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La nuit, je danse avec Marlène

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La nuit, je danse avec Marlène

La nuit, je danse avec Marlène

Quand j’étais petite, je disais quand je serai grande, maintenant je suis grande et je dis quand j’étais petite.

La jupe grise gratte la fraîcheur des jambes. Je suis assise en classe alignée avec les autres filles. Il n’y a que des filles. L’école est une image noir et blanc. Vieille photo en vrac dans les boîtes engrangées de ma grand-mère; mémé-bonbon, celle qui range. En 1950 elle tient une confiserie avenue des Gobelins. Dans sa chambre des placards entourent le lit, les boîtes de chocolat Suchard y jaunissent. À l’intérieur s’entassent les photos de famille, côté français : soldats alignés de la guerre de 14, inconnus à moustaches aux pensées lointaines, quelques mots épars au dos de cartes postales disent le temps long de la guerre. Les projets toujours remis, repris les espoirs, l’attente : 1914.1915.1916.1917.1918.Ma grand-mère, elle, reprise et range. Boîtes et chaussettes remisent à neuf le dimanche. Dans l’affairement ménager, elle prépare sa mort toujours prochaine : « Que vous ne trouviez pas tout mon fourbis quand je ne serai plus là. » Elle se lève s’active, surtout ne pas laisser aller ce qui va de travers. Dieu? Elle y pense sans doute. Dans la maison ce sont les morts, le Christ au-dessus du lit, l’église près de la Place d’Italie, le cimetière au Perreux où l’on s’occupe des tombes. Chaque soir, Grand-mère se couche sous la croix. Cloué sur le mur de papier à fleurs, le crucifix baisse les paupières. Dans les boîtes où se ferment les souvenirs; la photo d’un jeune homme au regard clair en tenue de sport, le frère de mon père, décédé à 33 ans. Aura de sa jeunesse éternelle prise par la lumière.Sage comme une image, la photo dans une autre maison montre ma mère assise bien droite, sourire serré, une photo de classe, pas à son avantage. Les camarades ont ri paraît-il en la voyant.Sur l’image, je suis plus jeune maintenant que cette photo-là de ma mère et sûrement, non, ce n’est pas non plus une des photos noir et blanc des boîtes de ma grand-mère. Peut-être la jupe n’est pas grise mais bleue sur des collants rouges, une jupe à fleurs et par-dessus un tablier aux poches en forme de pomme. Oui. Et des petites chaussures marines, Kickers, celles avec les trous. La classe, les têtes penchées, la maîtresse qui montre les choses au tableau,je suis assise et j’écoute. Je prends le stylo posé dans la petite rigole de bois taillée et fais des lettres, les premières belles lettres, bien rondes et rassurantes, je suis appliquée, je fais ce qu’on me dit, je copie. La bouche peut-être crispée, les doigts repliés, serrés sur le bic à quatre couleurs qui fait clic-clac bleu,rouge, vert, noir. Dans le couloir le long de la salle de classe, un regard se hisse jusqu’à la partie vitrée de la cloison. Mon père immense ne me quitte pas un instant des yeux. Je n’ai jamais été au catéchisme. La lumière des églises, je l’ai découverte plus tard qui se glisse par le vitrail enserre les particules de poussière, s’immisce entre les couleurs vives,

portant les bruissements d’une voix lointaine. Des murmures se perdent sur les motifs carrelés jusqu’au chœur. Frémissante encore l’image se fixe: neuve, ancienne? Je plisse les lèvres, un sourire se dessine.

***Appelée par la maîtresse, elle monte sur l’estrade et vient écrire au tableau, le mot le plus long du monde : Extraordinairement. Le tableau noir pivote, cache le modèle. L’exercice consiste à retracer de mémoire, le mot sur l’autre face. Elle prend la craie sur le petit reposoir et tremblante dessine des lettres lisses qui, parce qu’elle a commencé tout en haut et bien à gauche, sont irrésistiblement entraînées vers le bas, si bien que le « ment » diagonal s’étire. Sa besogne accomplie, elle se retourne, interroge du regard le hochement de tête de la maîtresse qui, d’un geste lui signifie qu’elle peut regagner sa place. Rouge de ce mot inscrit extraordinairement sur le tableau noir, elle marche dans les rangs , dévisage les autres distraits, indifférents, moqueurs.Les regards entrent en elle comme une comptine qui siffle et déraille: « m’aime, m’aime , m’aime, m’aime pas , m’aimera, m’aimera pas... », Elle trouve sa place dans la sage lumière, s’assoit les coudes bien droits autour du cahier, sous le prisme du regard de son père. Évidemment, il ne peut pas la quitter.Quand elle rejoint les autres dans le hall, il cale la petite Honda 500 et une fois la cloche sonnée, pénètre dans l’enceinte de l’école. Là, hissé sur de grandes échasses rouges, il arpente le couloir jusqu’à atteindre la salle de classe du cour préparatoire. En haut de la cloison, par la partie vitrée, il scrute chaque mouvement de sa fille, quand elle lève le doigt au plafond et crie : « Maîtresse ! », qu’elle lance tremblante la réponse attendue, approuvée, rejetée. Pas toujours pratique pour papa clown la posture d’échassier ! Peut-être un jour d’un grand fracas, un faux-pas et vlan papa s’écroule découvert, patatras, la tête de travers parterre-parterre les quatre fers en l’air et la risée de tous, un jour… Aujourd’hui il se tient bien droit et dicte les battements rapides ou lents du cœur de sa fille. Assise devant la table à encrier, elle sent son dos endolori, anesthésié et pense comme : « une partie de moi devenue statue ». Ce dos qui refuse de se sentir avec le reste du corps affronte les dards du regard se cambre, se voûte, coléoptère indocile de dos tendre, tendu, tendre, tendu endossant autre chose. Ombre figée ? La découpe d’un visage s’y dessine, masque en elle-même gravé qui montre sa face à la lumière. Oh ce visage ! Ces yeux aux longs cils rangés bien droits comme ceux de la poupée Mima, les paupières s’entrouvrent avec lenteur, une larme les cisaille et coule douce sur la peau.

***

Les coudes sur la table, attentive elle regarde. La maîtresse sur l’estrade déplie une serviette à carreau sur ses genoux. Coupant une pomme en deux, elle fait miroiter la lame et explique: « La pomme ronde ferme et jaune renferme du jus.» C’est une leçon de chose, une leçon d’éveil. Sur les panneaux illustrés accrochés aux murs de la classe, le monde est une

question découpée en tableau : la faune et la flore des montagnes, comment les abeilles fabriquent le miel, les constellations célestes. Enfin, les cloches, c’est la récré ! La corde fouette le bitume. À chaque extrémité une fillette fait le piquet. En file indienne, l’une après l’autre les jambes se déballent et courent et jusqu’au milieu de la corde et là, hop hop hop ! Des sauts ! Maintenant, c’est son tour. Un deux trois vinaigre ! D’un coup tout bascule. Cavalcade de sabots. Les cloches sonnent à l’église de Saint Christophe-en-Bazelle. Le troupeau lâché à l’heure de la récré frappe les pavés, la cour est un champ de terre meuble fraîchement sillonné. En bousculade, des veaux nouveaux-nés se ruent dans la classe. Ânonnants, ils beuglent leurs premiers mugissements : « A beh! C cédille, D! » Traits de craie crissant sur l’ardoise, la meule de l’aiguiseur de couteaux grince dans la grange. Les petites filles ont glissé un tablier noir à collerette blanche sur leurs habits colorés. De chaque côté d’une raie tracée droite au sommet de la tête, deux nattes tressées-serrées nouées par des papillons de velours noir leur tirent la peau du crâne. Arpentant les rangs, la silhouette rectiligne, l’instituteur tient ferme une règle prête à frapper l’extrémité des doigts. Dehors une chienne hurle. C’est Sissi, la bâtarde, fidèle de Jeanne, celle qui garde les chèvres dans le champ de luzerne.27 28 29 30! Kaléidoscope bucolique, le petit rat des villes s’est inventé un bol d’air. Hop hop ! La gamine laisse sa place à la suivante et court faire la queue pour le prochain tour.

