hésiode, la terre semble donc représenter non seulement la divinité mère, mais aussi l’élément qui sert de sol pour les êtres vivants. Alors, naturellement, l’une des premières tâches consiste à repérer où la terre est une divinité primordiale et où elle est élément ou un lieu. Il s’agit de chercher à délimiter assez précisément, pour nuancer une opposition schématique entre la terre comme divinité (au début) et la terre comme lieu (à la fin).

    On rencontre la divinité primordiale dès le prélude (vers 20) mais, à ce moment-là, la terre en tant que lieu est également présente. Comment cela se fait-il ? Et bien tout simplement parce que même si on est au début du poème, le poème commence en quelque sorte par la fin (par la fin nous entendons ce qui est le résultat de tout ce qui sera dit dans le poème). Car bien avant de voir la première occurrence du mot Γαῖα (au vers 20, à l'accusatif), nous trouvons les mots γαιήοχον et ἐννοσίγαιον (vers 15, à l'accusatif singulier), mots étant composés en partie du mot γαῖα, désignant le dieu Poséidon et signifiant respectivement « maître de la terre » et « ébranleur du sol », mais avant de passer à l'analyse de ce passage il est nécessaire d'expliquer que le prélude du poème est dédié aux muses et qu’il retrace dans les grandes lignes, du vers 1 au vers 21, un arbre généalogique à l'envers, en partant des Muses et remontant le passé jusqu'aux dieux primordiaux. Donc, clairement, ce prélude, nous « spoile33 » la fin (ce qui en soit n'est pas très sympathique). Si Poséidon, qui vient après Gaia dans l'ordre des choses, est désigné par les épithètes γαιήοχον et ἐννοσίγαιον, qui situent clairement la terre comme un élément et un lieu, avant de citer Gaia en tant que divinité primordiale, c'est bien parce que cet ordre veut nous montrer le changement de position de la terre en disant ce qu’elle est « maintenant » pour les lecteurs (les anciens Grecs) par opposition à ce qu'elle fut dans le passé. Après ce retour dans le passé, le poème continue dans un ordre plus fidèle à la chronologie, ou tout à fait dans un ordre chronologique (qui est la ligne narrative principale), tant que le schéma thématique que construit Hésiode le permet34. De plus, il est important de

    33 (Note des éditeurs) « spoiler » : dévoiler de façon anticipée le dénouement d’un récit de façon à priver le lecteur de tout suspens. 34 Schéma : 1) Dieux primordiaux ; 2) Leur descendance : la généalogie des Titans – décliné en trois volets : vers 337-452 : celles des Titans « peu importants », 453-506 : celle de Cronos et Rhéa, vers 507-616 : celle de Japet, l'histoire de Prométhée ; 3) Titanomachie entre les Titans et leur descendance : royauté de Zeus ; 4) Description du Tartare : on suit les Titans et les Cents-Bras dans leurs descente, ce qui permet au poète de faire la description des lieux ; 5) Suite de la Titanomachie, la dernière bataille : Typhon -qui naît du Tartare- ; 6) Issue de la Titanomachie :

    Nominatif v.458 ; v.695 ; v.847 (pages 50, 74, 88)

    Accusatif v. 95 ; v.284 ; v.304 ; v.531 (pages 10, 32, 34 ; 56)

    Génitif v.498 ; v.620 ; v.669 ; v.717 ; v.787 (pages 54, 68, 72 ; 76 ; 82)

    Datif v.455 ; v.556 ; v.564 ; v.621 ; v.866 (page 50, 60, 62, 68, 90)

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    noter que cette première occurrence est à l’accusatif, ce qui va dans le sens de ce que nous avons dit précédemment. L’accusatif est l’équivalent de notre complément d'objet direct mais ce n’est pas seulement ça. En grec, l’accusatif peut, en outre, « marquer l’extension dans l’espace ou dans le temps »35. Ici, même si l’accusatif ne marque aucunement la direction, l’espace ou le temps, on ne peut s’empêcher de croire que l’emploi de l’accusatif n'est pas totalement anodin : il se pourrait qu'Hésiode dévoile le changement de position de Gaia au début du poème, dès la première occurrence. En fait, Gaia est la première figure féminine et maternelle qui commence à organiser l’espace.

