la notion d'État chez vitoria

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Page 1: LA NOTION D'ÉTAT CHEZ VITORIA

LA NOTION D'ÉTAT CHEZ VITORIAAuthor(s): Maurice BarbierSource: Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, T. 61, No. 1 (1999), pp. 7-21Published by: Librairie DrozStable URL: http://www.jstor.org/stable/20678471 .

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Page 2: LA NOTION D'ÉTAT CHEZ VITORIA

Biblioth?que d'Humanisme et Renaissance - Tome LXI - 1999 - n? 1, pp. 7-21

LA NOTION D'?TAT CHEZ VITORIA

Th?ologien espagnol de la premi?re moiti? du XVIe si?cle, Francisco de Vitoria expose sa pens?e dans deux sortes d' uvres: d'une part, dans ses

abondants commentaires sur la Somme th?ologique de saint Thomas

d'Aquin et, d'autre part, dans ses c?l?bres Relectiones, le?ons prononc?es ?

l'Universit? de Salamanque entre 1528 et 1543. C'est essentiellement un

th?ologien et un moraliste, et plus pr?cis?ment un professeur de th?ologie morale. Ce n'est donc par un juriste, m?me s'il conna?t bien le droit de son

temps, ni un simple philosophe, m?me s'il fait appel ? divers philosophes et surtout ? Aristote. Pourtant, il consacre de nombreux d?veloppements ? des

probl?mes proprement juridiques et politiques. Bien que sa d?marche soit essentiellement th?ologique, il y a chez lui une v?ritable pens?e politique. A cet ?gard, ses conceptions s'expriment principalement dans ses trois le?ons sur le pouvoir politique (De Potestate civili, 1528), sur les Indiens (De Indis,

1539) et sur le droit de guerre (De Jure belli, 1539)1, ainsi que dans ses com

mentaires de certains articles de la Somme de S. Thomas, notamment de la

Prima Secundae (1533-1534) et de la Secunda Secundae (1534-1537)2. Par

fois, elles sont expos?es pour elles-m?mes et d'une mani?re syst?matique: c'est le cas, par exemple, pour le pouvoir politique et pour le droit de guerre,

qui font l'objet de deux le?ons sp?ciales. Mais, le plus souvent, elles sont

pr?sent?es ? propos d'autres probl?mes d'ordre moral et d'une fa?on relati vement br?ve.

Nous nous proposons d'examiner comment ce th?ologien thomiste

con?oit l'Etat en plein XVIe si?cle (exactement entre 1528 et 1539). En fait, il ignore le mot Etat ou plut?t son ?quivalent latin (status). La notion

moderne d'Etat lui est ?galement ?trang?re. En effet, celle-ci d?signe

l'appareil d'Etat distinct de la soci?t?, ce qui suppose une s?paration entre

deux entit?s diff?rentes : l'Etat au sens moderne, qui est l'instance de l'int? r?t g?n?ral, et la soci?t? civile, qui est le lieu des int?r?ts particuliers. La

1 Pour ces textes, voir Le?on sur le pouvoir politique, Paris, Vrin, 1980, 82 p. (cit? en

abr?g? PP, suivi du num?ro et de la page), et Le?ons sur les Indiens et sur le droit de guerre, Gen?ve, Droz, 1966, XCV-161 p. (cit? respectivement en abr?g? IN et DG, suivi du num?ro et de la page). Pour les autres Releetiones, voir Obras de Francisco de Vitoria, Relecciones Teol?gicas, ?dition de T. Urdanoz, Madrid, Biblioteca de Autores cristianos, 1960.

2 Voir Comentario al tratado de la ley, In I-II, q. 90-108, ?dition de V. Beltran de Heredia, Madrid, 1952, et Comentarios a la Secunda Secundae de Santo Tom?s, ?dition de V Bei tran de Heredia, 6 tomes, Salamanque, 1932-1952.

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Page 3: LA NOTION D'ÉTAT CHEZ VITORIA

8 MAURICE BARBIER

modernit? politique se d?finit par la s?paration entre l'Etat comme orga nisme politique et la soci?t? civile, ce qui entra?ne une distinction dans l'homme entre le citoyen, membre de l'Etat, et l'individu, membre de la soci?t? civile. Ainsi entendue, elle n'appara?t dans l'histoire qu'assez tardi

vement, vers la fin du XVLTP si?cle, et son meilleur signe est la reconnais sance des droits de l'homme et du citoyen. On peut en donner deux

exemples, d'ailleurs assez diff?rents, mais presque contemporains: celui de la France, o? la R?volution de 1789 a pour effet de r?aliser la s?paration entre l'Etat et la soci?t?, et celui des Etats-Unis, qui, ? la m?me ?poque, aboutissent ? un r?sultat semblable par une autre r?volution.

Ces consid?rations nous permettent de situer correctement Vitoria et de mettre sa pens?e en perspective. On le consid?re parfois comme un penseur moderne, au moins sur certains points, par exemple sa position sur le droit des gens ou sur les Indiens d'Am?rique. Mais cet adjectif ?moderne? reste

tr?s vague et on omet g?n?ralement de le d?finir. En fait, Vitoria ignore la modernit? politique et la notion moderne d'Etat, au sens strict de ces expres sions. Ce n'est donc pas un penseur moderne, c'est m?me exactement le

contraire, car la modernit? politique n'existait pas encore ? son ?poque, m?me si le processus devant y conduire ?tait d?j? amorc?. Pourtant, Vitoria

n'ignore pas la notion d'Etat. Il faut donc se demander quel contenu il donne ? cette notion et pr?ciser comme il con?oit l'Etat.

Pour d?signer l'Etat, Vitoria emploie habituellement le mot respublica, et parfois ceux de civitas (cit?) ou de principatus (principaut?). Pour lui, la

respublica n'est pas un r?gime politique, ni un mode de gouvernement3. C'est la communaut? politique elle-m?me, c'est-?-dire un ensemble d'hommes formant une soci?t? organis?e et disposant du pouvoir de se gou verner. La respublica est un tout organique ou un corps social, dont les membres ont des liens mutuels entre eux et avec le tout. L'Etat n'est donc

pas distinct de la soci?t?, mais il s'identifie ? elle. Vitoria n'analyse prati quement pas cette notion de respublica pour elle-m?me, car elle lui para?t claire et sans difficult?. Mais, ? l'occasion de certains probl?mes particu liers, il fournit quelques indications qui permettent de mieux la cerner et de

pr?ciser sa signification. Ces indications concernent quatre aspects princi paux de la respublica: tout d'abord, son origine, ce qui ?claire sa nature et son pouvoir; en second lieu, ses rapports avec les individus, qui constituent ses membres ; puis, ses relations avec l'ext?rieur, ce qui la distingue d'autres

entit?s; enfin, sa situation par rapport ? l'ordre spirituel, ? l'?gard duquel elle est ? la fois autonome et subordonn?e.

