la place de la religion à l'école publique...entraînent de la discrimination au détriment...
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LA PLACE DE LA RELIGION
À L’ÉCOLE PUBLIQUE
JOSÉ WOEHRLING
PROFESSEUR
FACULTÉ DE DROIT
UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL
Étude préparée pour le compte
du Comité sur les affaires religieuses
Ministère de l’Éducation
Québec
Automne 2002
Remarque
Cette étude peut être obtenue sur demande à l’adresse suivante :
Comité sur les affaires religieuses
Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport
1035, rue De La Chevrotière, 16e étage
Québec (Québec) G1R 5A5
Téléphone : 418 643-7070
Télécopieur : 418 644-7142
Courriel : [email protected]
On peut également la trouver en format PDF à l’adresse suivante :
www.meq.gouv.qc.ca/affairesreligieuses
Reproduction autorisée à condition de mentionner la source.
TABLE DES MATIÈRES
Introduction ....................................................................................................................................... 3
Première partie
Les principes généraux de droit québécois, canadien et international
relatifs à la liberté de religion et à l’interdiction de la discrimination fondée sur
la religion, particulièrement dans le domaine scolaire ........................................................................ 4
I. Les chartes canadienne et québécoise ......................................................................................... 5
A. Le parallélisme entre la liberté de religion et l’interdiction
de la discrimination religieuse .............................................................................................. 5
B. Le droit à l’égalité et l’interdiction de la discrimination
religieuse; le droit à l’accommodement raisonnable ............................................................. 7
C. La liberté de conscience et de religion ................................................................................ 22
II. Les règles du droit international public relatives à la liberté de conscience
et de religion et à l’interdiction de la discrimination religieuse ................................................ 32
A. Les instruments onusiens .................................................................................................... 33
B. Les instruments en vigueur dans le cadre de l’Organisation
des États américains ............................................................................................................ 45
C. La Convention européenne des droits de l’homme ............................................................. 46
Deuxième partie
Les problèmes soulevés par les manifestations ou conduites religieuses
à l’école publique (droit canadien et comparé) ................................................................................ 51
I. Les prières et les célébrations, cérémonies ou autres activités
religieuses ou à connotation religieuse ..................................................................................... 55
A. Les prières et les célébrations, cérémonies ou autres activités religieuses
ou à connotation religieuse dont l’initiative est prise par les autorités scolaires................. 55
B. Les prières et les célébrations, cérémonies ou autres activités religieuses
ou à connotation religieuse dont l’initiative est prise par les élèves ................................... 58
II. L’affichage ou l’installation de symboles religieux par
les autorités scolaires ................................................................................................................ 60
III. Le port de signes religieux distinctifs ....................................................................................... 61
A. Le port de signes religieux distinctifs par les élèves ........................................................... 61
B. Le port de signes religieux distinctifs par les enseignants .................................................. 69
IV. Les aménagements du calendrier scolaire ................................................................................. 70
A. Les aménagements réclamés pour les élèves ...................................................................... 70
B. Les aménagements réclamés pour les enseignants .............................................................. 72
V. La diffusion d’informations religieuses à l’école publique....................................................... 73
A. La diffusion d’informations ou de documents religieux
par les élèves ....................................................................................................................... 73
B. La diffusion d’informations ou de documents religieux
par des personnes ou entités extérieures à l’école ............................................................... 77
C. La diffusion d’informations ou de documents religieux
par les autorités scolaires et par les enseignants ................................................................. 79
Synthèse ............................................................................................................................................ 81
3
Introduction
L’étude qui suit est destinée à examiner les normes juridiques canadiennes, québécoises
et internationales qui régissent la place de la religion dans les écoles publiques. Dans une
première partie, nous présenterons les principes généraux relatifs à la portée de la liberté de
religion et de l’interdiction de la discrimination fondée sur la religion, particulièrement dans
le domaine scolaire. Dans une deuxième partie, nous examinerons comment ces principes
s’appliquent à un certain nombre de problèmes susceptibles d’être soulevés par les
manifestations ou conduites religieuses attribuables aux autorités scolaires, aux enseignants
et aux élèves. Lorsque cela nous apparaîtra pertinent, nous tiendrons également compte des
solutions qui ont été adoptées en droit comparé dans un certain nombre d’autres pays,
principalement la France et les États-Unis.
4
Première partie : Les principes généraux de droit québécois, canadien et international relatifs
à la liberté de religion et à l’interdiction de la discrimination fondée sur la religion,
particulièrement dans le domaine scolaire1
Les instruments dont il faut tenir compte sont, sur le plan du droit interne, la Charte
canadienne des droits et libertés2 et la Charte des droits et libertés de la personne3 du Québec
et, sur le plan du droit international, les conventions, déclarations et autres instruments qui
lient juridiquement le Canada ou qui, même s’ils ne le lient pas, sont néanmoins pris en
considération par les tribunaux canadiens et québécois.
Les dispositions des instruments nationaux et internationaux qui imposent un cadre aux
manifestations du phénomène religieux dans les écoles publiques sont principalement, mais
pas exclusivement, celles qui protègent la liberté de conscience et de religion et le droit à
l’égalité sans discrimination fondée sur la religion (la liberté d’expression, celles de réunion
et d’association jouent également un certain rôle). En outre, certains de ces instruments
garantissent, de façon plus précise, le droit des parents d’assurer l’éducation de leurs enfants
conformément à leurs convictions philosophiques et religieuses.
Nous analyserons pour commencer la liberté de conscience et de religion et
l’interdiction de la discrimination religieuse sous l’empire des chartes canadienne et
québécoise. La Charte canadienne, qui fait partie de la Constitution du Canada, pour autant
que la législature du Québec ne choisit pas d’y déroger comme le lui permet l’article 33 de la
Charte canadienne, prime toutes les lois québécoises, y compris la Charte québécoise. En
fait, pour ce qui est de la liberté de conscience et de religion, les dispositions de la Charte
canadienne (article 2a)) et de la Charte québécoise (article 3) ne présentent pas de
différences significatives, si bien qu’il y aura lieu de considérer qu’elles doivent recevoir la
même interprétation4. De même, les dispositions des deux chartes qui portent sur le droit à
l’égalité interdisent l’une et l’autre, de façon expresse et dans des termes comparables, la
discrimination fondée sur la religion5.
Nous examinerons ensuite les dispositions pertinentes des instruments internationaux.
Selon les principes du droit canadien qui régissent les rapports entre le droit interne et le
droit international, les conventions internationales ne sont pas directement invocables devant
les tribunaux canadiens et le droit coutumier ne l’est que dans la mesure où il ne contredit 1 Pour cette partie, nous avons utilisé, tout en les actualisant, certains développements d’une étude antérieure : José
WOEHRLING, Étude sur le rapport entre les droits fondamentaux de la personne et les droits des parents en
matière d’éducation religieuse, présentée au Groupe de travail sur la place de la religion à l’école constitué par la
ministre de l’Éducation du gouvernement du Québec, publiée comme étude no 6 en annexe au rapport du Groupe,
Québec, gouvernement du Québec, ministère de l’Éducation, 1999.
2 La Charte canadienne des droits et libertés (ci-après nommée « Charte canadienne ») est contenue dans la partie I
(articles 1 à 34) de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, R.-U.,
c. 11; L.R.C. (1985), app. II, n° 44.
3 L.Q. 1975, c. 6; L.R.Q., c. C-12 (ci-après nommée « Charte québécoise »).
4 L’article 2a) de la Charte canadienne reconnaît « à chacun » la « liberté de conscience et de religion » et
l’article 3 de la Charte québécoise énonce que « [t]oute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la
liberté de conscience, la liberté de religion [...] ».
5 Charte canadienne des droits et libertés, art. 15; Charte des droits et libertés de la personne, art. 10.
5
pas le droit interne. Par conséquent, dans tous les cas où il y a contradiction entre le droit
international, conventionnel ou coutumier, et le droit interne canadien, c’est ce dernier qui
prime devant les tribunaux canadiens et québécois. Cependant, si le droit international ne
peut être invoqué pour contester la validité d’une législation ou d’une réglementation
canadienne ou québécoise devant les tribunaux internes, ces derniers s’inspirent souvent des
instruments internationaux sur les droits de la personne, peu importe qu’ils lient
formellement le Canada ou non, pour interpréter les chartes canadienne et québécoise. En
outre, le droit international est revêtu d’une légitimité politique et d’un prestige moral
considérables. Le fait d’établir la non-conformité d’une norme juridique interne avec le droit
international permet d’exercer sur les décideurs politiques une pression considérable pour les
amener à la modifier.
I. – Les chartes canadienne et québécoise
A. - Le parallélisme entre la liberté de religion et l’interdiction de la discrimination
religieuse
La liberté de conscience et de religion, d’une part, et la protection contre la
discrimination fondée sur la religion ou les convictions, d’autre part, constituent deux droits
qui peuvent être invoqués de façon largement interchangeable. En effet, les normes ou
politiques qui restreignent la liberté de religion affectent pratiquement toujours certaines
catégories de personnes, de convictions ou de croyances plus que les autres, si bien qu’elles
peuvent également être considérées comme discriminatoires6. Inversement, les normes qui
entraînent de la discrimination au détriment de certaines personnes en raison de leur religion
peuvent souvent être considérées comme restreignant leur liberté de religion, dans la mesure
où elles ont pour effet de les décourager de rester fidèles à celle-ci (l’inégalité de traitement
entraîne une « pression à la conformité » qui peut équivaloir, si elle est assez sérieuse, à une
forme de coercition). En outre, comme nous le verrons plus loin, les tribunaux ont reconnu
qu’une obligation d’accommodement en matière religieuse pouvait naître autant en vertu de
l’article 2a) que de l’article 15 de la Charte canadienne. Dans les faits, les requérants
invoquent presque toujours les deux droits en parallèle7.
6 Cela est également vrai pour les cas de discrimination indirecte, car, en matière religieuse, celle-ci résulte
souvent du fait que l’autorité publique sanctionne, pour des raisons laïques, des règles qui coïncident avec
certaines pratiques des religions traditionnelles (par exemple, les jours fériés civils correspondent encore
aujourd’hui, pour des raisons historiques, aux fêtes religieuses chrétiennes).
7 Par contre, les tribunaux, dans les cas où ils concluent à la non-conformité d’une norme ou d’une politique avec
la Charte pour des raisons religieuses, se contentent généralement de s’appuyer sur une des deux dispositions
(conformément au principe selon lequel ils ne doivent pas se prononcer au-delà de ce qui est nécessaire pour
trancher le litige qui leur est soumis). Le plus souvent, ils s’appuient sur l’article 2a) plutôt que sur l’article 15.
Dans le même sens, voir : William F. FOSTER et William J. SMITH, « Religion and Education in Canada:
Part II – An Alternative Framework for the Debate », (2000-2001) 11 Education and Law Journal 1, à la p. 34 :
« [...] equality rights serve to complement the right to freedom of religion; in fact, the two rights are often
intertwined – a double helix, with positive and negative strands. Together, they provide, equally to all, the
positive right to manifest one’s belief (or non-belief) and to be accommodated in so doing, and the negative right
to abstain from conformity with the belief of others and not to have burdens imposed because of one’s religion.
To date, most of the case law dealing with religion in schools has been litigated under freedom or religion
provisions rather than the equality provisions. »
6
On peut aller plus loin et affirmer que la liberté de religion inclut, de façon implicite,
une certaine exigence d’égalité en matière religieuse. C’est en tout cas le point de vue très
clairement adopté par la Cour suprême dans ses deux premières décisions sur la liberté de
religion, les arrêts Big M Drug Mart8 et Edwards Books9. Il importe de souligner que ces
décisions ont été rendues à un moment où l’article 15 de la Charte canadienne, portant sur le
droit à l’égalité, n’était pas encore en vigueur10. Dans l’affaire Big M Drug Mart, le juge
Dickson considère qu’une atteinte à la liberté de religion peut résulter soit d’une coercition
étatique11 qui oblige quelqu’un à se conformer à une prescription religieuse ou qui l’en
empêche, soit d’une inégalité de traitement d’une religion par rapport aux autres12.
Depuis l’entrée en vigueur de l’article 15 de la Charte canadienne, une tendance s’est
dégagée dans les décisions des tribunaux. Elle consiste à mettre davantage l’accent sur
l’élément de la coercition dans le cadre de la liberté de conscience et de religion, au
détriment de celui de l’égalité, réservant ce dernier pour l’application de l’article 1513. Par
ailleurs, jusqu’à présent, la grande majorité des décisions sur la place de la religion à l’école
ont été rendues sous l’angle de l’article 2a) de la Charte canadienne plutôt que sous celui de
l’article 15, même lorsque les requérants invoquaient l’une et l’autre de ces deux
dispositions.
8 R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295.
9 R. c. Edwards Books, [1986] 2 R.C.S. 713.
10 Cette disposition n’est devenue applicable qu’avec trois ans de retard sur les autres dispositions de la Charte
canadienne, c’est-à-dire le 17 avril 1985. D’une certaine façon, l’invocation du principe d’égalité, tant que
l’article 15 n’était pas entré en vigueur, pouvait également se justifier par le recours à l’article 27, qui contient le
principe du multiculturalisme. En effet, ce concept connote une certaine égalité entre les cultures (la culture
incluant bien sûr la religion). C’est ce qu’a reconnu le juge Dickson dans l’affaire Big M Drug Mart, précitée,
aux p. 337 et 338 : « Je suis d’accord avec l’argument de l’intimée qui porte que reconnaître au Parlement le
droit d’imposer l’observance universelle du jour de repos préféré par une religion ne concorde guère avec
l’objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens. Cela est donc
contraire aux dispositions expresses de l’art. 27 [...]. »
11 Ibid., 337 : « La liberté au sens large comporte l’absence de coercition et de contrainte et le droit de manifester
ses croyances et pratiques. La liberté signifie que, sous réserve des restrictions qui sont nécessaires pour
préserver la sécurité, l’ordre, la santé ou les mœurs publics ou les libertés et droits fondamentaux d’autrui, nul ne
peut être forcé d’agir contrairement à ses croyances ou à sa conscience. »
12 Ibid., 336 : « Une société vraiment libre peut accepter une grande diversité de croyances, de goûts, de visées, de
coutumes et de normes de conduite. Une société libre vise à assurer à tous l’égalité quant à la jouissance des
libertés fondamentales et j’affirme cela sans m’appuyer sur l’art. 15 de la Charte » [nous soulignons]; 337 : « En
retenant les prescriptions de la foi chrétienne, la Loi crée un climat hostile aux Canadiens non chrétiens et paraît
en outre discriminatoire à leur égard. [...] Or, protéger une religion sans accorder la même protection aux autres
religions a pour effet de créer une inégalité destructrice de la liberté de religion dans la société. »
13 Cette tendance est bien illustrée dans les motifs donnés par la juge L’Heureux-Dubé dans l’arrêt Adler c.
Ontario, [1996] 3 R.C.S. 609, à la p. 658, où elle semble proposer que les mesures qui ont pour effet d’exercer
une coercition religieuse soient examinées sous l’article 2a) et que celles qui entraînent un traitement inégal
fondé sur la religion le soient sous l’article 15.
7
B. - Le droit à l’égalité et l’interdiction de la discrimination religieuse; le droit à
l’accommodement raisonnable
L’article 10 de la Charte québécoise et l’article 15 de la Charte canadienne garantissent
le droit à l’égalité et interdisent la discrimination, notamment celle fondée sur la religion.
Dans les deux cas, la religion est expressément mentionnée comme motif illicite de
discrimination. Cette prohibition vise autant la discrimination indirecte, ou discrimination
« par suite d’un effet préjudiciable », que la discrimination directe. Alors que la
discrimination directe est celle qui repose ouvertement sur un motif prohibé de distinction,
comme la religion, la discrimination indirecte découle d’une règle « neutre » qui s’applique
de la même façon à tous, mais qui produit néanmoins un effet discriminatoire sur un seul
groupe de personnes en ce qu’elle leur impose des obligations ou des conditions restrictives
non imposées aux autres membres de la société.
Après avoir rappelé les éléments constitutifs de la discrimination sous la Charte
canadienne et la Charte québécoise (autrement dit, les conditions qui doivent être remplies
pour établir l’existence d’une discrimination au sens des chartes), nous examinerons la
portée et les limites de l’obligation d’accommodement raisonnable qui découle du droit à
l’égalité.
1. - Les éléments constitutifs de la discrimination directe ou indirecte
Bien que l’un et l’autre proclament le droit à l’égalité et interdisent la discrimination, les
articles 15(1) de la Charte canadienne14 et 10 de la Charte québécoise15 n’ont pas la même
économie générale ni, par conséquent, la même portée. Alors que l’article 10 de la Charte
québécoise ne prohibe que les quatorze critères de distinction qu’il énumère de façon
limitative (treize si l’on compte « l’origine ethnique ou nationale » comme un seul motif), la
liste de motifs illicites de l’article 15(1) est « ouverte », car elle est précédée du mot
« notamment ». Selon la jurisprudence de la Cour suprême du Canada, l’article 15(1) doit être
interprété comme prohibant les motifs de distinction énumérés ainsi que les motifs
« analogues » (par exemple, la citoyenneté ou l’orientation sexuelle). Cette première
différence n’est cependant guère significative dans le cadre de la présente étude puisque, dans
les deux dispositions, la religion est expressément mentionnée comme motif illicite de
discrimination.
14 « 15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même
protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des
discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les
déficiences mentales ou physiques. »
15 « 10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la
personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse,
l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions
politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen
pour pallier ce handicap.
« Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de
compromettre ce droit. »
8
Une deuxième différence entre les deux dispositions est plus importante. L’article 10 de
la Charte québécoise, contrairement à l’article 15 de la Charte canadienne, ne garantit pas le
droit à l’égalité en tant que tel, c’est-à-dire indépendamment des autres droits et libertés. Une
discrimination, pour être illicite, doit pouvoir être rattachée à l’exercice d’un droit ou d’une
liberté garantis ailleurs qu’à l’article 10, en l’occurrence les libertés et droits fondamentaux
du chapitre I, les droits politiques du chapitre II, les droits judiciaires du chapitre III ou les
droits économiques et sociaux du chapitre IV. Cependant, lorsque le deuxième alinéa de
l’article 10 dit qu’il y a discrimination quand une distinction fondée sur un des motifs
prohibés a pour effet de compromettre « ce droit », il ne peut s’agir d’autre chose que du droit
à l’égalité. En renvoyant au droit à l’égalité dans l’exercice des autres droits et libertés, cet
alinéa n’exige pas qu’une distinction ait pour effet de violer un autre droit ou une autre
liberté, mais bien qu’elle compromette ou détruise le droit à l’égalité lui-même, en relation
avec l’exercice d’un autre droit ou d’une autre liberté. Par conséquent, le deuxième alinéa de
l’article 10 exige seulement que la distinction incriminée se produise dans le champ
d’exercice d’un autre droit ou d’une autre liberté.
Cependant, si l’article 10 ne garantit pas un droit à l’égalité indépendant des autres droits
et libertés, cela ne signifie pas qu’il est dépourvu de contenu autonome. Ainsi, par exemple, si
le législateur enfreint un des droits économiques et sociaux contenus au chapitre IV
(articles 39 à 48) de la Charte québécoise, les victimes ne pourront pas invoquer celle-ci, car
les droits économiques et sociaux ne font l’objet d’aucune primauté sur la législation
ordinaire, dans la mesure où l’article 52 (la clause de primauté) ne s’applique qu’aux articles
1 à 38. Par conséquent, les droits économiques et sociaux ne sont pas habituellement
sanctionnables par les tribunaux à l’encontre du législateur. D’ailleurs, bon nombre d’entre
eux ne sont expressément garantis que « dans la mesure prévue par la loi ». Cependant, si la
violation d’un droit économique ou social est discriminatoire et si la distinction est fondée sur
l’un des motifs prohibés à l’article 10, celui-ci pourra être invoqué avec succès. Parmi les
droits économiques et sociaux figurent le droit à l’instruction publique gratuite (article 40), le
droit des parents d’exiger que, dans les établissements d’enseignement publics, leurs enfants
reçoivent un enseignement religieux ou moral conforme à leurs convictions (article 41) et leur
droit de choisir pour leurs enfants des établissements d’enseignement privés (article 42).
Toute discrimination se produisant dans le champ d’exercice de l’un de ces trois droits pourra
donc être attaquée sur la base de l’article 10 de la Charte québécoise.
Compte tenu des différences qui viennent d’être mentionnées entre l’article 10 de la
Charte québécoise et l’article 15(1) de la Charte canadienne, quatre éléments constitutifs
doivent être réunis pour qu’il y ait discrimination, les trois premiers communs aux deux
chartes, le quatrième différent pour chacune d’elles.
Le premier élément constitutif de la discrimination, au sens des deux chartes, consiste en
une distinction, exclusion ou préférence directement et visiblement inscrite dans une norme,
une règle, une politique ou une pratique (discrimination directe) ou découlant des effets
concrets d’une norme, d’une règle, d’une politique ou d’une pratique apparemment neutre et
qui vise dans les mêmes termes tous ceux auxquels elle s’applique (discrimination indirecte).
9
Le deuxième élément constitutif est le lien que doit présenter la distinction de traitement
avec un motif illicite. La personne qui se plaint de discrimination doit établir qu’il existe un
lien de cause à effet entre le motif de distinction illicite et la distinction de traitement dont
elle se considère comme victime. Il n’est cependant pas nécessaire que ce motif ait été la
seule cause de la différence de traitement; il suffit qu’il y ait véritablement contribué. Dans le
cas de la Charte québécoise, la distinction de traitement doit impérativement être fondée sur
un des motifs mentionnés dans l’article 10. Dans le cas de la Charte canadienne, il doit s’agir
d’un des motifs mentionnés ou d’un motif « analogue ». Encore une fois, la religion est
expressément mentionnée dans les dispositions antidiscriminatoires des deux chartes.
Le troisième élément constitutif est le préjudice matériel ou moral sérieux que la
distinction de traitement doit causer à un individu ou à un groupe d’individus, alors qu’il n’est
pas imposé à d’autres.
Enfin, dans le cadre de la Charte québécoise, la distinction de traitement incriminée doit
être effectuée lors de certaines activités (mentionnées aux articles 10.1 à 19) ou encore à
l’occasion de l’exercice des autres droits ou libertés garantis par la Charte. Cet élément,
propre à la Charte québécoise, n’intervient pas pour la Charte canadienne.
Par ailleurs, dans le cadre de la Charte canadienne, un quatrième élément constitutif doit
être ajouté. Il consiste en une atteinte à la dignité humaine essentielle du requérant, l’atteinte
étant prouvée par le fait que la norme attaquée repose sur des préjugés ou des stéréotypes à
l’égard du groupe ou de la catégorie dont le requérant fait partie16. En règle générale, une
mesure porte atteinte à la dignité humaine lorsqu’elle « perpétue ou favorise l’opinion que
l’individu concerné est moins capable, ou moins digne d’être reconnu ou valorisé en tant
qu’être humain ou que membre de la société canadienne17 ». Pour évaluer l’existence de ce
quatrième élément de la discrimination, le tribunal doit tenir compte de l’ensemble des
contextes social, politique et juridique dans lesquels l’allégation de discrimination est
formulée. De plus, comme la garantie d’égalité est un concept relatif, il importe que le test
soit appliqué dans une perspective « subjective-objective ». Ainsi, le juge ne doit pas évaluer
16 La nécessité de prouver ce quatrième élément, quelque peu nébuleux, a été rappelée dans l’affaire Law c. Canada
(ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, au par. 39 : « […] le tribunal appelé à décider
s’il y a eu discrimination au sens du par. 15(1) devrait se poser les trois grandes questions suivantes.
Premièrement, la loi contestée a) établit-elle une distinction formelle entre le demandeur et d’autres personnes en
raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou b) omet-elle de tenir compte de la situation
défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de
traitement réelle entre celui-ci et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques
personnelles? Si tel est le cas, il y a différence de traitement aux fins du par. 15(1). Deuxièmement, le demandeur
a-t-il subi un traitement différent en raison d’un ou de plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues?
Et, troisièmement, la différence de traitement était-elle réellement discriminatoire, faisant ainsi intervenir l’objet
du par. 15(1) de la Charte pour remédier à des fléaux comme les préjugés, les stéréotypes et le désavantage
historique? Les deuxième et troisième questions servent à déterminer si la différence de traitement constitue de la
discrimination réelle au sens du par. 15(1). » Pour une analyse critique de l’exigence d’une atteinte à la dignité
humaine afin de pouvoir engager la protection de l’article 15 de la Charte canadienne, voir : Daniel PROULX,
« Les droits à l’égalité revus et corrigés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Law : un pas en avant ou un
pas en arrière? », (2001) 61 Revue du Barreau 185.
17 Law, précité, par. 51.
10
la situation en fonction de sa perspective personnelle ni en fonction du critère traditionnel de
la « personne raisonnable », mais bien en fonction « de la perspective d’une personne qui se
trouve dans une situation semblable à celle du demandeur et qui prend en considération de
façon rationnelle les divers facteurs contextuels servant à déterminer si la loi contestée porte
atteinte à la dignité humaine18 ».
2. - L’obligation d’accommodement fondé sur le droit à l’égalité
Le premier fondement juridique de l’obligation d’accommodement raisonnable est le
principe d’égalité et l’obligation s’applique habituellement dans les cas de discrimination
indirecte. Elle n’a pas à être prévue expressément par le législateur, car elle fait partie
intégrante du concept même d’égalité. C’est ce qu’illustre la première décision, l’affaire
O’Malley19, dans laquelle la Cour suprême a reconnu l’existence de l’obligation
d’accommodement, la faisant découler du Code des droits de la personne de l’Ontario20, qui,
à l’époque, ne la prévoyait pas expressément.
Dans une décision postérieure, l’affaire Bergevin21, la Cour suprême a clairement
réaffirmé que l’obligation d’accommodement raisonnable découle du principe d’égalité,
prévu en l’espèce à l’article 10 de la Charte québécoise, selon lequel il y a discrimination
« lorsqu’une [...] distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de
compromettre ce droit ».
L’obligation d’accommodement raisonnable apparaît le plus souvent dans des cas de
discrimination indirecte ou discrimination « par suite d’un effet préjudiciable ». Une norme
directement discriminatoire sera invalidée ou annulée, à moins qu’elle puisse être considérée
comme raisonnable (ou, en matière de relations de travail, qu’il s’agisse d’une « exigence
professionnelle justifiée »). Par contre, une norme ou une politique indirectement
discriminatoire sera le plus souvent considérée comme raisonnable et justifiée, si bien qu’il
n’y aura pas de raisons de l’annuler. Le corollaire de l’interdiction de la discrimination
indirecte consiste plutôt en une « obligation d’accommodement » (ou d’adaptation), c’est-à-
dire un devoir pour celui qui est à l’origine de la discrimination de prendre tous les moyens
raisonnables pour soustraire les victimes de la discrimination indirecte aux effets de celle-ci,
en adaptant ses règles ou ses normes à leur situation particulière. Autrement dit, l’obligation
d’accommodement oblige dans certains cas l’État ou les personnes ou entreprises privées à
18 Law, précité, par. 61.
19 Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons Sears-Limited et autres, [1985] 2 R.C.S. 536.
Dans cette affaire, la Cour a jugé que la plaignante, Mme
O’Malley, dont la religion prescrivait l’observance
stricte du sabbat à partir du coucher du soleil le vendredi jusqu’au coucher du soleil le samedi, était victime de
discrimination indirecte fondée sur la religion du fait que son employeur insistait pour la faire travailler le
vendredi soir et le samedi et que ce dernier ne s’était pas acquitté de son obligation, soit de lui offrir un
accommodement raisonnable en modifiant ses horaires de travail, soit de démontrer qu’un tel arrangement
entraînerait pour lui une contrainte excessive.
20 L.R.O. 1980, c. 340. Depuis cette époque, le Code ontarien a été modifié à quelques reprises. En vertu de
modifications qui lui ont été apportées en 1986, il prévoit désormais l’obligation d’accommodement raisonnable
de façon expresse; voir Code des droits de la personne, L.R.O 1990, c. H-19, art. 11 et 24.
21 Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin, [1994] 2 R.C.S. 525.
11
modifier des normes, des pratiques ou des politiques légitimes et justifiées, qui s’appliquent
sans distinction à tous, pour tenir compte des besoins particuliers de certaines minorités,
notamment les minorités religieuses.
La Cour suprême a mis fin en 1999 à une controverse doctrinale et jurisprudentielle qui
durait depuis une quinzaine d’années pour ce qui est de savoir s’il pouvait également y avoir
obligation d’accommodement raisonnable dans certains cas de discrimination directe. Par
exemple, lorsqu’une politique d’emploi est ouvertement fondée sur un motif prohibé de
distinction (par exemple, la retraite obligatoire à un certain âge), mais que l’employeur
réussit à démontrer qu’il s’agit, aux termes de la loi, d’une « exigence professionnelle
justifiée » (bona fide occupational requirement), celui-ci se trouve-t-il dès lors dégagé de
toute obligation ou doit-il néanmoins s’efforcer d’accommoder les employés touchés par la
politique en cause? La Cour a finalement retenu la deuxième solution, mettant ainsi fin, pour
ce qui est de l’existence de l’obligation d’accommodement, à la distinction entre
discrimination directe et discrimination indirecte22. Cette controverse avait de toute façon
peu d’intérêt pour le sujet qui nous intéresse, car, dans l’immense majorité des situations où
il y a discrimination fondée sur la religion, celle-ci est indirecte et provient du fait que des
règles neutres, applicables à tous, entraînent des effets défavorables pour certaines personnes
à cause de leur religion. La discrimination directe fondée sur la religion est aujourd’hui très
rare, car elle heurterait de front les valeurs affirmées dans les chartes canadienne et
québécoise23. 22 Colombie-Britannique (Public Service Employees Relations Commission) c. BCGEU, [1999] 3 R.C.S. 3, 32;
Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie-Britannique (Council of Human Rights),
[1999] 3 R.C.S. 868, 880. Pour justifier une norme directement discriminatoire, en vertu d’une loi concernant les
droits de la personne, le défendeur doit prouver, entre autres, « que la norme est raisonnablement nécessaire à la
réalisation de son but ou objectif en ce sens que le défendeur ne peut pas composer avec les personnes qui ont les
mêmes caractéristiques que le demandeur sans que cela lui impose une contrainte excessive ».
23 Il en subsiste pourtant certains cas qui sont d’ailleurs expressément autorisés par les lois sur les droits de la
personne. Ainsi, celles-ci prévoient que la religion peut constituer une exigence professionnelle justifiée, par
exemple pour l’engagement des enseignants par une école religieuse privée. Dans un tel cas, si la condition liée à
la religion est considérée comme véritablement relative à l’accomplissement des fonctions, la discrimination sera
permise. De même, la plupart de ces lois autorisent les distinctions justifiées par le caractère charitable,
philantropique, religieux, politique ou éducatif d’une institution sans but lucratif. Ces deux exceptions à
l’interdiction de la discrimination figurent à l’article 20 de la Charte québécoise, précitée : « Une distinction,
exclusion ou préférence fondée sur les aptitudes ou qualités requises par un emploi, ou justifiée par le caractère
charitable, philantropique, religieux, politique ou éducatif d’une institution sans but lucratif ou qui est vouée
exclusivement au bien-être d’un groupe ethnique est réputée non discriminatoire. » Dans l’arrêt Brossard (Ville)
c. Québec (Commission des droits de la personne), [1988] 2 R.C.S. 279, la Cour suprême a jugé qu’il fallait
interpréter le premier volet de l’article 20 (l’exception relative aux aptitudes ou qualités exigées de bonne foi
pour un emploi) de façon restrictive, puisqu’il supprime des droits qui autrement recevraient une interprétation
libérale. Par contre, la seconde exception (relative aux institutions sans but lucratif), tout en imposant des limites
aux droits de certains individus, confère des droits à certains groupes. En effet, elle est destinée à promouvoir le
droit de s’associer. Par conséquent, l’interprétation restrictive n’est pas indiquée dans ce cas. Dans cette affaire,
le juge Beetz s’exprime comme suit : « [...] l’art. 20 protège le droit de s’associer librement pour exprimer des
opinions particulières ou pour exercer des activités particulières. [...] Il est donc logique que les seuls à bénéficier
de la protection accordée par l’art. 20 soient les groupes pour qui le simple fait de s’associer entraîne une
discrimination fondée sur l’un des motifs énumérés à l’art. 10. » Selon Ghislain Otis et Christian Brunelle,
« [f]orce est de constater que l’école publique commune ne correspond pas à cette définition des institutions sans
but lucratif auxquelles la protection de l’article 20 est destinée ». Ils ajoutent : « Même l’école ayant un statut
confessionnel catholique ou protestant ne pourrait, à notre avis, prétendre que la seule raison d’être de son projet
12
L’accommodement raisonnable devant être consenti aux victimes de la discrimination
indirecte peut prendre plusieurs formes, l’objectif étant de faire disparaître les inconvénients
que la règle en cause entraîne pour ces personnes. L’accommodement peut consister à
dispenser purement et simplement les intéressés de l’application de la règle contestée. Par
exemple, le règlement d’une école prohibant la possession d’armes par les élèves ou
interdisant le port de tout vêtement distinctif a un effet discriminatoire sur ceux qui sont
obligés par la religion d’avoir sur eux en permanence un poignard rituel (kirpan) ou de porter
le hidjab. À moins qu’on ne puisse démontrer qu’il s’agit d’une contrainte excessive,
l’accommodement consiste à prévoir un régime d’exception permettant aux sikhs de garder
leur poignard à l’école et aux musulmanes de porter le hidjab24. De même, la condition qui
exige des employés – des enseignants par exemple – qu’ils soient présents au travail certains
jours qui constituent pour eux des fêtes religieuses produit un effet discriminatoire à leur
égard. Afin de respecter l’obligation d’accommodement, les employeurs seront tenus de leur
permettre de prendre un jour de congé payé pour célébrer les fêtes en cause25.
L’accommodement peut aussi consister à mettre à la disposition des intéressés des
installations ou des avantages particuliers. Par exemple, la pratique de servir le même menu,
avec de la viande de porc, dans une prison, dans un hôpital ou dans la cafétéria d’une école
s’applique sans distinction, mais produit un effet discriminatoire sur les personnes de
religion juive ou musulmane. L’accommodement consistera à leur offrir des repas différents.
L’accommodement peut être imposé par un tribunal, mais il peut également être négocié
à l’amiable et volontairement consenti. Ainsi, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) a
décidé de permettre aux sikhs de servir dans ses rangs en les dispensant de l’obligation de
porter le chapeau de feutre traditionnel et en les autorisant à porter plutôt leur turban (et
autres symboles religieux comme la barbe et le kirpan)26. De même, dans un avis du Conseil
éducatif est la recherche du bien-être des élèves de confession catholique ou protestante. » Pour ces auteurs,
seules les écoles privées devraient pouvoir se réclamer du deuxième volet de l’article 20; voir : Ghislain OTIS et
Christian BRUNELLE, « La Charte des droits et libertés de la personne et la tenue vestimentaire à l’école
publique », (1995) 36 Les Cahiers de Droit 599, 636-8. La jurisprudence sur l’application de cette disposition
aux écoles publiques est contradictoire. Voir, par exemple : Association A.D.G.Q. c. Commission des écoles
catholiques de Montréal, (1980) C.S. 93 (l’article 20 s’applique à une commission scolaire confessionnelle);
Corporation du Collège Notre-Dame du Sacré-Cœur c. Commission des droits de la personne du Québec, [1994]
R.J.Q. 1324 (C.S.) (la deuxième partie de l’article 20 ne s’applique qu’aux institutions privées, et ce, même
lorsqu’elles sont subventionnées par l’État).
24 À notre connaissance, le port du foulard islamique n’a pas encore donné lieu à une décision judiciaire ou
quasi judiciaire. Par contre, la Commission des droits de la personne du Québec a émis un document dans lequel
elle exprime l’opinion que l’application aux jeunes musulmanes qui désirent porter le foulard d’une règle
scolaire interdisant le port de vêtements susceptibles de marginaliser les élèves constituerait de la discrimination
indirecte : Le port du foulard islamique dans les écoles publiques. Aspects juridiques, par Me Pierre Bosset,
conseiller juridique, Direction de la recherche, Commission des droits de la personne du Québec, document
adopté à la 388e séance de la Commission, tenue le 21 décembre 1994, par sa résolution COM-388-6.1.3. Le
même texte a été publié de nouveau dans un document intitulé Le pluralisme religieux au Québec : un défi
d’éthique sociale, Commission des droits de la personne du Québec, document adopté à la 389e séance de la
Commission, tenue le 3 février 1995, par sa résolution COM-389-4.1, p. 43-51.
25 Voir, par exemple, les affaires Bergevin, précitée, et Simpsons Sears, précitée.
26 Dans Grant c. Canada (Procureur général), [1995] 1 C.F. 158, la Cour fédérale (Section de 1re
instance) a jugé
que les mesures prises par le commissaire de la GRC pour que les membres de celle-ci soient autorisés à porter
13
des communautés culturelles et de l’immigration du Québec27, on donne l’exemple d’une
municipalité qui a décidé de réserver l’usage de la piscine municipale aux groupes
musulmans pendant une durée de trois heures par semaine, pendant laquelle les autres
usagers en sont exclus, afin de permettre à ces groupes de se baigner entre personnes du
même sexe uniquement. Les groupes en cause considéraient que leur religion les empêchait
de fréquenter une piscine ouverte en même temps aux personnes des deux sexes. En
août 1996, le Congrès juif du Canada est parvenu à une entente avec l’Office de la langue
française pour que les produits casher vendus à l’occasion de la Pâque juive soient dispensés
de l’obligation d’être étiquetés en français28.
Enfin, l’accommodement peut être recommandé par une commission des droits de la
personne, comme l’illustrent deux documents de la Commission des droits de la personne du
Québec recommandant l’accommodement, l’un pour le régime alimentaire des détenus de foi
hébraïque29, l’autre pour le port du hidjab30.
La très grande majorité des décisions jurisprudentielles qui portent sur l’obligation
d’accommodement raisonnable concernent des règles ou politiques adoptées par des
personnes ou des organismes privés ou publics (comme les écoles publiques) relativement
aux relations d’emploi, à la fourniture de biens ou de services, au logement ou encore à
l’accès à des lieux publics. Mais la question de l’accommodement ou de l’adaptation peut
également se soulever dans le domaine législatif et réglementaire, lorsqu’une loi ou un
règlement, tout en étant raisonnable et d’application neutre, entraîne une discrimination
indirecte fondée sur un motif illicite. Une première option consiste à invalider purement et
simplement le texte en cause. L’inconvénient est que la norme sera annulée à l’égard de tous,
alors que, par hypothèse, elle est raisonnable et justifiée et n’entraîne d’effets discriminatoires
qu’à l’égard d’un petit nombre de personnes. Une autre solution consiste alors en une
reformulation judiciaire de la norme contestée pour éliminer ses effets discriminatoires et
rétablir sa conformité avec les chartes. Cette « reformulation judiciaire », qui consiste à
adapter la norme aux exigences de la pratique religieuse de certaines personnes, peut prendre
différentes formes, qui sont bien connues en droit constitutionnel canadien, l’avantage étant
que la validité de la norme pourra être maintenue une fois celle-ci corrigée. Sur le plan des
principes constitutionnels, ces techniques sont cependant difficiles à concilier avec le principe
de la séparation des pouvoirs puisqu’elles amènent les tribunaux à exercer un véritable rôle de
« co-législateur ». Pour atténuer ce problème, les juges doivent faire preuve de retenue
judiciaire : le texte contesté, une fois reformulé par la Cour, doit demeurer suffisamment
des symboles religieux, tel le turban sikh, ne portent pas atteinte aux articles 2a), 7 et 15 de la Charte canadienne.
Appel rejeté par la Cour fédérale d’appel le 31 mai 1995 (A-368-94, juge Linden).
27 La gestion des conflits de normes par les organisations dans le contexte pluraliste de la société québécoise.
Principes de fond et de procédure pour guider la recherche d’accommodements raisonnables, avis présenté à la
ministre des Communautés culturelles et de l’Immigration, Conseil des communautés culturelles et de
l’immigration, juillet 1993, p. 63.