***

Les gangs, il fallait en faire partie. Sans savoir pourquoi elle se retrouve dans le clan des Résistantes. L’effigie du groupe : un oeil de lynx dans un rectangle. Tracé sur les allées du bois, ce signe de ralliement signale le passage du petit groupe au camp adverse. Peu encline à défendre ardemment la bonne cause, à tout moment elle garde le sentiment que les attaques de ses dites alliées peuvent se retourner contre elle. La « majorité » suit une Diane au visage pâle que l’ample chevelure blonde a nommé reine à coup sûr. Fillette de proue, cette sirène parle peu et se laisse conseiller par une foule de courtisans bavards, de garçons patauds qui s’ingénient à séduire sa taille fine en inventant les attaques qui déconcerteront les rebelles. Exécution sommaire de stratégies salaces concoctées en messes basses : attacher les Résistantes aux arbres, les barbouiller de rouge à lèvres, les secouer de baisers enfin, les poursuivre, affolées au fond des bois pour les mener jusque des cabanes secrètes. Un jour la maîtresse lance un ultimatum : la guerre des gangs doit cesser, elle entrave le bon déroulement du travail. Les yeux clairs, généreux, derrière ses lunettes aux contours métalliques, les cheveux gris coupés court, d’une voix posée, le discours de l’institutrice impose la trêve. Le conflit se poursuit en sourdine mais des signes montrent que les temps ont changé. Des membres de la majorité commencent à dialoguer civilement avec les Résistantes. C’est alors qu’elle remarque, assis près de la fenêtre au fond de la classe, un enfant menu et vif. Entre eux, des sourires furtifs, un regard sitôt posé se détourne. C’est le frère cadet de la grande Diane blonde.

« Tu n’as pas le droit de me sourire comme ça et ensuite de me manquer de respect » lui annonce - t - elle, défiante.

***Trois rouges, dix blanches, deux vertes. Penchée contre le garde - corps, elle dissèque la masse compacte des embouteillages et inscrit en colonne sur son petit calepin le nombre et la couleur des voitures. Lassée par cet exercice, elle ferme la fenêtre, quitte le brouhaha de l’avenue, retrouve le salon. Silence. Au milieu d’une forêt touffue de fleurs de papier, étincelle la tulipe argentée encadrée de motifs diagonaux. Formes et couleurs se répondent. Le chat est sous la lampe, la valse domestique commence. En rythme balancé son regard se ballade : le plafond, la cheminée, la boîte à couture, le chat saute sur le piano. Calme et langueur après le bariolage crissant des automobiles, les lignes musicales du salon l’emplissent de la paisible pensée d’être chez elle. Elle respire et rit de cet instant passé à compter jusqu’à la peur du débordement ces engins métalliques explosés en morceaux sous l’impact de sa frayeur. Elle rit, tourne assise sur le tabouret de piano et joue, do mi mi , la petite mélodie de la Méthode : « ré mi ré do », à deux mains. Elle , elle dit elle, plus rien n’avance plus sans elle. Si elle veut, elle peut cesser de faire les notes. Arrêter de jouer ré mi ré do. « Non oui non oui? Je recommence. » Me sauver ! Sauter la mesure, agiter les mains autrement, choisir autrement et do mi mi démentira le sol. Elle se roule à terre rigole.Elle qui elle ? Elle qui pose la question qui elle, traversée par la question qui elle décidera un jour de jouer ré mi ré do de ce morceau de sol là. Ceci-cela elle croque la pomme posée sur le rebord. Pause. Le chat passe sa patte derrière l’oreille en lèche le petit bout blanc. Dans la maison silencieuse, elle longe le couloir, regagne la chambre. Allongée sur le lit-gigogne elle se pelotonne, déniche un petit crayon à papier rongé planqué sous le matelas. Dans la sueur du soir contre la solitude des draps de l’enfance, elle griffonne sur la cloison de bois ces noms sacrés aimés noms secrets si tôt marqués-barrés-rayés vifs au crayon noir à papier: le noms des amoureux. Dans le lit du dessous le frère dort, si doux, si sage, le frère, le petit.Cloison des après -midi sombres dans la maison silencieuse, Cloison qui sépare de la chambre des parents, recueille les larmes du soir.Cloison contre laquelle s’accomplit le secret.Quand toute la maison dort, l’invitée (ma copine-qui-dort-à-la maison) quitte le matelas de mousse, escalade l’échelle du lit gigogne, prend bien garde au frère qui dort, et se glisse étrangère sous les draps. Les deux fillettes se regardent et douces se perdent en fragiles étreintes. Premier serment d’amantes.

***Pas croyable ! Ils oublient tout ces parents! Tout le monde dort. Il faut quand même que j’aille à la nouvelle école. Bon, puisque c’est comme ça, j’enlève mon pyjama et aussi lisse qu’un petit suisse déroulé du papier qui glisse , bien dans mon assiette, seule, sans personne pour me mettre à sa sauce, me sucrer, m’accommoder à la confiture de fraise , à la banane écrasée ou je ne sais quoi, nue, j’enfile ma robe à marguerite - celle que je préfère- je ne réveille personne et savoure ma matinée buissonnière.Elle monte sur le

tabouret de la cuisine et attrape le batteur électrique sur l’étagère du haut. Un gâteau à l’ananas et au chocolat. Dans un grand saladier, elle casse les coquilles, sépare le blanc des jaunes. Le courant branché, c’est parti. Ça va monter vite. Hop! Je chope la farine, j’ajoute le sucre Roux. Au supermarché maman achète toujours la boîte avec des perroquets aux ailes turquoise. Roux, ça me plait, c’est spécial. Ma mère aussi préfère. En général, on est d’accord sur les couleurs. Mon chat Pilou, je l’ai choisi au milieu d’une masse de poils humides; portée de petits chatons, yeux collés, qui cherchaient à tâtons le téton d’une grosse chatte tigrée, son ventre lourd posé sur le parquet du salon de Mme Meslay. « Une femme avec une vie très olé olé » dit mon père. Parmi la touffe de pelages gris, je le vois tout de suite mon petit soleil : Pilou, mon chat roux. Ne pas oublier la levure. Au milieu de la cuisine savamment désordonnée, les mains plongées dans le grand saladier, ses paumes malaxent la farine, le beurre et le sucre. Elle jubile, lèche la pâte compacte au bout de ses doigts.Dire qu’à l’école, ils planchent sur les divisions à virgule. Ça me fait mal. Un jour, j’ai mordillé l’oreille de Pilou, le petit bout tout mou, là où c’est doux. Je trouvais que ça avait le goût de sucré. Découper l’ananas. Poser sans les casser de belles rondelles sur le chocolat, pas si fanstoche. Ma grand-mère dit qu’un gâteau c’est comme une prière, on y met tout son cœur. Alors j’ai voulu attacher Pilou aux barreaux du lit par la queue. C’était difficile parce que dans la queue des chats il paraît qu’il y a de l’os. Personnellement, je ne crois que ce que je vois. Donc, j’ai essayé. Quand je lui ai tordu la queue pour faire un nœud, le chat a poussé un miaulement affreux, ça faisait peur, maman a crié : « Tu es une petite fille sans cœur » Sans cœur, sans cœur , je me le répète pour ne pas avoir l’air bête trop longtemps , histoire de savoir ce qu’on me dit tout de même, faut pas me prendre pour je ne sais pas quoi. Sans cœur ? Alors même pas cap’ de prier tant pis le gâteau sera raté. Elle lèche le bout de ses doigts plein de chocolat.« Je vous jure Seigneur que c’est bon » Le visage barbouillé de cacao , l’œil au ciel éploré, elle fait le signe de croix. À l’envers.

***Je suis curieuse, je veux voir comment fait ma grand-mère quand elle prie. Alors, tout doucement, je tire l’escabeau du cagibi dans la salle de bain , je l’escalade et j’arrive en haut du mur. Là, il y a une vitre qui donne sur la chambre, le menton posé sur mes mains, j’observe ma grand-mère à genoux sur le lit devant le corps de Jésus. Personnellement, il me fait très peur. Planté sur le mur, comme un gros scorpion immobile, si j’étais elle je le repeindrais en bleu, ça ferait mieux avec les abats jours. Les lèvres de ma grand-mère remuent. Entre ses gros doigts, elle tient un tout petit livre. Mon père m’a expliqué : « c’est un missel. » Missel ? Entre parenthèse, ça me fait penser à un truc qui a l’air de vouloir se cacher, un demi machin , bout de ficelle, c’est louche. Donc ma grand-mère à genoux devant Jésus tourne les pages du petit livre, ses doigts tremblent, les feuilles sont collées, elle mouille le bout de son gros doigt comme je l’ai vu faire pour compter les billets. Je ne comprends rien à ce qu’elle dit mais son visage est plein de sang, elle y met tout son cœur, ça se voit.

