la petite histoire: le magicien d'oz

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Page 1: La Petite Histoire: le magicien d'oz
Page 2: La Petite Histoire: le magicien d'oz

Ce livre vous est proposé par Tàri & Lenwë

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En vous souhaitant une très bonne lecture, Tàri & Lenwë

Page 3: La Petite Histoire: le magicien d'oz

Ce livre est dédié à mon meilleur amiet compagnon de route, ma femme.

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Frank Baum , l'auteur, est né en 1856 auxÉtats-Unis, il est mort en 1919.Il a écrit Le magicien d'Oz en 1900, et le romana connu un succès immédiat dans le mondeentier, il a été traduit en vingt-trois langues. Lesillustrations reproduites ici sont celles de l'éditionoriginale.

Julien Knez, l'illustrateur de la couverture, est néà Paris en 1973. Il a suivi les cours d'une écoled'arts appliqués pendant quatre ans, et s'est per-fectionné ensuite à l'école des Gobelins pendantune année. École dont il est sorti major de sa pro-motion. Il a réalisé de nombreuses affiches dethéâtre.

Le magicien d'Oz:Dorothée et son chien, Toto, basculent un jour

de grande tempête dans le monde merveilleux dupays d'Oz. Ils partent vers la Cité d'Émeraude oùils doivent retrouver le grand magicien qui leurdonnera la solution pour rentrer à la maison.Chemin faisant, ils rencontrent de bien étrangescompagnons, le Lion peureux, l'Épouvantail quivoudrait tant avoir une cervelle, et le Bûcheron-en-fer-blanc dont le rêve secret est d'avoir uncœur. La troupe vivra de grandes aventures...

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INTRODUCTION

Folklore, légendes, mythes et contes de féesont accompagné l'enfance à travers les âges, cartout enfant équilibré manifeste un goût spontanéet sain pour les histoires fantastiques, merveil-leuses, et de toute évidence imaginaires. Les fan-taisies ailées de Grimm et d'Andersen ont pluscontribué au bonheur des cœurs enfantins quen'importe quelle autre création humaine.

Toutefois, ayant servi pendant des générations,les contes de fées du temps jadis peuvent être àprésent rangés dans le rayon « historique » desbibliothèques de la jeunesse; car l'époque est venuede renouveler le genre des contes merveilleux : ilconvient d'en éliminer les stéréotypes désuets degénies, de nains et de fées, en même temps quetoutes ces horribles péripéties qui glacent le sang,imaginées par leurs auteurs en vue de doter chaquerécit d'une moralité terrifiante. Comme l'éducationmoderne comprend l'apprentissage de la morale,les enfants contemporains recherchent seulementle divertissement dans les contes merveilleux, etse passent allègrement de tout incident désa-gréable.

C'est dans cet esprit qu'a été écrite l'histoiredu « Merveilleux Magicien d'Oz », dans le seulbut de plaire aux enfants d'aujourd'hui. Elle aspireà être un conte de fées modernisé, qui, tout enconservant l'émerveillement et la joie propres augenre, en bannisse les chagrins et les cauchemars.

Chicago, avril 1900L. FRANK BAUM

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CHAPITRE I

LE CYCLONE

orothée vivait au cœur desgrandes prairies du Kansas, avec l'oncle Henryqui était fermier, et tante Em, la femme dufermier. Leur maison était petite, car, pour laconstruire, il avait fallu apporter de très loin lebois en charrette. Elle avait quatre murs, unplancher et un plafond, ce qui faisait une pièce;celle-ci était garnie avec un vieux fourneaurouillé, un buffet pour la vaisselle, une table,trois ou quatre chaises et des lits. Le grand lit

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d'oncle Henry et de tante Em occupait un coin,le petit lit de Dorothée l'autre coin. Il n'y avaitni grenier ni cave — si ce n'est un trou creusédans le plancher et baptisé la cave au cyclone,où la famille se réfugiait lorsque se déchaînait latempête : ses violents tourbillons, dans leur rage,auraient tout renversé sur leur passage. Unetrappe s'ouvrait au milieu du plancher, et l'ondescendait par une échelle dans cet obscurréduit.

Du seuil de la maison, Dorothée n'apercevaitautour d'elle que l'immense prairie grise. Niarbre ni maison ne venait rompre la monotoniede la plaine qui, de tous côtés, allait se perdre àl'infini. Craquelée par le soleil, la terre labouréeétendait sa croûte grise jusqu'à l'horizon.L'herbe avait perdu sa verdure, les têtes deshautes tiges, brûlées par les rayons ardents, seconfondaient avec la grisaille environnante. Lamaison, peinte jadis, n'offrait plus que des mursaussi ternes, aussi gris que ce qui l'entourait, lesoleil ayant fait des cloques dans la peinture, lespluies l'ayant délavée.

Lorsque tante Em vint vivre là, c'était unejeune et jolie femme. Le soleil et le vent l'avaienttransformée, elle aussi. Ils avaient éteint l'éclatde ses yeux, décoloré le rouge de ses joues et de

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ses lèvres. A présent, amaigrie et maussade,tante Em ne savait plus sourire. Quand Doro-thée, qui était orpheline, vint habiter chez elle, lapauvre femme fut tellement saisie par le rire del'enfant, qu'elle poussait de petits cris d'effroi enpressant sa main sur son cœur, chaque fois quela voix joyeuse de Dorothée retentissait a sesoreilles; et elle regardait la petite fille avec degrands yeux, s'étonnant qu'on pût trouverquelque chose risible.

Oncle Henry ne riait jamais non plus. Iltravaillait dur du matin au soir et ignorait cequ'était la joie. Lui aussi était gris, depuis salongue barbe jusqu'à ses grosses bottes; il avaitl'air sévère et grave et parlait peu.

Si Dorothée riait, c'était à cause de Toto; luiseul l'empêchait de devenir aussi grise que sonentourage. Toto n'était pas gris pour un sou :petit chien noir aux longs poils soyeux, ses yeuxpétillants clignaient gaiement de chaque côté desa drôle de truffe. Toto passait ses journées àjouer. Dorothée partageait ses jeux et l'aimaittendrement.

Aujourd'hui pourtant, ils ne jouaient pas.Oncle Henry était assis sur le seuil de la porte et,d'un air soucieux, regardait le ciel, encore plusgris que d'habitude. Debout dans l'embrasure,

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Dorothée tenait Toto dans ses bras et contem-plait le ciel, elle aussi. Tante Em faisait lavaisselle.

Le vent du nord leur arrivait avec une sourdeplainte; ils pouvaient voir les hautes herbes secoucher à l'approche de la tempête. Un siffle-ment strident dans l'air leur fit tourner la têtevers le sud; ils virent alors des vagues de ventaccourir dans l'herbe de ce côté aussi.

Immédiatement, oncle Henry fut sur pied.— Un cyclone, Em! cria-t-il à sa femme; je

vais m'occuper des bêtes.Et il courut vers les étables où l'on gardait les

vaches et les veaux.Tante Em laissa tomber sa besogne et se

dirigea vers la porte. D'un regard, elle compritl'imminence du danger.

— Vite, Dorothée, cria-t-elle, cours à la cave!Toto sauta des bras de Dorothée et alla se

réfugier sous le lit; la fillette essaya de l'endéloger. Tante Em, au comble de la frayeur,ouvrit brusquement la trappe du plancher etdégringola par l'échelle dans le petit trousombre. Dorothée avait enfin rattrapé Toto etallait suivre sa tante, quand un hurlement de latempête la surprit au milieu de la pièce. Lamaison fut secouée avec une telle violence que

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l'enfant en perdit l'équilibre et se retrouva assisepar terre.

Alors une chose étrange advint.La maison tournoya deux ou trois fois sur

elle-même et s'éleva lentement dans les airs.Dorothée se crut transportée en ballon.

Le vent du nord et le vent du sud serencontrèrent à l'endroit où se trouvait lamaison et en firent le centre exact du cyclone.Au cœur même d'un cyclone, l'air est calmed'habitude, mais la forte pression des vents, depart et d'autre de la maison, la poussait si haut,si haut qu'elle se retrouva à la pointe ducyclone; elle y resta perchée et fut emportéecomme une plume à des lieues et des lieues de là.

Il faisait très sombre, et le vent l'entourait deses mugissements horribles, mais Dorothéetrouva qu'elle voguait plutôt confortablement.Les premiers tourbillons passés, la maison avaitencore une fois basculé dans le vide, puis lafillette se sentit balancée avec douceur, commeun bébé dans son berceau.

Ce remue-ménage n'était guère du goût deToto. Il courait en tous sens dans la pièce, avecdes jappements nerveux; Dorothée, assise sur leplancher, attendait calmement la suite desévénements.

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A un moment, Toto s'approcha trop près dela trappe restée béante, et disparut ; la petite fillecrut bien l'avoir perdu. Mais bientôt elle aperçutl'une de ses oreilles pointant au bord du trou : lavigoureuse pression du vent maintenait l'animalen l'air et l'empêchait de tomber. L'enfantrampa jusqu'à l'ouverture, saisit Toto parl'oreille et le ramena dans la pièce; puis ellerabattit la trappe pour éviter de nouveauxaccidents de ce genre.

Au fil des heures, Dorothée se remettait peu àpeu de ses émotions; mais elle se sentait bienseule, et le vent l'assourdissait de ses crisdéchirants. Au début, elle avait craint de sebriser en mille morceaux, quand la maisonretomberait sur le sol. Mais à mesure que letemps passait, rien de terrible ne se produisait;elle cessa donc de s'inquiéter et décida d'at-tendre paisiblement et de voir ce que le futuramènerait.

En rampant sur le plancher qui tanguait, ellefinit par atteindre son lit et s'allongea; Toto vintse réfugier auprès d'elle.

Malgré le roulis de la maison et les clameursdu vent, Dorothée ferma les yeux et sombrabientôt dans un profond sommeil.

CHAPITRE 2

LA RENCONTREAVEC LES MUNTCHKINZ

orothée fut réveillée parun choc si brusque et si violent que, si ellen'avait été allongée sur son lit moelleux, elleaurait pu se faire mal. La soudaineté de lasecousse lui coupa le souffle et elle se demandace qui s'était passé; Toto colla son petit museaufroid contre son visage en gémissant tristement.Dorothée s'assit sur son lit et remarqua que lamaison ne bougeait plus; il ne faisait pas sombrenon plus, car le soleil entrait par la fenêtre,

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inondant la pièce de sa clarté. Elle sauta du lit etcourut à la porte, Toto sur ses talons.

La petite fille poussa un cri d'admiration etregarda autour d'elle ; ses yeux s'écarquillaient àchaque merveille qu'elle découvrait.

Le cyclone avait déposé la maison toutdoucement — pour un cyclone — au beaumilieu d'un pays d'une beauté prodigieuse. Deravissants parterres de gazon verdoyaient sousdes arbres majestueux, lourds de fruits savou-reux. Des fleurs superbes formaient des massifsde tous côtés, et des oiseaux au plumage rare etétincelant chantaient et voletaient dans lesarbres et les buissons. Un peu plus loin bondis-sait un ruisseau dont les eaux scintillaient entreses rives moussues : que le murmure de sa voixétait agréable, pour une petite fille qui avait vécusi longtemps dans les prairies sèches et grises!

Tandis qu'elle dévorait des yeux ce spec-tacle d'une étrange beauté, elle vit venir àelle un groupe d'êtres bizarres, comme elle n'enavait jamais vu. Ils n'étaient pas aussi grandsque les grandes personnes auxquelles elle étaithabituée depuis toujours, mais ils n'étaient pastout petits non plus. En fait, ils semblaientà peu près de la taille de Dorothée, qui étaitgrande pour son âge; en revanche, d'après leur « Je suis la Sorcière du Nord. »

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apparence, ils étaient beaucoup plus vieux.Il y avait trois hommes et une femme, tous

bizarrement costumés. Ils étaient coiffés dechapeaux ronds qui se terminaient en pointe, àtrente centimètres au-dessus de leurs têtes ; leursbords s'agrémentaient de clochettes qui tintaientau moindre mouvement. Les chapeaux deshommes étaient bleus; celui de la petite femme,blanc, comme aussi la robe qui tombait en plisde ses épaules; de petites étoiles parsemaientl'étoffe et scintillaient au soleil comme desdiamants. Les hommes étaient vêtus de bleu, dela même nuance que leurs chapeaux, et leursbottes bien astiquées s'ornaient de revers bleufoncé. Dorothée se dit qu'ils pouvaient avoirl'âge d'oncle Henry, car deux d'entre eux por-taient la barbe. Mais la petite femme, elle, étaitsans aucun doute beaucoup plus vieille : elleavait le visage couvert de rides, ses cheveuxétaient presque blancs et elle marchait avec unecertaine raideur.

A quelques pas du seuil où se tenait Doro-thée, ces petites personnes s'arrêtèrent etchuchotèrent entre elles, comme effrayées d'allerplus loin. Puis la petite vieille s'avança versDorothée, fit une grande révérence et, d'unevoix douce, prononça ces mots :

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— Soyez la bienvenue, très noble Enchante-resse, au pays des Muntchkinz. Nous voussommes très reconnaissants d'avoir tué laMéchante Sorcière de l'Est et d'avoir libérénotre peuple de l'esclavage.

Dorothée écouta ce discours avec étonnement.Que voulait dire cette petite femme, en l'appe-lant enchanteresse et en affirmant qu'elle avaittué la Méchante Sorcière de l'Est? Dorothéeétait une petite fille innocente et inoffensive; uncyclone l'avait transportée à des lieues et deslieues de chez elle; et jamais de sa vie, ellen'avait tué quoi que ce soit.

Visiblement, la petite femme attendait d'elleune réponse; alors Dorothée dit, non sanshésitation :

— Vous êtes très aimable, mais ce doit êtreune erreur — je n'ai rien tué du tout.

— En tout cas, votre maison l'a fait, répliquala vieille femme en riant, et cela revient aumême. Voyez! poursuivit-elle en montrant uncoin de la maison, on voit encore ses deuxorteils qui dépassent de sous ce gros morceau debois.

Dorothée regarda et poussa un petit cri defrayeur. En effet, juste sous l'angle de la grossepoutre qui soutenait la maison, deux pieds

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dépassaient, chaussés de souliers d'argent à boutpointu.

— Mon Dieu, mon Dieu ! s'écria Dorothée enjoignant les mains, consternée, la maison a dûlui tomber dessus. Qu'allons-nous faire?

— Il n'y a rien à faire, dit calmement la petitefemme.

— Mais qui était-ce? demanda Dorothée.— C'était, je vous le répète, la Méchante

Sorcière de l'Est, répondit l'étrange vieille. Pen-dant des années, elle a tenu en esclavage tousles Muntchkinz et les faisait travailler pour ellejour et nuit. Les voilà tous libres désormais, etils vous sont reconnaissants du bienfait.

— Qui sont les Muntchkinz? demanda Doro-thée.

— Les gens qui vivent dans ce pays de l'Est,où sévissait la Méchante Sorcière.

— Etes-vous une Muntchkin?— Non, moi je vis dans le pays du Nord,

mais je suis leur amie. Quand les Muntchkinzont vu que la Sorcière de l'Est était morte, ilsm'ont dépêché un rapide messager et je suisaccourue aussitôt. Je suis la Sorcière duNord.

— Oh, ciel! cria Dorothée. Vous êtes unevraie sorcière?

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— Assurément, répliqua la petite femme.Mais je suis une bonne sorcière et les gensm'aiment beaucoup. J'ai moins de pouvoirs quela Méchante Sorcière qui régnait ici, sinonj'aurais libéré ce peuple moi-même.

— Mais je croyais que toutes les sorcièresétaient méchantes, dit la fillette, peu rassurée dese trouver en présence d'une vraie sorcière.

— Oh non, c'est une grossière erreur. Il yavait quatre sorcières en tout dans le pays d'Oz;deux vivent au Nord et au Sud et sont de bonnessorcières. Je sais que c'est vrai. Je suis l'une deces deux-là, je ne peux donc pas me tromper.Celles qui habitaient à l'Est et à l'Ouest étaientvraiment de méchantes sorcières; mais, mainte-nant que vous en avez tué une, il ne reste plusqu'une Méchante Sorcière dans tout le paysd'Oz — celle qui vit à l'Ouest.

— Mais, dit Dorothée après un moment deréflexion, tante Em m'a dit que les sorcièresétaient toutes mortes — il y a des années et desannées.

— Qui est tante Em? questionna la vieillefemme.

— C'est ma tante, elle vit au Kansas, le paysd'où je viens.

La Sorcière du Nord sembla réfléchir un

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instant, la tête penchée et les yeux baissés vers lesol. Puis elle leva les yeux et dit :

— Je ne sais pas où se trouve le Kansas, carje n'ai encore jamais entendu parler de ce pays.Mais, dites-moi, est-ce que c'est ur/ pays civilisé?

— Oh oui, répliqua Dorothée.— Alors tout s'explique. Dans les pays civili-

sés, je crois bien qu'il ne reste plus de sorcières,ni de magiciens, ni d'enchanteresses ni d'enchan-

teurs. Par contre, voyez-vous, le pays d'Oz n'ajamais été civilisé, car nous sommes coupés dureste du monde. C'est pourquoi il existe encoredes sorcières et des magiciens parmi nous.

— Quels sont les magiciens? demanda Doro-thée.

— Oz seul est le Grand Magicien, répondit la

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Sorcière dans un chuchotement. Il a plus depouvoirs que nous tous réunis. Il vit dans la Citéd'Émeraude.

Dorothée allait poser une autre question, maisà ce moment précis, les Muntchkinz, qui jusque-là avaient gardé le silence, poussèrent un grandcri en montrant du doigt le coin de la maison oùgisait la Méchante Sorcière.

— Que se passe-t-il? demanda la vieillefemme.

Puis elle regarda et se mit à rire; les pieds dela sorcière morte avaient complètement disparuet il ne restait que les souliers d'argent.

— Elle était si vieille, expliqua la Sorcière duNord, qu'en un clin d'œil elle s'est évaporée ausoleil. C'en est fini d'elle. Mais les souliersd'argent sont à vous et vous devez les porter.

Elle se baissa pour ramasser les souliers et lestendit à Dorothée, après en avoir secoué lapoussière.

— La Sorcière de l'Est était fière de cessouliers d'argent, dit l'un des Muntchkinz, carils détiennent un charme, mais nous avonstoujours ignoré lequel.

Dorothée emporta les souliers dans la maisonet les plaça sur la table. Puis elle ressortit ets'adressa aux Muntchkinz :

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— J'ai hâte de rentrer chez ma tante et mononcle, car ils vont se faire du souci pour moi,j'en suis sûre. Pouvez-vous m'aider à retrouvermon chemin?

Les Muntchkinz et la Sorcière se regardèrent,regardèrent Dorothée, et secouèrent la tête.

— A l'Est, tout près d'ici, dit l'un d'eux,s'étend un désert, si grand qu'on n'a jamais pule traverser.

— C'est la même chose au Sud, dit un autre,car j'y suis allé et je le connais. Le Sud est lepays des Koadlingz.

— Je me suis laissé dire, ajouta le troisième,que c'est pareil à l'Ouest. Ce pays-là où viventles Ouinkiz, est gouverné par la MéchanteSorcière de l'Ouest : elle vous réduirait enesclavage si vous vous aventuriez dans sonroyaume.

— Le Nord est mon pays, dit la vieillefemme, et il est bordé lui aussi par le granddésert qui entoure le pays d'Oz. Mon enfant, ilvous faudra rester avec nous, je le crains.

A cette nouvelle, Dorothée éclata en sanglots,elle se sentait bien seule parmi tous ces gensétranges. Ses larmes durent affliger le cœurtendre des Muntchkinz, car aussitôt, ils sortirentleurs mouchoirs et se mirent à pleurer, eux aussi.

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Quant à la vieille femme, elle enleva son cha-peau et en fit tourner la pointe sur le bout deson nez, en comptant : « Un, deux, trois »,d'une voix solennelle. En un instant, le chapeause changea en une ardoise, sur laquelle on putlire en gros caractères écrits à la craie blanche :

QUE DOROTHÉE AILLEA LA CITÉ D'ÉMERAUDE

La vieille femme enleva l'ardoise de son nezet, après avoir lu l'inscription, demanda :

— Est-ce vous Dorothée, mon enfant?— Oui, répondit la fillette en levant les yeux

et séchant ses larmes.— Dans ce cas, vous devez vous rendre à la

Cité d'Émeraude. Peut-être qu'Oz vous aidera.— Où est cette Cité? demanda Dorothée.— Elle est située exactement au centre du

pays et c'est Oz, le Grand Magicien dont je vousai parlé, qui en est le maître.

— Est-ce un homme bon? questionna lafillette, inquiète.

— C'est un bon Magicien. Quant à savoir sic'est un homme ou non, je ne saurais le dire, carje ne l'ai jamais vu.

— Comment puis-je me rendre chez lui?

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— Vous devez y aller à pied. C'est un longvoyage à travers un pays tantôt agréable, tantôtsombre et terrible. Toutefois, j'userai de toutema science magique pour qu'il ne vous arriverien de mal.

— Vous ne voulez pas m'accompagner?plaida la fillette, qui considérait déjà la vieillefemme comme sa seule amie.

— Non, cela m'est impossible, répliqua-t-elle,mais je vais vous donner mon baiser, et per-sonne n'osera nuire à qui a reçu le baiser de laSorcière du Nord.

Elle s'approcha de Dorothée et lui posa undoux baiser sur le front. Ses lèvres, en touchantla fillette, laissèrent une marque ronde et bril-lante, ce dont Dorothée ne tarda pas à s'aperce-voir.

— La route qui mène à la Cité d'Émeraudeest pavée de briques jaunes, dit la Sorcière; vousne pouvez donc pas vous tromper. Quand vousarriverez devant Oz, n'ayez pas peur de lui, maisracontez-lui votre histoire et demandez-lui sonaide. Adieu, ma chère enfant.

Les trois Muntchkinz lui firent un profondsalut et lui souhaitèrent un agréable voyage, puiss'enfoncèrent derrière les arbres. La Sorcière fità Dorothée un petit signe de tête amical,

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pirouetta trois fois sur son talon gauche etdisparut sur-le-champ, laissant le petit Totomédusé : il se mit à aboyer très fort après elle,maintenant qu'elle n'était plus là, car il n'avaitmême pas osé grogner en sa présence.

Mais Dorothée n'éprouva pas la moindresurprise; c'était une Sorcière, il était doncnormal qu'elle disparût de cette façon-là.

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CHAPITRE 3

COMMENT DOROTHEESAUVA L'ÉPOUVANTAIL

uand Dorothée se re-trouva seule, elle com-

mença à ressentir la faim. Elle alla donc aubuffet et se prépara une tartine de pain beur-rée. Elle en donna un morceau à Toto, puis del'étagère, elle décrocha un seau qu'elle alla rem-plir d'eau claire et brillante au petit ruisseau.Toto partit en courant, japper après les oiseauxperchés sur les arbres. En allant à sa recherche,Dorothée aperçut, pendant aux branches, des

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fruits délicieux; elle en cueillit quelques-uns,se disant que cela ferait l'affaire pour son petitdéjeuner.

Puis elle retourna à la maison et, sans oublierToto, se servit un bon verre de cette eau fraîcheet limpide, après quoi elle commença ses prépa-ratifs pour le voyage vers la Cité d'Émeraude.

Dorothée n'avait qu'une robe de rechange;par chance, celle-ci était propre et se trouvaitaccrochée sur un porte-manteau à côté du lit.Elle était en guingan, à carreaux bleus et blancs,et si le bleu avait quelque peu passé à forced'être lavé, elle était encore très mettable. Lafillette fit une grande toilette, passa la robe deguingan et noua sur sa tête son béguin rose. Elleprit un petit panier qu'elle remplit du pain dubuffet et le recouvrit d'un torchon bleu. Puis elleregarda ses pieds : ses chaussures étaient bienvieilles et bien usées.

— Jamais elles ne supporteront un longvoyage, Toto, dit-elle.

Toto la fixa avec ses petits yeux noirs enremuant la queue, pour montrer qu'il avaitcompris.

Au même instant, Dorothée aperçut sur latable les souliers d'argent qui avaient appartenuà la Sorcière de l'Est.

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— Pourvu qu'ils m'aillent! dit-elle à Toto.C'est juste ce qu'il faut pour faire une longuepromenade, car ils doivent être inusables.

Elle enleva ses vieilles chaussures de cuir etessaya les souliers d'argent : on eût dit qu'ilsavaient été faits pour elle.

Enfin elle prit son panier.— En route, Toto, dit-elle, nous partons pour

la Cité d'Émeraude demander au grand Ozcomment retourner au Kansas.

Elle ferma la porte à double tour et mitprécieusement la clé dans la poche de sa robe. Etc'est ainsi qu'en compagnie de Toto, trottinantsagement derrière elle, elle commença sonvoyage.

Il y avait plusieurs routes non loin de là, maiselle eut vite fait de trouver celle qui était pavéede briques jaunes. Peu après; elle cheminait d'unpas alerte en direction de la Cité d'Émeraude,tandis que ses souliers d'argent cliquetaientjoyeusement sur les durs pavés jaunes de lachaussée. Le soleil brillait fort, les oiseauxchantaient gentiment et notre Dorothée ne sesentait pas trop désemparée, pour une petite fillearrachée subitement à son pays et larguée aumilieu d'une contrée étrangère.

Au fur et à mesure qu'elle avançait, la beauté

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du pays l'étonnait. De chaque côté de la route,des barrières fraîchement peintes, d'un bleudélicat, entouraient des champs qui regorgeaientde céréales et de légumes. Visiblement, lesMuntchkinz étaient de bons fermiers, capablesde produire d'abondantes récoltes. Parfois, lors-qu'elle passait devant une maison, les genssortaient pour la regarder et lui faire une granderévérence; car tous savaient que, grâce à elle, laMéchante Sorcière avait été anéantie et ilsavaient recouvré la liberté. Les demeures desMuntchkinz avaient un aspect étrange : toutesétaient rondes, coiffées d'un gros dôme en guisede toit, et peintes en bleu, car le bleu était lacouleur préférée, dans ce pays de l'Est.

Vers le soir, comme Dorothée se ressentait dela fatigue de sa longue promenade et commen-çait à se demander où elle passerait la nuit, ellearriva devant une maison un peu plus grandeque les autres. De nombreux couples dansaientsur le gazon. Cinq petits musiciens jouaient ducrincrin aussi fort que possible, et les gensétaient occupés à rire et à chanter, tandis que,non loin de là, se dressait une grande tablechargée de fruits, de noix, de tartes et de gâteauxsavoureux et de bien d'autres délices.

Les gens accueillirent Dorothée aimablement

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et l'invitèrent à souper et passer la nuit en leurcompagnie; il faut dire que c'était la demeured'un des plus riches Muntchkinz de tout le payset il avait convié ses amis pour célébrer leurdélivrance du joug de la Méchante Sorcière.

Dorothée avala un copieux souper et futservie par le riche Muntchkin en personne; ils'appelait Boq. Puis elle s'assit sur un canapé etregarda les gens danser.

Boq remarqua ses souliers d'argent.— Vous devez être une grande enchanteresse,

dit-il.— Pourquoi? demanda la fillette.— Parce que vous portez des souliers

d'argent et que vous avez tué la MéchanteSorcière. Ce n'est pas tout : votre robe a descarreaux blancs; or, seules les sorcières et lesenchanteresses portent du blanc.

— Ma robe a aussi des carreaux bleus, ditDorothée en défroissant sa robe.

— C'est gentil à vous de porter ça, dit Boq.Le bleu est la couleur des Muntchkinz et leblanc, celle des sorcières : c'est la preuve pournous que vous êtes une sorcière amie.

Dorothée ne trouvait rien à répondre; tout lemonde semblait la prendre pour une sorcière,mais elle savait pertinemment qu'elle n'était

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qu'une petite fille comme les autres, arrivée dansune étrange contrée par le hasard d'un cyclone.

Quand elle fut lasse de regarder les danseurs,Boq la fit entrer chez lui et lui donna unechambre avec un joli petit lit. Les draps étaientde toile bleue et Dorothée y dormit jusqu'aumatin d'un profond sommeil, avec Toto rouléen boule sur le tapis bleu, à côté d'elle.

Elle avala un copieux déjeuner et remarquaun amour de bébé Muntchkin qui jouait avecToto, lui tirant la queue, poussant des cris etriant, ce qui amusait beaucoup Dorothée. Pourtout le monde, Toto était une bête curieuse, carpersonne n'avait jamais vu de chien auparavant.

— Est-ce loin, la Cité d'Émeraude? fit-elle.— Je ne sais pas, répondit Boq gravement,

car je n'y suis jamais allé. Les gens préfèrentéviter Oz, sauf s'ils ont affaire à lui. Mais c'estloin d'ici et cela vous prendra des jours et desjours. Notre pays est riche et agréable; parcontre, il vous faudra traverser des endroitsinhospitaliers et dangereux, avant d'arriver auterme de votre voyage.

Voilà qui inquiétait un peu Dorothée, maisseul Oz le Grand pouvait l'aider à retourner auKansas; s'armant de courage, elle résolut doncde ne pas rebrousser chemin.

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Elle fit ses adieux à ses amis et reprit la routede briques jaunes. Au bout de quelques lieues,elle s'arrêta pour se reposer, grimpa sur unebarrière en bordure de la route, et s'assit. Ungrand champ de blé s'étendait de l'autre côté dela clôture; non loin de là, elle aperçut unÉpouvantail, qu'on avait perché au bout d'unpieu pour éloigner les oiseaux du blé mûr.

Le menton dans la main, Dorothée examinaitpensivement l'Épouvantail. Un petit sac bourréde paille lui servait de tête, sur lequel on avaitpeint des yeux, un nez, une bouche, pour luifaire un visage. Un vieux chapeau pointu etbleu, ayant appartenu à quelque Muntchkin,était juché sur son crâne ; le reste du personnageconsistait en un costume usé, d'un bleu délavé,et pareillement empaillé. Aux pieds, on lui avaitmis des bottes à revers bleus, comme chacun enportait dans le pays. Un pieu piqué dans son dosmaintenait ce mannequin au-dessus des épis.

Comme Dorothée dévisageait gravementl'étrange face peinte de l'Épouvantail, elle eut lasurprise de le voir cligner lentement de l'œil danssa direction. Tout d'abord, elle crut s'êtretrompée : au Kansas aucun Épouvantail ne cli-gne de l'œil; mais voilà que le mannequin luiadressait un signe amical de la tête. Elle descen-

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dit alors de la barrière et s'approcha, tandis queToto courait autour du pieu en aboyant.

