la petite fille et la guerre de maria luisa semi

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MARIA LUISA SEMI LA PETITE FILLE ET LA GUERRE Éditions de la revue CONFÉRENCE

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Un volume de 160 pages, de format 16 x 22,5 cm. Maria Luisa Semi écrit ici des pages d’une simplicité exemplaire, et d’une rare efficacité. L’auteur, en une trentaine de petits chapitres, raconte des moments de son enfance pendant la Seconde Guerre mondiale, des moments qui ont laissé en elle une trace indélébile. L’expérience personnelle la plus simple s’unit, par la magie d’un regard d’enfant, aux événements qui se sont emparés du destin d’une famille entière et ont entraîné les vicissitudes de la vie de soldat puis de résistant du père, de Venise à Capodistria, de Padoue à Piacenza, de Lubliana à Udine. L’histoire politique devient le fond parfois très sombre sur lequel se déroulent les journées familiales ; elle se déchiffre ici à travers les émotions d’une petite fille — celle que fut l’auteur, qui sait en retrouver tout le détail avec humour dans la langue même de l’enfance, comme si le temps écoulé depuis lors n’avait rien effacé de la fraîcheur

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Page 1: La petite fille et la guerre de Maria Luisa Semi

MARIA LUISA SEMI

LA PETITE FILLEET

LA GUERRE

É d i t i o n s d e l a r e v u eC O N F É R E N C E

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Introduction.

Je ne suis pas un écrivain.Ces quelques pages sont seulement un souvenir que

j’aurais voulu laisser dans un tiroir, au début, dans l’idée qu’à ma mort, mes filles, mes éventuels petits-enfants ou ceux qui m’ont aimée pourraient, grâce à elles, mieux me connaître et comprendre ce qui restait de mon enfance, de la petite fille que je fus.

Ma mémoire a toujours été excellente, au point que les souvenirs d’alors sont en moi d’une incroyable fraîcheur ; la raison en est peut-être aussi l’intensité avec laquelle j’ai vécu mes premières années.

En relisant ce que j’avais retranscrit à l’ordina-teur de mes pages autographes, je me suis encore mieux rendu compte que mon enfance s’était déroulée dans une période historiquement très importante, qui a influencé tout autant le quotidien de chacun que la réalité sociale,

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politique et économique alentour. Ces années, à mon sens, ont offert à tous une expérience qui aura du mal à se reproduire, je l’espère, une expérience marquante qui nous a appris à regarder vers l’avenir.

J’ai l’impression que les jeunes gens d’aujourd’hui sont totalement étrangers, ou peut-être indifférents, à ce qui s’est passé dans les années quarante ; il est pos-sible aussi qu’il n’aient pas été suffisamment informés (à l’école ? chez eux ?). Je crois donc que les souvenirs et les expériences d’une petite fille peuvent susciter et faire naître des souvenirs propres, des questions à poser, des sujets à approfondir, une sorte de mémoire historique capable d’éveiller l’attention sur ce qui s’est passé pour que cela ne se répète pas.

Chacun de nous pourrait écrire ses mémoires d’en-fance ; la différence, le poids relatif, réside peut-être dans la période historique où se sont déroulés les petits faits que je raconte, une période qui a impliqué des générations diverses et continue peut-être à conditionner nos vies.

Je suis persuadée que, d’une façon ou d’une autre, cette publication pourra être par certains côtés une oppor-tunité pour tous, afin que nous nous connaissions, que nous pensions à nous et à ceux qui nous ont précédés, que nous réfléchissions aussi sur les changements, en bien et en mal, de notre société.

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La petite fille et la guerre

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I.

Nuit.

C’est tout noir, il n’y a pas de lumière. J’ai peur, je suis seule. mais je dois dormir.

J’entends maman qui dit : « Si elle ne dort pas, je me jette par la fenêtre ».

Je me tourne et me retourne dans mon lit, la cou-verture a disparu, l’oreiller est tombé.

Pourquoi personne ne vient ?Pourquoi cette nuit, pourquoi maintenant ?Je suis désespérée, je dois pleurer, peut-être qu’on

va m’entendre. Mais on ne m’entend pas.D’habitude, ils me prenaient dans les bras, ils me

câlinaient et ensuite ils allaient se recoucher.Je crie, mais rien.Qu’est-ce qui va se passer ?

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II.

Ammoniaque, ammoniaque.

Que se passe-t-il ? Je n’en sais rien. Je ne com-prends pas les cris de maman, ni ceux de ma tante.

J’ai la langue qui brûle, et la bouche, et la gorge.Je ne veux plus boire de cette chose-là, je dois me

cacher, peut-être que sous la table on ne me trouvera pas ; mais ça fait mal, ça fait si mal.