Le mercredi je ne vais pas au cathéchisme. À la place, ma mère m’a inscrite à l’atelier de peinture. J’adore le peinture mais du coup il y des tas de trucs qui m’échappent, par exemple je ne peux pas comprendre pas ce qui met grand-mère sans dessus dessous devant Jesus Christ, ça me chiffonne alors je questionne : - Pourquoi j’y vais pas avec les autres le mercredi ?En général, quand je pose des questions, on me répond, le dialogue est un principe de base de mon éducation.- Tu es moitié-moitié, ta mère est juive, tu ne peux pas y aller. D’un coup je me sens comme un colimaçon plein cloques, il me monte une colique dans le ventre, des gargouillis en gestation sursautent, pétéradent dans les sinuosités de mon estomac. Je pense à ma copine Lola , elle s’est chopé le ver solitaire, une bête affreuse qui sort en petit anneaux blanc de son trou de balle. Moitié-moitié ? Ca me tord la cervelle cette histoire. -Comme un camembert coupé en deux, ajoute ma mère. Les adultes adorent employer des images quand ils expliquent un truc aux enfants- Et qu’est-ce que je dis à l’école quand on me demande ? - Que tu es athée. A. T ? Je suis contente qu’on m’ait expliqué. Couchée en boule sous l’édredon du lit-gigogne truffée de perplexité, je me repasse la séquence : « A.T, A.T, moitié-moitié, un camembert coupé en deux , les autres vont rigoler. »La lame d’un couteau me fend la tête. Qui tient le manche? La voix grave mon père raconte une blague : « À minuit un homme, un couteau à la main - Suspense, mon père ménage son effet- tartinait du beurre sur son pain ! ».Grand éclat de rire, je chasse d’une main furtive le tranchant de la lame qui me scie le dos juste à temps un rêve me fait glisser en patins à glace à lacets blancs sur une piste chocolat glacé. Je grince des dents, froisse mes paupières pour éviter les tornades du marchand de sable. Mon père quitte la chambre. Une veilleuse me protège.

***Le mercredi après-midi à l’atelier de peinture, je dépense tous les tubes de rouge et d’orange. L’animatrice me laisse faire. Je fais des formes. Surtout des losanges. Je déteste le vert. Je prends du noir pour les contours. À côté de moi Maud dessine des tas de bonnes femmes déglinguées en talons aiguilles, le cou surchargé de bijoux, habillée délire. Elle n’en fait pas une pareille. Elle trace sans hésiter des lignes sur le papier blanc. Une feuille après l’autre, elle montre ce qu’elle voit. Un monde à elle qu’elle taille sans hésiter. Elle est belle. Quand je la regarde, j’ai envie de me mettre à genoux comme ma grand-mère devant Jésus. Elle a les cheveux raides, bruns, comme moi. On fait la même taille. Ses yeux sont noisettes , les miens

marrons. Elle est bien concentrée devant son chevalet, je n’ose pas la déranger. Il ne faut surtout que j’évite de lancer une blague idiote avec ma voix monstrueuse, celle qui me prend quand j’ai peur qu’une lame me tranche le dos. Si je veux l’approcher, je dois être sincère. C’est très difficile, mon cœur bat à toute blinde. Je dois me montrer comme je suis, sinon je ne gagnerai que son mépris. Maud n’aime pas le mensonge. Ses yeux distinguent si bien les choses. Serment de sincérité, défi du cœur , le mercredi quand les autres apprennent à adorer Jésus, je livre secrètement mon âme à l’épreuve d’un lien terrestre : mon amitié pour Maud. D’un coup, les joues aussi rouges que le poisson que je viens de dessiner, ma voix bondit au-dessus du nœud qui serre ma gorge , pleine d’audace enfin , je demande :- Elles viennent d’où tes bonnes femmes ? Maud me regarde et d’une voix ferme elle répond :- Ce sont des Américaines.Je me mets à rigoler, je n’ai jamais vu d’Américaines. Mais je suis sûre qu’elles sont comme ça. Je rigole très fort, on ne peut plus m’arrêter. Maud se détourne vers son chevalet, reprend son travail. C’est gagné! Elle croit que je me suis moquée. Elle me méprise. Mais si j’ai ri, c’est parce que je les vois exactement comme elle, les Américaines!

***

Fanny est jalouse. Rien n’est plus comme avant. Je ne m’assois plus à côté d’elle au premier rang, je ne lui raconte plus mes histoires. Elle lève toujours le doigt en premier, ne joue pas avec les filles qui jouent avec les garçons. J’étais sa meilleure amie mais c’est fini. De toute façon ma mère l’a bien dit, je suis sans cœur, je n’y peux rien , Fanny m’ennuie.Pour se venger, elle emprunte un maximum de livres dans la petite armoire au fond de la classe. La maîtresse ne dit rien. Fanny a bien le droit, elle a les meilleures notes. Je la regarde passer dans les rangs avec une pile de bibliothèques roses. Elle prend aussi les vertes, la frimeuse ! Je m’en fous. Je m’assois au quatrième rang à côté de Patricia, on plie des bombes à eau. De toute façon les divisions à virgule, ça me prend la tête. Patricia a des longs cheveux blonds. Elle mâche du chewing-gum et elle est bavarde. Pour la punir la maîtresse lui colle sur la tête le gros malabar qu’elle mâchouille. Après, elle est obligée de se couper les mèches, ça lui fait des pics tout hirsutes, c’est moche. La maîtresse m’appelle : « Au tableau ! » Division à virgule. Morte de rire. Hier, j’ai fait un gâteau à l’ananas, j’ai accroché la queue du chat , on m’a dit que j’étais un camembert coupé en deux. J’ai actionné l’extincteur quand ma grand-mère brûlait devant le Seigneur. Aujourd’hui j’ai fabriqué un maximum de bombes à eau et, avec Patricia, on vient d’entamer une partie de pendu. Et voilà que cette sale Manteigne m’appelle avec son sourire qui lui plisse la peau, ses pupilles me vrillent, on dirait qu’elle veut me tirer les cheveux avec ses yeux. Elle insiste avec sa voix de faux-jetons. Elle tient absolument à ce que je vienne diviser

je ne sais combien par je ne sais quoi et que ça fasse une virgule.« Au tableau! ». Son pied de grue trépigne sur l’estrade. L’air décontracte, j’avance, mains dans les poches, les biscottos bombés comme un petit boxeur. L’institutrice me tend la craie et attend. Radeau perdu en mer, le bâtonnet roule dans ma paume. La houle le fait dériver sur les lignes de ma main, les flots s’agitent, il fait gros temps.Mon sang coule de plus en plus vite , je le sens qui vient s’exploser contre mon cœur comme les vagues se cassent sur les rocs à Calais. Je les ai vu se fendre juste avant d’embarquer sur le ferry avec mon frère. Le regard de Melle Manteigne me transperce quand je me sens shootée par le scintillement d’un phare que j’essaye de garder dans mon champ de vision , sa lumière me fait mal mais si je la perds de vue, c’est foutu, je vais tomber, je le sais, c’est pas méchant mais je peux mourir. Déjà je ne sais plus si je respire. Depuis combien de secondes ma tête s’est embrouillée ? Mes doigts trifouillent le fond de mes poches, je m’agrippe à une petite chose lisse et froide qui glisse entre mes doigts; mon gri-gri, ma bille fétiche, une goutte d’eau bleu fluo.« Idiote, t’es qu’une souillonne, une brouillonne, sans cervelle. » Voilà la voix de la Méchante qui se déclenche, la marâtre qui me fait des croches pieds, mord mes chevilles quand je veux courir. Diablesse elle m’appelle saligaude, noiraude, me griffe avec ses ongles qui se terminent en tire-bouchon. Elle me serre le cou et veut me plonger dans le chaudron du Géant à la gorge cramoisie. Dans ma poche, je me cramponne à ma goutte d’eau, ma cervelle s’actionne à toute vapeur. Ca me chauffe entre les oreilles. Mon cœur palpite, me fracasse les côtes. Je dois réagir vite, clouer le bec à la grognasse. D’un coup, mes biscottos de boxeur s’activent, droite, gauche, je décroche l’uppercut. Putching ball. Dans le collimateur; gauche, droite dégommée K.O, la gloutonne aux doigts d’ombres. Au fond de ma poche, ma goutte d’eau ultra perspicace a repris ses esprits : j’ai une idée ! La Manteigne opine du chef , contourne le tableau, attend avec cette sorte de patience qui trépigne et voudrait me tétaniser mais ce coup ci j’ai le truc, je ne vais pas me laisser faire. Pas question de bégayer : « Bah heu, la virgule je connais pas, je jouais aux pendus avec Patricia » puis de soupirer : « j’aime mieux plier des bombes à eau ». Non. Ce serait trop nul, j’ai mieux que ça, une ruse d’enfer : m’évanouir !Après, je me réveille, allongée sur un rouleau de papier blanc étalé au-dessus du skaï vert du lit de l’infirmerie. Son tablier bien noué dans le dos, Melle Sillon tourne le lait sur le réchaud. Bientôt ça sent bon le chocolat. Comme une promesse après mes prouesses, le bol jaune posé sur le bureau de métal gris m’attend. Le papier blanc fait scratch’ sous mes cuisses, je croque des petits beurres, la cuillère en bois tourne au fond de la casserole.J’attrape une BD sur l’étagère, tourne les pages jusqu’à la sonnerie.L’infirmerie, c’est un bon plan, faut juste pas trop en abuser. Et m’évanouir, j’adore ça. J’ai de l’exercice. Avec mon frère, on s’est dit que si un jour on se retrouvait au milieu d’une bataille, pour ne pas être tués, il valait mieux être déjà morts. Alors, sur le tapis strié de zigzags jaunes et oranges. on mime qu’on tombe au milieu de la chambre. Ça commence à être crédible. Regardez, maintenant je suis sur l’estrade, je tends très haut le bras, juste au-dessus de la barre qui soutient le chiffre qui doit diviser l’autre chiffre-

