la première guerre mondiale, la révolution d'octobre et lessocialistes belges

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Revue n° 30, date de publication: 1996-04-01 Copyright © EPO, Etudes marxistes et auteurs La reprise, la publication et la traduction sont autorisées pour des buts strictements non lucratifs La Première Guerre mondiale, la révolution d'Octobre et les socialistes belges Ludo MARTENS * Ce texte reprend une conférence donnée sous le même titre à Anvers, le 20 février 1993. La genèse et le déroulement de la Première Guerre mondiale sont importants pour aider à cerner les mutations qui se produisent aujourd'hui dans le monde, et comprendre sur quoi elles peuvent déboucher. Les changements qui se sont produits dans le monde depuis l'effondrement du socialisme en Union soviétique et en Europe de l'Est ont engendré une situation mondiale qui, dans les grandes lignes, ressemble à celle qui existait entre 1900 et 1914. 1. Le caractère et la nature de la Première Guerre mondiale L'importance de la Première Guerre mondiale dans la situation d'aujourd'hui La rivalité entre les puissances impérialistes de 1800 à 1900 Comment cette rivalité a engendré la Première Guerre mondiale La stratégie de l'Allemagne et la double tactique L'Allemagne réalise son expansion au cours de la guerre mondiale La stratégie anglaise dans le monde et en Europe La France a de grandes ambitions Et la Belgique? L'opportunisme des Etats-Unis 2. La position des bolcheviks et de la social-démocratie belge vis- à-vis de la guerre Les bolcheviks Le Parti Ouvrier Belge (POB) 3. Le nationalisme flamand au cours de la Première Guerre mondiale La position révolutionnaire Les nationalistes flamands pendant la Première Guerre mondiale Comment garantir l'indépendance de la Belgique Notes

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Ce texte reprend une conférence donnée sous le même titre à Anvers, le 20 février 1993. La genèse et le déroulement de la Première Guerre mondiale sont importants pour aider à cerner les mutations qui se produisent aujourd'hui dans le monde, et comprendre sur quoi elles peuvent déboucher. Les changements qui se sont produits dans le monde depuis l'effondrement du socialisme en Union soviétique et en Europe de l'Est ont engendré une situation mondiale qui, dans les grandes lignes, ressemble à celle qui existait entre 1900 et 1914.

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Page 1: La Première Guerre mondiale, la révolution d'Octobre et lessocialistes belges

Revue n° 30, date de publication: 1996-04-01 Copyright © EPO, Etudes marxistes et auteurs La reprise, la publication et la traduction sont autorisées pour des buts strictements non lucratifs

La Première Guerre mondiale, la révolution d'Octobre et les socialistes belges Ludo MARTENS *

Ce texte reprend une conférence donnée sous le même titre à Anvers, le 20 février 1993. La genèse et le déroulement de la Première Guerre mondiale sont

importants pour aider à cerner les mutations qui se produisent aujourd'hui dans le monde, et comprendre sur quoi elles peuvent déboucher. Les changements qui se sont produits dans le monde

depuis l'effondrement du socialisme en Union soviétique et en Europe de l'Est ont engendré une situation mondiale qui, dans les grandes lignes, ressemble à celle qui existait entre 1900 et 1914.

1. Le caractère et la nature de la Première Guerre mondiale• L'importance de la Première Guerre mondiale dans la situation

d'aujourd'hui• La rivalité entre les puissances impérialistes de 1800 à 1900 • Comment cette rivalité a engendré la Première Guerre

mondiale• La stratégie de l'Allemagne et la double tactique • L'Allemagne réalise son expansion au cours de la guerre

mondiale• La stratégie anglaise dans le monde et en Europe • La France a de grandes ambitions • Et la Belgique? • L'opportunisme des Etats-Unis •

2. La position des bolcheviks et de la social-démocratie belge vis-à-vis de la guerre

• Les bolcheviks • Le Parti Ouvrier Belge (POB) •

3. Le nationalisme flamand au cours de la Première Guerre mondiale

• La position révolutionnaire • Les nationalistes flamands pendant la Première Guerre

mondiale• Comment garantir l'indépendance de la Belgique

Notes

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1. La nature de la Première Guerre mondiale | L'importance de la Première Guerre mondiale dans la situation d'aujourd'huiLa plupart d'entre nous sont nés après 1945. Nous n'avons donc connu qu'une situation internationale dans laquelle régnait une certaine unité parmi les impérialistes à travers le monde, notamment dans le cadre de l'OTAN. Nous avons grandi dans cet état des choses et il nous est très difficile d'imaginer qu'il pourrait en être autrement à l'avenir. L'unité dans le bloc impérialiste entre l'Allemagne, la France, l'Angleterre, le Japon, les Etats-Unis, était tributaire de l'histoire. A l'examen, on constate qu'en réalité cette unité a été provoquée par le fait que l'impérialisme en tant que système mondial devait faire face à deux grands ennemis qui menaçaient son existence même. En premier lieu, l'impérialisme a été confronté au socialisme en tant que système mondial qui, après la révolution d'Octobre et la révolution chinoise de 1949, était en plein essor. En second lieu, l'impérialisme a été confronté aux mouvements révolutionnaires de libération nationale dans le tiers monde, qui ont souvent choisi la lutte armée pour combattre le colonialisme. Face à ces deux grands mouvements révolutionnaires, l'impérialisme s'est trouvé sur la défensive, il a dû resserrer ses rangs dans les années 40, 50 et 60. Et c'est surtout dans la lutte contre ces deux ennemis redoutables que s'est forgée l'unité entre les impérialistes. Maintenant, après 35 ans de révisionnisme en Union soviétique, le socialisme s'est effondré dans le monde entier sauf, en gros, en Chine, en République Populaire Démocratique de Corée, à Cuba et au Vietnam. En ce moment, la situation de milliards d'habitants du tiers monde est non seulement beaucoup plus grave qu'il y a vingt, trente ou quarante ans, mais la force révolutionnaire du tiers monde est beaucoup plus mauvaise actuellement qu'elle ne l'était dans les années 50-60. La raison principale de cet affaiblissement, c'est la disparition d'une orientation idéologique et politique correcte, qui a toujours été impulsée à l'échelle mondiale par les pays socialistes et principalement par l'Union soviétique et la Chine. Les perspectives d'avenir que ces pays offraient à tous les opprimés d'Amérique du Sud, d'Afrique et d'Asie sont pour l'instant provisoirement compromises. Presque parallèlement au déclin de l'Union soviétique à partir de 1956, on peut constater que l'énergie tout entière du mouvement de libération nationale dans le tiers monde s'est aussi affaiblie et épuisée. Maintenant que ces deux grands ennemis de l'impérialisme ont été vaincus, en grande partie, le nouvel ordre mondial proclamé ensuite par Bush (sr) ressemble à l'ordre mondial de 1900-1914. A l'époque, il n'y avait pas non plus de pays socialistes en Europe, le tiers monde n'existait pas en tant que force autonome et, durant cette période, le facteur dominant en politique mondiale était la rivalité et la lutte entre les grands impérialistes. Ces trois caractéristiques se retrouvent aujourd'hui. Une grande différence toutefois. La Chine, le plus grand pays du monde, a conquis son indépendance politique et économique, elle connaît une

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croissance économique spectaculaire, elle maintient sa position anti-impérialiste et, dans une certaine mesure, ses principes socialistes. L'impérialisme mondial mène une grande offensive pour ramener à nouveau la Chine à l'état de néocolonie. Investissements économiques, propagande idéologique, pression politique et économique, chantage militaire et soutien à l'aile révisionniste du Parti: tous ces moyens visent le même but. Les campagnes pseudo-humanitaires d'Amnesty International ont pour seul objectif de préparer l'opinion publique à une contre-révolution en Chine, qui fera de ce pays gigantesque une proie pour l'impérialisme japonais, américain et allemand, une contre-révolution qui conduira sans aucun doute à de grandes guerres civiles destructrices dans ce pays de 1,2 milliard d'habitants. Lorsqu'on examine le 19ème siècle et le début du 20ème, on constate qu'il y avait une seule grande superpuissance, comme maintenant. C'était l'Angleterre qui, à elle seule, contrôlait presque totalement le monde. Il existait alors une rivalité, principalement entre l'Angleterre, la France et la Russie. Aujourd'hui, on assiste à une rivalité à l'échelon mondial entre les Etats-Unis, le Japon et l'Allemagne. Mais en Europe aussi, la rivalité entre les impérialistes européens occupe de plus en plus l'avant-scène, après la chute du socialisme. La rivalité entre l'Allemagne, la France et l'Angleterre menace de faire éclater toute l'unité européenne. Il existe encore un point d'incertitude: dans le monde d'aujourd'hui, on ne peut pas encore savoir dans quel camp verseront les nouveaux pays capitalistes et fascistes, la Russie, l'Ukraine, la Géorgie, l'Azerbaïdjan, tous les pays du Caucase, l'Europe de l'Est, la Yougoslavie. On ignore qui les contrôlera, à qui ils se rallieront. A qui se ralliera la Russie? Comment la situation va-t-elle évoluer dans les pays d'Europe de l'Est? Il y a, d'une part, la rivalité entre impérialistes dans le monde entier et, d'autre part, la grande instabilité actuelle de l'Europe. Avec comme résultante que des alliances peuvent maintenant se nouer puis se défaire une fois de plus, que le monde est entré dans une situation très instable, comme de 1900 à 1914. C'est une première raison pour laquelle il n'est pas inutile d'étudier attentivement la Première Guerre mondiale si l'on veut comprendre les évolutions et changements qui s'opèrent de nos jours.