3 Quelques d?cennies plus tard, en 1576, Jean Bodin d?finira la R?publique comme ?un droit gouvernement de plusieurs m?nages et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine?. Il verra dans cette derni?re la force qui unit tous les membres ou parties de la R?publique, qui, sans elle, ne pourrait exister: ?La R?publique sans puissance souve

raine (...) n'est plus R?publique? {Les six livres de la R?publique, L. I, ch. 1).

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LA NOTION D'?TAT CHEZ VITORIA 9

I. ORIGINE ET NATURE DE LA RESPUBLICA

A la suite ( Alist?te, Vitoria consid?re que ?l'homme est par nature un ?tre social et politique ? (PP, ? 4, p. 42). A ce sujet, il se r?f?re explicitement ? la Politique d'Alist?te (livre Ier). Pour ce dernier, l'homme n'est pas seu

lement un ?tre social, mais un ?animal politique? (z?onpolitikon), c'est-? dire un ?tre vivant dans une cit? (polis). Et il en est ainsi en vertu m?me de sa nature, qui le porte n?cessairement ? vivre en soci?t? avec ses sem

blables. C'est pourquoi Vitoria pense que la vie sociale et politique est natu

relle ? l'homme et n'est pas le fait de son libre choix. Ce n'est pas un pro duit de sa volont?, mais une uvre de la nature : ? Il est donc ?vident que ce

n'est pas l'invention des hommes qui est ? la source et ? l'origine des cit?s et des Etats, et il ne faut pas compter ceux-ci au nombre des uvres de l'art.

Mais ils sont, pour ainsi dire, l' uvre de la nature, qui a fourni aux hommes ce moyen de protection et de conservation? (PP, ? 5, p. 43)4.

Vitoria montre l'origine naturelle de la respublica par plusieurs argu ments. Tout d'abord, l'homme est un ?tre faible et fragile, qui ne peut sub venir seul ? ses besoins et qui ne peut se passer de l'aide des autres. Par

cons?quent, afin de pourvoir ? leurs besoins, les hommes doivent ? se porter mutuellement secours en vivant en soci?t? ? (PP, ? 4, p. 41). En second lieu,

plus positivement, l'homme a besoin de la soci?t? pour d?velopper ses

facult?s et pour s'?panouir lui-m?me, c'est-?-dire pour ?tre pleinement homme. Ainsi, son intelligence ne peut se d?velopper sans l'enseignement et sans l'exp?rience, ce qui suppose la vie en soci?t?. De m?me, le langage, qui est ?le signe de l'intelligence?, ne peut exister ?sans la soci?t? des hommes?. Enfin, la volont? ne peut s'exercer ?en dehors de la compagnie des hommes?, car ?on ne peut pratiquer la justice qu'en soci?t??, et l'ami ti? est n?cessaire ? la vie humaine, qui, ?dans la solitude, (...) ne pourrait ?tre que triste et d?sagr?able ?. Vitoria affirme, avec Cic?ron, que ? la nature

n'aime nullement la solitude ? et il ajoute, avec Aristote, que ? nous sommes

tous port?s par nature ? vivre en soci?t?? (PP, ? 4, p. 42). En cons?quence, il peut conclure: ?Les soci?t?s humaines ont ?t?

constitu?es pour qu'on porte les fardeaux les uns des autres et, parmi toutes

les soci?t?s, la soci?t? politique (civilis societasf est celle o? il est le plus facile aux hommes de subvenir ? leurs besoins. Il s'ensuit donc qu'elle est,

pour ainsi dire, la communaut? la plus naturelle et celle qui convient le mieux ? la nature? (PP, ? 4, p. 43). Certes, on se porte aussi mutuellement secours dans la famille, mais, toute seule, celle-ci ne peut se suffire ? elle

4 Un si?cle plus tard, Thomas Hobbes dira exactement le contraire, car il affirmera d'em bl?e dans le L?viathan (1651, introduction) que l'Etat est une uvre de l'art et le compa rera ? ? un homme artificiel ?.

5 II convient de traduire civilis par politique et non par civile, comme on le fait parfois. De

m?me, potestas civilis signifie pouvoir politique plut?t que pouvoir civil.

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10 MAURICE BARBIER

m?me. Il faut donc une soci?t? plus large, c'est-?-dire une communaut?

politique ou une respublica, et celle-ci est exig?e par la nature m?me de

l'homme6.

En raison de son origine, la respublica constitue une communaut? natu

relle. Cette conception a une port?e g?n?rale et abstraite: elle signifie que, d'une mani?re g?n?rale, la respublica est une r?alit? naturelle, qui se fonde sur la nature humaine et non sur la volont? des hommes. Mais elle ne signi fie pas qu'une respublica particuli?re est de caract?re naturel et ne d?pend pas d'une d?cision humaine, de telle sorte qu'elle ne pourrait conna?tre aucun changement. Vitoria veut dire qu'il est essentiel ? l'homme de vivre

dans une communaut? politique et que celle-ci a un fondement naturel. Il ne

dit pas qu'il en est de m?me pour une respublica particuli?re, qui peut ?voluer, se d?velopper ou m?me dispara?tre. Il note d'ailleurs que l'exis tence et la composition des Etats ? d?coulent pour une large part du droit des

gens ou du droit humain ? et ne rel?vent donc pas du droit naturel (DG, ? 9,

p. 119).

