la 'pensee du dehors'... - marie-claire ropars-wuillemuier

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  • 8/22/2019 La 'pensee du dehors'... - Marie-Claire Ropars-Wuillemuier

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    Article

    Marie-Claire Ropars-WuilleumierCinmas : revue d'tudes cinmatographiques / Cinmas: Journal of Film Studies, vol. 16, n 2-3, 2006, p. 12-

    31.

    Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :

    URI: http://id.erudit.org/iderudit/014613ar

    DOI: 10.7202/014613ar

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    La "pense du dehors" dans Limage-temps(Deleuze et Blanchot)

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    The Thought of the Outside inThe Time-Image

    (Deleuze and Blanchot)Marie-Claire Ropars-Wuilleumier

    ABSTRACT

    This article examines the peculiarities of Gilles Deleuzes reading

    of the concepts of the outside and the powerlessness of thoughtin the work of Blanchot. Deleuze subverts these concepts, in asensehis use of Blanchot is not particularly Blanchot-likebybasing his reading on that of Michel Foucault and then by refer-ring here and there to Henri Bergson and Saint Augustine,whose idea of the multiplicity of presents (past presents, presentpresents and future presents) he takes up. We will also see, as aresult, how the role played by the strange attractor thatMaurice Blanchot represents in Deleuzes thinking in The Time-

    Image serves to block a line of flight which runs through theentire time-image system and unsettles the possibility of inscrib-ing the image in time. By contrasting outside and inside, visibleand non-visible, present and becoming, we arrive at the follow-ing conclusions: the cinema does not make time visiblerather,it makes perceptible the movement through which time eludesthe image; the attraction of the outside makes the paradox ofmovement (visible and non-visible, continuous and continuallydiscontinuous) the very principle of the cinematic image; and

    the time-image, finally, is run through with the movement of abecoming which, in taking the name thought from the out-side, puts thought itself into play. With the help of Jean-LucGodards film loge de lamour, whose organizing principle canbe seen as an illustration of Deleuzes conception of time, we willsee, finally, how the logic of becoming, which makes any presentimpossible, determines the relation of all images to time andhow the outside, following this idea of a time of a broken linear-ity in the process of becoming, prevents time from happening

    and, at the same time, announces its possible advent.

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    La pense du dehors dans Limage-temps

    (Deleuze et Blanchot)

    Marie-Claire Ropars-Wuilleumier

    RSUM

    On examinera ici ce qua de particulier la lecture faite par GillesDeleuze de la notion du dehors et de limpuissance de la pensechez Blanchot, quil subvertit en quelque sorte lusagedeleuzien de Blanchot ntant gure blanchotien en appuyantsa lecture sur celle de Michel Foucault, puis en faisant ici et l undtour par Henri Bergson et saint Augustin, dont il reprendralide de la multiplicit des prsents (prsents du pass, duprsent, du futur). On verra aussi, consquemment, comment lerle jou par l attracteur trange que reprsente MauriceBlanchot dans la pense que dveloppe Deleuze dans Limage-temps sert colmater une ligne de fuite qui traverse tout ledispositif de limage-temps et fait vaciller la possibilit dinscrirelimage dans le temps. En opposant dehors et dedans, visible etnon-visible, prsent et devenir, on arrivera aux conclusionssuivantes, savoir que le cinma ne rend pas le temps visible,mais quil rend au contraire perceptible le mouvement par lequelle temps chappe limage, que lattrait du dehors fait duparadoxe du mouvement (visible et non visible, continu etcontinment discontinu) le principe mme de limage cinmato-graphique, et que limage-temps, enfin, est traverse par lemouvement dun devenir qui, en prenant le nom de pense dudehors , met en jeu la pense elle-mme. laide dun film deJean-Luc Godard intitul loge de lamour, dont le principedorganisation peut tre considr comme une illustration de laconception deleuzienne du temps, on verra enfin comment lalogique du devenir, qui rend tout prsent impossible, dterminele rapport de toute image au temps, comment le dehors, suivantcette ide dun temps en devenir et la linarit rompue, emp-cherait le temps en mme temps quil en annoncerait lventuelavnement.

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    Un attracteur trangeLe grand rcit du cinma que propose Deleuze est, on le sait,

    rgl et renvers de lintrieur par lternel retour dun

    mme diffrent. Bien des cinastes que nous avions crus de lamodernit tels Godard, Pasolini ou aussi bien Bresson etWelles appartiennent aux deux tomes de louvrage form parLimage-mouvementet Limage-temps; ils reviennent dans letome 2 avec les grands muets que sont Keaton, Epstein ouMurnau. Le cinma senfonce ainsi sur lui-mme, il creuse surplace son propre temps plus quil ne se dveloppe linairement.

    Mais le tome 2 cet Image-tempsqui nous occupe aujour-

    dhui voit apparatre des auteurs qui lui sont rservs : nonseulement Resnais et Robbe-Grillet, qui voisinent Welles, denouveau convoqu par Deleuze, mais aussi Garrel et Duras,accompagns de Chahine, Perrault, Carmelo Bene, Syberberg etJean Eustache, qui jouxtent les ternels revenants que sontPasolini et Godard. Par l, le tome 2 aborde autrement le dispo-sitif cinmatographique en le plaant, officiellement, sous lesigne du temps et non plus du mouvement (en nexcluant pas,nanmoins, la double appartenance toujours possible que jeviens de signaler), mais surtout, en suivant le cours dune r-flexion propre quelques cinastes qui ne traitent pas du temps,ou qui en traitent diffremment.