— Bonne journée, dit l'Épouvantail d'unevoix plutôt enrouée.

— Vous avez parlé? demanda la fillette, trèsétonnée.

— Sans doute, répondit l'Épouvantail; com-ment allez-vous?

— Assez bien, merci, répliqua polimentDorothée; et vous?

— Ça ne va pas fort, dit l'Épouvantail ensouriant, car c'est bien ennuyeux d'être là,perché nuit et jour, à effrayer les corbeaux.

— Vous ne pouvez pas descendre?— Non, ce pieu est enfoncé dans mon dos. Si

vous vouliez bien me l'ôter, je vous en serais trèsreconnaissant.

Dorothée se hissa jusqu'aux deux bras etenleva le mannequin, qui, bourré de paille, nepesait pas lourd.

— Merci beaucoup, dit l'Épouvantail, unefois posé à terre. Je me sens un autre homme.

Dorothée était très intriguée; un homme enpaille qui parlait, qui s'inclinait et lui emboîtaitle pas, tout cela lui paraissait plutôt bizarre.

— Qui êtes-vous? demanda l'Épouvantail enbâillant, après s'être étiré, et où allez-vous?

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« Vous devez être une grande enchanteresse. »

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— Mon nom est Dorothée, dit la fillette, et jeme rends à la Cité d'Émeraude pour demander àOz le Grand de me renvoyer au Kansas.

— Où est la Cité d'Émeraude? questionna-t-il, et qui est Oz?

— Comment, vous ne savez pas? répliqua-t-elle, surprise.

— Bien sûr que non, je ne sais rien du tout.Voyez-vous, je suis empaillé. Je n'ai donc pas decervelle, répondit-il tristement.

— Oh, dit Dorothée, j'en suis navrée pourvous.

— Pensez-vous, demanda-t-il, que si j'allaisavec vous à la Cité d'Émeraude, Oz me donne-rait un peu de cervelle?

— Je ne peux pas vous l'assurer, fit-elle, maisvous pouvez toujours m'accompagner. Si Ozrefuse de vous donner de la cervelle, vous n'enserez pas plus mal pour autant.

— C'est juste, dit l'Épouvantail. Voyez-vous,ajouta-t-il sur le ton de la confidence, ça ne medérange pas d'avoir les jambes, les bras et lecorps empaillés, au contraire : on ne risque pasde me faire du mal. Si on me marche sur lesorteils ou qu'on m'enfonce une épingle, ça n'aaucune importance, puisque je ne sens rien.Mais je ne veux pas qu'on me traite de sot, et si

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ma tête, au lieu d'avoir une cervelle comme lavôtre, reste bourrée de paille, comment appren-drai-je jamais quelque chose?

— Je vous comprends, dit la petite fille quiétait vraiment désolée pour lui. Si vous voulezvenir avec moi, je demanderai à Oz de faire pourvous tout ce qui sera en son pouvoir.

— Merci, répondit-il avec reconnaissance.Ils regagnèrent la route, Dorothée l'aidant à

franchir la barrière, et prirent le chemin debriques jaunes qui menait à la Cité d'Émeraude.

Toto, au début, n'apprécia guère le nouveauvenu. Il grognait en le reniflant comme si unnid de rats avait logé dans sa paille.

— Ne faites pas attention à Toto, dit Doro-thée à son nouvel ami, il ne mord jamais.

— Oh, je n'ai pas peur, répliqua l'Épouvan-tail, il ne peut pas faire de mal à ma paille. Jevous en prie, laissez-moi porter votre panier. Cene sera pas une corvée pour moi, car j'ignore lafatigue. Je vais vous confier un secret, ajouta-t-il, tout en marchant; il n'y a qu'une chose aumonde qui me fasse peur.

— Qu'est-ce que c'est? demanda Dorothée.Le fermier Muntchkin qui vous a fabriqué?

— Non, répondit l'Épouvantail; c'est uneallumette enflammée.

CHAPITRE 4

À TRAVERS LA FORÊT

u bout de quelques heures, lamarche se fit plus difficile; à cet endroit, la routedevenait inégale et l'Épouvantail trébuchait àchaque pas; en effet, les briques jaunes, tantôtcassées, tantôt manquantes, avaient laissé destrous; Toto les franchissait d'un bond; Doro-thée, elle, les contournait. Mais l'Épouvantail,qui n'avait pas de cervelle, marchait droitdevant lui, se prenait les pieds dans les trous ettombait de tout son long sur les pavés durs. Il ne

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se faisait jamais mal, cependant; Dorothéen'arrêtait pas de le ramasser et de le remettre surses pieds et, à chaque fois, il repartait en riantjoyeusement de son infortune.

A présent, les fermes n'étaient plus aussi bientenues. Les maisons et les arbres fruitiers sefaisaient rares et plus ils avançaient, plus cettecontrée devenait lugubre et déserte.

A midi, ils s'assirent au bord de la route prèsd'un petit ruisseau; Dorothée ouvrit son panieret en sortit un peu de pain. Elle en offrit unmorceau à l'Épouvantail, mais il le refusa.

— Je n'ai jamais faim, dit-il; heureusementpour moi, car ma bouche est seulement peinte,et si j'y perçais un trou pour manger, la pailledont je suis bourré s'en échapperait, ce quigâterait la forme de ma tête.

Dorothée vit tout de suite que c'était vrai; ellese contenta donc d'acquiescer d'un signe de têteet continua à manger son pain.

— Parlez-moi de vous et du pays d'où vousvenez, dit l'Épouvantail, quand elle eut fini sonrepas.

Elle lui décrivit donc le Kansas, comment toutétait gris là-bas et comment le cyclone l'avaitamenée jusqu'à cet étrange pays d'Oz. L'Épou-vantail lui prêtait une oreille attentive et dit :

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— Je n'arrive pas à comprendre pourquoivous désirez quitter ce beau pays, pour retour-ner dans cet endroit sec et gris que vous appelezle Kansas.

— C'est parce que vous n'avez pas de cer-velle, répondit la fillette. Peu importe si, cheznous, c'est gris et lugubre, nous qui sommesfaits de chair et de sang préférons ce séjour àtoute autre contrée, fût-elle la plus belle. Il n'y arien de tel que son pays.

L'Épouvantail soupira.— Bien sûr, je ne peux pas comprendre cela,

dit-il. Si vos têtes étaient bourrées de paille,comme la mienne, sans doute préféreriez-vousvivre dans de beaux endroits et alors le Kansasserait complètement dépeuplé. C'est heureuxpour le Kansas que vous ayez de la cervelle.

— Vous me racontez une histoire, pendantqu'on se repose un peu? demanda l'enfant.

L'Épouvantail lui lança un regard plein dereproche et répondit :

— Ma vie a été si courte que je ne saisvraiment rien. J'ai été fabriqué pas plus tardqu'avant-hier. J'ignore' totalement ce qui estarrivé dans le monde avant moi. Par chance,quand le fermier a fabriqué ma tête, il acommencé par peindre mes oreilles et j'ai pu

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suivre ce qui se passait. Il y avait avec lui unautre Muntchkin et la première chose que j'aieentendue, ce fut le fermier qui lui disait :

— Que penses-tu de ces oreilles?— Elles ne sont pas droites, répondit l'autre.— Aucune importance, dit le fermier, ce sont

quand même des oreilles (ce qui, dans un sens,était vrai). Maintenant, je vais lui dessiner lesyeux.

Il peignit alors mon œil droit et, dès qu'il eutfini, je me retrouvai en train de le regarder, lui ettout ce qui m'entourait, avec curiosité, carc'était mon premier coup d'œil sur le monde.

— Cet œil est assez réussi, fit remarquer leMuntchkin en regardant peindre le fermier; lebleu est juste la couleur qu'il faut pour les yeux.

— J'ai envie de faire le gauche un peu plusgrand, dit l'autre.

Et quand le deuxième œil fut terminé, j'yvoyais beaucoup mieux. Puis il me dessina le nezet la bouche, mais je ne dis rien car je ne savaispas encore à quoi servait une bouche. Celam'amusait de les regarder façonner mon corps,mes bras et mes jambes; quand enfin ils atta-chèrent ma tête, je me sentis très fier, car jecroyais alors être un homme tout aussi conve-nable que les autres.

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« J'ai été fabriqué pas plus tard qu'avant-hier »,dit l'Épouvantail.

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— Ce gaillard aura vite fait d'effrayer lescorbeaux, dit le fermier; on jurerait un homme.

— Mais c'est un homme, dit l'autre.J'étais tout à fait d'accord avec lui. Le fermier

m'emporta sous son bras jusqu'au champ de bléet m'installa sur un grand pieu, à l'endroit oùvous m'avez trouvé. Il s'en alla aussitôt aprèsavec son ami, me laissant seul.

Je n'aimais pas être abandonné de la sorte;j'essayai donc de leur courir après, malheureuse-ment, mes pieds ne touchaient pas le sol et je fusobligé de rester tout seul sur mon pieu. C'étaitun bien triste sort, car je ne pouvais penser àrien, puisque je venais tout justement d'être fait.Corbeaux et oiseaux venaient en bandes dans lechamp de blé, mais s'enfuyaient à ma vue en meprenant pour un Muntchkin; cela me faisaitplaisir, j'avais l'impression d'être quelqu'und'important. A plusieurs reprises, un vieuxcorbeau passa près de moi ; m'ayant examiné surtoutes les coutures, il finit par se percher surmon épaule en me disant :

« Si ce fermier croit me tromper, il s'y prendcomme un balai. N'importe quel corbeau de bonsens verrait bien que tu n'es qu'un mannequinbourré de paille. »

Puis il sauta à mes pieds et picora tout son

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soûl. Voyant que je ne lui faisais aucun mal, lesautres oiseaux vinrent à leur tour se gorger deblé, si bien qu'en peu de temps, je fus entouré deleurs nuées.

J'en fus attristé; somme toute, je ne faisais pasun si bon Épouvantail; mais le vieux corbeaume consola :

« Si seulement tu avais un peu de cervelledans la tête, tu vaudrais bien les autres hommes,et peut-être mieux que certains d'entre eux. Lacervelle est le seul bien digne de ce nom, en cemonde, que l'on soit homme ou corbeau. »

Puis les corbeaux s'envolèrent; je réfléchisalors à la question, et résolus de me procurer dela cervelle par tous les moyens.

Par bonheur, vous êtes passée par là et m'avezarraché à mon pieu : or, d'après ce que vousdites, Oz le Grand me donnera certainement dela cervelle dès notre arrivée à la Cité d'Éme-raude.

— Je le souhaite, dit Dorothée, très sérieuse-ment, vous semblez en mourir d'envie.

— A qui le dites-vous ! répliqua l'Épouvan-tail. C'est tellement désagréable de savoir qu'onest un sot.

— Eh bien, dit la fillette, partons.Et elle tendit le panier à l'Épouvantail.

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II n'y avait plus de barrières au bord de laroute à présent, et le pays était rude et inculte.En fin d'après-midi, ils atteignirent une grandeforêt, les arbres en étaient si gros et si rappro-chés qu'ils formaient une voûte au-dessus de laroute de briques jaunes. Il faisait très sombre,car les branches empêchaient le jour de percer;mais nos voyageurs persévérèrent et s'enfon-cèrent dans la forêt.

— Si cette route y entre, elle doit aussi ensortir, dit l'Épouvantail, et comme la Cité d'Éme-raude se trouve à l'autre extrémité, nous devonsla suivre jusqu'au bout.

— N'importe qui pourrait en dire autant, ditDorothée.

— Certes, et c'est pourquoi je le dis, répliqual'Épouvantail. S'il avait fallu de la cervelle pourtrouver ça, je ne l'aurais jamais dit.

Au bout d'une heure environ, la lumière fitplace à la nuit et ils se retrouvèrent trébuchant

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dans l'obscurité. Si Dorothée n'y voyait rien dutout, ce n'était pas le cas de Toto — certainschiens y voient très bien dans le noir — ni del'Épouvantail qui affirmait y voir comme enplein jour. Elle lui prit donc le bras et put ainsipoursuivre sa route sans encombre.

— Si vous apercevez une maison ou unquelconque endroit où nous pourrions passer lanuit, dit-elle, dites-le moi; car ce n'est pascommode du tout de marcher dans le noir.

L'Épouvantail ne tarda pas à s'arrêter.— J'aperçois une petite chaumière sur notre

droite, dit-il, faite de rondins et de branches. Ony va?

— Oh oui! répondit l'enfant. Je n'en peuxplus.

L'Épouvantail lui fraya donc un chemin àtravers les arbres jusqu'à la chaumière; enentrant, Dorothée remarqua un lit de feuillesséchées dans un coin. Elle s'allongea aussitôt et,avec Toto à ses côtés, sombra dans un profondsommeil. Quant à l'Épouvantail, insensible à lafatigue, il resta debout dans l'autre coin etattendit patiemment jusqu'au matin.

CHAPITRE 5

LA DÉLIVRANCE DUBÛCHERON-EN-FER-BLANC

uand Dorothée se réveilla,le soleil brillait à travers lesarbres et Toto, depuis un

bon moment, était occupé à chasser les oiseauxautour d'elle. L'Épouvantail était toujours là,debout, qui l'attendait patiemment dans son coin.

— Nous devons aller chercher de l'eau, luidit-elle.

— Pourquoi voulez-vous de l'eau? demanda-t-il, étonné.

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— Pour me nettoyer la figure de la poussièrede la route, et aussi pour boire, sinon je vaism'étrangler avec le pain sec.

— Cela ne doit pas être très pratique d'êtrede chair, dit l'Épouvantail d'un ton pensif, car ilvous faut dormir, boire et manger. Par contre,vous avez de la cervelle et cela vaut la peine desupporter tous ces ennuis, pour pouvoir pensercomme il faut.

Après avoir quitté la chaumière, ils mar-chèrent au milieu des arbres et arrivèrent jusqu'àune petite source d'eau claire; Dorothée s'ydésaltéra, se baigna et avala son déjeuner. Elleconstata qu'il ne restait pas beaucoup de paindans le panier et la fillette savait gré à l'Épou-vantail de ne pas avoir à manger du tout, car illeur restait tout juste de quoi tenir la journée, àelle et Toto.

Après avoir déjeuné, elle s'apprêtait à rega-gner la route pavée de briques jaunes, quand ungémissement profond, non loin de là, la fitsursauter.

— Qu'est-ce que je viens d'entendre?demanda-t-elle timidement.

— Je n'en ai pas la moindre idée, répliqual'Épouvantail, mais on peut toujours aller voir.

Au même moment parvint à leurs oreilles un

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autre gémissement, qui semblait venir de der-rière eux. Ils se retournèrent et firent quelquespas dans la forêt ; Dorothée remarqua alors dansun rayon de soleil quelque chose qui brillaitentre les arbres. Elle courut dans cette directionet s'arrêta net en poussant un cri de surprise.

L'un des gros arbres était à moitié coupé etjuste à côté, tenant une hache en l'air, setrouvait un homme entièrement fait de fer-blanc. Sa tête, ses bras et ses jambes étaient fixésà son corps par des articulations, mais il restaitparfaitement immobile et donnait l'impressionde ne pas pouvoir bouger du tout.

Dorothée le regarda avec stupeur, l'Épouvan-tail fit de même; quant à Toto, il jappanerveusement et essaya de planter ses dents dansles mollets de fer-blanc, mais ne réussit qu'à sefaire mal.

— Vous avez gémi? demanda Dorothée.— Oui, répondit l'homme. Vous avez bien

entendu. Voilà plus d'un an que je gémis, etpersonne jusqu'ici ne m'a entendu ou n'est venuà mon secours.

— Est-ce que je peux vous aider? s'enquit-elledoucement, émue par la voix triste de l'homme.

— Allez chercher un bidon d'huile et huilezmes articulations, répondit-il. Je ne peux faire

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aucun mouvement, tellement elles sont rouillées;un bon graissage va me remettre d'aplomb.Vous trouverez un bidon d'huile sur une étagère,dans la chaumière.

Aussitôt, Dorothée retourna à la chaumièreen courant et trouva le bidon d'huile; puis ellerevint et demanda, inquiète :

— Où sont vos articulations?— Huilez-moi d'abord le cou, répliqua le

Bûcheron-en-fer-blanc.Dorothée s'exécuta, et comme il était vrai-

ment très rouillé, l'Épouvantail saisit la tête àdeux mains et la fit bouger doucement dans tousles sens jusqu'à ce qu'elle remue librement;l'homme put alors la tourner tout seul.

— Huilez maintenant les jointures de mesbras, dit-il.

Dorothée les huila et l'Épouvantail les repliadoucement jusqu'à ce qu'ils soient entièrementdébarrassés de leur rouille et remis à neuf.

Le Bûcheron-en-fer-blanc poussa un soupir desatisfaction; puis il baissa sa hache et l'appuyacontre l'arbre.

— Je me sens beaucoup mieux, dit-il, je tienscette hache en l'air depuis que j'ai commencé àrouiller, et je suis heureux de pouvoir enfin laposer. Si vous voulez bien maintenant huiler les

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« Je me sens beaucoup mieux », dit le Bûcheron-en-fer-blanc.

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articulations de mes jambes, ce sera parfait.Ils huilèrent donc ses jambes jusqu'à ce qu'il

puisse les remuer à sa guise, et il les remerciamille fois de l'avoir ainsi délivré, car il donnaitl'impression d'être quelqu'un de très poli et detrès reconnaissant.

— J'aurais fini mes jours dans cette positionsi vous n'étiez pas passés, dit-il; vous m'avezdonc certainement sauvé la vie. Par quel hasardêtes-vous venus jusqu'ici?

— Nous nous rendons à la Cité d'Émeraudepour rencontrer Oz le Grand, répondit-elle etnous avons fait une halte à votre chaumièrepour y passer la nuit.

— Pourquoi devez-vous voir Oz? demanda-t-il.

— Je veux qu'il me ramène au Kansas; quantà l'Épouvantail, son désir, c'est d'obtenir, grâceà Oz, un peu de cervelle dans la tête, répliqua-t-elle.

Le Bûcheron-en-fer-blanc sembla un instantperdu dans ses réflexions. Puis il dit :

— A votre avis, Oz pourrait-il me donner uncœur?

— Moi, je pense que oui, répondit Dorothée;s'il peut donner de la cervelle à l'Épouvantail, ilpourra aussi facilement vous donner un cœur.

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— Très juste, répliqua le Bûcheron-en-fer-blanc. Si donc vous me permettez de me joindreà votre groupe, moi aussi, je vais aller à la Citéd'Émeraude et demander à Oz de m'aider.

— Vous êtes le bienvenu parmi nous, ditaimablement l'Épouvantail.

Et Dorothée ajouta qu'elle serait ravie d'avoirsa compagnie. Le Bûcheron-en-fer-blanc mitdonc sa hache sur son épaule et ils traversèrenttous la forêt pour retrouver la route pavée debriques jaunes.

Le Bûcheron-en-fer-blanc avait demandé àDorothée de mettre le bidon d'huile dans sonpanier.

— Car, dit-il, si la pluie me surprend et que jerouille encore, j'en aurai bien besoin.

Le sort avait bien fait les choses en donnant àleur groupe ce nouveau compagnon, car peuaprès leur départ, ils arrivèrent à un endroit oùles arbres et les branches, inextricablementemmêlés, empêchaient les voyageurs d'avancer.Mais le Bûcheron-en-fer-blanc se mit au travailet, à l'aide de sa hache, il ne tarda pas à ouvrirun passage pour tout le monde.

Dorothée, en marchant, réfléchissait tellementqu'elle ne remarqua pas que l'Épouvantail étaittombé dans un trou et avait roulé jusqu'au bord

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du chemin. Il fut obligé d'appeler la fillette à sonsecours.

— Pourquoi n'avez-vous pas contourné letrou? demanda le Bûcheron-en-fer-blanc.

— Je ne réfléchis pas assez, répliqua joyeuse-ment l'Épouvantail. J'ai la tête bourrée de paille.

— Oh! je vois, dit le Bûcheron-en-fer-blanc.Mais, après tout, la cervelle n'est pas le bien leplus précieux du monde.

— En avez-vous? questionna l'Épouvantail.— Non, j'ai la tête entièrement vide, répondit

le Bûcheron; mais j'ai eu jadis de la cervelle etaussi un cœur; c'est pourquoi, après avoir essayéles deux, je préfère de beaucoup avoir un cœur.

— Pourquoi cela? demanda l'Épouvantail.— Je vais vous raconter mon histoire, et alors

vous comprendrez.Ainsi, pendant qu'ils cheminaient à travers la

forêt, le Bûcheron-en-fer-blanc raconta l'histoiresuivante :

— Je suis le fils d'un bûcheron qui abattaitdes arbres dans la forêt et vendait du bois pourvivre. En grandissant, j'ai appris moi aussi lemême métier et, à la mort de mon père, je mesuis occupé de ma vieille mère jusqu'à la fin desa vie. Puis je décidai de me marier, car je nevoulais pas rester seul.

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« Il y avait parmi les jeunes Muntchkinz unefille très belle; très vite, je me mis à l'aimer detout mon cœur. De son côté, elle promit dem'épouser dès que j'aurais gagné assez d'argentpour lui construire une plus belle maison; jem'attelai donc au travail comme jamais je nel'avais fait. Mais cette fille vivait avec une vieillefemme, et celle-ci ne voulait pas entendre parlermariage; elle était tellement paresseuse qu'ellevoulait que la fille reste chez elle pour lui faire lacuisine et le ménage. La vieille femme alla donctrouver la Méchante Sorcière de l'Est et luipromit deux moutons et une vache si elleempêchait le mariage. Alors, la Méchante Sor-cière jeta un sort à ma hache et, un jour que jetravaillais avec ardeur, tant j'avais hâte d'avoirma nouvelle maison et ma femme, la hacheglissa soudain et me coupa la jambe gauche.

« J'eus d'abord l'impression d'un grand mal-heur, car un homme qui n'a qu'une jambe nepeut pas faire un bon bûcheron. J'allai donctrouver un ferblantier et lui demandai de mefabriquer une jambe en fer-blanc. La jambefonctionnait très bien, une fois que j'y fushabitué; mais ce remède courrouça la MéchanteSorcière de l'Est, elle qui avait promis à la vieillefemme que je n'épouserais pas la jeune et jolie

Muntchkin. Je me remis à couper les arbres, etde nouveau, ma hache glissa et me coupa lajambe droite. Je retournai chez le ferblantier quime fabriqua une autre jambe en fer-blanc. Par lasuite, la hache ensorcelée me coupa les bras l'unaprès l'autre, mais je ne me laissai pas découra-ger et les fis remplacer par des bras en fer-blanc.Alors la méchante Sorcière fit glisser ma hache,qui me coupa la tête et je crus bien ma dernière

heure arrivée. Mais le ferblantier se trouvait àpasser par là et il me fit une nouvelle tête en fer-blanc.

« Je croyais alors avoir triomphé de laMéchante Sorcière et je travaillais plus fort quejamais; mais j'ignorais à quel point mon enne-mie était cruelle. Elle imagina un nouveaustratagème pour tuer mon amour pour la jeuneet belle Muntchkin : derechef, ma hache glissa,me traversa le corps et me coupa en deux. Cettefois encore, le ferblantier vint à mon secours et

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me fabriqua un corps en fer-blanc; il y attachames bras, mes jambes et ma tête en fer-blanc aumoyen d'articulations, qui me permirent ainsi deme déplacer comme avant. Mais hélas! jen'avais plus de cœur et c'est ainsi que je perdistout mon amour pour la jeune Muntchkin ; celam'était devenu bien égal de l'épouser ou non.Elle doit habiter encore chez la vieille femme,avec l'espoir que je revienne la chercher.

« J'étais très fier de mon corps, tellement ilbrillait au soleil, et cela n'avait pas d'importanceà présent si ma hache glissait, car elle ne pouvaitplus me couper. Le seul danger était que mesarticulations se rouillent; mais je gardai unbidon d'huile dans ma chaumière et je pris soinde me huiler toutes les fois où c'était nécessaire.Un jour, pourtant, j'oubliai de le faire et, aubeau milieu d'un orage, avant que j'aie eu letemps de penser au danger, mes jointuresavaient rouillé, et je restai planté dans les boisjusqu'à ce que vous veniez à mon secours. Ce futune épreuve terrible, mais, depuis un an que jesuis ici, j'ai compris que ma vraie perte avait étécelle de mon cœur. Quand j'étais amoureux,j'étais l'homme le plus heureux du monde; maispersonne ne peut aimer s'il n'a un cœur; c'estpourquoi je suis décidé à demander à Oz de

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m'en donner un. S'il accepte, j'irai retrouver lajeune Muntchkin pour l'épouser. »

Dorothée et l'Épouvantail avaient été tous lesdeux vivement intéressés par l'histoire du Bûche-ron-en-fer-blanc, et ils comprenaient maintenantpourquoi il avait tellement hâte de se procurerun nouveau cœur.

— Malgré tout, dit l'Épouvantail, moi, jedemanderai de la cervelle au lieu d'un cœur, carà quoi bon avoir un cœur quand on est un sot?

— Moi, je prendrai le cœur, répliqua leBûcheron-en-fer-blanc, car la cervelle ne rendpas heureux, et le bonheur est le bien le plusprécieux du monde.

Dorothée ne disait mot; cela l'intriguait desavoir lequel de ses deux amis avait raison; maisen fin de compte, cela lui était plutôt égal que leBûcheron n'ait pas de cervelle ni l'Épouvantailde cœur, ou que chacun voie son vœu exaucé,pourvu qu'elle retrouvât le Kansas et tante Em.

Ce qui la tracassait le plus, c'était qu'il nerestait presque plus de pain ou tout juste de quoifaire un dernier repas pour elle et Toto. Certesni le Bûcheron ni l'Épouvantail ne mangeaientjamais rien, mais elle n'était pas en fer-blanc,encore moins en paille, et il lui fallait mangerpour vivre.

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CHAPITRE 6

LE LION POLTRON

endant tout ce temps, Dorothée et sescompagnons avaient cheminé à travers les bos-quets touffus. La route était toujours pavée debriques jaunes, mais elles disparaissaient sous lesbranches cassées et les feuilles mortes, ce quirendait la marche pénible.

Les oiseaux se faisaient rares à cet endroit dela forêt, car les oiseaux recherchent les clairièresinondées de soleil; par contre, on entendaitparfois le grognement profond de quelque ani-

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mal sauvage caché parmi les arbres. Cela faisaitbattre très fort le cœur de la petite fille, car ellese demandait ce que c'était; mais Toto, lui, avaitcompris, il ne quittait pas Dorothée d'unesemelle et n'osait même pas répondre enaboyant.

— Combien de temps allons-nous mettre,demanda la fillette au Bûcheron-en-fer-blanc,pour sortir de la forêt?

— Je n'ai aucune idée, s'entendit-ellerépondre, c'est la première fois que je vais à laCité d'Émeraude. Autrefois, mon père avait faitle voyage, dans mon enfance, et il avait gardé lesouvenir d'une longue marche à travers un paysdangereux, tout en reconnaissant que la régionétait belle quand on s'approchait de la cité oùhabite Oz. Mais je ne crains rien avec monbidon d'huile et on ne peut pas faire mal àl'Épouvantail; quant à vous, vous portez aufront la marque du baiser de la Bonne Sorcière,qui vous protège de tout danger.

— Mais Toto! dit la fillette inquiète, qu'est-cequ'il a pour le protéger?

— C'est à nous de le protéger s'il est endanger, répliqua le Bûcheron-en-fer-blanc.

Comme il prononçait ces mots, la forêtretentit d'un formidable rugissement et l'instant

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d'après, un Lion bondissait sur la route. D'uncoup de patte, il fit valser l'Épouvantail quiretomba de l'autre côté du chemin, puis il donnaau Bûcheron-en-fer-blanc un coup de ses griffesacérées. Le Bûcheron se retrouva par terre etresta étendu, immobile, mais à la grande sur-prise du Lion, le fer-blanc portait à peine uneéraflure.

Quant au petit Toto, maintenant que l'ennemiétait là, il/courut vers le Lion en aboyant; lagrosse bête s'apprêtait à le mordre quandDorothée, craignant le pire pour Toto, et aumépris du danger, se précipita et, de toutes sesforces, donna une tape sur le museau du Lion,en s'écriant :

— Vous osez mordre Toto! Vous devriezavoir honte, une grosse bête comme vous, demordre un pauvre petit chien !

— Je ne l'ai pas mordu, dit le Lion en sefrottant le museau avec sa patte, là où Dorothéel'avait tapé.

— Non, mais vous avez essayé, répliqua-t-elle. Vous n'êtes qu'un gros poltron.

— Je sais, dit le Lion en baissant la tête d'unair penaud, vous ne m'apprenez rien. Mais qu'ypuis-je?

— Comment voulez-vous que je le sache?

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Quand je pense que vous avez frappé un hommeempaillé comme le pauvre Épouvantail !

— Il est empaillé? demanda le Lion toutsurpris, en la regardant relever l'Épouvantail etle remettre sur ses pieds, tandis qu'elle letapotait pour lui redonner forme.

— Bien sûr qu'il est empaillé, rétorqua Doro-thée, encore sous le coup de la colère.

— Je comprends maintenant pourquoi il aroulé si facilement, remarqua le Lion. J'ai étéétonné de le voir tournoyer sur lui-même. Etl'autre, il est empaillé aussi?

— Non, dit Dorothée, il est en fer-blanc.Et elle aida le Bûcheron à se remettre

d'aplomb.— Voilà pourquoi j'ai failli me casser les

griffes, dit le Lion. Quand elles ont crissé contrele fer-blanc, j'en ai eu la chair de poule. Et cepetit animal que vous aimez si tendrement, quiest-ce?

— C'est Toto, mon chien, répondit Dorothée.— Est-il en fer-blanc ou empaillé? demanda

le Lion.— Ni l'un ni l'autre. C'est un chien... euh...

en chair, dit la fillette.— Oh! quel curieux animal; il me semble

remarquablement petit, à présent que je le « Vous devriez avoir honte! »

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Page 37: La Petite Histoire: le magicien d'oz

regarde. Il faut être un poltron comme moi,pour oser s'attaquer à une si petite créature.

— Pourquoi êtes-vous un poltron? s'étonnaDorothée en examinant la grosse bête qui avaitbien la taille d'un petit cheval.