28 Charte de la langue française, L.R.Q., c. C-11, art. 51.
29 Le régime alimentaire des détenus de foi hébraïque : obligations des autorités carcérales, par Me Pierre Bosset,
conseiller juridique, Direction de la recherche, Commission des droits de la personne du Québec, document
adopté à la 358e séance de la Commission, tenue le 31 mai 1991, par sa résolution COM-358-8.1.2.
30 Le port du foulard islamique dans les écoles publiques. Aspects juridiques, précité.
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semblable au texte original pour qu’on puisse penser que le législateur l’aurait quand même
adopté. Si cette condition ne peut être remplie et que la reformulation judiciaire de la norme
indirectement discriminatoire n’est donc pas possible, celle-ci devra alors être invalidée.
3. - Les limites de l’obligation d’accommodement
Dans le cas des normes adoptées par des organismes privés ou publics relativement aux
relations d’emploi ou à la fourniture de biens ou de services, les limites de l’obligation
d’accommodement sont constituées par le caractère excessif de la contrainte, des
inconvénients ou des coûts qui seraient entraînés par l’accommodement recherché (la preuve
de ce caractère excessif étant à la charge de celui qui cherche à se soustraire à l’obligation
d’accommodement). Lorsque l’obligation s’impose au législateur ou à l’autorité
réglementaire, ses limites découleront de l’application des clauses limitatives des deux
chartes, soit l’article 1 de la Charte canadienne et l’article 9.1 de la Charte québécoise.
a) La défense de contrainte excessive
Selon la Cour suprême du Canada, en simplifiant quelque peu pour se défendre avec
succès contre une plainte de discrimination directe ou indirecte, un employeur ou un
fournisseur de biens ou de services (comme un hôpital, une école ou une commission
scolaire) doit démontrer, d’une part, que la condition d’emploi ou de fourniture de service
indirectement discriminatoire a un lien rationnel avec l’emploi ou le service en cause et,
d’autre part, qu’il s’est efforcé d’accommoder les employés ou les usagers victimes dans la
mesure où cela n’entraînerait pas de contrainte excessive pour lui31.
Si l’on peut démontrer que la norme qui entraîne une discrimination directe ou indirecte
à cause d’un motif illicite n’est pas raisonnablement liée à l’exercice des fonctions – en
matière de relations de travail – ou à la fourniture du bien ou du service, la sanction ne sera
pas l’accommodement raisonnable, mais plutôt l’invalidation de la norme en cause. Par
exemple, dans l’affaire Singh c. Royal Canadian Legion32, M. Singh, qui est sikh et dont la
femme travaille à la Légion, est informé des règlements de celle-ci qui interdisent d’avoir la
tête couverte dans ses locaux. En conséquence, il doit annuler sa participation à la fête de
Noël organisée par les collègues de sa femme. Il saisit la Commission des droits de la
personne d’une plainte de discrimination fondée sur la religion. Après avoir décidé qu’il y
31 Nous simplifions, pour les besoins de la cause, le critère unifié que la Cour suprême a dégagé dans les arrêts
Colombie-Britannique (Public Service Employees Relations Commission) c. BCGEU et Colombie-Britannique
(Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie-Britannique (Council of Human Rights), précités.
Alors que son article 20 prévoit une défense d’exigences professionnelles justifiées en matière de relations
d’emploi (supra), la Charte québécoise ne contient aucune défense expresse de « motif justifiable » pouvant être
invoquée en matière de discrimination dans le domaine de la fourniture de biens et de services, contrairement à
d’autres instruments de protection des droits et libertés similaires. Il ne faudrait cependant pas conclure
qu’aucune défense n’est possible, du moins en cas de discrimination indirecte. En effet, le fondement juridique
de l’obligation d’accommodement raisonnable se trouve à l’article 10 de la Charte québécoise. Cette obligation
contient forcément sa propre limite, en quelque sorte intrinsèque, qui est précisément le caractère excessif de la
contrainte imposée par l’accommodement.
32 Singh c. Royal Canadian Legion, Jasper Place (Alta.), Branch No. 255, (1990) 11 C.H.R.R. D/357 (Bd. Inq.
Alta.).
15
avait violation des droits du plaignant, la fête de Noël correspondant à un service offert au
public, le tribunal en arrive à la conclusion que les règlements de la Légion exigeant d’avoir
la tête découverte dans ses locaux ne sont pas raisonnables ni justifiés. Il ordonne donc
notamment à la Légion de modifier ses règlements en conséquence. D’autres exemples de
normes indirectement discriminatoires susceptibles d’être considérées comme
non rationnelles sont également imaginables. La politique d’une commission ou d’un
établissement scolaire consistant à interdire aux élèves le port de tout signe distinctif,
notamment mais pas exclusivement les signes et symboles religieux, pourrait s’avérer
vulnérable à l’application du critère de rationalité. Il n’est pas évident qu’une telle prohibition
soit raisonnablement liée au bon fonctionnement de l’enseignement public. Le fait que
certains établissements permettent le port de tels signes distinctifs, sans qu’apparemment leur
bonne marche ne soit mise en péril, pourrait servir à démontrer qu’une politique prohibitive
n’est pas nécessaire et repose sur des impressions non vérifiées et des généralisations
abusives plutôt que sur des faits réels33. Par contre, il sera beaucoup plus facile de démontrer
que la prohibition du port d’armes par les élèves, dans les établissements scolaires, constitue
une exigence raisonnablement liée au bon fonctionnement de l’enseignement public. Dans ce
cas, la politique pourra être maintenue, quitte à ce qu’il y ait accommodement raisonnable
pour ceux dont la religion exige qu’ils portent toujours un poignard rituel34.
Si la règle qui entraîne une discrimination indirecte est raisonnablement liée aux
nécessités de l’emploi ou aux impératifs de bonne gestion du service, elle pourra être
maintenue. L’obligation qui s’impose alors au fournisseur de biens ou de services ou à
l’employeur consiste à s’efforcer de s’entendre avec les personnes pénalisées par la règle afin
de trouver un arrangement tenant compte de leurs besoins légitimes. Selon la jurisprudence,
l’obligation d’accommodement et, par conséquent, le fardeau de la preuve reposent
initialement sur l’employeur ou sur le fournisseur de biens ou de services. C’est ce dernier qui
connaît le mieux son entreprise ou son service et sait donc ce qu’il est possible de faire pour
accommoder les victimes de discrimination. Par ailleurs, l’obligation de négocier de bonne
foi est réciproque dans la mesure où elle s’impose non seulement aux employeurs et aux
fournisseurs de biens ou de services, mais également aux demandeurs d’accommodement.
Ces derniers doivent coopérer et accepter tout arrangement raisonnable proposé, même s’il
n’est pas parfait.
Le caractère excessif de la contrainte constitue l’élément central de la défense en matière
d’accommodement raisonnable. Le titulaire de l’obligation doit, s’il veut l’écarter, démontrer 33 Dans son ouvrage La discrimination dans l’emploi : les moyens de défense, Cowansville, Éditions Yvon Blais,
1993, p. 73, le professeur Daniel Proulx mentionne une décision inédite (Singh c. Security and Investigations
Services, B.I. Ont.) qu’il résume de la façon suivante : « [...] la politique de la compagnie de gardiens de sécurité
exigeant le port de tous les éléments de l’uniforme, y compris la casquette, et le rasage de la barbe au détriment
des membres de la religion sikh, fut jugée non rationnelle par le Pr Cumming parce qu’elle reposait non pas sur
des faits objectifs, mais sur le préjugé que pour imposer le respect et la crainte aux citoyens, un gardien de
sécurité ou un policier doit s’abstenir de porter la barbe et doit endosser l’uniforme classique et connu pour ce
genre d’emploi, sans aucune possibilité de la moindre modification. » De la même façon, ne pourrait-on pas dire
que l’interdiction de tout signe distinctif religieux à l’école n’est pas rationnelle parce qu’elle ne repose pas sur
des faits objectifs, mais sur le préjugé que, pour former de bons citoyens et apprendre aux enfants le respect
mutuel, il faut supprimer les signes d’appartenance religieuse plutôt que de les laisser s’exprimer?
34 Voir, par exemple : Pandori c. Peel Bd. of Education, (1990) 12 C.H.R.R. D/364 (Bd. Inq. Ont.).
16
que l’accommodement recherché lui causerait une contrainte excessive. Au Canada, la
jurisprudence considère qu’un employeur – ou un fournisseur de biens ou de services – ne
peut pas faire valoir la contrainte excessive à moins d’être en mesure de démontrer qu’il
devra prendre des mesures comportant des difficultés importantes ou nécessitant des frais
importants, soit un fardeau nettement excessif sur le plan économique ou administratif. Cela
signifie notamment que le caractère excessif de la contrainte devra être déterminé non pas en
termes absolus, mais en tenant compte de toutes les circonstances pertinentes, notamment la
taille et les ressources de l’entreprise ou du fournisseur de services ainsi que l’importance des
enjeux en cause pour le demandeur. En outre, d’après la jurisprudence et la doctrine, celui qui
veut écarter une obligation d’accommodement en invoquant la contrainte excessive doit
démontrer les coûts et les autres conséquences indésirables de l’accommodement sur la base
de preuves factuelles et non à partir de simples hypothèses ou de spéculations théoriques.
Examinons à présent les facteurs de contrainte excessive susceptibles d’être invoqués. Il
s’agit principalement des coûts entraînés par l’accommodement recherché, de l’entrave à
l’exploitation de l’entreprise ou du service et, enfin, des droits d’autrui.
Dans le cas des entreprises ou des services publics, comme les écoles publiques et les
commissions scolaires, qui ne sont pas soumis à l’impératif de la rentabilité et dont le
financement repose – directement ou indirectement – sur les fonds publics, l’argument du
coût semble reçu avec moins de sympathie par les tribunaux que dans le cas d’une entreprise
privée, dont le fonctionnement obéit à la logique du profit. En effet, il est relativement facile
pour les tribunaux, dans le cas d’un organisme financé par le gouvernement, d’en arriver à la
conclusion que la dépense supplémentaire exigée par l’accommodement ne constitue qu’une
fraction minime du budget total de l’organisme concerné, voire du budget de l’État. En outre,
une telle attitude se justifie aisément par l’argument que les coûts supplémentaires seront
répartis sur la grande masse des contribuables et n’entraîneront, pour chacun d’eux, qu’une
dépense minime et, de toute façon, invisible. Cette tendance à considérer les dépenses
publiques comme extensibles rend évidemment beaucoup plus difficile la défense de
contrainte excessive fondée sur les coûts de l’accommodement réclamé.
On doit se demander si les demandeurs d’accommodement ne devraient pas assumer en
tout ou en partie les coûts supplémentaires occasionnés par les arrangements particuliers
qu’ils réclament. On constate que les organismes spécialisés dans la mise en œuvre des droits
de la personne ne rejettent pas complètement cette idée, mais qu’ils ont tendance à se montrer
assez peu exigeants à l’égard du demandeur d’accommodement et à considérer que, dans la
mesure du raisonnable, le surcoût devrait être réparti entre l’ensemble des contribuables ou
des usagers du service public en cause.
En matière de relations d’emploi, le deuxième grand facteur de contrainte excessive est
l’entrave à l’exploitation sûre et économique de l’entreprise. Dans le domaine des biens ou
des services, on parlera plutôt d’entrave au fonctionnement efficace du service. La règle qui
entraîne l’effet discriminatoire doit être nécessaire au fonctionnement efficace du service. Il
s’agit donc de déterminer si la règle peut être réaménagée pour éviter la discrimination, tout
en permettant l’exploitation de l’entreprise ou le fonctionnement du service de façon efficace
17
et économique. Ainsi, par exemple, dans l’affaire Islamic Schools Federation of Ontario35, la
cour souligne que l’accommodement réclamé par les requérants, des parents musulmans, et
qui consisterait à faire de certains jours fériés musulmans des jours de congés scolaires aurait
pour effet, dans la mesure où il faudrait étendre cette même solution aux jours religieux des
autres confessions représentées dans les écoles, de créer des difficultés logistiques
insurmontables pour les écoles et la commission scolaire dans la confection du calendrier
scolaire. En effet, compte tenu de tous les jours fériés religieux à considérer (juifs,
musulmans, orthodoxes, etc.), il ne resterait pas assez de jours scolaires pour atteindre le
minimum prévu par la loi et considéré comme nécessaire pour des raisons pédagogiques. La
cour a par ailleurs souligné que les musulmans bénéficiaient déjà de certains
accommodements dans la mesure où la loi ontarienne prévoyait le droit à des absences
motivées pour les jours de fêtes religieuses et où les écoles prenaient soin de ne pas organiser
d’examens ou d’événements importants durant ces journées. Sans doute cet accommodement,
parce qu’il amenait les élèves musulmans à devoir s’absenter certains jours d’école, était-il
moins avantageux pour ces derniers qu’une fermeture pure et simple de l’école, mais cette
dernière solution aurait entraîné des complications excessives pour l’administration scolaire.
En matière de relations d’emploi, le troisième grand facteur de contrainte excessive
concerne les effets de l’accommodement recherché sur les droits des autres employés. Dans le
domaine de la fourniture de biens ou de services ou de l’accès aux lieux publics, on parlera
plutôt des effets de cet accommodement sur les droits des autres usagers de l’entreprise ou du
service, ou encore sur les droits de la population en général. Par exemple, dans l’affaire
Islamic Schools Federation of Ontario, mentionnée au paragraphe précédent, la cour s’est
également fondée, pour rejeter l’accommodement réclamé par les requérants, sur l’argument
que l’adoption de celui-ci aurait pour effet de priver les athées et les agnostiques du droit à un
calendrier scolaire dans lequel les jours de congé correspondent aux jours de repos
généralement observés dans l’ensemble de la société. Leur droit de bénéficier d’un calendrier
scolaire « raisonnable et pratique » serait sacrifié aux intérêts religieux des requérants36.
Un droit fondamental avec lequel les demandes d’accommodement fondées sur la
religion risquent d’entrer souvent en conflit est celui de l’égalité des femmes37. En effet, de
nombreuses religions contiennent des principes concernant, par exemple, la vie familiale, le
régime successoral, le statut des personnes ou le code vestimentaire qui sont incompatibles
avec l’égalité des sexes, dans la mesure où ils confinent la femme à un statut subordonné.
35 Islamic Schools Federation of Ontario c. Ottawa Board of Education, (1997) 145 D.L.R. (4th) 659 (Cour
divisionnaire de l’Ontario).
36 Islamic Schools Federation of Ontario c. Ottawa Board of Education, précité, par. 89.
37 La jurisprudence américaine offre des exemples intéressants dans le domaine scolaire. Dans Bollenbach v.
Monroe-Woodbury Cent. School Dist., 659 F. Supp. 1450 (S.D. N.Y. 1987), on a jugé que la décision de la
commission scolaire d’exclure les femmes comme chauffeurs d’autobus pour les circuits desservant les écoliers
masculins juifs hassidiques était contraire au Premier Amendement ainsi qu’au Civil Rights Act de 1964 (la
décision avait été prise pour accommoder l’exigence de séparation stricte des deux sexes faisant partie des règles
hassidiques). Dans Parents’ Association of P.S. 16 v. Quinones, 803 F. 2d 1235 (2d Circ. 1986), un projet de la
municipalité de mettre à la disposition des écolières juives hassidiques des locaux physiquement distincts, à
l’intérieur d’une école publique, et un corps professoral uniquement féminin a aussi été jugé contraire au Premier
Amendement.
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Lorsqu’une collectivité religieuse exige des adaptations à la législation civile ou aux
politiques d’organismes privés ou publics pour faire respecter ces pratiques et représentations
discriminatoires, l’accommodement recherché entrera en conflit avec le droit à l’égalité des
femmes. La solution à ce conflit de droits dépendra de différents facteurs dont l’importance
accordée à la pratique religieuse en cause, la gravité de la violation du droit à l’égalité et des
autres droits éventuellement atteints, l’existence d’un consentement éclairé de la part des
personnes dont les droits sont mis en cause et, enfin, l’effet de la solution adoptée sur la
société dans son ensemble. Ainsi, il est concevable que des femmes acceptent en toute liberté
de se soumettre au port du voile islamique et en retirent des avantages personnels importants
de nature psychologique et spirituelle. Il est par ailleurs fort possible qu’un grand nombre de
femmes appartenant aux collectivités religieuses en cause n’accepteront une telle pratique que
sous la pression – directe ou diffuse – de leur famille et de leur environnement social.
Cependant, l’interdiction du hidjab risque d’entraîner une crispation chez les parents
musulmans. Il est somme toute préférable que les jeunes musulmanes fréquentent l’école
publique en portant le voile plutôt que de fréquenter une école religieuse privée (la tolérance
du hidjab laisse donc la porte ouverte aux chances d’intégration qu’offre leur présence dans
l’école publique). En suscitant chez une collectivité minoritaire la crainte de perdre son
identité, on augmente les risques de la voir succomber à la tentation du fondamentalisme et de
l’intégrisme pour se défendre contre ce qu’elle percevra alors comme une pression
assimilationniste. Il vaut sans doute mieux accepter les pratiques traditionnelles, du moins
celles qui ne sont pas dangereuses pour l’intégrité physique et psychologique des personnes,
en espérant qu’elles permettront aux membres des minorités, tout en conservant le soutien de
leur milieu d’origine, d’amorcer leur intégration dans le milieu plus large de la société
d’accueil.
L’équilibrage, ou pondération, de toutes ces considérations, dans la mesure où il est
extrêmement difficile à réaliser, entraînera inévitablement des résultats imparfaits qui
provoqueront l’insatisfaction de certaines, voire de toutes, les parties concernées. En outre,
une telle pondération peut difficilement être réalisée dans l’abstrait; elle devra plutôt tenir
compte de toutes les variables des situations factuelles dans lesquelles le problème surgira.
Si les mesures d’accommodement accordées à certaines personnes ne doivent pas avoir
d’effet discriminatoire déraisonnable sur d’autres, le simple fait de prévoir un traitement
particulier pour les demandeurs d’accommodement ne constitue pas de la « discrimination à
rebours », si cette mesure est nécessaire pour éviter que ceux-ci ne soient pénalisés du fait de
leur appartenance à un groupe minoritaire. C’est ce qu’illustre le jugement de la Cour
suprême dans l’affaire Bergevin38. Dans cette affaire, la Cour d’appel du Québec, à la
majorité, avait considéré que le fait d’accorder à des enseignants juifs un congé payé d’une
journée pour leur permettre d’assister à la fête religieuse du Yom Kippour serait « de nature
à créer une discrimination à rebours » en obligeant les enseignants non visés par
l’accommodement à travailler un jour de plus. À la Cour suprême, ce point de vue a été
énergiquement rejeté. Le juge Cory a souligné que la convention collective prévoyait qu’un
enseignant pouvait s’absenter jusqu’à trois jours par an sans perte de traitement si cette
38 Précitée.
19
absence était justifiée par un motif « valable »39. Qui plus est, il a relevé que, par le passé,
les absences rémunérées incluaient la célébration du Yom Kippour (ce qui, au demeurant,
démontrait que le remplacement et la rémunération des enseignants juifs absents ce jour-là
ne constituaient pas un fardeau déraisonnable pour l’employeur)40.
Comme le montrent les exemples mentionnés ci-dessus, le concept d’accommodement
raisonnable et les critères dégagés pour sa mise en œuvre, bien qu’ils puissent être exposés et
généralisés sur un plan théorique, font l’objet d’une application « casuistique » qui dépend
très étroitement des faits propres à chaque affaire. Par conséquent, les résultats dans un cas
particulier sont très difficilement prévisibles si l’on ne connaît pas tous les faits de façon
détaillée. Même s’ils sont connus, le pronostic reste ardu, car il est presque impossible de
prévoir l’importance que l’autorité décisionnelle attachera à chacun des faits pertinents. Cela
signifie également que, même s’il est possible de donner aux autorités scolaires sur le terrain
des balises relativement détaillées sur la façon de répondre aux demandes
d’accommodement, il est par contre impossible de leur fournir des solutions ou des
« recettes » facilement applicables. Les autorités concernées devront toujours appliquer ces
principes en tenant compte des circonstances particulières du milieu considéré et, à cette
occasion, prendre des décisions qui seront souvent délicates41.
b) L’application des clauses limitatives des deux chartes
Lorsque l’obligation d’accommodement s’impose au législateur ou à l’autorité
réglementaire, ses limites découlent de l’application des clauses limitatives des deux chartes,
soit l’article 1 de la Charte canadienne42 et l’article 9.1 de la Charte québécoise43.
i) L’article 1 de la Charte canadienne
La première condition posée par l’article premier de la Charte canadienne est que la
restriction doit être prescrite par une « règle de droit ». Selon la Cour suprême, cette
condition est remplie si la restriction est prévue expressément par une loi ou un règlement,
39 Ibid., 546-550 (j. Cory).
40 Ibid., 550 (j. Cory).
41 À ce sujet, voir : Marie McANDREW, Immigration et diversité à l’école. Le débat québécois dans une
perspective comparative, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2001, p. 139 : « Toutefois, pour le
personnel scolaire, ce qui semble poser problème, c’est le fait que le MEQ privilégie une approche cas par cas,
où leur expertise, leur professionnalisme et leur capacité d’analyse critique de chaque enjeu sont mis à l’épreuve.
Les intervenants se plaignent fréquemment que, déjà sollicités par de nombreux défis administratifs et
pédagogiques, ils ne sont pas suffisamment soutenus par des orientations claires [en italiques dans le texte]. C’est
une plainte qui, il faut bien le dire, paraît souvent relever de la nostalgie de recettes simples dans le domaine. »
42 L'article 1 de la Charte canadienne énonce :
« La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être
restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se
démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. »
43 L'article 9.1 de la Charte québécoise énonce :
« Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l’ordre public et
du bien-être général des citoyens du Québec. La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager
l’exercice. »
20
ou si elle découle nécessairement des termes d’une loi ou d’un règlement, ou de ses
conditions d’application. La restriction peut aussi résulter de l’application d’une règle de
common law.
Ensuite, pour repousser l’obligation d’accommodement, il faut démontrer que
l’application intégrale de la norme, sans les exceptions réclamées par le demandeur, est
nécessaire pour atteindre un objectif législatif légitime et important. Plus précisément, sous
l’empire de l’article 1 de la Charte canadienne, en appliquant le test de l’arrêt Oakes44, il
faudra démontrer successivement que l’application entière de la norme constitue un moyen
rationnel d’atteindre l’objectif législatif; qu’il n’existe pas de moyens d’y parvenir qui soient
moins attentatoires aux droits en cause (critère de l’atteinte minimale); enfin, qu’il y a
proportionnalité entre les effets bénéfiques de la mesure et ses effets restrictifs45. En fait, le
critère de l’atteinte minimale, qui est au cœur du test de l’article 1, correspond en grande
partie, pour ce qui est des concepts, à la défense de contrainte excessive qui permet de
s’opposer à l’obligation d’accommodement raisonnable dans le cadre des lois sur les droits
de la personne. C’est ce qui ressort très clairement du jugement de la Cour suprême dans
l’affaire Edwards Books46, où l’application du critère de l’atteinte minimale amène la Cour à
se demander si le législateur ontarien, en interdisant l’ouverture des magasins le dimanche et
en prévoyant certaines exceptions pour ceux qui ferment déjà le samedi, a suffisamment fait
d’efforts pour accommoder les commerçants qui, pour des raisons religieuses, doivent
respecter un jour de repos autre que le dimanche47.
ii) L’article 9.1 de la Charte québécoise
Dans le cas de la Charte québécoise, si l’accommodement raisonnable est réclamé en
vertu de la liberté de religion garantie à l’article 3, on appliquera la clause limitative
contenue à l’article 9.1. La Cour suprême a jugé, dans l’arrêt Ford48, qu’elle doit être mise
en œuvre selon les mêmes critères que l’article 1 de la Charte canadienne49. Les choses
seront cependant plus compliquées si l’accommodement raisonnable est réclamé en vertu de
l’article 10 de la Charte québécoise, qui interdit la discrimination, notamment celle fondée
sur la religion, dans un certain nombre de domaines d’activités ainsi que dans l’exercice des
44 R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.
45 Pour une analyse de ce test et de son évolution subséquente, en particulier dans l’arrêt Edwards Books, précité,
note 8, voir : José WOEHRLING, « L’article 1 de la Charte canadienne et la problématique des restrictions aux
droits et libertés : l’état de la jurisprudence de la Cour suprême », dans Droits de la personne : l’émergence de
droits nouveaux – Aspects canadiens et européens (Actes des Journées strasbourgeoises de l’Institut canadien
d’études juridiques supérieures, 1992) Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1993.
46 Edwards Books, précité.
47 Ibid., 772 suiv. (j. en chef Dickson). Dans l’affaire Eldridge c. Colombie-Britannique (P.G.), [1997] 3 R.C.S.
624, aux p. 681-682, le Juge La Forest, pour la Cour, a souligné que, dans les cas où l’article 15(1) de la Charte
canadienne (supra note 1) s’applique, il était préférable d’examiner la défense de contrainte excessive dans le
cadre de l’analyse fondée sur l’article premier. Il a ajouté que, « [d]ans ce contexte, le principe des
accommodements raisonnables équivaut généralement au concept des “limites raisonnables” ».
48 Ford c. P.G. Québec, [1988] 2 R.C.S. 712.
49 Ibid., 770-771 (la Cour).
21
autres droits et libertés contenus dans la Charte. En effet, l’article 9.1 ne vise que les
dispositions qui le précèdent et ne s’applique pas à l’article 1050.
Dans la mesure où la Charte québécoise interdit la discrimination découlant de certains
agissements de personnes privées ou d’organismes étatiques, les seules exceptions à cette
prohibition sont celles expressément prévues aux articles 14, 18, 19 et 20. Le problème est
plus complexe en ce qui concerne l’application de l’article 10 à l’activité normative du
législateur. D’une part, comme il vient d’être mentionné, l’article 9.1 ne vise pas l’article 10;
d’autre part, celui-ci ne contient qu’une seule disposition limitative susceptible d’être
invoquée par le législateur, qui concerne l’interdiction de la discrimination fondée sur l’âge
« sauf dans la mesure prévue par la loi ». Il faut dès lors se demander si l’article 10 place le
législateur sous le coup d’une interdiction absolue d’adopter des distinctions fondées sur l’un
des treize autres critères prohibés, autrement dit si une loi contenant ou entraînant une telle
distinction n’est en aucun cas susceptible de justification.
La doctrine est divisée sur cette question délicate et les réponses apportées jusqu’à
présent par la Cour suprême ne sont pas libres de toute ambiguïté. En fait, le problème se
pose différemment selon que l’article 10 est appliqué en conjonction avec un droit soumis à
une disposition limitative spécifique51 ou à l’article 9.1, ou avec un droit qui n’est soumis à
aucune disposition limitative.
Depuis l’arrêt Devine52, la situation semble relativement claire pour ce qui est de
l’application de l’article 10 en conjonction avec les articles 1 à 9 de la Charte québécoise,
auxquels s’applique l’article 9.1, ou avec un des articles qui contiennent une clause
limitative spécifique. En effet, étant donné que ces articles sont soumis à une disposition
limitative, les droits et libertés qu’ils garantissent peuvent être restreints par le législateur de
façon raisonnable et, par conséquent, le droit à la pleine égalité dans la reconnaissance et
l’exercice de ces droits est lui-même susceptible d’être relativisé de façon indirecte. En
d’autres termes, selon la Cour suprême, l’article 10 garantit le droit à l’égalité dans la
reconnaissance et l’exercice des droits et libertés prévus aux articles 1 à 9, notamment la
liberté de religion garantie à l’article 3, en tenant compte des limites raisonnables que peut
leur apporter le législateur.
50 Ibid., 781 (la Cour).
51 Mise à part la disposition limitative de l’article 9.1, les droits ou libertés garantis dans une douzaine d’articles de
la Charte québécoise, précitée, sont assortis de limites particulières. Ces dispositions limitatives spécifiques se
rangent en deux catégories, selon qu’elles confèrent au législateur une autorité discrétionnaire pour restreindre
les droits et libertés ou qu’elles énoncent un standard limitatif demandant à être appliqué par les tribunaux. Dans
la première catégorie, on peut, par exemple, ranger l’article 6, qui garantit le droit à la jouissance paisible et à la
libre disposition des biens, « sauf dans la mesure prévue par la loi », ou l’article 9, en vertu duquel une
« disposition expresse de la loi » peut autoriser les personnes tenues au secret professionnel à divulguer les
renseignements confidentiels qui leur ont été révélés en raison de leur état ou profession. Dans la deuxième
catégorie, on trouve notamment l’article 2, qui dispose que tout être humain dont la vie est en péril a droit au
secours. Toute personne doit porter secours à celui dont la vie est en péril, « à moins d’un risque pour elle ou
pour les tiers ou d’un autre motif raisonnable ». De même, l’article 24.1 prévoit que nul ne peut faire l’objet de
saisies, de perquisitions ou de fouilles « abusives ». Dans ces deux cas, par conséquent, le caractère raisonnable
de la restriction au droit ou à la liberté en cause devra être apprécié par les tribunaux.
52 Devine c. P.G. Québec, [1988] 2 R.C.S. 790.
22
Pour ce qui est des cas de combinaison de l’article 10 avec les autres dispositions de la
Charte québécoise qui ne contiennent aucune clause limitative spécifique et qui ne sont pas
davantage soumises à la disposition limitative de l’article 9.1, la question est plus complexe.
Toutefois, elle nous intéresse moins ici puisque, comme nous venons de le constater, la
combinaison du droit à l’égalité avec la liberté de religion relève de la catégorie précédente.
Soulignons simplement que la jurisprudence de la Cour suprême53 – bien qu’elle ne soit pas
tout à fait claire sur la question –, approuvée par la doctrine majoritaire, semble indiquer que,
lorsque l’article 10 est invoqué contre des actes de puissance publique (par opposition aux
actes de nature privée), dont au premier chef les lois et les règlements, les tribunaux doivent
appliquer « un critère général de raisonnabilité, selon lequel il faut se demander si la
distinction, exclusion ou préférence est arbitraire54 ». En pratique, il faudrait donc, dans ces
cas, appliquer une disposition limitative « non écrite », inspirée de celle contenue dans
l’article 9.1 de la Charte québécoise.
C. - La liberté de conscience et de religion
Comme nous l’avons déjà souligné, les dispositions de la Charte canadienne et de la
Charte québécoise relatives à la liberté de conscience et de religion ne présentent pas de
différences significatives. La jurisprudence et la doctrine portent principalement sur
l’article 2a) de la Charte canadienne. Les enseignements susceptibles d’en être tirés peuvent
néanmoins être appliqués à l’article 3 de la Charte québécoise.
1. - Les éléments constitutifs de la liberté de religion : le droit au libre exercice et
l’obligation de neutralité de l’État en matière religieuse (ou principe de « laïcité »)
La liberté de conscience et de religion est garantie dans les chartes canadienne et
québécoise de façon lapidaire, sans énonciation de ses éléments constitutifs. Dans l’affaire
Big M Drug Mart55, où la Cour suprême avait pour la première fois l’occasion d’interpréter
l’article 2a) de la Charte canadienne, la compagnie requérante contestait la validité de la Loi
sur le dimanche56 (fédérale), qui imposait la fermeture des magasins le dimanche pour des
raisons d’observance religieuse. Parlant au nom de la Cour, le juge Dickson s’est
manifestement inspiré de la formulation de l’article 18 du Pacte international relatif aux droits
civils et politiques57 pour définir de la façon suivante les composantes de la liberté de
conscience et de religion (l’importance de ce passage justifie une longue citation) : 53 Forget c. P.G. Québec, [1988] 2 R.C.S. 90, 102-104 (j. Lamer).
54 Henri BRUN et Guy TREMBLAY, Droit constitutionnel, 2e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1990,
p. 958-959. Pour les auteurs, ce critère général de raisonnabilité peut être tiré de l’interprétation du deuxième
alinéa de l’article 10 de la Charte québécoise, précitée, qui énonce : « Il y a discrimination lorsqu’une telle
distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit. » Voir également la
3e édition du même ouvrage (1997), à la p. 1079.
55 Précité.
56 S.R.C. 1970, c. L-13.
57 (1976) 999 R.T.N.U. 187; entré en vigueur pour le Canada le 19 août 1976; reproduit dans William A.
SCHABAS et Daniel TURP, Droit international, canadien et québécois des droits et libertés : notes et
documents, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1994, p. 13 et suiv.
23
Le concept de la liberté de religion se définit essentiellement comme le droit de croire ce que l’on veut en
matière religieuse, le droit de professer ouvertement des croyances religieuses sans crainte
d’empêchement ou de représailles et le droit de manifester ses croyances religieuses par leur mise en
pratique et par le culte ou par leur enseignement et leur propagation. Toutefois, ce concept signifie
beaucoup plus que cela.
La liberté peut se caractériser essentiellement par l’absence de coercition ou de contrainte. Si une
personne est astreinte par l’État ou par la volonté d’autrui à une conduite que, sans cela, elle n’aurait pas
choisi d’adopter, cette personne n’agit pas de son propre gré et on ne peut pas dire qu’elle est vraiment
libre. L’un des objectifs importants de la Charte est de protéger, dans des limites raisonnables, contre la
coercition et la contrainte. La coercition comprend non seulement la contrainte flagrante exercée, par
exemple, sous forme d’ordres directs d’agir ou de s’abstenir d’agir sous peine de sanction, mais
également les formes indirectes de contrôle qui permettent de déterminer ou de restreindre les possibilités
d’action d’autrui. La liberté au sens large comporte l’absence de coercition et de contrainte et le droit de
manifester ses croyances et pratiques. La liberté signifie que, sous réserve des restrictions qui sont
nécessaires pour préserver la sécurité, l’ordre, la santé ou les mœurs publics ou les libertés et droits
fondamentaux d’autrui, nul ne peut être forcé d’agir contrairement à ses croyances ou à sa conscience.
Une majorité religieuse, ou l’État à sa demande, ne peut, pour des motifs religieux, imposer sa propre
conception de ce qui est bon et vrai aux citoyens qui ne partagent pas le même point de vue. La Charte
protège les minorités religieuses contre la menace de « tyrannie de la majorité ».
Dans la mesure où elle astreint l’ensemble de la population à un idéal sectaire chrétien, la Loi sur le
dimanche exerce une forme de coercition contraire à l’esprit de la Charte et à la dignité de tous les non-
chrétiens. En retenant les prescriptions de la foi chrétienne, la Loi crée un climat hostile aux Canadiens
non chrétiens et paraît en outre discriminatoire à leur égard. Elle fait appel à des valeurs religieuses
enracinées dans la moralité chrétienne et les transforme, grâce au pouvoir de l’État, en droit positif
applicable aux croyants comme aux incroyants. Le contenu théologique de la Loi est un rappel subtil et
constant aux minorités religieuses canadiennes des différences qui les séparent de la culture religieuse
dominante.
Pour des motifs religieux, on interdit aux non-chrétiens d’exercer des activités par ailleurs légales,
morales et normales. L’État exige de tous qu’ils se souviennent du jour du Seigneur des chrétiens et qu’ils
le sanctifient. Or, protéger une religion sans accorder la même protection aux autres religions a pour effet
de créer une inégalité destructrice de la liberté de religion dans la société58.
Cette définition reconnaît deux composantes à la liberté de religion. En premier lieu,
nous constatons une liberté positive et négative d’exercice de la religion (ou « libre
exercice ») : le contenu positif correspond à la liberté d’avoir des croyances religieuses, de les
professer ouvertement et de les manifester par leur mise en pratique, par le culte et par leur
enseignement et leur propagation; le contenu négatif correspond au droit de ne pas être forcé,
directement ou indirectement, d’embrasser une conception religieuse ou d’agir contrairement
à ses croyances ou à sa conscience59.
58 Big M Drug Mart, précité, 336 et 337 (juge Dickson).
59 Quelques pages plus loin, le juge Dickson ajoutera : « La même protection s’applique, pour les mêmes motifs,
aux expressions et manifestations d’incroyance et au refus d’observer les pratiques religieuses » : Ibid., 347.
24
En second lieu, la liberté de religion impose une obligation de neutralité (ou de
« laïcité ») à l’État en matière religieuse, c’est-à-dire l’empêche de privilégier ou de
défavoriser une religion par rapport aux autres. C’est manifestement ce que veut dire le juge
Dickson lorsqu’il affirme que « protéger une religion sans accorder la même protection aux
autres religions a pour effet de créer une inégalité destructrice de la liberté de religion dans la
société ». On a déjà souligné qu’au moment de l’arrêt Big M Drug Mart60, l’article 15 de la
Charte canadienne garantissant le droit à l’égalité sans discrimination fondée sur la religion
n’était pas encore en vigueur, si bien que l’inégalité naissant de l’absence de neutralité de
l’État dans cette affaire devait être considérée comme incompatible avec la liberté de religion
elle-même plutôt qu’avec le droit à l’égalité. Sans doute faut-il considérer, bien que le point
n’ait pas été directement abordé dans la décision, que la même neutralité s’impose à l’État
entre, d’une part, les convictions religieuses et, d’autre part, l’athéisme et l’agnosticisme, car
l’article 2a) protège au même titre la liberté de religion et la liberté de conscience. C’est en
tout cas la conclusion à laquelle sont arrivés les tribunaux américains sur le fondement du
Premier Amendement de la Constitution des États-Unis, lequel, contrairement à l’article 2a)
de la Charte canadienne, ne garantit pourtant expressément que la liberté de religion.
Les deux composantes de la liberté de religion mentionnées par le juge Dickson en sont
pour ainsi dire les éléments constitutifs naturels, en ce qu’elles découlent logiquement et
inévitablement de l’objet de cette liberté. Pour le libre exercice, cela est si évident qu’aucune
démonstration n’est nécessaire. Pour ce qui est de l’exigence de neutralité de l’État, sa
nécessité provient de ce qu’une intervention étatique volontaire en faveur d’une religion crée
une pression incompatible sur la liberté de religion de ceux dont la religion n’est pas
favorisée. On comprend donc que l’obligation de neutralité découle d’une certaine manière
du droit au libre exercice, puisque le fait pour l’État d’endosser une religion particulière a
pour effet de limiter le contenu négatif de la liberté d’exercice de ceux qui n’en sont pas les
fidèles. Le caractère inhérent de ces deux composantes est également attesté par le fait qu’on
les retrouve dans les systèmes juridiques et constitutionnels d’autres démocraties libérales,
avec, pour ce qui est du principe de neutralité, une formulation variable et un contenu qui
présente certains éléments constants, mais qui varie pour le reste d’un pays à l’autre en
fonction de l’expérience historique de chacun et de la situation concrète des diverses religions
qu’on y trouve. Ainsi, aux États-Unis, le Premier Amendement de la Constitution énonce la
liberté de religion sous la double forme d’une clause de libre exercice (free exercise clause) et
d’une clause de non-établissement (establishment clause), cette dernière jouant, avec
certaines différences, le rôle que joue au Canada le principe de neutralité énoncé par le juge
Dickson61. De même, en France, la liberté de religion contient le principe de laïcité, qui
constitue la forme française du principe de neutralité, et celui de la liberté des cultes, qui
correspond au libre exercice de la religion.
Dans l’affaire Big M Drug Mart62, le procureur général du Canada, dans le but de
défendre la validité de la Loi sur le dimanche, soulignait le fait qu’à la différence du Premier
60 Précité.
61 « Congress shall make no law respecting an establishment of religion, or prohibiting the free exercice
thereof [...] ».
62 Précité.
25
Amendement américain, l’article 2a) de la Charte canadienne ne contient pas de « clause de
non-établissement » expresse et prétendait qu’il fallait en conclure que la protection de la
liberté de religion, au Canada, ne vise que le libre exercice. Le juge Dickson lui répondit de la
façon suivante :
Selon moi, la liberté de conscience et de religion garantie par la Charte ne dépend nullement de la
présence ou de l’absence dans la Constitution canadienne d’un « principe de non-établissement d’une
religion » qui ne peut qu’obscurcir davantage un domaine déjà compliqué du droit. Quant à l’acceptabilité
d’une loi ou d’une mesure gouvernementale qui pourrait être qualifiée de contribution de l’État en faveur
de la religion ou des activités religieuses, cette question devra être tranchée en fonction de chaque cas
particulier63.
