la poésie noire et l'ambiguïté

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LE 34 e FESTIVAL INTERNATIONAL DE LA BD D’ANGOULÊME Milan Kundera s’enthousiasme pour « La Chambre noire de Damoclès », de Willem Frederik Hermans ; et aussi les romans de Rick Bass et Hugo Hamilton. Pages 2, 3 et 4. « Le Corps de Liane », un récit tendre et plein d’humour de Cypora Petitjean-Cerf ; les romans de Cécile Curiol, Antoine Bello et Olivier Barbarant. Pages 3 et 5. Dans « Heidegger à plus forte raison », un collectif de philosophes français prend la défense du penseur ; deux ouvrages critiques mais nuancés sur Carl Schmitt. Page 10. HISTOIRES AFRICAINES Arturo Pérez-Reverte Dans un entretien, le romancier espagnol, qui publie « Le Peintre des batailles », revient longuement sur son expérience de reporter de guerre. Rencontre. Page 12. Microfictions roman ph. C. Hélie © Gallimard Gallimard Régis Jauffret "C'est renversant de cruauté, de justesse, et parfois de tendresse." Martine Laval, Télérama Littérature française « Le Peuple des endormis », de Frédéric Richaud et Didier Tronchet, « Fleurs d’ébène », de Warnauts et Raives, deux beaux albums pour célébrer la manifestation. Notre dossier sur l’état de la BD en France. Pages 6, 7 et 11. Essais Une biographie de Pierre Mendès France ; « A feu et à sang », d’Enzo Traverso; L’« Histoire des droites », sous la direction de Jean-François Sirinelli. Pages 8 et 9. Littérature étrangère Philosophie 0123 Des Livres Vendredi 26 janvier 2007 CAHIER DU « MONDE » DATÉ VENDREDI 26 JANVIER 2007, N O 19286. NE PEUT ÊTRE VENDU SÉPARÉMENT

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Page 1: La poésie noire et l'ambiguïté

LE 34e FESTIVAL INTERNATIONAL DE LA BD D’ANGOULÊME

Milan Kundera s’enthousiasme pour« La Chambre noire de Damoclès »,de Willem Frederik Hermans ;et aussi les romans de Rick Basset Hugo Hamilton. Pages 2, 3 et 4.

« Le Corps de Liane », un récittendre et plein d’humourde Cypora Petitjean-Cerf ;les romans de Cécile Curiol, AntoineBello et Olivier Barbarant. Pages 3 et 5.

Dans « Heidegger à plus forte raison »,un collectif de philosophes françaisprend la défense du penseur ;deux ouvrages critiques mais nuancéssur Carl Schmitt. Page 10.

HISTOIRESAFRICAINES

Arturo Pérez-ReverteDans un entretien, le romancier espagnol,qui publie « Le Peintre des batailles »,revient longuement sur son expériencede reporter de guerre. Rencontre. Page 12.

Microfictionsroman

ph.

C.

Hél

ie©

Gal

limar

d

Gallimard

Régis Jauffret

"C'est renversantde cruauté, dejustesse, et parfoisde tendresse."

Martine Laval,Télérama

Littérature française

« Le Peuple des endormis », de Frédéric Richaudet Didier Tronchet, « Fleurs d’ébène »,de Warnauts et Raives, deux beaux albumspour célébrer la manifestation. Notre dossiersur l’état de la BD en France. Pages 6, 7 et 11.

EssaisUne biographie de Pierre Mendès France ;« A feu et à sang », d’Enzo Traverso;L’« Histoire des droites », sous la directionde Jean-François Sirinelli. Pages 8 et 9.

Littérature étrangère

Philosophie

0123

DesLivresVendredi 26 janvier 2007

CAHIER DU « MONDE » DATÉ VENDREDI 26 JANVIER 2007, NO 19286. NE PEUT ÊTRE VENDU SÉPARÉMENT

Page 2: La poésie noire et l'ambiguïté

2 0123Vendredi 26 janvier 2007

AU FIL DES REVUES

La Francevue du cinémaQU’EST-CE que la France aucinéma ? Que montre-t-on, quedit-on de ce pays ? C’est à cettequestion que tente de répondrela dernière livraison de la revued’esthétique et d’histoire du ciné-ma Vertigo. Ce numéro très com-plet aborde le sujet sous l’angledes territoires, des paysages,des décors, mais aussi en tantque « vieille histoire qui bouge »,avec une politique, un peuple,des communautés…

Moquant « le cinéma auxiliai-re de la politique touristique natio-nale » auquel appartient LeFabuleux Destin d’Amélie Pou-lain, de Jean-Pierre Jeunet(2001), « avec son Montmartrede carton-pâte, figé dans desannées 1950 », Cyril Neyrat, quicoordonne ce numéro avecMichelle Humbert, rend justiceà la Nouvelle Vague pour « avoirimaginé les récits qui permettentde lire et d’inscrire dans les paysa-ges le mouvement au présent d’unpays ». Pierrot le fou, de Jean-Luc Godard, ayant donné le laen 1965, suivi par Rozier, Stéve-nin, Tati ou Guiraudie.

L’auteur estime que peu decinéastes, hormis Rohmer,« ont su saisir la France au pré-sent, ses paysages et leurs muta-tions, de film en film, l’air derien. L’air de rien : car à premiè-re vue, à la surface, ses films sem-blent se réduire à des intriguessentimentales d’un autre âge –éternel classicisme d’un marivau-dage très français. Mais ces intri-

gues sont des pièges optiques, qui,par contraste, font voir la Francecontemporaine qui s’ébroue dansle fond, dans le décor ».

Vertigo décortique ce thèmegrâce à des entretiens savou-reux, notamment celui avecAlain Guiraudie : « Ce qui esttrès français pour moi, dit lecinéaste, c’est cette capacité àgueuler, à se rebeller, ce goût pourla dispute. » Jean-Claude Bris-seau livre une analyse beaucoupplus sociale sur la violence dansles banlieues dès le début desannées 1990. Egalement dans cenuméro, un reportage sur letournage du prochain film deguerre de Serge Bozon, LaFrance, réalisé près de Nemours(Seine-et-Marne).

La France, c’est aussi un héri-tage cinéphilique et critique.Alexandre et Daniel Costanzoregardent les films de Jean Eusta-che comme un « effet d’autopor-trait des paysages de la France ».Pour leur part, Mathias Lavin etHélène Raymond reviennent surle très beau film Othon, de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet(1969) pour parler de la Francecomme terre d’exil.

Une magnifique digressionsur le « panache » très françaisde Sacha Guitry est signée, nonsans humour, par Jean-PaulFargier. a

Nicole Vulser

Vertigo numéro 29, éd. CapricciDeux numéros par an. 14,80 ¤.

lesEditionsBénévent

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publientde nouveaux auteurs

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Pour vos envois de manuscrits:

« La Chambre noire de Damoclès », une œuvre capitale, pourtant passée inaperçue, de Willem Frederik Hermans

La poésie noire et l’ambiguïté

Andrew Wylie répond à André Schiffrin et défend le rôle des agents littéraires

Les auteurs avant tout

Olivier Beaud estprofesseur de droit publicà l’université Paris-II(Panthéon-Assas) etdirige l’InstitutMichel-Villey. Il anotamment publié LesDerniers Jours de Weimar.Carl Schmitt face àl’avènement du nazisme(Descartes & Cie, 1997).

PrécisionsMustapha Cherif nousdemande de préciserqu’il n’est pas l’auteurdes propos sur JacquesDerrida qui lui avaientété attribués par lequotidien algérien Liberté(« Le Monde des livres »du 1er décembre 2006 etLe Monde du20 décembre 2006).Ami Zaoui, directeurgénéral de laBibliothèque nationaled’Algérie, nous pried’indiquer que c’estlui-même qui a tenu cespropos lors de laconférence de presse à larencontre intitulée « Surles traces de JacquesDerrida » qui a eu lieules 25 et 26 novembre2006 à la Bibliothèquenationale d’Alger.

Bernard Fixot, éditeur deTémoignage de NicolasSarkozy (XO), contesteles chiffres d’Ipsos (« LeMonde des livres » du19 janvier), et affirmeque 310 445 exemplairesde l’ouvrage ont étévendus en librairie etgrande surface au31 décembre 2006.

Milan Kundera

L’histoire telle qu’elle estgardée dans la mémoirecollective ressemble peu à ceque les gens ont vraimentvécu. A leur insu, ils finissent

toujours par conformer leur souvenir dupassé à ce qu’on en dit dans le présent.Puis, un jour, un romancier (un vrairomancier) redécouvre la vie concrèted’une période historique apparemmentconnue et tout apparaît différent. Cettedivergence a toujours quelque chose dechoquant. C’est pourquoi les grandsromans situés pendant la dernière guerred’Europe (et les jours qui l’ont suivie)ont été d’abord plutôt mal vus. Je penseà La Peau de Malaparte. Ou bien auTworki de Marek Bienczyk sur lequel j’aiécrit ici même (Denoël, 2006). Etaujourd’hui à La Chambre noire deDamoclès, de Willem Frederik Hermans(Gallimard, « Du monde entier », 484 p.,25 ¤). Je sais, vous n’en avez jamaisentendu parler. Je serais d’ailleurs aussiignorant que vous, si un ami néerlandaisne m’avait pas parlé de ce grand romaninconnu en me signalant qu’il a été éditéchez Gallimard au printemps de 2006.Comment est-il possible que je n’en aierien su ? La réponse est simple : danstoute la presse française, le livre n’asuscité alors aucun, mais aucun écho ;pas une seule ligne.

Je me plonge dans ce roman, d’abordintimidé par sa longueur, ensuite étonnéde l’avoir lu d’un seul trait. Car ce romanest un thriller, un long enchaînementd’actions où le suspens ne fléchit pas.Les événements (qui se passent pendantla guerre et l’année suivante) sont décritsd’une façon exacte et sèche, détailléemais rapide, ils sont terriblement réels etpourtant à la limite du vraisemblable.Cette esthétique m’a captivé ; un romanépris du réel et en même temps fascinépar l’improbable et l’étrange. Celarésulte-t-il de l’essence de la guerre quinécessairement est riche en inattendu, enexorbitant, ou est-ce le signe del’intention esthétique désirant sortir del’ordinaire et toucher, pour reprendre lemot cher aux surréalistes, le merveilleux

(« le réel merveilleux », comme aurait ditAlejo Carpentier) ?

Cette unité du réel et du fantastique(où l’improbable n’est jamais impossible,où le réel n’est jamais ordinaire) estfondée sur le personnage principal,Osewoudt, un jeune homme qui fut un« prématuré de deux mois » que « sa mèrea lâché dans le pot de chambre en mêmetemps que ses selles ». Imberbe pourtoujours, petit, ratant d’undemi-centimètre l’aptitude au servicemilitaire, il fréquente un club de judo etrefuse de renoncer à une vie virile. Dansles premiers jours de l’occupationallemande, il rencontre Dorbeck, un autrejeune homme qui a l’air d’être son sosie,sauf qu’il est d’une perfection sans faille(« Tu lui ressembles comme un puddingloupé ressemble à un puding réussi », dit àOsewoudt sa très laide épouse). Subjuguépar son double, Osewoudt se laisseengager par lui dans la Résistance.Fidèlement, il exécutera les ordres qui luiarrivent par téléphone, par la poste, pardes envoyés inconnus ou, très rarement,que Dorbeck lui communique lui-mêmependant leurs brèves rencontres.

La perspective est ainsi donnée : toutel’action est vue par les yeux d’un hommequi ne peut saisir la logique et les raisonsde ce qu’il est obligé de faire, qui entre encontact avec des gens qui lui sontrecommandés, mais dont il ne sait rien.Au cours d’infinies réflexions muettes, ils’évertue à comprendre ce qui se passe età calmer sa peur d’être pris au piège. Carcomment distinguer un résistant d’unespion, comment être sûr qu’un ordre estauthentique et non pas un faux ? Toutson combat est un voyage dansl’obscurité où le sens des chosess’embrume.

Et où tout est ambigu : les assassinatsqu’on lui ordonne de faire sont cruels ; illes commet en tremblant des mains, enclaquant des dents, mais sans remords.Car il ne doute pas qu’il est juste de fairece qu’on lui a ordonné de faire. Sa bonneconscience ne repose pas sur des raisonspolitiques ou idéologiques mais sur uneconviction toute simple : « Je suis contreles Allemands parce que ce sont nosennemis. Ils nous ont envahis et je me batspour me défendre. » Mais la belle clarté decette attitude ne pouvait rien changer à

une fatale ambiguïté morale des situationsqu’il traverse, des actes qu’il accomplit.

Une poésie noire ne quitte à aucunmoment le monde d’Hermans : pourliquider un collabo de la Gestapo dansune villa abandonnée, Osewoudt estobligé de tuer d’abord deux femmes toutinnocentes (si le mot « innocent » a saplace dans l’univers d’Hermans),c’est-à-dire son épouse, et une dame quiarrive dans la villa afin d’emmener àAmsterdam un petit garçon, le fils ducollabo. Osewoudt a réussi à tenir le petità l’écart du massacre mais ensuite, pourprotéger sa propre sécurité, il doits’occuper de lui. Il le conduit à la gare,reste avec lui dans le train, puis dans lesrues d’Amsterdam ; l’enfant gâtéplastronne dans une futile et interminableconversation à laquelle Osewoudt ne peutque participer. Voilà un exemple de cettepoésie noire : la rencontre du triplemeurtre et du babil d’un enfantexhibitionniste.

L’armée américaine approche etDorbeck apporte à Osewoudt (qui ne lereverra plus) un uniforme d’infirmièreafin d’assurer sa sécurité au cours des

derniers jours de la guerre. Dans cedéguisement, il attire l’attention d’unofficier allemand qui se met à le draguer.L’Allemand est homosexuel et Osewoudtlui apparaît comme la première femmedésirable de sa vie… Mais assez, assez, jene veux pas vous raconter tout ce romansi riche, si improbablement riche. Je nedirai plus que l’essentiel : quand la liberté,tant attendue, arrive aux Pays-Bas avecles chars américains, l’atmosphère sombredu roman noircit encore. Osewoudt estarrêté par les libérateurs. Leur policesecrète découvre en lui un espion. Il sedéfend : les longues semaines qu’il a dûendurer dans une prison allemande neparlent-elles pas pour lui ? Non, aucontraire : les Allemands ont voulu ainsile cacher et le protéger. Il rappelle lesassassinats admirablement cruels qu’il a

perpétrés. Ne sont-ils pas la meilleurepreuve de son innocence ? Non, personnene croit qu’il les ait commis. Pendant desmois d’infinis interrogatoires, il cherchequelqu’un qui témoignerait en sa faveur.Vainement. Tous les témoins sont morts.Et Dorbeck ? Le seul à pouvoir le sauver.Avec insistance, il se réclame de lui. Maisles enquêteurs ne connaissent même pasce nom. La défense d’Osewoudt reste sanspreuves. Il est vrai que ses accusateurs,eux aussi, manquent de preuves, mais lessoupçons des vainqueurs, même sanspreuves, se métamorphosent vite envérités.

La fatale ambiguïté morale a englouti lavie d’Osewoudt. Car c’est ainsi : tant quedure la bataille, cette diaboliqueambiguïté est invisible aux gens obnubiléspar la passion, mais après, quand vient letemps des verdicts et des châtiments, elleempoisonnera la vie des nations pour delongues années, comme la fumée aprèsl’incendie, une fumée intarissable. EtOsewoudt ? Comment a-t-il fini ? Mal. Onl’a fusillé.

Le livre refermé, j’aimerais bien enapprendre plus sur son auteur : quel étaitson itinéraire d’artiste ? Derrière sa poésienoire, y avait-il un penchant surréaliste ?Son anticonformisme avait-il des raisonspolitiques ? Et son rapport à sa patrie ?Etc. Je ne peux citer que quelques dates :né en 1921, il publie en 1958 La Chambrenoire de Damoclès, quitte les Pays-Bas en1973, vit vingt ans à Paris, qu’ilabandonne pour la Belgique. Depuis samort, en 1995, les Néerlandais lecélèbrent comme leur plus grandromancier moderne et, aujourd’hui,lentement, l’Europe commence à leconnaître.

Je ne sais rien de plus sur lui.D’ailleurs, pour me réjouir de son roman,c’était inutile. Les œuvres d’art sonttalonnées par une meute agitée decommentaires, d’informations dont letapage rend inaudible la propre voix d’unroman ou d’une poésie. J’ai refermé lelivre d’Hermans avec un sentiment degratitude envers mon ignorance ; elle m’afait cadeau d’un silence grâce auquel j’aiécouté la voix de ce roman dans toute sapureté, dans toute la beauté del’inexpliqué, de l’inconnu. a

Copyright : M. K. 2OO7.

Andrew Wylie

J’ai lu avec intérêt lesrécents commentairesd’André Schiffrin (« leMonde des livres » du19 janvier), suscitésnotamment par mon

entretien au « Monde deslivres » (6 octobre 2006). Qu’ilme soit permis d’éclairerbrièvement quelques points.

Installé à Manhattan,M. Schiffrin est un éditeur à butnon lucratif, qui, après avoircédé à la suave étreinte deBertelsmann en luiabandonnant Pantheon, lamaison d’édition familiale, anéanmoins conservé, au coursdes ans, de proches relationspersonnelles et professionnellesavec l’agent littérairenew-yorkais Georges Borchardt,d’origine française, en qui il voit« l’agent classique ». A justetitre, Schiffrin souligne que

Borchardt a, au long des années,représenté nombre d’auteursfrançais. D’abord en raison deses rapports professionnels avecde multiples éditeurs français,par tradition détenteurs desdroits mondiaux des auteursqu’ils publient, et qui ont detemps à autre eu recours à lui,et à sa connaissance du français,pour négocier en leur nom.

Schiffrin avance que leséditeurs français devraientconserver les droits mondiauxde leurs auteurs, mais leuraccorder une part plusimportante des revenusprovenant des droits étrangers –de l’ordre de 75 % ou même80 %, contrairement à lapratique courante de 50 % (ilfaut avoir à l’esprit que, dans cecas de figure, l’éditeur récupèred’abord 100 % de l’avanceconsentie avant que l’auteur necommence à toucher le moindredroit étranger). Cetteréévaluation, à laquelle se réfère

Schiffrin, fut opérée sur lemarché américain il y a unetrentaine d’années ; elle nerésolvait toutefois pas lesproblèmes rencontrés par lesauteurs américains pour êtreconvenablement représentés àl’étranger – une tâche qui passa,dans les années 1980, à desagences comme la nôtre,travaillant pour le compted’auteurs littéraires tels quePhilip Roth, Italo Calvino etJorge Luis Borges (et non pas,comme Schiffrin l’insinue, enpremier lieu à des agencesœuvrant pour le compted’auteurs « commerciaux »).