    Or ce glissement est prcipit, dans les derniers chapitres, parlirruption oblique, mais rcurrente, dune rfrence Blanchot,rfrence relativement trangre Deleuze, qui fait rarement

    appel Blanchot dans ses livres antrieurs. Simplement annoncpar une obscure mention dans le tome 1 (Deleuze 1983, p. 151),le surgissement de Blanchot est spcifique du tome 2. Bien quela place accorde Blanchot y soit clairement circonscrite, celui-ci y joue un rle systmatique grce la lecture biaise deDeleuze, qui retourne linterprtation de Blanchot selon sespropres objectifs. Mais cette intrusion blanchotienne dsigneaussi une diffrence soi du texte, qui oriente le livre deleuzien

    selon un autre trac.Je voudrais donc montrer que lutilisation des propos deBlanchot par Deleuze lui sert colmater une ligne de fuite quitraverse en ralit tout le dispositif de limage-temps et fait

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    vaciller la possibilit dinscrire limage dans le temps. Mais dumme pas, jesquisserai une autre ligne, signal dune tonnanteconvergence entre la pense de Blanchot et le devenir de la pen-

    se dans Limage-temps.En ce sens, Blanchot intervient comme un attracteurtrange 1 , qui nous invite modifier notre valuation deLimage-tempsdans lanalyse du cinma comme dans luvre deGilles Deleuze.

    Apparition et traitement de la pense de Blanchotdans Limage-temps

    Dans son ensemble, lintervention de Blanchot dans Limage-tempsentrane un mouvement du dehors, qui affecte la penseet son rapport la perception. Relativement tardive, elle prendplace dans les trois derniers chapitres de Limage-temps(chap. 7 9),et jalonne ainsi presque la seconde moiti du livre (Deleuze1985, p. 202-341). Au chapitre 7, intitul La pense et lecinma , le mouvement port par la rfrence Blanchotcommence avec la monte en puissance quaccorde Deleuze unnouveau cinma (de Garrel Godard), spcifiquement repr-sent par Thorme de Pasolini, qui rend manifeste une crisedu cinma entendue par Deleuze (1985, p. 213 et p. 378)comme une crise de confiance du cinma dans la pense, plusprcisment dans la rationalit et le pouvoir de matrise logiqueattribus la pense.

    Cest dans ce contexte quapparat la premire mention de

    Blanchot, invoqu dabord pour son tude sur Artaud et limpouvoir de la pense , selon les termes initialementemploys par Deleuze (1985, p. 216-217) : soit une impos-sibilit de penser (formule exacte de Blanchot dans Le livre venir, 1959, p. 55) qui appartient la pense, et qui est aussi,daprs Deleuze (1985, p. 218) glosant Blanchot, ce qui force penser.

    Une fois introduit dans son propos, le non-pouvoir de la

    pense incarne peu peu la crise de croyance affronte parDeleuze : il dsigne une flure dans le Tout du cinma enmme temps que dans la pense, et indique donc linexistencedun Tout qui pourrait tre pens , remettant ainsi en question

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    le projet de totalisation qui prside lorganisation des deuxtomes de Limage-mouvement et de Limage-temps. Il faut noterici que la rfrence Bergson, le grand rgulateur du systme, a

    disparu depuis le chapitre 5, avec le quatrime et dernier com-mentaire annonc dans le titre de ce chapitre : Pointes de pr-sent et nappes de pass (quatrime commentaire de Bergson).

    Or cet branlement prilleux, qui affecte la pense du cinmacomme la possibilit mme de penser, va prendre trs vite dansle chapitre 7 le nom de pense du dehors , formule explicite-ment emprunte Foucault (1985, p. 227-228). Il sagit l dunvritable dtournement des termes : le dehors de la pense ,

    cet vnement qui emporte le mouvement de penser, setransforme en un acte de pense formulable, nonable, quelleque soit par ailleurs la force de dispersion dont il relve (selonles termes mmes de Blanchot dans Lentretien infini, cit parDeleuze [1985, p. 235]).

    Penser le dehors, cest dj le contrler en lui assignant unlieu. Cest ce quindique une assimilation tablie alors parDeleuze (1985, p. 235) entre le dehors de Blanchot et lintervalle qui caractrise la discontinuit interne des films deGodard : plac entre deux images , le dehors se fait par exten-sion lentre-deux constitutif de toute image.

    Ainsi canalis, et rendu pensable dans son irrationalit mme,le dehors devient lautre nom du Tout ( le tout cest ledehors [Deleuze 1985, p. 233]); il remplace louvert dutome 1 ( le tout, ctait louvert ) et relance le projet den-

    semble dans la mesure o il peut tre circonscrit lintrieurdun interstice . Si la totalisation des images est dsormaisefface, cest au profit dun dehors qui sinsre entre elles telle est la formule finale du chapitre 7, particulirement am-bigu (Deleuze 1985, p. 245) : le dehors a trouv une place,mme si elle est entre les places, et il se situe dsormais la li -mite de linvisible et du visible, conjurant de ce fait lempor-tement qui le caractrisait.

