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I». Il Économie La population de l'Inde : évolution historique et tendances contemporaines L'étude de l'histoire démographique de l'Inde, depuis la période colo- niale jusqu'à l'aube de l'an 2000, revêt une importance toute particu- lière en regard du formidable élan qui anime une population censée devenir la plus importante au monde durant les cinquante années à venir. Elle est sans doute d'autant plus nécessaire que la population indienne, depuis le siècle dernier, a continuellement nourri les fan- tasmes démographiques du sens commun : disette, épidémie, exode de masse, surpopulation, fécondité incontrôlée, etc. par Christophe Z. GUILMOTO* Même en l'absence de famine ou de signe mani- feste d'urbanisation effrénée, la démographie débridée de l'Inde fait aujourd'hui toujours recette, tandis que la discipline de la population chinoise semble servir de modèle plus réconfor- tant à cet inconscient démographique, nonobs- tant l'hécatombe de 1958-1961 (environ 25 mil- lions de morts) et le degré inhabituel de violence qui accompagne de nos jours la régulation de la migration et de la fécondité en Chine (1). On en prendra pour récent exemple un article d'un quotidien portant sur la population de l'Inde à l'occasion de la conférence internatio- nale du Caire que nous reproduisons ci-contre. On ne s'attardera pas tant sur les méprises tech- niques, les estimations fantaisistes ou les inco- hérences de l'exposition, très nombreuses dans cet article fort mal informé, que sur les para- digmes qui émergent de cette présentation mythologique. Le premier d'entre eux relève de l'effroi suscité par les nombres d'habitants, de naissances, de migrants, dont le volume inha- bituel, et parfois purement imaginaire suite à une erreur de calcul, ne laisse jamais de fasciner les Européens. Cet effet est relayé par des hyperboles langagières {«augmentation expo- nentielle », etc.) et une panoplie de scénarios, en général catastrophiques, qui découlent logi- quement de la coupable imprévoyance des - Voir l'encart couleur. populations indiennes et de leurs gouverne- ments. Mais comme il a été observé à propos de l'imagerie indienne en Occident, ces élucubra- tions servent avant tout de caisse de résonance aux inquiétudes locales, et par conséquent bien concrètes, de l'opinion européenne. Il n'est donc finalement pas étonnant que l'article en vienne progressivement à attribuer aux musul- mans indiens la responsabilité de toutes ces calamités - fécondité excessive, immigration clandestine, voire fracture sociale - quand on sait combien de telles angoisses sont vives en France. Le présent article offre une vue moins tapa- geuse de l'évolution de la population indienne. Nous y présentons avant tout les dynamiques démographiques, c'est-à-dire les ressorts de la croissance de la population observée depuis le siècle dernier et leurs principales explications. Il apparaît que la démographie indienne est sûre- ment moins subie que délibérée, et que l'arbi- trage des individus, des familles ou des commu- nautés (de village, de caste, de confession, etc.) s'exerce en de nombreux domaines face à un État impuissant à réguler le détail des arrange- ments sociaux et de leurs composantes démo- graphiques, les mariages, les migrations, les naissances, etc. Nous ne pouvons toutefois rendre compte de la diversité des situations, des •ORSTOM. (1) VoirJ. Drèze, 1994, « L'Inde et la Chine : développement économique et bien-être social », Revue d'Économie du Dévelop- pement, 4, pp. 77-96. Voir également l'ouvrage de Drèze et Sen cité en bibliographie. Historiens & Géographes, N' 356 (Dossier : p. 93) 301

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I». Il

Économie

La population de l'Inde :évolution historique et tendances contemporaines

L'étude de l'histoire démographique de l'Inde, depuis la période colo-niale jusqu'à l'aube de l'an 2000, revêt une importance toute particu-lière en regard du formidable élan qui anime une population censéedevenir la plus importante au monde durant les cinquante années àvenir. Elle est sans doute d'autant plus nécessaire que la populationindienne, depuis le siècle dernier, a continuellement nourri les fan-tasmes démographiques du sens commun : disette, épidémie, exodede masse, surpopulation, fécondité incontrôlée, etc. par Christophe Z. GUILMOTO*

Même en l'absence de famine ou de signe mani-feste d'urbanisation effrénée, la démographiedébridée de l'Inde fait aujourd'hui toujoursrecette, tandis que la discipline de la populationchinoise semble servir de modèle plus réconfor-tant à cet inconscient démographique, nonobs-tant l'hécatombe de 1958-1961 (environ 25 mil-lions de morts) et le degré inhabituel de violencequi accompagne de nos jours la régulation de lamigration et de la fécondité en Chine (1).On en prendra pour récent exemple un articled'un quotidien portant sur la population del'Inde à l'occasion de la conférence internatio-nale du Caire que nous reproduisons ci-contre.On ne s'attardera pas tant sur les méprises tech-niques, les estimations fantaisistes ou les inco-hérences de l'exposition, très nombreuses danscet article fort mal informé, que sur les para-digmes qui émergent de cette présentationmythologique. Le premier d'entre eux relève del'effroi suscité par les nombres d'habitants, denaissances, de migrants, dont le volume inha-bituel, et parfois purement imaginaire suite àune erreur de calcul, ne laisse jamais de fascinerles Européens. Cet effet est relayé par deshyperboles langagières {«augmentation expo-nentielle », etc.) et une panoplie de scénarios,en général catastrophiques, qui découlent logi-quement de la coupable imprévoyance des

- Voir l'encart couleur.

populations indiennes et de leurs gouverne-ments. Mais comme il a été observé à propos del'imagerie indienne en Occident, ces élucubra-tions servent avant tout de caisse de résonanceaux inquiétudes locales, et par conséquent bienconcrètes, de l'opinion européenne. Il n'estdonc finalement pas étonnant que l'article envienne progressivement à attribuer aux musul-mans indiens la responsabilité de toutes cescalamités - fécondité excessive, immigrationclandestine, voire fracture sociale - quand onsait combien de telles angoisses sont vives enFrance.Le présent article offre une vue moins tapa-geuse de l'évolution de la population indienne.Nous y présentons avant tout les dynamiquesdémographiques, c'est-à-dire les ressorts de lacroissance de la population observée depuis lesiècle dernier et leurs principales explications. Ilapparaît que la démographie indienne est sûre-ment moins subie que délibérée, et que l'arbi-trage des individus, des familles ou des commu-nautés (de village, de caste, de confession, etc.)s'exerce en de nombreux domaines face à unÉtat impuissant à réguler le détail des arrange-ments sociaux et de leurs composantes démo-graphiques, les mariages, les migrations, lesnaissances, etc. Nous ne pouvons toutefoisrendre compte de la diversité des situations, des

•ORSTOM.

(1) VoirJ. Drèze, 1994, « L'Inde et la Chine : développement économique et bien-être social », Revue d'Économie du Dévelop-pement, 4, pp. 77-96. Voir également l'ouvrage de Drèze et Sen cité en bibliographie.

Historiens & Géographes, N' 356 (Dossier : p. 93) 301

Les paradoxes de l'IndeCe pays ne sait comment gérer une augmentation exponentielle des naissances

PONDICHÉRYFrançois GAUTIERElles sont là, sagement assisesdans la salle d'attente de l'hôpitaldes Sœurs de Cluny. Musulmanescachées derrière leur burkha noire,jeunes catholiques en jupe et entee-shirt ou femmes hindoues dra-pées dans leur sari coloré ; et ellesont toutes le ventre rond des der-nières semaines de grossesse. Au-dessus de leur tête, toute une sériede photos plus horribles les unesque les autres, montant des fœtusavortés accompagnés d'une têtede mort et suivis de l'inscription :« La contraception et l'avortementsont péchés mortels. » Et puis,juste en sortant de Cluny, ontombe nez à nez avec une énormeaffiche gouvernementale qui pro-clame : « We two », « deuxenfants » (par famille), au côtéd'une marque de préservatif. Unpeu plus loin, dans la mosquée deMuthialpet, l'imam tonne contre lacontraception et le gouvernementindien qui va envoyer une déléga-tion à la Conférence du Caire.Ces trois images symbolisent bienle dilemme démographique del'Inde d'aujourd'hui. Les bonnessœurs, de Cluny sont réputéesdans l'État de Pondichéry pour leurdévouement et la qualité des soinsmédicaux qu'elles prodiguent - ettoutes les femmes, quelles quesoient leur religion, leur caste etleur nationalité, y accourent. Mais,comme mère Teresa, qui fait cam-pagne contre l'avortement et lacontraception et comme la majo-rité des mollahs, elles se trouventen porte-à-faux avec la politiquedu gouvernement indien, quicontinue sa campagne désespéréepour le contrôle delà population.

50 bébés chaque minutesLes religieuses auront-elles gainde cause ? La population de Pon-dichéry, qui était de 50 000 en1960, est passée à 400 000 en 1980et 700 000 aujourd'hui. Pourtant,Pondichéry possède un taux d'al-phabétisation les plus élevésd'Inde : 74 %. Et qui dit alphabéti-sation dit généralement faibleaccroissement de la population. LeKérala, qui possède le record d'al-phabétisation avec plus de 90 %, aaussi le taux de fécondité le plusfaible : 1,2 % ; et Pondichéry n'estpas loin, avec 2,2 %.Alors, pourquoi la population a-t-elle presque doublé en dix ans ?« C'est bien simple, répond

M. Ganjarajan, directeur dubureau de recensement, Pondi-chéry, du fait de l'importante pré-sence française de quelque20 000 Pondichériens à passeportfrançais qui rapportent leursdevises, est une ville riche par rap-port au reste de Tamil-Ñadu etattire énormément d'émigrantsvenus des campagnes. »On ne peut accuser le gouverne-ment indien de ne pas avoir faitassez pour enrayer la croissancede la population : « Nous sommesle premier pays au monde à avoirlancé un programme généralisé ducontrôle des naissances en 1952,affirme M. Ganjarajan, et exceptépour une courte période, en 1974(lorsque Mme Gandhi tente d'im-poser les stérilisations et perditimmédiatement les élections), nosprocédés ont été démocratiques etnous n'avons jamais essayé de for-cer qui que ce soit, contrairement àla Chine, à qui on nous comparetoujours. »