Comme nous pouvons le constater, le juge Dickson évite de répondre directement à
l’argument. Il se contente d’affirmer que le principe de neutralité, dans la mesure où il est
reconnu, ne saurait être considéré comme absolu, pas plus d’ailleurs que n’importe quel autre
principe en matière de droits de la personne. Et de fait, ce relativisme est encore plus accentué
dans le cadre de la Constitution canadienne, en raison notamment de l’article 93 de la Loi
constitutionnelle de 186764, qui consacre certains droits confessionnels aux catholiques et aux
protestants en matière d’éducation65. Le principe de neutralité est donc probablement moins
rigoureux au Canada qu’aux États-Unis ou en France, mais la Cour suprême l’a néanmoins
consacré dans l’arrêt Big M Drug Mart66 en jugeant inconstitutionnelle la Loi sur le
dimanche parce qu’elle avait une visée religieuse et non laïque67. Il est vrai que la portée de
63 Big M Drug Mart, précité, 341 (juge Dickson).
64 Loi constitutionnelle de 1867, 30 et 31 Vict., R.-U., c. 3; L.R.C. (1985), App. II, n° 5.
65 Par contre, le membre de phrase du préambule de la Charte canadienne « Attendu que le Canada est fondé sur
des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu » n’a, jusqu’à présent, pas été considéré par les tribunaux
comme ayant véritablement de l’importance pour définir la nature des rapports entre l’État et les religions. Tout
au plus relève-t-on un obiter dictum peu convaincant dans une décision de la Cour fédérale voulant que la
mention de Dieu dans le préambule empêcherait, par exemple, le Canada de se proclamer un État officiellement
athée : O’Sullivan c. ministre du Revenu national, [1992] 1 C.F. 522, 536 (j. Muldoon). En doctrine, il existe un
consensus pour ce qui est de considérer que cette partie du préambule n’a qu’une valeur symbolique et qu’il n’en
découle pas d’effets juridiques réels. En tout cas, elle ne peut avoir pour effet de neutraliser ou de restreindre la
liberté de religion et de conscience garantie à l’article 2a) de la Charte.
66 Précité.
67 Dans le même sens, voir : Henri BRUN et Guy TREMBLAY, Droit constitutionnel, 3e édition, Cowansville,
Éditions Yvon Blais, 1997, p. 1009-1011. Ces auteurs parlent, à propos de l’obligation de neutralité de l’État en
matière religieuse, de principe de « la séparation de l’Église et de l’État ». Un autre auteur, le professeur Black,
souligne que, même s’il fallait conclure qu’aucune obligation de neutralité en matière religieuse ne découle de
l’article 2a) de la Charte, une telle obligation s’imposerait par ailleurs en vertu de l’article 15, qui prohibe les
distinctions discriminatoires fondées sur la religion; voir : William W. BLACK, « Religion and the Right of
Equality », dans A. F. BAYEFSKY et M. EBERTS (dir.), Equality Rights and the Canadian Charter of Rights
and Freedoms, Toronto, Carswell, 1985, p. 131, à la p. 170. Dans le même ordre d’idées, l’obligation de
neutralité de l’État en matière religieuse découle également, outre les articles 2a) et 15 de la Charte, de
l’article 27, qui porte sur le multiculturalisme. En effet, dans la mesure où la religion fait partie de la culture, le
respect du multiculturalisme est incompatible avec le fait de favoriser certaines religions par rapport à d’autres.
C’est ce qu’a reconnu le juge Dickson dans l’affaire Big M Drug Mart, précitée, aux p. 337 et 338 : « Je suis
d’accord avec l’argument de l’intimée qui porte que reconnaître au Parlement le droit d’imposer l’observance
universelle du jour de repos préféré par une religion ne concorde guère avec l’objectif de promouvoir le maintien
26
cette décision est limitée puisqu’elle signifie essentiellement que l’État ne peut contraindre à
la pratique d’un culte par des mesures pénales68. Cependant, deux décisions postérieures de
la Cour d’appel de l’Ontario montrent que l’obligation de neutralité a également une
signification plus large, en particulier dans le domaine scolaire.
Dans l’affaire Zylberberg69, cette cour a jugé inconstitutionnel, car incompatible avec
l’article 2a) de la Charte canadienne, un règlement scolaire prévoyant la récitation de prières
chrétiennes à l’école publique non confessionnelle, et ce, malgré la possibilité pour les
parents qui le désiraient d’obtenir une exemption pour leurs enfants. La Cour a considéré que
le règlement exerçait une forme de pression indirecte sur les parents et les élèves en les
poussant à se conformer au comportement religieux majoritaire, ce qui, en pratique, les ferait
hésiter à réclamer le bénéfice de l’exemption.
Dans l’affaire Canadian Civil Liberties Association70, la Cour d’appel de l’Ontario a
jugé contraire à l’article 2a) de la Charte canadienne un règlement adopté en vertu de la loi
scolaire de l’Ontario et voulant que les élèves reçoivent un enseignement religieux dans les
écoles publiques, à moins que les parents ne demandent une exemption. La Cour a considéré
que les dispositions concernant l’exemption n’étaient pas de nature à sauver le règlement,
étant donné que la pression du conformisme pourrait dissuader certains parents de s’en
prévaloir par peur d’un stigmate social. La Cour a souligné la différence qu’il y avait entre,
d’une part, une éducation religieuse, qui vise un endoctrinement dans une religion donnée et
qui viole la liberté de religion, et, d’autre part, l’enseignement pluraliste des religions, qui est
constitutionnellement possible à l’école publique71.
Renvoyant à ces deux décisions de la Cour d’appel de l’Ontario, le juge Sopinka de la
Cour suprême du Canada affirmait dans l’affaire Adler72 que « [c]e caractère laïque [des
écoles publiques] est lui-même prescrit par l’al. 2a) de la Charte, comme l’ont statué
plusieurs tribunaux au Canada73 ». Autrement dit, la Charte impose que les écoles publiques
soient laïques (secular en anglais).
et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens. Cela est donc contraire aux dispositions expresses
de l’art. 27 [...]. »
68 Ibid., 347 (juge Dickson).
69 Zylberberg c. Sudbury Board of Education, (1988) 65 O.R. (2d) 641 (Ont. C.A.), suivi dans Russow c. P.G. C.-
B., (1989) 35 B.C.L.R. (2d) 29 (C.S. C.-B.) et dans Manitoba Association for Rights and Liberties c. Manitoba,
(1992) 94 D.L.R. (4th) 678 (B.R. Man.).
70 Canadian Civil Liberties Association c. Ontario (Minister of Education), (1990) 71 O.R. (2d) 341; 65 D.L.R.
(4th) 1 (C.A. Ont.).
71 Pour d’autres décisions faisant appel au principe de neutralité de l’État en matière religieuse (parfois sous le nom
de principe de « laïcité »), voir notamment : Reed c. Canada, [1989] 3 C.F. 259 (Cour fédérale); confirmé en
appel le 7 mai 1990; autorisation de pourvoi devant la CSC refusée [1990] 2 R.C.S. x; O’Sullivan c. M.R.N.,
[1992] 1 C.F. 522 (Cour fédérale); Roach c. Canada (ministre d’État Multiculturalisme et Citoyenneté), (1992) 2
C.F. 173 (Cour fédérale); Ouaknine c. Elbilia, (1981) C.S. 32.
72 Précitée, 705 (j. Sopinka).
73 Il faut souligner que ces deux décisions ontariennes ne s’appliquent évidemment ni aux écoles privées ni aux
écoles publiques confessionnelles dont l’existence est protégée, dans les provinces où cette disposition s’applique
encore, par l’article 93 de la Loi constitutionnelle de 1867 (ou une de ses dispositions jumelles).
27
Cette jurisprudence montre que, pour imposer à l’État une obligation de neutralité en
matière religieuse, les tribunaux peuvent soit se fonder sur un principe de neutralité ou de
laïcité reconnu en tant que tel, soit, lorsque, comme dans les chartes canadienne et
québécoise, un tel principe ne figure pas dans le texte constitutionnel, invoquer le droit au
libre exercice de la religion sous sa forme négative74. Dans le premier cas, toute forme
d’appui significatif de l’État à une religion pourrait être considérée comme interdite. Par
conséquent, l’obligation de neutralité fondée sur une norme constitutionnelle spécifique
tendra à être rigoureuse, comme le démontrent les exemples américain et français. Au
contraire, dans le deuxième cas, si l’on fait découler l’obligation de neutralité du droit au libre
exercice de la religion, il sera nécessaire de démontrer, pour contester un appui quelconque
apporté par l’État à une religion, qu’il a pour effet de créer une pression sociale ou
psychologique qui limite de façon significative la liberté d’exercice négative de ceux qui
n’adhèrent pas à cette religion. Or, toutes les formes d’appui étatique à une religion n’ont pas
cet effet, puisque certaines au contraire favorisent l’exercice de la liberté religieuse des uns
sans limiter celle des autres. Ainsi, par exemple, les tribunaux canadiens ont jugé que les
prières et l’enseignement confessionnel organisés par les autorités scolaires dans les écoles
publiques restreignaient de façon non justifiable la liberté de religion, même si une possibilité
de dispense était prévue, car le fait de devoir demander celle-ci risquait d’entraîner une
stigmatisation par les pairs et, par conséquent, une coercition indirecte sur les élèves et leurs
parents. Ici, par conséquent, l’obligation de laïcité entraîne la nécessité de mettre fin à cette
forme de manifestation religieuse, dans la mesure où celle-ci est le résultat d’une initiative
des autorités scolaires elles-mêmes. Par contre, les tribunaux canadiens ont également jugé
que la liberté de religion imposait une obligation d’accommodement, dans les écoles
publiques, en matière de congés scolaires et de port de signes religieux par exemple. Ici, par
conséquent, le principe de neutralité, ou laïcité, ne s’oppose pas à des manifestations
religieuses à l’école, dans la mesure où celles-ci résultent de l’initiative des élèves eux-
mêmes et constituent une forme d’exercice de leur liberté religieuse75. Autrement dit, la
74 Même aux États-Unis, où le Premier Amendement contient une clause expresse de non-établissement, que les
tribunaux invoquent pour fonder l’obligation de neutralité de l’État en matière religieuse, certains auteurs
considèrent qu’ils pourraient également faire découler cette même obligation de la clause de libre exercice (voir
Peter W. HOGG, Constitutional Law of Canada, 5th Student Edition, Scarborough, Carswell, 1997, p. 810). De
façon plus générale, la doctrine et la jurisprudence américaine admettent qu’il existe certains chevauchements
entre la clause de libre exercice et la clause de non-établissement, certaines conséquences juridiques pouvant être
considérées comme découlant à la fois de l’une et de l’autre.
75 La différence entre le caractère strict du principe de « non-établissement » qui existe aux États-Unis et le
caractère plus relatif de l’obligation de neutralité religieuse qui découle de la liberté de conscience et de religion
au Canada est illustrée de la façon suivante par le professeur Hogg. Aux États-Unis, la clause de non-
établissement est considérée comme interdisant toute aide financière directe de l’État aux écoles
confessionnelles. Au Canada, les écoles confessionnelles protégées par l’article 93 de la Loi constitutionnelle de
1867 ont, au contraire, un droit constitutionnel au financement public. Quant aux écoles confessionnelles non
visées par cette disposition, le principe de neutralité religieuse découlant de la liberté de conscience et de religion
n’interdirait pas à l’État de les aider financièrement, à condition qu’il le fasse sans privilégier ni défavoriser
aucune religion par rapport aux autres. Selon ce point de vue, le principe strict de non-établissement, tel qu’il
s’applique aux États-Unis, prohiberait toute aide étatique à la religion, même dispensée de façon égalitaire, alors
que le principe de neutralité (ou laïcité) découlant du libre exercice ne prohiberait que les formes d’aide à une ou
plusieurs religions qui seraient discriminatoires ou entraîneraient une contrainte directe ou indirecte sur ceux qui
n’y adhèrent pas; voir : P. W. HOGG, précité, p. 810-811; voir aussi Robert A. SEDLER, « The Constitutional
28
neutralité religieuse s’impose à l’État et aux autorités publiques, mais elle ne s’impose pas
aux individus.
En fait, comme le montre le droit comparé, différentes formes de neutralité de l’État en
matière de religion – ou de laïcité – sont imaginables, depuis une neutralité stricte et hostile
consistant à s’abstenir de toute forme d’assistance à l’égard de toutes les religions jusqu’à une
neutralité « bienveillante » qui amène l’État à favoriser l’exercice des diverses religions sur
un pied d’égalité. La neutralité, dans son sens le plus fondamental, subsiste tant que l’État se
comporte de la même façon à l’égard de toutes les religions et qu’il n’en privilégie ou n’en
défavorise aucune par rapport aux autres, de même qu’il ne privilégie ou ne défavorise pas les
convictions religieuses par rapport aux convictions athées ou agnostiques, ou vice-versa.
La mise en pratique d’une neutralité ou laïcité rigide et négative, interprétée comme
exigeant l’exclusion de la religion de la sphère publique (notamment des écoles publiques)
entrerait évidemment en conflit avec l’idée qu’il faut adapter les normes ou les politiques
publiques aux exigences d’une religion, car cela revient à favoriser l’exercice de celle-ci76.
Par contre, un concept de laïcité ouverte et tolérante, laissant s’exprimer les convictions
religieuses sous réserve qu’elles ne nuissent pas à autrui, est parfaitement compatible avec
l’idée d’accommodement. Or, comme nous le verrons plus loin, même en France et aux États-
Unis, où le concept de neutralité religieuse de l’État est inscrit expressément dans la
Constitution et où son interprétation tend traditionnellement à être négative plutôt que
positive, on ne considère pas que la neutralité s’oppose à certains accommodements ou
adaptations adoptés pour favoriser la pratique religieuse, notamment à l’école publique. La
même position devrait s’imposer avec encore plus de force au Canada à cause du caractère
non explicite du principe de neutralité, de l’article 93 de la Loi constitutionnelle de 1867 et de
l’histoire des rapports entre l’État et les Églises77. Quant au Québec, la présence dans la
Protection of Freedom of Religion, Expression and Association in Canada and the United States: A Comparative
Analysis », (1988) 20 Case Western J. of Int. L., 577, 584 : « In any event, because of the absence of a non-
establishment component in section 2a), the government is not required to be neutral toward religion.
Governmental practices that favor religion over non-religion or that favor one religion over another religion, are
not as such violative of section 2a). It is only where the governmental action has the action of imposing
“coercive burdens on the exercice of religious beliefs” that it may be found violative of section 2a) » (mais, faut-
il ajouter, la préférence accordée à certaines religions, même si elle n’entraîne aucune contrainte, serait contraire
à l’interdiction de la discrimination fondée sur la religion, du moins quand il y a un désavantage pour les
adhérents des religions autres que celles favorisées). Dans Big M Drug Mart, précité, aux p. 340 et 341, le juge
Dickson laisse expressément ouverte la question de savoir si la Charte canadienne permet à l’État de soutenir
financièrement des institutions religieuses autres que celles visées par l’article 93 de la Loi constitutionnelle de
1867. La question n’a pas davantage été tranchée dans Adler c. Ontario, précité, où la Cour suprême a par contre
décidé que la Charte canadienne n’obligeait pas l’État à fournir un tel soutien financier.
76 D’un point de vue tactique et rhétorique, un tel raisonnement serait tentant pour qui voudrait s’opposer à
certaines formes d’accommodement, par exemple au port des signes religieux dans certains espaces publics
comme les écoles publiques. En effet, le refus de telles pratiques pourrait alors se faire au nom de la liberté de
religion elle-même, comprise comme exigeant la neutralité de l’État en matière religieuse, plutôt qu’en invoquant
des considérations moins « sympathiques » comme les nécessités de la discipline scolaire ou du maintien de
l’ordre public.
77 Les professeurs Brun et Tremblay, précité, p. 1010, Hogg, précité, p. 811, Black, loc. cit., 165 et Irwin COTLER,
« Freedom of Conscience and Religion », dans G. A. BEAUDOIN et E. RATUSHNY (dir.), The Canadian
Charter of Rights and Freedoms, 2e éd., Toronto, Carswell, 1989, p. 165, p. 166, à la p. 201, insistent tous pour
dire que le principe de neutralité, dans la mesure où il est reconnu au Canada, doit être considéré comme moins
29
Charte québécoise d’un article 41 qui prévoit que « [l]es parents ou les personnes qui en
tiennent lieu ont le droit d’exiger que, dans les établissements d’enseignement publics, leurs
enfants reçoivent un enseignement religieux ou moral conforme à leurs convictions » et le fait
que l’on ait conservé jusqu’à aujourd’hui à l’école publique québécoise une forme
d’enseignement confessionnel catholique et protestant, même après la déconfessionnalisation
des commissions scolaires et des écoles, empêchent manifestement de prétendre qu’il
existerait un principe de laïcité rigoureux au point d’empêcher les accommodements destinés
à favoriser la pratique religieuse dans les écoles publiques. De fait, comme nous le verrons
maintenant, la jurisprudence des tribunaux canadiens a reconnu qu’une obligation
d’accommodement en matière religieuse découle de la liberté de religion (tout comme elle
découle également du droit à l’égalité et de l’interdiction de la discrimination fondée sur la
religion).
2. - L’obligation d’accommodement comme élément constitutif du droit au libre exercice
Dans les arrêts Big M Drug Mart78 et Edwards Books79, la Cour suprême a reconnu que,
lorsqu’une loi qui poursuit un objectif séculier valide entraîne néanmoins des effets restrictifs
sur la liberté de religion de certaines personnes, celles-ci ont le droit d’obtenir des
accommodements à condition que ces accommodements soient compatibles avec l’intérêt
public. L’accommodement sera refusé si le gouvernement réussit à démontrer qu’il est
nécessaire que la règle de droit en cause s’applique sans exception ou, comme dans l’affaire
Edwards Books80, sans exception supplémentaire à celles déjà prévues par le législateur.
Dans cette affaire, en Ontario, on contestait la validité de la Loi sur les jours fériés dans
le commerce de détail81, qui prohibait l’ouverture des commerces le dimanche. Les
exemptions prévues dans la Loi visaient uniquement les commerces de petite taille fermant le
samedi. Saisie de la même question avant la Cour suprême, la Cour d’appel de l’Ontario, dans
l’arrêt R. c. Videoflicks Ltd.82, était arrivée à la conclusion que la Loi restreignait la liberté de
religion des propriétaires de commerce de foi juive, qui ne pouvaient se prévaloir des
exceptions prévues dans la Loi et qui, pour se conformer sincèrement aux préceptes de leur
religion, n’ouvraient pas leur commerce le samedi. La Cour avait donc jugé que la Loi était
rigoureux que le principe de non-établissement aux États-Unis. Voir également Paul HORWITZ, « The Sources
and Limits of Freedom of Religion in a Liberal Democracy: Section 2(a) and Beyond », (1996) 54 University of
Toronto Faculty of Law Review 1, 60-61 : « [...] aid to religion should be constrained by only two considerations.
It must not create an “element of religious compulsion” on the part of any believers or non-believers in a given
faith. Also, while government aid may properly create the impression that the state is supportive of religion as it
is of other mediating institutions, it should not create the impression that it has singled out a particular faith, or
religiosity over non-religiosity, for endorsement. Endorsement, even if it does not compel behaviour on the part
of the minority, defeats the pluralism and multiculturalism that are a central part of religion’s value to society »
(notes infrapaginales omises).
78 Précité.
79 Précité.
80 Ibid.
81 L.R.O. 1980, c. 453.
82 R. c. Videoflicks Ltd., (1985) 14 D.L.R. (4th) 10 (C.A. Ont.).
30
inopérante en ce qui les concernait, ce qui revenait à accorder à ces personnes une exemption
constitutionnelle à la Loi dans la mesure où celle-ci violait leur liberté de religion.
Cette décision de la Cour d’appel de l’Ontario a été renversée par la Cour suprême dans
l’arrêt Edwards Books83. À la majorité, la juge Wilson dissidente sur ce point, la Cour a jugé
la Loi valide sans ajouter d’exemptions à celles prévues par le législateur. La Cour commença
par reconnaître que l’objectif séculier de la Loi – procurer un jour de repos hebdomadaire
commun à tous les travailleurs – était valide. Cependant, par ses effets, la Loi restreignait la
liberté de religion de ceux qui observaient le sabbat en leur imposant un fardeau financier
supplémentaire puisqu’ils devaient fermer leur commerce un jour de plus que ceux qui
observaient le dimanche comme jour religieux. Ensuite, tout en reconnaissant que le
législateur ontarien était tenu d’accommoder, dans la mesure du possible, ceux dont la
religion les obligeait à fermer un autre jour que le dimanche, le juge en chef Dickson et les
juges Chouinard et Le Dain estimèrent que les exemptions déjà prévues dans la Loi
constituaient un accommodement suffisant et que l’addition d’exemptions supplémentaires
mettrait en danger l’efficacité des mesures législatives en cause (le juge La Forest
considérant, quant à lui, que la Loi serait valide même si elle ne contenait aucune exemption).
Au contraire, la Cour d’appel et la juge Wilson ont jugé que le législateur n’était pas allé
assez loin dans la voie de l’accommodement et qu’il aurait dû accorder l’exemption à tous les
commerçants qui ferment le samedi pour des raisons religieuses, quelle que soit la taille de
leur commerce. Notons que, par la suite, le législateur ontarien a, de sa propre initiative,
modifié la Loi pour pour étendre l’exemption sabbatique à tous les commerces, quelle que
soit leur taille, fermant un autre jour que le dimanche pour des raisons religieuses84.
Dans l’affaire Adler85, la juge L’Heureux-Dubé a conclu, dans une opinion dissidente il
est vrai, en s’appuyant notamment sur les motifs du juge Dickson dans l’arrêt Edwards
Books86, qu’un droit à l’accommodement en matière religieuse découlait autant de
l’article 2a) de la Charte canadienne que de l’article 1587.
En outre, la plupart des auteurs s’accordent à analyser l’arrêt Edwards Books88 comme
établissant que l’article 2a) de la Charte canadienne entraîne une obligation
d’accommodement raisonnable à la charge de l’État en faveur des personnes dont la liberté de
religion est restreinte par les effets d’une loi dont l’objectif est séculier et valide. Ainsi, le
professeur Hogg s’exprime comme suit :
The [...] Sunday-closing cases [...] establish that there is a constitutional obligation under s. 2a) to
accommodate those persons whose religion calls for observance of a sabbath other than Sunday. [...]
However, there are many other practices that have a religious compulsion for a minority religion, such as
83 Précité.
84 La loi ainsi modifiée fut à nouveau contestée, mais déclarée valide par la Cour d’appel de l’Ontario dans Peel
(Regional Municipality)c. Great Atlantic & Pacific Co. of Canada Ltd., (1991) 2 O.R. (3d) 65 (C.A. Ont.).
85 Précité.
86 Précité.
87 Précité, 658-659 (j. L’Heureux-Dubé).
88 Précité.
31
(to take examples from pre-Charter cases), refusing to salute the flag or sing the national anthem,
distributing proselytizing tracts, chanting a mantra, or holding land communally. Such practices could,
and therefore should, be tolerated by the majority. Where there is no compelling governmental interest to
the contrary, s. 2a) of the Charter would require the law to accommodate minority religions by according
exemptions for their practices89.
Les professeurs Brun et Tremblay appellent « objection de conscience » le droit de
réclamer un accommodement ou une adaptation pour des raisons religieuses. Ils analysent
cette notion de la façon suivante :
L’objection de conscience fait penser a priori à la possibilité de se soustraire au service militaire. Elle est
toutefois bien plus que cela. Elle est en fait l’angle sous lequel la liberté de religion a aujourd’hui le plus
de portée.
L’objection de conscience est la possibilité de se soustraire à la loi ou à une règle de régie interne pour des
raisons de religion [...]. Le droit constitutionnel canadien reconnaît qu’une règle neutre puisse
effectivement ne pas s’appliquer à une ou quelques personnes parce qu’elle engendre des effets négatifs
sur la religion ou conscience de ces personnes [à l’appui, les auteurs mentionnent notamment les affaires
Big M Drug Mart et Edwards Books]. Cette institution, que les décisions de la Cour suprême appellent
« exemption constitutionnelle », porte aussi le nom d’objection de conscience90.
3. - L’application de la clause limitative de la Charte canadienne en matière de liberté de
conscience et de religion
Comme il a été rappelé précédemment, pour justifier une restriction aux droits et libertés
en invoquant l’article premier de la Charte canadienne, il faut démontrer qu’elle est
nécessaire pour atteindre un objectif légitime et important. Une fois qu’il est reconnu que
l’objectif est suffisamment important, on doit encore prouver que les moyens choisis pour le
réaliser sont raisonnables. Dans l’examen de ce critère de proportionnalité, les effets de la loi
devront être considérés. Par contre, si l’objectif de la loi est inconstitutionnel, le critère des
effets ne pourra pas être invoqué pour la sauver. Il sera donc inutile d’examiner les moyens
utilisés par le législateur.
Dans l’arrêt Big M Drug Mart91, la Cour suprême a jugé qu’une loi dont l’objet est de
promouvoir ou d’interdire une croyance ou une pratique religieuse restreint la liberté de
religion (ou le droit à l’égalité sans distinction de religion) d’une façon qui ne saurait jamais
être justifiée, car elle entre directement en conflit avec l’objet même de la liberté de religion.
Il n’est donc pas nécessaire d’examiner, dans un tel cas, la nature ou la dimension des effets
de la loi sur la liberté de religion. Par contre, lorsqu’une loi poursuit des objectifs séculiers,
89 P. W. HOGG, précité, p. 806 (notes infrapaginales omises).
90 Henri BRUN et Guy TREMBLAY, précité, p. 1011. Pour une présentation plus développée de la même notion,
voir également : Henri BRUN, « Un aspect crucial mais délicat des libertés de conscience et de religion des
articles 2 et 3 des Chartes canadienne et québécoise : l’objection de conscience », (1987) 28 Cahiers de droit
185. Voir également : Pierre PATENAUDE, « L’objection éthique et de conscience : impact de la Charte
canadienne des droits et libertés », (1983) 13 Revue de droit de l’Université de Sherbrooke 315.
91 Précité.
32
comme promouvoir les valeurs éducatives et morales, mais que par ses effets elle restreint la
liberté de religion de certaines personnes, la mesure en cause est alors susceptible de
justification sous l’article premier92.
Il y a cependant une exception à cette règle. Les dispositions législatives qui prévoient
un accommodement pour des raisons religieuses, comme une exception à l’obligation de
fermeture des magasins le dimanche pour les commerçants qui ferment un autre jour de la
semaine pour des raisons religieuses, ou encore la possibilité d’une absence motivée par des
raisons religieuses pour les élèves des écoles publiques ont manifestement pour objet de
faciliter la pratique religieuse mais ne sont évidemment pas inconstitutionnelles. Au contraire,
comme nous l’avons vu, de tels accommodements législatifs peuvent être considérés comme
constitutionnellement requis lorsqu’ils sont jugés nécessaires pour éliminer ou atténuer les
effets d’une discrimination directe ou indirecte fondée sur la religion ou d’une atteinte à la
liberté de religion.
II. - Les règles du droit international public relatives à la liberté de conscience et de religion
et à l’interdiction de la discrimination religieuse
La liberté de pensée, de conscience et de religion et l’interdiction de la discrimination
pour des raisons religieuses sont garanties dans de nombreux textes internationaux, universels
ou régionaux. Les instruments internationaux comprennent à la fois des conventions, qui
créent des obligations juridiques pour les États parties, et des déclarations, qui, sans être
obligatoires, servent à interpréter les conventions qu’elles explicitent ou énoncent des valeurs
auxquelles les États ne sauraient déroger sans encourir un blâme moral et politique.
Nous examinerons d’abord les principaux instruments adoptés dans le cadre de
l’Organisation des Nations Unies et de ses institutions spécialisées, dont la plupart
s’appliquent au Canada. Nous verrons ensuite les instruments du cadre régional américain,
dont le Canada fait partie, et du cadre européen, auquel le Canada n’appartient pas mais qui
mérite néanmoins notre attention, car il comprend notamment la Convention européenne des
droits de l’homme93, qui est souvent citée par les tribunaux canadiens même si elle ne
s’applique pas au Canada. De fait, il existe une très grande convergence entre les dispositions
des instruments onusiens et américains et celles de la Convention européenne en matière de
liberté de religion, ainsi que dans les décisions des organes de mise en œuvre de ces divers
instruments.
92 Ibid., 333-334 (juge Dickson) : « Si l’objet reconnu de la Loi sur le dimanche, savoir rendre obligatoire
l’observance du sabbat, porte atteinte à la liberté de religion, il n’est pas nécessaire alors d’examiner les
répercussions réelles de la fermeture le dimanche sur la liberté de religion. Même si ces effets étaient jugés
inoffensifs [...], cela ne pourrait permettre de sauver une loi dont on a conclu que l’objet viole les garanties de la
Charte. [...] si, de par ses répercussions, une loi qui a un objet valable porte atteinte à des droits et libertés, il
serait encore possible à un plaideur de tirer argument de ses effets pour la faire déclarer inapplicable, voire même
invalide ». Voir également Edwards Books, précité, 752 (juge en chef Dickson).
93 Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, mieux connue comme la
Convention européenne des droits de l’homme, S.T.E. no 5 (entrée en vigueur le 3 septembre 1953).
33
A. - Les instruments onusiens
1. - La Déclaration universelle des droits de l’homme
L’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme94 du 10 décembre 1948,
qui a servi de source d’inspiration à tous les instruments postérieurs relatifs à la protection
des droits et libertés, énonce que :
Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique la liberté de
changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, seule
ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement
des rites95.
Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques96 et le Pacte international
relatif aux droits économiques, sociaux et culturels97, ratifiés par le Canada en 1976 et
auxquels le Québec a également donné, cette même année, en tant que province canadienne,
son consentement, viennent poursuivre et compléter l’œuvre de la Déclaration universelle des
droits de l’homme98 et confèrent un caractère obligatoire aux droits et libertés qu’ils
énoncent.
2. - Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques
L’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques institue le Comité
des droits de l’homme. En vertu de l’article 40 du Pacte, les États parties doivent soumettre
tous les cinq ans à cet organe des rapports dans lesquels doivent figurer les mesures qu’ils ont
adoptées pour donner effet, dans leur droit interne, aux droits et libertés reconnus dans le
94 A.G. Rés. 217 A (III), Doc. N.U. A/810 (1948). Concernant la portée juridique de la Déclaration, SCHABAS et
TURP, précité, s’expriment comme suit, à la p. 7 : « En tant que résolution de l’Assemblée générale, elle ne
constitue pas techniquement une source de normes qui lient des États mais plutôt, comme dit son préambule,
“l’idéal commun à atteindre”. Toutefois, certains prétendent que la Déclaration est une codification de normes
coutumières. L’intention des rédacteurs de la Déclaration était de compléter celle-ci par l’adoption de véritables
traités relatifs aux droits et libertés, ce qui s’est réalisé par l’adoption du Pacte international relatif aux droits
civils et politiques et ses deux protocoles facultatifs, ainsi que le Pacte international relatif aux droits
économiques, sociaux et culturels. »
95 La disposition limitative de la Déclaration est présente à son article 29 : « 1. L’individu a des devoirs envers la
communauté dans laquelle seul le libre et plein développement de sa personnalité est possible. 2. Dans l’exercice
de ses droits et dans la jouissance de ses libertés, chacun n’est soumis qu’aux limitations établies par la loi
exclusivement en vue d’assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d’autrui et afin de satisfaire
aux justes exigences de la morale, de l’ordre public et du bien-être général dans une société démocratique. 3. Ces
droits et libertés ne pourront, en aucun cas, s’exercer contrairement aux buts et aux principes des Nations
Unies. » L’article 30 énonce que les droits et libertés garantis par la Déclaration ne doivent pas être utilisés de
façon abusive : « Aucune disposition de la présente Déclaration ne peut être interprétée comme impliquant pour
un État, un groupement ou un individu un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte
visant à la destruction des droits et libertés qui y sont énoncés. »
96 (1976) 999 R.T.N.U. 187; entré en vigueur pour le Canada le 19 août 1976.
97 (1976) 993 R.T.N.U. 13; entré en vigueur pour le Canada le 19 août 1976.
98 Précitée.
34
Pacte. Les rapports périodiques sont examinés par le Comité, ce qui donne à ce dernier
l’occasion de souligner l’existence de lois ou de pratiques qui ne sont pas conformes aux
dispositions du Pacte. L’article 41 prévoit un deuxième mécanisme de mise en œuvre, celui
des communications inter-étatiques, qui ne peut être utilisé qu’à l’encontre des États parties
ayant fait une déclaration d’acceptation de cette procédure (ce qui est le cas du Canada).
Cependant, ce mécanisme n’a jamais été mis en œuvre à ce jour. Enfin, le Protocole facultatif
au Pacte international relatif aux droits civils et politiques99 prévoit un droit de
communication individuelle devant le Comité pour les particuliers qui relèvent de la
juridiction d’un État partie et qui se prétendent victimes d’une violation du Pacte. À ce jour,
plus de 60 communications ont été reçues par le Comité concernant le Canada et le Québec.
Les décisions finales du Comité sont qualifiées de « constatations » (views). Elles n’ont pas
de caractère formellement obligatoire, mais revêtent une autorité persuasive qui vient du fait
qu’elles émanent d’un comité composé de dix-huit experts indépendants élus par la réunion
des États parties au Pacte. Afin de faire pression sur les États, le Comité assure, depuis
quelques années, un suivi rigoureux de ses constatations, rappelant aux États l’importance de
rectifier les violations qui ont été constatées.
Les dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques concernant la
liberté de religion, l’interdiction de la discrimination fondée sur la religion et la protection des
minorités religieuses sont respectivement prévues aux articles 2(1), 18, 26 et 27.
L’article 2(1) du Pacte énonce :
2.1. Les États parties au présent Pacte s’engagent à respecter et à garantir à tous les individus se trouvant
sur leur territoire et relevant de leur compétence les droits reconnus dans le présent Pacte, sans distinction
aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute
autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation.
L’article 18 du Pacte énonce les composantes de la liberté de religion ainsi que les
limites pouvant être apportées à celle-ci de façon licite :
1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique la liberté
d’avoir ou d’adopter une religion ou une conviction de son choix, ainsi que la liberté de manifester sa
religion ou sa conviction, individuellement ou en commun, tant en public qu’en privé, par le culte et
l’accomplissement des rites, les pratiques et l’enseignement.
2. Nul ne subira de contrainte pouvant porter atteinte à sa liberté d’avoir ou d’adopter une religion ou une
conviction de son choix.
3. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet que des seules restrictions
prévues par la loi et qui sont nécessaires à la protection de la sécurité, de l’ordre et de la santé publique,
ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui.
99 (1976) 999 R.T.N.U. 306; entré en vigueur pour le Canada le 19 août 1976.
35
4. Les États parties au présent Pacte s’engagent à respecter la liberté des parents et, le cas échéant, des
tuteurs légaux, de faire assurer l’éducation religieuse et morale de leurs enfants conformément à leurs
propres convictions100.
L’article 26 du Pacte interdit la discrimination, notamment celle fondée sur la religion,
dans les termes suivants :
Toutes les personnes sont égales devant la loi et ont droit sans discrimination à une égale protection de la
loi. À cet égard, la loi doit interdire toute discrimination et garantir à toutes les personnes une protection
égale et efficace contre toute discrimination, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de
religion, d’opinion politique et de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de
naissance ou de toute autre situation.
L’article 27 du Pacte prévoit la protection des minorités, notamment religieuses :
Dans les États où il existe des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques, les personnes appartenant
à ces minorités ne peuvent être privées du droit d’avoir, en commun avec les autres membres de leur
groupe, leur propre vie culturelle, de professer et de pratiquer leur propre religion, ou d’employer leur
propre langue [nous soulignons].
L’article 18 du Pacte, lu en combinaison avec l’article 26, a fait l’objet d’une déclaration
adoptée le 25 novembre 1981 par l’Assemblée générale des Nations Unies, la Déclaration sur
l’élimination de toutes les formes d’intolérance et de discrimination fondées sur la religion ou
la conviction101. Cette déclaration n’a aucun caractère juridiquement contraignant mais peut
servir de fil conducteur pour interpréter les obligations découlant pour les États parties de
l’article 18 et des articles 2(1) et 26 du Pacte. Par rapport au texte qu’elle vient expliciter, elle
se caractérise par sa précision et la rigueur des exigences qu’elle pose vis-à-vis des États. En
outre, à défaut de créer des normes juridiques, elles a une portée politique et une autorité
morale peu contestables102.
L’article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques a également fait
l’objet d’une « observation générale » adoptée, en vertu de l’article 40(4) du Pacte, par le
Comité des droits de l’homme des Nations Unies, observation qui compile les commentaires,
les recommandations et les constatations du Comité relativement à cette disposition103.
100 La Cour d’appel de l’Ontario, dans l’arrêt R. c. Videoflicks Ltd., précité, a souligné la pertinence de l’article 18
du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, précité, pour interpréter l’article 2a) de la Charte
canadienne. De même, dans R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, aux p. 336 et 337, le juge Dickson s’est inspiré
de l’article 18 pour définir la portée de la liberté de religion garantie par l’article 2a) de la Charte canadienne.
101 Déclaration sur l’élimination de toutes les formes d’intolérance et de discrimination fondées sur la religion ou la
conviction, résolution 36/55 adoptée à l’unanimité par l’Assemblée générale des Nations Unies le
25 novembre 1981.
102 Jean MORANGE, « La proclamation de la liberté religieuse dans les textes internationaux », dans Joël-Benoît
D’ONORIO (dir.), La liberté religieuse dans le monde, Aix-en-Provence, Éditions universitaires, 1991, p. 319,
aux p. 324 et 325.
103 Observation générale nº 22 (48) (art. 18), Doc. C.C.P.R./C/21/Rev. 1/add.4, 20 juillet 1993.
36
a) La Déclaration sur l’élimination de toutes les formes d’intolérance et de
discrimination fondées sur la religion ou la conviction
En décembre 1962, l’Assemblée générale des Nations Unies avait prévu la préparation
d’un projet de convention sur l’élimination de toutes les formes d’intolérance religieuse ainsi
que d’un projet de déclaration. Malgré l’achèvement du projet de convention, l’Assemblée
générale n’adopta que le préambule et l’article 1. Par contre, le 25 novembre 1981, elle a
proclamé à l’unanimité la Déclaration sur l’élimination de toutes les formes d’intolérance et
de discrimination fondées sur la religion ou la conviction104. Étant donné que le projet de
convention n’a pas abouti, la déclaration est donc à ce jour le seul instrument international
consacré exclusivement à la liberté de religion.
La Déclaration ne définit pas les concepts de « religion » ou de « conviction ». Tout au
plus le préambule affirme-t-il que « la religion ou la conviction constitue pour celui qui la
professe un des éléments fondamentaux de sa conception de la vie ». Cependant, les travaux
préparatoires révèlent l’existence d’un consensus selon lequel ces deux expressions
embrassent toutes les croyances, théistes, non théistes et athéistes (notamment le
monothéisme, le polythéisme, l’animisme, l’athéisme, l’agnocistisme et la libre pensée)105.
L’article 1 de la Déclaration répète, avec quelques variations terminologiques,
l’article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il est à souligner que,
tout comme ce dernier, il ne permet, dans son paragraphe 3, aucune restriction au droit
d’avoir une religion ou une conviction; seules les limitations au droit de manifester sa religion
ou sa conviction sont possibles, dans la mesure où elles sont « nécessaires à la protection de
la sécurité publique, de l’ordre public, de la santé ou de la morale ou des libertés et droits
fondamentaux d’autrui ». L’adjectif « fondamentaux » qui vient qualifier les mots « libertés »
et « droits » pourrait être interprété comme indiquant une volonté de restreindre la portée de
la disposition limitative : seule la protection des droits « fondamentaux » d’autrui, par
opposition à ceux qui ne le sont pas, permettrait de justifier des restrictions à la liberté de
manifester sa religion. Cependant, les auteurs qui se sont penchés sur la question sont d’avis
que l’ajout de cet adjectif n’entraîne pas véritablement de conséquences, dans la mesure où il
n’existe aucune hiérarchie des droits et libertés qui permettrait de considérer certains comme
104 Précitée.
105 Donna J. SULLIVAN, « Advancing the Freedom of Religion or Belief Through the UN Declaration on the
Elimination of Religious Intolerance and Discrimination », (1988) 82 American Journal of International Law
487-520, 491. Voir également : Natan LERNER, « Toward a Draft Declaration Against Religious Intolerance
and Discrimination », (1981) 11 Israel Yearbook on Human Rights 82; Ibid., « The Final Text of the U.N.