— C'est un mystère, répliqua le Lion. J'ai dûnaître ainsi. Naturellement, tous les autres ani-maux de la forêt me croient courageux, car leLion — c'est bien connu — est le Roi desAnimaux. J'ai appris par expérience que si jerugis très fort, tout ce qui respire s'écarte demon chemin. J'ai toujours eu horriblement peuren présence des hommes; mais il suffit que jerugisse pour qu'ils s'enfuient à toutes jambes. Siles éléphants, les tigres et les ours avaient essayéde m'attaquer, c'est moi qui me serais sauvé,tellement je suis poltron; mais, au moindre demes rugissements, ils décampent tous, et natu-rellement, je ne les retiens pas.

— Cela n'est pas bien du tout. Le Roi desAnimaux ne devrait pas être un poltron, ditl'Épouvantail.

— Je sais, répliqua le Lion en essuyant dubout de sa queue une larme qui perlait. C'est ledrame de ma vie, et j'en suis très malheureux.Mais au moindre danger, mon cœur se met àbattre très fort.

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— Peut-être avez-vous une maladie de cœur,dit le Bûcheron-en-fer-blanc, vous devriez vousréjouir, car cela prouve que vous avez un cœur.Je n'en ai pas, moi; je ne peux donc pas avoir demaladie de cœur.

— Si je n'avais pas de cœur, réfléchit le Lion,je ne serais peut-être pas un poltron.

— Avez-vous de la cervelle? demandal'Épouvantail.

— Je l'espère. Je n'ai jamais cherché à lesavoir, répliqua le Lion.

— Je vais voir Oz le Grand pour lui deman-der de m'en donner, fit remarquer l'Épouvan-tail, car ma tête est bourrée de paille.

— Et moi, je vais lui demander de me donnerun cœur, dit le Bûcheron.

— Et moi, je vais lui demander de merenvoyer avec Toto au Kansas, ajouta Doro-thée.

— A votre avis, Oz pourrait-il me donner ducourage? demanda le Lion Poltron.

— Pourquoi pas, s'il peut me donner de lacervelle, dit l'Épouvantail.

— Ou me donner un cœur, dit le Bûcheron-en-fer-blanc.

— Ou me renvoyer au Kansas, dit Dorothée.— Dans ce cas, si vous n'y voyez pas d'incon-

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vénient, je vais vous accompagner, dit le Lion,car ma vie est tout simplement insupportable sion ne me donne pas un peu de courage.

— Vous êtes vraiment le bienvenu, réponditDorothée, car vous allez nous protéger desautres bêtes sauvages. Elles doivent être encoreplus poltronnes que vous, si elles se laissenteffrayer par vous aussi facilement.

— En effet, dit le Lion, mais cela ne me rendpas plus courageux, et cela me désole d'être unpoltron.

Une fois de plus, notre petit groupe se remiten route; le Lion faisait d'imposantes enjambéesà côté de Dorothée. Au début, Toto accepta malce nouveau compagnon; il n'arrivait pas àoublier qu'il avait failli finir en marmelade entre

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les puissantes mâchoires du Lion ; mais au boutd'un moment, ses ressentiments se dissipèrent etils devinrent vite une paire d'amis.

La journée passa sans qu'une autre aventurevînt troubler la paix de leur voyage. A unmoment donné, toutefois, le Bûcheron-en-fer-blanc mit le pied sur un scarabée qui cheminaitsur la route, tuant ainsi la pauvre petite créa-ture. Lui qui n'aurait pas fait de mal à unemouche, se sentit très malheureux; et tout enmarchant, il versait des larmes de regret. Seslarmes ruisselèrent lentement sur son visage,roulèrent jusqu'aux ressorts de ses mâchoires,qui en rouillèrent. Peu après, Dorothée lui posaune question, et le Bûcheron-en-fer-blanc nerépondit pas : il ne pouvait plus desserrer lesdents. Ceci lui fit très peur; il s'adressa pargestes à Dorothée pour qu'elle le secourût, peineperdue, car elle n'arrivait pas à le comprendre.Le Lion aussi était intrigué : que se passait-ildonc? Mais l'Épouvantail saisit le bidon d'huiledans le panier de Dorothée et oignit lesmâchoires du Bûcheron; l'instant d'après, ilreparlait normalement.

— Cela m'apprendra, dit-il, à regarder où jemets les pieds. Car s'il m'arrivait de tuer unautre insecte, je ne pourrais retenir mes larmes,

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la rouille me coincerait les mâchoires et m'empê-cherait de parler.

Puis il poursuivit son chemin avec mainteprécaution, les yeux fixés sur la route, et dèsqu'il voyait la moindre petite fourmi avançantpéniblement, il l'enjambait pour éviter de luifaire du mal. Le Bûcheron-en-fer-blanc savaitpertinemment qu'il n'avait pas de cœur, c'estpourquoi il prenait grand soin de n'être jamaiscruel ni méchant, à l'égard de qui que ce soit.

— Vous autres qui avez un cœur pour vousguider, dit-il, vous ne risquez jamais de faire dumal; mais moi, qui n'en ai pas, je dois être trèsprudent. Dès qu'Oz m'aura donné un cœur,naturellement, je n'aurai plus besoin de mesurveiller à chaque instant.

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CHAPITRE 7 EN ROUTE VERSLA CITÉ D'ÉMERAUDE

'ette nuit-là, il leur fal-lut dormir à la belle étoile sous un grand arbredans la forêt, car il n'y avait point de maisonsaux alentours. L'arbre formait un toit touffu quiles protégeait contre la rosée; le Bûcheron-en-fer-blanc coupa un gros tas de bois et Dorothéealluma un feu magnifique qui lui réchauffa aussile cœur. Toto et elle finirent ce qu'il leur restaitde pain et elle ignorait à présent de quoi ledéjeuner serait fait.

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— Si cela vous dit, fit le Lion, j'irai dans laforêt tuer un daim pour vous. Vous pouvez lerôtir sur le feu car vous, avec vos goûts bizarres,préférez la viande cuite; cela vous fera unexcellent déjeuner.

— Ne faites surtout pas cela, supplia leBûcheron-en-fer-blanc. Je suis certain de pleurersi vous tuez un pauvre daim et mes mâchoiresvont se remettre à rouiller.

Mais le Lion s'enfonça dans la forêt et choisitson propre menu. Nul ne sut jamais de quoi ildîna, car il se montra très discret à ce sujet.Quant à l'Épouvantail, il trouva un arbrecouvert de noisettes, et en remplit le panier deDorothée; ces provisions la mettaient pour untemps à l'abri de la faim. Elle fut touchée par lesattentions délicates de l'Épouvantail, mais lamaladresse avec laquelle ce malheureux cueillitles noisettes la fit bien rire. Ses mains rembour-rées le rendaient si gauche et les noisettes étaientsi petites qu'il en laissait tomber la moitié à côtédu panier. Mais il ne se pressait pas de leremplir, car pendant ce temps, il restait à l'écartdu feu, craignant qu'une étincelle ne saute danssa paille et le transforme en torche. Il se tenaitdonc à une bonne distance des flammes et nes'en rapprocha que pour recouvrir Dorothée de

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feuilles sèches quand elle s'allongea pour dor-mir. Bien au chaud, elle dormit d'un profondsommeil jusqu'au matin.

Quand il fit jour, la fillette fit sa toilette dansl'onde ridée d'un petit ruisseau, et bientôt, toutle monde se mit en route en direction de la Citéd'Émeraude.

La journée allait être mouvementée pour nosvoyageurs. Au bout d'une heure environ demarche, ils aperçurent devant eux un grandfossé qui coupait la route et partageait la forêt àperte de vue. C'était un très large fossé; ilsgrimpèrent au bord et virent qu'il était aussi trèsprofond et tout tapissé de grosses roches déchi-quetées. Ses parois étaient si abruptes qu'il étaitimpossible d'y descendre. Un instant, ils crurentque leur voyage allait s'arrêter là.

— Qu'allons-nous faire? demanda Dorothéeau désespoir.

— Je n'en ai pas la moindre idée, dit leBûcheron-en-fer-blanc. Le Lion secoua sa cri-nière en bataille, d'un air pensif. Mais l'Épou-vantail dit :

— Nous ne pouvons voler, c'est sûr : nous nepouvons pas non plus escalader les parois de cegouffre. Par conséquent, si nous ne pouvons pasle franchir d'un bond, impossible d'aller plus loin.

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— J'ai l'impression que je peux sauter par-dessus, dit le Lion Poltron, après avoir bienmesuré la largeur du regard.

— Nous voilà sauvés, répondit l'Épouvantail,vous pouvez nous porter tous sur votre dos, àtour de rôle.

— Je peux toujours essayer, dit le Lion. Quiveut commencer?

— Moi, dit l'Épouvantail : si par hasard,vous n'arriviez pas à franchir ce gouffre, Doro-thée serait tuée ou le Bûcheron-en-fer-blanc iraitse fracasser sur les rochers. Mais avec moi, celan'a pas d'importance, car si je tombe, je nerisque pas de me faire mal.

— Quant à moi, j'ai terriblement peur detomber, dit le Lion Poltron, mais la seule choseà faire à mon avis, c'est d'essayer. Montez doncsur mon dos et tentons l'expérience.

L'Épouvantail s'assit sur le dos du Lion; lagrosse bête avança jusqu'au bord de l'abîme ets'accroupit.

— Vous ne prenez pas votre élan poursauter? demanda l'Épouvantail.

— Non, ce n'est pas la façon dont nous nousy prenons, nous autres Lions, répliqua-t-il.

Alors, se détendant comme un ressort, ilfranchit les airs et atterrit sain et sauf de l'autre

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côté. Tous furent soulagés de voir l'aisance aveclaquelle il s'en était tiré; après avoir déposél'Épouvantail, le Lion refranchit le fossé d'unbond.

Dorothée décida que c'était maintenant sontour; elle prit donc Toto dans ses bras et se hissasur le dos du Lion, en s'agrippant d'une main àsa crinière. L'instant d'après, elle eut l'impres-sion de voler dans les airs, et avant même qu'elle

ait eu le temps de dire ouf, elle se retrouva saineet sauve de l'autre côté. Le Lion revint unetroisième fois pour chercher le Bûcheron-en-fer-blanc; puis ils s'assirent tous quelques instantspour permettre à l'animal de se reposer; carl'effort l'avait essoufflé, et il haletait comme ungros chien qui aurait trop couru.

De ce bord-ci, la forêt était dense; ellesemblait sombre et sinistre. Une fois le Lionreposé, ils reprirent la route de briques jaunes, etchacun, dans son for intérieur, s'interrogeait en

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silence : parviendraient-ils un jour à franchir cesbois et reverraient-ils jamais le beau soleil? Pourajouter à leur angoisse, ils entendirent bientôtdes bruits étranges venant des profondeurs de laforêt, et dans un murmure, le Lion leur confiaque cette partie du pays était habitée par lesKalidahs.

— Qui sont les Kalidahs? demanda la fillette.— Ce sont des bêtes monstrueuses avec des

corps d'ours et des têtes de tigres, expliqua leLion, et de leurs griffes longues et acérées, ilspourraient me déchirer en deux aussi facilementque je pourrais tuer Toto. J'ai horriblement peurdes Kalidahs.

— Comme je vous comprends, répliquaDorothée ; ces bêtes doivent être effrayantes.

Le Lion s'apprêtait à répondre quand soudainils s'arrêtèrent : un autre gouffre leur coupait laroute; mais cette fois, il était trop large et tropprofond, et le Lion comprit aussitôt qu'il nepourrait pas le franchir en sautant.

Ils s'assirent donc pour chercher une solutionet, après mûre réflexion, l'Épouvantail dit :

— Voici un grand arbre, là tout près du fossé.Si le Bûcheron peut l'abattre et le faire tomberde l'autre côté, il nous est possible de le franchirfacilement.

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— Ça, c'est une idée géniale, dit le Lion. Maparole, c'est à croire que vous avez dans la têtede la cervelle, et non de la paille.

Le Bûcheron se mit à l'œuvre sur-le-champ, etsa hache aiguisée tailla dans le tronc à toutevolée; puis le Lion s'arc-bouta avec ses grossespattes de devant contre l'arbre, et poussa detoute sa force : alors, lentement, le grand arbrebascula et s'abattit avec fracas en travers dufossé.

Ils commençaient seulement à franchir cepont improvisé lorsqu'un grognement hargneuxleur fit lever les yeux; comble d'horreur, accou-rant vers eux, ils aperçurent deux énormes bêtesaux corps d'ours et aux têtes de tigres.

— Les Kalidahs! dit le Lion Poltron en semettant à trembler.

— Vite! cria l'Épouvantail, traversons.Dorothée passa donc la première, en tenant

Toto dans ses bras; puis ce fut au tour duBûcheron, suivi bientôt de l'Épouvantail. LeLion, malgré sa frayeur certaine, se retournaface aux Kalidahs; il poussa un rugissement siterrible que Dorothée se mit à crier et quel'Épouvantail en tomba à la renverse; même lesmonstres féroces s'arrêtèrent, pétrifiés.

Mais ils étaient plus gros que le Lion; en

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outre ils étaient deux, alors qu'il ne faisait qu'unà lui tout seul : rassurés, les Kalidahs se lan-cèrent à sa poursuite. Le Lion franchit le tronc,et se retourna pour voir ce qu'ils allaient faire.Sans perdre une seconde, les bêtes férocesentamaient déjà la traversée. Le Lion dit àDorothée :

— Nous sommes perdus, ils vont sûrementnous mettre en pièces de leurs griffes acérées.Mais restez juste derrière moi, je vais lutter aveceux jusqu'à mon dernier souffle.

— J'ai une idée, cria l'Épouvantail. J'ai bienréfléchi : voilà ce qu'il faut faire.

Il demanda au Bûcheron de trancher l'extré-mité de l'arbre qui reposait de ce côté du fossé.L'Homme-en-fer-blanc passa aussitôt à l'action,et au moment où les deux Kalidahs allaientachever leur traversée, l'arbre croula au fond dugouffre dans un grand craquement, emportantavec lui ces monstres hideux qui s'écrasèrent surles rochers.

— Eh bien, dit le Lion Poltron en poussantun long soupir de soulagement, notre dernièreheure n'est pas encore arrivée et j'en suis biencontent, ce doit être bien gênant d'être mort.Ces créatures m'ont fait terriblement peur : moncœur en palpite encore.

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— Ah, dit tristement le Bûcheron-en-fer-blanc, comme j'aimerais avoir un cœur quipalpite.

Après cette aventure, nos voyageurs avaientplus que jamais envie de sortir de la forêt et ilsmarchaient trop vite pour Dorothée qui, fati-guée, dut monter sur le dos du Lion. A leurgrande joie, les arbres se faisaient plus rares et,au cours de l'après-midi, ils débouchèrent surune large rivière aux eaux rapides. De l'autrecôté de l'eau, ils apercevaient la route pavée debriques jaunes serpentant à travers un pays debelles prairies, parsemées de fleurs éclatantes :des deux côtés, la route était bordée d'arbreschargés de fruits délicieux. Ce spectacle lesenchanta.

— Comment allons-nous franchir cette ri-vière? demanda Dorothée.

— Ce n'est pas difficile, répliqua l'Épouvan-tail. Le Bûcheron n'a qu'à nous construire unradeau, nous pourrons ainsi flotter jusqu'àl'autre rive.

Le Bûcheron prit donc sa hache et se mit àabattre de petits arbres pour fabriquer unradeau; pendant qu'il était occupé à cette tâche,l'Épouvantail découvrit sur le bord de la rivièreun arbre couvert de beaux fruits. Ce fut une

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aubaine pour Dorothée qui, de toute la journée,n'avait mangé que des noisettes et put se régalerde fruits mûrs.

Mais cela prend du temps de faire un radeau,même quand on est un Bûcheron laborieux etinfatigable, et quand la nuit vint, l'ouvragen'était pas terminé. Ils cherchèrent donc unendroit douillet sous les arbres pour y dormirjusqu'au matin; Dorothée vit en rêve la Citéd'Émeraude et Oz le bon Magicien, qui larenverrait bientôt chez elle.

CHAPITRE 8

LA PRAIRIEDES PAVOTS MALÉFIQUES

otre petit groupe de voyageurs seréveilla le lendemain matin,

ragaillardi et plein d'espoir; et grâceaux pêches et aux prunes qu'of-fraient les arbres au bord de larivière, Dorothée déjeuna commeune princesse. Ils avaient laissé der-rière eux la sombre forêt qu'ilsavaient réussi à traverser sansencombre, même si, souvent, ils

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avaient connu le découragement; par contre,s'étendait maintenant, devant eux, un payscharmant et inondé de soleil, qui semblait lesinviter à se rendre à la Cité d'Émeraude.

Mais pour l'instant, la large rivière les sépa-rait de ce beau pays; le radeau était presqueachevé, le Bûcheron coupa encore quelquesrondins, les fixa à l'aide de chevilles en bois, etils purent repartir. Dorothée s'assit au milieu duradeau, tenant Toto dans ses bras. Le LionPoltron, en montant sur le radeau, le fit basculerdangereusement, car il était gros et lourd; maisl'Épouvantail et le Bûcheron-en-fer-blanc s'ins-tallèrent à l'autre bout pour faire contrepoids et,au moyen de longues perches, ils firent avancerle radeau.

Tout alla très bien au début; mais, au beaumilieu de la rivière, le courant rapide lesentraîna vers l'aval, les éloignant de plus en plusde la route pavée de briques jaunes; et leslongues perches, à cet endroit, n'atteignaientplus le fond de la rivière.

— C'est ennuyeux, dit le Bûcheron-en-fer-blanc, car si nous ne pouvons pas toucher larive, nous serons entraînés jusqu'au pays de laMéchante Sorcière de l'Ouest, qui nous ensor-cellera pour faire de nous ses esclaves.

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— Et moi, je n'aurai pas de cervelle, ditl'Épouvantail.

— Et moi, je n'aurai pas de courage, dit leLion Poltron.

— Et moi, je n'aurai pas de cœur, dit leBûcheron-en-fer-blanc.

— Et moi, je ne retournerai jamais au Kan-sas, fit Dorothée.

— Il faut absolument aller à la Cité d'Éme-raude si nous le pouvons, poursuivit l'Épouvan-tail.

Il appuya si fort sur sa longue perche qu'elleresta enfoncée dans la vase, mais avant qu'il aitpu la retirer ou lâcher prise, le radeau futemporté et le pauvre Épouvantail resta accrochéà la perche, au beau milieu de la rivière.

— Adieu, leur cria-t-il.Ils eurent beaucoup de peine de l'abandonner;

en effet, le Bûcheron-en-fer-blanc se mit àpleurer, puis se souvenant à temps qu'il risquaitde rouiller, il sécha ses larmes sur le tablier deDorothée.

L'Épouvantail était dans une fâcheuse pos-ture.

— Je suis encore plus à plaindre que lors dema rencontre avec Dorothée, se disait-il. J'étaisalors perché dans un champ de blé où, du

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moins, je pouvais faire semblant d'effrayer lescorbeaux; mais à quoi sert un Épouvantailperché au milieu d'une rivière? Je n'aurai jamaisde cervelle, en fin de compte.

Le radeau continuait sa descente et le pauvreÉpouvantail était déjà loin derrière eux, quandle Lion dit :

— Il faut absolument faire quelque chosepour nous en sortir. Je crois que je suis capablede nager jusqu'à la rive en tirant le radeau aprèsmoi; vous n'avez qu'à vous accrocher au boutde ma queue.

Il bondit donc dans l'eau et le Bûcheron-en-fer-blanc empoigna sa queue ; puis le Lion se mità nager de toute sa force vers la berge. En dépitde sa forte taille, il devait fournir un gros effort;mais, peu à peu, il réussit à les arracher aucourant et Dorothée prit la longue perche duBûcheron et aida à pousser le radeau vers laterre.

Épuisés, ils atteignirent enfin la rive, etdébarquèrent sur le beau gazon verdoyant; maisils constatèrent que le courant les avait charriésloin de la route de briques jaunes qui menait à laCité d'Émeraude.

— Et maintenant, qu'allons-nous faire? de-manda le Bûcheron-en-fer-blanc.

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Pendant ce temps, le Lion étendu dansl'herbe, se séchait au soleil.

— Il nous faut retrouver la route coûte quecoûte, dit Dorothée.

— Le meilleur moyen est de longer la rivière,fit remarquer le Lion.

Après un moment de repos, Dorothée repritdonc son panier et ils remontèrent le long de larive herbeuse pour rejoindre la route dont lecourant les avait détournés. Quel charmantpays, plein de fleurs, d'arbres fruitiers et desoleil radieux! Sans la peine qu'ils éprouvaientpour le pauvre Épouvantail, leur bonheur eûtété parfait.

Ils se hâtaient; Dorothée s'arrêta une foisseulement pour cueillir une belle fleur; au boutd'un moment, le Bûcheron-en-fer-blanc s'écria :

— Regardez!Tous regardèrent la rivière et aperçurent

F Épouvantail juché sur sa perche au milieu del'eau, l'air triste et abandonné.

— Que peut-on faire pour le sauver?demanda Dorothée.

Le Lion et le Bûcheron secouèrent tous lesdeux la tête, ils ne trouvaient rien. Ils s'assirentau bord de l'eau et contemplaient pensivementl'Épouvantail, lorsque vint à passer une cigogne

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qui, les voyant, descendit se poser près d'eux.— Qui êtes-vous et où allez-vous? demanda-

t-elle.— Je m'appelle Dorothée, répondit la fillette,

et voici mes amis, le Bûcheron-en-fer-blanc et leLion Poltron; nous nous rendons à la Citéd'Émeraude.

— Ce n'est pas le bon chemin, dit la Cigogneen tordant son long cou pour les examiner l'unaprès l'autre.

— Je le sais, répliqua Dorothée, mais nousavons perdu l'Épouvantail et nous nous deman-dons comment le récupérer.

— Où est-il? demanda la Cigogne.— Là-bas, dans la rivière, répondit la fillette.— S'il n'était pas aussi gros et aussi lourd, je

vous le ramènerais volontiers, fit remarquer laCigogne.

— Il est léger comme une plume, dit Doro-thée avec empressement, car il est empaillé; sivous pouvez nous le rapporter, nous vous enserons très reconnaissants.

— Je vais toujours essayer, dit la Cigogne,mais si je le trouve trop lourd, je serai obligée dele lâcher dans la rivière.

Le grand oiseau s'envola et arriva à l'endroitoù l'Épouvantail était toujours accroché à sa

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La cigogne l'emporta dans les airs.

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perche. Puis, de ses grandes serres, la Cigognesaisit l'Épouvantail par le bras, l'emporta dansles airs et le déposa sur la rive où Dorothée, leLion et le Bûcheron-en-fer-blanc étaient assis.

Quand l'Épouvantail se retrouva au milieu deses amis, de bonheur, il les serra tous dans sesbras, même le Lion et Toto; et tandis qu'ils seremettaient à cheminer, notre rescapé toutjoyeux chantait « Tol-de-ri-de-oh ! » à chaquepas.

— J'ai bien cru que j'allais rester dans larivière pour toujours, dit-il, mais la braveCigogne m'a sauvé, et si jamais j'ai de lacervelle, je la retrouverai pour lui témoigner mareconnaissance.

— Vous plaisantez, dit la Cigogne qui lessuivait en volant. Cela me fait plaisir d'aider lesgens dans l'embarras. Mais maintenant je doisvous quitter, car mes petits m'attendent au nid.Je vous souhaite de trouver la Cité d'Émeraudeet j'espère qu'Oz vous aidera.

— Merci, répliqua Dorothée.Là-dessus, la brave Cigogne s'envola et dispa-

rut rapidement.Chemin faisant, ils écoutaient le chant des

oiseaux aux plumages rutilants et regardaient lesfleurs magnifiques qui formaient un épais tapis.

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On voyait de gros bourgeons jaunes, blancs,bleus et pourpres, à côté de grosses touffes depavots écarlates, dont les couleurs éclatanteséblouissaient les yeux de Dorothée.

— Que c'est beau! s'exclama la fillette enhumant le parfum enivrant des fleurs.

— Vous avez sans doute raison, ajoutal'Épouvantail. Quand j'aurai de la cervelle, je lesaimerai probablement davantage.

— Si seulement j'avais un cœur, je les adore-rais, précisa le Bûcheron-en-fer-blanc.

— J'ai toujours beaucoup aimé les fleurs, ditle Lion. Elles ont l'air si innocentes et si fragiles.Je n'en ai pas vu d'aussi belles dans la forêt.

A mesure qu'ils avançaient, les gros pavotsécarlates devenaient de plus en plus nombreux,et les autres fleurs se faisaient rares; bientôt, cene fut plus qu'une prairie de pavots. Or, c'estbien connu, lorsque ces fleurs sont nombreuses,elles dégagent une senteur si puissante qu'il suffitde la respirer pour s'endormir, et si l'on n'éloignepas le dormeur, il ne se réveillera jamais plus.Mais Dorothée ignorait cela, et d'ailleurs com-ment aurait-elle pu les éviter, les pavots l'entou-raient à perte de vue; bientôt ses paupièress'alourdirent et elle eut envie de s'asseoir et dedormir.

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Mais le Bûcheron-en-fer-blanc ne la laissa pasfaire.

— Nous devons nous dépêcher de rejoindrela route de briques jaunes avant la nuit, dit-il.

L'Épouvantail était du même avis. Ils conti-nuèrent donc à cheminer jusqu'à ce que Doro-thée n'en puisse plus. Ses yeux se fermaientmalgré elle, elle ne savait plus où elle était etfinit par s'endormir au milieu des pavots.

— Qu'allons-nous faire? demanda le Bûche-ron-en-fer-blanc.

— Si nous la laissons là, elle va mourir, dit leLion. L'odeur de ces fleurs est en train de noustuer tous. J'arrive à peine moi-même à maintenirmes yeux ouverts, et le chien est déjà endormi.

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En effet, Toto était tombé à côté de sa petitemaîtresse. Mais l'odeur des fleurs ne gênait pasl'Épouvantail ni le Bûcheron-en-fer-blanc, puis-qu'ils n'étaient pas faits de chair.

— Courez vite, dit l'Épouvantail au Lion, etéloignez-vous dès maintenant de ces fleurs dan-gereuses. Nous nous chargerons de la petite fille,mais si vous devez vous endormir, on ne pourrapas vous porter : vous êtes trop gros.

Le Lion se releva donc et bondit aussi vitequ'il put. Il disparut en un instant.

— Faisons une chaise de nos mains pour laporter, dit l'Épouvantail.

Ils ramassèrent Toto et le mirent sur lesgenoux de Dorothée ; ils firent ensuite la chaise,leurs mains servant de siège et leurs brasd'accoudoirs, et c'est ainsi qu'ils traversèrent lechamp, portant la fillette endormie.

Ils cheminèrent longtemps, longtemps, legrand tapis de ces fleurs maléfiques semblait nedevoir jamais finir. Ils suivirent la rivière ettombèrent enfin sur leur ami le Lion, dormantd'un profond sommeil au milieu des pavots.L'odeur puissante des fleurs avait terrassél'énorme bête, qui s'était affalée presque à lalisière du champ, là où le gazon déroulait ànouveau ses prairies verdoyantes.

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— Nous ne pouvons rien pour lui, dit triste-ment le Bûcheron-en-fer-blanc, car il est troplourd à soulever. Nous devons le laisser ici,endormi à jamais, et peut-être rêvera-t-il qu'il aenfin trouvé du courage.

— Je suis navré, dit l'Épouvantail; tout pol-tron qu'il était, le Lion était un excellentcamarade. Mais poursuivons notre chemin.

Ils portèrent la fillette endormie jusqu'à unendroit charmant au bord de la rivière, assezéloigné du champ de pavots : elle ne risquaitplus de respirer le poison des fleurs; ils ladéposèrent doucement sur le gazon, attendantque la fraîcheur de la brise la réveille.

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CHAPITRE 9

LA REINEDES SOURIS DES CHAMPS

ous ne devons plus être très loin dela route de briques jaunes, maintenant, fitremarquer l'Épouvantail, debout près de lafillette. Nous avons presque rejoint l'endroit oùle courant de la rivière nous a emportés.

Le Bûcheron-en-fer-blanc allait répondre,lorsqu'il entendit un sourd grognement; grâce àses gonds bien huilés, il tourna la tête sans effortet vit venir une étrange bête qui bondissait dansles herbes. C'était un grand chat sauvage, tout

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jaune; il semblait à l'affût, les oreilles colléesprès de la tête, la gueule grande ouverte décou-vrant deux rangées d'horribles dents, et ses yeuxrougeoyant comme des globes de feu. Alors qu'ilapprochait, le Bûcheron aperçut, fuyant devantlui, une souris grise des champs; il avait beauêtre sans cœur, il trouva que c'était très cruel, dela part du chat sauvage, de s'acharner après unesi jolie créature sans défense.

Il leva donc sa hache, et au moment où le chatpassait en courant, lui asséna un coup qui luitrancha la tête : la bête, coupée en deux, vintrouler à ses pieds.

Délivrée de son poursuivant, la souris deschamps s'arrêta, puis trottina doucement vers leBûcheron et lui dit d'une voix flûtée :

— Oh! merci! mille fois merci! vous m'avezsauvé la vie !

— Je vous en prie, n'en parlons plus, répon-dit le Bûcheron. Je n'ai pas de cœur, voyez-vous,c'est pourquoi je m'efforce d'aider tous ceux quiont besoin d'un ami, même s'il ne s'agit qued'une souris.

— Que d'une souris! s'indigna le petit ani-mal. Savez-vous bien à qui vous parlez? Je suisune Reine, la Reine des souris des champs.

— Toutes mes excuses, fit le Bûcheron en

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s'inclinant très respectueusement devant elle.— En me sauvant la vie, vous avez accompli

un haut fait, et qui plus est, un acte de courage,ajouta la Reine.

On vit alors accourir, de toute la vitesse deleurs pattes, des nuées de souris qui entourèrentleur Reine en s'exclamant :

— Oh! Majesté! comme nous avons craintpour votre vie! comment avez-vous réussi àéchapper au grand chat sauvage?

Et elles s'inclinaient si bas devant la petitereine, qu'on eût dit qu'elles se tenaient sur latête.

— C'est ce drôle de bonhomme en fer-blancqui m'a sauvé la vie, en tuant le chat sauvage,répondit la Reine. Désormais, vous devrez leservir et obéir au moindre de ses désirs.

— Nous le jurons, répondirent en chœur lessouris, de leurs voix flûtées.