La raison de cettemodification fut qu’une nouvellegénération d’agents américains,conscients que, somme toute, ilsétaient au service des auteurs,commença à se consacrerexclusivement aux intérêts deces derniers – renonçant aunuméro d’équilibriste fortambigu de la précédentegénération d’agents, qui, audétriment des intérêts desauteurs, ne restaient pasinsensibles à leur inscription auregistre des honoraires payéspar les éditeurs.

Quand cette tâche dereprésentation internationale estconvenablement remplie, lesrevenus d’un auteur littéraire setrouvent majorés en moyennede 50 %, dus en totalité auxsommes générées par les droitsétrangers, et directementreversées à l’auteur. On acoutume de considérer que

l’équilibre convenable, pour lesrevenus d’un auteur littéraire, sesitue autour de 50 % provenantde son pays d’origine et 50 % del’étranger. Selon le modèleprécédent, ces revenus d’auteur– et uniquement après leconstat d’un bilan comptablepositif pour l’éditeur – sonthabituellement plus proches de75 % venant du pays d’origine(en raison de la structure ducontrat général), et 25 % venantde l’étranger – ces derniers,encore une fois, n’étant perçusque lorsque l’auteur reçoit desdroits, c’est-à-dire uniquementaprès la récupération, parl’éditeur, de l’avance consentie.Quels intérêts cela sert-il ? Ceuxde l’auteur ? Je ne le pense pas.

Le travail qui consiste à hisserdes auteurs de qualité à lareconnaissance internationaleest délicat et demande qu’on yconsacre beaucoup de temps.Cependant, cette reconnaissanceà l’échelle mondiale estévidemment un bénéfice poureux – et simultanément, pourleur éditeur d’origine. C’est lafonction des agents que cetteprésentation dans le mondeentier de l’œuvre de leursauteurs, pour le plus grandprofit de cette œuvre.

Ces derniers temps, je suisrégulièrement venu à Paris unefois par mois et j’ai eu le plaisirde découvrir une littérature enplein essor, produite par desauteurs dont le travail est trèssous-estimé à l’étranger. Onverra. a

REGISJAUFFRET

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AUX CAHIERSDE COLETTEle samedi 27 janvier

à partir de 17h30à l'occasion de la parution de

Microfictions(Ed. Gallimard)

23-25, rue Rambuteau, Paris 4°Tél. 01 42 72 95 06

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Proposer un textepour la page « forum »par courriel :[email protected] la poste :Le Monde des livres,80, boulevardAuguste-Blanqui,75707 Paris Cedex 13

FORUM

Page 3: La poésie noire et l'ambiguïté

0123 3Vendredi 26 janvier 2007 3

La guerre droit

Ils se battent. Il faut voir commeils se battent, les personnages deRick Bass : une mêlée de furieux,de possédés. Comme toujours, ilssont partis la fleur au fusil, avi-des d’en découdre, écœurés par

la « douceur molle » des périodes depaix. Ils ont des rêves de gloire plein latête, comme si tuer pouvait donner unsens à leur vie.

Et puis c’est la débâcle, le fiascoannoncé. Il y a ce soldat, Sheperd, invrai-semblable personnage romanesque,que l’on voit en train de perdre sonbras. Membre en putréfaction. Chair encharpie, « striée de sang et de pus, depoussières et d’esquilles ». Bientôt, il fau-dra l’amputer : il en est fier. On lui dirade boire trois verres de whisky pendantqu’on allume un petit feu sous la pluie.On fera bouillir la scie à fines dents, onlui sciera l’articulation de l’épaule com-me on « découpe un daim en quartiers »,puis on « clampera » l’artère avec ducrin de cheval en espérant que la gangrè-ne ne se rapproche pas du cœur.

Il y a des spectres de chevaux conge-lés qu’on dépèce parce que les cantinescomme les estomacs sont vides et queles hommes se ruent sur n’importequoi. Il y a les scènes d’après la « victoi-re », sinistres tableaux que l’on décou-vre au petit jour : des centaines de Mexi-cains morts, des caniveaux charriantdes litres de sang, et « les chiens du villa-ge, squelettiques, trottinant entre lesmorts et les mourants, lapant les flaques(…) ou bien buvant directement à la sortiedes gouttières, leurs museaux et leursmoustaches cramoisis ».

Odeur de sangDécimation, de l’Américain Rick

Bass, est d’abord un formidable, uninoubliable carnet de guerre. Des notessèches, sans commentaires, des imagesstaccato, des hommes surpris par unerafale de balles, « levant les bras au cielcomme s’ils voulaient s’envoler ».

Nous sommes dans les années 1840,peu après Fort Alamo, au temps del’éphémère République du Texas – un

territoire qui fut successivement sousinfluences française, espagnole et mexi-caine avant de devenir un Etat améri-cain. Mais tout ce qui passe dans cesscènes est universel. Remplacez lesfusils à silex par des lances ou des jave-

lots, vous êtes chezHomère. Ou chezThucydide, dans lefracas des armesentre Spartiates etAthéniens. Projetez-vous en 1941,quand l’offensivede la Wehrmachtest stoppée devantMoscou, vous pen-sez à Vassili Gross-man, lorsque des« petits malins »

redressent les Allemands gelés surleurs jambes pour créer des sculpturesfantastiques, « les poings levés ou lesdoigts écartés ». Mais ce qui semble sur-tout avoir inspiré Rick Bass, c’est l’Irak.Il avoue d’ailleurs avoir commencé sonroman « durant les premiers jours de l’in-vasion de Bagdad ». Quelle que soitl’époque, l’odeur du sang humain est lamême. Une guerre est toujours lemiroir d’une autre.

Oui, c’est bien làle défi du roman :regarder la guerredroit dans les yeux.Tenter d’en décorti-quer, non seulementl’horreur, mais aussi– surtout ? – l’irré-médiable séduction.La « fascination hyp-notique ». Le « senti-ment d’avoir été choi-si ». Pourquoi de pai-sibles fermiers,amoureux de pêcheet de nature, se préci-pitent-ils soudainpour se faire « sai-gner comme descochons » ? « Les guerres viennent tou-jours chercher les hommes », fait dire RickBass à l’un de ses personnages : « Je mesouviens avoir eu l’impression que la voixd’une belle femme appelait et qu’un vastepays d’abondance s’étendait devant moi. »Un autre ajoute : « Je crois que le lieute-nant Somervell aimait la guerre, lui aussi– un mot difficile, “aimait”, mais je croisque c’est le seul qui convienne. »

Ces terribles alliances de mots,guerre/désir, guerre/beauté, guerre/-

amour, c’est le narrateur qui nous les faitentendre. C’est un héros moderne, enquelque sorte, « ordinaire », indécis, bal-lotté par le cours des choses. Il est« agi » par la guerre beaucoup plus qu’iln’agit sur elle. Mais il y a en lui une gran-de fraîcheur. Il a à peine 17 ans et desharicots blancs dans les poches. Des hari-cots qui lui sauveront la vie au momentoù les Mexicains imposeront le diezmo(la décimation) aux Texans vaincus :« Vous plongerez la main dans un bocal

rempli de haricots noirs et blancs. Certainsd’entre vous vont tirer le haricot noir de lamort. D’autres tireront un haricot blanc etseront épargnés, ne serait-ce que pour untemps. » Il raconte, mais surtout, commec’est étrange, il se tait. Pendant plus de250 pages, il se tait. C’est là la force pro-digieuse de Rick Bass : cette « conscienceaiguë de la manière dont les choses tuesoccupent un espace plus grand (…) que cel-les qui sont dites ». Les cris non pousséssont les cris les plus forts. Comme cettequestion muette qui traverse tout lelivre : pourquoi tuons-nous ?

Bass note que toutes les guerres,« comme toutes les récoltes, sont lesmêmes » : « Elles se déroulent de lamême manière saison après saison » –une idée « terrible et rassurante » tantil y a peu à faire pour « changer ladonne ». A la fin, le narrateur est rede-venu un cultivateur. C’est un vieil hom-me. Il a tout vu, tout compris. Retraver-serait-il le Rio Grande si c’était néces-saire ?

« Je crois, dit-il simplement, que jepourrais encore être persuadé de lefaire. » a

Florence Noiville

Signalons également la reprise enpoche, dans la collection « Titre », dePlatte River (éd. Bourgois, 208 p., 7 ¤).

Avant d’être écrivain, Rick Bassétait chercheur d’or noir. Originai-re du Texas – il est né à Houston

en 1958 –, il a travaillé pendant plu-sieurs années dans le Mississippi com-me géologue, spécialisé dans les gise-ments de pétrole. Il n’aimait rien tantque creuser des trous dans la terre etvoir le pétrole jaillir à gros bouillons.

Et puis un jour, à 27 ans, il a lu unlivre de Jim Harrison, Légende d’autom-ne, et a décidé de tenter sa chance dansl’écriture. Pour faire comme Harrison,mais aussi comme Eudora Welty ou Tho-mas McGuane, dont il dit que c’est en

les lisant qu’il a appris à écrire. Il n’enrevenait pas qu’un livre puisse « vousaffecter pareillement ». Son premierouvrage, Oil Notes (éd. Christian Bour-gois, 1996) raconte ses quêtes fièvreusesdans les champs pétrolifères. Suivrontune douzaine d’autres dont un roman,Là où se trouvait la mer (éd. ChristianBourgois, 1999), et des recueils de nou-velles parmi lesquels Platte River, LeGuet et Dans les monts Loyauté (touschez Christian Bourgois).

A défaut de forer les sous-sols dugrand Sud américain, Rick Bass s’estmis à sonder les consciences de ses per-

sonnages, à étudier en détail les plisse-ments de leurs âmes. Son écriture, dit-il,« frôle les marges », sans doute parcequ’elle s’avance loin dans l’obscurité desprofondeurs psychologiques, « là où onsait si un individu est vivant ou non ».

Aujourd’hui, l’ancien prospecteur vitretiré dans le Montana, au cœur desbois sauvages habités par les grizzlis etles pumas. Loin des magnats du pétrole,il a trouvé dans l’imaginaire une « éner-gie nouvelle » entièrement renouvelableet dont les sources ne semblent pasmenacées de s’épuiser. a

Fl.N.

Cypora et les incertitudes de l’identité

dans les yeux

On avait compris en lisant son trèsbon premier roman, Le Musée de laSirène (1), que Cypora

Petitjean-Cerf s’intéressait à la recherche del’identité, aux troubles qu’elle suscitesouvent, notamment chez les jeunes gens etles créateurs. Elle avait choisi la fable,l’allégorie, peut-être pour ne pas aborder laquestion de front.

Après ce coup d’essai réussi, elle savaitqu’on l’attendait au tournant du deuxièmeroman. Alors elle a pris tous les risques avecLe Corps de Liane, la saga d’une tribu defemmes, que l’on suit du 4 décembre 1980au 19 janvier 1986, puis que l’on retrouvetrois ans plus tard, pour une sorted’épilogue. Cypora Petitjean-Cerf montre iciun grand sens de la construction – pourentremêler les destins d’une dizaine depersonnages autour de Liane – et un artsubtil du dialogue.

Quand commence l’histoire, Liane vaavoir 10 ans et va redoubler la classe deCM1. Elle vit seule avec Christine, sa mère.Elle n’a pas connu son père, un jeune Italien– il avait 17 ans – parti quelques jours avantsa naissance, le 19 janvier 1971. Sa mère n’apas connu son père non plus, italien luiaussi. Liane, en classe, ne parle pas avec lesgarçons, mais elle s’est inventé un mari, leseul homme – éphémère et virtuel – danscet univers de femmes : elle-même, Liane ;son amie Roselyne – qui écrit le français demanière presque phonétique ; sagrand-mère Huguette, qui vit en Bretagne ;son arrière-grand-mère Liliane, qu’ellerencontre tardivement ; sa mère, Christine,qui va traverser une dépression ; leurfemme de ménage, Eva, et sa fille Armelle,

surdouée et insupportable ; Lamia, parentede l’épicier arabe, venue d’Algérie pourtenter de faire le deuil de son fils mort-né ;quelques autres encore, qu’on découvrira aucours du récit. Et, tout de même, deuxgarçons : Jean-Luc, le petit ami de Roselyne,et Achraf, l’étrange fils de l’épicier arabe.

Ce qui lie toutes ces femmes, au-delàmême des liens de parenté qu’ont certainesd’entre elles ? Ne pas avoir de père, ditRoselyne, la voix du bon sens. « Les fillescomme nous le sentent, quand ellesrencontrent une fille pareille. Et après, elles

deviennent copines. » Mais elles ont un autrelien secret. Elles regardent toutes, mêmel’ancêtre Liliane, même Ghania, l’épouse del’épicier, archétype de la femme soumise, lasérie télévisée Dallas, où, au contraire,chaque femme a, derrière elle, un homme.

Liane, qui, dans Dallas, aimeparticulièrement Pamela – ses soucis avecson mari Bobby et leur fils adoptifChristopher –, a des difficultés avec laréalité, la vie sociale, le collectif. Tout – etsurtout l’école – lui donne la nausée. Ellene sort qu’avec une trousse pleine dePrimpéran, de Motilium et autresantivomitifs. Quand elle décide de jeter sesmédicaments, elle se concentre sur lesparfums. Elle note tout dans des cahiers.Mais elle veut lutter aussi contre cettecompulsion à écrire.

Au fond, elle n’est pas « sûre d’être unefille » et s’étonne que son amie Roselynele soit. « C’est parce qu’y a pas de garçonschez toi », dit Roselyne-le-bon-sens. Elle,elle a un beau-père et un frère, qu’ellefuira pour vivre chez Liane.

Toutes ces questions graves, sur lafamille, l’identité, l’amour, la sexualité,sont traitées par Cypora Petitjean-Cerf demanière allègre, dans un récit pleind’humour tendre, une sorte d’anti-Dallas,la série où chacun était la méchancetémême.

Dans ces existences entrecroisées, avecces femmes et leurs amours difficiles,leurs échecs et leurs joies retrouvées, sejoue finalement une seule histoire, hantéepar cette délicate question : qu’est-cequ’être une femme ? Celles qui ne se lesont jamais demandé devraient s’inquiéteret seront certainement perplexes à lalecture du Corps de Liane. Dans l’épiloguede ce roman mené tambour battant, Liane,18 ans, cède au conformisme devantRoselyne et son bébé. « T’es plus femmeque Pamela Ewing » – qui ne pouvait pasavoir d’enfant. Une fois de plus, Roselynea le dernier mot : « La féminité, c’est passeulement d’avoir des enfants (…). Laféminité, c’est tout ce qu’on veut. » Maistout est fait, dans la société, pour éviterqu’on le sache. a

LE CORPS DE LIANEde Cypora Petitjean-Cerf.Stock, 340 p., 19 ¤.

(1) Stock, 2005, elle avait alors 31 ans.Vient de paraître en Points, no 1593.

Rick Bass chez lui dans le Montana, en 1997. DAVID BALICKI

L’imaginaire, une énergie renouvelable

Dans son dernier roman, « Décimation »,Rick Bass plonge au cœur des sanglantes bataillesdu Texas des années 1840. Il en restitue l’horreur,mais aussi l’inguérissable séduction

PARTI PRIS JOSYANE SAVIGNEAU

LITTÉRATURES

LADÉCIMATION(The Diezmo)de Rick Bass.

Traduit del'anglais(Etats-Unis)par Anne WickeEd. ChristianBourgois,266 p., 20 ¤.

Page 4: La poésie noire et l'ambiguïté

4 0123Vendredi 26 janvier 2007

LE MARIN DE DUBLIN(The Sailor in the Wardrobe)de Hugo Hamilton.

Traduit de l’anglais (Irlande)par Katia Holmes, Phébus, 302 p., 20 ¤.

Reconnu par ses pairs dès sespremiers livres, puis par legrand public, grâce à Sangimpur (1) et Le Marin de

Dublin, qui clôt ses mémoires d’uneenfance écartelée entre deux identités –irlandaise et allemande –, Hugo Hamil-ton tient à présent une belle « revan-che » sur le petit garçon, timide, tour-menté, emprunté dans sa langue.« Enfant, je n’avais aucune histoire àraconter sur ma famille, car je considéraisqu’elle ne m’appartenait pas. » Puis,après un silence, cet homme au visagepoupin reprend d’une voix douce, posée.« Lorsque j’essayais, cela tombait à platcar mon langage était compliqué ou obs-cur. Quand j’ai commencé à les transposerpar écrit, soudain c’est devenu plus clair,plus audible. »

Encouragé très tôt par sa mère, quitenait scrupuleusement son journal,Hugo se met à écrire. Non dans ses deuxpremières langues – l’allemand, celle desa mère, et le gaélique, seule autoriséechez eux par son père, nationaliste puret dur – mais dans celle de l’ennemi.« L’anglais était la langue de la rue, celleà laquelle je voulais appartenir. C’est ellequi m’a sauvé et m’a appris à être le“marin-écrivain” que je suis. Elle m’a per-mis de m’ouvrir aux autres et d’explorerdes lieux de mon passé et de ma famille. »

Après l’Irlande, puis l’Angleterre où,ainsi qu’il le relate dans Le Marin deDublin, il travaille dans une usine, HugoHamilton séjourne à Berlin. Employédans une maison d’édition, il reprendtrès vite la route et sillonne le pays enjouant de la flûte et de la mandolineirlandaise. « Dans les années 1970, les Alle-mands étaient très friands de musiqueirlandaise. Dans chaque ville, je trouvaistoujours un lieu pour me produire. Ce futune époque très heureuse », confie-t-il. Deretour à Dublin, après s’être essayé aujournalisme, il intègre une maison d’édi-tion musicale… gaélique. « Quelle ironie,n’est-ce pas, d’autant que c’est là, enfin,que je me suis senti pleinement irlandais. »

Mais demeure encore cette part alle-mande qu’il n’a jamais vraiment accep-tée. Au début des années 1980, s’amor-cent pour ce « marin-écrivain » de lon-gues circonvolutions où, de nouvelles en

romans, il avance « masqué », s’interro-geant sur la question de l’identité, dupoids de l’histoire, de la culpabilité etdes rapports filiaux. « C’était une tentati-ve de régler mes comptes avec mon identitéperdue. Quand je suis devenu père à montour, j’ai compris que je ne pouvais plusbiaiser. »

Une réflexion sur la culpabilitéDurant de longs mois, Hugo Hamil-

ton s’immerge dans ses souvenirs, dansceux de ses frères et sœur, et surtoutdans les journaux et lettres de sa mère.« Si elle avait eu confiance en elle, elleaurait pu être écrivain car c’était unemerveilleuse conteuse. Dès qu’un événe-ment se produisait à la maison, elles’écriait “Vite, il faut que je l’écrive” ou“Va vite l’écrire !”. Ce fut très émouvantde lire à travers son regard notre histoireet aussi d’y découvrir combien elle se sen-tait seule, isolée. »

De ce travail de mémoire (« undevoir ») initié par sa mère, Hugo Hamil-ton tirera le très beau Sang impur danslequel il tisse, à mots comptés, dans une

langue simple, fluide, délicate, la chroni-que d’une enfance tiraillée entre un pèreautoritaire, colérique, mais non dénuéd’amour et une mère emplie de sagesse,de bonté, de tolérance. Deux êtres bles-sés par l’Histoire qui étouffent un petitgarçon devenu, dans Le Marin deDublin, un adolescent plein de colèrecontre « cette usine à fabriquer dusouvenir ».