Declaration Against Intolerance and Discrimination Based on Religion or Belief », (1982) 12 Israel Yearbook
on Human Rights 185; Elizabeth ODIO BENITO, Élimination de toutes les formes d’intolérance et de
discrimination fondées sur la religion ou la conviction, Nations Unies, New York, 1989, numéro de vente
F.89.XIV.3. Selon Mme
Benito, la Déclaration imposerait aux États, sinon des obligations de résultat, du moins
des obligations de comportement qui trouveraient leur source dans l’article 1(3) de la Charte des Nations Unies,
lequel énonce que le but général de l’organisation est de « réaliser la coopération internationale [...] en
développant et en encourageant le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous »
(p. 62).
37
plus fondamentaux que d’autres106. D’ailleurs, dans les instruments internationaux, les deux
expressions « droits et libertés fondamentaux », d’une part, et « droits et libertés », de l’autre,
sont utilisées de façon interchangeable. Par conséquent, la liberté de manifester sa religion
peut être limitée, selon l’article 18 du Pacte et l’article 1(3) de la Déclaration, si cela s’avère
nécessaire pour protéger les droits ou libertés d’autrui quels qu’ils soient.
L’article 2 de la Déclaration vient préciser l’interdiction de la discrimination fondée sur
des motifs religieux contenue dans l’article 26 du Pacte :
1. Nul ne peut faire l’objet de discrimination de la part d’un État, d’une institution, d’un groupe ou d’un
individu quelconque en raison de sa religion ou de sa conviction.
2. Aux fins de la présente Déclaration, on entend par les termes « intolérance et discrimination fondées
sur la religion ou la conviction » toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondées sur la
religion ou la conviction et ayant pour objet ou pour effet de supprimer ou de limiter la reconnaissance, la
jouissance ou l’exercice des droits de l’homme et des libertés fondamentales sur une base d’égalité.
Comme nous pouvons le constater, cette disposition vise tant la discrimination indirecte
(par suite d’un effet préjudiciable) que la discrimination directe. En outre, le paragraphe 1
indique clairement que l’interdiction de la discrimination s’étend non seulement aux actes de
l’État (state action), mais aussi à ceux d’institutions privées ainsi qu’aux relations entre
personnes privées. Par contre, seuls les États sont tenus par l’obligation, découlant de
l’article 4, de prendre « des mesures efficaces pour prévenir et éliminer toute discrimination
fondée sur la religion ou la conviction ». Le deuxième paragraphe de l’article 4 ajoute :
2. Tous les États s’efforceront d’adopter des mesures législatives ou de rapporter celles qui sont en
vigueur, selon le cas, à l’effet d’interdire toute discrimination de ce genre, et de prendre toutes mesures
appropriées pour combattre l’intolérance fondée sur la religion ou la conviction en la matière.
L’article 5 de la Déclaration précise les droits des parents en ce qui concerne l’éducation
de leurs enfants, de même que les droits de ces derniers :
1. Les parents ou, le cas échéant, les tuteurs légaux de l’enfant ont le droit d’organiser la vie au sein de la
famille conformément à leur religion ou leur conviction et en tenant compte de l’éducation morale
conformément à laquelle ils estiment que l’enfant doit être élevé.
2. Tout enfant jouit du droit d’accéder, en matière de religion ou de conviction, à une éducation conforme
aux vœux de ses parents ou, selon le cas, de ses tuteurs légaux, et ne peut être contraint de recevoir un
enseignement relatif à une religion ou une conviction contre les vœux des ses parents ou de ses tuteurs
légaux, l’intérêt de l’enfant étant le principe directeur.
3. L’enfant doit être protégé contre toute forme de discrimination fondée sur la religion ou la conviction.
Il doit être élevé dans un esprit de compréhension, de tolérance, d’amitié entre les peuples, de paix et de
fraternité universelle, de respect de la liberté de religion ou de conviction d’autrui et dans la pleine
conscience que son énergie et ses talents doivent être consacrés au service de ses semblables.
106 D. J. SULLIVAN, loc. cit., p. 497 et 498; T. MERON, « On a Hierarchy of International Human Rights »,
(1986) 80 American Journal of International Law 1.
38
4. Dans le cas d’un enfant qui n’est sous la tutelle ni de ses parents ni de tuteurs légaux, les vœux
exprimés par ceux-ci, ou toute autre preuve recueillie sur leurs vœux en matière de religion ou de
conviction, seront dûment pris en considération, l’intérêt de l’enfant étant le principe directeur.
5. Les pratiques d’une religion ou d’une conviction dans lesquelles un enfant est élevé ne doivent porter
préjudice ni à sa santé physique ou mentale ni à son développement complet, compte tenu du
paragraphe 3 de l’article premier de la présente Déclaration [la clause limitative].
Enfin, l’article 6 de la Déclaration énumère, de façon non limitative, certaines
composantes de la liberté de religion :
Conformément à l’article premier de la présente Déclaration et sous réserve des dispositions du
paragraphe 3 dudit article, le droit à la liberté de pensée, de conscience, de religion ou de conviction
implique, entre autres, les libertés suivantes :
a) La liberté de pratiquer un culte et de tenir des réunions se rapportant à une religion ou à une conviction
et d’établir et d’entretenir des lieux à cette fin;
b) La liberté de fonder et d’entretenir des institutions charitables ou humanitaires appropriées;
c) La liberté de confectionner, d’acquérir et d’utiliser, en quantité adéquate, les objets et le matériel requis
par les rites ou les usages d’une religion ou d’une conviction;
d) La liberté d’écrire, d’imprimer et de diffuser des publications sur ces sujets;
e) La liberté d’enseigner une religion ou une conviction dans les lieux convenant à cette fin;
f) La liberté de solliciter et de recevoir des contributions volontaires, financières et autres, de particuliers
et d’institutions;
g) La liberté de former, de nommer, d’élire ou de désigner par succession les dirigeants appropriés,
conformément aux besoins et aux normes de toute religion ou conviction;
h) La liberté d’observer les jours de repos et de célébrer les fêtes et cérémonies conformément aux
préceptes de sa religion ou de sa conviction;
i) La liberté d’établir et de maintenir des communications avec des individus et des communautés en
matière de religion ou de conviction aux niveaux national et international ».
b) L’Observation générale no 22 (48) (article 18) du Comité des droits de l’homme
des Nations Unies
Le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a rendu un certain nombre
d’observations générales « qui sont en fait des principes directeurs de signification et
d’interprétation à donner à des articles spécifiques dans le Pacte107 ». Les « observations » ne
sont pas rigoureusement contraignantes, mais le Comité souhaite qu’elles aient une force
persuasive et que les États en tiennent compte. Il arrive que les tribunaux canadiens et
québécois les citent dans leurs jugements, ce qui a précisément été le cas pour l’Observation
générale no 22, qui porte sur la liberté de religion108.
107 William A. SCHABAS, Précis du droit international des droits de la personne, Cowansville, Éditions Yvon
Blais, 1997, p. 66.
108 L’Observation générale no 22 a été citée par le Tribunal des droits de la personne du Québec dans l’affaire
Commission des droits de la personne du Québec c. Autobus Legault, [1994] R.J.Q. 3027. Pour un examen de
cette observation générale et des débats ayant entouré son adoption, voir : Malcolm D. EVANS, « The United
39
Dans l’Observation générale no 22, le Comité a notamment appelé l’attention des États
parties sur les points suivants :
1. Le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion (qui implique la liberté d’avoir des
convictions) visé au paragraphe 1 de l’article 18 a une large portée; il englobe la liberté de pensée dans
tous les domaines, les convictions personnelles et l’adhésion à une religion ou une croyance, manifestée
individuellement ou en commun. Le Comité appelle l’attention des États parties sur le fait que la liberté
de pensée et la liberté de conscience sont protégées à égalité avec la liberté de religion et de conviction.
Le caractère fondamental de ces libertés est également reflété dans le fait qu’aux termes du paragraphe 2
de l’article 4 du Pacte, il ne peut être dérogé à l’article 18, même en cas de danger public exceptionnel.
2. L’article 18 n’est pas limité, dans son application, aux religions traditionnelles ou aux religions et
croyances comportant des caractéristiques ou des pratiques institutionnelles analogues à celles des
religions traditionnelles. Le Comité est donc préoccupé par toute tendance à faire preuve de
discrimination à l’encontre d’une religion ou d’une conviction quelconque pour quelque raison que ce
soit, notamment parce qu’elle est nouvellement établie ou qu’elle représente des minorités religieuses
susceptibles d’être en butte à l’hostilité d’une communauté religieuse dominante.
[...]
4. La liberté de manifester une religion ou une conviction peut être exercée individuellement ou en
commun, tant en public qu’en privé. La liberté de manifester sa religion ou sa conviction par le culte,
l’accomplissement des rites, les pratiques et l’enseignement englobe des actes très variés. Le concept de
rite comprend les actes, rituels et cérémoniels exprimant directement une conviction, ainsi que différentes
pratiques propres à ces actes, y compris la construction de lieux de culte, l’emploi de formules et d’objets
rituels, la présentation de symboles et l’observation des jours de fête et des jours de repos.
L’accomplissement des rites et la pratique de la religion ou de la conviction peuvent aussi comprendre
non seulement des actes cérémoniels, mais aussi des coutumes telles que l’observation de prescriptions
alimentaires, le port de vêtements ou de couvre-chefs distinctifs, la participation à des rites associés à
certaines étapes de la vie et l’utilisation d’une langue particulière communément parlée par un groupe. En
outre, la pratique et l’enseignement de la religion ou de la conviction comprennent les actes
indispensables aux groupes religieux pour mener leurs activités essentielles, tels que la liberté de choisir
leurs responsables religieux, leurs prêtres et leurs enseignants, celle de fonder des séminaires ou des
écoles religieuses, et celle de préparer et de distribuer des textes ou des publications de caractère
religieux.
5. [...] Le paragraphe 2 de l’article 18 interdit la contrainte pouvant porter atteinte au droit d’avoir ou
d’adopter une religion ou une conviction [...]. Les politiques ou les pratiques ayant le même but ou le
même effet, telles que, par exemple, celles restreignant l’accès à l’éducation, aux soins médicaux et à
l’emploi [...] sont également incompatibles avec le paragraphe 2 de l’article 18. Les tenants de toutes les
convictions de nature non religieuse bénéficient d’une protection identique.
Nations and Freedom of Religion: The Work of the Human Rights Committee », dans Law and Religion (sous
la direction de Rex J. Ahdar), Dartmouth, Ashgate, 2000, p. 35, aux p. 41 et suiv.
40
6. Le Comité est d’avis que le paragraphe 4 de l’article 18 permet d’enseigner des sujets tels que l’histoire
générale des religions et des idées dans les établissements publics, à condition que cet enseignement soit
dispensé de façon neutre et objective. La liberté des parents ou des tuteurs légaux de faire assurer
l’éducation religieuse et morale de leurs enfants conformément à leurs propres convictions, prévue au
paragraphe 4 de l’article 18, est liée à la garantie de la liberté d’enseigner une religion ou une conviction
proclamée au paragraphe 1 du même article. Le Comité note que l’éducation publique incluant
l’enseignement d’une religion ou d’une conviction particulière est incompatible avec le paragraphe 4 de
l’article 18, à moins qu’elle ne prévoie des exemptions ou des possibilités de choix non discriminatoires
correspondant aux vœux des parents ou des tuteurs [en anglais : unless provision is made for non-
discriminatory exemptions or alternatives that would accommodate the wishes of parents and guardians].
[...]
8. Le paragraphe 3 de l’article 18 n’autorise les restrictions apportées aux manifestations de la religion ou
des convictions que si lesdites restrictions sont prévues par la loi et sont nécessaires pour protéger la
sécurité, l’ordre et la santé publics, ou la morale ou les libertés et droits fondamentaux d’autrui. Aucune
restriction ne peut être apportée à la liberté d’avoir ou d’adopter une religion ou une conviction en
l’absence de toute contrainte ni à la liberté des parents et des tuteurs d’assurer à leurs enfants une
éducation religieuse et morale. [...] Il ne peut être imposé de restrictions à des fins discriminatoires ni de
façon discriminatoire. Le Comité fait observer que la conception de la morale découle de nombreuses
traditions sociales, philosophiques et religieuses; en conséquence, les restrictions apportées à la liberté de
manifester une religion ou une conviction pour protéger la morale doivent être fondées sur des principes
qui ne procèdent pas d’une tradition unique [...].
9. Le fait qu’une religion est reconnue en tant que religion d’État ou qu’elle est établie en tant que religion
officielle ou traditionnelle, ou que ses adeptes représentent la majorité de la population, ne doit porter en
rien atteinte à la jouissance de l’un quelconque des droits garantis par le Pacte, notamment les articles 18
et 27, ni entraîner une discrimination quelconque contre les adeptes d’autres religions ou les non-
croyants [...].
[...]
11. […] Le Pacte ne mentionne pas explicitement un droit à l’objection de conscience, mais le Comité
estime qu’un tel droit peut être déduit de l’article 18, dans la mesure où l’obligation d’employer la force
au prix de vies humaines peut être gravement en conflit avec la liberté de conscience et le droit de
manifester sa religion ou ses convictions.
c) La mise en œuvre des dispositions du Pacte relatives à la liberté de religion par le
Comité des droits de l’homme des Nations Unies dans le cadre de la procédure des
communications individuelles
Nous ne nous intéresserons ici qu’aux affaires venues devant le Comité et qui sont
directement pertinentes à notre problématique, à savoir les accommodements et les
adaptations s’imposant à l’État en matière religieuse. Les termes de la Déclaration sur
l’élimination de toutes les formes d’intolérance et de discrimination fondées sur la religion ou
la conviction et, surtout, de l’Observation générale no 22 (48) (article 18) du Comité des
41
droits de l’homme des Nations Unies semblent à première vue protéger de façon très large le
droit de manifester sa religion par des pratiques. Comme nous l’avons vu précédemment, le
paragraphe 4 de l’Observation générale affirme notamment que la liberté de religion
comprend le droit de manifester celle-ci par « l’emploi de formules et d’objets rituels, la
présentation de symboles et l’observation des jours de fête et des jours de repos […] des
coutumes telles que l’observation de prescriptions alimentaires, le port de vêtements ou de
couvre-chefs distinctifs, la participation à des rites associés à certaines étapes de la vie et
l’utilisation d’une langue particulière communément parlée par un groupe ». Or, pour qu’un
tel droit soit effectif, il faudrait que les autorités publiques et, dans certains cas, les personnes
privées soient tenues d’adopter les adaptations et les accommodements nécessaires pour
permettre l’accomplissement des pratiques en question. Comme nous l’avons vu, c’est le
raisonnement adopté en droit canadien et québécois pour faire découler l’obligation
d’adaptation ou d’accommodement de la liberté de religion, d’une part, et l’interdiction de la
discrimination religieuse, d’autre part. Or, le Comité des droits de l’homme a, au contraire,
sommairement rejeté l’obligation d’accommodement en matière religieuse dans une affaire
venant du Canada, dans laquelle l’auteur de la communication, de religion sikh, prétendait
subir une violation de sa liberté de religion du fait que son employeur, la société Canadien
National, lui refusait un accommodement consistant à le dispenser du port du casque de
sécurité dans son travail afin de lui permettre de porter son turban rituel109. Le Comité ayant
déclaré que, si limitation de la liberté de religion il y avait, celle-ci était justifiée par les
impératifs de la sécurité publique, l’auteur de la communication fit remarquer que la sécurité
publique n’était pas en cause puisque les seuls risques pèseraient sur sa propre personne, à
quoi il lui fut répondu que l’objet de la politique était néanmoins raisonnable et compatible
avec le Pacte110. Un spécialiste reconnu de la liberté de religion en droit international
commente cette position de façon critique : « Paternalistic health and safety legislation
therefore seems to fall within the scope of legitimate restrictions. Notably, the Committee dit
not consider the proportionality of the measure taken to the need, as is now called for the
General Comment111. »
Le Comité s’est également montré plutôt restrictif dans un domaine où la plupart des
États libéraux acceptent pourtant assez largement l’accommodement pour des raisons
religieuses ou philosophiques, à savoir celui de l’objection de conscience contre le service
militaire. Dans un premier temps, le Comité, dans une série d’affaires, a purement et
109 K. Singh Bindher c. Canada, communication n
o 208/1986.
110 K. Singh Bindher c. Canada, précité, par. 6.2.
111 M. D. EVANS, loc. cit., p. 51. Dans cette même affaire, la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Bindher c.
Canadian National Railways Co., [1985] 2 R.C.S. 561, avait jugé que, si l’employeur réussissait à démontrer
qu’une politique entraînant une discrimination indirecte pour des motifs religieux constituait une exigence
professionnelle justifiée, il était libéré de toute obligation d’accommodement. Par la suite, comme nous l’avons
vu, la Cour suprême a changé d’avis sur ce point et reconnu l’existence d’une obligation d’accommodement
raisonnable intégrée au concept d’exigence professionnelle justifiée (voir la note 21). Par conséquent, elle
jugerait aujourd’hui l’affaire Bindher sur le fond de la question, à savoir le caractère raisonnable de
l’accommodement réclamé, ce qui ne signifie évidemment pas forcément qu’elle donnerait raison au requérant
puisqu’elle pourrait encore conclure que l’accommodement réclamé entraînerait une contrainte excessive. Au
Royaume-Uni, les dispositions législatives applicables ont été modifiées pour dispenser les sikhs du port du
casque de sécurité sur les chantiers et pour la conduite en motocycle : S. POULTER, « Muslim Headscarves in
School » (1997) 17 Oxford Journal of Legal Studies 43, 49.
42
simplement refusé de faire découler de la liberté de conscience et de religion un droit à
l’objection de conscience contre le service militaire. Néanmoins, à l’occasion de l’adoption
de l’Observation générale no 22, il a paru changer de position en affirmant, dans le
paragraphe 11 de celle-ci : « Le Pacte ne mentionne pas explicitement un droit à l’objection
de conscience, mais le Comité estime qu’un tel droit peut être déduit de l’article 18, dans la
mesure où l’obligation d’employer la force au prix de vies humaines peut être gravement en
conflit avec la liberté de conscience et le droit de manifester sa religion ou ses convictions. »
La rupture avec la jurisprudence antérieure est cependant moindre qu’il n’y paraît à cause des
termes utilisés et que nous avons soulignés, dans la mesure où le droit à l’objection, selon le
Comité, n’existe que dans la mesure où le service militaire refusé entraînerait des activités
directement susceptibles de causer la perte de vies humaines.
Plus généralement, les spécialistes de la question constatent que le Comité des Nations
Unies, malgré le langage large et généreux utilisé dans l’Observation générale no 22, a adopté
des positions plutôt, voire très, restrictives en matière de protection de la liberté de religion à
trois points de vue critiques : la définition des convictions religieuses, la définition des
manifestations religieuses et les restrictions que les États peuvent faire subir à la liberté de
religion112. Par conséquent, la protection de cette liberté, en particulier pour ce qui est du
droit à l’accommodement, est incontestablement mieux assurée en droit interne canadien et
québécois que par la mise en œuvre des instruments onusiens. Nous verrons que les mêmes
conclusions s’imposent pour ce qui est de la Convention européenne des droits de l’homme.
Avant de clore ce chapitre, il faut encore souligner que les principes retenus par le Comité
sont moins exigeants que la jurisprudence des tribunaux canadiens sur une autre question fort
importante relativement à la place de la religion à l’école. En effet, alors que, comme nous
l’avons vu précédemment, dans l’affaire Canadian Civil Liberties Association, la Cour
d’appel de l’Ontario a adopté une interprétation très exigeante de la liberté de religion
garantie à l’article 2a) de la Charte canadienne, en jugeant contraire à celle-ci, et non
justifiable en vertu de l’article premier, un règlement ontarien prévoyant que les élèves
reçoivent un enseignement religieux dans les écoles publiques, à moins que les parents ne
demandent une exemption, selon l’Observation générale no 22, au paragraphe n
o 6,
l’enseignement d’une religion ou d’une conviction particulière à l’école publique n’est pas
contraire aux droits des parents dans la mesure où une exemption est prévue : « Le Comité
note que l’éducation publique incluant l’enseignement d’une religion ou d’une conviction
particulière est incompatible avec le paragraphe 4 de l’article 18 [Les États parties au présent
pacte s’engagent à respecter la liberté des parents et, le cas échéant, des tuteurs légaux de
faire assurer l’éducation religieuse et morale de leurs enfants conformément à leurs propres
convictions], à moins qu’elle ne prévoie des exemptions ou des possibilités de choix non
discriminatoires correspondant aux vœux des parents ou des tuteurs. »
Ce relativisme tient sans aucun doute au fait que les instruments onusiens lient un très
grand nombre d’États qui connaissent, dans le domaine des rapports de l’État avec les
religions, des régimes juridiques extrêmement divers, allant de la reconnaissance d’une
religion d’État à la séparation la plus stricte entre l’État et les religions, et qu’il faut donc
112 M. D. EVANS, loc. cit., p. 52.
43
chercher à leur donner un sens compatible avec le plus grand nombre possible de situations.
Une interprétation trop exigeante ou trop radicale n’aurait comme seul résultat que de mettre
un grand nombre d’États en contradiction avec leurs obligations.
3. - La Convention relative aux droits de l’enfant
Certaines conventions onusiennes spéciales reprennent de façon plus spécifique, ou au
bénéfice de certaines catégories particulières de personnes, des éléments de la liberté de
religion ou de l’interdiction de la discrimination fondée sur des motifs religieux déjà contenus
dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Nous ne mentionnerons ici
que les articles 14 et 30 de la Convention relative aux droits de l’enfant113, entrée en vigueur
pour le Canada le 12 décembre 1992. Pour assurer la surveillance du respect de la
Convention, le Comité des droits de l’enfant a été créé. Sa principale fonction est d’examiner
les rapports que les États doivent lui présenter tous les cinq ans. Par contre, la Convention
n’institue aucun mécanisme de communication inter-étatique ou individuelle.
L’article 12(1) de cette convention prévoit :
12.1. Les États parties garantissent à l’enfant qui est capable de discernement le droit d’exprimer
librement son opinion sur toute question l’intéressant, les opinions de l’enfant étant dûment prises en
considération eu égard à son âge et à son degré de maturité.
L’article 14 énonce :
1. Les États parties respectent le droit de l’enfant à la liberté de pensée, de conscience et de religion.
2. Les États parties respectent le droit et le devoir des parents ou, le cas échéant, des représentants légaux
de l’enfant, de guider celui-ci dans l’exercice du droit susmentionné d’une manière qui corresponde au
développement de ses capacités.
3. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut être soumise qu’aux seules restrictions
qui sont prescrites par la loi et qui sont nécessaires pour préserver la sûreté publique, l’ordre public, la
santé et la moralité publiques, ou les libertés et droits fondamentaux d’autrui.
L’article 30 reprend la substance de l’article 27 du pacte international précédemment
mentionné :
Dans les États où il existe des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques ou des personnes d’origine
autochtone, un enfant autochtone ou appartenant à une de ces minorités ne peut être privé du droit d’avoir
sa propre vie culturelle, de professer et de pratiquer sa propre religion ou d’employer sa propre langue en
commun avec les autres membres de son groupe.
En outre, il faut souligner que l’article 3 de la Convention prévoit notamment que, « dans
toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques
113 [1992] R.T. Can. nº 3. La Convention définit l’enfant comme tout être humain âgé de moins de 18 ans, sauf si la
majorité est acquise plus tôt en vertu de la législation qui lui est applicable.
44
ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes
législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être la considération primordiale ».
Ces dispositions de la Convention relative aux droits de l’enfant permettent de souligner
qu’en matière de liberté religieuse, des conflits peuvent surgir entre les droits des parents et
ceux de leurs enfants. Ainsi, le droit des parents de faire assurer l’éducation de leurs enfants
conformément à leurs convictions peut manifestement entrer en conflit avec la liberté de
conscience et de religion de leurs enfants, consacrée à l’article 14 de la Convention relative
aux droits de l’enfant, ou leur droit à l’éducation, prévu à l’article 28 de celle-ci. Par exemple,
des parents pourraient s’objecter, pour des raisons philosophiques ou religieuses, à ce que
leur enfant suive un cours d’éducation sexuelle dispensé à l’école, alors que l’enfant, au
contraire, voudrait avoir accès à cet enseignement. Les autorités amenées à trancher le débat
devront, selon l’article 3 de la Convention, prendre leur décision dans le meilleur intérêt de
l’enfant et, selon son article 12(1), prendre l’opinion de celui-ci en considération si elles
l’estiment suffisamment mûr. Il faut cependant reconnaître qu’une telle hypothèse semble
plutôt théorique, car on voit mal comment se résoudrait, dans la pratique, une confrontation
juridique entre un enfant et ses parents au sujet des choix relatifs à son éducation. D’ailleurs,
il faut faire remarquer que, dans presque tous les textes que nous avons analysés, c’est aux
parents qu’est reconnu le droit de faire assurer l’éducation de leurs enfants conformément à
leurs convictions, les enfants eux-mêmes n’étant qu’exceptionnellement désignés comme les
titulaires du droit en cause (par exemple, à l’article 5(2) de la Déclaration sur l’élimination de
toutes les formes d’intolérance et de discrimination fondées sur la religion ou la
conviction114). Dans l’article 28 de la Convention relative aux droits de l’enfant, c’est le droit
de l’enfant à l’éducation qui est reconnu115.
B. - Les instruments en vigueur dans le cadre de l’Organisation des États américains
1. - La Déclaration américaine des droits et devoirs de l’homme
La Déclaration américaine des droits et devoirs de l’homme116 a été adoptée dans le
cadre du système régional de protection des droits de l’homme de l’Organisation des États
américains (OEA). Ressemblant à bien des égards à la Déclaration universelle des droits de
l’homme117, elle a cependant été adoptée six mois avant celle-ci. En vertu d’amendements
apportés à la Charte de l’Organisation des États américains, la Déclaration, qui n’avait
auparavant qu’une valeur de simple recommandation, est désormais contraignante sur le plan
juridique pour tous les États membres de l’Organisation (le Canada est membre depuis le
8 janvier 1990). Un mécanisme de requête individuelle a été créé auprès de la Commission
interaméricaine des droits de l’homme pour mettre en œuvre la Déclaration. Tout individu
résidant sur le territoire d’un État membre peut formuler une requête à la Commission, après
114 Précitée.
115 Pour plus de développements sur cette question des conflits éventuels entre les droits des parents et les droits
des enfants en matière d’éducation, religieuse ou autre, voir : Holly CULLEN, « Education Rights or Minority
Rights? », (1993) 7 International Journal of Law and the Family 143, 160-163.
116 Doc. OEA/Ser.L/V/II.23, doc. 21, rev. 6.
117 Précitée.
45
avoir épuisé les voies de recours internes. La Commission prend des « décisions » (quant à la
recevabilité) et des « rapports » (sur le fond).
L’article 2 de la Déclaration garantit le droit à l’égalité devant la loi :
Toutes les personnes, sans distinction de race, de sexe, de langue, de religion ou autre, sont égales devant
la loi et ont les droits et les devoirs consacrés dans cette déclaration.
L’article 3 de la Déclaration consacre le droit à la liberté de religion et de culture :
Toute personne a le droit de professer librement une croyance religieuse, de la manifester et de la
pratiquer en public ou en privé.
2. - La Convention américaine relative aux droits de l’homme
La Convention américaine relative aux droits de l’homme118, inspirée de la Convention
européenne des droits de l’homme119 et du Pacte international relatif aux droits civils et
politiques120, a été adoptée en 1969 et est entrée en vigueur en 1978. Elle institue divers
mécanismes de contrôle, sur lesquels nous n’insisterons pas puisque le Canada n’est pas
partie à cet instrument. En dépit de ce fait, les tribunaux canadiens et québécois ont fait appel
à quelques reprises à cette convention aux fins de l’interprétation des chartes canadienne et
québécoise.
Le premier paragraphe de l’article premier de la Convention énonce :
1. Les États s’engagent à respecter les droits et libertés reconnus dans la présente Convention et à en
garantir le libre et plein exercice à toute personne relevant de leur compétence, sans aucune distinction
fondée sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, les opinions politiques ou autres, l’origine
nationale ou sociale, la situation économique, la naissance ou toute autre condition sociale.
La Convention consacre son article 12 à la garantie de la liberté de conscience et de
religion :
1. Toute personne a droit à la liberté de conscience et de religion. Ce droit implique la liberté de garder sa
religion ou ses croyances, ou de changer de religion ou de croyances, ainsi que la liberté de professer et de
répandre sa foi ou ses croyances, individuellement ou collectivement, en public ou en privé.
2. Nul ne peut être l’objet de mesures de contrainte de nature à restreindre sa liberté de garder sa religion
ou ses croyances, ou de changer de religion ou de croyances.
3. La liberté de manifester sa religion ou ses croyances ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles
qui, prévues par la loi, sont nécessaires à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de
la morale publics, ou à la sauvegarde des droits et libertés d’autrui.
118 STOEA n
o 36, (1979) 1144 R.T.N.U. 123.
119 Précitée.
120 Précité.
46
4. Les parents, et le cas échéant, les tuteurs, ont le droit à ce que leurs enfants ou pupilles reçoivent
l’éducation religieuse et morale conforme à leurs propres convictions.
L’article 24 garantit l’égalité devant la loi :
Toutes les personnes sont égales devant la loi. Par conséquent, elles ont toutes droit à une protection égale
de la loi, sans discrimination d’aucune sorte.
C. - La Convention européenne des droits de l’homme
Entrée en vigueur en 1953, la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des
libertés fondamentales, mieux connue comme la Convention européenne des droits de
l’homme121 (ci-dessous la CEDH), était mise en œuvre, avant … (sic), par la Commission et
la Cour européennes des droits de l’homme à Strasbourg. Depuis 1999, la Commission a
disparu et la Cour reste le seul organe d’application de la Convention. Bien que le Canada ne
soit pas partie à la Convention et à ses protocoles, les décisions de la Commission européenne
et les arrêts de la Cour européenne sont très souvent cités par les tribunaux canadiens et
québécois, ce qui s’explique notamment par l’influence que la Convention européenne a
exercée sur les rédacteurs des chartes canadienne et québécoise, celle-ci plus encore que
celle-là122.
L’article 9 de la CEDH garantit la liberté de pensée, de conscience et de religion :
1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique la liberté de
changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction
individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et
l’accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que
celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la
sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des
droits et libertés d’autrui.
L’article 14 de la CEDH, qui a manifestement inspiré l’économie de l’article 10 de la
Charte québécoise, interdit la discrimination :
La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction
aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou
121 Précitée.
122 Voir : William A. SCHABAS, « Le droit européen des droits de la personne dans la jurisprudence canadienne et
québécoise », dans Europes et Amériques – Perspectives convergentes et divergentes sur le droit international,
Actes du colloque commun de la Société québécoise de droit international et de la Société française pour le
droit international, Montréal et Québec, du 6 au 9 octobre 1992, p. 46 et suiv.; Guillaume CLICHE,
« L’utilisation de la Convention européenne des droits de l’homme pour l’interprétation de la Charte
canadienne », (1993) 7 RJEUL 93; José WOEHRLING, « Le rôle du droit comparé dans la jurisprudence des
droits de la personne », dans La limitation des droits de l'homme en droit constitutionnel comparé (sous la
direction de A. de Mestral et autres), Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1986, p. 449-513.
47
toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune,
la naissance ou toute autre situation.
Enfin, l’article 2 du premier protocole additionnel123 à la CEDH énonce :
Nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction. L’État, dans l’exercice des fonctions qu’il assumera
dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, respectera le droit des parents d’assurer cette
éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques.
Comme pour les instruments onusiens précédemment mentionnés, nous nous
contenterons d’analyser la jurisprudence des organes d’application de la CEDH (décisions de
la Commission et arrêts de la Cour) relativement au droit à l’accommodement ou à
l’adaptation en matière religieuse et, accessoirement, aux conditions dans lesquelles l’État
peut organiser un enseignement moral ou confessionnel à l’école publique124.
Dans le domaine du droit à l’accommodement en matière religieuse, la jurisprudence des
organes d’application de la Convention a été, jusqu’à ce jour, plutôt restrictive bien que
l’article 9(1) de la Convention garantisse « la liberté de manifester sa religion ou sa
conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte,
l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites ».
Dans une affaire X. c. Royaume-Uni125, la Commission a conclu qu’une réglementation
imposant le port du casque aux motocyclistes n’entraînait aucune obligation
d’accommodement pour les sikhs à qui leur religion impose de porter constamment un turban.
Dans une autre affaire X. c. Royaume-Uni126, un instituteur de religion musulmane
revendiquait le droit de se rendre à la mosquée le vendredi après-midi en vue de participer à
123 (1955) 213 R.T.N.U. 262, S.T.E. n
o 9.
124 Sur la liberté de religion garantie par la Convention européenne, on pourra notamment consulter les études
suivantes : Jean-François FLAUSS, « Les sources internationales du droit français des religions (2) », Les
Petites Affiches, 10 août 1992, nº 96, 9; Ibid., « Les sources supralégislatives de l’enseignement religieux »,
dans Les statuts de l’enseignement religieux (sous la direction de Francis Messner et Jean-Marie Woehrling),
Paris, Dalloz-Cerf, 1996, p. 17-34; Raymond GOY, « La garantie européenne de la liberté de religion :
L’article 9 de la Convention de Rome », (1991) Revue du droit public et de la science politique 5; Jean
DUFFAR, « La liberté religieuse dans les textes internationaux », (1994) Revue du droit public 939-967; Louis-
Edmond PETTITI, « La Convention européenne des droits de l’homme et la liberté religieuse » dans Droit,
liberté et foi (Actes du cycle de conférences proposé par le cardinal J.-M. Lustiger avec le concours de l’Ordre
des avocats au Barreau de Paris), Paris, Mame-Cujas, 1993, p. 55-77; Francis G. JACOBS et Robin C. A.
WHITE, The European Convention on Human Rights, 2e éd., Oxford, Clarendon Press, 1996, p. 211-221, 260-
268; P. VAN DIJK et G. J. H. VAN HOOF, Theory and Practice of the European Convention on Human
Rights, 2e éd., Deventer, Kluwer, 1990, p. 397-407 et 467-477; Luzius WILDHABER, « Kommentierung des
Artikels 2 ZP » dans International Kommentar zur Europaïschen Menschenrechtskonvention, Köln, Carl
Heymanns Verlag, 1995; Gérard COHEN-JONATHAN, La Convention européenne des droits de l’homme,
Paris, Économica, 1989, p. 481-499; Gérard GONZALES, La Convention européenne des droits de l’homme et
la liberté des religions, Paris, Économica, 1997; Malcolm D. EVANS, Religious Liberty and International Law
in Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.
125 Requête nº 7992/76; DR vol. 14, p. 234.
126 Requête nº 8160/78; DR vol. 22, p. 27.
48
la prière. La Commission lui oppose l’obligation contractuelle le liant à l’école. Le requérant
est considéré comme ayant accepté en toute connaissance de cause les exigences de l’emploi
qu’il occupe. Par la suite, la Commission juge inutile de déterminer avec certitude s’il existait
une obligation religieuse de se rendre à la mosquée pour la prière du vendredi après-midi127.
La même position a été adoptée dans plusieurs décisions postérieures, y compris dans des cas
où l’employé s’était converti à la religion après le début de son emploi, l’argument de la
renonciation contractuelle étant donc encore moins convaincant. Il faut souligner que
l’argument selon lequel l’obligation contractuelle liant un employé peut être considérée
comme entraînant une renonciation de celui-ci à la réclamation d’un accommodement de
nature religieuse lorsque ses croyances l’empêchent de respecter une condition d’emploi n’a
guère été retenu par les tribunaux canadiens128. On comprend qu’à la limite, un tel
raisonnement ferait tout simplement disparaître l’existence même de l’obligation
d’accommodement en matière d’emploi.
Dans le domaine des facilités réclamées par les détenus pour des raisons religieuses, la
jurisprudence européenne a également opté jusqu’à présent pour une perspective prenant
largement en compte les exigences de la détention pénitentiaire et a retenu des positions
plutôt restrictives en faisant prévaloir les raisons de protection de l’ordre sur les
revendications des détenus, même lorsque celles-ci paraissaient pourtant raisonnablement
reliées à des pratiques religieuses, par exemple pouvoir utiliser un chapelet à prières,
s’adonner à des exercices de yoga, disposer de livres sur le bouddhisme ou envoyer un article
pour publication dans une revue de nature religieuse129.
127 Dans l’affaire Bergevin, précitée, un des arguments des défendeurs consistait à prétendre que, si l’on permet aux
enseignants juifs de s’absenter un jour par an pour le Yom Kippour, d’autres risqueraient de s’appuyer sur ce
précédent pour réclamer des arrangements plus considérables, comme le droit de s’absenter un jour par semaine
le vendredi, et, dès lors, le principe d’égalité empêcherait qu’on refuse aux uns ce qu’on a reconnu aux autres.
La Cour suprême a cependant écarté ce motif de la façon suivante, par la voix du juge Cory : « Je reconnais que,
dans d’autres cas, il pourra exister des circonstances où l’accommodement raisonnable serait impossible. Par
exemple, si un enseignant devait, à cause de ses croyances religieuses, s’absenter tous les vendredis de l’année,
il pourrait bien alors être impossible pour l’employeur de composer raisonnablement avec les croyances et les
exigences religieuses de cet enseignant » (p. 551). Autrement dit, les limites de l’obligation d’accommodement
découlent du concept même d’accommodement « raisonnable » : si les musulmans demandaient un jour de
congé par semaine, plutôt qu’un jour par an comme les juifs, cela ne serait pas raisonnable et n’entraînerait donc
pas d’obligation correspondante pour l’employeur. On constate donc que la Cour suprême arriverait
probablement au même résultat que la Commission européenne, mais par un raisonnement différent. Alors que
la Commission écarte d’emblée l’existence même du droit à l’accommodement, à cause de l’obligation
contractuelle, la Cour suprême accepterait l’existence de cette obligation, mais arriverait probablement à la
conclusion que l’accommodement demandé, un congé tous les vendredis, entraînerait une contrainte excessive
pour l’employeur et, par conséquent, ne serait pas raisonnable.
128 La Commission des droits de la personne du Québec considère que, la liberté de religion étant d’ordre public,
on ne peut y renoncer contractuellement (la même chose étant sûrement vraie pour la protection contre la
discrimination fondée sur la religion); voir Les contraintes vestimentaires d’ordre religieux applicables au
personnel de certaines écoles privées. Aspects juridiques, par Me Pierre Bosset, conseiller juridique, Direction
de la recherche, Commission des droits de la personne du Québec, document adopté à la 388e séance de la
Commission tenue le 21 décembre 1994, par sa résolution COM-388-6.1.4 (cat. 120-4), p. 9 et 10.
129 Pour plus de détails, voir M. D. EVANS, précité, p. 308-309.
49
Dans l’affaire Valsamis c. Grèce du 18 décembre 1996130, la Cour refuse de reconnaître
l’existence d’un droit à la dispense au profit des élèves d’une école secondaire pour ce qui est
de la participation à un défilé commémoratif de nature patriotique et militaire (huit membres
de la Commission sont d’une opinion contraire), les juges majoritaires affirmant de façon
péremptoire que la manifestation en cause était neutre et civique, sans connotation religieuse.
Selon nombre d’auteurs ayant analysé la décision, ainsi que pour les juges dissidents, la
majorité se substituait ainsi à l’individu pour décider ce qui était compatible ou non avec sa
conscience, alors que, dans de tels cas, la Cour devrait plutôt accepter la perception subjective
du requérant à moins qu’il ne puisse être démontré qu’elle est non fondée ou
déraisonnable131.