Mais Toto venait tout juste de se réveiller; sevoyant entouré de souris, il jappa de plaisir et sejeta dans les rangs des mulots qui décampèrentde tous côtés. Toto avait toujours aimé faire lachasse aux souris, quand il vivait au Kansas, etn'y voyait pas de malice.

Mais le Bûcheron le saisit dans ses bras, touten rappelant les fuyardes :

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— Revenez! revenez! Toto ne vous feraaucun mal.

Pointant le bout de son museau derrière unetouffe d'herbe, la Reine des souris demandatimidement :

— Vous êtes sûr qu'il ne va pas nous mordre?— Je l'en empêcherai, la rassura le Bûcheron.

N'ayez pas peur.L'une après l'autre, les souris sortirent de leur

cachette. Toto se retint d'aboyer, mais tentavainement d'échapper à l'étreinte du Bûcheron :il l'aurait bien mordu, s'il n'avait été en fer-blanc. Enfin, une grosse souris prit la parole :

— Que pourrions-nous faire, pour vousremercier d'avoir sauvé notre Reine?

— Je ne vois pas, répondit le Bûcheron.Mais l'Épouvantail qui se creusait la tête —

bien vainement puisqu'elle était bourrée depaille — intervint :

— Mais si, bien sûr! vous pouvez sauvernotre ami le Lion Poltron, qui s'est endormidans la prairie de pavots.

— Un lion! s'écria la petite Reine. Mais il nefera de nous qu'une bouchée!

— Que non! dit l'Épouvantail. Ce Lion n'aaucun courage.

— Vraiment? demanda la souris.

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— C'est du moins ce qu'il prétend. De toutefaçon, il ne ferait aucun mal à quelqu'un de nosamis. Si vous nous aidez à le tirer d'affaire, ilvous traitera avec la plus grande bienveillance,parole d'honneur.

— Soit, dit la Reine, nous vous faisonsconfiance. Mais comment va-t-on s'y prendre?

— Ces souris qui vous appellent leur Reine etsont prêtes à vous obéir, sont-elles nombreuses?

— Oh! des milliers, répondit-elle.— Alors rassemblez-les ici le plus vite pos-

sible, et que chacune se munisse d'un long boutde ficelle.

Se tournant vers son escorte de souris, laReine leur enjoignit d'aller quérir tout sonmonde. Elles obéirent promptement et déta-lèrent dans toutes les directions.

— Quant à vous, dit l'Épouvantail au Bûche-ron, allez donc couper quelques arbres au bordde la rivière, et fabriquez-nous un chariot pourtransporter le Lion.

Le Bûcheron se mit aussitôt à l'ouvrage; enun rien de temps, il fit un chariot avec les plusfortes branches, dont il ôta les feuilles et lesrameaux. Il l'assembla au moyen de chevilles debois, et tailla quatre roues dans une souche. Iltravaillait si vite et si bien que le chariot fut prêt

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avant que les premières souris reparaissent.Par milliers, elles affluaient de tous côtés : des

grosses, des petites, des moyennes, chacunetenant entre ses dents un morceau de ficelle.C'est alors que Dorothée, sortant de son longsommeil, rouvrit les yeux. Quelle ne fut pas sasurprise de se retrouver couchée dans l'herbe,parmi des nuées de souris grises qui la regar-daient timidement. L'Épouvantail lui expliquatout en détail, puis se tournant vers la souris quise campait fièrement près d'eux :

— Permettez-moi de vous présenter SaMajesté la Reine, dit-il.

Dorothée salua gravement de la tête, la Reinefit une révérence; l'instant d'après, elles étaientamies.

L'Épouvantail et le Bûcheron avaient com-mencé à atteler les souris au chariot, au moyendes ficelles qu'elles avaient apportées. Ils ennouaient un bout au cou de chaque souris, etl'autre au chariot. Naturellement, le chariot étaitmille fois plus lourd que les souris qui devaientle haler; mais lorsque toutes furent attelées, ellesparvinrent à le déplacer sans trop de difficulté.Même, l'Épouvantail et le Bûcheron s'assirentdessus et furent ainsi conduits par cet étrange etmenu équipage jusqu'au Lion endormi.

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« Permettez-moi de vous présenter Sa Majesté la Reine.

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Hisser la lourde bête sur le chariot ne se fitpas sans mal. Puis la Reine pressa ses sujets derepartir, craignant de les voir s'endormir s'ilsrestaient trop longtemps dans la prairie despavots.

Malgré leur nombre, les petites créatureseurent d'abord bien de la peine à ébranler lechariot et son lourd fardeau. Le Bûcheron etl'Épouvantail vinrent pousser par-derrière, etl'attelage se mit à rouler. Bientôt le Lion seretrouva dans les prés verts, et put respirer ànouveau l'air frais, au lieu de l'haleine empoi-sonnée des pavots.

Dorothée vint à leur rencontre et remercia detout son cœur les souris d'avoir arraché soncompagnon à la mort. Elle s'était prise d'unetendre affection pour le gros animal, et seréjouissait de le revoir sain et sauf.

On détela les souris qui regagnèrent en un clind'œil leurs pénates. La Reine fut la dernière àprendre congé.

— Si jamais vous avez encore besoin de nosservices, dit-elle, allez dans le champ et appelez;nous accourrons à votre appel. Adieu!

— Adieu ! répondirent-ils en chœur.Et la Reine disparut dans les herbes, tandis

que Dorothée serrait le turbulent Toto contre

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elle, craignant qu'il ne lui coure après et nel'effraie.

Ils s'assirent aux côtés du Lion pour guetterson réveil; et l'Épouvantail alla cueillir quelquesfruits aux arbres d'alentour, pour le souper deDorothée.

CHAPITRE 10

LE GARDIEN DES PORTES

e Lion Poltron ne se réveilla pastout de suite : resté parmi les pavots, il en avaitlongtemps respiré l'odeur maléfique; quand,enfin, il ouvrit les yeux et roula du chariot, il futtout content d'être encore en vie.

— J'ai couru le plus vite possible, dit-il, ens'asseyant et en bâillant, mais les fleurs m'ontterrassé. Comment m'avez-vous sorti de là?

Ils lui parlèrent alors des souris des champs etde la façon dont elles l'avaient généreusement

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arraché à la mort; le Lion Poltron déclara enriant :

— J'ai toujours cru que j'étais fort et redou-table; et pourtant d'aussi petites choses que lesfleurs ont failli me tuer et j'ai eu la vie sauvegrâce à d'aussi petits êtres que les souris.Comme tout cela est étrange! Et maintenant,mes amis, qu'allons-nous faire?

— Nous devons poursuivre notre voyage etretrouver la route de briques jaunes, dit Doro-thée, pour atteindre la Cité d'Émeraude.

Ainsi, le Lion une fois reposé et rétabli, ilsreprirent tous leur marche, heureux de foulerl'herbe tendre et fraîche, et ils rejoignirentbientôt la route de briques jaunes et repartirenten direction de la Cité d'Émeraude où demeuraitOz le Grand.

La route était bien pavée et unie à présent, etle pays alentour était beau; nos voyageurs seréjouissaient de laisser loin derrière la forêt et,avec elle, les nombreux dangers qu'ils avaientaffrontés au milieu de ses sinistres ténèbres. Ilsvoyaient à nouveau des barrières dressées aubord de la route; mais, cette fois, elles étaientpeintes en vert, et quand ils arrivèrent à unepetite maison, habitée sans doute par un fer-mier, celle-ci était peinte de la même couleur. Ils

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passèrent devant plusieurs maisons vertes, aucours de Y après-midi, et les gens se mettaientparfois sur le seuil pour les regarder : on eût ditqu'ils voulaient poser des questions; mais per-sonne n'osait s'approcher à cause du grandLion, dont ils avaient très peur. Tous portaientdes habits d'un très beau vert émeraude etétaient coiffés de chapeaux pointus comme ceuxdes Muntchkinz.

— Ce doit être le pays d'Oz, dit Dorothée, etnous ne sommes sûrement pas loin de la Citéd'Émeraude.

— Certes, répondit l'Épouvantail; ici, tout estvert, tandis qu'au pays des Muntchkinz c'était lebleu, la couleur préférée. Mais les gens n'ont pasl'air aussi amical que les Muntchkinz et j'ai bienpeur que nous ne trouvions pas d'endroit pourpasser la nuit.

— J'aimerais manger autre chose que desfruits, dit la fillette et je suis sûre que Totomeurt de faim, ou presque. Arrêtons-nous à laprochaine maison pour parler aux gens.

Quand ils furent arrivés devant une fermeassez grande, Dorothée se dirigea hardimentvers l'entrée et frappa. Une femme entrebâilla laporte et dit :

— Que voulez-vous, mon enfant, et pourquoi

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vous promenez-vous avec ce gros Lion terrible?— Nous aimerions passer la nuit chez vous, si

vous nous le permettez, répondit Dorothée;quant au Lion, c'est mon ami et pour rien aumonde, il ne vous ferait du mal.

— Il est apprivoisé? demanda la femme, enouvrant la porte un peu plus.

— Oh oui, dit la fillette, et c'est aussi ungrand poltron : il aura plus peur de vous quevous de lui.

— Eh bien, dit la femme après avoir réfléchiet jeté encore un regard furtif au Lion, dans cecas vous pouvez entrer; je vais vous donner dequoi souper et un endroit où dormir.

Tous entrèrent dans la maison, où se trou-vaient deux enfants et un homme. L'hommes'était blessé à la jambe et était allongé sur le lit,dans un coin. Ils eurent l'air plutôt surpris devoir une compagnie aussi bizarre, et pendantque la femme mettait la table, l'homme de-manda :

— Où allez-vous tous comme cela?— A la Cité d'Émeraude, dit Dorothée, voir

Oz le Grand.— Oh vraiment? s'exclama l'homme. Êtes-

vous sûr qu'Oz vous recevra?— Pourquoi pas? répliqua-t-elle.

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— On dit qu'il n'admet personne en saprésence. Je suis souvent allé à la Cité d'Éme-raude, c'est un endroit d'une merveilleusebeauté; mais je n'ai jamais été autorisé à voir Ozle Grand, et à ma connaissance, aucun êtrevivant n'a réussi à le voir.

— Mais il ne sort jamais? demanda l'Épou-vantail.

— Jamais. Jour après jour, il siège dans lagrande Salle du Trône de son palais, et mêmeceux qui le servent ne se sont jamais trouvés faceà face avec lui.

— Comment est-il? demanda la fillette.— C'est difficile à dire, répondit l'homme

pensif. Vous comprenez, Oz est un grand Magi-cien et peut revêtir la forme qui lui plaît. Ainsi,pour certains, il ressemble à un oiseau, pourd'autres à un éléphant, pour d'autres encore àun chat. Pour certains, il a les traits d'une bellefée ou d'un lutin, ou revêt toute autre formeselon son gré. Mais qui est le vrai Oz, quandmontre-t-il son vrai visage, on ne saurait le dire.

— Comme c'est bizarre, dit Dorothée, maisnous devons essayer d'une façon ou d'une autrede le rencontrer, sinon nous aurons entreprisnotre voyage pour rien.

- Pourquoi désirez-vous voir Oz le Terrible?

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— Je veux qu'il me donne de la cervelle, ditl'Épouvantail, fébrile.

— Oz pourrait arranger cela assez facilement,déclara l'homme. Il a plus de cervelle qu'il ne luien faut.

— Et moi, je veux qu'il me donne un cœur,dit le Bûcheron-en-fer-blanc.

— Cela ne saurait l'embarrasser, poursuivitl'homme, car Oz possède une grande collectionde cœurs de toutes les tailles et de toutes lesformes.

— Et moi je veux qu'il me donne du courage,dit le Lion Poltron.

— Oz conserve un grand bocal de couragedans sa Salle du Trône; il l'a recouvert d'unesoucoupe d'or pour l'empêcher de s'échapper. Ilsera ravi de vous en donner.

— Et moi, je veux qu'il me renvoie au Kansas,dit Dorothée.

— Où se trouve le Kansas? demandal'homme d'un air surpris.

— Je ne sais pas, répondit tristement Doro-thée, mais c'est mon pays et je suis sûre que c'estquelque part.

— Vraisemblablement. Vous savez, Oz peuttout; il vous trouvera donc le Kansas, jesuppose. Mais vous devez d'abord réussir à le

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voir et ce sera difficile : car le grand Magicienn'aime voir personne, et généralement, c'est luiqui décide. Et toi, qu'est-ce que tu veux?poursuivit-il en s'adressant à Toto.

Toto, lui, se contentait de remuer la queue;car, chose étrange, il ne savait pas parler.

La femme leur annonça que le souper étaitprêt, ils s'assirent donc autour de la table etDorothée mangea un peu d'une délicieuse bouil-lie, des œufs brouillés, une assiettée de beau painblanc, et trouva son repas bien bon. Le Liongoûta à la bouillie, mais il n'apprécia guère,prétendant qu'elle était à base d'avoine et quel'avoine, c'était bon pour les chevaux, et nonpour les lions. Quant à l'Épouvantail et auBûcheron-en-fer-blanc, ils n'avalèrent pas unebouchée. Toto, lui, goûta un peu de tout ettrouva bon de souper à nouveau comme il faut.

La femme prépara ensuite un lit pour Doro-thée et Toto s'allongea à côté d'elle, tandis quele Lion monta la garde à la porte de sa chambre.L'Épouvantail et le Bûcheron-en-fer-blanc res-tèrent debout dans un coin et se tinrent tran-quilles toute la nuit, mais sans dormir, naturelle-ment.

Le lendemain matin, dès le lever du soleil, ilsreprirent la route et aperçurent bientôt dans le

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ciel, juste devant eux, une magnifique lumièreverte.

— Ce doit être la Cité d'Émeraude, ditDorothée.

Plus ils approchaient, plus la lumière devenaitéclatante, et ils se croyaient déjà au but.Pourtant, ce n'est que dans l'après-midi qu'ilsparvinrent au rempart qui entourait la Cité.C'était un mur épais assez élevé et d'un vertéclatant.

La route pavée de briques jaunes se terminaitjuste à la grand-porte tout incrustée d'éme-raudes qui, au soleil, jetaient de tels feux quemême les yeux peints de l'Épouvantail en furentéblouis.

A côté de la porte, il y avait une sonnette;Dorothée appuya sur le bouton et put entendreun tintement argentin. Alors l'énorme portepivota lentement sur elle-même, ils la fran-chirent tous et se retrouvèrent sous une grandevoûte dont les murs scintillaient de leurs innom-brables émeraudes.. En face d'eux se trouvait un petit homme dela même taille que les Muntchkinz. Il était toutde vert vêtu, de la tête aux pieds, et même sapeau avait quelque chose de verdâtre. A côté delui, il y avait une grosse boîte. Le Lion goûta à la bouillie.

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En apercevant Dorothée et ses compagnons,l'homme demanda :

— Que désirez-vous dans la Cité d'Éme-raude?

— Nous sommes venus ici pour rencontrerOz le Grand, dit Dorothée.

L'homme fut tellement surpris par la réponsequ'il dut s'asseoir pour réfléchir.

— Voilà des années qu'on ne m'a demandé àvoir Oz, dit-il en secouant la tête d'un airperplexe. Il est puissant et terrible, et si l'objetde votre visite est futile ou ridicule, et risque detroubler les méditations du Grand Magicien, ilpeut tous vous anéantir en un instant.

— Mais l'objet de notre visite n'est ni ridiculeni futile, répliqua l'Épouvantail; il est impor-tant; et nous avons ouï dire qu'Oz est un bonMagicien.

— Certainement, dit l'homme vert, et il gou-verne la Cité d'Émeraude avec sagesse. Mais ilse montre impitoyable envers ceux qui sont malintentionnés ou trop curieux, et bien peu ont osédemander de le voir en face. Je suis le Gardiendes Portes, et puisque vous voulez à tout prixrencontrer Oz le Grand, mon devoir est de vousmener jusqu'à son Palais. Mais auparavant, ilvous faudra mettre des lunettes.

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— Pourquoi? demanda Dorothée.— Parce que, si vous ne portiez pas de

lunettes, vous seriez éblouis par l'éclat et lasplendeur de la Cité d'Émeraude. Même ceuxqui vivent dans la Cité doivent porter deslunettes jour et nuit. Elles ferment toutes à clé;Oz en a décidé ainsi lorsque la Cité futconstruite et je détiens la seule clé qui puisse lesrouvrir.

Il ouvrit la grosse boîte, et Dorothée vitqu'elle était remplie de lunettes de toutes lestailles et de toutes les formes. Leurs verresétaient tous de couleur verte. Le Gardien desPortes en trouva une paire exactement à la taillede Dorothée et il les lui mit. Elles étaientmaintenues derrière sa tête par deux cordonsd'or, bouclés ensemble au moyen d'une petiteclé que le Gardien portait en sautoir. Une foismises, Dorothée n'aurait pas pu les ôter, mêmesi elle l'avait voulu; mais comme elle n'avaitaucune envie d'être aveuglée par l'éclat de laCité d'Émeraude, elle se tut.

Puis l'homme vert trouva des lunettes à lataille de l'Épouvantail, du Bûcheron et du Lion;il en eut même une paire pour Toto, et il leurdonna à toutes un bon tour de clé.

Puis le Gardien des Portes mit ses propres

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lunettes et leur indiqua qu'il était prêt à leurmontrer le chemin du Palais. Il décrocha du murune grosse clé en or pour ouvrir une autre porte,et après avoir franchi ensemble le portail, ils lesuivirent dans les rues de la Cité d'Émeraude.

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CHAPITRE 11

LA MERVEILLEUSECITÉ D'ÉMERAUDE

algré leurs lunettes vertes,Dorothée et ses amis, au début, furent éblouispar l'éclat de la Cité merveilleuse. Les ruesétaient bordées de maisons splendides, toutes demarbre vert et incrustées d'émeraudes étince-lantes. Ils marchaient sur une chaussée du mêmemarbre, et la jointure des dalles était sertie derangs serrés d'émeraudes qui resplendissaient ausoleil. Les carreaux aux fenêtres étaient verts,le ciel au-dessus de la Cité avait une teinte verte,

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et le soleil lui-même lançait des rayons verts.Beaucoup de gens déambulaient dans les rues,

hommes, femmes et enfants; tous étaient vêtusde vert et avaient le teint verdâtre. Étonnés, ilsdévisageaient Dorothée et son étrange escorte,les enfants couraient se cacher derrière leursmères à la vue du Lion; mais personne ne leuradressait la parole. Il y avait de nombreusesboutiques et Dorothée remarqua que tout y étaitvert à l'intérieur. Tout ce qu'on y vendait étaitvert : le sucre candi et le pop-corn, les souliers,les chapeaux et les habits. Dans une boutique,un homme vendait de la limonade verte etDorothée vit que les enfants payaient avec dessous verts.

Il semblait n'y avoir ni chevaux, ni animauxd'aucune espèce; les hommes transportaientdiverses choses dans de petites charrettes vertesqu'ils poussaient devant eux. Tout le mondeavait un air heureux et satisfait, et chacunrespirait la prospérité.

Le Gardien des Portes les conduisit par lesrues jusqu'au centre de la Cité où se dressait ungrand bâtiment, le Palais d'Oz, le Grand Magi-cien. Un soldat était de faction devant la porte,en uniforme vert et arborant une longue barbeverte.

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— Voici des étrangers, lui dit le Gardien desPortes, ils insistent pour rencontrer Oz leGrand.

— Entrez, répondit le soldat, je vais lui portervotre message.

Ils franchirent donc les portes du Palais etfurent introduits dans une grande pièce recou-verte d'un tapis vert et dont les meubles vertsétaient ornés d'émeraudes. Le soldat les priad'essuyer leurs pieds sur un paillasson vert avantd'entrer dans cette pièce, et quand ils furentassis, il dit poliment :

— Mettez-vous à votre aise pendant que jevais à la porte de la Salle du Trône, pourinformer Oz de votre présence.

Le soldat resta longtemps absent. Quandenfin il revint, Dorothée demanda :

— Avez-vous vu Oz?— Oh non, fit le soldat, je ne l'ai jamais vu.

Mais je lui ai adressé la parole comme il étaitassis derrière son paravent et je lui ai remis votremessage. Il a déclaré qu'il vous accordera uneaudience si vous le désirez, mais chacun d'entrevous doit se présenter seul devant lui et iln'acceptera d'en recevoir qu'un par jour. Parconséquent, puisqu'il vous faut rester au Palaisplusieurs jours, je vais vous faire conduire à vos

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la nuit à faire marcher ses articulations pours'assurer qu'elles étaient encore en bon état defonctionnement. Le Lion, lui, aurait préféré unlit de feuilles sèches dans la forêt, et n'appréciaitguère d'être enfermé dans une chambre; mais ilétait trop sensé pour se laisser importuner par cedétail : il bondit donc sur le lit et, en sepelotonnant comme un chat, s'endormit dans unronronnement, le temps qu'il faut pour le dire.

Le lendemain matin après le petit déjeuner, laservante verte vint chercher Dorothée; elle luipassa une des plus jolies robes vertes — elle étaiten satin broché vert — Dorothée mit un tablierde soie verte et noua un ruban vert autour ducou de Toto, puis ils se dirigèrent vers la Salledu Trône d'Oz le Grand.

Ils traversèrent une grande antichambre peu-plée d'une foule de dames et de courtisans, tousvêtus de riches costumes. Ces gens n'avaient riend'autre à faire que la conversation; mais tous lesmatins ils devaient attendre à l'extérieur de laSalle du Trône, et pourtant on ne leur avaitjamais permis de voir Oz. Quand Dorothée fitson entrée, ils la regardèrent avec curiosité etl'un d'eux chuchota :

— Avez-vous vraiment l'intention de voir levisage d'Oz le Redoutable?

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— Bien sûr, dit la fillette, s'il accepte de merecevoir.

— Oh, il est d'accord pour vous recevoir, ditle soldat, qui avait transmis son message auMagicien, et pourtant il n'aime pas qu'on luidemande une entrevue. D'ailleurs, il s'est toutd'abord mis en colère, et m'a dit que je devraisvous renvoyer d'où vous venez. Ensuite, il m'ademandé comment vous étiez, et quand j'ai faitallusion à vos souliers d'argent, il a manifesté untrès vif intérêt. Enfin, je lui ai parlé de cettemarque que vous portez sur le front, et il adécidé de vous admettre en sa présence.

Au même moment, on entendit une sonnette,et la servante verte dit à Dorothée :

— Voilà le signal. Vous devez entrer seuledans la Salle du Trône.

Elle ouvrit une petite porte; Dorothée lafranchit hardiment et se retrouva dans unendroit merveilleux. La pièce était grande etronde, avec un plafond élevé en forme de dôme,recouvert, ainsi que les murs et le sol, d'énormesémeraudes serties côte à côte. Une intense clarté,aussi vive que celle du soleil, tombait du centredu dôme sur les émeraudes.

Mais les yeux de Dorothée furent éblouis parle grand trône de marbre vert au milieu de la

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pièce. Il avait la forme d'une chaise et étaitparsemé de pierres précieuses, comme tout lereste. Au milieu du siège trônait une énormeTête sans corps ni bras ni jambes. Il n'y avaitpas un cheveu sur cette tête, qui avait cependantdes yeux, un nez et une bouche, et la tête du plusgrand des géants eût semblé petite à côté.

Comme Dorothée ne détachait pas le regardde ce spectacle dans un émerveillement mêlé decrainte, les yeux se mirent à tourner lentement età la fixer avec attention. Puis la bouche remua etDorothée entendit une voix prononcer cesmots :

— Je suis Oz, le Grand et le Redoutable. Quiêtes-vous et que me voulez-vous?

Elle s'attendait à entendre sortir de l'énormeTête une voix plus épouvantable; cela lui renditcourage, et elle répondit :

— Je m'appelle Dorothée, l'Humble etl'Obéissante. Je suis venue vous prier de m'ai-der.

Les yeux la regardèrent d'un air pensif pen-dant une bonne minute. Puis la voix ajouta :

— Où avez-vous trouvé les souliers d'argent?— Je les tiens de la Méchante Sorcière de

l'Est, que ma maison a tuée en lui tombantdessus, répliqua-t-elle.

— D'où vient la marque imprimée sur votrefront? poursuivit la voix.

— C'est là que la Bonne Sorcière du Nordm'a embrassée, quand elle m'a fait ses adieux enm'envoyant vers vous, dit la fillette.

Les yeux la fixèrent à nouveau, et ils virentbien qu'elle disait la vérité. Puis Oz demanda :

— Qu'attendez-vous de moi?— Renvoyez-moi au Kansas, où se trouvent

ma tante Em et mon oncle Henry, répondit-elled'un ton sérieux. Je n'aime pas votre pays, etpourtant il est bien beau. Je suis sûre que tanteEm se ronge d'inquiétude à cause de monabsence prolongée.

Les yeux clignèrent trois fois, puis ils setournèrent vers le plafond, s'abaissèrent vers leplancher et roulèrent de si étrange façon qu'ilssemblaient balayer toute la pièce. Enfin, ilsrevinrent se poser sur Dorothée.

— Pourquoi devrais-je vous rendre ce ser-vice? demanda Oz.

— Parce que vous êtes fort et que je suisfaible, parce que vous êtes un grand Magicien etque je suis seulement une petite fille sansdéfense.

— Mais vous avez eu la force de tuer laMéchante Sorcière de l'Est, dit Oz.

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— C'est arrivé tout seul, répliqua simplementDorothée. Je n'ai pas pu l'empêcher.

— Eh bien, dit la Tête, je vais vous donnerma réponse. Vous n'avez pas le droit d'attendrede moi que je vous renvoie au Kansas si vous nefaites rien pour moi en retour. Dans ce pays,rien n'est gratuit pour personne. Si vous désirezque j'use de mon pouvoir magique pour vousrenvoyer chez vous, vous devez commencer parfaire quelque chose pour moi. Aidez-moi et jevous aiderai.

— Que dois-je faire? demanda la fillette.— Tuer la Méchante Sorcière de l'Ouest,

répondit Oz.— Mais j'en suis incapable, s'exclama Doro-

thée, au comble de la surprise.— Vous avez bien tué la Sorcière de l'Est, et

vos souliers d'argent ont un pouvoir magique. Ilne reste plus qu'une Méchante Sorcière danstout le pays; le jour où vous m'apprendrez samort, je vous renverrai au Kansas, mais pasavant.

La fillette se mit à pleurer, tellement elle étaitdéçue ; les yeux clignèrent encore et lui lancèrentun regard inquiet, comme si Oz le Grand pensaitqu'il dépendait de sa volonté à elle de l'aider.

— Je n'ai jamais rien tué volontairement, dit-

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elle dans un sanglot, et même si je le voulais,comment pourrais-je tuer la Méchante Sorcière?Si vous ne pouvez pas la tuer vous-même, vousqui êtes Grand et Redoutable, comment cela meserait-il possible, à moi?

— Je ne sais pas, dit la Tête, mais telle est maréponse, et vous ne reverrez votre oncle et votretante qu'une fois que la Méchante Sorcière seramorte. Cette sorcière est perverse, terriblementperverse, ne l'oubliez pas, et il faut la tuer.Maintenant partez, et ne demandez pas à merevoir avant d'avoir accompli votre tâche.

Dorothée quitta la Salle du Trône la mortdans l'âme, et alla rejoindre le Lion, l'Épouvan-tail et le Bûcheron, impatients d'entendre cequ'avait bien pu lui dire Oz.

— Tout espoir est perdu pour moi, dit-elle,car Oz refuse de me renvoyer chez moi si je netue pas la Méchante Sorcière de l'Ouest, et je nepourrai jamais accomplir une chose pareille.

Ses amis étaient navrés, mais ne pouvaientrien faire pour elle; elle retourna donc à sachambre, s'allongea sur le lit et, à force depenser, finit par s'endormir.

Le lendemain matin, le soldat aux favorisverts vint trouver l'Épouvantail et lui dit :

— Suivez-moi, Oz m'envoie vous chercher.

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L'Épouvantail le suivit donc et fut introduitdans la grande Salle du Trône où il aperçut,assise sur le trône d'émeraudes, une dame desplus ravissantes. Elle était vêtue d'une gaze desoie verte et portait, sur sa chevelure verte toutebouclée, une couronne de joyaux. De ses épaulespartaient des ailes aux reflets splendides et silégères qu'elles frissonnaient au moindre souffle.

Devant cette belle personne, l'Épouvantail fitune gracieuse révérence, autant qu'on peut lefaire quand on est bourré de paille; puis celle-cile regarda gentiment et dit :

— Je suis Oz, le Grand et le Redoutable. Quiêtes-vous et que me voulez-vous?

Or l'Épouvantail, qui s'attendait à voirl'énorme Tête dont lui avait parlé Dorothée,était au comble de l'étonnement; néanmoins iltrouva le courage de lui répondre :

— Je ne suis qu'un Épouvantail bourré depaille. C'est pourquoi je n'ai pas de cervelle, etje viens vous supplier de m'en mettre un peudans la tête, pour que je puisse devenir unhomme comme tous ceux de votre royaume.

— Pourquoi le ferais-je? demanda la Dame.— Parce que vous êtes sage et puissante, et

que vous seule pouvez m'aider, répondit l'Épou-vantail.

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— Je n'accorde jamais de faveur sans quelqueservice en retour, dit Oz; mais je veux bienpromettre ceci. Si vous acceptez de tuer pourmoi la Méchante Sorcière de l'Ouest, je vousoctroierai une bonne dose de cervelle, et d'une sibonne qualité que vous serez l'homme le plussage de tout le pays d'Oz.

— Mais n'avez-vous pas demandé à Doro-thée de tuer la Sorcière? dit l'Épouvantailétonné.

— C'est exact. Peu m'importe qui la tue.Mais je n'exaucerai pas votre vœu avant qu'ellen'ait été anéantie. Maintenant, allez et necherchez pas à me revoir tant que vous n'aurezpas mérité ce que vous désirez si ardemment.

L'Épouvantail, très peiné, alla retrouver sesamis et leur rapporta les paroles d'Oz; Dorothéefut fort surprise d'apprendre que le grandMagicien n'était pas une Tête, mais une belleDame.

— N'importe, dit l'Épouvantail, elle auraitautant besoin d'un cœur que le Bûcheron.