Alors que résonne au loin la guerredu Vietnam et, plus près, le conflit enIrlande du Nord, Hugo cherche à fuircet univers confiné où la musique « dégé-nérée » de John Lennon n’a pas droit decité, pas plus que la photo de JohnHamilton, le grand-père, officier dans lamarine britannique.

Lieu « de l’oubli et de l’ailleurs », lieuoù il n’est plus en butte à la colère deson père, aux cauchemars de sa mère,au rejet des autres, le port va s’offrir, untemps, comme une échappée belle pourl’apprenti marin qui officie sur un chalu-tier avec Packers, son meilleur ami. Pa-ckers, conteur fabuleux dans l’ombreduquel il tente de se construire une nou-

velle identité, débarrassée de toute his-toire, de toute culpabilité. Jusqu’au jouroù le port va être rattrapé à son tour parla peur, la violence, l’injustice et l’ostra-cisme ; le poussant alors à larguer lesamarres et à poursuivre, loin des sienset de ses racines, une longue quête, libé-ratrice, dont ces deux magnifiquesromans portent la trace.

Livre de rage, de révolte, livre de ten-dresse et de pardon à l’égard de ce pèreblessé dans sa chair et dans sa langue,Le Marin de Dublin offre surtout uneréflexion aiguë, sensible, sur la culpabili-té. « Elle faisait partie du voyage, confieHugo Hamilton. On considère trop sou-vent la culpabilité comme un sentimentterrible or, pour moi, c’est une notion libé-ratrice et réparatrice au même titre quel’écriture. » Et d’ajouter en souriant :« Grâce à elle, j’ai pu me réappropriermon histoire. Je n’ai donc plus à vivre lavie que Packers m’avait inventée. » a

Christine Rousseau

(1) Phébus, 2004, prix Femina étranger,Points, nº 1594.

Sur les docks du port de Dublin, fin des années 1970. STÉPHANE DUROY/VU

DORA B, de Josiane BehmoirasNée à Paris en 1953, JosianeBehmoiras a émigré en Israël en1961, avant de partir pourl’Australie. Et c’est sa vie – toutautant que celle de sa mère – qu’ellerelate dans ce texte émouvant. Ellese souvient qu’enfant elle rêvaitd’aller à l’université et voulait,comme à la marelle, sauter lesannées de sa vie : « Je veux laisserma coquille derrière moi, je ne veuxplus être qui je suis. » Elle se souvientdes promesses de sa mère : « Tuverras, la vie va être belle. » Elle sesouvient qu’à force de voir desennemis partout, Dora – puisquec’est ainsi qu’elle l’appelle, plutôtque maman – est devenue sinonfolle, pour le moins marginale. E. G.Traduit de l’anglais par MariePeugeot. Anatolia, 288 p., 18 ¤.

L’ÉTÉ DERNIER,de Niels Fredrik DahlUn homme ressasse le chagrind’un amour en train d’agoniser –et promène son chien. Il sait queSiri n’est pas que sa femme, qu’elleest aussi une autre femme furieuseet vivante réservée à d’autreshommes, ailleurs, et qu’il ne suffitpas à son appétit. Du soupçon, puisde la découverte d’une infidélité,Niels Fredrik Dahl fait un romandu vide et de l’incommunicabilité,où le narrateur fait l’expérienced’un étrange nirvana trèssentimental. L’Eté dernier est lesecond roman traduit en françaisde l’ancien lauréat du prix Bragge,l’un des plus grands prix littérairesnorvégien. N. C. A.Traduit du norvégien par CélineRomand-Monnier, Actes Sud,160 p., 19 ¤.

DE L’ESPOIR ET AUTRESQUÊTES DANGEREUSES,de Laila LalamiQuatorze kilomètres. Courtedistance. Parcours interminablesur lequel, de l’Afrique à l’Europe,la mort vous attend ou vousépargne. Ainsi de Mourad, qui aemprunté une belle somme pourpayer la traversée ; d’Aziz, quiabandonne la femme qu’il aimepour trouver du travail ; de Faten,une étudiante qui initie une de sesamies aux œuvres d’un membredes Frères musulmans. Au-delà desa qualité romanesque, le récitévoque sans manichéisme nisensiblerie le drame del’immigration. P. R. L.Traduit de l’anglais (Etats-Unis) parCatherine Pierre-Bon,éd. Anne Carrière, 208 p., 17, 50 ¤.

RENCONTRE Comment Hugo Hamilton, « marin-écrivain » irlandais, se libère d’une enfance douloureuse

Et vogue la mémoire

Deux anthologies consacrées à la poésie arménienne

Les voix d’une nationUn essai de Jérôme Prieur sur trois romans gothiques

La noire montée des images

ZOOM

LA POÉSIE ARMÉNIENNEDu Ve siècle à nos joursAnthologie de Vahé Godel.

Ed. La Différence, 284 p., 25 ¤.

AVIS DE RECHERCHEUne anthologiede la poésie arméniennecontemporaineChoix et traductionscollectifs (bilingue)

Ed. Parenthèses,« Diasporales », 334 p., 24 ¤.

Au VIIIe siècle, Moïse deKhorène chantait sonpays en le comparant au

corps d’une jeune fille – « Lefleuve avec ses rives est commeles deux lèvres d’une bouche

entrouverte… » Deux siècles plustard, autrement inspiré, saintGrégoire de Narek rédigeait,dans une langue de feu, sonadmirable Livre des prières (ditaussi des Lamentations), trésorde la poésie mystique chrétienne.Vahé Godel avait, il y a quelquesannées, traduit et présenté unchoix de l’œuvre de Grégoire (1).

Après ces auteurs-sources, latradition poétique arméniennene s’est pas interrompue, maisdiversifiée. Nahabed Koutchakau XVIe siècle et surtout Sayat-Nova au XVIIIe, pour ne citer queles plus grands, illustrent avecéclat une sorte d’instinct poéti-que lié autant à la langue qu’audestin de la nation. L’anthologiede Vahé Godel, dont une premiè-re édition avait été publiée en1990, démontre que ce moded’expression n’a pas été délaissépar les dernières générations.Simplement, les poètes nés aucours du siècle passé, témoins oufils de témoins, ont dû se lesterd’un poids terrible de mémoire.

Une autre anthologie complè-te (et parfois recoupe) l’ouvrageprécédent en s’attachant unique-ment aux poètes contemporains,tous nés après la dernière guerre.Ce qui frappe le lecteur, c’estl’étonnante liberté de ces poètes,qu’ils appartiennent à l’Arménie(et donc, pour une partie de leurvie, à l’URSS) ou à la diaspora.

Le lyrisme et l’humour, parfoisgrinçant, le réalisme, l’autodéri-sion et en même temps le senti-ment d’une forte identité, uneemphase bridée… ce sont quel-ques-uns des traits qui se retrou-vent chez ces poètes.

« Depuis une quinzaine d’an-nées, écrit Mariné Pétrossian(dont deux recueils ont été tra-duits chez Comp’Act), la poésiearménienne tourne son regard“vers le bas”, vers des réalités quiont toujours été considérées dansnotre culture comme étrangères àla poésie. » Pas d’exaltation natio-naliste donc…

Nariné Avétian, née en 1977 :« Ce génie arménien, ignoré du res-te du monde, n’avait pas dechaussures/et son seul corps déga-geait une puanteur de chien./Jel’ai vu et je lui ai dit bonjour. » a

P. K.

(1) Odes et Lamentations, éd. AdSolem, Genève, 2003. Editioncomplète dans « Sourceschrétiennes » (éd. du Cerf, 1961).

Dans le cadre de l’Année del’Arménie, le premier volumed'un ouvrage collectif,Arménie(s), vient d’être publié.Dirigé par Frédéric Couderc, ilconstitue une sorted’« autoportrait de l'Arménie etde ses diasporas » (208 p., 30 ¤.www.armenieplurielle.com).

ROMAN NOIRde Jérôme Prieur.

Seuil « La librairiedu XXIe siècle », 200 p., 17 ¤.

L e noir est bien la couleurdu roman gothique, quiémergea en Angleterre à

la fin du XVIIIe siècle. L’essaide Jérôme Prieur est le fruitmûr de son long compagnonna-ge avec trois livres de cette vei-ne sulfureuse : Le Moine, deLewis, (1796), raconté parArtaud en 1931, Les Elixirs dudiable, d’Hoffmann (1816), etune perle rare, Confession dupécheur justifié (1824), del’Ecossais James Hogg, révéléen France par Gide et traduitpar Dominique Aury après-guerre.

Cette enquête érudite etinquiétante dans un corpus lit-téraire bien vivant s’ouvre encélébrant « l’art de la nuit »sous la forme d’un « Tom-beau » d’Etienne-GaspardRobertson, personnage multi-ple, à la croisée des sciences etdes arts à l’époque des Lumiè-res (bel et bien enterré au Père-Lachaise), l’inventeur du « fan-tascope ». Manière de situer leroman noir aux lendemains dela Terreur, sur les ruines desLumières, d’affirmer la popula-rité du genre et surtout, pour

Jérôme Prieur – écrivain etcinéaste –, de montrer qu’il estle précurseur du septième art.Artaud, s’emparant du texte deLewis, n’avoua-t-il pas que ceroman faisait « arriver » sur lui« des images » ?

A lire son portrait de« Mathilde fille du feu », héroï-ne damnée du Moine, on jure-rait que Prieur en est tombéamoureux. André Breton nedisait-il pas d’elle « qu’elle étaitmoins un personnage qu’une ten-tation continue » ? Le charmede ce voyage gothique vient descitations de lecteurs illustres etaussi des détails biographiquessur les trois auteurs, la genèsede leurs œuvres, l’histoire destraductions.

Dans le difficile exercice derésumer les intrigues, JérômePrieur montre une grâce enle-vée, même si on lui en veut, unpeu, de révéler, au chapitre de« L’homme aux diables », lesecret du moine Médard d’Hoff-mann ! De plus, son parcoursparmi les textes (dont les notesforment un appendice souventjubilatoire) permet de sonderles ténèbres de l’âme humaine,les troubles de l’identité. Onsait comme Artaud y fut sensi-ble, ainsi que plusieurs psycha-nalystes.

La troisième partie, consa-crée à la Confession du pécheur

justifié, présente le héros de ce« livre dangereux » (selon JeanPaulhan), qui perpétue ses cri-mes en tant qu’élu de Dieu.

La fréquentation des récitschrétiens par Prieur (coauteurde la série Corpus Christi avecGérard Mordiallat) enrichit icison approche. Et si la complexi-té de la construction du romande James Hogg confère auxpages qui l’analysent un carac-tère un peu ardu, donnons auxlecteurs un conseil : passercommande en librairie (on nele trouve plus en rayons…) dece texte admirable, et revenirensuite à ce Roman noir pour lesavourer à sa juste valeur.Enfin, rendons grâce à sonauteur d’avoir sauvé cet étran-ge pécheur de l’oubli. a

Valérie Marin La Meslée

Envoyez vos écrits :Editions Persée38 rue de Bassano75008 ParisTél. 01 47 23 52 88www.editions-persee.fr

Les Editions Perséerecherchent denouveaux auteurs

ECRIVAINS

LITTÉRATURES

Page 5: La poésie noire et l'ambiguïté

0123 5Vendredi 26 janvier 2007 5

Céline Curiol et Antoine Bello dépeignent un monde gouverné par l’arbitraire et les pouvoirs occultes

Sortir des prisons de verrePERMISSIONde Céline Curiol.

Acte Sud, 254 p., 19 ¤.

LES FALSIFICATEURSd’Antoine Bello.

Gallimard, 502 p., 21 ¤.

Après le succès international deVoix sans issue (Actes Sud,2005), salué par Paul Auster,Céline Curiol invente, dans Per-

mission, un monde où la fiction n’existeplus. Antoine Bello, auteur remarquédes Funambules et de L’Eloge de la piècemanquante (Gallimard 1996 et 1998),imagine, avec Les Falsificateurs, unmonde où la réalité est contrefaite.Deux climats enveloppés de mystère,une même fascination pour les universparallèles et les pouvoirs occultes voicideux romans riches, singuliers etpassionnants.

Le héros ou plutôt l’antihéros de Per-mission est embauché par une organisa-tion de type ONU (en apparence seule-ment) ; en effet, « l’Institution » est

une bien étrange entreprise qui interdità son personnel, logé sur place, toutcontact avec l’extérieur. Les employésoccupant les mêmes fonctions sontregroupés par étages et leurs quartiersde résidence sont situés à proximité deleur lieu de travail. La mixité est refu-sée à la majorité des départements del’entreprise, sauf pour les plus élevés ;les rencontres sont seules possibles viale site officiel de « l’Institution ».

Notre homme, qui vit donc dans unetour de verre, est engagé comme « résu-main » : il est chargé de synthétiser(sans les interpréter, surtout !), descommunications officielles issues deréunions politiques qui se déroulent àhuis clos. Ses résumés doivent être pré-cis et calibrés. Ils sont ensuite contrôléspuis diffusés à la presse, qui doit secontenter de ces informations réduites,laconiques ; la planète entière reçoit,par conséquent, un éclairage orienté,censuré, sur l’actualité géopolitique.Malgré l’atmosphère délétère danslaquelle il baigne (compétition, méfian-ce, suspicion), le « résumain » se sou-met facilement au pouvoir de sa hié-rarchie, aux règles bureaucratiques de

l’Institution qui, peu à peu, le façonneen le déshumanisant et l’envoûte aupoint qu’il renonce à lui-même, s’aban-donne : « Il ne sert à rien d’évoquer manationalité qui n’a plus d’importancepuisque j’ai accepté d’y renoncer pendantla durée de mon embauche (…) Je n’aiplus de pays à proprement dit. »

Mission secrèteIl se voit bientôt attribuer une mis-

sion supplémentaire et secrète : rédi-ger un rapport sur sa fonction en consi-gnant scrupuleusement ses actions,pensées, réflexions, questionnementsavec la plus grande objectivité possible.Rien ne semble pouvoir perturber,dans cet enfermement, cet employé dis-cipliné, acquis à « l’Institution ». Il nese pose aucune question, même lors-qu’il n’arrive pas (bien entendu !) àobtenir une permission pour se rendreau chevet de son père malade. Tout bas-cule pourtant lorsqu’un nouveau collè-gue, A., prend place dans la salle réser-vée à tous les « résumains ». Curieuse-ment, les deux hommes entrent encontact. Très vite, l’employé modèledécouvre que A. lit un roman, ce qui est

proscrit par « l’Institution » : « L’imagi-nation, nous le savons à présent, n’est pasun atout de l’être humain mais sa plussournoise prison. » Que faire ? Dénon-cer A. ? Chaque soir, les deux hommesse retrouvent en secret, lisent le roman,« cherchent avec anxiété leur dose d’irréa-lité, de fiction doucereuse et prohibée (…),entendent les mots si bien jetés et sententdans leur bouche leur épaisseur (…), lachair viandeuse et succulente ». Le désirrenaît. Rébellion.

Sliv, le héros d’Antoine Bello, est unjeune Islandais qui vient de terminerses études de géographe à l’universitéde Reykjavik. Il est recruté, comme chefde projet, par Gunnar Eriksson, le direc-teur des Opérations d’un cabinet d’étu-des environnementales. Très vite, ilapprend de la bouche même de sonrecruteur que celui-ci appartient en faità une organisation occulte mondialequi comprend plusieurs milliers demembres, le CFR (Consortium de Falsi-fication du Réel). Le Plan, organe duCFR, décide des grandes orientationsstratégiques de l’organisation. Activitédu CFR ? Des agents échafaudent desscénarios auxquels ils donnent corps en

altérant des sources existantes : ilsmodifient la réalité. La manipulationest planétaire. C’est ainsi que l’on décou-vre plusieurs des grandes supercheriesde notre époque : par exemple, com-ment, en pleine guerre froide, un agentdu CFR, proche d’un membre du Praesi-dium du Soviet suprême, réussit à fairecroire que Laïka était la première chien-ne envoyée dans l’espace alors que lesatellite Spoutnik 2 était vide. Cettemanœuvre eut pour conséquence d’accé-lérer la course vers l’espace, notammentà l’Ouest. Mais quels sont donc les véri-tables objectifs du Plan ? Secret. Lesfinalités du CFR ? Secret.

Insouciant et intrigué, Sliv devientagent de l’organisation : « J’adhérai auCFR comme, étudiant, j’avais suivi descours d’espagnol facultatifs. » Les mis-sions qu’on lui confie l’amènent às’interroger sur les motivations del’organisation secrète. Histoire voiléedu siècle.

Céline Curiol et Antoine Bello nousalertent, c’est leur tour de force. Ils inter-rogent notre liberté dans un monde oùles pouvoirs relèvent de l’arbitraire. a

Vincent Roy

Un récit autobiographique et poétique

Barbarant, le désiret la nécessité

“La quintessence de l ’espr i t de finesse.”Luc Ferr y - LCI

“Un texte génial .”Gerhard Stadelmaier

Frankfur ter Al lgemeine Zei tung

“Yasmina Reza sait saisir les secondes éternelles.”Mar ie-Laure Delorme - JDD

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O n n’est pas impunémentle héros ou le sujet de sonpropre livre. Cela appelle

une conscience, une morale,impose des devoirs. S’ils ne sontpas remplis, l’exercice trouveaussitôt sa limite et se rangedans l’une des nombreuses caté-gories du contentement de soi.« Si l’enjeu de cette rétrospectionconsiste bien, comme je le crois, àlutter contre la pente incessantedu leurre, de l’illusion, il s’agiraitde ne surtout pas verser, aprèstant d’autres, sur la béance desorigines de narcissiques et fraudu-leux arrangements », écrit Oli-vier Barbarant

Né en 1966, Olivier Barba-rant n’a pas encore l’âge depublier des lourds volumes deMémoires. Si seslivres – de poésie,depuis Les Parquetsdu ciel, en 1992,comme de prose(tous chez ChampVallon) – sont biendes variations auto-biographiques, ilsle sont à un titreparticulier. Et passeulement en rai-son de cette insis-tante part de « déni-grement » de soi,de ce « narcissismeà peine inversé »,qui innerve sonécriture.