Effectivement, même si cinquantebébés naissent toujours en Inde àchaque minute, 7 200 par jour et24 millions par an, le taux d'ac-croissement est tombé de 2,5 % il ya dix ans, à 1,9 % aujourd'hui. Et letaux de fécondité (nombre d'en-fants par femme) de 4,5 en 1981 à3,7 en 1991. Mais, avec 890 mil-lions d'Indiens et 1,5 milliard prévuen 2025, contre 1,2 milliard enChine, la démographie en Indereste galopante. « Cela mangetous les progrès que fait notre éco-nomie », se lamentait M. Tata, lepère de l'industrie indienne. Eneffet, il fait de plus en plus dur devivre en Inde : les villes sont sales,polluées, surpeuplées, et l'on sedemande où vont se mettre les27 millions d'âmes qui naissentchaque année.« Et que fait le gouvernementindien ?, tempête un editorial 'unjournal indien : Ni le premierministre ni même le président del'Inde ne daignent se rendre auCaire ; on y envoie seulement leministre de la Santé, un politicienqui ne connaît rien aux problèmesde la population. » Et l'éditorial decontinuer : « Ce n'est pas queM. Narashima Rao soit indifférentau problème démographique deson pays, mais, comme les autresleaders d'Asie du Sud, il succombeà la pression de l'islam. »C'est en effet le gros problème enInde, dont personne.ne veut parlerouvertement : les Etats qui con-

naissent le plus fort taux d'accrois-sement sont ceux qui ont unemajorité musulmane, tel celui del'Uttar Pradesh, le plus peuplé del'Inde, avec 143 millions d'habi-tants, dont près de 50 % de musul-mans, mais qui connaît le tauxd'alphabétisation le plus bas dupays avec 49 % (les femmes de latribu Meo, par exemple, ne sontalphabétisées qu'à 2 %), et celui dela natalité la plus élevée avec 36pour mille (contre 17 pour mille auKérala). Le BJP, le parti de ce qu'onappelle la droite indoue, toujoursprêt à critiquer l'islam, accuse :« Ce sont les musulmans indiensqui accroissent la natalité dansnotre pays, car, depuis l'indépen-dance, leurs mollahs ont décou-ragé l'éducation et interdit auxfemmes la contraception. » Et deconclure : « Le parti du Congrès deM. Rao a bien trop peur de perdreles voix des 120 millions de musul-mans indiens (qui lui sont tradi-tionnellement fidèles) pour s'éle-ver contre ces mollahs. »

Immigration clandestineAutre phénomène important rare-ment mentionné : on estime à prèsde 60 millions aujourd'hui lesimmigrés clandestins du Bangla-desh qui viennent chercher demeilleures conditions de vie enInde. Le BJP accuse ces Bangla-deshis de « constituer une troi-sième colonne en Inde qui s'orga-nise, fonde des mosquées et formeun pouvoir politique de plus enplus tenace ». Le gouvernementindien a bien tenté de construireune sorte de mur de Berlin le longdes trois mille kilomètres de fron-tières indo-bangladeshis, mais leprojet s'est enlisé et chaque jourdes centaines de Bangladeshiscontinuent d'affluer en Inde.L'Asie du Sud va-t-elle perdre labataille de la population ? Laréponse est entre les mains desfemmes. Pourtant, tout ce conti-nent est gouverné par desfemmes : Mmes Kumtarunga auSri-Lanka, Bhutto au Pakistan, etKhaleda au Bangladesh, sans par-ler de Sonya, la veuve de RajivGandhi, qui fait la pluie et le beautemps en Inde. C'est le paradoxe-mais aussi l'espoir du sous-conti-nent. Mais, en attendant, Pondi-chéry, « petit bout de la France enInde », perd lentement mais sûre-ment son charme tranquille d'an-cienne colonie.

F.G.

Le Figaroàu 3-4 septembre 1994

« Un exemple récent. La mythologie démographique »

302 (Dossier : p. 94) Historiens & Géographes, N' 356

comportements et des évolutions. La sociétéindienne, à l'instar du monde européen, estextrêmement fragmentée et les évolutionsdémographiques qui se sont répercutées demanière très variable selon les sous-popula-tions concernées ne peuvent être aisémentrésumées en un article de synthèse.

I, PERSPECTIVES HISTORIQUES (AVANT 1948)

• 1.1 L'INDEPRÉCOLONIALEAvant la période coloniale britannique, lestraces de l'évolution démographique du sous-continent indien sont très éparses, car à la dif-férence de l'expérience de l'Europe ou de l'Asieorientale, aucun système d'enregistrement,qu'il s'agisse de dénombrement systématiquede la population ou d'enregistrement des nais-sances et des décès, n'a permis de fournir dedécompte fiable des populations indiennes etde leur évolution. On ne dispose en fait que desources fragmentaires, qui sont le plus souventdes estimations incertaines rapportées par desvoyageurs ou le fruit de calcul indirect, visant àdéduire les densités de peuplement à partird'informations fiscales ou de chiffres établisultérieurement, à partir des recensements bri-tanniques. On présente sur le tableau 1quelques-unes de ces estimations dont la diver-sité résulte des raisons de sources évoquéesprécédemment (2). Les chiffres présentésindiquent que le volume démographique dusous-continent était comparable à celui de l'Eu-rope, même si les fluctuations au cours dessiècles semblent avoir été plus accentuées en

Inde durant l'ère moderne. Cependant, alorsque la croissance démographique s'affirme enEurope à partir du xviii" siècle, ce décollage estretardé en Inde au siècle suivant. Cet ajourne-ment de la croissance démographique est sansdoute étroitement lié aux conflits qui précèdentl'établissement de la suprématie britannique audébut du siècle dernier. À ce décalage histo-rique vient également s'ajouter le rythme assezmodeste auquel s'opère cette « reprise » histo-rique de la croissance, ce qui explique la faibleprogression démographique de l'Inde entre1600 et 1900 par rapport au reste du monde.

Moins indirectes, sans pourtant être plusfiables, les évaluations de populations de villeque l'on doit à des récits de voyageurs tendent àsouligner la densité et la singularité du maillageurbain précolonial. Ainsi, sous l'influence desinvasions musulmanes, le tissu urbain du norddu pays se recomposa en s'appuyant sur descités au destin changeant comme Delhi (quiaccueillit en son périmètre actuel plusieurs sitessuccessifs de capitales), Agra (devenue capitaleà l'époque des Lodi), Sikri, Ahmedabad, Luck-now, Patna, Cuttack, Varanasi (Bénarès), Jaun-pur, etc. Selon un voyageur, l'empire mogholcomptait même 2 800 villes à la fin duxvie siècle. Sur le plateau de Deccan, ou encoreplus au sud en des régions faiblement touchéespar les conquêtres musulmanes, d'autres villesde grande importance ont prospéré au fil desdynasties en place, avec parmi les plus célèbresGolconde (Hyderabad), Bijapur, Pune, Vijayana-gar (3) (Hampi) ou Madurai. La faiblesse relativede la part de la population urbaine lors des pre-miers dénombrements du xix" siècle donne àpenser que le système urbain a pu être affectépar les périodes de trouble qui précédèrent la

Tableau 1 : diverses estimations de la population de l'Inde historique(Bangladesh, Inde et Pakistan actuels) de 1600 à 1850.

Année deréférence

1600175018001850

Fourchette de population(en millions d'habitants)

100125-190120-207175-232

Auteurs et dates de publications des estimations

Moreland (1920), Davis (1951), Das Gupta (1972), Habib (1982)Davis (1951), Bhattacharya (1967)Davis (1951), Das Gupta (1972), Mahalanobis et Bhattacharya (1976)Davis (1951), Das Gupta (1972), Mahalanobis et Bhattacharya (1976)

Sources : Bhattacharya, 1995, Report of the Population estimates of India, Vol. V, 1831-1850. Part. B. India, Census of India,1961, New Delhi, D. Kumar, 1982, The Cambridge Economic History of India, vil. Il, c. 1757-c. 1970, CUP, Cambridge.

(2) II est à noter que certains chiffres existent pour des périodes antérieures, y compris pour les villes dont l'existence est attes-tée à l'époque pré-védique (les villes de la civilisation Harappa en 2 000 avant J.-C.) ou post-védique (comme Mathura ou Madu-rai, entre 600 et 300 avant J.-C), mais ces informations sont trop incomplètes pour être aisément interprétées.

(3) Vijayanagar est décrite aux xv* et xvi" siècles comme l'une des plus grandes villes au monde. Agra, au xvii" siècle, auraitcompté plus de 500 000 habitants.

Historiens & Géographes, N' 356 (Dossier : p. 95) 303

Bénarès, décembre 1987. Circulation et sainteté. Photo C. Valenzuela.

conquête britannique, mais durant la périodeprécoloniale, le monde urbain ne connaissaitque des formes d'essor très irrégulières, liées àdes conjonctures passagères, commerciales etpolitiques avant tout, sans que les villes n'occu-pent dans l'espace indien une place préémi-nente. La faiblesse des surplus dérivés de l'agri-culture et l'instabilité des régimes politiquesexpliquent sans doute pourquoi l'urbanisationest restée aussi déséquilibrée et dépourvue dedynamique autonome sur le long terme.

Parmi les mouvements de redistribution depopulation, les seuls à avoir laissé des tracesdurables en Inde sont les vagues migratoiresqui sont venues brasser les populations, nonseulement dans les villes, mais également dansles campagnes où la structure sociale du peu-plement est souvent extrêmement complexe.Parmi les grands mouvements de population,on notera notamment la pénétration musul-mane (d'origine turque ou afghane) dans leNord et le Deccan ou les migrations des Télou-gous, originaires de I'Andhra Pradesh, vers lesud de la péninsule. D'autres redéploiementsmigratoires, qui sont à l'origine des écheveaux

de castes aujourd'hui constatés, se sontdéroulés sur des échelles territoriales plusétroites, et les traits disparates des groupessociaux qui se partageaient chaque région sesont en partie brouillés sous l'effet de siècles decohabitation.