On m’a dénichée, on m’a mis une couverture sur le dos. Elle sent la naphtaline et tout me fait mal, ça me brûle de partout.

Je veux maman, mais elle reste immobile, elle est comme une statue.

Elle pleure sans bouger, elle dit : « C’est de ma faute, je ne savais pas que c’était de l’ammoniaque ».

Ma tante m’emporte avec la couverture et descend les escaliers, je suis dans ses bras, elle court, court vers la maison de mon oncle le docteur.

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Sur la place, elle perd son manteau, je veux qu’on s’arrête, mais elle dit que c’est à côté et que si on s’ar-rête, je meurs.

Je meurs, je ne sais pas ce que ça veut dire.J’ai très souvent entendu ma grand-mère dire

qu’elle avait une fille morte, qui n’existe plus.Alors, je meurs c’est comme dire que je suis

morte ; les deux mots sont un peu la même chose, je trouve. Mais si je meurs, ça veut dire que je n’existe plus.

Comment ça, je n’existe plus ?Ça me brûle, ça me brûle, j’ai l’impression de suf-

foquer comme lorsque j’ai eu une arête de poisson dans la gorge, mais alors ça ne brûlait pas comme maintenant.

Je suis arrivée, dans ses bras, chez l’oncle docteur, qui dit aussitôt que maman est une imbécile.

Je ne sais pas pourquoi, mais peu importe parce qu’elle est arrivée elle aussi juste après, et alors tout ira bien.

Ça ne va pas bien du tout.On m’ouvre la bouche et on me fait encore plus

mal, on me met une corde dans la bouche — ils disent un petit tube, mais c’est gros — enfilée de l’autre côté dans la cruche d’eau sur la table.

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Je sens l’eau qui glisse dans la gorge et encore plus bas.

Tout me brûle encore et j’ai aussi l’impression de suffoquer.

Tout le monde parle, maman m’embrasse, elle me dit « mon trésor, qu’est-ce que j’ai fait ».

Mon oncle docteur, au lieu de la consoler, lui dit encore « imbécile », tu devais lui donner le médi-cament et tu lui as donné de l’ammoniaque, idiote, idiote de mère, reine des idiotes, espérons qu’elle ne va pas mourir. Encore un coup.

Et puis « il faudra l’emmener cette nuit à l’hô-pital. Pour l’instant rentrez chez vous et mettez-lui de la glace dans la bouche parce qu’elle est toute brûlée, mais si elle ne respire pas il faudra aller à l’hôpital. »

Je ne sais pas ce que c’est, l’hôpital, peut-être un endroit très laid, ici tout est laid, mais peut-être que là-bas ils me feront passer tout ce mal.

Je reviens à la maison dans les bras de maman, ma tante s’est arrêtée chez le glacier, elle a fait ouvrir la boutique parce qu’il fait nuit maintenant, elle doit prendre de la glace pour moi.

Elles me mettent dans le grand lit, avec de la glace sur la bouche et dedans.

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Ça va un peu mieux, la glace est froide et ça ne brûle plus autant, même la langue.

J’ai sommeil, je suis fatiguée.Je me réveille, il fait jour.J’entends dire « il est sept heures, elle se réveille,

elle est peut-être sauvée ».Alors je ne meurs pas.Ça ne brûle plus, mais impossible de parler, tout

est gonflé, la bouche, les joues, les lèvres, et même si ça ne brûle pas, je suis mal.

Je ne sais pas pourquoi je suis mal, et je vois maman, ma tante, ma grand-mère et l’oncle docteur tout contents, ils rient, ils disent « heureusement, elle est sauvée ».

J’ai la langue comme un ballon, les lèvres sèches et gonflées, mais tout le monde s’en moque.

Ils disent « ça passera », « d’ici quelques jours, tout sera comme avant », « heureusement que papa est loin, on lui a au moins évité une frayeur ».

Je ne peux pas manger, on me donne un peu de bouillon, mais pourquoi ?

Je n’aime pas le bouillon, il y a des bulles qui nagent, des cercles qui me dégoûtent.

Si je vais mal, on doit me donner des choses que j’aime, pas des choses que je ne veux jamais manger.

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Peut-être que demain je sortirai toute seule avec maman, peut-être qu’elle me fera faire du vélo avec elle, elle n’est pas une idiote, peut-être que c’est le docteur qui est idiot, mais peut-être pas, parce que maman dit qu’il m’a sauvée.

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III.

Chiapovano.

Nous sommes allés dans un village très mignon, qui s’appelle Chiapovano, parce que mon grand-père, le papa de mon papa, y a un frère qui n’a pas de femme, mais seulement deux sœurs, parce qu’il n’est pas marié.