    Les deux chapitres suivants acclrent la rgulation. Dans lechapitre 8, o la pense sincorpore dans le cerveau ( Cinma,corps et cerveau, pense ), la reprise de la notion du dehors est dsormais lie la proximit dun dedans attir par le

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    dehors : ainsi Chahine propose-t-il, dans Alexandrie pourquoi ?, une mise en contact immdiat du dehors et du dedans , dumonde et du moi, bien que les deux ples demeurent asym-

    triques (Deleuze 1985, p. 287). Quant au chapitre 9, le dernier,il sachve sur une rapparition dsormais pleinement visible dudehors le plus lointain coexistant avec le dedans le plus pro-fond au sein dune image audio-visuelle , qui prend formedans les films ddoubls de Marguerite Duras (Deleuze 1985,p. 339). Il sagirait, selon Deleuze, dune nouvelle image-temps,dans laquelle la visibilit ne serait possible quen vertu dunedisjonction entre le visuel et le sonore. La flure originelle venue

    du dehors se trouve dsormais rintroduite dans le dedans delimage, qui proposerait ainsi une forme de visibilit de linvi-sible lui-mme.

    Cette ultime restauration ne peut tre ralise que grce unautre texte de Blanchot : le chapitre Parler, ce nest pas voir deLentretien infini (1969, p. 35-46), chapitre dont Deleuzeretourne radicalement lintitul en un ne pas parler (ou parler la limite du sonore), cest voir ; il sappuie pour cela sur lacritique que fait Blanchot du pouvoir de la parole, mais enescamotant la critique de la vision que Blanchot y associequand, du mme mouvement, il met en question la possibilitde voir le visible.

    Que retenir de cette trajectoire esquisse grands traits ? Enpremier lieu ceci : la pense du dehors, qui est une force dexclu-sion et darrachement, est devenue, par ltrange utilisation que

    Deleuze fait de Blanchot, une puissance dinclusion de lext-riorit, qui vient senfouir dans le dedans de limage. Il sagit desauver limage-tout, et sa visibilit, au sein dun dispositif quivacille parce que travers par une flure : lquation du tout-flet du dehors-dedans prserverait la totalit imageantepar larunion de deux faces, certes htrognes et disjonctives, mais setouchant au sein dune perception unique oprant au profit duvisible la parole mme serait ainsi vue dans lintervalle qui

    caractrise les voix off et voyeuses de Duras. Ainsi le dispositifgnral se trouve-t-il branl par une perce nouvelle du cinma,qui le met en pril en opposant parole et image. Le recoursau dehors, et son renversement, assurent donc une forme

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    daccomplissement esthtique dun vnement emportant lesystme, et que lart aurait pour fonction, si lon en croit Lo-gique du sens(Deleuze 1969, p. 188 et p. 197), de rendre pr-

    sent , comme pure opration toujours rptable, donc chaquefois perceptible.Une question doit toutefois tre pose : de quelle image sagit-

    il ? De faon rcurrente, Deleuze insiste pour faire de cetteimage audiovisuelle une dernire forme de limage-temps. Forceest de constater quil ne sagit plus de temps, mais de parole,plus prcisment du rapport de la parole la pense, sous lesigne de laquelle se sont ouverts les trois derniers chapitres.

    Lenjeu concerne dsormais lnonciation, comme en tmoigneune rfrence inattendue Benveniste (Deleuze 1985, p. 294),et le problme est de savoir comment le cinma pourrait assu-mer une nonciation sensible, et contre-langagire, de la penseelle-mme. Nous avons donc ici affaire un nouvel vnement,qui double de lintrieur lvnement du dehors : celui dunepense venir, qui ne concerne plus directement le cinma,mais que le devenir esthtique du cinma permettrait de baliser.

    En ce sens, la fin de Limage-temps se dveloppe contre-courant du temps ; do la relve de Bergson, philosophe de latemporalit, par lanalyste critique de la pense dans la parolequest Blanchot. Reste se demander si ce contretemps nest pasdj luvre dans lensemble de limage-temps : question quejaborderai en examinant rebours la gense de cette notiondans le livre qui porte son nom.

    Contrechamp: Blanchot Deleuze FoucaultAvant daborder cette nouvelle tape dans lanalyse de

    Limage-temps, je voudrais prciser le dtournement opr parDeleuze lgard de Blanchot.

    1) Blanchot DeleuzeOn aura compris que lusage deleuzien de Blanchot nest

    gure blanchotien. Dans Lespace littraire et dans Lentretieninfini, le dehors nest jamais formul comme une pense ,mais bien comme un attrait qui est aussi une passion: soitcomme une attirance dont la force et la singularit tiennent ce

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    quelle dessaisit le sujet de toute rfrence ltre. Plus radicale-ment, le dehors selon Blanchot extriorise les catgories quiservent de repres la pense conceptuelle, quil sagisse de la

    parole ou de la personne, du temps ou de ltre mme. En con-squence, le dehors empche lintriorit du dedans et il sous-trait lextriorit elle-mme tout ancrage spatial. Non seule-ment il ny a pas de jonction (ft-elle disjointe) entre dehors etdedans, mais le dehors na pas de lieu pour tre, puisquil estemport par sa propre extriorisation.