Cependant, cette d?marche philosophique et abstraite comporte un

risque, car on peut oublier la distinction pr?c?dente et appliquer ? une respu blica particuli?re ce qui est vrai de la respublica en g?n?ral. On consid?re alors que chaque respublica concr?te a un caract?re naturel et ne peut donc

conna?tre aucun changement, ce qui conduit ? un monde statique et

immuable, o? toute ?volution est impossible. C'est sans doute pour cette rai son que la conception naturaliste a ?t? jug?e insuffisante par la suite et rem

plac?e par la conception contractualiste, selon laquelle la soci?t? repose sur un contrat ou un accord entre les hommes, et donc sur leur volont?. Mais le

naturalisme de Vitoria n'est pas incompatible avec le contractualisme pos t?rieur, car les deux conceptions ne se situent pas sur le m?me plan et n'ont

pas le m?me statut ?pist?mologique. Il est d'ailleurs possible de passer de l'une ? l'autre, et c'est ce que feront au XVIIe si?cle les th?oriciens du droit

naturel, notamment Grotius et Pufendorf. Si la respublica a une origine naturelle, elle est ?galement le sujet imm?

diat du pouvoir politique. En effet, Vitoria affirme que celui-ci appartient d'abord ? la communaut? politique, et cela en vertu du droit naturel. Pour ?tudier ce pouvoir, il recourt ? la th?orie aristot?licienne des quatre causes

(efficiente, finale, mat?rielle et formelle)7. Pour lui, c'est l'Etat ou la respu blica qui est la cause mat?rielle du pouvoir politique, alors que sa cause

6 Dans la Le?on sur les Indiens, Vitoria affirme ?galement ? le droit naturel de soci?t? et de communication? entre les hommes (IN, III, ? 1, p. 82).

7 Hobbes semble se souvenir de cette th?orie dans le L?viathan, qui se propose d'?tudier, comme l'indique le sous-titre, ?la mati?re, la forme et le pouvoir? de l'Etat. En fait, ? sa

mati?re et son artisan? (c'est-?-dire sa cause efficiente) sont identiques: c'est l'homme. Sa forme est la souverainet?, qui est comme l'?me du corps social, et sa fin est le salut ou

la s?curit? du peuple.

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LA NOTION D'?TAT CHEZ VITORIA

efficiente est Dieu. En effet, la cause mat?rielle d'une chose est le sujet (ou la mati?re) dans lequel elle se r?alise : ainsi, le marbre est la cause mat?rielle de la statue. La cause mat?rielle du pouvoir, c'est-?-dire le sujet dans lequel il se trouve, est la communaut? politique elle-m?me, et cela en vertu du droit naturel. Vitoria peut donc dire que ? la cause mat?rielle, dans laquelle r?side ce pouvoir en vertu du droit naturel et divin, c'est l'Etat lui-m?me, ? qui il revient naturellement de se gouverner, de s'administrer et de diriger toutes ses institutions en vue du bien commun? (PP, ? 7, p. 46).

Il le montre principalement de deux mani?res. D'une part, en vertu du droit naturel et divin, il existe un pouvoir de gouverner l'Etat. Mais il n'y a

pas plus de raison pour que ce pouvoir appartienne ? l'un plut?t qu' ? autre, car personne n'est sup?rieur aux autres et ne peut exercer un pouvoir sur eux. C'est donc la communaut? elle-m?me qui poss?de le pouvoir de se

gouverner. D'autre part, l'Etat est compar? ? un corps vivant, qui a un pou voir sur ses membres. L'Etat peut donc ?imposer ce pouvoir ? ses citoyens comme ? ses membres, en vue de l'int?grit? du tout et de la promotion du bien public? (PP, ? 7, p. 46)8. Certains manuscrits9 ajoutent m?me que le

pouvoir politique est ?d'abord et essentiellement (primo et per se) dans l'Etat lui-m?me?. La communaut? politique est donc le sujet naturel et

imm?diat du pouvoir, qu'elle re?oit directement de Dieu et qu'elle transmet

ensuite au prince. Autrement dit, le pouvoir est inh?rent et immanent ? la

respublica en vertu du droit naturel et divin10.

IL LA RESPUBLICA ET L'INDIVIDU

Vitoria a une conception organique de la respublica. Il la compare au

corps humain, dont les membres sont au service les uns des autres et concourent au bien du corps tout entier. De m?me, la respublica est une communaut? organis?e : elle forme un tout solidaire et ses membres sont ordonn?s au bien de l'ensemble. Il en r?sulte que le tout est plus important que les parties et que l'int?r?t g?n?ral l'emporte sur les int?r?ts particuliers. Les individus sont essentiellement des membres de la respublica et ne

peuvent exister en dehors d'elle, pas plus qu'un membre ne peut vivre

s?par? du corps humain. En cons?quence, il n'y a pas vraiment de sph?re priv?e, ni de soci?t? civile, au sens moderne de ces expressions, car cela

8 Ce deuxi?me argument est d?velopp? dans les manuscrits de Palencia, de S?ville et de Lisbonne.

9 Ceux de Palencia, de S?ville et de Lisbonne (PP, p. 47, note 48). 10 Cette id?e se trouve d?j? chez Jacques Almain, professeur de th?ologie ? Paris au d?but

du XVIe si?cle et que Vitoria conna?t bien. Selon cet auteur, l'autorit? du prince ?r?side en tout premier lieu dans la communaut?? (De dominio naturali, civili et ecclesiastico, 1517).

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Page 7: LA NOTION D'ÉTAT CHEZ VITORIA

12 MAURICE BARBIER

supposerait une s?paration au sein de la respublica, alors que celle-ci est un

tout organique. D'ailleurs, pour Vitoria, comme pour Aristote, l'Etat est compos? de

familles plut?t que d'individus. En effet, il affirme que ?la famille est une

partie de l'Etat? (PP, ? 24, p. 76). Il en a ?galement une conception orga

nique et hi?rarchique, car les enfants sont soumis ? leurs parents et la femme

? son mari, qui est le chef de la famille. Dans ces conditions, il n'y a prati quement pas de place pour l'individu au sens strict du mot.