• 1.2 L'INDE COLONIALEDurant la première moitié du siècle dernier, lepouvoir colonial conduit les premiers dénom-brements de ses nouvelles possessions, maisles données recueillies restent de qualité incer-taine. L'ère statistique débute en réalité à partirde 1870-1880 en Inde, période durant laquelleapparaissent les premiers chiffres à la fois derecensements de type moderne et de l'état civil(notamment dans les grandes villes). Ces recen-sements décennaux, de 1871 à 1991, vont four-nir un volume considérable d'informations, nonseulement sur les évolutions démographiques,mais également sur la composition de la popu-lation par âge, niveau d'éducation, groupe reli-gieux ou caste, etc. (4) Sur le tableau 2 figurentles totaux de population à chaque début de

(4) À propos de la démographie coloniale, voir C.Z. Guilmoto, 1992. « Chiffrage et déchiffrage : les institutions démographiquesdans l'Inde du Sud coloniale », Annales ESC, 4-5, juillet-octobre, pp. 815-840.

304 (Dossier : p. 96) Historiens & Géographes, 1ST 356

Gurú Gobind Singh dans l'imagerie populaire des Sikhs© Photo Denis Matringe

Gurù Ràm Dàs et le temple d'or d'Am ri tsardans l'imagerie populaire des Sikhs

© Photo Denis Matringe

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istoriens & G

éographes, N° 352

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Le Chef Coûtumier d'un autre village du Karnataka,sans pouvoir officiel désormais,

transporte des plants de cocotiers© Photo Fr. Landy

Village irrigué du Karnataka, sarclage de tomates.Au fond, canne à sucre (en tête de rotation), 125 t/ha.

© Photo Fr. Landy

Même village, moisson de l'eleusine (=millet)par une ouvrière agricole immigrée 35 qu/ha.

© Photo Fr. Landy

Marché à OMKARESHWAR(sur la Narbada, État de Madhya Pradesh)

© Photo Y. Laude

310 (Dossier: p. 102) Historiens & Géographes, N° 352

Tableau 2

Décennie deréférence

1871-811881-911891-19011901-111911-211921-311931-411941-511951-611961-711971-811981-911991

: Population et indicateurs démographiques de l'Inde contemporaine, 1871-1991

Populationen début

de période(en millions)

209,1210,9231,4238,4252,1251,3279,0318,7361,1439,2548,2683,8846,3

Taux decroissance

annuel(pour 1 000)

0,99,32,95,6

- 0,310,313,412,619,622,422,521,1

Taux denatalité

(pour 1 000)

nd4947494947454344423732

Taux demortalité

(pour 1 000)

nd4144434937333126201511

Contextes et événementsdémographiques principaux

crise de 1876-78reprise vigoureusecrises en 1896-97 et 1899-1900

grippe espagnole en 1918début de la baisse de la mortalité

crise en 1943 (Bengale)

début de la baisse de la fécondité

nd : donnée non disponible.Sources diverses. Recensements indiens, estimations de K. Davis, de P.N. Mari Bhat et du SRS (état civil par échantillon).

décennie, ainsi que les composantes de l'ac-croissement démographique relatives aux dif-férentes périodes intercensitaires.La période coloniale, c'est-à-dire jusqu'en 1951,est divisée en deux périodes très distinctes quenous examinerons séparément. Ces deux seg-ments de l'histoire démographique indienne sedifférencient non seulement par le niveau desindicateurs démographiques, mais aussi parleur variabilité et leurs composantes tendan-cielles. La première période, qui s'interrompt en1921, est avant tout prolongement du renou-veau démographique inauguré, alors que laseconde période traduit le déclenchement d'unetransition démographique (la baisse successivede la mortalité, puis de la natalité) qui se pour-suit aujourd'hui.I. 2.1 La croissance malgré la crise

De 1871 à 1921, l'Inde est encore sous l'effet dece qu'il convient d'appeler un régime démogra-phique ancien, marqué par des niveaux trèsélevés des taux de mortalité et de natalité et unaccroissement naturel faible et irrégulier. Cesystème démographique, qui prévalait sansdoute également durant le xixe siècle pourlequel les données sont moins nombreuses,repose à la fois sur un potentiel de croissancedémographique réel et des crises démogra-phiques récurrentes qui annulent une partimportante de l'élan démographique. En effet,en période « normale », c'est-à-dire en l'ab-sence de crise démographique généralisée, letaux de natalité dépasse significativement celuide la mortalité, créant un accroissement naturelpositif annuel de 5 à 10 p. 1 000. Il s'agit là d'une

croissance tendancielle conséquente, très lar-gement supérieure à ce que l'on peut penseravoir été le niveau de progression démogra-phique de l'Inde précoloniale ou de l'Europe del'Ancien Régime.Mais cette croissance virtuelle est régulière-ment tronquée par des vagues de mortalité por-tées par des épidémies (choléra, malaria, etc.)ou des crises de subsistance qui suivent desaccidents climatiques, et durant lesquelles l'es-pérance de vie à la naissance peut chuter brus-quement de 10 ans. L'impact de ces crises estd'autant plus important qu'elles s'étendent àdes zones contiguës en prenant au piège leshabitants de régions entières. De plus, sousl'effet de la désintégration des réseaux sociauxet de l'affaiblissement des survivants de la crise,la natalité enregistre avec quelques trimestresde décalage une baisse à son tour très sensible,conduisant à un excédent parfois considérabledu nombre de décès sur celui des naissances.Quoique ce phénomène n'ait guère été étudiéen détail, il reste à noter toutefois à ce proposqu'après les plus fortes disettes et poussées épi-démiques, on observe des périodes de reprisedurant lesquelles le redressement de la natalitépar rapport à la mortalité est rapide et souventinversement proportionnel à l'impact local de lacrise.

Les exemples de crise sur la période examinéene manquent pas, avec notamment la famine(suite à des moussons insuffisantes et à l'envo-lée des prix) qui débuta en 1876 et affecta le sudet le centre du sous-continent, ou les ravages dela grippe dite « espagnole » en 1918 qui fit envi-

Historiens & Géographes, H' 356 (Dossier: p. 105) 313

ron treize millions de morts en Inde. D'autrescrises, plus circonscrites géographiquement,eurent également un impact considérable,entraînant en de nombreuses parties du pays unrecul démographique brutal. La sévérité de lanouvelle fiscalité et d'autres changements intro-duits par les Britanniques ont probablementcontribué à la fragilité du régime démogra-phique. Toutefois, les chroniques plusanciennes attestent de la fréquence des famineset des épidémies en Inde, notamment celles decholéra, bien avant la conquête coloniale.I. 2.2 Le début de la transition démographiqueà partir de 1920À partir des années 1920, et pour des raisonsencore mal élucidées, l'Inde entre dans une èrenouvelle de son histoire démographique. Le fac-teur central de cette transformation correspondcomme dans la plupart des expériences histo-riques de transition démographique observéesdans le monde, à une diminution presque irré-versible du niveau moyen de la mortalité.Comme on l'observe sur le tableau 2, le taux demortalité va décroissant à partir de 1921, dou-blant progressivement le potentiel d'accroisse-ment naturel, alors que l'espérance de vie à lanaissance dépasse désormais les trente ans. Sil'on compare le régime transitionnel au régimedémographique ancien examiné précédem-ment, ce redressement de la croissance démo-graphique semble découler avant tout de laréduction progressive de l'intensité, de l'éten-due et de la fréquence des crises, qu'il s'agissedes crises de subsistances classiques liées à unrenchérissement brutal du prix des grains ouaux vagues épidémiques (choléra, variole,peste). Ces fluctuations épisodiques de la mor-talité sont donc en recul constant, et l'Inde neconnaît plus de catastrophes d'une ampleursimilaire à celles des crises pré-transitionnelles.L'origine de la crise la plus aiguë, qui sedéclenche au Bengale en 1943 et se solde par1,5 million de morts, est d'ailleurs étroitementlié à la désorganisation administrative consécu-tive à la menace japonaise et, par conséquent,peu représentative de la période étudiée.

Le recul de cette mortalité de crise, à l'origine dudéclenchement de la transition démographique,ne s'explique pas de manière univoque. Si lespolitiques coloniales durant les faminessemblent avoir été beaucoup plus efficacesdans leurs efforts pour contenir les poussées demortalité, il ne semble guère possible d'y voirl'effet d'un changement radical dans le compor-tement de l'administration britannique en casde hausse soudaine des prix alimentaires,même si le désenclavement progressif desrégions grâce aux nouveaux réseaux de trans-

ports a sans doute réduit les risques de pénurielocale. De la même façon, les efforts consentispar les Britanniques en direction de l'infrastruc-ture sanitaire sont demeurés modestes après laPremière Guerre mondiale et ne sont sans doutepas à l'origine de la disparition progressive desplus graves maladies infectieuses comme lapeste, le choléra ou la variole. Quant aux deuxexplications résiduelles, à savoir l'améliorationdes conditions nutritionnelles ou le déclin de lavirulence microbienne, elles sont loin d'avoirrecueilli des confirmations unanimes.La natalité pendant cette période ne sembleavoir connu que de faibles oscillations. Elles'établit à un niveau de 45 à 50 p.1 000, corres-pondant à un peu moins de six enfants parfemme. Ce niveau élevé de la fécondité résultede traditions fortement fatalistes régnant demanière relativement homogène sur l'ensembledu pays, s'appuyant notamment sur une nuptia-lité très précoce, parfois même pré-pubertaire.Toutefois, comme on peut le noter en compa-rant la situation en Inde avec les niveaux defécondité supérieurs à 5 enfants par femmeobservés en d'autres populations, la descen-dance moyenne est loin d'être maximale. Denombreux facteurs militent en réalité pour unerelative modération de la fécondité dans l'Inde« traditionnelle », parmi lesquels on citera ainsila durée de l'allaitement (qui retarde la reprisedes cycles menstruels), l'interdiction de rema-riage des femmes de certaines communautés,les pratiques traditionnelles de limitation desnaissances (avortement, voire infanticide), lamoindre fertilité des femmes de plus de tren-te ans, etc. Cette situation explique pourquoi denombreux observateurs ont identifié, après l'In-dépendance, une réelle hausse de la féconditéparmi les femmes mariées, faisant suite à unrelâchement du système des normes tradition-nelles que l'on rattache à un phénomène plusglobal de « modernisation ».