    Premièrement, comme nous l’avons dit précédemment, on retrouve Gaia pour la première fois au vers 20 du texte et à l'accusatif. Gaia, par la suite, est présente lors du passage qui suit directement le prélude, lorsque Hésiode fait le catalogue des premiers dieux (en commençant donc par Gaia, Ouranos et les Titans), passage qui finit avant le moment où l'auteur raconte la descendance de Νὺξ « la nuit ». En effet, entre les vers 116 et 210, on rencontre le mot terre sous la forme Γαῖα / Γῆ à neuf reprises (dont 5 au nominatif et 4 au génitif) et seize verbes (plus un participe présent) dont elle est sujet, dont quatorze sont des verbes d'action, et dont six sont des verbes de naissance (γείνομαι/τίκτω). On notera par ailleurs qu’elle est opposée, au vers 131, à la « mer inféconde » (ἀτρύγετον πέλαγος) qu’elle enfante ( opposition entre les termes ἀτρύγετον et τέκεν ), puis qu’elle est accompagné à deux reprises aux vers 159 et 173 de l’épithète πελώρη, « énorme », et εὐρύστερνος, « aux larges flancs », et que les huit verbes d'action n’indiquant pas la naissance indiquent clairement une personnification de la terre, puisqu’elle gémit et étouffe à cause d'Ouranos, imagine, crée, fabrique pour piéger le ciel, parle à ses enfants pour obtenir de l’aide, est même capable de ressentir de la joie lorsque Cronos accepte de l’aider. Elle le place pour qu’il porte le coup qui scellera son destin (nous verrons un peu plus tard dans l'étude ce que Gaia et le destin ont à voir ensemble). De plus, elle est désignée à deux reprises par le terme « mère » aux vers 169 (μητέρα) et 170 (Μῆτερ). Ce moment du poème est l’un des plus importants puisque c’est là qu’un monde, autant géographique que poétique, commence à être réellement mis en place, et c’est le moment où Gaia est des plus importantes, car c’est elle qui, en grande partie, donne naissance à un espace plutôt géographique : c’est une « assise sûre » pour tout être vivant (donc, il y a déjà petite ambiguïté entre la divinité et le lieu), qui donne naissance à un ciel au-dessus d’elle et qui enferme en elle le Tartare, qui donne naissance aux hautes Montagnes et aux eaux. D’ailleurs, c’est elle qui « met au monde », mais, en fait, on peut dire qu’elle fait le monde. Donc, on voit clairement qu’ici, elle est personnifiée et qu’en plus elle est la créatrice de la terre qui abritera les mortels (presque comme si elle se créait elle-même).

    Zeus roi des dieux. 35 Grammaire grecque de E. Ragon, entièrement refondue sous la direction de A. Dain.

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    Ensuite vient le passage de la naissance de Zeus, où Gaia en tant que divinité est très présente. À ce moment-là, il y a cinq occurrences de la terre personnifiée. La première, au vers 463, est au génitif singulier. Ce n’est pas un hasard : Gaia est l’origine de la connaissance qu’a Cronos de son destin (le génitif est le cas de l’origine). Elle est indirectement la cause de l’acte abominable que fera Cronos. En effet, tout comme elle a été responsable de la passation de pouvoir d'Ouranos à Cronos, elle est de la même façon ici déjà responsable, même avant que Zeus naisse. La seconde occurrence d’un terme qui désigne la terre divinisée dans ce passage est au vers 470, précédé du verbe λιτανεύω, « supplier », à la troisième personne du singulier de l’imparfait (indicatif actif), dont le sujet est Rhéia. On pourrait comprendre ici que Gaia a la possibilité d’interférer dans le cours de l'Histoire, c’est-à-dire qu’elle serait dotée d'un pouvoir d’action dont sa fille, Rhéia, ne se doute pas, puisqu’elle la prie pour obtenir de l’aide de sa part et de celle d'Ouranos. La troisième occurrence du mot Gaia se situant au vers 479 est non seulement accompagnée de son épithète πελώρη mais aussi du verbe δέχομαι, « recevoir », à la troisième personne du singulier de l’aoriste au moyen. En effet, c’est Gaia qui a reçu l’enfant pour « le nourrir et le soigner » (τραφέμεν ἀτιταλλέμεναι). On voit qu’avant et durant sa naissance, Gaia joue un rôle principal puisqu’elle va s’occuper de Zeus lorsqu’il est enfant et tâcher de le rendre fort en son sein. De plus, on voit que Gaia possède un corps par la présence de « ses mains » (χερσί). Elle a des mains et, cela ne fait aucun doute, elle est bel et bien personnifiée et devient une figure anthropomorphe. Vient ensuite la quatrième occurrence, au génitif, au vers 494. Cette occurrence est suivie du nom ἐννεσίῃσι au datif féminin pluriel signifiants « conseils » : Γαίης ἐννεσίῃσι, « sur les conseils de Gaia ». Non seulement Gaia prédit le destin mais elle le tisse. Ensuite, la cinquième occurrence, au vers 505, est à l’accusatif singulier et s’accompagne encore une fois de l’épithète πελώρη. Cette fois-ci, la terre est le sujet du verbe κεύθω à la troisième personne du singulier du plus-que-pafait (indicatif actif). D’après Bailly, ce verbe signifie « renfermer dans son sein, en parl. de la terre », ce qui à notre sens est très intéressant puisque le sein définit ce qu’est la nature première de Gaia : celle d’être une mère nourricière. Le plus-que-parfait, ici est de même significatif : elle avait antérieurement (puisque le plus-que-parfait est un temps de l’antériorité) préparé la cachette de ces armes destinées à Zeus en elle. Dans ce passage, elle est réellement l’oracle des dieux qui fait avancer les choses en permettant la naissance de Zeus. Ce passage est l’un des plus moments importants de la Théogonie, et le personnage de Gaia est l’un des personnages clé et moteur de cette scène.