entre parenthèse ça, dans la division j’avais pigé- je me hisse très haut sur la pointe des pieds, me contracte de partout et fais trembler le bout de mes doigts. Melle Manteigne pense que je suis sur le point de résoudre le calcul. En fait, je fixe le morceau de craie et dans ma tête, compte des moutons qui sautent une barrière en accéléré. Sous mes paupières qui clignent à toute vitesse, mes jambes vacillent, mes yeux se retournent. D’un geste lent et continu , je fais un effort visible pour tracer un chiffre, la craie s’écrase mollement, mon corps glisse contre le tableau noir effaçant au passage la définition bien encadrée de la division. Maintenant, je suis allongée, immobile sur les lattes de bois qui craquent. L’air étale un frisson sur mon visage. Les yeux clos, je ne bouge pas. Mon corps brûle. Tourbillon de voix, les élèves se précipitent autour de moi. Pauline, la fille du directeur pose sa main sur mon front et lance le verdict : « Elle brûle ». Paul, la petite crapule du fond de la classe balance : « c’est une fausse ». Fanny a pris tendrement ma main et me jure, pathétique son éternelle amitié. Un grand éclat de rire me dilate les poumons. Je ne laisse rien paraître, j’avale mes joues, les plis de mon front ne bougent pas. Rien ne m’échappe, je suis rugueuse aussi figée que les visages du Musée Grévin. La voix perchée de Melle Manteigne ordonne à grand cri le silence. Elle envoie Fanny chercher Melle Sillon, l’infirmière. Les choses vont bon train. J’ai menti si fort que ça me chauffe tout le corps. Je pense à Maud. Des mains me palpent, on me soulève, je peaufine un gémissement de belle endormie littéralement effondrée par la résolution d’une division à virgule. Ma mine pathétique s’extasie, j’adore.

***« Arrtakavoir ». Manuel finit toutes ses phrases comme ça. Quand un truc le fait marrer, son visage se fend comme une banane. Mes yeux scotchés ne décollent pas, fascinés par sa dentition ultra- bright : deux rangées de dents couvertes de bagues argentées clignotent. Rivé à son album, Manuel me montre une série de vignettes bariolées. Aux anges, assis côte à côte sur le banc de pierres fraîches du préau, les piaillements des autres nous parviennent comme un courant d’air. Vent de corps qui s’ébrouent. Haletante une paume de main tape contre le mur marquant la fin d’une course échevelée : gagné lancé au ciel. Plus haut plus bas, une balle contre la muraille, braillements criards, gnons et cocards cognent contre mes tympans. Du coin de l’œil, les autres se brouillent , sans contours , s’obscurcissent, papillons agonisants jusqu’au point mort. Projection d’un film muet. Aux anges sur le banc je ne perds pas une miette du tressautement des lèvres de Manuel. Avec une insistance répétitive, il me montre du doigt le joueur n° 9 : « un caïd d’enfer, gravement génial, arrtakavoir le corner !»Il tient absolument à ce que je me rentre dans le crâne cette vérité capitale. Les apparitions-disparitions rapides de ses dents, les secousses enthousiastes de son corps me gagnent. Ses mains tournent les pages, il déplie toute sa collec. Montée à bord de son bolide aérodynamique qui fend le ciel à toute blinde sans pilotage, je fuse droit sur Mars. Manuel m’a branché sur sa centrale. Au bout du banc, la pierre chauffe mes cuisses. Toute retournée, la silhouette du joueur n° 9 se brouille, fond sur son polo. Un

frisson me lessive de la tête au pied, le bout des oreilles me chatouille. Manuel débite des tas de noms de joueurs, ses mains miment à tout vitesse les courses, coups de pieds, corps à corps stratégiques, jambes mêlées qui se disputent le ballon dans un entremêlements de croche-pieds. Mon corps se déploie au fond du panier du gardien de but, je suis Shiva, déesse indienne aux bras multipliés. Manuel frappe du pied, se tape la cuisse , tous les muscles de sa figure se fripent. Que ce putain de ballon franchisse cette putain de ligne et but ! Arrtakavoir, Manuel m’a smashée ! Ma main serre les petits pois de ma jupe à volants qui s’écrasent, Purée quel match !

***

Puits d’amour. Brouillon de cendresÉcho souterraine d’une nuit blanche.Je zigzague en grand huit au fond d’une grotte des premiers âge. Haut-le-coeur. Vertige. Nue, face à la glace, sous le satind’une veste de velours bleu nuit, l’image tressaille.

- Tu la mettras pour la communion de ton cousin. Ma mère sort une veste en velours bleu marine d’un grand sac des Galeries Lafayette. L’appartement déserté, famille éclipsée, attelage délié, c’est le soir. Nue devant la glace de la porte du couloir, je me glisse à même la peau sous la doublure satinée de la veste. Mon sexe pré-pubère dessine une ligne entre les pans de velours entrouverts. J’avance vers le miroir. Immobile, je m’inspecte, mes traits condensent les imperfections des mauvais jours. Décidément non, je ne mettrais pas cette veste taillée pour un garçon. Et, non vraiment, je n’irai pas à la communion. Mon oeil vache biaise mon profil dans la glace, je m’épie, me fusille des pupilles. Ma main frotte mon sexe. Mon visage vire au mauve, ma joue se colore de petits nuages roses. Debout dans le noir, un drôle de voile se pose sur mon oeil. Rideau de larmes. La maison est déserte, je frotte mon sexe plus fort. La veste est dissonante. Pardon maman, je ne peux pas la mettre. Ma silhouette se trouble. Sous le tissu, mes membres sont décousus. Maman a dû mal repasser l’encolure. La manche est trop courte à droite et par la gauche, ça godaille. Marchand de tapis, papa alpague le col. Pythie vorace, Maman mord à grandes dents la doublure. Comment devenir grande, si tout est de traviole en dedans? Je frotte plus fort la petite fente qui se bombe sous mes doigts. Les volutes d’une Chesterfield volée dans le duffle-coat de la jeune fille au pair me tournent la tête. Cheveux tirés en arrière, pupilles veloutés , le satin retourné, la veste détestée se pare de paillettes. Entre mes lèvres glisse un long fume-cigarette. Ronds de charme. Lili paraît sur la piste étoilée. Star androgyne, elle m’invite à valser. Sur le parquet désert, elle est mon cavalier. Volée d’air, ses chaloupes audacieuses délient mes torsades intimes. Outside the bell rings , la nuit, je danse avec Marlène. Communion. Cliquetis d’une clef. Une masse volumineuse surgit derrière mon dos.