I. 2.3 Les migrations colonialesLa pression démographique qui découle dunouvel environnement historique a sans doutejoué un rôle important dans la redéfinition descourants migratoires qui s'opèrent à partir dumilieu du siècle passé. Hormis pour les mouve-ments de population résultant de vastes opéra-tions militaires, la migration restait autrefoiscomme invisible à l'échelle de l'Inde, soit qu'ils'agisse de mouvements sur des courtes dis-tances (migrations de mariage parmi lesfemmes, migration de main-d'œuvre entrezones rurales, etc.) ou sur des périodes brèves.Les migrations permanentes entre régions dis-tantes restaient limitées à des groupes profes-sionnels d'effectifs très circonscrits (groupes

314 (Dossier: p. 106) Historiens & Géographes, N' 356

d'éleveurs nomades, castes marchandes, etc.),sans grand effet sur la géographie du peuple-ment. Or, à partir du xixe siècle, plusieurs phé-nomènes semblent désormais susciter de nou-veaux courants migratoires, consécutifs auredéploiement de l'économie coloniale au profitdes villes et de nouvelles zones de plantation.Le plus spectaculaire est sans doute le déclen-chement dès le xix8 siècle des courants migra-toires massifs vers le reste du monde colonial.L'intégration de l'Inde à l'Empire britannique aen effet fait sauter certains des verrous fermantle champ migratoire traditionnel de l'Inde enouvrant certaines campagnes indiennes aurecrutement outre-mer, en direction d'autrescolonies de la Couronne dont l'abolition pro-gressive de l'esclavage menaçait de tarir l'ap-provisionnement en main-d'œuvre. En l'ab-sence de tradition migratoire entre l'Inde et lesautres parties de l'empire, les contrats de recru-tement furent à l'origine extrêmement contrai-gnants, plaçant les immigrés indiens dans uneposition de main-d'œuvre captive pendant plu-sieurs années ; de nombreux points communsrapprochent ce système de l'esclavage duxvnr siècle ou du statut servile des laboureursdans les villages indiens du siècle passé.

Ainsi, et selon des réseaux dont la géographie etle calendrier seraient sans doute fastidieux àénumérer, des rameaux de population indiennese sont progressivement implantés en deszones aussi diverses que la Malaisie, la Birma-nie, Ceylan, l'Afrique du Sud (Natal) ou de l'Est(Ouganda, Kenya), la Guyane britannique ouFidji, mais également vers des régions souscontrôle français dans les Antilles ou les Mas-careignes. Vers certaines directions, comme lesplantations de thé des collines ceylanaises, lavallée de l'Irrawady en Birmanie, les plantationsd'hévéa de la péninsule malaise ou les îles Fidji,ces mouvements ont pu prendre un volumeconsidérable, altérant de manière parfois indé-lébile la structure ethnique traditionnelle dupeuplement local. Il est à noter que ces mouve-ments de migration, qui se sont égalementdirigés vers des régions nouvellement mises envaleur à l'intérieur même de l'Inde comme duChota Nagpur vers l'Assam, ont la plupart dutemps concerné des zones de recrutement par-ticulières : pays tamoul pour Ceylan, vallée duGange pour les Caraïbes, Gujarat et Sind pourles colonies d'Afrique orientale et méridionale,etc. Quoique les chiffres des migrations soientsouvent incomplets en raison de la multiplicitédes systèmes migratoires en place, on peut esti-mer à plusieurs millions le nombre d'Indiens quiont séjourné hors d'Inde entre 1850 et 1950.Lors de l'Indépendance, la population indienne

résidant à l'étranger était encore forte de plu-sieurs millions de migrants, et seule une mino-rité a pris le chemin du retour, sous la contraintedans la plupart des cas.Avec un décalage sensible par rapport à la miseen place des grands courants migratoires, leniveau d'urbanisation qui stagne encore à 10 %de la population totale au début du siècle, aprèsune longue période de récession économiqueconsécutive à l'intégration à l'économie colo-niale, s'élève régulièrement durant la premièrepartie du siècle pour atteindre 17,1 % en 1951.La population urbaine s'est durant l'intervallemultipliée par 2,4, contre une croissance de 1,5pour la population totale, et a par conséquentabsorbé une immigration croissante des rurauxvers les villes. La structure urbaine ancienne agraduellement laissé la place aux nouvellescités coloniales, qu'il s'agisse des capitales pro-vinciales comme Bombay, Madras ou Calcutta,ou de nouveaux pôles régionaux comme Coim-batore, Nagpur, Dehra Dun ou Dhanbad. Letissu urbain s'est rapidement diversifié grâce àla création de villes climatiques ou ferroviaires,de nouvelles industries, de zones portuaires oude centres administratifs. Parmi les grandesvilles de la période précoloniale, seule pro-gresse Delhi qui accueille en 1911 la nouvellecapitale coloniale. Lors de l'Indépendance,l'Inde compte déjà 76 villes de plus de100 000 habitants, les dix plus peuplées étantpar ordre de population décroissant Calcutta,Bombay (Mumbai), Madras (Chennai), Delhi,Hyderabad, Ahmedabad, Bangalore, Kanpur,Pune et Lucknow. Mais alors que le cycle migra-toire international s'interrompt presque définiti-vement durant la Seconde Guerre mondiale, lesnouveaux États indépendants comme la Birma-nie tentant même de se débarrasser de leursmigrants coloniaux, les processus d'urbanisa-tion vont s'intensifier après l'Indépendancesous l'effet du départ des Britanniques et dudéveloppement économique accéléré.

Si à une échelle micro-régionale, de forts mou-vements de redistribution (vers les pôlesurbains et les zones de plantation) sont percep-tibles, la morphologie du peuplement dansl'ensemble de l'Inde n'a pas connu de change-ment fondamental. Quelques petites régionsont certes enregistré une croissance presquedouble de la moyenne nationale, comme leKerala (baisse de la mortalité) ou le Tripura etl'Assam (immigration), mais les grands équi-libres démographiques entre régionsdemeurent. On notera toutefois que certains ter-ritoires, découpés lors de la partition du sous-continent entre l'Inde et le Pakistan, comme lePendjab et le Bengale, connaîtront des trans-

Historiens & Géographes, N' 356 (Dossier: p. 107) 315

ferts de population considérables autour de1948, accompagnés de nombreux massacres.Le nombre de musulmans de l'Inde contempo-raine baissera brutalement, alors qu'affluent,souvent vers les villes, les réfugiés hindous ousikhs venant des nouveaux territoires du Pakis-tan (Pendjab occidental, Sind, Bengale oriental).

P. MNDEAUJODRDM

• n. 1 LA POPULATION DE L'INDE LORS DU DERNIERRECENSEMENT

Lors du recensement de 1991, la populationindienne comptait 843 millions d'habitants et elledevrait franchir le cap du milliard en 2000. Lerythme de la croissance indienne, environ 2 %par an, a été presque stable durant la période1951-1991, car les effets divergents des baissesde mortalité et de natalité se sont presqueannulés. Le Pakistan et le Bangladesh voisinscomptent à eux deux moins de 250 millionsd'habitants, mais leur croissance, passée et sur-tout future, sera largement supérieure à celle del'Inde.Le tableau 3 reprend un certain nombre dechiffres relatifs aux principaux États qui consti-tuent les principales unités administratives del'Inde (5). On notera en premier lieu d'impor-tantes variations dans la densité du peuplement,correspondant aux conditions agroclimatiques etau mode d'exploitation des espaces ruraux.Alors que des États comme le Rajasthan, le Mad-hya Pradesh ou l'Himachal Pradesh enregistrentdes densités inférieures à 150 habitants au km2,du fait de leurs zones de désert, de montagne oude jungle, la densité du peuplement s'avèreextrêmement élevée dans les campagnes duKérala, du Pendjab ou du Bengale occidental. Cesvariations sont moins le produit d'écarts de crois-sance démographique récente que d'une struc-ture très ancienne de peuplement, s'appuyantsur une agriculture primitive ou un élevageextensif dans les régions les moins peuplées, etsur une agriculture intensive et de nombreusespetites industries rurales dans les régions den-sément habitées. Les questions de « surpopula-tion » dans les campagnes, c'est-à-dire les désé-quilibres entre ressources et population, nepeuvent donc se comparer d'une région à l'autreà partir d'un indicateur aussi réducteur que la

densité de population, en raison de la formidablediversité écologique du sous-continent. On peutdès à présent ajouter que la modération des cou-rants d'exode rural souligne non seulement lesressources de développement local, mais égale-ment la force des institutions sociales et leurcapacité à fixer les populations villageoises.À l'intérieur de l'Inde, l'urbanisation est un desfacteurs le plus important des dynamismesdémographiques locaux. Les processus d'urba-nisation se sont en effet accélérés depuis l'Indé-pendance, en raison du coup de fouet donné audéveloppement des industries ainsi que de lafonction publique. Avec 217 millions de citadins,le taux d'urbanisation en Inde est en 1991 de25,7 % de la population totale, et la populationurbaine a durant la dernière décennie progresséà un rythme annuel de 3,2 % contre 1,8% pourles campagnes. Cette croissance urbaine s'estconcentrée vers les cités régionales au détrimentdes villes de petite taille. Ainsi, le nombre desvilles de plus de cent mille habitants a doubléune première fois entre 1951 et 1971, passant de74 villes à 145 ; puis encore une fois durant lesvingt dernières années, pour atteindre désormais296 villes en 1991. Ces grandes villes accueillent16,4 % de la population totale du pays. La pre-mière carte indique l'emplacement des 23 villesmillionnaires, parmi lesquelles on remarqueranotamment les villes portuaires, souvent d'ori-gine britannique, les villes plus anciennes de lavallée du Gange, de Delhi à Patna, mais égale-ment quelques villes dont l'essor industriel a pré-cipité la croissance comme Coimbatore, Banga-lore ou Bhopal. Le développement souventdésordonné des métropoles a souvent mis à maltous les efforts d'infrastructure urbaine etentraîné le développement de larges étendues debidonvilles qui atteignent parfois le coeur desplus grandes villes.

Toutefois, la caractéristique de l'urbanisation enInde, comme ailleurs en Asie du Sud, reste sonrythme relativement mesuré par rapport au scé-nario observé en d'autres pays en développe-ment, notamment en Amérique latine ou dans lereste de l'Asie. Plus de la moitié de la croissanceurbaine découle d'ailleurs du seul accroissementnaturel des citadins. Outre la capacité indéniabledes économies rurales à absorber le croît démo-graphique, grâce notamment aux formidablesgains de productivité associés à la révolutionverte dans certaines régions, le déséquilibre éco-nomique entre villes et campagnes n'a pasconduit à la mise en place de réseaux migratoires

(5) L'Inde est découpée en États et en Territoires de l'Union, mais nous n'examinerons ici que les unités de plus de 5 millionsd'habitants. C'est la raison pour laquelle la situation de Goa, région anciennement portugaise, n'est pas détaillée, alors qu'ellefournit un des exemples les plus remarquables de baisse accélérée de la fécondité.