    Vient enfin le dernier des passages où Gaia tient une véritable place, celui de la Titanomachie (auquel s’ajoute la confrontation entre Zeus et Typhon), du vers 617 au vers 885. Entre ces deux vers, on note la présence de six occurrences du mot Γαῖα. Premièrement au vers 626 au génitif singulier, elle est encore une fois présente dans son rôle de conseillère. Ainsi, elle est ici complément du nom φραδμοσύνῃσιν, datif féminin pluriel de φραδμοσύνη, la

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    « prudence » ou encore la « sagesse », et est traduit par Paul Mazon par les « conseils ». De plus, la Terre est sujet de κατέλεξε, troisième personne du singulier de l’aoriste (indicatif actif) de καταλέγω, « exposer en détails ». Suite à ce verbe, Gaia donne à Zeus une prédiction exacte : la gloire éternelle est à Zeus s’il s’arme des Hécatonchires. Elle lui offre ainsi toutes les armes pour vaincre les Titans. Par la suite, elle est nommée au vers 884, au génitif, alors que Zeus s’adresse aux Hécatonchires afin de les regrouper sous l’appellation « radieux enfants de Gaia », mettant ainsi encore et toujours Gaia au rang de divinité tout en unissant toutes les créatures par une origine commune.

    Pourtant, au vers 702, vient le moment où la terre n’est peut-être plus tout à fait une divinité. Ce qui nous a frappées, c’est que là où le texte grec édité donne Γαῖα avec un gamma majuscule, Paul Mazon traduit par « la terre ». Nous nous sommes interrogées sur la raison de ce choix de traduction à ce moment-là. En fait, à ce moment-là, Hésiode fait une comparaison entre les bruits que produisent les combats sur la terre (donc en tant que surface) et le bruit que produit la rencontre d’Ouranos et de Gaia. On pourrait presque y voir le choc de deux entités primordiales, tout comme il y a un choc entre la terre et les batailles.

    Est ensuite raconté l’épisode de Typhon, le dernier fils que Gaia met au monde. Au vers 821, Gaia, au nominatif, toujours accompagné de son éternelle épithète πελώρη, est sujet du verbe τέκε, troisième personne du singulier aoriste indicatif actif de τίκτω. Elle enfante donc Typhon, fécondée par Tartare, comme pour lancer un dernier défi au pouvoir de Zeus en montrant ce qu’elle partage avec le Tartare et ses ténèbres. D’une certaine manière, elle montre alors une autre facette de sa puissance, peut-être plus dangereuse puisqu’elle magnifie cette créature (Typhon), plus dangereuse que n’importe lequel des ennemis de Zeus. Tout à la fois, Hésiode, par cette naissance, magnifie Zeus en fin de compte, qui bat Typhon et fait gémir la Terre par la mort du monstre (v. 858). Ici, même si la terre ne comporte pas de majuscule dans notre édition, il est clair qu’elle est personnifiée. Ainsi, Hésiode passe par la figure de Gaia et celle du Tartare afin de glorifier Zeus. Finalement, au vers 884, Gaia, reprend son rôle de conseillère pour mettre Zeus sur le trône des immortels et ainsi finir de le glorifier.