Le jour suivant, le soldat aux verts favorisvint trouver le Bûcheron et dit :

— Oz m'envoie vous chercher, suivez-moi.Le Bûcheron s'exécuta donc et arriva devant

la grande Salle du Trône. Il ignorait s'il allait

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voir Oz sous la forme d'une belle Dame oud'une Tête, mais il aurait préféré la belle Dame.« Car, se disait-il, si c'est la Tête, je suis sûr dene pas obtenir de cœur, puisqu'une tête n'a pasde cœur et ne peut comprendre mon désir. Maissi c'est la belle Dame, j'essaierai de l'attendrir,on dit que les dames ont le cœur tendre. »

Mais, en entrant dans la grande Salle duTrône, le Bûcheron ne vit ni Tête ni Dame : Ozavait pris la forme d'une Bête terrifiante. Elleavait presque la taille d'un éléphant; c'était à sedemander si le trône vert pourrait supporter sonpoids. Elle avait la tête d'un rhinocéros maisétait dotée de cinq yeux. Cinq grands brassortaient de son corps, qui était égalementpourvu de cinq jambes, longues et maigres. Toutson corps était couvert d'un poil épais etlaineux, et on ne pouvait imaginer de monstreplus effrayant. Heureusement pour le Bûcheronqu'il n'eût pas encore de cœur, car celui-ci seserait affolé de terreur. Mais comme il n'étaitqu'en fer-blanc, le Bûcheron n'éprouva pas lamoindre frayeur ; par contre sa déception étaitgrande.

— Je suis Oz, le Grand et le Redoutable,rugit la Bête. Qui êtes-vous et que me voulez-vous?

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— Je suis un Bûcheron-en-fer-blanc. Je n'aidonc pas de cœur et ne puis aimer. Je voussupplie de me donner un cœur afin d'êtrecomme les autres hommes.

— Pourquoi le ferais-je? demanda la Bêted'un ton hautain.

— Parce que je vous le demande, et que vousseul pouvez m'exaucer, répondit le Bûcheron.

Oz accueillit ces mots par un sourd grogne-ment mais ajouta, bourru :

— Si vraiment vous désirez un cœur, vousdevez le mériter.

— De quelle manière? demanda le Bûcheron.— Aidez Dorothée à tuer la Méchante Sor-

cière de l'Ouest, répliqua la Bête. Une fois laSorcière anéantie, venez me retrouver et à cemoment-là, je vous donnerai le cœur le plusgros, le plus tendre et le plus affectueux de toutle pays d'Oz.

Ainsi notre Bûcheron-en-fer-blanc n'eut plusqu'à retourner tout chagrin auprès de ses amis etleur raconter son entrevue avec la terrible Bête.Ils s'émerveillaient que le grand Magicien pûtprendre toutes ces formes, et le Lion dit :

— S'il m'apparaît sous les traits d'une Bête,je rugirai de toutes mes forces et je l'effrayeraitellement qu'il exaucera tous mes vœux. Si c'est

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sous les traits de la belle Dame, je ferai mine delui sauter dessus et je l'obligerai ainsi à réaliserma prière. Si c'est la grande Tête, elle sera à mamerci, car je la ferai rouler dans toute la sallejusqu'à ce qu'elle promette de nous satisfaire.Courage donc, mes amis, car tout va s'arranger.

Le lendemain matin, le soldat aux vertsfavoris conduisit le Lion à la grande Salle duTrône et s'effaça pour le laisser entrer.

Le Lion franchit aussitôt la porte, regardaautour de lui et, à sa grande surprise, aperçutdevant le trône une Boule de feu, d'une lumièresi cruelle qu'il pouvait à peine la supporter. Ilcrut tout d'abord qu'Oz avait pris feu paraccident et achevait de se consumer : maisquand il essaya de s'approcher, l'intense chaleurlui roussit les moustaches et en rampant, ilregagna la porte, tremblant de tous sesmembres.

Alors, une voix calme sortit de la Boule de feuet prononça ces mots :

— Je suis Oz, le Grand et le Redoutable. Quiêtes-vous et que me voulez-vous?

Le Lion répondit :— Je suis un Lion Poltron, et un rien

m'effraie. Je viens vous supplier de me donnerdu courage pour mériter le titre de Roi des

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Animaux, que tous les hommes me décernent.— Pourquoi vous donnerais-je du courage?

demanda Oz.— Parce que, de tous les Magiciens, vous êtes

le plus grand et vous seul avez le pouvoird'exaucer mon désir, répondit le Lion.

La Boule de feu flamboya un instant et la voixreprit :

— Apportez-moi la preuve que la MéchanteSorcière est anéantie, alors je vous donnerai ducourage; mais tant qu'elle vivra, vous resterezun poltron.

Ce discours courrouça le Lion, qui ne trouvarien à répondre; hébété, il contemplait la Boulede feu : celle-ci se mit à rougeoyer, il fit demi-tour et quitta la salle, ventre à terre. Il futcontent de se retrouver parmi ses amis et leurraconta sa terrible entrevue avec le Magicien.

— Et maintenant, qu'allons-nous faire?demanda tristement Dorothée.

— La seule chose que nous ayons à faire,répliqua le Lion, c'est de nous rendre au paysdes Ouinkiz, de nous mettre à la recherche dela Méchante Sorcière et de l'anéantir.

— Et si on ne peut pas? dit la fillette.— Alors, je n'aurai jamais de courage,

déclara le Lion.

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— Et moi, je n'aurai jamais de cervelle,ajouta l'Épouvantail.

— Et moi, je n'aurai jamais de cœur, dit leBûcheron-en-fer-blanc.

— Et moi, je ne reverrai jamais tante Em etoncle Henry, dit Dorothée en se mettant àpleurer.

— Attention, cria la servante verte, voslarmes vont tacher votre robe de soie verte.

Dorothée sécha donc ses yeux et dit :— Je crois que nous devons essayer, mais je

ne veux tuer personne, même pour revoir tanteEm.

— Je vais vous accompagner, mais je suistrop poltron pour tuer la Sorcière, dit le Lion.

— Moi aussi, je vais venir, déclara l'Épou-vantail, mais je ne pourrai pas vous être trèsutile, je suis tellement sot.

— Je n'ai pas le cœur de faire du mal, mêmeà une Sorcière, fit remarquer le Bûcheron-en-fer-blanc, mais si vous partez, alors je suis desvôtres.

Il fut donc décidé qu'ils partiraient le lende-main matin; le Bûcheron aiguisa sa hache surune meule verte et fit huiler toutes ses jointures.L'Epouvantail, quant à lui, se bourra de paillefraîche et Dorothée lui repeignit les yeux pour

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qu'il y voie mieux. La servante, qui s'étaitmontrée très aimable avec eux, remplit le panierde Dorothée de friandises et noua autour du coude Toto un ruban vert orné d'une clochette.

Ils allèrent au lit très tôt et dormirent profon-dément jusqu'à l'aube ; ils furent réveillés par lechant d'un coq vert qui vivait dans la basse-courdu palais et le caquètement d'une poule quivenait de pondre un œuf vert.

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CHAPITRE 12

À LA RECHERCHE DELA MÉCHANTE SORCIÈRE

le soldat aux vertsfavoris les reconduisit par les'rues de la Cité d'Émeraude,jusqu'au poste du Gardien des

Portes. Cet officier détacha leurs lunettes pourles remettre dans sa grande boîte, puis trèscourtoisement, ouvrit la porte à nos amis.

— Par où va-t-on chez la Méchante Sorcièrede l'Ouest? demanda Dorothée.

— Il n'existe pas de route, répondit le Gar-

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dien; personne n'a jamais cherché à aller de cecôté-là.

— Alors, comment ferons-nous pour la trou-ver? s'inquiéta la petite fille.

— Ce sera facile, répliqua l'homme; dès quela Sorcière saura que vous êtes chez les Ouinkiz,c'est elle qui vous trouvera pour faire de vousses esclaves.

— Pas si sûr, intervint l'Épouvantail. Nousavons l'intention de la supprimer.

— Dans ce cas, cela change tout, dit leGardien des Portes. Personne n'a jamais tentéde la détruire, c'est pourquoi j'ai pensé qu'ellevous réduirait en esclavage, comme les autres.Mais prenez garde, elle est cruelle et malfai-sante, elle ne se laissera pas détruire facilement.Allez toujours vers l'Ouest, du côté du soleilcouchant, vous ne risquerez pas de la manquer.

Ils le remercièrent et lui firent leurs adieux,puis prirent la direction de l'Ouest, cheminantpar des prés égayés çà et là de marguerites et deboutons d'or. Dorothée portait toujours la jolierobe de soie qu'on lui avait donnée au palais,mais à sa grande surprise, la robe n'était plusverte mais d'une blancheur immaculée. Etcomme la robe de Dorothée, le ruban noué aucou de Toto avait aussi perdu sa couleur verte.

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Le soldat aux verts favoris les reconduisit par les rues.

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La Cité d'Émeraude fut bientôt loin derrièreeux. Peu à peu, le sol devenait rude et accidenté,il n'y avait ni fermes ni maisons dans la contréede l'Ouest, et la terre était laissée en friches.

Sous le soleil brûlant de l'après-midi, nularbre ne leur offrit son ombre et sa fraîcheur;las bien avant la tombée de la nuit, Dorothée,Toto et le Lion s'étendirent dans l'herbe ets'endormirent aussitôt, veillés par le Bûcheron etl'Épouvantail.

Or, la Méchante Sorcière de l'Ouest n'avaitqu'un œil, mais un œil aussi puissant qu'untélescope, capable d'embrasser du regard toutel'étendue du pays. Donc, comme elle était assisesur le perron de son château, lorgnant lesalentours, sa vue tomba par hasard sur Doro-thée endormie au milieu de ses compagnons. Ilsse trouvaient à une très grande distance, mais laprésence de ces intrus courrouça fort laMéchante Sorcière; elle prit un sifflet d'argentsuspendu à son cou, et siffla : de tous les hori-zons accoururent de grands loups, aux longuespattes, aux yeux cruels, aux crocs pointus.

— Courez me mettre ces gens en pièces,ordonna la Sorcière.

— Ne voulez-vous pas en faire vos esclaves?demanda le chef de la horde.

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— A quoi bon? répondit-elle. Un homme enfer-blanc, l'autre en paille, une petite fille, et unLion, des propres à rien en somme. Vous pouvezles mettre en pièces.

— Très bien, dit le loup, et il s'élança, sameute sur les talons.

Par bonheur, l'Épouvantail et le Bûcheronétaient bien éveillés; ils entendirent les loupsapprocher.

— J'en fais mon affaire, dit le Bûcheron;mettez-vous derrière moi, je vais les recevoir.

Il prit sa hache au tranchant aiguisé; quand lechef de la bande arriva à sa portée, il branditson arme et trancha net la tête du loup quimourut sur le coup. A peine relevait-il le brasqu'un autre assaillant fonçait sur lui; le Bûche-ron l'abattit avec la même sûreté. Quaranteloups l'assaillirent, quarante fois l'arme dubûcheron fit son œuvre, si bien qu'au derniercoup, les morts s'empilaient en un grand tasdevant le Bûcheron.

Alors il abaissa sa hache et vint s'asseoirauprès de l'Épouvantail qui dit, admiratif :

— Un beau combat, mon ami !Et ils attendirent le réveil de Dorothée. Le

lendemain matin, la fillette fut vraiment effrayéeà la vue de cette montagne de loups aux poils

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hirsutes, mais le Bûcheron-en-fer-blanc luiraconta la bataille. Elle le remercia de les avoirsauvés, et après le déjeuner, on se remit enroute.

Or ce même matin, la Méchante Sorcière vintsur le seuil de son château et scruta l'horizon deson œil unique, aussi loin que sa vue pouvaitatteindre. Elle vit ses loups, gisant décapités,tandis que les étrangers poursuivaient leurvoyage à travers le pays. Plus furieuse quejamais, elle saisit son sifflet d'argent et lançadeux coups de sifflet.

Aussitôt, une nuée de corbeaux obscurcit leciel et vint s'abattre à ses pieds. La Sorcières'adressa à leur Roi :

— Vole immédiatement vers ces étrangers;crève-leur les yeux et mets-les en pièces.

La nuée des corbeaux sauvages repartit endirection de Dorothée et ses compagnons. Lafillette prit peur en les voyant arriver, maisl'Épouvantail déclara :

— Cette fois, c'est moi qui en fais mon affaire.Couchez-vous par terre derrière moi, vous nerisquerez pas d'être blessés.

Tous s'allongèrent sur le sol, sauf l'Épouvan-tail qui se redressa en écartant les bras.

A sa vue, les corbeaux s'arrêtèrent, effrayés :

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d'ordinaire, ces oiseaux n'osent pas approcherdes épouvantails. Mais le Roi des corbeaux leurdit:

— Ce n'est qu'un mannequin de paille. Jevais lui crever les yeux.

Il fondit sur l'Épouvantail, mais celui-ci l'em-poigna par la tête, et lui tordit le cou jusqu'à ceque mort s'ensuive. Un autre corbeau l'attaquaà son tour; l'Épouvantail lui tordit le cou toutaussi tranquillement. Quarante corbeaux l'atta-quèrent, l'Épouvantail tordit quarante cous ; à lafin du combat, tous les oiseaux gisaient morts àses pieds. Ses compagnons se relevèrent et ilsreprirent leur marche.

Quand la Méchante Sorcière vint scruterl'horizon et découvrit les cadavres amoncelés deses corbeaux, elle entra dans une rage épouvan-table et siffla trois fois de son sifflet d'argent.

Aussitôt, l'air s'emplit d'un bourdonnementpuissant et un essaim d'abeilles noires vintdanser au-dessus de sa tête.

— Rattrapez-moi ces étrangers, ordonna-t-elle, et faites-les mourir à coups de dards.

Les abeilles virevoltèrent et partirent en direc-tion de Dorothée et ses amis. Mais le Bûcheronles avait aperçues, et déjà, l'Épouvantail savaitce qu'il fallait faire.

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— Prenez ma paille, dit-il, et répandez-la surla petite, le chien et le Lion; les abeilles nepourront pas les piquer.

Ce que fit le Bûcheron; Dorothée, serrantToto dans ses bras, se blottit contre le Lion, ettous trois disparurent sous la paille.

Quand les abeilles arrivèrent, il ne restait plusque le Bûcheron; elles fondirent sur lui, mais sebrisèrent le dard contre le fer-blanc, sans luicauser la moindre piqûre. Et comme ces insectesne peuvent survivre à la perte de leur aiguillon,ainsi périrent les abeilles noires, et leursdépouilles s'éparpillaient autour du Bûcheroncomme de petits tas de menu charbon.

Alors Dorothée et le Lion se relevèrent, et lafillette aida le Bûcheron-en-fer-blanc à rempaillerl'Épouvantail jusqu'à ce qu'il ait repris sa bonnemine. Une fois de plus, l'on se remit en route.

La Méchante Sorcière, voyant ses abeillesnoires entassées comme mottes de menu char-bon, devint folle de colère; elle tapait du pied,s'arrachait les cheveux, grinçait des dents. Ellefit venir ensuite une douzaine d'esclaves — desOuinkiz —, leur distribua des lances acérées, etleur ordonna d'aller occire ces étrangers.

Le peuple des Ouinkiz n'était pas des pluscourageux, mais il leur fallait obéir; ils se

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lancèrent donc à la poursuite de Dorothée. Ilsl'avaient à peine rattrapée que le Lion bonditvers eux en poussant un rugissement si farouchequ'épouvantés, les pauvres Ouinkiz s'enfuirentsans demander leur reste.

Quand ils rentrèrent au château, la Sorcièreleur administra une bonne fouettée à l'aided'une lanière, puis les renvoya à leurs tâches;après quoi, elle s'assit pour réfléchir à ce qu'ilconvenait de faire. Elle n'arrivait pas à com-prendre comment tous ses plans avaient échoué ;elle restait néanmoins une Sorcière très puis-sante, aussi puissante que mauvaise, et elle euttôt fait de trouver un nouvel expédient.

Elle gardait, dans une armoire, une Coiffed'or, ceinte d'une rangée de rubis et de dia-mants. Cette Coiffe était dotée d'un charme.Quiconque la possédait pouvait par trois foisinvoquer l'aide des Singes ailés : ceux-ci devaientaccomplir tout ce qui leur serait ordonné. On nepouvait cependant les convoquer plus de troisfois. Et deux fois déjà, la Méchante Sorcièreavait eu recours au pouvoir magique de laCoiffe. D'abord, lorsqu'elle avait réduit lesOuinkiz en esclavage, et installé sa dominationsur leur peuple. Les Singes ailés l'avaient aidéedans son entreprise. Ensuite, lorsqu'elle avait

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lutté contre le Grand Oz lui-même, et l'avaitchassé du pays de l'Ouest. Les Singes ailés luiavaient prêté leur concours. Une fois encore,mais la dernière, pouvait-elle recourir au charmede la Coiffe d'or. Pour cette raison, elle avaitd'abord essayé toutes les autres ressources dontelle disposait. Or, à présent que ses loups cruels,ses corbeaux sauvages, ses abeilles noires avaientsuccombé, que ses esclaves s'étaient sauvésdevant le Lion Poltron, il ne lui restait plus quece moyen pour venir à bout de Dorothée et sesamis.

La Sorcière tira donc la Coiffe d'or de sonarmoire, et la posa sur sa tête. Puis, se tenantsur son pied gauche, elle prononça lentement :

— Ep-pe, pep-pe, pak-ke!Ensuite, campée sur son pied droit, elle dit :— Hil-lo, hol-lo, hel-lo!Enfin, debout sur ses deux pieds, elle cria très

fort :— Ziz-zu, zuz-zy, zik !Le charme commença tout de suite à opérer.

Le ciel s'assombrit, tandis qu'un sourd gronde-ment résonnait dans les airs, suivi bientôt debattements d'ailes innombrables et d'un caque-tage mêlé de rires.

Quand le soleil émergea du ciel obscurci, on

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pouvait voir la Sorcière entourée d'une multi-tude de singes, chacun muni d'une paire d'ailesimmenses et vigoureuses.

Le plus grand semblait conduire la troupe.D'un coup d'ailes, il vint se poser près de laSorcière et dit :

— Vous nous avez appelés pour la troisièmeet dernière fois. Qu'ordonnez-vous?

— Emparez-vous de ces étrangers qui foulentle sol de mon pays, et faites-les tous mourir, saufle Lion, dit la Méchante Sorcière. Amenez-moicette bête, j'ai l'intention de la harnacher commeun cheval et de la faire travailler.

— Vos ordres seront exécutés, dit le chef.Et dans un tumulte de cris et de jacassements,

les Singes ailés s'envolèrent et arrivèrent peuaprès au lieu où cheminaient Dorothée et sescompagnons.

Deux ou trois Singes s'emparèrent du Bûche-ron-en-fer-blanc et l'emportèrent dans les airs,jusqu'à un endroit couvert de rochers abrupts.C'est là qu'ils le lâchèrent, et le pauvre Bûche-ron trouva sa chute bien longue. Il atterrit avecfracas sur les rocs, où il gisait à présent, toutbosselé, tout ébréché, sans pouvoir bouger nimême gémir.

D'autres Singes s'étaient saisis de l'Épouvan-

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tail, et de leurs longs doigts, le vidèrent entière-ment de sa paille, tête comprise. De sonchapeau, de ses bottes, de ses habits, ils firent unballot qu'ils accrochèrent à la cime d'un grandarbre.

Pendant ce temps, les autres Singes ficelaientle Lion avec de grosses cordes, enroulant desanneaux autour de son corps, de sa tête, de sespattes, jusqu'à ce qu'il ne pût plus mordre, nigriffer, ni se défendre. Alors ils le soulevèrent etl'emportèrent au château de la Sorcière, où onl'enferma dans une cour ceinte d'une haute grillede fer, pour l'empêcher de s'échapper.

Dorothée, tenant Toto dans ses bras, regar-dait le triste sort infligé à ses amis, tout en sedisant que ce serait bientôt son tour. Le chef desSinges ailés se posa près d'elle; il écartait déjàses longs bras velus, tandis que sa vilaine figuregrimaçait horriblement; mais la marque laisséesur le front de la fillette le figea sur place, et ilinterdit aux autres de la toucher.

— Nous ne devons pas faire de mal à cetteenfant, leur dit-il, car elle est protégée par lesPuissances du Bien, qui sont plus fortes que lesPuissances du Mal. Tout ce que nous pouvonsfaire, c'est de l'emmener jusqu'au château de laMéchante Sorcière, et de l'y abandonner.

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Ils soulevèrent Dorothée avec douceur etprécaution, et la transportèrent légèrement jus-qu'au château, où ils la déposèrent au pied duperron. Puis le chef s'adressa à la Sorcière :

— Nous vous avons obéi autant qu'il nousétait possible de le faire. L'Homme en fer-blancet l'Épouvantail sont détruits, le Lion est captifdans la cour. Mais nous n'osons pas toucher à lafillette, ni à son petit chien. Votre pouvoir surnous vient de prendre fin, et vous ne nousreverrez jamais plus.

Dans un chahut de rires et de jacassements,les Singes ailés s'envolèrent et eurent bientôtdisparu.

A la vue du signe imprimé sur le front deDorothée, la Sorcière fut tout d'abord surpriseet contrariée; elle savait bien que, pas plus queles Singes ailés, elle ne pouvait rien tenter demauvais à son encontre. Elle posa son regardsur les pieds de Dorothée, et apercevant lesSouliers d'argent, se mit à trembler de frayeur,car elle n'ignorait pas qu'un charme puissantleur était attaché. Sur le coup, elle fut tentée des'enfuir, mais elle se ravisa : les yeux de Doro-thée lui révélaient toute l'innocence de son âmeenfantine; il était évident que la petite filleignorait quel pouvoir merveilleux elle détenait

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grâce aux Souliers d'argent. Ricanant dans sonfor intérieur, la Sorcière se dit : « Je peux encoreen faire mon esclave, car elle ne connaît pas sonpouvoir. » Alors, d'un ton dur et brutal, elleordonna :

— Suis-moi, et écoute bien tout ce que je tedis; sinon, attends-toi à subir le sort du Bûche-ron et de l'Épouvantail.

Dorothée la suivit donc dans le château, àtravers une enfilade de salles magnifiques; arri-vées à la cuisine, la Sorcière lui ordonna denettoyer marmites et chaudrons, de balayer leplancher, et d'entretenir le feu de bois.

Dorothée se mit docilement à la tâche, prête àtravailler de tout son cœur et de toutes sesforces, trop heureuse que la Méchante Sorcièreeût décidé de l'épargner.

Dorothée occupée à sa besogne, la Sorcière sedirigea vers l'enclos du Lion Poltron; elle avaitl'intention de le harnacher comme un cheval etde l'atteler à un chariot : ce serait sans doutetrès amusant de se faire traîner par lui à lapromenade. Mais à peine eut-elle ouvert leportail, le Lion rugit de toutes ses forces etbondit si sauvagement qu'effrayée, elle sortit encourant et referma promptement la grille.

— Si je ne peux pas te mettre de harnais, dit-

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elle à travers les barreaux, du moins puis-jet'affamer. Tu n'auras rien à manger tant que tun'obéiras pas à mon bon plaisir.

Dès lors, le Lion captif fut privé de nourri-ture; chaque jour à midi, la Sorcière paraissait àla grille et demandait :

— Es-tu prêt à porter le harnais comme uncheval?

Et chaque fois le Lion répondait :— Non! Si tu pénètres dans cette cour, je te

mords.Si le Lion résistait si courageusement à la

volonté de la Sorcière, c'est que chaque nuit,tandis qu'elle dormait, Dorothée lui apportaitde la nourriture trouvée dans le placard de lacuisine. Son repas terminé, il se couchait sur salitière de paille, et la fillette s'allongeait près delui, posait sa tête contre sa douce crinièretouffue, et tous deux s'entretenaient de leursmalheurs et ruminaient des projets d'évasion.Mais ils ne trouvaient aucun moyen pours'échapper de ce château, surveillé sans relâchepar les jaunes Ouinkiz; esclaves de la MéchanteSorcière, ceux-ci la redoutaient trop pour luidésobéir.

La petite fille devait travailler dur pendant lejour; la Sorcière menaçait souvent de la battre,

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avec le vieux parapluie dont elle ne se séparaitjamais. Mais en réalité, elle n'osait pas frapperDorothée, à cause du signe qu'elle portait aufront. L'enfant n'en savait rien, aussi craignait-elle sans cesse pour elle-même et Toto. Une fois,la Sorcière donna un coup de son parapluie aupetit chien; en retour, le courageux Totos'élança et lui mordit la jambe. Pourtant, lamorsure ne saigna pas : il y avait belle luretteque le sang s'était desséché dans les veines de lamauvaise Sorcière.

La vie de Dorothée devenait de plus en plustriste, à mesure qu'elle perdait l'espoir de revoirjamais le Kansas et tante Em. Parfois, ellepleurait amèrement des heures durant, et Toto,couché aux pieds de sa petite maîtresse, laregardait en gémissant, pour lui montrer qu'ilpartageait sa peine. A dire vrai, Toto se souciaitpeu d'être au Kansas ou au pays d'Oz, dumoment que Dorothée était avec lui; mais il lasentait malheureuse, ce qui l'empêchait d'êtreheureux.

Or, la Méchante Sorcière mourait d'envie des'approprier les Souliers d'argent que portait lapetite fille. Ses abeilles, ses corbeaux, ses loupsgisaient en tas et se desséchaient; elle avaitépuisé tout le pouvoir de la Coiffe d'or; si

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seulement elle parvenait à s'emparer des Sou-liers d'argent, ceux-ci lui donneraient plus depuissance qu'elle n'en avait jamais eu. Elle semit donc à surveiller Dorothée, projetant de luidérober ses Souliers quand elle les ôterait. Maisl'enfant était si fière de ses jolies chaussuresqu'elle ne les enlevait que la nuit ou pourprendre son bain. La Sorcière avait bien troppeur de l'obscurité pour s'aventurer la nuit dansla chambre de Dorothée; mais sa peur de l'eauétait encore plus forte, aussi n'approchait-ellejamais quand Dorothée prenait son bain. Eneffet, la vieille Sorcière ne touchait jamais l'eau,et ne laissait jamais l'eau la toucher.

Toutefois, la mauvaise créature avait plusd'un tour dans son sac et finit par trouver uneruse qui lui permettrait de s'emparer de l'objet desa convoitise. Elle plaça une barre de fer entravers du plancher de la cuisine et, par desartifices de magie, la rendit invisible aux yeuxhumains. Quand Dorothée traversa la cuisine,elle trébucha sur la barre invisible et s'affala detout son long sur le sol. Elle ne se fit pas grandmal, mais dans sa chute, elle perdit l'un desSouliers d'argent. Avant même qu'elle eût pu lereprendre, la Sorcière s'en était saisie et en avaitchaussé son pied décharné.

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La méchante femme jubilait du succès de saruse; dès l'instant qu'elle possédait l'une deschaussures, elle possédait la moitié de leurpouvoir magique, et Dorothée n'aurait pu s'enservir contre elle, même si elle avait connu leursecret.

Voyant qu'elle avait perdu une de ses jolieschaussures, la petite fille se mit en colère.

— Rendez-moi mon soulier, dit-elle à laSorcière.

— Jamais de la vie, rétorqua l'autre, désor-mais, c'est à moi qu'il appartient.

— Vous êtes une mauvaise créature, criaitDorothée. Vous n'avez pas le droit de meprendre mon soulier.

— Ça m'est égal, je le garde, ricanait lavieille, et je trouverai bien l'occasion de teprendre l'autre.

Dorothée ne se contint plus. Saisissant unbaquet qui se trouvait là, elle renversa soncontenu sur la Sorcière qui fut mouillée despieds à la tête.

La vilaine femme poussa un hurlement deterreur, et à la grande surprise de la fillette,commença à rétrécir et rapetisser.

— Tu vois ce que tu as fait! grinça-t-elle.Dans un instant, j'aurai complètement fondu.

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— Je suis vraiment navrée, dit Dorothée,réellement effrayée de la voir fondre comme dusucre sous ses yeux.

— Tu ne savais donc pas que l'eau pouvaitcauser ma perte? demanda la Sorcière d'unevoix plaintive et désespérée.

— Bien sûr que non, répondit l'enfant, com-ment aurais-je pu le deviner?

— Dans quelques minutes, je serai tout à faitdissoute, et mon château t'appartiendra. J'ai étébien malveillante durant ma vie, mais je n'auraisjamais cru qu'une petite fille comme toi seraitcapable de me faire fondre, et de mettre fin àmes méfaits. Regarde : je disparais !

A ces mots, la Sorcière se liquéfia en unemasse brunâtre et informe, qui se répandit sur leplancher propre de la cuisine. Voyant qu'elleavait fondu pour tout de bon, Dorothée puisaun autre seau d'eau et le versa sur ce gâchis.Puis, à grands coups de balai, elle nettoya lapièce. Ensuite, elle ramassa le Soulier d'argent— tout ce qui restait de la vieille femme —, lelava, l'essuya avec un torchon et le remit à sonpied. Enfin libre d'agir à sa guise, elle courutannoncer au Lion qu'ils étaient délivrés à jamaisde la Méchante Sorcière de l'Ouest, et que leurcaptivité venait de prendre fin.

CHAPITRE 13

DÉLIVRANCE

le Lion Poltron futtrès heureux d'apprendre que laMéchante Sorcière avait fondu

grâce à un seau d'eau ; Dorothée ouvrit aussitôtla grille de sa prison et le libéra. Ensemble,ils pénétrèrent dans le château où le premiergeste de Dorothée fut de convoquer tous lesOuinkiz, pour leur annoncer la fin de leuresclavage.

La nouvelle provoqua une réjouissance sans

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pareille parmi les jaunes Ouinkiz, car ils avaientdû peiner de longues années sous le joug cruelde la Méchante Sorcière. Ce jour de leurdélivrance serait à jamais un jour de fête, qu'ilscélébreraient par des banquets et des danses.

— Si seulement nos amis, l'Épouvantail et leBûcheron, étaient avec nous, je serais parfaite-ment heureux, dit le Lion.

— Ne croyez-vous pas qu'il soit possible deleur porter secours? interrogea anxieusement lafillette.

— Nous pouvons toujours essayer, réponditle Lion.

Ils appelèrent les jaunes Ouinkiz, et leurdemandèrent s'ils acceptaient de les aider àsecourir leurs amis; les Ouinkiz dirent qu'ilsseraient ravis de faire tout ce qui était en leurpouvoir pour celle qui les avait tirés de leurservitude. Dorothée choisit quelques Ouinkizparmi les plus avertis, et ils se mirent en route.Ils marchèrent tout un jour et une partie dulendemain, avant de parvenir dans la plainerocheuse où gisait le pauvre Bûcheron, toutcabossé et rompu. Sa hache se trouvait près delui, mais le tranchant en était rouillé et lemanche brisé court.