L’ampoule soudain allumée, une ombre s’effile oblongue , passe sous mes plantes de pied et s’étire devant moi. Je tire une longue bouffée sur le fume-cigarette. Je me cueille à pleine gorge. La bouche bardée de nerfs, mon père hurle. Un roulis de cloches me chavire. Dans une seconde, la cravate dénouée me fouette. Je laisse faire, frotte la petite fente. Sur mes joues , le nuage rose vire rouge sang. Mes bras dodelinent. Dans ma tête valse un boucan de tonnerre. Frictions. Il m’attrape par la peau des fesses et preste m’emmaillote dans le pyjama vert grenouille. Prise à l’encolure, me voilà, têtard grelottant, les petons glacés sous les draps. En lambeau, la veste étoilée reste sur le parquet. Une rouste bien gratinée dégringole sur les fesses de celle qui aime tant chavirer dans les bras de Marlène. Après ce passage à tabac un long voile gris s’étire entre mes tempes, Pilou à pas de velours fait son territoire près de mes chevilles. Je nage galactique, sous les couvertures ouatées. Sous mon lit, la terre se fend. Mon temps déboussolé capte l’onde d’une chimère, je tire la queue du chat. Sous l’écran des paupières, Lili se faufile, elle dénoue mes tresses, lisse les draps et gentille, me caresse.

Grésillement télégraphique Histoire à la hachette.Revolver. Qui se cache sous mon lit?Je taille dans le vif.Sujet tiré à blanc sur la page.L’artefact chevillé à l’acte, je porte un goitre.Arquée parmi les arbre, au cœur d’une forêt vierge, qui vient me déboiser ?Stop

Une muse m’ouvre la route: mon amie Maud.Drôle de fille, elle dessine des Américaines qui sillonnent en cadillacs, traversent des paysages onctueux aux côtés d’hommes aux yeux de feux. Chacune a son chacun, l’œil des jalousies chacales voilé par l’ébloui d’un Aladin. Les Américaines pressent sur l’accélérateur et avalent l’autoroute à l’asphalte mordoré. Maud habite à un pâté de maison de chez moi. Nous nous sommes rencontrées un mercredi après-midi à l’atelier de peinture. Elle Quand le couplet de famille s’égosille, que tout déraille, un saut puce et je suis chez elle. Elle me parle au plus près. Je l’écoute, voyage. Que sait-elle? Un rien qui m’ouvre des paysages.Un jour, elle me fait visiter sa chambre. - Là, sous l’armoire il y a des araignées. Glisse ta main si tu ne me crois pas. C’est un élevage. - Pas envie.

Secousse exotique soumise à d’autres tropiques, ma moue rechigne

- Peureuse!

Maud rigole. L’araignée grouille dans ma tête. Sur le plafond de la chambre, des objets dépareillés sont suspendus au milieu d’un tas de bobines de films emmêlées : un tutu, une chaussure de ballerine à lacets longs, une tasse, un gant de ski. Pour le dîner, la mère de Maud a acheté des barquettes de purée et deux saucisses. Face à face dans la cuisine, coudes posés autour de l’assiette sur le marbre de la table-bistrot, silencieuses, Maud et moi attaquons le plat d’un même coup de fourchette, mordons à tempo, d’un même coup de mâchoires, chacune sa saucisse . Entre nous, c’est un jeu : commencer et continuer une action en même temps.Adossée au frigidaire, la mère de Maud raconte des histoires. Ces gestes sont rapides, saccadés. Elle rit souvent. Ses seins remuent sous les motifs de son tee-shirt flashy. Mes yeux essaient de suivre les courbes de sa langue, embarquée sous la voûte de son palais buccale, j’explore sa cavité, glisse sur les dunes roses de ses gencives, traverse un film Gore en accéléré. La mère de Maud enseigne le français dans un L.E.P. Aujourd’hui, un dur à cuire a voulu lui tenir tête. Il faut pas lui chercher les crosses. C’est une rockeuse violente, une femme puérile soumise aux palpitations nerveuses d’un cœur percé d’abîmes.Sa peau abondamment huilée, bronzée toute l’année, les muscles sculptés par trois footings par semaine au bois de Vincennes, la mère de Maud ne s’oublie pas. Il est huit heures et demi , elle part rejoindre son amant. - Promettez-moi d’être bien sages.Notes stridentes de sa voix. L’écho d’un ordre péremptoire voudrait agir à distance. Poursuivant le jeu des actions commencées en même temps, Maud et moi tissons un fil de résistance - Sages, bien sûr et belles comme des images! » - Éteignez les lumières et brossez-vous les dents. Encore quelques mètres, quelques secondes, la porte claque, la mère éclipsée, une marée de rires envahit la cuisine. Mes yeux sondent Maud, elle me perce à jour, nos bouilles se tordent en grimaces gigantesques. Dans sa bouche immense un long rire se prolonge sans son. Gorge déployée, l’éclat tonitruant me traverse. Délirium. La puissance de nos éclats font vibrer les murs. Satanée Maud, toi et moi brûlantes, jubilantes grignotant tour à tour l’aile de maman, la cuisse de papa. Jessica, payée pour nous garder, s’est taillée la route pour rejoindre son copain Thomas. Terrain vague sans palissade, nuit sans ornières, l’appartement est à nous. Rebonds, cache-cache, chat perché, touchée-coulée. « Aïe, tu me fais mal ». Maud me mord les doigts , j’attache ses cheveux aux barreaux du lit. Bataille , flottille de filles, l’appartement prend l’eau. - Tu vois le loup?

- Où ça ? là ? - Non - Là? - Tu brûles.Sur les murs de la salle de bain, les craquelures de la peinture sont nos fresques primitives. Mon doigt tâtonne, frôle le mur qui s’écaille, mon oeil piste la forme de l’animal.- Là ! sa gueule, je la vois !Des tas de trucs pour se faire peur. Nos éclats défroquent les monstres. Parties de plaisir entre les fissures, à la volée contre les murs, nos âmes mitoyennes se désaltèrent. Je bois Maud à grandes gorgées. Dans le verger de l’enfance, l’une à l’autre greffées, nous échangeons les devises, cultivons les apartés.Nos eulalies en friche sont musique. Les périlleux coups de bottes des garçons ne sont pas encore venus fendre l’accord. Tempo parfait. Complétude.Ferveur sororale.Mélodie de Maud et moi.

*** Au fond du jardin, dans un village qui s’appelle Brunoy, avec ma copine Lola, on joue à écrire nos testaments sur une table en fer forgé éclairée à la bougie. La dernière fois qu’on a joué à ça c’était en juin , il y avait des cerises dans les arbres, et je venais de recevoir des cadeaux pour mon anniversaire. J’ inscris au stylo feutre violet mes dernières volontés sur mon cahier Conquérant orange à lignes : après ma mort, je donne mon boa en peluche à maman, à papa, mon jeu de l’oie, à mon frère, ma planche à repasser miniature, à Melle Manteigne, mes sauterelles dans des boites d’allumettes ; à ma grand mère, mon cochon tirelire ; à Pilou, mon coussin en forme de teckel contre les courants d’air, à Mamie Rubis mon mange disque et toute ma collec de chansons préférées ; à Maud, mon collier vert émeraude, à Manuel mes secrets déchirés en petit papiers jetés dans la grande bouteille verte, à Mima mon cahier de louanges.Lola, je peux compter sur elle, elle tient toujours à jour les affaires des morts. À elle, je laisse mon stratégo.