Vitoria n'examine pas pour eux-m?mes les rapports entre la respublica et ses membres. Mais il le fait ? propos d'autres probl?mes, qui concernent

principalement la propri?t? des biens et le droit de guerre. Dans les deux cas, cela lui permet de pr?ciser comment les individus se situent par rapport ? la

respublica. Vitoria aborde la question de la propri?t? des biens dans deux textes

appartenant ? ses commentaires sur la Somme de S. Thomas. Le premier se

trouve dans le commentaire d'un article de la Prima Secundae (q. 105, a. 2, 3e r?ponse). Il s'agit de savoir si le roi est le ma?tre (dominus) de tous

les biens qui se trouvent dans son royaume. Cela pose le probl?me du domi nium sur les biens de l'Etat et des sujets : ce dominium appartient-il au roi et

quelle est sa port?e exacte? La r?ponse de Vitoria est double: d'une part, le

roi est le ma?tre de ces biens ; il en a la domination (dominium) et pas seule ment l'administration (gubernatio). Mais, d'autre part, il n'en est pas le propri?taire et ne peut pas se servir de ces biens ? sa guise, qu'il s'agisse de bien publics (par exemple une ville ou des terres) ou de biens priv?s (ceux des sujets). Par cons?quent, le roi a le dominium et l'administration de ces biens, mais non leur propri?t?, car, dit Vitoria, ? l'Etat ne transmet pas au

roi la propri?t? de ses biens, mais leur administration ?. C'est pourquoi, dans ce domaine, ?le roi ne peut faire tout ce que peut faire l'Etat?. Il y a donc une diff?rence entre le dominium du roi sur les biens et la propri?t? qu'en ont l'Etat et les sujets. Mais cette propri?t? se trouve limit?e par le domi nium du roi, qui exerce sur ces biens un pouvoir sup?rieur de nature poli

tique. Le droit de propri?t? n'existe donc pas pleinement pour les sujets et il reste soumis ? l'autorit? du prince.

Ce premier texte pr?cise la situation respective du roi et de l'Etat ou des

sujets par rapport aux biens. On peut aussi se demander quelle est la situa tion respective de l'Etat et des sujets ? cet ?gard. C'est ? cette question que

r?pond le deuxi?me texte, qui se trouve dans un commentaire d'un article de

la Secunda Secundae (q. 62, a. 1, ? 33). Il vient au terme d'une tr?s longue discussion sur le probl?me du dominium. Vitoria se demande si le prince

peut transf?rer la propri?t? des biens d'une personne ? une autre. La r?ponse semble n?gative, ?car le prince n'est pas le ma?tre des biens priv?s? et ?il ne peut donc pas donner mes biens ? un autre?. Mais, pour r?soudre cette

question, Vitoria pose un principe dont il souligne l'importance d?cisive:

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LA NOTION D'?TAT CHEZ VITORIA 13

?Dans sa personne et par cons?quent dans son avoir et ses biens, l'homme

appartient davantage ? l'Etat qu'? lui-m?me. Cela ressort avec ?vidence du droit naturel et de la Politique d'Aristote (livre ).? La propri?t? indivi duelle est donc subordonn?e ? l'Etat, qui a des droits sup?rieurs sur elle: ?C'est pourquoi, pour une juste cause, l'Etat peut disposer des biens de n'importe quelle personne particuli?re. Car les biens de celle-ci appar tiennent davantage ? l'Etat qu'? elle. Par cons?quent, si elle peut en

disposer, l'Etat le peut aussi.? Et comme le prince tient son autorit? de

l'Etat, il peut, pour une juste cause, transf?rer les biens d'une personne ? une

autre11.

Vitoria en donne deux raisons de valeur in?gale. Voici la premi?re: ? Tout pouvoir vient du Seigneur Dieu. Or Dieu peut transf?rer un bien mal

gr? son ma?tre. Par cons?quent, le prince aussi.? En fait, cet argument n'est

pas convaincant, car il suppose abusivement que le prince a le m?me pou voir que Dieu ou que Dieu lui a transmis tous ses pouvoirs. La deuxi?me rai

son, qui est d'ordre politique, est plus pertinente : ? Le prince a ?t? choisi par le peuple. Or le peuple lui donne le pouvoir de disposer des biens des

citoyens. Le prince peut donc disposer des biens d'un citoyen particulier, tout comme l'Etat lui-m?me.? Ainsi, la propri?t? individuelle n'existe pas encore pleinement. Elle est limit?e par le fait que les biens priv?s appartien nent davantage ? l'Etat qu'? l'individu. Et, comme l'Etat en donne l'admi nistration au prince, celui-ci peut en disposer, non pas pour lui-m?me, mais

pour ses sujets. Ce qui est vrai pour les biens, l'est ?galement pour les personnes. Dans

la respublica de Vitoria, l'individu n'existe pas encore pleinement, car ?l'homme appartient davantage ? l'Etat qu'? lui-m?me?. Autrement dit, l'individu est essentiellement une partie d'un tout. Il existe principalement comme membre de l'Etat, ce qui est conforme au caract?re organique de la

respublica et ? son origine naturelle. Il n'a donc pas encore une existence

propre, s?par?e de l'Etat et ind?pendante de lui, comme c'est le cas pour l'individu moderne.

Le probl?me du droit de guerre permet aussi ? Vitoria de situer l'individu

par rapport ? l'Etat, car l'un et l'autre n'ont pas les m?mes droits en ce

domaine. Cette question est trait?e dans deux textes, l'un se trouvant dans un commentaire d'un article de la Somme et l'autre dans la Le?on sur le droit de guerre. Rappelons que, dans la Somme (II-II, q. 40, a. 1), S. Thomas accorde la comp?tence de guerre au prince, mais non ? une personne priv?e, car celle-ci peut demander justice ? son sup?rieur. Dans son commentaire,

11 Cela ne contredit pas le texte pr?c?dent, o? Vitoria dit que le roi n'est pas propri?taire des biens de ses sujets, mais qu'il en a le dominium et l'administration (gubernatio). Le roi ne

peut s'approprier les biens de ses sujets, mais il peut en disposer dans l'int?r?t de l'Etat ou de ses sujets.

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Page 9: LA NOTION D'ÉTAT CHEZ VITORIA

14 MAURICE BARBIER

Vitoria reprend pratiquement la m?me position, tout en reconnaissant ? l'in

dividu le droit de se d?fendre : ? Il y a une diff?rence entre une personne pri v?e et l'Etat, car, en admettant qu'une personne priv?e puisse se d?fendre, soi et ses biens, il ne lui est pourtant pas permis de se venger ni de reprendre ses biens, sauf en recourant ? un juge? (? 3).