316 (Dossier: p. 108) Historiens & Géographes, N' 356

DENSITE ET URBANISATION EN INDE EN 1991

AFGHAN.

CHINE

PAKISTAN . LUOHIANA

•HOUTA

5LADESH

¡¡CALCUTTA I.MYANMAR

MUMBAI?'#PUNE '

, # HYDERABAD

66

OCÉANINDIEN

,45

GOLFEDU

BENGALE

hab/km26352

moy. des valeurs supérieures à la moyenne : 2789

moyenne des Etats : 711

moy. des valeurs inférieures à la moyenne : 212

ISHAKHAPATNAM

' "'SÂNGALOREÎ ^•CHENNAI56'

»OCOIMBATOREJ

LSJADUFW

Source : Recensement 1991 SRI LANKA

10LÄ2

Population des villesPlus da 2 millions •

1 à 2 millions O

Population des Étatsen millions 6 8

250 km

provoquant un exode rural indéfini. Il est d'ail-leurs possible que le marché du travail urbainsoit suffisamment segmenté (socialement et pro-fessionnellement) pour encourager l'établisse-ment de filières migratoires précises plutôt que lamigration de masse. Quoique rarement mise enavant, en raison notamment de la funeste répu-tation qui échoit aux grandes métropolesindiennes, la modération de l'urbanisation àl'échelle nationale a peut-être permis au pays demaintenir à un niveau modeste le chômage ou le

sous-emploi urbain et de limiter le développe-ment des formes exacerbées de tension socialedans les villes.

Les mouvements migratoires vers l'étranger ontperdu le caractère massif qu'ils avaient durant lapériode britannique, quoique la main-d'œuvreindienne se soit solidement implantée dans lespays du golfe Persique comme l'Arabie Saouditeou les Émirats arabes unis, où l'on compte plu-sieurs centaines de milliers de travailleurs

Historiens & Géographes, N* 356 (Dossier: p. 109) 317

Rue à Udaipur (Rajasthan).Photo E. Philiipot.

indiens. Il s'agit essentiellement d'une main-d'œuvre temporaire, ne séjournant que quelquesannées à l'étranger, en sorte que les revenusmigratoires sont presque intégralement rapatriésen Inde. L'économie du Kérala, premier pour-voyeur de migrants vers les pays arabes, estd'ailleurs très déstabilisée par l'afflux régulier decet argent, qui fournit néanmoins une soupapede sécurité au faible développement de son éco-nomie régionale. Les autres courants migratoiresrestent modestes, même si la migrationd'hommes d'affaires et de diplômés vers les paysanglo-saxons (USA, Canada, etc.) a un caractèreextrêmement visible du fait de la réussite parfoisexceptionnelle de ces migrants récents. Leséchanges migratoires à l'intérieur du pays, enexcluant les migrations vers les villes évoquéesplus haut, sont en général assez limités du faitdes barrières culturelles qui peuvent existerentre régions, elles ne concernent que quelquesrares régions rurales où les aménagements agri-coles ont provisoirement créé un déficit de main-d'œuvre. Certains mouvements frontaliers,comme les échanges entre l'Inde et le Népal oules migrations de Bangladais vers l'Inde, ne sontpas sans importance du fait de leurs consé-quences politiques potentielles, et les réfugiéssont nombreux sur les zones frontalières del'Inde (Tibétains, Tamouls sri-lankais, etc.).

• E 2 PROGRÈS ET INÉGALITÉS DE LA MORTALITÉLes progrès enregistrés dans le domaine de lamortalité à la suite de la Première Guerre mon-

diale se sont accélérés à partir de l'Indépen-dance, comme en témoigne l'allongement plusrapide de la vie moyenne. Depuis les années1940, l'espérance de vie a connu une progres-sion de près d'une année tous les deux ans pourse rapprocher de 60 ans en 1990. Cette évolu-tion suit les contours du modèle de la transitionépidémiologique observée ailleurs dans lemonde, à savoir le passage progressif de lamortalité par maladie infectieuse à celle oùdominent les maladies dégénératives. La mor-talité par famine et grande épidémie a pratique-ment disparu à l'Indépendance, et la variole et lecholéra, responsables auparavant des fréquentssoubresauts de la mortalité, ont disparu. Lamortalité pour cause de vieillesse, catégoriehétéroclite provenant de l'état civil, progresserégulièrement dans les statistiques et les effetsdu vieillissement de la population, à l'échelleglobale des infrastructures collectives ou àl'échelle micro des familles indiennes,commencent d'ailleurs à se faire sentir dans lepays (6).

Le niveau de mortalité reste toutefois très enretrait face à celui des pays industrialisés. Desprogrès encore plus rapides auraient pu êtreenregistrés comme le suggèrent les expé-riences de l'État du Kérala ainsi que celle du SriLanka voisin, où l'espérance de vie est d'environ72 ans au début des années 1990, contre plus dedix ans de moins pour l'Inde. C'est principale-ment le niveau de mortalité dans l'enfance quireste préoccupant en Inde, car près d'un enfantsur sept décède aujourd'hui avant d'atteindre5 ans. La grande enquête démographique etsanitaire (National Family Health Survey, 1992-93) conduite au début des années 1990 a mis enévidence la fréquence particulièrement élevéedes troubles diarrhéiques et respiratoires, ainsique des fièvres souvent liées à la malaria, parmiles jeunes enfants. Mais les plus grandes diffé-rences de morbidité observées tiennent peut-être moins aux symptômes déclarés qu'auxcomportements des parents en cas de maladie(visite d'un centre de soin, administration desolution de réhydratation, achat de médica-ments). Cette même enquête souligne égale-ment l'étendue de la malnutrition parmi lesjeunes enfants (7) : plus d'un enfant sur deuxsouffre de troubles de croissance (mesurés par

(6) Le système d'entraide entre générations, les plus jeunes subvenant aux besoins des plus vieux, concernait autrefois uneproportion très faible de personnes âgées à l'intérieur des ménages. Baisse de fécondité et rallongement de l'espérance de vieont aujourd'hui renversé cet équilibre, fragilisant progressivement le statut des aînés devenus proportionnellement plus nom-breux.

(7) II est sans doute important de souligner que la malnutrition en Inde, parmi les enfants comme parmi les adultes, est plus uneffet des déséquilibres dans la répartition du produit agricole (entre familles, voire à l'intérieur même des familles), que d'undéficit productif global. En effet, la production de grains a augmenté plus rapidement que la population, notamment depuis lesannées 1970, et le pays se trouve désormais en situation excédentaire.

318 (Dossier: p. 110) Historiens & Géographes, N' 356

Tableau 3 : Caractéristiques démographiques des principaux États indiens en 1991

État de plus de5 millions

d'habitants en1991

Date deréférenceUnité

Source

NordDelhiHaryanaHimachalPradesh Jammuet CachemirePendjabRajasthan

CentreMadhya PradeshUttar Pradesh

EstBiharOrissaBengaleoccidentalAssam

OuestGujaratMaharashtra

SudAndhra PradeshKarnatakaKeralaTamil Nadu

INDE

Population

1991millions

Ret

9165

72043

66139

8631

6822

4179

66452956

844

Densité

1991hab/km2

Ret

631836992

35401128

149471

497202

766284

210256

241234746428

257

Sex-ratio

1991femmes

pour 1 000hommes

Ret

830874996

923888913

932882

912972

917925

936936

972960

1040972

329

Alphabé-tisation

1991% des plus

de 7 ans

Ret

76,155,363,5

nd57,138,8

43,441,7

38,548,6

57,753,4

60,963,5

45,156,090,663,7

52,7

Croissancedécennale

1981-91%

Ret

50,626,319,4

28,920,328,1

26,725,2

23,519,5

24,623,6

20,825,4

23,820,714,015,0

23,5

Taux denatalité

1992-94p. 1 000

SRS

24,131,127,0

nd26,134,1

33,735,9

32,327,7

25,230,3

27,725,1

24,225,517,519,8

28,8

Indice defécondité

1993enfants/femme

SRS

nd3,7nd

nd3,04,5

4,25,2

4,63,1

3,03,3

3,22,9

2,72,91,72,1

3,5

Taux demortalité

1992-94p. 1 000

SRS

5,88,18,7

nd7,99,4

12,311,8

10,611,7

8,09,8

8,77,5

8,78,26,18,2

9,5

Espérancedévie

1988-92ans

SRS

nd62,563,3

nd66,656,3

53,455,4

57,555,4

61,454,1

59,563,4

60,262,271,361,5

58,7

Notes données manquantes (nd) pour certains petits États et le Jammu-Cachemire.Sources diverses .-recensement de 1991 (Rct) ou état civil par échantillon (SRS).

la taille et le poids par âge), et ce tout particuliè-rement dans les milieux ruraux, peu éduqués ouintouchables. Les quatre grands États pauvresdu nord du pays que sont le Bihar, le MadhyaPradesh, I'Uttar Pradesh et le Rajasthan, sou-vent regroupés par leurs initiales sous le nomd'États « bimaru » (« malade », en hindi), se dis-tinguent également par des niveaux de malnu-trition très accentués, ainsi que des taux de mor-talité dans l'enfance qui sont nettement plusélevés que ceux mesurés dans le reste du pays.Des infrastructures sanitaires déficientes, desconditions de vie particulièrement dégradées etun décalage profond dans les attitudes secombinent pour donner à ces régions un profildémographique à part, qui se manifeste aussi

bien par de forts niveaux de mortalité que denatalité.