***

Je passe entre les fauteuils portant une petite corbeille bleue remplie d’épingles multicolores. Les clientes sont assises. Martine pose les bigoudis sur les cheveux mauves d’une vieille dame rachitique.Une petite fille plus grande que moi dénoue ses tresses au milieu du salon. Ses cheveux soyeux s’étalent sur le bleu gris de sa robe chasuble. Sans hésiter, Mamie Rubis attaque d’un grand coup de ciseaux. La petite fille plus grande que moi éclate en sanglot. Sa mère l’a mené au salon de coiffure : « juste pour égaliser ». Mamie Rubis lui montre la taille de la première mèche coupée : « même pas trois centimètres. » Au milieu du salon, ses larmes

sans trêve. - Ca fait bien plus propre dit la mère satisfaite.Mamie Rubis ne devrait pas accepter ce sale boulot. Dans le petit panier bleu, je pioche les épingles, les tend à Martine, change de couleurs en fonction des bigoudis qu’elle aligne avec agilité sur la tête fripée de la petite vieille : une épingle verte sur le bigoudi bleu, une épingle jaune sur le bigoudi rose. Je varie, c’est moins ennuyeux. La vieille se ratatine sur son siège. Une épingle entre les lèvres, Martine lui envoie des petits sourires à travers le miroir, elle rehausse la tête pour lui signifier de se tenir droite sur son siège. Je fais très attention, je ne voudrais pas griffer le visage de la vieille. Quelle horreur, si je lui troue un œil! Je ne quitte pas Martine d’une semelle. Elle a une voix très gaie, elle sourit souvent, j‘écoute le clic-clac de ses sabots jaune à hauts talons qui frappent le carrelage. Quand quelque chose ne lui plait pas, Martine le dit. Mamie Rubis trouve qu’elle a son franc parlé et elle aime ça, les gens qui disent ce qu’ils pensent. Moi, ce que je pense, je ne lui dis pas tout le temps, mais je pense que c’est mieux qu’elle croit que je le dis puisqu’elle aime ça.Le samedi après-midi, ma mère me dépose au salon de coiffure. La plupart du temps, je reste côté Dames, c’est plus coloré. Mamie Rubis réussit de très belles coiffures.Défilé de stars, en sortant les clientes s’admirent dans le miroir. Côté hommes, Grand-père tousse, il a une énorme boule dans le cou. Il taille aux rasoirs les cheveux de messieurs très vieux mais plus jeunes que lui. Il marche très lentement, tout courbé. Sur une photo posée sur la télévision, il porte un costume trois pièces, beau comme un gangster de Chicago assis sur le capot d’une voiture. Les cheveux c’est un méchant métier, mon grand –père tousse tout le temps et il ne supporte pas le bruit des enfants, il est allergique à tout, à part la radio et la télé qu’il écoute en même temps. Quand le salon est vide, il se tasse sur son fauteuil et d’une voix qui grésille, il appelle : « Chély ». C’est le prénom de Mamie Rubis

Gréssillement-télégraphique

Craque, j’efface. Cliché de famille.Je coupe. Un train déraille. J’ai voulu mettre des couleurs.Il y en avait.De la grisaille souffreteuse aussi. Mais plus je m’approche, plus le décalcomanie se décale. Bas blessé sur mon tableau lisse. Des cales bloquent. Stop.

J’ai toujours des nœuds dans les cheveux. Aujourd’hui je porte la robe marine. Si elle a le temps, Mamie Rubis me fera des anglaises avant que maman ne vienne me chercher. Assise sur une des chaises face au miroir, les cheveux longs entourés de papillotes en aluminium, elle me plait. Je voudrais lui parler, je m’approche. Il y a des reflets violets dans ses yeux. Je n’ai jamais vu ça de ma vie. C’est magnifique. Son visage est paisible, comme ceux des indiennes qui connaissent les rites secrets. Sans le savoir, cette femme a hypnotisé ma petite turbine cervicale qui moue sa farine en solo. Captivée, je trépigne autour d’elle, en un élan suis prête à me pendre à son cou. Mon cœur l’adore, elle me livre ses sortilèges, je serai sa servante, son vassal pour la vie entière. Serment d’allégeance. Enfin je m’approche, l’effronterie d’une question me brûle les lèvres :- Ils seront comment vos cheveux après les papillotes?D’une voix rieuse, les yeux pétillants, l’Indienne répond : - Une grande prairie pleine de coccinelles. Émoi d’une ligne de fuite, l’Indienne a fendu le miroir. Ma main coule entre les mèches de sa prairie capillaire. Sur mon doigt se pose une coccinelle. Je ferme les yeux, souffle sur ses ailes, fais un vœu qu’elle porte au ciel.

***L’inclinaison du saule opprime mes tempes.

Poings mordicus serrés, masque noué, un quartier d’ombre me dévore.

Front torsadé, paupières froissées, ma peau fripe le fil des heures, tanne

la griffe des secondes, dans le chaudron du désarroi fait fondre les traces

d’un jour vain.

Exercice de disparition

***

Honteuse, je pue la marie rose , Maman coince ma tête sous le robinet et me scalpe les cheveux depuis la raie du milieu avec le peigne fin. À travers les rideaux bleus pastels de la fenêtre, le soleil ricoche sur l’émail du bidet, éblouit mes pupilles. Ça me gratte, maman écrase les poux ; ça fait des pointillés de tâche sur le rebord éclatant du bidet. Une porte claque dans le couloir. Maman a déplié le paravent, tourné le loquet à double tour, elle m’épouille en grand secret. Mon frère est sorti jouer aux osselets. J’ai ramené ces saloperies de l’école communale. Il ne faut surtout pas que ça se sache. Nous logeons dans un hôtel deux étoiles, s’ils l’apprennent, c’est fichu, les

valises sur le paillasson, on décampe, fini les vacances. Dans le train pour Paris Maman se metterait à chanter des vieux airs, histoires de filles mal mariées, de bougre de père, complainte d’un oiseau à tire d’aile, ritournelle d’un vigneron fatigué et les sabots crottés de la pauvre Hélène quand derrière la fenêtre défilerait un rideau de sapins. Lovée contre son ventre, j’écouterais le roulis du train. Mes yeux feraient du coloriage avec la photo de Sports d’Hiver en noir et blanc accroché près du miroir. La neige deviendrait fuchsia, les anoraks bleus électriques, les œufs vert pomme sur le fil téléphérique.

Ça y est , le vigneron a ficelé ses fagots, Maman finit de chanter.Mon frère fracasse la porte, Maman défait le loquet. Mon frère raconte : « mon osselet rouge a roulé sous le bureau de la réception. Le monsieur qui vient pour te voir est parti avec les femmes en blouses qui plient les draps. »- Débrouille-toi lui lance ma mère, elle regarde par la fenêtre, soupire. Mon frère va se brosser les dents , il fait couler beaucoup d’eau , il fait du bruit exprès. Je relève la tête, les gouttes de marie rose dégoulinent sur mes épaules, mon frère saute sur le lit, ouvre les rideaux, ma mère hurle, le soleil étincelle, une fille en jupe plissée traverse la pelouse en courant, une raquette de tennis à la main.- Ferme la porte, ta soeur a des lentes. D’un geste brusque maman fait claquer les rideaux. On dirait que je lui dévore le cœur avec mes poux. Mon frère décampe et fait des galipettes dans le couloir.La main pleine de nerfs, maman m’empoigne la nuque, la marie rose s’écoule par le trou du bidet. Elle me relève, frictionne ma tête avec une serviette, mes lèvres roses brillent dans le miroir. Aujourd’hui, j’ai les yeux tristes, ils changent de reflets, souvent. On frappe, le vieux que je déteste est à la porte, il a des moustaches et sourit par en dessous. La voix de maman change d’un seul coup quand il arrive. Je branche le séchoir à cheveux, m’ébouriffe sous le vent électrique. Maman prépare son petit sac, le monsieur tourne en rond sur le paillasson. La porte se ferme dans le couloir, le monsieur pose sa main sur la jupe-culotte en daim de ma mère. Je cours vers la fenêtre, ouvre grand les rideaux, le soleil descend. Sur la pelouse, l’ombre du grand hôtel se découpe. La fille en basket repasse, accompagnée d’un tennis man, elle parle vite, je ne l’entends pas, l’homme s’éponge le front avec son bracelet mousse. J’embrasse mes lèvres dans la glace. Mon cœur bat très fort. Maman viendra me chercher pour le dîner. Elle a oublié de fermer la porte à double-clef. Mes cheveux ne sont presque plus mouillés, je sors.