« Un hommen’est pas fait que dutemps intime, ducœur qui cogne ou bien se tait »,souligne Barbarant, qui possè-de l’art de se penser et de seraconter au travers de cet autre« temps », commun, historique.C’est d’ailleurs ce qui fait l’origi-nalité de la démarche poétiquede l’auteur : trouver une place,décalée, mouvante, jamaisacquise dans le champ d’uneépoque – ici les années1970-1980, celles de l’enfanceet de l’adolescence de l’écrivain.Il sait la rendre présente, cetteépoque, avec ses objets emblé-matiques et ses décors, sesespoirs et ses déceptions. Desensibilité anarchiste mais atta-ché à la culture communiste età ses grandes figures (notam-ment Aragon, dont il est l’undes spécialistes), Barbarant serefuse à épouser les grandsmouvements de flux et surtoutde reflux de l’espoir révolution-naire. Il ne fait pas sienne cette

« forme insupportable de la bon-ne conscience » qui, après la chu-te du communisme, tira « deson échec la certitude d’avoir tou-jours eu raison ».

Je ne suis pas Victor Hugo estdonc une protestation contrel’oubli et tout autant contre lafixité de la mémoire et contre lesrecompositions hâtives auxquel-les elle donne lieu. « Les genèsesmentent en ce qu’elles prétendentdécouvrir ce qu’elles ont d’avancerecomposé. » Au travers de lanégation contenue dans le titre,il faut entendre une affirmationet une volonté : coller au tempstraversé, passé et présent, ne pasle surplomber ou s’en faire, com-me Hugo par exemple, la voix,en restituer quelque chose. Si

besoin, s’effacer àson profit.

Comme dans tou-te entreprise de lit-térature, cet efface-ment est une ima-ge, une fiction –mais non une pose.« Ecrire, c’est faireeffraction dans lalangue, pour l’obli-ger à accueillir unsujet », remarquaitOlivier Barbarantdans Temps mort.Journal imprécis(1999).

Un sujet est donclà, présent, parlant,« inapte, dit-il, àtout roman ». « L’af-fabulation – et je

m’en fais gloire – sur le papiern’est pas mon fort ; peut-êtremême le souci de prendre l’em-preinte d’un vide plutôt que de lecombler décida-t-il chez moi detout l’effort vers l’écriture, et parconséquent de ce qu’il faut bienappeler mes limites littéraires. »

Et que dit-il, ce sujet, une foisrécusée « l’affabulation » ? Lavérité ? Peut-être, mais une véri-té elle aussi mouvante, habitéepar le désir, bercée par « unerhapsodie de contingences »,amoureuses surtout. « Enfantdes fruits », comme il se nommejoliment, Olivier Barbarant trou-ve, ou plutôt cherche, un équili-bre entre la sensualité et la res-ponsabilité, l’adéquate « combi-naison d’un désir et d’une nécessi-té ». Précis et précieux – parfoistrop –, il écrit comme, on le sup-pose, il vit : avec style etconscience. a

Patrick Kéchichian

JE NE SUIS PASVICTOR HUGOd’Olivier Barbarant.

Ed. Champ Vallon,« Recueil », 214 p., 16 ¤.

LITTÉRATURES

Page 6: La poésie noire et l'ambiguïté

6 0123Vendredi 26 janvier 2007

« Le Peuple des endormis » de Frédéric Richaud et Didier Tronchet, « Fleurs d’ébène » de Warnautset Raives, deux visions pour le moins différentes du continent noir

Rêve et cauchemarafricains

Voici un grand et bel album, pour lequel ilfallait bien deux tomes, une de ces BDdont les traits et les couleurs, les dialo-gues et les situations, qu’elles soientcocasses ou dramatiques, perdurent dansla mémoire et le cœur. Le Peuple des

endormis est l’œuvre d’un duo, le romancierFrédéric Richaud et le scénariste-dessina-

teur Didier Tronchet.Le premier, enseignant en collège, a

déjà signé deux romans chez Grasset,dont Monsieur le jardinier, deux biogra-phies sur Luc Dietrich et René Daumal,un album sur Boris Vian et une BD entrois volets avec Pierre Makyo, Le Maî-

tre de peinture (Glénat). Le second futd’abord journaliste à l’édition lilloi-

se du Matin de Paris avant de selancer dans la BD. Il a conçu

depuis une trentaine d’albums lou-foques et truculents, comme Ray-

mond Calbuth ou Jean-Claude Tergal, etdessiné des BD plus romanesques pour

l’écrivain Anne Sibran, comme Là-bas(Dupuis) ou Le Quartier évanoui (éd. Vents

d’ouest).Simultanément à ce Peuple des endormis, Didier

Tronchet publie une BD diamétralement différente,Deux cons (1), dans la veine faussement stupide etméchamment drôle qu’il affectionne, attestant ainside l’étendue de sa palette.

Dans Le Peuple des endormis – les « endor-mis » désignent des animaux sauvages

empaillés – les deux auteurs racontent, à lapremière personne, les tribulations parisien-

nes et l’odyssée en Afrique noire de JeanDaubignan, jeune apprenti taxidermiste

et dessinateur talentueux. Nous som-mes en 1671, alors que Louis XIV

règne de tous ses feux. Dans le pre-mier tome, Jean rencontre le mar-quis de Dunan, client de son père,empailleur réputé qui cherche lasubstance capable d’assurer laconservation de ses œuvres pourl’éternité. Pour échapper à la bigo-terie de sa mère, Jean suit le mar-quis de Dunan, aristocrate ama-teur de fastes et de bonnes fortu-nes féminines, à Saint-Louis duSénégal. Le marquis compte bienen rapporter quelques-unes de cesbêtes exotiques susceptibles de luioffrir un rang de premier plan à lacour du Roi-Soleil.

Dans le second tome, Jean découvre à la fois l’Afri-que, sa savane et ses parfums, la poudre magique queson père cherchait, mais aussi l’amour, dans les bras dela jeune Noire Cauris. Il entrevoit aussi les violences dela guerre et de l’esclavage, et les bizarreries de l’êtrehumain : le cruel gouverneur Soulas ; ce fat de Dunan,qui, entre un madrigal et une coucherie, se prend d’ami-tié pour son boy, Moïse. A l’orée de la mort, il jure que« Dieu est noir » dans ses visions de l’au-delà…

Il y a des situations du plus haut comique dans cePeuple des endormis mais aussi des scansions dramati-ques. Roman d’initiation à la vie et aux fièvres del’amour, roman de la découverte, c’est aussi une odeà la différence et à la nostalgie, ce « bonheur des tris-tes ». Vieillard reclus avec ses animaux empaillés dansune cave du château de Versailles, Jean rêve toujoursde l’éclat de l’Afrique et des yeux de Cauris. DidierTronchet a utilisé un trait épais, des couleurs sombreset terreuses pour recréer le Paris du XVIIe siècle, maisréanime de tons chauds et lumineux la terre africaine,nimbant ces deux albums d’une judicieuse altérité.

Racisme affiché ou larvéUn autre duo d’auteurs, Warnauts et Raives, se sont

aussi intéressés à l’Afrique, dans l’album Fleurs d’ébène.Il s’agit cette fois du Congo belge de la fin des années1950 que connaissent bien ces dessinateurs et scénaris-tes – belges – habitués à travailler ensemble (ils ontnotamment réalisé la très romanesque série Suites véni-

tiennes). Tous deux avaient déjà mis en scène l’ancien-ne colonie du Royaume dans Congo 40.

Warnauts et Raives prennent prétexte d’une enquêtepolicière menée par Jean Leman, commissaire alcooli-que et mari trompé, à propos de l’assassinat déguisé enaccident d’un « Nègre », pour balayer la petite sociétécoloniale de l’époque. Ils en montrent le racisme affi-ché ou larvé ainsi que l’amour ambigu que portent cer-tains Belges au Congo et que traduit leur obsessionsexuelle pour les jeunes Négresses, les « fleurs d’ébè-ne ». Ils racontent aussi les luttes entre factions triba-les, le rôle des élites noires et les tripatouillages de l’ad-ministration coloniale, qui alterne paternalisme etmaniement de la « garcette » punitive.

Remarquablement documenté – réclames d’époqueinclues –, baigné dans une atmosphère lourde et pois-seuse, Fleurs d’ébène peut se lire comme un thriller poli-tico-social, un pan d’époque coloniale ou une histoired’amour aux senteurs plus amères que douces. a

Yves-Marie Labé

LE PEUPLE DES ENDORMIS, tomes 1 et 2,de Frédéric Richaud et Didier Tronchet.Dupuis, « Aire libre », 64 p., 13,50 ¤. chacun.

FLEURS D’ÉBÈNE, de Warnauts et Raives.Ed. Casterman, 64 p., 13,75 ¤.

(1) Ed. Fluide Glacial, 48 p., 9,95 ¤.

Le dessin comme témoignage

Histoirede ma mère,

devenue clocharde

ANATOLIA

JOSIANE BEHMOIRAS

Dora B.

Le 13e prix France Info de la BD d’actualité et dereportage vient d’être décerné à Kris et Davodeaupour Un homme est mort (éd. Futuropolis). Il illus-

tre la tendance de la BD à être témoin de son temps, aumême titre qu’un film ou un roman. Scénaristes et des-sinateurs pratiquent volontiers le reportage, le témoi-gnage ou l’investigation.

Pour fêter ses 20 ans, France Info a demandé à unetrentaine d’entre eux de mettre en images des faits mar-quants de ces vingt dernières années. Pierre Christin(Valérian) ou Pétillon (L’Enquête corse) côtoient des des-sinateurs moins connus, comme Joe Sacco, ferventadepte du reportage en BD. « Ce livre affirme la subjecti-vité assumée d’auteurs habitués à prendre le réel à bras-le-corps », note Jean-Christophe Ogier, directeur adjointet chroniqueur bandes dessinées de la station.

Pour décrire la société, les auteurs de BD s’inspirentaussi du quotidien, comme en témoigne le livre collec-tif Paroles de tox. Coédité par Futuropolis et l’Associa-tion « BD Boum » de Blois, il a la forme d’un recueil de

témoignages en BD. « De nombreux auteurs ont envie deparler du monde qui nous entoure, constate SébastienGnaedig, directeur éditorial de Futuropolis. La BD seprête à cet exercice. Représenter la réalité via le dessin créeune intimité avec le lecteur. »

Responsable chez Hachette de la collection « La foui-ne illustrée », Guillaume Allary va publier Dans la peaud’un jeune homo, récit par Hugues Barthe de la décou-verte de son homosexualité par un adolescent. Il confir-me l’aptitude de la BD à s’emparer du réel : « J’aime lesromans qui se confrontent à la réalité, mais les textesd’aujourd’hui s’intéressent plus à la forme, dit-il. La BDdocumentaire permet de toucher un public qui ne lit pasforcément de romans. Elle prend le temps d’entrer dansune histoire, alors que la presse accorde moins de placeaux longues enquêtes, que les films à la Raymond Depar-don ne sont plus envisageables à la télévision. Et personnene se méfie de quelqu’un avec un crayon à la main, à ladifférence d’une caméra. » a

C. Q.

FESTIVAL D’ANGOULÊME

ZOOM

AMERICA,de KeikoIchiguchiDans un bard’Osaka, en1988, sixjeunesrêvent departir enAmérique.

Bercés par les accordsd’Aerosmith, l’une veut devenirécrivain, l’autre rock star, letroisième retrouver sa mère, uneautre suivre son prof marié maisdont elle est amoureuse. Dansce tourbillon post-adolescent quidébouche sur un drame, KeikoIchiguchi, jeune Nippone vivanten Italie, décrit avec un sensaigu du détail (regards et peauxeffleurés) les affres de ces jeunesJaponais en butte à une sociétéaustère et qui n’ont qu’unecrainte : devenir vieux avantd’avoir réalisé leurs rêves.Y.-M. L.Ed. Kana, 202 p., 12,50 ¤.

FLEUR, de Park Kun-woongPlusieurs fois couronnée enCorée, cette trilogie de ParkKun-woong raconte la guerre deCorée vue par un jeune homme,Jaeng-tcho, qui a rejoint lesrangs des partisans davantagepar refus des exactions del’armée sud-coréenne que parconviction idéologique. Ouvrantsur un premier tome dénué deparoles, Fleur égrène les

souvenirs de Jaeng-tcho alorsqu’il est torturé dans sa geôle :Dallay, la femme qu’il a toujoursaimée, les trahisons de ses amis,la cruauté de la guerre… Œuvresombre, qui témoigne de ladéchirure coréenne, mais aussiempreinte d’espoir, ce manwaambitieux décliné en trois actessurprend par son dessin et sondécoupage hors pair. Y.-M. L.Ed. Casterman, « Ecritures »,tome 1 : 416 p., 22,95 ¤ ; tome2 : 328 p., 198,95 ¤ ; tome 3 :416 p., 22,95 ¤. Coffret des troistomes : 69 ¤.

L’ÎLE BOURBON 1730,d’Appollo et Lewis TrondheimL’intrigue de ce véritable romanen noir et blanc se situe à la findu temps des corsaires. OlivierLevasseur, dit « La Buse », estsur le point d’être pendu par legouverneur de l’île, alors que lesderniers esclaves « marrons »,réfugiés au cœur de l’île,résistent aux attaques descolons avant d’être réduits à laservitude ou massacrés. Le sortde l’un est lié à celui des autres.Le dénouement viendra de lavisite de deux ornithologues, lechevalier Despentes et sonassistant Raphaël Pommery, àla recherche du fameux dodo,oiseau emblématique de laRéunion. La disparition dudodo, mangé par FrançoisCaron, chasseur de« marrons », sonne la fin del’espérance de liberté pour lesmutins. A.B.-M.Ed. Delcourt, « Shampooing »,288 p., 14,95 ¤.

BLACKHOLE,de CharlesBurnsIlss’appellentChris, Eliza,Rob ouKetith etégrènent

leurs années de jeunesse dansune petite ville américaine. Unemaladie transmise par contactsexuel ou par la salive frappecertains d’entre eux, qui perdentleur peau, se voient pousser unequeue animale ou se couvrentde boutons. Réfugiée dans unemaison isolée ou dans uncampement en forêt, la banded’ados tente de parer cettemaladie qui détruit les liensamicaux, familiaux etamoureux. Charles Burns, qui adébuté dans le magazine Rawd’Art Spiegelman, dérouleimplacablement cette fable ennoir et blanc, où les corps nuscôtoient les difformités, dansune atmosphère de pourriture etde pluie grasse. Cette parabolesur l’adolescence, fascinante etdérangeante, est en coursd’adaptation à Hollywood. BlackHole a par ailleurs été distinguépar un Eisner Award, au récentfestival de San Diego. Y.-M. L.Ed. Delcourt, 368 p., 29,90 ¤

SOIGNE TA GAUCHE,un reportage dessiné sur lePS, de Jean-Yves DuhooJean-Yves Duhoo joue les petitsreporters au sein de la grandefamille socialiste. Il mêle

descriptions de congrès ou demeetings et rappels historiques(le pèlerinage à la roche deSolutré, le Café du Croissant…),le tout entrecoupé de trouvaillesastucieuses, comme cette carteimaginaire du PS, partagéeentre Fabiusie, Segoland etDeskagne. C. Q.Seuil, « Politics » 48 p., 12,50 ¤.

SÉGO, FRANÇOIS, PAPAET MOI, d’Olivier FaureDirecteur adjoint du cabinet de

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0123 7Vendredi 26 janvier 2007 7

Après 2006, « annus horribilis »,2007 sera-t-elle placée sous lesigne d’un « nouvel élan », voire

d’une « reconquête » ? C’est en toutcas le but qu’assigne à la 34e édition duFestival international de la BD d’An-goulême (FIBD), du 25 au 28 janvier,le triumvirat nommé à sa tête. Justeaprès l’édition 2006, où la fréquenta-tion de la manifestation s’était érodéeen raison de chutes de neige sur larégion charentaise (120 000 personnesau lieu de 200 000), le licenciement sur-prise de Jean-Marc Thévenet, directeurdu festival depuis 1998, a ouvert undébut de crise.

L’association responsable du FIBDlui reprochait d’avoir collaboré en sous-main à la future biennale d’art contem-porain du Havre et de mener grandtrain, accusations réfutées par M. Thé-venet, qui a porté l’affaire auxprud’hommes. Ce licenciement a, untemps, entaché les relations entre l’as-sociation et ses partenaires – éditeurs,mairie, représentants des collectivitéset sponsors (dont les influents Michel-Edouard Leclerc et Caisses d’épargne).Informés sur le tard de la mesure, ceux-ci se sont aussi émus des conditions dela mise à pied de M. Thévenet, profes-sionnel à la personnalité parfois contro-versée mais à la compétence avérée.

Tout est apparemment rentré dansl’ordre, avec l’appel à la présidence deFrancis Groux, cofondateur du Festi-val d’Angoulême en 1974, et la nomi-nation d’un trio remplaçant Jean-Marc Thévenet : Franck Bondoux auposte de délégué général, Benoît Mou-chart à celui de directeur artistique etJean-Luc Bittard à celui de directeurtechnique.

Baisse d’affluenceUn nouveau souci taraude pourtant

les éditeurs : le déplacement des « bul-les », ces tentes abritant traditionnel-lement les stands d’exposition et de ven-te d’albums, du centre d’Angoulêmevers un quartier plus excentré. Les édi-teurs y gagnent en espace, avec ce nou-veau « Salon des éditeurs », « plusgrande librairie BD du monde »(10 000 m2). Mais ils craignent uneéventuelle baisse d’affluence, le publicdevant emprunter des navettes pour ral-lier le centre-ville, scène des rencontreset des expositions – deux éditeurs, Futu-ropolis et Albin Michel, ont d’ailleursdéserté Angoulême. Quant aux auteurs,ils se plaignent, via leur association,

l’adaBD, de ne pas avoir été consultéspar le FIBD.

Parmi les manifestations-phares, figu-rent des « Rencontres dessinées » (avecLewis Trondheim, président du jury dufestival, Joann Sfar, Riad Sattouf, Etien-ne Davodeau, Mathieu Sapin) ; des« Rencontres internationales » (avecSergio Toppi, Charles Burns, AlisonBechdel, etc.) et les fameux « Concertsde dessins ». Les expositions se consa-creront aux mangas, aux « 24 heures dela BD » (24 auteurs créant chacun, en24 heures, une BD de 24 pages, consulta-ble entre autres sur le Net), à Kid Paddle,héros des préados, et aux « 7 Merveillesde la BD », interventions graphiquesdans Angoulême imaginées par LewisTrondheim. L’œuvre de l’Américain JimWoodring et celle de Pierre Christin,avec un jazz band illustrant son récentalbum Le Long voyage de Léna, dont ilest le scénariste, seront à l’honneur.