    La terre au sens locatif du terme, est présente sous différentes formes dans la Théogonie : premièrement sous la forme χθών, χθονός (ἡ) et secondement sous la forme γῆ, ῆς (ἡ)/γαῖα, ας (ἡ)36. Dans l'ensemble du poème théogonique, le mot χθών, χθονός (ἡ) apparaît à dix-sept reprises. C'est moins que le mot γῆ, ῆς (ἡ)/γαῖα, ας (ἡ), mais ce corpus est suffisant pour notre analyse. Nous ne rencontrons la toute première occurrence du mot χθών qu’au vers 95 du poème, à l'accusatif, et non avant, dans le prélude. Le mot est précédé de la préposition ἐπί, « sur ». Dès ce moment-là, la terre prend réellement un sens locatif, du fait de cette préposition, puis aussi grâce au fait

    36 Avec la même orthographe que Gaia divinisée et c’est ce qui permet l’ambiguïté.

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    que sur cette terre, ἄνδρες ἀοιδοι ἔασιν [...] και κιθαρισται : « il y a des aèdes et des citharistes »37. On voit apparaître la terre comme un socle sur lequel vivent les hommes (ce qui pourrait faire l’objet d’une étude approfondie). Il faut noter qu’ici, encore une fois, l'ordre chronologique est quelque peu bouleversé38, et que cette terre dont parle Hésiode est celle qui trouvera forme lorsque tout le processus théogonique sera terminé. On ne retrouve le mot χθών par la suite qu’à partir du vers 284. Cette seconde occurrence est tout particulièrement intéressante : au vers 284, le mot est à l'accusatif singulier, suite au participe aoriste (actif masculin nominatif singulier) προλιπών du verbe προλείπω, dans lequel nous reconnaissons la préposition πρό, qui indique clairement l'idée d’une localisation. La terre a clairement un sens locatif après le verbe προλείπω. Ce verbe veut dire en effet « laisser derrière soi », « quitter » : il indique un mouvement fait depuis un lieu. Ce qui est frappant, c’est que la terre est en outre désignée par l’expression μητέρα μήλων, « mère des brebis » : autant on peut le comprendre comme le lieu d'agriculture pour les hommes, autant le mot mère nous fait penser à la divinité primordiale qu’est Gaia : la terre est source de vie pour les hommes. Nous nous rendons compte de quelque chose de similaire juste après, au vers 300 (au génitif singulier pour évoquer la descendance de Pontos) et au vers 483 (au génitif singulier pour évoquer la naissance de Zeus). Le mot γαῖα n’est cette fois-ci plus personnifié du fait qu’Hésiode en a fait un lieu en utilisant la préposition ὑπὸ accompagné du terme κεύθεσι (« profondeurs »), mais il lui rend sa part de divin en employant l'adjectif ζαθέης signifiant « divine ». On pourrait faire la même remarque à propos du vers 693, où l’on trouve l’adjectif φερέσβιος (on peut traduire par « source de vie ») ou à propos du vers 531, avec l'emploi de l’adjectif πουλυβότειραν, « qui nourrit beaucoup d'êtres ». Les autres occurrences du mot χθών sont presque toutes similaires, avec les prépositions ὑπὸ, εἰν᾽, κατά, ἐπὶ39 qui, comme nous l’avons dit précédemment, désignent sans ambiguïté la terre comme un lieu, une limite.

    Notre enquête n’est pas close et, à partir de ces premiers résultats, nous

    pourrions étendre la recherche. Nous nous bornerons à remarquer, pour finir, la remarquable concentration des occurrences du mot χθών lors de la Titanomachie (v. 617-885) : huit occurrences dans ce passage relativement court. Ce relevé montre combien la lutte est un moment cruciale, le moment d’une crise par laquelle se dessine un premier ordre : le moment où se figure un espace habitable, un plancher du monde. Dès lors, il y a un dessus et un dessous. L’univers s’ordonne.

    De Γαῖα à χθών, on peut dire que la terre est à l’origine du sens.

    37 C’est nous qui traduisons. 38 Voir ce que nous avions dit précédemment sur le prélude du poème. 39 Vers 304, 455, 498, 531, 556, 564, 620, 621, 669, 717, 787 et 866.

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    Les mots composés avec dis- et cum- dans les Métamorphoses d’Ovide

    (livres I et II) Djelila BEAULIEU et Esther CASCALDO

    La traduction utilisée est celle d’Olivier de Sers (Les Belles Lettres).

    Considérée comme une des plus riches périodes, tant par sa culture, que

    par sa diversité artistique et philosophique, l'Antiquité a produit un grand nombre d’œuvres littéraires. Certains auteurs se sont essayé à la rédaction de cosmogonies c'est-à-dire de récits chantant les mythes de la fondation du monde et de la naissance des hommes. C'est le cas du poète latin vivant sous l'Empire Romain du Ier s. après J.-C., Ovide (Publius Ovidius Naso). Ovide va donc entreprendre la rédaction d'un poème épique, Les Métamorphoses. S'inspirant des poètes hellénistiques et des légendes grecques, il confectionne à travers ses quinze livres un récit de l'histoire du monde gréco-romain jusqu'à son époque, celle de l'empereur Auguste. À travers une succession de milliers d’hexa