***Des chiens aboient derrière les barreaux. Je marche au milieu de la route et fais tourner l’élastique de ma jupe mal fagotée. Un sentier étroit se découpe dans les taillis. Je pénètre dans les broussailles, cueille une ortie, m’assoie sur une pierre, me caresse les cuisses avec les feuilles, ça brûle. Le sentier se resserre, le soleil est plus bas, les ronces me griffent un peu, le bleu du ciel est sombre, le bourdonnement d’une cascade se rapproche, je me guide

à l’oreille, la pince de crabe qui me serrait la pointe du cœur se relâche. Enfin l’eau dévale entre les sapins, le vent m’embrasse, par vague court sur les branches. J’ai retiré mes sandales, j’aboie comme un chiot. Je traverse la rivière, je ne sens pas les pierres qui me fendillent la plante des pieds. De l’autre côté, la prairie est pleine de marguerites.J’ai beaucoup couru, franchi des barbelés, dans le pré une énorme vache à corne m’a reniflée, la tête encore chaude, je traverse la cour. La dame de la ferme plume un poulet et me regarde, un homme habillé tout en bleu porte de grandes bottes en plastiques verts qui font flop à chaque pas. Bientôt, il va me piquer avec son bâton. Déjà il crie. Le chien tire sur sa corde. Son collier lui scie le cou. Il secoue sa chaîne. L’homme crie encore plus fort. S’il continue, l’anneau cassera, la bête va me débouler dessus, en un éclair, elle me renversera sur les graviers. C’est fait, l’homme pique le pelage de l’animal qui me griffe le visage. Quand je gigote, ses grandes pattes me bloquent. Je suis toute serrée, sa langue rouge se déroule géante au fur et à mesure que je deviens minuscule , je suis un bébé miniature bercé entre les plis d’une gorge cramoisie. Le chien m’a pris pour un mille-feuille. Je dors entre ses babines, je ne sens plus l’élastique de ma jupe à pois, ses dents doivent être en train de le mastiquer. Mes paupières brûlent , soudain lissées par un bain de soleil, un long drap de lin blanc flotte entre les arbres, je suis en flamme dans la gorge de l’animal. Maman va venir me chercher. Déjà, la dame de la ferme appelle les pompiers. Bientôt le petit camion rouge déboulera sur le chemin. Assis à l’avant, à côté de l’homme au casque qui brille, mon frère me montre son osselet rouge en riant.

***J’ai traversé la cour de la ferme, un gravier bloqué dans ma sandale me gratte encore. Je sors mon tac au tac de ma poche. Toutes les filles en ont acheté cette année à l’école. Deux petites boules jaunes suspendues au bout d’un fil que je fais valser, en haut en bas d’un coup de poignet. Une vache broute tranquille derrière la barrière, le fermier la houspille avec son bâton, conduit son troupeau vers l’étable.Maintenant je marche sur le chemin du haut entre les chalets de bois, un filet d’eau clapote entre mes oreilles. Tac au tac , mon pendule guide mes pas. À l’école, je jouais avec, près des portemanteaux, Manuel voulait me le voler. Je courais me cacher dans un endroit où il pouvait bien me trouver, pour m’embêter, me voler des baisers et me débiter à tout bout de champs ses histoires de footballeurs.Le bruit de l’eau se rapproche. Rouge, le soleil tombe derrière la montagne. Par la porte d’une grange en haut de l’échelle, la paille éclate, bouquet d’or. Elle se tient près du mur. Les volants de sa robe jaune à carreaux pétillent. Contre le crépi, elle lance la balle et chante un air dans une langue étrangère. Sa voix sonne claire. Les murs tournent, mouchetés par les reflets de l’eau. Je suis immobile, la balle tombe, s’égare près de mes chevilles. Enfin, elle se retourne, me voit. Ma peau tremble, ses cheveux noirs sont si beaux. Le voile d’un nuage noircit le crépuscule. Nos yeux graves se fixent, la ligne de l’horizon paraît soutenir le battement de nos paupières. Ses lèvres dessinent une jolie cerise. À l’instant qu’elle s’est arrêté , les clapotis incertains de l’eau prolongent le bercement de l’air qu’elle chantait.

Tac-au-tac , j’attaque dix allers-retours d’un coup. Gina court, ramasse une balle, la lance à nouveau contre le mur de crépi plus haut, plus bas, elle me tourne le dos. Mais tout a changé, elle sait que je suis là, que je la regarde.Gina est ma meilleure amie , nous avons fait le tour du monde quand le soleil tombait. Un jour nous serons reines. Nos bras de filles porteront la terre. Elle m’embobine jusqu’à l‘os. Les nuages se sont trompés, ce soir, la tempête ne broie pas du noir, le ciel ouvre des mains si tendres. Gina sort de sa pochette, un tac au tac, je suis contente qu’elle en ai un comme moi. À toute blinde nos billes fluo ricochent en saccade près de l’abreuvoir. Le roulis de ses mots me fait plier de rire. Ses accents toniques éclatent la nuit étanche, culbultent à la surface de l’eau. Elle est si gaie. Son grand-père habite le chalet près de l’abreuvoir, il garde les vaches. Elle vient le voir pour les vacances et va à l’école de l’autre côté de la montagne dans une ville où des nénuphars poussent sur des ruisseaux d’argent au bord de maisons pâles. Ca s’appelle , Parme. Je lui dis tous mes secrets. Tac-au-tac dans le vent du soir, deux girouettes illuminent l’orbe de nuit, bien balancées deux fillettes s’infusent la clarté infini d’un sourire. J’ai oublié qu’il fallait rentrer. Gina est ma part belle pour la vie entière. Innocent et vif, entre chien et loup, l’instant court quand la montagne dort. Ces parcelles d’elle et moi bercent mes paupières quand la nuit gémit; météore indemne tombé d’à travers les cercles du temps, il traverse le firmament énigmatique.

***

- Non, je n’irai pas.

Elle se placarde dans la hotte de jouet derrière un rempart de poupées et de legos. C’est Dimanche. La famille va rendre visite à l’homme qu’elle ne veut pas voir depuis qu’un jour dans les sous-bois, il a sorti l’appareil- photo, lui a demandé de sourire. Frissonnante, elle aurait voulu fondre son visage entre les cuisses de sa mère.« Fais pas ta grosse bête » dit mon père. Il adore jouer au massacre, c’est son jeu de lois préféré, il lui tapote les fesses quand elle s’emmitoufle plus loin priant pour qu’une fleur carnivore sortie de la jupe de sa mère la dévore toute entière. « Quelle mijorée, arrête donc tes simagrées.»Le père voudrait qu’elle sourit puisque son ami aime ça, qu’elle soit convenable enfin, qu’elle obéisse enfin quand on lui demande un service. L’ami du père est grand, élégant, tout le monde dit : « c’est un bel homme » Elle ne peut pas le pifer. Il porte un nom qui fait penser à Maréchal Ferrant, des moustaches de soldats anciens, il est écrivain et sa femme, policière. Ils habitent une grande maison près de la forêt. Dans le salon, le sol tapissé de tomettes brillantes aussi lisse que dans un château, maman aime s’y promener, elle prend l’air d’une duchesse tout à son aise et envoie des petits sourires en coin à l’écrivain qui tire sur sa pipe des bouffée de tabac fort aux

aromates des îles. Quand elle s’assoit près de la cheminée, maman regarde les braises, son dos courbé rassemble les tremblements intimes qui s’épanchent et lui chiffonnent l’échine. Elle oublie la voix des hommes en train de parler de ces petits riens qui l’ennuient un brin et songe à tout un fatras à mettre en ordre. Ses yeux sont chauds, si elle se mettait à parler, ses mots déplieraient les frayeurs d’un long mur de larmes qui lui fronce le cœur. Tenant au bout de son bras la tige du tison, elle remue nonchalamment les braises quand le fil de sa pensée heurte un récif qu’elle évite de justesse, se levant, d’un coup de tête, volontaire, la mère lance d’une voix claire: « Et si on allait faire un tour en forêt ».Les ronds de cigares circulent dans le salon , les hommes parlent de littérature. L’épouse de l’écrivain sort de la cuisine avec des apéricubes et des verres dépolis posés sur un plateau. Elle est aussi plate qu’une planche à repasser, a une tête de musaraigne et la plupart du temps se tait. La porte a claqué, elle est restée dans la hotte à jouet. Bien sûr qu’elle aime courir sur les sentiers, grimper aux arbres, escalader les rochers, sauter entre les massifs de broussailles, cueillir la bruyère, demander si les champignons sont venimeux ou pas, se ruer dans la clairière, sentir la terre chaude sous ses pieds. La forêt est un grand cheval qu’elle chevauche à cru. C’est idiot, elle passera son dimanche à bricoler des usines en lego derrière les barrières en osier du panier à jouet. « Toujours à faire sa mauvaise tête.» dit le père. Haussement d’épaules, il regarde ma mère qui ponctue d’un soupir fatal Juste avant de partir Maman tend un bol de riz au lait, des biscuits au miel, elle dit : « on ne rentrera pas tard. »Dès qu’ils sont partis, je tourne le verrou à double tour et commence à me téter la peau. Je mordille mes bras, Pilou griffe mes orteils, je plante fort mes dents. Mes canines pointent drues dans la peau, le sang coule, la langue râpeuse du chat le lèche, je ne sens plus rien, J’avale une cuillerée de riz au lait. Au fond du panier à jouet, Mima dort, j’embrasse ses lèvres,