Dans l’affaire Karaduman c. Turquie132 du 3 mai 1993, la Commission européenne des
droits de l’homme a jugé non contraire au droit de manifester ses convictions religieuses le
refus de délivrance de diplôme opposé à la requérante – une étudiante licenciée en
pharmacie – par une université d’État turque, selon le motif que, contrairement au règlement
en vigueur, elle n’avait pas produit une photographie d’identité sur laquelle elle apparaissait
sans hidjab. La Commission développe, pour arriver à ce résultat, une triple motivation. En
premier lieu, un diplôme universitaire est jugé comme ne constituant pas un support adéquat
pour la manifestation de convictions religieuses : la photographie y est apposée à des fins
d’identification seulement. En second lieu, la fréquentation d’une université publique doit
être considérée comme entraînant l’acceptation des règles destinées à en assurer le caractère
laïque et, par conséquent, la renonciation à l’exercice de certains éléments de la liberté de
manifester sa religion (on retrouve donc l’idée de renonciation contractuelle, dans un
contexte, celui de l’éducation supérieure, où elle semble cependant peu pertinente). Enfin, la
manifestation extérieure des croyances religieuses par le port du foulard islamique est
assimilée à une pression sur les étudiants qui ne pratiquent pas la religion musulmane ou qui
adhèrent à une autre religion, susceptible de mettre en cause aussi bien l’ordre public que le
respect dû aux opinions d’autrui. Cette deuxième motivation s’explique bien sûr par le fait
qu’en Turquie la religion musulmane est dominante, si bien que la Commission semble avoir
été préoccupée de protéger les minorités religieuses de ce pays.
En matière d’objection de conscience contre le service militaire, les organes de la
Convention européenne ont également adopté des positions fort restrictives133.
Par conséquent, on constate que, comme c’est aussi le cas pour le Comité des droits de
l’homme des Nations Unies, les organes d’application de la Convention européenne ont
adopté, dans le domaine de l’accommodement en matière religieuse, des positions très
nettement en retrait par rapport à la jurisprudence canadienne et québécoise. Ils définissent de
façon restrictive le concept de pratiques religieuses, tendent à rejeter l’interprétation que fait
130 Rapports 1996-VI.
131 Pour une critique de l’arrêt, voir notamment : Javier MARTINEZ-TORRON et Rafael NAVARRO-VALLS,
« The Protection of Religious Freedom under the European Convention on Human Rights », (1998) 29 Revue
générale de droit 307, 318 et suiv.
132 Karaduman c. Turquie, requête nº 16278/90.
133 Pour plus de détails, voir M. D. EVANS, précité, p. 302-303.
50
le requérant de ses convictions religieuses pour y substituer la leur propre, ont recours de
façon fréquente à l’idée que l’établissement d’un lien d’emploi ou l’inscription dans un
établissement d’enseignement implique l’acceptation de toutes les conditions qui s’y
appliquent et la renonciation à l’exercice de certains éléments de la liberté religieuse et,
finalement, reconnaissent (trop) facilement la légitimité des restrictions apportées par les
États à la liberté de religion sous sa forme extérieure et publique de mise en œuvre de
pratiques et de comportements.
Enfin, là encore comme pour le Comité des droits de l’homme des Nations Unies, nous
constatons que les organes européens sont beaucoup moins exigeants que les tribunaux
canadiens sur la question des conditions dans lesquelles l’État peut organiser un
enseignement religieux à l’école publique. L’existence du droit à la dispense est considérée
comme suffisante pour valider un tel enseignement, même lorsqu’il ne porte que sur une
seule perspective religieuse, et ce droit à la dispense est au surplus interprété de façon parfois
très restrictive. En outre, en matière scolaire, la Cour européenne tient le plus grand compte
de l’existence de solutions de rechange : il est possible de restreindre, dans une école
déterminée, certaines manifestations de la liberté religieuse, dès lors que la diversité du
système éducatif, pris dans son ensemble, offre la possibilité à l’intéressé d’exercer librement
sa religion dans un autre établissement scolaire, fût-il privé134.
Pour conclure au sujet des normes du droit international, nous constatons donc, tant pour
les instruments onusiens que pour la Convention européenne, et plus encore pour ceux-là que
pour celle-ci, un contraste très marqué entre la générosité des termes dans lesquels la liberté
de religion est proclamée et le caractère restrictif de la manière dont elle est concrètement
mise en œuvre dans les décisions judiciaires ou quasi judiciaires des organes d’application de
ces instruments internationaux, en particulier pour ce qui est du droit à l’accommodement ou
à l’adaptation des normes aux exigences de la pratique religieuse. Les décisions de ces
organes restent en tout point en deçà de la jurisprudence québécoise et canadienne et, si l’on
voulait s’en servir pour trouver des arguments, ce ne serait pas pour appuyer les
revendications des demandeurs d’accommodement, mais plutôt les positions de ceux qui
veulent y faire échec. Par contre, en s’appuyant uniquement sur les textes eux-mêmes et en
faisant abstraction des décisions qui les appliquent, il est possible d’avancer des prétentions
fort exigeantes. C’est d’ailleurs parfois de cette façon que le droit international est utilisé dans
le débat public : une interprétation délibérément extensive des normes internationales,
facilitée par la méconnaissance (volontaire ou involontaire) de l’interprétation internationale
authentique, une telle attitude étant souvent fondée sur la volonté d’user du prestige de la
règle internationale pour faire évoluer le droit interne dans une direction considérée comme
souhaitable, mais ni exigée ni même impliquée par ce dernier.
134 Pour plus de détails, voir : José WOEHRLING, Étude sur le rapport entre les droits fondamentaux de la
personne et les droits des parents en matière d'éducation religieuse, précité, p. 121 et suiv.
51
Deuxième partie : Les problèmes soulevés par les manifestations ou conduites religieuses à
l’école publique (droit canadien et comparé)
Introduction : rappel des principes généraux
Comme on l’aura compris à la lecture des développements de la première partie, les
manifestations ou conduites religieuses à l’école publique appellent l’application de règles et
de solutions différentes selon qu’elles sont le fait des autorités scolaires, des élèves ou des
enseignants et, dans ce dernier cas, selon que les enseignants agissent en qualité de
représentants de l’école ou en tant que personnes privées.
Lorsqu’il s’agit de conduites ou de manifestations dont l’initiative est prise par les
autorités scolaires ou les enseignants en qualité de représentants de l’école, elles sont
soumises au principe de neutralité religieuse de l’État (ou principe de laïcité) et au respect du
droit au libre exercice négatif des élèves, c’est-à-dire à leur droit de ne subir aucune pression
ou coercition à la conformité religieuse, de même qu’à l’obligation de l’État de ne pas faire
de discrimination religieuse, directe ou indirecte. Comme nous l’avons déjà vu dans la
première partie, cette liberté religieuse négative des élèves – et de leurs parents – a été
généralement interprétée de façon stricte par les tribunaux canadiens, si bien qu’à première
vue, sous réserve de certaines précisions, les conduites ou manifestations religieuses dont les
autorités scolaires pourraient prendre l’initiative sont prohibées, ou du moins étroitement
circonscrites, dans la mesure précisément où elles sont considérées comme susceptibles
d’exercer une pression inacceptable sur les élèves et, en privilégiant certaines religions, d’être
également discriminatoires.
Lorsqu’il s’agit de conduites ou de manifestations dont l’initiative est prise par les élèves
– ou leurs parents -, elles relèvent du droit au libre exercice positif, c’est-à-dire du droit de
ceux-ci de manifester leurs convictions religieuses par des pratiques et de leur droit de ne pas
subir de discrimination religieuse directe ou indirecte de ce fait. Si ce droit entre en conflit
avec des normes scolaires neutres (c’est-à-dire dont l’objet, sinon les effets, n’est pas de
promouvoir ou d’interdire une croyance ou une pratique religieuse), les autorités scolaires se
retrouvent sous le coup d’une obligation d’accommodement ou d’adaptation, à moins qu’elles
ne puissent démontrer que l’accommodement ou l’adaptation en cause entraînerait une
contrainte excessive.
Lorsqu’il s’agit de conduites ou de manifestations dont l’initiative est prise par les
enseignants en tant que personnes privées (par exemple, le port d’un symbole religieux), la
question est plus complexe, car il faut tenir compte à la fois du droit au droit au libre exercice
positif des enseignants et de l’obligation de neutralité religieuse qui s’impose à eux dans le
cadre de l’école.
La conjonction de ces principes produit des conséquences qui ne sont pas toujours faciles
à comprendre à première vue ou à expliquer. Ainsi, dans l’opinion publique, on se demande
parfois s’il est bien logique de « sortir » les religions majoritaires de l’école publique (comme
la Cour d’appel de l’Ontario l’a fait pour les prières et l’enseignement confessionnel
52
chrétiens) et, dans le même mouvement, de consentir à des accommodements qui y font
« entrer » les religions minoritaires (autorisation du port du kirpan et du hidjab, dispenses
pour les fêtes religieuses, etc.). Paradoxalement, semble-t-il, après avoir demandé l’abolition
des pratiques majoritaires en invoquant sa liberté négative, la minorité invoque sa liberté
positive pour obtenir l’autorisation de ses propres pratiques. La réponse est que, dans le
premier cas, il s’agissait de manifestations religieuses imposées ou endossées par l’autorité
publique (cependant, comme nous l’avons vu, il aurait été théoriquement possible de
considérer que l’existence d’une possibilité de dispense protégeait suffisamment la liberté de
religion et de conscience), alors que, dans le deuxième cas, il s’agit d’aménagements
réclamés par des individus qui veulent pratiquer leur religion.
Parmi les idées bien implantées dans l’opinion commune, on trouve également celle
voulant que les accommodements reconnus en matière religieuse constituent des
« privilèges » qui entraînent une rupture de l’égalité entre citoyens. Cependant, on méconnaît
par là que l’accommodement est précisément une conséquence du droit à l’égalité, conçu
comme le droit des minorités – religieuses en l’espèce – de maintenir leurs différences par
rapport à la majorité en bénéficiant d’accommodements et d’adaptations à l’égard de normes
neutres, applicables de façon uniforme à tous, mais qui ont des effets préjudiciables sur la
liberté religieuse de certains groupes. Un traitement identique appliqué dans un contexte de
pluralisme religieux risque d’entraîner des conséquences oppressives et injustes, parce qu’il
oblige les minoritaires à s’aligner sur le modèle hégémonique de la majorité; il leur refuse la
reconnaissance de leur identité propre.
Enfin, un autre argument souvent entendu veut que les accommodements réclamés par
les minorités soient incompatibles avec les droits de la majorité et obligent cette dernière à
modifier son mode de vie pour l’adapter à celui des minorités. Lorsque les conduites et
manifestations religieuses en cause relèvent de l’initiative individuelle, ce reproche n’est
d’habitude pas fondé, car minoritaires et majoritaires ont alors des droits compatibles et
même convergents. Permettre le hidjab et le kirpan à l’école non seulement n’est pas
incompatible avec le fait d’y permettre le port de la croix, mais l’un exige l’autre à cause du
principe de non-discrimination; le port de leurs signes par les minoritaires n’a pas d’effet
négatif sur le mode de vie de la majorité. Par contre, lorsqu’il s’agit de décisions relevant de
l’établissement scolaire, comme les cours d’enseignement religieux ou les prières organisés
par l’école elle-même, il peut y avoir effectivement conflit entre les droits de la majorité, si
celle-ci veut de tels arrangements, et ceux de la minorité, si cette dernière s’estime brimée par
leur existence. Sauf à considérer que les droits de la minorité sont suffisamment sauvegardés
par l’existence d’un droit à la dispense, ce que les tribunaux canadiens ont refusé, il faut alors
donner raison à l’une et tort à l’autre des deux positions. Pourtant, il n’est pas illogique ou
illégitime d’estimer que, lorsque les minoritaires veulent la disparition des prières ou de
l’enseignement confessionnel dont ils ont la liberté de s’absenter, ce sont eux qui font preuve
d’intolérance en refusant les concessions souhaitables. À tort ou à raison, ce n’est pas
l’optique qui a été retenue en droit canadien. Si l’on prend cet autre exemple, si minorité et
majorité ne s’entendent pas sur la présence de symboles religieux placés sur les murs de
l’école par la direction de celle-ci, aucune solution de compromis n’est possible. Dans de tels
cas, la majorité devra effectivement changer ses habitudes pour s’ajuster à la minorité.
53
Néanmoins, on peut sans doute partir de l’idée que, dans tous les cas où cela est possible,
les accommodements devraient de préférence consister en des dispenses, exemptions et
exceptions au profit des minoritaires plutôt qu’en des modifications structurelles du système
en place pour la majorité. Si ce principe n’a pas été retenu pour les prières et l’enseignement
confessionnel à l’école, il l’a par contre été, comme nous l’avons constaté, pour la question
des fêtes religieuses, les tribunaux ayant refusé la solution du réaménagement structurel du
calendrier scolaire au profit du système des autorisations d’absences individuelles135. Le
respect d’un tel principe facilite également la prise en compte de l’égalité religieuse. Une
modification structurelle rompt l’égalité religieuse, à moins que toutes les religions ne soient
mises sur un pied d’égalité, ce qui est la plupart du temps impossible. Par exemple, dans le
domaine des congés pour fêtes religieuses, des aménagements structurels tenant compte de
toutes les religions existantes deviendraient ingérables. Par contre, des aménagements
individuels, sous forme de dispenses ou d’exemptions, permettent de considérer tout le
monde sur un pied d’égalité et facilitent le fonctionnement du système scolaire.
Dans l’examen des différents problèmes relatifs à la place de la religion en milieu
scolaire, nous ferons appel au droit comparé pour mettre en perspective les solutions du droit
canadien et québécois, lorsqu’elles existent, et pour tenter de prévoir leur orientation possible,
lorsqu’elles n’existent pas. À cet égard, étant donné que les tribunaux canadiens semblent
assez nettement vouloir s’aligner en matière de liberté religieuse sur les positions des
tribunaux des États-Unis, celles-ci présentent un grand intérêt comparatif136. Nous nous
contenterons cependant de donner une idée générale de la situation américaine, car la matière
est extrêmement complexe et un traitement approfondi dépasserait à la fois les besoins et les
135 Deux raisons peuvent expliquer cette différence de traitement. En premier lieu, les tribunaux semblent avoir
considéré, sur la base de la preuve factuelle présentée par les parties, que l’obligation de demander une dispense
de participation aux prières ou à l’enseignement confessionnel était beaucoup plus susceptible d’entraîner la
marginalisation des élèves concernés que l’obligation de présenter un billet des parents justifiant une absence en
raison d’une fête religieuse. Cette analyse semble assez réaliste, car, alors que l’absence pour une fête religieuse
est épisodique et que l’élève concerné pourrait avoir été absent pour toutes sortes d’autres motifs, la non-
participation aux prières ou à l’enseignement est régulière et systématique et ses motifs sont facilement
identifiables par les pairs. En second lieu, le calendrier scolaire a des justifications laïques, alors que les prières
et l’enseignement confessionnel sont destinés à favoriser les convictions et la pratique religieuse, ce qui, comme
nous l’avons vu, constitue, selon la jurisprudence, un objectif incompatible avec les chartes et, donc,
inacceptable sous le régime de leurs clauses limitatives.
136 Sur la pertinence du recours au droit des États-Unis pour trouver des solutions aux problèmes canadiens de
liberté religieuse, voir notamment : Terri A. SUSSEL, Canada’s Legal Revolution: Public Education, the
Charter and Human Rights, Toronto, E. Montgomery, 1995, à la p. 142 : « After Zylberberg, members of
Canada’s legal community would not be surprised when important aspects of American rights-oriented
jurisprudence would be selectively used and incorporated by Canadian judges to underwrite or uphold more
expansive notions of minority rights. »; H. McCONNELL et J. PYRA, « The influence of American Case Law
on Canadian School Law: A Response to Manley-Casimir and Pitsula », (1989) 2 Education and Law Journal
209, 211 : « […] in a context in which the doctrine of binding prededent is weakening over much of the
common law world, the judicial focus inevitably shifts to what reasoning is most cogent and “persuasive” in
particular fact situations. In such situations Canada can, and does, draw on the judicial reasoning of the
European Court of Human Rights in Strasbourg and the Supreme Court of the United States, but particularly on
the latter tribunal »; M. McANDREW, précité, p. 141 : « Parce que la définition de la laïcité y est plus
dynamique et moins liée à une crispation identitaire qu’en France, le débat américain relatif à la place de la
religion [à l’école] apparaît comme potentiellement plus fécond. »
54
limites matérielles de notre étude137. Depuis le début des années 90, à la suite de
changements dans la jurisprudence de la Cour suprême, les tribunaux américains aboutissent
rarement à la conclusion que les accommodements en matière religieuse sont exigés par la
clause de libre exercice du Premier Amendement de la Constitution fédérale. Ils abordent
plutôt la question en se demandant si de tels accommodements, dans la mesure où le
législateur fédéral ou étatique en prend l’initiative (ce qui est fréquent), sont autorisés en
vertu de la clause de non-établissement du même Premier Amendement. À cette question, ils
répondent plus volontiers qu’auparavant par l’affirmative138. Par ailleurs, un certain nombre
de cours suprêmes étatiques sont arrivées à la conclusion que les accommodements religieux
étaient exigés par la constitution de leur État respectif et que leur adoption s’imposait au
législateur concerné. On comprend donc la complexité du droit américain, car il faut tenir
compte, sur le plan jurisprudentiel, de la distinction entre les accommodements
constitutionnellement exigés et ceux simplement autorisés, selon le cas, par la Constitution
fédérale ou celle de l’État, ainsi que des textes législatifs, fédéraux ou étatiques par lesquels
le pouvoir politique est venu créer des accommodements (dont le pouvoir judiciaire peut
évidemment être appelé à vérifier la constitutionnalité). Finalement, on remarquera que, sur le
plan fédéral, le changement d’attitude de la Cour suprême des États-Unis, consistant à laisser
au législateur une plus grande latitude pour adopter des accommodements, mais sans
généralement les lui imposer, a pour effet de favoriser les religions majoritaires au détriment
des religions minoritaires, ces dernières ne jouissant pas de la même représentation au sein
des corps législatifs. Ce résultat est regrettable, car la portée des droits de la personne, en
particulier la liberté religieuse, ne devrait pas être laissée au bon vouloir des organes
politiques contrôlés par la majorité139.
137 Nous tirons les renseignements sur la situation juridique aux États-Unis des sources suivantes : United States
Departement of Education Guidelines, Student Religious Expression in Public Schools, revised May, 1998
(accessible sur le site www.ed.gov/inits/religionandschools/); American Civil Liberties Union, The
Establishment Clause And Public Schools. An ACLU Legal Bulletin, ACLU, 1996 et Religion in the Public
Schools: A Joint Statement of the Current Law, ACLU, 1996 (accessible sur le site
www.aclu.org/issues/religion/); Religion in the Public Schools. Guidelines for a Growing and Changing
Phenomenon, Anti-Defamation League, 2001 (accessible sur le site www.adl.org); Charles C. HAYNES et
Oliver THOMAS, Finding Common Ground. A Guide to Religious Liberty in Public Schools, First Amendment
Center, 2001 (accessible sur le site www.freedomforum.org); James E. RYAN, « The Supreme Court and
Public Schools », (2000) 86 Virginia Law Review 101, 147 et suiv.; Samina QUDDOS, « Accommodating
Religion in Public Schools: Must, May or Never? », (2001) 6 Journal of Islamic Law and Culture, 67; Michael
McCONNELL, « Accommodation of Religion », (1985) Supreme Court Review. 1; Idem, « Free Exercice
Revisionism and the Smith Decision », (1990) 57 University of Chicago Law Review, 1109; Idem,
« Accommodation of Religion: An Update and a Response to the Critics », (1992) 60 George Washington Law
Review, 685.
138 Pour un exposé de la situation américaine actuelle sur le plan constitutionnel, voir : Michael McCONNELL,
« Accommodation of Religion: An Update and a Response to the Critics », loc. cit. Voir également, pour un
article plus synthétique et plus abordable pour des non-spécialistes : Michael McCONNELL, « Neutrality,
Separation and Accommodation: Tensions in American First Amendement Doctrine », dans Law and Religion
(sous la direction de Rex J. Ahdar), précité, p. 63. L’auteur écrit notamment : « Non-specialists are often
surprised at the chaotic, controversial and unpredictable character of the constitutional law of church and state
in the United States. […] An examination of constitutional controversies in the courts shows […] that the law in
this field is very much in flux and that, even before the changes of the 1990s, the law was riddled with
inconsistencies and incoherence » (p. 63).
139 Au Canada, la question de l’accommodement en matière religieuse s’est presque uniquement posée, jusqu’à
présent, sous l’angle des accommodements exigés par la Constitution (ou par une loi sur les droits de la
55
Conformément à notre mandat, nous ne traiterons pas dans la présente étude des
questions reliées aux systèmes d’enseignement religieux non dogmatique – un enseignement
culturel sur les religions plutôt qu’un enseignement confessionnel d’une religion –, qui
pourraient être considérés comme conformes aux chartes canadienne et québécoise140.
I. - Les prières et les célébrations, cérémonies ou autres activités religieuses ou à
connotation religieuse
A. - Les prières et les célébrations, cérémonies ou autres activités religieuses ou à
connotation religieuse dont l’initiative est prise par les autorités scolaires
Comme nous l’avons vu dans la première partie, les prières et les célébrations ou
exercices religieux organisés par l’autorité scolaire ont été jugés inconstitutionnels au
Canada, l’existence d’une possibilité de dispense n’ayant pas été considérée comme
suffisante pour justifier de tels arrangements. Soulignons que la solution adoptée par les
tribunaux canadiens semble nettement avoir été inspirée par celle retenue aux États-Unis, où
les tribunaux ont déclaré contraires à la clause de non-établissement du Premier Amendement
toutes les formes de prière organisées ou endossées par les autorités scolaires141. En se
fondant sur une analyse de l’arrêt Zylberberg142 et en tenant compte du droit américain,
l’auteur Carol Stephenson, dans une étude fouillée, a tenté de dégager quels exercices
religieux organisés par l’école pourraient être considérés comme conformes à la Charte
canadienne143. Ses conclusions sont notamment les suivantes :
personne) lorsqu’il y a atteinte à la liberté de religion ou à l’égalité en matière religieuse. Un des rares cas où la
question a été soulevée sous l’angle de la constitutionnalité des accommodements volontairement consentis par
le pouvoir politique est l’affaire Grant, précitée, dans laquelle les mesures prises par le commissaire de la GRC
pour que les membres de celle-ci soient autorisés à porter des symboles religieux ont été contestées, mais sans
succès, en vertu de la Charte canadienne. Le deuxième volet de l’article 20 de la Charte québécoise, qui autorise
la discrimination religieuse lorsqu’elle est « justifiée par le caractère […] religieux […] d’une institution sans
but lucratif ou qui est vouée exclusivement au bien-être d’un groupe ethnique », constitue un accommodement
législatif qui, en théorie, pourrait être considéré comme contraire aux droits constitutionnels des victimes de la
discrimination ainsi autorisée. Mais cette disposition serait fort probablement considérée comme une atteinte
justifiable dans la mesure où, comme le disait le juge Beetz dans l’affaire Brossard, précitée, « l’art. 20 protège
le droit de s’associer librement pour exprimer des opinions particulières ou pour exercer des activités
particulières ».
140 On trouvera des développements sur cette question dans : J. WOEHRLING, Étude sur le rapport entre les
droits fondamentaux de la personne et les droits des parents en matière d’éducation religieuse, précité, p. 55 et
suiv.
141 Voir les sources citées à la note 136.
142 Précité.
143 Carol A. STEPHENSON, « Religious Exercises and Instruction in Ontario Public Schools », (1991) 49
University of Toronto Faculty of Law Review 82. Voir également, dans le même sens : Banafsheh
SOKHANSANJ, « Our Father Who Art in the Classroom: Exploring a Charter Challenge to Prayer in Public
Schools », (1992) 56 Saskatchewan Law Review 47-77; J. C. LONG et R. F. MAGSINO, « Legal Issues in
Religion and Education », 4 Education and Law Journal 189, 190 et suiv.
56
- Toute forme de prière, verbale ou silencieuse, uniconfessionnelle ou
multiconfessionnelle, serait sûrement considérée comme contraire à la Charte144.
- En théorie, il serait possible d’imaginer des lectures faisant une place égale à toutes
les croyances religieuses, quasi religieuses et non religieuses, sans aucun élément
d’endoctrinement ni de favoritisme, mais en pratique un tel équilibre serait
probablement impossible à atteindre.
- Une mesure prévoyant un moment de silence pouvant être consacré, au choix des
enfants, à la prière, à la méditation ou à la réflexion, sans qu’aucune de ces activités
ne soit privilégiée, serait probablement considérée comme conforme à la Charte
canadienne.
Pour relativiser le résultat obtenu sur cette question par les tribunaux canadiens et
américains, et montrer qu’il ne fait pas l’objet d’un consensus général, on peut mentionner la
situation qui a cours en Allemagne et au Royaume-Uni.
En Allemagne, la Cour constitutionnelle a jugé que, compte tenu des circonstances
concrètes dans lesquelles elles se déroulaient, les prières œcuméniques organisées à l’école
publique par l’administration scolaire et à l’égard desquelles il était relativement facile
d’obtenir une dispense n’étaient pas incompatibles avec la protection de la liberté de
religion145. La Cour allemande a considéré qu’il existait concurremment une liberté positive
de proclamer ses convictions religieuses et une liberté négative de ne pas être forcé de se plier
aux convictions d’autrui. Elle est ensuite parvenue à la conclusion que le fait d’exiger des
minoritaires qu’ils demandent d’être dispensés de participer aux prières ne les plaçerait
qu’exceptionnellement dans « une situation de marginalisation insupportable ». À l’inverse,
permettre que l’objection d’un seul élève minoritaire l’emporte automatiquement sur les
droits des élèves de la majorité d’exprimer leurs croyances à l’école serait complètement
disproportionné par rapport au préjudice éventuel supporté par les minoritaires. La Cour a
donc considéré que la restriction relativement mineure, selon elle, de la liberté négative des
minoritaires était amplement justifiée par l’objectif d’assurer la liberté positive des élèves
majoritaires désireux d’exprimer leurs convictions. On remarquera que la Cour allemande a
beaucoup insisté sur les conditions concrètes dans lesquelles se déroulaient les prières en
cause pour justifier la légitimité de celles-ci, tout comme la Cour d’appel de l’Ontario, dans
l’affaire Zylberberg146, a donné beaucoup d’importance au témoignage des psychologues qui
étaient venus affirmer que certains enfants souffraient considérablement des réactions de
leurs pairs provoquées par le fait qu’ils soient dispensés de participer aux exercices religieux.
Par conséquent, on retrouve ici une caractéristique déjà soulignée précédemment de la
144 Dans l’arrêt Canadian Civil Liberties Association, précité, à la p. 372, la Cour note, à propos d’un cours de
religion dont il est prévu dans le programme qu’il doit se terminer par une « prière silencieuse » : « In a
programme that is purely educational and not indoctrinal or devotional, there would be no place for a prayer of
any kind » (la Cour).
145 (1979) 52 BverfGE, 223. Voir : J. WALDMAN, « Communities in Conflict: The School Prayer in West
Germany, The United States and Canada », (1991) 6 Canadian Journal of Law and Society 27.
146 Précitée.
57
problématique qui nous occupe, à savoir que les principes théoriques qu’il est possible de
dégager en la matière ne permettent généralement pas à eux seuls de trouver une solution à
des problèmes concrets, car il faut également accorder beaucoup d’importance aux
circonstances de faits particulières à chaque situation examinée.
Au Royaume-Uni, en vertu de la Loi sur l’éducation de 1996, l’éducation religieuse et
les prières collectives, d’orientation principalement chrétienne dans les deux cas, continuent
de faire partie du curriculum obligatoire dans les écoles publiques, les parents qui le désirent
ayant cependant la possibilité d’en faire dispenser leurs enfants147.
Au Canada et au Québec, la question des prières et activités religieuses dont les
enseignants et les administrateurs scolaires prennent l’initiative à titre personnel ne semble
pas avoir été soulevée en jurisprudence. Aux États-Unis, il serait contraire à la Constitution,
pour ces deux catégories de personnes, de prier avec les élèves ou en leur présence ou encore,
de façon plus générale, en leur capacité de représentants ou de porte-paroles de l’école.
Compte tenu du fait que les élèves d’une école sont très impressionnables et constituent un
auditoire captif, les enseignants et les administrateurs scolaires, lorsqu’ils agissent en cette
capacité, doivent s’abstenir de tout comportement sollicitant ou encourageant soit une activité
à contenu religieux, soit une activité à contenu antireligieux. Par conséquent, leur liberté
d’expression constitutionnellement protégée peut être validement limitée.
Toujours aux États-Unis, il est interdit aux écoles et aux enseignants de célébrer les fêtes
religieuses, car il s’agit d’une forme de pratique religieuse. Par contre, il est permis
d’expliquer de façon pédagogique (teach about) la signification des fêtes religieuses, dans la
mesure où les explications sont objectives et contribuent à enrichir les connaissances des
élèves. À cette fin, il est possible de faire usage de formes artistiques (musique, littérature, art
dramatique) à thème religieux, à condition qu’elles soient présentées de façon
« religieusement neutre » et pourvu que l’effet global ne soit ni de promouvoir ni de déprécier
la religion en général ou une religion en particulier. Par contre, il est inconstitutionnel de
présenter ou d’afficher des œuvres d’art religieuses de façon permanente dans les écoles. Si
les activités pédagogiques relatives à une fête religieuse sont incompatibles avec les
convictions ou la sensibilité religieuses d’un élève ou de ses parents, celui-ci doit être
dispensé d’y participer dans des conditions qui ne risquent pas de le marginaliser et sans que
cela n’affecte son dossier scolaire ou ses évaluations.
En France, sauf dans les trois départements d’Alsace-Moselle, l’école publique ne
dispense aucun enseignement religieux. Néanmoins, il est prévu que les écoles primaires
vaqueront un jour par semaine, en plus du dimanche, afin de permettre aux parents qui le
désirent de faire donner à leurs enfants l’instruction religieuse en dehors des bâtiments
scolaires. Au secondaire, des aumôneries peuvent exister dans les lycées et collèges à la
demande des parents, financées par ces derniers. Dans les trois départements d’Alsace- 147 S. POULTER, « The religious education provisions of the Education Reform Act 1988 », (1990) 2 Education
and the Law 1; Francis LYALL, « Religous Law and its Applications by Civil and Religious Jurisdictions in
Great-Britain », dans La religion en droit comparé à l’aube du 21e siècle (sous la direction de Ernest Caparros
et Louis-Léon Christians), Bruxelles, Bruylant, 2000, p. 251, aux p. 260 et 261; Anwar N. KHAN, « Daily
Collective Worship and Religious Education in Britain », (1995) 24 Journal of Law and Education 601.
58
Moselle, en vertu du droit local, le régime en vigueur est tributaire de la législation antérieure
à 1871. Dans les établissements publics primaires et secondaires, l’enseignement religieux est
intégré au curriculum et ceux qui le dispensent sont en principe rémunérés par l’État.
L’inscription à ces cours est cependant facultative pour les parents148. Il n’existe pas en
France de prières ou d’exercices religieux dans les écoles publiques.
B. - Les prières et les célébrations, cérémonies ou autres activités religieuses ou à
connotation religieuse dont l’initiative est prise par les élèves
S’il est interdit aux autorités scolaires d’organiser des prières ou des célébrations ou
exercices religieux à l’école publique, qu’en est-il lorsque les mêmes manifestations sont de
l’initiative des élèves? Nous n’avons trouvé aucune décision québécoise ou canadienne sur ce
point. Par contre, cette problématique est bien connue aux États-Unis, où elle a fait l’objet de
nombreuses décisions de justice, de législations adoptées sur le plan fédéral et étatique et de
lignes directrices émises par le ministère fédéral de l’éducation.
Les élèves peuvent prier ensemble ou séparément à l’école, en dehors des temps
pédagogiques proprement dits (non-curricular periods), à la condition que cela ne dérange
pas de façon significative le cours des activités scolaires et ne porte pas atteinte aux droits
d’autrui. Sur ce dernier plan, les autorités scolaires ont la responsabilité de s’assurer que les
comportements religieux adoptés par certains étudiants ne constituent pas une forme de
pression ou de coercition sur d’autres élèves. Les élèves ont le droit de s’engager dans des
prières individuelles ou collectives et dans des discussions de nature religieuse durant la
journée scolaire au même titre que dans d’autres activités expressives comparables. Par
exemple, ils ont le droit de lire la bible ou d’autres écritures sacrées et de prier avant les repas
et les examens. Les autorités scolaires peuvent réglementer, pour des raisons pédagogiques et
de maintien de l’ordre, les activités expressives des élèves, mais elles ne sauraient adopter des
règles ayant pour effet de discriminer contre l’expression ou les activités religieuses.
Inversement, elles ne doivent pas promouvoir ou encourager les activités ou comportements
religieux personnels des élèves. Il est important de s’assurer que ces comportements partent
véritablement de l’initiative des élèves et qu’aucun employé ou représentant de l’école ne les
encadre ou ne les supervise. Tout comportement des autorités scolaires ou de leurs
représentants qui pourrait être raisonnablement interprété comme un encouragement ou une
promotion des activités religieuses personnelles des élèves ou une façon de les reprendre à
leur compte (endorsement) serait inconstitutionnel.
Les élèves peuvent s’adresser à leurs camarades de classe pour leur parler de sujets
religieux et même tenter de les persuader ou de les convertir, au même titre qu’ils peuvent
chercher à les convaincre sur des sujets politiques. Cependant, les autorités scolaires doivent
s’assurer que ce prosélytisme ne constitue pas du harcèlement.
Les élèves peuvent exprimer leurs convictions religieuses dans leurs travaux écrits et
présentations orales, lesquels devront être évalués en fonction des critères académiques
148 Brigitte BASDEVANT-GAUDEMENT, « Droit et religions en France », dans La religion en droit comparé à
l’aube du 21e siècle, précité, p. 123, aux p. 146-148.
59
ordinaires de contenu et de pertinence et en tenant compte des objectifs pédagogiques
légitimes de l’école.
Les prières et activités religieuses des étudiants doivent avoir lieu en dehors des périodes
scolaires proprement dites et en dehors des salles de classe, même si elles sont volontaires.
De façon plus générale, il faut éviter que ces activités se déroulent devant un auditoire captif.
Elles peuvent avoir lieu dans des endroits comme les couloirs ou la cafétéria de l’école. Quant
à la question des prières prononcées par des élèves, de leur propre initiative, lors de
cérémonies de collation des grades ou d’événements sportifs organisés par l’école, elle a
donné lieu à une jurisprudence contradictoire des tribunaux, la majorité des décisions allant
dans le sens de l’interdiction. Lorsqu’une école permet de façon générale l’usage des lieux et
bâtiments scolaires par des groupes privés, elle doit aussi autoriser, aux mêmes termes et
conditions, des cérémonies privées de collation des grades comprenant des prières ou des
cérémonies religieuses, à condition qu’elles restent bien distinctes de la cérémonie officielle
de remise des diplômes et que les autorités scolaires n’y prennent aucune part.
De façon plus générale, en vertu d’une loi fédérale adoptée en 1984 et applicable à toutes
les écoles publiques secondaires récipiendaires de subventions gouvernementales
fédérales149, dès lors qu’une école permet l’utilisation de ses locaux et facilités avant, après
ou durant la journée scolaire, dans ce dernier cas en dehors des temps pédagogiques
proprement dits, par des groupes ou clubs étudiants à finalité non religieuse, comme un club
de jeu d’échecs ou un club de discussion de sujets politiques (on dit alors qu’elle met en place
un limited open forum), elle doit le permettre également, dans les mêmes conditions, aux
groupes à finalité religieuse, comme un groupe de prières ou d’étude de la Bible. Ces derniers
doivent être créés à l’initiative des étudiants, organisés et dirigés par eux et la participation
doit y être volontaire. Les groupes religieux doivent se voir reconnaître, dans les mêmes
termes que les groupes non religieux, le droit d’utiliser les moyens de communication de
l’école (tableaux d’affichage, journal scolaire, système sonore) pour faire connaître leurs
activités. Les autorités scolaires conservent le droit de réglementer les modalités de
fonctionnement des groupes et clubs étudiants, religieux ou non religieux, dans la mesure
nécessaire pour maintenir le bon fonctionnement pégagogique, l’ordre et la discipline. En
outre, elle peuvent mettre fin à l’existence du système de limited open forum en interdisant
tous les groupes étudiants de façon non discriminatoire.
En vertu d’une décision rendue par la Cour suprême des États-Unis en 2001150 et visant
les écoles primaires et secondaires, une solution similaire s’applique dans les cas où des
organisations religieuses extérieures à l’école sollicitent l’autorisation d’utiliser les locaux et
facilités de celle-ci après la fin de la journée scolaire : l’école devra accorder une telle
autorisation si elle permet l’usage de ses locaux à des organisations non religieuses (after-
school clubs) dans les mêmes conditions. Les autorités scolaires doivent alors prendre de
façon « proactive » toutes les mesures nécessaires pour bien montrer qu’elles n’endossent
pas, ni désapprouvent, les activités des organisations religieuses qui utilisent les locaux de
l’école.
149 Equal Access Act, 20 U.S.C. 4071-74.
150 Good News Club v. Milford Central School, 533 U.S.
60
II. – L’affichage ou l’installation de symboles religieux par les autorités scolaires
L’affichage de symboles religieux, comme une croix ou un crucifix, est-il permis dans
une école publique dont nous avons vu que la Constitution canadienne, telle qu’elle est
interprétée par les tribunaux, affirme le caractère laïque (secular)? Soulignons que, dans la
mesure où l’on trouve encore des croix ou des crucifix sur les murs de certaines écoles
publiques, leur présence n’est cependant pas exigée par la Loi sur l’instruction publique ou
par la réglementation afférente151.
Pour arriver à la conclusion que la présence d’un symbole religieux comme un crucifix
ou une croix restreint la liberté de religion, il faut qu’elle entraîne, vu le contexte, une
contrainte sur le comportement des personnes. En général, cela semble devoir être moins le
cas que pour les prières. Alors que celui qui ne veut pas participer à une prière doit sortir de la
salle ou rester assis pendant que les autres se lèvent, cette manifestation de sa non-adhésion
risquant d’entraîner des réactions négatives à son égard, la présence d’un symbole religieux
n’oblige pas l’individu à afficher ses convictions. Par conséquent, la présence d’un crucifix
dans la salle d’un palais de justice ou à l’Assemblée nationale du Québec, par exemple,
pourrait être considérée comme suffisamment inoffensive pour ne pas restreindre la liberté de
religion. En outre, on pourrait estimer qu’il s’agit d’un symbole qui est désormais plus
culturel que cultuel (religieux). Par contre, sa présence dans une salle de classe est sans doute
plus problématique, étant donné la vulnérabilité et le caractère impressionnable des jeunes
élèves et le fait qu’ils constituent un auditoire captif152. L’affichage d’une croix dans les
locaux de l’administration scolaire, étant donné son caractère moins ostentatoire pour les
élèves, poserait probablement moins de problèmes153.
Aux États-Unis, les symboles religieux, comme les croix, les ménorahs ou les crèches,
peuvent être affichés ou installés temporairement comme aides à l’enseignement à condition
d’être présentés comme des illustrations de l’héritage culturel et religieux associé à une fête
religieuse, mais ne sauraient être affichés ou installés en permanence, ni dans une intention
religieuse, ni même dans une intention décorative154. Cela semble même valoir, bien que ce
soit moins clair, pour les symboles d’origine religieuse qui ont fini par acquérir une valeur
neutre et laïque, comme l’arbre de Noël.
En Allemagne, la Cour constitutionnelle, dans une décision qui a soulevé beaucoup de
controverses, a jugé que la présence d’un crucifix dans une salle de classe était attentatoire
151 Pierre BOSSET, « Pratiques et symboles religieux : quelles sont les responsabilités des institutions
publiques? », dans Les 25 ans de la Charte québécoise, Service de la formation permanente, Barreau du
Québec, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2000, p. 39, à la p. 49 (note 40).
152 Dans le même sens, voir P. BOSSET, loc. cit., p. 51 et 52.
153 Dans une décision où le problème ne se soulevait que de façon très accessoire, et sans motiver son opinion de
façon très explicite, un tribunal ontarien a affirmé que l’affichage « silencieux » de croix et de crucifix dans un
hôpital n’entraînait aucune atteinte à la liberté de religion : Pembroke Civic Hospital c. Ontario (Health
Services Restructuring Commission), 36 O.R. (3d) 41 (Cour divisionnaire de l’Ontario).