    Or cette tranget du dehors, qui provoque effroi etvertige, se trouve relie par Blanchot un dfaut de temps, un

    manque du prsent, qui rend impossible la prsence : lapassion du dehors est, dans Lentretien infini, la dispersiondu prsent qui ne passe pas tout en ntant que passage (Blanchot 1969, p. 64) ; le prsent devient ainsi extrieur lui-mme , bien davantage, il se dfinit comme extrioritde la prsence . Lintimit du dehors (Blanchot 1955,p. 25), laquelle se rfre Deleuze pour enfouir le dehorsdans le dedans, est donc en ralit, chez Blanchot (1969,p. 322), lintimit comme dehors , soit larrachement horsde toute intimit.

    On pourrait aisment en conclure que Deleuze a peu luBlanchot, puisquil retourne les termes utiliss par celui-ci, neretient pas ce qui concerne le temps dans la pense de Blanchotet en refuse la logique radicale, qui remet en question lonto-logie Deleuze svertue au contraire refonder dans Limage-

    tempsune ontologie de limage.2) Foucault Blanchot

    Cette mconnaissance de Blanchot nimporte gure. Enralit, et cest beaucoup plus intressant, Deleuze lit Blanchot partir de Foucault, sur lequel il prpare dj le livre qui paratraen 1986, et il privilgie, pour Limage-temps, le texte queFoucault a consacr Blanchot en 1966 sous le titre La pense

    du dehors. lpoque o il fut publi, ce long article est apparu commelune des tudes les plus novatrices sur Blanchot. Cest Foucault (1966, p. 25) quil revient davoir mis en lumire la

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    productivit de cette notion de dehors, vers lequel, horsduquel le discours parle. Pour Foucault (1966, p. 26), ledehors relve bien du paradoxe dun attrait-exclusion ; mais il

    lassocie ltre mme du langage , tel quil sincorpore en un je parle (p. 10 et p. 61). Foucault, en bon archologue,sintresse ici au dehors pour ce quil dit et contredit propos dudiscours ; il faudrait, selon lui, en tudier les formes , les catgories et la gnalogie (du Pseudo-Denys Bataille ouArtaud) pour rendre plus claire leur influence sur la positivitde notre savoir et lintriorit de notre rflexion philoso-phique (Foucault 1966, p. 26-27). Comme le suggre

    Blanchot (1986, p. 26) dans un loge ambigu adress Foucault, qui date lui aussi de 1986, ce dernier travaille isolerdes noncs quil formule ngativement, et il pourrait bien decette faon passer ct de ce qui fait la valeurde lnonc,cest--dire le rapport de lnonc sa propre extriorit.

    Si lon suit Blanchot, on constate que le renvoi au dehors estpar dfinition infini. Associe Blanchot par Foucault, la pensedu dehors conjure le paradoxe de lnonciation dont elle estcharge, car elle donne corps une parole o seul parle le lan-gage, un langage libr de tous les vieux mythes o sest formenotre conscience des mots (Blanchot 1986, p. 57). On com-prend que Deleuze ait retenu cette interprtation du dehorspour aborder le paradoxe de la pense que vhicule la crise ducinma : cest ce dehors lu par Foucault qui dtermine la posturenonciative finale, o voir exclut parler en lincluant dans

    un nonc purement visible.3) Deleuze Foucault

    Or Deleuze, dans son Foucault(paru un an plus tard), modi-fie profondment sa lecture du dehors et du rapport entreBlanchot et Foucault. La disjonction du voir et du parlernoccupe plus chez lui quune place relative, quil illustre par unerencontre imaginaire entre lessai de Foucault sur Magritte, Ceci

    nest pas une pipe, et le texte de Blanchot, que Foucault ne citejamais (en effet, Foucault ne parle pas de Blanchot dans sonessai). Lapplication fictive du Parler, ce nest pas voir ladissociation que Foucault tablit entre lnonc linguistique et le

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    dessin figuratif de Magritte permet Deleuze, dans ce chapitre Le visible et lnonable (savoir) , de vrifier dans lespropos de Foucault sa propre lecture de Blanchot en lui

    imputant une irrductibilit du visible (Deleuze 1986, p. 68)qui est lenjeu de Limage-temps.Mais le rapport sest dplac et lessentiel se fait jour au

    chapitre suivant La pense du dehors (pouvoir) lorsqueDeleuze, dans une lecture trs attentive, montre que le dehorsde Foucault reprsente un jeu de forces (ou un diagramme)opposes aux formes et se chargeant de ce quon pourrait appe-ler un contre-pouvoir ; ce mouvement dexpansion multiple, qui

    ruine de lintrieur les formes tablies et les machines du pou-voir, se manifeste finalement pour Deleuze (1986, p. 98) dans levitalisme de Foucault dinspiration nietzschenne , quiporte, contre lhistoire, llan dun pur devenir. Car pourDeleuze (1986, p. 91) relisant Foucault en extension, les forcessont en perptuel devenir, il y a un devenir des forces qui doublelhistoire .