La rivalité entre les puissances impérialistes de 1800 à 1900

La Première Guerre mondiale s'est déroulée entre, d'une part, l'Angleterre, la France et la Russie (et la Belgique) et, de l'autre, l'Allemagne, l'Autriche et la Turquie. Il peut sembler évident que l'Angleterre, la France et la Russie aient combattu ensemble contre l'impérialisme allemand. Mais si l'on considère l'histoire du siècle passé, on constate que cette alliance ne va pas de soi. En 1800, l'Angleterre est la seule puissance mondiale. Elle contrôle pratiquement toute l'Amérique du Nord, le Canada, ainsi que l'Amérique du Sud. Elle contrôle les principales régions d'Afrique déjà "découvertes" à l'époque: l'Égypte, l'Afrique du Sud. Elle contrôle également l'Inde. Si l'on

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regarde la carte du monde de l'époque, on constate que, de toutes les dominations coloniales, 80 % sont anglaises. De 1800 à 1814, la guerre fait rage entre l'Angleterre et la France. La France révolutionnaire qui succède à la Révolution Française a contre elle la superpuissance de ce temps, l'Angleterre, qui s'allie à la Russie. La Russie médiévale des tsars et le pays capitaliste-impérialiste le plus moderne, l'Angleterre, vont vaincre ensemble la Révolution Française en 1815, lors de la bataille de Waterloo. Mais même après Waterloo, la France reste durant tout le siècle le principal rival de l'Angleterre dans le monde. La France revient à l'avant-scène et exige des morceaux de l'Afrique et de l'Asie. Durant toute la période de 1820 à 1900, de graves conflits opposent les Anglais et les Français: en Asie pour l'Indochine et en Afrique pour Madagascar et le Soudan; pour l'Afrique occidentale, du Sénégal au Nigeria. En 1898, une guerre entre la France et l'Angleterre pour le contrôle du Soudan est évitée de justesse. Pendant tout le siècle passé, une rivalité aiguë oppose aussi l'Angleterre à la Russie. La Russie tsariste est une puissance en expansion. Son principal objectif est Constantinople. Mais les Anglais savent que Constantinople est la clé de tout le Moyen Orient, de la mer Méditerranée, et ils arrêtent les Russes. La Russie et l'Angleterre se trouvent également face à face en Perse, plaque tournante de l'expansion du tsar en Asie centrale. En Afghanistan également, elles frôlent la guerre. Et enfin, il y a la Chine. Les Anglais sont la force la plus importante en Chine, mais les Russes tentent à partir du nord - ils ont une très longue frontière commune - de s'emparer de parties de la Chine. Au cours du siècle dernier, à l'échelon mondial, la plus grosse rivalité oppose donc l'Angleterre et la France, l'Angleterre et la Russie. Et pourtant, ces trois pays vont se battre dans le même camp au cours de la Première Guerre mondiale. Une alliance qui n'allait vraiment pas de soi au début de ce siècle.

Comment cette rivalité a engendré la Première Guerre mondiale A la fin du siècle dernier et au début de ce siècle, un important déplacement des rapports de forces économiques se produit.

Tableau 1. Potentiel industriel

1900 1913

Grande-Bretagne 100 127 +27%

Etats-Ubis 127 298

Allemagne 71 138 +100%

France 37 57

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Durant les treize premières années de ce siècle, l'Angleterre progresse peu: sa production augmente de 27%, tandis que l'Allemagne double la sienne. L'Angleterre est la puissance dominante dans le monde entier, mais son rythme de développement s'est fortement ralenti. A l'opposé, l'Allemagne ne s'est unifiée comme nation qu'en 1870 et, à partir de 1880-1890, l'industrie allemande progresse en flèche. Ce n'est pas seulement la production de l'Allemagne qui double au début de ce siècle mais aussi et surtout ses exportations. A la fin du siècle dernier, ce commerce extérieur concerne surtout les autres pays d'Europe mais, à partir de 1900, l'Allemagne pénètre également dans les marchés mondiaux. Un peu avant la Première Guerre mondiale, 36% du commerce extérieur de l'Allemagne est orienté vers des territoires hors de l'Europe. Par conséquent, l'Allemagne devient un concurrent redoutable de l'Angleterre sur tous les marchés mondiaux. On constate aussi que la France, qui a également des ambitions mondiales et qui a essayé de faire jeu égal avec l'Angleterre en Asie et en Afrique, fait figure de parent pauvre. En 1900, sa production équivaut à 37% de celle de l'Angleterre.Enfin, on constate que les Etats-Unis connaissent eux aussi une énorme expansion industrielle. Alors que leur production totale était loin derrière l'Angleterre en 1880, elle représente, à peine quarante ans plus tard, un potentiel industriel deux fois et demi supérieur à celui de l'Angleterre.Au début de la guerre mondiale, les Etats-Unis, représentant 32% de la production industrielle mondiale, sont le numéro un absolu mais l'Allemagne elle aussi a déjà dépassé l'Angleterre.

Tableau 2. Répartition (%) de la production industrielle mondiale en 1913

Etats-Unis 32

Allemagne 14,8

Grande-Bretagne 13.6

Russie 8,2

France 6,2

A ce moment, l'industrie allemande est la plus dynamique sur la scène mondiale. Elle a la croissance la plus rapide, elle connaît l'expansion la plus spectaculaire. L'une des causes de ce phénomène est que l'industrie allemande forme des cartels nationaux et que, pour ce faire, elle est aidée par l'Etat. Ces subsides de l'Etat à cette nouvelle industrie dynamique sont bien plus importants en Allemagne que dans les pays capitalistes classiques libéraux comme l'Angleterre. L'industrie allemande mène

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également une politique de dumping pour conquérir les marchés étrangers, ce qui accroît énormément sa force de frappe. Les industries allemandes sont les premières à suivre une politique d'investissements de capitaux dans d'autres pays capitalistes, ce qui leur permet de contrôler de l'intérieur des secteurs industriels d'autres pays. De ce fait, elles sont également les premières à avoir développé des multinationales, notamment dans les secteurs de la chimie et de l'électricité: Bayer, AEG. A cause de l'intensification de la concurrence allemande, de la pénétration commerciale allemande en Inde, en Égypte, en Afrique du Sud, en Amérique, l'Empire anglais est attaquée de l'intérieur au cours de la période 1910-1913. Il est miné de l'intérieur par un capitalisme allemand beaucoup plus dynamique, qui pénètre ses colonies et y crée des industries. Un ministre anglais dit: «Le plus grand danger, c'est que l'Allemagne risque de contrôler les matières premières de notre Empire.» Et il ajoute: «Les Allemands ont déjà en main des branches entières de l'industrie anglaise, notamment sur le plan de l'exploitation minière et de la chimie, dans l'Empire même, mais aussi en Grande-Bretagne!» Telle est donc la raison principale pour laquelle les Anglais vont se lancer dans la Première Guerre mondiale. Les Français eux aussi considèrent la progression allemande avec beaucoup de méfiance. Clémenceau, le grand homme de l'impérialisme français à la fin de la Première Guerre mondiale, dit à ce sujet: «Grâce à un travail méthodique et à une savante organisation de leur potentiel humain, ces gens (les Allemands) étaient en train de conquérir le monde. Ils avaient refoulé le commerce et l'industrie anglais. La France était submergée de germanisme. En Russie, ils tenaient des avenues au pouvoir, jetant partout les racines d'une puissance économique indéfinie. Encore un demi-siècle de paix, et le monde était à eux.» Cela indique assez bien pourquoi les Français et les Anglais ont mené la Première Guerre mondiale: si la paix avait régné un demi-siècle de plus, le monde aurait été allemand. Ils se trouvaient en présence d'une jeune puissance impérialiste beaucoup plus dynamique, beaucoup plus compétitive et, si cette évolution s'était encore poursuivie pendant dix ou quinze ans, l'Allemagne serait devenue le numéro un dans le monde, la France serait devenue insignifiante et l'Angleterre aurait été délogée de son trône. Une dernière considération à propos du tableau précédent. On a vu que les Etats-Unis étaient deux fois et demi plus forts que l'Angleterre sur le plan de la production. Les chiffres peuvent induire quelque peu en erreur: l'industrie des Etats-Unis était surtout fort développée sur le plan intérieur mais dans le commerce mondial, les Etats-Unis n'étaient pas encore forts, loin s'en faut. Leur commerce extérieur était encore beaucoup plus faible que celui de l'Angleterre et de l'Allemagne. La stratégie de l'Allemagne et la double tactique |HautPour comprendre la Première Guerre mondiale, il est d'une grande importance de comprendre la position de l'Allemagne. Tous les capitalistes allemands étaient globalement d'accord sur quatre grandes orientations pour asseoir la domination mondiale de l'Allemagne.

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Un: le grand axe de la politique intérieure allemande était une alliance la plus serrée possible avec l'Autriche-Hongrie. Avant la Première Guerre mondiale, sous l'Empire des Habsbourg, l'Autriche était l'une des grandes puissances mondiales. Elle contrôlait la Hongrie ainsi qu'une grande partie des Balkans. L'Empire austro-hongrois était peuplé en partie par des Allemands et des germanophones, puis par des Tchèques, des Slovaques, des Hongrois, des Croates, des Slovènes, etc. Seconde orientation: l'annexion de la Belgique et du Nord de la France, ce qui constitue une expansion vers une des parties les plus industrialisées du monde. La troisième orientation était l'annexion des Pays baltes et de la Pologne. Et la quatrième orientation était d'opérer une percée vers l'Adriatique via les Balkans. Cela veut dire : vaincre les Serbes, vaincre le Monténégro, annexer l'Albanie. C'étaient les parties des Balkans qui ne tombaient pas sous le contrôle de l'Autriche. La Turquie était en cela l'allié principal de l'Allemagne: elle contrôlait l'Irak et le Moyen Orient. Pour réaliser cette stratégie, deux tactiques coexistait au sein de la bourgeoisie allemande. Une première tactique était favorable à un vaste programme d'annexions directes de territoires à l'Allemagne. C'était la politique préconisée par l'armée, par l'administration, qui était très liée à l'armée, et par les grands propriétaires fonciers. Il faut savoir qu'au début de notre siècle, l'Allemagne est encore pour une grande part un pays semi-féodal. Les libertés démocratiques bourgeoises n'y existent pas comme en France. L'Empereur et les grands propriétaires fonciers, surtout ceux de Prusse, qui règnent depuis de nombreux siècles déjà, constituent encore le noyau de la classe dirigeante allemande et mènent encore une politique réactionnaire et semi-féodale. Ils veulent mener une politique d'annexions à grande échelle. Certains grands capitalistes comme Thyssen et Krupp, partisans d'une telle politique, dirigent ce qu'on appelle la Ligue pangermanique, qui veut l'annexion du "territoire germanique traditionnel", ils sont partisans de l'Empire pangermanique. Ce courant veut annexer intégralement la Belgique et la diviser en deux provinces, la Wallonie et la Flandre. Deuxièmement, ils veulent annexer les Vosges, tout le Nord de la France jusqu'à la Normandie. C'est là qu'est concentrée une partie importante de l'industrie française: l'industrie de l'acier, l'industrie du charbon. Si l'Allemagne peut réaliser ces annexions, elle deviendra le numéro un absolu en Europe en ce qui concerne la production industrielle. L'annexion de la Belgique et du Nord de la France intéressent surtout Thyssen et Krupp. L'annexion des pays baltes et de la Pologne intéresse surtout les grands propriétaires terriens: il s'agit là de vastes terres agricoles fertiles. Par ailleurs, les partisans de l'annexion veulent annexer les Balkans pour avoir un canal permanent de pénétration via la Turquie vers l'Irak, la Perse et l'Inde. A ce moment, l'Angleterre tente surtout de protéger ses colonies les plus importantes, la Perse et l'Inde, contre les Allemands. Le quatrième objectif de ce courant d'annexion maximale est de contrôler la plus grande partie de l'Afrique, en prenant appui sur ses colonies africaines. Lorsque le capitalisme allemand commence à se développer à partir de 1870, l'Afrique est déjà divisée en