J’ai essayé de demander à papa pourquoi il n’est pas marié, mais il m’a dit que c’est un prêtre et qu’il ne peut donc pas se marier.

Bon.Alors dans ce village il y a une belle maison qu’on

appelle presbytère, un grand, grand jardin avec des fleurs et des arbres et au fond une rivière avec beau-coup d’eau qui coule très vite.

Maman me l’a fait voir, mais elle m’a bien dit de ne pas mettre les pieds dans l’eau, parce que je tom-berais et que le courant m’emporterait.

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Le plus beau est que nous sommes là parce que ce prêtre, qu’on me fait appeler oncle, deviendra curé demain. Le curé, c’est un prêtre qui commande à tous ceux qui vont à l’église et à la messe.

Pour cela on fait une grande fête : les sœurs de mon oncle-prêtre sont à la cuisine avec d’autres dames et font à manger pour toute la compagnie.

Les plats, je m’en moque, mais les desserts… Il y a beaucoup de farine sur une grande table, un panier avec un nombre d’œufs incroyable (on m’a dit « Gare à toi si tu les casses ») et une sorte de grande bassine avec le beurre dedans. Chez moi, à Venise, on achète le beurre par tout petits morceaux, mais ici la bassine déborde.

Les sœurs de l’oncle-prêtre mélangent le beurre avec beaucoup de sucre, et je mets le doigt en cachette dans le récipient. La crème, c’est délicieux !

Dans la maison, il n’y a pas de salle de bain, je me lave seulement le visage et les mains mais je me sens un peu sale.

Dimanche, la grande fête. On vient saluer le prêtre de partout, je ne connais pas tous ces gens et personne ne fait attention à moi. Mais c’est tant mieux, parce que je peux manger tellement de gâteaux que j’ai l’impression d’éclater.

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Nous retournons à Venise le lendemain. Je ne suis pas très bien, j’ai la fièvre et mal à l’estomac. Mais je ne peux pas dire à maman que je vais mal, parce qu’elle comprendrait que c’est la faute à tous les gâteaux que j’ai mangés.

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IV.

Le petit cheval.

Aujourd’hui, il s’est passé quelque chose que je ne comprends pas.

J’avais entendu papa, il y a longtemps, dire à maman « qu’est-ce que je t’offre pour ton anniver-saire ? », et maman avait répondu « rien, parce que nous n’avons pas beaucoup de sous, ça va bien, mais on ne sait jamais ».

Je ne sais pas ce que veut dire on ne sait jamais ; c’est peut-être que maman dit toujours que papa, heureusement, a un salaire fixe, alors que son papa à elle, qui est mon grand-père, avait un magasin de tissus, que les dames qui achetaient ne payaient pas et ainsi il n’était jamais sûr d’avoir ou de ne pas avoir de sous, qui lui servaient à payer ceux qui lui appor-taient les tissus et qui devaient être payés.

Alors, on ne sait jamais.

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De toute façon, papa a dit que le cadeau, il devait lui faire, et même un beau cadeau, et que ce serait peut-être un petit cheval.

J’étais très contente parce qu’avoir un petit cheval à la maison, même un tout petit, me semblait mer-veilleux, et puis maman me permettrait de le caresser, de lui donner à manger, en somme c’était quelque chose de vivant.

Ce que je ne comprenais pas, c’était où le petit cheval pourrait dormir, manger, bref, s’installer, mais peut-être dans le salon, en déplaçant un fauteuil.

Mais aujourd’hui, le jour de la fête, un gros paquet est arrivé à la maison ; maman l’a ouvert, et à l’intérieur il y avait une chose noire, brillante, avec un poil dur, un manteau de fourrure en somme. D’après papa et maman, ce serait le petit cheval. Ils m’ont expliqué que c’était justement un manteau fait avec la peau et le pelage d’un petit cheval.

Je ne suis pas contente du tout ; parce qu’en attendant, ce n’est pas une bête, mais un manteau, et puis le poil dur ne me plaît pas, et puis, à mon avis, ils ont dû arracher la peau à un petit cheval pour faire ce manteau horrible et ils doivent lui avoir fait mal. Et comment est-il resté, le petit cheval ? Sans peau ?

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Maman était heureuse, elle disait que finalement elle avait une fourrure, qu’elle la ferait voir à ses sœurs et à ses amies, qu’elle se sentait vraiment une dame.

Les grands sont étranges. D’abord ils disent qu’on ne doit pas donner de coups de pied même à un chien ou à un chat, et ensuite ils sont contents parce qu’on arrache la peau à un cheval.