154 Dans Stone c. Graham, 449 U.S. 39, la Cour suprême a invalidé un texte qui ordonnait l’affichage des dix
commandements dans les écoles publiques primaires.
61
aux libertés de conscience et de religion des élèves ne professant pas la foi catholique155.
L’opinion majoritaire y a vu une contrainte psychique inacceptable qui porte atteinte au droit
de libre exercice négatif. Alors que, dans sa décision sur la prière à l’école, dont il a été
question précédemment, la Cour allemande avait jugé que la liberté positive de la majorité
d’affirmer ses croyances et la liberté négative de la minorité de ne pas devoir s’y plier
pouvaient être conciliées, elle a cette fois conclu que la croix était trop liée à une religion
particulière, alors qu’une prière peut être conçue de façon œcuménique, et que les élèves qui
s’y objectaient ne pouvaient être dispensés comme pour la prière. La cour a par ailleurs refusé
la position considérant à voir la croix comme la simple expression de la tradition occidentale
ou comme un signe culturel dépourvu de rapport spécifique à une religion particulière.
En Suisse, le tribunal fédéral a déclaré un règlement municipal ordonnant l’installation
de crucifix dans les écoles primaires publiques contraire à l’article 49 de la Constitution
fédérale garantissant la neutralité confessionnelle de l’enseignement à l’école primaire156.
III. – Le port de signes religieux distinctifs
A. - Le port de signes religieux distinctifs par les élèves
1. - Le foulard islamique et le turban sikh
Nous ne connaissons pas de décision canadienne ou québécoise sur le foulard islamique
à l’école, mais la Commission des droits de la personne du Québec a publié en 1994 un
document dans lequel Me Pierre Bosset, conseiller juridique à la Direction de la recherche,
examine les problèmes soulevés par le port du foulard islamique dans les écoles publiques157.
Il en arrive à la conclusion que l’interdiction du voile islamique, ou hidjab, entraîne une
discrimination, directe si les signes d’appartenance religieuse sont interdits en tant que tels,
indirecte si l’interdiction vise un ensemble de vêtements et d’accessoires parmi lesquels les
signes religieux constituent une catégorie parmi d’autres. En outre, il y a restriction de la
liberté de religion. Me Bosset estime qu’à défaut de pouvoir prouver qu’il en résultera une
contrainte excessive, les écoles devront consentir un accommodement consistant à permettre
le port du foulard islamique, à moins qu’il ne s’inscrive « dans un contexte de pression sur les
élèves, de provocation ou d’incitation à la discrimination fondée sur le sexe158 ». Quels sont 155 (1995) 91 BverfGE, 108; traduction en anglais dans (1996) 17 Human Rights Law Journal 458; traduction en
français dans (2000) 50 Revue de droit canonique 35. Pour des commentaires de cette décision, voir
notamment : Michel FROMONT, « République fédérale d’Allemagne : la jurisprudence constitutionnelle en
1994 et 1995 », (1997) Revue du droit public, 354; Constance GREWE et Albrecht WEBER, « L’arrêt de la
Cour constitutionnelle allemande du 16 mai 1995 relatif au crucifix », (1995) 25 Revue française de droit
constitutionnel 183; Jean-Marie WOEHRLING, « Neutralité culturelle et mission culturelle de l’État :
réflexions sur l’arrêt de la Cour constitutionnelle allemande relatif au crucifix dans les écoles », (2000) 50
Revue de droit canonique 29; Olivier JOUANJAN, « Chronique de jurisprudence constitutionnelle
d’Allemagne » (1996) Annuaire international de justice constitutionnelle 964.
156 Europaïsche Grundrechtszeitung, 1991, 94.
157 Le port du foulard islamique dans les écoles publiques. Aspects juridiques, précité. Voir aussi sur cette
question : Ghislain OTIS et Christian BRUNELLE, « La Charte des droits et libertés de la personne et la tenue
vestimentaire à l’école publique », loc. cit. 158 Ibid., p. 16.
62
les facteurs qui permettraient à une école d’échapper à l’obligation d’accommodement en
démontrant que le fait d’autoriser le port de signes d’appartenance religieuse entraînerait des
inconvénients excessifs? Dans son document sur le port du hidjab dans les écoles publiques,
la Commission des droits de la personne mentionne un certain nombre de considérations
pouvant justifier le refus de l’accommodement : le fait que certains symboles religieux
marginalisent les élèves qui les portent (cependant, l’école publique doit éduquer ses élèves
au respect des droits et libertés pour, précisément, éviter qu’une telle marginalisation ne se
produise); les circonstances où il serait démontré que l’ordre public ou l’égalité des sexes sont
en péril; les considérations de sécurité (par exemple, le port du hidjab pourrait se révéler
dangereux dans le cadre d’activités physiques ou de laboratoire)159.
Une décision d’une commission d’enquête ontarienne, qui portait sur une demande
d’accommodement pour le port de symboles religieux à l’école privée, peut également
contribuer à notre réflexion.
Ainsi, dans l’affaire Sehdev c. Bayview Glen Junior Schools Ltd.160, une commission
d’enquête ontarienne présidée par le professeur Peter A. Cumming examinait une plainte de
discrimination formulée contre une école privée qui avait refusé un enfant sikh parce que ses
parents insistaient pour qu’il puisse fréquenter l’établissement en gardant son turban. Or, un
règlement de l’école exigeait que tous les élèves portent le même uniforme et interdisait tout
signe d’appartenance à une religion. Il y avait donc discrimination indirecte fondée sur la
religion. L’accommodement aurait consisté à faire bénéficier le jeune sikh d’une dispense
d’application du règlement. Le projet éducatif de l’école et son lien avec la politique
concernant les exigences vestimentaires étaient formulés de la façon suivante :
Bayview Glen believes in God and holds that He is the supreme being, and the creator of the universe.
Beyond that the school subscribes to no specific religious dogma. Rather we suscribe to those beliefs that
are common to the major organized faiths. We actively promote those precepts and concepts that are
common to those faiths in order to incalculate an awarenss of the sameness that exists. [...] [W]e actively
promote the similarities that exist in our faiths. To this end, the school’s Uniform Policy has been
carefully thought out and developed over many years. [...] This policy requires that we dress outwardly
the same. The uniform is specific, right down to the colour of socks and the lenght of hair. No additions
or deletions are allowed as they detract from our outward promotion of sameness161.
La commission d’enquête est arrivée à la conclusion que la discrimination n’était pas
justifiée parce que les buts poursuivis par l’école avec sa politique vestimentaire n’auraient
pas été compromis par le fait de faire une exception en faveur des sikhs. On comprend qu’une
telle conclusion s’imposerait à plus forte raison dans le cas d’une école publique qui
n’applique aucune politique concernant l’uniforme.
Toujours en Ontario, la Commission provinciale des droits de la personne a adopté en
1996 un exposé de politiques sur la protection des droits en matière religieuse dans lequel elle
159 Ibid., p. 12-15. 160 (1988) 9 C.H.R.R. D/4881 (Ont. Bd. of Inq.). 161 Ibid., p. D/4883.
63
affirme que les milieux de travail, les services et les établissements sont tenus de respecter les
besoins spéciaux en matière de règles portant sur les vêtements, en donnant notamment
comme exemple celui d’une école ne permettant pas aux filles de se couvrir la tête. Si, pour
observer sa religion, une étudiante musulmane doit porter un foulard sur la tête, l’école a le
devoir de le lui permettre162.
En France, dans un avis du 27 novembre 1989, l’Assemblée générale du Conseil d’État a
été amenée à prendre position sur la conformité du port du foulard islamique avec la laïcité de
l’école publique (en fait, pour éviter de s’exposer au grief de discrimination à l’égard de
l’islam, le ministre de l’Éducation nationale avait étendu la question à tous « les signes
d’appartenance à une communauté religieuse », bien que le problème ne se soit concrètement
soulevé qu’à l’égard du « foulard islamique »).
À la question ainsi posée, le Conseil d’État a répondu en adoptant une démarche en trois
temps. Il a commencé par rappeler la portée exacte du concept juridique de laïcité, pour
apporter ensuite une réponse précise au problème soulevé, en affirmant la compatibilité des
comportements en cause avec la laïcité. Enfin, il a indiqué les limites de la liberté ainsi
reconnue aux élèves163.
Le Conseil d’État aborde la portée du concept de laïcité de la façon suivante :
Il résulte des textes constitutionnels et législatifs et des engagements internationaux de la France
susrappelés que le principe de la laïcité de l’enseignement public, qui est l’un des éléments de la laïcité de
l’État et de la neutralité de l’ensemble des services publics, impose que l’enseignement soit dispensé dans
le respect, d’une part, de cette neutralité par les programmes et par les enseignants et, d’autre part, de la
liberté de conscience des élèves. Il interdit conformément aux principes rappelés par les mêmes textes et
les engagements internationaux de la France toute discrimination dans l’accès à l’enseignement qui serait
fondée sur les convictions ou croyances religieuses des élèves.
De cette conception juridique traditionnelle de la laïcité, le Conseil d’État tire une
conséquence nouvelle, soit le droit reconnu aux élèves d’exprimer et de manifester leurs
croyances religieuses à l’intérieur des établissements scolaires :
La liberté ainsi reconnue aux élèves comporte pour eux le droit d’exprimer et de manifester leurs
croyances religieuses à l’intérieur des établissements scolaires, dans le respect du pluralisme et de la
liberté d’autrui, et sans qu’il soit porté atteinte aux activités d’enseignement, au contenu des programmes
et à l’obligation d’assiduité.
Des principes ainsi affirmés, la réponse à la question posée par le ministre découlait
inévitablement : « [...] dans les établissements scolaires, le port par les élèves de signes par
162 Ontario Human Rights Commission, Policy on Creed and the Accommodation of Religious Observances, 1996,
p. 9.
163 Pour le texte de l’avis (avis nº 346.893 du Conseil d’État, Assemblée générale, 27 novembre 1989), voir :
(1991) 3 Revue universelle des droits de l’homme 152. Pour un commentaire, voir : Jean RIVERO, « Laïcité
scolaire et signes d’appartenance religieuse », (1990) 6(1) Revue française de droit administratif 1.
64
lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas, par lui-même,
incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il constitue l’exercice de la liberté
d’expression et de manifestation de croyances religieuses [...]. »
Enfin, le Conseil d’État a énoncé de la façon suivante les limites qui s’imposent à la
liberté des élèves de manifester, à l’école, leur appartenance à une religion :
Son exercice peut être limité, dans la mesure où il ferait obstacle à l’accomplissement des missions
dévolues par le législateur au service public de l’éducation, lequel doit notamment, outre permettre
l’acquisition par l’enfant d’une culture et sa préparation à la vie professionnelle et à ses responsabilités
d’homme et de citoyen, contribuer au développement de sa personnalité, lui inculquer le respect de
l’individu, de ses origines et de ses différences, garantir et favoriser l’égalité entre les hommes et les
femmes.
Concernant plus spécialement le droit des élèves d’afficher des signes manifestant leur
appartenance religieuse, le Conseil d’État précise ensuite les limites qui peuvent y être
apportées :
[...] cette liberté ne saurait permettre aux élèves d’arborer des signes d’appartenance religieuse qui, par
leur nature, par les conditions dans lesquelles ils seraient portés individuellement ou collectivement, ou
par leur caractère ostentatoire ou revendicatif, constitueraient un acte de pression, de provocation, de
prosélytisme ou de propagande, porteraient atteinte à la dignité ou à la liberté de l’élève ou d’autres
membres de la communauté éducative, compromettraient leur santé ou leur sécurité, perturberaient le
déroulement des activités d’enseignement et le rôle éducatif des enseignants, enfin troubleraient l’ordre
dans l’établissement ou le fonctionnement normal du service public.
Comme nous pouvons le constater, le Conseil mentionne un certain nombre de
justifications pouvant être invoquées pour légitimer la limitation de la liberté des élèves de
manifester leurs croyances par le port de signes religieux. Étant donné leur caractère vague, la
marge d’appréciation laissée aux autorités chargées d’appliquer ces critères sera
inévitablement fort large, d’autant plus qu’il faudra tenir compte des circonstances propres à
chaque situation. Ainsi, s’agissant des caractères du signe lui-même, le simple foulard sur les
cheveux devrait plus difficilement être considéré comme ostentatoire ou revendicatif que le
tchador iranien ou le voile couvrant le visage jusqu’aux yeux, qui, au demeurant, pourraient
perturber le déroulement de l’enseignement en rendant plus difficile l’identification des
élèves. S’agissant des conditions dans lesquelles les signes sont portés, le port collectif, qui
ne semble pas constituer l’expression d’une conviction personnelle, pourrait davantage passer
pour « un acte de pression ou de provocation » que le port individuel. En outre, le port d’un
signe par lui-même ne saurait guère constituer « un acte de prosélytisme ». Le deviendrait-il
s’il était accompagné de propos par lesquels le porteur invite ses camarades à suivre son
exemple? Enfin, l’interdiction fondée sur les réactions hostiles que peut susciter, de la part
des autres élèves, le port d’un signe ne devrait être considérée qu’avec beaucoup de
précautions, de peur de cautionner, voire d’encourager, des comportements discriminatoires.
Par la suite, profitant du fait que l’avis du Conseil d’État chargeait les autorités
compétentes sur le plan local de mettre en œuvre les règles qu’il définissait, divers
65
établissements scolaires à travers la France devaient adopter des règlements prohibant de
façon générale le port du foulard sous le prétexte qu’il s’agissait d’un signe en lui-même
ostentatoire. C’était oublier que l’avis faisait de la liberté le principe, imposant ainsi de
justifier de façon circonstanciée, sous le contrôle du juge, les atteintes qui y seraient portées.
Les arrêts bientôt rendus sur cette question devaient confirmer la position libérale du Conseil,
annulant comme constitutifs d’une interdiction trop générale les règlements intérieurs
d’établissement qui prohibaient le port de signes distinctifs d’ordre religieux, politique ou
philosophique164 ou prescrivaient qu’aucun élève ne serait admis en salle de cours, en salle
d’étude ou au réfectoire la tête couverte165. Il a aussi été jugé que les autorités scolaires
commettaient une erreur de droit en considérant que le port du foulard était par nature
incompatible avec le principe de laïcité166 ou représentait, par sa nature, un caractère
ostentatoire ou revendicatif et qu’il constituait dans tous les cas un acte de pression ou de
prosélytisme167. Dans d’autres décisions, au vu des circonstances particulières de l’affaire, le
Conseil est au contraire arrivé à la conclusion que l’interdiction du foulard par les autorités
scolaires était justifié, comme dans le cas où les jeunes filles avaient refusé d’ôter leur foulard
lors d’un cours d’éducation physique, le déroulement de celui-ci étant considéré comme
incompatible avec le port du foulard. Par conséquent, la jurisprudence exige un examen
individuel des comportements des jeunes filles portant le foulard et empêche les interdictions
systématiques qui ne tiendraient pas compte de toutes les circonstances d’une affaire168.
Comme nous l’avons déjà souligné précédemment, cette approche fait évidemment peser la
responsabilité d’évaluer les demandes d’accommodement et d’élaborer des solutions sur les
établissements scolaires locaux.
Au Royaume-Uni, la législation antidiscriminatoire actuellement en vigueur, le Race
Relations Act, n’offre pas une protection suffisante de la liberté de religion et de l’égalité
religieuse, car la loi prohibe uniquement la discrimination raciale et celle fondée sur l’origine
nationale ou ethnique, avec cette conséquence peu cohérente que l’interdiction du port du
turban sikh par les élèves d’une école a été jugée illégale, dans la mesure où les sikhs
164 Conseil d’État, 2 novembre 1992, M. Kherouaa, Revue française de droit administratif, 1993, p. 112.
165 Conseil d’État, 14 mars 1994, Mlles Yilmaz, Recueil, p. 129.
166 Conseil d’État, 20 mai 1996, Ali, Recueil, p. 187.
167 Conseil d’État, 27 novembre 1996, Khalid et Mme
Stefiani, Recueil, p. 460.
168 Le point de vue du Conseil d’État a été combattu plus ou moins ouvertement à certaines époques par les
autorités politiques. Ainsi, par une circulaire datée du 20 septembre 1994, M. Bayrou, alors ministre de
l’Éducation, a invité les chefs d’établissement à ajouter dans leurs règlements intérieurs une disposition
interdisant le port des signes « si ostentatoires que leur signification est précisément de séparer certains élèves
des règles de vie commune de l’école », ce qui revenait à suggérer de faire interdire le voile. Le Conseil d’État a
neutralisé cette tentative en jugeant que la circulaire n’avait pas de caractère normatif; voir Conseil d’État,
10 juillet 1995, Association Un Sysiphe, Actualité juridique de droit administratif 1995, p. 644. Pour des
articles analysant la jurisprudence française dans le détail, voir notamment : S. POULTER, loc. cit.; Nicolas
CHAUVIN, « Laïcité scolaire et protection des élèves », (1997) Revue administrative, no 295, 10; Céline
WIENER, « Les foulards noirs de la République », dans Mélanges Guy Braibant, Paris, Dalloz, 1996, p. 773;
Alain WERNER, « Le Conseil d’État et l’école : démocrate ou républicain? », Petites Affiches, no 99,
18 août 1997, 9; Nathalie DEFFAINS, « Le principe de laïcité de l’enseignement public à l’épreuve du foulard
islamique », (1998) Revue trimestrielle des droits de l’homme 203; Claude DURAND-PRINGBORNE, « Le
port des signes extérieurs de convictions religieuses à l’école : une jurisprudence affirmée...; une jurisprudence
contestée », (1997) Revue française de droit administratif 151.
66
constituent un groupe ethnique (la même chose serait vraie dans le cas de l’interdiction de la
kippa juive), alors que l’interdiction du hidjab ne le serait probablement pas, car les
musulmans ne constituent pas un groupe ethnique mais une minorité religieuse169. Conscient
de cette incongruité, le Home Office fait actuellement effectuer des recherches en droit
comparé, notamment en droit canadien, pour déterminer selon quelles modalités – adoption
d’une nouvelle loi spécifique ou modifications apportées à la loi existante – il conviendrait de
remédier à la lacune législative170.
Comme nous l’avons noté précédemment, dans l’affaire Karaduman c. Turquie171 du
3 mai 1993, la Commission européenne des droits de l’homme a jugé non contraire au droit
de manifester ses convictions religieuses le refus de délivrance de diplôme opposé à la
requérante – une étudiante licenciée en pharmacie – par une université d’État turque, selon le
motif que, contrairement au règlement en vigueur, elle n’avait pas produit une photographie
d’identité sur laquelle elle apparaissait sans hidjab. L’argumentation retenue par la
Commission ne semble guère transposable au droit canadien ou québécois. En effet, la
Commission a notamment jugé que la fréquentation d’une université publique entraînait
l’acceptation des règles destinées à en assurer le caractère laïque et, par conséquent, la
renonciation à l’exercice de certains éléments de la liberté de manifester sa religion. Or, nous
avons déjà souligné que l’idée de renonciation contractuelle à la liberté de religion n’a guère
été acceptée jusqu’à présent par les tribunaux canadiens et québécois dans le contexte des
relations de travail. Elle le serait sûrement moins encore dans le contexte de l’enseignement
public. Ensuite, la Commission assimile la manifestation extérieure des croyances religieuses
par le port du foulard islamique à une pression sur les étudiants qui ne pratiquent pas la
religion musulmane ou qui adhèrent à une autre religion, susceptible de mettre en cause aussi
bien l’ordre public que le respect dû aux opinions d’autrui. Cette deuxième motivation
s’explique bien sûr par le fait qu’en Turquie la religion musulmane est dominante, si bien que
la Commission semble avoir été préoccupée de protéger les minorités religieuses de ce pays.
Au Canada et au Québec, la même religion est nettement minoritaire, si bien que les
manifestations extérieures s’y rapportant pourraient difficilement être considérées comme
susceptibles d’exercer une pression indue sur ceux qui ne la pratiquent pas (par contre, il est
possible qu’une certaine pression s’exercera à l’intérieur du groupe concerné sur les membres
de celui-ci qui seraient réticents à suivre la coutume en cause).
Aux États-Unis, les tribunaux ont généralement conclu que les réglementations scolaires
portant sur les vêtements ou la chevelure (dress code) et ayant pour effet d’interdire le port de
vêtements ou de symboles religieux restreignent la liberté de religion de façon non justifiable,
169 Sur l’état insatisfaisant du droit britannique dans ce domaine, voir S. POULTER, « Muslim Headscarves in
School », loc. cit.
170 Pour différentes raisons, qu’il serait trop long – et inutile – d’énumérer ici, le Human Rights Act, entré en
vigueur en 2000 et dont l’effet est d’incorporer en droit britannique la Convention européenne des droits de
l’homme, n’offre probablement pas de solutions suffisantes pour remédier à la non-application du Race
Relations Act à la discrimination religieuse. Pour une réflexion sur l’adoption en droit britannique de nouvelles
dispositions afin de mieux protéger la liberté et l’égalité religieuses, voir : Bob HEPPLE et Tufyal
CHOUDHURY, Tackling Religious Discrimination: Pratical Implications for Policy-Makers and Legislators,
Home Office Reseach, Development and Statistics Directorate, 2001 (Home Office Study 221).
171 Précitée.
67
à moins qu’on ne puisse démontrer de façon actuelle et factuelle (de simples craintes ou
spéculations ne suffisant pas) que le port des signes en cause dérangent sérieusement les
activités éducatives. Les étudiants doivent donc normalement se voir reconnaître le droit de
porter des vêtements rituels comme le turban sikh, le foulard islamique ou la kippa juive.
Enfin, aux États-Unis, on estime que les élèves ne devraient pas se voir forcées de porter
des vêtements, comme des shorts, qu’elles considèrent comme incompatibles avec les règles
de leur religion en matière de modestie et de pudeur. De même, l’avis déjà mentionné du
Conseil des communautés culturelles et de l’immigration du Québec172 donne l’exemple d’un
accommodement négocié consistant à autoriser, à la place du short athlétique, un pantalon
long pour la gymnastique de façon à faciliter le respect des prescriptions de modestie de la
religion musulmane à l’usage des femmes.
2. - Le kirpan (poignard) sikh
Alors que le port de vêtements rituels comme le hidjab ou le turban sikh ne soulève, sauf
dans des circonstances particulières (comme les cours de gymnastique pour le hidjab ou la
conduite en motocyclette pour le turban), pas de préoccupations concernant la sécurité de la
personne intéressée ou d’autrui, il en va autrement pour le port du kirpan sikh, puisqu’il s’agit
d’un poignard que les sikhs baptisés sont obligés par leur religion de porter en permanence.
Cette obligation entraîne pour les sikhs auxquels elle s’impose des difficultés dès qu’ils se
trouvent dans une situation dans laquelle il est normalement interdit de porter une arme,
comme un voyage en avion ou encore la présence dans un palais de justice ou dans une école.
Alors que l’interdiction du kirpan dans les palais de justice et pour les voyages en avion a été
considérée comme justifiable173, la tendance des tribunaux a nettement été, jusqu’à présent,
de considérer que les administrations scolaires devaient permettre le port du kirpan sous
certaines conditions.
Ainsi, dans l’affaire Pandori, il s’agissait de deux plaintes conjointes relatives au port du
kirpan faites par un professeur et des élèves sikhs à l’école. Le professeur et les élèves se
voyaient opposer une résolution de la Commission scolaire de Peel interdisant le port du
172 La gestion des conflits de normes par les organisations dans le contexte pluraliste de la société québécoise,
précité, p. 51-53 et 72.
173 Dans Hothi c. R., [1985] 3 W.W.R. 256 (Man. Q.B.) conf. à [1986] 3 W.W.R. 671 (Man. C.A.), la Cour du
Banc de la Reine du Manitoba a confirmé l’ordonnance d’un juge de la Cour provinciale interdisant le port du
kirpan dans une salle d’audience. Dans le même sens, voir : R. v. Kaur, [1997] Q.J. No. 5066 (cour municipale
de Saint-Laurent). Dans Nijjar c. Lignes aériennes Canada 3000 Ltée, un tribunal canadien des droits de la
personne, constitué en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, a rejeté la plainte d’un sikh qui
s’était vu refuser l’accès à un avion à cause de son kirpan, bien qu’il s’agissait en l’occurrence, selon le
plaignant, d’un « kirpan de voyage » dont la lame ne dépassait pas quatre pouces de longueur. Le tribunal a tenu
compte de l’environnement particulier d’un avion, où il n’est possible d’avoir accès ni à des services médicaux
d’urgence ni à une assistance policière. Dans Pritam Singh c. Wokmen’s Compensation Board Hospital, (1981)
2 C.H.R.R. D/459 (Bd. Inq. Ont.), M. Singh avait été informé qu’il ne pourrait pas passer de tests à l’hôpital s’il
n’ôtait pas son kirpan, ce qu’il avait refusé de faire. La commission d’enquête a décidé que l’hôpital aurait pu
trouver une solution d’accommodement respectant les croyances de M. Singh. Elle a ordonné qu’à l’avenir les
patients de religion sikh soient autorisés à conserver leur kirpan, à condition qu’il soit d’une longueur
raisonnable, pendant qu’ils reçoivent des soins à l’hôpital.
68
kirpan dans l’enceinte de l’école. Une commission d’enquête établie en vertu du Code des
droits de la personne en Ontario est arrivée à la conclusion, au vu de la preuve, que le port du
kirpan devait être autorisé dans cette école, tant pour les élèves que pour les enseignants et les
membres de l’administration, mais à la condition qu’il soit d’une taille raisonnable, porté en
dessous des habits de façon à être invisible et maintenu de façon assez ferme dans sa gaine
pour qu’il soit difficile, mais pas impossible, de l’en sortir174. Le commissaire a
particulièrement tenu compte du fait qu’on avait pu démontrer qu’il ne s’était jamais produit
d’incident violent dans une école au Canada qui puisse être relié au port du kirpan. Il a en
outre souligné que d’autres commissions scolaires en Ontario et en Colombie-Britannique
permettaient le port du kirpan dans leurs écoles. Il a cependant ajouté que le directeur de
l’école pourrait s’assurer que les conditions posées concernant le port du kirpan seraient
respectées, les modifier si nécessaire, suspendre le droit de porter le kirpan si celui-ci faisait
l’objet d’abus et imposer d’autres restrictions temporaires si le niveau de violence dans
l’école augmentait. La décision de la Commission devait être confirmée par la Cour
divisionnaire d’Ontario175.
La Commission des droits de la personne en Ontario, dans un exposé de politiques déjà
mentionné précédemment, renvoie à la décision Pandori pour illustrer le devoir des autorités
scolaires de modifier leur politiques afin d’accommoder les élèves tenus de porter un kirpan
pour des raisons religieuses176.
Au Québec, la Cour supérieure, dans un jugement provisoire rendu le 17 mai 2002, s’est
fondée sur les mêmes principes pour autoriser le requérant, un élève sikh, à porter le kirpan à
l’école publique aux conditions suivantes : que le kirpan soit porté sous ses vêtements; que le
fourreau dans lequel il se trouve ne soit pas en métal mais en bois, de façon qu’il perde son
aspect contondant; que le kirpan soit placé dans son fourreau, enveloppé et cousu d’une façon
sécuritaire dans une étoffe solide; que le personnel de l'école puisse vérifier, de façon
raisonnable, que les conditions imposées ci-dessus sont respectées; que l’élève ne puisse en
aucun temps se départir de son kirpan et que la disparition de ce dernier soit rapportée aux
autorités de l’école immédiatement177. La décision a été portée en appel.
Les mêmes principes sont également suivis aux États-Unis : les sikhs ont le droit de
porter leur kirpan à l’école dans des conditions qui n’entraînent pas de risques pour autrui.
174 Pandori c. Peel Bd. of Education, (1990) 12 C.H.R.R. D/364 (Bd. Inq. Ont).
175 Peel Bd. of Education c. Ontario Human Rights Commission, (1991) 3 O.R. (3d) 351 (Divisional Court,
Ontario). Autorisation d’appel en cour d’appel rejetée le 12 août 1991. Dans l’affaire Tuli c. St. Albert
Protestant Board of Education, (1987) 8 C.H.R.R. D/3736 (B.I. Alb.), comme il n’était pas encore baptisé selon
la religion sikh, le port du kirpan n’était pas pour le plaignant un commandement religieux, mais plutôt un choix
personnel, contrairement à la période postérieure au baptême. Dans ces circonstances, la Commission a conclu
que l’interdiction du port du kirpan à l’école n’avait pas porté atteinte à la liberté de religion du requérant. On
pourrait critiquer cette décision en considérant qu’en cas d’erreur sincère d’appréciation d’un précepte par le
requérant, on devrait néanmoins considérer qu’il a agi pour un motif religieux.
176 Ontario Human Rights Commission, Policy on Creed and the Accommodatin of Religious Observances, précité,
p. 9.
177 Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeois, 2002] J.Q. no 1131.
69
B. - Le port de signes religieux distinctifs par les enseignants
Si le règlement d’une école publique interdit aux enseignants le port de signes
d’appartenance à une confession religieuse, cela entraîne une restriction de leur droit de
manifester leur appartenance religieuse et une discrimination directe fondée sur la religion.
Si l’interdiction ne vise pas spécialement les signes d’appartenance à une confession
religieuse, mais plutôt « tout signe distinctif » (ce qui inclut les signes religieux), il y aura
également restriction de la liberté de religion et la discrimination sera qualifiée d’indirecte
plutôt que de directe178.
Dans un contexte où le principe de neutralité religieuse de l’État est interprété de façon
rigoureuse, comme en France ou aux États-Unis, il pourrait suffire de l’invoquer pour justifier
l’atteinte aux droits des enseignants. Cependant, nous avons vu qu’au Canada, dans la mesure
où le principe de neutralité, plutôt que d’être affirmé de façon autonome, découle du libre
exercice de la religion, il faudrait plutôt démontrer, pour justifier l’interdiction, que le port de
signes religieux par les enseignants est susceptible de restreindre la liberté religieuse des
élèves en leur faisant subir une pression religieuse. Or, une telle conséquence n’est pas
inévitable mais dépend plutôt du contexte, de l’âge des enfants – d’autant plus vulnérables
qu’ils sont jeunes –, de la discrétion ou, au contraire, de l’ostentation du signe en cause, de la
matière enseignée et du comportement de l’enseignant dans son ensemble (s’il s’agit d’une
attitude de prosélytisme, ouvert ou dissimulé, il y aura atteinte à la liberté religieuse des
enfants; si l’enseignant ou l’enseignante adopte une attitude de neutralité religieuse dans son
comportement et ses paroles, le simple fait de porter un signe risquera moins d’avoir un tel
effet).
Comme nous venons de le voir, dans l’affaire Pandori, on a reconnu aux enseignants le
même droit de porter le kirpan à l’école qu’aux élèves. Il faut cependant souligner que la
commission d’enquête et la cour ontarienne n’ont pas examiné la question de l’effet possible
du port de ce signe par un enseignant sur la liberté religieuse des élèves.
Aux États-Unis, où la question s’est d’abord posée à propos des religieuses catholiques
enseignant dans les écoles publiques, les tribunaux ont commencé par affirmer non pas le
droit des enseignantes de remplir leurs fonctions dans leurs habits religieux, mais plutôt celui
des commissions scolaires de les engager indépendamment de cette considération. Ceux qui
s’opposaient à cette situation se sont alors tournés vers les législatures pour faire adopter des
lois interdisant aux enseignants de porter des signes religieux dans l’exercice de leurs
fonctions. En général, les tribunaux ont été portés à considérer ces lois comme valides, en se
fondant sur le principe de neutralité religieuse de l’État et en jugeant que le port de signes
religieux par les enseignants (en l’occurrence, il s’agissait du turban sikh ou du foulard
islamique) serait de nature à donner l’impression aux enfants et à leurs parents que l’école
endossait un point de vue religieux particulier ou même à entrer en conflit avec le droit des
enfants au libre exercice de leur religion. Néanmoins, les lois en question (il en existe dans
178 « Interdire à un employé de porter un vêtement prescrit par sa religion peut s’analyser en une atteinte prima
facie au droit à l’égalité, de même qu’en une atteinte à sa liberté de religion » : Les contraintes vestimentaires
d’ordre religieux applicables au personnel de certaines écoles privées. Aspects juridiques, précité, p. 5.
70
près de 40 États américains) prévoient que les enseignants peuvent porter des bijoux à
connotation religieuse, comme des colliers avec une croix ou une étoile de David, à condition
qu’ils soient suffisamment discrets179.
En France, la jurisprudence est que le principe de laïcité fait obstacle au droit pour les
agents, même non enseignants, du service de l’enseignement public de manifester leurs
croyances religieuses dans l’exercice de leurs fonctions, notamment « en portant un signe
destiné à marquer [leur] appartenance à une religion180 ». On peut estimer que la limitation
ainsi posée est excessivement large et va au-delà de la préservation des élèves contre les
risques d’endoctrinement, voire de simple influence181.
IV. – Les aménagements du calendrier scolaire
A. - Les aménagements réclamés pour les élèves
Dans ce domaine, il semble se dégager du droit comparé un consensus en faveur de la
solution des aménagements individuels, consistant à autoriser les absences pour des fêtes
religieuses chaque fois que cela est nécessaire, de préférence à un réaménagement structurel
du calendrier ayant pour objet de faire de toutes les fêtes religieuses des jours de congé.
Au Canada, dans l’affaire Islamic Schools Federation of Ontario182, les requérants
demandaient que la commission scolaire ferme ses écoles à l’occasion de deux grandes fêtes
religieuses musulmanes ou, alternativement, que le règlement adopté en vertu de la loi
scolaire et prévoyant que Noël, le Vendredi saint et le Lundi de Pâques sont des jours fériés
soit déclaré inconstitutionnel et comme entraînant une discrimination fondée sur la religion
contre les musulmans et comme restreignant également la liberté de religion de ces derniers.
Concernant la validité du règlement, la cour a jugé que le fait que le calendrier scolaire
coïncide, pour des raisons historiques, avec certaines fêtes religieuses n’en faisait pas pour
autant un calendrier religieux. En outre, en admettant par hypothèse qu’il restreignait
effectivement les droits garantis par la Charte canadienne, cette atteinte pouvait cependant
être justifiée en vertu de l’article premier de celle-ci. L’objectif du règlement, celui d’assurer
que les enfants aient les mêmes jours fériés que les travailleurs, était laïque et valide et le
critère de l’atteinte minimale était satisfait dans la mesure où il n’aurait pas été possible de
retenir un calendrier moins gênant pour les musulmans. La cour a souligné que le règlement
prévoyait qu’un enfant soit dispensé de l’obligation d’assiduité scolaire s’il s’absente de
l’école pour participer à une fête religieuse. Concernant l’obligation d’accommodement des
179 Pour une analyse critique de cette jurisprudence, voir : Hindy LAUER SCHACHTER, « Public School
Teachers and Religiously Distinctive Dress: A Diversity-Centered Approach », (1993) 22 Journal of Law and
Education 61. L’auteure estime que, dans le contexte où les chrétiens forment la majorité, le risque que les
enfants croient que l’école endosse le sikhisme ou l’islam parce qu’un enseignant ou une enseignante porte un
turban ou un foulard est inexistant.
180 Avis contentieux du Conseil d’État du 3 mai 2000, Mlle
Marteaux, Journal officiel, 23 juin 2000, p. 9471.
181 En ce sens, voir : Patrick WACHSMANN, Libertés publiques, 3e édition, Paris, Dalloz, 2000, p. 484. Par
contre, N. DEFFAINS, loc. cit., p. 215-216, approuve vigoureusement cette jurisprudence.
182 Précité.
71
autorités scolaires, la cour a jugé qu’elle avait été remplie dans la mesure où la commission
scolaire avait prévu que des enseignants pourraient aider les enfants absents pour une fête
religieuse à faire du rattrapage et qu’elle avait donné comme directive de ne pas prévoir
d’examens ou d’activités importantes lors des fêtes religieuses musulmanes. L’obligation
d’accommodement n’allait pas jusqu’à obliger la commission scolaire à fermer ses écoles
durant de telles fêtes. La cour a souligné que l’accommodement réclamé par les requérants
aurait pour effet, dans la mesure où il faudrait étendre cette même solution aux jours religieux
des autres confessions représentées dans les écoles, de créer des difficultés logistiques
insurmontables pour les écoles et la commission scolaire dans la confection du calendrier
scolaire. En effet, en tenant compte de tous les jours fériés religieux à considérer (juifs,
musulmans, orthodoxes, etc.), il ne resterait pas assez de jours scolaires pour atteindre le
minimum prévu par la loi et considéré comme nécessaire pour des raisons pédagogiques.
Ce point de vue a également été adopté par le ministère de l’Éducation, du Loisir et du
Sport du Québec, qui évite la position consistant à accorder à toutes les fêtes religieuses les
mêmes droits qu’à celles qui relèvent de la tradition chrétienne et s’inspire de l’approche en
vigueur en Ontario en incitant les milieux à trouver des accommodements individuels
permettant aux élèves de s’absenter pour un ensemble limité de fêtes, durant lesquelles on
s’efforce de ne prévoir aucun examen ou activité pédagogique exceptionnelle183.
En France, la jurisprudence fait une distinction entre les fêtes religieuses et le samedi.
Pour les fêtes religieuses, les élèves devraient pouvoir bénéficier individuellement des
autorisations d’absence nécessaires dans les cas où ces autorisations sont compatibles avec
l’accomplissement des tâches inhérentes aux études. Par contre, il y a refus de la dérogation
systématique pour le samedi, dès lors que l’emploi du temps comprend un nombre important
de cours et de contrôles le samedi matin. De même, l’administration veille à ne pas fixer les
dates d’examens et de concours d’une manière qui exclurait les élèves pratiquants184.
Aux États-Unis, les écoles ne sont pas tenues de fermer pour les fêtes religieuses, mais
peuvent décider de le faire pour des raisons pratiques, par exemple lorsqu’il est prévisible
qu’un grand nombre d’étudiants seront absents. La plupart des États ont adopté des
législations permettant un certain nombre d’absences excusées pour des fêtes religieuses. Si
cette possibilité n’était pas prévue dans un texte législatif, elle pourrait être réclamée sur la
base de la clause de libre exercice du Premier Amendement, aucun élève ne devant être
pénalisé pour s’être absenté en raison d’une fête religieuse.
183 M. McANDREW, précité, p. 139. William F. FOSTER et William J. SMITH, « Religion and Education in
Canada: Part III – An Analysis of Provincial Legislation », (2000-2001) 11 Education and Law Journal 203, à
la p. 244, soulignent que la grande majorité des provinces et territoires ont des législations prévoyant le droit
des élèves de s’absenter un jour de fête religieuse. Ils ajoutent : « The mere absence of exceptions to school
attendance for religious reasons in a number of jurisdictions is not itself problematic; however, if a school were
to deny such exceptions to students, then such policy or practice would infringe the reasonable accommodation
requirement found in human rights norms and jurisprudence. »
184 Yann AGUILA, « Le temps de l’école et le temps de Dieu », (1995) 11 Revue française de droit administratif
585; P. WACHSMANN, précité, p. 487-488.