    Les cartes ont t redistribues, en ce qui concerne Blanchotaussi bien que Foucault : Deleuze (1986, p. 92-93) opposedsormais lextriorit, qui relve de la forme, et le dehors,qui nest que force ; mme sil relie encore lacte de penser ladisjonction du voir et du parler, il souligne surtout en quoi penser sadresse un dehors qui na pas de forme ; et cettenouvelle pense du dehors libre avec ce Foucault dmultipliun devenir sans contrle qui nest videmment pas tranger

    Deleuze lui-mme.La greffe du devenir sur le dehors ne va pas dans le mmesens que linclusion du dehors dans le dedans, sur laquelle jaiinsist jusquici. Elle sert baliser, rtroactivement, un mouve-ment inverse qui est luvre tout au long de Limage-tempsetqui y projette le devenir en dfaisant la relation entre temps etimage. Cest ce renversement dont je vais maintenant esquisserles contours. Il sagira dappliquer limage-temps deleuzienne,

    et la question de la pense qui la prolonge, le dehors-devenirqui passe au premier plan dans la lecture densemble quefait Deleuze de Foucault, tout en restant reli la pense deBlanchot, qui est son tour approfondie grce au nouvel

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    clairage que jette Foucault sur cette pense. Ce va-et-vient taitsans doute ncessaire pour rester fidle une rflexion deleu-zienne qui, encore une fois, ne se dveloppe pas linairement,

    mais en spirale, et selon des lignes contraires.Je tenterai de lier, dans cette dernire tape, limpossibilit duprsent, qui caractrise le dehors blanchotien, une crise delimage-temps elle-mme, emporte par un devenir qui ne laissepas de place au prsent ni la prsence, mais qui prcipite dumme geste lavnement de la pense comme unique spcifi-cation du temps.

    Le devenir-dehors de Limage-tempsRemontons en arrire dans Limage-temps. Cest au chapitre 6

    ( Les puissances du faux , Deleuze 1985, p. 165-203), donc la charnire entre les dernires pages consacres Bergson(chapitre 5) et larrive de Blanchot (chapitre 7), quclate unerupture dans la pense du temps : elle intervient avec lentre enjeu dune troisime image-temps (Deleuze 1985, p. 202),place sous le signe de Welles et du simulacre, qui ruine la vrit du temps (p. 187) en faisant passer limage danslorbite du faux. La rupture consacre, selon les termes deDeleuze, la fin de lordre du temps, jusque-l rgl par lasuccession ou par la coexistence simultane des diffrentsrapports temporels : ce rgime de temporalit chronologiquecde le pas lasrie du temps, qui ne permet plus de distinguerlavant et laprs parce quils sont runis en un devenir, qui

    creuse lintervalle dans le moment lui-mme (Deleuze 1985,p. 202). Il y aurait donc dun ct, avec les prcdentes images-temps, lordonnance et la distinction des moments, et de lautre,avec la nouvelle image-temps, la sriation en devenir discontinuo chaque moment se drobe. On reconnat videmment, dansce devenir qui empche le prsent, le retour en force de lAin,tel quil apparat dans la 23e srie de Logique du sens, cet ouvrageentirement consacr la division srielle des signes et en

    particulier des temps : alors que Chronosnest que prsent, il nya pas de prsent possible dans lAin, qui va la fois vers le passet lavenir, et trace ainsi une terrible ligne droite oriente selondeux sens inverses. Dans llan contraire de ce devenir paradoxal

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    et illimit, le prsent est impossible parce quil se divise linfinientre pass et avenir. On dira donc que le temps nest dsormaisplus visible, puisquil est devenu pur devenir, dli de la

    prsence de limage, comme lest prcisment le dehorsblanchotien, qui servira ensuite de relais, et de recours.Or le devenir srialis mine dj les deux premires images-

    temps, dont lordre vacille sous limpulsion de cette force. Ladeuxime image-temps, au chapitre 5 ( Pointes de prsent etnappes de pass , Deleuze 1985, p. 129-164), est branle parla discontinuit du pass et du prsent chez Bergson, pour qui lepass prend deux allures diffrentes suivant quil est stock de

    mmoire, o le prsent va puiser selon ses besoins, ou aucontraire actualisation des souvenirs qui font irruption au seindu prsent. Il y a deux mouvements temporels inverses selonBergson, du prsent vers le pass stock, et du pass vivant versun prsent quil modifie ; Deleuze (1985, p. 132) se rfre alors saint Augustin pour spcifier la multiplicit des prsents quien rsulte (prsents du futur, du prsent, du pass) ; il fondeainsi les prsents multiples et contraires de Robbe-Grillet en lesinscrivant sur une seule ligne droite, o le mouvement suit desdirections inverses, et o le prsent nest sauv quen se divisant,chappant par l sa propre mesure, comme le soulignait djAugustin au dbut du chapitre 7 des Confessions.

    Quant la premire image-temps nous voici doncau chapitre 4 (Les cristaux de temps , Deleuze 1985, p. 92-129) elle constitue, on le sait, la fondation du temps visible

    dans la fabrication toute bergsonnienne de limage-cristal: lafois actuelle et virtuelle (p. 93), elle garantirait, grce aux circuitsen chane de Bergson, lunit indivisible et visible danslimage cristalline dune image actuelle et de son imagevirtuelle (p. 105). Mais cette image, elle aussi, est traverse par ledouble mouvement inverse de deux directions contraires, dontlune slance vers lavenir et lautre tombe dans le pass (Deleuze1985, p. 109). Le devenir, comme dfaut de prsent, est dj

    luvre dans la premire image-temps: la nature du prsent netient qu sa forme cristalline, cest dire quel point il est fragile;et si lon voit le temps dans le cristal, cest quil y a scessionoriginaire dun temps qui fuit dans et par limage-temps.