Les Ouinkiz le soulevèrent doucement dans

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leurs bras, et le ramenèrent au château jaune,tandis que, sous le regard peiné du Lion,Dorothée versait quelques larmes sur le tristeétat de son vieil ami. Quand ils parvinrent auchâteau, la petite fille demanda aux Ouinkiz :

— Y a-t-il des ferblantiers parmi vos gens?— Bien sûr! Certains sont même d'excellents

ouvriers, répondirent-ils.— Alors, allez me les chercher, dit-elle.Bientôt les ferblantiers arrivèrent, portant

leurs boîtes pleines d'outils. Dorothée les inter-rogea :

— Êtes-vous capables de redresser les bossesde l'Homme en fer-blanc, de le refaçonner et desouder ses entailles?

Les ferblantiers examinèrent le Bûcheron avecsoin et répondirent qu'ils pensaient pouvoir leréparer et le remettre en forme. Ils se mirenttout de suite à l'œuvre, dans une des grandessalles jaunes du château, et travaillèrent troisjours et quatre nuits, martelant, tordant, cour-bant, soudant, polissant, bocardant les jambes,le corps et la tête de l'Homme en fer-blanc.Quand ils s'arrêtèrent, il avait repris sonancienne allure, et ses articulations fonction-naient aussi bien qu'avant. Évidemment, il avaitfallu souder ça et là des raccords, mais les

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ferblantiers avaient fait du bon travail, etcomme le Bûcheron n'était pas vaniteux, ceraccommodage le laissait indifférent.

Quand, enfin, il entra dans la chambre deDorothée pour la remercier de l'avoir sauvé, ilse sentait si content qu'il ne put retenir deslarmes de joie; Dorothée les essuya une à une,soigneusement, avec son mouchoir, car il nefallait pas que les articulations rouillent ànouveau. En même temps, ses propres larmescoulaient abondamment, tant les retrouvaillesavec son vieil ami la touchaient, mais ceslarmes-là n'avaient pas besoin d'être essuyées.Quant au Lion, il s'épongeait si souvent les yeuxdu bout de sa queue, que celle-ci fut bientôttrempée, et le Lion dut aller dans la cour et latenir au soleil jusqu'à ce qu'elle fût sèche.

« Si seulement l'Épouvantail était avec nous,je serais parfaitement heureux, dit le Bûcheron,quand Dorothée lui eut raconté ses aventures.

— Nous devons essayer de le retrouver, dit lafillette.

Elle appela les Ouinkiz à la rescousse, et ilscheminèrent ensemble tout ce jour et une partiedu lendemain, avant de rejoindre le grand arbreà la cime duquel les Singes Ailés avaient balancéles habits de l'Épouvantail.

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Les ferblantiers travaillèrent trois jours et quatre nuits.

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C'était un très grand arbre, et son tronc étaitsi lisse qu'il fallut renoncer à y grimper. Mais leBûcheron dit aussitôt :

— Je vais l'abattre, et nous pourrons récupé-rer les habits de l'Épouvantail.

Or, tandis que les ferblantiers étaient en trainde raccommoder le Bûcheron, un autre Ouinkiz,qui était orfèvre, avait fabriqué un solidemanche, tout en or, et l'avait ajusté à la hachedu Bûcheron, à la place de l'ancien. D'autresavaient débarrassé le tranchant de sa rouille et ilbrillait comme de l'argent poli.

Dès qu'il eut parlé, le Bûcheron se mit àtailler le tronc et peu après, l'arbre s'abattit avecun craquement, les habits de l'Épouvantailtombèrent des branches et roulèrent sur le sol.

Dorothée les ramassa et on les ramena auchâteau où ils furent bourrés de belle paillefraîche; et tenez-vous bien! l'Épouvantail étaitlà, aussi beau qu'avant, et ne cessait de remer-cier les uns et les autres de lui avoir rendu la vie.

Enfin réunis, Dorothée et ses amis vécurent debons moments au château jaune, à l'abri de tousbesoins. Mais un jour, la petite fille se souvintde tante Em, et elle dit :

— Nous devons retourner chez Oz, et luirappeler ses promesses.

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— Oui, dit le Bûcheron, j'aurai enfin uncœur.

— Et moi, de la cervelle, ajouta l'Épouvan-tail, joyeusement.

— Et moi, du courage, dit le Lion pensif.— Et moi, je rentrerai au Kansas, s'écria

Dorothée en battant des mains. Oh! Partons dèsdemain pour la Cité d'Émeraude!

Ainsi fut-il décidé. Le jour suivant, ils invi-tèrent tous les Ouinkiz pour leur faire leursadieux. Les Ouinkiz étaient désolés de les voirpartir. Ils s'étaient pris d'affection surtout pourle Bûcheron, qu'ils suppliaient de demeurer chezeux pour gouverner le jaune pays de l'Ouest.Mais comprenant que rien ne les ferait changerd'avis, ils offrirent à Toto et au Lion un collierd'or chacun ; à Dorothée, un magnifique brace-let incrusté de diamants; à l'Épouvantail, unbâton de marche à pommeau d'or; quant auBûcheron, il reçut un bidon d'huile, en argentrehaussé d'or et serti de pierreries.

En retour, les voyageurs adressèrent chacun àleur tour aux Ouinkiz un joli discours deremerciement, et leur serrèrent à tous la main,jusqu'à ce que les bras leur en tombent defatigue.

Dorothée alla à l'armoire remplir son panier

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de provisions de route; c'est alors qu'elle aper-çut la Coiffe d'Or. Elle l'essaya : celle-ci luiseyait à merveille. La fillette ignorait tout ducharme attaché à la Coiffe, mais elle la trouvaitjolie et cette raison lui suffit pour s'en coiffer etranger son petit bonnet de soleil dans le panier.

Ainsi fin prêts pour le voyage, ils se mirentdonc en route vers la Cité d'Émeraude. LesOuinkiz saluèrent leur départ par trois salves dehourras, et leur souhaitèrent tout le meilleurpossible.

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CHAPITRE 14

LES SINGES AILÉS

ous souvenez-vous qu'il n'existait pas deroute — pas même de sentier — entre le châteaude la Méchante Sorcière et la Cité d'Émeraude?Quand les quatre voyageurs étaient partis à larecherche de la Sorcière, c'est elle qui les avaitvus venir, et avait envoyé les Singes Ailés pourles amener jusqu'à elle. Le retour s'annonçaitdonc plus difficile que l'aller : il fallait se frayerun chemin à travers les grands champs deboutons d'or et de marguerites. Certes, ils

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savaient qu'ils devaient aller droit vers l'Est,vers le soleil levant, et ils prirent d'abord labonne direction. Mais à midi, quand le soleilbrilla au-dessus de leur tête, ne sachant plus oùétait l'Est, où l'Ouest, ils se perdirent au milieudes grands prés. Néanmoins, ils poursuivirentleur marche; à la nuit, la lune se leva et brilladans le ciel. Ils se couchèrent alors parmid'odorants pois-de-senteur, et dormirent profon-dément jusqu'au matin — tous sauf l'Épouvan-tail et le Bûcheron.

Le lendemain, le soleil était caché derrière unnuage; pourtant ils repartirent comme s'ilsétaient sûrs de leur chemin.

— Si nous allons assez loin, dit Dorothée,nous finirons bien par arriver quelque part, ilme semble.

Mais les jours s'écoulaient, et ils ne voyaientdevant eux que des prés et des prés de pois-de-senteur. L'Épouvantail commença à ronchonner.

— Nous avons certainement perdu notreroute, dit-il, et si nous ne la retrouvons pas àtemps pour rejoindre la Cité d'Émeraude, jen'obtiendrai jamais ma cervelle.

— Ni moi mon cœur, renchérit le Bûcheron.Je bous d'impatience d'arriver chez Oz, et vousdevez reconnaître que ce voyage n'en finit pas.

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— Voyez-vous, pleurnicha le Lion Poltron, jen'ai pas le courage d'errer à l'aveuglette, sansjamais arriver nulle part.

Alors Dorothée sentit son courage l'abandon-ner. Elle s'assit dans l'herbe et regarda sescompagnons. Ils s'assirent et la regardèrent; etpour la première fois de sa vie, Toto se sentittrop fatigué pour chasser le papillon qui voletaitau-dessus de sa tête; il haletait, la languependante, et regardait Dorothée, comme pourlui demander ce qu'on allait faire.

— Si nous appelions les souris des champs?suggéra-t-elle. Elles nous indiqueraient certaine-ment la route vers la Cité d'Émeraude.

— Mais bien sûr! s'écria l'Épouvantail. Com-ment n'y avons-nous pas songé plus tôt?

Dorothée saisit le petit sifflet qu'elle portait àson cou depuis que la Reine des souris le luiavait donné, et siffla. Un trottinement de petitespattes ne tarda pas à se faire entendre : descentaines de souris grises accouraient. Parmielles, se trouvait la Reine en personne, quidemanda de sa voix flûtée :

— Que puis-je faire pour mes amis?— Nous avons perdu notre chemin, dit Doro-

thée. Pouvez-vous nous dire où se trouve la Citéd'Émeraude?

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— Sans doute, répondit la Reine, mais c'esttrès loin d'ici, car vous n'avez cessé de luitourner le dos.

C'est alors qu'elle remarqua la Coiffe d'or deDorothée.

— Pourquoi ne recourez-vous pas à la for-mule magique de la Coiffe? Vous pourriezappeler les Singes ailés, ils vous transporteraientjusqu'à la Cité d'Oz en moins d'une heure.

— Une formule magique? s'étonna Dorothée.Je ne savais pas que la Coiffe en avait une.Quelle est-elle?

— C'est écrit à l'intérieur, répondit la Reine.Mais si vous décidez d'appeler les Singes ailés, ilvaut mieux que nous fuyions avant leur arrivée,car ils sont pleins de malice et adorent noustourmenter.

— Mais ils vont peut-être me faire du mal?s'inquiéta la petite fille.

— Oh ! non ! Ils doivent obéir à celui ou cellequi porte la Coiffe. Adieu !

Et la Reine décampa lestement, suivie detoutes les souris.

Dorothée regarda à l'intérieur de la Coiffe etvit quelques mots écrits sur la doublure. « Voilàla formule », se dit-elle, et elle lut attentivementles instructions, puis mit la Coiffe sur sa tête.

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— Ep-pe, pep-pe, pak-ke! prononça-t-elle enlevant le pied droit.

— Que dites-vous là? demanda l'Épouvantailsans comprendre.

— Hil-lo, hol-lo, hel-lo! continua Dorothéeen levant le pied gauche.

— Hello! répondit placidement le Bûcheron.— Ziz-zu, zuz-zy, zik! dit Dorothée, campée

sur ses deux pieds.Les paroles magiques à peine achevées, ils

entendirent des caquetages mêlés à des claque-ments d'ailes : la troupe des Singes ailés volaitvers eux. Le Roi s'inclina devant la fillette :

— Que désirez-vous? demanda-t-il.— Nous aimerions aller à la Cité d'Eme-

raude, dit l'enfant; nous nous sommes égarés.— Nous allons vous y porter, répondit le

Roi.Aussitôt, deux Singes prirent Dorothée dans

leurs bras et s'envolèrent avec elle. D'autressaisirent l'Épouvantail, le Bûcheron et le Lion,tandis qu'un petit singe les suivait, serrant Totodans ses bras, malgré les efforts du chien pour lemordre.

L'Épouvantail et le Bûcheron n'étaient pastellement rassurés. Ils se souvenaient de la façonpeu aimable dont les Singes ailés les avaient

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traités autrefois. Mais quand ils comprirentqu'on ne leur voulait aucun mal, ils s'abandon-nèrent à leurs guides et s'amusèrent à regarderles jolis prés et les bois qui défilaient, loin au-dessous d'eux.

Dorothée trouvait le voyage agréable, confor-tablement assise entre deux des plus grandsSinges, dont l'un était le Roi lui-même. Ilsavaient formé une chaise de leurs mains jointes,et prenaient garde à ne pas trop secouer lafillette.

— Pourquoi avez-vous obéi à la formulemagique de la Coiffe? demanda celle-ci.

— C'est une longue histoire, répondit le Roien riant; mais puisque nous avons du tempsdevant nous, je peux vous la raconter pendant levoyage, si toutefois vous le désirez.

— Cela me ferait plaisir, répondit l'enfant.— Jadis, commença le Roi, nous étions un

peuple libre et vivions heureux dans la grandeforêt, volant d'arbre en arbre, mangeant desnoix et des fruits, n'obéissant qu'à notre plaisir,sans avoir à servir de maître. Certains d'entrenous étaient peut-être trop pleins de malice,parfois : ils tiraient par la queue les animauxprivés d'ailes, pourchassaient les oiseaux, bom-bardaient de noix la tête des promeneurs de la

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Deux singes prirent Dorothée dans leurs braset s'envolèrent avec elle.

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forêt... Mais nous vivions sans souci, heureux,aimant à rire et jouissant de chaque heure dujour. Cela se passait il y a très longtemps, bienavant qu'Oz ne descendît des nuages pourgouverner cette contrée.

« A cette époque, vivait, dans la région duNord, une belle princesse qui était aussi une trèspuissante magicienne. Tout son pouvoir luiservait à aider les gens, et jamais on ne la vitnuire à quelqu'un de bon. Elle s'appelait Gaye-lette, et habitait un somptueux palais, construitdans de grands blocs de rubis. Chacun l'aimait,mais grande était sa tristesse de ne trouverpersonne à aimer en retour, car tous les hommesétaient ou trop bêtes ou trop laids pour mériterla main d'une aussi belle et sage personne.Toutefois, elle finit par découvrir un garçon,beau, viril, et d'une sagesse au-dessus de sonâge. Gayelette décida d'attendre qu'il soit tout àfait homme pour l'épouser; elle l'amena dansson palais de rubis, et employa tous ses pouvoirsmagiques à le rendre aussi fort, bon et aimablequ'une femme pût le souhaiter. Parvenu à l'âgede raison, Kelala (c'était son nom), jouissait dela réputation de l'homme le meilleur et le plusintelligent de tout le pays; et sa beauté mâleétait telle que Gayelette, le chérissant de plus en

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plus tendrement, hâta les préparatifs du mariage.« Mon grand-père était alors le Roi des Singes

ailés, et vivait dans la forêt voisine du palais deGayelette. C'était un joyeux drille, qui auraitplutôt manqué un bon repas qu'une bonnefarce. Un jour, juste avant les noces, mon grand-père qui volait en compagnie de sa troupe,aperçut Kelala se promenant au bord de larivière, vêtu d'un riche costume de soie rose etde velours pourpre. Mon aïeul voulut le mettre àl'épreuve. A son commandement, les Singesallèrent cueillir Kelala, l'emportèrent au-dessusde la rivière, et de là-haut, le laissèrent tomberau beau milieu des flots.

« — Nage, nage, mon bel ami, lui criait mongrand-père, et regarde bien si l'eau n'a pas tachétes habits.

« Kelala était beaucoup trop sage pour ne passavoir nager, et sa bonne fortune n'avait nulle-ment gâté son caractère. Il émergea de l'eau etnagea en riant vers la berge. Mais Gayeletteaccourait; elle vit le beau costume de soie et develours tout abîmé par la mésaventure.

« La princesse était fort courroucée, et biensûr, connaissait le coupable. Elle fit comparaîtretous les Singes ailés devant elle, et ordonnaqu'on leur attache les ailes : ils seraient traités

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comme ils avaient traité Kelala, et jetés dans larivière. Mon grand-père plaida sa cause, ledésespoir au cœur, sachant trop bien qu'avecleurs ailes liées, les Singes se noieraient dans larivière. Kelala lui-même intervint en leur faveur,si bien que Gayelette finit par les épargner, maisà une condition cependant : désormais, lesSinges ailés devraient obéir trois fois aux ordresque leur donnerait le propriétaire de la Coiffed'or. Cette Coiffe avait été fabriquée tout exprèscomme cadeau de mariage pour Kelala, et l'onprétendait qu'elle avait coûté à la princesse lamoitié de son royaume. Naturellement, mongrand-père et ses compagnons acceptèrent sur-le-champ la fameuse condition; c'est ainsi quenous sommes devenus les serviteurs dequiconque possède la Coiffe d'or, et devonsnous soumettre trois fois à ses ordres. »

— Et qu'advint-il ensuite? demanda Doro-thée, que cette histoire intéressait vivement.

— Kelala étant le premier possesseur de laCoiffe, il fut le premier à nous imposer sesvolontés. Comme sa jeune fiancée ne pouvaitsupporter notre vue, après son mariage, il nousréunit dans la forêt et nous ordonna de noustenir toujours hors du chemin de la princesse; etnous obéîmes contents, car elle nous faisait peur.

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« C'est le seul ordre que nous eûmes àexécuter jusqu'à ce que la Coiffe d'or vînt àtomber aux mains de la Méchante Sorcière del'Ouest. Celle-ci nous força à asservir les Ouinkiz,puis à chasser Oz lui-même du pays de l'Ouest.A présent, la Coiffe vous appartient, et vousavez le droit de formuler trois vœux. »

Comme le Roi des Singes achevait son his-toire, Dorothée regarda en bas et aperçut lesremparts verts et scintillants de la Cité d'Éme-raude. Elle avait beau s'émerveiller du volrapide des Singes, elle était néanmoins contenteque le voyage fût terminé. Les étranges créaturesdéposèrent doucement les voyageurs devant laporte de la Cité, le Roi s'inclina très bas devantDorothée et s'envola légèrement, suivi de satroupe ailée.

— Nous avons fait un bon voyage, dit lapetite fille.

— Oui, approuva le Lion, cela nous a promp-tement tirés d'embarras. Quelle chance que vousayez emporté cette Coiffe merveilleuse !

CHAPITRE 15

LA RENCONTRE AVECOZ LE REDOUTABLE

es quatre voyageurs s'avancèrentvers la grand-porte de la Cité d'Émeraude, etsonnèrent. Après avoir sonné à plusieursreprises, il leur fut ouvert par le même Gardiendes Portes qu'ils avaient rencontré précédem-ment.

— Comment! vous êtes de retour? demanda-t-il, stupéfait.

— Vous ne nous voyez pas? ironisa l'Épou-vantail.

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— Mais je croyais que vous étiez allés rendrevisite à la Méchante Sorcière de l'Ouest?

— Nous lui avons rendu visite, en effet,répliqua l'Épouvantail.

— Et elle vous a laissés repartir? ditl'homme, de plus en plus stupéfait.

— Elle n'a pu faire autrement, elle a fondu,expliqua l'Épouvantail.

— Fondu! En voilà, une bonne nouvelle! Etqui l'a fait fondre?

— C'est Dorothée, dit le Lion, gravement.— Bonté divine! s'exclama le Portier, et il

salua très bas la fillette.Puis il les fit entrer dans sa petite pièce, et leur

attacha à tous les lunettes tirées de sa grandeboîte, exactement comme il l'avait fait quelquetemps plus tôt.

Après quoi, ils franchirent le portail et péné-trèrent dans la Cité. Quand le peuple apprit duGardien des Portes qu'ils avaient fait fondre laMéchante Sorcière de l'Ouest, une foule entourales voyageurs et les suivit en grand cortègejusqu'au Palais d'Oz.

Le soldat aux verts favoris gardait toujoursl'entrée, mais il les laissa passer immédiatement.Ils revirent la belle servante verte qui les menachacun à son ancienne chambre pour prendre un

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peu de repos, en attendant qu'Oz veuille lesrecevoir.

Le soldat avait aussitôt prévenu le Magiciendu retour de Dorothée et de ses compagnons,ainsi que de la mort de la Méchante Sorcière. Ozavait répondu par le silence. Les voyageurss'attendaient à ce qu'il les convoque sur-le-champ : il n'en fit rien. Ni le lendemain, ni lelendemain du lendemain, ni le jour suivant, ilsne reçurent le moindre message. L'attente deve-nait lassante et pénible, et ils finirent pars'offenser qu'Oz les traitât si mal, après leuravoir fait enduré peines et servitude. A la fin,l'Épouvantail pria la servante verte de trans-mettre à Oz que, s'il ne leur accordait pas toutde suite une entrevue, ils appelleraient les Singesailés à la rescousse, et l'on verrait bien s'il savaitou non tenir ses promesses. Quand le Magicienreçut le message, si grande fut sa frayeur qu'ilfixa la rencontre pour le lendemain matin, àneuf heures quatre minutes, dans la Salle duTrône. Il avait eu affaire une fois aux Singesailés, dans le pays de l'Ouest, et ne tenait pas àles revoir.

Les quatre voyageurs ne purent fermer l'œilde la nuit, chacun songeant au don qu'Oz avaitpromis de lui accorder. Dorothée s'assoupit une

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seule fois et rêva qu'elle était au Kansas, et tanteEm lui disait son bonheur d'avoir retrouvé sapetite fille.

Le lendemain matin, à neuf heures, le soldataux verts favoris s'empressa de les rassembler;quatre minutes plus tard, tous pénétraient dansla Salle du Trône d'Oz le Grand.

Naturellement, chacun d'eux s'attendait àrevoir le Magicien sous la forme qu'il avaitempruntée lors de leur première rencontre; aussifurent-ils bien étonnés de n'apercevoir âme quivive dans la pièce. Ils se tenaient tout près de laporte, se serrant l'un contre l'autre, car le silencede cette salle déserte était encore plus terrifiantqu'aucune des apparences revêtues par Oz lapremière fois.

Bientôt, ils entendirent une voix qui semblaitprovenir du grand dôme, quelque part là-haut,et qui disait, solennelle :

— Je suis Oz, le Grand et le Redoutable.Pourquoi voulez-vous me voir?

Ils explorèrent du regard chaque coin de lapièce, mais ne voyant personne, Dorothéedemanda :

— Où êtes-vous?— Je suis partout, répondit la voix, mais

pour les yeux des vulgaires mortels, je suis

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invisible. Je vais maintenant m'installer sur monTrône, afin que nous puissions converser.

En effet, la voix semblait à présent venir toutdroit du Trône; ils s'avancèrent donc dans sadirection et se tinrent alignés, tandis que Doro-thée commençait :

— Nous sommes venus vous rappeler vospromesses, ô Grand Oz.

— Quelles promesses? demanda Oz.— Vous avez promis de me faire revenir au

Kansas, dès que la Sorcière serait détruite, dit lafillette.

— Et vous avez promis de me donner unecervelle, dit l'Épouvantail.

— Et vous avez promis de me donner uncœur, renchérit le Bûcheron-en-fer-blanc.

— Et vous avez promis de me donner ducourage, surenchérit le Lion Poltron.

— La Méchante Sorcière est-elle vraimentdétruite? demanda la voix.

Et Dorothée crut percevoir qu'elle tremblaitlégèrement.

— Oui, répondit-elle. Je l'ai fait fondre avecun seau d'eau.

— Mon Dieu, fit la voix, comme c'est sou-dain! Très bien, revenez me voir demain, je doisréfléchir à tout cela.

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— Vous avez eu tout le temps de réfléchir,s'irrita le Bûcheron..

— Nous n'attendrons pas un jour de plus,gronda l'Épouvantail.

— Vous devez tenir les promesses que vousnous avez faites, s'exclama Dorothée.

Le Lion Poltron crut bon d'intervenir aussi etd'effrayer le Magicien; il poussa donc unrugissement terrible, si féroce que Toto, alarmé,sauta de côté et culbuta contre un paraventdressé dans un coin, qui s'écroula. Le fracas desa chute attira leurs regards dans cette direction,et ce qu'ils virent les remplit tous de stupeur. Al'endroit même que leur avait caché le paravent,se tenait un petit vieillard, chauve et ridé, et quisemblait tout aussi étonné que les voyageurs. LeBûcheron, levant sa hache, se rua vers le petithomme en criant :

— Qui êtes-vous?— Je suis Oz, le Grand et le Redoutable, dit

le petit homme d'une voix tremblante, mais jevous en prie, ne me frappez pas, je ferai tout ceque vous désirez.

Nos amis le regardaient avec stupeur etconsternation.

— Je croyais qu'Oz était une grande Tête, ditDorothée.

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— Et moi, une belle Dame, dit l'Épouvantail.— Et moi, une terrible Bête sauvage, dit le

Bûcheron.— Et moi, une Boule de feu, dit le Lion.— Non! vous vous trompiez, avoua humble-

ment le petit homme. Je vous l'ai seulement faitcroire.

— Fait croire! répéta Dorothée. Vous n'êtesdonc pas un Grand Magicien?

— Chut! mon enfant, dit-il, ne parlez pas sifort; si l'on vous entendait, ce serait ma perte.Tout le monde me croit un Grand Magicien.

— Et vous n'en êtes pas un? demanda-t-elle.— Pas le moins du monde, chère petite. Je ne

suis qu'un homme ordinaire.— Oh! vous êtes plus que cela! dit l'Épou-

vantail d'un ton d'amer reproche. Vous êtes uncharlatan.

— Très exactement! déclara le petit hommeen se frottant les mains, comme enchanté del'étiquette. Je suis un charlatan.

— Mais c'est une catastrophe! dit le Bûche-ron. Je n'aurai jamais de cœur, alors?

— Ni moi de courage? demanda le Lion.— Ni moi de cervelle? gémit l'Épouvantail,

séchant ses larmes du revers de son paletot.— Mes chers amis, dit Oz, je vous en prie,

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Page 98: La Petite Histoire: le magicien d'oz

oublions ces vétilles. Pensez plutôt à moi, et àl'embarras où me place votre découverte.

— Quelqu'un d'autre sait-il que vous êtes uncharlatan? demanda Dorothée.

— Personne, à part vous quatre — et moi-même, répondit Oz. J'ai dupé tout le monde,pendant si longtemps, que je croyais bien n'êtrejamais démasqué. J'ai commis une grosse erreuren vous laissant pénétrer dans la Salle du Trône.D'habitude, je ne me montre pas à mes sujets,c'est ainsi qu'ils sont convaincus que je suis unêtre terrible.

— Mais je ne comprends pas, dit Dorothée,désemparée. Comment avez-vous fait pourm'apparaître sous la forme d'une grande Tête?

— C'était une de mes ruses, répondit Oz.Venez par ici, s'il vous plaît, je vais tout vousexpliquer.

Derrière le trône se trouvait une petite pièceoù il les fit entrer. Par terre, dans un angle, illeur montra la grande Tête, faite de plusieursépaisseurs de papier, et le visage soigneusementpeint.

— Je la suspendais au plafond par un fil, ditOz. Je me tenais caché derrière le paravent, etgrâce à un autre fil, je faisais remuer les yeux ets'ouvrir la bouche.

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« Très exactement ! Je suis un charlatan. »

Page 99: La Petite Histoire: le magicien d'oz

— Mais la voix? insista Dorothée, intriguée.— Je suis ventriloque, dit le petit homme, et

je peux diriger le son de ma voix du côté où je ledésire; c'est pourquoi vous avez cru qu'ellesortait de cette Tête. Voilà les autres artifices quim'ont servi à vous illusionner.

Il montra à l'Épouvantail la robe et le masquegrâce auxquels il s'était fait passer pour la belleDame; et le Bûcheron put constater que sa Bêteféroce n'était qu'un assemblage de peaux cou-sues, montées sur des baleines pour tenir lespans écartés. Quant à la Boule de feu, le fauxmagicien l'accrochait aussi au plafond. C'étaiten réalité une boule de coton; mais une foisimbibée d'huile, elle flambait furieusement.

— Tout de même, dit l'Épouvantail, vousdevriez avoir honte, d'être un pareil charlatan.

— Mais j'ai honte, très honte, répondit lepetit homme, tristement. Hélas! je n'avais pas lechoix. Asseyez-vous, je vous prie, les sièges nemanquent pas; je vais vous raconter monhistoire.

Ils s'assirent donc, et voici ce qu'il leurraconta :

— Je suis né à Omaha...— Mais ce n'est pas tellement loin du Kan-

sas! interrompit Dorothée.

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— Non; mais ce n'est pas tout près d'ici, dit-il en secouant tristement la tête. Quand je fusdevenu grand, j'appris le métier de ventriloque,sous la direction d'un grand maître. Je peuximiter n'importe quel oiseau ou animal.

Là-dessus, il miaula comme un petit chat, defaçon si ressemblante que Toto, dressant lesoreilles, se mit à fureter dans les coins.

— Au bout d'un certain temps, reprit-il, jem'en lassai, et me fis homme-ballon.

— Qu'est-ce que c'est? demanda Dorothée.— Un homme qui fait de la réclame pour un

cirque, expliqua-t-il. Les jours de représentation,il monte en ballon pour attirer la foule descurieux, et les amener à assister au spectaclepayant.

— Oh! je vois! fit-elle.— Donc, un jour que je montai dans le

ballon, les cordes s'entortillèrent de telle sorteque je ne pus plus redescendre. Le ballon s'élevaau-dessus des nuages, un fort courant d'air lehappa et l'entraîna à des lieues et des lieues delà. J'errai dans le ciel tout un jour et une nuit.Le matin du second jour, je me réveillai etdécouvris que je flottai au-dessus d'une contréeétrangement belle.

« Le ballon descendit progresssivement jus-

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qu'au sol, et se posa sans heurt. Je me retrouvaiau milieu d'un peuple étrange, qui, me voyantdébarquer des nuages, me prit pour un GrandMagicien. Naturellement, je le leur laissai croire,car cela leur inspirait crainte et respect, et ilspromirent de faire tout ce que je voudrais.

« Pour me distraire et donner de l'ouvrage àce bon peuple, je leur ordonnai de construirecette Cité et mon Palais, ce qu'ils exécutèrent debon cœur et avec talent. Comme ce pays étaitd'un vert magnifique, je décidai de l'appeler laCité d'Émeraude, et pour faire plus vrai, jedécrétai que tout le monde porterait des lunettesvertes, en sorte que tout ce qu'ils verraient seraitvert. »

— Tout n'est donc pas vert, ici? demandaDorothée.

— Pas plus qu'ailleurs, répondit Oz. Maisbien sûr, avec des lunettes vertes, tout a l'air del'être.

— La Cité d'Émeraude fut construite il y abien longtemps, car j'étais un tout jeune hommequand le ballon m'apporta ; je suis un vieillard àprésent. Mais mon peuple a porté si longtempsces lunettes vertes que la plupart d'entre euxcroient que c'est réellement une Cité d'Éme-raude; en tout cas, c'est une très belle contrée,

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où abondent les pierres et les métaux précieux,et toutes choses indispensables au bonheur desgens. J'ai été bon pour mon peuple, et ilm'aime; mais depuis sa construction, je me suisenfermé dans mon Palais, et personne ne m'ajamais revu.