72
B. - Les aménagements réclamés pour les enseignants
Dans l’affaire Bergevin185, en se fondant sur l’article 10 de la Charte québécoise, la
Cour suprême du Canada est arrivée à la conclusion que le calendrier scolaire fixant l’horaire
de travail des enseignants, qui faisait partie de la convention collective liant la commission
scolaire intimée, dans la mesure où il ne prévoyait pas de congé payé le jour du Yom
Kippour, avait un effet discriminatoire indirect à l’égard des enseignants de religion juive,
ceux-ci devant prendre une journée de congé pour célébrer leur fête religieuse. Tenant compte
du fait que la convention collective prévoyait la rémunération de l’enseignant qui s’absente
pour diverses raisons et que, dans le passé, les absences rémunérées incluaient la célébration
du Yom Kippour, la Cour a jugé qu’en l’occurrence l’employeur n’avait pas réussi à prouver
que le fait d’accommoder les intéressés, en leur permettant de prendre un jour de congé payé
pour célébrer le Yom Kippour, lui imposerait une contrainte excessive. Par conséquent, il ne
s’était pas acquitté de son obligation d’accommodement raisonnable. La Cour suprême a
donc renversé la décision de la Cour d’appel186, qui était majoritairement arrivée à la
conclusion qu’il n’y avait pas de discrimination, et rétabli la décision du Tribunal d’arbitrage,
qui avait décidé que l’intimée devait payer les enseignants de religion juive qui s’étaient
absentés le jour du Yom Kippour. La Cour d’appel du Québec, à la majorité, avait considéré
que le fait d’accorder à des enseignants juifs un congé payé d’une journée pour assister à la
fête religieuse du Yom Kippour serait « de nature à créer une discrimination à rebours » en
imposant aux enseignants non visés par l’accommodement de travailler un jour de plus. À la
Cour suprême, ce point de vue a été énergiquement rejeté. Le juge Cory a souligné que la
convention collective prévoyait qu’un enseignant pouvait s’absenter jusqu’à trois jours par an
sans perte de traitement si cette absence était justifiée par un motif « valable »187. Qui plus
est, il a relevé que, par le passé, les absences rémunérées incluaient la célébration du Yom
Kippour (ce qui, au demeurant, démontrait que le remplacement et la rémunération des
enseignants juifs absents ce jour-là ne constituaient pas un fardeau déraisonnable pour
l’employeur)188.
Un des arguments des défendeurs consistait à prétendre que, si l’on permettait aux
enseignants juifs de s’absenter un jour par an pour le Yom Kippour, d’autres enseignants
risqueraient de s’appuyer sur ce précédent pour réclamer des arrangements plus
considérables, comme le droit de s’absenter un jour par semaine le vendredi. Dès lors, le
principe d’égalité empêcherait qu’on refuse aux uns ce qu’on a reconnu aux autres. La Cour
suprême a cependant écarté ce motif de la façon suivante, par la voix du juge Cory : « Je
reconnais que, dans d’autres cas, il pourra exister des circonstances où l’accommodement
raisonnable serait impossible. Par exemple, si un enseignant devait, à cause de ses croyances
religieuses, s’absenter tous les vendredis de l’année, il pourrait bien alors être impossible
pour l’employeur de composer raisonnablement avec les croyances et les exigences
185 Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin, précité.
186 (1992) 48 Q.A.C. 34.
187 Bergevin, précité, 546-550 (j. Cory).
188 Ibid., 550 (j. Cory).
73
religieuses de cet enseignant189. » Autrement dit, les limites de l’obligation
d’accommodement découlent du concept même d’accommodement « raisonnable » : si les
musulmans demandaient un jour de congé par semaine, plutôt qu’un jour par an comme les
juifs, cela ne serait pas raisonnable et n’entraînerait donc pas d’obligation correspondante
pour l’employeur.
Aux États-Unis, les commissions scolaires sont également sous le coup d’une obligation
d’accommodement raisonnable à l’égard des enseignants qui veulent s’absenter pour des
raisons religieuses, tant en vertu de la clause de libre exercice du Premier Amendement que
du Titre VII du Civil Rights Act de 1964. Cela signifie au moins que, lorsque les enseignants
ont droit à un certain nombre de congés payés pour des raisons personnelles, on ne peut leur
refuser des les utiliser pour des raisons religieuses. Par contre, les décisions des tribunaux
sont contradictoires sur la question de savoir si l’employeur doit leur offrir des congés
supplémentaires pour des fêtes religieuses190.
V. – La diffusion d’informations religieuses à l’école publique
Pour ce qui est de la diffusion d’informations religieuses à l’école, la liberté d’expression
vient renforcer la liberté de religion. Comme la problématique n’a jusqu’à présent guère été
soulevée devant les tribunaux canadiens, il faut se tourner vers la jurisprudence américaine,
qui permet d’anticiper les positions que les tribunaux canadiens sont susceptibles de prendre,
le cas échéant.
Aux États-Unis, on distingue le régime de la diffusion d’informations religieuses à
l’école publique selon que l’initiative en est prise par les élèves, par des personnes extérieures
à l’école ou par les autorités scolaires.
A. - La diffusion d’informations ou de documents religieux par les élèves
Les tribunaux américains ont jugé que les élèves ont le droit de diffuser de l’information
et de la documentation religieuses à l’école dans les mêmes conditions qu’il leur est permis
de diffuser toute autre espèce d’information ou de documentation non reliée aux activités ou
au contenu pédagogiques. Les autorités scolaires peuvent encadrer la diffusion d’informations
et de documentation religieuses avec les mêmes réglementations (de temps, de lieu et de
modalités) que celles applicables aux autres informations susceptibles d’être diffusées par les
élèves, mais sans pouvoir leur appliquer un traitement particulier fondé sur leur nature
religieuse.
Ces principes sont très clairement rappelés dans des « lignes directrices » émises, à la
demande du président Clinton, par le Département fédéral de l’Éducation des États-Unis en 189 Ibid., 551 (j. Cory).
190 Voir : Julius MENACKER, « Teacher’s Rights to Observe Holy Days: A United States-Canada Comparison »,
(1997) 7 Education and Law Journal 209.
74
mai 1998 et dans lesquelles sont présentés les grands principes découlant de la jurisprudence
en matière d’expression religieuse dans les écoles publiques191 :
Students have a right to distribute religious literature to their
schoolmates on the same terms as they are permitted to distribute other
literature that is unrelated to school curriculum or activities. Schools
may impose the same reasonable time, place and manner or other
constitutional restrictions on distribution of religious literature as they
do on nonschool literature generally, but they may not single out
religious literature for special regulation.
Par conséquent, il faut se reporter à la jurisprudence relative à la liberté d’expression des
élèves dans les écoles publiques, laquelle est applicable aux informations religieuses autant
qu’aux autres formes d’informations. Dans la décision de principe en la matière, l’affaire
Tinker de 1969192, la Cour suprême des États-Unis a jugé que les autorités scolaires ne
pourraient interdire complètement la diffusion d’informations ou de documentation
(literature) par les élèves que si celle-ci entraînait des entraves réelles et sérieuses au
fonctionnement des activités éducatives ou portait atteinte aux droits des autres élèves
(materially disrupts classwork or involves substantial disorder or invasion of the right of
others). Par ailleurs, les autorités scolaires ont le droit d’imposer des restrictions raisonnables
relatives au temps, au lieu et aux modalités de distribution de l’information (time, place and
manner restrictions). Ainsi, l’école pourra restreindre la distribution à certains moments de la
journée (par exemple, durant l’heure du lunch ou encore avant ou après les classes), à certains
lieux (par exemple, dans le hall de l’école plutôt que dans les couloirs, où cela pourrait gêner
la circulation des élèves) et à certaines modalités (par exemple, depuis un endroit fixe plutôt
que par une distribution mobile). Cependant, ces restrictions doivent rester raisonnables et ne
pas avoir pour effet d’enlever au droit des élèves de distribuer de l’information toute portée
pratique (en confinant, par exemple, la distribution à des lieux peu fréquentés ou à des
191 United States Departement of Education Guidelines, Student Religious Expression in Public Schools, revised
May, 1998 (accessible sur le site www.ed.gov/inits/religionandschools/). Pour le droit américain, nous avons
également tiré nos informations des sources suivantes : American Civil Liberties Union, The Establishment
Clause And Public Schools. An ACLU Legal Bulletin, ACLU, 1996 et Religion in the Public Schools: A Joint
Statement of the Current Law, ACLU, 1996 (accessible sur le site www.aclu.org/issues/religion/); Religion in
the Public Schools. Guidelines for a Growing and Changing Phenomenon, Anti-Defamation League, 2001
(accessible sur le site www.adl.org); Charles C. HAYNES et Oliver THOMAS, Finding Common Ground. A
Guide to Religious Liberty in Public Schools, First Amendment Center, 2001 (accessible sur le site
www.freedomforum.org); James E. RYAN, « The Supreme Court and Public Schools », (2000) 86 Virginia
Law Review 101, 147 et suiv.; Samina QUDDOS, « Accommodating Religion in Public Schools: Must, May or
Never? », (2001) 6 Journal of Islamic Law and Culture, 67; Michael McCONNELL, « Accommodation of
Religion », (1985) Supreme Court Review. 1; Idem, « Free Exercice Revisionism and the Smith Decision »,
(1990) 57 University of Chicago Law Review, 1109; Idem, « Accommodation of Religion: An Update and a
Response to the Critics », (1992) 60 George Washington Law Review, 685 ; Idem, « Neutrality, Separation and
Accommodation: Tensions in American First Amendement Doctrine », dans Law and Religion (sous la
direction de Rex J. Ahdar), Dartmouth, Ashgate, 2000, p. 63. 192 Tinker v. Des Moines Independent Community School District, 393 U.S. 503 (1969). Pour une analyse de la
jurisprudence américaine relative à la liberté d’expression, notamment religieuse, des élèves des écoles
publiques, voir : Janet R. PRICE, Alan H. LEVINE et Eve CARY, The Rights of Students – The Basic ACLU
Guide to a Student’s Rights, Third Edition, Southern Illinois University Press, 1988, p. 11-36 ; James E. RYAN,
« The Supreme Court and Public Schools », (2000) 86 Virginia Law Review 101, aux p. 112-126.
75
moments de la journée durant lesquels une grande partie de la population scolaire est
absente).
La question de savoir si les autorités scolaires peuvent exercer un contrôle préalable sur
l’information et la documentation diffusées par les élèves n’a pas été clairement résolue, les
décisions des tribunaux étant contradictoires. Cependant, dans les décisions acceptant le
principe d’un tel contrôle, on souligne un certain nombre de conditions qui doivent être
remplies pour qu’il reste compatible avec la liberté d’expression des élèves : il ne faut pas que
les critères encadrant la prise de décision par les administrateurs scolaires pour autoriser ou
interdire la distribution soient trop imprécis; il faut prévoir une procédure protégeant
suffisamment les élèves pour encadrer ce genre de contrôle (exigence d’une décision rapide et
suffisamment motivée des autorités, identification claire des autorités compétentes, existence
d’une procédure d’appel à la disposition des élèves en cas de refus, etc.).
Parmi les informations ou documents susceptibles d’être à bon droit censurés par les
autorités scolaires figurent ceux susceptibles : de causer une entrave sérieuse au
fonctionnement de l’école (contenant, par exemple, des expressions ou termes pouvant
outrager d’autres élèves et créer ainsi des conflits); de porter atteinte aux droits d’autrui (en
étant, par exemple, diffamatoires, en portant atteinte au droit au respect de la vie privée ou
encore, dans le cas d’informations religieuses, en constituant une forme de prosélytisme
intrusif ou coercitif); d’apparaître comme formellement endossés ou approuvés par les
autorités scolaires (en imitant, par exemple, la présentation des documents officiels de
l’école). En ce qui concerne plus particulièrement la diffusion d’informations religieuses par
les élèves, les autorités scolaires doivent, afin de respecter le principe de non-établissement
du Premier Amendement, prendre toutes les mesures nécessaires pour éviter d’encourager ou
d’endosser – ou de laisser croire qu’elles encouragent ou endossent – une telle diffusion. À
cette fin, elles peuvent exiger d’apposer sur tout matériel religieux diffusé par les élèves une
mention (disclaimer) indiquant qu’elles ne prennent aucune part à cette diffusion193. Les
autorités scolaires doivent également veiller à ce que la diffusion d’informations, notamment
religieuses, par des élèves ne se déroule pas dans des conditions qui entraîneraient des
pressions, du harcèlement ou de l’intimidation à l’égard d’autres élèves.
Tout en jouissant d’une certaine latitude pour prohiber la diffusion d’informations ou de
documents entrant en conflit avec leur mission éducationnelle, les écoles ne devraient
habituellement pas bannir une telle diffusion en se fondant uniquement sur le contenu de
l’information ou de la documentation, sans considération du contexte. Ainsi, par exemple,
même si les autorités scolaires estiment qu’une documentation de nature religieuse diffusée
par des élèves contient de la propagande religieuse, elles ne devraient pas l’interdire tant que
la documentation en cause est proposée aux autres élèves dans le respect de leur droit de
l’accepter ou de la refuser, sans pression, intimidation ou harcèlement d’aucune sorte. Plus
généralement, dans le cas de la diffusion d’informations ou de documents par les élèves, la
distinction entre « information » et « propagande » n’est pas véritablement pertinente,
puisque les élèves ont non seulement le droit de disséminer de l’information, mais aussi celui
193 Muller v. Jefferson Lighthouse School, 98 F. 3d 1530 (7
th Cir. 1996).
76
d’exprimer des idées et des opinions, et que les autorités scolaires ne peuvent, sauf en cas de
menace réelle de troubles sérieux, réglementer que les modalités de l’expression et non pas le
contenu de celle-ci. Ainsi, une cour fédérale a invalidé une loi étatique interdisant la
distribution dans les locaux scolaires de toute information « de nature sectaire, partisane ou
religieuse » ou dont l’objet serait de « répandre de la propagande » (of a sectarian, partisan
or denominational character or the purpose of which was to spread propaganda)194. Une
autre cour fédérale a invalidé un règlement scolaire interdisant à tout organisme « de nature
politique-partisane et/ou religieuse-sectaire » (any organization of a political-partisan and/or
religious-sectarian character) de chercher à recruter des membres dans la population
scolaire195. Comme nous l’avons noté précédemment, les élèves d’une école publique ont le
droit de s’adresser à leurs camarades de classe pour leur parler de sujets religieux et même
tenter de les persuader ou de les convertir, au même titre qu’ils peuvent chercher à les
convaincre sur des sujets politiques. Cependant, les autorités scolaires doivent s’assurer que
ce prosélytisme ne constitue pas du harcèlement.
Par ailleurs, il va sans dire que la réglementation de la diffusion de l’information,
religieuse ou autre, par les élèves ne doit pas être discriminatoire en visant sélectivement
certaines opinions ou certaines croyances plus que d’autres.
Depuis une décision rendue par la Cour suprême en 1988196, un régime particulier
s’applique à la diffusion d’informations par les élèves dans les publications financées par
l’école, sur le tableau d’affichage officiel ou dans le cadre d’activités pédagogiques, comme
une production théâtrale, une exposition d’objets d’art ou d’artisanat ou d’autres activités
expressives organisées par l’école, par opposition à une diffusion par des moyens purement
personnels des élèves en dehors de tout cadre pédagogique. Dans la mesure où la diffusion se
fait dans le contexte d’une activité relevant du programme pédagogique ou par l’intermédiaire
d’un support officiel de l’école (revue scolaire ou tableau d’affichage par exemple) et, pour
cette raison, est susceptible d’apparaître comme sanctionnée ou endossée par les autorités
scolaires, celles-ci peuvent exercer une surveillance plus étroite, le critère de la validité de
leur contrôle n’étant plus celui de la menace réelle d’une entrave sérieuse au fonctionnement
de l’école (le critère de l’arrêt Tinker), mais plutôt celui – moins exigeant – d’un lien
raisonnable avec les préoccupations éducatives. À la lumière de ce dernier critère, les
autorités scolaires peuvent, par exemple, censurer un article étudiant dans le journal officiel
de l’école si elles estiment qu’il n’est pas adapté au niveau de maturité du public constitué par
les autres élèves de l’école (dans la décision en cause, il s’agissait d’un article discutant de
sexualité et de contraception). Une activité sera considérée comme pédagogique si elle est
supervisée par un enseignant et destinée à transmettre aux élèves des connaissances ou des
habiletés.
Enfin, une question a été soulevée aux États-Unis à savoir si les élèves désirant diffuser
de l’information, notamment religieuse, avaient le droit d’utiliser à cette fin certains moyens
194 Rowe v. Campbell Union High School District, Civil Action No. 51060 (N.D. Calif. 9/4/70). 195 Cintron v. State Board of Education, 384 Fed Supp. 674 (D.P.R. 1974). 196 Hazelwood School District v. Kuhlmeier, 484 U.S. 260 (1988).
77
matériels appartenant à l’école, comme les tableaux d’affichage, les publications scolaires et
le système d’adresse sonore. La réponse est affirmative dans certains contextes. Ainsi,
comme nous l’avons déjà noté précédemment, en vertu d’une loi fédérale adoptée en 1984 et
applicable à toutes les écoles publiques secondaires récipiendaires de subventions
gouvernementales fédérales (Equal Access Act), dès lors qu’une école permet l’utilisation de
ses locaux et autres installations avant, après ou durant la journée scolaire, dans ce dernier cas
en dehors des temps pédagogiques proprement dits, par des groupes ou clubs étudiants à
finalité non religieuse, comme un club de jeu d’échecs ou un club de discussion de sujets
politiques (on dit alors qu’elle met en place un limited open forum), elle doit le permettre
également, dans les mêmes conditions, aux groupes à finalité religieuse, comme un groupe de
prières ou d’étude de la Bible. Ces derniers doivent être créés à l’initiative des étudiants,
organisés et dirigés par eux et la participation doit y être volontaire. Les groupes religieux
doivent se voir reconnaître, dans les mêmes termes que les groupes non religieux, le droit
d’utiliser les moyens de communication de l’école (tableaux d’affichage, journal scolaire,
système sonore) pour faire connaître leurs activités. Indépendamment de l’application du
Equal Acess Act, une école qui rend accessibles certains de ses moyens de communication à
certains groupes étudiants doit le faire dans tous les cas de façon non discriminatoire et ne
peut dès lors refuser le même avantage à d’autres groupes, quelles que soient les opinions
qu’ils cherchent à communiquer (sauf évidemment si, en vertu des critères exposés
précédemment, les autorités scolaires peuvent à bon droit les censurer ou les interdire).
B. - La diffusion d’informations ou de documents religieux par des personnes ou entités
extérieures à l’école
Les personnes et entités extérieures n’ont aucun droit de diffuser de l’information ou de
la documentation – religieuse ou autre – dans les locaux ou sur les terrains appartenant à
l’école.
Les autorités scolaires ne devraient normalement pas davantage les y autoriser, car le
danger existerait alors que la diffusion apparaisse aux enfants, surtout s’ils sont jeunes et ne
disposent pas des facultés critiques nécessaires, comme sanctionnée et endossée par les
autorités scolaires (ce qui serait incompatible avec le principe de non-établissement, ou
principe de neutralité religieuse, des organes étatiques) ou encore que les enfants subissent
une pression morale les amenant à accepter les matériaux distribués contre leur gré pour ne
pas être marginalisés ou stigmatisés (ce qui serait incompatible avec le principe de libre
exercice, ou de liberté religieuse, sous sa forme négative). C’est ainsi qu’une cour fédérale
d’appel a jugé que la décision d’une commission scolaire de l’Indiana de permettre à
l’organisation des Gideons de distribuer des bibles à l’école pendant les heures de classe
violait le Premier Amendement, bien que le personnel scolaire n’ait pris aucune part à la
distribution et que les bibles distribuées ne servaient pas à des fins pédagogiques197. Une
197 Berger v. Rensselaer Central School Corp., 982 F. 2d 116 0 (7
th Circ.) [appel en Cour suprême refusé, 113 S.Ct.
2344 (1993)]. Concernant la pression que certains élèves sont susceptibles de subir, la Cour s’exprime comme
suit : « … the act of accepting a bible in front of other students, with the option of returning it later privately or
choosing not to read it, signals accord with the Gideons’ beliefs. Presumably, the fith graders could make a
78
distribution « passive », par la mise à la disposition des élèves d’informations ou de
documentations religieuses sur une table se trouvant dans les locaux de l’école, sans
sollicitation active et en dehors des heures de classe, serait moins problématique (car créant
une moindre apparence de lien entre l’école et l’organisme distribuant le matériel religieux et
entraînant moins de pressions sur les élèves), mais il n’est néanmoins pas acquis qu’elle serait
constitutionnelle.
En tout cas, si les autorités scolaires autorisent malgré tout certains groupes extérieurs à
diffuser de l’information à l’intérieur de l’école, elles ne peuvent refuser la même autorisation
à d’autres groupes en se fondant uniquement sur le contenu et la nature de l’information en
cause, car il y aurait alors discrimination198.
Par ailleurs, comme nous l’avons noté précédemment, en vertu d’une décision de la Cour
suprême des États-Unis visant les écoles primaires et secondaires199, si une telle école permet
l’usage de ses locaux à des organisations extérieures non religieuses après la fin de la journée
scolaire (after-school clubs), elle devra accorder une semblable autorisation, dans les mêmes
conditions, aux organisations extérieures religieuses, celles-ci pouvant alors utiliser les locaux
de l’école notamment pour diffuser de l’information ou de la documentation religieuses. Les
autorités scolaires devront cependant prendre de façon préventive toutes les précautions
nécessaires afin de bien faire comprendre qu’elles n’endossent pas ni ne désapprouvent les
activités des organisations religieuses qui utilisent les locaux de l’école après la fin de la
journée scolaire.
Si, dans le contexte précédent, l’école laisse aux organismes ayant reçu l’autorisation
d’utiliser ses locaux après la journée scolaire la possibilité de porter leurs activités à la
connaissance des élèves pendant la journée scolaire, par un affichage sur les lieux de l’école
par exemple, elle doit également offrir cette possibilité aux groupes religieux qui jouissent de
la même autorisation, en prenant cependant les précautions nécessaires pour bien marquer
que les autorités scolaires n’endossent pas les activités de l’organisme religieux et en
s’assurant que la publicité concernant ces activités est strictement informative, ne contient
aucun élément de propagande et ne transmet aucun message religieux. À cette fin, l’école
peut exiger d’exercer un contrôle préalable sur le contenu de la publicité en cause et imposer
les conditions de temps et de lieu de même que les autres modalités qu’elle juge utiles (par
exemple, en désignant un tableau d’affichage unique, en exigeant que les affiches portent un
sceau d’autorisation des autorités scolaires ou en apposant un avertissement destiné à
souligner qu’elle n’endosse pas les activités en cause, etc.). Les enseignants ne doivent jamais
public show of not accepting the Bible […], but the First Amendement prohibits the government from putting
children in this difficult position » (p. 1170). 198 Peck v. Upshur County Board of Education, 155 F. 3
rd 274 (4
th Cir. 1998).
199 Good News Club v. Milford Central School, 533 U.S (2001) ; voir également Lamb’s Chapel v. Center
Moriches Union Free School District, 508 U.S. 384 (1993), où la Cour a précisément jugé qu’une école, qui
autorisait certains groupes s’occupant d’éducation des enfants à se réunir après la journée scolaire dans les
locaux scolaires, ne pouvait pas refuser la même autorisation à une église voulant présenter, dans les mêmes
conditions, une série de films documentaires traitant de l’éducation des enfants dans une perspective religieuse.
79
participer à une distribution de ce type de publicité et les personnes extérieures à l’école ne
doivent pas s’y livrer davantage sur les lieux de l’école pendant la journée scolaire.
Enfin, les personnes ou entités extérieures à l’école peuvent diffuser de l’information,
notamment religieuse, aux abords de l’établissement (en dehors de celui-ci mais à proximité
immédiate). Cependant, les autorités locales et municipales peuvent imposer des conditions
de temps et de lieu ainsi que d’autres modalités et aller jusqu’à interdire complètement la
diffusion si elle entrave le fonctionnement de l’école ou si elle est faite dans des conditions
qui marginalisent ou stigmatisent certains élèves ou exercent de la pression ou de la
coercition sur eux200. Quant aux autorités scolaires, elle doivent prendre les précautions
nécessaires pour faire comprendre aux élèves qu’elles n’endossent pas ni ne désapprouvent
les informations religieuses ainsi diffusées.
C. - La diffusion d’informations ou de documents religieux par les autorités scolaires et par
les enseignants
Les autorités scolaires ou les enseignants peuvent-ils, de leur propre initiative, diffuser
des informations ou des documents religieux à l’école (en informant, par exemple, les élèves
d’un service religieux ou en transmettant de la documentation sur un événement religieux
tenu en dehors de l’école)? La réponse semble assez nettement négative aux États-Unis, car
un tel comportement serait contraire au principe de neutralité des institutions publiques en
constituant un « endossement » de la religion par les autorités scolaires.
Comme nous l’avons souligné précédemment, le principe de neutralité religieuse de
l’État qui s’applique en droit canadien est moins contraignant que le principe de non-
établissement aux États-Unis. De plus, sans que cela ait encore été établi, il est imaginable
que les tribunaux canadiens ne considèrent comme inconstitutionnelles les attitudes étatiques
favorables à la religion que si elles sont discriminatoires ou si elles entraînent sur certaines
personnes une coercition ou une pression à la conformité. Dès lors, la validité de la diffusion
d’informations religieuses à l’initiative des autorités scolaires dépendrait des modalités et du
contexte. Une information diffusée auprès de jeunes enfants durant les heures de classe par
les enseignants, à cause du caractère impressionnable et captif de l’auditoire, serait
probablement considérée comme susceptible d’exercer une pression sur les élèves ou encore
de créer un sentiment de marginalisation chez ceux qui n’ont pas de convictions, ou pas les
mêmes convictions, religieuses. Une information mise à leur disposition de façon purement
passive, par exemple sur un tableau d’affichage, sans sollicitation active, serait probablement
jugée moins problématique.
Par ailleurs, si les autorités scolaires prennent l’initiative de diffuser de l’information
religieuse à l’école, il faut évidemment qu’elles le fassent de façon à éviter d’apparaître
comme favorisant une religion par rapport aux autres ou même comme favorisant les points
de vue religieux par rapport aux points de vue philosophiques a-religieux ou antireligieux, ce
200 Bacon v. Bradley-Bourbonnais High School District No. 307, 707 Fed. Supp. 1005 (C.D.IL 1989).
80
qui serait le cas si les informations diffusées ne portaient que sur les activités d’un ou de
certains groupes religieux ou que sur l’activité de groupes religieux par opposition à celle de
groupes qui font la promotion d’idées antireligieuses ou a-religieuses. On aperçoit facilement
la situation difficile dans laquelle se trouveront alors les autorités de l’école : selon quels
critères choisiront-elles les éléments constitutifs de l’information diffusée, afin que celle-ci ne
soit pas discriminatoire?
Les autorités scolaires peuvent-elles diffuser de l’information religieuse à l’école à la
demande d’organismes extérieurs? Nous avons vu précédemment qu’elles peuvent permettre
à un organisme extérieur qui a obtenu la permission d’utiliser les locaux de l’école après la
fin de la journée scolaire d’annoncer ses activités sur les lieux de l’école pendant la journée
scolaire (ce qui revient pratiquement pour les autorités scolaires à relayer cette information), à
condition que certaines précautions soient respectées. Dans cette hypothèse, il existe un lien
entre l’école et l’organisme extérieur qui veut diffuser, à l’école, de l’information sur les
activités qu’il organise dans les lieux de l’école après la journée scolaire. Dans le cas d’un
organisme extérieur n’ayant aucune activité de ce type dans les locaux de l’école, le même
lien ferait défaut.
Par ailleurs, si l’école accepte de diffuser des informations relatives aux activités
d’organismes extérieurs non religieux, des organismes culturels ou sportifs par exemple, elle
ne devrait pas refuser le même service à des organismes religieux. En outre, si les autorités
scolaires répondent aux demandes de diffusion d’information faites par des organismes
religieux extérieurs, elles doivent éviter de le faire de façon discriminatoire et offrir les
mêmes facilités à tous les groupes religieux comparables qui en font la demande.
Les autorités scolaires devront également exercer un contrôle sur l’information qu’on
leur demande de transmettre, pour s’assurer qu’elle ait un contenu strictement informatif et
factuel et qu’il ne s’agisse pas d’un message à portée prosélytique. Il n’existe pas de critère
juridique précis permettant de faire la distinction entre ces deux catégories de contenu, le sens
commun et le bon sens devant être mis à contribution.
Enfin, l’école devra prendre toutes les précautions nécessaires pour bien faire
comprendre qu’elle n’endosse pas les informations transmises, par exemple en apposant un
avertissement en ce sens sur les affiches ou les feuillets contenant ces informations. Le fait de
faire transmettre les informations par les enseignants eux-mêmes, surtout si les enfants sont
jeunes et constituent un auditoire captif, entraînerait le danger d’une confusion dans l’esprit
de ces derniers entre le message et le messager, ce qui serait contraire à l’obligation de
neutralité des enseignants et de l’école. Un moyen de transmission plus neutre, laissant aux
élèves la liberté de prendre ou non connaissance de l’information, comme un affichage sur un
tableau également consacré à d’autres informations non religieuses, serait moins
problématique.
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81
SYNTHÈSE
I. Les principes généraux de droit québécois, canadien et international relatifs à la liberté
de religion et à l’interdiction de la discrimination fondée sur la religion,
particulièrement dans le domaine scolaire
1. Pour ce qui est de la liberté de conscience et de religion, les dispositions de la Charte
canadienne (article 2a)) et de la Charte québécoise (article 3) ne présentent pas de différences
significatives, si bien qu’il faut présumer qu’elles doivent recevoir la même interprétation.
Les dispositions des deux chartes qui portent sur le droit à l’égalité interdisent l’une et l’autre,
de façon expresse et dans des termes comparables, la discrimination fondée sur la religion.
2. La liberté de conscience et de religion, d’une part, et la protection contre la discrimination
fondée sur la religion ou les convictions, d’autre part, constituent deux droits qui peuvent être
invoqués de façon largement interchangeable et qui, par conséquent, se chevauchent. Dans les
faits, les requérants font presque toujours appel aux deux droits en parallèle. Néanmoins, les
tribunaux semblent considérer que les mesures qui ont pour effet d’exercer une coercition
religieuse doivent être examinées sous l’angle de la liberté de religion et celles qui entraînent
un traitement inégal fondé sur la religion, sous l’angle du droit à l’égalité.
3. La prohibition de la discrimination religieuse, dans les deux chartes, vise autant la
discrimination indirecte, ou discrimination « par suite d’un effet préjudiciable », que la
discrimination directe. Alors que la discrimination directe est celle qui repose ouvertement
sur un motif prohibé de distinction, la discrimination indirecte découle d’une règle « neutre »
qui s’applique de la même façon à tous, mais qui produit néanmoins un effet discriminatoire
sur un seul groupe de personnes en ce qu’elle leur impose des obligations ou des conditions
restrictives non imposées aux autres membres de la société. En matière religieuse, la
discrimination indirecte résulte souvent du fait que l’autorité publique sanctionne, pour des
raisons laïques, des règles qui correspondent aux pratiques des religions traditionnelles (par
exemple, les jours fériés civils correspondent encore aujourd’hui, pour des raisons
historiques, aux fêtes religieuses chrétiennes).
4. Compte tenu des différences de texte entre l’article 10 de la Charte québécoise et
l’article 15(1) de la Charte canadienne, trois ou quatre éléments constitutifs doivent être
réunis pour qu’il y ait discrimination, les trois premiers communs aux deux chartes, le
quatrième différent pour chacune d’elles. Le premier élément consiste en une distinction,
exclusion ou préférence directement et visiblement inscrite dans une norme (discrimination
directe) ou découlant des effets concrets d’une norme apparemment neutre et qui vise dans les
mêmes termes tous ceux auxquels elle s’applique (discrimination indirecte). Le deuxième
élément est constitué par le lien de cause à effet que doit présenter la distinction de traitement
avec un motif illicite. Il n’est cependant pas nécessaire que ce motif ait été la seule cause de
la différence de traitement; il suffit qu’il y ait véritablement contribué. Le troisième élément
constitutif est le préjudice matériel ou moral sérieux que la distinction de traitement doit
causer à un individu ou à un groupe d’individus, alors qu’il n’est pas imposé à d’autres.
Enfin, dans le cadre de la Charte québécoise, la distinction de traitement incriminée doit être
82
effectuée lors de certaines activités (mentionnées aux articles 10.1 à 19) ou encore à
l’occasion de l’exercice des autres droits ou libertés garantis par la Charte. Cet élément est
propre à la Charte québécoise et n’intervient pas pour la Charte canadienne. Par ailleurs, dans
le cadre de la Charte canadienne, un quatrième élément constitutif doit être ajouté. Il consiste
en une atteinte à la dignité humaine essentielle du requérant, l’atteinte étant prouvée par le
fait que la norme attaquée repose sur des préjugés ou des stéréotypes à l’égard du groupe ou
de la catégorie dont le requérant fait partie.
5. Une norme directement discriminatoire sera invalidée ou annulée à moins qu’elle puisse
être considérée comme raisonnable. Par contre, une norme ou une politique indirectement
discriminatoire sera le plus souvent considérée comme raisonnable et justifiée, si bien qu’il
n’y aura pas de raisons de l’annuler. Le corollaire de l’interdiction de la discrimination
indirecte consiste plutôt en une « obligation d’accommodement » (ou d’adaptation), c’est-à-
dire un devoir de prendre tous les moyens raisonnables pour soustraire les victimes de la
discrimination indirecte aux effets de celle-ci, en adaptant les normes à leur situation
particulière.
6. L’accommodement peut consister à dispenser purement et simplement les intéressés de
l’application de la règle contestée. Le règlement d’une école prohibant la possession d’armes
par les élèves ou interdisant le port de tout vêtement distinctif a un effet discriminatoire sur
ceux qui sont obligés par leur religion d’avoir sur eux en permanence un poignard servant au
rituel (kirpan) ou à porter le hidjab. À moins qu’on ne puisse démontrer qu’il s’agit d’une
contrainte excessive, l’accommodement consiste à prévoir un régime d’exception permettant
aux sikhs de garder leur poignard à l’école et aux musulmanes de porter le hidjab.
L’accommodement peut aussi consister à mettre à la disposition des intéressés des
installations ou des avantages particuliers. La pratique de servir le même menu, avec de la
viande de porc, dans la cafétéria d’une école produit un effet discriminatoire sur les personnes
de religion juive ou musulmane. L’accommodement consistera à leur offrir des repas
différents.
7. Dans le cas des normes adoptées par des organismes privés ou publics relativement aux
relations d’emploi ou à la fourniture de biens ou de services, les limites de l’obligation
d’accommodement sont constituées par le caractère excessif de la contrainte, des
inconvénients ou des coûts qui seraient entraînés par l’accommodement recherché (la preuve
de ce caractère excessif étant à la charge de celui qui cherche à se soustraire à l’obligation
d’accommodement). Lorsque l’obligation s’impose au législateur ou à l’autorité
réglementaire, ses limites découleront de l’application des clauses limitatives des deux
chartes, à savoir l’article 1 de la Charte canadienne et l’article 9.1 de la Charte québécoise.
8. Le concept de « contrainte excessive » et les critères dégagés pour sa mise en œuvre, bien
qu’ils puissent être exposés et généralisés sur un plan théorique, font l’objet d’une application
qui dépend très étroitement des faits propres à chaque affaire. Par conséquent, les résultats
dans un cas particulier sont très difficilement prévisibles si l’on ne connaît pas tous les faits
de façon détaillée. Même s’ils sont connus, le pronostic reste ardu, car il est presque
impossible de prévoir l’importance que l’autorité décisionnelle attachera à chacun des faits
pertinents. Cela signifie également que, même s’il est possible de donner aux autorités
83
scolaires sur le terrain des balises relativement détaillées sur la façon de répondre aux
demandes d’accommodement, il est par contre impossible de leur fournir des solutions ou des
« recettes » facilement applicables. Les autorités concernées devront toujours appliquer ces
principes en tenant compte des circonstances particulières du milieu considéré et, à cette
occasion, prendre des décisions qui seront souvent délicates. Les principaux facteurs de
contrainte excessive susceptibles d’être invoqués sont les coûts entraînés par
l’accommodement recherché, l’entrave à l’exploitation de l’entreprise ou du service et les
droits d’autrui.
9. Lorsque l’obligation d’accommodement s’impose au législateur ou à l’autorité
réglementaire, celui qui veut la repousser doit démontrer que l’application intégrale de la
norme, sans les exceptions réclamées par le demandeur, est nécessaire pour atteindre un
objectif législatif légitime et important. Plus précisément, sous l’empire de l’article 1 de la
Charte canadienne, il faudra démontrer successivement que l’application entière de la norme
constitue un moyen rationnel d’atteindre l’objectif législatif; qu’il n’existe pas de moyens d’y
parvenir qui soient moins attentatoires aux droits en cause (critère de l’atteinte minimale);
enfin, qu’il y a proportionnalité entre les effets bénéfiques de la mesure et ses effets
restrictifs. En fait, le critère de l’atteinte minimale, qui est au cœur du test de l’article 1,
correspond en grande partie, pour ce qui est des concepts, à la défense de contrainte excessive
qui permet de s’opposer à l’obligation d’accommodement raisonnable dans le cadre des lois
sur les droits de la personne.
10. S’il y a violation de la liberté de religion sous l’empire de la Charte québécoise, on
appliquera la clause limitative de l’article 9.1, dont la Cour suprême a jugé qu’il doit être mis
en œuvre selon les mêmes critères que l’article 1 de la Charte canadienne. S’il y a
discrimination religieuse, les choses sont plus compliquées. Dans la mesure où la
discrimination découle de certains agissements de personnes privées ou d’organismes
étatiques, les seules exceptions à cette prohibition sont celles expressément prévues aux
articles 14, 18, 19 et 20. Le problème est plus complexe en ce qui concerne la discrimination
résultant de l’activité normative du législateur ou de l’autorité réglementaire, car l’article 9.1
ne s’applique pas à l’article 10, qui interdit la discrimination. D’après la jurisprudence de la
Cour suprême, qui n’est cependant pas très claire, les tribunaux doivent alors appliquer un
critère implicite de raisonnabilité, selon lequel il faut se demander si la distinction, exclusion
ou préférence est arbitraire.
11. La Cour suprême a jugé qu’une loi dont l’objet est de promouvoir ou d’interdire une
croyance ou une pratique religieuse restreint la liberté de religion (ou le droit à l’égalité sans
distinction de religion) d’une façon qui ne saurait jamais être justifiée, car elle entre
directement en conflit avec l’objet même de la liberté de religion. Il n’est donc pas nécessaire
d’examiner, dans un tel cas, la nature ou la dimension des effets de la loi sur la liberté de
religion. Il y a cependant une exception à cette règle. Les dispositions législatives qui
prévoient un accommodement pour des raisons religieuses, comme une exception à
l’obligation de fermeture des magasins le dimanche pour les commerçants qui ferment un
autre jour de la semaine pour des raisons religieuses ou encore la possibilité d’une absence
motivée par des raisons religieuses pour les élèves des écoles publiques, ont manifestement
pour objet de faciliter la pratique religieuse mais ne sont évidemment pas inconstitutionnelles.
84
Au contraire, de tels accommodements législatifs peuvent être considérés comme
constitutionnellement requis lorsqu’ils sont jugés nécessaires pour éliminer ou atténuer les
effets d’une discrimination directe ou indirecte fondée sur la religion ou d’une atteinte à la
liberté de religion. Par ailleurs, lorsqu’une loi poursuit des objectifs séculiers, comme
promouvoir les valeurs éducatives et morales, mais que, par ses effets, elle restreint la liberté
de religion de certaines personnes, la mesure en cause est alors susceptible de justification en
vertu des clauses limitatives des deux chartes.
12. La liberté de religion a deux composantes. En premier lieu, nous constatons une liberté
positive et négative d’exercice de la religion (ou « libre exercice ») : le contenu positif
correspond à la liberté d’avoir des croyances religieuses, de les professer ouvertement et de
les manifester par leur mise en pratique, par le culte et par leur enseignement et leur
propagation; le contenu négatif correspond au droit de ne pas être forcé, directement ou
indirectement, d’embrasser une conception religieuse ou d’agir contrairement à ses croyances
ou à sa conscience. En second lieu, la liberté de religion impose une obligation de neutralité à
l’État en matière religieuse, c’est-à-dire l’empêche de privilégier ou de défavoriser une
religion par rapport aux autres.