Pour les responsables d’Angoulême,cette édition et ses expositions, illustrantdivers écoles graphiques et genres narra-tifs de tous les continents, devraientconstituer « le premier volet de l’interna-tionalisation de la BD », et devrait débou-cher sur une Exposition universelle de laBD, à Shanghaï, en 2010. Il reste àsavoir si ces promesses seront tenues etseront plus « ludiques » et « innovan-tes » que la conférence de presse de ce34e FIBD. Convoquée dans l’hôtel parti-culier où était établi le magazine Jours deFrance de Marcel Dassault, sur lesChamps-Elysées, celle-ci s’est résumée àun monologue de ses responsables, àpropos des manifestations caractérisantle « nouvel élan » de ce 34e festival. a

Y.-M. L.

Trois tarifs : 11 ¤, 13 ¤ et 16 ¤ par jour,selon les expositions et les espaceschoisis et le nombre de personnes.Réservations et billetterie particuliers :0-892-390-102 etwww.bdangouleme.com ; comitésd’entreprise : 0-892-707-905 et0-825-840-701 ; groupes scolaires :0-820-20-68-28.

Après le Japon et ses mangas, c’estau tour des manhwa de Corée duSud et des manhua chinois de

concurrencer la BD franco-belge. Ten-dance confirmée par le rapport annuelde l’Association des critiques de bandedessinée (ACBD), puisque, en 2006,1 418 des 3 195 nouveautés sont asiati-ques, dont 259 Coréennes et 41 Chinoi-ses. La Corée a été la première à s’en-gouffrer dans la brèche. En 2003, uneexposition au Festival d’Angoulêmerévélait la diversité des manhwa. Dansla foulée d’éditeurs comme Tokebi, Cas-terman publie en 2006 de la BD coréen-ne, dont un recueil collectif de dessina-teurs français et coréens,La Corée vue par12 auteurs. « Le pays possè-de une tradition graphiqueremontant à la fin duXIXe siècle et le livre occupeune place importante. En2002, quelque 9 000 man-hwa ont été publiés, expli-que Nicolas Finet, spécia-liste de l’Asie à l’originede l’expo d’Angoulême2003 et éditeur de BDcoréenne chezCasterman. A la différencedes mangas qui parlent sur-tout du Japon, les manhwad’auteur s’ouvrent plus surl’extérieur et empruntentbeaucoup à la tradition dela BD européenne. Le lec-teur français se sent doncmoins dépaysé. »

Avec une activité éditoriale nette-ment plus réduite et longtemps vouéeà la propagande, la Chine, qui envoiecette année huit dessinateurs àAngoulême, commence aussi à expor-ter sa production. A la tête de XiaoPan, Patrick Abry, ancien spécialistedu commerce international reconvertidans l’édition, a fait découvrir Benja-min, romancier et dessinateur vedettede la BD chinoise, best-seller maisonavec les 7 500 exemplaires de Remem-ber. Avec une cinquantaine de titresen projet pour 2007 (le double de l’an-née précédente), Patrick Abry veutadapter en français les quelques

auteurs d’un secteur pénalisé par unedistribution aléatoire.

« En Chine, les livres n’arrivent pas tou-jours jusqu’aux librairies, sans que l’édi-teur puisse savoir où ils sont passés aprèsl’impression, explique Patrick Abry. Avec150 titres publiés par an, le marché n’estpas alimenté, les dessinateurs se consa-crant au dessin animé ou au jeu vidéo. Dufait de la censure, la production locale souf-fre toujours de la faiblesse de ses scénarios.Je cherche à monter des associations entredessinateurs chinois et scénaristes fran-çais. Plus de la moitié de nos titres publiésen 2007 seront des inédits. » a

Christophe Quillien

Le festival se tournevers l’étrangerpour rebondir

François SureauL’obéissance

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C.

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Gallimard

“L'obéissance. Avec subtilité,l'auteur pose la questionvertigineuse que ce mot sou-lève. On ne peut l'affronteravec les armes de la raison.Et Sureau excelle justementà montrer, selon différenteslumières, cette déraison.”

Patrick Kéchichian,Le Monde des livres

FESTIVAL D’ANGOULÊME

L’irruption de la Corée et de la Chine

De gauche à droite et de haut en bas : « Fleurs d’ébène », de Warnauts et Raives (Casterman), « Fleur », de Park Kun-woong (Casterman« Ecritures ») ; « Frank’s real Pa », de Jim Woodring (éd. de l’Association) et « Ile Bourbon 1730 » d’Appollo et Lewis Trondheim (Delcourt,« Shampooing »).

François Hollande etdessinateur amateur, OlivierFaure rêvait de faire de la BD. Ilexauce ce vœu en racontant, del’intérieur, la campagne pour ladésignation du candidatsocialiste à l’électionprésidentielle. Un album(forcément) bien informé quiplonge le lecteur au cœur de lavie quotidienne des dirigeantspolitiques. C. Q.Hachette littératures, 224 p., 18 ¤.

FINS DE SIÈCLE : LESPHALANGES DE L’ORDRENOIR et PARTIE DECHASSE, d’Enki Bilal etPierre ChristinLes deux auteurs ont composéen 1979 puis 1983 ces deuxalbums relatant deuxévénements phares de la fin duXXe siècle, la fin du franquismeet les dernières heures du blocsoviétique. Cette symphoniefunèbre, voyage à traversl’Europe pour l’un, huis clospour l’autre, forme undiptyque magnifique etterrible. La réédition intégralede ces deux œuvres majeuresest enrichie d’un passionnantentretien des auteurs avecBenoît Peeters. Une nouvelleédition de Los Angeles-L’Etoileoubliée de Laurie Bloom, paruen 1984, est égalementdisponible. Y.-M. L.Dargaud, 200 p., 24,95 ¤.

WALDO’S BAR, de BlutchPianiste de jazz et détectiveprivé, Johnny Staccato partageson temps entre les créatures

fessues qui hantent le Waldo’sbar et ses enquêtes. Dans cetnouvelle édition d’un ouvragepublié en 1992, Blutch aligneavec une allégresse graphiqueet des cadrages insensés lesréférences aux films deCassavetes et les hommages àDisney. Son trait fait de luil’un des plus doués, et le plusexpressionniste, des auteurs dela nouvelle BD. Y.-M. L.Ed. Fluide Glacial, 48 p., 11,95 ¤.

FRANK’SREAL PA,de JimWoodringCedeuxièmevolume del’auteur deSeattlepublié par

L’Association fournitl’occasion de s’amuser et des’extasier, face à l’inventivitégraphique de Jim Woodring, àqui une exposition estconsacrée à Angoulême. Cetartiste qui adapta des histoiresinspirées d’Alien pour DarkHorse Comics offre ici un réciten noir et blanc, totalementmuet. Rêve champignonesque,grottes et êtres difformes,tradition animalière etambiance psychédélique. Lachute du second récit, Frank etla corde de luth, dont on sedemande s’il a été réalisé sousacide, est particulièrementréjouissante. Y.-M. L.Ed. l’Association, « Côtelette »,110 p., 12 ¤.

L’IMMEUBLE D’EN FACE,T. 2, de VanydaDeuxième volet de ce récit duquotidien des habitants d’unimmeuble comme il en existetant. Vanyda entrecroise lesdestins de « vraies gens »pour composer une tendrechronique de la vie dans lesvilles d’aujourd’hui. C. Q.Ed. La Boîte à bulles, 160 p.,14,50 ¤.

OBJECTIF ELYSÉE,de Guy Birenbaum etSamuel RobertsLes coulisses de la présidentiellerévèlent les candidats tels qu’eneux-mêmes : amateurs depetites phrases assassines, dechausse-trapes etd’arrangements entre amis. Lescénariste, l’éditeur GuyBirenbaum, jure ses grandsdieux que 99 % des dialoguessont véridiques. C. Q.Seuil, « Politics », 48 p., 12,50 ¤.

LES AVENTURES DEBORO, LA DAME DEBERLIN, de Dan Franck,Jean Vautrin et Marc VeberMarc Veber, dont c’est lepremier album, a illustré cetteaventure de Bororeporter-photographe, adaptéeen BD par Dan Franck à partirdu roman coécrit avec JeanVautrin. Un signe : lacouverture des romans était déjàillustrée de dessins d’Enki Bilal,qui a collaboré à cette BD. MarcVeber a surtout soigné lesdécors et les parures des années1930, au risque d’un certain

académisme. La sérieromanesque eut un grandsuccès, cette série à venir devraitlogiquement en hériter. Y.-M. L.Casterman, « Ligne rouge »46 p., 9,80 ¤.

L’ESPACED’UNSOIR,de BrigitteLuciani etColonelMoutardeLors d’unependaisonde

crémaillère où sont conviés tousles habitants d’un immeuble, unfaux kidnapping dérange lesfêtards. Scénariste etdessinatrice s’amusent àbrouiller les pistes de cettecomédie qui peut être lueplanche par planche, ouhorizontalement, strip par strip,ou étage par étage… avant undénouement inattendu. Y.-M. L.Ed. Delcourt, 48 p., 13,95 ¤.

FILM NOIR, de Jacques deLoustalDouze tableaux dessinés avecmaestria par Loustal rythmentl’écoute de deux CD proposantdes extraits de musiques defilms noirs, du Troisième hommeà Key Largo en passant par Boble Flambeur. Des images noiresou glacées et des notes sourdesou cristallines, un ravissementpour les cinéphile et amateursde jazz. Y.-M. L.Ed. Nocturne, album, 2 CD, ethistoire du film noir.

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8 0123Vendredi 26 janvier 2007

Comment devient-on un mythe politi-que ? Pour de Gaulle la réponse estsimple : le 18-Juin, la Ve République,la guerre d’Algérie… Pour Pierre Men-dès France, presque son contempo-rain, la toise n’est pas la même. Il n’a

gouverné la France que sept mois et dix-septjours et il s’est souvent trompé : tiède européen,antigaulliste primaire après 1958, planificateurrigide… Mais il y a tout le reste : le caractère, lecourage, la morale en politique. Des vertus quiont autant servi que desservi Mendès de sonvivant et lui assurent une place à part au pan-théon de la République.

Il aurait eu 100 ans le 11 janvier et, si le mytheperdure, le souvenir de ce qu’il fut et fit s’est estom-pé. Pour se remémorer cet itinéraire singulier, il

faut lire la biographie d’Eric Roussel, leçon d’histoi-re sur un siècle qui n’est plus et sujet de réflexionsur l’exercice du pouvoir. L’actualité s’y prête.

Biographe de Jean Monnet, Pompidou et deGaulle (1), Eric Roussel ne s’était pas encore aven-turé du côté de la gauche. Il le fait d’un regardneuf, non dénué d’admiration, avec la bonne foca-le, à la fois large et proche, qui éclaire l’hommeintime et justifie sa place dans l’histoire.

Une mise au point s’imposait. Depuis le PierreMendès France de Jean Lacouture, il y a vingt-cinq ans (2), l’historiographie de « PMF » s’estsensiblement enrichie. Eric Roussel a consultédes archives inédites ou négligées et il a interro-gé des témoins qui n’avaient pas tout dit. Cettemise à plat trace le portrait d’un homme à la sen-sibilité à fleur de peau (ses larmes à l’Elysée le

jour de l’entrée en fonctions de François Mit-terrand) et au caractère inflexible qui allaient depair avec un adroit pragmatisme.

On saisit mal la psychologie de Mendès si l’onne sait pas qu’il était juif – ses adversaires nemanquaient pas de le lui rappeler. Et si l’on négli-ge sa réussite précoce – avocat à 22 ans, député à25, sous-secrétaire d’Etat à 31. Elle le confortatôt dans la conviction d’avoir un destin et lui don-nait parfois le sentiment d’avoir raison contretous, malgré la simplicité de ses manières, quin’était pas feinte.

Né à Paris, rue de Turbigo, dans un quartieroù son père possédait une affaire de confectionpour dames, Pierre Isaac Isidore Mendès Frances’imprègne jeune des valeurs familiales. Peucroyants, guère pratiquants, ses parents, encoresous le coup de l’affaire Dreyfus, lui inculquent leculte des Lumières et de la République. Ce serasa religion. Pas une seconde il n’envisage de suc-céder à son père derrière le comptoir familial.Déjà il rêve d’une carrière à la Disraeli. Passion-

né d’économie, il choisitfinalement le barreau,l’antichambre du pouvoirsous la IIIe. Il se fait viteremarquer au Parti radi-cal, auquel il a adhéréparce que l’histoire decelui-ci se confond aveccelle de la République.

Député de l’Eure en 1932, maire de Louviers en1935, sous-secrétaire d’Etat au Trésor dans ledeuxième cabinet Blum en 1938, le voilà lancé.

Arrêté par le gouvernement de Vichy sous unprétexte fallacieux et infamant – on l’accuse dedésertion –, condamné à six ans d’emprisonne-ment, il fait face avec stoïcisme à la grande épreu-ve de sa vie (3). Ce n’est pas l’élu républicain queVichy poursuit mais le juif, il le sait. Ses lettres à

Lily Cicurel, épousée en 1933, qu’exhu-me Eric Roussel, dépeignent un Mendèsamoureux, inquiet du sort de ses deuxfils, en même temps qu’impatient delaver son honneur.

Il s’évade, passe par le Portugal etrejoint Londres, où de Gaulle le reçoitaussitôt. Séduit sinon conquis, Mendèsperçoit immédiatement « la dimensionexceptionnelle » du général, écrit EricRoussel. Son ralliement est une aubainepour le chef de la France libre soupçon-né à gauche de bonapartisme. Mais l’an-cien ministre radical ne reste pas à Lon-dres. Le « déserteur » veut se battre.Affecté au groupe d’aviation Lorraine, ilparticipe à treize missions de bombarde-ment. Ce n’est que plus tard, sur l’insis-tance de De Gaulle, qu’il le rejoindra àAlger comme commissaire aux finances.

Liberté de tonMinistre de Blum, ministre du géné-

ral à la Libération, Français libre s’il enest… Eric Roussel montre à quel pointces années-là ont façonné Mendès :liberté de ton et de comportement,rigueur économique, refus des compro-mis. Tandis que la IVe République s’ins-talle dans la facilité, Mendès fait bientôtfigure de recours. Son heure sonne le17 juin 1954, lorsqu’il est élu présidentdu conseil. Les caciques, dont il dérangeles habitudes, ont juré sa perte et il n’oc-cupe le poste que brièvement, jusqu’au5 février 1955. Le temps d’entrer dans lalégende : la paix en Indochine, l’autono-mie interne accordée à la Tunisie, l’en-

terrement de la Communauté européenne dedéfense, la création de l’Union de l’Europe occi-dentale…

Son passage à Matignon est bref mais le men-désisme – il n’aimait pas ce mot – est né. Mau-riac, Jean-Jacques Servan-Schreiber, FrançoiseGiroud, à L’Express, sont les propagandistes decette nouvelle mystique. Toute une générationse reconnaît en lui, qui aspire à moderniser laRépublique.

Elle plébiscite Mendès, mais c’est de Gaullequi survient en 1958. « PMF » se dresse aussitôtcontre lui. Il ne lui pardonne ni son arrivée aupouvoir sous la pression des factieux d’Alger, niles nouvelles institutions – Mendès est un parle-mentariste viscéral –, ni même la main tendue àl’Allemagne d’Adenauer.

Ses électeurs de l’Eure le congédient, il en estmeurtri. Malgré un bref retour à l’Assemblée en1967-1968, il n’exercera plus qu’un magistèremoral, avec à ses côtés Marie-Claire Servan-Schreiber, épousée en 1971. A lire Eric Roussel,on se dit que, sans la haute idée qu’il se faisait dela République, c’est lui, et non Mitterrand, quiserait entré à l’Elysée. a

Bertrand Le Gendre

(1) Réédité en deux volumes chez Perrin (« Tempus »,en librairie le 1er février).(2) Disponible en poche, Le Seuil, « Points ».(3) Lire à ce sujet Un tribunal au garde-à-vous : Leprocès de Pierre Mendès France, de Jean-DenisBredin (Fayard, 2001).

Signalons aussi la réédition de Choisir : unecertaine idée de la gauche, de Pierre MendèsFrance, conversations avec Jean Bothorel. Préfacede Jean Daniel, avant-propos de FrançoisHollande. Fayard, « Témoignages pour l’Histoire »,418 p., 22 ¤.

Pierre Mendès France

la moraleet la politique

À FEU ET À SANG.De la guerre civile européenne(1914-1945)d’Enzo Traverso,

Stock, « Un ordre d’idées »,370 p., 20,99 ¤.

Magistrale relecture d’une époquequi plongea l’Europe dans lechaos, A Feu et à sang fait partie

de ces grands livres sur le XXe siècledont on devrait encore débattre dans lesannées à venir, à l’instar du Passé d’uneillusion, de François Furet (1995), ou deL’Age des extrêmes, d’Eric Hobsbawm(1999).

Enzo Traverso, né en Italie en 1957,entend montrer que, derrière l’imaginai-re de l’horreur aujourd’hui associé ausiècle écoulé – des tranchées à Aus-chwitz –, se dissimule un univers faitd’expériences sociales, de visions dumonde, d’idées, de combats et d’émo-tions – ainsi du sentiment d’apocalypsequi s’empare de la culture européenneaprès 1918. Le livre explore donc cet uni-vers à travers le concept de « guerre civi-le », ici employé pour rendre compte

des déchirures engendrées, à l’échelledu continent, par un enchevêtrementinédit de révolutions, de contre-révolu-tions et de génocides. Pour l’auteur, onne comprend précisément rien à la« brutalisation » des sociétés européen-nes de l’entre-deux-guerres, abstractionfaite de cette « symbiose entre culture,politique et violence » qui en façonne enprofondeur les mentalités ; rien nonplus à projeter les catégories de notredémocratie libérale sur un siècle quiaura produit Ernst Jünger et AntonioGramsci, Carl Schmitt et Léon Trostki.

Le XXe siècle, Enzo Traverso l’exploredepuis longtemps sous ce prisme. D’oùplusieurs ouvrages remarquables : surl’attitude des intellectuels européensface aux camps de la mort (L’Histoiredéchirée, éd. du Cerf, 1997), sur l’iti-néraire des grandes figures de l’exiljudéo-allemand (La Pensée dispersée,Lignes, 2004), ou sur la généalogie deLa Violence nazie (La Fabrique, 2002),dans laquelle il voit l’aboutissementd’un processus de déshumanisationamorcé au XIXe siècle.

Chaque fois, une même intuitiongouverne son approche, celle de la com-

plicité terrifiante qui relie modernité etbarbarie. C’est dire si Traverso n’a riend’un classique professeur de sciencespolitiques, discipline qu’il enseigne àl’université d’Amiens. Lui-même expa-trié, il ferait plutôt penser à ces outsi-ders qu’il affectionne, notamment àWalter Benjamin, avec qui il partage laconviction qu’il faudrait repenserl’idée de progrès à partir de celle de« catastrophe ».