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grande partie entre la France et l'Angleterre. L'Allemagne parvient encore à s'emparer du Togo, du Cameroun, de la Namibie, du Rwanda, du Burundi et de la Tanzanie. Mais cet empire colonial est disséminé à travers toute l'Afrique. C'est de ces bases que l'Allemagne veut partir pour s'emparer d'abord du Congo Belge, puis de certaines colonies françaises. Telle est donc la première tactique de l'impérialisme allemand, une politique d'expansion basée sur les annexions. La seconde tactique pour atteindre l'hégémonie mondiale est celle de l'expansion économique par un système mondial d'économie libérale. Cette politique est surtout défendue par le nouveau monde moderne des affaires, l'industrie moderne allemande. Des multinationales comme Bayer et AEG sont favorables à cette politique. Le Chancelier allemand, soutenu par l'aile droite du parti socialiste, était partisan de cette tactique. Il y a donc un front constitué par Bayer, AEG, les banques et l'aile droite de la social-démocratie en faveur d'une politique mondiale expansionniste basée sur le libre commerce. Cette seconde tactique est inspirée par le fait matériel qu'au début de la guerre, plus de 50% du commerce extérieur de l'Allemagne se fait avec la Grande-Bretagne, la France et la Russie. L'Autriche, par contre, ne représente que 12% du commerce extérieur allemand. Les capitalistes les plus dynamiques font beaucoup d'affaires en Angleterre, en France et en Russie. Ils veulent le libre échange parce qu'ils se rendent compte que la force de leur industrie suffit pour l'emporter par la concurrence ouverte. Leur point de vue est le suivant: «Si nous pratiquons une politique systématique d'annexions, si nous formons ainsi un bloc contrôlé par l'Allemagne avec l'intention de trouver dans ce bloc toutes les matières premières dont nous avons besoin, si nous développons nos marchés dans ce bloc, le danger existe que nos adversaires, les Anglais, les Américains, réagissent en formant un bloc eux aussi. Par conséquent, notre accès aux marchés mondiaux sera verrouillé. Et cela nous occasionnera plus de dégâts qu'aux autres.» Cette citation est très intéressante, non seulement pour la situation d'alors mais aussi pour celle d'aujourd'hui. En fait, ce qu'ils disent est: "Une politique d'annexions se retournera contre nous. Nous pouvons affaiblir davantage l'Angleterre, la France et les Etats-Unis par des moyens économiques et financiers, parce que nous sommes les plus dynamiques et les plus forts. Donc, optons pour le libre commerce, libéralisons les affaires et nous gagnerons." Le Premier ministre-Chancelier de l'époque soutient la même conception: contrôle politique indirect, et donc pas d'annexion directe. Le contrôle indirect, basé sur l'unité économique de l'Europe centrale, de l'Autriche-Hongrie, de la France, de la Belgique et éventuellement des Pays-Bas, est ce qu'il y a de plus avantageux pour l'Allemagne. Donc au lieu d'annexer la Belgique, mieux vaut la placer sous contrôle économique allemand. Bayer, AEG, l'aile droite du Parti socialiste, disent donc implicitement: nous sommes partisans d'une communauté économique européenne sous direction allemande, avec la France, mais sans l'Angleterre et la Russie. Pourquoi sans l'Angleterre? C'est, sur le plan mondial, le plus grand concurrent industriel des Allemands. Pourquoi

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sans la Russie? Parce que la Russie est le plus grand pays agricole, et les Allemands veulent annexer les pays baltes et la Pologne pour développer au maximum leur propre agriculture. Ils ne veulent donc pas de la concurrence des Russes. Pour la première fois dans l'histoire apparaît l'idée d'une communauté économique européenne, non pas sur base de l'annexion de la France et de la Belgique, mais bien d'un contrôle économique direct exercé par la puissance la plus forte, la plus dynamique, l'Allemagne. L'Allemagne réalise son expansion au cours de la guerre mondiale |HautDeux lignes sont donc en présence: une ligne d'annexions maximales, et une ligne de domination par le libre commerce, toutes deux basées sur le renforcement de la position de l'Allemagne en Europe centrale. Qu'est-il advenu de ces deux conceptions au cours de la guerre? L'Allemagne a pu réaliser une partie de ses ambitions à partir de 1917 avec l'effondrement de la Roumanie et de la Russie. La Roumanie combattait avec la France, l'Angleterre et la Russie, et elle fut le premier pays à s'écrouler, fin 1916. L'Allemagne put à ce moment concrétiser ses intentions dans les Balkans. Première réalisation: un accord sur le contrôle du Danube. L'Angleterre et la France furent exclues de la navigation sur ce fleuve, qui passa sous contrôle allemand. Les Allemands avaient par ailleurs un plan pour faire, du Rhin au Danube, une voie navigable qui permettrait de traverser toute l'Europe de la mer du Nord à la mer Noire. Deuxième réalisation: le contrôle de tous les chemins de fer en Serbie, en Bulgarie et en Roumanie. L'Allemagne voulait construire un chemin de fer reliant Hambourg à Bagdad, et réaliser ainsi l'axe: Allemagne, Autriche, Balkans, Turquie, Irak. Cet axe serait concrétisé par une voie d'eau navigable menant à la mer Noire et par un chemin de fer reliant Hambourg et Bagdad. A ce moment, la Roumanie, la Serbie, l'Albanie et le Monténégro étaient rattachés à l'Autriche. Ce qui n'empêchait pas l'Allemagne d'en tirer tous les avantages économiques. Troisièmement: le contrôle du pétrole roumain. Avant la Première Guerre mondiale, l'Allemagne dépendait à 75% des Etats-Unis pour son approvisionnement en pétrole. Maintenant qu'elle s'est emparée des champs pétrolifères roumains, elle n'a plus besoin du pétrole américain. Quatrièmement, l'Allemagne accède aux céréales de Roumanie. L'approvisionnement en céréales a toujours été un problème pour les Allemands qui devaient importer du blé des Etats-Unis et de la Russie. Telles sont les premières réalisations de la politique expansionniste allemande vers les Balkans. Chacun peut établir des parallèles avec la situation d'aujourd'hui. Depuis le début du siècle, l'impérialisme allemand suit traditionnellement une ligne d'expansion: Allemagne, Autriche, Balkans, Turquie, Irak. Ce n'est pas un hasard si tout un ramassis de fascistes se sont opposés à la guerre américaine en Irak. Le Pen, par exemple, mais aussi de nombreux fascistes allemands. Pourquoi? Ils sont contre le contrôle de l'Irak par l'impérialisme américain et ils estiment que l'impérialisme allemand d'aujourd'hui est suffisamment adulte pour faire valoir ses prétentions

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traditionnelles sur le pétrole irakien. S'ils se sont opposés à la guerre des Etats-Unis contre l'Irak, ce n'est pas au profit de l'indépendance de l'Irak, mais au profit des ambitions allemandes dans cette direction. Le deuxième objectif qu'ils ont pu réaliser, c'est l'expansion vers la Russie. Le tsarisme est aboli par la révolution de février 1917. L'armée commence à tomber en pièces et les Allemands peuvent marquer des points vers l'Est. C'est à ce moment qu'apparaissent clairement les différentes tendances de l'impérialisme allemand. L'armée veut annexer les pays baltes, l'Estonie, la Lituanie. Elle veut aussi arracher l'Ukraine à la Russie et la rattacher à l'Allemagne. Et troisièmement, après la Révolution d'Octobre, elle veut renverser les bolcheviks. Le chef des militaristes, Ludendorff, dit en 1918: «Le Reich doit trouver à l'Est en Russie un ami et un allié sûr qui serait dans la plus grande dépendance possible à son égard du triple point de vue politique, militaire et économique et qui constituerait pour lui, de ce fait, une source de puissance économique.» Les impérialistes allemands veulent donc faire de la Russie un Etat vassal, et c'est impossible avec les bolcheviks. C'est pourquoi ils planifient une intervention militaire active pour renverser les bolcheviks. A ce moment-là, ils contrôlent déjà l'Ukraine où, après la révolution de 1917, s'est constitué un gouvernement ukrainien bourgeois, la RADA. L'un des chefs était Petlioura, un bourgeois, qui a organisé des massacres de juifs à grande échelle en 1917-1918. Mais ce régime, très faible, a été renversé par les bolcheviks, à la suite de quoi l'armée allemande est intervenue. Elle s'est emparée de la capitale Kiev en mars 1918 et a remis Petlioura au pouvoir. Mais son régime était si faible et si insignifiant que les occupants allemands se sont débarrassés de lui après quelques mois et ont formé leur propre régime de marionnettes. C'est ainsi que Skoropatski, un ancien officier du tsar, a été nommé chef de l'Ukraine. Cette histoire est intéressante pour la situation d'aujourd'hui. Deux constantes caractérisent, depuis le début et tout au cours de ce siècle, le nationalisme ukrainien: extrêmement réactionnaire, et pro-allemand. Ou, mieux exprimé, pro-impérialiste. Le premier gouvernement nationaliste était celui de Petlioura qui s'était spécialisé dans le massacre des juifs. Le caractère fasciste du nationalisme ukrainien existait déjà avant que le fascisme ne fût inventé en Allemagne. La première phase de ce qu'on appelle à l'Ouest une "Ukraine indépendante" est une occupation allemande avec installation de marionnettes allemandes. Lorsque les occupants allemands vont être chassés d'Ukraine, les nationalistes ukrainiens vont demander l'intervention des armées anglaises et françaises. Mais les Anglais et les Français vont à leur tour être battus par les bolcheviks. Ensuite, les nationalistes ukrainiens vont faire appel à la Pologne. Et la Pologne occupe l'Ukraine en 1920. En deux ans se succèdent donc une occupation allemande, une occupation anglaise, une intervention française et une occupation polonaise. Mais derrière la Pologne se trouve en fait l'armée française. Et c'est cela que l'on appelle "le mouvement indépendantiste ukrainien"! Dès le début, c'était un mouvement réactionnaire, pro-impérialiste.