Dans sa Le?on sur le droit de guerre, Vitoria conserve en substance une

position semblable, mais il la pr?sente d'une fa?on diff?rente. En effet, il commence par admettre qu'?une personne priv?e peut entreprendre et

faire une guerre d?fensive ?, car elle peut d?fendre sa personne et ses biens

(DG, ? 3, p. 115). En fait, il s'agit l? simplement de la l?gitime d?fense, qui appartient ? tout individu, et il est excessif de parler de ? guerre d?fensive ?.

Mais, s'il s'agit de se venger et de punir les injustices, seul l'Etat peut faire la guerre. Vitoria rappelle ? ce sujet la ?diff?rence entre une personne

priv?e et un Etat?, car une personne priv?e n'a pas le droit de punir une

injustice, alors que l'Etat le peut, ainsi que le prince (DG, ? 5, p. 117). Pourtant, ajoute-t-il, en cas de n?cessit? (par exemple, si le prince n?glige de

punir l'injustice commise), ?il est permis ? une personne priv?e d'attaquer son ennemi, si elle n'a pas d'autre moyen de se d?fendre contre l'injustice? (DG, ? 9, p. 120). Vitoria s'?carte donc de la position de S. Thomas et accorde plus largement que lui la comp?tence de guerre, car il la reconna?t ?

l'individu pour se d?fendre et m?me, en cas de n?cessit?, pour punir l'injus tice. Ainsi, l'individu se trouve sauvegard? et peut exercer ses droits dans certains cas, pr?cis?ment quand l'Etat ou le prince ne peut intervenir imm? diatement (cas de l?gitime d?fense) ou quand il n?glige de le faire (cas de

n?cessit?). Mais, en dehors de ces situations exceptionnelles, l'individu retrouve sa place normale de membre de la respublica et celle-ci assure sa

protection et pourvoit ? ses besoins. La comp?tence de guerre parfois accor

d?e ? l'individu repr?sente donc une exception qui confirme la r?gle de son

appartenance organique ? la respublica.

m. LES RELATIONS EXT?RIEURES DE LA RESPUBLICA

Vitoria est amen? ? pr?ciser la nature de la respublica quand il examine ses rapports avec le monde ext?rieur. C'est encore ? propos du probl?me de la guerre qu'il le fait principalement. En effet, il attribue ? la respublica elle

m?me la comp?tence de guerre, c'est-?-dire le droit de d?clarer et de faire la

guerre. Sur ce point, Vitoria est relativement original, car il se distingue de S. Thomas et adopte la m?me position que Cajetan. Pour S. Thomas, en

effet, pour qu'une guerre soit juste, il faut qu'elle soit faite par l'autorit?

l?gitime, c'est-?-dire celle du prince (auctoritasprincipis, - , q. 40, a. 1) :

c'est donc le prince qui a la comp?tence de guerre. Au contraire, dans son

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LA NOTION D'?TAT CHEZ VITORIA 15

commentaire sur la Somme, Cajetan attribue cette comp?tence d'abord ? la

respublica, puis au prince gouvernant celle-ci12. Dans son commentaire sur la Somme (

- , q. 40, a. 1, ?? 3-4), Vitoria se

r?f?re explicitement ? Cajetan et il attribue la comp?tence de guerre au

prince et ? la respublica. Mais il fonde la comp?tence du prince sur celle de la respublica: ?Le pouvoir du prince vient de l'Etat. Par cons?quent, lors

qu'il est permis ? l'Etat de faire la guerre, c'est ?galement permis au roi?

(? 3). Plus tard, dans sa Le?on sur le droit de guerre, Vitoria est encore plus net, car il accorde la comp?tence de guerre d'abord ? la respublica et ensuite au prince: ?Tout Etat a autorit? pour d?clarer et faire la guerre? (DG, ? 5,

p. 117). ?En ce domaine, le prince a la m?me autorit? que l'Etat?, car il

?tient (...) la place de l'Etat et en exerce l'autorit?? (DG, ? 6, p. 118). Mais, si la respublica est le premier titulaire du droit de guerre, il faut se

demander ce qu'est une respublica. Avec Cajetan, Vitoria r?pond que c'est une ?communaut? parfaite? (communitas perfecta)13. Dans son commen

taire sur la Somme, il rappelle que, ? pour Aristote, l'Etat doit se suffire ? lui

m?me?. La respublica se caract?rise donc par autosuffisance, qui corres

pond ? Yautarkeia (autarcie) d'Aristote. Une communaut? parfaite est une

communaut? qui se suffit ? elle-m?me, c'est-?-dire qui peut faire tout ce qui est n?cessaire ? son existence et ? sa vie, y compris se d?fendre par la guerre.

A ce sujet, Vitoria reprend ?galement la position de Cajetan, qui dis

tingue les Etats parfaits et les Etats imparfaits : les premiers sont autonomes et ne font pas partie d'un autre Etat, alors que les seconds font partie d'un autre Etat. En cons?quence, pour Cajetan et pour Vitoria, ? un Etat est dit tel non parce qu'il a un chef unique, mais parce que c'est une communaut? par faite, qu'il n'est pas une partie d'un autre Etat et qu'il traite ses propres affaires ind?pendamment de tout autre Etat, et cela, qu'il ait ou non un sup? rieur ?, par exemple l'empereur (? 4).

Dans sa Le?on sur le droit de guerre, Vitoria d?finit la respublica d'une mani?re semblable, en s'inspirant d'Aristote, pour qui ?l'Etat doit se suf fire?: ?On appelle Etat, ? proprement parler, une communaut? parfaite.? Cette expression est ensuite expliqu?e ainsi: ?Parfait ?quivaut ? complet. Car ce ? quoi il manque quelque chose est dit imparfait et, au contraire, ce ?

quoi il ne manque rien est dit parfait. Est donc parfait l'Etat ou la commu

naut? qui forme un tout par lui-m?me, c'est-?-dire qui n'est pas une partie d'un autre Etat, mais qui a ses lois propres, son conseil propre et ses magis trats propres.? Il en d?coule que ?le droit de d?clarer la guerre appartient seulement ? un Etat parfait ou ? son prince (DG, ? 6, pp. 118-119).

12 Commentaire sur la Somme, II-II, q. 40, a. 1, ?? 2-3, in S. Thomas, Opera omnia, ?dition

L?on XIII, Rome, t. 8, 1895, pp. 313-314. Le cardinal Cajetan (1469-1534) est un th?o logien dominicain presque contemporain de Vitoria.