Encore faut-il préciser la notion. Car,s’il y a bien une posture que cet ouvrageconteste – première thèse –, c’est la« sensibilité post-totalitaire » qu’incarneentre autres Tzvetan Todorov, et quivoudrait que le XXe siècle se ramène àune vaste « catastrophe humanitaire »,emblématique de la malfaisance desidéologies. A la morale détestable quisous-tendrait l’engagement politique,laquelle ne produirait que des héros oudes bourreaux, au hasard des circons-tances, cette nouvelle « sagesse » préfè-re la « morale apolitique », celle qui inci-tait à voler au secours des victimes.

Les uns auraient fait « le lit des totali-tarismes », les autres incarneraient« les vertus, plus humbles mais plus

nobles, de l’humanitarisme ». Enzo Tra-verso part au contraire du principe quesi les guerres civiles sont des tragédies,certaines méritent qu’on s’y engage :« Nous, citoyens d’une Europe démocrati-que, avons contracté une dette à l’égardde ceux qui se sont battus pour laconstruire. »

Acteurs engagés de l’époquePar là – deuxième thèse –, l’auteur en

vient à récuser cette autre lecture a pos-teriori qui tend à faire de l’antifascismeun « mythe ». A lire François Furet ouAnnie Kriegel, l’antifascisme desannées 1920 et 1930 se réduirait ainsi àune pure entreprise de propagandevisant à élargir l’influence du régimesoviétique et à cacher sa nature totalitai-re. Si ce tableau contient une part devérité, il n’en reste pas moins simpliste.D’abord parce que, « en se débarrassantde l’antifascisme, on risque d’effacer leseul visage décent que l’Italie a su donnerd’elle-même de 1922 à 1945, l’Allemagnede 1933 à 1945, la France de 1940 à1944 ». Par les temps qui courent, iln’est pas superflu de le rappeler. Ensui-te, parce que cette conception, non

contente d’évacuer la complexité desrapports entre antifascisme et stalinis-me (le premier étant rabattu sur lesecond), s’interdit du même coup depenser la pluralité sociale et intellectuel-le du phénomène.

Or la mise en histoire critique àlaquelle procède A Feu et à sang montreà quel point des sensibilités très diffé-rentes (marxiste, chrétienne, libérale)convergent dans la culture antifascistedes années 1930, devenue l’ethos collec-tif de ceux qui veulent combattre les dic-tatures de Mussolini, Hitler et Franco.Sans compter qu’il s’agissait aussid’« une culture de l’exil, portée par unefoule de parias errant d’un pays à l’autre,ambassadeurs d’une Europe humanistemenacée d’anéantissement ».

Cette façon de redonner une visibilitéaux acteurs engagés de l’époque, sou-vent rejetés dans la nuit totalitaire, estl’un des grands apports de cet essai. Sesanalyses permettent également demieux comprendre comment la mise enœuvre de la Shoah a pu procéder d’unclimat de violence généralisée et d’ac-coutumance au crime de masse. a

Alexandra Laignel-Lavastine

PIERRE MENDÈSFRANCEd'Eric Roussel.

Gallimard,« NRF Biographies »,608 p., 29 ¤.

Le 21 mai 1981, jour de son entréeen fonctions, François Mitterrandembrasse Pierre Mendès France,ému aux larmes. JEAN-CLAUDE DELMAS/AFP

Enzo Traverso, une traversée du siècle des génocides

La biographie d’Eric Roussel éclaire l’homme intime et justifiela place centrale qu’il occupe dans le panthéon républicain,malgré la brièveté de son action gouvernementale

ESSAIS

Page 9: La poésie noire et l'ambiguïté

0123 9Vendredi 26 janvier 2007 9

Manifestation gaulliste sur les Champs-Elysées, le 30 mai 1968. GILLES CARON/CONTACT PRESS IMAGES

Une monumentale « Histoire des droites » conçue sous la direction de Jean-François Sirinelli

Invisible peuplede droite

Un choix d’articles de Robert Fisk sur le Moyen-Orient

Les limites de l’indignation

HISTOIRE DES DROITESt. 1 : Politique ; t. 2 : Cultures ;t. 3 : Sensibilités.Sous la direction de Jean-FrançoisSirinelli

Gallimard, « Tel », trois tomes de 820,792 et 980 p., respectivement 11,50 ¤,11 ¤ et 12,50 ¤.

La droite, en France, aime jouer àcache-cache avec elle-même etavec son histoire. Les politolo-gues le savent : l’homme de droi-

te ne se dévoile pas facilement et, dansles enquêtes d’opinion, les électeurs quise disent de gauche sont toujours plusnombreux que ceux qui s’affirment dedroite (Le Monde du 20 janvier). Est-ceun hasard si le Parti radical de gauche serevendique comme tel, alors que le Partiradical, pourtant membre associé del’UMP, ne se dit jamais, lui, de droite ?Ce que révèle la façon de s’autodésignervaut également pour les références quel’on se donne : alors qu’un candidat dedroite à l’élection présidentielle peut,dans son discours d’investiture, se récla-mer de Jean Jaurès, de Léon Blum et deGuy Môquet, on imagine mal, à gauche,citer comme modèles les figures de Ray-mond Poincaré, d’Antoine Pinay ou deGeorges Pompidou…

Ce phénomène n’est pas nouveau. Audébut des années 1930, le critique litté-raire Albert Thibaudet (1874-1936)remarquait que la vie politique françai-se était frappée de « sinistrisme » (dulatin sinister, « du côté gauche »). Faceà l’apparition de forces nouvelles (leradicalisme, le socialisme, le communis-

me), des courants nés à gauche seretrouvèrent repoussés à la droite del’échiquier politique, sans pour autantque leurs dirigeants ne cessent de serevendiquer de gauche.

C’est sur la piste de cette droite si diffi-cile à saisir que s’est lancé, voici unevingtaine d’années, l’historien Jean-Fran-çois Sirinelli, entouré pour cela d’une cin-quantaine de chercheurs. Leur principalbastion : l’Institut d’études politiques deParis. C’est de là que l’histoire politiqueentamait sa reconquête sur l’histoire éco-nomique et sociale, dont l’école desAnnales, durant trois décennies, avaitassuré l’hégémonie. Le projet, courageu-sement soutenu par l’éditeur Eric Vigne,donna naissance en 1992 à trois épaisvolumes – 2 600 pages au total –, réédi-tés aujourd’hui au format poche. Onregrettera que la pagination de l’éditionoriginale ait été conservée : le texte,réduit à l’échelle de l’édition de poche,est serré à l’extrême. On regrettera, sur-tout, qu’aucune contribution ni aucunedes bibliographies de fin de chapitren’aient été actualisées.

Clivage fondateurVoilà qui est dommage car, en quinze

ans, la liste des travaux sur la droite s’estnotablement allongée. Autant grâce auxauteurs ici réunis qu’à de plus jeuneschercheurs, dont beaucoup ontd’ailleurs été leurs disciples (1). Certainschapitres – sur l’entre-deux-guerres,Vichy, la IVe République et les deux pre-mières décennies de la Ve – auraientdonc mérité une mise à jour. Et des réfé-rences à de récentes études d’histoiresociale (sur certaines professions, la jeu-

nesse, les élus ou les femmes), à desmonographies régionales et à quelquesbiographies importantes (de Guizot à deGaulle, en passant par Maurras, Poinca-ré, Tardieu et Reynaud) auraient sansdoute permis de mieux cerner le « peu-ple de droite ».

Perfectible comme toute entreprisehistorienne – surtout quand ses auteurslui assignent une mission programmati-que –, cette Histoire des droites resteindispensable. Mûrie sous l’ombre deRené Rémond, elle prolonge, précise, etparfois amende la tripartition proposéeen 1954 par l’auteur de La Droite enFrance (réédité sous le titre, plus appro-prié, Les Droites en France) entre unedroite « légitimiste », nostalgique del’Ancien Régime, une droite « orléanis-te », libérale et « républicano-compati-ble », et une droite « bonapartiste »,

autoritaire et plébiscitaire. Le premiertome revisite ainsi deux siècles d’histoi-re, depuis ce jour de l’été 1789 où lesmembres de l’Assemblée constituante,divisés sur la question du veto royal, serépartirent en deux groupes de part etd’autre du président : à sa gauche, lesopposants au veto ; à sa droite, ses parti-sans. Ce jour-là, le clivage fondateur dela vie politique française était né. Sansqu’on puisse pour autant répondre à laquestion : qu’est-ce que la droite ?

La droite fut ainsi tour à tour ou enmême temps monarchiste et républicai-ne, centralisatrice et provincialiste, libé-rale et étatiste, cléricale et laïque, natio-naliste et européenne, colonialiste ounon. Divisée sur ses objectifs, elle le futautant sur ses « lieux de mémoire » – eton relira avec bonheur les pages de Phi-lippe Contamine sur Jeanne d’Arc, celles

de Jean-Clément Martin sur la Vendée,ainsi que le chapitre sur les historiens dedroite signé par Olivier Dumoulin.Introuvable droite ? Ce serait négliger lapersistance, au-delà des fractures, d’unecertaine « présence au monde », caractéri-sée notamment par un attachement àdes racines (la famille, la terre, la patrie)qui sont autant de « pôles de stabilité »en référence à un passé vers lequell’homme de droite se tournerait plusvolontiers que l’homme de gauche. a

Thomas Wieder

(1) Quelques titres publiés en 2006 :Combats pour une Bretagne catholique etrurale. Les droites bretonnes dansl’entre-deux-guerres, de David Bensoussan(Fayard, 658 p., 32 ¤) et Les Croix-de-Feuà l’âge des fascismes, d’Albert Kéchichian(Champ Vallon, 416 p., 28 ¤).

R obert Fisk est le reporterle plus célèbre de la pres-se écrite britannique. Cri-

tiqué ou adulé. Depuis le débutdes années 1970, il s’occupe duGrand Moyen-Orient, un terri-toire allant de la Méditerranéeà l’Afghanistan, selon la défini-tion de l’administration Bush.Avant, il était à Belfast, en Irlan-de du Nord. Fisk, aujourd’huiâgé de 60 ans, a passé l’essen-tiel de sa vie professionnelle à« couvrir » la guerre, l’horreur,la torture, le malheur des hom-mes, d’abord pour le Times puispour The Independent.

Il l’a fait avec un grand cou-rage, c’est-à-dire de près, physi-quement. Il l’a fait dans unelangue magnifique, toute desimplicité et de précision. Il l’afait en possession d’une immen-se connaissance historique et

culturelle de la région ; Fiskhabite Beyrouth et parle, assezbien, l’arabe. Autant de qualitésqui donnent toute sa valeur à lacompilation de reportages etd’analyses qu’il livre dans cettesomme de près demille pages. Onpasse d’un entre-tien avec BenLaden à la couver-ture des guerresd’Irak, d’une rétros-pective historiqueà un compte rendude bataille, duportrait d’une jour-naliste israélienneà une rencontreavec l’ayatollahKhomeiny.

Robert Fisk netravaille pas à lamanière (réelle ousupposée) des jour-nalistes anglo-saxons : religiondu fait brut, senti-ments personnelstenus en laisse.Fisk est un journa-liste engagé, en colère, révolté.Souvent très (trop ?) brillant,l’article « fiskien » tient dureportage, de l’analyse, de l’édi-torial, de la leçon d’histoire etde morale. Fisk a toujours lemême angle de travail : il estdu côté de ceux qui prennentles bombes, les coups de crosse,les décharges électriques ; il estavec ceux qui sont du mauvaiscôté de l’Histoire ; il est là oùça sue la peur et là où ça sent lamort.

Il partage la perceptionqu’ont les Arabes d’être tou-jours et encore les victimes desvisées occidentales (européen-nes et américaines) sur larégion. C’est vrai, les Euro-péens, au lendemain de la pre-mière guerre mondiale, ontdécoupé artificiellement, et en

fonction de leurs seuls intérêts,la carte du Proche-Orientcontemporain ; les Américainset les Britanniques ont détruiten 1953 « le seul régime démo-cratique et laïque qu’ait jamais

connu l’Iran », celuide Mossadegh ; lesmêmes, avec cettefois les Français, ontappuyé le régime deSaddam Hussein,fermé les yeux sur leshorreurs qu’il perpé-trait ; les Etats-Unisn’ont jamais accordéau règlement de laquestion palestinien-ne la priorité qu’ellemérite, etc.

Les Arabes yvoient la « preuve »d’une culpabilitégénérale et perma-nente des Occiden-taux qu’ils jugentexclusivement res-ponsables des tour-ments du Proche-Orient. Fisk en fait sathèse, lui aussi, sa

grille de lecture des mésaven-tures de la région.

Autant on le suit et on l’ad-mire dans sa description dessouffrances individuelles, sonrécit de l’horreur de la guerre,autant cette manière de dési-gner un unique bouc émissaireparaît simpliste, militante, indi-gne d’un diplômé en histoire deTrinity College.

Fisk a l’indignation magnifi-que, mais trop à sens unique.On aimerait qu’il pratique lemême flamboyant journalismede combat pour dénoncer lesénormes responsabilités des éli-tes de la région – politiques,religieuses, culturelles, etc. –dans les malheurs de leurs peu-ples. Peut-être maintenant qu’ila passé la soixantaine… a

Alain Frachon

DAN I E LSIBONYUne tout autre lecturedu Livre : pour laïcs,

religieux, athéeset autres...

384 p 25,50 €

LA GRANDEGUERRE POURLA CIVILISATIONL’Occidentà la conquêtedu Moyen-Orient(1979-2005)de Robert Fisk

La Découverte/Poche, 956 p., 16 ¤.

LIVRES DE POCHE

Page 10: La poésie noire et l'ambiguïté

10 0123Vendredi 26 janvier 2007

Une fascination française

Il y a bien une énigme Heidegger,mais ce n’est pas celle qu’on croit.Sa compromission politique avec

l’Allemagne nazie est une affaireentendue. Quantité de preuvesirréfutables – archives, témoignagesdes contemporains, travaux d’historiens– ne laissent aucun doute sur la réalitéde l’engagement résolu du professeurauprès des autorités hitlériennes et desinstitutions du IIIe Reich. Les autoritésalliées, à la Libération, avaient pris enpleine connaissance de cause ladécision d’interdire définitivement toutenseignement public à MartinHeidegger. De longue date, Lukacsavait nommé Heidegger le « SA de lapensée », et Theodor Adorno jugeait sadoctrine « fasciste » de fond en comble.De nombreux auteurs ontabondamment confirmé ces jugements,textes à l’appui, ces vingt dernièresannées – notamment Pierre Bourdieu,Victor Farias, Hugo Ott, Arno Münster,et dernièrement Emmanuel Faye (1).

La véritable énigme, c’est lafascination sans équivalent que cetauteur a exercé en France depuissoixante ans. Aucun autre pays enEurope ni ailleurs – à part le Japon –n’a vu ses librairies submergées de tantde publications de ou sur Heidegger,ses étudiants abreuvés de tant de cours

inspirés par Heidegger, ses intellectuelsanimés, pour la plupart, de tant depieuse ferveur envers le guetteur de laForêt-Noire. Sans cette sacralisation,cette piété, cette singulière connivencedans l’admiration extatique, jamais lerappel des activités nazies duprofesseur de Fribourg, bien connuesde tous, ne déclencherait de réactionshystériques. Cette fascination françaiseest loin d’être vraiment élucidée. Deuxvolumes publiés par le philosopheDominique Janicaud, en 2001, dansHeidegger en France, ont posé des jalonsimportants pour cette histoire (2).

Il reste, malgré tout, beaucoup àexplorer. Comment et pourquoiHeidegger est-il parvenu à se refairetrès vite, de ce côté-ci du Rhin, unevirginité politique et une légitimitéintellectuelle ? Dans l’immédiataprès-guerre, des communistes commeHenri Lefebvre dénonçaient le « naziHeidegger », des catholiques ferventscomme Gabriel Marcel le brocardaient.Sartre a joué un rôle crucial enchoisissant de réduire l’engagementhitlérien du philosophe à une vaguefaiblesse de caractère. Malgré tout, lespolémiques se sont poursuivies dans sarevue, Les Temps modernes, surplusieurs numéros, en 1947 et 1948,avec entre autres les attaques de Karl

Löwith et d’Eric Weil contre lesdangers de la pensée heideggérienne.

Le sacre français fut l’œuvre de JeanBeaufret, puis de René Char. Leprofesseur et le poète, si différents,avaient en commun d’être d’anciensrésistants. Tout ce qui était trouble etpouvait troubler fut temporairemententerré. Malgré quelques turbulences,comme la découverte et la publicationpar Jean-Pierre Faye, en 1961, de

plusieurs proclamations nazies duphilosophe de l’Etre, la fascinationpour cette œuvre demeura un des axesde la réflexion française. Aussi diversque soient les penseurs – de Sartre àDerrida, en passant par Axelos,Levinas, Ricœur ou Lacan –, beaucoupeurent en commun de travailler,chacun à sa manière, en relation deproximité, plus ou moins grande, avecla démarche de Heidegger.

Ce qui demeure mystérieux, c’estprécisément cette attentionmultiforme, obnubilée ou distante maispresque toujours dépourvue de vrai

sens critique. Heidegger professe queseuls le grec et l’allemand sont deslangues philosophiques, invente à tourde bras des étymologies farfelues,multiplie les contorsions verbales,fabrique une gnosepoético-écologico-religieusecatastrophiste et incantatoire, désertifiel’histoire de la pensée en retenantquelques philosophes et en passant lesautres sous silence, affirme que « lascience ne pense pas », affichecontinûment sa haine ducosmopolitisme et de la modernité, sonmépris pour la rationalité, sadétestation de la technique, sasurestimation abusive du rôle despoètes. Ces aberrations bien connuesn’intéressent pas grand monde entreBerkeley et Pékin. Comment se fait-ilqu’elles aient retenu l’attention, aupays de Descartes, de tant de penseursdissemblables mais estimables ?

Si des historiens parviennent un jourà répondre à cette question, ils ferontaussi comprendre par quels toursétranges, après une vingtaine d’annéesde preuves de toutes sortes de sesaffinités avec le nazisme, l’œuvre deHeidegger suscite, dans la patrie deJean Moulin et de Gaulle, plus dedéférence et de respect qu’elle n’enrencontre dans ce qui fut, un temps, la

patrie de Goebbels. Du moins chez sesthuriféraires purs et durs, dernierquarteron francophone de pâtresguerriers, qui s’imaginent encore quetoute critique de leur Guide confirmel’existence d’un hideux complot pourétouffer le renouveau de l’humanité. Iln’est évidemment pas certain que deshistoriens parviennent au terme decette élucidation. Mais toute analysequi avancera assez loin dans cesquestions touchera inéluctablement àdes éléments cruciaux de l’identitéculturelle française, de son évolution,de sa singularité. Peut-être faudrait-ilajouter de son déclin. a

(1) Pierre Bourdieu, L’Ontologie politiquede Martin Heidegger (Minuit, 1988) ;Victor Farias, Heidegger et le nazisme(Verdier, 1987) ; Hugo Ott, MartinHeidegger. Eléments pour une biographie(Payot, 1990) ; Arno Münster, Heidegger,la science allemande et lenational-socialisme (Kimé, 2002) ;Emmanuel Faye, Heidegger,l’introduction du nazisme dans laphilosophie (Albin Michel, 2005, rééditionLivre de poche, « Biblio-Essais », avec unepréface inédite, 778 p., 9 ¤).(2) Deux volumes, Albin Michel, 2001. Cetouvrage indispensable a été réédité en poche(Hachette « Pluriel Référence », 2005).