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La fraction de la bourgeoisie allemande qui est en faveur de l'annexion et qui veut soumettre l'Ukraine est aussi favorable au renversement des bolcheviks.Ceux qui préconisent une politique libérale veulent parvenir à la conclusion d'un accord avec les bolcheviks. En fin de compte, ce sont ces libéraux qui ont fini par déterminer la politique vis-à-vis de l'Est et de l'Union soviétique. Pourquoi? Fin 1918, les Allemands sont en train de perdre la guerre sur le front occidental, en France et en Belgique. Il y a un boycott général de l'Allemagne, tous les océans leur sont fermés et l'Allemagne s'essouffle. Elle cherche donc un accord à l'Est. Les bolcheviks qui sont au pouvoir dans le centre de la Russie sont également dans une situation très difficile. L'armée anglaise attaque à partir du nord, de Mourmansk. Ils arrivent très vite près de Leningrad. La Sibérie est sous contrôle des troupes tchécoslovaques qui y organisent les forces réactionnaires avec lesquelles elles veulent se lancer à l'assaut des bolcheviks. La lointaine Sibérie est contrôlée par le Japon, qui a lui aussi attaqué l'Union soviétique sur son propre territoire. Vladivostok est japonais, la Sibérie centrale est tchécoslovaque, le nord de la Russie est sous contrôle anglais. A ce moment, la plus grande menace pour les bolcheviks est l'agression anglaise, française et japonaise. Les bolcheviks ont donc intérêt à conclure un armistice avec l'Allemagne. C'est chose faite. L'Allemagne se retire de tous les territoires annexés et quitte l'Ukraine. Pour l'Union soviétique, c'était une question de vie ou de mort. Quelques chiffres le montrent à suffisance. A cause de l'annexion des pays baltes et de la Pologne à l'Allemagne, la Russie avait perdu 25% de son potentiel industriel. L'annexion de l'Ukraine à l'Allemagne avait porté la perte à 54%, soit une disparition de plus de la moitié de l'industrie. Le territoire du Donetsk, un bassin houiller où se trouve une bonne partie de l'industrie lourde, se trouve dans la partie demeurée russe de l'Ukraine. L'Allemagne voulait d'abord annexer l'ensemble de ce bassin. Si elle y était parvenue, l'Union soviétique aurait perdu 90% de sa production industrielle. Ceci aurait signifié la fin de la viabilité de l'Union soviétique sous les bolcheviks. Il était donc de la plus grande importance que les ceux-ci récupèrent l'Ukraine. En fin de compte, les armées d'agression anglaises, françaises, japonaises, tchécoslovaques et italiennes qui avaient toutes opéré en Union soviétique furent battues en 1920 et au début de 1921. La stratégie anglaise dans le monde et en Europe |HautL'Angleterre, qui contrôle toujours le monde, se voit confrontée à une puissance industrielle dynamique qui représente pour elle une concurrente redoutable dans toutes les parties du monde. La stratégie anglaise veut y mettre fin. La protection de l'Empire est la première préoccupation. C'est pourquoi les impérialistes britanniques rêvent d'une intégration renforcée du "Commonwealth" britannique. Et ils imaginent donc toutes sortes de plans pour unir plus solidement les colonies anglaises d'Asie, d'Amérique et d'Afrique à la mère patrie anglaise. Leur deuxième préoccupation, c'est le contrôle des alliés, principalement la Belgique et la France. Et leur

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troisième souci est de prendre des mesures destinées à briser l'industrie allemande. Tel est l'axe économique du programme de guerre anglais: renforcer l'unité de l'Empire sur le plan économique, contrôler économiquement la Belgique et la France et éliminer l'Allemagne économiquement par le biais de mesures discriminatoires. Le second axe du programme anglais est de faire éclater la Turquie. Cette dernière joue un rôle clé dans la progression de l'impérialisme allemand en direction de la Perse et de l'Inde. C'est le plus grand des dangers pour les colonies anglaises. Au cours de la guerre, l'Angleterre attaque la presqu'île arabe, elle occupe l'Irak et en chasse les Turcs. C'est alors que les Anglais vont installer une position dans les sables du désert, une position qu'ils appelleront le Koweït. A la fin de la guerre, l'Empire turc se désagrège et l'Angleterre en contrôle la plus grande partie. L'Angleterre reçoit l'Irak et la France, en tant qu'alliée, reçoit également sa part, à savoir la Syrie. Enfin, l'Allemagne perdra toutes ses colonies africaines. La Belgique reçoit le Rwanda et le Burundi, la Tanzanie va à l'Angleterre, le Cameroun est partagé entre la France et l'Angleterre, le Togo va à la France. La France a de grandes ambitions |HautDans ce panier de crabes, la France n'est à vrai dire qu'un parent pauvre: en 1900, elle possède 37% du potentiel industriel de l'Angleterre, et 52% de celui de l'Allemagne. Ce chiffre va baisser jusqu'à 41% au début de la guerre. A partir de 1915, la politique française vise déjà à soumettre l'Allemagne à un véritable joug économique de longue durée. Des rapports internes d'un homme à l'ambassade de Berlin à l'attention du gouvernement français, rapportent que l'Allemagne doit être placée économiquement sous la tutelle des vainqueurs, que l'Allemagne doit travailler pour la France, que les cartels allemands qui ruinent l'industrie française doivent être interdits. Bien entendu, ce rapport n'était pas destiné à la publication. Officiellement, la France combattait pour la civilisation occidentale, pour la religion, pour la liberté, etc. Et beaucoup de gens y croyaient, comme beaucoup croient aujourd'hui que si l'impérialisme transforme l'Irak en désert, c'est parce que Saddam Hussein viole les droits de l'homme et occupe le Koweït "indépendant". Mais d'ici vingt ans, seront divulgués aux Etats-Unis des textes qui expliqueront très crûment quelles étaient les intentions américaines dans la guerre contre l'Irak: contrôler les champs pétrolifères, installer des bases militaires en Arabie Saoudite, maintenir à niveau la production d'armes, développer l'Otan pour en faire une armée d'agression sous contrôle américain. C'est ainsi que les choses se sont passées avec la Première Guerre mondiale. La France voulait placer l'Allemagne sous la tutelle économique des vainqueurs. C'était la raison réelle de la guerre, et cela n'avait rien à voir avec la liberté ou quelque autre motif noble. Mais quelle en est la signification concrète pour la France? Premièrement, elle veut récupérer l'Alsace-Lorraine, passée sous contrôle allemand après la guerre de 1870. Sa population est à moitié allemande et à moitié française, comme toutes les populations qui se trouvent à la limite de

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deux domaines linguistiques. L'Alsace-Lorraine est un petit bout de pays, dont on se demanderait bien à première vue ce qu'il vient faire dans l'histoire. Mais quand la France annexe l'Alsace-Lorraine, sa production d'acier passe de 4,6 à 8,9 millions de tonnes, ce qui signifie que la production d'acier de la France double. La production de minerai de fer double aussi dans le même temps, de 21 à 42 millions de tonnes. Par contre, la production de fer de l'Allemagne tombe de 27 à 7 millions de tonnes lorsqu'elle perd l'Alsace-Lorraine. Avant la guerre, l'Allemagne était légèrement plus forte que la France. Après la guerre, elle tombe à 20% du potentiel français. En d'autres termes: il y a un total renversement des rapports de force économiques entre l'Allemagne et la France, uniquement du fait de l'Alsace-Lorraine. La France a un deuxième grand objectif: "faire du Rhin le courant de la liberté". En langage clair, cela veut dire qu'elle veut étendre ses frontières au Rhin. La frontière française irait jusqu'à Aix-la-Chapelle et Cologne, et toute la rive gauche du Rhin deviendrait française. Sur cette rive gauche, il n'y a pas que des châteaux et des forêts: 80% de l'industrie chimique allemande s'y trouve localisée. Et cette industrie constitue le morceau de choix de l'industrie allemande. Si la France peut annexer la rive gauche du Rhin, elle devient du coup le numéro un de la chimie dans le monde. Tels sont les objectifs les plus importants de la France dans la guerre. Par ailleurs, la France a sa propre conception de l'unité économique européenne. Déjà pendant la guerre, des voix s'élèvent en France pour mettre en garde contre une trop grande domination mondiale des Anglais. C'est pourquoi la France veut, en contrepoids, une unité économique européenne englobant surtout la Belgique, la Suisse, l'Italie et les Pays-Bas. Officiellement, la France et l'Angleterre combattent ensemble pour la "liberté". Mais le gouvernement Painlevé met en garde: l'Angleterre peut devenir maîtresse de toutes les mers du globe, ce qui pourrait rendre la vie économique de la France et de ses colonies dépendantes du bon plaisir de l'Angleterre. Au sein de l'alliance se joue une lutte interne. L'Angleterre a aussi son idée au sujet d'une union européenne, à savoir une unité européenne qui offre le maximum d'avantages à la bourgeoisie anglaise. Nous venons de voir que les Allemands avaient eux aussi leur conception de l'unité économique européenne. Le mot est toujours le même, mais les trois impérialistes avaient une conception totalement différente de cette unité. Derrière le mot unité, il y a déjà une lutte à la vie et à la mort entre les impérialistes allemands, anglais et français. C'était ainsi au début de ce siècle, et cela n'a pas changé aujourd'hui. Et la Belgique? |HautChacun pense naturellement: mais que représente donc la Belgique dans la Première Guerre mondiale? Qu'on ne s'y trompe pas: la Belgique était à ce moment assez importante sur le plan économique. En premier lieu, elle était une grande exportatrice de capitaux. A la fin du siècle dernier, le capitalisme belge était l'un des plus modernes. En ce qui concerne les investissements en Russie, par exemple: la France en prenait 34% à son compte, l'Angleterre 24%, la Belgique en prenait 15%, contre