13 De m?me, S. Thomas dit, dans la Somme, que l'Etat (civitas) est une ?communitas per

fecta? (I-II, q 90, a. 2 et a. 3, ad 3) et il renvoie ? la Politique d'Aristote (livre Ier).

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16 MAURICE BARBER

La respublica est donc pour Vitoria une communaut? qui se suffit plei nement ? elle-m?me et qui n'est pas une partie d'un autre Etat. En r?alit?, cette d?finition comporte deux ?l?ments diff?rents : le premier

- autosuffi sance - vient d'Aristote; le second - ne pas faire partie d'un autre Etat -

vient de Cajetan. Ils ne s'excluent ?videmment pas, car le second d?coule du

premier. Mais il prend une importance particuli?re en raison de l'organisa tion f?odale, qui subsiste au XVIe si?cle : ? cette ?poque, le meilleur signe de autosuffisance d'une respublica r?side dans le fait de ne pas ?tre une par

tie d'une autre respublica. Si plusieurs Etats ont un m?me sup?rieur ou

suzerain, cela ne les emp?che pas d'?tre des Etats parfaits. En revanche, si une entit? - par exemple un duch? ou un comt? - fait partie d'un Etat, elle ne peut ?tre elle-m?me un Etat.

Le probl?me pour Vitoria est d'identifier et de situer la respublica dans le cadre hi?rarchis? du syst?me f?odal, qui est alors en pleine ?volution. Il le fait de deux mani?res diff?rentes mais compl?mentaires. D'une part, la sou

mission ? un suzerain n'emp?che pas une respublica d'exister pleinement et d'?tre une communaut? parfaite, un tout complet et autosuffisant, ce qui contribue ? affaiblir l'organisation f?odale. D'autre part, les diverses parties d'une respublica ne peuvent pr?tendre former des Etats autonomes, ce qui renforce l'unit? de la respublica et s'oppose ? un ?miettement excessif.

Ainsi, une forme originale d'Etat peut se constituer, en se d?gageant des liens de la suzerainet? et en regroupant ses diverses composantes.

Il faut noter que c'est ? propos de la comp?tence de guerre que Vitoria donne ces pr?cisions, ? la suite de Cajetan. Ce n'est pas ?tonnant, car le droit de guerre est ?troitement li? ? la respublica: seule une v?ritable respublica peut avoir le droit de guerre et, inversement, celui-ci est le signe d'un Etat autosuffisant. Mais la d?marche de Vitoria ne manque pas d'originalit?. En

effet, il accorde la comp?tence de guerre ? des Etats parfaits, m?me s'ils sont soumis ? un m?me suzerain, auquel ils pourraient demander justice, car ?l'Etat doit se suffire ? lui-m?me et il ne se suffirait pas sans ce pouvoir? (DG ? 8, p. 119). En revanche, il refuse cette comp?tence aux Etats impar faits, car l'Etat dont ils font partie peut assurer leur d?fense. Certes, il

apporte une double restriction ? ce principe, car un Etat imparfait peut avoir le droit de guerre soit en vertu d'une coutume ancienne, soit en cas de n?ces sit? (par exemple si l'Etat auquel il appartient n?glige de le d?fendre). Mais,

malgr? ces deux exceptions, Vitoria souligne la diff?rence entre Etat parfait et Etat imparfait. Cela lui permet de d?finir et de situer la respublica, qui appara?t comme une communaut? autosuffisante, m?me si elle a un suze

rain, et qui peut comprendre des entit?s inf?rieures, incapables de se suffire ? elles-m?mes.

De plus, au-dessus de la respublica, Vitoria affirme l'existence d'une communaut? plus large, celle de tous les hommes ou du monde entier (totus orbis). Dans sa Le?on sur le pouvoir politique, il note que ?chaque Etat est

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LA NOTION D'?TAT CHEZ VITORIA 17

une partie du monde entier?, de m?me que chaque province est une partie de l'Etat. Il en d?duit que, si une guerre est utile ? un Etat mais porte pr?ju dice au monde, elle est n?cessairement injuste (PP, ? 13, p. 58). De m?me, il affirme que ?le monde entier (...) forme, d'une certaine mani?re, une

seule communaut? politique? (respublica). En cons?quence, celle-ci a le

pouvoir de faire des lois pour tous, comme celles qui se trouvent dans le droit des gens. Ce dernier a donc ?valeur de loi? et il s'impose ? tous les

Etats, ?car c'est en vertu de l'autorit? du monde entier qu'il a ?t? ?tabli?

(PP,? 21, pp. 73-74). Vitoria estime aussi que ?la fin et le bien de l'univers tout entier? exige

que les malfaiteurs soient punis (DG, ? 1, p. 114). A ses yeux, ?ce qui est

n?cessaire au gouvernement et ? la protection du monde est de droit natu

rel ?. Le monde a donc le pouvoir de punir ? tous ceux qui lui portent pr?ju dice et ne vivent pas humainement?. Il exerce ce pouvoir ?par l'interm?

diaire des princes?, qui agissent alors ?en vertu du droit des gens et de

l'autorit? du monde entier? et m?me en vertu du droit naturel (DG, ? 19,

p. 125). Vitoria dit aussi, dans son commentaire sur la Somme, qu'?en vertu

du droit naturel, les princes ont la permisson et le pouvoir de d?fendre le

monde, afin qu'il ne subisse aucune injustice? ( - , q. 40, a. 1, ? 6). Ainsi,

l'existence d'une communaut? politique mondiale relativise la respublica, dont l'int?r?t particulier est subordonn? au bien du monde entier. Mais elle lui conf?re aussi une dimension universelle, car les princes sont respon sables de la protection du monde entier et du bien commun de l'humanit?.