Des signes très positifs semblent pourtantannoncer que les progrès seront substantielsdans les années à venir. En premier lieu, la vac-cination des jeunes enfants se généralise ycompris dans les campagnes, et plus de la moi-tié des enfants sont désormais protégés contrela turberculose, la diphtérie, le tétanos, lacoqueluche et la polio : la lutte contre la rou-geole a également débuté. En second lieu, lerecours aux infrastructures semble augmenter,notamment pour les visites prénatales ou pourles accouchements, deux tiers d'entre euxétant encore pratiqués sans présence médi-

Historiens & Géographes, N" 356 (Dossier: p. 111) 319

Montée vers le pont de l'Hougli à Calcutta.Photo Y.Laude

cale (8). Quoique encore très inégalementrépartis dans le pays, ces progrès sanitairescommencent toutefois à toucher les zones etles milieux les plus marginaux. L'enrichisse-ment de certaines couches de la populationpourrait alléger la pression sur les infrastruc-tures publiques, du fait du développement denombreuses cliniques privées, notammentdans les plus petites agglomérations, mais ildemeure que l'accroissement démographiqueimpose un effort continu de développementdans le domaine sanitaire et que les progrèssanitaires seront par ailleurs de plus en pluscoûteux à obtenir (9).Les écarts d'espérance de vie sont significatifs,notamment à l'échelle régionale comme lemontre le tableau 3, et reflètent la qualité desinfrastructures aussi bien que le niveau relatif

de pauvreté. La composante familiale, quemasquent les moyennes régionales, est égale-ment fondamentale, et distingue sans surpriseles ménages par niveau d'instruction et classesociale. Les castes intouchables, ainsi que lesgroupes tribaux, sont parmi les plus défavo-risés, la misère s'associant aux discriminationspour les tenir à l'écart de la diffusion desprogrès sanitaires. Le Kérala, dont le niveau demortalité est proche de celui de pays européenscomme la Pologne ou le Portugal, illustre leseffets positifs de l'éducation féminine, même sile contexte économique de la région reste trèsmédiocre. L'exemple kéralais a de plus soulignéle rôle de la mobilisation sociale dans l'accèsaux soins, et suggère par conséquent que lerecul de la mortalité n'est pas que le simplerésultat d'investissements publics sur des popu-lations présumées passives.

• n. 3 LASÜRM0RTALITÉFB1INLNELes différences de mortalité par sexe demeurenttoutefois un motif d'inquiétude grave en Inde. Eneffet, les mesures censitaires depuis l'époquecoloniale ont montré que le rapport de féminité(ou sex ratio, ¡ci le nombre de femmes pour1 000 hommes) n'a cessé de baisser en Indedepuis le début du siècle. Or cette réduction de laproportion de femmes dans la population estessentiellement la conséquence du différentielde mortalité dans l'enfance, c'est-à-dire de la sur-mortalité des petites filles par rapport aux petitsgarçons. Cette surmortalité féminine est tout àfait atypique, car les risques de décès parmi leshommes sont presque systématiquement supé-rieurs à ceux parmi les femmes, et ce dans la plu-part des classes d'âges et des pays du monde. End'autres termes, les gains d'espérance de vie ontplus bénéficié aux enfants de sexe masculin,alors que les petites filles ont souffert de mul-tiples formes de discrimination, qu'il s'agissed'infanticide, d'un accès plus restreint aux soinsou à une alimentation équilibrée, ou plus récem-ment d'avortements sélectifs après détermina-tion du sexe des enfants à naître. Il faut soulignerà ce propos que des situations comparables ontété observées en Chine ou en Corée, et qu'ils'agit chaque fois, et ce paradoxalement, plusd'un phénomène de modernité, parallèle à l'amé-lioration des conditions de vie, que l'héritage decoutumes ancestrales (10).

(8) La mortalité durant la première semaine de vie (mortalité néonatale précoce) n'a guère fléchi en Inde en raison de l'absencede suivi prénatal et des accouchements non assistés. Le taux de mortalité maternelle est également très élevé.

(9) Le cas du sida pourrait devenir particulièrement aigu, car l'Inde compterait aujourd'hui 3 millions de personnes infectées(chiffre avancé lors de la conférence de Vancouver en 1996).

(10) On notera toutefois que, sans avoir été aussi courant qu'en certaines parties de l'Asie orientale, l'infanticide n'était pasinconnu en Inde du Nord-Ouest, et le plus souvent réservé aux petites filles.

320 (Dossier: p. 112) Historiens & Géographes, N' 356

MORTALITÉ INFANTILEEN 1994

250 km

103,00 H

72,31 ! !Ëmoyenne : 53,82

31,07 "

6 , 0 0 ' • — • *

Absence d'information | |

MORTALITÉ EN 1994

250 km

11,50

922

moyenne : 7,62

5,78

2,90

Absence d'information

ESPERANCE DE VIEA LA NAISSANCE

EN 1988-92

moyenne : 60

56

53

Absence d'information | |

Sources : Sample Registration System

Ces pratiques sont étroitement liées à la déva-lorisation qui frappe les filles dans les famillesindiennes, que l'on associe notamment à desstructures de parenté patriarcales et au faibleengagement féminin dans les activités écono-miques des ménages. L'institution de la dot(l'ensemble des prestations dues par la famillede la fiancée à celle du futur époux), qui s'est

aujourd'hui généralisée dans l'ensemble dupays, est venue donner une forme embléma-tique à cette dégradation du statut des femmes,que les familles risquent de percevoir demanière très comptable comme une charge deplus en plus écrasante. L'opprobre traditionnel-lement attaché au célibat féminin explique quel'inflation de la dot matrimoniale, et par consé-

Historiens & Géographes, N' 356 (Dossier : p. 113) 321

Sortie de l'hôpital de Pondichéry (avril 1996).Photo E. Phillipot

Famille tamoule.Photo E. Phillipot

quent le coût relatif de l'élevage des filles parrapport aux garçons, suscitent les formes lesplus diverses de discrimination vis-à-vis desfilles qu'il faudra marier à grands frais. Les gar-çons, en revanche, restent extrêmement dési-rés, d'autant que les effets du rallongement dela durée de vie incitent les parents, dépourvus leplus souvent de tous revenus pour leur vieil-lesse, à les tenir pour des garants de leur sécu-rité économique dans les familles patrilinéaires.De multiples enquêtes ont montré que le risquede mortalité des petites filles pouvait être anor-malement supérieur à celui des garçons ; ainsi,d'après l'enquête NFHS de 1992-93, les risquesde décès parmi les fillettes de 1 à 5 ans sontpresque le double de celui des garçons àl'échelle de l'Inde, et encore plus accentués encertaines régions. L'excédent de mortalité fémi-nine est cependant perceptible durant toute labiographie des femmes, depuis leur vieembryonnaire jusqu'au veuvage. Cette intru-sion des considérations économiques dans letraitement différentiel réservé aux personnesselon leur sexe, et leur statut, illustre un deseffets les plus pervers de la modernisation descomportements, dans un contexte de dévelop-pement et de monétarisation croissante deséchanges. Toutefois, le fait que l'Inde du Sudsoit relativement préservée des effets les plusextrêmes de ces tendances, comme entémoigne la distribution régionale du sex ratio,montre que d'autres formes de déterminisme,plus culturel qu'économique, sont égalementresponsables de la surmortalité féminine.

• IL 4 TENDANCES ET DIFFÉRENCES DE FÉCONDITÉII est d'usage de décrier les efforts consentis parl'Inde dans le domaine des politiques de restric-

tion des naissances. Cette analyse superficielles'appuie sur deux observations très partiel les, lesuccès médiatique de la Chine à promouvoirune politique volontariste de contrôle de lafécondité, et la croissance demeurée stable de lapopulation indienne depuis 1960. La réalité estmoins tranchée, car s'il est vrai que les investis-sements consentis par le gouvernement vers leplanning familial, et ce de manière pionnièredès les années soixante, n'ont pas porté leursfruits immédiatement, la fécondité en Indeconnaît aujourd'hui une baisse soutenue et seplace très largement en deçà de ce que d'autrespays, à niveau de prospérité ou d'éducationcomparable, ont pu obtenir dans ce domaine.Partant d'un niveau proche de 6 à la fin desannées cinquante, l'Inde est en effet parvenue àréduire sa fécondité à moins de 3,5 enfants parfemme (1994), alors que des pays comparablescomme le Pakistan, le Nigeria ou le Kenya onttous des niveaux de fécondité supérieurs à 6.Les rares pays où la baisse de la fécondité a étéplus rapide sont des pays d'Asie marquée parune forte croissance économique (Thaïlande,Corée du Sud, etc.), ou par une politique démo-graphique plutôt brutale (Chine populaire).

Avant de détailler certains des déterminants dela fécondité, il convient en premier lieu d'attirerl'attention du lecteur sur les très forts différen-tiels de fécondité que l'on constate dans le paysen cette fin de siècle. Comme les chiffresdutableau 4 le montrent les deux États du Kérala etdu Tamil Nadu se distinguent par des niveauxde fécondité désormais en dessous du seuil deremplacement des générations (11), ce qui cor-respond à la situation des pays occidentaux.Une analyse plus fine montrerait d'ailleurs quecette baisse n'est d'ailleurs pas achevée, car cer-

t i 1) En raison d'une mortalité légèrement plus élevée que dans les paysindustrialisés, il faut à un couple indien près de 2,5 enfants pour assurer sa reproduction.

322 (Dossier: p. 114) Historiens & Géographes, N' 356

Tableau 4 : Indicateurs comparatifs, Inde, régions et autres pays

État

IndeKéralaTamil NaduUttarPradesh

PakistanSri LankaChine

USAEurope(ss Russie)

Population

en millions

8972956

139

12218

1 178

258

579

Fécondité

enfants/femme

3,91,72,1

5,2

6,72,31,9

2,0

1,6

Espérancedévie

597261

55

567170

75

74

Mortalitéavant 1 an

pour 1 000

911357

93

1091953

9

11

Urbani-sation

en%

262634

20

332228

76

74

Populationen 2025

millions

1380ndnd

nd

27524

1546

335

584

Alphabé-tisation

desadultes

en%

529164

42

368979

99

99

PNB

US S

330272300

237

400500370

22 500

13 480

nd : chiffres non disponibles.Les indicateurs se réfèrent à la période 1991-93.Sources .-annuaires du PNUD, de la Banque Mondiale et estimations du SRS.

taines parties de ces deux derniers États sontencore plus engagées dans la baisse de lafécondité, avec des niveaux de fécondité parfoisinférieurs à 1,5 enfant/femme. Si l'on rajoute auKérala et au Tamil Nadu les villes d'autres États(Bengale occidental, Andhra Pradesh, Kama-taka, Pendjab, etc.) où la fécondité a égalementfortement baissé, on peut estimer à près de centmillions d'habitants la part de la populationindienne dont le taux net de reproduction (lenombre moyen de filles atteignant l'âge à lamaternité) est aujourd'hui inférieur à l'unité. Del'autre côté du spectre démographique, les États« bimani » n'ont subi que de manière marginaleles effets de cette révolution démographique etle planning familial n'y a d'ailleurs rencontréqu'un succès limité. En certaines poches régio-nales, le niveau de la fécondité n'avait guèreévolué avant la fin des années 1980, et les écartsde fécondité sont considérables avec les Étatsd'Inde du Sud. Il est même permis de penserque du fait de sa diversité, l'Inde est un des paysdu monde où l'hétérogénéité en matière depopulation est la plus accusée.