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seulement 8% pour l'Allemagne. Sur le plan des investissements en Russie, la Belgique était donc deux fois plus importante que l'Allemagne. Deuxièmement, la Belgique occupait une place importante dans les exportations. Son industrie moderne était celle qui, dans le monde, se tournait le plus vers l'exportation. Au début de la guerre, la Belgique avait une participation d'environ 7,5% dans les exportations européennes. Si l'Allemagne ou la France pouvaient annexer la Belgique, elles s'appropriaient du même coup 7,5% de l'ensemble des exportations européennes. Donc, la Belgique était importante. Au cours de la Première Guerre mondiale, la Belgique était presque entièrement sous contrôle militaire allemand, à l'exception de l'arrondissement de Furnes. Les Allemands avaient officiellement l'intention d'annexer la Belgique, qui jouait volontiers le rôle de petite victime innocente. Mais quelle était la politique réelle de la Belgique durant cette Première Guerre mondiale, en dehors du discours sur "la liberté et l'indépendance"? Laissons la parole à l'ambassadeur de Belgique en France, le baron Guillaume: «La Belgique compte fermement, en cas de paix victorieuse, annexer le Luxembourg.» La Belgique est petite, mais elle est conquérante et veut officiellement le Luxembourg comme butin de guerre. Mais les Français ne l'entendent pas de cette oreille. Berthelot, un porte-parole français: «Le Luxembourg revêt pour nous une importance capitale: c'est un des points de rencontre du charbon et du fer, c'est-à-dire de la domination du monde. La Belgique ne peut plus vivre indépendante et neutre. Elle doit être dans notre orbite financière, militaire et douanière.» La France répond donc: Non, le Luxembourg sera à nous. Chacun parle de liberté et d'égalité, de libération et d'autodétermination des peuples. Mais tous sont occupés à se battre pour les morceaux, y compris ceux qui se présentent comme victimes. Même ceux qui ont été les victimes de l'agression allemande ont fait la guerre pour annexer d'autres territoires. La Belgique lorgnait le Luxembourg mais aussi le Burundi et le Rwanda, deux colonies allemandes. L'opportunisme des Etats-Unis |HautAu début, les Etats-Unis se tiennent en dehors de la guerre et profitent des circonstances pour affaiblir l'Angleterre. Tirant avantage de la guerre, ils s'emparent d'une grande partie des colonies de l'Angleterre en Amérique latine. Ils profitent également de la guerre pour concurrencer l'Angleterre sur le plan financier. Avant la Première Guerre mondiale, il n'y a qu'un seul centre financier dans le monde, Londres. L'Angleterre porte le plus lourd du fardeau de la guerre contre l'Allemagne, et est contrainte de contracter une dette de 1,5 milliard de dollars auprès du public américain. Elle s'enfonce jusqu'aux oreilles dans les dettes envers les Etats-Unis qui vont ainsi devenir un deuxième centre financier important dans le monde. Les Etats-Unis vont prendre part à la guerre au moment le plus propice à la concrétisation de leur aspiration à l'hégémonie mondiale, à savoir au moment où l'Angleterre est en train de s'effondrer. Le 22 février 1918, Keynes (il jouera plus tard un grand rôle en tant que théoricien économique) dit que l'Angleterre peut encore résister quelques semaines

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et qu'ensuite elle va s'écrouler financièrement. C'est à ce moment que les Américains décident d'intervenir et de battre l'Allemagne. Mais en sauvant l'Angleterre, ils la rendent aussi financièrement dépendante. Un fonctionnaire américain: «Peut-être notre entrée en guerre est-elle la seule possibilité de garantir notre position actuelle dominante sur le plan commercial et économique.» Les Etats-Unis interviennent donc pour consolider et étendre la position dominante qu'ils sont occupés à conquérir, et pour empêcher que l'effondrement de l'Angleterre ait aussi un contrecoup direct sur les Etats-Unis. Ceci met donc en lumière, sous différents éclairages, les contradictions et la lutte entre les impérialistes des différents camps. 2. La position des bolcheviks et de la social-démocratie belge face à la guerre |HautEn 1914, la guerre éclate: l'Angleterre, la France, la Belgique et la Russie dans un camp; l'Allemagne, l'Autriche et la Turquie dans l'autre. C'est la plus grande boucherie que l'humanité ait connue jusqu'alors: elle fera dix millions de morts. Quelle politique les révolutionnaires devaient-ils mener en Belgique et dans l'ensemble de l'Europe durant cette Première Guerre mondiale? Quelle devait être la politique des partis socialistes, qui étaient très forts surtout en Allemagne, mais aussi en France, en Angleterre, en Belgique? Les bolcheviks constituaient la force révolutionnaire la plus importante au sein du mouvement socialiste du moment. Ils avaient une politique révolutionnaire face à la guerre, diamétralement opposée à la conception et au comportement du Parti Ouvrier Belge durant cette même guerre. Les bolcheviks |HautLa guerre commence avec l'attentat perpétré contre le prince héritier d'Autriche par un Serbe à Sarajevo. L'Autriche déclare la guerre à la Serbie, la Russie déclare la guerre à l'Autriche, la France et l'Angleterre s'associent à la Russie pour engager la guerre contre le bloc germano-austro-turc. Dès le début, à partir de 1914, Lénine dit que la guerre qui a commencé à Sarajevo a deux objectifs. En premier lieu: dans les deux camps, les partis qui mènent la guerre veulent de nouvelles conquêtes et de nouveaux pillages. Le but poursuivi par la bourgeoisie anglaise et française d'une part et la bourgeoisie allemande et autrichienne de l'autre est le même: élargir leur territoire, leurs colonies, conquérir et piller de nouveaux territoires. Ils ont tous un second but: utiliser la guerre pour évincer le mouvement socialiste, qui devient une menace réelle pour l'ordre existant. L'évincer en persécutant les révolutionnaires au sein du mouvement socialiste, les arrêter, les exécuter. Les évincer aussi en s'adjoignant les opportunistes du mouvement socialiste et en les récupérant dans l'ordre socio-économique existant. Le ministre allemand Delbrück l'exprime franchement et librement en ces termes: «Nous devons essayer, comme profit de la guerre, de favoriser la réforme de la social-démocratie dans le sens national et monarchiste.» Les socialistes allemands doivent opter pour l'Allemagne de la bourgeoisie allemande et des grands propriétaires fonciers allemands, ils doivent opter pour

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l'Allemagne du Kaiser et de la monarchie. Le ministre exprime ce dont toute la bourgeoisie se rend compte: on peut profiter de cette guerre pour faire franchir définitivement le pas aux socialistes opportunistes qui penchent en faveur de la réconciliation avec la bourgeoisie, et les faire passer à l'ordre existant. Lénine analyse cet opportunisme comme suit. En premier lieu, dit-il, cet opportunisme s'est déjà répandu depuis des dizaines d'années dans tous les partis socialistes d'Europe. Et second lieu, la guerre a pour conséquence que l'accumulation de l'opportunisme mène maintenant à la rupture avec tout le passé et qu'on assiste à un passage collectif de l'opportunisme à la trahison ouverte. Lénine parle de trois lignes politiques chez les partis sociaux-démocrates qui ont préparé la trahison ouverte durant la Première Guerre mondiale. En premier lieu, ils mènent une politique de réformes et de collaboration avec le capital pour réaliser ces réformes, au lieu d'une politique de lutte de classe qui prépare la révolution socialiste, c'est-à-dire le renversement de la bourgeoisie en tant que classe. Marx a toujours dit que le moteur de l'histoire est la lutte des classes et que la lutte de classe des ouvriers et des travailleurs contre la bourgeoisie doit déboucher en fin de compte sur la guerre civile, afin de balayer de la scène de l'histoire les dernières classes exploiteuses et opprimantes. Donc, lorsqu'elle a atteint son apogée, la lutte des classes se fait les armes à la main et c'est la bourgeoisie qui, la première, met les armes à l'ordre du jour. C'est ce que l'histoire a montré depuis le commencement du siècle passé. Mais au lieu de la lutte des classes, les partis socialistes, depuis 1890, ont en fait prêché la collaboration avec la bourgeoisie et l'ont également mise en pratique. Maintenant qu'éclate une guerre et que toutes les choses sont poussées à l'extrême, ces partis socialistes vont également soutenir à fond la collaboration avec la bourgeoisie. La bourgeoisie les poussera adroitement dans cette direction. Il faut savoir que la Première Guerre mondiale est en fait la première guerre dans laquelle les manoeuvres psychologiques ont joué un rôle: il y a eu une mobilisation psychologique des masses, à grande échelle. Dans tous les pays, on a créé la psychose: la patrie est en danger. Et sous l'influence de cette propagande, la plupart des gens ont crû, effectivement, qu'il s'agissait de sauver la patrie. Sur ce, les opportunistes au sein du mouvement socialiste ont répondu: nous ne pouvons tout de même pas nous couper des masses si celles-ci sont pour la guerre? Et, au nom des masses, ils se sont rangés ouvertement aux côtés de la bourgeoisie belliqueuse de leur pays. Vandervelde, le chef du parti socialiste belge, est devenu ministre d'Etat lorsque la guerre a éclaté. En Angleterre, Henderson, le chef du parti travailliste, est devenu ministre. En Allemagne, le dirigeant socialiste Scheideman soutient les efforts de guerre allemands et, un peu plus tard, la même chose se produit en Russie où Kerenski, dirigeant socialiste, devient ministre et, qui plus est, ministre de la Guerre. Lénine, par contre, voit les choses ainsi. Les masses sont maintenant pour la guerre. En tant que révolutionnaires, nous comprenons cela très bien. Elles sont maintenant sous l'effet de la

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propagande et des manoeuvres de guerre psychologique. Mais la guerre entre les bouchers impérialistes entraînera tellement de cruautés, elle sera tellement barbare que les masses éprouveront à leur corps défendant quel est le caractère réel de cette guerre. Elles comprendront que c'est une guerre injuste, que c'est une guerre pour les intérêts de la bourgeoisie. Et, ajoute Lénine, nous, en tant que révolutionnaires, nous nous en rendons compte dès maintenant, nous devons parler maintenant un langage clair. Nous pouvons ainsi aider les masses à se rallier plus rapidement à cette prise de conscience. Mais elle s'en rendront compte quoi qu'il en soit, contraintes et forcées. La politique révolutionnaire consiste maintenant à aller à contre-courant et à montrer clairement la vérité. D'ici un an ou deux peut-être, après avoir vu quelques centaines de milliers de cadavres, les gens se rendront compte que nous avons raison. Deuxième point: depuis des dizaines d'années, dans toute l'Europe, les partis socialistes pèchaient par nationalisme, par chauvinisme et même par esprit colonial. Dans le parti socialiste allemand, qui était le plus grand au monde, des voix s'élevaient depuis la fin du siècle dernier pour reconnaître à l'Allemagne le droit d'avoir des colonies. En Belgique, le "patron" du parti socialiste, Émile Vandervelde, disait que le Congo, qui était alors encore la propriété de Léopold II, devait être cédé à l'Etat belge et que la Belgique devait avoir une politique coloniale active. Puisque ces partis socialistes vénéraient depuis de nombreuses années leur système colonial "national", il était logique qu'ils adoptent un point de vue nationaliste et chauvin et qu'ils disent: cette guerre est une guerre pour la défense de la patrie, alors qu'une analyse des objectifs réels, matériels, de chacune des parties impliquées dans la guerre montre clairement que c'est une guerre de conquêtes, d'expansion coloniale. Chaque puissance a ses plans propres pour l'extension de son empire colonial ou de son territoire. La bourgeoisie, dit Lénine, n'est plus enfermée dans les frontières de son propre pays, comme c'était le cas au début du développement capitaliste. La production capitaliste s'est considérablement développée et chaque bourgeoisie travaille maintenant pour le marché mondial. Etant donné que l'Angleterre, la France, ainsi que l'Allemagne, nouvelle puissance montante, lorgnent maintenant les marchés mondiaux, des conflits entre les différentes bourgeoisies sont inévitables. C'est cette lutte d'intérêts pour le contrôle des marchés mondiaux qui se livre pendant la Première Guerre mondiale. La guerre n'a donc rien à voir avec la défense de la patrie, mais bien avec la défense des intérêts à l'échelle mondiale de la bourgeoisie française, allemande, anglaise et même belge. Lénine: «La bourgeoisie trompe les masses en dissimulant le brigandage impérialiste sous la vieille idéologie de la guerre nationale. Le mouvement socialiste ne peut pas vaincre dans l'ancien cadre de la nation. Les aspirations progressistes des masses laborieuses seront, pour la première fois, satisfaites dans l'unité internationale et les frontières nationales actuelles seront abolies.» En d'autres termes, Lénine dit: Dans une guerre