***Mémé Bonbon garde les valises. Assise sur le banc de la petite gare à coté du panier à casse-croûte, les victuailles emmaillotées dans les petits sacs marrons, ceux qu’elle garde bien en pile, pliés en quatre dans les tiroirs du garde-manger : “ ça peut toujours servir, quand on a manqué on sait ce que c’est “ . Mémé Bonbon ne jette jamais rien. Ma mère jette plus que mon père. Dans chaque famille, il y a des variantes question frigidaire. À la maison, les restes s’accumulent dans des contenants de tailles variées : soucoupes, tasses, bols, ramequins; patchwork de tout ce qu’on a mangé. Dans d’autres maisons, les restes sont organisés en tupperware. Chez ma voisine du dessus, Magali, ils n’ont rien à garder ni à jeter. Chaque soir, leur mère pose sur le bar à l’américaine une pizza qu’elle commande par téléphone. Son père, sa grande sœur Vanessa , son frère qui n’habite plus là et passe seulement pour manger , chacun leur tour , ils déboulent dans la cuisine se découpent une part qu’ils avalent , affalés sur le canapé avec du coca-cola devant les jeux de 20 heures en couleur sur le grand écran du téléviseur.

Chez nous, la télévision est noir blanc posée sur un tapis en laine de berger. Parfois, je monte chez Magali manger des bonbecs chimiques, des glaces parfumées et boire du Gini. « Toutes ces saloperies » dit mon père qui aime la cuisine au beurre. Quand Maman met de l’huile sous les oeufs aux plats, il rouspète, ça déraille, tout valdingue, ils se disputent, nous cassent la tête pour une noisette. Je renverse la carafe d’eau, mon frère se bouche les oreilles. Un jour, ils ont acheté la poêle Tefal, celle qui n’attache jamais, on a pu se mettre à table et manger des oeufs sans histoires.

Donc assise, bien droite près du panier à victuailles, Mémé Bonbon garde les valises, toutes les secondes elle jette un œil sur l’horloge immobile. Je titille les antennes d’un escargot sur sa brindille. Quand je le chatouille, il bave et se recroqueville, je finis par le laisser parterre, il m’ennuie, il fait trop chaud. Mon frère joue aux osselets. Je me repasse les tables de multiplications à l’endroit et à l’envers. Je ne peux même pas jouer au tac-au-tac, on l’a mis au fond du grand sac. J’ai déjà dépiauté toutes les croûtes que je me suis faites en tombant sur les graviers. Je n’ai plus rien à faire. L’escargot asticote une limace, je fais des grimaces. Dans sa cuisine, la dame des chemins de fers retourne la pâte sur une nappe en toile cirée. Cette gare où plus personne ne vient, sauf nous, lui sert de maison.Elle vend et poinçonne les billets, règle les aiguillages, actionne la barrière à côté du panneau : “Attention un train peut en cacher un autre” et postée sur le quai, quand la micheline arrive, elle agite un petit drapeau noir et blanc. Je m’ennuie encore longtemps, je pense à Pilou, Manuel, Melle Manteigne, à ceux que j’aime, ceux que je ne peux pas blairer, tous ceux que je vais bientôt retrouver. C’est la rentrée . Pour la vingt quatrième fois, mon frère demande : “Quand est-ce qu’il arrive le crain”. Il est petit, il ne parle pas encore bien. Le soleil me frappe, mon ennui blême agonise près de l’escargot, je ne vois plus très clair quand, une idée lovée, tranquille, comme une couleuvre entre deux pierres chaudes s’étire, me saisit le cou, s’enroule, me mord. D’un geste preste, je dénoue mes tresses, mes sandalettes, les graviers me picotent, c’est parti. Les cheveux déliés, je suis l’indienne initiée aux alchimies de l’arc-en-ciel. Perçant le ciel, des flèches me font rugir. L’oreille plaquée contre les rails, j’épie le train venu des grandes plaines. Un sifflement court entre les cyprès, traverse les bruyères. De toute son ardeur féline, les yeux de Bagherra la panthère me narguent. Enfin voilà la Micheline.Les bras écartés, un pied sur chaque rail , je fixe les deux phares, je ne tremble pas d’un pouce, campée aussi fière qu’un toréador sous sa veste aux boutons d’or face à la micheline qui me défie. Ses tressautements me chauffent les os , une chaleur si profonde comme je ne l’ai sentie qu’une fois tout en haut du ciel sur la balançoire, le douillet de mon ventre bouillonnait et d’un coup devenait tout devenait mouillé. Plus que dix mètres, deux secondes et j’explose, je voudrais dévorer le soleil, les lumières me brûlent. - Mémé, regarde comme je suis grande. Debout sur le quai, Mémé Bonbon s’écrit : - Arrête donc tes bêtises, reviens ici, tu me fais monter les sangs, fichu Jésus quelle sale môme”.Trop tard, électrisées mes jambes ne veulent plus bouger, tympans

fracassés, le grand chahut commence, mes bras magnétisés par la carrosserie, j’embrasse la micheline, une main sur chaque phare, la joue collée contre pare-brise, j’entrevois la face lippue du conducteur, sa gorge beugle, il remet sa casquette. Too late, les manettes de la micheline battent de l’aile.Rouleau d’os et de ferrailles, noyées sous le wagon, mes mains gigotent, agrippent un écrou, je voudrais m’extraire de cette infernale manivelle de fer, un goût de miel me remonte à la gorge, de l’or doux, tartiné tendre sur du pain chaud. Lointaine la voix de mémé Bonbon déraille, vinyle 33 tours passé d’un coup en 78 tours. Sous le wagon, mes jambes arquées se cramponnent au milieu de la roue et glissent sur le pneu. Des voix en pagaille ficellent ma tête. Commotion cérébrale. Mes membres dépenaillés explosent. Tout est foutu. “ Perfetto, magnifico “ lance un maestro italien, célèbre pour l’ envol puissant de son bel canto. Un écran blanc étincelle renversé par une vaste vague noire, indolore. La plume d’un merle rattrape au vol mes esprits vagabonds, sous son aile j’avale d’ample gorgée d’air. Le bec de l’oiseau est une nef d’or, son gosier, une immense toile de trempolin où je bondis et rebondis de rire sans trêve.Os éclatés, dans le fossé mes restes à tout bout de champs sont venus troublés le chant des criquets. Quelle pagaille! Les fourmis laborieuses contournent, perplexes, ces météorites non identifiés. Le lobe de mon oreille parait bon à grignoter. Elles s’arrêtent interdites face au brillant de mon oeil, s’y mettent à dix pour remuer la phalange de mon auriculaire. En cortège ordonné, vaillantes, elles opèrent avec science, déplacent mon iris entre deux pierres pendant qu’un criquet s’amuse à remuer mon téton entre ses pattes habiles. Mon frère traîne du pied sur le quai, il rechigne à monter dans la micheline. D’un geste vigoureux, Mémé Bonbon lui cache les yeux, le privant du spectacle de mes derniers éclats : “c’est pas beau de voir ça “ marmonne-t-elle. Avant de gravir le marchepied, il a juste le temps de glisser sous son paletot, ma clavicule catapultée dans les jardinières d’hortensia de la dame des chemins de fer. Il pourra se tailler un jeu d’osselets géants. Interloquée, la dame des chemins de fers sort de sa cuisine, essuie un reste de pate brisée sur son tablier et s’écrit : “ Si c’est pas malheureux de voir ça” Un merle se pose en haut du peuplier. À travers les feuillages, la petite turbine des fourmis s’active, creuse des trous, portent mes miettes disloquées. Dernière recrue, un mille patte transporte cahin-caha mon nombril sur son dos qu’il niche près d’une ortie en fleur.Sous terre, mes restes forment un grand patchwork.

***Aussi petite qu’une coquillette, il fait doux entre les plumes du merle, les voix se sont tues, je vole au-dessus des pays de braise et de glace, survole les forêts, les étangs, entre orage et pluies fines, dans le rouge mordoré du couchant. Quelques fois, dans la rareté légère d’un arc-en-ciel, les danses de ceux que j’aime font tournoyer mon corps médusé de songes.