Ainsi, alors que la population de certainsgroupes sociaux et régionaux (les Parsis deMumbai, les Kéralais) ont entamé, ou vont enta-mer une phase de rétraction démographiqueréelle, d'autres segments de la populationvoient leurs effectifs progresser à cadencerapide. L'élan démographique est d'ailleurs suf-fisamment fort pour limiter à court terme l'im-pact d'une baisse de la fécondité, et ces différen-tiels de croissance pourraient susciter dans le

futur des tensions entre groupes malthusiens etgroupes prolifiques. La menace que la crois-sance rapide de certaines couches - musul-mans, illettrés, Intouchables ou habitants desbidonvilles - fait peser sur l'équilibre démogra-phique est d'ailleurs déjà pleinement ressentiepar les classes moyennes urbaines qui sont à¡'avant-garde du déclin de la fécondité ; cetteprise de conscience précoce explique sansdoute l'effort consenti par la bureaucratie pourmettre en œuvre une politique démographique.Comme on pourra le déduire des progrès trèslents de l'alphabétisation, les politiquespubliques en matière éducative se sont avéréesbeaucoup moins énergiques que les cam-pagnes de planning familial, et ce contrasterésume à sa manière les options des élitesindiennes en matière de développement social.

• n. S LES DÉTERMINANTS DE LA FÉCONDITÉComme on l'a évoqué plus haut, le régime trèsprécoce de la nuptialité en Inde est un des pre-miers facteurs de forte fécondité. L'âge aumariage était avant les années 1940, inférieur à15 ans pour les filles et la vie commune descouples débutait très souvent dès l'âge nubiledes femmes. Cet âge moyen au mariage s'estprogressivement relevé, notamment dans lesÉtats où l'éducation des jeunes filles enregistraitles progrès les plus conséquents, et serait d'en-viron 20 ans en 1992-93. Mais aujourd'huiencore, plus de la moitié des jeunes filles semarient avant d'atteindre 18 ans, à savoir l'âgeminimum légal depuis la législation de 1978.

Historiens & Géographes, N' 356 (Dossier: p. 115) 323

Écoliers à New Delhi.Photo C.Z. Guilmoto.

Cette proportion est plus élevée dans les quatreÉtats « bimaru » du Nord, ainsi que dans lesmilieux défavorisés et parmi les musulmans. Ildemeure que l'éducation des femmes est le fac-teur le plus étroitement lié au recul de l'âge aumariage, et par conséquent à une descendancede petite taille. Dans les États de l'extrême Sud, lemariage féminin était depuis longtemps légère-ment plus tardif, et cette particularité a persistéau fil des décennies.

Ces différences entre régions et groupes sociauxpeuvent toutefois paraître modestes face à ladimension centrale du régime de la nuptialitéindienne, le caractère impérieux, et partant pré-cipité, du mariage des filles. L'idéologie matri-moniale reste sans nuance en Inde, les femmesqui tardent à se marier sont dévalorisées, ycompris dans les milieux urbains, et les pre-ssions qui s'exercent sur elles émanent toutautant de la famille proche, du voisinage que dumilieu professionnel. Il en résulte un taux de céli-bat définitif inférieur à 1 %. Leur impuissance àfaire valoir leur droit à l'héritage - les femmesétant notamment privées de la transmission desterres en milieu paysan - ainsi que les multiplesdiscriminations dont elles sont l'objet dans leursprofessions les placent dans une situation dedépendance obligée, d'abord face à leur familled'origine puis dans leur belle-famille.

À l'intérieur du mariage, les pressions natalistessont très fortes pour la naissance précoce d'unou de deux fils et c'est la raison pour laquelle lepic de fécondité, entre 20 et 24 ans, est très viteatteint. Pour de nombreuses jeunes épouses, mal

accueillies dans leur nouvelle famille, la venued'un fils améliore notamment leur statut. Danscertaines régions et certains milieux, la baisse dela mortalité des enfants est encore trop récentepour avoir été intégrée dans le régime démogra-phique, et les naissances répétées sont toujoursconsidérées comme une assurance contre lesdécès précoces. De plus, dans les ménages quine scolarisent pas leurs enfants, ces dernierspeuvent contribuer très jeunes aux travauxdomestiques, voire être une source de revenusextérieurs en travaillant dans les petites indus-tries, l'artisanat, etc. Parmi les facteurs favorisantla forte fécondité, on mentionnera enfin le rôle desoutien familial que sont censés jouer les filsauprès de leurs parents âgés. Cette dimension dela descendance est particulièrement sensibleparmi les femmes, condamnées le plus souvent àfinir comme veuves sans ressources propres.

On aura toutefois noté que ces pressions nata-listes s'exercent avant tout pour l'obtention defils. Depuis que l'inflation des dots et la scolari-sation ont entraîné un renchérissement consé-quent de l'élevage des filles, ces dernières sontsouvent moins désirées que les garçons, une ten-dance que toutes les enquêtes d'opinion sur lafécondité en Inde rapportent. On a mentionnéplus haut le dramatique effet sur la mortalité desfillettes, mais il faut aussi relever que ces atti-tudes discriminatoires correspondent égalementà des formes de limitation des naissances sélec-tives. Et il semble que depuis l'époque ancienne,de nombreuses formes traditionelles de limita-tion des naissances (infanticide et avortementnotamment) ayant suppléé au manque d'institu-tions telles que le confiage ou l'abandon qui per-mettent en d'autres sociétés de redistribuer lesnaissances non voulues vers les couples infer-tiles.

Ces remarques viennent rappeler que de nom-breux traits du système reproductif- promotionde l'abstinence, allaitement prolongé, tabou surles remariages féminins, interruption précoce dela vie sexuelle - visaient à encadrer étroitementla reproduction. Mais leur caractère communau-taire a aujourd'hui laissé la place au face-à-faceentre les intérêts des ménages et les signauxémis par les institutions de l'Etat. À l'échelle desménages, la progressive réduction des solida-rités de la famille proche (famille nucléaire etdépendants immédiats) a encouragé une gestionplus étroite des ressources, et notamment uninvestissement parfois considérable dans cer-tains milieux en direction de l'éducation desenfants. Dans les familles paysannes ou indus-trielles, la dilution du patrimoine, sous l'effet dela dot ou des héritages partagés entre frères sur-vivants, constitue également un frein à une trop

324 (Dossier: p. 116) Historiens Si Géographes, N' 356

FEMMES ALPHABÉTISÉESEN 1991

FÉCONDITÉ EN 1994

250 km

87,00 H63,50 5 5

moyenne:49,16 _ _

36,62 _ _21,00 t f f l

Absence d'infermation | |

moyenne :3,34 _ _

2,791 70 fei&l

Absence d'information | |

forte fécondité. Quant au rôle des instancespubliques, il a lentement progressé, même sil'État indien fait encore figure d'un État mou quiatteint très mal les ressorts de la vie de ses res-sortissants. Le département du planning familial,stratégiquement renommé « bien-être familial »à la suite des excès commis durant l'état d'ur-gence en 1976 (12), a doté progressivement lepays d'un réseau très dense de centres d'infor-mation et de distribution de contraceptifs, enmême temps qu'une campagne continue enfaveur de la limitation des naissances diffusaitdes messages par tous les canaux possibles.Pour les couples concernés, les informationsrelayées par ces campagnes et les facilitésd'accès aux contraceptifs leur ont rapidementdonné les moyens d'expérimenter l'espacementou la limitation des naissances et on estime en1991 à 44 % le pourcentage des couples usantd'une méthode contraceptive. Eu égard à la rapi-dité de la baisse de la fécondité en certains lieux,il est même possible que les incitations à limitersa descendance aient précédé pour certaines lesbesoins objectifs de planification familiale, ainsique les informations relatives à l'irréversibilitédes méthodes promues (13).

Le poids des infrastructures traditionnelles sesera fait sentir très différemment dans lesrégions indiennes, sans que la seule dimensionéconomique des changements sociaux expliquetoutes les différences. Dans certaines parties dupays, le statut marginal des femmes est sansdoute encore dégradé durant les dernièresdécennies et la libre gestion de leur fécondité parles couples, dans le sens d'une réduction de ladescendance, n'a guère de sens au regard despesanteurs socio-économiques qui affectent lasociété locale et qui encouragent plutôt lesfamilles riches en main-d'œuvre. L'environne-ment économique a connu en de nombreusesrégions des changements trop superficiels pourque les ménages disposent d'alternatives auxinstitutions communautaires traditionnelles quirégissent les usages et la répartition des res-sources, l'accès à des emplois à l'extérieur ou leschances de succès des investissements éducatifsdirigés vers les enfants restent trop limités.

Ailleurs en Inde, qu'il s'agisse de l'Inde du Sudforte de traditions moins désavantageuses pourles femmes, ou des zones urbaines et parfoisrurales dont l'essor économique a été sensiblecomme au Pendjab, les couples adaptent pro-

(12) Un observateur avait alors noté que les politiques autoritaires de restriction des naissances en Inde feraient tomber plusvite le gouvernement que la natalité. De fait, le Parti du Congrès de Mme Gandhi perdit les élections parlementaires en février1977.(13) La stérilisation (principalement féminine) est la méthode la plus utilisée, avec le stérilet. Le programme s'appuie égale-ment sur des « incitations positives », et notamment des compensations financières aux adoptants.