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qui englobe l'Europe toute entière, les travailleurs doivent d'abord lutter dans l'unité internationale pour renverser la bourgeoisie des différents pays européens. Sur le territoire belge combattaient aussi bien des soldats belges, des soldats français et anglais, à côté de soldats marocains, sénégalais, chinois, indiens. C'était donc une guerre internationale, dans laquelle tous ces pays étaient concernés. Et Lénine dit: les travailleurs et les révolutionnaires de tous ces pays doivent condamner cette guerre unanimement comme étant une guerre criminelle. Ils doivent faire comprendre que les ouvriers et les travailleurs n'ont rien à gagner dans cette boucherie et qu'ils doivent y mettre fin en renversant la bourgeoisie. Et cela doit se passer en France, en Belgique, en Allemagne, de sorte qu'une solidarité internationale, sur une base socialiste, puisse naître dans cette Europe que ravage actuellement une guerre impérialiste. Lénine dit encore: les partis socialistes travaillent tous depuis la fin du 19ème siècle dans les limites de la légalité et du parlementarisme. Lorsqu'une guerre éclate, il n'y a plus de place pour le légalisme et le parlementarisme car c'est alors la lutte ouverte des classes qui prévaut, et de la manière la plus aiquë. Et celui qui, dans cette lutte des classes ouverte, ose combattre contre ses propres exploiteurs est mis complètement hors-la-loi. Donc dans une guerre, on ne peut pas, en tant que socialiste, marcher dans la légalité prescrite par la bourgeoisie. Si on veut mettre fin à cette boucherie, on doit travailler en tant qu'ouvrier allemand, ouvrier français, ouvrier belge, au renversement de sa propre bourgeoisie, qui est co-responsable de cette boucherie. Les armes qu'on a en main, il ne faut donc pas les tourner contre les travailleurs de l'autre pays, mais tous les travailleurs qui ont maintenant les armes en Allemagne, en France, en Belgique doivent fraterniser, tourner les armes contre leur propre bourgeoisie et transformer ainsi la guerre mondiale injuste en une guerre civile pour le renversement de la classe des exploiteurs et des oppresseurs. C'est l'idée centrale de Lénine en 1914. Lénine sait que les masses ne sont pas encore mûres pour cela. Elles n'ont pas encore éprouvé suffisamment ce que signifie cette guerre mondiale. Les révolutionnaires doivent s'y préparer, ils doivent donc entreprendre un long travail clandestin pour préparer l'esprit des gens à cette révolution libératrice. Selon Lénine, tous les actes des socialistes révolutionnaires doivent se situer dans cette ligne. Si, au parlement allemand, il faut voter le budget militaire, les socialistes allemands doivent refuser de voter le budget militaire. Même chose en Belgique, même chose en France. En agissant ainsi, ils disent: dans cette guerre nous n'avons rien à faire et nous, les travailleurs, nous ne voulons pas payer pour cette guerre criminelle. En France, en Belgique, en Allemagne, les travailleurs doivent démasquer tous les arguments qu'utilise la bourgeoisie pour entraîner les gens dans la guerre, ils doivent dénoncer leur caractère mensonger et trompeur. Et enfin, ils doivent défendre les intérêts quotidiens des travailleurs, le pain et le travail. Car la guerre entraînera aussi une misère telle qu'on n'en a jamais vue en Europe. En outre, ils doivent travailler dans l'illégalité, puisque la légalité n'est plus

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possible. Leur propagande pour une issue révolutionnaire de la guerre, ils doivent la diffuser dans la presse clandestine et non plus dans la presse légale comme c'était possible avant la guerre. Telle était l'orientation révolutionnaire de Lénine. Le Parti Ouvrier Belge (POB) |HautA cette époque, le Parti Ouvrier Belge était un parti assez fort en Europe. Émile Vandervelde en était le dirigeant, mais il était également le chef de l'Internationale socialiste. Il était donc également le porte-parole de tout le mouvement socialiste européen. Quelle est la politique du POB, quelle analyse fait-il de la guerre mondiale et quelles sont ses conclusions pratiques? Tout d'abord, sa vision de la guerre. Vandervelde va envoyer les travailleurs belges à la boucherie en disant qu'il s'agit d'«une guerre sainte pour le droit, la liberté et la civilisation, pour le droit des peuples à l'autodétermination. Plus aucun peuple ne subira la loi du plus fort. La civilisation ne sera sauvée que le jour où sera vaincue l'Allemagne des hobereaux, des militaires professionnels, des fabricants de canons.» Une guerre sainte pour la civilisation: c'est ainsi qu'un leader socialiste qualifiait cette guerre. C'est la boucherie la plus barbare, la plus grande que le monde ait jamais connue: dix millions de morts, vingt millions de blessés et de mutilés. Pour Vandervelde, il s'agit d'une guerre pour la civilisation. Dans le camp de Vandervelde, dans le camp de la liberté et de la civilisation, combat le Tsar, qui représente le régime le plus féodal, le plus réactionnaire, le plus arriéré d'Europe. C'est une guerre pour le "droit": hé bien, oui, pour le droit du plus fort, pour le droit du vainqueur. Par hasard, les Anglais, les Français et les Russes vont gagner, et la conséquence est qu'au nom du "droit", ils vont accaparer toutes les colonies allemandes et étendre ainsi leurs empires coloniaux. Ensuite, ils vont mettre l'Allemagne sous un joug économique. L'Allemagne va devoir payer cinquante milliards de marks-or, elle va perdre la moitié de son industrie, la moitié de sa production agricole. Et l'Allemagne se verra donc imposer par les Anglais et les Français des conditions dans lesquelles elle ne pourra survivre. Tout cela au nom du "droit". La réalité derrière ce terme de "droit", c'est le pillage colonial, et même le pillage de l'antagoniste vaincu, l'Allemagne. Guerre pour la "liberté", dit encore Vandervelde, et le "droit des peuples à l'autodétermination". Le Congo est naturellement resté colonie belge. Au nom de la "liberté" et du "droit des peuples à l'autodétermination", la Belgique a placé le Rwanda et le Burundi sous son contrôle. Et les Anglais ont naturellement conservé l'Inde et la plupart de leurs colonies. D'une manière très perfide, Vandervelde fait de la propagande pour la guerre: «Si j'estime que cette guerre doit être faite jusqu'au bout, ce n'est pas quoique, mais bien parce que je suis socialiste, parce que je suis pacifiste, parce que je suis internationaliste.» On voit jusqu'où va la démagogie. Tous les idéaux pour lesquels les travailleurs ont combattu loyalement et à bon droit sont ici utilisés pour jeter les travailleurs dans une guerre réactionnaire, antisocialiste, meurtrière et chauviniste. A partir

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de la Première Guerre mondiale, telle sera la tactique permanente des dirigeants des partis sociaux-démocrates: soutenir toutes les mesures, tous les crimes du capitalisme au nom de la paix, de la démocratie, du socialisme et de l'internationalisme! La démagogie employée par Vandervelde pour pousser à la guerre dans ce camp est aussi utilisée par les socialistes allemands pour inciter les travailleurs allemands à combattre jusqu'à la victoire finale. Dans les deux camps, les partis socialistes poussent les gens à combattre jusqu'à leur dernier souffle, jusqu'à la victoire finale. Scheideman, le chef du parti socialiste allemand, ira jusqu'à dire: «Il convient de garantir la culture et l'indépendance de notre pays contre le despotisme russe.» Il dépeint la Russie comme le grand danger, la grande menace pour l'Allemagne. Il poursuit: «L'internationalisme des socialistes est basé sur le droit à l'indépendance et le droit à la défense de cette indépendance.» Tout comme le parti socialiste belge, il utilise le mot "internationalisme" pour échauffer les travailleurs allemands. Au nom de "l'internationalisme", les travailleurs allemands, belges, français et anglais se massacreront mutuellement par centaines de milliers. Émile Vandervelde: «Dans le passé, nous étions divisés par une lutte de classes qui renaîtra demain. Eh bien! Il a suffi de la menace redoutable de l'Allemagne pour que l'unanimité se fasse entre nous, sur une question d'honneur. Il n'y avait plus au Parlement belge ni républicains, ni monarchistes, ni socialistes, ni libéraux, ni catholiques, ni Flamands, ni Wallons, il y avait un peuple unanime.» Au moment où la bourgeoisie défend ses intérêts par la violence, au moment où, du côté de la bourgeoisie, la lutte de classe est la plus acharnée, Vandervelde dit: c'est maintenant une guerre nationale, pour nous socialistes il n'y a plus de lutte des classes. Nous sommes maintenant unanimes, le roi et les socialistes, les libéraux et les catholiques. La violence criminelle du système capitaliste ne s'est jamais manifestée plus ouvertement que dans cette guerre mondiale mais, pour Vandervelde, il n'y a pas de lutte des classes. L'antagonisme des intérêts entre ouvriers et capitalistes n'a jamais été mis en lumière de façon aussi criante que durant cette guerre. Grâce à elle, le capital s'enrichit de toutes parts. Pour les travailleurs, c'est la chute des salaires, la perte d'emploi et, en Belgique, la situation est particulièrement grave. Pendant la Première Guerre mondiale, la Belgique compte 700.000 sans emploi et 50% de la population est contrainte de recourir à l'assistance. C'est donc une situation de famine et de misère permanente. Pendant la guerre, les capitalistes de l'ensemble du monde impérialiste s'enrichissent comme jamais auparavant et les ouvriers connaissent une misère sans précédent, mais pour Vandervelde, il n'y a pas de lutte des classes. L'oppression des révolutionnaires n'a jamais été aussi grave. Au début de l'occupation allemande, il y a en Belgique des partisans qu'on qualifie de "francs-tireurs", des gens ordinaires qui abattent les Allemands au fusil. Tout de suite, pour semer la terreur, les Allemands exécutent en public les partisans qu'ils parviennent à attraper. Derrière l'Yser, ceux qui font de la