L’ENNEMIUn portrait intellectuelde Carl Schmittde Gopal Balakrishnan.

Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Diane Meur,éd. Amsterdam, 404 p., 23 ¤.

PENSER L’ENNEMI, AFFRONTERL’EXCEPTIONRéflexions critiquessur l’actualité de Carl Schmittde Jean-Claude Monod

La Découverte, 192 p., 19 ¤.

Après la polémique déclenchéepar la traduction du Léviathande Carl Schmitt (Seuil, 2002),la parution de deux ouvrages,

écrits par un politiste américain,Gopal Balakrishnan, et un philosophefrançais, Jean-Claude Monod, devraitfavoriser une discussion plus sereinede l’œuvre du juriste allemand. Reje-tant tous deux l’idée selon laquelle sapensée serait déterminée principale-ment par son antisémitisme, s’oppo-sant ainsi à la lecture proposée parRaphaël Gross (« Le Monde deslivres » du 18 novembre 2005) etrelayée en France par Yves Charles Zar-ka, ils proposent une interprétation dif-férente, quoique critique, du penseurallemand.

Avec sa construction un peu baro-que, et malgré son titre accrocheur, lelivre de Balakrishnan est davantageune biographie intellectuelle qu’unvéritable « portrait ». Chaque chapitreanalyse, selon un ordre chronologiqueallant de 1919 à 1947, un ouvrage deSchmitt en le mettant en relation avecles événements politiques et biographi-ques. Un tel choix permet de retracerle parcours sinusoïde d’un auteurassez prompt à adapter son discoursaux circonstances. Surtout, l’intérêt du

livre est de rectifier l’image caricatura-le d’un Schmitt réactionnaire, adversai-re farouche de la République de Wei-mar. Selon l’auteur, la réalité est pluscomplexe : dans un premier temps, lejuriste a brocardé les conservateursallemands ; il s’est montré distant àl’égard de la « Révolution conservatri-ce » ; et il n’a pas été le catholique doc-trinaire que l’on décrit souvent.L’ouvrage mérite l’intérêt non seule-ment pour cette inflexion, mais aussipar la mine de faits collectés et par desinterprétations souvent acérées de cer-taines œuvres majeures.

En revanche, il convainc moins surdeux points importants. D’abord, le lec-teur attend en vain une réponse claireà la question de l’engagement de Sch-mitt en faveur du nazisme, qui restelargement une énigme en refermant lelivre. La publication en Allemagne, en2003, des Journaux de jeunesse de CarlSchmitt, jette une lumière nouvelle surcette personnalité trouble ; le juristeallemand Bernd Rüthers estime mêmeque ces Journaux aboutissent à « met-tre à la poubelle une part considérable dela littérature sur Schmitt ».

Penser l’actualitéLà où l’auteur convainc encore moins,

c’est en conclusion ; il explique que l’œu-vre du penseur allemand est toujoursactuelle, car elle constituerait « un anti-dote bienvenu » au consensus entourantla démocratie (libérale), alors qu’il yaurait de sérieuses raisons de s’inquiéterde son état. Aux yeux d’un tenant de laNew Left Review, comme l’est Balakrish-nan, Schmitt aiderait aujourd’hui la gau-che radicale à penser l’actualité, que cesoit la dépolitisation de la société améri-caine ou bien le nouvel ordre internatio-nal de l’après-11-Septembre.

Au contraire, le livre de Jean-ClaudeMonod vise à réfuter cette dernièreassertion : sans invalider toutes ses ana-lyses, il montre les limites de la pensée

de Schmitt, en la confrontant de maniè-re critique à sa réception par les « appro-ches schmitto-marxiennes » (Agamben,Negri, Balibar). A l’encontre de ceux quiveulent diaboliser Schmitt, il invite à lelire, mais à la condition seulement dene pas succomber au vertige de ses ana-lyses les plus équivoques. Il demandedonc que l’on puisse « reconnaître deuxchoses à la fois : que Schmitt a eu part aupire, qu’il a activement collaboré à unepolitique criminelle, mais aussi que c’estun auteur digne d’intérêt ».

Ce constat lui permet d’expliquer lesdeux faces de cet auteur : sa face som-bre, c’est-à-dire sa compromission avecle régime nazi, qui doit expliquer despans entiers de son œuvre (notammentLe Nomos de la Terre) ; et aussi sa facecorrosive et stimulante, qui est la criti-que du droit international contemporain(mobilisée pour penser l’après- 11-Sep-tembre, tant à gauche qu’à droite) et l’ac-cent mis sur la situation d’exception. Lepari de cet ouvrage consiste donc à sou-tenir que l’œuvre schmittienne contientdes « diagnostics » exacts, qu’il convientcependant de dissocier des motivationsidéologiques.

Loin de se borner à l’exposé de cepréalable méthodologique, Monod illus-tre la validité de cette thèse. D’abord, ilexamine la théorie schmittienne del’état d’exception, et sa reprise (plus queproblématique) par Agamben ; ensuite,il examine brillamment Le Nomos de laTerre et l’impasse à laquelle Schmittaboutit ; enfin, il compare la situationactuelle du terrorisme avec la théorie dupartisan développé en 1963. Dans cha-que cas, Monod souligne qu’il est dérai-sonnable de penser que la démocratiepourra se sortir de ses actuelles difficul-tés (internes et externes) en s’appuyantsur Carl Schmitt, et qu’il est plus raison-nable de lui demander de le faire en pui-sant dans la fidélité à ses propres princi-pes constitutifs. a

Olivier Beaud

HEIDEGGERÀ PLUS FORTE RAISONouvrage collectif.

Fayard, 536 p., 28 ¤.

Voici donc, en réponse au livred’Emmanuel Faye Heidegger.L’Introduction du nazisme dansla philosophie (Albin Michel,

2005, réédité aujourd’hui au Livre depoche), l’ouvrage collectif des défen-seurs français d’Heidegger. Rappelonsque la non-publication de ce livre, prévuà l’origine chez Gallimard (qui édite lesœuvres d’Heidegger), avait déclenchéun petit scandale (« Le Monde deslivres » du 29 septembre 2006).

Dans la version que Fayard a reprise,les développements auxquels le maîtred’œuvre, François Fédier, se livrait pourjustifier les incursions de Jean Beaufreten terres négationnistes – cause durecul de Gallimard – ont disparu. Certai-nes rugosités ont été poncées.

N’en demeure pas moins un ton polé-mique, s’attaquant parfois directement àla compétence d’Emmanuel Faye, auMonde, et à la vie intellectuelle en géné-ral, ce ton donnant des heideggeriensfrançais l’image désagréable d’une cita-delle assiégée. Il s’explique peut-être aus-si par le fait que l’intérêt pour l’auteurde Sein und Zeit a aujourd’hui perdu desa centralité dans l’université française,au profit d’autres approches (la philoso-phie analytique en particulier). Lesoutrances sont d’autant plus dommagea-bles que pour peu qu’on s’attache à sépa-rer dans cet ouvrage souvent répétitif lebon grain de l’ivraie, le cas finit par sem-bler plus plaidable et moins entenduqu’il n’y paraît en France, depuis la paru-tion du réquisitoire de Victor Farias, Hei-degger et le nazisme (Verdier, 1987).

Dépassement de la métaphysiqueCertes, la « cause » ne gagne rien

quand on qualifie, comme FrançoiseDastur, l’offensive contre Heidegger de« racisme anti-paysan » dirigé contre cephilosophe souabe, amateur de cheminsde campagne et de marches en forêt. Niquand, comme Marcel Conche, on faitd’Heidegger, recteur pendant dix moisd’une université en cours de nazifica-tion, « objectivement un opposant ». Sug-gérer que le philosophe aurait été en réa-lité un « résistant spirituel », voire un dis-sident avant la lettre, est tout simple-ment ridicule et surtout insultant pourceux des contemporains, parfois convo-qués comme témoins de moralité, quipayèrent par l’exil ou la vie leur opposi-tion véritable à un régime totalitaire,

comme le fidèle disciple pragois JanPatocka, mort en 1977 après un interro-gatoire par la police communiste…

Si les auteurs, qui considèrent que l’en-gagement nazi fut une erreur passagèreet non un crime, arrachent pourtant laconviction, c’est quand ils s’attaquent enphilosophes à l’interprétation du textemême. Leurs réponses à l’accusationprincipale, qui voudrait que non seule-ment l’homme mais l’œuvre elle-mêmefût en son fond nazie, sont bien étayéesquand, par exemple, ils reprochent àFaye d’avoir systématiquement confon-du dans sa lecture d’Heidegger ce quiressortit à la description philosophique etce qui relève du normatif (ce que l’on prô-ne). Ainsi montrent-ils que la critique dela technique et du règne de l’efficiencepropre au sujet moderne ne naît pasaprès la défaite de la Wehrmacht, dansle but « négationniste » de faire oublierle soutien à Hitler, mais accompagneune réflexion déjà ancienne sur l’idéalcartésien de domination de la nature etsur la modernité, lesquels aboutiraient àune logique exterminatrice.

Certaines contributions suggèrent,non sans raison, que l’hypothèse selonlaquelle le langage même d’Heidegger apu être nazifié rétrospectivement par sescritiques se tient. Ainsi, l’usage du terme« völkisch » (« national » ou « nationa-liste ») ne suffit-il pas à attester de lacontamination raciste ou eugénique detoute sa pensée. D’avoir qualifié la sélec-tion raciale de « métaphysiquement néces-saire » n’implique nullement qu’Heideg-ger l’ait considérée comme légitime, aucontraire. L’univers conceptuel heideg-gerien n’est-il pas dominé, comme le rap-pelle Gérard Guest, par un appelconstant au dépassement de la métaphy-sique, dont la technique représente unesorte de culmination, tel que cela appa-raît dans les textes sur Nietzsche rédigéspendant la période nazie ?

Du reste, si elle se veut une démarchevisant l’origine, l’œuvre d’Heideggerdemeure avant tout une philosophie del’existence, du surgissement et de l’évé-nement, qui participe à ébranler la tran-quillité des systèmes hérités de la tradi-tion spinoziste ou hégélienne. En cesens, on ne saurait dire sans déforma-tion que, sous cette inspiration, l’hommese réduit à un produit purement passifde son histoire ou de ses gènes. De sortequ’on peut – certains diront qu’il le faut– continuer à lire et étudier Heideggercomme l’une des plus importantes philo-sophies du XXe siècle. Et non comme lepalimpseste hypocrite d’un des régimesles plus exécrables de l’histoire. a

Nicolas Weill

CHRONIQUE ROGER-POL DROIT

Deux ouvrages critiques mais nuancés sur le juriste allemand

Lire Carl Schmitt

Un collectif de philosophes français défend Heidegger

L’avenir d’unecompromission

GILLES RAPAPORT

PHILOSOPHIE

Page 11: La poésie noire et l'ambiguïté

0123 11Vendredi 26 janvier 2007 11

Un rapide bilan des livres qui se sont le mieux vendus l’an dernier

2006, année des « best-sellers » surprises

Toujours plus de titres, toujoursplus de séries, toujours plus demaisons d’édition présentesdans le secteur, mais de moins

en moins de profits. L’économie de labande dessinée flirte dangereusementavec la morale de Perrette et le pot aulait. Le nombre de nouveautés et de réé-ditions s’établit à 3 807 albums en2006, en progression de 15 % par rap-port à l’an passé, selon les chiffres del’Association des critiques et journalis-tes de bande dessinée (ACBD).

Il s’agit de la onzième année consécu-tive de hausse, et le phénomène amême pris récemment de l’ampleur.En 2000, on ne comptabilisait que1 142 nouvelles publications, et en1996, 550. Aujourd’hui, la cadence estde 300 nouveaux titres par mois. Endix ans, la production a été multipliéepar six, tandis que, sur la même pério-de, le chiffre d’affaires n’a fait que dou-bler. « Quantitativement, les journalistesn’arrivent plus à suivre la production, leslibraires n’ont plus le temps de conseilleret les lecteurs sont perdus », constateClaude de Saint-Vincent, directeurgénéral de Dargaud.

Cette évolution ne laisse pas d’inquié-ter les principaux responsables des mai-sons d’édition. Pour Louis Delas, direc-teur général de Casterman et présidentdu groupe BD au Syndicat national del’édition (SNE), « cette pratique s’appellede la cavalerie. La surproduction entraîneune baisse moyenne des ventes au titre etune plus faible rotation du fonds ».

Parmi les cinq « grands » éditeurs,on observe d’ailleurs des divergences destratégie. Les maisons Soleil et Delcourt,si on englobe l’ensemble de leurs labels,participent à cette inflation, avec respec-tivement 624 et 412 titres. Glénat, qui apublié 305 titres, a freiné sa productionen 2006. Quant aux deux « histori-ques », Média Participations (40 % du

marché avec les marques Dargaud,Dupuis, le Lombard, Kana, etc.) et Flam-marion, propriétaire notamment de Cas-terman et Fluide Glacial, ils maintien-nent leur production avec 421 titrespour l’un et 262 pour l’autre.

Rotation des titresAvec un chiffre d’affaires de 382 mil-

lions d’euros, le marché de la bande des-sinée en 2006 est en recul de 5,4 % envolume et de 4,2 % en valeur, selon l’ins-titut GFK. La BD reste toutefois le troi-sième secteur le plus important du mar-ché du livre, après la littérature et la jeu-nesse. Tous genres confondus, ce sontprès de 40 millions d’albums qui se sontvendus. D’après Céline Fédou, de GFK,« une des caractéristiques majeures du sec-teur est la très forte rotation des titres ».

L’analyse des chiffres pour 2006 estencore plus contrastée, si l’on distin-

gue entre le marché de la BD classiquefranco-belge, qui est en recul de 11 %,et les mangas, qui font un bond de7,5 %. Ceux-ci représentent le quart duchiffre d’affaires de la profession. Envolume, une BD sur trois achetées enFrance est désormais un manga ou uneBD asiatique. De nouvelles collectionsont vu le jour, Kanko (Milan), Kuro-kawa (Univers poche), Doki-Doki(Bamboo), Kami (Carabas) ainsi quechez le spécialiste de l’Extrême-Orient,Philippe Picquier.

Dans un marché de la BD souventqualifié de « mûr » par ses observa-teurs, la croissance des mangas arriveelle aussi à maturité. Les taux de pro-gression ne sont plus de l’ordre de30 % à 40 % comme entre 2003 et2004, mais se situent plutôt aux alen-tours de 5 %. Plusieurs facteurs expli-quent le succès de cette catégorie de

livres : un lectorat plus féminin et qui,maintenant, comprend aussi unefrange adulte.

La contre-performance de la BD tra-ditionnelle s’explique aussi par l’ab-sence d’un titre qui surclasse tous lesautres, comme Astérix en 2005. Pre-mière vente, tous secteurs confondus,le 11e tome des aventures de Titeuf(Glénat) dépasse la barre des 600 000exemplaires, mais se situe nettementen dessous des résultats habituels dela série.

Les BD politiques ont connu un vifregain d’intérêt. René Pétillon, avecL’Affaire du voile (Albin Michel), avec166 000 ventes, poursuit sur la lancéede L’Enquête corse. De même La Facekarchée de Sarkozy, de Philippe Cohenet Richard Malka (Vents d’ouest), s’estvendue à 125 000 exemplaires.

Dans son rapport annuel, GillesRatier, secrétaire général de l’ACBD,note aussi « une maturation des métiersde la bande dessinée ». Il recense1 325 auteurs, exerçant plusieurs fonc-tions, souvent regroupés en studios etqui arrivent à vivre correctement deleur métier. Pour ce faire, dit-il, « ilsdoivent avoir au moins trois albums dis-ponibles et un contrat en cours, ou tra-vailler de manière systématique pour lapresse ». Ce nombre est en légère pro-gression sur un an. a

Alain Beuve-Méry

LES 26, 27 ET 28 JANVIERBIOGRAPHIE. A Nîmes, leFestival de la biographie réuniracent auteurs, dont Evelyne Leveret François de Closets, qui enseront les présidents d’honneur.« Au nom de la liberté. Ainsi val’humanité » : tel est le titreretenu cette année (rens. :04-66-76-35-35).

LES 26 ET 27 JANVIERROMAN. A Paris, la Maison desécrivains organise deux journéessur le thème « Enjeuxcontemporains du roman »,autour de quatre débats :« Ecrire aujourd’hui », « Latentation romanesque », « Unnouvel engagement ? Lesfictions critiques » et« Filiations » (à 9 heures le 26et 9 h 30 le 27, Maison del’Amérique latine, 217,bd Saint-Germain, 75007 ;rens. : www.maison-des-ecrivains.asso.fr).

LE 27 JANVIERRECHERCHE. A Paris, Journéed’étude « A la recherched’Albertine disparue », oùinterviendront, notamment,Jean Milly, Michel Sandras,Antoine Compagnon, NathalieMauriac-Dyer et Julia Kristeva(de 10 heures à 18 heures, 2,place Jussieu, 75005, amphi 24,tour 24, rez-de-chaussée).

DU 31 JANVIER AU 6 MARSPOÉSIE. A Limoges, desrencontres internationalesd’interventions poétiques,« Manifesten », s’articulerontautour de trois expositions. AvecBernard Heidsieck, Edith Azam,Julien Blaine, Frank Leibovici etVannina Maestri (entrée libre ;rens. : [email protected] [email protected]).

LES 1er ET 2 FÉVRIERSAINT-SIMON. A Paris,colloque « La doctrine

saint-simonienne : texte etenjeux, d’hier à aujourd’hui »proposé par la BNF et LIRE(CNRS-universitéLumière-Lyon-II), avec, entreautres, Michèle Riot-Sarcey,Antoine Picon et ChristopheProchasson (à 9 h 30, siteFrançois-Mitterrand, quaiFrançois-Mauriac, 75013,Belvédère, tour des lois. Entréelibre, rens. : 01-53-79-59-59).

JUSQU’AU 30 MARSCORTÀZAR. A Paris, l’InstitutCervantès et la Maison del’Amérique latine présententl’exposition « Julio Cortàzar, levoyage infini », illustrée par lesarchives photographiques del’écrivain (lundi et jeudi, de12 heures à 19 heures ; mardi,mercredi et vendredi, de11 heures à 17 heures ;11, avenue Marceau, 75016 ;entrée libre, rens. :01-47-20-70-79).