13. L’exigence de neutralité (ou de laïcité) de l’État en matière religieuse peut recevoir une
interprétation plus ou moins rigoureuse. Dans un sens très rigoureux, toute forme d’appui
significatif de l’État à une religion est considérée comme interdite. Dans un sens moins
exigeant, seules sont interdites les formes de soutien apporté par l’État à une religion qui sont
discriminatoires ou qui ont pour effet de créer une pression sociale ou psychologique qui
limite de façon significative la liberté d’exercice négative de ceux qui n’adhèrent pas à cette
religion. Ainsi, les tribunaux canadiens ont jugé que les prières et l’enseignement
confessionnel organisés par les autorités scolaires dans les écoles publiques restreignaient de
façon non justifiable la liberté de religion, même si une possibilité de dispense était prévue,
car le fait de devoir demander celle-ci risquait d’entraîner une stigmatisation par les pairs et,
par conséquent, une coercition indirecte sur les élèves et leurs parents. Ici, par conséquent,
l’obligation de neutralité entraîne la nécessité de mettre fin à cette forme de manifestation
religieuse, dans la mesure où celle-ci est le résultat d’une initiative des autorités scolaires
elles-mêmes. Par contre, les tribunaux canadiens ont également jugé que la liberté de religion
imposait une obligation d’accommodement, dans les écoles publiques, en matière de congés
scolaires et de port de signes religieux par exemple. Ici, par conséquent, le principe de
neutralité, ou laïcité, ne s’oppose pas à des manifestations religieuses à l’école, dans la
mesure où celles-ci résultent de l’initiative des élèves eux-mêmes et constituent une forme
d’exercice de leur liberté religieuse. Autrement dit, la neutralité religieuse s’impose à l’État et
aux autorités publiques, mais elle ne s’impose pas aux individus.
14. La mise en pratique d’une neutralité ou laïcité rigide et négative, interprétée comme
exigeant l’exclusion de la religion de la sphère publique (notamment des écoles publiques),
entrerait évidemment en conflit avec l’idée qu’il faut adapter les normes ou les politiques
publiques aux exigences d’une religion, car cela revient à favoriser l’exercice de celle-ci. Par
contre, un concept de laïcité ouverte et tolérante, laissant s’exprimer les convictions
religieuses sous réserve qu’elles ne nuisent pas à autrui, est parfaitement compatible avec
l’idée d’accommodement. En France et aux États-Unis, où le concept de neutralité religieuse
85
de l’État est inscrit expressément dans la constitution et où son interprétation tend
traditionnellement à être négative plutôt que positive, on ne considère pas que la neutralité
s’oppose à certains accommodements ou adaptations adoptés pour favoriser la pratique
religieuse, notamment à l’école publique. La même position devrait s’imposer avec encore
plus de force au Canada à cause du caractère non explicite du principe de neutralité, de
l’article 93 de la Loi constitutionnelle de 1867 et de l’histoire des rapports entre l’État et les
Églises. Quant au Québec, la présence dans la Charte québécoise de l’article 41, qui prévoit
que « [l]es parents ou les personnes qui en tiennent lieu ont le droit d’exiger que, dans les
établissements d’enseignement publics, leurs enfants reçoivent un enseignement religieux ou
moral conforme à leurs convictions », et le fait que l’on ait conservé jusqu’à aujourd’hui à
l’école publique québécoise une forme d’enseignement confessionnel catholique et protestant,
même après la déconfessionnalisation des commissions scolaires et des écoles, empêchent
manifestement de prétendre qu’il existerait un principe de laïcité rigoureux au point
d’empêcher les accommodements destinés à favoriser la pratique religieuse dans les écoles
publiques. De fait, la jurisprudence des tribunaux canadiens a reconnu qu’une obligation
d’accommodement en matière religieuse découle de la liberté de religion, tout comme elle
découle également du droit à l’égalité et de l’interdiction de la discrimination fondée sur la
religion.
II. Les règles du droit international public relatives à la liberté de conscience et de religion
et à l’interdiction de la discrimination religieuse et leur application dans le domaine
scolaire
15. S’il y avait un conflit entre le droit international et le droit interne, les tribunaux canadiens
seraient tenus d’appliquer celui-ci plutôt que celui-là. Cependant, même si le droit
international n’a aucune primauté sur le droit interne canadien, les tribunaux canadiens et
québécois s’inspirent souvent des instruments internationaux sur les droits de la personne,
peu importe qu’ils lient formellement le Canada ou non, pour interpréter les chartes
canadienne et québécoise. En outre, les normes internationales servent souvent d’argument,
sur le plan politique, à ceux qui désirent faire progresser la cause des droits de la personne ou
promouvoir leur programme politique. Il s’agit d’un argument puissant, car rares sont les
décideurs politiques qui voudraient encourir le reproche de ne pas respecter les normes
internationales dans ce domaine.
16. On constate, tant pour les instruments adoptés dans le cadre des Nations Unies que pour
ceux adoptés dans celui du Conseil de l’Europe, un contraste assez net entre la façon
généreuse et libérale avec laquelle la liberté de religion est proclamée et la façon plutôt
restrictive avec laquelle elle est mise en œuvre par les organes d’application de ces
instruments. Le Comité des droits de l’homme des Nations Unies et les organes d’application
de la Convention européenne des droits de l’homme ont en particulier adopté, dans le
domaine qui nous intéresse, celui de l’accommodement raisonnable des pratiques religieuses,
des positions très nettement en retrait par rapport à la jurisprudence canadienne et québécoise.
Ils définissent de façon restrictive le concept de pratiques religieuses, tendent à rejeter
l’interprétation que fait le requérant de ses convictions religieuses pour y substituer la leur
propre, ont recours de façon fréquente à l’idée que l’établissement d’un lien d’emploi ou
l’inscription dans un établissement d’enseignement implique l’acceptation de toutes les
86
conditions qui s’y appliquent et la renonciation à l’exercice de certains éléments de la liberté
religieuse et, finalement, reconnaissent (trop) facilement la légitimité des restrictions
apportées par les États à la liberté de religion sous sa forme extérieure et publique de mise en
œuvre de pratiques et de comportements. On constate que les organes onusiens et européens
sont également beaucoup moins exigeants que les tribunaux canadiens sur la question des
conditions dans lesquelles l’État peut organiser un enseignement religieux à l’école publique.
L’existence du droit à la dispense est considérée comme suffisante pour valider un tel
enseignement, même lorsqu’il ne porte que sur une seule perspective religieuse, et ce droit à
la dispense est au surplus interprété de façon parfois très restrictive. Ce relativisme tient au
fait que les instruments internationaux lient un très grand nombre d’États qui connaissent,
dans ce domaine, des régimes juridiques ou pratiques extrêmement divers et qu’il faut donc
chercher à leur donner un sens compatible avec le plus grand nombre possible de situations.
III. Les problèmes soulevés par les manifestations ou conduites religieuses à l’école
publique (droit canadien et comparé)
Principes généraux
17. Lorsqu’il s’agit de conduites ou de manifestations dont l’initiative est prise par les
autorités scolaires ou les enseignants en leur qualité de représentants de l’école, elles sont
soumises au principe de neutralité religieuse de l’État (ou principe de laïcité) et au respect du
droit au libre exercice négatif des élèves, c’est-à-dire à leur droit de ne subir aucune pression
ou coercition à la conformité religieuse, de même qu’à l’obligation de l’État de ne pas faire
de discrimination religieuse, directe ou indirecte. Cette liberté religieuse négative des élèves –
et de leurs parents – a été généralement interprétée de façon stricte par les tribunaux
canadiens, si bien qu’à première vue, sous réserve de certaines précisions, les conduites ou
manifestations religieuses dont les autorités scolaires pourraient prendre l’initiative sont
prohibées, ou du moins étroitement circonscrites, dans la mesure précisément où elles sont
considérées comme susceptibles d’exercer une pression inacceptable sur les élèves et, en
privilégiant certaines religions, d’être également discriminatoires.
18. Lorsqu’il s’agit de conduites ou de manifestations dont l’initiative est prise par les élèves
– ou leurs parents -, elles relèvent du droit au libre exercice positif, c’est-à-dire du droit de
ceux-ci de manifester leurs convictions religieuses par des pratiques et de leur droit de ne pas
subir de discrimination religieuse directe ou indirecte de ce fait. Si ce droit entre en conflit
avec des normes scolaires neutres, les autorités scolaires se retrouvent sous le coup d’une
obligation d’accommodement ou d’adaptation, à moins qu’elles ne puissent démontrer que
l’accommodement ou l’adaptation en cause entraînerait une contrainte excessive.
19. Lorsqu’il s’agit de conduites ou de manifestations dont l’initiative est prise par les
enseignants en tant que personnes privées (par exemple, le port d’un symbole religieux), la
question est plus complexe, car il faut tenir compte à la fois du droit au libre exercice positif
des enseignants et de l’obligation de neutralité religieuse qui s’impose à eux dans le cadre de
l’école.
87
20. La conjonction de ces principes produit des conséquences qui ne sont pas toujours faciles
à comprendre à première vue ou à expliquer. Ainsi, dans l’opinion publique, on se demande
parfois s’il est bien logique de « sortir » les religions majoritaires de l’école publique (comme
la Cour d’appel de l’Ontario l’a fait pour les prières et l’enseignement confessionnel
chrétiens) et, dans le même mouvement, de consentir à des accommodements qui y font
« entrer » les religions minoritaires (autorisation du port du kirpan et du hidjab, dispenses
pour des fêtes religieuses, etc.). La réponse est que, dans le premier cas, il s’agit de
manifestations religieuses imposées ou endossées par l’autorité publique, alors que, dans le
deuxième cas, il s’agit d’aménagements réclamés par des individus qui veulent pratiquer leur
religion.
21. Les accommodements reconnus en matière religieuse ne constituent pas des « privilèges »
qui entraîneraient une rupture de l’égalité entre citoyens. L’accommodement est au contraire
une conséquence du droit à l’égalité, conçu comme le droit des minorités de maintenir leurs
différences par rapport à la majorité en bénéficiant d’accommodements et d’adaptations à
l’égard de normes neutres, applicables de façon uniforme à tous, mais qui ont des effets
préjudiciables sur la liberté religieuse de certains groupes.
22. On entend parfois dire que les accommodements réclamés par les minorités sont
incompatibles avec les droits de la majorité et obligent cette dernière à modifier son mode de
vie pour l’adapter à celui des minorités. Lorsque les conduites et manifestations religieuses en
cause relèvent de l’initiative individuelle, ce reproche n’est d’habitude pas fondé, car
minoritaires et majoritaires ont alors des droits compatibles et même convergents. Permettre
le hidjab et le kirpan à l’école non seulement n’est pas incompatible avec le fait d’y permettre
le port de la croix, mais l’un exige l’autre à cause du principe de non-discrimination. Par
contre, lorsqu’il s’agit de décisions relevant de l’établissement scolaire, comme les cours
d’enseignement religieux ou les prières organisés par l’école elle-même, il peut y avoir
effectivement conflit entre les droits de la majorité, si celle-ci veut de tels arrangements, et
ceux de la minorité, si cette dernière s’estime brimée par leur existence. Sauf à considérer que
les droits de la minorité sont suffisamment sauvegardés par l’existence d’un droit à la
dispense, ce que les tribunaux canadiens ont refusé, il faut alors donner raison à l’une et tort à
l’autre des deux positions.
23. Néanmoins, on peut sans doute partir de l’idée que, dans tous les cas où cela est possible,
les accommodements devraient de préférence consister en des dispenses, des exemptions et
des exceptions au profit des minoritaires plutôt qu’en des modifications structurelles du
système en place pour la majorité. Si ce principe n’a pas été retenu pour les prières et
l’enseignement confessionnel à l’école, il l’a par contre été pour la question des fêtes
religieuses, les tribunaux ayant refusé la solution du réaménagement structurel du calendrier
scolaire au profit du système des autorisations d’absences individuelles. Le respect d’un tel
principe facilite également la prise en compte de l’égalité religieuse. Une modification
structurelle rompt l’égalité religieuse, à moins que toutes les religions ne soient mises sur un
pied d’égalité, ce qui est la plupart du temps impossible. Par exemple, dans le domaine des
congés pour fêtes religieuses, des aménagements structurels tenant compte de toutes les
religions existantes deviendraient ingérables. Par contre, des aménagements individuels, sous
88
forme de dispenses ou d’exemptions, permettent de considérer tout le monde sur un pied
d’égalité et facilitent le fonctionnement du système scolaire.
Les prières et les célébrations, cérémonies ou autres activités religieuses ou à connotation
religieuse dont l’initiative est prise par les autorités scolaires
24. Les prières et les célébrations ou exercices religieux organisés par l’autorité scolaire ont
été jugés inconstitutionnels au Canada, l’existence d’une possibilité de dispense n’ayant pas
été considérée comme suffisante pour justifier de tels arrangements. Soulignons que la
solution adoptée par les tribunaux canadiens semble nettement avoir été inspirée par celle
retenue aux États-Unis, où les tribunaux ont déclaré contraires à la clause de non-
établissement du Premier Amendement toutes les formes de prière organisées ou endossées
par les autorités scolaires.
25. Selon cette jurisprudence, pour être conformes aux chartes, les exercices religieux
susceptibles d’être organisés à l’école publique doivent être non discriminatoires et ne pas
entraîner de pression sociale ou psychologique sur les adhérents d’autres religions ou sur les
non-croyants. Les prières, verbales ou silencieuses, uniconfessionnelles ou
multiconfessionnelles, seraient probablement considérées comme contraires à la Charte. En
théorie, il serait possible d’imaginer des lectures faisant une place égale à toutes les croyances
religieuses, quasi religieuses et non religieuses, sans aucun élément d’endoctrinement ni de
favoritisme, mais en pratique un tel équilibre serait très difficile à atteindre. Une mesure
prévoyant un moment de silence pouvant être consacré, au choix des enfants, à la prière, à la
méditation ou à la réflexion, sans qu’aucune de ces activités ne soit privilégiée, serait
probablement considérée comme conforme à la Charte canadienne.
26. Pour relativiser le résultat obtenu sur cette question par les tribunaux canadiens et
américains, et montrer qu’il ne fait pas l’objet d’un consensus général, on peut mentionner la
situation qui a cours en Allemagne et au Royaume-Uni. En Allemagne, la Cour
constitutionnelle a jugé que, compte tenu des circonstances concrètes dans lesquelles elles se
déroulaient, les prières œcuméniques organisées à l’école publique par l’administration
scolaire, et à l’égard desquelles il était relativement facile d’obtenir une dispense, n’étaient
pas incompatibles avec la protection de la liberté de religion. La Cour allemande a considéré
qu’il existait concurremment une liberté positive de proclamer ses convictions religieuses et
une liberté négative de ne pas être forcé de se plier aux convictions d’autrui. Elle est ensuite
parvenue à la conclusion que le fait d’exiger des minoritaires qu’ils demandent d’être
dispensés de participer aux prières ne les plaçerait qu’exceptionnellement dans « une situation
de marginalisation insupportable ». À l’inverse, permettre que l’objection d’un seul élève
minoritaire l’emporte automatiquement sur les droits des élèves de la majorité d’exprimer
leurs croyances à l’école serait complètement disproportionné par rapport au préjudice
éventuel supporté par les minoritaires. Au Royaume-Uni, l’éducation religieuse et les prières
collectives, d’orientation principalement chrétienne dans les deux cas, continuent de faire
partie du curriculum obligatoire dans les écoles publiques, les parents qui le désirent ayant
cependant la possibilité d’en faire dispenser leurs enfants.
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Les prières et les célébrations, cérémonies ou autres activités religieuses ou à connotation
religieuse dont l’initiative est prise par les élèves
27. Nous n’avons trouvé aucune décision québécoise ou canadienne sur ce point. Par contre,
cette problématique est bien connue aux États-Unis, où elle a fait l’objet de nombreuses
décisions de justice, de législations adoptées au palier fédéral et étatique et de lignes
directrices émises par le ministère fédéral de l’éducation. Les élèves peuvent prier ensemble
ou séparément à l’école, en dehors des temps pédagogiques proprement dits (non-curricular
periods), à la condition que cela ne dérange pas de façon significative le cours des activités
scolaires et ne porte pas atteinte aux droits d’autrui, les autorités scolaires ayant la
responsabilité de s’assurer que les comportements religieux adoptés par certains étudiants ne
constituent pas une forme de pression ou de coercition sur d’autres élèves. Les élèves ont le
droit de s’engager dans des prières individuelles ou collectives et dans des discussions de
nature religieuse durant la journée scolaire au même titre que dans d’autres activités
expressives comparables. Quant à la question des prières prononcées par des élèves, de leur
propre initiative, lors de cérémonies de collation des grades ou d’événements sportifs
organisés par l’école, elle a donné lieu à une jurisprudence contradictoire des tribunaux, la
majorité des décisions allant dans le sens de l’interdiction. Lorsqu’une école permet de façon
générale l’usage des lieux et bâtiments scolaires par des groupes privés, elle doit aussi
autoriser, aux mêmes termes et conditions, des cérémonies privées de collation des grades
comprenant des prières ou des cérémonies religieuses, à condition qu’elles restent bien
distinctes de la cérémonie officielle de remise des diplômes et que les autorités scolaires n’y
prennent aucune part. De façon plus générale, en vertu d’une loi fédérale adoptée en 1984 et
applicable à toutes les écoles publiques secondaires récipiendaires de subventions
gouvernementales fédérales, dès lors qu’une école permet l’utilisation de ses locaux et
facilités avant, après ou durant la journée scolaire, dans ce dernier cas en dehors des temps
pédagogiques proprement dits, par des groupes ou clubs étudiants à finalité non religieuse,
comme un club de jeu d’échecs ou un club de discussion de sujets politiques (on dit alors
qu’elle met en place un limited open forum), elle doit le permettre également, dans les mêmes
conditions, aux groupes à finalité religieuse, comme un groupe de prières ou d’étude de la
Bible. Ces derniers doivent être créés à l’initiative des étudiants, organisés et dirigés par eux
et la participation doit y être volontaire. En vertu de la jurisprudence visant les écoles
primaires et secondaires, une solution similaire s’applique dans les cas où des organisations
religieuses extérieures à l’école sollicitent l’autorisation d’utiliser les locaux et facilités de
celle-ci après la fin de la journée scolaire : l’école devra accorder une telle autorisation si elle
permet l’usage de ses locaux à des organisations non religieuses (after-school clubs) dans les
mêmes conditions.
L’affichage ou l’installation de symboles religieux par les autorités scolaires
28. Pour arriver à la conclusion que la présence d’un symbole religieux comme un crucifix ou
une croix restreint la liberté de religion, il faut qu’elle entraîne, vu le contexte, une contrainte
sur le comportement des personnes. En général, cela semble devoir être moins le cas que pour
les prières. Alors que celui qui ne veut pas participer à une prière doit sortir de la salle ou
rester assis pendant que les autres se lèvent, cette manifestation de sa non-adhésion risquant
d’entraîner des réactions négatives à son égard, la présence d’un symbole religieux n’oblige
90
pas l’individu à afficher ses convictions. Par conséquent, la présence d’un crucifix dans la
salle d’un palais de justice ou à l’Assemblée nationale du Québec, par exemple, pourrait être
considérée comme suffisamment inoffensive pour ne pas restreindre la liberté de religion. En
outre, on pourrait estimer qu’il s’agit d’un symbole qui est désormais plus culturel que cultuel
(religieux). Par contre, sa présence dans une salle de classe est sans doute plus problématique,
étant donné la vulnérabilité et le caractère impressionnable des jeunes élèves et le fait qu’ils
constituent un auditoire captif.
29. Aux États-Unis, les symboles religieux, comme les croix, les ménorahs ou les crèches,
peuvent être affichés ou installés temporairement comme aides à l’enseignement, à condition
d’être présentés comme des illustrations de l’héritage culturel et religieux associé à une fête
religieuse, mais ne sauraient être affichés ou installés en permanence, ni dans une intention
religieuse, ni même dans une intention décorative. En Allemagne, la Cour constitutionnelle a
jugé que la présence d’un crucifix dans une salle de classe était attentatoire aux libertés de
conscience et de religion des élèves ne professant pas la foi catholique. En Suisse, le tribunal
fédéral a déclaré un règlement municipal ordonnant l’installation de crucifix dans les écoles
primaires publiques contraire à l’article 49 de la Constitution fédérale garantissant la
neutralité confessionnelle de l’enseignement à l’école primaire.
Le port de signes religieux distinctifs par les élèves (hidjab, turban, kirpan)
30. La Commission des droits de la personne du Québec a publié en 1994 un document
examinant les problèmes soulevés par le port du foulard islamique dans les écoles publiques.
On y affirme qu’à défaut de pouvoir prouver qu’il en résultera une contrainte excessive, les
écoles devront consentir un accommodement consistant à permettre le port du foulard
islamique, à moins qu’il ne s’inscrive « dans un contexte de pression sur les élèves, de
provocation ou d’incitation à la discrimination fondée sur le sexe ». La Commission
mentionne un certain nombre de considérations pouvant justifier le refus de
l’accommodement : le fait que certains symboles religieux marginalisent les élèves qui les
portent (cependant, l’école publique doit éduquer ses élèves au respect des droits et libertés
pour, précisément, éviter qu’une telle marginalisation ne se produise); les circonstances où il
serait démontré que l’ordre public ou l’égalité des sexes sont en péril; les considérations de
sécurité (par exemple, le port du hidjab pourrait se révéler dangereux dans le cadre d’activités
physiques ou de laboratoire).
31. En Ontario, la Commission des droits de la personne a adopté en 1996 un exposé de
politiques sur la protection des droits en matière religieuse dans lequel elle affirme que les
milieux de travail, les services et les établissements sont tenus de respecter les besoins
spéciaux en matière de règles portant sur les vêtements, en donnant notamment comme
exemple celui d’une école ne permettant pas aux filles de se couvrir la tête. Si, pour observer
sa religion, une étudiante musulmane doit porter un foulard sur la tête, l’école a le devoir de
le lui permettre.
32. En France, la jurisprudence exige un examen individuel des comportements des jeunes
filles portant le foulard et empêche les interdictions systématiques qui ne tiendraient pas
compte de toutes les circonstances d’une affaire. Elle fait donc de la liberté de porter le voile
91
islamique le principe, imposant de justifier de façon circonstanciée, sous le contrôle du juge,
les atteintes qui y seraient portées.
33. Au Royaume-Uni, la législation antidiscriminatoire actuellement en vigueur n’offre pas
une protection suffisante de la liberté de religion et de l’égalité religieuse, car la loi prohibe
uniquement la discrimination raciale et celle fondée sur l’origine nationale ou ethnique, avec
cette conséquence peu cohérente que l’interdiction du port du turban sikh par les élèves d’une
école a été jugée illégale, dans la mesure où les sikhs constituent un groupe ethnique, alors
que l’interdiction du hidjab ne le serait probablement pas, car les musulmans ne constituent
pas un groupe ethnique mais une minorité religieuse. Le gouvernement se livre actuellement à
une réflexion sur la façon de remédier à cette situation.
34. Dans une affaire datant de 1993, la Commission européenne des droits de l’homme a jugé
non contraire au droit de manifester ses convictions religieuses le refus de délivrance de
diplôme opposé à la requérante – une étudiante licenciée en pharmacie – par une université
d’État turque, selon le motif que, contrairement au règlement en vigueur, elle n’avait pas
produit une photographie d’identité sur laquelle elle apparaissait sans hidjab.
L’argumentation retenue par la Commission ne semble cependant guère transposable au droit
canadien ou québécois.
35. Aux États-Unis, les tribunaux ont généralement conclu que les réglementations scolaires
portant sur les vêtements ou la chevelure (dress code) et ayant pour effet d’interdire le port de
vêtements ou de symboles religieux restreignent la liberté de religion de façon non justifiable,
à moins qu’on ne puisse démontrer de façon actuelle et factuelle (de simples craintes ou
spéculations ne suffisant pas) que le port des signes en cause dérangent sérieusement les
activités éducatives. De même, on estime que les élèves ne devraient pas se voir forcées de
porter des vêtements, comme des shorts, qu’elles considèrent comme incompatibles avec les
règles de leur religion en matière de modestie et de pudeur.
36. En vertu de leur religion, les sikhs baptisés doivent porter en permanence un poignard, le
kirpan. Cette obligation entraîne pour eux des difficultés dès qu’ils se trouvent dans une
situation dans laquelle il est normalement interdit de porter une arme, comme un voyage en
avion ou encore la présence dans un palais de justice ou dans une école. Alors que
l’interdiction du kirpan dans les palais de justice et pour les voyages en avion a été considérée
comme justifiable, la tendance des tribunaux a nettement été, jusqu’à présent, de considérer
que les administrations scolaires devaient permettre le port du kirpan sous certaines
conditions (qu’il soit d’une taille raisonnable, porté en dessous des habits de façon à être
invisible et maintenu de façon assez ferme dans sa gaine pour qu’il soit difficile, mais pas
impossible, de l’en sortir). Cette jurisprudence a été suivie au Québec dans un jugement
provisoire rendu par la Cour supérieure en mai 2002. Les mêmes principes sont également
suivis aux États-Unis : les sikhs ont le droit de porter leur kirpan à l’école dans des conditions
qui n’entraînent pas de risques pour autrui.
92
Le port de signes religieux distinctifs par les enseignants
37. Dans un contexte où le principe de neutralité religieuse de l’État est interprété de façon
rigoureuse, comme en France ou aux États-Unis, il pourrait suffire à justifier l’interdiction
faite aux enseignants de porter des signes religieux distinctifs à l’école (interdiction qui porte
atteinte à leur liberté de religion). Cependant, nous avons vu qu’au Canada, dans la mesure où
le principe de neutralité, plutôt que d’être affirmé de façon autonome, découle du libre
exercice de la religion, il faudrait plutôt démontrer, pour justifier l’interdiction, que le port de
signes religieux par les enseignants est susceptible de restreindre la liberté religieuse des
élèves en leur faisant subir une pression religieuse. Or, une telle conséquence n’est pas
inévitable mais dépend plutôt du contexte, de l’âge des enfants – d’autant plus vulnérables
qu’ils sont jeunes – de la discrétion ou, au contraire, de l’ostentation du signe en cause, de la
matière enseignée et du comportement de l’enseignant ou de l’enseignante dans son ensemble
(s’il s’agit d’une attitude de prosélytisme, ouvert ou dissimulé, il y aura atteinte à la liberté
religieuse des enfants; si l’enseignant ou l’enseignante adopte une attitude de neutralité
religieuse dans son comportement et ses paroles, le simple fait de porter un signe risquera
moins d’avoir un tel effet). En l’occurrence, une décision judiciaire ontarienne a reconnu aux
enseignants le même droit de porter le kirpan à l’école qu’aux élèves.
38. Aux États-Unis, les législatures de la majorité des États ont adopté des lois interdisant aux
enseignants de porter des signes religieux dans l’exercice de leurs fonctions. En général, les
tribunaux ont été portés à considérer ces lois comme valides, en se fondant sur le principe de
neutralité religieuse de l’État et en jugeant que le port de signes religieux par les enseignants
serait de nature à donner l’impression aux enfants et à leurs parents que l’école endossait un
point de vue religieux particulier ou même à entrer en conflit avec le droit des enfants au libre
exercice de leur religion. Néanmoins, les lois en question prévoient que les enseignants
peuvent porter des bijoux à connotation religieuse, comme des colliers avec une croix ou une
étoile de David, à condition qu’ils soient suffisamment discrets.
39. En France, la jurisprudence est que le principe de laïcité fait obstacle au droit, pour les
agents, même non enseignants, du service de l’enseignement public, de manifester leurs
croyances religieuses dans l’exercice de leurs fonctions, notamment « en portant un signe
destiné à marquer [leur] appartenance à une religion ».
Les aménagements du calendrier scolaire réclamés pour les élèves
40. Dans ce domaine, il semble se dégager du droit comparé un consensus en faveur de la
solution des aménagements individuels, consistant à autoriser les absences pour des fêtes
religieuses chaque fois que cela est nécessaire, de préférence à un réaménagement structurel
du calendrier ayant pour objet de faire de toutes les fêtes religieuses des jours de congé.
Les aménagements du calendrier scolaire réclamés pour les enseignants
41. Dans l’affaire Bergevin, en se fondant sur l’article 10 de la Charte québécoise, la Cour
suprême du Canada est arrivée à la conclusion que le calendrier scolaire fixant l’horaire de
travail des enseignants, qui faisait partie de la convention collective liant la commission
93
scolaire intimée, dans la mesure où il ne prévoyait pas de congé payé le jour du Yom
Kippour, avait un effet discriminatoire indirect à l’égard des enseignants de religion juive,
ceux-ci devant prendre une journée de congé pour célébrer leur fête religieuse. Tenant compte
du fait que la convention collective prévoyait la rémunération de l’enseignant qui s’absente
pour diverses raisons et que, dans le passé, les absences rémunérées incluaient la célébration
du Yom Kippour, la Cour a jugé qu’en l’occurrence l’employeur n’avait pas réussi à prouver
que le fait d’accommoder les intéressés, en leur permettant de prendre un jour de congé payé
pour célébrer le Yom Kippour, lui imposerait une contrainte excessive. Par conséquent, il ne
s’était pas acquitté de son obligation d’accommodement raisonnable. La Cour suprême a
reconnu que, dans d’autres cas, il pourra exister des circonstances où l’accommodement
raisonnable serait impossible. Par exemple, si un enseignant devait, à cause de ses croyances
religieuses, s’absenter tous les vendredis de l’année, il pourrait bien alors être impossible
pour l’employeur de composer raisonnablement avec les croyances et les exigences
religieuses de cet enseignant. Autrement dit, les limites de l’obligation d’accommodement
découlent du concept même d’accommodement « raisonnable » : si les musulmans
demandaient un jour de congé par semaine, plutôt qu’un jour par an comme les juifs, cela ne
serait pas raisonnable et n’entraînerait donc pas d’obligation correspondante pour
l’employeur. Aux États-Unis, les commissions scolaires sont également sous le coup d’une
obligation d’accommodement raisonnable à l’égard des enseignants qui veulent s’absenter
pour des raisons religieuses. Cela signifie au moins que, lorsque les enseignants ont droit à un
certain nombre de congés payés pour des raisons personnelles, on ne peut leur refuser de les
utiliser pour des raisons religieuses. Par contre, les décisions des tribunaux sont
contradictoires pour ce qui est de savoir si l’employeur doit leur offrir des congés
supplémentaires pour des fêtes religieuses.
La diffusion d’informations religieuses à l’école
42. Pour ce qui est de la diffusion d’informations religieuses à l’école, la liberté d’expression
vient renforcer la liberté de religion. Comme la problématique n’a jusqu’à présent guère été
soulevée devant les tribunaux canadiens, il faut se tourner vers la jurisprudence américaine,
qui permet d’anticiper les positions que les tribunaux canadiens sont susceptibles de prendre,
le cas échéant. Aux États-Unis, on distingue le régime de la diffusion d’informations
religieuses à l’école publique selon que l’initiative en est prise par les élèves, par des
personnes extérieures à l’école ou par les autorités scolaires.
La diffusion d’informations ou de documents religieux par les élèves
43. Les tribunaux américains ont jugé que les élèves ont le droit de diffuser de l’information
et de la documentation religieuses à l’école dans les mêmes conditions qu’il leur est permis
de diffuser toute autre espèce d’information ou de documentation non reliée aux activités ou
au contenu pédagogiques. Les autorités scolaires peuvent encadrer la diffusion d’informations
et de documentation religieuses avec les mêmes réglementations (de temps, de lieu et de
modalités) que celles applicables aux autres informations susceptibles d’être diffusées par les
élèves, mais sans pouvoir leur appliquer un traitement particulier fondé sur leur nature
religieuse. Dans la décision de principe en la matière, la Cour suprême des États-Unis a jugé
que les autorités scolaires ne pourraient interdire complètement la diffusion d’informations ou
94
de documentation (literature) par les élèves que si celle-ci entraînait des entraves réelles et
sérieuses au fonctionnement des activités éducatives ou portait atteinte aux droits des autres
élèves (materially disrupts classwork or involves substantial disorder or invasion of the right
of others). Par ailleurs, les autorités scolaires ont le droit d’imposer des restrictions
raisonnables relatives au temps, au lieu et aux modalités de distribution de l’information
(time, place and manner restrictions). Cependant, ces restrictions doivent rester raisonnables
et ne pas avoir pour effet d’enlever au droit des élèves de distribuer de l’information toute
portée pratique.
44. La question de savoir si les autorités scolaires peuvent exercer un contrôle préalable sur
l’information et la documentation diffusées par les élèves n’a pas été clairement résolue, les
décisions des tribunaux étant contradictoires. Cependant, dans les décisions acceptant le
principe d’un tel contrôle, on souligne un certain nombre de conditions qui doivent être
remplies pour qu’il reste compatible avec la liberté d’expression des élèves.
45. Les autorités scolaires doivent prendre toutes les mesures nécessaires pour éviter
d’encourager ou d’endosser – ou de laisser croire qu’elles encouragent ou endossent – la
diffusion d’informations religieuses. À cette fin, elles peuvent exiger d’apposer sur tout
matériel religieux diffusé par les élèves une mention (disclaimer) indiquant qu’elles ne
prennent aucune part à cette diffusion. Les autorités scolaires doivent également veiller à ce
que la diffusion d’informations, notamment religieuses, par des élèves ne se déroule pas dans
des conditions qui entraîneraient des pressions, du harcèlement ou de l’intimidation à l’égard
d’autres élèves.
46. Dans le cas de la diffusion d’informations ou de documents par les élèves, la distinction
entre « information » et « propagande » n’est pas véritablement pertinente, puisque les élèves
ont non seulement le droit de disséminer de l’information, mais aussi celui d’exprimer des
idées et des opinions, et que les autorités scolaires ne peuvent, sauf en cas de menace réelle
de troubles sérieux, réglementer que les modalités de l’expression et non pas le contenu de
celle-ci. Les élèves d’une école publique ont le droit de s’adresser à leurs camarades de classe
pour leur parler de sujets religieux et même tenter de les persuader ou de les convertir, au
même titre qu’ils peuvent chercher à les convaincre sur des sujets politiques. Cependant, les
autorités scolaires doivent s’assurer que ce prosélytisme ne constitue pas du harcèlement.
47. Dans la mesure où la diffusion d’informations par les élèves se fait dans le contexte d’une
activité relevant du programme pédagogique ou par l’intermédiaire d’un support officiel de
l’école (revue scolaire ou tableau d’affichage par exemple) et, pour cette raison, est
susceptible d’apparaître comme sanctionnée ou endossée par les autorités scolaires, celles-ci
peuvent exercer une surveillance plus étroite, le critère de la validité de leur contrôle n’étant
plus celui de la menace réelle d’une entrave sérieuse au fonctionnement de l’école, mais
plutôt celui – moins exigeant – d’un lien raisonnable avec les préoccupations éducatives. Une
activité sera considérée comme pédagogique si elle est supervisée par un enseignant et
destinée à transmettre aux élèves des connaissances ou des habiletés.
48. Une école qui rend accessibles certains de ses moyens de communication, comme les
tableaux d’affichage, les publications scolaires et le système d’adresse sonore, à certains
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groupes étudiants doit le faire de façon non discriminatoire et ne peut dès lors refuser le
même avantage à d’autres groupes, quelles que soient les opinions qu’ils cherchent à
communiquer.
La diffusion d’informations ou de documents religieux par des personnes ou entités
extérieures à l’école
49. Les personnes et entités extérieures n’ont aucun droit de diffuser de l’information ou de la
documentation – religieuse ou autre – dans les locaux ou sur les terrains appartenant à l’école.
Les autorités scolaires ne devraient normalement pas davantage les y autoriser, car le danger
existerait alors que la diffusion apparaisse aux enfants, surtout s’ils sont jeunes et ne
disposent pas des facultés critiques nécessaires, comme sanctionnée et endossée par les
autorités scolaires (ce qui serait incompatible avec le principe de non-établissement, ou
principe de neutralité religieuse, des organes étatiques) ou encore que les enfants subissent
une pression morale les amenant à accepter les matériaux distribués contre leur gré pour ne
pas être marginalisés ou stigmatisés (ce qui serait incompatible avec le principe de libre
exercice, ou de liberté religieuse, sous sa forme négative). En tout cas, si les autorités
scolaires autorisent malgré tout certains groupes extérieurs à diffuser de l’information à
l’intérieur de l’école, elles ne peuvent refuser la même autorisation à d’autres groupes en se
fondant uniquement sur le contenu et la nature de l’information en cause, car il y aurait alors
discrimination.
50. Les personnes ou entités extérieures à l’école peuvent diffuser de l’information,
notamment religieuse, aux abords de l’établissement (en dehors de celui-ci mais à proximité
immédiate). Cependant, les autorités locales et municipales peuvent imposer des conditions
de temps et de lieu ainsi que d’autres modalités et aller jusqu’à interdire complètement la
diffusion si elle entrave le fonctionnement de l’école ou si elle est faite dans des conditions
qui marginalisent ou stigmatisent certains élèves ou exercent de la pression ou de la
coercition sur eux. Quant aux autorités scolaires, elle doivent prendre les précautions
nécessaires pour faire comprendre aux élèves qu’elles n’endossent pas ni ne désapprouvent
les informations religieuses ainsi diffusées.
La diffusion d’informations ou de documents religieux par les autorités scolaires et par les
enseignants
51. Il ne semble pas qu’aux États-Unis les autorités scolaires ou les enseignants puissent, de
leur propre initiative, diffuser des informations ou des documents religieux à l’école (en
informant, par exemple, les élèves d’un service religieux ou en transmettant de la
documentation sur un événement religieux tenu en dehors de l’école), car un tel
comportement serait contraire au principe de neutralité des institutions publiques en
constituant un « endossement » de la religion par les autorités scolaires.
52. Le principe de neutralité religieuse de l’État qui s’applique en droit canadien est moins
contraignant que le principe de non-établissement aux États-Unis et, sans que cela ait encore
été établi jurisprudence, il est imaginable que les tribunaux canadiens ne considèrent comme
inconstitutionnelles les attitudes étatiques favorables à la religion que si elles sont
96
discriminatoires ou si elles entraînent sur certaines personnes une coercition ou une pression à
la conformité. Dès lors, la validité de la diffusion d’informations religieuses à l’initiative des
autorités scolaires dépendrait des modalités et du contexte. Une information diffusée auprès
de jeunes enfants durant les heures de classe par les enseignants, à cause du caractère
impressionnable et captif de l’auditoire, serait probablement considérée comme susceptible
d’exercer une pression sur les élèves ou encore de créer un sentiment de marginalisation chez
ceux qui n’ont pas de convictions, ou pas les mêmes convictions, religieuses. Une
information mise à la disposition des élèves de façon purement passive, par exemple sur un
tableau d’affichage, sans sollicitation active, serait probablement jugée moins problématique.
53. Par ailleurs, si les autorités scolaires prennent l’initiative de diffuser de l’information
religieuse à l’école, il faut évidemment qu’elles le fassent de façon à éviter d’apparaître
comme favorisant une religion par rapport aux autres ou même comme favorisant les points
de vue religieux par rapport aux points de vue philosophiques a-religieux ou antireligieux, ce
qui serait le cas si les informations diffusées ne portaient que sur les activités d’un ou de
certains groupes religieux ou que sur l’activité de groupes religieux par opposition à celle de
groupes qui font la promotion d’idées antireligieuses ou a-religieuses.
54. Si l’école accepte de diffuser des informations relatives aux activités d’organismes
extérieurs non religieux, des organismes culturels ou sportifs par exemple, elle ne devrait pas
refuser le même service à des organismes religieux. En outre, si les autorités scolaires
répondent aux demandes de diffusion d’information faites par des organismes religieux
extérieurs, elles doivent éviter de le faire de façon discriminatoire et offrir les mêmes facilités
à tous les groupes religieux comparables qui en font la demande. Les autorités scolaires
devront également exercer un contrôle sur l’information qu’on leur demande de transmettre
pour s’assurer qu’elle ait un contenu strictement informatif et factuel et qu’il ne s’agisse pas
d’un message à portée prosélytique.
55. Enfin, l’école devra prendre toutes les précautions nécessaires pour bien faire comprendre
qu’elle n’endosse pas les informations transmises, par exemple en apposant un avertissement
en ce sens sur les affiches ou les feuillets contenant ces informations. Le fait de faire
transmettre les informations par les enseignants eux-mêmes, surtout lorsque les enfants sont
jeunes et s’ils constituent un auditoire captif, entraînerait le danger d’une confusion dans
l’esprit de ces derniers entre le message et le messager, ce qui serait contraire à l’obligation
de neutralité des enseignants et de l’école. Un moyen de transmission plus neutre, laissant aux
élèves la liberté de prendre ou non connaissance de l’information, comme un affichage sur un
tableau également consacré à d’autres informations non religieuses, serait moins
problématique.