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propagande défaitiste et disent que la guerre est une guerre injuste subissent le même sort, eux aussi. Au cours de cette guerre injuste, la lutte des classes est exacerbée par la bourgeoisie. Et c'est le moment que choisit Vandervelde pour dire: nous, travailleurs, nous ne faisons plus la lutte des classes, nous sommes entièrement d'accord avec notre bourgeoisie, avec notre roi, nous sommes un peuple soudé. «Nous voulons, dit Vandervelde, que cette guerre continue, pour ne pas être contraints à la recommencer bientôt. Le seul moyen d'assurer la sauvegarde de la liberté et de la démocratie en Europe, c'est de vaincre le césarisme germanique.» En tant que leader socialiste, c'est un "aigle", il est pour la guerre jusqu'au bout, jusqu'à la victoire finale. C'est significatif: on assiste ici au passage complet du leader du parti socialiste du côté de la grande bourgeoisie agressive. Il y a aussi dans cette guerre des courants bourgeois "doux", des courants qui se présentent comme "pacifistes", qui, tout au long de la guerre, ne cessent de geindre sur l'atrocité de ce conflit et qui demandent à toutes les parties d'arrêter. Ils veulent en revenir aussi vite que possible à la situation d'avant, où la bourgeoisie dirigeait "en paix" et régnait, opprimait et exploitait. C'est ce qu'on peut appeler du pacifisme petit-bourgeois: trouver la guerre effroyable, mais ne pas avoir la volonté de renverser la bourgeoisie. Critiquer la guerre, mais n'avoir aucune politique pour mettre fin aux causes de la guerre, à savoir la domination de la bourgeoisie. Mais Vandervelde n'est pas un bourgeois qui prêche des points de vue pacifistes. Il est sur la même longueur d'onde que la grande bourgeoisie belge, agressive et assoiffée de guerre. Oui à la guerre, et jusqu'à la victoire finale! Et il espère être en bonne posture au jour de la victoire finale. Le dirigeant du mouvement socialiste mondial ne cache pas ses rêves expansionnistes: «Il est trop tôt pour parler de ce que nous exigerons de bon droit le jour de la victoire. Peut-être une rectification des frontières dans la région de Moresnet et Malmédy, ou même le Grand Duché de Luxembourg, si ses habitants en expriment le souhait.» Vandervelde se présente ici publiquement comme le porte-parole de la bourgeoisie belge qui veut annexer une partie de l'Allemagne, qui rêve de mettre la main sur le Luxembourg et qui espère hériter du Rwanda et du Burundi. D'une part, Vandervelde fait de la démagogie en parlant d'une guerre pour "le droit à l'autodétermination et la liberté" et, d'autre part, il dit que la Belgique souhaite quelques colonies et quelques bouts de l'Allemagne et du Luxembourg. La politique expansionniste du "petit" impérialisme belge ne lui pose aucun problème . Vandervelde dit aussi: «Le Roi, le Roi des Belges, on le savait courageux et d'esprit libéral. Il rêvait de réconcilier la royauté avec la démocratie, et peut-être avec le socialisme.» En pleine guerre, Vandervelde fait la louange de la monarchie. C'est le pas définitif du parti socialiste vers l'acceptation d'un régime médiéval, avec un roi qui, de par sa naissance et ses origines, exerce le pouvoir suprême sur le pays. Une situation médiévale à laquelle le parti socialiste souscrit pour la

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première fois. Le parti socialiste ne se limite pas à soutenir l'idéologie bourgeoise, il se met même à promouvoir l'idéologie monarchiste, féodale. C'est le cas en Belgique, et c'est aussi le cas en Allemagne. Ceci montre que le passage du parti socialiste dans le camp de la bourgeoisie impérialiste, dans le camp de la bourgeoisie belliciste et dans le camp de la bourgeoisie monarchiste, est une histoire vieille de 80 ans... En tant que parti de guerre, il a soutenu toutes les opérations militaires au Congo, de 1914 à nos jours. On peut prouver matériellement que les partis socialistes d'Europe, depuis plus de 80 ans, et en tout cas depuis 1914, travaillent, comme machine de parti, pour l'impérialisme, pour le colonialisme, pour la grande bourgeoisie. Et pourtant, il y a toujours aujourd'hui des gens qui se bercent d'illusions au sujet des partis socialistes. En 1981, 300.000 personnes dans les rues de Paris pensaient que Mitterrand apportait enfin le socialisme. Après vingt ans de démagogie dans l'opposition, Mitterrand arrive au pouvoir et poursuit tout simplement la politique d'impérialisme et de colonialisme de la grande bourgeoisie française. Comparé à l'époque de Giscard d'Estaing, il a même encore fait mieux. L'armée française se trouve maintenant au Sénégal, au Tchad, à Djibouti, un peu partout à travers l'Afrique. Il y a aussi l'Afrique centrale: le Cameroun, Brazzaville, le Rwanda. Après sept ans au pouvoir, la France découvre que, pendant les premières années de la Seconde Guerre mondiale, Mitterrand a travaillé pour le régime fasciste de Vichy. Il a été ministre des Affaires Étrangères, il a organisé la terreur contre les Algériens en France, il a été ministre des Colonies, il a dirigé l'Empire colonial français. L'armée française a été à la pointe de la guerre contre l'Irak ainsi qu'en Somalie, bien entendu. La France peut maintenant s'enorgueillir d'avoir le plus grand nombre de soldats sous la bannière de l'ONU. Dans la plupart des guerres menées en ce moment par l'impérialisme contre les pays du tiers monde, on retrouve, aux premières lignes, des partis socialistes. On ne devrait pas s'en étonner lorsqu'on lit ce qu'un Vandervelde, chef du mouvement socialiste mondial, disait et faisait déjà en 1914. Depuis lors, les socialistes n'ont fait que dégénérer de plus en plus lamentablement, en ce qui concerne l'idéologie. 3. La question du nationalisme flamand et la Première Guerre mondiale |HautDe nombreux progressistes de Flandre prétendent que le mouvement socialiste a manqué le train du nationalisme et qu'il n'est pas parvenu à marier les idéaux du socialisme aux idéaux du mouvement flamand. Cette position présuppose que "le" mouvement flamand mène un "juste combat démocratique" et que le mouvement socialiste aurait dû soutenir ce juste combat démocratique depuis le début. Par exemple, durant la Première Guerre mondiale, lorsque ce combat a commencé pleinement. A cela, nous voulons répondre que, dans le passé, ce combat n'a jamais été juste et qu'il est aujourd'hui tout à fait réactionnaire, parce qu'il n'existe aujourd'hui aucune discrimination pour quelqu'un qui parle néerlandais dans ce pays.

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La position révolutionnaire |Haut Quelles sont les relations entre la lutte pour le socialisme et la lutte pour le droit de parler néerlandais en Flandre? Quel lien y avait-il entre les revendications nationales en Belgique, à savoir le droit de parler en néerlandais durant la Première Guerre mondiale, et le socialisme? Un socialiste qui devait se prononcer, en 1914, sur la question linguistique en Belgique, devait considérer la question linguistique dans le cadre global de la société de classes en Belgique. Qu'est-ce que cela voulait dire durant la guerre? En premier lieu, cela voulait dire: lutter contre la barbarie des impérialistes dans les deux camps. Le deuxième problème auquel il fallait faire face en tant que socialiste et révolutionnaire, c'était le combat pour l'amélioration de la situation catastrophique des travailleurs en Belgique: les 700.000 sans emploi, les 3.500.000 de personnes qui devaient vivre de l'assistance, la famine généralisée. Puis, en troisième ou peut-être en quatrième position, venait la lutte contre la discrimination qui existait en Belgique en raison de la langue, contre le fait qu'on ne pouvait pas étudier en néerlandais à l'université, ou à l'école moyenne, etc. Un socialiste devait mesurer l'importance exacte du problème. Il devait voir à quels problèmes vitaux les travailleurs était confrontés en tout premier lieu. C'était la guerre barbare, à laquelle il fallait mettre fin, et c'était la misère et l'exploitation horrible de la masse des travailleurs. Et en troisième lieu, il y avait également le fait que chacun devait avoir le droit de parler sa propre langue. Mais les morts ne parlent plus aucune langue. Quand les massacres font rage, le plus grand souci, c'est que les travailleurs survivent en tant que classe et qu'ils mettent fin à la cause de cette boucherie. Les socialistes révolutionnaires de Belgique auraient naturellement dû protester contre la discrimination linguistique et mener la lutte. Mais cette lutte, ils auraient dû la mener dans le cadre général de la préparation d'un soulèvement de tous les travailleurs belges contre le capitalisme: Wallons, Bruxellois, Flamands, qui tous souffraient du même mal principal, le capitalisme, l'impérialisme et la guerre. Un socialiste est opposé à toute forme de discrimination, mais cette lutte contre la discrimination s'inscrit dans le cadre global de la lutte pour la libération économique et sociale. Cette seule exigence démocratique, l'égalité de langue et l'égalité des droits nationaux, n'était absolument pas la revendication principale et elle devait s'inscrire dans le cadre de l'orientation principale de la lutte: mettre fin à la guerre en préparant les travailleurs de Belgique, francophones ou néerlandophones, à renverser le capitalisme. C'est ainsi que l'exigence de l'égalité linguistique doit être intégrée dans un programme qui débouche sur le renversement de la bourgeoisie. Les nationalistes flamands pendant la Première Guerre mondiale |HautQuelle était la conception des nationalistes flamands au cours de la Première Guerre mondiale? Il faut situer cette question dans le contexte des classes de l'époque. Il y a à cette époque en Flandre une bourgeoisie flamande réactionnaire