« Ce que je redoutais le plus, c'étaient lesSorcières, car je ne possédais aucun pouvoirmagique, alors qu'elles étaient vraimentcapables d'accomplir des prodiges. Elles étaientquatre à se partager le pays, et régnaientchacune sur les gens qui vivent au Nord, au Sud,à l'Est et à l'Ouest. Heureusement, les Sorcièresdu Nord et du Sud étaient bonnes, et je savaisque je n'en avais rien à craindre; mais celles del'Est et de l'Ouest étaient terriblement malfai-santes, et si elles ne m'avaient pas cru pluspuissant qu'elles-mêmes, elles n'auraient pashésité à me détruire. Ainsi, j'ai vécu pendant desannées dans la frayeur et l'angoisse; vousimaginez donc ma joie, quand j'ai appris quevotre maison avait, en tombant, écrasé laMéchante Sorcière de l'Est. Lorsque vous êtesvenue me trouver, j'étais prêt à vous promettren'importe quoi, pourvu que vous me débarras-siez de l'autre Sorcière; à présent que vousl'avez fait fondre, j'avoue, à ma grande honte,

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que je suis incapable de tenir mes promesses. »— Vous n'êtes qu'un méchant! s'indigna

Dorothée.— Oh! non, ma chère enfant; je suis un très

brave homme, mais un très mauvais magicien, jedois le reconnaître.

— En ce cas, vous ne pouvez pas me donnerde cervelle? demanda l'Épouvantail.

— Vous n'en avez pas besoin. Chaque jourvous apprend quelque chose de nouveau. Unbébé a une cervelle, mais il ne connaît pasgrand-chose. Seule l'expérience instruit, et plusvous vivrez sur cette terre, plus vous acquerrezd'expérience.

— C'est bien possible, protesta l'Épouvantail,mais je serai très malheureux tant que je n'auraipas de cervelle.

Le faux magicien le sonda du regard.— Bon, fit-il en soupirant. Je n'ai guère les

dons d'un magicien, je vous l'ai dit; mais si vousy tenez, venez demain matin, je vous garnirai latête d'une cervelle. Toutefois, je ne puis vous endonner le mode d'emploi; c'est à vous de ledécouvrir tout seul.

— Oh! merci! merci! s'écria l'Épouvantail. Jetrouverai le moyen de m'en servir, n'ayezcrainte.

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— Et... en ce qui concerne mon courage?demanda anxieusement le Lion.

— Je suis sûr que vous en êtes bourré,répondit Oz. Ce qui vous manque, c'est laconfiance en vous-même. Tout ce qui vit a peuren face du danger. Le vrai courage consiste doncà braver le danger qui fait peur, et cette sorte decourage ne vous fait pas défaut.

— Peut-être, dit le Lion, mais cela ne merassure pas d'un poil. Je serai vraiment trèsmalheureux, tant que vous ne m'aurez pasdonné cette sorte de courage qui fait oublierqu'on a peur.

— Très bien, dit Oz, demain, je vous en feraidon.

— Et... pour ce qui est de mon cœur?demanda le Bûcheron-en-fer-blanc.

— Alors, là, dit Oz, je pense que vous aveztort de désirer un cœur. La plupart des gens s'entrouvent fort malheureux. Si seulement voussaviez ce que c'est, vous vous réjouiriez d'en êtredépourvu.

— Ce doit être une affaire d'opinion, dit leBûcheron. Pour moi, si vous me donnez uncœur, je supporterai ce malheur sans un mur-mure.

— Très bien, dit Oz, résigné. J'ai joué au

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magicien pendant des années, pourquoi ne pasfaire durer le rôle un peu plus?

— Et moi, dit Dorothée, comment vais-jerentrer au Kansas?

— Nous allons examiner la question, répliquale petit homme. Laissez-moi deux ou trois jourspour y réfléchir, et j'essaierai de trouver unmoyen pour vous faire franchir le désert. Entre-temps, vous serez traités comme mes hôtes, etdurant votre séjour au Palais mon peuple vousservira et obéira au moindre de vos désirs. Enrevanche, étant donné la situation, je ne vousdemande qu'une chose, pour ma propre sûreté :gardez mon secret. Ne révélez à personne que jesuis un charlatan.

Ils convinrent de ne rien dire de ce qu'ilsvenaient d'apprendre, et regagnèrent leurschambres, réconfortés et joyeux. Même Doro-thée gardait l'espoir que le « Grand et Redou-table Charlatan », comme elle l'avait surnommé,trouverait un moyen pour la renvoyer au Kan-sas; et dans ce cas, elle se sentait prête à tout luipardonner.

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CHAPITRE 16

L'ART MAGIQUEDU GRAND CHARLATAN

e lendemain matin, l'Épouvantail dità ses amis :

— Vous pouvez me féliciter. Je me rends toutà l'heure chez Oz, je vais enfin avoir ma cervelle.Quand je reviendrai, je serai un homme commeles autres.

— Je vous ai toujours aimé tel que vous étiez,dit Dorothée, naïvement.

— Vous êtes bien gentille, d'aimer un simpleÉpouvantail. Mais vous verrez, vous m'estime-

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rez encore davantage, quand vous entendrez lespensées étonnantes qui jailliront de ma cervelle.

Il les salua tous joyeusement, et s'en fut à laSalle du Trône, où il frappa à la porte.

— Entrez, dit Oz.L'Épouvantail entra et découvrit le petit

homme assis près de la fenêtre, absorbé dansune profonde réflexion.

— Je suis venu pour ma cervelle, dit l'Épou-vantail, un peu mal à son aise.

— Oh! c'est vrai; asseyez-vous sur cettechaise, s'il vous plaît, répondit Oz. Vous devezm'excuser, mais je dois vous ôter la tête. Je suisobligé de le faire, pour loger votre cervelle bienà sa place.

— D'accord, dit l'Épouvantail. Je vousremercie de m'ôter la tête, puisque c'est pourm'en remettre une meilleure après.

Le Magicien lui détacha la tête et en vida lapaille. Il alla dans la pièce à côté, prit unemesure de son qu'il mélangea à une bonne dosed'aiguilles et d'épingles. Il agita le tout, pourobtenir un mélange parfait, puis en remplit lefond de la tête, et bourra le reste avec de lapaille, afin de maintenir la cervelle bien calée.Ensuite, il rattacha la tête de l'Épouvantail à soncorps en lui disant :

— Dorénavant, vous voilà un grand homme,car je vous ai donné une cervelle de premièrebourre.

Aussi fier que content, dès lors que le pluscher de ses vœux venait d'être comblé, l'Épou-vantail remercia Oz très chaleureusement etretourna auprès de ses amis.

Dorothée le dévisagea avec curiosité. Lesbosses de sa cervelle faisaient saillie au sommetde son front.

— Comment vous sentez-vous? s'enquit-elle.— A dire la vérité, je me sens intelligent,

répondit-il gravement. Quand je me serai habi-tué à cette cervelle, je serai omniscient.

— Qu'est-ce que c'est que ces épingles et cesaiguilles qui vous sortent du crâne? demanda leBûcheron.

— C'est pour prouver que son esprit a dupiquant, commenta le Lion.

— Bon ! à mon tour de me présenter chez Oz,dit le Bûcheron.

Il se rendit à la Salle du Trône et frappa à laporte.

— Entrez! fit Oz, et le Bûcheron entra.— Je viens pour mon cœur, dit-il.— Très bien, répondit le petit homme. Mais il

va falloir que je découpe un trou dans votre

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poitrine, pour mettre le cœur bien à sa place.J'espère que cela ne vous fera pas souffrir.

— Mais non, dit le Bûcheron, je ne sentirairien du tout.

Oz prit donc une paire de ciseaux à métaux,découpa un petit carré au côté gauche de lapoitrine du Bûcheron. Puis, du tiroir d'unecommode, il sortit un petit cœur entièrement faitde soie et le remplit de sciure de bois.

— Il est beau, n'est-ce pas? remarqua-t-il.— Et comment! approuva le Bûcheron, tout

à fait ravi. Mais... est-ce un cœur généreux?— Excellent ! répartit Oz.Il installa le cœur dans la poitrine du Bûche-

ron, rajusta le carré de fer-blanc et le souda.— Voilà! dit-il, vous avez maintenant un

cœur que tout homme serait fier de posséder. Jesuis navré d'avoir dû faire un accroc à votrepoitrine, mais il n'y avait pas moyen de l'éviter.

— Tant pis pour l'accroc, s'exclama l'heureuxBûcheron. Je vous en suis infiniment reconnais-sant, et n'oublierai jamais votre bonté.

— N'en parlons plus, pria Oz.Le Bûcheron-en-fer-blanc revint auprès de ses

amis qui lui souhaitèrent bonheur et joie.Le Lion se dirigea à son tour vers la Salle du

Trône, et frappa à la porte. « A dire la vérité, je me sens intelligent », dit l'Épouvantai!.

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— Entrez! dit Oz.— Je viens chercher mon courage, annonça le

Lion en entrant.— Parfait, répondit le petit homme. J'ai ce

qu'il vous faut.Il ouvrit une armoire, et saisit, sur une haute

étagère, un bocal vert et carré dont il versa lecontenu dans une coupe d'or vert, richementciselée. Il la plaça sous le nez du Lion Poltron,qui la renifla d'un air dégoûté, et lui dit :

— Buvez!— Qu'est-ce que c'est? demanda le Lion.— Hé bien, dit Oz, si c'était en vous, ce serait

du courage. Vous savez bien que le courage setrouve toujours à l'intérieur des gens; on ne peutappeler cela du courage, tant que vous ne l'aurezpas avalé. C'est pourquoi je vous conseille de leboire aussi vite que possible.

Sans plus hésiter, le Lion vida la coupejusqu'à la dernière goutte.

— Alors, comment vous sentez-vous?demanda Oz.

— Je déborde de courage, répondit le Lionqui alla tout joyeux conter sa bonne fortune àses amis.

Quand Oz se retrouva seul, il sourit ensongeant à la façon dont il avait réussi à donner

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à l'Épouvantail, au Bûcheron et au Lion exacte-ment ce dont ils croyaient manquer. « Commentfaire pour ne pas se conduire en charlatan? sedit-il, quand tous ces gens me demandentd'accomplir des choses que tout le monde saitirréalisables. Il était facile de satisfaire l'Épou-vantail, le Lion et le Bûcheron, car ils s'imagi-naient que j'étais tout-puissant. Mais pourramener Dorothée au Kansas, il va falloirdavantage d'imagination, et je sais bien que jene sais pas comment m'y prendre ! »

CHAPITRE 17

COMMENT LE BALLONFUT LANCÉ

endant trois jours, Dorothée resta sansnouvelles d'Oz. Ces journées s'écoulèrent triste-ment pour la petite fille, malgré la joie et lecontentement de ses amis. L'Épouvantail affir-mait qu'il lui venait de merveilleuses pensées entête, mais qu'il ne les leur dirait pas, car lui seulétait capable de les comprendre. Quand leBûcheron se promenait, il sentait son cœurremuer comme un hochet dans sa poitrine; et ilconfia à Dorothée qu'il le trouvait meilleur et

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plus tendre que du temps où il était un hommede chair. Le Lion déclara qu'il n'avait plus peurde rien. « Qu'on lui amène une armée d'hommesou une douzaine de féroces Kalidahs, il se feraitune joie de les affronter. »

Ainsi, toute la petite compagnie était-ellesatisfaite, excepté Dorothée qui languissait plusque jamais après son cher Kansas.

Le quatrième jour, à sa grande joie, Oz la fitappeler, et quand elle pénétra dans la Salle duTrône, il dit avec enjouement :

— Asseyez-vous, mon enfant. Je crois avoirtrouvé le moyen de vous faire sortir de ce pays.

— Et de me ramener au Kansas? deman-da-t-elle avec impatience.

— A vrai dire, je ne suis pas certain que cesoit au Kansas, car j'ignore de quel côté il setrouve, reconnut Oz. Mais la première chose àfaire est de franchir ce désert; ensuite, il devraitêtre facile de retrouver le chemin de votremaison.

— Et comment franchir le désert?— Je vais vous confier mon projet, dit le petit

homme. Voyez-vous, je suis venu dans ce paysen ballon. Vous aussi êtes arrivée par la voie desairs, portée par un cyclone. Je crois donc que lemeilleur moyen de traverser le désert est de le

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survoler. Évidemment, je n'ai pas le pouvoir defabriquer un cyclone; mais tout bien réfléchi, jecrois être capable de fabriquer un ballon.

— Comment? demanda Dorothée.— Un ballon, expliqua Oz, est formé d'une

étoffe de soie, qu'on enduit de colle-forte, pourqu'elle conserve le gaz à l'intérieur. Je possèdeau Palais de grandes réserves de soie, ce ne serapas difficile de fabriquer le ballon. Mais dans cepays, on ne trouve pas le gaz nécessaire pourgonfler le ballon et lui permettre de flotter.

— S'il ne flotte pas, il ne nous servira à rien!— Très juste, répliqua Oz. Mais il existe un

autre moyen de le faire flotter, qui consiste à legonfler d'air chaud. Cela ne vaut pas le gaz, cars'il refroidissait, le ballon atterrirait dans ledésert, et nous serions perdus.

— Nous! s'exclama la fillette. Vous venezdonc avec moi?

— En effet, dit Oz, je suis las de vivre encharlatan. Si je sortais de mon Palais, monpeuple aurait tôt fait de découvrir que je ne suispas un Magicien, et m'en voudrait de l'avoirdupé. Quant à rester cloîtré dans ces salles, c'estennuyeux à la longue. Je ferais mieux de rentrerau Kansas avec vous, et de m'engager à nouveaudans un cirque.

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— Je serai enchantée de votre compagnie.— Merci, répondit-il. A présent, voulez-vous

m'aider à coudre la soie, nous allons nousmettre tout de suite à notre ballon.

Dorothée prit donc une aiguille et du fil; àmesure qu'Oz taillait des bandes de soie selon laforme désirée, la fillette les cousait soigneuse-ment ensemble. Venait d'abord une bande vertclair, puis une bande vert sombre, puis une autrevert émeraude; car Oz avait eu la fantaisie defaire un ballon de toutes les nuances de vert quiles entouraient. L'ouvrage leur prit trois jours,mais une fois achevé, ils eurent un grand sac desoie verte, de plus de six mètres de long.

Ensuite, Oz enduisit l'intérieur d'une couchede colle-forte pour le rendre imperméable àl'air : le ballon était terminé.

— Il nous faut aussi un grand panier, pourvoyager dedans, dit Oz.

Et il envoya le soldat aux verts favorischercher une grande malle d'osier, qu'il attachapar de multiples cordes au fond du ballon.

Quand tout fut prêt, Oz fit dire à son peuplequ'il s'en allait rendre visite à un frère Magicienqui vivait dans les nuages. La nouvelle serépandit rapidement à travers la Cité, et chacunvint assister à ce prodige.

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Oz ordonna de placer le ballon devant lePalais, et le peuple l'examina avec une grandecuriosité. Le Bûcheron-en-fer-blanc avait coupéune grande pile de bois; il en faisait maintenantun bûcher, tandis qu'Oz maintenait le fond duballon au-dessus du feu, pour permettre à l'airchaud qui s'en dégageait d'emplir le sac de soie.Peu à peu, le ballon enfla et s'éleva dans l'air,déjà le panier touchait tout juste au sol.

Alors Oz sauta dans la malle et s'adressa àson peuple d'une voix forte :

— Je pars en visite. Pendant mon absence,c'est l'Épouvantail qui régnera sur vous. Je vousdemande de lui obéir comme à moi-même.

Cependant, le ballon tirait dur sur la cordequi le retenait au sol; gonflé d'air chaud, il étaitplus léger que l'atmosphère environnante, ettendait irrésistiblement à s'élever vers le ciel.

— Venez, Dorothée! cria le Magicien. Dépê-chez-vous, le ballon va s'envoler.

— Je n'arrive pas à retrouver Toto, réponditDorothée qui ne voulait pas abandonner sonpetit chien.

Toto s'était échappé dans la foule, à la pour-suite d'un petit chat, mais Dorothée finit par lerattraper. Elle le saisit et courut vers le ballon.

Elle n'en était plus qu'à trois pas, et Oz lui

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tendait les mains pour l'aider à sauter dans lepanier, quand, crac! la corde céda! et le ballonmonta dans le ciel, sans Dorothée.

— Revenez! criait-elle, je veux partir avecvous!

— Impossible, chère enfant, lança Oz du hautde son panier. Adieu !

— Adieu ! cria la foule.Et tous les yeux suivaient l'ascension du

Magicien dans le panier, qui montait dans leciel, toujours, toujours plus haut.

Ce fut la dernière fois que l'on vit Oz, lemerveilleux Magicien, bien qu'il ait dû parvenirsain et sauf à Omaha, où il vit à présent, pourautant que nous sachions. Mais les gens conti-nuèrent de chérir sa mémoire, et se répétaient lesuns aux autres :

— Oz a toujours été notre ami. Quand ilvivait parmi nous, il fit construire pour nouscette magnifique Cité d'Émeraude, et en partant,il a laissé le sage Épouvantail pour nousgouverner.

Longtemps encore, ils regrettèrent la perte dumerveilleux Magicien, et refusaient d'en êtreconsolés.

CHAPITRE 18

EN ROUTEVERS LE SUD

orothée pleura amèrement : l'es-poir de revoir son cher Kansas s'était évanoui;mais après avoir retourné la chose dans sa tête,elle fut bien contente de n'être pas montée enballon. Et même, elle s'affligea du départ d'Ozautant que ses compagnons.

Le Bûcheron-en-fer-blanc s'approcha d'elle etlui dit :

— Je serais un ingrat de ne pas pleurerl'homme qui m'a pourvu d'un si tendre cœur.

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J'aimerais verser quelques larmes sur le départd'Oz, auriez-vous la bonté de me les sécher, afinque je ne rouille pas?

— Avec plaisir, répondit-elle; et elle apportaune serviette.

Pendant quelques minutes, le Bûcheronpleura, tandis qu'elle guettait ses larmes et lesépongeait soigneusement au fur et à mesure.Quand il eut fini de pleurer, il la remercia ets'enduisit de l'huile de son bidon d'argent, pourse préserver de toute mésaventure.

L'Épouvantail gouvernait à présent la Citéd'Émeraude, et bien qu'il ne fût pas un Magi-cien, son peuple était très fier de lui. « Car,disaient les gens, c'est la seule Cité au mondequi soit gouvernée par un homme de paille. » Etjusqu'à preuve du contraire, ils ne se trompaientpas.

Le lendemain du jour où le ballon s'étaitenvolé avec Oz, les quatre voyageurs se réu-nirent dans la Salle du Trône pour discuter dechoses et d'autres. L'Épouvantail trônait, et lesautres se tenaient respectueusement devant lui.

— Nous n'avons pas à nous plaindre, dit lenouveau maître; ce Palais et la Cité d'Émeraudenous appartiennent, et nous sommes libresd'agir à notre fantaisie. Quand je pense qu'il n'y

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a pas si longtemps, j'étais perché sur un pieudans le champ de blé d'un fermier, et qu'àprésent, je suis à la tête de cette splendide Cité,je ne peux que remercier ma destinée.

— Moi aussi, dit le Bûcheron-en-fer-blanc, jesuis très satisfait de mon nouveau cœur; envérité, c'était là l'unique désir de ma vie.

— Quant à moi, je suis content de me savoiraussi brave que n'importe quelle autre bête aumonde, sinon plus brave, dit le Lion avecmodestie.

— Si seulement Dorothée acceptait de vivredans la Cité d'Émeraude, poursuivit l'Épouvan-tail, nous pourrions être tous heureux ensemble.

— Mais je ne veux pas vivre ici, s'écriaDorothée. Je veux retourner au Kansas, et vivreavec tante Em et oncle Henry.

— En ce cas, que pouvons-nous faire?demanda le Bûcheron.

L'Épouvantail décida de penser, et il pensaitsi fort qu'aiguilles et épingles s'en hérissaient sursa tête. A la fin, il dit :

— Pourquoi n'appelez-vous pas les Singesailés? Ils pourraient vous faire survoler le désert.

— Je n'y ai pas songé, dit joyeusement lafillette. C'est exactement ce qu'il me faut! Jecours chercher la Coiffe d'or.

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Peu après, elle était de retour avec la Coiffeenchantée; à peine eut-elle proféré la formulemagique que la bande des Singes ailés entrait envolant par la fenêtre ouverte et vint se poserdevant elle.

— Voici la seconde fois que vous nousappelez, dit le Roi des Singes à l'enfant, ens'inclinant devant elle. Que désirez-vous?

— Je veux que vous m'ameniez jusqu'auKansas, dit Dorothée.

Mais le Singe secoua la tête.— C'est impossible, dit-il. Nous appartenons

à ce pays, nous n'avons pas le droit de franchirses frontières. Il n'y a jamais eu de Singe ailé auKansas jusqu'à présent, et je pense qu'il n'y enaura jamais, car nous ne faisons pas partie decette contrée-là. Nous aimerions vous satisfaire,mais il nous est interdit de traverser le désert.Adieu !

Il s'inclina une deuxième fois, déploya sesailes, et s'envola avec sa bande par la fenêtre.

Dorothée en aurait pleuré de déception.— Les Singes ailés ne peuvent pas m'aider.

J'ai gaspillé pour rien le charme de la Coiffed'or, disait-elle.

— C'est vraiment dommage! soupirait leBûcheron au cœur tendre.

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L'Épouvantail s'était remis à penser, et sa têtebombait si dangereusement que Dorothée crutqu'elle allait éclater.

— Appelons le soldat aux favoris verts, dit-il,et demandons-lui conseil.

On envoya quérir le soldat, qui pénétratimidement dans la Salle du Trône, car du tempsd'Oz, il n'avait jamais été admis à en franchir leseuil.

— Cette enfant, lui dit l'Épouvantail, sou-haite traverser le désert. Comment doit-elle s'yprendre?

— Je ne sais pas, répondit le soldat; jusqu'ici,

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personne, si ce n'est Oz lui-même, n'y est jamaisparvenu.

— Et personne ne peut m'aider? demandaanxieusement la petite fille.

— Glinda, peut-être, suggéra-t-il.— Qui est Glinda? interrogea l'Épouvantail.— C'est la Sorcière du Sud, la plus puissante

de toutes les Sorcières. Elle règne sur lesKouadlingz. En outre, son château se dresse enbordure du désert, il est donc possible qu'elleconnaisse un moyen de le franchir.

— C'est une Bonne Sorcière, n'est-ce pas?— Les Kouadlingz le pensent, dit le soldat, et

elle est bienveillante à l'égard de tous. J'ai ouïdire que Glinda était une très belle femme, quisait rester jeune malgré les ans, car elle vitdepuis fort longtemps.

— Comment se rendre jusqu'à son château?demanda Dorothée.

— Il faut marcher tout droit vers le Sud,expliqua-t-il, mais on prétend que mille dangersguettent ceux qui s'aventurent dans ces parages.Il y a des bêtes féroces dans les forêts, et surtoutun peuple d'hommes bizarres, qui détestentqu'on traverse leur pays. C'est pourquoi aucunKouadling n'est jamais venu jusqu'à la Citéd'Émeraude.

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Le soldat se retira et l'Épouvantail prit laparole :

— Malgré les dangers, le mieux est queDorothée se rende au pays du Sud, et implore lesecours de Glinda. Car c'est évident, si Doro-thée reste ici, elle ne rentrera jamais au Kansas.

—- Vous avez dû encore penser, remarqua leBûcheron.

— C'est exact, dit l'Épouvantail.— J'accompagne Dorothée, déclara le Lion,

car je suis las de votre Cité, et languis les grandsbois et la campagne. Je suis une vraie bêtesauvage, voyez-vous. De plus, Dorothée abesoin de quelqu'un pour la protéger.

— Vous avez raison, approuva le Bûcheron.Ma hache peut lui être également utile; j'iraidonc, moi aussi, jusqu'au pays du Sud.

— Quand partons-nous? demanda l'Épou-vantail.

— Vous venez aussi? s'étonnèrent-ils.— Évidemment! Sans Dorothée, je n'aurais

jamais eu de cervelle. C'est elle qui m'a décrochéde mon pieu dans le champ de blé, et amené à laCité d'Émeraude. C'est à elle que je dois mabonne fortune, et je ne l'abandonnerai pas tantqu'elle ne sera pas repartie pour tout de bon auKansas.

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— Merci, dit Dorothée avec gratitude. Vousêtes tous si gentils pour moi. Mais j'aimeraispartir le plus tôt possible.

— Nous partons demain, décida l'Épouvan-tail. Allons faire nos préparatifs, car le voyagesera long.

CHAPITRE 19

L'ATTAQUE DESARBRES COMBATTANTS

le lendemain matin, Dorothée donnaun baiser d'adieu à la servante verte, et tousserrèrent la main du soldat aux verts favoris,qui les avait accompagnés jusqu'à la grand-porte. Le Gardien fut très surpris de les voirquitter une fois encore la Cité d'Émeraude pouraller au-devant de nouveaux ennuis. Mais il fitjouer la serrure de leurs lunettes qu'il rangeadans la boîte verte, et leur souhaita bonnechance.

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— A présent, c'est vous qui nous gouvernez,dit-il à l'Épouvantail; vous devez revenir le plustôt possible.

— C'est bien mon intention, répondit celui-ci; mais je dois d'abord aider Dorothée à rentrerchez elle.

Dorothée adressa au brave Gardien un der-nier adieu :

— J'ai été bien traitée dans votre aimableCité, et tout le monde s'est montré bon enversmoi. Je ne puis vous dire combien je vous ensuis reconnaissante.

— Inutile, ma chère enfant, répondit le Gar-dien. Nous aimerions vous garder avec nous,mais puisque vous désirez retourner au Kansas,je vous souhaite de réussir.

Il ouvrit alors la porte du rempart, et lesvoyageurs se mirent en route.

Le soleil brillait vivement, tandis que nos amisdirigeaient leurs pas vers le pays du Sud. Pleinsd'entrain, ils riaient et devisaient ensemble. Unefois de plus, Dorothée reprenait espoir; leBûcheron et l'Épouvantail se faisaient une joiede lui être utiles; quant au Lion, il humait l'airfrais avec délice, et battait de la queue du seulplaisir de se retrouver dans la campagne. Toto,lui, frétillait autour d'eux, et pourchassait

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mille insectes et papillons sans cesser de japper.— La vie citadine ne me convient pas du

tout, remarquait le Lion, alors qu'ils trottaientd'un pas alerte. J'ai beaucoup maigri là-bas; deplus, j'ai hâte de montrer aux autres bêtescomme je suis devenu courageux.

Arrivés à un tournant de la route, ils regar-dèrent une dernière fois la Cité d'Émeraude.Une forêt de clochers et de tours se dressaitderrière les verts remparts, dominée par lesflèches et le dôme du Palais d'Oz.

— Tout compte fait, Oz n'était pas un simauvais Magicien, fit le Bûcheron-en-fer-blanc,en écoutant son cœur hocheter dans sa poitrine.

— Il a bien su me donner de la cervelle, et quiplus est, pas n'importe laquelle, ajouta l'Épou-vantail.

— Si Oz avait pris une dose du courage qu'ilm'a donné, renchérit le Lion, il eût été unhomme très brave.

Dorothée se taisait. Oz n'avait pas tenu sespromesses envers elle. Mais il avait essayé deson mieux, aussi lui pardonnait-elle. Comme ill'avait dit lui-même, il était un mauvais Magi-cien, mais un brave homme cependant.

Le premier jour de marche, la route serpentaitpar les prés verts et fleuris qui entouraient la

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Cité d'Émeraude. Ils dormirent dans l'herbe, àla belle étoile, et leur repos n'en fut pas moinsagréable.

Le matin suivant, leur chemin les menajusqu'à une forêt touffue. Aucun sentier nepermettait de la contourner, car elle semblaits'étendre de part et d'autre jusqu'à l'horizon; enoutre, ils n'osaient prendre une autre direction,de peur de se perdre. Ils cherchèrent doncl'endroit qui leur offrirait le plus facile accès.

L'Épouvantail qui menait la marche finit pardécouvrir un grand arbre dont les branchesbasses s'écartaient suffisamment pour laisser lepassage à la petite troupe. Comme il s'engageaitsous les branches, celles-ci s'entortillèrent autourde lui, et l'instant d'après, il était soulevé deterre et projeté, tête la première, parmi sescompagnons.

L'Épouvantail n'éprouva aucun mal, sinonune vive surprise, et il avait l'air tout ahuriquand Dorothée le ramassa. Le Lion les héla :

— J'ai découvert un autre passage.— Laissez-moi essayer le premier, dit l'Épou-

vantail, car je ne crains pas les culbutes.Sur ce, il s'approcha d'un arbre; aussitôt les

branches l'enlacèrent et le rejetèrent au loin.— Comme c'est étrange! s'exclama Dorothée.

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— Les arbres semblent décidés à nous com-battre et interrompre notre voyage, remarqua leLion.

— Je vais essayer à mon tour, dit le Bûche-ron.

Et la hache sur l'épaule, il se dirigea vers lepremier arbre qui avait traité si rudementl'Épouvantail. Alors qu'une branche s'abaissaitdéjà pour le saisir, le Bûcheron la frappa, latranchant net. L'arbre se mit à agiter toutes sesbranches, comme s'il se tordait de douleur, maisle Bûcheron passa sain et sauf.

— Vite! cria-t-il aux autres, venez!

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Ils se précipitèrent et se glissèrent sous l'arbre,tous sauf Toto, happé au vol par une petitebranche qui le secouait et le faisait hurler deterreur. Mais le bûcheron, d'un coup de hache,libéra vite le petit chien.

A l'intérieur de la forêt, les arbres se tenaienttranquilles. Les voyageurs comprirent que seuls,ceux de la lisière pouvaient plier leurs branches;sans doute étaient-ce les sentinelles de la forêt,dotées d'un pouvoir merveilleux pour empêcherles étrangers d'y pénétrer.

Ils parvinrent donc facilement à l'autre boutde la forêt. Mais à leur grande surprise, un hautmur se dressa devant eux, qui semblait deporcelaine blanche. Il était lisse comme unesoucoupe, et beaucoup plus haut qu'eux.

— Et maintenant, dit Dorothée, commentallons-nous continuer?

— Je vais fabriquer une échelle, répondit leBûcheron, car nous n'avons pas le choix : il fautescalader ce mur.