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    Telle une pense du dehors, le devenir emporte, souterrai-nement ou de manire frontale, lensemble dun dispositif o leprsent ferait toujours dfaut, si limage nen garantissait la pr-

    sence en ramenant lextriorit vers lintimit, cristalline oufissure, de la visibilit elle-mme. Dans Limage-temps, limageest l pour nous sauver du temps, cette ligne de fuite incessante.Et quand les circuits continus de Bergson ont explos dans lescourts-circuits de Godard, alors Blanchot prend la relve deBergson pour rpondre la pousse du dehors en lenfouissantau dedans mme de limage. En ce sens, le dehors sert de contre-feu au devenir, qui traverse toutes les images-temps et rend

    insaisissable la prsence du prsent dans limage prsente. Car sile temps est devenir, il y a antinomie de limage et du tempsdans Limage-temps. Do le transfert du temps vers la pense,qui apparat au chapitre 7, mais accompagne en sourdine larflexion de Deleuze sur Bergson (chez qui limage-temps seprolongerait naturellement en image-pense) comme la for-mation des images-temps elles-mmes la Pense nest-elle paslunique personnage de Resnais depuis ses tout premiers films ?

    Un dernier mot sur larticulation complexe du devenir et dudehors. Le devenir nest que force, le dehors deleuzien qui luisuccde oscille entre forme et force : on a vu comment la lecturede Foucault-Deleuze volue ce sujet, et cette hsitation rgle ledouble jeu de limage-temps, qui va tantt puiser dans le dehorsde Blanchot de quoi relancer le devenir vers la seule pense, etqui y trouve tantt la reprsentation dun paradoxe du langage

    qui donne forme la pense du dehors en la ramenant uneimage audiovisuelle nonable et pensante, bien que nommeune dernire fois image-temps.

    De nombreuses quivoques subsistent donc sur le rapportentre temps et pense dans le devenir selon Deleuze, comme surlambivalence dune pense du dehors qui tantt prend la formedune image dite temps ou pense et tantt nest que forcedextriorisation de la pense elle-mme. Jy reviendrai pour con-

    clure, aprs un dtour effectu laide dun exemple filmique(loge de lamour, Godard, 2001) illustrant au mieux le pouvoirde rupture que met en uvre lattrait du dehors lorsquil entranele libre jeu du devenir hors de tout champ perceptif. Dans ce

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    rcent film de Godard, nourri la fois de Blanchot et deDeleuze, le temps se trouve partout en cause et nulle partsaisissable, parce que livr sa propre extriorit. Le film donne

    ainsi linteraction Deleuze-Blanchot toute lamplitude surlaquelle mise Deleuze dans Limage-temps, et que cependant ilsefforce de juguler en convoquant des simulacres dimages-tempsface lemportement dun devenir o le temps schappe.

    Un emblme : le temps du dehors dans loge de lamour(Godard, 2001)

    loge de lamour est entirement construit sur la logique du

    devenir, que souligne la division du film en deux parties sparespar un intertitre (Deux ans auparavant). Chaque composantefilmique soutient sa manire cette double contrainte. Le rcitavance reculons, et va dune seconde rencontre amoureuse, quivolue travers Paris et sachve dans la mort de la jeunefemme, la marche du protagoniste vers le moment antrieur(deux ans auparavant) et le lieu loign (un port breton) dunepremire rencontre qui ignore la prcdente, pourtant chargede son souvenir. Omniprsente, la rfrence lhistoire prcipiteles traces de lextrme contemporain (confrence sur la guerredu Kosovo, affaire Aubrac ressuscite, avec Jean Lacouture etFranoise Vierny, pour un projet de remake de La liste deSchindlerpar une Spielberg Society en mal de scnario) dansle retour dun pass qui ne passe pas (loccupation allemande, laspoliation des Juifs, la trame disperse dune Rsistance quon

    aimerait retrouver en conjurant la trahison passe). La formemme du film accentue surtout linversion permanente dutemps, puisque lantique noir et blanc de la premire partie,signe Bresson et annonant Vigo, est remplac dans la secondepartie par les couleurs toutes modernes de paysages saturs decitations picturales fauvistes 2, renvoyant un temps davant lecinma. Dans ce film allant la fois vers le pass dun futur etvers lavenir dune mmoire, chaque instant filmique est ainsi

    entran dans un court-circuit temporel inachevable, parcequemport simultanment selon deux vises contraires. Pourprendre en charge la temporalit quelle recle, limage doitrpondre ce double circuit qui la projette du mme pas vers

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    et hors dun temps dont elle appelle la venue et quelle supposedu mme mouvement dj coul pour pouvoir tre com-prise : parfait cercle vicieux, qui transforme le film mme en

    mmoire dune vision advenue, sans cesse ritre, comme cestle cas dans la seconde partie, qui remonte le cours de la pre-mire.