IV. LA RESPUBLICA ET L'ORDRE SPIRITUEL

Il reste ? situer et ? articuler la communaut? politique par rapport au

domaine spirituel et religieux, repr?sent? par l'Eglise. Vitoria traite cette

question dans sa Premi?re Le?on sur le pouvoir de VEglise (1532, q. III, 3), o? il se demande si le pouvoir temporel ou politique est soumis au pouvoir spirituel de l'Eglise14. Sa r?ponse est aussi longue que complexe et com

porte deux aspects diff?rents. D'une part, il montre que ?le pouvoir poli tique n'est pas soumis au pouvoir temporel du pape?, car ?la communaut?

politique est une communaut? parfaite et compl?te. Elle n'est donc pas sou

mise ? quelqu'un d'?tranger, sinon elle ne serait pas compl?te? (? 4). Mais, d'autre part, il admet que ?le pouvoir politique est soumis, d'une certaine

mani?re, non au pouvoir temporel du pape, mais ? son pouvoir spirituel ?

(? 10), car l'Eglise et le pape ont un pouvoir sur les choses temporelles en

vue de la fin spirituelle (? 12). Il s'agit donc, pour Vitoria, d'articuler la

respublica par rapport ? l'Eglise, c'est-?-dire la ?communaut? temporelle?

14 Obras de Francisco de Vitoria, Relecciones Theol?gicas, pp. 291-316.

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18 MAURICE BARBIER

par rapport ? la ?communaut? spirituelle?, qui sont toutes deux parfaites et

autosuffisantes (? 13). Il le fait en affirmant ? la fois l'autonomie du tempo rel et la primaut? du spirituel.

Vitoria montre d'abord que la respublica est autonome par rapport ?

l'ordre spirituel, car elle a sa consistance propre et sa fin sp?cifique. A cet

effet, il recourt ? une comparaison ?clairante: ?Le pouvoir temporel ne

d?pend pas du pouvoir spirituel absolument de la m?me mani?re qu'un art

inf?rieur d?pend de l'art sup?rieur?, par exemple comme l'art des armes

d?pend de l'art militaire (? 9). En effet, l'art inf?rieur existe seulement pour l'art sup?rieur et il n'a plus de raison d'?tre si le second dispara?t. Ainsi, l'art

de la fabrication des armes n'existerait pas, s'il n'y avait pas d'art militaire:

le premier a un caract?re instrumental et, si la fin dispara?t, l'instrument devient inutile. Mais il n'en est pas de m?me pour le domaine temporel par

rapport ? l'ordre spirituel, car ?le pouvoir politique n'existe pas seulement

pour le pouvoir spirituel?. ?A supposer (...) qu'il n'y ait pas de pouvoir spi rituel ni de b?atitude surnaturelle, il y aurait encore une organisation et un

pouvoir dans la communaut? politique (...). Par cons?quent, il ne faut pas croire que le pouvoir temporel d?pend du pouvoir spirituel au point d'exis ter seulement pour lui et d'en ?tre un instrument ou une partie (...). Mais c'est un pouvoir parfait et complet en lui-m?me et en raison de sa fin propre imm?diate? (? 9)15.

Vitoria affirme donc l'autonomie de la communaut? et du pouvoir poli tique, qui continueraient d'exister et d'avoir un sens, m?me si l'homme n'avait pas de fin spirituelle ni de destin?e surnaturelle. Autrement dit, le

temporel n'est pas un simple moyen ni un pur instrument du spirituel. Vito ria le confirme en disant qu'?un homme courageux devrait donner sa vie

pour l'Etat, m?me s'il n'y avait pas de b?atitude apr?s cette vie?. Il en

conclut que la respublica et le pouvoir politique ont leur existence propre,

ind?pendamment de l'ordre spirituel: ?Si la fin du pouvoir spirituel ?tait

supprim?e, il resterait donc encore une communaut? politique. Par cons?

quent, il resterait aussi un ordre entre le gouvernement et les sujets, car, sans

cet ordre, il n'y aurait pas de v?ritable communaut? politique? (? 9). ainsi, Vitoria affirme l'autonomie et la r?alit? propre de la respublica, qui a valeur en elle-m?me et sans r?f?rence ? l'ordre spirituel. Il rejette donc clairement

la th?ocratie pontificale et l'augustinisme politique16.

15 Sur ce point, Vitoria s'oppose au th?ologien Jacques de Viterbe (mort en 1308), l'un des

premiers th?oriciens de la th?ocratie pontificale, pour qui la fin temporelle est soumise ? la fin spirituelle comme un art inf?rieur est soumis ? l'art sup?rieur, qui est sa raison d'?tre

(cf. De Regimine christiano, II, c. 6). 16

Quand Vitoria parle de civilis societas, ce qui est assez rare, il s'agit de la soci?t? tempo relle ou de la communaut? politique, par opposition ? la communaut? spirituelle, c'est-? dire l'Eglise. De m?me, quand il parle de potestas civilis, ce qui est assez fr?quent, il

s'agit du pouvoir temporel ou politique, par opposition au pouvoir spirituel ou eccl?sias

tique.

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LA NOTION D'?TAT CHEZ VITORIA 19

Pourtant, Vitoria ne s?pare pas compl?tement le domaine temporel et

Tordre spirituel, car le premier est, d'une certaine mani?re, ordonn? au

second et donc subordonn? ? lui. A ce sujet, il reprend la comparaison de l'art inf?rieur qui d?pend de l'art sup?rieur: ?En effet, le bonheur humain est imparfait et est ordonn? ? la b?atitude surnaturelle comme ? sa perfec tion, de m?me que l'art de la fabrication des armes est ordonn? ? l'art mili taire et ? l'art de la guerre.? C'est pourquoi il ne faut pas consid?rer le tem

porel et le spirituel comme deux domaines plac?s sur le m?me plan et

ind?pendants l'un de l'autre, ou ? comme deux Etats distincts et diff?rents ?.

Ils ne sont pas ?trangers l'un ? l'autre, mais il y a entre eux un ordre et une

hi?rarchie: ?Le pouvoir politique est donc soumis, d'une certaine mani?re, au pouvoir spirituel ?, car la fin du premier d?pend, d'une certaine mani?re, de la fin du second (?10). Pour Vitoria, il ne suffit pas de dire que la fin spi rituelle est plus parfaite que la fin temporelle ou sup?rieure ? elle. Il faut dire

que le domaine temporel est au service de l'ordre spirituel et soumis ? lui: ?la communaut? politique et la communaut? spirituelle? ne sont donc pas ? absolument ind?pendantes comme deux Etats temporels ou comme deux arts sans relation?.