CHAPITRE 20

LE PAYS DE PORCELAINE

.endant que le Bûcheron fabriquaitson échelle avec du bois de la forêt,

Dorothée s'allongea et s'endormit, fatiguée parcette longue étape. Le lion se pelotonna aussipour dormir, et Toto se coucha près de lui.

L'Épouvantail regardait le Bûcheron àl'œuvre.

— Je n'arrive pas à comprendre pourquoi cemur se dresse là, ni de quoi il est fait, lui dit-il.

— Cessez de vous creuser la cervelle, et de

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vous inquiéter au sujet de ce mur, répondit leBûcheron ; nous verrons bien quand nous seronsde l'autre côté.

Au bout d'un certain temps, l'échelle futachevée; elle avait l'air bancale, mais le Bûche-ron la croyait assez solide pour servir leurdessein. L'Épouvantail réveilla Dorothée, leLion et Toto, et leur annonça que l'échelle étaitprête. Puis il grimpa le premier, mais si mala-droitement que Dorothée dut le suivre et lesoutenir pour l'empêcher de tomber à la ren-verse. Au moment où sa tête parvenait au hautdu mur, il s'arrêta :

— Ooooh! fit-il.— Avancez, pressa Dorothée.L'Épouvantail avança et s'assit sur le bord;

dès que la tête de Dorothée eut dépassé la crêtedu mur :

— Ooooh! fit la fillette, tout comme l'avaitfait l'Épouvantail.

Puis ce fut au tour de Toto qui se mit àaboyer, mais Dorothée le calma.

Le lion grimpa ensuite, enfin le Bûcheron, ettous deux poussèrent le même « Ooooh! » dèsqu'ils eurent jeté un coup d'œil par-dessus lemur. Assis en rang sur le rebord, tous contem-plèrent un moment l'étrange spectacle.

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A leurs pieds s'étendaient une contrée au solaussi blanc, poli et reluisant que le fond d'unplat à gâteaux. Çà et là se dressaient desmaisons tout en porcelaine et peintes des plusvives couleurs. Elles étaient très petites, la plushaute atteignait tout juste à la ceinture deDorothée. On voyait encore de mignonnesfermettes, entourées de clôtures de porcelaine, etdes vaches, des moutons, des chevaux, descochons, des volailles, de porcelaine eux aussi,s'égaillaient aux alentours.

Mais le plus curieux du spectacle, c'étaient leshabitants de cet étrange pays : laitières et ber-gères vêtues de corsages chatoyants et de jupesmouchetées d'or; princesses en longues robesd'argent, d'or et de pourpre; bergers auxculottes nouées de galons roses, jaunes ou bleus,des boucles d'or à leurs souliers; princes coiffésde couronnes serties de joyaux, un manteaud'hermine jeté sur leur pourpoint de satin;clowns comiques avec leurs joues peintes devermillon, leur costume chiffonné et leurchapeau pointu. Et merveille des merveilles!tout ce peuple était de porcelaine, jusqu'auxhabits, et si petit que le plus grand d'entre euxarrivait à peine au genou de Dorothée.

Au début, nul ne remarqua les voyageurs,

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sauf un petit chien de porcelaine pourpre, aumuseau aplati, qui vint au pied du mur aboyerd'une voix cristalline, avant de repartir encourant.

— Comment allons-nous descendre? demandaDorothée.

L'échelle était trop lourde en effet, ils n'arri-vèrent point à la soulever; l'Épouvantail selaissa glisser au bas du mur, et les autressautèrent sur son corps, pour amortir leur chute.Naturellement, ils prirent grand soin de ne pasposer les pieds sur sa tête bourrée d'épingles.Quand ils eurent tous atterri, ils relevèrentl'Épouvantail, et tapotèrent sa paille, pour luirendre sa bonne forme.

— Il faut traverser ce lieu étrange, dit Doro-thée; ce ne serait pas raisonnable de nousécarter de notre chemin.

Ils s'engagèrent donc dans le pays de porce-laine, et la première chose qu'ils rencontrèrent,ce fut une laitière en train de traire une vache. Aleur approche, la vache décocha une ruadeinattendue, renversant le tabouret, le seau et lalaitière elle-même, qui tombèrent sur le sol àgrand fracas.

Dorothée fut très émue de voir que la vaches'était cassé une patte court et net, tandis que le

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Tout ce peuple était de porcelaine.

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seau gisait en miettes, et que la pauvre laitièreavait une fêlure au coude gauche.

— Voilà! s'écria cette dernière, fâchée.Regardez ce que vous avez fait ! Ma vache a unepatte cassée, et je dois l'amener chez le raccom-modeur, pour qu'il la lui recolle. Qu'est-ce quivous a pris, d'effrayer ma vache?

— Je suis vraiment désolée, s'excusa Doro-thée, je vous prie de nous pardonner.

Mais la jolie laitière était bien trop offenséepour répondre. En boudant, elle ramassa lapatte cassée, et entraîna sa pauvre vache quiclopinait sur ses trois pattes. Elle s'éloigna, touten jetant par-dessus son épaule des coups d'œilpleins de reproche aux maladroits étrangers, eten tenant son coude fêlé tout contre soi.

Cet incident fit de la peine à Dorothée.— Nous devons marcher avec précaution, dit

le Bûcheron au bon cœur, sinon nous risquonsd'abîmer ce charmant petit peuple.

Un peu plus loin, Dorothée aperçut une jeunePrincesse, magnifiquement vêtue, qui à la vue deces étrangers, s'arrêta interdite, puis s'enfuit encourant.

Dorothée aurait voulu l'admirer encore etcourut derrière elle; mais la jeune fille deporcelaine se mit à crier :

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— Cessez de me poursuivre! cessez de mepoursuivre !

Elle semblait si effrayée que Dorothée s'arrêtaet lui demanda :

— Pourquoi?— Parce que, expliqua la Princesse, je risque

de tomber en courant et de me briser.— Mais vous pourriez vous faire raccommo-

der? demanda la petite fille.— Bien sûr, rétorqua la Princesse, mais on

n'est jamais aussi joli, après.— Je vous crois, dit Dorothée.— Regardez Monsieur Plaisant, l'un de nos

clowns, poursuivit la demoiselle de porcelaine. Ilpasse son temps à essayer de se tenir debout surla tête. Il s'est brisé si souvent qu'il est recollédes pieds à la tête, ce n'est pas beau du tout. Levoici qui vient, vous pourrez voir par vous-même.

En effet, un joyeux petit clown venait à leurrencontre, et Dorothée put constater que, mal-gré ses jolis habits rouges, jaunes et verts, il étaitsillonné de vilaines fêlures qui couraient danstous les sens; à coup sûr, on avait dû lerafistoler plus d'une fois.

Le clown mit les mains dans les poches,gonfla ses joues et pouffa, puis, hochant la tête

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vers les voyageurs, se mit à chanter d'un airimpertinent :

« Ma demoiselle mignonnette,Pourquoi ouvrir grand vos mirettesDevant le vieux Monsieur Plaisant?Vous avez l'air aussi guindée,Aussi raide et compasséeQue si vous aviez avaléUn tisonnier! »

— Tenez-vous bien, ordonna la Princesse; nevoyez-vous pas que ce sont des étrangers? Il fautles traiter avec respect.

— Mais c'est du respect, ou je ne m'y connaispas, déclara le clown.

Et il se mit debout sur la tête.— Ne faites pas attention à Monsieur Plai-

sant, dit la Princesse à Dorothée. Sa tête esttoute fêlée, cela le rend bizarre, par moments.

— Oh, je ne lui prête pas la moindre atten-tion, dit Dorothée. Mais vous, vous êtes si belle,que je pourrais vous aimer tendrement. Laissez-moi vous emmener avec moi au Kansas, pourvous poser sur le manteau de cheminée detante Em. Je vous mettrais dans mon panier.

— Cela me rendrait très malheureuse, répon-

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dit la Princesse de porcelaine. Voyez-vous, nousvivons heureux dans notre pays; ici, nouspouvons parler et nous mouvoir à notre guise.Mais si l'un de nous est emmené au loin,aussitôt ses membres se raidissent ; dès lors, il nelui reste plus qu'à se tenir figé, dans une posegracieuse. Sans doute est-ce tout ce que l'onexige de nous, quand nous décorons les man-teaux de cheminée, les salons et les commodes,mais notre vie est tellement plus agréable ici,dans notre propre pays !

— Pour rien au monde je ne voudrais vousrendre malheureuse, s'exclama Dorothée. Adieudonc !

— Adieu ! répondit la Princesse.Ils marchèrent avec prudence à travers la

contrée de porcelaine. Les petits animaux et lesgens décampaient de leur chemin, par crainted'être brisés; au bout d'une heure environ, lesvoyageurs atteignirent l'autre côté du pays, et setrouvèrent à nouveau devant un mur de porce-laine.

Toutefois, celui-ci était moins haut que lepremier, et ils parvinrent à grimper sur son faîteen montant sur le dos du Lion. Puis, le Lion seramassa sur lui-même, et détendant ses muscles,bondit par-dessus le mur; mais dans son saut, sa

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queue heurta une église de porcelaine qui sebrisa en mille morceaux.

— C'est bien regrettable, dit Dorothée; toutde même, nous avons eu de la chance, nousn'avons cassé que la patte d'une vache et uneéglise. Ce petit peuple est tellement fragile !

— Terriblement ! dit l'Épouvantail. Je mefélicite, quant à moi, d'être en paille. Je nerisque pas d'être facilement abîmé. Il y a doncpire que d'être un Épouvantail.

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LE LION DEVIENTLE ROIDES ANIMAUX

CHAPITRE 21

l'autre côté du mur deporcelaine, les voyageurs décou-vrirent un pays déplaisant, plein deflaques et de marécages, et couvertd'une végétation haute et rigide. Ilétait difficile d'avancer sans tré-bucher dans les ornières boueuses,car les tiges touffues les empê-

chaient de voir où ils posaient le pied. Ilsréussirent cependant à se frayer péniblement leur

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chemin et retrouvèrent bientôt la terre ferme.Là, le pays semblait plus sauvage encore;

après avoir traversé toute une étendue de brous-sailles et de fourrés, ils arrivèrent enfin dans uneforêt dont les arbres leur parurent les plus hautset les plus vieux qu'ils eussent jamais vus.

— Cette forêt est absolument délicieuse,déclara le Lion, regardant autour de lui avecplaisir; je n'ai jamais vu d'endroit aussi superbe.

— C'est lugubre, dit l'Épouvantail.— Pas du tout, répliqua le lion; j'aimerais

bien y vivre le restant de mes jours. Regardezcomme les feuilles mortes sont douces à fouler,comme la mousse est épaisse et d'un beau vert,sur ces vieux troncs. Aucune bête sauvage nesaurait rêver de plus agréable séjour.

— Peut-être y a-t-il des bêtes sauvages danscette forêt, dit Dorothée.

— Je pense que oui, répondit le Lion, mais jen'en vois pas.

Ils marchèrent dans la forêt jusqu'à la nuittombée. Dorothée, Toto et le Lion se couchèrentsur le sol, tandis que le Bûcheron et l'Épouvan-tail montaient la garde, comme à l'accoutumée.

Au matin, ils repartirent. Bientôt, un sourdgrondement, fait de mille grognements sauvages,parvint à leurs oreilles. Toto gémit un peu, mais

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les voyageurs poursuivirent sans crainte le sen-tier bien tracé qui les mena jusqu'à une clai-rière : des centaines d'animaux, de toutes lesespèces, y étaient rassemblés. Il y avait là destigres, des éléphants, des ours, des loups, desrenards, et tous ceux qu'on peut voir dans leslivres d'Histoire naturelle. Sur le moment,Dorothée ne se sentit pas rassurée. Mais le Lionexpliqua que les animaux tenaient conseil, et àleur façon de grogner et de râler, il jugea qu'ilsdevaient se trouver dans un grand embarras.

En entendant sa voix, quelques animauxl'aperçurent, et comme par magie, il se fitaussitôt un grand silence dans l'assemblée. Leplus gros des tigres s'approcha du Lion, et aprèsl'avoir salué avec respect, lui dit :

— Sois le bienvenu, ô Roi des animaux! Tuarrives à temps pour combattre notre ennemi, etramener la paix parmi les habitants de cetteforêt.

— Qu'est-ce qui vous afflige? demanda leLion, tranquillement.

— Un féroce ennemi est arrivé récemmentdans ces bois, répondit le tigre, et sème laterreur parmi nous. C'est un monstre effrayant,qui ressemble à une araignée géante, avec uncorps aussi gros qu'un éléphant, et huit bras

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immenses, de la longueur d'un tronc d'arbre. Ilrampe dans la forêt, et lorsqu'il capture unanimal avec l'un de ses tentacules, il l'attirejusqu'à sa bouche et l'engloutit comme unearaignée dévorant un papillon. Aucun de nousne sera en sécurité tant que vivra cette horriblecréature; c'est pourquoi nous tenions conseil etcherchions les mesures à prendre, quand tu essurvenu.

Le lion médita un moment, puis demanda :— Y a-t-il d'autres lions dans cette forêt?— Il y en avait! mais le monstre les a tous

dévorés. D'ailleurs, aucun d'eux n'égalait tataille et ton courage.

— Si je détruis votre ennemi, vous inclinerez-vous devant moi, et m'obéirez-vous comme auroi de la forêt? interrogea le Lion.

— Avec joie, répondit le tigre.— Avec joie! rugirent en chœur les autres

animaux.— Alors, où se cache-t-elle, votre grosse

araignée? demanda le Lion.— Là-bas, parmi les chênes, dit le tigre,

pointant sa patte de devant dans la direction.— Je vous confie donc mes amis, et vais de ce

pas pourfendre l'ennemi.Et le Lion dit au revoir à ses compagnons,

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et partit bravement livrer bataille au monstre.Il découvrit la grande araignée en train de

dormir sur le sol. Elle était si horrible que sonennemi détourna le museau de dégoût. Ses brasétaient vraiment aussi longs que le tigre l'avaitprétendu. Et tout son corps était couvert d'unpoil noir et hirsute. Sa bouche immense étaitarmée d'une rangée de dents pointues, d'un piedde long. Mais sa tête se rattachait à son énorme

corps par un cou aussi mince qu'une taille deguêpe. Cette particularité inspira au Lion unebonne tactique pour attaquer cette créature. Etcomme il lui était plus facile de la combattreendormie qu'éveillée, il bondit en avant, atterriten plein sur le dos du monstre, et d'un coup desa lourde patte aux griffes acérées, décapital'araignée. Puis il sauta sur le sol, regarda leslongs bras se tordre un moment, et retomberinertes : le monstre avait vécu.

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Le Lion revint à la clairière où les animauxattendaient son retour, et dit fièrement :

— Vous n'avez plus rien à redouter de votreennemi.

Alors les bêtes s'inclinèrent devant le Lioncomme devant leur Roi, et il leur promit derevenir les gouverner, dès que Dorothée auraittrouvé le moyen de rentrer au Kansas.

CHAPITRE 22

LE PAYSDES KOUADLINGZ

arvenus sans encombre à l'autre bout dela forêt, les voyageurs émergèrent de sesténèbres pour se trouver au pied d'une collineaux pans escarpés et rocheux.

— L'escalade va être rude, dit l'Épouvantail,mais tant pis; il faut franchir cette colline.

Il montra donc le chemin et les autressuivirent. A peine avaient-ils atteint le premierrocher qu'une voix rauque leur cria :

— Arrière!

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— Qui êtes-vous? demanda l'Épouvantail.Une tête surgit derrière les rocs et la même

voix dit :— Cette colline nous appartient, personne n'a

le droit de passer.— Mais nous devons passer, insista l'Épou-

vantail. Nous voulons aller au pays des Kouad-lingz.

— Eh bien ! vous n'irez pas ! répliqua la voix.Et de derrière le rocher, un homme sortit, tel

que nos voyageurs n'en avaient encore jamaisvu. Court et trapu, son corps était surmontéd'une tête énorme, au crâne aplati, et soutenuepar une forte encolure toute fripée. Mais cecorps était privé de bras, et l'Épouvantail enconclut qu'une créature aussi désarmée ne sau-rait les empêcher d'avancer. Il lança donc :

— Navré de vous contrarier, mais nousdevons franchir votre colline, que cela vousplaise ou non.

Et il avança hardiment.Plus prompte que l'éclair, la tête de l'homme

partit comme un trait, son cou s'étirant jusqu'àce que son crâne plat vînt frapper l'Épouvantailen plein corps, et l'envoyât rouler au pied de lacolline. Aussi vite qu'elle était venue, la têteretourna à sa place et ricana :

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— Pas facile, hein?Un concert de rires moqueurs monta de la

colline, et Dorothée vit des centaines de Têtes-Marteaux sans bras se dresser derrière chaquerocher.

Ces huées, provoquées par l'infortune del'Épouvantail, firent bouillir le Lion; avec unrugissement de fureur qui roula comme untonnerre, il s'élança à l'assaut de la colline.

Derechef, une Tête-Marteau fusa en sifflant, etle grand Lion dévala la colline, comme emportépar un boulet de canon.

Dorothée accourut et aida l'Épouvantail à seremettre sur ses jambes. Le Lion la rejoignit,encore tout assommé et endolori.

— Inutile de lutter avec ces frappe-devant,dit-il, rien ne saurait résister à leur tir.

— Mais alors, que faire? demanda la fillette.— Appelez les Singes ailés, suggéra le Bûche-

ron. Vous avez le droit de les sommer unedernière fois.

— Bonne idée, répondit-elle.Et mettant la Coiffe d'or sur sa tête, elle

proféra les paroles magiques. Les Singes ailés nese firent pas plus attendre que d'ordinaire, etl'instant d'après, la troupe au complet se tenaitdevant l'enfant.

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— Qu'ordonnez-vous? demanda le Roi desSinges, avec un profond salut.

— Emmenez-nous par-delà cette colline, jus-qu'au pays des Kouadlingz, répondit la petitefille.

— Ce sera fait, dit le Roi.Aussitôt, les Singes ailés prirent les quatre

voyageurs et Toto dans leurs bras, et s'envo-lèrent. Comme ils passaient au-dessus de lacolline, les Têtes-Marteaux, avec des hurlementsde rage, lancèrent leurs têtes vers le ciel, pouratteindre les Singes, mais en vain. Dorothée etses compagnons franchirent sans dommage lacolline, grâce à leurs sauveteurs qui les dépo-sèrent bientôt dans le beau pays des Kouadlingz.

— C'est la dernière fois que vous nousconvoquez, dit le Roi à Dorothée. Adieu donc,et bonne chance !

— Adieu, et mille fois merci, dit en retour lafillette.

Les Singes ailés prirent leur essor et dispa-rurent en un clin d'œil.

Le pays des Kouadlingz semblait prospère etheureux. Les champs de blé mûr succédaient auxchamps de blé mûr; des routes bien pavées lesdélimitaient, et de jolis ruisseaux gargouillaientsous des ponts robustes. Clôtures, maisons et

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ponts étaient peints d'un rouge vif, tout commeils étaient peints en jaune au pays des Ouinkiz,et en bleu au pays des Muntchkinz. Quant auxKouadlingz, petits gros à l'air joufflu et bonenfant, ils étaient également tout de rouge vêtus,ce qui formait un brillant contraste avec le vertde l'herbe et l'or des épis.

Comme les Singes les avaient déposés nonloin d'une ferme, les quatre voyageurs s'appro-chèrent et frappèrent à la porte. Ce fut lafermière qui vint ouvrir, et quand Dorothéedemanda un peu de nourriture, la femme leuroffrit à tous un bon souper, assorti de troissortes de gâteaux et quatre espèces de petitsfours, plus un bol de lait pour Toto.

— Sommes-nous encore loin du château deGlinda? se renseigna l'enfant.

— Plus guère, répondit la fermière. Prenez laroute du Sud, et vous y serez vite arrivés.

Ils se remirent en route après avoir remercié labrave femme; puis ils marchèrent dans leschamps, franchirent de jolis ponts, et virentbientôt se dresser devant eux un magnifiquechâteau. Les portes en étaient gardées par troisjeunes filles, vêtues de beaux uniformes rouges,galonnés d'or; comme Dorothée s'avançait,l'une d'elles lui demanda :

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— Que venez-vous chercher au pays du Sud?— Je viens voir la Bonne Sorcière qui règne

ici, répondit-elle, pouvez-vous me conduirejusqu'à elle?

— Dites-moi d'abord qui vous êtes, et jedemanderai à Glinda si elle accepte de vousrecevoir.

Ils se nommèrent donc, et la jeune fille enuniforme entra dans le château. Elle revint aubout d'un moment leur annoncer qu'ils seraientreçus tout à l'heure.

CHAPITRE 23

GLINDA EXAUCELE VŒU DE DOROTHÉE

ais avant de voir Glinda, onles emmena dans une pièce du château,où Dorothée put faire un brin de

toilette et recoiffer ses cheveux. Le Lion secouala poussière de sa crinière, et tandis que l'Epou-vantail retapait avantageusement sa silhouette,le Bûcheron briquait son fer-blanc et se huilaitles jointures.

Quand ils furent enfin présentables, ils sui-virent la fille-soldat jusqu'à la salle où siégeait la

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Bonne Sorcière Glinda, sur son trône de rubis.Elle leur parut aussi jeune que belle. Ses

cheveux d'un roux splendide ruisselaient enboucles sur ses épaules. Sa robe était d'un blancimmaculé, mais ses yeux étaient bleus et seposèrent avec bienveillance sur la petite fille.

— Que puis-je pour vous, mon enfant?demanda-t-elle.

Dorothée raconta à la Sorcière toute sonhistoire : comment elle avait été emportée aupays d'Oz, comment elle avait rencontré sesamis, quelles merveilleuses aventures leur étaientsurvenues.

— Maintenant, conclut-elle, mon vœu le pluscher est de rentrer chez moi au Kansas, car tanteEm doit sûrement penser qu'il m'est arrivéquelque chose de terrible et se ronger d'inquié-tude. Or, à moins que les récoltes n'aient étémeilleures cette année que l'an passé, c'est plusde soucis qu'oncle Henry ne peut se le per-mettre.

Glinda se pencha pour embrasser le visageaimant levé vers elle :

— Réjouissez-vous, ma chère petite, dit-elle,car je connais le moyen de vous faire retournerau Kansas. Mais, ajouta-t-elle, vous devez mecéder la Coiffe d'or.

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« Vous devez me céder la Coiffe d'or. »

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— Volontiers, s'exclama Dorothée, elle ne mesert plus à rien, à présent; tandis qu'en votrepossession, elle vous permettra d'appeler troisfois les Singes ailés.

— Et je pense justement recourir trois fois àleur service, répondit Glinda en souriant.

Dorothée lui donna la Coiffe d'or, et laSorcière demanda à l'Épouvantail :

— Qu'allez-vous faire quand Dorothée nousaura quittés?

— Je m'en retournerai à la Cité d'Émeraude,répondit-il, car Oz m'en a confié la charge, et lepeuple m'apprécie beaucoup. Une seule choseme tracasse : comment franchir à nouveau lacolline des Têtes-Marteaux?

— Grâce à la Coiffe d'or, j'ordonnerai auxSinges ailés de vous porter jusqu'à l'entrée de laCité d'Émeraude, dit Glinda. Ce serait vraimentimpardonnable de priver ce peuple d'un chefaussi étonnant.

— Suis-je vraiment étonnant? demandal'Épouvantail.

— Vous sortez de l'ordinaire, assura Glinda.Puis se tournant vers le Bûcheron-en-fer-

blanc, elle demanda :— Et vous, qu'adviendra-t-il de vous, quand

Dorothée aura quitté le pays?

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Il s'appuya sur sa hache pour méditer uninstant, et répondit :

— Les Ouinkiz ont été très gentils enversmoi, ils auraient désiré que je les gouverne,quand la Méchante Sorcière est morte. J'aimebeaucoup les Ouinkiz, et si je pouvais retournerau pays de l'Ouest, rien ne me plairait davantageque de régner sur eux à tout jamais.

— J'ordonnerai donc aux Singes ailés de vousporter sain et sauf au pays des Ouinkiz, ce seramon deuxième commandement, dit Glinda.Votre cervelle semble plus étroite, à premièrevue, que celle de l'Épouvantail. Mais à dire vrai,une fois bien poli, vous êtes plus brillant que lui,et je suis sûre que vous administrerez lesOuinkiz avec sagesse et bonté.

Puis la Sorcière se tourna vers le gros Lion etdemanda :

— Quand Dorothée sera repartie chez elle,qu'allez-vous devenir?

— De l'autre côté de la colline des Têtes-Marteaux, répondit-il, s'étend une vaste et vieilleforêt; toutes les bêtes qui l'habitent m'ontreconnu pour leur Roi. Si je pouvais rejoindrecette forêt, j'y vivrais très heureux.

— Ce sera mon troisième commandementaux Singes ailés, dit Glinda, ils vous transporte-

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ront jusqu'à votre forêt. Alors, les pouvoirsmagiques de la Coiffe seront épuisés, je larendrai au Roi des Singes, pour que lui et lessiens soient libres à jamais.

L'Épouvantail, le Bûcheron et le Lion expri-mèrent toute leur gratitude et remercièrent laSorcière de sa bienveillance; à son tour, Doro-thée s'exclama :

— Certes! vous êtes aussi bonne que belle!Mais vous n'avez pas encore dit comment jerentrerais au Kansas.

— Vos Souliers d'argent vous porteront par-delà le désert, répondit Glinda. Si vous aviezconnu leurs pouvoirs, vous auriez pu rentrerchez votre tante Em dès le premier jour de votrearrivée en ce pays.

— Mais alors, je n'aurais pas mon admirablecervelle, s'écria l'Épouvantail, et j'aurais vécutoute ma vie dans le champ de blé du fermier.

— Et moi, je n'aurais pas mon bon cœur, ditle Bûcheron-en-fer-blanc, et j'aurais rouillé surplace jusqu'à la fin du monde, dans la forêt.

— Et moi, j'aurais toujours vécu en poltron,déclara le Lion, et aucune bête de ces boisn'aurait trouvé la moindre parole aimable àm'adresser.

— C'est bien vrai, dit Dorothée, et je suis

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heureuse d'avoir rendu service à mes bons amis.Mais à présent que chacun d'eux possède cequ'il désirait le plus au monde, et qu'il estheureux d'avoir un royaume à gouverner, jecrois que j'aimerais retourner au Kansas.

— Les Souliers d'argent, dit la Bonne Sor-cière, sont dotés de vertus magiques. L'un deleurs effets les plus étonnants, c'est qu'ilspeuvent vous transporter en n'importe quelpoint de la terre en trois pas, et chaque pas sefait en un clin d'œil. Il vous suffit de frappertrois fois vos talons ensemble, et d'ordonner auxSouliers d'aller où vous le désirez.

— Si c'est aussi simple que cela, dit joyeuse-ment l'enfant, je vais leur demander de m'em-porter tout de suite au Kansas.

Elle noua ses bras autour du cou du Lion etl'embrassa en caressant tendrement sa grossetête. Puis elle embrassa le Bûcheron qui pleuraità chaudes larmes, pour le plus grand péril de sesjointures. Elle n'embrassa pas la face peinte del'Épouvantail, mais serra sa molle carcasse depaille et s'aperçut qu'elle-même pleurait d'êtreobligée de quitter ses affectueux compagnons.

Glinda la Bonne descendit de son trône derubis, donna à l'enfant un baiser d'adieu, etDorothée la remercia pour toute la générosité

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dont elle avait fait preuve envers elle-même etses amis.

Puis elle prit solennellement Toto dans sesbras, et après un dernier adieu, elle fit claquertrois fois les talons de ses Souliers, leur ordon-nant :

— Ramenez-moi chez tante Em !L'instant d'après, elle tourbillonnait dans les

airs, si légèrement qu'elle sentait seulement levent siffler à ses oreilles.

Les Souliers d'argent ne firent que trois pas,et s'arrêtèrent de façon si brutale que la filletteroula plusieurs fois dans l'herbe, avant deréaliser où elle se trouvait.

A la fin, elle se redressa et regarda lesalentours.

— Bonté divine ! s'écria-t-elle.Elle était assise dans la vaste prairie du

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Kansas, et devant elle, s'élevait la nouvelleferme qu'oncle Henry avait construite quand lecyclone avait emporté l'ancienne. Oncle Henryétait occupé à traire les vaches dans la laiterie.Et Toto, qui avait sauté des bras de la fillette,courait vers la ferme en lançant des aboiementsjoyeux.

Dorothée se releva et s'aperçut qu'elle était enchaussettes. Les Souliers d'argent étaient tombéspendant son vol, et gisaient, perdus pour tou-jours, dans le désert.

CHAPITRE 24

RETROUVAILLES

ante Em venait juste de sortir de lamaison pour arroser les choux, quand elle relevala tête et vit Dorothée qui accourait.

— Mon enfant chéri ! s'écria-t-elle, entourantla fillette dans ses bras et couvrant son visage debaisers. Pour l'amour du ciel, d'où viens-tu?

— Du pays d'Oz, répondit gravement Doro-thée. Et Toto est là, lui aussi. Oh! tante Em!comme je suis heureuse d'être de retour à lamaison !

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TABLE DES MATIERES

Chapitre 1. — Le cyclone 11Chapitre 2. — La rencontre avec les Munt-

chkinz 17Chapitre 3. — Comment Dorothée sauva

l'Épouvantai! 31Chapitre 4. — A travers la forêt 43Chapitre 5. — La délivrance du Bûcheron-

en-fer-blanc 53Chapitre 6. — Le Lion Poltron 67Chapitre 7. — En route vers la Cité d'Éme-

raude 79Chapitre 8. — La prairie des pavots malé-

fiques 89Chapitre 9. — La Reine des souris des

champs 103Chapitre 10. — Le Gardien des Portes 113Chapitre 11. — La merveilleuse Cité d'Éme-

raude 127Chapitre 12. — A la recherche de la Mé-

chante Sorcière 147Chapitre 13. — Délivrance 167Chapitre 14. — Les Singes ailés 177

Chapitre 15. — La rencontre avec Oz leRedoutable 189

Chapitre 16. — L'art magique du GrandCharlatan 207

Chapitre 17. — Comment le ballon fut lancé 215Chapitre 18. — En route vers le Sud 221Chapitre 19. — L'attaque des arbres com-

battants 229Chapitre 20. — Le pays de porcelaine 235Chapitre 21. — Le Lion devient le Roi des

animaux 247Chapitre 22. — Le pays des Kouadlingz 253Chapitre 23. — Glinda exauce le vœu de

Dorothée 259Chapitre 24. — Retrouvailles 269