    Aucune image ne sera donc une image-temps, dans la mesureo la lisibilit de chaque image dpend dun parcours den-semble ayant lieu contresens. Il sagit dun film deleuzien enson principe dorganisation, mais seul le dehors blanchotienrend compte de limpossibilit o se trouve le spectateur de le

    percevoir sans lavoir dj vu. Lavant sera aprs, laprs taitavant, mais on ne le sait quaprs coup. Le film ne peut se voirau prsent quen se revoyant comme dj pass, donc dans lesouvenir-effacement dun passage par dfinition hors de soi.Cest ce temps du dehors, sans commencement ni fin, queBlanchot nomme vertige de lespacement. Il affecte ici lavisibilit du film, parce qu la limite il soumet la saisie delimage la seule mmoire de soi, o elle soublie.

    et puis alorsle premier momentvous vous souvenez des nomsnon, nonpeut-tre quon lavait pas ditnon, je ne sais plus du tout []

    Telles sont les premires phrases tires du film, qui seront

    rptes autrement la fin :

    bon, alors on a un projetet a raconte quelque chosede lhistoireet ce quelque chose, cest un desmomentset puis, alorsle premier moment

    vous vous souvenez des nomspeut-trequon vous lavait pas dit, etc.

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    Le texte commence sur loubli et sachve sur le projet. AinsiGodard, dans loge de lamour, ce livre crit daprs le film, oplus rien ne subsiste de limage, repasse-t-il inlassablement le

    flux purement mmoriel dun film quon voudrait revoir.Emblme dun temps dsir, loge de lamourdsigne pour-tant le dfaut dtre de ce temps. Ce passage au dehors, quitraverse le film, retourne limage sur lenvers de ses signes : loinde se cristalliser en image-temps, elle devient le vecteur duneide, elle-mme totalement entrane par lextriorit dont ellese charge. Cest cette ide du temps, en devenir et la linaritrompue, qui donne au film de Godard une intensit troublante,

    suivant laquelle le dehors tout la fois empcherait le temps eten dclarerait lventuel avnement.

    Du percept au conceptIl me reste conclure sur lenjeu du parcours deleuzien et de

    ma propre dmarche, que jai tent dclairer par une illustrationemblmatique de nature montrer la force dentranement quele dehors peut exercer sur la pense du devenir.

    1) Je dirai tout dabord et ce sera ma premire conclu-sion que le cinma ne rend pas le temps visible, contrairement une ide assez rpandue sur Limage-temps, quAlain Badiou areprise dans la prsentation dun numro rcent de Critique,intitul Cinphilosophie. En ralit, le cinma rend perceptible,avec et contre limage-temps, le mouvement par lequel le tempschappe limage au moment mme o celle-ci le vise.

    Telle est laporie constitutive du temps, qui suppose et sous-trait le prsent dans un court-circuit permanent, o linstant sedrobe en allant reculons.

    2) Une deuxime conclusion prolonge la prcdente :lattirance exerce par le dehors, mme replie sur la visibilitvenue dun rapport au dedans, ne se limite pas au cinmacontemporain rpertori par Deleuze en 1985 ; lattrait dudehors traverse lensemble du dispositif deleuzien qui, on le sait,

    fait du paradoxe du mouvement, visible et non visible, continuet continment discontinu, le principe mme de limagementcinmatographique. En ce sens, la projection au dehors noncedans les derniers chapitres de Limage-temps pourrait bien

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    inspirer obliquement la conception mme du cinma chezDeleuze.

    3) Je privilgierai lhypothse dcoulant de la conclusion

    prcdente et sappuyant sur un troisime rappel dun lmentbien connu : issue de limage-mouvement, limage-temps esttraverse par le mouvement dun devenir qui, en prenant le nomde pense du dehors , met en jeu la pense elle-mme, en uneintrication qui reste dmler.

    Penser appartient au dehors cette ferme affirmation deDeleuze dans son Foucault(1986, p. 93) claire rtroactivementla gense dun nouvel enjeu dans Limage-temps et, plus large-

    ment, dans lensemble Cinma. Jouant double jeu, le dehorsdsigne la fois, chez Deleuze, la reprsentation visuelle de ladisjonction dans un percept esthtique et lapproche virtuelledune pense vocation conceptuelle, dont la singularit tient lextriorit qui lentrane et qui la fait penser dans la seule forcede son devenir : sans prsence soi, donc sans corps et sansimage , comme le dit Schefer cit par Deleuze (1986). Lab-sence dimage, dclare par Blanchot (1986, p. 260), traceraitainsi pour Deleuze la ligne de partage entre le devenir du temps travers limage, et la pense conue comme pur devenir horsde limage.

    Limpossibilit de penser quest la pense , selon la formuleexacte de Blanchot, peut ainsi tre renverse chez Deleuze etprfigurer le concept , qui sera dfini dans Quest-ce que laphilosophie ?, tout la fois par lenchevtrement qui le relie au

    percept et par le fait que, la diffrence du percept, qui seperoit lui-mme dans son actualisation, le concept demeuretoujours venir : le concept est le contour, la configuration, laconstellation dun vnement venir (Deleuze 1991, p. 36).