Historiens & Géographes, N' 356 (Dossier: p. 117) 325

Mariage hindou en Andrà Pradesh.Photo C.Z. Guilmoto.

gressivement leur comportement reproductif à lanouvelle donne. Le modèle de la famille à deuxenfants, largement répandu dans les classesmoyennes urbaines et parmi la paysannerie duKérala et du Tamil Nadu, est progressivement entrain de se propager dans le reste du pays ; cettediffusion d'une nouvelle forme de fécondités'appuie sur les transformations économiquesqui affaiblissent la cohésion de la société tradi-tionnelle, mais également sur un mécanisme demimétisme social par lequel les « pionniers »dans la baisse de la fécondité influencent deproche en proche les autres couches de lasociété.

m . LE FUTUR DE LA DEMOGRAPHE INDIENNE

Les brèves analyses des composantes de lacroissance démographique que l'on vient de for-muler permettent de tracer sans trop d'incerti-tude les contours de l'avenir de la populationindienne. L'espérance de vie en continuant deprogresser à la hausse réduira le taux de morta-lité, mais cette baisse aura, pour des raisons destructure de population, un effet de moins enmoins important sur l'accroissement naturel. Enrevanche, le déclin de la fécondité, qui gagnera,par paliers régionaux, l'ensemble du pays, vadésormais infléchir sensiblement l'accroisse-ment naturel du pays. On peut donc prévoir quela croissance intercensitaire passera de 23 % en1981-1991 à environ 20% en 1991-2001, puis àenviron 15% dix ans plus tard. La compositiontrès jeune de la population ralentira la stabilisa-tion de la croissance ; même si le taux net dereproduction atteint l'unité dans moins de20 ans, la croissance devrait se poursuivre au-

Mariage chrétien au Tamil Nadu.Photo C.Z. Guilmoto.

delà des 50 prochaines années et la populationindienne serait la plus nombreuse du monde àl'horizon 2040.Les projections de la population urbaine, sansdoute moins fiables en raison du caractère irré-gulier des courants migratoires qui l'alimentent,sont peut-être plus préoccupantes, car le poten-tiel migratoire dans les campagnes est encoreconsidérable. La Commission du Plan a prévu undoublement de la population citadine entre 1991et 2011, et il est vraisemblable que l'impact posi-tif des grandes réformes économiques desannées 1990 se fera plus directement sentir surles agglomérations que sur le monde rural. Lesmouvements migratoires vers les nouveauxpôles de développement urbains feront alorsporter un poids insupportable sur les villes,notamment les métropoles qui attirent le plusgrand nombre de migrants. La qualité de la vieurbaine n'a cessé de se dégrader sous l'effetd'une croissance démographique mal planifiéeet ces perspectives d'urbanisation n'augurentrien de bon pour les plus pauvres, dont les lieuxde vie périphériques et les conditions de travailéchapperont de plus en plus à l'emprise des poli-tiques publiques.

Le contexte économique d'aujourd'hui, celui dela libéralisation de l'économie indienne, duretrait progressif de l'État et de l'ouverture auxéchanges internationaux, devrait accentuer lestendances observées aujourd'hui. L'unité fami-liale va continuer de se contracter, notammentsous l'effet de l'érosion des institutions tradition-nelles et du rôle protecteur de l'État ; la baisse dela fécondité sera ainsi en partie conditionnée parles nouveaux rapports sociaux et économiques

326 (Dossier: p. 118) Historiens & Géographes, N' 356

Tableau 5 : Fécondité et santé de la reproduction en Inde en

NUPTIALITÉÂge moyen au mariage des femmesÂge moyen au mariage des hommes

FÉCONDITÉIndice de féconditéDescendance finaleNombre idéal d'enfants moyen (dont 1,6 fils, 1,1 fille et 0,2 de sexe non précisé)Connaît une méthode de contraception moderneA déjà utilisé une méthode de contraceptionFemmes mariées stérilisées

MORTALITÉ ET REPRODUCTIONMortalité infantile (avant un an)Mortalité avant 5 ans : moyenne nationale

mères illettréesmère intouchable (Harijan)mère tribaleUttar Pradeshzones urbaines

Mortalité maternelle (par naissance vivante)Accouchements suivis par un docteur, une infirmière ou une sage-femmeEnfants d'un an ayant reçu toutes les vaccinations

1992-93

20,0 ans25,0 ans

3,4 enfants/femme4,8 enfants/femme

2,9 enfants95,5 %46,9 %27,3 %

78,5 p. 1 000118,8 p. 1 000140,5 p. 1000149,1 p. 1 000135,2 p. 1 000141,3 p. 100078,3 p. 1 000437 p. 1 000

34,2 %35,4 %

qui s'instaurent. On a déjà évoqué l'urbanisationaccélérée qui pourrait s'annoncer, mais demanière plus générale, disons que la libéralisa-tion risque avanttout d'accentuer l'hétérogénéitédu tissu économique du pays et donc de stimu-ler, ou de renforcer, la mobilité spatiale desrégions défavorisées vers les régions dyna-miques. Les conséquences écologiques sontencore mal évaluées, car on ne commence quedepuis peu à mesurer l'étendue des dommagesoccasionnés à l'environnement par les nouvellesformes d'exploitation de l'espace inauguréesdurant la période coloniale. En effet, si lesprogrès de la productivité agricole ou industrielleont permis sans conteste de répondre à la pous-sée démographique, ils ont par ailleurs entraîné

Publicité à Madras pour le planning familial.Photo C. Valenzuela.

la progressive dégradation des écosystèmesrésiduels, tournés vers d'autres formes d'exploi-tation des ressources (forestières, halieutiques,pastorales, etc.) après l'épuisement rapide desfrontières internes (les fronts pionniers) etexternes (migrations internationales). Le croîtdémographique, même accompagné d'un essoréconomique équitablement réparti, accentuera lapression sur l'environnement, rural et urbain,sans que les fruits de la croissance puissent êtreen priorité redirigés vers la protection desespaces de vie.

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L'auteur

Christophe Z. Guilmoto est démographe àl'ORSTOM, membre de l'ETS qui travaille sur lafécondité et du CEIAS (Centre d'Étude de l'Inde et del'Asie du Sud, laboratoire associé au CNRS). Il a tra-vaillé en Inde en 1983-85 et 1986-88 sur l'histoiredémographique du Tamil Nadu, puis au Sénégal en1991-94 sur les questions d'économie de la migra-tion. Son travail présent porte sur la théorie de lamigration et sur la baisse de la fécondité en Inde.

Il a récemment publié un ouvrage consacré à uneville de pèlerinage indienne (Tiruvannamalai : ¡aville, École Française d'Extrême-Orient, 1990, avecMarie-Louise Reiniche), un ouvrage sur la démogra-phie sud-indienne (Cent ans de démographietamoule, CEPED, 1992), une collection d'articles surl'urbanisation et la migration (Cahier des SciencesHumaines, n' 2-3, 1993 ; avec Véronique Dupont)ainsi que divers articles sur la démographie despays en développement.

RESUME/ABSTRACT

LA POPULATION DE L'INDE: ÉVOLUTION HISTORIQUE ET TENDANCES CONTEMPORAINES

par Christophe Z. GUILMOTO

La démographie indienne a hérité de son histoire coloniale une réputation malheureuse, faite de menaces, de crises et de mou-vements incontrôlés. Pourtant, comme la présentation de son évolution récente l'indique, les dynamiques démographiques enInde ont suivi en de nombreux points celles des pays occidentaux, même si l'accélération des transformations, c'est-à-dire ledéclenchement plus rapide de la transition démographique qu'en Europe, a sans doute donné à la population indienne un formi-dable élan qui se fera sentir pendant encore cinquante ans. Mais dans une optique étendue à l'ensemble du monde en dévelop-pement, la transition de la fécondité est assurément plus rapide en Inde que dans les pays à niveau de développement compa-rable, en dépit du faible autoritarisme des politiques démographiques publiques.La mortalité a progressivement baissé â partir du début du siècle, et l'Inde s'est débarrassée des principaux fléaux épidémiquesdepuis plusieurs décennies. Les progrès sanitaires contemporains sont étroitement liés au développement économique encours et notamment à ses retombées sur les ressources des ménages, mais de forts particularismes culturels, qui se manifes-tent principalement par des différences entre régions, continuent de marquer l'identité démographique indienne. Les différencesculturelles, entre nord et sud du pays en particulier, sont également évidentes en matière de fécondité, une des composantes dela croissance globale qui enregistre aujourd'hui les changements les plus rapides. Alors que certaines régions méridionalesvoient leur niveau de fécondité s'approcher des niveaux européens, une grande part de l'Inde du Nord vit dans un régime démo-graphique à natalité encore faiblement déclinante.

• O •

THE POPULATION OF INDIA: HISTORICAL EVOLUTION AND CURRENT TRENDS

by Christophe Z. GUILMOTO

Indian demography has inherited an unfortunate reputation from colonial days, one full of threats, crises and uncontrolled move;

ments. However, as a presentation of its recent evolution indicates, demographic dynamics in India have followed those of Wes-tern countries on numerous levels, even if the accelerated change - that is to say, a swifter triggering of demographic transitionthan in Europe - has probably given the Indian population a terrific boost that will be felt for another fifty years. From a viewpointencompassing the entire developing world, however, the change in fertility rates is certainly more rapid in India than in othercountries of comparable development, despite the fact that demographic policy is not imposed in an overly authoritarian manner.The mortality rate has been dropping steadily since the early twentieth century, and India has rid itself of the main epidemicscourges in recent decades. Progress in public health is closely linked to the current economic boom, notably to its impact onhousehold Income; but strong cultural specificities, principally manifested by regional differences, continue to mark the country'soverall demographic picture. Cultural differences between north and south in particular are evident in terms of fertility, one of thecomponent of global growth which is now undergoing rapid change. Even as certain southern regions are attaining European fer-tility levels, a major part of northern India lives in a demographic context of very slowly declining birth rates.

328 (Dossier: p. 120) Historiens & Géographes, N' 356

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Rue de Pondichéryi Photo Association "Les Comptoirs de l'Inde"

Pondichéry : une mère et sa fille© Photo Brigitte Tison

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Tannerie au Talmiinadu© P/)ofo C.Z. Guilmoto

Petite ville et rizières au Tamiinadu© Photo C.Z. Guilmoto

Mariage hindou en Andhra Pradesh© Photo C.Z. Guilmoto