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montante. "Réactionnaire" signifie qu'elle est plus semi-féodale que moderne, libérale et démocratique. Le clergé flamand est traditionnellement d'extrême droite. Il a lutté contre la Révolution Française. La Flandre a une bourgeoisie développée qui parle français pour se distinguer de "ses" ouvriers. Mais il y a aussi une petite-bourgeoisie montante qui, dans ses idées, est plus réactionnaire que progressiste et qui espère devenir une grande bourgeoisie flamande ca-pable de concurrencer la bourgeoisie francophone. Dans cette perspective, elle tente de mobiliser les masses flamandes, les paysans surtout, en faveur de ses intérêts. Cette bourgeoisie montante va faire de la question linguistique le point principal. Car bien entendu, elle ne veut pas mener la lutte contre la misère dans laquelle se trouvent les ouvriers et les paysans: ce n'est pas son problème. Bien entendu, elle ne va pas lutter pour une révolution socialiste car elle est non seulement opposée à la révolution socialiste, mais elle est même opposée à la révolution bourgeoise. Cette bourgeoisie flamande réactionnaire montante va dominer le mouvement flamand durant la Première Guerre. Le mouvement flamand débute pendant la guerre avec le pasteur Domela Nieuwenhuyze, un Hollandais venu en Belgique au nom de la Ligue Pangermanique. Nous avons déjà parlé de la Ligue Pangermanique lorsque nous avons évoqué les deux tactiques de l'expansionnisme allemand. Une première orientation est en faveur de l'annexion, elle a le soutien de l'armée, de l'administration, ainsi que de Thyssen et Krupp. Krupp dirige la Ligue Pangermanique qui, officiellement, est en faveur de l'annexion de la Belgique à l'Allemagne. C'est sous l'impulsion du pasteur Nieuwenhuyze, mandataire de cette Ligue Pangermanique, qu'est fondé "Vrij Vlaanderen" (Flandre Libre), un mouvement de jeunes Flamands réactionnaires, la plupart catholiques. Il exige l'indépendance de la Flandre. "Vrij Vlaanderen" créera quelques années plus tard le "Raad van Vlaanderen" (Conseil de la Flandre) qui prétend être un gouvernement flamand en devenir. En février 1917, deux cents mandataires de toute la Flandre se rassemblent. Nous sommes en pleine guerre, sous occupation allemande. Qui veut se déplacer d'un village à l'autre doit avoir l'autorisation de l'autorité militaire allemande. Tous reçoivent un papier de cette autorité, stipulant qu'ils peuvent se rendre au "Vlaamse Raad". Celui-ci décide qu'il va proclamer l'indépendance de la Flandre et, pour ce faire, des représentants se rendent à Berlin, auprès du Chancelier allemand! Tack et Borms, les deux chefs de cette délégation forte de six personnes, tiennent un discours devant le Chancelier allemand, à Berlin: «3 mars 1917. Les Flamands de Belgique exigent l'indépendance et l'autonomie complète et totale. Nous demandons que ces souhaits soient réalisés au plus tôt, car ce n'est que sous l'occupation que nous réussirons à briser la suprématie de la culture et du capitalisme wallons.» Dès le début, ces "flamingants" disent ouvertement qu'ils sont des collaborateurs de l'occupant allemand. Et c'est en tant que collaborateurs qu'ils réclament la prétendue "indépendance" de la Flandre. Il s'agit donc d'une

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"indépendance" de la Flandre dans le cadre de l'Empire pangermanique allemand. Ce qu'on présente de façon démagogique au peuple de Flandre comme "indépendance", est en réalité l'annexion de la Flandre par l'Allemagne. Le "Raad van Vlaanderen" fait une proclamation très intéressante le 20 juin 1918. Très intéressante, parce qu'elle résume notamment cinq siècles d'histoire de la Flandre. «Livré à la France, à l'Angleterre et aux Etats-Unis, notre peuple tombe en décadence, son caractère s'abâtardit.» Donc, livré à la France, à l'Angleterre et aux Etats-Unis, on produit des bâtards flamands. Par contre: «Économiquement, politiquement et stratégiquement, la Flandre est aux portes de l'Allemagne. Elle sait que son autonomie constitue une garantie pour l'Allemagne mais aussi que son autonomie ne peut être réalisée que grâce à l'aide allemande.» La prétendue "autonomie" de la Flandre, grâce à l'occupation allemande, est placée dans un cadre qui détermine depuis des siècles déjà les problèmes de la Belgique et des Pays-Bas. On a d'un côté l'impérialisme français qui essaie de prendre la Belgique sous son contrôle; l'Angleterre essaie la même chose et les impérialistes allemands aussi. Il y a donc en Flandre des parties de la bourgeoisie qui s'appuient qui sur la France, qui sur l'Angleterre, qui encore sur l'Allemagne. Elles défendent leurs propres intérêts mais, pour les concrétiser, se mettent au service d'une de ces trois puissances qui entourent ce petit bout d'Europe dans lequel nous vivons. La fraction réactionnaire de la bourgeoisie catholique belge dit: nous sommes anti-français, anti-anglais, et nous sommes pour l'expansionnisme allemand. Nous avons déjà montré que la politique allemande, au cours de la Première Guerre mondiale, a joué sur la corde du "droit à l'autodétermination des peuples". Droit à l'autodétermination des Baltes, des Polonais et des Ukrainiens pour se séparer de la Russie, "droit à l'autodétermination" sous occupation militaire allemande. C'est au nom du "droit à l'autodétermination" des peuples que l'expansionnisme allemand arrache de petits peuples de leur lien plus large pour les placer sous contrôle allemand. Schröder, le commandant de la marine allemande, et l'un des plus grands responsables militaires, dit de la déclaration du "Raad van Vlaanderen": «Il est de la plus grande importance que, dans cette déclaration, les Flamands demandent eux-mêmes le soutien militaire allemand pour la protection de leur nouvel Etat. Cela permettrait à notre direction politique d'atteindre notre but le plus important, le contrôle militaire de la Flandre.» Les Flamands de droite disent: liberté, indépendance, droit à l'autodétermination. Et les militaires allemands disent: oui, vous pouvez parler de droit à l'autodétermination, mais votre nouvel Etat doit utiliser son droit à l'autodétermination pour demander soutien et protection auprès des Allemands. Nous disposerons alors d'un argument international pour ce que nous voulons réaliser aussi, à savoir placer la Flandre sous contrôle militaire allemand. C'était ainsi que les choses se présentaient en

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Europe de l'Est, dans les pays baltes, en Ukraine, et également chez nous. Le "droit à l'autodétermination des peuples" et "l'indépendance" étaient avancés comme mots d'ordre démagogiques, mais en réalité il s'agissait du contrôle allemand. Ce que nous voyons maintenant en Yougoslavie est un nouveau sommet dans le genre. On y a fabriqué le droit à l'autodétermination pour créer des Etats non viables, entièrement sous contrôle allemand ou américain. Le contenu réel de la démagogie pratiquée par le nationalisme flamand sur les thèmes de la liberté et de l'autodétermination est dévoilé par la citation suivante. Tack, le président du "Raad van Vlaanderen", dit en 1917: «La grande fécondité du peuple flamand lui donne un droit à la colonisation. Le territoire de cette colonisation est à trouver au Congo, en Wallonie et dans le Nord de la France.» Le nationalisme flamand signifie donc, non seulement contrôle militaire allemand sur la Flandre et annexion par l'Allemagne, mais aussi droit de coloniser le Congo, la Wallonie et la France. Et l'argument, c'est la grande fertilité. Une dernière remarque à propos du nationalisme flamand. Pendant la guerre, la Flandre et la Belgique étaient occupées par l'Allemagne et c'étaient les nationalistes flamands partisans de la réunion à l'Allemagne qui dominaient le mouvement. Mais une partie de la bourgeoisie flamande montante s'appuyait sur l'Angleterre, était pro-anglaise et défendait l'Empire britannique. Van Cauwelaert, qui dirigeait cette fraction, écrit pendant la guerre qu'il est d'une importance vitale pour l'Angleterre que les rives de la mer du Nord soient aux mains des forces pro-anglaises. Et sa fraction demande donc le soutien de l'impérialisme anglais pour renforcer sa position en Belgique au nom du... nationalisme flamand. En même temps, la fraction pro-allemande des nationalistes flamands dit qu'il est d'une importance vitale pour l'Allemagne que la Flandre soit indépendante, autonome et pro-allemande. Les uns disent: l'Allemagne doit avoir une côte sûre à la mer du Nord, les autres disent que l'Angleterre doit veiller à contrôler les côtes de la mer du Nord. Voilà donc un exemple concret de différentes fractions de la bourgeoisie flamande, qui se lient à l'une ou l'autre des grandes puissances européennes. Comment garantir l'indépendance de la Belgique |HautNi Van Cauwelaert, avec la bourgeoisie anglaise, ni les nationalistes flamands de droite, pro-allemands, n'étaient pour l'indépendance réelle de cette partie du monde. S'il y avait des forces dans ce territoire de l'Europe qui voulaient réellement l'indépendance de la masse des travailleurs, elles devaient débarrasser la Belgique du contrôle français, du contrôle anglais et du contrôle allemand. Logique, non? Si on voulait réellement l'indépendance, il fallait garantir cette indépendance par rapport aux trois puissances mondiales qui entourent la Belgique et qui, depuis cinq siècles, s'obstinent à vouloir la contrôler. Mais comment réaliser une indépendance réelle face à ces trois puissances sans s'appuyer sur la masse des travailleurs et la masse des paysans de l'époque? Pour réaliser une réelle indépendance, il fallait avoir une

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politique révolutionnaire, s'appuyant sur la mobilisation des classes laborieuses. Il fallait pour cela en tout premier lieu exprimer les intérêts fondamentaux des travailleurs et les préparer au socialisme. Seul un mouvement pour une révolution socialiste en Belgique pouvait, à cette époque, à la fois défendre les intérêts fondamentaux des travailleurs, des ouvriers et des paysans, et réaliser la vraie indépendance, aussi bien des francophones que des néerlandophones de Belgique. La lutte pour le socialisme et la lutte pour l'indépendance par rapport aux grandes puissances vont de pair avec une mobilisation révolutionnaire des masses populaires. Notes |Haut* Ludo Martens est président du Parti du Travail de Belgique et auteur de différents ouvrages: L'URSS et la contre-révolution de velours (1991); Un autre regard sur Staline (1994), Pierre Mulele, la deuxième vie de Patrice Lumumba (1985), Abo, une femme du Congo (1989); De Tien An Men à Timisoara (1994), Le Parti de la Révolution (1996). L'auteur cite les sources suivantes: Soutou Georges-Henri, L'or et le sang: les buts de guerre économiques de la Première Guerre mondiale, Ed. Fayard, Paris 1989, p.963.Fischer Fritz, Les buts de guerre de l'Allemagne impériale 1914-1918, Ed. de Trévise, Paris 1970, p.653.Rudiger, Flamenpolitik, suprême espoir allemand de domination en Belgique, Ed. Rossel, 1921, citations p.50, 76, 288 et 22.Vandervelde Emile, La Belgique envahie et le socialisme international, Ed. Berger-Levrault, Paris 1917, p.12, 71, 162, 73-74, 125, 10, 3.Lénine, Les tâches de la social-démocratie révolutionnaire dans la guerre européenne, in Oeuvres Tome XXI, Ed. sociales Paris, Ed. du Progrès Moscou 1960, p.9-13.Lénine, La faillite de la IIème Internationale, in Oeuvres Tome XXI, Ed. sociales Paris, Ed. du Progrès Moscou 1960, p.207-266.Lénine, Le socialisme et la guerre, in Oeuvres Tome XXI, Ed. sociales Paris, Ed. du Progrès Moscou 1960, p.307-350.

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