    Il en rsulte une srie de consquences, qui doivent encoretre explicites. Ce devenir dun vnement autre, qui appar-tient la philosophie et nappartient qu elle, est perceptibledans le recours deleuzien Bergson, dont la relve sera prise par

    un Foucault-Blanchot charg de rendre possible lavnementconceptuel dans une pense qui peut tre nonce et demeurecependant ouverte sur sa propre extriorit. La dfaite du tempsdans Limage-temps est solidaire dun devenir de lide : parce

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    quil est mouvement avant que dtre temps, le cinma sert delaboratoire pour linvention dune pense qui concerne moins lecinma que lavenir de la philosophie deleuzienne dans son

    rapport lart.Lusage ambigu de Blanchot chez Deleuze, qui contribuera rparer la flure et constituera en mme temps un facteur defuite, sert alors dsigner, dans la pense-cinma de Deleuze,une zone aveugle de limage o le philosophe tente contradic-toirement de prserver le percept au dedans dune ultime image-temps et de prcipiter le devenir du concept par lirruption dumouvement au sein dune temporalit qui ruse avec limage et

    ne peut souscrire au visible quen y signalant sa propre invisi-bilit.

    Selon cette logique contraire propre Deleuze, le cinma,comme temps et dabord comme mouvement, aurait pour rleprincipal de retourner limage-percept contre elle-mme enfaisant de celle-ci, inlassablement, le moteur de la pense etlindice dune rsistance de la pense sa propre actualisation.La pense demeure toujours en dehors de la formulation grce laquelle elle prend forme. Ce serait la force du cinma inventpar Deleuze que de contenir ce double geste permettant laforce dattraction de la pense de se manifester, et soutenant dumme geste lexclusion de cette pense qui ne serait qu venir,mais adviendrait par sauts et de faon discontinue, toujours auplus prs dinterrompre sa propre course. Ltonnante rencontredu devenir et du dehors prouve ici son efficacit, qui somme

    toute nest pas trangre Blanchot ; condition toutefois dap-pliquer rigoureusement lexigence relative lextriorit, quivient de Blanchot, lambivalence de llan deleuzien qui visesimultanment, et de faon contraire, la prsence effective delimage perceptible, o le concept nest encore que contour, etleffacement de limage dans le processus darrachement parlequel nous pensons. Il ny aura pas de rsolution.

    *

    Un concept est un chaos devenu pense, conclut en substanceDeleuze la fin de Quest-ce que la philosophie ?(1991, p. 196), la

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    pense devant selon lui plonger dans le chaos pour sen extraire.En jouant le rle dattracteur trange, qui modifie lorientationdune dmarche dont il est cens rgler le cours, Blanchot

    participe de cette contrainte paradoxale assigne par Deleuze laphilosophie : la rsolution du chaos procde du chaos lui-mme,qui constitue la fois le remde et lorigine du mal. Rien nestplus douloureux quune pense qui schappe elle-mme (Deleuze et Guattari 1991, p. 189) : en bonpharmakon, lattraitdu dehors, venu de Blanchot, hante une rflexion dont il est lafois loprateur programm et le dtonateur aux effets non calcu-lables. Le pouvoir dattraction exerc par Blanchot, surgissant au

    dtour dune analyse, prcipite ltranget dun texte deleuzienqui ne souscrit son programme dclar la pense-cinma quen prenant le risque dun chappement de la pense hors ducadre conceptuel vers lequel elle tend. Mais nest-ce pas l lepropre du pari deleuzien, qui fait de limpouvoirde la penseloutil dune impulsion accrue du principe de penser ?

    Universit Paris 8

    NOTES

    1. Ce terme, emprunt de manire tout analogique la thorie du chaos ici celledes chaos dissipatifs veut prendre en compte le caractre la fois programm etimprvisible du parcours deleuzien dans Limage-temps. Il nest pas tranger non plusau changement dorientation inflchissant une recherche dont le devenir drgle lamesure des objets quelle sest donns.

    2. Couleurs clatantes de Vlaminck, Derain ou Marquet, mais aussi marines de

    Manet, campagnes bretonnes de Gauguin, paysages contrasts du Van Gogh dArlesou dAuvers Bien que brouilles parfois, les citations picturales sont dautant plusinsistantes que Godard est intervenu en laboratoire pour accentuer, sur la pellicule,lclat chromatique des diffrents tons (rouge, jaune, bleu).

    RFRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

    Badiou 2005 :Alain Badiou, Du cinma comme emblme dmocratique , Critique,nos 692-693, 2005, p. 4-13.

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    Blanchot 1959 : Maurice Blanchot, Le livre venir, Paris, Gallimard, 1959.

    Blanchot 1969 : Maurice Blanchot, Lentretien infini, Paris, Gallimard, 1969.

    Blanchot 1986 : Maurice Blanchot, Michel Foucault tel que je limagine, Saint-Clment, Fata Morgana, 1986.

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    Deleuze 1969 : Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969.Deleuze 1983 : Gilles Deleuze, Cinma 1. Limage-mouvement, Paris, Minuit, 1983.Deleuze 1985 : Gilles Deleuze, Cinma 2. Limage-temps, Paris, Minuit, 1985.Deleuze 1986 : Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Minuit, 1986.

    Deleuze et Guattari 1991 : Gilles Deleuze et Flix Guattari, Quest-ce que la philo-sophie?, Paris, Minuit, 1991.Foucault 1966 : Michel Foucault, La pense du dehors , Critique, no 229, 1966.Foucault 1973 : Michel Foucault, Ceci nest pas une pipe, Saint-Clment, FataMorgana, 1973.

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