Sa couverture est orange avec deslettres noires et il ressemble auxpremiers cahiers de CP. LeCahier de gribouillages pour les

adultes qui s’ennuient au bureau, de Clai-re Fay (éd. Panama), a été le succès inat-tendu des fêtes de Noël. Il est vrai queson titre contient peut-être en germeson succès. Le démarrage s’est fait endouceur, mais cet objet insolite a été por-té par le bouche-à-oreille en librairie.Aux éditions Panama, le fondateur de lamaison, Jacques Binsztock, affirme :« Nous en avons vendu entre 110 000 et120 000 exemplaires » et, depuis, « leflux quotidien tourne autour de 1 500 à2 000 ». Le petit prix de ce livre danslequel il y a finalement moins matière àlire qu’à sourire (7,50 ¤) n’est sans dou-te pas étranger à son succès.

Une fois de plus, le Cahier de gri-bouillages montre combien il est aléatoi-re, voire quasi impossible, de prévoir unbest-seller. Sans même parler des Bien-veillantes – dont nul, pas même l’agent

n’aurait pu prédire l’envolée et qui,selon Antoine Gallimard, atteindra aumoins 600 000 exemplaires –, tous lesbest-sellers de l’automne 2006 aurontfinalement été des surprises totales.

Regain du livre politiqueQui aurait parié sur l’accueil que le

public français réserverait à L’Art depéter, un texte écrit en 1751 par PierreHurtaut et réédité par Payot ? Quiaurait prédit qu’un simple livre de géo-graphie, L’Atlas du dessous des cartes(Taillandier/Arte) séduirait au point dedevenir, en format de poche, un vérita-ble livre de fond (« long seller ») ? Encette année sans « grosse machine »éditoriale, il semblerait que le publicsoit allé lui-même dénicher ses « pépi-tes » et que le bouche-à-oreille ait fonc-tionné au moins autant que les modesde prescription plus institutionnels.

La mode du « digest » – dont l’édi-teur First est l’un des spécialistes –continue elle aussi sur sa lancée. Au

total, tous titres confondus, Vincent Bar-bare, de First, a vendu en 2006 1,5 mil-lion d’exemplaires de sa collection« Les Nuls ». Sans atteindre les scoresdu titre consacré à l’histoire, désormaisdécliné en plusieurs tomes et en ver-sion de luxe, La Philosophie pour lesNuls, de Christian Godin, a dépassé les65 000 ventes. Là encore, qui aurait pré-dit que Kant et Plotin crèveraient lesplafonds des meilleures ventes ?

Certains succès sont moins inatten-dus : Le Dictionnaire amoureux du vin,de Bernard Pivot (Plon), Une brève his-toire de l’avenir, de Jacques Attali(Fayard), ou Pour un pacte écologique,de Nicolas Hulot (Calmann-Lévy). Unregain, qui devrait se poursuivre jus-qu’en mai, se fait sentir aussi pour leslivres politiques. Ainsi, La Tragédie duprésident, de Franz-Olivier Giesbert(Flammarion), et Témoignage, de Nico-las Sarkozy (XO), sont en tête des ven-tes 2006 des essais et documents. a

A. B.-M.

LITTÉRATURESSolitude ma mère, de Taos Amrouche (éd. Joëlle Losfeld).Fondation et Fondation foudroyée, d'Isaac Asimov (Denoël).Vieux garçon, de Bernard Chapuis (Stock).Enfants des morts, d'Elfriede Jelinek (Seuil).Esther Mésopotamie, de Catherine Lépront (Seuil).Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme, de Cormac McCarthy (L'Olivier).Le Magasin des suicides, de Jean Teulé (Julliard).

ESSAISEtudes sur la personnalité autoritaire, de Theodor Adorno (éd. Allia).La Guérison infinie, de Ludwig Binswanger et Aby Warburg (Payot).Diane Arbus, une biographie, de Patricia Bosworth (Seuil).Les Mystères du rectangle, de Siri Hustvedt (Actes Sud).L'Ours, histoire d'un roi déchu, de Michel Pastoureau (Seuil).Ce jour-là, de Willy Ronis (Mercure de France).La Découverte du vrai sauvage, de Marshall Sahlins (Gallimard).

L’ÉDITIONLe nombre d’albums édités est toujours en hausse, les profits sont en baisse

La « cavalerie » des éditeurs de bande dessinée

LES CHOIX DU « MONDE DES LIVRES »

PLON

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Riv

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auch

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www.plon.fr

Envoûtant !

“”

Il y a Goya qui veutmontrer le monde

et un Inquisiteurqui voudrait

le changer…

ROMAN

Source : ACBD Source : GFK

3 500

2 500

1 500

500

1 000

2 000

3 000

0

Nouveautés

Rééditions

Bandes dessinéeshors mangas

Mangas

2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2003 2004 2005 2006

La production explose, les mangas progressent

NOMBRE D’ALBUMS PUBLIÉS POIDS DU MANGA DANS LE CHIFFRE D’AFFAIRESDE LA BANDE DESSINÉE

1 137

285

86

14 18 2225

82 78 75

en %3 195

612

Le conseil d’administration du Cercle dela librairie qui s’est tenu mercredi24 janvier a accepté de modifier sesrègles de gouvernance. Son conseil desurveillance devrait prochainementpasser de trois à six membres. Le cercle,qui réunit des éditeurs et des libraires, aaccepté d’élargir ses compétences dans cecadre interprofessionnel. Parmi leschantiers à venir : la refonte de la baseElectre, la consultation payante en ligne…Jean-Marie Doublet a été confirmécomme unique directeur générald’Electre, dont dépend l’hebdomadaireLivres Hebdo.

La Bibliothèque nationale de France(BNF) vient de conclure un accord departenariat avec France Télécom.L’objectif est d’utiliser la compétencetechnologique de l’opérateur (organisationdes documents, de recherched’information…) pour la mettre au servicedu projet de Bibliothèque numériqueeuropéenne, renommé « Europeana ».Cette coopération contribuera à offrir, àcourt terme, un accès simple auxdocuments numérisés (mode image etmode texte) mis en ligne gratuitement parla BNF. France Télécom va aussi financerdes équipements permettant aux déficientsvisuels ou auditifs d’accéder à l’offreculturelle de la BNF.

Pete Ayrton, qui a créé il y a vingt ans lamaison d’édition indépendantebritannique Serpent’s Tail, plusspécialisée dans la fiction, et AndrewFranklin, qui dirige Profile Books, autremaison indépendante, plus tournée versles documents, ont annoncé qu’ilsallaient unir leur force. Ainsi, ProfileBooks achète Serpent’s Tail, mais PeteAyrton reste aux commandes de samaison. Il a été le premier éditeur anglaisà traduire Michel Houellebecq et il publieaussi Elfriede Jelinek, Prix Nobel 2004.Parmi les auteurs anglais, il a découvertWalter Mosley et il publie Lionel Shriver.

Le Prix de Jérusalem pour la liberté del’individu dans la société sera décernépour l’année 2007 à l’écrivain etphilosophe Leszek Kolakowski.Ce prix, d’un montant de 10 000 dollars,sera remis à l’occasion de l’ouverture de laFoire du livre de Jérusalem, le 18 février.Né à Radom (Pologne) en 1927, LeszekKolakowski, qui possède la doublenationalité polonaise et britannique, apublié de nombreux essais critiques sur lemarxisme, dont Main Currents of Marxism(1978), publié en trois volumes par W.W. Norton

AGENDA

ACTUALITÉ

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12 0123Vendredi 26 janvier 2007

Arturo Pérez-Reverte, en 2006. JEAN-LUC BERTINI/OPALE

Arturo Pérez-Reverte

« Les monstres,c’est vouset moi »

Avant de devenir le très fameuxcréateur du capitaine Alatriste,romancier à succès et membrede l’Académie royale espagnole,Arturo Pérez-Reverte était repor-ter de guerre. Pour le journal

Pueblo, puis pour la Télévision publique espa-gnole, cet homme qui ressemble encore à unsoldat (démarche, poignée de main et mêmecoupe de cheveux) a couvert les conflits lesplus sanglants. De passage à Paris juste avantla parution de son dernier roman, l’écrivain-navigateur (il passe une partie de sa vie enMéditerranée, sa « vraie patrie », à bord d’unbateau où il a emmagasiné plus de300 livres), né à Carthagène en 1951, évoquela manière dont l’horreur a transformé sonregard sur le monde.

Vous avez attendu longtemps pourintroduire dans une fiction votreexpérience de reporter de guerre.

Chaque roman correspond à une partiede ma vie, mais je n’avais jamais utilisé cematériau-là auparavant. Il était seulementapparu par petites touches dans d’autreslivres. Pourquoi maintenant ? Peut-être queje suis à un moment de mon existence, pas-sé les 55 ans, où je commence à vider lesarmoires. En tout cas, je n’aurais pas puécrire là-dessus il y a dix ans.Comme celui de Faulques, lephotographe de guerre qui est lepersonnage central de votre roman,votre regard sur le monde a forcémentété changé par l’expérience deschamps de bataille. De quelle manière ?

J’ai été reporter de guerre pendant vingtet un ans, c’est-à-dire une grande partie dema vie. J’ai commencé au moment de laguerre du Kippour, en 1973, et fini en Bos-nie. Je faisais ça sans complexe, mais je neracontais pas d’histoires et je payais le prixde cette vie. J’étais un fils de pute, mais hon-nête en quelque sorte.

Je ne peux éviter de me souvenir de cho-ses que j’aurais pu empêcher, de souffrancesque j’aurais pu épargner. Mais je n’étais pas

là pour ça. Le résultat, c’est que maintenant,j’ai tout le temps conscience d’être en terri-toire hostile. Quand je navigue, je regardeles nuages et je sais que je peux démâter : cemétier m’a donné une façon particulière deregarder la vie. Ma fille me dit que, mêmedans la rue, je me déplace comme un soldat,toujours sur ses gardes. Mon regard est faitdes livres que j’ai lus, du temps passé enbateau, mais de ça aussi. Ce qui est sûr, c’estque je sais ce que la plupart des gens ne veu-lent pas savoir : que le monde est un lieu dechaos. Le 11 septembre 2001, j’étais à Bue-nos Aires. Autour de moi, tout le monde s’ex-clamait : « Quelle horreur ! Quelle horreur ! »et moi je ne comprenais pas. J’ai passé vingtet un ans à voir des choses comme ça. Et àles montrer. J’avais envie de leur dire : maisvous n’avez rien vu ? rien écouté ?C’est l’intimité avec l’horreur qui atransformé votre regard ?

L’horreur que j’ai vécue, on ne me l’a pasracontée. Quand j’étais à Sarajevo, avecmon cameraman, on partait en chasse,vêtus de nos casques et de nos gilets pare-balles, pour attendre les bombardementsnocturnes. Puis on transmettait, on retour-nait à l’hôtel Holiday Inn et voilà, on ne par-lait plus de ça. A côté, il y avait des repor-ters qui théorisaient l’horreur et, nous, onne pouvait pas s’empêcher de penser : « Ceque ces gens racontent n’a rien à voir avec laréalité. » Dans mon livre, j’exprime cemépris vis-à-vis des amateurs d’horreur.

Un jour, à Sarajevo, une bombe est tom-bée dans la rue, juste à côté de nous. Il yavait un enfant, éventré mais encore vivant.On l’a filmé, puis on l’a pris dans la voiturepour l’emmener à l’hôpital, en tâchant de lemaintenir en vie. Arrivés là-bas, il étaitmort. On est repartis et pendant les troisjours qui ont suivi, je n’ai pas trouvé d’eaupour me laver. Tout ce temps, je suis doncresté avec le sang de cet enfant sur mes vête-ments, sous mes ongles. Après ça, quand onvoit un enfant dans la rue, comme j’en ai vuaujourd’hui à Paris, on ne peut plus jamaisle regarder de la même manière. Ça change

votre regard. Il n’est ni mieux ni moinsbien, juste différent.Cette expérience vous a donné unaperçu de ce qu’est la monstruosité ?

Les monstres, c’est vous et moi. Seuls lesintellectuels et les cons qui font de la déma-gogie avec l’horreur tracent une ligne dedémarcation entre le bien et le mal. J’ai étéélevé dans la lecture d’Homère et de Virgile.J’ai été formé pour devenir un preux cheva-lier et j’ai finalement vécu dans un mondede canailles. C’est une chose qui détruit l’in-nocence, mais qui donne de la lucidité.

Je sais que tout le monde peut faire n’im-porte quoi, dans certaines circonstances.Vous, moi. Vous avez juste la chance que lesévénements ne vous aient jamais poussée àtuer. Certaines situations nous permettentd’oublier que le monde est ce qu’il est, oude le supporter, mais ça ne change pas lanature des choses. La géométrie de l’hor-reur nous entoure. On peut arranger le petitmorceau de terre qui se trouve autour denous pour le rendre plus habitable, mais çan’empêchera pas un volcan de se réveillerailleurs, le même jour. Chaque Titanic a soniceberg qui l’attend.Délaissant la photographie, Faulquesentreprend une fresque dans laquelle ilcherche à transposer l’horreur detoutes les guerres. Vous-même,comment avez-vous avez intégrél’horreur ?

Il vaut mieux accepter les règles du jeuavec sérénité. Or la société contemporaineveut nier l’horreur. Quand j’étais petit, onconduisait les enfants au chevet des morts.Maintenant, nous sommes dans un mondequi n’est pas préparé à recevoir de pleinfouet le visage de la réalité telle qu’elle est,ou telle qu’elle finit forcément par arriver.On nous a entourés d’une tranchée deconfort et de mensonges. Pourtant, si onadmet que ce monde n’est qu’un échiquierfroid et implacable, on peut en acceptersereinement les conséquences. C’est un sou-lagement de savoir que Dieu ne peut rienpour nous. Si à mon retour de Sarajevoj’avais su qu’il existait quelque part un dieuresponsable de tout ça, je l’aurais cherchépour lui casser la gueule. A la place, il n’y aque des règles géométriques.Les dérives modernes de l’image et sonpouvoir mystificateur sont au centre devotre livre. C’est un sujet qui vousoccupe depuis longtemps.

Dans ce roman, ni l’esclavage ni la pas-sion ne rentrent dans la langue. Il est écritfroidement, sereinement, sans illusion,mais dans le bon sens du terme : sans prosé-lytisme et sans dramatisation. Ce que j’es-saie d’y montrer, c’est que l’image est finiemaintenant et depuis longtemps. Elle est tel-lement manipulée, tellement pervertie. Je lesais : des photos que j’ai prises ont étépubliées dans les journaux. Je peux mesurerla distance énorme qui existe entre l’obten-tion de ces images et leur destination finale.On utilise maintenant les images de maniè-re indifférenciée, dénuée de sens. Pour com-prendre, il faut regarder ailleurs, retourneraux vieux maîtres qui ne mentaient pasencore, qui n’avaient pas encore banalisél’horreur, commercialisé la souffrance.Ayant grandi en regardant de la peinture, jesais que tous les tableaux peuvent justifier

de plusieurs lectures, mais que la plus évi-dente n’est jamais la bonne. C’est ce que j’aivoulu montrer dans Le Tableau du maîtreflamand, où le personnage principal se trou-ve tout au fond de la toile.Etes-vous devenu pessimiste ?

Je n’ai pas une bonne image de la société.Et il ne s’agit pas d’une question idéologi-que : c’est mon instinct qui parle. Jusqu’àquel point faut-il avoir pitié d’une collectivi-té qui ne veut pas regarder la réalité enface ? Des individus, oui, on peut avoir pitié,mais de la société, non. Une société qui,neuf cents ans après Homère, a eu toutes lesinformations nécessaires sur l’horreur etn’est même pas capable de les utiliser pourse protéger ? Qui préfère s’installer dansune fiction confortable, en se rendant com-plètement vulnérable ? Une fois, entre Lar-naka et Beyrouth, la foudre est tombée surl’avion dans lequel je me trouvais. Tout lemonde s’est mis à pousser des hurlementseffroyables. A ce moment-là, j’ai réalisé quela culture, c’est ce qui doit vous empêcherde crier quand l’avion tombe. C’est elle quivous donne la règle du jeu, le sens. SaintAugustin le savait, Homère aussi, et Goya.Mais notre culture à nous, celle d’aujour-d’hui, ne nous sert absolument à rien. a

Propos recueillis par Raphaëlle Rérolle

LE PEINTRE DE BATAILLES(El Pintor de batallas),d’Arturo Pérez-Reverte.

Traduit de l’espagnol par François Maspero,Seuil, 284p., 22 ¤

Sans indulgence pour ceux qui font com-merce de l’horreur, Arturo Pérez-Reverte a patienté plus de vingt ans

avant de laisser surgir dans un roman sonexpérience de la guerre. Encore ce dévoile-ment tardif ne s’est-il pas fait dans la facili-té : loin de céder à la tentation du spectacu-laire, comme ses souvenirs auraient pu l’in-cliner à le faire, l’écrivain espagnol a bâtison livre comme une sorte de huis closentre deux hommes mêlés, de deux côtésdistincts, à la guerre en ex-Yougoslavie. Al’intérieur d’une forme classique, l’auteurde La Peau du tambour et du Cimetière desbateaux sans nom (Seuil, 1997 et 2001) posedes questions non seulement sur la violen-ce elle-même, mais sur ceux qui en sont lesspectateurs.

Car la différence qui oppose Faulques àIvo Markovic, les deux protagonistes, n’est

pas d’ordre national – Serbes d’un côté, Croa-tes ou Bosniaques de l’autre. Elle est celle,peut-être encore plus profonde, qui opposeles combattants à ceux qui les regardent.

Le premier, Faulques, est un ancien photo-graphe de guerre, qui a délaissé le terrainpour entreprendre une vaste fresque circulai-re capable de dire sur la guerre ce que sesphotos n’ont pas su exprimer. Le deuxième,venu pour tuer Faulques, est un rescapé croa-te du conflit, qui a perdu sa femme et sonfils, égorgés par les soldats ennemis. Entreles deux, une photo de Markovic, en train defuir Vukovar avec ses compagnons d’armes.Pris par Faulques, le cliché est devenu célè-bre dans le monde entier, procurant à sonsujet une célébrité fortuite et ambiguë.

A travers ce face-à-face intense entre untémoin et un acteur de la violence, l’auteursoulève avec force le problème du regard, dela puissance et des limites de l’image, dessupercheries possibles, en matière de photocomme en matière d’art, mais aussi celui del’engagement, du courage et de la compas-sion, qui est peut-être une autre formed’héroïsme. a

R. R.

Dans son dernier roman « Le Peintre des batailles »,l’écrivain espagnol revient pour la première foissur les vingt et une années de sa vie, durant lesquelles,reporter de guerre, il a côtoyé l’horreur

« Le11 septembre2001, j’étaisà BuenosAires. Autourde moi,tout le mondes’exclamait :“Quellehorreur !Quellehorreur !”et moi je necomprenaispas. J’ai passévingt et un ansà voirdes chosescomme ça »

L’acteur et le témoin

RENCONTRE