Vitoria en vient m?me ? affirmer une articulation organique entre ces

deux communaut?s, car elles forment un ensemble - un seul corps - dans

lequel le temporel est ordonn? au spirituel: ?L'Eglise tout enti?re forme un

seul corps ; la communaut? politique et la communaut? spirituelle ne for ment pas deux corps, mais uniquement un seul? (? 10). Cette formule assez

surprenante ne signifie pas qu'il y a confusion entre le temporel et le spiri tuel, mais union organique entre eux, comme entre les membres d'un m?me

corps. Vitoria ajoute, en s'appuyant sur S. Paul, que ?le Christ est la t?te de toute l'Eglise; or il serait monstrueux qu'un corps soit sans t?te ou qu'une t?te ait deux corps?. En effet, si la communaut? politique formait un corps s?par? de l'Eglise, ou bien elle serait sans t?te, ou bien le Christ serait la t?te de deux corps. Pour ?viter cette situation, il faut donc que l'une et l'autre ne

forment qu'un seul corps, dont le Christ est la t?te et dans lequel le tempo rel est soumis au spirituel: ?Dans un corps, tous les membres sont unis et subordonn?s entre eux et les moins nobles sont au service des plus nobles.

Dans la communaut? chr?tienne, tout est donc ?galement uni et subor donn?: les charges, les fins et les pouvoirs.? Or le spirituel ne peut ?tre au

service du temporel ; ? c'est donc, au contraire, le temporel qui est au service du spirituel et qui en d?pend? (?10).

Ainsi, Vitoria parvient ? une position assez nuanc?e concernant les rap ports entre la respublica et l'ordre spirituel. D'une part, il affirme l'autono mie et la valeur propre de la respublica par rapport au spirituel, car elle forme une communaut? autosuffisante et elle a sa fin propre. Mais, d'autre

part, il montre qu'elle n'est pas enti?rement ind?pendante de l'ordre spiri tuel, car elle est ordonn?e et soumise ? lui, sans pour autant ?tre absorb?e par

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20 MAURICE BARBIER

lui. Vitoria suit donc une voie moyenne et ?quilibr?e entre deux positions extr?mes : celle des partisans de la th?ocratie pontificale, qui attribuent au

pape un pouvoir direct en mati?re temporelle, et celle des partisans de la th?se imp?rialiste ou r?galiste, qui accordent ? l'empereur ou aux rois une

totale ind?pendance par rapport ? l'Eglise et au pape. Enfin, la position adopt?e par Vitoria ne s'applique qu'au monde chr?

tien, ? la respublica Christiana, c'est-?-dire ? la chr?tient?. Elle ne concerne

pas les r?gions qui ignorent ou refusent le christianisme, comme les pays musulmans et ceux du Nouveau Monde. A ce sujet, Vitoria pr?cise que le

pape ?n'a pas de pouvoir spirituel sur les infid?les?, qu'il s'agisse des Sar razins ou des Indiens d'Am?rique. ?Il n'a donc pas non plus de pouvoir temporel sur eux ?, car il n'a de pouvoir temporel qu'en vue du spirituel (IN, II, ? 6, p. 56). Par cons?quent, dans le cas des infid?les (musulmans, Indiens...), la respublica est totalement ind?pendante de l'ordre spirituel et

donc de l'Eglise et du pape.

*

* *

L'analyse de la notion de respublica montre que Vitoria n'est pas un pen seur politique moderne. Certes, ? ses yeux, la respublica est une commu

naut? parfaite, autosuffisante et autonome. Mais elle se pr?sente comme un tout organique, une communaut? politique, o? la s?paration entre l'appareil ?tatique et la soci?t? civile n'existe pas encore, et donc o? la modernit? poli tique n'est pas encore r?alis?e. De plus, elle est ins?r?e dans un vaste

ensemble hi?rarchis?, comprenant, au-dessus d'elle, la communaut? po^ tique mondiale et la communaut? spirituelle de l'Eglise, et, au-dessous

d'elle, des communaut?s imparfaites, des familles et des individus. Si elle

poss?de le pouvoir politique, celui-ci ne saurait ?tre supr?me et Vitoria

ignore la notion de souverainet?, qui n'a pas de sens dans sa construction

organique. La respublica n'est pas n?cessairement li?e ? une nation particu li?re et l'id?e de l'Etat-nation est absente de sa pens?e, m?me si elle com

mence ? se r?aliser ? son ?poque. La s?paration entre les Etats n'est pas encore totalement op?r?e, malgr? leurs conflits, car ils appartiennent ? un

tout plus large, l'Eglise ou le monde. Ainsi, les conceptions politiques de

Vitoria sont davantage tourn?es vers le monde m?di?val qui s'ach?ve que vers le monde moderne qui commence. Tout en tenant compte des r?alit?s

de son temps, ce th?ologien thomiste est plut?t un penseur de la chr?tient?

qu'un th?oricien de la modernit?. On pourrait m?me dire que c'est un

?intellectuel traditionnel?, au sens que Gramsci donne ? cette expression. Mais cela ne diminue nullement son int?r?t pour nous aujourd'hui. Au

contraire, c'est parce qu'il n'est pas moderne qu'il retrouve maintenant une

certaine actualit?. En effet, si la modernit? politique se caract?rise par la

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la notion d'?tat chez vitoria 21

s?paration entre l'Etat et la soci?t? et par la rivalit? entre les Etats-nations, elle doit elle-m?me ?tre d?pass?e, et c'est d'ailleurs ce qui arrive dans les

pays les plus avanc?s politiquement et ?conomiquement. La post-moder nit?, dans laquelle ceux-ci sont d?j? engag?s, se manifeste par de nouveaux

liens entre l'Etat et la soci?t?, par l'abaissement des barri?res entre les Etats nations et par l'apparition de perspectives mondiales. Dans cette situation

nouvelle, la pens?e de Vitoria retrouve un sens inattendu, qu'il s'agisse de reconstituer une communaut? politique solidaire, de d?velopper la coop?ra tion entre les diff?rents pays ou de favoriser le processus d'unification du

monde. Certes, il ne s'agit pas de revenir au monde m?di?val, ni de

reprendre litt?ralement les conceptions de Vitoria. Mais il est possible de

s'inspirer de ses intuitions essentielles pour entrevoir le visage nouveau du monde qui vient.

Nancy. Maurice Barbier

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